eJournals Oeuvres et Critiques 42/1

Oeuvres et Critiques
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L’archéologie sans objet et la poésie des objets: romantisme et postromatisme polonais

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2017
Maciej Junkiert
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Œuvres & Critiques, XLII, 1 (2017) L‘archéologie sans objets et la poésie des objets : romantisme et postromantisme polonais Maciej Junkiert Introduction L’histoire de la République des Deux-Nations est marquée par la césure fondamentale, au tournant du XVIII e au XIX e siècle, que constituent les partages de la Pologne, dont le troisième et dernier eut lieu en 1795. Ils mirent fin à l’existence de ce vaste État peuplé de nombreuses nations qui fut réparti entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. Cet événement historique fut - sinon immédiatement, du moins rapidement - à la base de mutations touchant aussi la littérature polonaise de l’époque tardive des Lumières, du préromantisme, puis du romantisme. L’un des axes principaux de cette nouvelle littérature naissante était motivé par la nécessité de revoir les fondements historiques sur lesquels pourrait s’appuyer, à l’avenir, une nouvelle conscience nationale, à l’époque de l’émergence des identités nationales modernes. Le romantisme constitue un moment où, dans le cas de la littérature polonaise, la nation est créée en tant qu’imagined community, pour reprendre la formule classique de Benedict Anderson 1 . L’exploration du passé, conformément aux règles de l’historicisme romantique inspiré principalement des penseurs allemands tels que Friedrich Schiller et Friedrich Schlegel, était considérée par les romantiques polonais comme une source de connaissance de l’état spirituel de la nation et de son développement potentiel ; elle permettait également de comprendre la voie que la nation avait empruntée au fil de son histoire ainsi que les moments-clés et les nœuds de son parcours. Parmi les différentes époques, il y en a trois qui furent reconnues comme étant décisives pour l’histoire polonaise. Il s’agissait d’abord de l’Antiquité gréco-latine : sa signification universelle pour la culture européenne et l’orientation des Lumières vers l’hellénisme marquèrent fortement la littérature polonaise 2 ; le Moyen Âge, au cours duquel le Royaume de Pologne 1 Anderson, Benedict. Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso, 2006. 2 Axer, Jerzy. « Central-Eastern Europe », dans Kallendorf, Craig W. (dir.). A Companion to the Classical Tradition, Malden, Oxford, Wiley-Blackwell, pp.-132-155. 314 Maciej Junkiert s’était formé en tant que jeune État chrétien 3 ; l’époque des premiers Slaves, autrement dit les origines de l’existence slave 4 . Dans la suite du présent article, je m’intéresse surtout à ce dernier aspect, celui qui concerne l’histoire la plus ancienne des Slaves, tout en gardant les deux autres époques en arrière-plan. L’analyse est mise en perspective avec la fascination, alors naissante, pour les méthodes d’investigation scientifique permettant l’accès aux réalisations antiques de la culture slave ainsi qu’aux traces remontant aux origines de l’histoire slave. Je me concentre sur quelques œuvres-clés de deux poètes, Adam Mickiewicz et Cyprian Norwid, pour qui les liens entre littérature et archéologie constituaient un thème important 5 . Zorian Dołe˛ ga Chodakowski En 1818, le chercheur Zorian Dołe˛ga Chodakowski, explorateur de la culture slave qui avait parcouru la Pologne, la Lituanie et la Russie à la recherche des traces du passé des premiers Slaves, formula son programme d’action en faveur de la redécouverte de l’histoire ancienne des Slaves : Mettons à l’abri les découvertes assez fréquentes faites par hasard en creusant la terre, ces diverses statuettes, images et outils métalliques, ces plats et ces urnes contenant des cendres. Comptons les puissants tumuli funéraires et mesurons-en les dimensions exactes ; le passage des siècles n’a pas altéré ces monuments solitaires érigés à la gloire d’une seule personne. Protégeons de la destruction les messages, pour la plupart méconnus, gravés dans la roche des grottes souterraines. Levons le voile sur ces lieux empreints de l’excellence des temps antiques ; afin de mettre en lumière ces territoires anciens, ne permettons à aucun lieu-dit de tomber dans l’oubli 6 . 3 Janion, Maria. « Estetyka s´redniowiecznej Północy », dans Janion, Maria. Prace wybrane, tome IV : Romantyzm i jego media, Kraków, UNIVERSITAS, 2001. 4 Mas´ lanka, Julian. Literatura a dzieje bajeczne, Warszawa, Pan´ stwowe Wydawnictwo Naukowe, 1990. 5 Dans cet article, je m’inspire des résultats publiés antérieurement dans plusieurs travaux en polonais : « Epimenides Norwida a cia˛głos´c´ kultury greckiej », dans Małgorzata Borowska, Maria Kalinowska, Jarosław Ławski, Katarzyna Tomaszuk, Filhellenizm w Polsce. Rekonesans, Warszawa, Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 2007 ; - « Marmury, grobowce i duchy. O poemacie ‘Pompeja’ C. Norwida », dans Magdalena Bednarek, Maciej Junkiert, Joanna Klausa-Wartacz (dir.), Mie˛dzy je˛zykiem a wizualnos´cia˛, Poznan´ , Wydawnictwo « Poznan´ skie Studia Polonistyczne », 2008 ; Grecja i jej historia w twórczos´ci Cypriana Norwida, Poznan´ , Wydawnictwo Naukowe UAM, 2012. 6 Chodakowski, Zorian Doł e̜ ga. O Sławian´ szczyz ´ nie przed chrzes´cijan´ stwem oraz inne pisma i listy, éd. Julian Mas´ lanka, Warszawa, Pan´ stwowe Wydawnictwo Naukowe, 1967, p.-31 (Traduction : PFW). L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 315 Le projet de Chodakowski revêtait une signification particulière. Dans la situation d’une nation privée de son État, la recherche d’un savoir sur le passé lointain devait constituer une forme de résistance contre l’éventualité d’une dilution de l’identité et de la culture propres dans celle de la puissance hégémonique copartageante. Qui plus est, Chodakowski voyait dans la religion chrétienne la première force à avoir soumis la culture des Slaves, faisant de ces derniers des gens soi-disant privés de leur mémoire (culturelle, dirions-nous aujourd’hui) et de leurs traditions populaires. Il convient de noter d’emblée que, par manque de soutien institutionnel et du fait de connaissances limitées en matière de recherches archéologiques, le projet de Chodakowski resta pendant longtemps au stade des pieuses intentions ; toutefois, son idée joua en même temps un rôle important de sensibilisation des élites sociales et culturelles à la question du passé enfoui sous terre, en attente d’être redécouvert. Les récits poétiques archéologiques d’Adam Mickiewicz Adam Mickiewicz est une figure-clé du romantisme polonais. C’est grâce à ses débuts poétiques dans le tome Ballades et romances (1822) qu’il joua un rôle décisif dans la polémique qui opposait les Anciens et les Modernes de l’école poétique, entre les représentants du classicisme des Lumières tardives et les jeunes romantiques. Dans ses premiers essais littéraires de jeunesse, il se rapporte souvent au passé lointain de la Lituanie 7 , en particulier à l’époque où celle-ci luttait contre l’Ordre des chevaliers teutoniques. Graz˙ yna (1823), récit poétique relatant cet affrontement, fut qualifié par l’historien de la littérature Konrad Górski de « poème historico-archéologique » 8 . Ce qui se révélait impossible dans les conditions de l’époque, autrement dit la recherche méticuleuse des traces et des restes de l’histoire la plus ancienne, Mickiewicz tenta d’y substituer une œuvre littéraire dans laquelle l’affrontement guerrier était enrichi de nombreux détails sur la vie et les coutumes de l’ancienne Lituanie, notamment sur la façon dont les Lituaniens enterraient leurs défunts et comment ils combattaient. Comme le notait Górski, la quantité de descriptions et l’abondance de détails sur la Lituanie du Moyen Âge dépassaient largement les limites de ce qui était nécessaire à la conduite de la fiction de l’œuvre. De cette manière, 7 Dans l’œuvre de Mickiewicz, la Lituanie désigne une partie importante de la République des Deux-Nations ; être Lituanien est synonyme d’appartenance à une identité régionale particulière sans pour autant être en contradiction avec l’appartenance à la nation polonaise. 8 Górski, Konrad. « Uwagi o Graz˙ ynie », Pamie˛tnik Literacki, 38 (1948), pp.-150-169. 