eJournals Oeuvres et Critiques 42/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2017
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Le Vertige Vargaftig

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2017
Béatrice Bonhomme
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Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Le Vertige Vargaftig Béatrice Bonhomme « Qui êtes-vous ? Qui suis-je ? ». Avoir un nom : « Les nazis savaient ce qu’ils faisaient quand ils réduisaient les déportés à n’être qu’un nombre » 1 . Chaque nom est poème. Le travail du poète a aussi rapport avec le sens, c’est-à-dire avec ce qui change toujours, ce qui est mouvement. Nommer a besoin de distance. Nommer est distance. Nommer a besoin de blanc. Le blanc est d’abord mouvement. Le blanc est rapidité. Le blanc est vertige. Le blanc est perte et plénitude. Le poète travaille à la fois avec l’abîme qui est en lui et avec le plus aérien. Il fabrique avec ce qui lui a été donné, avec son vécu, avec la stupeur d’être, puis avec le langage : « […] j’ai une enfance qui est devenue mon travail. Alors que ceux avec qui je vivais ne savaient pas comment se débarrasser de ce qu’ils venaient de vivre et qui n’était, bien entendu, pas leur enfance, il y avait, il y a une enfance à laquelle je vais » (p.-28). Ce que le poète écrit est ainsi ce qui le fait trembler, ce qui fait trembler sa mémoire : « […] la séparation entre mes parents, les récits sans cesse recommencés de ce que nous avions vécu pendant la guerre, […] ce qui m’avait été interdit pour des raisons de sécurité. Je ne sais plus comment j’ai fait avec ce manque et tant d’autres, entre mes six et dix ans. C’est ensuite que j’ai eu peur, que j’ai appelé peur ce qui n’avait pas eu de nom » (p.- 27). La mémoire. L’importance vitale de la mémoire, mais aussi l’importance de l’oubli. Savoir oublier. Parvenir à oublier sans oublier. La mémoire de l’oubli, la trace de l’effacement : « […] je ne voudrais pas, quant à moi, revivre mon enfance. J’ai connu alors un déchirement, une béance entre l’acte de nommer et ce qui n’est pas nommé, et même entre mon nom et moi. Entre moi et les miens » (p.-29). Comme si le poète défaillait sur la mémoire, se heurtait au scrupule, au scandale de la mémoire, s’accrochait pourtant à la mémoire : « Ne m’avait-on pas reproché d’être ? N’a-t-on pas voulu me faire mourir d’être ? J’ai une enfance qui est dans la mémoire et j’ai une enfance qui ouvre les bras, qui est une affirmation d’être. Qui a besoin de langage et de langages. C’est, chaque fois, la stupeur d’être » (p.- 28). D’espace en espace, de désastre en désastre, une enfance derrière et une enfance devant. Aller plus avant constitue aussi un retour en arrière : « Comment oublierais-je qu’il 1 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », Nu(e), 7 (1996), p.-21. Toutes les citations qui suivent renvoient à cet entretien. 22 Béatrice Bonhomme ne fallait, me disaient ceux qui cherchaient à oublier, surtout ne pas cesser de se ressouvenir ? » (p.-28). Les mots sont là comme on agrippe une roche pour ne pas basculer dans le vide. C’est une escalade ou peut-être une descente. C’est, en tout cas, une détresse, une détresse pour pallier l’autre détresse, celle de la peur d’être attrapé, déporté, tué, et le poète compare la peur devant la possible perte de la mère avec l’angoisse qui le saisit devant les épreuves d’un livre : « Printemps 1944. Ma mère m’avait mis en pension au Collège Saint-Julien en Haute-Vienne. J’avais 10 ans. […] Un jour la cheftaine m’a dit d’aller à Limoges demander à ma mère si elle ne voulait pas qu’elle me fasse passer en Suisse avec d’autres enfants. Je suis donc retourné à Limoges sans prévenir ma mère et quand je suis arrivé à la maison il n’y avait personne. C’était comme si je devenais un trou. J’ai couru chez des gens chez qui je pouvais savoir où joindre ma mère. Je me vois encore sur la pointe des pieds en train de frapper à la vitre de dehors suivant le code convenu. Je ne me souviens plus de comment ça s’est passé ensuite. Ma mère a refusé et nous avons appris plus tard que cheftaine et enfants s’étaient fait prendre et avaient été déportés. Chaque fois que je corrige les épreuves d’un livre, c’est comme si je ne pouvais plus rien pour lui, je reconnais en moi béance et détresse » (p.