eJournals Oeuvres et Critiques 42/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2017
422

Distance nue - l'advenue de la présence

121
2017
Philippe Richard
oec4220055
Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Distance nue - l’advenue de la présence Philippe Richard Si l’œuvre de Vargaftig hausse le phénomène de l’apparaître au rang de principe esthétique, afin de requalifier l’espace non comme ce milieu qui permettrait le mouvement mais comme cette ouverture du mouvement faisant advenir un lieu, elle assure ainsi la signification dynamique de sa composition littéraire sur ce surgissement qu’Éric Dazzan a justement pu penser en une étroite relation à la vie même - « la faille, la béance et la déchirure […] donnent à l’espace une profondeur non pas tant spatiale qu’existentielle » 1 . L’élan d’une naissance au monde à chaque instant réitérée semble alors conduire une écriture qui chemine par explosion de substantifs nus, colligés et compilés, amoncelés et assemblés, pour qualifier la profondeur d’un mouvement toujours nouveau et partant morphogène, lorsque « s’ouvre un abîme où devenir » et que le vertige devient pour le poète, selon les mots d’Arnaud Beaujeu, « l’occasion d’un élan » qui institue le paysage « par-delà la chute » 2 . Le livre Distance nue, publié en 1994 et porté par un titre tout à fait révélateur, nous en offre un excellent exemple : « Tout venait de face/ Fauvettes/ Crique arbustes/ Et ciel pli après pli/ / Je fuyais fuyais/ Bras ouverts/ Et comme/ On ne m’a pas brûlé » (II, 16). L’ouverture du mouvement (« Je fuyais fuyais/ Bras ouverts ») fait bien là advenir un lieu (« Tout venait de face/ Fauvettes/ Crique arbustes ») et devient dès lors cet espace (« Et ciel pli après pli ») qui s’ouvre lui-même à l’étonnement d’être vivant et d’avoir jusque-là survécu (« Et comme/ On ne m’a pas brûlé »). Chaque élan du vers, en sa brièveté même, est ainsi naissance - du monde et de soi dans le monde. À l’image de ces quelques vers dont les sonorités ouvertes semblent bien énoncer une promesse - seule la chute de la seconde strophe se voit enclose en une sonorité fermée mais la formulation négative qui l’enchâsse doit sans doute en renverser les polarités -, l’ensemble du recueil est en effet 1 Dazzan, Éric, « L’espace de l’apparaître dans l’œuvre de Bernard Vargaftig : entre mots, souvenirs et silence », Méthode ! , 15 (2009) - colloque « l’énigme du vivant » (Cerisy-la-Salle) -, p.-53. 2 Beaujeu, Arnaud, « Vers une mystique du mouvement : paysage(s) de la chute et de l’élan dans Comme respirer », Méthode ! , 15, op.-cit., p.-39. 56 Philippe Richard visiblement construit sur cette faille qu’ouvre l’amenuisement verbal et que dynamise le chant des assonances ou des correspondances pour créer, à proprement parler, le surgissement d’un lieu aussi nécessaire qu’imprédictible : « Brindilles dispersion/ Mouvement orge/ Prairie l’écho avec l’ombre/ Que le vent oubliait/ / L’étreinte/ Et l’avalanche près du/ Pommier quel mot/ Vient s’effacer en moi » (III, 1). N’entendons-nous pas ici, entre la brèche créée par l’homéotéleute en [i] du vers « Brindilles dispersion » et le comblement en elle insufflé par l’allitération en [s] du vers « Vient s’effacer en moi », l’heureuse résonnance de parallélismes phoniques dans les vers « Prairie l’écho avec l’ombre » et « Pommier quel mot » ? N’éprouvons-nous pas alors l’entraînante perspective d’une résolution magistrale, dans l’association des termes « écho » et « mot », de l’espace né de l’ouvert et de la parole jaillie dans l’ouvert, en vertu de cette méditation habituelle au poète qui leste l’être d’une nouvelle lucidité sur sa propre condition au cœur même de la finitude qui est sienne et que murmure l’entrelacs de la « dispersion », du « mouvement », du « vent » et de « l’avalanche » ? On comprend en ce sens que les événements poétiques ressaisis par Vargaftig ne sauraient s’envisager à l’aune de quelque horizon limité (ressassement de la peur et crainte d’être capturé par l’assaillant) ou sous le spectre d’une mort manifestement assurée (facticité de l’existant et sens heideggérien de la vie). La naissance semble bien plutôt le climat qui les épanouit. Si Pascal Maillard a précisément rappelé cette conviction fondamentale du poète - « [Mon enfance] est devant moi. Je vais vers l’enfance, elle n’est pas au passé. C’est quelque chose de très profond en moi » 3 -, il s’agira donc de comprendre que l’écriture de Distance nue opère cette requalification de l’être dont a parlé Claude Romano en pensant l’homme comme advenant - non seulement « celui à qui il peut arriver quelque chose » mais encore « celui qui peut advenir à soi à partir de ce qui lui advient » 4 - et en faisant de la naissance le premier paradigme capable d’envisager le monde. N’oublions pas en effet que « Même l’aube/ A une histoire » (III, 11) et qu’y dialoguent sans fin « Orée et beauté » (IV, 11).