eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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"Disiecta membra": Archéologie, art et science dans les poèmes parnassiens sur la Vénus von Milo, Avec l’esquisse d’un modéle théorique du Parnasse

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Henning Hufnagel
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) « Disiecta membra » : Archéologie, art et science dans les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo. Avec l’esquisse d’un modèle théorique du Parnasse 1 Henning Hufnagel « Au seuil de la modernité » : c’est le sous-titre que Wolf Lepenies a choisi pour sa biographie de Sainte-Beuve 2 . On pourrait l’appliquer aussi à la caractérisation de la poésie dite « parnassienne ». En tant que phénomène liminal, issue d’une époque de développements dynamiques - littéraires et autres - et hantée par la grande ombre romantique de Victor Hugo, elle regarde dans les deux directions, en avant et en arrière. D’une part, les contemporains ont vu des points communs avec la poésie de la fin du XVIII e siècle - avec la poésie antiquisante d’André Chénier 3 ou même avec la « poésie descriptive » d’un Jacques Delille 4 . D’autre part, les poètes que Hugo Friedrich appelle emphatiquement les auteurs de la « poésie moderne », Mallarmé et Rimbaud, ont commencé à écrire dans le contexte du Parnasse. Baudelaire, le troisième poète emblématique selon Friedrich, a été, pour les contemporains, tout simplement un des « pères du Parnasse » 5 . D’une part, 1 Cet article recourt à ma thèse d’« Habilitation » (cf. Hufnagel, Henning. Wissen und Diskurshoheit. Zum Wissenschaftsbezug in Lyrik, Poetologie und Kritik des Parnasse 1840-1900, Berlin/ Boston, de Gruyter, 2017, à paraître) et présente, en partie, une version modifiée - abrégée ici, approfondie là - des chapitres 3 pour la théorie, 7.5.5. et 8.1. pour l’interprétation de plusieurs poèmes. Particulièrement la partie 2.6. de mon article a été conçue dans le contexte du projet franco-allemand « Biolographes. Création littéraire et savoirs biologiques au dix-neuvième siècle », soutenu par la DFG et l’ANR. L’interprétation des poèmes dans les parties- 2.3. et 2.4., ainsi que 2.2. à part quelques détails, est une contribution entièrement originale. 2 Lepenies, Wolf. Sainte-Beuve. Auf der Schwelle zur Moderne, München, Hanser, 1997 ; traduction française : Id., Sainte-Beuve. Au seuil de la modernité, Paris, Gallimard, 2002. 3 Cf. Mortelette, Yann. Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, pp.-110-118. 4 Cf., par exemple, le rapprochement polémique d’Émile Zola, « Nos poètes », dans id., Œuvres complètes, vol.- 10, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, 1968, pp.-930-934, ici p.-932. 5 Cf. Friedrich, Hugo. Die Struktur der modernen Lyrik, Hamburg, Rowohlt, 1956. À propos des « pères du Parnasse » - ou bien, selon la formule célèbre d’Albert 232 Henning Hufnagel les Parnassiens prônent la conception d’une beauté idéale, harmonieuse aux accents traditionnels, d’un beau absolu invariable qui ne nie pas ses racines platonisantes 6 . D’autre part, cette conception les amène, pour réaliser « la Beauté poétique pure », à « rompre résolument avec le quotidien de la vie réelle » et à développer une « langue, presque hiératique et sacerdotale », comme l’a écrit Paul Bourget en 1883 avec des formules qui semblent tout à fait aptes à décrire le discours de la poésie « moderne » caractérisée par l’obscuritas a-mimétique 7 . À cause de ces caractéristiques - et on pourrait en ajouter encore d’autres à cette esquisse -, si l’on peignait le blason du Parnasse, on mettrait en son centre Janus, le dieu à double face 8 . Thibaudet, ses « tétrarques », ce qui souligne encore plus leur rôle dominant -, cf. Hartung, Stefan. « L’art pour l’art und Parnasse : Antiromantischer Kunstbegriff und Wandel der Lyrikkonzeption bei Parnassiern und Modernen », dans Heinz Thoma (dir.), Französische Literatur - 19. Jahrhundert. Lyrik, Tübingen, Stauffenburg, 2009, pp.- 175-226, ici p.- 176,- et Thibaudet, Albert. Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p.-314. 6 Cf. Hartung, Stefan. « Victor Cousins ästhetische Theorie. Eine nur relative Autonomie des Schönen und ihre Rezeption durch Baudelaire », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 107 (1997), pp.-173-195, ici pp.-205-206. C’est un point qui, bien sûr, éloigne Baudelaire du Parnasse. 7 Bourget, Paul. « Science et poésie (dialogue) » [1883], dans id., Études et Portraits, vol.- 1, Portraits d’écrivains et Notes d’esthétique, Paris, Plon, 1905, pp.- 201-242, ici pp.- 238-239. En 1884, Bourget reprend ces pensées dans un autre texte (cf. id., « L’esthétique du Parnasse » [1884], dans Yann Mortelette (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, pp.- 199-207 ; cf. à propos de ce deuxième texte aussi Hofmann, Anne. Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition. Mimesis im Fokus der ästhetischen Diskussion und die ‘Konkurrenz’ der Paradigmen in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Ein Beitrag zur Bestimmung des Parnasse-Begriffs aus dem Selbstverständnis der Epoche, Stuttgart, Steiner, 2001, pp.-93-96). 8 D’une manière qui concorde grosso modo avec le tableau esquissé ici, Yann Mortelette a décrit le Parnasse comme un « Mouvement de transition […] à la croisée des grands courants du siècle romantique » (Mortelette, Yann. « Préface », dans id. (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, op. cit., pp.-7-39, ici p.-39), et, en décrivant le développement des paradigmes de la poésie française du XIX e -siècle, Klaus W. Hempfer a attribué à la poésie parnassienne une position intermédiaire entre la poésie romantique et la poésie « moderne » (cf. Hempfer, Klaus W. « Konstituenten Parnassischer Lyrik », dans Titus Heydenreich, Eberhard Leube et Ludwig Schrader (dir.), Romanische Lyrik. Dichtung und Poetik, Tübingen, Stauffenburg, 1993, pp.- 69-91, ici p.- 74) ; Hempfer montre aussi que quelques traits que Hugo Friedrich utilise pour caractériser Baudelaire en tant que poète « moderne » relèvent du Parnasse (cf. Hempfer, Klaus W. « Die Fleurs du Mal und der Parnasse », dans Brunhilde Wehinger (dir.), Konkurrierende Diskurse, Stuttgart, Steiner, 1997, pp.-154-174, ici p.-155). « Disiecta membra » 233 La poésie parnassienne regarde en arrière surtout d’une deuxième façon, très concrète : par son choix des sujets. Comme on sait, beaucoup de textes parnassiens thématisent un « ailleurs » chronologique, souvent doublé d’un lointain géographique. Ils trouvent leurs sujets fréquemment dans un passé mythique et mythologique ; le titre du premier recueil de Leconte de Lisle, Poèmes antiques (1852), est paradigmatique de cette tendance. Klaus W. Hempfer a conceptualisé cette caractéristique comme « Rarefizierung » de l’objet de la représentation- - les Parnassiens optent pour des sujets caractérisés par une distance esthétique de la réalité et font de leurs objets quelque chose de rare et d’exquis, donc des objets « raréfiés » - et il l’a établie comme une des caractéristiques constitutives de la poésie parnassienne 9 . Très souvent, les sujets des poèmes parnassiens sont des objets - des objets au sens concret : des œuvres d’art, des objets rares et précieux comme les émaux et camées auquel le titre du recueil éponyme de Théophile Gautier fait référence, des témoins d’un passé lointain tels que les objets que José- Maria de Heredia passe en revue dans (et comme) ses Trophées (1893). Un des objets de choix que l’on rencontre dans nombre de poèmes, comme on verra dans cet article, est la statue de la Vénus de Milo, exposée au Louvre depuis 1821 10 . Sur le niveau des objets représentés, la poésie parnassienne se réfère à la discipline scientifique de l’archéologie qui examine ce genre d’objets ; beaucoup de poèmes parnassiens partagent leurs objets avec l’archéologie ou les lui empruntent, même s’ils en parlent, bien sûr, avec des fins et de façons très différentes. Mais la poésie parnassienne présente encore d’autres spécificités qui permettent de la rapprocher de l’archéologie. Si cette discipline vise à étudier le passé culturel de l’homme à travers la recherche, la mise à jour et la reconstruction de ses vestiges, dans la poésie parnassienne, on trouve aussi un fort courant caractérisé par le désir de reconstitution - d’un savoir poétique passé. On pensera, par exemple, à certains éléments du catalogue des « poèmes traditionnels à forme fixe » dans le Petit Traité de poésie française (1872) de Théodore de Banville 11 ; mais on pensera surtout à la préface aux Poèmes antiques de Leconte de Lisle. Il y définit le but esthétique de la poésie actuelle : elle devrait ressusciter et reconstituer les traditions oubliées. D’après Leconte de Lisle, seule une telle reconstitution des traditions permettra le renouvellement de la poésie. Un 9 Cf. Hempfer, « Konstituenten »,-op.-cit., pp.-83-86. Cf. aussi infra. 10 Cf. à propos de l’histoire culturelle de la statue Pasquier, Alain. La Vénus de Milo et les Aphrodites du Louvre, Paris, Édition de la Réunion des Musées Nationales, 1985, et Curtis, Gregory. Disarmed. The Story of the Venus from Milo, New York, Knopf, 2003. 11 Banville, Théodore de. Petit Traité de poésie française, Paris, Charpentier, 1883, pp.-185-228. 234 Henning Hufnagel rôle central dans cette reconstitution est joué par la science, une science qu’il faut penser comme « archéologique », historique et philologique, pas dissemblable du concept de science qu’Ernest Renan développe dans son L’Avenir de la Science 12 . Leconte de Lisle écrit : Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglément féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous ; tel est le fait irréparable. La Poésie, réalisée dans l’art, n’enfantera plus d’actions héroïques. […] l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisé ; c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre 13 . Selon Leconte de Lisle, le fait de dépendre de la science est une condition de la modernité.-Plus spécifiquement, il faut lire le passage comme un rejet de la poétologie romantique : Leconte de Lisle repousse le concept de la subjectivité inspirée 14 et déclare fonder sa poésie sur le savoir scientifique. Et quand il caractérise son livre non seulement comme « un retour réfléchi à des formes négligées ou peu connues », conformément à son programme, mais aussi comme « un recueil d’études » 15 , il attribue des caractéristiques analogues à celles de la science même à sa poésie. Nous verrons plus tard de quelle manière cette déclaration poétologique se reflète dans ses textes poétiques. Si j’ai peint jusqu’à maintenant une image peut-être ambiguë, mais néanmoins unitaire du Parnasse, il faut ajouter que les textes (et les auteurs) qui ont été appelés « parnassiens » à un moment ou un autre, sont bien hétérogènes. L’hétérogénéité du Parnasse - des volumes de l’anthologie intitulée Le Parnasse contemporain de 1866, 1871 et 1876 d’abord, mais aussi au-delà 12 Cf. Renan, Ernest. L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, Calmann Lévy, 1890. Il faut noter que les contemporains comparent Leconte de Lisle souvent à Renan ; parmi eux, on trouve, par exemple, aussi Baudelaire. Dans un essai de 1861, il caractérise Leconte de Lisle en évoquant deux figures dont il combinerait les traits caractéristiques : Théophile Gautier en tant qu’« artiste » et Ernest Renan en tant que « philosophe » historien (Baudelaire, Charles. « Leconte de Lisle », dans id., Œuvres complètes, vol.- 2, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1976, pp.- 175-179, ici p.- 177 ; cf. Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.- cit., chapitre-4.2.3.). 13 Leconte de Lisle, Charles Marie René. « [Préface des Poèmes antiques] », dans id., Articles - Préfaces - Discours, éd. Edgard Pich, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp.-107-121, ici pp.-110-et 119. 14 Cf. pour un sommaire admirablement succinct des principes poétologiques du romantisme français Föcking, Marc. « Contre la pôhésie. Destruktion und Rekonstruktion des Poetischen in Flauberts ungeschriebener Lyrik », dans Klaus W. Hempfer (dir.), Sprachen der Lyrik. Von der Antike bis zur digitalen Poesie, Stuttgart, Steiner, 2008, pp.-399-428, ici pp.-401-402. 15 Leconte de Lisle, « [Préface des Poèmes antiques] », op.-cit., p.-108. « Disiecta membra » 235 de ceux-ci - est devenu un topos de la critique ; elle présente un véritable défi pour la critique et l’histoire littéraire. Dans le présent article, je propose un nouveau modèle pour comprendre cette hétérogénéité ; je développe une grille de quatre champs de tensions spécifiques à cette poésie : la tension entre les marques d’une forte conscience de groupe et l’hétérogénéité des textes ; entre la suggestion de référentialité et la problématisation de la mimesis ; entre l’imagerie poétologique de l’artisanat d’art et une rhétorique de l’autonomie de l’art ; et la tension entre la virtuosité artistique et la mise en scène d’aspects et d’éléments scientifiques. Il faut penser ces champs moins dans une relation d’interdépendance que plus ouvertement - d’une manière qui permette de décrire les convergences entre les poèmes parnassiens dans les termes des « ressemblances familiales » théorisées par Ludwig Wittgenstein. Ces tensions devraient apparaître de manière particulièrement claire dans une série de poèmes qui partagent le même sujet - telle que la constituent les poèmes sur la Vénus de Milo. J’en interprète des exemples de Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Louis-Xavier de Ricard, Charles Coran et Sully Prudhomme. Le présent article me donne donc l’occasion non seulement d’éclairer les relations que la poésie parnassienne entretient avec un certain objet archéologique - et par là, le rapport et les références du Parnasse à l’archéologie -, mais aussi de mettre à l’épreuve mon modèle du Parnasse. Ce mot d’Horace des « disiecta membra » que j’ai mis en tête de mon texte se réfère donc non seulement aux bras perdus de la déesse de Milo, mais aussi à l’aspect hétérogène du Parnasse, et si l’on cherche à en reconstruire la figure, il faut toujours garder à l’esprit ses fissures et ses fractures. 1. Théorie du Parnasse : les quatre champs de tension de la poésie parnassienne 16 « L’hétérogénéité du mouvement parnassien est extrême » - c’est de cette manière que Claude Millet commence sa présentation du Parnasse dans un ouvrage de référence sur la poésie française : il l’appelle une « mouvance 16 J’ai esquissé ces champs de tension pour la première fois et très brièvement dans mon article « Positivisme esthétique. Lyrik und Wissenschaft bei den Parnassiens : Vier Fallstudien », dans Henning Hufnagel et Olav Krämer (dir.), Das Wissen der Poesie. Lyrik, Versepik und die Wissenschaften im 19. Jahrhundert, Berlin/ Boston, de Gruyter, 2015, pp.- 123-151, surtout pp.- 127-132. Je les ai développés en détail dans Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.- cit., chapitre 3, en discutant les différents apports de la critique de manière très détaillée. Dans le contexte du présent article, je ne peux en donner qu’une version abrégée. 236 Henning Hufnagel floue » 17 . Néanmoins, la critique a fait bien des efforts pour définir et rendre opérationnel un concept du Parnasse, car la poésie parnassienne occupe une position trop importante dans la poésie française du XIX e siècle pour qu’on puisse capituler devant des problèmes de définition. Je tiens à en esquisser les deux modèles théoriques les plus stimulants et féconds pour présenter ensuite, dans leur contexte, mon propre modèle. 