eJournals Oeuvres et Critiques 42/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2017
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Poétiques du ressasement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig

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2017
Mathieu Roger-Lacan
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Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig Mathieu Roger-Lacan « Une église qui a une coupole peut-elle avoir un clocher » Marcel Proust, Agenda 1906 Face aux vers comme à la prose de Bernard Vargaftig, dont on peut considérer avec Philippe Grosos qu’ils participent d’un même projet poétique 1 , le lecteur est saisi par une langue qui met aux prises deux gestes apparemment contraires : d’une part une rumination de l’expérience passée, et d’autre part une percée du réel qui interdit toute répétition à l’identique. Le verbe de Bernard Vargaftig est à la fois différence et répétition, et cela à plusieurs niveaux. Au plan grammatical par exemple, le présent et l’imparfait s’entrechoquent librement, mêlant sans transition le souvenir et la présence immédiate 2 . De la même manière, dans ses apostrophes, il arrive au poète de confondre les visages de l’enfance et ceux de l’âge adulte : c’est le cas dans Aucun signe particulier (2007) où se superposent les figures de la tante revenue du camp de Bergen-Belsen après la guerre et de la femme aimée devant laquelle le poète semble réitérer un récit qui, sans parvenir à se dire jamais - « Je ne t’ai rien dit-encore » (p.-19) - se diffracte pourtant en une pluralité de vérités ineffables : « Les mêmes mots ne sont jamais les mêmes » (p.-33).-À partir de cette collusion entre deux formes de temporalité, celle de la présence et celle du souvenir, nous voudrions donc explorer ce qui construit un être-au-monde et une expérience de la durée vivante spécifiques à la poésie de Bernard Vargaftig. Ce brouillage de l’organisation spatiale et temporelle, dans des poèmes dont le mouvement spéculaire est brusquement troué par leur propre sujet devenu tout à coup présence réelle, enregistre dans son rythme même quelque chose d’une expérience historique et existentielle - celle d’un enfant caché pendant la guerre, pour qui son identité, et partant son nom même, sont identifiés à la possibilité d’être traqué et déporté. En retour, il s’agit également de comprendre en quoi le 1 Grosos, Philippe, « La collusion des temps dans la prose de Bernard Vargaftig », Méthode, n° 15 (2009), pp.-81-86. 2 Grosos, Philippe, « La collusion des temps dans la prose de Bernard Vargaftig », op.-cit., pp.-81-86. 46 Mathieu Roger-Lacan rythme si particulier de ces poèmes produit, au sens premier de poïein, une articulation intime du temps au rythme de la langue. « Il n’y aura qu’un éboulis d’enfance » 3 Dans un texte intitulé « Identité et mémoire dans l’œuvre de Bernard Vargaftig » 4 , Gisèle Sapiro s’intéresse à ce qui, chez notre poète, provient de son expérience personnelle de la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle, étant juif, il a été caché sous une fausse identité, à une époque où il était encore trop petit pour comprendre la menace qui pesait sur lui. Après s’être tu pendant de longues années sur cette question, le poète a commencé à la retrouver dans ses recueils ainsi que dans sa prose (dans Un Même Silence et Aucun signe particulier), à partir de 2000, alors qu’il était retourné sur les lieux où il avait passé les années de l’Occupation : Le Rieu, Limoges, Toul, Villiers-sur-Loir, Buzançais. Sous sa plume, la mémoire de ces années est souvent mal reconstituée et entachée de zones d’ombre et de honte. Gisèle Sapiro analyse donc le rapport que le souvenir entretient avec la langue qui cherche à le dire, et, à un second degré, elle étudie la relation complexe qui existe entre le fait même de nommer le souvenir et l’enjeu traumatique que représentait le fait d’être nommé - associé à une origine (juive), à des traits physiques qui formeraient autant de « signes particuliers » - lorsque le poète était enfant : « Inlassablement, l’œuvre poétique reproduit à l’infini le vertige de la chute dans le gouffre de la mémoire, pour répéter le geste de la dissimulation et de l’identité » 5 .