- En une écriture pleinement consciente des éléments, Vargaftig tente toujours de susciter en notre voix les imperceptibles pans de réel qu’une soudaine association vivifie, afin de faire naître en nous un surgissement et de nous faire naître au monde par ce surgissement.- L’ancien motif de l’hortus conclusus se voit à cette occasion inséré dans un lyrisme de l’évocation qui saisit le phénomène sur le vif et l’embrasse en un léger système de correspondances : « Saisissement et souffle/ Un mur bruissait/ Les dahlias toujours un geste/ Et l’échelle appuyée » (III, 1). C’est en effet l’épreuve du 3 Maillard, Pascal, « Le corps vivant du poème », Bernard Vargaftig, l’aveu même d’être là, Vauvert, Au diable vauvert, 2008, p.-40. 4 Romano, Claude, L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998, p.-1. Distance nue - l’advenue de la présence 57 « souffle » du vent qui engendre l’émotion du « saisissement » du corps - alliance que sait habilement rendre l’allitération en [s] - et c’est alors le propre « geste » des « dahlias » sur la pierre qui signifie que le « mur » entier en « bruissait » - nuance que sait sensiblement rendre cet hypallage qui laisse bruire le mur plutôt que le dahlia - lorsque l’ouverture du mouvement fait ainsi advenir le lieu et que la verticalité de « l’échelle » confère aussi une singulière majesté à l’humilité visible de la scène. Le vrai mystère manifesté par le quatrain est donc l’énigme de l’apparaître du souffle - vient-il de la brise mondaine, de la voix humaine, ou simultanément de l’une et de l’autre en un entrelacs fondateur ? Or s’il est certes possible qu’une brise traverse à l’aventure un jardin, il est en revanche sûr que nous soyons révélés à nous-mêmes par cette brise qui se signale en traversant la flore et en nous traversant nous-mêmes dans l’espace de voix nue qu’est le poème. Le lieu commun du jardin clos se voit en ce sens revisité et son fons signatus devient à proprement parler l’élan d’une naissance : il appartient désormais au « geste » de l’écriture de nous faire habiter le « saisissement » en lequel nous entendons qu’il peut nous arriver quelque chose (« Un mur bruissait ») et au cœur duquel nous pouvons advenir à eux-mêmes à partir de ce qui nous advient (« Les dahlias toujours un geste »). Le poème se situe dès lors par-delà l’identité d’un être rationnel qui comprendrait le souffle plus qu’il ne serait compris par lui et au-delà de la présence d’un être volontaire qui surgirait en son corps plus qu’il ne surviendrait par lui. En cela est-il bien plus fondamentalement un appel à l’abandon. Toujours en quête du mystère du surgissement, Vargaftig anime par conséquent tous ses lieux poétiques d’images et de rythmes qui toujours consonnent avec notre être en attente d’événements. En ce même jardin dont les contours ne sont aucunement clos et qui nous installent donc en notre être d’advenant se manifeste dès lors un vertige de nature phénoménale : « Quand soudain le virage/ Était le même et cela/ Dont la durée/ Si furtive s’éloigne/ / Criant appelant comme/ Dans le vertige/ Les bosquets et l’éclaircie/ Sans cesser de trembler » (III, 1). Le vers liminaire ouvre un temps (par l’adverbe « soudain ») et un espace (par le substantif « virage ») pour dessiner un avènement souligné comme fort indistinct par les vers suivants (grâce à la valeur indéfinie du démonstratif neutre « cela » et le caractère évanescent de l’adjectif « furtive ») ; c’est que n’importe pas la conscience de la « durée » que les choses peuvent susciter en une appréhension gnosique du réel mais qu’importe plutôt l’advenue à soi dans la chaotisation de cette « durée » saisie en une appréhension pathique de l’existence ; s’ouvre donc là encore le motif du jardin afin qu’y existe le corps de l’être qui l’envisage ou, plus justement, qu’il envisage. S’il y a dès lors « vertige », c’est en vertu du seul fait d’être au monde - et la duplication de deux participes ouverts sur une syncope rythmique « Criant appelant comme » ou l’inclusion de deux infinitifs en une permanence du 58 Philippe Richard problème d’être « Sans cesser de trembler » le soulignent ici fort adéquatement, en cet écho de l’homéotéleute qui