1.1. Le point de vue socio-historique Vu que l’hétérogénéité des textes appelés, à un moment ou un autre, « parnassiens » semble esquiver un dénominateur commun pertinent, Yann Mortelette a proposé une approche qui s’inspire de la sociologie littéraire et, tout en tenant compte d’autres facteurs, se focalise sur les auteurs. D’un-« point de vue socio-historique » 18 , il a cherché à établir une « Physionomie de l’école parnassienne » au sens large, pour reprendre le titre de la conclusion de son Histoire du Parnasse 19 . Il faut comprendre « physionomie » aussi au sens littéral : il cherche à nommer les représentants du Parnasse. En différenciant quatre phases historiques, Mortelette postule même l’unité du Parnasse : Le Parnasse a été une école poétique possédant une unité esthétique et socio-culturelle. […] son étude historique met en évidence l’existence d’un groupe socio-culturel précis et […] l’analyse de l’esthétique parnassienne révèle des caractéristiques communes 20 . L’approche de Mortelette est complexe : il abandonne « l’idée d’un critère unique » pour la définition du Parnasse ; il combine plutôt des « motifs socioculturels aussi bien qu’esthétiques » 21 . Quand il constate une « unité » de cette esthétique parnassienne dans la « variété » 22 , cette unité, me semble-t-il, est donnée, en fin de compte, par les auteurs que Mortelette a identifiés de manière « socio-historique » comme étant les auteurs du Parnasse. Car les « tendances majeures » qu’il nomme au sein de la poésie parnassienne concernent principalement les orientations thématiques - en partie contradictoires - des poèmes : - « l’exotisme spatial et temporel » ; une « tendance fantaisiste » humoristique ; la « peinture de la vie moderne » sous 17 Millet, Claude. « Cinquième partie (1820-1898) », dans Michel Jarrety (dir.), La poésie française du Moyen Âge au XX e siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, pp.-315-400, ici p.-348. 18 Mortelette, « Préface », op.-cit., p.-32. 19 Cf. id., Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-481. 20 Ibid., p.-481 et p.-483. 21 Mortelette, « Préface », op.-cit., p.-36. 22 Id., Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-483. « Disiecta membra » 237 le pittoresque de scènes de genre et enfin une « tendance à l’abstraction philosophique » 23 . On pourrait certainement se demander si ces tendances sont spécifiques au même titre pour le Parnasse. En tout cas, il est important de constater que Mortelette lie ces tendances essentiellement par le fait que les différents textes d’un même auteur s’inscrivent souvent dans plusieurs tendances. S’il réunit quelques-unes de ces tendances d’une autre manière, par exemple comme de différentes façons « de refuser la réalité » 24 , il caractérise le Parnasse tout de même aussi comme « se tournant vers le monde extérieur » 25 , ce qui témoigne d’une certaine tension. Dans la préface à son anthologie très précieuse de textes critiques contemporains 26 , Mortelette varie ces critères esthétiques, incluant des critères plus formels, mais il propose surtout des critères socioculturels très nets : tous les Parnassiens auraient reconnu Leconte de Lisle comme « chef » du groupe ; il souligne le rôle de l’éditeur Alphonse Lemerre comme figure unificatrice, importante pour la conscience de groupe des Parnassiens ; et si hétérogène que fût l’anthologie du Parnasse contemporain, elle serait caractérisée par une logique de l’exclusion. Dans ce contexte, je trouve particulièrement stimulant son observation selon laquelle le premier Parnasse contemporain s’achève sur une section constituée par les sonnets de certains collaborateurs choisis de l’anthologie - collaborateurs parmi lesquels figurent tous les poètes dont la valeur paradigmatique pour le Parnasse est incontestée, tels que Leconte de Lisle, Gautier, Banville et Heredia. Ils sont accompagnés par d’autres figures auxquelles on attribue généralement une importance majeure dans l’histoire du Parnasse comme Catulle Mendès, Louis-Xavier de Ricard, François Coppée, Léon Dierx et Sully Prudhomme 27 . En identifiant de cette manière un nucleus-parnassien en son sein, l’anthologie hétérogène semble gagner une valeur nouvelle - une valeur d’indice - pour la définition du Parnasse. 1.2. La problématisation de la mimesis Si Mortelette se focalise sur les auteurs, Klaus W. Hempfer procède par la voie inverse. Il fait abstraction des Parnassiens et définit le Parnasse comme un paradigme lyrique, c’est-à-dire un système d’écriture poétique (« System literarischer Vertextung ») défini par certaines normes et conventions 28 . Pour paraphraser Hempfer, cette approche évite, primo, de devoir appeler 23 Ibid., S. 484. 24 Ibid. 25 Mortelette, « Préface », op.-cit., p.-39. 26 Id. (éd.). Le Parnasse. Mémoire de la critique, op.-cit. 27 Id. « Préface », op.-cit., pp.-37-38. 28 Cf. Hempfer, « Konstituenten Parnassischer Lyrik », op.-cit., p.-72. 238 Henning Hufnagel les œuvres d’un certain nombre d’auteurs « in toto » parnassiens et secundo, de devoir assumer que ces œuvres réalisent les normes du système parnassien « in toto » 29 . Ainsi devient-il possible d’examiner si une partie de l’hétérogénéité des poèmes appelés parnassiens peut déjà être attribuée au fait que ces poèmes réalisent (aussi) des normes d’un autre paradigme poétique - notamment du paradigme romantique ou du paradigme « moderne ». Or, comment Hempfer (re)construit-il le paradigme parnassien ? En partant de la réception contemporaine, il formule deux hypothèses-guides : primo, la poésie parnassienne se constitue en opposition au romantisme ; secundo, les auteurs qui passent pour ses modèles sont Gautier, Banville, Leconte de Lisle et, dans une moindre mesure, Baudelaire : leurs textes doivent donc prendre une place privilégiée dans la construction du paradigme 30 . Le paradigme ne se définit pourtant pas par la totalité des aspects des œuvres de ces modèles, mais par sa différence avec d’autres paradigmes 31 . C’est-à-dire, il faut toujours garder à l’esprit la différence entre le système et les différents exemples de sa réalisation 32 . Hempfer établit un ensemble de cinq caractéristiques constitutives. Ces caractéristiques sont interdépendantes ou plutôt interférentes, et elles sont de caractère surtout formel : (1) la mise à l’écart d’un sujet faisant des expériences : le texte parnassien est un texte « désubjectivé » ; (2) la dominance de la fonction référentielle de la langue : le texte parnassien est de manière prédominante descriptif et narratif ; (3) comme je l’ai déjà esquissé plus haut, le choix de sujets et d’objets « raréfiés » : le texte parnassien thématise, par exemple, des mythologèmes, des sujets exotiques ou des œuvres d’art, c’est-à-dire, dans ce dernier cas, le texte parnassien ne décrit pas une partie du monde réel, mais une réalité qui a déjà été traitée de manière artistique- et constitue un objet esthétique : il thématise cet objet par une « transposition d’art »,- selon la formule célèbre de Théophile Gautier 33 ; (4) 29 Ibid., p.-74. 30 Cf. ibid., p.-73. 31 Cf. ibid., p.-75. 32 Cf. ibid., p.-72. 33 Cf. ibid., pp.-83-84. Le terme de la « transposition d’art » se réfère en effet à deux procédés : primo, à la transposition d’une œuvre d’art dans un autre média artistique (cf. ibid., p.-84) et sa description dans-les termes-de cet autre média, par exemple « poème de pierre » pour « sculpture » (cf. infra) ; secundo, la description d’une personne ou d’un objet non esthétique dans les termes d’une œuvre d’art (cf. Hartung, Stefan. « Kunstautonome Ästhetik - parnassische Mediatisierung. Der Spielraum der transposition d’art am Beispiel fünf komplexer Texte », dans Klaus W. Hempfer (dir.), Jenseits der Mimesis. Parnassische “transposition d’art” und der Paradigmenwechsel in der Lyrik des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 2000, pp.-9-41, ici p.-19). « Disiecta membra » 239 la virtuosité formelle, c’est-à-dire la forme du texte parnassien est aussi « raréfiée » ; (5) la complication de la réception du texte par un sujet, une forme et un vocabulaire « raréfiés » et, liée à cette « raréfaction » (pour ainsi dire), la problématisation du principe de la mimesis 34 . Le modèle apparaît à la fois très précis et très flexible pour pouvoir être appliqué à une vaste gamme de textes. Stefan Hartung, par exemple, l’a interprété sous le signe de la flexibilité en jugeant qu’il n’est pas nécessaire que tous les textes que l’on peut regarder comme des réalisations du paradigme présentent toutes ces caractéristiques et que les différents textes peuvent hiérarchiser ces caractéristiques de façon différente 35 . Hempfer ne réfléchit pas explicitement sur la question de savoir à partir de quel degré de réalisation de ces caractéristiques il appellerait un texte « parnassien » ou mieux « typiquement parnassien », ni s’il considère une de ces caractéristiques constitutives comme indispensable 36 . Néanmoins, on pourrait trouver une réponse implicite dans ses contributions qui ont suivi la première : ici, Hempfer se concentre sur un aspect de la cinquième caractéristique - sur la problématisation de la mimesis en tant que « médiatisation » de la mimesis, particulièrement par la « transposition d’art » 37 . Il en arrive à décrire le Parnasse comme un paradigme lyrique défini essentiellement par une forme spécifique de la mimesis 38 . 34 Cf. Hempfer, « Konstituenten Parnassischer Lyrik », op.- cit., surtout p.-78, 81, 83, 86, 89 pour les termes allemands des caractéristiques constitutives. 35 Je traduis et synthétise de cette façon le passage suivant de Hartung : « [‘Parnasse’ wird mit Hempfer als abstraktes System lyrischer Vertextung aufgefasst, das sich über eine Mehrzahl von Strukturmerkmalen definiert, wobei] gelten soll, daß nicht jedes dieser Merkmale in jedem Text vorkommen muß und unterschiedliche Hierarchisierungen möglich sind », (Hartung, Stefan. Parnasse und Moderne. Théodore de Banvilles Odes funambulesques (1857). Parisdichtung als Ästhetik des Heterogenen, Stuttgart, Steiner, 1997, p.- 31). Cf. dans ce sens aussi Hempfer, « Konstituenten Parnassischer Lyrik », op.-cit., p.-75. 36 C’est le cas dans « Konstituenten Parnassischer Lyrik » et dans ses autres travaux publiés jusqu’à 2002, date qui a marqué la fin provisoire de ses recherches sur le Parnasse. 37 Cf. par exemple les contributions suivantes : Hempfer, Klaus W. « Transposition d’art und die Problematisierung der Mimesis in der Parnasse-Lyrik », dans Winfried Engler (dir.), Frankreich an der Freien Universität. Geschichte und Aktualität, Stuttgart, Steiner, 1997, pp.-171-196 et Hempfer Klaus W. (dir.). Jenseits der Mimesis, op.cit. 38 Hempfer écrit, en allemand : « [Leitend ist die] Annahme, daß der Parnasse neben der Romantik und der sog. ‘modernen Lyrik’ ein eigenständiges Paradigma lyrischer Vertextung konstituiert, dessen Eigenständigkeit sich wesentlich über eine spezifische Ausprägung der Mimesis-Relation bestimmt » (Hempfer, Klaus W. « Vorwort », dans id. (dir.), Jenseits der Mimesis. op.-cit., pp.-7-8, ici p.-7). 240 Henning Hufnagel Cette focalisation comporte une concentration sur des textes qui thématisent des œuvres d’art. Il ne fait aucun doute-que la médiatisation et la problématisation de la mimesis sont des caractéristiques centrales de la poésie parnassienne, et que les textes évoquant les œuvres d’art forment un corpus important parmi les poèmes parnassiens. Mais il y a aussi d’autres corpus - le corpus des poèmes à sujet mythologique ou celui des poèmes animaliers de Leconte de Lisle, par exemple. Cette focalisation comporte aussi une concentration sur Théophile Gautier. Cela montre que, dans le modèle théorique de Hempfer aussi, les auteurs - en tant qu’auteursmodèles - ne sont pas sans importance. Leur importance est certainement corroborée par la réception contemporaine, par exemple lorsque Leconte de Lisle est appelé « chef de file » dans nombre de sources différentes, comme l’avait aussi souligné Yann Mortelette. Mais justement chez Leconte de Lisle, la problématisation de la mimesis paraît beaucoup moins importante. Que les textes de Leconte de Lisle ne soient pas sans problème à concilier avec une théorisation du Parnasse focalisée sur les questions de la mimesis, cela est du reste une des conclusions de l’étude détaillée d’Anne Hofmann portant sur le concept du Parnasse : Hofmann constate un « schisme » - c’est son expression - entre deux auteurs phare du Parnasse, Gautier et Leconte de Lisle, schisme dont les contemporains avaient déjà conscience 39 . Hofmann souligne- que Leconte de Lisle ne suit pas le « tournant transmimétique » (« transmimetische Wende ») de Gautier dans sa poétologie 40 . Le fossé qui marque, selon Hofmann, une « Systemgrenze », une frontière entre deux systèmes poétiques, - entre Leconte de Lisle d’un côté et Gautier et Banville de l’autre -, ce fossé est si profond que Hofmann craint même qu’il ne puisse mettre en péril la théorisation du Parnasse focalisée sur la mimesis 41 . Stefan Hartung aussi parle d’une différenciation du Parnasse en deux-« sous-discours » (« Unterdiskurse ») le long de la frontière du « schisme » analysé par Hofmann 42 . Et s’il constate aussitôt que les contemporains avaient associé le Parnasse de plus en plus avec la manière poétique de Leconte de Lisle et son concept de l’impassibilité 43 , il semble clair que la 39 Cf. Hofmann, Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition, op.- cit., p.-302. 40 Ibid., p.- 296. Si Hofmann parle de poétologie (« Dichtungstheorie »), cela s’explique par le fait que, dans son étude, elle se concentre sur les textes poétologiques et critiques. Mais son constat est valable aussi pour les poèmes. 41 Il lui semble possible « [dass diese Systemgrenze] das Konstrukt eines parnassischen Paradigmas unter den von uns festgesetzten [‘transmimetischen’] Bedingungen sprengen würde » (ibid., p.-123). 42 Cf. Hartung, « L’art pour l’art und Parnasse », op.-cit., p.-182. 43 Cf. ibid. « Disiecta membra » 241 concentration sur la mimesis risque d’être trop monolithique - et, en plus, elle semble privilégier un auteur-modèle moins central. 1.3. Les quatre champs de tension de la poésie parnassienne En cherchant à intégrer le modèle de Hempfer et en reprenant les résultats de Mortelette, mon propre modèle vise explicitement à éviter le monolithisme et à inclure Leconte de Lisle. C’est particulièrement cette dernière orientation qui comporte un nouvel intérêt pour les fondements poétologiques de l’orientation antiromantique du Parnasse et, aspect lié à cette orientation, pour les relations que la poésie parnassienne entretient avec les sciences. Pour relever le défi de l’hétérogénéité des textes parnassiens, je propose donc de conceptualiser cette hétérogénéité sous la forme d’une configuration de quatre champs de tensions. Si l’on parle de l’hétérogénéité des textes parnassiens, il faut bien tenir compte du fait que cette hétérogénéité résulte des différentes manières de réalisation des normes d’un « paradigme » présupposé de même que de l’usage historique du qualificatif « parnassien ». Et si je nomme des tensions pour décrire ces textes, il s’agit de tensions spécifiques de cette poésie qui se situent sur différents niveaux : thématique, poétologique et structurel, et dont les éléments s’expriment de façon différente. Le premier champ concerne la tension entre la forte conscience d’une « école parnassienne » s’exprimant dans de multiples références d’un texte à un autre d’une part et l’hétérogénéité des textes d’autre part 44 . Les contemporains sont bien conscients de cet « esprit de groupe » 45 . Les auteurs sont aussi conscients de l’hétérogénéité. Par exemple, Gabriel Marc écrit une série de triolets intitulée L’entresol du Parnasse, faisant allusion au siège de la « Librairie Lemerre » qui publie les anthologies et les volumes parnassiens. Sinon unis, au moins liés par cette institution, comme Mortelette l’a sou- 44 À propos de l’hétérogénéité du premier Parnasse contemporain cf. Hofmann, Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition, op.-cit., pp.-35-55. 45 L’idée d’un groupe soudé est souvent interprétée de manière négative, par exemple par des critiques comme Alcide Dusolier ou Émile Zola. Ce dernier reproche aux Parnassiens qu’ils « forment un cénacle, ils sont une bande » (cf. Dusolier, Alcide. « Les impassibles » [1866], dans Yann Mortelette (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, op. cit., pp.-47-52 ; Zola, Émile. « Mes jours de pluie », dans id., Œuvres complètes, vol.- 10, éd. Henri Mitterand, Paris, Cercle du livre précieux, 1968, pp.-741-744, ici p.-741). Sur le plan sociologique, cette conscience a son pendant dans une certaine sociabilité (cf. déjà Badesco, Luc. La Génération poétique de 1860. La jeunesse des deux rives, 2 vols., Paris, Nizet, 1971 et Mortelette, Histoire du Parnasse, op.-cit., surtout pp.-304-334), une sociabilité dont on trouve un réflexe aussi dans le poème de Gabriel Marc cité ci-dessous. 