- Dans l’écriture, ce geste se réalise de manière privilégiée dans les figures de l’ellipse et de la prétérition. Ces figures remplacent une narration continue par des unités de sens détachées, qui ne sont pas reliées selon une chronologie mais selon des règles presque intimes, comme dans ce passage d’Un Même Silence : Plus tard, j’aurai peur quand je raconterai. J’aurai peur d’oublier, peur de me souvenir. Je courrai vers toi. Je cours vers toi. Je touche le soulèvement de ta jupe. Je crois que la première femme que j’aurai vraiment vue se dévêtir était Lise, une amie de ma mère. Avec ses deux fils, elle arrivait de Ravensbrück 6 . 3 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-41. 4 Sapiro, Gisèle, « Identité et mémoire dans l’œuvre de Bernard Vargaftig », Méthode, n° 15 (2009), pp.-169-176. 5 Sapiro, Gisèle, « Identité et mémoire dans l’œuvre de Bernard Vargaftig », op.-cit., p.-179. 6 Vargaftig, Bernard, Un Même Silence (2000), p.-72. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 47 Dans ces sept phrases courtes, deux glissements successifs s’opèrent. On les identifie grâce aux trois temps de l’indicatif qui sont employés - on passe du futur simple au présent et du présent à l’imparfait. Seulement, avec ce déplacement des temps verbaux, se déplace aussi le moment en lequel se situe le poète pour raconter : les futurs évoquent les actions que l’enfant, encore enfant, pressentait qu’il devrait accomplir une fois adulte (le triptyque raconter, oublier, se souvenir), tandis que la mention de sa course « rattrape » en quelque sorte le moment présent, celui du souvenir, à partir duquel le retour au passé se fait par l’imparfait. L’intermédiaire de ce second déplacement est l’expérience intime du dévêtissement : le poète associe « le soulèvement de ta jupe » à son premier souvenir d’un corps féminin, qui se trouve être celui d’une amie de sa mère, revenant de déportation. Ainsi, le cheminement qui va de la course à la jupe de la femme aimée, et de celle-ci à un souvenir ancien d’une autre femme déshabillée, forme une boucle qui retourne au point d’où était parti le poète lorsqu’il employait des verbes au futur, c’est-à-dire à son angoisse d’enfant pressentant qu’il manquera de mots pour raconter ce qu’il est en train de vivre. Or on peut distinguer ici deux mouvements concomitants. D’un côté, l’écriture, par cette longue boucle, réemploie plusieurs fois les mêmes termes tout en glissant d’une époque à l’autre, d’un visage à l’autre, et surtout d’un sens à l’autre du même mot, sans s’arrêter à une signification univoque. Cette forme d’écriture en spirale est résumée par une phrase d’Aucun signe particulier : « Il me semble que c’est depuis toujours que je me raconte comment je vais raconter » (p.-72). L’insistance née de la répétition du pronom personnel à la première personne (« me », « je », « je ») et de celle du verbe « raconter » en polyptote est redoublée par la pesanteur du schéma syntaxique puisque la proposition subordonnée complétive pure complément de « sembler » est elle-même formée par un tour d’extraction (« c’est depuis toujours que je me raconte… ») qui contient une interrogative indirecte (« …comment je vais raconter »). Comme dans le passage d’Un Même Silence, les mots sont comme ressassés dans un déplacement sémantique permanent, leur contexte d’énonciation évoluant lui aussi à mesure que se modifient les temps des verbes employés. Mais d’un autre côté, on voit que cette enveloppe redondante, qui sert en un sens à protéger le texte d’un enfermement dans un sens univoque, est perturbée dans son mouvement cyclique par un élément qui en rompt l’équilibre : ici, il s’agit de la mention de Ravensbrück qui vient brutalement introduire un élément de réel au milieu de l’abstraction croissante du récit. Or cette effraction de l’histoire dans l’écriture ne peut être lue seulement comme un révélateur de l’importance du substrat historique dans la prose de Bernard Vargaftig, mais doit être étudiée à partir de ce qu’elle y produit, c’est-à-dire une configuration spécifique de la durée, organisée par des associations libres qui permettent de passer d’une époque à l’autre. 