encadre les sonorités ouvertes réservées au dessin du surgissement du monde (« vertige », « bosquets », « éclaircie »). Qu’une éclaircie soit appelée quand nous saisit l’expérience du vertige ne signifie d’ailleurs pas autre chose que notre propre naissance dans l’événement du tremblement. Le monde appelé par le poète n’existe ainsi que pour nous faire exister, en cette petite musique du style qui nous aide à nous éprouver capables d’événements et à nous sentir accordés au climat même de leur mystère. Or la quête de l’instant présent déployée par le travail de Vargaftig se révèle d’autant plus capable de désigner notre horizon événementiel qu’elle transcende justement les motifs de fugacité et d’immédiateté que travaille si souvent la poésie contemporaine. Dire la simple immanence consiste ici à exhausser le vers pour lui faire exprimer une imprédictible transcendance, lorsque l’événement apparaît certes en un mouvement rapide mais déploie aussi ses échos les plus saillants selon un principe de résonnance et de rayonnement. L’élancée de substantifs vaut en ce sens étoilement de sensations, à partir d’un avènement qui s’est fait naissance en permettant au sujet poétique d’advenir à lui-même et jusqu’en un climat qui se révèle polyphonique en continuant de graver son icône dans la propre trame du réel : si le vers « Respirer voici le vent » désigne donc un événement (« voici le vent ») qui engendre une advenue à soi (« respirer »), le quatrain qui le suit immédiatement (« Rameau après rameau/ Herbe et pivoines/ Exactitude/ Buisson l’abandon dans l’ombre ») note une propension de l’être à pouvoir donner forme au sensible à partir de cette expérience qu’est pour lui l’autodonation du monde, ou, pour mieux dire, à pouvoir respirer le sensible qui s’enracine dans la naissance même de ce qui lui survient (III, 2). Aussi n’est-il jamais question, dans la poésie de Distance nue, qu’une existence ouvre le monde de son fonds propre, réifiant par là-même l’événement en le cloisonnant aux strictes limites de ses conditions transcendantales de possibilité ; au contraire se trouve toujours déjà révélée, en cette écriture, l’humaine capacité de se recevoir soi-même à partir de cela même que toujours déjà l’on reçoit - le monde en l’advenue de l’événement. Aucune autarcie ni aucune impassibilité ne sont en ce sens possibles, tant la marche qui naît de l’événement consiste en cet authentique avènement de soi qui permet un regard pacifié sur l’instant de la naissance et une sympathie nouvellement acquise pour le monde : « Fuyant sans oublier/ Le feuillage/ Dont quelle image muette/ A été traversée » (III, 2). Nul doute que ce dernier quatrain ne module exemplairement une communion qui se voit exprimée aussi bien en sa forme qu’en son fond : si l’écho liminaire du son [j], diffracté en « fuyant », « oublier » et « feuillage », semble bien répondre à l’alliance des sons [s] et [i] qu’annonçait le vers programmatique « Res- Distance nue - l’advenue de la présence 59 pirer voici le vent », les sonorités ouvertes des mots « quelle » et « muette » désignent le terme « image », contenu en leur milieu, comme le cœur même de cette réalité iconique créée par la déflagration de l’événement au sein du réel (une « image » naît en somme ici du « vent » par le biais de la propre sensation du corps « fuyant », ou, pour le dire autrement, l’avènement d’une nouvelle manifestation du monde - « quelle image muette » - naît en vérité ici de l’événement singulier d’un réel en sa donation - « voici le vent » - par le biais d’une nouvelle manière d’être au monde - « Fuyant sans oublier »). Il y a là saisie phénoménale d’une expérience authentique parce qu’il y a, comme l’énonce si justement l’écriture de Vargaftig, « traversée » du pur fait d’être - le propre terme d’expérience se fondant, on le sait, sur la racine latine « per » (à travers, au cours, par le moyen de). Nul besoin de n’envisager alors que la seule violence pour comprendre la nue distance existant entre l’être et le monde en poésie. C’est à la naissance de livrer au contraire le mystère de l’existence, tant il est vrai que l’on peut bien se donner la mort mais qu’il n’est pas possible de se donner la vie - or là se joue manifestement l’énigme de l’abandon. Alors comprend-on que cette advenue instituant le sujet comme advenant est la genèse la plus noble de la parole : « Un jardin tourne/ Emporté par ta voix » (III, 4). L’écriture est en effet cet espace où toute chose peut se voir reconfigurée, à l’image de ce jardin de Distance nue lorsqu’il quitte