242 Henning Hufnagel ligné, les poètes sont présentés comme très différents : Marc souligne ce fait en commençant son véritable tour de présentation 46 par la phrase « Là, sans ordre, sont réunis/ Tous les jeunes porteurs de lyre », tout en donnant aussi quelques indices à propos des orientations esthétiques du groupe en tant que groupe 47 . La dernière strophe met en scène deux « chefs » du groupe qui « jugent » les efforts des autres, soient Leconte de Lisle et Banville, les deux poètes que Hartung a mis en tête de ce qu’il a appelé les deux sous-discours du Parnasse : A ces innocents jeux d’esprit Pardonnez, Leconte de Lisle. Je vois Banville qui sourit A ces innocents jeux d’esprit. Gardons le triolet proscrit Par La Harpe et l’abbé Delille ! A ces innocents jeux d’esprit Pardonnez, Leconte de Lisle 48 . La forme du triolet qui exige une répétition de certains vers semble ellemême ériger Leconte de Lisle en « maître » en lui donnant et la première et la dernière place - mais, bien sûr, non sans effacer l’ironie « fantaisiste » liée à Banville qui a pratiqué cette forme beaucoup plus que Leconte de Lisle. Le deuxième champ de tension s’ouvre entre la suggestion de référentialité d’un côté et la problématisation de la mimesis de l’autre. Comme je l’ai déjà esquissé, très souvent, les sujets des poèmes parnassiens sont des objets au sens concret, des objets avec un référent extralinguistique précis, souvent des œuvres d’art, comme justement la Vénus de Milo. Et plus souvent encore, ces textes suggèrent au moins une telle relation référentielle : beaucoup de poèmes parnassiens se caractérisent par une rhétorique de la matérialité. De nombreux témoignages de réception qui qualifient la poésie parnassienne comme « école descriptive » en font preuve 49 . Ces témoignages ont même trouvé une codification dans l’histoire de la littérature très influente de Gustave Lanson qui a décrit la poésie parnassienne comme faisant un « effort pour sortir de soi, et saisir quelque ferme et constant objet » 50 . Il est 46 Des formules telles que « Voici », « Voyez » et « Saluons » scandent son texte. 47 Marc, Gabriel. Sonnets parisiens. Caprices et fantaisies, Paris, Lemerre, 1875, pp.-97-101, ici p.-98. 48 Ibid., p.-101. 49 Cf. par exemple la référence chez Hofmann, Parnassische Theoriebildung und romantische Tradition, op.- cit., p.- 124 ou bien Émile Zola cité au début de cet article. 50 Lanson, Gustave. Histoire illustrée de la littérature française, vol.- 2, Paris 1923, p.-346 (première édition, sans illustrations, 1894). « Disiecta membra » 243 moins important ici de constater que Lanson, en ne notant que cet aspect, semble manquer de saisir la spécificité du Parnasse - spécificité qui consiste justement en la tension entre les deux aspects, la suggestion de référentialité et la problématisation de la mimesis. Il est important de constater qu’il note cet aspect de la référentialité suggérée. Dans le modèle de Yann Mortelette, d’ailleurs, la formule déjà citée de cette poésie « se tournant vers le monde extérieur » semble aussi faire allusion à cet aspect. Souvent, les Parnassiens mettent en scène même la matérialité de leurs textes en les présentant comme des objets à retrouver dans la bibliothèque. Par exemple, dans son sonnet Lupercus, Heredia traduit une épigramme de Martial et met en exergue sa source philologique 51 . Et si Leconte de Lisle recourt à des thèmes et figures mythologiques traditionnellement bien connus - comme Hélène, Niobé ou Chiron -, tout en les présentant de manière distanciée, on peut y voir un procédé voisin. En utilisant des figures canoniques, il met en scène une tradition qui se matérialise dans les compendiums de mythologie - Leconte de Lisle extériorise, pour ainsi dire, son « inspiration » et la délègue à la bibliothèque des classiques : il écrit des « épopées intertextuelles » 52 . En donnant aux noms de ces figures, contre l’usage traditionnel français, une orthographe « grécisante », il suggère de retourner à l’origine de cette tradition et d’aller philologiquement à ses sources 53 . Inversement, en choisissant des œuvres d’art comme sujets, les Parnassiens médiatisent la mimesis et font ressortir l’artificialité et le caractère construit de la représentation poétique 54 . Les Parnassiens problématisent la mimesis particulièrement en faisant des œuvres d’art fictives l’objet de leurs descriptions 55 , soulignant de cette manière la force évocatrice, même performative de la langue poétique. 51 Cf. Heredia, José-Maria de. Les Trophées, éd. Anny Detalle, Paris, Gallimard, 1981, p.-95. 52 La formule est de Vladimir Kapor. Je lui donne pourtant une autre signification que lui ; Kapor se réfère au concept d’intertextualité de Zumthor (cf. Kapor, Vladimir. « Les Épopées intertextuelles de Leconte de Lisle », dans Saulo Neiva (dir.), Déclin et confins de l’épopée au XIX e siècle, Tübingen, Narr, 2008, pp.-275-287). 53 Hempfer interprète cet aspect des noms écrits à la grecque comme un exemple de « raréfaction » précieuse, et je suis d’accord avec lui. Je tiens pourtant à spécifier, comme je l’ai déjà fait ailleurs, que cet effet est produit par une référence à la science philologique. Il ne s’agit donc pas simplement d’un effet de préciosité, mais aussi d’érudition (cf. Hufnagel, Henning/ Krämer, Olav. « Lyrik, Versepik und wissenschaftliches Wissen im 19. Jahrhundert. Zur Einleitung », dans id./ id. (dir.), Das Wissen der Poesie, op.-cit., pp.-1-35, ici p.-15). 54 Cf. Hempfer, « Vorwort », op.-cit., p.-7. 55 Cf. Hartung, « Kunstautonome Ästhetik - parnassische Mediatisierung », op.- cit., p.-15. 244 Henning Hufnagel Troisième champ de tension : artisanat d’art versus autonomie de l’art. Si l’on passe en revue les objets thématisés par les Parnassiens - à côté des statues et des tableaux, il faut nommer des vases, des médailles, des émaux, des vitraux, des épées et armures décoratives, pour donner quelques exemples des Trophées de Heredia -, on constate que ces objets proviennent de façon prédominante de la sphère de l’artisanat d’art. Ce sont donc des objets faits pour un certain usage, créés pour un contexte pragmatique, utilitaire, et ne fût-il que cérémoniel. Il est bien connu que les Parnassiens adoptent ces objets pour leur donner une signification poétologique, dans le sens de la « difficulté vaincue », de la virtuosité formelle, du travail constructif du poète, en s’opposant au concept romantique du génie avec son accès immédiat au « verbe » métaphysique et sentimental. Mais les interprètes du Parnasse n’ont pas encore, me semble-t-il, réfléchi au problème qui naît avec le choix de ce genre d’objets : une tension avec la rhétorique parnassienne de l’autonomie de l’art, indépendant de toute utilité, « isolé des choses », pour reprendre une formule de Gautier, se met en place 56 . De cette manière, le caractère « tensionnel » du Parnasse se manifeste au sein même de son imagerie poétologique. Le quatrième champ de tension est, dans un certain sens, le plus important, car il concerne le noyau de la poétique, c’est-à-dire l’instance de justification pour la valeur d’un texte : je vois un champ de tension de « l’art pour l’art » et la virtuosité artistique d’une part versus la mise en scène et la revendication rhétorique d’aspects et d’éléments scientifiques, d’érudition et de documentarisme de l’autre. On peut interpréter ces deux « pôles » comme deux faces différentes, mais pas incompatibles de la « désubjectivation » antiromantique : tous les deux dévalorisent le moi énonciateur subjectif en tant que porteur de sentiments ; tous les deux remplacent le sujet en tant qu’instance d’authentification de la valeur et de la « vérité » d’un poème (comme dans la poétique romantique) par d’autres instances : des instances extériorisées, comme la facture artistique du texte - et comme le savoir scientifique. De cette manière, les références aux sciences revêtent une fonction éminemment poétologique dans la poésie parnassienne. Ces stratégies de désubjectivation se laissent décrire plus précisément comme des stratégies d’objectivation, le terme « objectivation » étant pris dans un double sens. D’un côté, l’écriture virtuose détourne l’attention du « message » et la focalise sur les moyens poétiques, doués d’une valeur 56 Cf. le poème « Préface » dans Théophile Gautier, Émaux et Camées, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1981, p.- 25 : « Goethe, au bruit du canon brutal,/ Fit le Divan occidental,/ Fraîche oasis où l’art respire./ […] Comme Goethe sur son divan/ A Weimar s’isolait des choses/ […] Moi, j’ai fait Émaux et Camées. » « Disiecta membra » 245 intrinsèque. De cette manière, le texte devient lui-même un objet - un objet d’art d’une même réalité que, par exemple, les objets décrits dans les « transpositions d’art ». De l’autre côté, dès le XIX e siècle, la science est l’instance d’objectivation par excellence. Il ne faut pourtant pas confondre, dans ce contexte, objectivation et objectivité. L’objectivation ne produit pas forcément de l’objectivité, tout comme les références aux sciences et au savoir scientifique dans des textes littéraires ne font pas de ces textes des textes scientifiques qui produiraient forcément des connaissances. Cette stratégie d’objectivation est, bien sûr, une mise en scène et une fonctionnalisation littéraire dont les buts poétiques restent à clarifier dans l’interprétation des textes spécifiques. La poésie parnassienne entre en contact avec les sciences à deux niveaux : thématique et structurel 57 . Au niveau thématique, les Parnassiens intègrent des éléments de savoir scientifique très différents. Quelquefois, ils réfléchissent aussi sur le rôle joué par la science. Au niveau structurel, l’impersonnalité de l’énonciation, par exemple, peut suggérer, parmi d’autres procédés, une perspective scientifique distanciée sur les objets thématisés 58 . C’est de cette manière qu’il faut comprendre la préface déjà citée aux Poèmes antiques, ce « recueil d’études », et particulièrement le passage où Leconte de Lisle déclare : « L’art et la science, longtemps séparés […], doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre » 59 . Les poèmes parnassiens sont donc marqués par la volonté paradoxale de viser la réalisation d’un mode d’énonciation impersonnel aussi bien qu’une écriture éminemment artistique et individuelle. C’est un paradoxe qui hante aussi les textes de Flaubert - qui cherche à le résoudre en faisant du style un outil d’objectivation 60 . 57 Dans le contexte de cet article, je ne peux pas discuter la littérature critique qui a étudié les relations entre la poésie parnassienne et les sciences ; je renvoie à Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.-cit., chapitre 3.3. On trouve des réflexions sur ces relations déjà chez Paul Bourget, Ferdinand Brunetière et Maurice Barrès, entre autres (cf. ibid., chapitre 6). Généralement, on peut dire que la critique a vu les sciences comme un épiphénomène discursif et une « influence conjoncturelle » (Mortelette, Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-121) sur la poésie parnassienne, surtout au niveau thématique (cf., par exemple, De Mulder, Caroline. Leconte de Lisle, entre utopie et république, Amsterdam/ New York, Rodopi, 2005, surtout le chapitre 5 « Les sciences de combat »). Dans mon approche, par contre, je considère les relations avec les sciences comme un phénomène qui touche aux fondements poétologiques du Parnasse. 58 Pour des analyses paradigmatiques, je renvoie au chapitre 7 de mon livre Wissen und Diskurshoheit, op.- cit., et à mon article « Positivisme esthétique », op.- cit., pp.-132-149. 59 Leconte de Lisle, « [Préface des Poèmes antiques] », op.-cit., pp.-118-119. 60 Cf. Föcking, « Contre la pôhésie », op.-cit., p.-408. 246 Henning Hufnagel Dans ce quatrième champ de tension, on peut comprendre le « schisme » de la poésie parnassienne que Hofmann et Hartung ont observé, même si ces « sous-discours » prétendus - l’un « impassible », l’autre « fantaisiste » - ne s’y confinent pas. Les auteurs étaient eux-mêmes conscients de ces orientations différentes, par exemple Gabriel Marc dans le poème déjà cité. Comme je l’ai déjà mentionné, il nomme deux « chefs » du groupe et leur attribue des attitudes opposées vis-à-vis de ses productions poétiques qui laissent deviner des conceptions différentes : les acrobaties de la rime et du vers de Banville incarnent de façon exemplaire la virtuosité artistique de la poésie parnassienne, tandis que les poèmes de Leconte de Lisle affichent de la manière la plus directe l’érudition et la référence aux sciences. Comme je l’ai annoncé dans mon introduction, il faut penser ces champs moins dans une relation d’interdépendance que d’une manière plus ouverte qui permet de décrire les convergences et les similarités entre les poèmes parnassiens dans les termes des « ressemblances familiales » théorisées par Ludwig Wittgenstein, théorème qui vise explicitement à comprendre les points communs dans un ensemble hétérogène. Au niveau métaphorique, la ressemblance familiale se trouve même sous la plume d’un poète parnassien pour décrire l’unité dans la variété du Parnasse. François Coppée - un cas notoirement difficile à intégrer de manière significative dans une conception du Parnasse - l’utilise dans sa réponse au discours de réception de José-Maria de Heredia à l’Académie française : Bien qu’appartenant à la même école, ils [les poètes parnassiens] diffèrent tellement les uns des autres. A peine leur trouverait-on cette vague ressemblance, cet air de famille qui existent entre plusieurs portraits de gens d’une même époque 61 . Il apparaît donc d’autant plus légitime d’appliquer ce concept à notre contexte théorique. Ce n’est pas ici le lieu pour discuter in extenso le concept de Wittgenstein ; qu’il suffise de dire que Wittgenstein le développe pour regrouper des éléments dans lesquels il ne trouve aucune caractéristique qu’ils partageraient tous, comme, pour reprendre l’exemple de Wittgenstein, dans les jeux. Il y voit plutôt un « réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent » 62 . C’est à ce moment que Wittgen- 61 Coppée, François. « Réponse au discours de réception de M. de Heredia (Académie française, le 30 mai 1895) », dans id., À voix haute. Discours et allocutions, Paris, Lemerre, 1899, pp.-85-121, ici p.-111. 62 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, éd. G.E.M. [Gertrude Elizabeth Margaret] Anscombe/ Rush Rhees, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1971, p.-48 (§ 66). Traduction française citée d’après l’URL : http : / / www.roseaupensant. fr/ pages/ textes/ textes-sur-la-culture/ wittgenstein-les-jeux-et-la-notion-d-air-defamille.html (consulté le 15 mars 2017). « Disiecta membra » 247 stein introduit sa formule devenue célèbre, et il caractérise ce type de ressemblance comme « air de famille ». Ce concept désigne donc une similarité dans un ensemble d’éléments basée sur plusieurs ressemblances qui se trouvent dans différentes parties de cet ensemble d’éléments, mais pas dans toutes. Pour souligner que cette catégorisation fonctionne tout de même, Wittgenstein compare son concept au tissu d’un fil : afin que le fil ne se déchire pas, il n’est pas nécessaire qu’une fibre le traverse du commencement jusqu’à sa fin, mais que beaucoup de fibres s’y imbriquent 63 . Ce concept apparaît donc prometteur pour comprendre et conceptualiser l’hétérogénéité de la poésie parnassienne. À l’intérieur de mon modèle des champs de tension, il y a, de plus, une double variabilité : en ce qui concerne la localisation d’un texte à l’intérieur d’un champ de tension ; et en ce qui concerne la localisation dans un ou dans plusieurs champs. Cette variabilité ne produit tout de même pas de caractérisations arbitraires, car, primo, les tensions nommées sont spécifiques pour le Parnasse (comme, par exemple, les objets de l’artisanat d’art utilisés pour illustrer une conception de l’autonomie de l’art). Et, secundo, il ne faut pas penser les « pôles » des champs de tension dans une relation d’aut aut- (comme le montrent aussi ces objets de manière particulièrement évidente) ; ils marquent plutôt des aspects contraires, mais généralement concomitants des textes parnassiens, réalisés de manière plus ou moins dominante. Pour reprendre l’image de Wittgenstein : cela donne de nombreuses fibres - de couleurs différentes. En tout cas, un avantage de ce modèle est, me semble-t-il, que l’on peut interpréter des textes de Théodore de Banville d’un côté, de Leconte de Lisle de l’autre, et de Sully Prudhomme d’un troisième côté en tant que « parnassiens » sans devoir recourir à des « sous-discours » dont il faudrait encore définir les relations. Nous allons voir de quelle manière ces tensions se manifestent dans un petit corpus de poèmes ayant le même sujet exquis : la statue de Vénus. 