-32). Le poème est espace vers l’autre, espace sans lequel il n’est pas possible d’aller à l’autre. Espace qui, en même temps qu’il est stupeur d’être, permet pourtant à l’autre de surgir. Permet au sens de surgir. Le vertige chez Bernard Vargaftig semble donc d’abord un vertige vécu : « N’oubliez jamais que ce que je pense aujourd’hui est dicté par mon vécu » (p.-10). Il a physiquement et psychologiquement vécu le malaise du vertige : « je vis cette distance dans ma chair, je l’ai vécue physiquement, à un point tel que j’ai été quelque temps incapable de faire un pas sans éprouver de vertige. J’ai commencé ma psychothérapie. J’avais aussi de l’hypertension. Et comme j’écris avec ma respiration, mes vers ont continué à être très brefs, ils sont devenus très haletants, je les conduisais au bout de mon souffle » (p.- 23). Vertige d’une enfance troublée, devenue vertige existentiel, puis vertige d’écriture et de création, pour un poète qui a été cet enfant juif pourchassé durant la seconde guerre mondiale, cet enfant qui courait droit devant lui par peur de dire la vérité, son nom de vérité, et d’être capturé à cause de cela, la vérité d’un nom juif : « Ecrit-on autre chose que de l’identité ? » (p.-13). Pour Vargaftig, le travail accompli en tant que poète est un retour à la vérité par delà le mensonge qui lui a été imposé sur ses origines et sur son nom, le nom qu’il fallait cacher : « Je ne mets pas en vers des idées. Je travaille avec mon vécu, avec mon être. Ça se transforme par et avec le langage en autre chose » (p.-20). Il a fallu mentir pour survivre et c’est encore pour survivre que Vargaftig a voulu affirmer la vérité de son nom et de ses poèmes dans toute la suite de sa vie : « Qu’ai je vécu ? Mes parents et moi avons porté d’autres noms pendant la guerre. Nous avons eu de faux-papiers d’identité. Nous avons eu de fausses identités. Je ne devais, sous Le Vertige Vargaftig 23 peine de mort, ni dire qui j’étais, ni ce que nous étions […] Qui suis-je ? Il y a donc une vraie identité ? Une carte de vraie identité ? J’ai attendu d’avoir 29 ans et que je rencontre celle avec qui je vis pour trouver le courage d’aller au commissariat et de m’en faire établir une » (p.-21). Lorsqu’il déclare à Hervé Bosio « mon travail a à voir avec le vrai […]. Ce n’est pas la langue que je travaille, c’est moi-même. Je ne serai jamais assez vigilant », il exprime à quel point il ne s’est jamais remis de cette chasse à l’homme si traumatisante pour l’enfant qu’il a été, mais aussi à quel point la poésie lui a donné la possibilité de réaffirmer son moi dans un véritable processus de résilience et lui a offert les moyens d’être vérace, véridique dans une quête de « Véraison », qui n’est pas par hasard un des titres de ses recueils : « Je ne m’en sors pas, je n’y comprends rien, je ne tiens pas debout, si ça ne passe pas en même temps qu’un travail, en moi, avec la langue » (p.-11). Le nom même de Vargaftig est lié à la vérité : « Mon nom vient de l’allemand wahrhaftig qui est un adjectif ou un adverbe, et qui signifie ‘véritable’ ou ‘véritablement’. Le h est devenu un g en russe, qui l’est resté en français » (p.