Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2017
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Bernard Vargaftig ou l'impérieuse nécessité de la poésie
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2017
Philippe Grosos
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Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie Philippe Grosos Comme toute œuvre s’étant composée sur une longue durée, celle de Bernard Vargaftig, s’étendant sur plus de quarante ans, de 1967 à 2008 (voire quarante-cinq ans, avec le texte posthume Je n’aime que l’énigme, paru en 2013), a connu une sensible évolution. Or, même si le jeune Vargaftig fut reconnu et soutenu par Louis Aragon, on ne peut dire que les recueils publiés lors des vingt premières années laissent deviner la poésie qui par la suite s’écrira et qui est aujourd’hui celle par laquelle son œuvre s’est révélée comme une des plus belles et fortes paroles poétiques de langue française de la fin du XX e et du début du XXI e siècle. Ce n’est en effet véritablement qu’à partir du milieu des années 1980, avec Lumière qui siffle ou Cette matière, tous deux publiés en 1986, que Bernard Vargaftig a trouvé et fixé son lexique. Mais plus encore n’est-ce probablement qu’une dizaine d’années plus tard, au milieu des années 1990, avec un recueil comme Dans les soulèvements (1996), que le poète a trouvé ce qu’on peut nommer son style, celui qui le fait reconnaître, aujourd’hui encore, entre tous. Le style, qui est l’entremêlement de ce qu’il y a à dire et de la façon dont il est possible de le dire, est la marque de l’œuvre. Aussi l’œuvre poétique, comme artistique en général, est-elle la mise en forme d’une émotion, en sorte que l’œuvre réussie sera celle qui trouvera à rendre nécessaires les formes expressives prises par l’énoncé de son émotion. Celle-ci ne venant toutefois à nous qu’au sein d’une mise en forme, il est légitime d’accéder à l’œuvre en lui posant la question de savoir comment elle se donne, avant de comprendre ce qu’elle entend donner. Rapportée à l’œuvre de Vargaftig, cette question devient celle de savoir comment il écrit, et plus encore jusqu’où, du moins dans sa dernière période, de 1996 à 2008, il est parvenu à rendre nécessaire son écriture ; autrement dit, cela suppose de porter attention à la singularité de son style. Aussi les remarques qui suivent entendent-elles mettre en évidence quelques-unes de ses plus engageantes manifestations. La première de ses singularités tient au fait que, plus que la plupart des poètes de notre temps, Bernard Vargaftig a souhaité d’une part ne pas confondre poésie et prose et d’autre part écrire sa poésie en respectant versification et métrique. Ainsi, sans que cela ne soit en rien systématique, 34 Philippe Grosos ses vers savent-ils par exemple être discrètement attentifs à la cadence du dizain, ce qu’un recueil comme Le monde le monde, en 1994, commencera à faire entendre. Pour autant, si comme pour nombre de ses grands prédécesseurs, tel Charles Péguy dont l’œuvre ne lui fut pourtant pas bien proche, sa poésie est toujours versifiée, cela ne signifie pas, comme pour l’auteur du Porche du mystère de la deuxième vertu, le retour au classicisme d’une écriture ne pensant le vers qu’en termes d’alexandrin et de rime. Si la poésie de Péguy pouvait faire semblant d’ignorer celle de Baudelaire, de Rimbaud ou de Verlaine, rien de tel ne traverse l’œuvre de Vargaftig, car si tel était le cas, et outre la question de sa contemporanéité, elle nous deviendrait aujourd’hui presqu’illisible. Aussi la comparaison avec Péguy ne peut-elle que tourner court, car en fait l’un et l’autre n’ont poétiquement en commun que leur goût de la versification et le refus de ce qu’on peut nommer une prose poétique. En outre, et c’est là une seconde différence importante, le vers de Vargaftig, s’il est toujours expressif, n’est pour autant que rarement signifiant. Aussi, donne-t-il le plus souvent lieu à des séquences qui jouent de la conservation d’un mystère, lequel est tout autant celui de la