316 Maciej Junkiert Mickiewicz tenta d’associer les traditions de l’épopée historique et de la poésie descriptive, afin de faire revivre par le verbe un passé pour lequel la nation entière éprouvait une indicible nostalgie et qu’elle aspirait à connaître. Le passé d’une nation captive Le jeune poète, diplômé de l’Université de Vilnius et employé comme enseignant de collège dans la ville provinciale de Kaunas, fut toutefois victime de la traque politique lancée contre le groupe des jeunes patriotes polonais. En conséquence, il fut condamné à l’exil en Russie où il eut l’occasion d’observer pendant quelques années la puissance de l’impérialisme russe, ce qui l’amena à revoir en profondeur sa conception du patriotisme et du rôle de la littérature dans la vie de la nation. Pendant son séjour forcé en Russie, Mickiewicz procéda également à une révision fondamentale de son rapport aux traditions antiques, mais aussi aux vestiges matériels de l’Antiquité, dont on faisait la collection dans les demeures de la riche aristocratie russe fréquentée par Mickiewicz. Le poète se mit à considérer les antiques avec scepticisme, soulignant que l’accès au passé était particulièrement limité, ce qui ouvrait la voie à diverses manipulations. Le processus est bien visible dans son poème Na pokój grecki. W domu ksie˛z˙ nej Zeneidy Wołkon´ skiej w Moskwie (La chambre grecque. Dans la maison de la Princesse Zénéïde Volkonsky à Moscou) (1827). Cette œuvre, proche de la convention poétique de la plaisanterie et du badinage de salon, évoque le problème de l’incapacité à pénétrer le « génie d’Hellade », ce que matérialisent les antiques grecs rassemblés dans la demeure : Tu kamienia podróz˙na nie s´mie tra˛cic´ noga, Z kamienia płaskorzez´ ba˛ wygla˛da twarz boga ; Gniewny, zda sie˛ swojego pohan´ bienia wstydzic´, Depca˛cych dawna˛ wiare˛ ludzi nienawidzic´, I na powrót w marmuru ukrywa sie˛ łonie, Ska˛d przed wieki snycerskie wyrwały go dłonie 9 . 9 Mickiewicz, Adam. Dzieła, tome I : Wiersze, éd. Czesław Zgorzelski, Warszawa, Spółdzielnia Wydawnicza « Czytelnik », 1998, p.-267. Traduction : « Ici, le pied du voyageur n’ose heurter une pierre/ Sur celle-ci, en relief, le visage d’une divinité le regarde ; / Irritée, elle paraît avoir honte de son déshonneur,/ Semble haïr ceux qui piétinent la foi du temps jadis,/ Et elle retourne se lover dans son cocon de marbre,/ D’où les mains du sculpteur l’ont extraite il y a des siècles. » (Traduction : PFW ; tous les poèmes cités dans cet article ont été rendus en note par une traduction interlinéaire.) L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 317 Comme le note Jerzy Borowczyk, les vestiges regroupés dans la collection de la Princesse Volkonsky se prêtent « seulement à une description extérieure. Le contact avec le passé classique est doublement interrompu » 10 . D’une part, en effet, la compréhension des signes de l’histoire est devenue impossible, car avec la disparition des gens de l’époque d’alors s’est également envolé sans retour tout espoir de saisir leur réalité passée ; d’autre part, « l’objet avide de connaissance reste là perplexe, incapable de comprendre les traces de son propre héritage » 11 . Le poème de Mickiewicz met en évidence un aspect supplémentaire, lié au phénomène de collection de l’art grec. L’impression d’une absence de vie, qui marque l’espace de la collection, est renforcée par le fait que tous ces objets ont été arrachés des lieux où ils se trouvaient dans leur environnement naturel. À la vue de ces urnes, statues et obélisques amassés, tout Occidental cultivé ne pouvait qu’éprouver la barbarie liée au pillage des terres historiques de l’Hellade, dont les sculptures avaient été volées surtout dans des tombeaux et des temples. Le poème de Mickiewicz, sur un ton légèrement plaisantin, semble masquer le trouble de l’exilé qui perçoit les effets de ce pillage brutal déshonorant l’univers des anciennes croyances grecques, ainsi que les gens dont les tombes avaient été profanées. La mort de l’antique Hellade devint ainsi pour Mickiewicz un fait accompli qu’il constatait personnellement ; au cours des années suivantes, il ne s’intéressera plus qu’aux dépositaires des idées antiques. En même temps, Mickiewicz ne pouvait que devenir soupçonneux à l’égard de l’hellénisme qui, sous l’apparence de la fascination pour le passé grec et pour l’état actuel de ses terres historiques, prenait souvent la forme d’une chasse au butin, ce qu’illustre bien notamment la biographie de Lord Elgin 12 . Cet aristocrate influent, profitant de son statut de diplomate à Istanbul, priva l’Acropole d’Athènes de ses plus précieux reliefs, métopes et sculptures qu’il fit transporter à Londres. Seules quelques années séparent ces événements de l’écriture du poème de Mickiewicz : ce n’est qu’en 1816 en effet, que la collection d’Elgin avait été transférée au British Museum. Rien d’étonnant à ce que les antiques que Mickiewicz put admirer dans cette chambre moscovite suscitassent donc chez le poète des sentiments pour le moins ambivalents. Notons que le poème commence par décrire un espace crépusculaire, privé de lumière, d’où se détachent progressivement les différents objets exposés ; la façon dont est introduite la description 10 Borowczyk, Jerzy. « Poeta i (zbuntowany) filolog. Mickiewicz wobec klasycyzmu (do roku 1830). Z glosa˛ o Wykładach lozan´ skich », dans Katarzyna Meller, Klasycyzm. Estetyka - Doktryna literacka - Antropologia, Warszawa, Wydawnictwo Neriton, 2009, p.-318. 11 Ibidem. 12 Cf. St. Clair, William. Lord Elgin and The Marbles, London, Oxford University Press, 1967. 318 Maciej Junkiert d’autres objets reflète leur mode de présentation chaotique et sans conception. Aussi leur disposition est-elle en contradiction flagrante avec les lieux élaborés jadis pour les statues de marbre par les créateurs antiques qui les avaient « appelées à la vie » ; d’où l’invocation du poète : O, niech te wszystkie bóstwa nad pamia˛tek ziemia˛ Wiecznie snem marmurowym i bra˛zowym drzemia˛ 13 ! On peut interpréter ses paroles de deux manières. D’une part, elles expriment de la reconnaissance pour le caractère peu banal des œuvres observées qui mériteraient une admiration éternelle. D’autre part, cependant, l’évocation des dieux fait clairement référence à la sphère de la religiosité antique qui se trouve méprisée et profanée par la cupidité des collectionneurs. Le sommeil nimbant les divinités passées peut dès lors signifier que l’on devrait respecter les vestiges des civilisations disparues de la même manière qu’il convient de le faire pour les personnes décédées et les objets de culte. Le héros de l’œuvre aspire ainsi à corriger son erreur, en particulier celle d’avoir fait impunément irruption dans le monde des défunts. La convention de ce poème de salon ne doit pas nous faire perdre de vue que Mickiewicz y décrit un espace funéraire rempli de vestiges de l’Antiquité issus de nécropoles pillées. Cela explique l’« ire » et la « honte » sur le visage de la divinité - le chapiteau rappelant un crâne, et la pensée, une momie embaumée et enfermée dans son sarcophage. Le caractère incomplet du salut évoqué à la fin du poème - en dehors des allusions de salon - devrait certainement être mis en perspective avec la situation du poète, qui porte pour ainsi dire le deuil, lui qui est le seul à tenter de sauver la mémoire de la civilisation antique disparue sans se limiter à la stérilité de l’enthousiasme esthétique suscité par les formes et les proportions des vestiges de marbre. Une archéologie dépourvue d’objets matériels Après avoir quitté la Russie, Mickiewicz voyagea beaucoup à travers l’Europe (en Allemagne, en Suisse, en Italie), mais ce fut à Paris qu’il passa ensuite la plus grande partie de sa vie d’émigré. La consécration de son parcours international fut sa nomination à la Chaire des littératures slaves au Collège de France (1840-1844). Il tentera alors de présenter la culture slave au reste de l’Europe de manière à ce qu’elle soit reconnue comme sujet à part entière de l’histoire européenne. L’une de ses démarches consistait à montrer des restes matériels des anciennes cultures slaves. Cela se heurtait toutefois à 13 Mickiewicz, Adam. Op.- cit., p.