-21). Cela, c’est son vrai nom, sa vraie histoire. Le travail de Vargaftig est un travail de reconstruction d’une identité à partir d’un mouvement de renversement et de vertige : « Je n’ai jusqu’ici, pas trouvé mieux que le vers pour obtenir ce mouvement qui me semble essentiel. Si vous permettez une image, je dirais que le vers est la métaphore de la déflagration intérieure, le vers est la métaphore d’être, le verbe être » (p.-19). C’est l’affirmation du propre vertige de son moi à travers le vertige de la langue, une langue très consciente de toutes ses capacités formelles, mais aussi de sa force à exprimer le renversement dans une vision des choses tout à fait neuve qui fonde le moi de l’écrivain et son écriture : « […] j’ai toujours été conscient du fait que j’écrivais parce que je ne pouvais pas faire autrement pour tenir debout. Pour être moi-même. Et même que je ne pouvais pas faire autrement qu’écrire ce que j’écrivais » (p.-13). C’est le vertige assumé, comme thème privilégié de la langue, qui permet à l’écrivain, en proie au vertige existentiel, de se tenir, de tenir debout et de combler les failles de la personnalité : « Je n’oublie pas que sur la première page il y a mon nom et le titre. Le titre est aussi, en effet, une apposition au nom de l’auteur » (p.-9). Or ce titre et ce nom, preuves d’une identité affirmée cette fois pleinement, sont aussi « mouvement » car le langage est, tout entier, mouvement. Avec le titre, le poète essaie de créer le contraire de quelque chose de statique : « Me voici emporté en moi en même temps que je suis emporté au monde » (p.-10). Toutes les sensations fortes de la vie, aimer ou écrire, en passent par ce soulèvement, ce renversement : « J’aime ce renversement qui est le même que celui que je connais dans l’amour qui me fait espace et me soulève […]. Quand je regarde l’Autre et quand je regarde en moi, c’est bien ce renversement-là qui me saisit. Le ciel est à portée devant moi avec l’enfance à portée de main, elle aussi, tout au fond, en bas. J’ai le sentiment très fort d’être enraciné par le haut » (p.-12). 24 Béatrice Bonhomme Le vertige de « vérité vargaftig » est une sensation de mouvement dans l’espace, une sorte d’appel d’air dans la mémoire : « Or, dès l’instant où je dis en moi, où je dis avec la langue, voilà que c’est de l’espace qui se forme » (p.-11). Le vers est un des grands moyens de faire naître espace, mouvement et déséquilibre créatif : « […] je vous ai dit que je commençais par écrire le dernier vers […] du poème » (p.- 18). Le texte témoigne d’un renversement : « je construis mon texte de bas en haut, je le lis ainsi, pour qu’on le lise de haut en bas » (p.-18). Le vertige est course et renversement : « […] car, si pour qu’un poème fonctionne et donne du plaisir, il faut qu’il soit impulsé, entraîné, emporté par un mouvement qui conduit à la chute que le dernier vers est […] il faut aussi qu’il n’y ait pas de vraie chute » (p.- 19) ; chute mais aussi envol, dévalement mais aussi remontée : « […] je compte le silence, le renversement, et comme je compte les secondes entre l’éclair et les bruits de l’orage » (Un même silence, p.-21). On a l’impression, à lire cette poésie, de tourner sur soi-même ou que le monde tourne autour de nous : « Quel mur se renverse toujours ? Tu t’appelles Bruna pour de vrai. Le noir s’envole. Le sens se dédouble. Quel dessaisissement s’ouvre ? » (Un même silence, p.- 31). Le vertige est perte de repères, accompagnée de stupeur, devenir de toupie qui peut rajouter à l’angoisse : « Ça va vite. Le mur se renverse. Ça va vite. Je hurle. L’ouvreuse me prend par la main et me ramène chez moi » (Un même silence, p.- 31) ; mais le vertige peut aussi, paradoxalement, nous permettre d’échapper à la lourdeur du réel et du monde par une sorte d’envol, de respiration de haut-large : « Ce qui est pareil à la respiration. J’appelle, j’appelle devant moi » (p.