2. Ô symbole adorable : les poèmes parnassiens sur la Vénus de Milo Quand la statue antique, retrouvée par chance sur l’île de Milos, arrive à Paris, elle devient tout de suite célèbre : dès son entrée au Louvre, elle passe pour la découverte la plus importante du siècle dans le domaine de l’antiquité classique 64 . La « Vénus de Milo », comme elle est « baptisée », devient 63 Cf. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, op.-cit., p.-49 (§ 67). 64 Cf. Curtis, Disarmed, op.-cit. 248 Henning Hufnagel vite une des œuvres paradigmatiques de l’art antique 65 , de l’art occidental ou bien de l’art tout court, une figure si représentative qu’elle est reproduite à profusion en plâtre et en dimensions réduites. Elle est souvent reprise par d’autres artistes et est même travestie, par exemple au XX e siècle par Salvador Dalì qui la transforme, de femme, déesse et symbole de l’art pur, en un meuble à tiroirs. Elle a semblé tellement représentative de l’art humain à Andreï Tarkovski que dans son adaptation cinématographique du roman de Stanislav Lem, Solaris, il la fait figurer dans la bibliothèque de la station orbitale qui tourne autour de la planète éponyme : la forme d’un beau corps humain fixée pour l’éternité incarne de manière emblématique le contraste entre le monde humain et le monde incompréhensible de Solaris, planète couverte d’un océan amorphe qui produit des formes d’une richesse de Protée, mais évanescentes. Les poèmes parnassiens portant sur la statue ont aussi joué leur rôle dans l’établissement de ce caractère représentatif, rôle mineur peut-être, mais tout de même certain. Si la sculpture grecque a longtemps été un point focal pour la réflexion esthétique - on peut penser à Winckelmann et à Lessing -, il est significatif que les Parnassiens choisissent pour leurs poèmes, doués souvent d’un aspect métapoétique, un objet qu’ils pouvaient aller contempler directement, basé, comme ils l’étaient aussi, à Paris : ils soulignent sa référentialité, et ne fût-ce que pour mieux prendre l’essor pour leurs « transpositions d’art » dans l’écriture. 2.1. Leconte de Lisle, Vénus de Milo : le symbole poétologique L’exemple probablement le plus célèbre de ces poèmes est celui de Leconte de Lisle : Vénus de Milo Marbre sacré, vêtu de force et de génie, Déesse irrésistible au port victorieux, Pure comme un éclair et comme une harmonie, Ô Vénus, ô beauté, blanche mère des Dieux ! Tu n’es pas Aphrodite, au bercement de l’onde, Sur ta conque d’azur posant un pied neigeux, Tandis qu’autour de toi, vision rose et blonde, Volent les Rires d’or avec l’essaim des Jeux. 65 Il est intéressant à noter que cette statue provient de l’époque hellénistique, c’està-dire d’une époque réflexive qui regarde en arrière : elle s’oriente à une époque classique passée depuis plusieurs siècles - le paradigme de l’art classique est donc lui-même un réflexe du classicisme. « Disiecta membra » 249 Tu n’es pas Kythérée, en ta pose assouplie, Parfumant de baisers l’Adônis bienheureux, Et n’ayant pour témoins sur le rameau qui plie Que colombes d’albâtre et ramiers amoureux. Et tu n’es pas la Muse aux lèvres éloquentes, La pudique Vénus, ni la molle Astarté Qui, le front couronné de roses et d’acanthes, Sur un lit de lotos se meurt de volupté. Non ! les Rires, les Jeux, les Grâces enlacées, Rougissantes d’amour, ne t’accompagnent pas. Ton cortège est formé d’étoiles cadencées, Et les globes en chœur s’enchaînent sur tes pas. Du bonheur impassible ô symbole adorable, Calme comme la Mer en sa sérénité, Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable, Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté. Salut ! À ton aspect le cœur se précipite. Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs ; Tu marches, fière et nue, et le monde palpite, Et le monde est à toi, Déesse aux larges flancs ! Îles, séjour des Dieux ! Hellas, mère sacrée ! Oh ! que ne suis-je né dans le saint Archipel, Aux siècles glorieux où la Terre inspirée Voyait le Ciel descendre à son premier appel ! Si mon berceau, flottant sur la Thétis antique, Ne fut point caressé de son tiède cristal ; Si je n’ai point prié sous le fronton attique, Beauté victorieuse, à ton autel natal ; Allume dans mon sein la sublime étincelle N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ; Et fais que ma pensée en rythmes d’or ruisselle, Comme un divin métal au moule harmonieux 66 . Il faut noter que la situation d’énonciation du poème est celle d’une apostrophe, mais d’une apostrophe assez particulière. D’abord, l’énonciateur s’adresse à la déesse en tant que statue : « Marbre », sa matière, est la première parole du poème. Si au début Leconte de Lisle souligne donc le caractère 66 Leconte de Lisle, Charles Marie René. Poèmes antiques, éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1994, pp.-151-152. 250 Henning Hufnagel artificiel de son objet, plus tard, dans la strophe 6 et, à proprement parler, dans la strophe 7, la statue semble s’animer et est adressée comme un être vivant : « Tu marches, fière et nue ». L’énonciateur n’oublie pourtant pas le début, puisque selon lui, c’est sur un « flot marmoréen » que marche la déesse toute-puissante. Dans la strophe 7, le poème crée donc une ambiguïté entre le vivant et l’inerte, entre une œuvre d’art et le corps d’une femme-déesse, entre la mimesis de l’art et la mimesis d’un corps - bien sûr d’un corps redevenu corps après avoir été un objet d’art, et redevenu corps seulement de manière fictive par sa- « transposition » en un autre média artistique, la langue poétique. Cependant, Leconte de Lisle laisse entendre que l’animation de la statue n’est qu’une projection de l’énonciateur, car c’est seulement en réaction à un « mouvement » brusque de sa part - « À ton aspect le cœur se précipite » - que la statue semble commencer à bouger. En tout cas, l’ambiguïté reste circonscrite plus ou moins à la strophe 7, car après elle, une nouvelle apostrophe change la perspective. Dans les strophes 2 à 5, on peut constater un autre principe de construction, plus fondamental, du poème : là, la statue est caractérisée comme Vénus en la comparant à d’autres formes du mythe de la déesse de l’amour et de ses représentations artistiques, de l’Aphrodite anadyomène et cythérée jusqu’à la Venus pudica, terme de l’histoire de l’art que traduit le vers 14. Ces strophes présentent donc des éléments relevant d’un savoir mythographique et de l’histoire de l’art. Il faut noter que toutes ces formes sont rejetées comme étant inadéquates vis-à-vis de la statue de Milo. Le jugement négatif est souligné par une négation anaphorique répétée qui introduit les strophes. De cette façon, Leconte de Lisle crée l’impression que le poème déterre une signification de manière analogue à la philologie et l’archéologie - comme s’il identifiait, au fur et à mesure, la signification de la statue en la comparant à d’autres sources et en excluant ainsi d’autres significations. Anthony Earl a indiqué un « parallélisme » entre ces strophes et un passage du livre célèbre de Friedrich Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, besonders der Griechen, que Joseph-Daniel Guigniaut avait traduit en français, remanié et publié en plusieurs volumes dès 1825. Dans ce passage, Creuzer passe en revue les différentes fonctions et interprétations de la déesse, liées aux différentes origines géographiques de son culte. Mentionnons en passant qu’une édition de 1841 contient même des planches qui spéculent sur la reconstruction de la Vénus de Milo 67 , fait qui a pu éveiller l’intérêt de Leconte de Lisle. 67 Earl, Anthony. « Le Réveil helléniste et les goûts culturels bourgeois : Le poème ‘Vénus de Milo’ de Leconte de Lisle et son arrière-pays esthétique », Nineteenth- Century French Studies, 35, 3-4 (2007), pp.-558-574, ici pp.-562-563. « Disiecta membra » 251 Or, si on peut établir plusieurs liens entre le poème et la philologie, y en aurait-il d’autres que métaphoriques avec l’archéologie ? La réponse est tout à fait affirmative, car, à l’époque, l’archéologie se définissait en France simplement comme « science des choses anciennes » basée principalement sur des sources écrites- - la plupart des archéologues avait une formation philologique 68 . Leconte de Lisle aborde donc un objet archéologique en faisant allusion-à des méthodes qui ne sont pas étrangères à cette discipline. L’archéologie connaît d’ailleurs un grand essor entre 1840 et 1880 ; entre autres, les premières chaires d’archéologie sont créées dans les universités et les écoles des beaux-arts 69 . En déterminant la signification de la Vénus de Milo de cette manière quasiment philologico-archéologique, l’énonciateur la définit, exactement au centre du poème, au début de la strophe 6, comme « Du bonheur impassible ô symbole adorable ». Il attribue donc à la déesse une valeur nouvelle, moderne ; il en fait un symbole poétologique, en utilisant cette parole « impassible » qui deviendra une parole-clé de la poétologie parnassienne. Cela montre que les références aux sciences servent un but poétologique. Le symbole n’est pas difficile à-déchiffrer : si la négation des passions est un signal antiromantique, le choix de l’antiquité grecque (au lieu d’une époque chrétienne) en est déjà un autre. Le caractère poétologique de ce symbole est confirmé par les dernières strophes du poème qui commencent par une nouvelle apostrophe, d’abord aux îles grecques, et plus tard encore à la déesse. Ces strophes donnent au poème le caractère d’une prière : le moi énonciateur (qui n’entre véritablement en scène que maintenant) prie la déesse de l’inspirer avec l’esprit poétique grec de la beauté de la forme, comme l’exprime la dernière strophe : Allume dans mon sein la sublime étincelle N’enferme point ma gloire au tombeau soucieux ; Et fais que ma pensée en rythmes d’or ruisselle, Comme un divin métal au moule harmonieux. Si dans le dernier vers, le métal coule dans le moule, la boucle est bouclée ; nous sommes retournés à la statue, bien qu’elle soit transformée : primo, en une statue de métal, allusion à la pratique répandue des Romains de faire des copies marmoréennes de statues grecques de métal (même si ce n’est pas le cas pour la statue en question), tout comme Leconte de Lisle passe du nom romain « Vénus » dans le titre et la première strophe à l’expression gré- 68 Cf. Jurt, Joseph. « Literatur und Archäologie : Die ‘Salammbô’-Debatte », dans Brigitte Winklehner (dir.), Literatur und Wissenschaft. Begegnung und Integration, Tübingen, Stauffenburg, 1987, pp.-101-117, ici p.-104. 69 Cf. ibid., p.-106. 252 Henning Hufnagel cisante-« Héllas, mère sacrée » dans la strophe 8. Secundo, le poème achevé, s’est achevée une statue « linguistique » - la statue qui s’est constituée dans l’imagination du lecteur par la « transposition d’art » opérée par le poème en décrivant et interprétant la Vénus de Milo. Vu que cette constitution est mise en scène comme un « retour aux origines », du marbre au métal, elle semble illustrer et justifier encore une fois le procédé philologico-archéologique des strophes 2 à 5. 2.2. Théodore de Banville, A Vénus de Milo : œuvre d’art et œuvre de chair Si l’on peut apercevoir dans la description de la statue chez Leconte de Lisle une certaine ambiguïté entre le vivant et l’inerte, d’autres poésies parnassiennes redoublent cette ambiguïté : nous y voyons la chair tout bonnement « palpiter » sous le marbre, pour reprendre une formule d’Alcide Dusolier 70 . Dans Le poëme de la femme-qui porte le sous-titre Marbre de Paros, Théophile Gautier décrit une femme qui pose devant son amant : sa chemise blanche glisse « de l’épaule à la hanche » en évoquant ainsi la statue de la Vénus de Milo ; puis, elle varie la pose en Vénus anadyomène, exposant toute nue son « marbre de chair », comme l’écrit Gautier, et, après d’autres transformations encore, « Elle tombe sur ses coussins » et meurt de la « petite mort » de l’orgasme : « L’extase l’a prise à la terre ; / Elle est morte de volupté ! 71 » Sinon cette extase, du moins « l’œuvre de chair » - formule qu’aiment employer les Goncourt, par exemple - est le point où culmine le court poème de Théodore de Banville : A Vénus de Milo O Vénus de Milo, guerrière au flanc nerveux, Dont le front irrité sous vos divins cheveux Songe, et dont une flamme embrase la paupière, Calme éblouissement, grand poëme de pierre, Débordement de vie avec art compensé, Vous qui depuis mille ans avez toujours pensé, J’adore votre bouche où le courroux flamboie Et vos seins frémissants d’une tranquille joie. Et vous savez si bien ces amours éperdus Que si vous retrouviez un jour vos bras perdus Et qu’à vos pieds tombât votre blanche tunique, 70 En 1866, Dusolier écrit à propos des poèmes de Banville : « sous le vent brûlant de l’inspiration lyrique on voit parfois les marbres anciens palpiter et frémir comme une chair vivante » (Dusolier, « Les impassibles », op.-cit., p.-50). 71 Gautier, Émaux et camées, op.-cit., pp.-29-31. « Disiecta membra » 253 Nos froideurs pâmeraient dans un combat unique, Et vous m’étaleriez votre ventre indompté, Pour y dormir un soir comme un amant sculpté 72 ! Comme dans le poème de Leconte de Lisle, la situation d’énonciation est une apostrophe de la statue. Mais on est loin de la gravité « impassible » de ce dernier.- Stefan Hartung a vu dans les « froideurs » qui se « pâmeraient » une allusion mi-moqueuse à ce concept 73 . Si chez Leconte de Lisle, la statue semble s’animer seulement au cours du texte, chez Banville, le marbre est, dès le début, sur le point d’exploser de sensualité charnelle. Cet aspect aura soufflé la question à demi parodique à Verlaine : « Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo ? 74 » Chez Banville, le corps de la déesse tient ensemble seulement parce que son « Débordement de vie » est « avec art compensé » : s’il n’était pas une œuvre d’art, il se dissoudrait en une multitude de mouvements, des mouvements auxquels font allusion les différents états émotionnels de la déesse - se manifestant par le « front irrité », la « bouche où le courroux flamboie »- et ses « seins frémissants d’une tranquille joie ». On ne peut donc admirer la beauté de ce corps que parce qu’il a été fixé par l’art. Tout en exposant les éléments qui semblent faire de la Vénus de Milo un être vivant, Banville met en évidence son caractère d’œuvre d’art. Même s’il accentuera qu’il s’agit, ici, plutôt d’une œuvre poétique. Arrivant par d’autres voies à une conclusion similaire, Hempfer parle d’une mise en relief du caractère d’artéfact esthétique de l’objet du texte de Banville. Ce caractère est rehaussé encore par la formule du « grand poëme de pierre », qui double le caractère esthétique de la statue. Cette mise en relief souligne, à son tour, l’artificialité du texte poétique (contre l’illusion de naturalité romantique) 75 . Or, Hempfer a interprété une version du texte antérieure- à la version définitive citée ici.- Il justifie ce choix- en expliquant que, selon lui, cellelà, montre ces aspects mieux que la version définitive. Hempfer s’étonne même du fait que Banville a réduit plus tard l’insistance avec laquelle il signale le caractère d’artéfact de la statue 76 . J’ai l’impression que Banville a changé son texte pour mettre en scène un jeu poétique encore plus 72 Banville, Théodore de. Œuvres poétiques complètes, vol.- 1, éd. Peter S. Hambly, Paris, Champion, 2000, p.-225. 73 Cf. Hartung, Parnasse und Moderne, op.-cit., p.-84. 74 Verlaine, Paul. Œuvres poétiques complètes, éd. Jaques Borel et Yves-Gérard Le Dantec, Paris, Gallimard, 1962, p.-96. 75 Cf. Hempfer, Klaus W. « Zur Differenz der Gegenstandskonstitution in romantischer und parnassischer Lyrik - am Beispiel der Kunstwerk- und Künstlerbezüge », dans id. (dir.), Jenseits der Mimesis, op.cit., pp.-43-75, ici pp.-49-52. 76 Ibid., p.-50 : « Die Fassung in der Ausgabe letzter Hand […] reduziert erstaunlicherweise gerade die Insistenz auf dem Artefaktcharakter der Skulptur ». 