48 Mathieu Roger-Lacan La conjonction de ces deux mouvements qu’on vient d’observer dans la prose d’Un Même Silence se retrouve également dans les vers de Vargaftig. Ainsi dans Comme respirer : La déflagration parle comme Te connaître a l’enfance pour ombre 7 Le phénomène auditif et ponctuel de la « déflagration » se trouve happé par l’image de l’« ombre » à l’intérieur de laquelle sont reliées la connaissance présente de la femme aimée et le souvenir de l’enfance. Cette complicité mystérieuse se retrouve dans la formule d’Un Récit : « Ton nom est un récit » (p.-8). Le temps ample de la mémoire et le phénomène immédiat prennent part conjointement au geste poétique. Le rappel brutal de l’histoire qu’amenait la mention de Ravensbrück dans Un Même Silence n’est pas présent ici de manière explicite. La référence disparaît ; seul demeure son effet sur l’oreille, c’est-à-dire une « déflagration », que le poème hésite à envisager comme un bruit unique ou comme un écho maintes fois répété, et qui résonnerait sans cesse dans une pensée ayant « l’enfance pour ombre ». Cette tension entre l’immédiateté sensible et la médiation du souvenir par les mots se retrouve souvent à l’échelle du poème tout entier : Puisse l’humiliation périr J’appelle j’appelle ni Rapidité un insatiable savoir Ni pitié ni parfum ne se résignent La durée épouvantée bouge Détresse soudain pensive À pic en s’éclaircissant que tant d’espace Rejoint dans les premiers balancements Comme déchiré me traverse Entre ressemblance et neige Le dessaisissement de syllabe en syllabe Dont chaque fois la netteté surgit Courir n’est-il pas ce qui est raconté Quand l’ensoleillement sans faire fuir Criait en moi où la mémoire N’exige rien des oiseaux 8 Au premier vers du dernier quatrain, on retrouve deux éléments déjà présents dans le passage d’Un Même Silence, c’est-à-dire le fait de raconter (« Plus 7 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-27. 8 Vargaftig, Bernard, Trembler comme le souffle tremble (2005), p.-16. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 49 tard,-j’aurai peur quand je raconterai ») et la course (« Je courrai vers toi. Je cours vers toi »). On a vu que le récit était anticipé, redouté, remis à plus tard, alors que la course interrompait le ressassement du souvenir et forçait le saut dans le temps. Liant ces deux pôles dans une tournure interro-négative, ce vers condense la lutte qui sourd dans la totalité du poème. En effet, dès la première strophe, le verbe « j’appelle », répété, semble marquer une incapacité du poète à trouver un destinataire, ce que redouble le contre-rejet de l’adverbe négatif « ni » (vers 2). Cette forme d’empêchement de la parole est redite au début de la strophe suivante par le vers « La durée épouvantée bouge » qui applique au substantif « durée » une action qui ne lui est pas familière, comme pour sous-entendre un flottement généralisé. Cependant, l’événement semble s’introduire comme par effraction grâce à l’adverbe de temps « soudain » et à la locution adverbiale de lieu « À pic » aux vers 6 et-7, éléments prolongés par la comparaison du vers 9 (« Comme déchiré me traverse »). La durée qui s’était dilatée est dès lors brusquement condensée : Le dessaisissement de syllabe en syllabe Dont chaque fois la netteté surgit L’allitération en sifflantes mime l’action même de l’objet nommé, la syllabe, qui découpe le mot en petites unités phonétiques et nous oblige à nous dessaisir de son sens. Le poème nous indique que c’est de cette rupture cadencée du rythme général que « la netteté surgit ». La durée est structurée comme un langage, pourrait-on dire - ou plutôt comme un mot, composé de syllabes. De celles-ci découle le tableau que trace le dernier quatrain, fait de quatre images principales : le soleil, le cri, la mémoire, les oiseaux. Or, au milieu de ce paysage intime, le cri est l’élément qui sous-tend tous les autres, étant celui sur lequel le verbe porte (« criait »). À propos de ce motif qui revient souvent sous la plume de Bernard Vargaftig, Jacqueline Michel écrit : le poète n’écrit pas le cri, mais il innerve les vers qu’il façonne de son obsession de la présence d’un cri en lui et hors de lui ; une présence qu’il ressent diffuse, violence, fuyante ou muette.