-20). Le vertige, vacillement à la renverse, nous prend devant la vérité du réel, sa cruauté, sa pesanteur. Le poète recherche une autre vérité, celle d’un monde où le réel perd son lest de poids et de plomb pour entrer dans une autre dimension, celle de l’espace ouvert : « La chute a disparu et ne montre/ Ni terreur ni la détresse d’un désastre » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 41). Il faut se déprendre de la pesanteur et de la gravitation pour se libérer de la peur, de la panique, de la terreur, de ce qui entrave la respiration. Aller jusqu’au bout de la peur permet, paradoxalement, d’entrer dans le vertige et de se démettre d’une certaine façon de la peur et de l’oublier : « L’oubli se dépêche encore/ Récifs et prairies me détachent-ils » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 15). Pour prendre, le poète doit se détacher, se déprendre ; il ne saisit au vif que dans le dessaisissement ; les mots sont de toute façon bien difficiles à saisir, qui s’envolent la tête en bas : « Je vois ton V. Ça va vite. La blancheur du drap et le tremblement s’envolent, je cours, je cours, la peur touche la peur, rien ne se tait, je t’aime, nous nous renversons et les mots se renversent » (Un même silence, p.-31). Le poème est bifurcation tourbillonnante sur fond de retrait : « […]- les mots sont les mêmes/ le sable qui tourne » (Orbe, p.- 106) ; la poésie, elle aussi, tourne, car « Tout est courbe comme le monde ! » comme dans le jeu du foulard (Un même silence, p.-9). Poésie renversante, haletante, Le Vertige Vargaftig 25 dévalante, basculante, dans une course éperdue, toujours nouvelle, toujours recommencée, jamais la même. Poésie aveuglante, comme à colin-maillard. Poésie qui échappe à la prise, qui fuit, poésie course-poursuite, poésie-vertige qui s’oppose à l’enfermement, à l’angoisse, au resserrement du souffle, par la dévalante du monde, par l’envol, par le vertige accepté, recherché, poursuivi dans une course vers l’abîme comme une propulsion vers la lumière. Pour respirer, pour trembler comme le souffle tremble, comme la lumière siffle et trouver « Le déchirement qui respire » (Trembler comme le souffle tremble, p.-41). Dévalement d’enfance. Tout fuit. Tout se renverse. Tout penche, même la vitesse. Tout va trop vite. Tout s’envole. Le monde et les mots. Poésie de l’essoufflement mais aussi du souffle. Les noms bougent tous en même temps comme les oiseaux et les villes. Les mots tremblent. Rien de pérenne, rien de stable, tout coule, vacille, se renverse, tombe, s’échappe : -« Le même geste où n’ai-je plus eu peur » (Trembler comme le souffle tremble, p.-19). On fait le poète comme on fait l’aviateur, on monte, on se renverse pour aller plus haut encore. On tombe au-dessus du monde. Chute et lévitation à la fois. On fait la vitesse. On fait l’espace. On fait l’air. On fait le V. Le poète fait l’aviateur bras et souffle ouverts, il monte et se renverse pour aller plus haut encore... il a le sentiment très fort d’être enraciné par le haut et le texte aussi est à lire de haut en bas comme le poète commence par écrire le dernier vers de la séquence : « Rapidité où j’entends tout à coup/ comment respire en moi un vacillement » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 33). Le monde fait partie de cette course-poursuite, sans répit : « Vitesse comme/ Le rideau s’échappe » (Lumière qui siffle, p.