le sceau de l’hortus conclusus pour s’affilier, à proprement parler, au transport du perpetuum mobile, tournant par la vertu d’une voix qui n’est autre que celle du poète. Lorsque Vargaftig pense ainsi le saisissement de soi comme entrelacs de l’événement naturel du monde et de l’avènement silencieux du sentir - « Un regard et la neige/ Tant de fois je/ Roulerai sous l’alisier/ Rien n’avait chuchoté » (III, 3) -, il réalise donc en poète ce que Claude Romano affirme par ailleurs en philosophe : « l’expérience est cette traversée de soi, au risque de soi, en tant qu’exposition au tout autre - à l’événement » 5 . La simple collusion nominale de deux substantifs désignant respectivement le pôle du sujet et le pôle du monde manifeste d’ailleurs ici le surgissement du sujet dans l’élancement du monde (« Un regard et la neige »), en cette connotation de chatoiement qui lie précisément les deux réalités désignées en une commune et coutumière brillance ; le « je » n’existe dès lors plus qu’à être bienheureusement suspendu dans l’espace et dans le temps d’un monde qui le fait être mais qui naît aussi justement de son advenue à l’être, ainsi que l’écrit la remarquable suspension « Tant de fois je » enchâssée à une valeur d’itération qui énonce bien par là une indépassable loi de la finitude ; le sujet poétique se meut désormais à l’unisson du monde grâce à ce verbe « rouler » qui caractérise justement le regard de l’homme face à la 5 Romano, Claude, L’événement et le monde, op.-cit., p.-196. 60 Philippe Richard neige - songeons à nos yeux stupéfiés devant une avalanche ou à nos yeux émerveillés face au scintillement de la neige. C’est que nulle expérience n’avait cours, en vérité, avant cette rencontre co-naissante entre le sujet et le monde (« Rien n’avait chuchoté »). On peut donc affirmer que l’expérience d’un regard face à la neige, dans le silence du monde convoquant l’être à rouler en lui, forme adéquatement en ce quatrain l’avènement d’une traversée de soi dans le moment même de son exposition au réel. Se voit là manifestée cette dimension très pathique de l’existence que vise en vérité la poésie. Se laisser transformer par l’événement suppose effectivement que la survenue d’une apparition s’accompagne d’emblée d’une exposition de soi à un pathos charnel, non seulement capable d’assurer la relation entre l’être et le monde mais encore propre à communiquer littérairement une telle rencontre. Si la saisie de soi (comme advenant) survient en ce sens toujours après l’événement (comme survenue), c’est que l’empathie précède toujours l’intellection, et voilà bien ce que l’écriture de Vargaftig manifeste à tout moment : « Et le temps si je touche/ Ta nudité un récit/ Il y aurait/ Un me reconnais-tu » (III, 4) - seul l’événement de la nudité d’autrui touchée en la pure délicatesse d’une hypothèse sait se rendre capable de faire exister le récit qui pourrait engendrer, au cœur même de l’atténuation du conditionnel, la ressaisie de soi confiée par le corps de l’autre que soi - ; « Et voir et la chute/ Comme étreignait/ Tout à coup ce qui suis-je/ D’être dit si vite » (III, 5) - seul l’événement de la chute du corps engendrant une nouvelle manière de voir le monde par réconciliation de l’être avec son propre poids sait se rendre disponible pour manifester un nom qui sera compris, au cœur de sa nomination dans la propre vitesse d’un mouvement de dévalement, comme gloire même du fait d’être - ; « Drap et lumière/ Tout volait près des genêts/ Un précipice/ Reconnaissait le vent » (III, 6) - seul l’événement d’une envolée de linge dans la lumière sait faire voir le vent qui, en s’engouffrant dans une faille de roche, se dit et s’énonce lui-même en tant que souffle (ou pour mieux dire en tant que parole et en tant que vie), engendrant ainsi la reconnaissance du sujet poétique par lui-même et la louange de l’immanence par l’activité créatrice. C’est en somme par la médiation de l’altérité du monde, introduisant une distance nue de sujet (étant en soi) à sujet (conscient de soi), que le monde même devient habitable. Le titre programmatique si justement choisi par le poète ne dit alors rien d’autre que la « rencontre continuée » de l’être et du réel, lorsqu’il n’y a jamais de première fois qui ne soit aussi une « fois pour toutes » et ainsi perpétuelle naissance dans le miracle même d’être-là 6 . De là cette singulière teneur qui unifie les textes de notre poète en leur permettant de toujours desceller l’unique advenue d’une présence fonda- 6 Romano, Claude, L’événement et le monde, op.-cit., p.