fabrique du sens. Enfin, il est remarquable que cette œuvre mette en place une versification épurée de toute complexification de mise en page. Ainsi les six derniers recueils, de Dans les soulèvements (1996) à Je n’aime que l’énigme (2013), proposent-ils des poèmes composés la plupart du temps de quatre voire trois quatrains, parfois de trois séries de cinq vers, comme dans Trembler comme le souffle tremble (2005), parfois encore d’une série continue de seize vers. En cela, leur structure est bien différente de celle déployée dans sa poésie antérieure, et ce même lorsque celle-ci donnait déjà accès à des thèmes décisifs qu’on retrouvera ultérieurement. Qu’on compare l’une ou l’autre de ces œuvres avec ce que le poète écrivait en 1981 dans Et l’un l’autre Bruna Zanchi. On y trouvera certes, bien qu’en de relativement faibles occurrences, les mots d’aveu, d’enfance, ou le verbe trembler, tous trois appelés à être dominants dans l’écriture à venir ; mais on ne pourra surtout qu’être sensible à la différence de présentation de ces textes, tant celui-ci nous donne l’impression d’une écriture qui, dans la complication de sa mise en forme, se cherche toujours, sans avoir encore trouvé sa nécessité. Aussi est-on alors loin du goût apparent pour le classicisme que cette poésie va imposer. C’est pourtant encore celui-ci qui explique que Vargaftig ne sera pas davantage tenté par l’éclatement du vers, comme André du Bouchet avec l’introduction des « blancs » en eux, ou par un usage systématique de la ponctuation en fin de vers, comme dans les recueils d’Alain Andreucci 1 . À l’inverse, chez Vargaftig, même les questions, pourtant récurrentes en sa 1 Andreucci, Alain, À seul, Bussy, Obsidiane, 2000. La préface jointe par Yves Bonnefoy à ce recueil s’ouvre sur une méditation de cette singulière ponctuation. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 35 poésie, sont poétiquement dépourvues de signes de ponctuation : « Qu’ai-je tu à nouveau en moi » (Craquement d’ombre, p.- 16), « N’aurai-je pas fini d’avoir fui » (Comme respirer, p.-47), « Et qu’ai-je vu fuir » (Trembler comme le souffle tremble, p.-38), « Quel réel a eu peur d’espérer » (Ce n’est que l’enfance, p.-23). Classique, cette poésie n’en est pas moins extraordinairement audacieuse, et c’est là indéniablement son charme. Or celui-ci ne tient pas seulement au fait que son vers n’obéit que fort peu à une logique de la signification, lui préférant, et de beaucoup, l’expressivité d’une métrique et d’une euphonie au service d’un mot ; mais cela tient également au fait que l’énoncé est chez lui tenu au sein d’une dramatique qui le reconduit sans cesse à une urgence, que le lecteur attentif ne peut manquer d’éprouver. Afin d’énoncer cette urgence, Vargaftig, comme il ne s’en est jamais caché, composait ses poèmes, du moins dans ses derniers recueils à partir de 1996, en débutant par l’écriture du dernier vers. Aussi, à l’inverse de ce qui pourrait sembler plus cohérent pour une écriture soucieuse de progression et de narrativité, il s’efforçait, trouvant un vers qui serait le dernier, de remonter au vers précédent, et ainsi de suite jusqu’au premier. Or loin de donner naissance à une suite incohérente, cette façon d’écrire, qu’on pourrait en un autre ordre nommer inductive, signale une obsession de la nécessité qui ne sera pas sans rapport avec ce que nommera cette parole. Car ce que doit produire une telle pratique de la versification, pour le lecteur qui, lui, lit bien le poème à partir de son vers initial, c’est le sentiment, du moins si l’œuvre est réussie, qu’un vers est la conséquence nécessaire de celui qui le précède. Mâchant, marmonnant ses mots, le poète se répétait alors un vers, heureusement trouvé, en se demandant ce qui irait avec lui, avant lui. « Qu’est-ce qui va par deux ? », se demande-t-il dans un texte éponyme publié en 2007 dans le recueil de prose intitulé Aucun signe particulier. Et par cette façon de composer ses recueils, tout se passe comme s’il s’était sans cesse demandé : qu’est-ce qui va avant ? Qu’est-ce qui va avant : « Avant que les oiseaux n’entendent » ? Ce sera l’espace que les oiseaux ouvrent. Or bien plus qu’un concept, ce terme d’espace est un mot dont l’écho en appelle un autre, celui de place, lequel semble le déployer comme dans l’expression toute euphonique de « place à l’espace ». Et ainsi, de remontée et remontée, et probablement non sans reprise ni labeur, Vargaftig finit-il par énoncer les cinq derniers vers d’un poème, enfin rendu à sa fluide nécessité : Commencement nu en fuyant Dont l’enfance en moi montre la netteté Comme connaître Fait soudain place à l’espace Avant que les oiseaux n’entendent (Trembler comme le souffle tremble, p.-45) 36 Philippe Grosos Classique mais audacieuse, cette poésie, qui ne se confond pas avec la prose, conçoit ses vers comme des séquences plus volontiers expressives que signifiantes. Or nombres d’entre elles sont bâties sur des rythmes ternaires. Ainsi, outre parfois la tentation d’une brève phrase de trois mots, laquelle vient moins contredire le propos que rompre la continuité du poème (« Comme le dénuement tremble » ou « L’épouvante s’est dénouée », Dans les soulèvements, pp.-18 et 30), Vargaftig aime tout particulièrement juxtaposer trois substantifs, dont la logique complexe relève de l’entremêlement du sens et du son. Ainsi en est-il avec ce vers qui ouvre un poème de Dans les soulèvements (p.-47) : « Un souffle les fleurs l’explosion ». Pour ce qui est du sens, le souffle appelle l’explosion autant d’ailleurs que l’explosion confère au souffle un sens violent qu’il n’a pas nécessairement ; et ce d’autant plus que, pour ce qui est du son, les consonnes finales de souffle trouvent leur écho dans celles initiales de fleurs. Intercalant la douceur qu’évoque ce mot au sein d’une séquence finalement violente, le poète parvient à énoncer un vers d’une forte nécessité, tant il vous saisit par le paradoxe qu’il n’est plus possible de ne pas entendre. Or tel est l’effet recherché par chacune de ces séquences ternaires que manifestement Vargaftig affectionne et qu’il est aisé de retrouver, tant leur fréquence est importante. En voici, pour le plaisir de l’oreille et l’intelligence du paradoxe, quelques-unes : « Un renversement un silence un sillage » et « L’attirance l’épouvante la poursuite » (Craquement d’ombre, pp.-20 et 23), « La blancheur la crainte un bercement » et « L’odeur l’écho le hasard » (Comme respirer, pp.- 37 et 62), « Une rue les phrases la craie », « La verrière l’esquive le mur », « Le sens la rue l’hésitation », « Frémissement violence écho », « Terreur acquiescement mûrier », « L’azur les écueils l’éloignement », « Le ravin l’image une épouvante », et « Imminence balancement aube » (Trembler comme le souffle tremble, pp.-19, 21, 22, 31, 32, 34, 37 et 42), « L’hirondelle la rue le caillou », « La ressemblance le feuillage la peur » et « La sauge l’enfance l’attirance » (Ce n’est que l’enfance, pp.- 15, 17 et 40), « L’exigence les haies la pente », « Un feuillage la distance une histoire », « La vitesse l’odeur un geste » et « L’insoumission l’effarement la soif » (Je n’aime que l’énigme, pp.-11, 26, 32 et 42). Classique par son goût de la métrique et du vers, l’audace de cette poésie ne tient pas au seul fait qu’elle aime occasionnellement imposer au vers un rythme ternaire, contribuant ainsi à soumettre la logique du sens à une logique de la sensation ; elle l’est également par son goût de la répétition immédiate de deux termes, comme si par leur accolement l’un à l’autre ils n’étaient que dupliqués ou provenait d’une parole devenue artificiellement bègue. Ainsi en est-il de l’expression « Le monde le monde » qui donnera son titre à un recueil paru en 1994. Or d’une même façon on lira sous la plume du poète : « qui suis-je qui suis-je », « Je t’aime je t’aime » et « l’aveu l’aveu » (Craquement d’ombre, pp.-23, 26 et 34) ; mais aussi : « L’air l’air » (Dans Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 37 les soulèvements, p.-7-et Craquement d’ombre, p.-45), « L’oubli l’oubli » (Craquement d’ombre, p.