254 Henning Hufnagel raffiné. En renforçant les éléments qui décrivent la statue comme un être vivant, il renforce la pointe du poème : tandis que la statue prend de plus en plus l’aspect d’une femme en chair et en os - en chair, surtout -, le moi énonciateur - de manière présomptive, un être vivant, et explicitement un homme - revêt des qualités de statue. Présentés comme contraires, le moi et la statue-semblent s’assimiler au cours du poème, presque échanger leurs positions. Banville renforce ce caractère en remplaçant directement les références qui soulignent l’artificialité de la statue ; je ne donne que les trois exemples les plus pertinents.-Le changement dans le premier vers, tout en réduisant la référence à l’artificialité, est encore ambigu : ce qui est devenu dans la version finale « O Vénus de Milo, guerrière au flanc nerveux » était « O Vénus de Milo, vieux bloc au flanc nerveux » dans la version antérieure-- le mot de « guerrière » peut être appliqué aussi à une statue (même si cela est surprenant chez une statue de Vénus ; je reviendrai sur cette incongruité apparente), mais « bloc » ne peut pas être appliqué à un être vivant. Au vers 5, « Débordement de vie avec art compensé » se substitue à « Lyrisme de débauche avec art compensé ».- Une référence explicite à la « vie » qui, en plus, crée un contraste avec l’« art », substitue donc une formule précieuse de « transposition d’art ». C’est le cas aussi dans les vers 7 et 8. Dans la version définitive, les seins marmoréens sont doués de vie, comme l’indique leur mouvement. Ce mouvement remplace une formule qui décrit les courbes des seins comme un rythme poétique : « Je brûle sagement pour la longue harmonie/ De vos seins contournés en rhythme d’Ionie » cède la place aux vers plus érotiques « J’adore votre bouche où le courroux flamboie/ Et vos seins frémissants d’une tranquille joie » 77 . Le jeu de Banville est sérieux, car il a un aspect poétologique.- En créant une véritable oscillation entre le vivant apparemment naturel et l’inerte artificiel, Banville met en évidence les qualités propres de la littérature : contrairement à la sculpture, la littérature peut, dans une même œuvre, développer plusieurs possibilités de présentation d’un sujet, même contraires, et même si elle thématise un objet aussi figé qu’une sculpture. La littérature peut construire et explorer des potentialités - caractère auquel le conditionnel des vers 9 à 14 semble faire allusion. La littérature dispose de ces qualités non principalement à cause de son pouvoir de fiction (que l’on peut attribuer, bien sûr, aussi aux arts plastiques), mais plutôt parce qu’elle se définit par la dimension du temps. Elle dispose des actions l’une après l’autre, tandis que les arts plastiques sont 77 Banville, Théodore de. Poésies complètes de Théodore de Banville (1841-1854), Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1858, pp.-182-183, cité d’après Hempfer, « Zur Differenz der Gegenstandskonstitution », op.-cit., p.-50. « Disiecta membra » 255 définis par l’espace, disposant des objets l’un à côté de l’autre, pour rappeler les définitions de ces deux formes d’art que Lessing avait élaborées dans son Laokoon et invoquer donc cette figure une deuxième fois au cours de mon article 78 . Ce n’est pas par hasard, semble-t-il, que Banville écrit que la Vénus de Milo pourrait retrouver ses bras « un jour » - en ajoutant donc un complément de temps à sa phrase. Son poème est une réflexion sur les conditions de la poésie et de la plastique - qui n’hésite pas à insinuer un jugement sur le rang respectif des deux arts. Banville montre que le poème peut être un « monumentum aere perennius », selon la formule célèbre d’Horace, aussi éternel que le marbre de la déesse, aussi figé, mais un monument néanmoins en mutation et en mouvement. Avec une certaine ironie, Banville met en scène le propre de la littérature en partant d’un topos des écrits sur la sculpture, gardant à l’esprit ainsi la réflexion sur la statue.- Une des qualités définitoires du genre des statues tridimensionnelles est notamment d’offrir au spectateur une multitude d’aspects, selon sa position vis-à-vis de la statue. Banville semble y faire allusion quand il attribue à la statue des expressions d’émotions multiples, même contraires, là où Leconte de Lisle ne voyait que la sérénité, pure et blanche, d’une feuille de papier vierge. La Vénus de Banville se montre, tour à tour, irritée, songeuse, furieuse et tranquillement joyeuse. L’oscillation entre le vivant et l’inerte est donc doublée d’une oscillation entre les émotions. Mais Banville intensifie leur contraste jusqu’à ce que ces émotions ne semblent plus pouvoir « tenir » dans une même statue-- tout comme, sur l’autre niveau d’oscillation, le « débordement […] compensé » de la première partie du poème « déborde » tout à fait en ce « combat unique » dans la seconde partie où s’entrelacent corps statuaire et humain. Si Banville fait ainsi « exploser » les contraires, il fait de la statue une collection de fragments - dans les yeux de Banville, la Vénus de Milo n’a pas perdu seulement ses bras -, et ce sont des fragments qui ne s’accordent pas toujours bien. Particulièrement mal, parmi ces fragments, semble s’accorder la « guerrière » du premier vers. Bien sûr, elle indique déjà le « combat » amoureux de la deuxième partie, selon l’imagerie traditionnelle de l’erotomachia, de l’amour comme guerre, imagerie qui trouve son écho encore dans la formule de la « guerre des sexes ». Mais placée au début du poème, juxtaposée directement à l’invocation de la Vénus de Milo et donc entendue comme une caractérisation de la statue, la désignation désoriente. Je veux avancer l’hypothèse que Banville étale ces fragments mal accordés à l’image de la déesse de l’amour pour jouer un deuxième jeu avec le lecteur : celui de reconstruire la Vénus de Milo. Ainsi, il fait allusion - de 78 Cf. Lessing, Gotthold Ephraim. Laokoon. Briefe, antiquarischen Inhalts, éd. Wilfried Barner, Frankfurt a.M., Deutscher Klassiker Verlag, 2007, p.-116. 256 Henning Hufnagel manière implicite - au discours de l’archéologie ; nous avons vu, à travers l’exemple de Creuzer, comment à cette époque les débats sur la reconstruction de la Vénus de Milo étaient vifs. Si, à la fin du poème, Banville évoque, avec l’« amant sculpté », une deuxième statue,- il ne paraît pas trop audacieux de vouloir l’identifier : il s’agit certainement de Mars, le dieu de la guerre, car tous les attributs peu compatibles avec Vénus que nous avons nommés s’accordent très bien avec lui - de l’aspect guerrier jusqu’à la colère. De plus, Mars et Vénus comptent parmi les couples amoureux les plus célèbres ; Mars sommeillant dans les bras adultères de Vénus est une scène classique de l’art depuis Homère. Avec le moi énonciateur transformé, par la contemplation de la déesse, en dieu de la guerre, tout d’un coup, les fragments incohérents du texte s’insèrent dans un ensemble complet, tout comme la Vénus de Milo retrouve ses bras dans un embrassement. Si, dans la deuxième partie de son poème, Banville semble défaire la statue en la transformant en être vivant, sur un autre niveau, il augmente l’aspect sculptural en intégrant les fragments de la statue dans un groupe statuaire. Banville met en œuvre ainsi une troisième oscillation, entre l’impression de la fragmentation et la possibilité de la reconstruction. Cette oscillation trouve, du reste, un reflet dans l’organisation formelle du poème. Avec ses quatorze vers, divisés en deux parties de huit et de six vers (démarquées même typographiquement), organisées en une opposition dialectique, et avec une pointe finale bien marquée, le poème est un pseudo-sonnet : un sonnet dont il faut reconstituer mentalement la forme prestigieuse à partir des alexandrins à rime plate, tout comme en dessous de l’apostrophe incohérente d’un moi énonciateur bouillonnant de désir - « J’adore votre bouche […]/ Et vos seins » -, il faut reconstituer le groupe mythologique. Étant donné que ce moi, soit dit entre parenthèses, formule son bouillonnement encadré dans la forme doublement artistique de vers qui méditent sur la sculpture, il se définit lui aussi comme un « débordement de vie avec art compensé », ce qui crée un effet d’assimilation entre la statue et le moi énonciateur bien avant l’« amant sculpté » du dernier vers. Ce ne serait pourtant pas un texte de Banville si ces jeux n’avaient pas aussi une part décidément ludique, franchement grivoise même. Sous cet angle, les deux derniers vers sont particulièrement significatifs. Comme je l’ai déjà esquissé, le moi énonciateur y imagine un accouplement avec Vénus : Et vous m’étaleriez votre ventre indompté, Pour y dormir un soir comme un amant sculpté ! Les rimes sur lesquelles le poème s’achève sont assez banales - deux formes grammaticales identiques, des participes passés à valeur d’adjectif, rehaussées seulement par la double consonne d’appui -, mais Banville fait « Disiecta membra » 257 rimer deux syntagmes spéciaux, bien chargés de signification. Combinée à la formule puissante du « ventre indompté », exposé nu devant le moi - formule qui évoque une image digne de L’Origine du monde (1866) de Courbet -, Banville donne au syntagme de l’« amant sculpté » un caractère particulièrement suggestif, tempéré juste au minimum par l’ambiguïté euphémistique créée par le verbe « dormir » qui implique l’inactivité. D’une part, dans le contexte de la statue qui se change en être de chair, le syntagme joue sur l’opposition entre mou et dur - et désigne un homme qui se durcit en « marbre de chair », donnant au poème une « pointe » finale presque aussi choquante que Rimbaud dans sa Vénus Anadyomène 79 . D’autre part, suivant les règles qu’il formulera dans son Petit Traité de poésie française, Banville a combiné « des mots très-semblables entre eux comme Son , et très différents entre eux comme SenS » 80 . Et pourrait-on évoquer des objets plus différents l’un de l’autre que deux objets caractérisés par la complémentarité, comme, pour ainsi dire, le yin et le yang des organes féminin et masculin ? Mais on peut aller encore plus loin : on peut même dire que toute la construction du poème repose sur un calembour « funambulesque ». Si le poème commence avec la statue de la Vénus de Milo et finit sur l’acte sexuel de la statue vivifiée, on y passe donc de l’œuvre d’art … à l’œuvre de chair. - J’ai évoqué cette formule au début de mon chapitre non pas par pudibonderie, mais parce qu’elle mène au cœur du texte. - Ce passage de l’œuvre d’art à l’œuvre de chair, nous rappelle Banville, est pourtant possible seulement parce qu’il a lieu dans une œuvre poétique, dotée des possibilités de présentation qui sont propres à la littérature. De cette manière, le côté sérieux, poétologique, du poème est présent même là où son côté grivois semble le plus dominant, créant encore une quatrième forme d’oscillation. 79 Dans le poème de Rimbaud, le registre stylistique médical de l’« ulcère à l’anus » (Rimbaud, Arthur. Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, 2009, p.- 65), outre la laideur esthétisée et le caractère pathologique nauséabond de l’objet, produit un effet de choc encore plus fort, iconoclaste, comparé au registre métaphorique de Banville et son langage mythologique de « gaze », pour réutiliser un terme courant dans la littérature libertine du XVIII e siècle : en adaptant un passage de la préface de Voisenon à son Sultan Misapouf (1746), on peut dire que Banville a « évité tous les mots qui pourraient blesser les oreilles modestes ; tout est voilé mais la gaze est si légère que les plus faibles vues ne perdront rien du tableau » (Voisenon, « Le Sultan Misapouf », dans Romans libertins du XVIII e siècle, éd. Raymond Trousson, Paris, Laffont, 1993, pp.-499-534, ici p.-501). 80 Banville, Petit Traité de poésie française, op.-cit., p.-75. 258 Henning Hufnagel 2.3. Louis-Xavier de Ricard, A Vénus de Milo : échos de deux côtés Avec son sonnet sur la déesse de Milo, Louis-Xavier de Ricard, poète mineur, mais organisateur important du Parnasse contemporain 81 , donne un exemple de l’esprit de groupe des Parnassiens : ils écrivent non seulement des poèmes sur les mêmes sujets qui portent les mêmes titres, mais leurs poèmes se reflètent et se réfèrent aussi les uns aux autres. Ainsi celui de Ricard : son sonnet est une chambre d’échos des poèmes de Banville et de Leconte de Lisle. A Vénus de Milo O Vénus de Milo, grand poëme sculpté, Les charmes infinis rêvent sous ta paupière, Et les baisers muets de tes lèvres de pierre Font descendre en nos cœurs la sainte volupté. Hymne marmoréen, tu vois l’éternité T’admirer, et sourire à ta candeur altière ; A genoux devant toi, l’esprit et la matière, [sic] Adorent ta puissance et ta sérénité. Le temps a respecté ta grâce tout entière, Et de nos passions la vaine activité N’a jamais dérangé les plis de ta beauté. Poëte, garde ainsi ton âme intacte et fière ; Que ton esprit, vêtu d’impassibilité, Marche à travers la vie au but qui l’a tenté 82 . Comme dans les poèmes de Leconte de Lisle et de Banville, la situation d’énonciation chez Ricard est l’apostrophe à la statue de la déesse. Et comme chez les deux autres auteurs, on constate un certain glissement, un changement au cours du poème. Visiblement, Ricard s’efforce de faire une synthèse des poèmes des deux « maîtres » tels que Gabriel Marc les a mis en scène dans ses triolets. Cet effort de synthèse s’exprime aussi dans le fait que l’on ne trouve pas de « moi » dans le sonnet, seulement un « nous » généralisant. Ricard suit ses modèles de très près. Le premier vers, par exemple, est une combinaison presque littérale de deux hémistiches de Banville : Ricard n’a changé que la rime, en mettant « poëme sculpté » au lieu de « poëme de pierre ». Néanmoins, force est de constater que « sculpté » était le dernier mot du poème de Banville ; de cette manière, Ricard semble directement continuer Banville. Et il faut remarquer que la clausule de Banville, « de pierre », 81 Cf. l’esquisse biographique très informative de Yann Mortelette (Mortelette (éd.), Le Parnasse. Mémoire de la critique, op.-cit., pp.-413-416). 82 Ricard, Louis-Xavier de. Ciel, rue et foyer, Paris, Lemerre, 1866, p.-27. « Disiecta membra » 259 se trouve, tout près, aussi chez Ricard, repoussée au vers 3 et utilisée pour la deuxième rime de son sonnet. La première strophe remploie aussi d’autres éléments du poème de Banville, bien que généralement dans un registre plus sage, moins sensuel : les « charmes infinis » sont spiritualisés et cachés dans les yeux (« sous ta paupière »), au lieu d’être exposés et charnels comme la bouche et les seins, pour ne pas mentionner le « ventre ». De même, les « amours éperdus » de Banville deviennent « la sainte volupté ». Si les deux déesses ont un aspect songeur (« rêvent » ici,-« songe », « avez toujours pensé » là), leurs rêves semblent assez différents. La deuxième strophe semble d’abord continuer la première, étant donné que Ricard forge une formule d’ouverture calquée sur le modèle de la « transposition d’art » du premier vers. Mais tout comme le mot « marmoréen » (tel qu’un autre mot-clé, trois lignes plus tard, « sérénité ») provient déjà du texte de Leconte de Lisle, la deuxième strophe réunit des motifs de ce poème-là : là où Leconte de Lisle avait écrit « et le monde palpite,/ Et le monde est à toi », Ricard aussi intronise la Vénus de Milo comme reine du monde devant laquelle « l’esprit et la matière » doivent se mettre « [à] genoux ». Ce qu’avait été un envoûtement passionnel à la Banville est augmenté en une prise de pouvoir à la Leconte de Lisle. Dans le premier tercet, Leconte de Lisle l’emporte complètement. Ricard y formule une paraphrase de la Vénus comme symbole de la poésie impassible, comme l’a développé Leconte de Lisle, et il repousse, en même temps, le jeu d’oscillations érotiques de Banville : là où le moi énonciateur de Banville s’approche de la déesse dans un conditionnel concupiscent, Ricard dénonce « de nos passions la vaine activité ». Et là où Banville songe à faire tomber la « blanche tunique » de Vénus, Ricard évoque justement cette tunique en la déclarant intouchable : rien d’humain n’a « jamais dérangé les plis de ta beauté ». Ricard souligne le caractère idéal de cette beauté, son côté intellectuel, désigné comme « grâce », en la différenciant de sa réalisation matérielle : si l’on ne tient pas compte de cette différence, son vers « Le temps a respecté ta grâce tout entière » n’a aucun sens, puisque le temps n’a visiblement pas respecté l’intégrité du corps marmoréen. Le tercet final décode le symbole, de manière quelque peu didactique, en s’adressant maintenant à un « Poëte » générique. Il est pourtant intéressant de constater que le symbolisé présente des caractéristiques du symbole.