-171. Distance nue - l’advenue de la présence 61 mentale. Si Laurent Mourey a su montrer que « chaque poème se répète le poème Vargaftig dans un désir continué de langage, un tout à vivre et à dire », lorsque « chaque poème répète le poème qu’il devient » 7 , Michel Collot a pu noter que les élancées de substantifs qui se donnent pour mission de cerner l’avènement de l’événement (et qui façonnent tout le style de Distance nue) entrent en réalité dans l’épaisseur d’une « relation antéprédicative » de l’être au monde, énonçant le réel au plus près de son apparition grâce à la matière même d’un langage de l’émotion - « la phrase nominale, qui ignore la distinction entre sujet et prédicat, se prête tout particulièrement à l’expression d’une relation antéprédicative au monde, où le sujet ne se différencie pas de l’objet, comme dans l’émotion ou la sensation, antérieures à toute analyse et à tout jugement » 8 . On pourra dès lors entendre les vers dont la teneur se voit pénétrée de formes nominales (« Là-bas là-bas/ Fugace entre sable et mer » - III, 6 - ; « Sens et parfum » et « La terrasse la craie la barque » - III, 7 - ; « Un crissement un oui un oui » - III, 10) comme ces icônes lexicalisées en lesquelles s’énonce, grâce à l’essentielle ouverture d’un pathos, le mystère de l’advenue de l’événement (de l’être et du monde). Avec le soin constant que s’unifient le langage et la chose, les noms s’entrelacent en effet les uns aux autres en soulignant un absolu primat du sentir sur le connaître : avant toute association possible d’idées, ou toute saisie possible de l’objet en tant qu’objet par le sujet se désignant en tant que sujet, apparaît cette émotion appelée poésie, ou cet événement d’une naissance de soi au monde et du monde à soi dans le miracle d’une simple nomination advenue d’elle-même et toujours déjà nous convoquant. Ainsi le vers « Là-bas là-bas », en ne fixant aucune localisation déterminée mais en ouvrant un horizon en déploiement, introduit-il la sensation de douce impuissance qui jaillit de la contemplation d’un vaste horizon, quand le vers suivant, « Fugace entre sable et mer », sait encore exprimer, par la connotation de son adjectif liminaire et la jonction de ses deux substantifs associés, cette indistinction entre les éléments qui duplique le sentiment de perte de soi éprouvé devant l’ouverture de l’horizon - or cette perte vaut manifestement possibilité même de se retrouver, en vertu de la logique antéprédicative sur laquelle se fonde justement l’écriture. Il en va de même pour le vers « Un crissement un oui un oui » qui restitue au plus juste l’avènement d’un léger bruit de pas sur le sable capable d’ouvrir l’espace et d’exhausser son lieu en une ouverture absolue - l’homéotéleute en [i] et la répétition de la formule d’acceptation assurant bien entendu l’unité une fois encore parfaitement antéprédicative de cet élan du groupe nominal vers un horizon inattendu. 7 Mourey, Laurent, « Bernard Vargaftig, l’exactitude du poème », Méthode ! n° 15, op.-cit., p.-141. 8 Collot, Michel, La matière-émotion, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1997, p.-284. 62 Philippe Richard Alors comprend-on ce « désir continué de langage » (Laurent Mourey) qui n’est à proprement parler que « l’émotion ou la sensation » (Michel Collot) : « Fraîcheur lointaine/ Et soulevée comme/ Devant tout ce sable/ Que l’aveu ne répète pas/ / Le linge et la cour fuyaient rien/ Ne s’arrêterait/ Les haies tout à coup/ Emportaient l’ombre » (III, 10). L’encadrement de ces deux quatrains, de la fraîcheur à l’ombre, retient justement comme en un écrin la pure simplicité de ce « linge » emporté par le vent, lui qui n’a nullement besoin d’un souffle pour apparaître en mouvement mais fait au contraire apparaître le mouvement du souffle que mobilise en nous la diction du vers - lorsqu’elle nous pose alors en l’existence avant même que nous nous en apercevions, en cette distance nue qui est au cœur de tout. L’écriture de Vargaftig n’occulte pourtant pas la peur d’être-là (étant mourant) au profit de l’unique considération de la joie d’être au monde (advenant naissant). Les deux premiers vers du recueil nous présentent d’ailleurs un événement dont la force réside en fait dans une originaire traversée de l’angoisse : « L’osier s’éparpille/ Craquement » (I, 1). Il est vrai que l’apparition la plus salutaire est sans doute celle qui transcende l’âpreté de l’histoire, lorsqu’elle peut enfin briller d’une splendeur d’autant plus grande que son avènement ne pouvait presque plus être espéré. Si