- 34). On est pourchassé. Chassé à coups de pieds. On court, on court. On court bras ouverts. On court, la tête à la renverse. On fuit pour ne pas être brûlé. On fuit de n’avoir pas été brûlé. On fuit, muet. On hurle sans bruit. On joue à ne pas se faire prendre. Ne pas tomber, ne pas glisser. Se tenir sur ses gardes. Devoir encore partir. On court pour ne pas être pris, pour ne pas se faire « ramasser ». On fuit pour ne pas être reconnu. On court pour disparaître, pour ne pas disparaître. Pour ne pas être porté disparu. Il faut s’échapper, il faut courir. On fuit immobile. On se sauve immobile. On apprend à marcher vite en faisant semblant de marcher lentement. On fuit même les noms que l’on donne, car on serait toujours les premiers à aller dans les camps, car on disait qu’on n’échappait pas à l’Histoire. Alors, on joue au Loup.-On redescend en courant. Le chemin vacille. Le fleuve et la route penchent. Les oiseaux font glisser la ville. On tombe, on tombe. On joue à ne pas se faire attraper. Tu ne m’attraperas pas ! La course est plus rapide que celle d’un rosier. Départ d’un immense course : « Surgissant où/ De face/ L’aveu me poursuit » (Lumière qui siffle, p.- 14). Le vers, ou la prose très particulière de Bernard Vargaftig, font ainsi apparaître la chose éclatée comme si trop d’été explosait : « Eclat collines/ Riant riant ». Le vers est 26 Béatrice Bonhomme la métaphore de la déflagration intérieure. Il y a ce tournoiement la tête en bas et ce tournoiement est aussi ce qui fait tourner la peur, tourner casaque la peur. On a peur de dire son nom. On a peur de le voir écrit. On a peur de devoir dire qui l’on est. On a peur d’être attrapé. On a peur d’échapper. On a peur d’avoir peur. On a eu très peur. On a encore peur. On a peur du noir. On a peur de tout. On a peur des camions. On a peur des chaises qui font du bruit, des chats qu’on n’entend pas. On a peur de partir, peur de ne pas être là quand la peur arrive. Mais écrire dans le vertige du monde écarte la peur, donne du lest, donne du large, désentrave la cage thoracique, les poumons qui hurlent le cri : « Pencher où la stupeur qui nomme/ Comme en ne désespérant jamais/ Ouvre l’obscurcissement » (Comme respirer, p.-51). Reste une poésie de ce qui se montre et se cache en même temps : « la malle ouverte/ derrière le mur » (Orbe, p.-106). Jeu de cache-cache avec la peur. Peur est ce qui n’a pas de nom. Jeu de cache-cache comme les oiseaux, qu’est-ce qui se cache et que l’on ne trouve jamais ? Compter aménage le vertige, compter permet de retenir le mouvement tourbillonnaire du monde, le maelstrom. Compter les chats dans la rue. Compter les échelles, le dessus des chaises, compter le miroir ou le silence, compter tout. Penser à un chiffre. Le multiplier par cinquante six. Ajouter du sel. Regarder son talon. Diviser par trois. Le chat a eu le temps de sauter dans le jardin d’en face. Le poète a eu le temps d’écrire un vers. Fermer les yeux. Compter jusqu’à sept. Le poète a eu le temps d’écrire deux vers. Un c’est un, deux c’est loin, trois c’est toi, quatre c’est la rue de la Visitation, cinq c’est Autour du monde, la librairie. Et le poète a eu le temps d’écrire un troisième vers. Compter c’est compter l’unique, c’est compter l’intensité, c’est ne comparer rien. On compte pour ne pas parler, pour remplacer les copains, on compte les disputes des parents, on compte l’absence du père, on compte n’importe quoi dans la ville muette. On compte pour avoir moins peur. Compter permet de créer le souffle d’un vertige, compter à cache-cache, ou compter, comme dans les comptines « J’ai vu le loup, le renard et la belette… » (Un même silence, p.