-Disant cette présence qui toujours lui échappe, Bernard Vargaftig rend le cri participant de l’énergie motrice de son poème 9 . Ce que Jacqueline Michel dit du cri se retrouve en outre dans d’autres gestes fréquents chez Bernard Vargaftig : la course, l’apparition des seins de la femme aimée, le frôlement de la jupe ou de la jambe, etc. Toutes ces actions qui communiquent au poème leur « obsession » et lui confèrent son « énergie motrice » ont en commun d’impliquer une perception sensorielle, 9 Michel, Jacqueline, « Bernard Vargaftig : écrire le cri », Méthode, n° 15 (2009), p.-116. 50 Mathieu Roger-Lacan stimulant parfois plusieurs sens à la fois, comme c’est le cas dans ces vers qui closent un poème de Si inattendu connaître : Qu’y a-t-il eu que fuit le silence Où le lilas criait pour aveugler 10 Le cri et le silence, l’aveuglement, le parfum du lilas : cette synesthésie donne à l’espace poétique une texture concrète. La matérialité de l’objet poétique nous oblige alors à déplacer notre attention des effets de rupture entre des espaces et des temps différents à ce qu’on peut nommer la phénoménologie propre aux textes de Bernard Vargaftig. Les mots et les choses : les choses Le jeu qui s’exerce entre le ressassement et l’épiphanie concrète chez Bernard Vargaftig, qui prend racine dans une narration ne répondant pas à une chronologie mais à un rythme propre, se diffuse également dans la matière même des poèmes, c’est-à-dire à l’intérieur de leur texture phénoménologique. Le passage d’un fonctionnement temporel à un fonctionnement sensoriel peut être éclairé par l’analyse que fait Henri Maldiney de la perception de l’écoulement du temps, déplaçant sur le terrain de la phénoménologie l’intuition augustinienne de la tripartition « présent du passé, présent du présent, présent du futur » 11 : Le passé ne fait pas que passer. La passéification du passé reste toujours en ad-venir. L’avenir ne fait pas que venir. La futurisation du futur est toujours en départ. Ce toujours est la perpétuité de la genèse du présent (comme origine du temps) à tout moment donné (comme limite du temps) 12 . Le souvenir ou l’oubli du passé. L’anticipation de l’à-venir. Deux enjeux de l’écriture de Vargaftig sont, grâce à la lecture qu’en fait Maldiney, incorporés au temps à la fois singulier (« limite du temps ») et poïétique (« genèse », « origine du temps ») du présent. Or c’est bien d’incorporation qu’il s’agit, car à partir de ce lieu originaire du présent, la temporalité se construit par des effets de rythme et par la constitution par le poème d’une corporéité esthétique - au sens original d’ αἴσθησις (sensation). Ainsi, on peut voir comment, dès ce niveau esthétique du poème, s’opère un tissage entre des éléments 10 Vargaftig, Bernard, Si inattendu connaître (2007). 11 Augustin, Confessions, XI. 12 Maldiney, Henri, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975, p.-25. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 51 répétitifs qui donnent une texture à la langue et des éléments disruptifs qui y font jaillir le sens. La première manifestation de cette répercussion au niveau sensible de la logique globale du poème est l’apparition subite du corps de la femme aimée auquel le poète s’adresse soudain en la tutoyant : Un cri chaque fois tout est vrai tes seins L’accomplissement une nudité devenue Le présent le plus intérieur 13 Si proche que sais-je Si brève Tranchante ah je te Désire Ravin sans cesse Incendié comme Ta nuque Derrière la neige 14 Dans le tercet de Comme respirer, le dévoilement brusque du corps par le syntagme « tes seins » en fin de vers crée une sorte de poids charnel au milieu de la phrase qui rejaillit ensuite sur ses autres éléments : il motive ainsi le « cri » liminaire, puis la transformation de la nudité en-« Le présent le plus intérieur », c’est-à-dire en une réalité ineffable qui noue une fois de plus la présence temporelle au monde (le présent) à une logique intime, à une rythmique propre - ce que dit le superlatif « le plus intérieur ». Dans l’extrait de Lumière qui siffle, c’est la nuque qui se dévoile dans tout l’avant-dernier vers qui joue ce rôle d’irradiateur du poème. En outre, elle parachève un