-70), « Le ravin le ravin », « L’approche l’approche », « L’envers l’envers », « La chute la chute », « La pitié la pitié » et « L’écho l’écho » (Comme respirer, pp.-24, 40, 44, 47, 54 et 55) ; ou encore : « La hâte la hâte » (Trembler comme le souffle tremble, p.- 15 et Ce n’est que l’enfance, p.- 54), et « J’appelle j’appelle », « qui suis-je qui suis-je »,- « Le sens le sens », « Un abîme un abîme », « Le vent le vent » et « Qu’y a-t-il qu’y a-t-il » (Trembler comme le souffle tremble, pp.-16, 19, 20, 42, 60 et 62) ; ou enfin, dans le dernier recueil publié : « L’été l’été », « l’ombre l’ombre », « Où suis-je où suis-je » et « Présent présent » (Ce n’est que l’enfance, pp.-9, 18, 44 et 50). Le recueil posthume paru en 2013, Je n’aime que l’énigme, offre une variante intéressante de ce jeu de répétition, variante qui consiste à répéter le terme en le reprenant au vers suivant. Ainsi en est-il dans : « Je me raconte je/ Me raconte mes insomnies me racontent » (Je n’aime que l’énigme, p.-11). Ou encore : « Le sens l’explosion l’un vers l’autre l’un/ Vers l’autre silence syllabe » (Je n’aime que l’énigme, p.- 37). Or ce jeu de répétition est trop fréquent pour n’être pas expressif. Et de fait, comme Bernard Vargaftig a pu le dire, dans une répétition et du simple fait qu’il vienne après lui, le second terme ne peut s’entendre comme le premier. Aussi opère-t-il, par rapport à lui, un léger déplacement auquel il convient de se rendre attentif. Un passage d’un texte en prose, « Le rieu », récit qui conclut Un même silence, peut nous y aider. Là le poète relate un épisode d’enfance, lorsque durant la guerre, les gens qui l’accueillirent lui avait montré par où, en cas de danger, c’est-à-dire d’arrivée des miliciens, fuir au plus vite. Il convenait alors de dévaler la pente située derrière la maison et, passant « un ruisseau large d’à peine deux mètres », de se cacher de l’autre côté, dans les fourrés. En cela ce cours d’eau, le rieu, délimite symboliquement deux espaces que le poète énonce en une saisissante formule : « D’un côté tu disparais, de l’autre, on veut te faire disparaître. […] Entre disparition et disparition » (Un même silence, p.- 70). Il y a donc disparition et disparition, en sorte que, comme l’écrit le poète, « les mêmes mots ne sont pas les mêmes » (Aucun signe particulier, p.- 33). Nommer doublement un mot, le répéter, ce n’est donc pas seulement vouloir le faire entendre en insistant sur son sens ; c’est également et paradoxalement faire entendre sa singularité en nous obligeant à méditer la diversité de ses acceptions. Dire « La peur la peur », ce n’est pas la mimer en bégayant deux fois le même mot et ce n’est pas même dire que la peur de l’un n’est pas la peur de l’autre, comme s’il convenait de les relativiser. Plus violemment, c’est dire que la peur alimente la peur, redoublant ainsi son intensité ; ou encore que lorsqu’on a ultimement intériorisé la peur, alors il devient possible d’avoir tellement peur qu’on découvre une peur sans objet, une peur d’avoir peur, une peur de sa propre peur : « J’ai appris, sans qu’on ne m’apprenne rien, à avoir peur de tout, des chaises qui font du bruit, des chats qu’on n’entend 38 Philippe Grosos pas, et des échelles, je sais pourquoi » (Aucun signe particulier, p.-48). Aussi ce redoublement, à l’inverse de tout jeu de mots, trouve-t-il sa nécessité dans l’expérience qu’il entend relater. Mais plus encore, cette façon que, jusque dans le redoublement des termes, Vargaftig a de les singulariser, devient alors expressive d’un goût de l’unique et de l’incomparable, dont le détournement qu’il opère de l’adverbe « comme » est en un sens exemplaire. Utilisé en début de vers, cet adverbe n’est pas pour autant ressaisi au sein d’une interjection, telle : « Comme il est beau ! », « Comme il est pertinent de dire que… », etc. D’une tout autre façon, il ouvre toujours à ce qu’il est possible de nommer une comparaison incomparable, et ce faute de termes à comparer. Ainsi en est-il dans le titre du recueil publié en 2003 : Comme