-Entre autres, Ricard fait « marche[r] » l’esprit de son poète « à travers la vie », tout comme Leconte de Lisle avait écrit à propos de la Vénus de Milo : « Tu marches, fière et nue, et le monde palpite ». Le poète est donc décrit avec les mêmes termes que la statue. De cette façon, il fait encore écho à l’« amant sculpté » de Banville. Si Ricard semble 260 Henning Hufnagel reprendre le poème de Banville pour l’« exorciser » sous le signe de Leconte de Lisle, ses motifs restent donc présents, jusqu’à la fin du texte, et, avec eux, la tension entre les deux « chefs » du Parnasse. Et l’effort que fait Ricard sur le niveau formel n’y change rien : il réalise la forme stricte du sonnet de manière encore plus stricte que de coutume ; il n’utilise que deux rimes - en -té et en -ière/ -ierre - dans les quatorze vers au lieu d’en employer de différentes dans les tercets. 2.4. Sully Prudhomme, Devant la Vénus de Milo : palinodie de Banville par l’esprit historiographique Chez Ricard, l’esprit de groupe des Parnassiens s’exprime sur le niveau de l’intertextualité. Chez Sully Prudhomme, le rapport entre les poètes est explicité : son poème intitulé Devant la Vénus de Milo porte la dédicace- « A Théodore de Banville » 83 . Cette dédicace signale peut-être un hommage, mais certainement pas un consensus, bien au contraire : si, dans son texte, Banville a mis en scène le couple sculptural de Mars et Vénus amoureux, Sully Prudhomme semble y avoir vu un autre groupe célèbre : la Vénus au satyre, et il procède à en faire la palinodie. Sully Prudhomme continue donc, d’une certaine manière, le poème de Ricard, mais avec plus de système. Il s’y sert, à côté d’une conception spécifique - spiritualisée - de l’art et de la sculpture en particulier, d’une approche caractérisée par ce qu’on peut appeler un esprit historiographique. Comparé aux autres textes analysés ici, son poème est très long - quarante-quatre quatrains en trois parties. Si sa situation d’énonciation est, comme chez les précédents, une apostrophe de la statue - du moins au début et à la fin du poème -, son titre indique déjà qu’il s’agit d’une méditation sur la statue : sur ses qualités, ses conditions et son contexte. Ce titre suggère aussi, par sa préposition de lieu, une situation concrète où le nous énonciateur - à la différence de Banville, mais pareillement à Ricard, Sully Prudhomme opte pour la généralisation - observe la statue, en soulignant donc la matérialité et la réalité de l’objet de son discours. Dans la première partie, Sully Prudhomme présente la création de la statue en tant que processus intellectuel. Dans la deuxième partie, il évoque le contexte historique et réfléchit sur les conditions de la création de cette forme d’art à l’antiquité. Dans la troisième partie, il confirme sa caractérisation de la sculpture comme un art sublime de sublimation. 83 Sully Prudhomme. Poésies 1879-1888. Le Prisme - Le Bonheur, Paris, Lemerre, 1888, p.-30-36, ici p.-30. « Disiecta membra » 261 Les premières strophes du poème donnent une sorte de résumé de ce programme que les strophes suivantes développeront ; je cite les strophes 1 à-4 de la première partie en les commentant tout de suite : Ton marbre en même temps nous dompte et nous rassure, Statue impérieuse et sereine à la fois ; On peut te regarder et t’aimer sans blessure, Et noble est la leçon de tes lèvres sans voix. En se servant de la rhétorique de la négation du poème de Leconte de Lisle, Sully Prudhomme révoque le poème de Banville : il dénie à la Vénus de Milo tout caractère « érotique » en coupant les liens familiaux entre Vénus et Eros : Eros, le dieu léger des amours vagabondes, Ne peut être, ô Vénus de Milo ! ton enfant : Tu n’es pas la déesse où l’écume des ondes Fit naître un cœur impur, mobile et décevant ; Et comme pour réduire sa corporalité encore plus, il la présente comme un signe à déchiffrer, un signe qui parle un « langage »-à l’âme : Non, ta forme nous parle un grave et fier langage Qui vibre au fond de nous bien au delà des sens, Et le philtre sacré que ton beau corps dégage Ne trouble que notre âme et s’y change en encens. Le moyen d’une telle spiritualisation du corps est l’artiste sculpteur : Dans les lignes du marbre où plus rien ne subsiste De l’éphémère éclat des modèles de chair, Le ciseau du sculpteur, incorruptible artiste, En isolant le Beau, nous le rend chaste et clair 84 . Avec son ciseau, le sculpteur- fait la « chair » « chaste et clair[e] », scindant la sonorité de la première parole en les sonorités des deux autres. De cette manière virtuose, Sully Prudhomme montre qu’il maîtrise les règles de la rime aussi bien que Banville. Sully Prudhomme met en œuvre sa réfutation de la sensualité de Banville principalement par un changement de perspective : à la place du regard sur la statue, il présente un regard sur le processus de sa création ; le spectateur s’efface au profit du sculpteur, de l’artiste donc, qu’il faut lire aussi comme un chiffre du poète, suivant l’exemple programmatique de 84 Ibid. 262 Henning Hufnagel la dernière strophe du poème L’Art de Gautier où celui-ci incite le poète au travail sous la figure du sculpteur : Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant 85 . Si chez Banville la statue semble devenir un être vivant, Sully Prudhomme met en œuvre précisément le processus inverse : la transformation du modèle nu en statue. Et là où Banville fait descendre la déesse vivifiée littéralement de son piédestal, Sully Prudhomme élève le modèle, aussi littéralement, sur l’« autel » d’un art spirituel. C’est ce que développent les strophes 6 à 8 de la première partie : Quel visiteur profane, hôte d’un statuaire, Devant la forme calme et l’artiste anxieux N’a senti l’atelier devenir sanctuaire Au colloque muet du modèle et des yeux ? La chair se sanctifie au cœur qui la contemple ; Assise sur l’autel dans le temple du Beau, Nul rêve inférieur ne l’outrage en ce temple Où le désir se tait comme dans un tombeau, Où n’ose tressaillir nulle autre convoitise Que celle qui livra Prométhée au vautour, Où la Beauté, miroir de l’idéal, attise Une soif de créer plus haute que l’amour, [… 86 ] Sully Prudhomme introduit donc un deuxième regard, celui qui mène le « colloque muet du modèle et des yeux » : le regard spécifique de l’artiste sur son modèle. Chez Banville, le regard avait déclenché le désir, prolixe en commentaires ; chez Sully Prudhomme, n’en naît que le désir de créer - et de créer de façon transcendante, « plus haute que l’amour ». Il semble donc mettre en doute la probité artistique de Banville : par rapport à la situation dans le texte de Sully Prudhomme, le moi énonciateur de Banville n’apparaît que comme un simple amateur qui contemple la statue. Et encore plus (ou pire) : un amateur d’art qui, excité par cette contemplation, d’amateur, se fait « amant ». Le sculpteur de Sully Prudhomme, par contre, devient, en tant qu’artiste, un créateur aux accents divins. Lisons la strophe 10 : 85 Gautier, Émaux et Camées, op.-cit., p.-150. 86 Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888, op.-cit., p.-31. « Disiecta membra » 263 La figure, à l’appel de l’ébauchoir agile, Se laissant deviner lentement, puis saisir, Au soleil par degrés sort de l’obscure argile Et s’offre toute nue aux yeux purs de désir ; [… 87 ] Outre les allusions au récit biblique de la création, cette « naissance de Vénus de l’argile » est aussi une image puissante de la spiritualisation du corps nu par l’art : le corps émerge de l’« obscure argile » au soleil, c’est-à-dire d’une matière humble, apparentée à la fange et à la poussière, à la lumière immatérielle, métaphore traditionnelle de l’esprit. Dans la strophe suivante qui clôt la première partie, Sully Prudhomme nous livre une véritable conclusion - la conclusion qu’il tire de sa réflexion sur le regard du sculpteur : Car l’anoblissement du regard que tu charmes, O sculpture sévère, est ton plus grand bienfait ; Ton chef-d’œuvre éteint les ardeurs sous les larmes Qu’arrache l’Infini caché dans le Parfait 88 . Le regard de l’artiste doit donc informer aussi le regard du spectateur commun, en le faisant regarder outre la « chair », en la spiritualisant : c’est cela le « bienfait » (moral) de la sculpture en tant que genre artistique. C’est aussi la « leçon [des] lèvres sans voix » de la Vénus de Milo, annoncée dès le quatrième vers ; Sully Prudhomme présente la statue comme « chefd’œuvre » représentatif du genre. En revenant à la statue, il confirme la situation d’énonciation du poème « devant la Vénus de Milo » telle que le titre du poème l’avait (fictivement) établie. Et, en même temps, il confirme d’être arrivé à cette conclusion par la contemplation méditative de la statue in loco. Que cette conclusion présente le point final d’un processus de connaissance censé transformer l’attitude du spectateur (et du lecteur, ayant présent à l’esprit Banville), Sully Prudhomme le souligne en modifiant dans la situation d’énonciation. Tout comme au début du poème, c’est une apostrophe. Mais si le texte retourne à la statue, il ne s’adresse pas- à elle : maintenant, l’apostrophe est adressée à la sculpture en général, pas à cette statue en particulier. Ce « bienfait » de la spiritualisation est un bienfait pour la modernité. Car la sculpture antique est déterminée par d’autres conditions, comme Sully Prudhomme l’explique dans les dix strophes de la deuxième partie de son poème. Il marque les différences infranchissables entre l’antiquité grecque et le XIX e siècle français. Une strophe d’introduction établit cette 87 Ibid. 88 Ibid., p.-32. 264 Henning Hufnagel opposition, puis, Sully Prudhomme peint l’image d’une Grèce antique caractérisée par des rapports de familiarité avec la nudité : Ceux de nous que la chair a séduits par la ligne Pleurent d’être nés tard sous nos rudes climats, Enviant aux anciens cette fortune insigne D’avoir connu le Beau qui ne se voilait pas. La vue au peuple grec n’en fut pas interdite : Sur le corps se moulait le lin souple et léger. Heureux les Praxitèle ! ils voyaient Aphrodite Au grand jour, en plein air, de la vague émerger, Et, déesse mêlée aux mortelles d’Athènes, Dans un groupe accompli, sereine, resplendir, Et, la main sur la hanche, au retour des fontaines, Élever vers l’amphore un bras et l’arrondir. Drapée, et cependant fidèle à la lumière Sous les plis peu jaloux de la dissimuler, Sa forme souveraine, à leurs yeux coutumière, Leur exaltait le cœur, au lieu de le brûler. […] Ils y pouvaient surprendre une attitude heureuse, Une élégance innée éclose sans efforts ; L’âme enfin d’une race aimable et généreuse Librement devant eux souriait dans les corps. Ensuite, Sully Prudhomme y oppose son époque présente en quatre strophes dont je cite les deux plus significatives : Nous foulons un sol froid qu’à peine un rayon touche, Où marchent tous les corps cruellement vêtus, Où la chaste Beauté, menacée et farouche, Met la peur du regard au nombre des vertus. Enfants perdus de l’art sur ce sol impropice, En un siècle rebelle au pur amour du Beau, Les sculpteurs n’ont point fait le lâche sacrifice De l’austère Idéal aux mœurs du temps nouveau 89 . Or, Sully Prudhomme n’oppose pas simplement l’antiquité en tant qu’époque idéale de l’art et de la beauté aux temps actuels, marqués par la laideur industrielle et l’ignorance arrogante vis-à-vis de la beauté. On retrouve une telle opposition dans nombre de textes parnassiens, notamment chez Leconte de Lisle, chez Gautier ou chez Banville, par exemple dans son poème L’Exil 89 Ibid., pp.-32-33. « Disiecta membra » 265 des dieux qui occupait, certainement délibérément, une position saillante au milieu de la première livraison du premier Parnasse contemporain 90 . Là, Banville met en scène les dieux de l’antiquité, errants à travers un « bois sinistre et formidable, au nord/ De la Gaule » 91 , répudiés par les hommes qui se convertissent au Christianisme. « Aphroditè », la déesse-sœur de la Vénus de Milo donc, se lance dans une philippique - et jérémiade en même temps - contre l’homme. Même si dans la logique du poème, il s’agit de l’homme du quatrième siècle 92 , en pratique, elle s’adresse à l’homme contemporain de Banville. Elle lui prédit un monde dénué de poésie : Tout est dit. Ne va plus boire la poésie Dans l’eau vive ! les dieux enivrés d’ambroisie S’en vont et meurent, mais tu vas agoniser. […] Ce grand courant de joie et d’amour, tu t’en sèvres ! Ils ne fleuriront plus tes pensers, enchantés Par l’éblouissement des blanches nudités. Donc subis la laideur et la douleur. Expie 93 . Si Banville aussi élève la « nudité » au rang d’emblème pour marquer l’opposition, cette dernière parole, « expie », fait toute la différence entre son approche et celle de Sully Prudhomme, car elle implique l’idée de réparation, d’un retour possible aux façons antiques. 90 Le locus classicus pour le verdict de Leconte de Lisle sur son époque est certainement sa préface aux Poëmes et poésies (1855) (cf. Leconte de Lisle, Charles Marie René. « [Préface des Poëmes et poésies] », dans id., Articles - Préfaces - Discours, éd. Edgard Pich, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp.-123-136) ; une présentation probablement moins connue des rapports du XIX e siècle avec la beauté poétique se trouve dans Gautier, Théophile. « Les Progrès de la poésie française depuis 1830 », dans id., Histoire du Romantisme, Paris, Charpentier, 1874, réimpression Paris, L’Harmattan, 1993, pp.- 255-345, ici p.- 330. Hempfer indique L’Exil des dieux comme un texte qui développe l’opposition des époques de manière paradigmatique (cf. Hempfer, « Zur Differenz der Gegenstandskonstitution », op.-cit., p.-48). À propos de la première livraison du Parnasse contemporain cf. Mortelette, Histoire du Parnasse, op.-cit., p.-177. C’est, entre autres, cette position saillante de L’Exil des dieux au Parnasse contemporain qui suggère que Sully Prudhomme se réfère à ce poème ; les poèmes de celui-ci se trouvent dans la septième livraison (cf. ibid.). 91 Banville, Théodore de. « L’Exil des dieux », dans Le Parnasse contemporain - Recueil de vers nouveaux, vol.-1, Paris 1866, réimpression Genève, Slatkine, 1971, pp.-6-12, ici p.-6. 92 Le passage qui ouvre le poème mentionne Constance, un des fils et successeurs de l’empereur Constantin : le « bois sinistre » côtoie une mer houleuse où « Accourent les vaisseaux de l’empereur Constance » (ibid., p.-6), le tout formant un paysage qui fait penser à un décor romantique à la Chateaubriand. 93 Ibid., pp.-11-12. 266 Henning Hufnagel Chez Sully Prudhomme, il n’est pas question de ce retour. Même s’il formule, lui aussi, une plainte et accuse son siècle d’être « rebelle au pur amour du Beau », il insiste sur l’inéluctabilité de la différence entre la France moderne et la Grèce antique, car cette différence est déterminée non seulement par le temps, mais aussi par des facteurs climatiques. C’est dans cette insistance sur la différence historique que s’exprime ce que j’ai appelé l’esprit historiographique de Sully Prudhomme. Cet esprit se voit aussi dans les explications que Sully Prudhomme donne de cette différence : le poète explique comment un climat chaud détermine une certaine mentalité différente vis-à-vis du corps nu qui, à son tour, définit la sculpture grecque. Et il expose le contexte apparemment banal de cet art, en évoquant des scènes de la vie quotidienne : une femme qui se baigne dans la mer ou qui, amphore au bras, marche à travers Athènes. Sully Prudhomme va même jusqu’à attribuer aux Grecs un regard généralement artistique : ils voient de l’art même dans la vie quotidienne. C’est le cas quand il déclare qu’en observant une femme à l’amphore, ils « pouvaient surprendre une attitude heureuse » comme s’il parlait de l’attitude esthétiquement réussie d’une sculpture. Mais les « corps cruellement vêtus » de la France ne se voilent pas uniquement à cause des températures. À un moment donné, il doit y avoir eu une chute de la grâce, car la « chaste Beauté » moderne est « menacée » par la concupiscence. Aux Grecs, en revanche, la nudité, « à leurs yeux coutumière,/ Leur exaltait le cœur au lieu de le brûler » : pour Sully Prudhomme, les Grecs forment une « race aimable et généreuse », libre des tourments du désir, car douée d’un regard artiste - d’un regard pareil à celui qu’il a développé dans la première partie. Sully Prudhomme ne pose pas la question de savoir si l’attitude vis-àvis de la nudité a été changée par le Christianisme, comme, par contre, l’insinue Banville. Mais il exalte les sculpteurs modernes de défendre l’autonomie de leur art vis-à-vis des exigences des « mœurs du temps nouveau », en continuant de modeler des corps nus. Leur art autonome transcende donc les conditions de son contexte à deux égards : en ce qui concerne les mentalités morales et les conditions climatiques. Quelque idéalisée qu’apparaisse sa présentation de la Grèce antique - elle semble tout imprégnée de l’esprit néoclassique de Winckelmann, pour citer le deuxième nom évoqué plus haut -, nous avons bien vu que, dans sa façon de construire son raisonnement, Sully Prudhomme fait des emprunts aux attitudes de l’historiographie. Étant donné qu’il explique la sculpture grecque comme une pratique culturelle définie par son contexte - qu’il fait donc des liens entre un certain type d’objets et la vie quotidienne -, on peut même dire qu’il se réfère aux approches de l’archéologie. En outre, le nom de Winckelmann n’est certainement pas déplacé dans ce contexte ; Winckelmann est, on le sait, une des figures fondatrices de l’archéologie « Disiecta membra » 267 moderne.