mouvement ascendant initié par l’anaphore de l’adverbe intensif « si », l’interjection « ah », et la série de mots connotant la brûlure ou le danger placés en tête des vers 3 à 6 : « Tranchante », « Désire », « Ravin », « Incendié ». La tension poétique touche à son comble avec la mention de la « nuque », avant de retomber, grâce à cette épiphanie du corps, dans un refroidissement apaisant qu’incarne l’image de la « neige ». Dans ces deux cas, la présence d’un élément corporel vient donc polariser la structure métaphorique et rythmique du poème. L’irruption du corps donne sa logique esthétique au vers. Cependant, le jeu sensoriel qui fait irruption dans le poème lors du dévoilement d’une partie du corps peut aussi avoir lieu de manière moins 13 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-41. 14 Vargaftig, Bernard, Lumière qui siffle (1986), p.-9. 52 Mathieu Roger-Lacan explicite, grâce à des motifs qui ne sont pas directement corporels mais participent aussi à une élaboration de la signification par un rythme né de sensations esthétiques : Un cri un cri Quand la lumière est toute Sur les écueils 15 Qu’elle est vraie Quelle haine de l’avilissement Et comme trace hirondelle appartenance Comme la béance se renverse Cette secousse Plus haute avec le désir Toute la stupeur dont la force répond Au souffle des paysages 16 Dans ces deux extraits, le paysage poétique s’élabore à partir des impressions sensibles qui le composent et s’entrecroisent en synesthésie. Ainsi la lumière qui accroche les écueils est-elle transposée sur le plan auditif par la répétition « Un cri un cri », tandis que les « paysages » du second poème surgissent finalement d’un entrechoquement de sensations, lui-même rendu sonore par l’allitération en sifflantes : « secousse », « stupeur », « souffle ». Cette géographie intérieure voit le jour in extremis au milieu d’une première couche d’images composée par les deux comparaisons des vers 3 et 4. Au vers 3, la postposition du sujet et la suppression des articles - on ne sait d’ailleurs pas si « trace » est un verbe ou un troisième substantif - remplacent l’organisation syntaxique du sens par un enchaînement d’impressions superposées. C’est ce dont la comparaison du vers suivant, qui reprend les sonorités en [r] et [s] dans un trimètre en 1/ 4/ 4, donne la mesure, indiquant comment le phénomène sensoriel produit la signification par l’intermédiaire du rythme. La participation phénoménologique du sensible à la signification poétique s’accompagne ainsi d’un travail sur la langue elle-même, ce que prouvent certains jeux d’allitérations qui font reposer la signification sur des enchaînements justifiés par des ressemblances phonétiques, comme c’est le cas des sonorités en [f] dans ces vers de Lumière qui siffle : Flash fougère Figuier l’écho Qui craque fureur 17 15 Vargaftig, Bernard, Distance nue (1994), I, 12. 16 Vargaftig, Bernard, Dans l’appartenance pensive (2009), [dernier poème]. 17 Vargaftig, Bernard, Lumière qui siffle (1986), p.-40. Poétiques du ressassement et de l’effraction chez Bernard Vargaftig 53 Cela nous permet de rejoindre un enjeu fondamental de l’écriture de Bernard Vargaftig, qu’il est nécessaire de considérer pour articuler les effets de tissage et de rupture temporels et sensibles qu’elle implique : il s’agit des mots, ou plutôt du fait même de nommer, condition sine qua non de tout récit. Or ce geste, toujours questionné par le poète, prend à son tour la forme d’un ressassement et, par moments, est arrêté par son sujet, par sa présence, c’est-à-dire aussi par son présent. Les mots et les choses : les mots On a vu que les pôles du ressassement et de l’effraction dans l’écriture de Bernard Vargaftig nouaient d’une part des enjeux temporels et rythmiques et d’autre part des enjeux spatiaux, sensibles et esthétiques. Quand sont rompues la circularité ou la répétition, celles-ci laissent place à une présence réelle du présent dont on a étudié le soubassement phénoménologique. Il nous reste en dernier lieu à explorer le geste qui relie tous ces points, c’està-dire le fait même de nommer, qui constitue un enjeu fondamental dans l’œuvre de Vargaftig. On peut, avec Gisèle Sapiro, en rattacher l’origine à l’histoire personnelle du poète, mais aussi le relier à une interrogation sur la nature du geste poétique lui-même : Et le présent comme Si tu me nommais 18 Dans ces deux vers, l’irruption du présent est comparée au geste de la femme aimée qui nomme le poète. Ainsi, il faut comprendre que la violence avec laquelle « le présent » rompt l’enveloppe du souvenir ressassé pour se faire présence est comparable à l’intensité que recouvre le fait même de nommer (ou, pour le poète, d’être nommé) : « Ton nom/ Comme un couteau » (Lumière qui siffle, p.