respirer. Respirer peut bien avoir un synonyme, « s’oxygéner » par exemple, voire par contiguïté « vivre » ; pourtant cet acte ne se compare à rien. Et Vargaftig suggère alors à son lecteur que rien n’est comme autre chose. Tout est incomparable, et c’est de cet incomparable qu’il s’agit de prendre la mesure. C’est lui qu’il s’agit de faire entendre en supprimant un des deux termes de la comparaison sans pour autant qu’alors l’adverbe devienne exclamatif : Comme de toujours reconnaître Comme vont se retourner vraiment La craie et les galets après l’épouvante Quelle béance s’est-il passé (Ce n’est que l’enfance, p.-55) Dans un texte de prose au titre faussement didactique, « Qu’est-ce que la poésie ? », le poète peut ainsi écrire : Alors j’ai su, et toujours plus profondément que jamais tu ne serais comme, que rien, pas même un foulard, ne te représenterait. Si la « poésie » existe, c’est ça. J’avais un morceau de craie à la main, et je traçais comme un trait qui disait ton nom. Je trace ton nom, et tous les noms sans comme. (Un même silence, p.-40) Ou ailleurs encore : Je n’ai rien dit, rien dit encore, comme, pour de vrai, jamais rien ne se répète, comme dans ton nom, comme dans t’embrasser et t’embrasser, j’aime quand ça rime, n’a pas d’autre nom que toi. (Aucun signe particulier, p.-43) Ici, la poésie est l’effort pour nommer le rapport-paradoxal qu’ont entre elles les singularités irréductibles ; disant à la fois le tout et l’incomparable, elle dit comme sont les choses. Elle dit, ou s’efforce de dire, leur nécessité. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 39 Dire l’incomparable, c’est donc dire l’irréductibilité de chaque chose, l’écart qui, tout aussi nécessairement, au sein de leur relation, s’instaure de l’une à l’autre. Or pour exprimer cela, Vargaftig a sans cesse recours à deux procédés distincts auquel il confère une manifeste complémentarité : d’une part, la mise à distance, autant que possible, de l’image et, d’autre part, l’emploi de termes, que ce soit des substantifs ou des verbes, désignant le mouvement. L’image poétique n’est en effet pas l’image cinématographique : ce n’est pas une image-mouvement. À l’inverse même, son risque est de figer la représentation. C’est pourquoi, et sans qu’il ne reproduise à proprement parler un interdit juif à l’égard d’une image devenue idole, ce qu’en tout cas il ne thématise pas, Vargaftig tend à éviter tout élément permettant de figurer précisément ce dont il parle. Ainsi, alors que son goût pour les oiseaux est manifeste, leur nom pendant longtemps est resté le plus neutre possible, comme si ce sur quoi il s’agissait de porter l’attention était moins leur genre que l’ouverture du ciel rendue non seulement possible mais plus encore effective par leur incessant mouvement. Dans des recueils comme Dans les soulèvements (1996) ou Craquement d’ombre (2000), les « oiseaux » ne sont présents qu’en étant dépourvus de tous noms d’espèces. Ils n’ont donc pas de représentations possibles, car aucune image ne peut leur correspondre. Ils sont le mouvement qu’ils déploient. Ici une disparition (« Où face aux oiseaux qui disparaissent »), là une trace (« La trace avec les oiseaux »), là encore une aspiration autant qu’une respiration (« Le désir avec les oiseaux qui respirent ») - (Dans les soulèvements, pp.-36, 39 et 51). Ce n’est qu’avec les quatre derniers recueils, publiés à partir de 2003, qu’en plus de fréquentes occurrences du terme « oiseaux », presque toujours d’ailleurs au pluriel, le poète parlera de « mouettes » (Comme respirer, pp.- 15, 16, 20 ; Trembler comme le souffle tremble, pp.-51, 54, 67 ; Ce n’est que l’enfance, pp.-28, 34, 42, 53, 61 ; Je n’aime que l’énigme, p.-49), de « mésanges » (Trembler comme le souffle tremble, pp.-20, 29, 59), d’« alouettes » (Ce n’est que l’enfance, pp.-10, 51, 57 ; Je n’aime que l’énigme, p.-43), de « rouge-gorge » (Ce n’est que l’enfance, p.-58 ; Je n’aime que l’énigme, p.-10) ou encore d’« hirondelles » (Je n’aime que l’énigme, p.- 41) et de « fauvettes » (Je n’aime que l’énigme, p.