nous éprouvons donc l’expérience cruciale de ce liminaire en lequel semble dominer une inquiétante expansion, grâce à sa double allitération en [s]- - « l’osier s’éparpille » - et en [k] - « craquement » -, c’est que celle-ci nous arrive moins qu’elle ne nous survient, accédant en effet à sa phénoménalité en requérant notre pathos et en élançant notre être vers la certitude de cette belle fragilité de la finitude qui nous touche et nous emporte. Ce n’est finalement que parce que l’éparpillement se montre que la promesse d’unité pourra se révéler. Les saillies tragiques que l’on rencontre dans l’œuvre - de l’effroi à la souffrance - portent ainsi l’événement (avènement) vers une profondeur mémorielle qui ne s’oppose pas au soudain surgissement du réel en l’être mais le conduit au contraire vers le propre mystère de son origine. Le tercet « Une vallée où échappent/ Chaque fois/ Les mésanges trop proches » (II, 2) ne nous place-t-il pas face à une traversée qui affronte la peur, lorsque l’oiseau habite moins le ciel qu’il ne le trouble ? Les deux tercets qui le suivent « Je courais je courais est-ce/ Appeler/ Tout à coup sans récit/ / Presque comme un grondement/ Dont la neige/ N’est jamais recouverte » (II, 2) ne nous montrent-ils pas alors la nécessité d’une fuite, lorsque la parole se fait indistincte et que nul repos ne peut s’annoncer ? Mais il faut ici reconnaître que la métrique vient au secours de ces existentiaux tragiques, en les unissant en un même souffle qui les porte en fait vers leur accomplissement - comme si le poète en espérait toujours une advenue morphogène - : la rythmique régulière en 6/ 3/ 6 du tercet « Une vallée où échappent/ Chaque fois/ Les mésanges trop proches », suivie de son Distance nue - l’advenue de la présence 63 développement tout aussi régulier en 7/ 3/ 6/ / 7/ 3/ 6 des deux tercets suivants « Je courais je courais est-ce/ Appeler/ Tout à coup sans récit/ / Presque comme un grondement/ Dont la neige/ N’est jamais recouverte », accompagne de sa douce musique l’événement de la naissance d’un espace par le mouvement du corps de l’être (« je courais ») et transfigure ainsi le lieu qui pouvait a priori susciter la crainte en ce lieu qui sait a posteriori engager une espérance (la neige « jamais recouverte » est bien un symbole immaculé et l’appel « sans récit » est bien une définition du cri du nouveau-né). La traversée de la crainte - étant mourant - n’entrave donc pas la surprise de la manifestation - advenant naissant - mais l’épanouit au contraire en s’emparant de la propre mémoire de nos existences communes - expérience cruciale - : « il faut que le lecteur entre dans cette mémoire en mouvement, une mémoire vive qui fait tourner ses rimes de vie pour atteindre la vitesse d’un temps où c’est toujours l’imminence d’un événement », remarque en ce sens Pascal Maillard afin de souligner que l’advenue à la parole, chez Vargaftig, engage toujours la méditation d’un poids qui humanise sans alourdir 9 . Dans la mesure où « Même l’aube/ A une histoire » (III, 11) et où la mémoire de son advenue nous rend en vérité puissamment à nous-mêmes s’illumine dès lors le dernier poème du livre,- à partir de cet éparpillement dont nous avons déjà parlé en évoquant l’ouverture du recueil et de cet élan de la parole dont nous avons déjà vu le caractère morphogène à l’échelle de tout l’ouvrage, jusqu’en cette chute à proprement parler très poïétique du texte : « Presque une ville/ Pour devenir un seul/ Chuchotement/ / Si rien encore/ N’avait éparpillé/ Ciel rue et place/ / Quand un trou d’ombre/ Traverse les lilas/ Sans échapper/ / Sous les arcades/ Comme chaque syllabe/ Est la première » (V, 19). L’allitération en sifflante et la scansion des consonnes sonores en [p] et en [r] nous donnent à entendre cette humanisation du promeneur traversant la cité et apprenant à entendre le vent parler « sous les arcades » d’un vieux passage ou de sa propre vie. Il y a là naissance d’une nouveauté - chaque syllabe est la première - et naissance à soi d’une nouvelle consistance d’être capable de voir le monde - rien n’ayant éparpillé rue et place. L’advenue de la présence est une réalité si structurante en l’écriture de Vargaftig qu’elle organise aussi l’agencement même des poèmes dans les sections sans titre qui composent Distance nue. En forme d’ouverture, la dernière partie du recueil s’articule ainsi autour d’un événement que plusieurs tableaux concourent à présenter comme toujours déjà nécessairement singulier : dominent en premier lieu l’ineffabilité du monde et la contingence absolue de la vision mondaine - « Silence avec plage/ Et vent renversé », « Où l’étendue comme/ S’ouvre en m’aveuglant » (V, 1) ; 9 Maillard, Pascal, « Le corps vivant du poème », Bernard Vargaftig, l’aveu même d’être là, op.