-22). Dans l’espace ouvert par un vertige où semblent enfin s’engouffrer une respiration, un souffle dans la neige, le mouvement, le rythme d’un bloc de pierre à l’autre : « Comme l’espace Envahit Chaque fois un souffle » (Distance nue, I, 1) Le trou du réel devient, dans le poème, le vertige. Le vertige est intégré dans le poème, il devient vertige même du poème, introduit une béance, comme est béante l’image de l’énigme : « un trou dans les phrases » (Distance nue, I, 1). C’est par cette ouverture que s’échappent l’écho ou la rue, que les jardins se précipitent, qu’une ville vient à nous comme une gifle. Le Le Vertige Vargaftig 27 vertige déchire le tissu des choses, il se situe « d’une haie à l’autre », d’un sein à l’autre, d’une hanche à l’autre, il est dans et en dehors du corps, il est dans le corps de l’autre, dans son propre corps, dans le corps du monde, « pan de combe » permettant la « respiration » (Distance nue, I, 4). Le vertige « tremble » « vacille », « chancelle » « entre deux pentes » (Distance nue, I, 8). Il est ce qui fait « pli », pliage, virage « un pli sur le sable » (Distance nue, I, 10),- « pli après pli » dans les phrases et les mots. Il est ce qui laisse les plis s’envoler. Plis d’une robe ou d’une page : -« Tout y est à l’envers : le noir et le tremblement du feuillage, l’enfance, et quand ta robe se renverse sans qu’on voie tes jambes. Je tombe, je compte, les mots se renversent, le silence se renverse, l’aveuglement de tes cheveux, le monde est à la renverse, la trappe, l’image de l’hirondelle, les volets, la fenêtre noire grande ouverte, et que se passe-t-il ensuite ? » (Un même silence, p.-22). Le vertige permet que l’horizon soit toujours à découvert, que tout soit ouvert, avec ce que cela comporte d’angoissant mais aussi d’exaltant et d’explosif : « Le sens le sens quand les montagnes/ Sont à l’inverse de la solitude » (Comme respirer, p.-53). Comme dans un vertige, l’espace approche puis s’écarte, les falaises sont éparses, le versant disperse l’écho et tout va d’espace en espace (Distance nue, I, 14). Bribe après bribe, mur après mur, d’un précipice à l’autre, d’un écart à l’autre, d’un vertige à l’autre. Le vertige ouvre le monde et permet à tout de chavirer. Le vertige est une façon de tomber, d’accepter la chute, ouverte en soi comme une échappée. Une chose va de l’une à l’autre et nous allons d’une chose à l’autre, d’une barque à l’herbe, du linge à la haie, d’une pierre au désert, d’une herbe à un sorbier, rameau après rameau, herbes après pivoines... « Le romarin glisse D’une pierre à l’autre » (Distance nue, II, 1) Nous sommes devant un espace, mais aussi un hors-espace comme un hors-champ, comme air et horizon courent et se poursuivent. Dans ce dévalement, cette fuite éperdue, se retiennent quelques éléments posés au vertige des choses comme un rosier où l’on vacille, où l’on se rattrape… Le vertige est à la fois en plein, central et décalé, et la lumière empêche de voir le charnier que tout aveugle. Il y a un trou dans le regard. Il y a un trou dans la mémoire. Il y a un trou de stupeur. La mémoire ne peut s’oublier, mais elle est aveugle, elle aussi, oscillant d’un côté, d’une ruelle à l’autre, dans un glissement. Le vertige laisse le sens béant entre ombre et lumière, une histoire, la propre histoire déchirée du poète, l’histoire du lecteur, l’histoire des peuples, l’histoire de l’homme, dont le sens reste béant. Ta vie et ta mort, ta naissance et ton agonie. Et toujours manque quelque chose, comme un vertige, au centre du monde et du moi : « le sens change, et ce qu’entre l’éclair et la stupeur, jamais immobiles, font voir le noir dans ton nom et le noir au milieu de toi » (Un même silence, p.-22). La lumière aveuglée de craie fait trou dans 28 Béatrice Bonhomme les choses comme une déflagration brûlante sur pellicule, et sourde, et muette, cette fois aussi, comme les vagues, oubliant d’entendre, oubliant de dire. La pellicule brûle, comme celle des anciens films, empêchant de voir l’image et l’histoire. Et le voir, le non-voir, est aussi mémoire, mémoire béante, intervalle d’une pente nue entre roche et pommiers. Comme s’il manquait un mot. Définitivement un mot. S’il ne manquait qu’un mot. Afin que cela soit toujours inachevé. Afin que cela puisse bouger, toujours. Le vertige permet de courir, courir encore pour