- 268. Traduction : « Ô, que toutes les divinités sur cette terre de souvenirs/ Dorment à jamais d’un sommeil de marbre et de bronze ! » L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 319 une certaine difficulté : les vestiges matériels dont on disposait alors étaient très peu nombreux. Dans le septième cours magistral de son premier cycle, Mickiewicz mentionne des figurines de divinités, soi-disant slaves, découvertes à Prillwitz dans le Mecklembourg, mais qui se révélèrent finalement être des faux ; néanmoins, même les exemples de ce type-là n’étaient pas légion. Par conséquent, puisque Mickiewicz n’était pas en mesure de s’appuyer sur des restes authentiques des anciens Slaves, il se servit de la vive polémique contemporaine au sujet des origines de deux nations qui l’intéressaient : les Français et les Allemands. Dans ses Cours parisiens, on trouve sans difficulté de nombreux fragments faisant directement référence à l’histoire gréco-latine. Jusqu’à présent, ces passages suscitent de grandes difficultés d’interprétation. À notre avis, celles-ci proviennent du manque de cadre interprétatif. Mickiewicz n’a pas écrit à propos des Grecs et des Romains comme s’ils étaient les ancêtres directs des Slaves. Nous voudrions formuler la thèse selon laquelle il s’est servi de ces références afin de situer l’histoire et la culture des Slaves par rapport aux mythes nationaux allemands et français. Il a écrit au sujet des Français et des Allemands qui prétendaient être les Romains et les Grecs de l’Europe d’alors, dans le but de trouver une place pour les Slaves. L’un des fondements sur lesquels s’appuyait la référence à des exemples de l’histoire antique des Grecs et des Romains était la nécessité de mettre en évidence les liens entre la source antique et la situation contemporaine, ainsi que les spécificités d’une institution socio-politique donnée à travers le temps, par exemple : les rapports concernant le système politique, le rôle de la religion dans la société, les relations conjugales, la répartition des droits et devoirs entre les divers groupes de la société, etc. Cela donnait également lieu, souvent, à l’élaboration de quelque analogie entre l’histoire la plus récente et tel ou tel épisode des temps immémoriaux. Ce qui était particulièrement populaire était de faire référence à des figures célèbres de chefs ou d’orateurs ; on appliquait ainsi à divers personnages historiques des XVIII e et XIX e - siècles une matrice destinée à réinterpréter leur carrière et leurs décisions à travers le prisme du destin d’Alexandre le-Grand, Hannibal, Jules César, Démosthène ou bien Cicéron, pour ne citer que les plus en vogue. La spécificité du modèle de Mickiewicz réside toutefois dans le fait qu’il ne recourait guère à des exemples positifs, étant donné que l’histoire antique jouait un rôle essentiel avant tout comme modèle et point de référence négatif dans ses réflexions sur les Polonais ou, plus largement, sur les Slaves. Les autres nations, semble signifier Mickiewicz, aiment se rapporter à des figures de rois et de héros célèbres pour écrire leur histoire nationale, ce en quoi ils ont d’éminents prédécesseurs à savoir les Grecs et les Romains. Les Polonais ont toujours procédé autrement, leur histoire a toujours été différente des autres. Dans le cas des Polonais, il ne convient pas d’appliquer 320 Maciej Junkiert les modèles historiographiques qui, par l’entremise des historiens antiques, ont dominé la pensée européenne sur le changement et le progrès dans l’Histoire. De cette façon, Mickiewicz transporte subtilement l’histoire des Slaves au-delà de l’horizon connu de l’histoire européenne. Quant aux références-clés, il faut les chercher dans l’historiographie française et allemande. Claude Nicolet, spécialiste de l’histoire des débats franco-allemands sur les mythes nationaux, a reconstruit et décrit plusieurs phases de formation de cette relation 14 . Un rôle important revient, dans ce cas, aux premières décennies du XVIII e -siècle. À cette époque s’établit un consensus particulier concernant l’origine commune des Allemands et des Français, issus des Germains de l’Antiquité. C’est notamment grâce aux travaux de Fréret et de-Vertot, qui faisaient directement écho à l’opinion exprimée par Leibniz dans De origine Francorum (1696), que fut acceptée l’idée selon laquelle un peuple ou une confédération de tribus germaniques avait traversé le Rhin et fait son apparition dans les chroniques au III e -siècle en tant que Francs. Dans le processus de constitution du discours sur les Francs, un rôle fondamental revient à un penseur controversé du début du XVIII e - siècle, Henri de-Boulainvilliers, qui élabora dans le détail la théorie de la conquête de la Gaule par les Francs et en présenta les conséquences. Ses réflexions s’articulaient autour de la conviction que la nation française était née grâce à la fusion des envahisseurs et de la population locale ; toutefois, et cela était essentiel, bien que les pratiques de la vie sociale eussent conduit à effacer les différences entre Francs et Gaulois, celles-ci se maintinrent malgré tout dans la sphère symbolique à travers la distinction entre la noblesse et le reste de la société. Comme l’écrivit Boulainvilliers, rien n’indiquait que les seules origines de la noblesse l’eussent destinée à une position d’exception dans la société, mais l’histoire des grands empires nous enseigne que, parmi eux, ceux qui méprisaient leurs élites, se sont effondrés tôt ou tard. Aussi, puisque la genèse de la nation française témoigne, ne serait-ce que d’un point de vue purement théorique, de l’existence aux fondements de l’État de deux groupes ethniques hostiles l’un à l’autre, cette division doit être conservée et cultivée dans la sphère symbolique. Il est temps de revenir aux Cours de Mickiewicz, plus exactement à sa leçon inaugurale. Le premier élément qu’il convient d’y noter est la chronologie qui sert à Mickiewicz de cadre pour son esquisse du destin commun dans les relations entre Slaves et Français. L’époque de Charlemagne marque leur point de départ : 14 Voir Nicolet, Claude. La fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 321 Ces peuples qui à deux époques étaient limitrophes de l’empire franc, du temps de Charlemagne et de Napoléon, dont une partie a été régie par votre code, qui ont tiré de l’Europe leur religion, leurs institutions militaires, leurs arts et métiers, qui ont réagi matériellement sur l’Occident, sont peut-être ceux dont on connaît le moins l’état moral et intellectuel. Ils sont tenus, pour ainsi dire, à distance par l’esprit européen et exclus de la communauté chrétienne 15 . L’analyse comparative du texte original que nous venons de citer, avec la version française publiée en 1849 révèle que ce fragment se présentait différemment dans le premier et ne faisait pas mention de Charlemagne. Il est toutefois de la plus grande importance que Mickiewicz, en préparant sa première leçon, y ait justement inclus une opinion aussi nette au sujet de la difficile communauté de destin franco-slave. Ce fragment prend tout son sens sur fond du vif conflit franco-allemand à propos de l’héritage de Charlemagne et de son État. Ajoutons que cette polémique jouait également un rôle éminent au moment où Mickiewicz donnait ses cours. Ce thème se trouve abordé dans un passage de sa première leçon, consacrée au Germania de Tacite. Comme l’a démontré Płoszewski, ce passage fut préparé par Mickiewicz plus tard, après l’ensemble du cours, mais il concorde manifestement avec la mention de l’État de Charlemagne. Le conflit sur la genèse des deux nations, française et allemande, qui puise sa force dans le débat sur l’interprétation de Tacite, constitue un tertium comparationis pertinent rapport aux deux thèmes susmentionnés. Rappelons le passage en question : À l’époque de la grandeur de l’Empire, Tacite composa un écrit très court sur les Germains ; sa parole est devenue pour notre temps la source de précieuses, de nombreuses connaissances. Avec les dissertations et les commentaires composés sur les quelques lignes de Tacite, on ferait aujourd’hui toute une bibliothèque. Nous, qui de Barbares sommes arrivés à occuper la place des Grecs et des Romains, nous gémissons de leur laconisme à l’endroit de nos ancêtres. Ne nous exposons pas à mériter de la postérité le même reproche. Les Slaves ont pesé et ils pèsent encore sur l’Occident 16 . 15 Płoszewski, Leon. « Wykład wste˛pny Mickiewicza w « Collège de France » : (wydany z autografu wraz z uwagami krytycznemi) », Pamie˛tnik Literacki (1924/ 25), p.-312. (Texte original en français) 16 Mickiewicz, Adam. Les Slaves. Cours professé au Collège de France, tome I : Les pays slaves et la Pologne. Histoire et Littérature, au Comptoir des imprimeurs réunis, Paris, 1849, p.-10. (Texte original en français) 322 Maciej Junkiert On doit à Catherine Volpilhac-Auger 17 , Christopher Krebs 18 , Ulrich Muhlack 19 , Herfried Münkler 20 ou encore Manfred Fuhrmann 21 d’avoir reconstruit la présence et l’influence de Tacite en France et en Allemagne. Volpilhac-Auger souligne l’opposition entre Rome et les Francs ; ces derniers envahirent la Gaule romanisée que Rome n’était plus en mesure de défendre. Du point de vue du penseur français de l’époque des Lumières, les Francs était la fatalité de Rome, sa destinée accomplissant une catastrophe historique. Cependant, la question qui attirait le plus l’attention des philosophes et auteurs du XVIII e - siècle portait sur le fait que l’on pût ou non parler de continuité historico-culturelle entre Germains et Francs. Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu répète à maintes reprises « nos pères, les Germains » ou encore « nos pères, les Germains antiques ». L’appartenance des Francs à la grande communauté germanique ne faisait aucun doute pour Montesquieu, sa conception étant inspirée en totalité de César et de Tacite ; quant à l’interprétation par le philosophe des suites de la conquête franque, elle constitue une interprétation logique de sa part. La modification des conditions de vie contribua à faire évoluer la loi salique, considérée à l’origine comme immuable. Dans un tel contexte, l’origine germanique des Francs est un fait non marqué axiologiquement. Précisons au passage que cette reconstruction proposée par Montesquieu lui valut au reste une polémique enragée de la part de Voltaire en personne. Cette question est traitée de manière totalement différente dans les travaux d’Augustin Thierry, soixante-dix ans plus tard. L’origine germanique des Francs est devenue entretemps un motif permettant de les affubler de traits peu flatteurs. Puisque les Francs étaient des Germains ayant traversé le Rhin pour conquérir les territoires situés au-delà, ils deviennent ainsi la personnification de tous les vices de la noblesse et du clergé 17 Volpilhac-Auger, Catherine. Tacite et Montesquieu, Oxford, Voltaire Foundation, 1985 ; Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, Oxford, Voltaire Foundation at the Taylor Inst., 1993. 18 Krebs, Christopher. A most dangerous book : Tacitus’s Germania from the Roman Empire to the Third Reich, New York, Norton, 2011. 19 Muhlack, Ulrich. « Die „Germania” im deutschen Nationalbewußtsein vor dem 19. Jahrhundert », dans Notker Hammerstein, Gerrit Walther (dir.), Staatensystem und Geschichtsschreibung : ausgewählte Aufsätze zu Humanismus und Historismus, Absolutismus und Aufklärung, Berlin, Duncker & Humblot, 2006, pp.-274-299. 20 Münkler, Herfried. Die Deutschen und ihre Mythen, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt-Taschenbuch-Verl., 2010. 21 Fuhrmann, Manfred. « Die Germania des Tacitus und das deutsche Nationalbewußtsein », dans Brechungen : wirkungsgeschichtliche Studien zur antik-europäischen Bildungstradition, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982, pp.-113-128. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 323 exerçant leur pouvoir rapace sur le peuple gaulois. Les Français deviennent ainsi des Gaulois au moment où éclate la Révolution, un processus bien visible surtout à partir de 1793, c’est-à-dire avec l’intensification des actions militaires. Quant à Thierry, profitant de ce sentiment et se distinguant radicalement du point de vue de son grand prédécesseur Guizot, il élabore la théorie d’une communauté de destin gallo-romaine comme fondement oublié de l’identité nationale française. Ajoutons que ce bouleversement, chez Thierry, n’intervint que progressivement et n’avait pas encore livré toutes ses implications avant que Mickiewicz ne commençât à donner ses cours. Toutefois, une chose est certaine : la trame antique des réflexions de Mickiewicz ne se rapportait pas à l’interprétation historique traditionnelle déjà bien ancrée, mais bien à des notions dont l’interprétation subissait alors une profonde mutation. Christopher Krebs a retracé l’autre processus, à savoir celui de la réception allemande de Tacite. Très riche, elle remonte au début du XV e - siècle, mais de notre point de vue l’étape-clé fut initiée par Ewald Friedrich von Hertzberg, ministre du gouvernement de Frédéric le- Grand, qui fit le 27-janvier 1780 un exposé à l’Académie des Sciences de Prusse en présence du roi. Il en ressortit l’image de Germains courageux, moraux et jamais soumis à aucune suprématie, qui avaient surpassé les Romains sous tous rapports et mis fin à la domination romaine en Europe. Hertzberg initia ainsi une nouvelle méthode de lecture de Tacite. Il rapprochait le lieu d’origine des premiers Germains des territoires que la Prusse possédait alors et laissait le rôle des Romains à la disposition de tous les ennemis passés et actuels de l’empire germanique naissant. Le fragment sur Tacite prend tout son sens lorsque l’on saisit et précise contre qui était dirigé le fer de lance des cours de Mickiewicz. On sait que l’une des autorités intellectuelles principales, qui avait eu l’occasion de s’exprimer au sujet de l’histoire et de la culture des Slaves, était Johann Gottfried Herder. Mickiewicz se rapporte à Herder ne serait-ce que dans un passage important de la cinquième leçon de son premier Cours où il résume ses réflexions sur la physionomie des Slaves. Le ton est positif, mais on sait qu’à de nombreux endroits les leçons constituent une polémique plus ou moins ouverte avec Herder. Aussi convient-il de rappeler que juste avant le célèbre fragment concernant les Slaves, on peut lire dans le Livre-XVI de la quatrième partie des Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit un passage non moins important consacré aux Germains. Quant à Tacite, il est l’un des fondements des réflexions de Herder sur l’héritage germanique. Il jouait le rôle d’une autorité - silencieuse, mais pleinement acceptée - permettant de reconstruire le monde germanique et de souligner son apport unique et décisif à l’histoire de l’Europe. La césure marquant dans ce chapitre le début 324 Maciej Junkiert des relations des Slaves avec les Germains et les Francs n’est pas non plus le fruit du hasard. Herder mentionne en effet de façon univoque les conquêtes de Charlemagne à la recherche d’esclaves. Mickiewicz reprend probablement telle quelle, dans sa leçon inaugurale, la structure de cet exposé, mais il modifie la tonalité de certains de ses éléments. C’est certainement aussi pour cela que Tacite y apparaît. Les faiblesses des Slaves, décrites par Herder, ainsi que le sort - saturé de conflits germano-slaves aux conséquences catastrophiques - qu’elles réservèrent à ces derniers, trouvaient leur source dans la conviction qu’avait Herder de la propension peu commune des Germains à guerroyer sans relâche, associée à la discipline et à l’endurance. Le caractère irréfutable de cette conviction se nourrissait justement des écrits de Tacite. Il faut aussi noter que, dans le fragment cité, Mickiewicz rappelle que chaque phrase de La Germanie « a pour ainsi dire le poids d’un article de la législation à venir ». Il ne s’agit pas là d’une simple métaphore, mais d’un commentaire pertinent du rôle joué par Tacite au cours du siècle précédent dans la guerre mémorielle franco-allemande avec ses répercussions sensibles pour les Polonais. Pour finir, récapitulons quelques faits fondamentaux. Dans l’article de l’Encyclopédie dédié à la Germanie, Tacite constituait une source fondamentale et irréfutable, ce qui détermina fortement sa réception française. Dans les pays allemands, Tacite devint le fondement de la pensée sur le passé national après la défaite de la Prusse en 1807 contre la France et particulièrement à la suite des célèbres discours berlinois de Fichte. Sur cette base, on peut risquer la thèse selon laquelle, grâce à la mise en relation de Tacite avec l’héritage carolingien, Mickiewicz inscrivit ses réflexions dans le courant de l’importante polémique franco-allemande sur le passé et l’identité. Pour ses auditeurs et, plus tard, ses lecteurs non-slaves mais cultivés, les passages cités du Cours de Mickiewicz se rapportaient de façon évidente à l’appareil conceptuel forgé par les penseurs français et allemands des Lumières et de l’époque qui suivit. Grâce à cela, Mickiewicz essaya d’élargir son champ d’action en faveur de l’acceptation et de la reconnaissance du passé et de l’héritage slaves. Qui plus est, il y voyait certainement l’opportunité d’écrire une généalogie slave parallèle à celles qui existaient déjà, qui serait ancrée- dans les mythes nationaux déjà en vigueur, mais sans cesse réinterprétés. Cette écriture d’une histoire parallèle est évoquée dans la sixième leçon,- lorsque Mickiewicz caractérise les spécificités du fonctionnement des cités slaves. Suivant la manière qui lui est propre, le poète calque l’argumentation de Tacite et de Montesquieu sur la notion de propriété parmi les- peuples germaniques, mais dans ce cas-là elle ne concernerait que les Slaves : L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 325 L’hérédité, dans le sens que nous attachons à ce mot, n’existait pas chez les Slaves. Ils ne regardaient pas comme propriété de l’homme, comme faisant partie de son individualité, le sol sur lequel s’exerçait son industrie. Ce fait extraordinaire a été démontré par un de nos légistes, M. Hubé. Les instruments aratoires et le bétail revenaient, à la mort du propriétaire, à la mort du propriétaire, à ses héritiers descendants ou ascendants ; mais le sol appartenait toujours à la commune. Chaque famille avait pour son usage particulier un morceau de terre attenant à la maison et servant de jardin potager ; tout le reste du terrain labourable était cultivé par la communauté 22 . Délivré devant un public slave, tout ce passage concernait exclusivement l’histoire des Slaves. Adressé à un public français, il ne pouvait manquer d’être interprété sans équivoque comme une paraphrase de Montesquieu. C’est probablement sur cela que repose le secret des leçons de Mickiewicz, à savoir que le même fragment écouté par un public diversifié et mélangé était interprété de manière variable par chacun des auditeurs. Voilà ce qui caractérise la polysémie spécifique de ses Cours parisiens. Cyprian Norwid Dans l’œuvre de Cyprian Norwid, auteur-clé du postromantisme polonais, l’archéologie et la littérature forment un enterlacs significatif. Tout comme Mickiewicz, Norwid fut un auteur de l’émigration polonaise et passa l’essentiel de son existence à Paris. Toutefois, certains épisodes de sa vie furent également liés à un séjour en Italie ainsi qu’à ses voyages en Méditerrannée. L’Antiquité gréco-latine faisait partie des thèmes les plus importants de l’ensemble de son œuvre ; grâce à elle, il s’interrogea à de nombreuses reprises sur la problématique de l’historicité de l’homme et sur la place de la nation polonaise dans l’Histoire. Pompéi et Herculanum À partir de 1748, lorsqu’à l’initiative du roi napolitain Charles- III furent entamées les fouilles à Pompéi, cette ville fondée par les Osques se mit à acquérir une célébrité dont elle n’avait fait l’expérience jamais auparavant, au cours des huit siècles de son existence à laquelle une éruption du Vésuve mit fin définitivement le 24-août 79 de notre ère. Cet engouement moderne 22 Mickiewicz, Adam. Les Slaves. Cours professé au Collège de France, tome I : Les pays slaves et la Pologne. Histoire et Littérature, Paris, au Comptoir des imprimeurs, Paris, 1849, p.