- Il ne fait que confirmer la référence de Sully Prudhomme à un savoir archéologique tel que l’époque l’entendait ou, au moins, ne le démentait pas encore. Après avoir démontré le caractère non érotique de la nudité grecque, en marbre ou en chair, Sully Prudhomme retourne dans la troisième partie de son poème à la sculpture dans les conditions modernes, c’est-à-dire les conditions du désir sexuel. Il reprend une idée développée dans la première partie, l’idée du regard du sculpteur qui transcende la chair, et généralise ce regard ad usum publici : […] la jalousie, en éveil à toute heure, Au regard enchanté vient barrer le chemin, Car il faut en amour que le grand nombre pleure, Que le bonheur d’un seul frustre le genre humain. C’est pourquoi bénissons un art qui nous enseigne, Par le marbre où le souffle est venu s’apaiser, Un amour dont le cœur ne frémit ni ne saigne, Affranchi de l’espoir et des deuils du baiser 94 . La sculpture substitue à l’amour corporel un autre amour, un amour spirituel qui ne touche pas (par le baiser). De cette manière, Sully Prudhomme attribue à la sculpture une véritable fonction de sublimation. Soit dit entre parenthèses que l’on peut tout à fait entendre ici le terme sublimation au sens freudien, vu que, vingt ans plus tard, Freud établit des fonctions de la sculpture tout à fait comparables 95 . Sully Prudhomme célèbre cet art « pur » dans les trois dernières strophes. Il est pur de plusieurs façons : -non seulement pur de désir sexuel, mais aussi de résidus temporels, et il est pur parce qu’autonome. Saluons donc cet art qui, trop haut pour la foule, Abandonne des corps les éléments charnels, Et, pur, du genre humain ne garde que le moule, N’en daigne consacrer que les traits éternels ! 94 Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888, op.-cit., p.-35. Je cite les strophes 7 et 8 des treize strophes de la troisième partie. 95 Freud le fait dans sa fameuse interprétation de la nouvelle Gradiva de Wilhelm Jensen. Rappelons brièvement que dans cette nouvelle au sous-titre charmant « Ein pompejanisches Phantasiestück » (« un caprice pompéien »), un jeune archéologue retrouve inconsciemment des traits d’une ancienne amie appelée Zoë Bertgang dans la figure féminine d’un bas-relief romain ; il appelle cette jeune Romaine « Gradiva » (cf. Freud, Sigmund. Der Wahn und die Träume in Jensens Gradiva [1907], dans id., Studienausgabe, vol.- 10, Bildende Kunst und Literatur, éd. Alexander Mitscherlich, Angela Richards et James Strachey, Frankfurt a.M., Fischer, 2000, pp.-9-85). 268 Henning Hufnagel Cependant, cet art qui « désincarne » le corps reste un art sublime, « trop haut pour la foule » qui semble être moins sensible à son travail de sublimation. Mais hoi polloi ne dévalorisent pas sa force civilisatrice 96 , comme Sully Prudhomme le met en relief dans les derniers vers de son poème. Il y retourne à la statue de Vénus : - Car aujourd’hui, malgré les désastres sans nombre Entassés par la flamme et le fer ennemi, O Vénus de Milo ! tu sors jeune de l’ombre Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi. Tu viens régénérer l’aspiration lasse, Guérir des vils soupirs les cœurs que tu soumets ; Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce, Figurer l’Idéal qui n’embrasse jamais 97 . Comme Leconte de Lisle et Ricard, Sully Prudhomme élève la statue au rang de symbole. Avec le dernier vers, Sully Prudhomme fait de la Vénus sans bras le symbole de l’art moderne, ainsi qu’il l’avait développé : spirituel et intellectuel ; qui ne touche pas. En faisant d’une statue antique le symbole de la sculpture moderne, il n’est cependant pas incohérent. Car, même si elle est toujours « jeune », elle est différente de celle d’il y a « deux mille ans » : en effet, elle a perdu des membres. Toutefois, Sully Prudhomme présente cette perte comme un gain : elle peut avoir perdu la « grâce » de la naturalité grecque, mais elle a gagné la force éthique de l’immatérialité spirituelle. C’est ce que Sully Prudhomme montre à Banville en faisant la palinodie non seulement de son poème A Vénus de Milo, mais aussi de son Exil des dieux. Il « corrige » son attitude, comme il corrige l’indication temporelle nonchalante de Banville - « Vous qui depuis mille ans avez toujours pensé » - en évoquant l’âge véritable de la statue de « deux mille ans ». En se référant ainsi à la chronologie, Sully Prudhomme indique qu’il corrige Banville en lui enseignant l’histoire. 96 Pour prévenir tout de suite de possibles malentendus, précisons un élément : cette force morale n’est qu’apparemment en contradiction avec la conception de l’autonomie de l’art.- Il faut en effet faire la différence entre fonction et force, entre les impératifs qui règlent la création d’un objet esthétique et l’usage que le public fait de cette œuvre d’art. Généralement, on peut dire que Sully Prudhomme est plus fidèle à la théorie autonomiste de l’art de Victor Cousin que Théophile Gautier ; il ne serait pas difficile de montrer que c’est le cas aussi pour Leconte de Lisle. Cousin parle d’une « affinité » du beau et du bien (et du vrai), établissant donc une relation ouverte, associative (bornée, en plus, à la sphère idéale) entre ces concepts, tandis que Gautier prône un « amoralisme » de l’art (cf. Hartung, « Victor Cousins ästhetische Theorie », op.-cit., pp.-197 et 206). 97 Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888, op.-cit., pp.-35-36. « Disiecta membra » 269 2.5. Charles Coran, Essais de peinture : la statue de plâtre ou la poétique banalisée Banville développe une oscillation entre le vivant et l’inerte, la chair et la statue. Dans le poème Essais de peinture de Charles Coran, on trouve la même oscillation, mais de façon variée, et de manière humoristique : Coran met en scène un regard oscillant entre le marbre de la statue et le corps d’une femme. De cette façon, il ironise Sully Prudhomme qui avait fait du regard chastement intellectuel de l’artiste sur son modèle une des instances de sa palinodie de Banville. Mais Coran ne démentit pas Sully Prudhomme, car l’artiste-amant de Coran reste un amateur, un dilettante. Coran joue aussi bien avec le motif de Pygmalion - le sculpteur qui tombe amoureux de sa statue, et la statue qui s’anime par cet amour - qu’avec le concept poétologique parnassien de la « transposition d’art » et avec la médiatisation de la mimesis. Dans son poème, la statue reste une statue, le marbre reste froid, et le corps de l’amante triomphe de la Vénus de Milo. Si le poème de Coran montre l’hétérogénéité et l’ampleur pleine de tension du Parnasse, il montre aussi que le Parnasse est tout à fait capable d’ironiser sur sa propre poétique 98 . Que Coran, dans son poème, banalise avec humour la poétique parnassienne, cela est signalé aussi par le fait-que la Vénus de Milo y est présente seulement en copie, en plâtre : à la statue banalisée par la reproduction correspond la poétique banalisée 99 . Dans le poème - une suite de vingt-quatre alexandrins à rime plate -, un jeune homme décide de devenir peintre - apparemment faute de mieux. De cette manière, le poème révèle son caractère humoristique dès le début : 98 La critique associe le plus souvent à Théodore de Banville cette capacité à l’ironie - mais, comme démontre le poème de Coran, il n’est pas le seul à considérer (cf. à propos de ce phénomène chez Banville les observations de Hartung, Parnasse und Moderne, op.-cit., pp.-79-97 et 255-258). 99 Il y a un autre poème de Coran qui thématise la statue, même dans le titre : A la Vénus de Milo. C’est un lamento humoristique des bras perdus - et de la beauté perdue dans l’époque moderne (cf. Coran, Charles. Poésies, vol.- 1, Onyx - Rimes galantes, Paris/ Versailles, Cerf et fils, 1884, pp.-16-17). Dans le premier Parnasse contemporain, on trouve encore un poème portant le titre A Vénus de Milo (statuette) où la Vénus de Milo figure aussi en copie de plâtre, même de dimensions réduites. Le ton de ce poème d’Aléxis Martin est aussi humoristique : il représente l’apostrophe de la petite statuette d’un moi-poète. Elle est la « chère confidente » et le « Seul reste d’un amour comme toi mutilé » : en un renversement du mythe de Pygmalion, la statuette est ce qui reste de son amour après que le moi-poète a chassé sa maîtresse infidèle : « Où puis-je mieux pleurer, poëte sans maîtresse,/ Que sur le sein meurtri de la Vénus sans bras ? … » (Martin, Aléxis. « A Vénus de Milo [statuette] », dans Le Parnasse contemporain, vol.- 1, op.- cit., pp.- 268-272, ici pp.-269 et 268). 270 Henning Hufnagel Le jeune homme enfin las de rêver l’avenir Sur un sofa qui peine à ne voir rien venir A choisi, pour remplir un emploi sur la terre, La peinture, occupant l’amour célibataire. (v. 1-4) Son amante s’offre comme modèle : « Dès lors, ayant Campaspe, il s’agit d’être Apelle ! » (v. 8). Mais l’entreprise « héroïque » de devenir peintre échoue pitoyablement. La confusion des rôles des personnages-y fait allusion : selon Pline, Campaspe était une amante d’Alexandre le Grand qui la fit peindre nue par Apelle 100 . Dans le jeune homme décrit par Coran, Alexandre et Apelle, le héros et l’artiste, s’unissent donc. Mais il est un héros de sofa, c’est-à-dire : - ses ambitions sont trop grandes, ses facultés trop restreintes. La scène d’atelier que présente le poème va dans le même sens, et plus loin encore : d’un côté de la toile blanche, on trouve l’amante posant nue, de l’autre, une copie de la Vénus de Milo, « comme au Louvre » (v. 11). Mais c’est justement cette vue double qui empêche le jeune homme de dessiner : Lui, devant un carton vierge, admire, ingénu, Les deux types du beau, l’idéal et le nu ; Puis va de l’un à l’autre, évoquant l’esthétique, Conjurant la nature, apostrophant l’antique ; Il laisse son crayon tomber, palpe les chairs, Caresse la statue, assimile leurs airs. (v. 13-18) Le regard du jeune homme va de l’une à l’autre, bientôt les regards laissent place aux mains, et finalement il se retrouve entre les bras de son amante - car Vénus n’en a plus. « Qu’obtiendra ce garçon de semblable culture ? » est la question ironique du pénultième vers. « Peut-être un madrigal, jamais une peinture » est la réponse du dernier, encore plus finement ironique : elle ironise le procédé de la « transposition d’art » et son jeu avec les différents média. Jusqu’à la fin, la toile du jeune homme est restée vide ; par contre, le madrigal s’est achevé - nous avons lu le poème. Coran exalte la poésie encore d’une autre manière ironique. Il exalte la force d’évocation de la langue - la force d’évoquer ce qui est absent - de façon grivoise, en se servant une deuxième fois de la métaphore de la peinture : il ne montre pas la corporalité en chair et en os, mais la suggère par un euphémisme métaphorique. Que ce passage traite de la force évocatrice de la langue, cela est souligné par le fait que les quatre vers mentionnent même deux fois le manque, l’absence de quelque chose - des bras de la Vénus de Milo : 100 Puis, se rendant compte qu’Appelle était tombé amoureux de son modèle, Alexandre la lui offrit (cf. Plinius Secundus, Gaius. Naturalis Historia 35, 86-87) - Appelle était donc un grand peintre avant d’« avoir Campaspe » ; dans le poème de Coran, cette relation est inversée. « Disiecta membra » 271 - Mais quel barbare osa mutiler la déesse ? … Horreur ! il a saisi l’être entier, sa maîtresse, Vers le sofa l’emporte, et conçoit un tableau Dans les bras que n’a plus la Vénus de Milo. (v. 19-22 101 ) L’ironie vient du fait que le « tableau » désigne la scène d’amour entre le peintre et son modèle - le rapport sexuel est souligné plutôt lourdement par le fait que « concevoir » veut dire « esquisser » aussi bien qu’« engendrer » -, mais qu’il s’agit d’une scène d’amour que justement le texte ne « peint » pas dans ses détails. Cette scène prend forme, tout au plus, obliquement, dans l’imagination du lecteur. 2.6. Sully Prudhomme, La Vénus de Milo : la déesse de l’évolution Je mets à la fin de mon article le cas le plus curieux d’un poème sur la déesse de Milo : curieux, parce qu’à part le titre, il ne semble guère thématiser la statue. En revanche, il l’emploie pour mettre en œuvre une grande synthèse. Une des caractéristiques de la poésie de Sully Prudhomme est l’effort d’intégrer les nouveaux savoirs scientifiques - potentiellement troublants et disruptifs - dans les systèmes traditionnels de sens et d’orientation ; par là, il vise à neutraliser leurs qualités déroutantes. C’est le cas dans les grands poèmes discursifs et didactiques, comme Le Bonheur ou La Justice ; ce dernier, par exemple, médite sur la signification du concept de justice dans un monde dénudé de sens métaphysique tel que le peint la théorie darwinienne. Mais cet effort d’intégration se trouve aussi - de manière plus emblématique et peut-être aussi de manière plus réussie - dans certaines de ses pièces courtes 102 . Cet effort d’intégration, Sully Prudhomme l’a réalisé de manière particulièrement virtuose dans le sonnet La Vénus de Milo. Il y réussit à amalgamer le mythe antique, la théorie de l’évolution et la réflexion parnassienne sur l’art antique. Sully Prudhomme reformule le mythe de Vénus née des ondes en lui insufflant l’esprit de la théorie de l’évolution. Et finalement, il laisse le mythe prendre forme dans la statue qu’il présente comme un produit de la nature : il en fait un « fossile » du développement naturel. Ça ne va pas sans certaines caractéristiques qui peuvent paraître involontairement bizarres aujourd’hui. 101 Coran, Poésies, vol.-1, op.-cit., pp.-24-25. 102 Cf., se focalisant sur les poèmes longs didactiques, Marchal, Hugues. « Sully Prudhomme ou le lyrisme de la perte des repères », dans Hufnagel/ Krämer (dir.), Das Wissen der Poesie, op.- cit., pp.- 153-173 et, pour les formes brèves, Hufnagel, Wissen und Diskurshoheit, op.-cit., chapitre 7.5. 272 Henning Hufnagel La Vénus de Milo La Nature accomplit lentement ses desseins. Elle ébauchait de loin la forme des poitrines En faisant onduler les surfaces marines, Se soulever les monts, se creuser les bassins ; Elle apprêtait aux cœurs leurs suaves coussins En courbant les profils enchanteurs des collines ; Qui sait après combien d’esquisses féminines, Au temps des premiers lys elle moula les seins ? Et de ses long [sic] essais le dernier n’est pas Ève : Son chef-d’œuvre attendu d’âge en âge s’achève, Et la beauté, de femme en femme, éclôt toujours, Jusqu’au type suprême où l’Art triomphe et trace D’un corps humain parfait les surhumains contours, Et ce modèle, ô Grèce, est la fleur de ta race 103 . En lisant le titre du poème, on s’attend à une description de la statue ou à une réflexion sur elle ou, du moins, à ce que le poème la thématise de quelque façon. Mais le texte déçoit de telles attentes : il faut attendre la dernière strophe, et même là, la statue n’est évoquée qu’à travers une périphrase, comme le « type suprême » de la perfection. Diamétralement opposés aux attentes du lecteur, les premiers mots ne se réfèrent pas à la sphère de l’art (indiquée par le titre), mais à la « Nature » avec une majuscule, c’est-à-dire à la nature en tant que cosmos, en tant que principe créateur qui, quasiment personnifié, a des « desseins », comme dit le premier vers. Tout au long du poème, la nature est décrite comme l’instance qui produit, au cours d’un processus évolutif, les formes du corps féminin. Cette évolution est présentée comme le développement d’un programme téléologique qui trouve son achèvement dans le corps de la Vénus de Milo : si le corps féminin est un « chef-d’œuvre attendu », comme le dit le premier tercet, cela implique que le point final de l’évolution a été déterminé dès le début. Une telle conception téléologique de l’évolution renvoie au zoologiste allemand Ernst Haeckel,-figure, à l’époque, similairement influente que Darwin et bien connue en France, non seulement parmi les biologistes, mais aussi parmi les écrivains 104 . 