n’être pas rattrapé. Même si l’on n’a pas été brûlé, la brûlure reste en soi pourtant comme une fragilité de vivre, une déflagration de vivre. Le vertige intervient comme un bond, un bond du coeur, un bond du souffle, le coeur bondit et chavire et s’emmêle, maladie cardiaque aux ronces de la peur. Le vertige est l’entaille des calanques, combe à travers l’orage, comme plonge un chemin, comme un cri emporté, comme un gué entre les ronces : « L’avènement est si ouvert/ A nouveau le versant d’un sillage/ Où ton nom et le nom de ton ailleurs qui me touchent/ prolongent la détonation. » (Craquement d’ombre, p.-41). Déferlante des groseilles, des mots et du souffle, la clairière plonge, mais le romarin et son souffle ne se confondent jamais. Et c’est ce vertige laissé « entre », entre les choses, qui permet la respiration des mots, l’humour et l’écriture. Dans la doublure des choses se trouve la fête de la vie, le rire de la vie, la terreur de vivre. Toujours est préservé l’espace d’un vertige plus obstiné qu’un souffle et que rien ne touche, chose toujours à distance, entre saisissement et dessaisissement et qui fait que le paysage s’ouvre par la distance. On se fraie un chemin dans les fleurs, et les fleurs tremblent du tremblement des oiseaux. Alors le bégaiement, comme un boitement de la langue, a lieu et il permet à l’horizon d’apparaître. L’horizon commence, recommence, le mot est répété, redit et rien n’est dit. Un oui, un oui, un rien n’est dit, et soulevé et répété. Un sureau empêche le dévalement, une fuite à ciel ouvert, à tombeau ouvert, et tous ceux qui tombent, qui ne tombent pas, qui sont soulevés, qui sont relevés, et la chute loin de soi, près de soi, à houle perdue. Une fuite, un emportement, mais chaque fois l’espace cache le même, cache l’autre, ouvre l’écho. De la berge au nom, des oiseaux au lierre, être, savoir, mémoire, déchirés. L’horizon découvre un déchirement, un pli qui s’envole. Une invention originale de la langue se développe. Ainsi le vertige n’est pas seulement écart, séparation mais également lien, il s’agit aussi de « faire la liaison ». Une des richesses de l’œuvre est justement d’organiser une forme et un sens, tout en laissant à chaque fragment sa force propre. La mémoire complexifie encore le rapport à la perception. Le vertige est donc une forme qui corrèle deux éléments différents. Ils sont différents, mais également semblables. Là-bas répète le même, qui est un autre. La différence résonne encore davantage dans la ressemblance, dans la répétition. En fait, c’est le vertige qui crée la dynamique. Le vertige est le Le Vertige Vargaftig 29 mouvement même. Dans l’œuvre de Bernard Vargaftig, une grande partie de la dynamique, du tourbillon, dans lequel nous entraîne l’auteur est issue du va-et-vient permanent que nous faisons entre des fragments et une totalité, créant ainsi un itinéraire mobile mais construit. Le vertige nous entraîne et dévoile la dynamique d’une œuvre cinétique, on peut penser à Buster Keaton, et au dévalement lunaire du personnage. La mise en place du vertige conduit à détruire le continuum spatio-temporel et à préférer un discontinu plus propice aux rencontres et à l’analogie différentielle. Désormais, le poète se livre à la pente, la traversée, la saute, le gouffre, le dévalement, la poursuite, le ruissellement, le soulèvement, comme à une sorte de nappe d’étendue, de glissement, de lévitation par bribes entre course et linge. Mais le vertige va plus loin. Il se fait aussi bien à l’inverse, dans l’autre sens, à rebours, à l’envers, puisque c’est le passage qui est important. On peut aussi bien lire le livre à l’envers, mettre tout en sens inverse, commencer le poème, le film par la fin. Tout recommence toujours, les mêmes mots ne sont pas les mêmes. Le livre est, dès