-20). Porter un nom ou l’attribuer, c’est le rendre concret, abolir l’indicible, au moins pendant le temps où l’appel est prononcé : Je t’aime rien ne nomme-t-il Comme le déchirement ressemble à de l’enfance Qui saisissait comme obstinément La clarté a beau avoir oublié 19 Dans ce quatrain, on voit entremêlés plusieurs des motifs que nous avons commentés en décrivant la double logique du ressassement et de l’effraction qui régit les poèmes de Vargaftig. L’interrogation principale porte sur la possibilité de donner un nom à une parenté secrète entre le « déchirement » 18 Vargaftig, Bernard, Distance nue (1994), I, 4. 19 Vargaftig, Bernard, Comme respirer (2003), p.-51. 54 Mathieu Roger-Lacan et « l’enfance » : la réalité tactile de la déchirure se trouve ainsi reliée à la période privilégiée de la mémoire chez Vargaftig. L’enjeu qui se trouve à l’horizon de cette question est donc la possibilité, pour le poète, d’unir par la langue les deux mouvements par excellence de sa poésie : d’une part le souvenir, qui commande une langue refusant de se figer et ressassant sans cesse ses mots pour en changer le sens ; de l’autre la réalité obsédante d’une présence concrète. Ce second mouvement, ici appelé « déchirement », nous l’avons à plusieurs reprises qualifié d’« effraction » du réel dans le poème. Ce terme se trouve justifié par son étymologie, puisque e(x)-frangere désigne précisément le craquement d’une enveloppe et le jaillissement de la force que celle-ci contenait. En ce sens, l’écriture de Bernard Vargaftig réaffirme sans cesse l’actualité de la remarque de René Char : « La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce » 20 . L’énergie qu’emploie la poésie pour rendre un objet pleinement réel possède une force de dislocation ; elle a, écrirait Char lui-même, un pouvoir « saxifrage » (du latin saxum frangere, « briser la roche »). L’effraction, ici, c’est le « déchirement » qui s’engouffre dans l’enfance et affirme sa ressemblance avec elle tout en cherchant à nommer ce phénomène même. Chaque vers rejoue à son échelle la dualité de la tâche du poète : « Je t’aime », adresse directe qui nomme la relation amoureuse, est juxtaposé à la question « rien ne nomme-t-il », qui suspend le geste poétique ; vient ensuite l’énigme de la parenté qui existe entre les deux durées a priori incompatibles que sont le « déchirement » et « l’enfance » ; dans la relative du vers suivant, le verbe à l’imparfait nous renvoie à un moment indéfini alors que l’adverbe « obstinément » marque l’insistance du souvenir ; enfin, le phénomène lumineux de la « clarté », qui pourrait être la métaphore d’un brusque rappel du passé dans le présent, est nuancé par le passé composé « avoir oublié ». Ainsi l’écriture est-elle nourrie par le souci d’unir par les mots deux êtres-au-monde distincts, l’un qui implique une construction du sens par enveloppements successifs, un ajustement permanent de chaque relation syntaxique, et l’autre qui se démarque par l’effraction soudaine du réel dans le poème, faisant précéder le phénomène à l’élaboration de sa signification. Le verbe poétique de Bernard Vargaftig, en tenant ensemble les deux gestes de l’enveloppement et de l’effraction, recompose donc sans cesse la possibilité d’une poésie saxifrage. Son architecture rythmique et sensible lui permet d’élaborer à la fois un univers imaginaire dans lequel les durées, les objets et les noms se répondent dans un long écho, et la présence réelle qui y fait irruption pour transmettre à l’ensemble son « énergie disloquante ». 20 Char, René, « Pour un Prométhée saxifrage », La Parole en archipel (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p.-399).