-cit., p.-40. 64 Philippe Richard « Toujours cela/ Et la falaise/ Que j’oublierais de dire », « Presque un regard/ Un paysage/ Dont le souffle ruisselle » (V, 2) ; « Serait-ce-/ L’été un autrefois/ Les alouettes/ Distance nue dont il/ Manque une syllabe », « Qui oublie l’ombre/ Où tout à coup l’écho/ Dans la prairie/ Est plus insaisissable/ D’avoir appelé » (V, 3) ; « Nulle ressemblance/ Quels mots/ En courant/ Si rien n’était désert » (V, 4) - ; s’imposent en second lieu l’événement imprédictible qui en jaillit et l’advenue d’une émotion que sublime sa fugace apparition - « Terrible/ L’anfractuosité/ Quand trop d’enfance/ Fait voler une phrase/ Avec l’autre page », « Et le feuillage/ Tout à coup frémissait/ Cette beauté/ Sans preuve sur la berge/ Drap vent et réel » (V, 5) ; « Rive soudaine/ Connaissance et frayeur/ Où que tu sois » (V, 6) ; « Toujours tant de sens/ Toujours/ La stupeur/ Roule dans les genêts » (V, 7) ; « Toute la peur/ A soulevé l’été/ Dans les broussailles », « Butte et parfum/ Que l’espace poursuit/ Obstinément » (V, 8) - ; se dit en dernier lieu la naissance de soi à soi, justement permise par l’ineffabilité du monde et l’émotion créée par le réel, dans la co-naissance à une altérité aimée et exhaussant l’être - « Je t’aime/ Les grèves se détachent/ Et les brindilles/ Où même déchiré/ Ton nom est en moi » (V, 9) ; « L’orage l’orage/ Avec/ L’abandon/ Que ton souffle traverse », « Un cri dans l’énigme/ Ton lointain/ Ton goût/ Aucun mot n’est aveugle » (V, 10) ; « Un sillage en nous/ Sous les noisetiers », « Le présent descend/ L’air approche approche » (V, 11). L’ultime section poétique du recueil est donc l’enjeu d’une traversée en laquelle le monde se présente ainsi comme une mystérieuse propédeutique à l’advenue évènementielle de soi par cette altérité précisément jaillie du monde. Or nombre de poèmes en préfiguraient déjà le mouvement dans les pages qui précédaient : « Une courbe/ Tout serait vitesse/ Chute après chute et les récifs/ Où ton souffle me/ Poursuivrait encore/ / Chemin et mélèzes/ Rien n’était trop loin/ Stupeur brusquement si ouverte/ Un horizon gronde/ Derrière l’écho/ / Sans je me souviens/ Ni mots ni brindilles/ Visibles comme dans la crique/ La nuit d’un seul coup/ Effleurait le sable » (IV, 16). Étrangeté liminaire du monde (entre « courbe » et « vitesse »), vécu d’un corps y tombant pour en mieux réaliser le soutien fondamental (« chute après chute et les récifs »), entrelacs du ‘je’ et du ‘tu’ (le couple se « poursuivrait » ici pour figurer la condition d’errance qu’est si souvent la situation de l’être au monde), événement imprédictible soulignant la rencontre (entre l’ouverture de la « stupeur » et le grondement de l’« horizon »), effacement de la vision et exhaussement de l’écoute (rien ne se passe que « derrière l’écho »)… tous les éléments caractéristiques de la poétique de Vargaftig se retrouvent en somme en ces lignes, au service de cet avènement d’une présence qui est véritablement la part sacrée de la poésie. En ce sens peut-on voir apparaître, en une langue résolument moderne, la fondamentale quête poétique et philosophique de l’apertural, énonçant le monde comme ce lieu surgi de l’ouverture de l’être à l’altérité et comme cette béance familière en laquelle Distance nue - l’advenue de la présence 65 l’être peut avoir prise lorsqu’il s’abandonne à ce qui lui advient. C’est la raison pour laquelle la poésie ne nous place jamais face au monde mais nous prend toujours bien en son sein : « Le présent/ Partout » (V, 18). Cette poésie même que porte donc l’écriture de Vargaftig se fait ultimement espace de la présence - parfaite vérité du sentir nous aidant humblement à être là pour saisir la formidable union d’un réel obscur et d’un mystère imprévu. La lecture de Distance nue nous en offre vraiment un éclatant exemple - vraie énigme du sens nous introduisant à un sentir essentiel pour aider notre temps à demeurer vivant par-delà sa vacuité souveraine. Le texte n’en est ainsi véritablement expressif que parce qu’il exprime moins quelque chose qu’il ne se signifie lui-même dans l’épaisseur de l’événement- (liber mundi) : « Chaque pierre rêve/ Le désert s’en va/ / Tout devient ce mot- / Que rien n’a crié/ / Paysage comme/ Soulevé soudain » (II, 1) - l’encadrement de la parole par le paysage artialise