-75. (Texte original en français) 326 Maciej Junkiert pour les ruines reposant sous la couche de cendres volcaniques n’était pas dicté par une passion désintéressée pour la découverte des secrets de Pompéi ; jusqu’au milieu du XIX e -siècle, l’activité archéologique se limitait à un ratissage intensif des anciennes bâtisses et au rassemblement des objets susceptibles d’être transportés. Les victimes de ces « fouilles » étaient des maisons antiques, à nouveau enterrées voire détruites par des explorateurs imprudents une fois leur prospection terminée. Les vestiges de Pompéi, découverts à la suite de fouilles dont les fruits étaient transportés comme butin à la villa royale La-Favorita près de Portici, acquirent une renommée européenne, notamment grâce à la publication de nombreux dessins et gravures représentant les trésors mis à jour. Cela concernait en particulier la série Le Antichità di Ercolano esposte, qui comprend également les antiquités de Pompéi et de Stabies et dont le premier tome parut en 1757, mais également les travaux de David, Régnier, Cochin et Bellicard 23 . Rendu accessible aux visiteurs pour une période limitée, le site de Pompéi dut susciter chez les voyageurs du XVIII e -siècle des sentiments mitigés. Il est certain que Pompéi ne sut pas parler à l’imagination de Johann Wolfgang Goethe qui visita la ville en compagnie de Johann Heinrich Tischbein le 11- mars 1787. Dans trois lettres de son récit de voyage, Italienische Reise, il nous a laissé quelques impressions concentrées sur l’étroitesse des rues et la petite taille des pièces dans les maisons pompéiennes ; il y souligne particulièrement la continuité civilisationnelle de la vie à l’ombre du volcan mortifère. Les ruines de la ville restèrent à l’arrière-plan dans les souvenirs de Goethe, compte tenu de l’abondance d’objets contemplés à Portici où les pots et les lampes de facture mystérieuse persuadèrent le poète que la vie à Pompéi s’était déroulée autour d’objets caractérisés par leur qualité artistique et leur charme qui compensaient ainsi toutes les imperfections spatiales. Goethe décrivit Pompéi dans l’esprit de l’esthétique de Johann Joachim Winckelmann dont les livres l’accompagnèrent pendant son voyage en Italie 24 , donnant des habitants de la ville engloutie l’image d’une population amoureuse de l’art, celui-ci les suivant à chaque pas et à chaque étape de la vie. S’inscrivant fidèlement dans la continuité des réflexions de Montesquieu concernant l’influence du climat sur le caractère humain, il souligna l’effet du milieu sur la formation des mœurs et habitudes locales, immuables malgré le passage du temps. Goethe ne voyait pas Pompéi comme le lieu 23 Stern, Bernard Herbert. The Rise of Romantic Hellenism in English Literature 1732-1786, New York, Octagon, 1969, pp.-11-12. 24 À propos de l’influence de Winckelmann sur l’œuvre de Goethe voir notamment Franke, Thomas. « Winckelmann-Apologien um 1800 », Aufklärung. Interdisziplinäres Jahrbuch zur Erforschung des 18. Jahrhunderts und seiner Wirkungsgeschichte 27 (2015), pp.-75-101. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 327 de la tragédie intervenue plusieurs siècles auparavant ; il se représentait la cendre brûlante s’abattant sur la ville comme de la neige enfouissant un village de montagne. De son point de vue, les destructions entraînées par l’éruption du volcan n’avaient pas freiné l’essor de la civilisation dans cette région, la vie avait seulement dû se transférer un peu plus loin. Visitant Herculanum, moins chanceux que Pompéi car englouti par la lave, Goethe regretta simplement qu’aucun mineur allemand n’apportât ses compétences solides aux fouilles, car cela eût certainement permis de conserver davantage de ces précieuses œuvres d’art. Les pensées du poète se tournaient sans cesse vers l’auteur de la funeste explosion, et le voyageur intrépide se rendit sur le volcan en activité pour y ramasser des roches avec passion ; au cours d’une autre excursion, il atteignit le cratère et observa cet enfer béant au milieu des scories qui s’abattaient tout autour. La visite des ruines d’un cimetière ne parvint pas à lui procurer d’expériences similaires, si bien que même le récit de la visite à Portici fut interrompu par des réflexions sur la nécessité d’effectuer des recherches sur la lave recueillie par le poète. Il faut bien admettre qu’à l’époque de Goethe on ne connaissait pas encore toute l’ampleur de la catastrophe de Pompéi, car les couches plus profondes des ruines, celles recouvrant les corps des habitants, étaient encore enfouies 25 . Ce n’est qu’en 1861, avec les travaux de fouilles menés par Giuseppe Fiorelli, que commença le déblaiement scrupuleux et systématique de la ville. Tout comme Goethe, Cyprian Norwid, qui visita Pompéi à trois reprises et pour la dernière fois en 1848, admira les fouilles d’avant l’époque de Fiorelli. Il observa la ville déserte et les œuvres d’art conservées au Musée Bourbon ; les lettres de Pline le- Jeune à Tacite, décrivant la mort de l’oncle de Pline au cours de l’éruption du volcan, ainsi que l’ouvrage d’Edward Lytton-Bulwer, Les Derniers Jours de Pompéi (1834), constituèrent ses lectures principales. Les traces de ces lectures ainsi que des impressions laissées par la visite du musée napolitain, complétées par la découverte des ruines antiques, s’associèrent finalement pour donner lieu à un poème décrivant le passage de Norwid à Pompéi, stylisé en visite d’un voyageur et artiste romantique ravivant les esprits attachés à ce lieu fameux. Dans son excursion poétique, Norwid ne parvint pas bien loin. S’arrêtant près de la porte d’Herculanum à côté du tombeau de la prêtresse Mamia, décrit également par Goethe comme « un lieu splendide », il ne dut guère parcourir qu’un bref tronçon de la voie menant en ville. Parmi les ruines, ce sont surtout les restes d’anciens tombeaux qui intéressèrent le poète, car ils se présentaient comme des constructions majestueuses et parfaites, des traces authentiques laissées par les gens qui avaient passé leur vie à Pompéi : 25 Voir Szturc, Włodzimierz. Archeologia wyobraz´ni. Studia o Słowackim i Norwidzie, Kraków, UNIVERSITAS, 2001, pp.-231-232. 328 Maciej Junkiert Takim jest grób kapłanki M a m m i : kra˛gła nisza Z kamienna˛ ława˛ wkle˛słos´c´ obchodza˛ca˛ murów ; Tam siedza˛c, radowałem sie˛, z˙e taka cisza ! … Zaiste - jes´ li w s´cisłe atomy marmurów Przenika istnos´c´ jaka, od s´miertelnych lz˙ejsza, I bła˛dzi tam po s´niez˙nym labiryncie głe˛bi, To rados´c´ jej w upały musi byc´ nie mniejsza… 26 Le tombeau de la prêtresse Mamia est un édifice très particulier, puisqu’il a été bâti en forme de banc semi-circulaire ; il est fait de marbre et se trouve à découvert. Le héros du poème s’est laissé charmer par l’aura de ce lieu et a interrompu son excursion vers la ville, choisissant le silence et la fraîcheur du marbre. On se demande toutefois comment le tombeau de Mamia pouvait protéger de la chaleur, étant donné que la construction n’est pas couverte. Il n’est pas exclu que le personnage du poème se soit déplacé dans le secteur de la Via dei Sepolcri, déambulant à proximité du tombeau de la prêtresse à la recherche d’ombre. Les formulations « Assis là, je me réjouis d’un tel silence ! … » et « C’est dans cette fraîcheur que je m’assis à l’abri de la cavité du mur » (PW, tome-3, p.