- 52). Et toujours pour suggérer le mouvement, fût-ce dans la violence incompréhensible de sa surprise : Les taillis sont si vifs la faille Un rouge-gorge l’énigme presque Sans faire s’assombrir comme respire La déflagration qui entend tout (Ce n’est que l’enfance, p.-58) Ainsi, chez lui, la soustraction à la fixité de l’image devient synonyme de la libération du mouvement, c’est-à-dire tout aussi bien d’un espace mouvant, 40 Philippe Grosos comme Jean-Louis Chrétien a su naguère y insister 2 . Or ce mouvement possède, le plus souvent, une caractéristique essentielle : la violence de ce qui, par la vitesse de son exécution, crée un écart qui vous arrache à vous-même. Et cela chez Vargaftig se marque par le recours à des termes faisant usages du préfixe ‘dé-’ : « détachement », « déchirement », « déflagration », « détonation », « dévastation », « désastre » et « dévalement », termes ouvrant alors au registre de la chute comme avec « avalanche », « séisme » et « éboulis », ou encore à celle de sa menace-comme avec « béance ». Ainsi, même un terme comme « dénuder », loin de renvoyer à une quelconque séduction, consonne bien plus avec l’épreuve du « dénuement » - terme dont les occurrences, dans les deux derniers recueils, sont fort nombreuses- - qu’avec l’érotique de la nudité. On comprend alors que, lorsqu’en un quatrain la répétition des termes est jointe à la violence du mouvement, elle laisse entendre la détresse de celui qui, en l’énonçant, l’éprouve : Présent présent déchiqueté Dont la suite insiste Le talus ce que j’entends l’exactitude Convergence jusqu’au dénuement (Ce n’est que l’enfance, p.-50) Une telle quête de l’exactitude du dire n’aurait guère de sens si elle ne se bâtissait sur une impérieuse nécessité dont tout un lexique, fort récurrent, témoigne. Si l’on devait ainsi nommer les quatre ou cinq termes les plus fréquemment sollicités par cette poésie, du moins par celle de la dernière période, il faudrait alors mentionner les mots enfance, tremblement, dénuement, aveu et énigme. Qu’on les rapporte à la violence du mouvement qui ne cesse d’être nommée, et l’on sera à même de décrire sinon la matière de l’émotion ici poétiquement mise en forme, du moins d’un de ses deux pôles majeurs. Aussi le lecteur attentif n’a-t-il pas eu besoin d’attendre la parution du premier recueil de prose, Un même silence, en 2000, pour entendre énoncer en première personne le triste récit du petit enfant juif, contraint durant la guerre de se cacher afin de ne pas disparaître, contraint de changer de nom, de n’avoir pour « copain » que le silence des choses à compter. Tout cela est déjà dit, autrement, d’une façon moins signifiante qu’expressive, dans la multiplicité antérieure des recueils poétiques. On ne s’étonnera donc pas qu’un même lexique unifie poésie et prose et que la question « qui suis-je ? » revienne constamment, de recueil en recueil, avec la violence discrète de l’obstination (Lumière qui siffle, p.- 37 ; Le monde le monde, pp.-8, 10, 20 et 57 ; Distance nue, III, 5 ; Dans les soulèvements, p.-32 ; Craquement d’ombre, p.- 23 et 52 ; Comme respirer, p.- 37, 41 et 65 ; Trembler 2 Chrétien, Jean-Louis, « -Espace et mouvement dans la poésie de Bernard Vargaftig- », Le Mâche-Laurier, 24 (2006), pp.-33 sq. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 41 comme le souffle tremble, p.- 19 ; Ce n’est que l’enfance, p.- 21 ; Aucun signe particulier, pp.- 14, 23 et 50 ; Un même silence, pp.- 20, 22, 36, 38, 62, 64, 71 et 73). Qui suis-je ? Une telle question ne cesse de lutter contre l’anonymat, cette menace souvent nommée : « Quel anonymat entre ombre et lumière, entre les phrases ? Un rieu. Un rien qui ricoche. Quel anonymat ne me quitte pas. » (Un même silence, p.