ici un monde qui se fait verbe silencieux pendant que communiquent, par la musique, les mots « pierre » et « désert », les mots « devient » et « rien », les mots « paysage » et « soudain ». C’est, en somme, lorsque l’apparition des choses fait le moins de bruit qu’elle peut résonner en l’être et y laisser sa marque que l’on voudrait dire prédestinée, révélant alors toute sa force de suggestion événementielle (symbolon) : « Le lointain surgit/ Jamais/ Une empreinte/ Lumière si bruissante » (II, 4) - l’effet de sourdine constitué par l’association des nasales plaintives de « lointain » et d’« empreinte » et par l’allitération sifflante de « surgit » et de « si bruissante » lie ici l’événement et sa manifestation dans la lumière pour laisser apparaître le monde en une vision naturellement épiphanique. La mention de l’énigme chez Vargaftig, moins image cryptée que transcendance incessible, est d’ailleurs régulière et signifiante, qu’elle s’associe au dévoilement du monde - « Le consentement/ Énigme et feuillage » (I, 4) ; « Air et horizon/ Couraient/ Dans les pierres/ Comme l’énigme monte » (II, 4) ; « La terrasse muette/ L’air arrive/ Au plus nu comme l’énigme » (IV, 15) - ou qu’elle descende en l’intimité même de l’être - « La plage/ A roulé dans l’enfance/ La nudité/ L’énigme le murmure/ Comme interminable » (I, 5) ; « Ton nom répète/ Comme est béante/ L’image de l’énigme » (I, 8) ; « Tantôt/ Rien que l’énigme tu/ Montres ton nom/ Ton goût un pli le sable/ Aveuglé en moi » (I, 10). Sa forte présence en début de recueil laisse en tout cas se déployer à sa place, et de façon très révélatrice, la tension mystérieuse entre parole et silence à la fin du recueil, comme si l’énigme travaillait maintenant le verbe pour rendre le silence authentiquement expressif - « Silence avec plage/ Et vent renversé/ / Toujours le premier/ Sous ce qui est dit/ / Presque trop de sens/ D’être inavouable/ / Délié ici/ Hurlé dans l’écho » (V, 1) ; « Toujours cela/ Et la falaise/ Que j’oublierais de dire/ / Presque un regard/ Un paysage/ Dont le souffle ruisselle/ / Consentement/ L’effraie muette/ La forêt une phrase » (V, 2) - ou pour consacrer l’amenuisement de 66 Philippe Richard la voix en pureté naturellement absolue de la voix - « Imprononçable/ Rien comme si le temps/ Avait penché/ D’être où les chiens échappent/ Entre voix et neige » (V, 5) ; « Presque une ville/ Pour devenir un seul/ Chuchotement/ / […]/ / Sous les arcades/ Comme chaque syllabe/ Est la première » (V, 19). Le travail du poète consiste bien ici, non à parler de l’événement, mais à rendre sensible l’événement dans la monstration d’une parole paradoxale dont la victoire est l’événement. S’il est vrai que la seule énigme existante est manifestement celle de notre présence au monde, elle peut en effet se trouver descellée par notre capacité même à la nommer en lui faisant signe - par la poésie. Les derniers mots du recueil, « Sous les arcades/ Comme chaque syllabe/ Est la première », soulignés par ce « comme » exclamatif que goûte si souvent Vargaftig, mettent précisément en relation la parole et son origine, en amont avec l’image vétérotestamentaire de l’arche témoignant de l’alliance entre la parole et le monde (Ex 25, 21 : « Tu mettras le propitiatoire sur l’arche, et tu mettras dans l’arche le témoignage que je te donnerai ») et en aval avec l’image néotestamentaire du commencement indiquant le jaillissement toujours nouveau de la parole au monde (Jn 1, 1 : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu »), élançant l’ensemble du texte vers la primauté d’un langage simple et réconcilié avec le réel et pointant encore le poème liminaire de Distance nue - « C’est devant devant/ Comme l’espace/ Envahit/ Chaque fois un souffle ». Le monde et la voix se trouvent en ce sens réconciliés, comme en avant de l’être, en un programme poétique aussi dense qu’essentiel 10 . On pourra donc dire que l’écriture de Vargaftig manifeste avec soin le surgissement du monde dans le cœur même de la parole, laissant à l’événement le soin d’apparaître devant nous pour nous faire advenir à nousmêmes en cette nouvelle naissance qu’est toujours l’avènement du réel en une vie singulière. La petite musique de Vargaftig, dans Distance nue, allège ainsi nos existences craintives et nous élance jusqu’en l’abîme morphogène de l’existence. Or voilà ce qui importe, par-dessus tout, lorsque la parole du poète se fait, par excellence, aveu même d’être là. 10 Collot, Michel, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, coll. « Écriture », 2005.