-19) peuvent concerner différentes actions. Cela montre bien comment Norwid gomme l’aspect visuel de l’événement décrit. Dans ce poème, Pompéi est presque exclusivement un phénomène verbal, un argument abstrait dans le récit sur les changements dans l’Histoire. L’exilé contemporain médite sur le sort de la ville sans franchir son enceinte, certains détails architectoniques lui sont seulement révélés par des spectres qui font leur apparition. La ville reste hors du champ d’attention, en marge de l’intérêt de l’artiste-visiteur. Norwid, profitant du fait que la Via dei Sepolcri se trouve à l’extérieur de la ville et avait toujours servi tant aux vivants qu’aux défunts, fit du tombeau le lieu d’une rencontre avec deux habitants du Pompéi antique : le proconsul Marcus Nonius Balbus et un poète grec qui habitait dans la Casa del poeta tragico. Il faut chercher les sources qui ont inspiré au poète ces deux personnages dans les collections du musée napolitain où Norwid avait pu admirer une statue équestre de Balbus, ainsi que dans la ville de Pompéi 26 Norwid, Cyprian. Pisma wszystkie, tome III : Poematy, éd. Juliusz Wiktor Gomulicki, Warszawa, Pan´ stwowy Instytut Wydawniczy, 1971-1976, p.-19. Traduction : « Tel est le tombeau de la prêtresse Mamia : une niche arrondie/ Avec un banc de pierre longeant les murs concaves ; / Assis là, je me réjouis d’un tel silence ! …/ Or, si la densité des atomes de marbre/ Est pénétrée de quelque essence, plus légère que celle des mortels,/ Qui s’y perd dans la profondeur de ce labyrinthe d’une blancheur nivale,/ Sa joie alors ne doit pas être moindre sous la chaleur… » Toutes les citations originales d’œuvres de Norwid proviennent de l’édition susnommée. Dans la suite de cette contribution, le renvoi sera indiqué entre parenthèses directement dans le texte principal. L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 329 elle-même où il avait trouvé une peinture représentant un poète coiffé d’une couronne et tenant une canne. Ce n’est pas un hasard si la rencontre a lieu près du tombeau de la prêtresse. Norwid souligne qu’il restait fasciné par la perfection de ce banc de marbre, sa fonctionnalité inaltérée par le temps et le fait que, parmi les ruines de la ville, soit parvenu à se conserver un lieu que le passage du temps n’atteignait pas et qui jouait parfaitement son rôle, apportant du repos pendant les jours de canicule. Il était notoire que les ruines constituaient pour Norwid un emblème du temps, symbolisant la futilité des choses matérielles ; elles permettaient d’évoquer l’ordre divin, la durée immuable 27 , et elles soulignaient la différence entre les êtres créés et l’Être éternel. On peut avoir l’impression que le tombeau de Mamia, en tant que fragment d’un ensemble plus grand, celui de la ville en ruines, reste jusqu’à un certain point un lieu inaltéré par l’époque contemporaine et l’Histoire en mouvement, formant ainsi un espace neutre pour les rencontres et le dialogue entre les époques au cours desquelles ont eu lieu des catastrophes cruciales pour l’histoire de l’humanité, tels que l’éruption du Vésuve ou bien le Printemps des Peuples qui précéda l’écriture du poème. Norwid, encore fortement influencé par les convictions de Winckelmann au sujet de la victoire des artistes grecs sur la résistance du marbre, fait revivre dans Pompeje deux personnages, afin de permettre la confrontation entre le spectre contemporain, représentant la nation bafouée dans ses droits, et les spectres du passé qui n’existent que dans les œuvres d’art et conservent la mémoire de l’anéantissement de la ville. Tous évoquent le dernier jour de Pompéi : -------…Az˙ jednego razu Zza miasta wracam, ke˛dy czytałem Platona, A mys´ l mam jako deske˛ s´wiez˙ego obrazu, Która˛ ku słon´ cu malarz zwraca, gdy dokona, Jaskrawa˛, lecz niezgrabnie trzymac´ sie˛ daja˛ca˛… […] Tak byłem - nagle ge˛sto poczułem na twarzy Sypany mak… a z dala piorunów deszcz głuchy… I czucia te, co bola˛, gdy przechodzisz w duchy… [PW, tome-3, p.-23] 28 27 Sur la problématique des ruines chez Norwid voir Królikiewicz, Graz˙ yna. Terytorium ruin. Ruina jako obraz i temat romantyczny, Kraków, UNIVERSITAS, 1993, pp.-123-133. 28 Traduction : « … Un jour/ Où je rentrais en ville en lisant Platon,/ Ma pensée ressemblait à une toile de peinture encore fraîche/ Que le peintre tourne vers le soleil une fois exécutée,/ Aux couleurs vives, mais difficile à tenir en main,/ […] Me voilà donc, lorsque je sentis soudain mon visage/ Comme criblé de pavot… et, au loin, un sourd déluge de foudre…/ Avec cette sensation de douleur qui accompagne le trépas… » 330 Maciej Junkiert Le poète, adepte du culte d’Isis, raconte qu’il rêve d’une existence désincarnée, ancrée non pas dans l’être, mais dans « l’harmonie des êtres ». Le jeune philosophe crée la vision d’une vie sans limites, il aspire à se propager telle une nébuleuse à travers l’éternité cosmique et souhaite faire de son nom l’ultime rime d’une rhapsodie, attachée à l’œuvre comme la signature indélébile de son auteur. Les influences orphiques semblent évidentes dans la pensée du jeune homme, comme le montre la lecture de Platon qui, dans son Cratyle, attribuait aux orphiques la conviction que le corps est le tombeau de l’âme. En témoigne également la force purificatrice de la musique, propice à la dématérialisation de l’être. La mort du poète apparaît ainsi comme la réalisation trompeuse de ses aspirations : elle renouvelle le geste d’Empédocle, déchiré entre le désir de passer pour un dieu et la tentation d’une annihilation totale ; elle aboutit en effet à une défaite par un résultat intermédiaire - le poète défunt se résorbant en un spectre qui ne constitue qu’à peine un substitut de l’être. C’est d’une façon toute différente que Balbus se remémore son dernier jour : Konsulem be˛da˛c, znałem, co jest prawda gminna I jakie wrza˛tki, jakie rozruchy sie˛ szerza˛ ; Sprawowac´ wie˛c, jak bóstwa re˛ka dobroczynna, Mys´ liłem - wage˛ ona˛ z gwiazd, co czasy mierza˛, Na lasce mojej nieraz trzymac´ mi sie˛ zdało, I bez liktorów miejsca przechodziłem gwarne, Jak który bóg nietkliwe naraz˙aja˛c ciało Na mdłe zapachy, znane podste˛py i marne… […] - Tak szedłem raz, gdzie konia opodal trzymano, Bo włas´nie miałem zwiedzic´ odległe wie˛zienie, A dzien´ był pie˛kny ; ludzie, poczte˛ widza˛c znana˛, Wylegli z krzykiem : “Balbus niech ma powodzenie ! ” [PW, tome-3, p.-24] 29 L’incorporalité qui se manifeste dans les récits des deux personnages est en même temps une absence de corps liée au fait qu’ils évoluent exclusivement 29 Traduction : « Étant consul, je connaissais les réalités populaires/ Et je savais comment les révoltes et les émeutes se propagent ; / Remplir ma charge, telle la main bienveillante de la divinité,/ Était ce qui m’animait, et j’avais eu plus d’une fois à tenir sur mon bâton/ Cette balance faite d’étoiles qui mesurent le temps,/ Et sans licteurs je traversais des lieux bouillonnants,/ Exposant tel un dieu mon corps intouchable/ À des odeurs nauséabondes, des ruses nombreuses et vaines…/ […] - Ainsi déambulais-je un jour, alors que non loin de là on gardait mon cheval,/ Car je devais justement visiter une prison éloignée,/ Et la journée était belle ; les gens, me reconnaissant de loin,/ Sortaient en lançant : « Que Balbus ait du succès ! » L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 331 dans la sphère des œuvres d’art, mais elle est aussi un symptôme important des aspirations et ambitions visant à se libérer des limitations humaines, tant celles causées par le travail spirituel (vita contemplativa du poète) que celles procédant de l’activité dans l’espace public (vita activa du consul). Coiffé de sa couronne, le poète est l’égal des dieux ; quant au fonctionnaire, substitut du souverain divin dans l’exercice du pouvoir, il s’attribue une splendeur et une vitalité comparables à celles des divinités homériques. La mort, venant subitement et changeant les héros en spectres, accomplit leur inscription dans l’ordre historique ; elle vient transformer l’activité humaine en mémoire, et celle-ci est dispersée par les vents de l’Histoire. Une fois leur récit terminé, les spectres se volatilisent, abandonnant le voyageur à sa solitude alors qu’il se réveille. Ceci constitue une illustration pertinente de la phrase biblique placée au début du poème et extraite de l’Ecclésiaste. La dimension parabolique de Pompeje est ainsi contenue dans le constat de la vanité des actes humains visant à subordonner l’Histoire 30 . Le poème confirme ainsi la thèse selon laquelle le désir immodéré de savoir et de se libérer des limitations de la condition humaine, ne peut qu’aboutir à une amère désillusion. Reste la question de la réalité parfaite du marbre servant de décor à la scène représentée par Norwid qui, dans le poème Marmur-biały écrit au cours de l’excursion de 1848 en Méditerranée, en appelait à l’instance silencieuse de la pierre - témoin de l’Histoire : …Och ! Pani Błe˛kitno-oka, z równym profilem Minerwy… - Sta˛d to zwaliska twoje sa˛, jak ty, nadobne : Wita sie˛ je z rados´cia˛ ! … a z˙egna z te˛sknota˛, Rosami operlone rwa˛c fiołki drobne, J e dy ne, co łzawieja˛ tam… i rosna˛ po to. [PW, tome 1, p.