-74). Or, chose remarquable, cette question, qui suis-je, trouve dans cette poésie une réponse ; et celle-ci est d’autant plus forte qu’elle est, en un sens, personnelle. Elle a un prénom et un nom : non celui du poète mais celui de l’amour du poète, qu’il n’hésita pas, en 1981, à intégrer à un titre de recueil : et l’un l’autre Bruna Zanchi. Une telle réponse ne relève pas de la perte ou de la confusion des identités, ce qui serait ou faussement allégorique (fusionnels, nous ne faisons plus qu’un) ou pathologique ! D’une tout autre façon, il y va là d’une intelligence du nom. Or le nom du poète n’est pas seulement celui que, comme pour tout un chacun, un tiers lui aura donné ; c’est surtout celui qui peut nommer l’identité qu’il acquiert lors de la rencontre d’autrui. Aussi à la multiplicité des « qui suis-je ? » (avec ou sans point d’interrogation selon qu’ils sont poétiquement ou prosaïquement énoncés), faut-il faire se correspondre la multiplicité des « je t’aime » (Lumière qui siffle, pp.-11, 40, 79 et 113 ; Le monde le monde, pp.- 26, 42, 60, 68 et 86 ; Distance nue, I, 6- et V, 9 ; Dans les soulèvements, pp.- 16, 39, 51 et 53 ; Craquement d’ombre, pp.- 8, 20, 26, 30 et 53 ; Comme respirer, pp.-14, 51 et 53 ; Trembler comme le souffle tremble, pp.-20, 40 et 55 ; Ce n’est que l’enfance, p.-20 ; Aucun signe particulier, pp.-9, 19, 20, 21, 28, 29, 31 et 42 ; Un même silence, pp.-25, 27, 31, 55 et 64 ; Je n’aime que l’énigme, p.-12). À une identité naguère inavouable (« L’autre mot, celui par lequel on nous désignait ou par lequel il fallait se désigner, ce mot-là, on ne le prononçait jamais à la maison » - Aucun signe particulier, p.-27) correspond désormais la possibilité d’un aveu libérateur-(« je t’aime ») qui s’énonce dans la conscience d’avoir tout à dire sans pouvoir pleinement l’exprimer, tant il y a à dire. « Je ne t’ai rien dit encore », comme l’une et l’autre de ses variantes (« Je n’ai rien dit » ; « Je ne t’ai encore rien dit »), deviennent ainsi des formules récurrentes du poète (Lumière qui siffle, p.-38 ; Dans les soulèvements, p.-13 ; Craquement d’ombre, pp.- 11, 37 et 56 ; Comme respirer, pp.- 31 et 66 ; Trembler comme le souffle tremble, p.-67 ; Aucun signe particulier, pp.-18, 20, 21, 22, 23, 37, 38, 40, 42, 43 et 70 ; Un même silence, pp.-13 et 62). Que tout reste à dire, c’est là l’histoire d’une vie autant que d’une œuvre, car pas davantage que l’histoire ne se totalise, le récit ne peut s’épuiser. Mais il peut au moins s’énoncer, et ainsi énoncer celui qui l’énonce. L’identité inavouable de ce petit enfant juif s’énonce alors de deux façons qui finalement se rejoignent. Elle s’énonce d’abord dans le constat qu’à la question « qui suis-je » la réponse devient le fait que « te nommer me nomme » (Un même silence, p.-74) : je suis celui qui dit le nom de qui il aime, en sorte que 42 Philippe Grosos mon identité, plus que mon nom, tient dans la possibilité de nommer cette personne. Mais l’identité s’énonce également dans le fait qu’en trouvant enfin son nom, fût-ce dans le fait de nommer l’être aimé, le poète peut désormais écrire, et décrire sans fin, le traumatisme de n’avoir pu, enfant, dire son nom. Or à la question « qui suis-je ? », il n’est pour personne de réponse simple et univoque, comme si par quelques mots bien choisis, je pouvais devenir à moi-même transparent. En cela la réponse donnée par le poète, aussi douloureuse soit son histoire, n’est-elle pas une réponse qui le soustrait à la communauté des hommes, mais à l’inverse l’y intègre. Si folle soit son histoire, sa réponse n’est en rien pathologique. À la question « qui suis-je », sa réponse est qu’il est celui qui aime Bruna et est nommé par elle en retour ; en sorte que cette identité recouvrée, et recouvrée tout aussi bien depuis l’amour qu’un autre lui porte, lui rend possible de décrire ce que fut son enfance de petit enfant juif qui, par souci de sécurité, ne devait pas dire son nom. Reste dès lors une dernière question : pourquoi Bernard Vargaftig a-t-il, par deux fois, surmonté sa défiance en écrivant des proses plutôt que des poèmes ? On l’aura compris, prose et poésie sont chez lui les deux versants d’une même réalité langagière : l’un a tendance à être plus signifiant qu’expressif, l’autre plus expressif que signifiant. Parions alors sur le fait que c’est à partir du moment