eJournals Oeuvres et Critiques 42/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2017
422

Liminaire: "le dénuement [l]e pénètre d’appartenance"

121
2017
Philippe Richard
oec4220005
Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Liminaire : « le dénuement [l]e pénètre d’appartenance » Philippe Richard Rare parole qui accomplit plus encore qu’elle n’a promis, la poésie de Bernard Vargaftig est une écriture de la simple immanence, à la fois moderne et concise ; instituée en cette humble émotion qui recrée les souvenirs de chacun à partir des mots qui lui sont facilement accessibles, elle explore le dessin fondamental de l’existence en une petite musique du style parfaitement reconnaissable ; manifestant dès lors un saisissement plus profond que tout sentiment individuel, elle engendre son auteur et son lecteur à leur propre humanité, toujours à l’aventure et parfois à l’impromptu. L’expérience poétique qui requiert ici notre attention consiste ainsi en ce pur fait d’être là, entre l’enfance disparue et l’enfance prochaine, au cœur de l’obscurité même de la vie dont l’énigme peut toutefois s’ouvrir sans crier gare (« Bruit et brume l’air/ Court comme un enfant » - Chez moi partout). L’humilité de Bernard Vargaftig se révèle en ce sens riche de ces propres couleurs de la vie intérieure qui garantissent l’accès au réel et l’appropriation du monde, non en une extase sublime mais en un remuement intime. L’émotion sans cesse reconfigurée par la musicalité du verbe confère d’ailleurs à cette littérature un prix tout particulier, en cette irréductible singularité de la poésie qui se place à rebours de tous les genres littéraires et nous suggère sans cesse tout ce qui sans elle pourrait être perdu. Alors comprend-on que Bernard Vargaftig signifie vraiment en son œuvre la part de compassion que recèle la peur, ces deux motions s’abouchant dans l’éclair de leur rencontre sous le motif, si fondamental en l’existence, du chancellement (« À quelle peur la peur ressemble/ Détresse avec presque l’éclaircie/ Compassion plus proche que l’air/ Convergence qui en fuyant s’accomplit » - Trembler comme le souffle tremble). Tout aussi bien retracera-t-il la chaotisation du monde contenue dans un changement de paysage surprenant l’être (« Et la répétition nue/ Quand l’horizon fait pencher/ Les bleuets là-bas sans disparaître/ / Comme où tu sais que je crie/ Où commencement et gouffre/ Couraient dévorés par la lumière » - Un récit) ou la béance soudainement ouverte par la lumière dans un silence qui reste encore à nommer (« Espace comme rien ne se referme/ Et comme l’appartenance plonge/ Où la clarté laisse une trace/ Dont aucun oiseau ne montrait 6 Philippe Richard le silence » - Dans les soulèvements). Telle est l’humilité de la poésie qu’elle transfigure notre finitude en la nommant, en cette expérience sensible de la langue que nous permet encore la littérature, sans nul besoin d’éphémère image ou d’immédiate impression mais en un bienheureux silence sonore. Au poète lorrain né le 24 janvier 1934 à Nancy se trouve donc consacré ce volume qu’anime un sincère et profond sentiment de reconnaissance. Quelques poèmes de Bernard Vargaftig, publiés ici avec l’aimable autorisation de son épouse Bruna, se trouvent en ce sens suivis de quatre tableaux. L’esprit de l’œuvre nous est présenté par un article de Béatrice Bonhomme consacré à la transformation du vertige existentiel de l’enfant et de l’écrivain en ce vertige poétique du langage neuf et du mouvement inédit qui constitue la poétique vargaftigienne (« poésie renversante, haletante, dévalante, basculante, dans une course éperdue, toujours nouvelle, toujours recommencée, jamais la même »). La fabrique de l’œuvre nous est exposée par trois articles successifs : Philippe Grosos envisage la constante évolution d’une écriture sur des pistes de traverse pourtant toujours audacieuses et obsédantes, lorsque le vers se révèle toujours plus expressif que signifiant et que le tissage s’impose comme seule technique adéquate de sa composition (« nommer doublement un mot, le