-100-101] 31 Norwid, réfléchissant à la fragilité existentielle menacée par les cataclysmes historiques, perçoit dans le marbre l’élément primordial de l’essence - l’être autonome qui a survécu à l’effacement de Pompéi. Le pneuma qu’il entrevoit, caché dans « la profondeur de ce labyrinthe d’une blancheur nivale » dont l’existence est exprimable seulement par supposition et présomption, semble relever d’un autre ordre des choses, reposant sur le règne spirituel qui pénètre la matière lithique. 30 Cf. Szturc, Włodzimierz. Op.-cit., pp.-235-236. 31 Traduction : « …Ah, Madame/ Aux yeux bleus et au profil parfait de Minerve…/ Les ruines d’où tu viens sont aussi charmantes que toi : / On les découvre avec allégresse ! … et les quitte avec nostalgie,/ En cueillant de petites violettes couvertes de perles de rosée,/ Les seules qui y versent des larmes… et c’est leur raison d’être. » 332 Maciej Junkiert Ce marbre justement, auquel Norwid a consacré tant de remarques au début du poème, joue dans le cas de la ville disparue un rôle semblable à celui des lois et mécanismes mystérieux qui décident du cours de l’Histoire mondiale. Comparable à nulle autre forme, existant comme matière parfaite, plus résistante que toutes les réalisations de la création humaine, le marbre devient ainsi l’essence-même de la durée, de l’ordre historique sur lequel les hommes n’ont pas prise. Il accompagne la vie et constitue un appui existentiel, mais il marque simultanément les frontières de l’être. Les pierres de Pompéi, rappelant au poète le lierre faisant de l’ombre au prophète Jonas et évoquant ces champs de lave pétrifiée qui fascinaient Goethe, manifestent le processus - interrompu dans son cours - du changement perpétuel dans lequel, depuis des siècles, l’humanité cherche un ordre, écartelé entre Dieu et l’Histoire. Épiménide et la Crète Dans un poème antérieur intitulé Epimenides (1854), Norwid avait articulé l’ensemble de l’œuvre autour d’une excursion archéologique en Crète. Il convient d’y considérer les sept « sages » dont le poète fit ses compagnons de voyage, intéressés par la Grèce exclusivement dans le but de s’enrichir ou de faire carrière 32 . Amphipapyron mérite une attention particulière, lui qui, dans ce poème, joue proprement le rôle d’un (anti-)Byron : - Kto by jednakz˙e mys´ lał, z˙e me˛drzec takowy, Jada˛cy przeszłos´c´ ludu wykopywac´ z grobu, Hellade˛ marzy i jej biedny byt a nowy Próbuje, i tradycji pyta jak sposobu, Sposobu jak tradycji - i puls baczy z˙ ywy, I popiół, i sme˛tarne w ruinach pokrzywy, I smutny jest, szukaja˛c, czy to smutek wieczny, I wcia˛z˙ bada sie˛, ile łze˛ ma juz˙ dziejowa˛ ? A ile jest to zachwyt tylko niestateczny ? A ile wiedza sama˛ otrzymana głowa˛ I kto by pracy takiej, ze Sfinksem łamania, Widzem be˛da˛c, pozdrowił Amphipapyrona, Nie widziałby, z˙e własnej godnos´ci sie˛ kłania. [PW, tome 3, p.-61-62] 33 32 Les mots de Norwid selon lesquels « les sages depuis toujours sont au nombre de sept » peuvent se lire comme une référence ironique aux sept sages qui marquèrent les origines de la philosophie : Thalès, Solon, Périandre, Cléobule, Chilon, Bias et Pittacos. À noter que qu’Épiménide n’était pas considéré par tous comme l’un des « sages ». 33 Traduction : « - Qui donc penserait qu’un tel sage,/ Allant exhumer le passé d’un peuple,/ Imaginât l’Hellade et étudiât son état récent et pourtant misérable,/ L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 333 Norwid, verbalisant ce que le « grand homme » n’avait pas l’intention de réaliser, formula en même temps un programme philhellénique positif à propos de la façon dont il convenait d’essayer de comprendre la Grèce dans toute la complexité de sa situation d’alors. Le poète s’efforçait de percevoir la Grèce et, en particulier, ses habitants sans tomber dans les comparaisons avec les antiques Hellènes. Il ira jusqu’à s’imaginer Hercule sous les traits d’un ouvrier travaillant sur les chantiers de fouilles, afin de renforcer nettement la position des « vivants ». La méthode proposée par Norwid, celle qu’Amphipapyron laissa de côté, consistait à tenter de retrouver un niveau de cohérence entre, d’une part, l’« exhumation » des faits passés et le catalogage de ce qui n’est plus, et, d’autre part, l’étude attentive de la vie dans la Grèce renaissante, la prise de pouls d’un quotidien difficile se reconstituant à travers les ruines. Les réserves de Norwid portaient sur l’attitude relevant d’un « enthousiasme immature », en tous points conforme à la fièvre dont souffraient les Européens à cet égard, ainsi que sur l’érudition stérile qui rendait impossible toute vraie recherche, ayant pour tout des réponses déjà prêtes. C’est à propos de la scientificité des « excursions dans les îles » que la critique de Norwid se faisait la plus forte. Comme le note Graz˙ yna Halkiewicz-Sojak : Rassembler des souvenirs du passé est une étape importante de l’initiation à l’Histoire, mais cela ne suffit pas à la comprendre. Les méthodes archéologiques ne permettent pas, en effet, de faire revivre l’homme du passé, d’approcher ses sentiments et son imagination ; elles dévoilent un squelette, pas un organisme. Dépasser ces limites exige des capacités herméneutiques, l’aptitude à percevoir les valeurs symboliques de ce qui s’est entassé au fil des siècles et à interpréter ces symboles 34 . Les recherches de Norwid, qui aboutirent à l’écriture d’Epimenides, trouvent leur source dans deux œuvres antérieures, à savoir Pompeje et Szczesna qui, par endroits, se rapprochent singulièrement de la parabole composée en 1854. Ce en quoi convergent toutes ces œuvres est l’approche anti-archéologique des ruines en tant que lieu d’initiation à l’Histoire. Elles diffèrent Interrogeant la tradition comme l’usage,/ L’usage comme la tradition, et prît le pouls des vivants,/ Scrutât la cendre et les orties de cimetière dans les ruines,/ Et qu’il fût triste, se demandant si cette tristesse était éternelle,/ Et cherchât encore, ce que cette larme a d’historique ? / Ce que cet enthousiasme a d’immature,/ Et combien de ce savoir est acquis seulement par la tête…/ Quiconque, témoin d’une telle tâche, de ce combat contre le Sphinx/ Saluerait cet Amphipapyron,/ Ne saurait pas qu’il s’incline devant sa propre dignité. » 34 Halkiewicz-Sojak, Graz˙ yna. « Norwid o Epimenidesie i Byronie », Studia Norwidiana 5-6 (1987-1988), p.-77. (Traduction : PFW) 334 Maciej Junkiert toutefois - et ceci est particulièrement intéressant dans le cas d’Epimenides - dans leur thématisation de la présence des gens parmi ces ruines. Dans Pompeje, le poète ne voit aucun vivant, il fréquente des spectres qui lui racontent leur mort. Il ne rencontre la vie que dans les statues entourant le tombeau de la prêtresse Mamia. D’après Kazimierz Wyka, dans Pompeje « Norwid anthropomorphise le matériau-même de la statue. Il se demande en effet ce que peut bien ressentir le marbre des statues dans la canicule italienne, puisqu’aucune ombre ne lui apporte de fraîcheur » 35 . Une autre question semble alors fondamentale, à savoir quelle « essence » le poète perçoit dans ces statues. Il devait certainement s’agir d’une âme de marbre, plus légère, exprimant l’harmonie et la noblesse des formes, méritant qu’on lui reconnût l’attribut de la vie, c’est-à-dire l’existence. Comme on le sait au moins depuis l’époque de Saint Anselme de Canterbury, cet attribut était indispensable pour parler de perfection. Un changement intervient dans le poème Szczesna, où le paysage de Paestum en Calabre, parsemé de ruines, devient seulement une toile de fond pour les gens qui y habitent : - Ludzi gars´c´, jako karłowate drzewa Wydarte z ziemi, z˙ ółte i koszlawe, Włóczy sie˛ - mówic´ zaczyna - poziewa - Ruina - pracy nie ma - re˛ce prawe Sa˛ lewe - lewe sa˛ ironia˛ ramion ; Na czołach zmarszczki, ale nie staros´ci : Cos´ do fatalnych podobnego znamion ; Kaz˙ dy klnie, modli sie˛, próz˙nuje, pos´ci, Lub złamki bogów z gruzów wydobytych Na współz˙ebrza˛cej wycia˛gna˛wszy dłoni, Do podróz˙ników odzywa sie˛ sytych : Stu - pienia˛dz rzuca, z˙aden łzy nie roni ! … [PW, tome 3, p.-52] 36 On peut supposer que le changement, dans la perception qu’avait Norwid de l’espace, découlait du fait que le poète avait, depuis, précisé son rapport 35 Wyka, Kazimierz. Cyprian Norwid. Studia, artykuły, recenzje, Kraków, Wydawnictwo Literackie, 1989, p.-20. 