où Vargaftig a su comment maintenir dans le langage prosaïque l’énigme du réel qu’il s’efforçait poétiquement de nommer sans avoir la naïveté de prétendre le comprendre, de le réduire à un sens susceptible de le justifier, qu’il a pu le mettre en récit. Aussi, convenait-il dès lors de faire que le récit prosaïque sût maintenir la vérité du poétique : la vérité de l’énigme. C’est celle-ci que les deux écrits en prose, Un même silence et Aucun signe particulier, s’efforcent de rendre en entremêlant les temporalités, en disant à la fois ce qui fut et ce qui est, en avouant l’inavouable, en relatant le passé de l’enfance, puis en suggérant, la phrase suivante, la douceur d’être nommé par la personne à laquelle aujourd’hui on dit « je t’aime ». Cet entremêlement des temporalités, cette collusion des temps en lesquels passé et présent se renversent l’un en l’autre est, de nombreuses fois, exprimée dans cette prose. Ainsi en est-il dans cet extrait d’un texte disant la nécessité d’avoir subitement à se cacher, où l’on finit par ne plus savoir si ce qui est décrit évoque la situation de l’enfant d’hier ou celle de l’adulte d’aujourd’hui. Tout se renverse comme quand on se penchait au-dessus de la trappe, tout se renverse en moi. Une fois deux hirondelles s’étaient engouffrées dans la chambre. L’aveuglement penche. Je penche. La vitesse penche. Les mots se cognent contre les murs, le haut de l’armoire, le silence, les chaises. Je me sauve encore. Je fuis immobile. C’est l’été, chaque fenêtre est béante et noire comme la stupeur. Bernard Vargaftig ou l’impérieuse nécessité de la poésie 43 Que se passe-t-il ensuite ? C’est l’été. Je vais toucher le noir de ton nom, le vent se renverse, tant d’enfance se renverse encore, je compte les mots, j’embrasse les nombres de ton nom, j’embrasse l’aveuglement, je vais toucher tes cheveux, j’embrasse la stupeur où c’est brusquement si noir en toi et au milieu de toi et je vois aveuglément, aveuglément, la stupeur en moi. (Un même silence, p.-18) Or une telle collusion des temporalités, si propre à l’écriture de Vargaftig, n’est pas le fait de sa seule prose. Ainsi la trouve-t-on préalablement dans sa poésie, comme dans ces quelques vers où passé composé, présent, futur antérieur et imparfait ne cessent de s’entremêler : Route et roches qui ont bougé Soulevées tout à coup puisque seule La ressemblance ne crie rien Quel vacillement fait ne pas cesser L’énumération les châtaigniers l’esquive La rocaille en moi la pente Comme j’aurai couru et je t’aime Sans qu’ensuite les phrases ne se répètent Lorsque mourait la plus rapide Épouvante emportée par l’enfance (Trembler comme le souffle tremble, p.-40) Cet entremêlement des temps, joint à la continuité du lexique, est une des façons que Vargaftig a su trouver afin de préserver l’énigme, jusque dans la narration à laquelle la prose contraint. Car l’énigme ne témoigne pas tant d’un goût de l’obscur- qu’elle témoigne de l’irréductible obscurité par laquelle nos existences, avec nous et malgré nous, se déploient. Et d’autant plus obscures sont leur narration qu’elles sont, comme ici, traversées par l’épreuve de l’Histoire. Aussi, une fois trouvé le moyen de conserver cette énigme jusque dans la narration, il lui est devenu possible d’écrire des récits en prose, comme il avait été possible, en 1991, de donner comme nom à un recueil de poésie : Un récit - sans que cela n’induise une quelconque remise en cause de la distinction des genres d’écriture ou la formulation d’un concept mixte de « prose poétique ». Aristote, dans la Poétique, dit de la poésie qu’elle est plus philosophique que l’histoire, car elle confère une nécessité à son récit que l’histoire, prise dans la contingence de la facticité, ne peut acquérir. Or il me semble que cette nécessité, cette impérieuse nécessité, Bernard Vargaftig n’a cessé de la chercher et l’a trouvé en faisant se conjoindre une forme d’écriture et une justification d’existence. Une telle rencontre n’a lieu que rarement. Cela donne en retour à sa parole sa vive intensité.