lors, dégagé de la temporalité de la lecture avec un début et une fin. A-temporel, il déborde le temps de la lecture. Le livre accède à une sorte de simultanéité. Il demande au lecteur de travailler par assemblage et non par successivité pour reconstituer sa profonde simultanéité. Pourtant, la successivité des mots est incontournable, il s’agit de pouvoir la combiner avec la simultanéité souhaitée. Or, le vertige permet précisément de créer, comme au cinéma, un espace où les choses sont là en même temps, bien qu’elles se succèdent. En créant un passage, le vertige permet un mélange presque alchimique et devient le creuset d’une nouvelle simultanéité. Ici est respectée la règle de l’insertion de la ressemblance dans la différence. L’effet rendu est cependant bien différent d’une superposition, c’est une pulsation, presque violente, qui induit un impact hypnotique et confère un rythme, une dynamique au poème, le vertige apparaissant comme un espace de va-et-vient, de tremblement, à l’endroit, à l’envers, dans un plongeon qui va en arrière comme en avant. Éclair, hâte, stupeur et vibration, arrêt sur image et accélération brusque. Le temps est étiré de façon discontinue, le temps tremble. Entre simultanéité et successivité, le vertige va vers un flux saccadé du temps. Il permet l’incessante oscillation d’une écriture tremblée comme battement du sens. L’auteur, en effet, écrit, comme libéré des cadres du temps et de l’espace juxtaposant tous les points de l’univers 2 , comme s’il envisageait ici une sorte d’aleph, volant comme la neige. Les blocs de textes forment comme des murs, « une rambarde », un roc où tout vient glisser. La fragmentation, le chaos, si essen- 2 Vertov, Dziga, « Du ciné-œil au radio-œil » [1929], Articles, Journaux, Projets, Paris, U.G.E, coll. « 10/ 18 », 1972, pp.-131-132 (trad. Jacques Aumont). 30 Béatrice Bonhomme tiels à cette écriture, constituent la base d’un rythme à deux temps, fondé sur l’alternance d’une diastole et d’une systole, cri, souffle, entre ordre et désordre, entre air et désert. Battement donc, pulsation, ordre inclus dans le désordre même. L’auteur refuse une conception rigide, le vélo roule sur l’eau, le pigeon vole à cloche pied, d’un pied sur l’autre, sur aucun pied. Le vertige est une nappe, un flux de signifiants mobiles et glissants. Le vertige est à la fois faille et pont, c’est un écart, un interstice, qui est créé pour mieux rapprocher. C’est que maintenir l’écart est essentiel. Distance nue, l’intervalle serait ce que les Grecs nommaient « diabolé », l’entremise comme pont et obstacle à la fois. Ce lieu convertit, il n’est ni seulement disjonctif, ni seulement conjonctif. Ce gouffre tremblant est la condition de l’écriture donnant sa chance au discontinu et aux tâtonnements qui permettent à tout de toujours commencer, et le poète continue de lutter seul, ou à deux, avec les mots, avec l’amour, contre le loup.-Il continue à jouer à loup y es-tu, dans le vertige et pour lutter contre l’innommable. L’œuvre de Bernard Vargaftig repose ainsi sur une sorte de vertige ou de paradoxe. Elle se situe entre le mouvement et la voix, entre la soudaineté d’être et ce qu’on a raconté, entre soi et ce qu’il ne fallait pas dire, entre soi et celui que l’on est ou que l’on ne sait pas être, entre la vitesse et ce qui vole en éclats. C’est un trou de la stupeur à la stupeur, entre ce qui vole en éclats et la lumière. Anonymat entre ombre et lumière, entre les phrases où le nom sera effacé, sera conservé dans le vertige d’une vérité : « Tout est courbe comme le monde » (Un même silence, p.-9). Le vertige permet paradoxalement au poète pris par la stupeur de vivre et de mourir, d’affirmer l’identité de son moi et de son écriture à la face de tous, comme le dit d’ailleurs le titre de son recueil De Face.