36 Traduction : « - Une poignée de gens, tel un arbrisseau nain/ Arraché de la terre, jauni et tordu,/ Se traîne, commence à parler, bâille./ Tout est en ruine, pas de travail, les mains droites/ Sont gauches ; les mains gauches sont comme une ironie de bras ; / Les fronts sont ridés, mais pas par la vieillesse : / Quelque chose qui rappelle les signes de la fatalité ; / Chacun jure, prie, reste oisif, jeûne,/ Ou bien, ayant retiré des gravats des débris de dieux, il les tend de sa main mendiante/ À des voyageurs rassasiés en leur lançant : / Cent. L’un jette de l’argent, aucun ne verse une larme ! … » L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 335 à la conception de l’art antique élaborée par Johann Winckelmann 37 . Les avis enthousiastes concernant la sculpture grecque perdent en effet leur force lorsqu’on a affaire à des « débris de dieux retirés des gravats ». Dans ce cas, ce sont les gens qui représentent les vestiges après l’action destructrice de l’Histoire, ils sont des statues privées d’« essence », autour desquelles s’étendent des ruines sans utilité. La terre que décrit le poète, c’est l’Italie, privée de tout secret, terre stérile déjà décrite, « mise en paragraphes » et apprivoisée. C’est sans doute la raison pour laquelle il partit chercher la vérité plus à l’est, voyageant grâce à Epimenides jusqu’en Grèce où il écrivit de manière fondamentalement différente à propos des habitants y travaillant à « déterrer » le passé : A było zbrojnych w rydle dwunastu M a i notów, Którzy sa˛ ludem silnym, mówia˛cym niepłynnie, W s´miechu jeno, podobnym do dalekich grzmotów ; Lecz chłop aten´ ski przy nich wygla˛da dziecinnie, Tak z˙e raz wraz, gdy patrzysz na one postacie, To ci sie˛ zda, z˙e Herkul, zeszedłszy z wysoka, Przebrał sie˛, i zamieszkał w pochylonej chacie, I milczy, aby ustrzec sie˛ ludzkiego oka - [PW, tome 3, p.-65] 38 Observer les gens était l’une des méthodes de l’(anti-)archéologie de Norwid consistant à retrouver les strates culturelles successives qui avaient exercé une influence sur la façon dont la vie de l’homme s’était constituée dans des conditions données. Dans Epimenides, ce ne sont ni les « fibules » ni les « styles » qui se trouvent au centre de l’attention du poète, mais bien les gens. La pensée du poète observant le travail de ces habitants « armés de bêches » essayait donc de s’imaginer les héros antiques sur le modèle de leurs descendants vivants qui fonctionnaient comme des substituts à la présence des héros de jadis (sans qu’aux yeux du poète cela ne les dévalorisât 37 C’est ce que pensent Zofia Szmydtowa (« Norwid wobec włoskiego odrodzenia », dans Gomulicki, Juliusz Wiktor et Jakubowski, Jan Zygmunt (dir.). Nowe studia o Norwidzie, Warszawa, Pan´ stwowe Wydawnictwo Naukowe, 1961, pp.-127-134) et Lisiecka, Alicja. (Norwid - poeta historii, London, Veritas Foundation Publication Centre, 1973, pp.-31-50). 38 Traduction : « Ils étaient douze Maniotes armés de bêches,/ Des gens robustes parlant par saccades,/ Seulement par éclats de rire semblables à de lointains coups de tonnerre ; / Le paysan athénien à côté d’eux paraît bien infantile,/ Tant est si bien que si vous considérez leur stature,/ Vous croirez qu’Hercule, descendu des hauteurs,/ S’est déguisé pour habiter dans une pauvre chaumière,/ Et se tait pour rester à l’abri du regard humain. » 336 Maciej Junkiert pour autant). Cela est bien visible dans le comportement des Maniotes qui, à propos d’une fumée s’échappant d’un bâtiment inconnu, « exprimèrent leurs sagesses/ en donnant à ces émanations une épithète laconique » (PW, tome-3, p.-65). Face au silence des pseudo-chercheurs, l’opinion des locaux devint le seul témoignage de l’événement, une explication sous forme de parabole et, par conséquent - eu égard au sous-titre du poème - un élément du chant à deux voix du poète et des Crétois contemporains, consacré au « retour à la vie » des ruines. Le poète n’a pas réussi à comprendre de quoi parlaient les autochtones. Ce chant à deux voix ne s’est pas fait dialogue. À Madame-M. qui va acheter une assiette Le thème des couches de connaissance sur les civilisations anciennes, situées littéralement sous les pieds des gens de l’ère contemporaine, accompagna Norwid jusqu’à la fin de sa vie. Norwid est souvent qualifié de poète de la culture ou poète de l’Histoire ; effectivement, il est le seul à s’être familiarisé de manière aussi approfondie avec les règles de l’historicisme dix-neuvièmiste qui infirma les convictions sur l’immuabilité de la nature humaine au fil des siècles 39 . Chaque époque est caractérisée par une vérité qui lui est typique et dont l’accès devient difficile une fois que cette époque est révolue. Citons Ida˛cej kupic´ talerz pani M. (À Madame-M. qui va acheter une assiette, 1869), poème tardif de Norwid qui aborde cette question : 1. Sa˛ pokolenia, i miasta, i ludy, Sme˛tne i stare - Które podały nam nie z˙adne cudy, Lecz - garnków pare˛ ! 2. W Muzeum Dama stawa z parasolka˛ Przed garnkiem takim ; W Sycylii sta˛pa (choc´ by była Polka˛ ! …), Nie wiedza˛c, na kim ! … 3. Gdy Ludy - których sie˛ ani uz˙alisz W Epok otchłani - Nikna˛ - jak sługa, co podawa talerz Wielmoz˙nej Pani. [PW, tome 3, s. 192] 40 39 Pour une synthèse du problème de l’historicisme voir Wittkau, Annette. Historismus : zur Geschichte des Begriffs und des Problems, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1992. 40 Traduction : « 1.- Il est des générations, des villes et des peuples,/ Tristes et anciens,/ Qui ne nous ont donné aucune merveille,/ Mais quelques pots de terre ! L‘archéologie sans objets et la poésie des objets 337 Norwid a accompagné la déchéance du topos de l’Histoire comme maîtresse de la vie - destitution décrite par Reinhart Koselleck. Dans son œuvre, il exprime systématiquement sa conviction que l’ère contemporaine n’a besoin de l’autorité du passé que pour sanctionner ses propres pratiques sociales et culturelles, pas toujours légitimes. L’ère contemporaine cherche dans le passé seulement une confirmation de sa propre identité, c’est pourquoi elle étudie ce qui est révolu de façon sélective et à partir de thèses formulées a priori. Pour Norwid, l’archéologie constituait justement un fascinant espace de recherches qui ne fournit toutefois pas de réponse aux questions qui se posent sur la présence authentique et réelle de l’Homme dans l’Histoire. La position de Norwid est d’autant plus intéressante qu’il fut le seul romantique polonais à avoir la possibilité de suivre l’essor spectaculaire de l’archéologie qui, de la recherche amatrice de vestiges susceptibles d’être revendus, se transforma en sérieuse discipline scientifique soutenue financièrement par tous les grands États européens dans le cadre de leur rivalité sur le terrain des Altertumswissenschaften (sciences de l’Antiquité) 41 . Conclusion La fascination romantique pour l’archéologie avait souvent, dans le cas de la littérature polonaise, une fonction compensatrice - à travers la création littéraire - du manque d’institutions 42 qui rendait impossible la menée de fouilles à une échelle comparable à ce qu’entreprenaient d’autres nations européennes. De plus, l’histoire ancienne et l’Antiquité polonaise (et lituanienne) subissaient la pression conjuguée des communautés scientifiques allemande et russe qui se faisaient bien souvent les relais des nationalismes locaux correspondants. La littérature « archéologique » se donna donc pour mission de remplir le vide laissé par les recherches faiblement développées (et entravées par les États copartageants) des premiers archéologues polonais qui, initialement, menaient leurs investigations tout simplement en tant qu’amateurs et collectionneurs. En revanche, l’archéologie européenne, en particulier celle / / 2.- Au Musée une Dame, munie d’un parapluie/ Se tient près d’un tel pot ; / En Sicile elle piétine (quand bien même serait-elle Polonaise ! …),/ Sans savoir sur qui elle met les pieds ! … / / 3.-Ainsi les Peuples pour lesquels vous n’exprimez aucun regret,/ Dans l’immensité des siècles/ S’effacent - comme une servante après avoir donné l’assiette/ À une Honorable Dame. » 41 Voir Marchand, Suzanne. Down from Olympus. Archaeology and Philhellenism in Germany, 1750-1970, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1996. 42 Notons que la première chaire universitaire polonaise d’archéologie fut créée en 1867 à l’Université Jagellonne de Cracovie et que son premier professeur d’archéologie fut Józef Łepkowski. 338 Maciej Junkiert des pays méditerranéens, joua un rôle majeur pour les auteurs polonais, notamment Norwid, qui en suivirent attentivement les progrès et tentèrent d’utiliser les résultats des scientifiques d’autres pays dans leur propre travail de création. Les ouvrages de Winckelmann, l’expédition de Napoléon en Égypte, les fouilles de Pompéi, les missions à Athènes (par exemple celle de Stuart et Revett) ainsi qu’au Proche Orient, de même que toute une série de publications parues à leur suite, les collections d’antiques présentées au British Museum, à Dresde et au Louvre, les découvertes des chercheurs allemands dans le cadre des activités du Deutsches Archäologisches Institut, tous ces phénomènes si importants pour le développement de l’archéologie européenne étaient méticuleusement observés par les Polonais et contribuèrent à faire évoluer leur vision de l’Histoire. Toutefois, autant ces nouvelles tendances conduisirent à renforcer l’intérêt universel pour l’Europe, autant elles ne parvinrent pas à modifier l’historiosophie du regard polonais sur l’Histoire. Traduction : Pierre-Frédéric Weber