103 Sully Prudhomme, Poésies - Épaves, Paris, Lemerre, s.d. [1908], pp.-79-80. 104 Gustave Flaubert, par exemple, était un lecteur enthousiaste de la Natürliche Schöpfungsgeschichte. Gemeinverständliche wissenschaftliche Vorträge über die Entwickelungslehre (1868) de Haeckel, traduite en français-dès 1874 sous le titre Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles ; Flaubert l’a lue à peine sortie des presses (cf. Flaubert, Gustave. Correspondance, vol.-IV, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1998, pp.-813-814). « Disiecta membra » 273 Le poème présente encore d’autres références à Haeckel (que je signalerai dans un instant), mais ce qui importe d’abord et fondamentalement, c’est que Sully Prudhomme présente le corps féminin comme le produit d’un processus progressif - et non comme le résultat statique d’un acte de création. Il met en relief ce changement de perspective de la création à l’évolution par une véritable « réécriture » du récit biblique. Si Sully Prudhomme dit de l’Ève biblique qu’elle n’est pas « de ses long[s] essais le dernier » - et surtout pas le premier essai de la nature, comme l’implique le deuxième quatrain -, cette description n’est que l’élément le plus évident d’une telle réécriture. Il est finalement important que Sully Prudhomme intègre l’œuvre d’art - incontestablement le produit d’un acte de création - dans la temporalité du processus évolutionnaire et en fait un élément important de ce processus. Quand Sully Prudhomme écrit de la nature qu’elle « ébauche » des formes - dans la deuxième strophe, il parle d’« esquisses », plus tard d’« essais » et finalement du « chef-d’œuvre » -, on y reconnait, d’une part, le procédé typiquement parnassien d’entrecroiser les sphères artistique et naturelle, appliquant à la dernière le vocabulaire de l’art. D’autre part, nous y retrouvons, à côté du concept téléologique de l’évolution de Haeckel, aussi son concept de la nature artiste. À la différence d’autres poèmes parnassiens où la nature est transformée en art - par exemple où la description d’un paysage se révèle être la description d’une peinture de paysage 105 -, ici, conformément aux conceptions de Haeckel, il existe une continuité entre nature et art. Sully Prudhomme n’oppose pas une sphère à l’autre pour obtenir des effets de médiation de la mimesis. Le produit naturel et l’artefact coïncident, non parce que le premier se révélerait artificiel, mais parce que le dernier aussi résulte, en fin de compte, de la nature. Cela marque aussi la différence avec des conceptions traditionnelles de l’artiste comme alter deus ; il n’y a pas seulement une analogie entre l’art et la nature, mais, par le relais de la théorie haeckelienne, une véritable continuité : l’artiste continue la nature, car il fait partie de la nature qui, à son tour, est une nature artiste, réalisant des objectifs esthétiques 106 . 105 Cf. plusieurs exemples chez Hartung, « Kunstautonome Ästhetik - parnassische Mediatisierung », op.-cit. 106 À propos de Haeckel cf., par exemple, Hoßfeld, Uwe (éd.). absolute Ernst Haeckel, Freiburg, orange press, 2010. À propos du rôle de l’esthétique dans sa pensée, cf. Kleeberg, Bernhard. « Evolutionäre Ästhetik. Naturanschauung und Naturerkenntnis im Monismus Ernst Haeckels », dans Renate Lachmann/ Stefan Rieger (dir.), Text und Wissen. Technologische und anthropologische Aspekte, Tübingen, Narr, 2003, pp.- 153-179. À propos de son esthétique et ses conséquences dans la littérature, cf. Hufnagel, Henning. « Zauberhafte Lichteffekte. Ästhetik und Wissenschaft bei Haeckel, Bölsche und Heredia », Lendemains. Études comparées sur la France 41, 162/ 163 (2016), pp.-64-82 ; une version française modifiée de cet article sera publiée prochainement dans la revue Arts et Savoirs. 274 Henning Hufnagel Dans les quatrains, Sully Prudhomme peint la nature comme une « sculptrice » qui développe ses formes « lentement », un fait qu’il souligne par une deuxième expression, « de loin ». Si, au XIX e siècle, la discipline de la géologie augmente l’âge de la terre d’innombrables siècles non attestés par la Bible, la biologie inscrit ce temps, à travers la théorie de l’évolution, dans les formes corporelles des êtres. De même dans ce poème, l’évolution est un processus très lent. Sa lenteur est mise en relief par la façon dont Sully Prudhomme présente le développement des formes de la femme : il pose une homologie et une continuité entre la nature animée et la nature inanimée. Il s’agit là d’un troisième concept que Sully Prudhomme peut avoir trouvé chez Haeckel 107 . La fonction fondamentale de ce concept au sein du poème est néanmoins différente : il permet à Sully Prudhomme de reformuler le mythe de la naissance de Vénus des ondes - à la hauteur de la science du XIX e siècle. Il injecte, pour ainsi dire, un esprit évolutionniste au mythe, en lui insérant un élément temporel. Ainsi, il le transforme d’un mythe de création en une histoire de développement. Dans le mythe, Vénus émerge de l’écume des ondes ; dans le poème, elle fait de même, mais avec une différence importante. Si le poème va aussi du roulement des ondes (évoqué à son début) au corps de la déesse (présenté à sa fin), Vénus y naît de la mer en un sens plus fondamental que dans le mythe. Car dans les formes de la mer, la nature « esquisse » la forme du sein féminin jusqu’à réaliser sa forme idéale dans les seins de la Vénus de Milo. La nature développe la forme des seins non seulement dans les ondes, mais aussi à travers les formes de la terre, bref, à travers toute forme conoïde : ondes, « monts », « collines », « bassins », donc même à travers les cavités. Comme je l’ai indiqué, il semble plutôt bizarre de voir une mamelle dans chaque forme bombée, un sein dans chaque sinus, quelque justifiable qu’il soit, tout chastement, par l’étymologie. En faisant référence aussi aux formes terrestres, Sully Prudhomme vise, d’une part, à aller au-delà du mythe antique. D’autre part, cela présente un autre aspect de la réécriture du récit biblique dans le sens de l’évolutionnisme. Car les différentes « étapes » du poème suivent exactement l’ordre de la Bible. D’abord, la forme du sein s’esquisse dans l’eau, comme, au premier jour de la création, tout est couvert d’eau. Ensuite, la nature fait se-« soulever les monts, se creuser les bassins », par analogie avec la séparation du ciel et de la mer ; selon l’ordre de Dieu, l’eau se concentre- à certains endroits (Genèse 1,9-10). Puis, le poème évoque les plantes (« Au temps des premiers lys ») et finalement l’homme. 107 Cf. Hoßfeld (éd.), absolute Ernst Haeckel, op.-cit., pp.-147-148. « Disiecta membra » 275 Avec Ève mentionnée dans le premier vers des tercets, nous passons de la géologie à l’histoire. Le processus de perfectionnement s’accélère ; en témoignent les formules répétitives- « d’âge en âge » et « de femme en femme ». Il atteint son point final dans le deuxième tercet où Sully Prudhomme déclare que la beauté augmente toujours jusqu’à réaliser un certain type « où l’Art triomphe ». - L’art est donc telos de la nature, mais, ainsi, en fait aussi partie ; il est le point final, et par là même, la dernière étape du développement. Sully Prudhomme crée une continuité entre nature et art jusqu’au niveau de la syntaxe : la phrase qui commence dans le premier tercet, thématisant encore l’évolution biologique, continue dans le deuxième tercet qui thématise l’art. À proprement parler, cette strophe n’est que le complément circonstanciel du premier tercet, et l’art n’apparaît que dans la subordonnée : au niveau syntactique aussi, l’art devient une fonction de la nature ; la sculpture de marbre assume presque le même statut qu’un fossile. Le deuxième tercet semble insinuer que le développement ne s’arrête pas. L’évolution biologique devient-elle évolution culturelle ? Peut-être. En tout cas, un développement au-delà de l’homme s’annonce dans les « surhumains contours » du « corps humain parfait » de la Vénus marmoréenne. Ce développement préfiguré désamorce jusqu’à un certain degré la difficulté qui hante le poème, vu qu’il fait du corps de la Vénus grecque un point final. Car pour les lecteurs, ce corps appartient à un passé lointain dont les différences avec le présent sont évidentes. La beauté n’aurait-elle plus augmenté, nonobstant la formule du premier tercet « Et la beauté, de femme en femme, éclôt toujours ? » Elle suggère un développement sans fin, avant que le « type suprême » ne pose un point final dans le deuxième tercet. Faudrait-il donc comprendre les époques depuis l’antiquité grecque comme décadence, comme on pourrait le lire chez Leconte de Lisle 108 ? Sully Prudhomme ne donne pas d’indications. Le dernier vers offre pourtant une solution. C’est une solution dans l’esprit biologique-évolutionniste qui imprègne le sonnet : le corps de la Vénus de Milo est le point final d’une certaine « race », comme Sully Prudhomme le dit avec un terme qui, dans le contexte évolutionniste du poème, prend l’allure d’un terme technique. Les autres « races » peuvent la rattraper - ou prendre d’autres voies. Qu’on accepte cette solution ou qu’on décèle une aporie dans le poème, une chose est devenue clair : en fusionnant le mythe païen, le récit judéochrétien, la réflexion sur l’art grec et la biologie évolutionniste, Sully Prudhomme établit des continuités qui créent un sens, une orientation pour l’homme. L’objet archéologique n’est pas seulement témoin d’un passé ; il 108 Cf. Leconte de Lisle, « [Préface des Poèmes antiques] », op.-cit., p.-113. 276 Henning Hufnagel informe aussi le présent et même le futur du genre humain. Et, il transcende même son caractère d’œuvre d’art. 3. Conclusion À la fin de ce long, très long article, je ne veux résumer que très sommairement quelques résultats qui, au fil de l’analyse des textes, seront déjà devenus évidents. Les six textes interprétés ont démontré l’importance d’un certain objet archéologique pour le Parnasse : la Vénus de Milo est un élément privilégié à travers lequel se cristallise la réflexion des poètes. Les textes ont montré aussi de quelles manières très différentes cet objet sert de moyen de réflexion aux Parnassiens : réflexions sur l’art, sur la poésie, sur son programme esthétique et ses moyens de représentation, mais aussi sur le genre humain, son passé historique et son évolution biologique, passée et future ; réflexions très différentes en ton et en accent, allant de la solennité à la banalisation, du grand sérieux au grivois.- Pour ce faire, plusieurs des textes recourent - de manières et à des degrés divers - à l’archéologie, discipline encore floue à cette époque, et à ses disciplines voisines, comme la philologie, l’historiographie et l’histoire de l’art. Ils s’en approprient et en fonctionnalisent des savoirs, des procédés et des pratiques. Les réflexions développées dans les poèmes dépassent largement le domaine de l’art grec antique. Elles touchent en grande partie à des questions de poétologie. En servant de point de cristallisation, l’objet archéologique de la statue joue donc un rôle éminent dans la définition de la poésie « au seuil de la modernité ». Les auteurs des six poèmes analysés sont des auteurs incontestablement paradigmatiques - comme Banville et Leconte du Lisle - ou du moins importants pour le Parnasse - comme Sully Prudhomme et, dans une moindre mesure, Ricard ; Coran fait figure de marginal, bien que ce soit moins sur le plan poétique que sur le plan social. Leurs textes spécifiques révèlent les multiples facettes du Parnasse, et ils révèlent comment ces facettes peuvent naître d’un même objet, quasiment comme un arc-en-ciel de la blancheur radieuse de la déesse. Cette gamme de différences se laisse bien décrire par le biais de la configuration des champs de tension que j’ai esquissée. Si l’hétérogénéité des poèmes est évidente, les éléments qui témoignent d’un esprit de groupe ne sont pas moins clairs, qu’ils soient de nature explicite, comme la dédicace de Sully Prudhomme à Banville, ou implicite, comme les références intertextuelles. Presque tous les textes soulignent la référentialité de l’objet qu’ils évoquent ; tous nomment la statue « réelle » de son propre nom : si on allait « Disiecta membra » 277 au Louvre, on pourrait confronter leurs affirmations avec l’objet de leurs discours. Par leur titre, les poèmes nous invitent même à faire cette confrontation. En plus, le premier texte de Sully Prudhomme désigne l’espace réel et concret « devant » la statue explicitement comme lieu de l’énonciation. Quelques-uns des textes, surtout celui de Banville, utilisent ce caractère référentiel pour mieux jouer avec le principe de la mimesis, passant de la mimesis médiatisée d’une œuvre d’art à la mimesis d’un corps redevenu fictivement corps qui garde encore des caractéristiques de la statue, et ne fût-ce que le nom. Si ce jeu indique une certaine problématisation ou du moins une réflexion sur la mimesis, palpable surtout chez Banville et, d’une autre façon, chez Coran, cet aspect est moins important chez Leconte de Lisle, même si, dans une strophe de son poème, il crée une telle ambiguïté mimétique. En témoigne, par exemple, le fait qu’il semble éviter les formules, si chères à Gautier et Banville, qui transposent les termes d’un art à l’autre, tel que, par exemple, « poème de pierre ». En revanche, Leconte de Lisle construit son texte en se basant sur des références à la science philologique. Sully Prudhomme fonctionnalise l’historiographie pour son argumentation esthétique, tout en se référant aussi aux approches de l’archéologie. Et dans son deuxième poème analysé ici, il fait la synthèse entre art, mythe et science pour donner une version de la Vénus de Milo justifiée par la théorie de l’évolution, qui est justifiée, à son tour, par l’évidence de l’art. En même temps, le poème de Leconte de Lisle fait preuve de virtuosité artistique, par exemple par son vocabulaire et sa diction « raréfiés », tout comme Banville fait preuve d’une telle virtuosité par le chargement de ses rimes ou par la mise en scène de son jeu complexe d’oscillations. Et chez Ricard, on constate du moins l’effort et l’aspiration à la virtuosité formelle. Seulement le troisième champ de tension - celui qui s’ouvre entre l’imagerie poétologique de l’artisanat d’art et une rhétorique de l’autonomie de l’art-- fait exception ; on cherche en vain ses traces dans ces six textes. Ce n’est pas surprenant, car dans ce petit corpus, c’est explicitement le produit d’un des « beaux arts »-qui sert de symbole poétologique. Son « absence » ne conteste donc pas la valeur de ce champ, car, comme esquissé, l’imagerie poétologique de l’artisanat d’art, accompagnée souvent d’une rhétorique du « bon ouvrier », est bien attestée dans nombre d’autres textes 109 . C’est plutôt un argument en faveur de mon modèle et de sa variabilité interne, tissant, dans le sens de Wittgenstein, de fibres différentes. 109 Dans une de ses odelettes, Banville célèbre Gautier comme un « bon ouvrier » - ce sont, en effet, les derniers mots de son poème (cité d’après Gautier, Émaux et Camées, op.-cit., p.-276). Le poème L’art de Gautier était, à l’origine, la réponse à cette odelette de Banville. 278 Henning Hufnagel Cela ne conteste donc encore moins la valeur analytique de la configuration des autres champs de tension. Au contraire, cette configuration s’est révélée apte à décrire cet ensemble de textes dans leur hétérogénéité comme des textes parnassiens. Si l’on suivait l’exemple des poèmes et prenait la statue marmoréenne comme symbole - symbole de la poésie parnassienne -, il faudrait donc dire : elle a ses fissures, mais elle ne craque pas.