répéter, ce n’est donc pas seulement vouloir le faire entendre en insistant sur son sens ; c’est également et paradoxalement faire entendre sa singularité en nous obligeant à méditer la diversité de ses acceptions ») - l’incomparable devient ainsi la valeur profonde d’une métrique rigoureuse, à distance de l’image mais au cœur du mouvement - ; Mathieu Roger-Lacan comprend l’apparent tissage du ressassement et la soudaine ouverture de l’effraction comme alliance de temporalités capable de construire un être-au-monde aux prises avec une vraie présence, lorsque s’unissent les mots et les choses en un style authentique (« Ce brouillage de l’organisation spatiale et temporelle, dans des poèmes dont le mouvement spéculaire est brusquement troué par leur propre sujet devenu tout à coup présence réelle, enregistre dans son rythme même quelque chose d’une expérience historique et existentielle ») - la chronologie est dès lors le rythme propre des mots quand la spatialité est aussi l’agencement d’une histoire infinie percutée par l’énergie du dire - ; et Philippe Richard médite la naissance constante de l’événement au cœur de l’écriture, lorsque le surgissement et la présentification d’une sympathie avec le monde nouvellement créés par le vers nous font advenir à nous-mêmes dans le propre moment où ils nous adviennent (« cet événement d’une naissance de soi au monde et du monde à soi dans le miracle d’une simple nomination advenue d’elle-même et toujours déjà nous convoquant ») - cette logique antéprédicative donne alors naissance à une quête de l’apertural. La manière de l’œuvre nous est également expliquée par trois articles : Philippe Richard observe un poème précis pour y discerner, en une réalité parfaitement unifiée, le Liminaire : « le dénuement [l]e pénètre d’appartenance » 7 cheminement de la voix, l’affleurement de l’enfance et la faille de l’histoire, par un réagencement du monde sensible et du monde intérieur qui brise pour nous la prison du quotidien (« une écriture qui articule l’être à son enfance en présentant poétiquement ces deux instances au réel même et en les abouchant à lui par la grâce d’une parole qui nous fait marcher avec son souffle ») ; Regis Lefort envisage un recueil entier pour y étudier la réinvention du sonnet, tant il est vrai que la renaissance d’une parole originelle qui peut dire l’amour de l’être aimé par-delà l’avalanche de la vie représente bien l’échappée d’un sens vargaftigien toujours à recevoir et jamais à saisir, l’écroulement ici figuré s’opérant en énigme vers le haut pour dire le réel en sa justesse (« sans Bruna, pas de possible existence de la langue du poème, […]seul lieu où peut se vivre l’apaisement et l’harmonie ») ; et Serge Martin entend la possibilité d’un esprit mystique en l’ensemble de l’œuvre dès lors envisagée comme lyrisme tout amoureux, quand la nomination s’efface devant la suggestion, que prime absolument la relation à un devenir-voix, et qu’une transcendance au réel même pourrait bien placer le divin dans l’humain comme corps de la relation (« l’enjeu est peut-être, en allant vers ces poèmes, de transformer notre attention aux voix souvent silencieuses, parfois bruyantes à la limite de l’inaudible, que font l’amour et le divin dans nos vies »). La réfraction de l’œuvre nous est enseignée par un article de Laurent Mourey consacré à la réception de Mallarmé dans l’expression poétique de Vargaftig, par-delà l’histoire littéraire et en cette affinité élective que récapitule adéquatement le motif de la réfraction chez l’être dressé face à son enfance et que signe hautement l’élan de la liberté chez l’écrivain en lequel l’énonciation toujours se signifie (« C’est pour l’essentiel d’une poésie faisant résonner l’énigme dans tout le langage qu’il s’agit, énigme touchant à la fois ‘voix corps existence’ »). Souhaitons donc que le lecteur puisse ici découvrir à quel point la poésie de Bernard Vargaftig lui murmure en fait avec passion que, toujours, maintenant et pour la suite, « le dénuement [l]e pénètre d’appartenance » (Trembler comme le souffle tremble).