eJournals Oeuvres et Critiques 42/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2017
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S’orienter dans la lecture d’Un récit

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Regis Lefort
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Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) S’orienter dans la lecture d’Un récit Regis Lefort Bien sûr, que je raconte une histoire. Peut-être toujours la même. N’y a-t-il pas un livre de moi qui s’appelle Un récit ? Je crois que tous les poèmes racontent une histoire 1 . En 1991, Bernard Vargaftig fait paraître Un récit aux éditions Seghers. Il s’agit d’un ensemble de soixante-dix-neuf sonnets. Chacun est constitué de 14 vers libres, répartis en deux quatrains et deux tercets. Dans ces poèmes, il n’est pas question, comme dans le sonnet du XVI e siècle, d’innamoramento, de références mythiques, de blasons ou d’allégories diverses. Il ne s’agit pas non plus de métrique ou de prosodie telles qu’elles sont considérées dans les formes anciennes. Il ne s’agit pas davantage, comme dans le sonnet du XIX e siècle, d’une part, de variation quant à la rime des tercets, d’autre part, de lyrisme au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire d’expression des sentiments d’un « je » - nous prenons ici certain raccourci, mais nous reviendrons sur la notion de lyrisme. Bernard Vargaftig revisite le sonnet et le porte vers plus de concision, plus d’abstraction aussi parfois. Ce qui est à l’origine de ces sonnets, c’est pour partie le surgissement de l’inconscient. Le poète travaille ensuite son texte plusieurs fois et structure le tout selon un ensemble de règles ou de contraintes qu’il s’impose : rythme, élans, posés, lexique récurrent, mais également une façon de compter et compter encore le nombre de syllabes des mots. Nulle dédicace, il est vrai 2 , mais la présence accrue, du début à la fin, d’un « tu » à qui s’adresse le poète, qui a pour référent Bruna, et n’est autre que la puissance du verbe à composer ce que le poète appelle du « vivant ». Les soixante-dix-neuf sonnets montent progressivement en puissance pour dire l’amour, l’unique, la consolation, la protection parfois, face à la peur 3 , la grande peur qui empêche de vivre, et jugulent ce mouvement de dévalement, d’éboulement, d’avalanche, 1 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », Nu(e), 7 (1995), p.12. 2 Notons qu’aucun livre de Bernard Vargaftig ne possède de dédicace, mais cela équivaut à une seule dédicace pour l’œuvre entière, une dédicace à l’absente resplendissante, à Bruna, la présence-absence. Rappelons également que le poète recopiait chacun de ses livres à la main pour Bruna. 3 Nous pourrions mettre en regard de cette peur, si souvent évoquée par Bernard Vargaftig, ces mots du poète Henry Bauchau : « La peur est le grand obstacle, 78 Regis Lefort constant dans le recueil, mouvement-même de l’instant de « création » - même si Bernard Vargaftig n’aime pas ce mot 4 - lors duquel le poète sent en lui comme un vide que creusent une exigence et une nécessité. Revenons brièvement sur l’importance de Bruna, en faisant quelques rappels. Bruna est Un récit, mais nous pourrions dire qu’elle est l’œuvre tout entière. Sans Bruna, pas de possible existence de la langue du poème. Ainsi le dit le second sonnet : Ton nom est un récit Jusque dans ton nom À travers le désir [...] 5 Si Bruna est Un récit, elle est la poésie, elle est la langue de poésie, comme le sont ailleurs les oiseaux - le poème n’évoque-t-il pas fréquemment ces oiseaux, alouettes, mouettes, bruants ou passereaux, tous en rapport avec la femme aimée et avec la langue du poème ? Nous pourrions citer ici ces deux vers du sonnet 75 : « Nudité que l’éclaircie précède/ Ce qui est tu/ Embrassé dans le langage », où ce « tu » dit à la fois celle à qui le poète s’adresse et le langage en ce qu’il se tait, en ce qu’il tait une part de réel par impossibilité constitutive. Bruna est l’énigme, celle du réel, celle du langage, elle est la Femme. Nous pourrions évoquer une sorte de maternité spirituelle tant Bruna est la protectrice, la dévotion, celle qui permet de rester debout. Peut-être pourrions-nous aller jusqu’à la forme d’une parole originelle, pure, désenclavée, que désignerait le mot « nudité », récurrent dans le livre, par exemple dans ces quelques vers du sonnet 38 : « Ta nudité en moi/ Comme parle et parle/ Ton autre langage […] ». Cet autre langage est le langage de poésie, celui qui innerve, déborde le poème, dévale comme avalanche et dont le poète parvient à se saisir lors de sa tentative d’accession au réel. Avec Bruna, « l’énigme soudain se renvers[e] » (sonnet 21), et l’envahissement est si fort, la présence si présente, que le poète écrit : Ton nom tes yeux ton parfum Que dans ce qui échappe Toute l’exactitude recouvre 6 Chaque poème de cet ensemble de sonnets entretient avec les autres un lien singulier. Soit qu’un autre poème lui fasse écho, soit qu’il le prolonge, soit qu’un système, que nous allons essayer de mettre en lumière, trouve un langage pour « révéler à l’homme les formes de son être » (nous empruntons tant dans la vie personnelle que dans la vie collective » (La blessure qui guérit, Bruxelles,-Alice Éditions, 1999, p.-24). 4 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », op.-cit., p.-13. 5 Vargaftig, Bernard, Un récit, Paris, Seghers, 1991, p.-8. 6 Vargaftig, Bernard, Un récit, op.-cit., p.-11. S’orienter dans la lecture d’Un récit 79 ici une formulation de Joë Bousquet dans Traduits du silence). Chaque poème appartient encore à un filetage langagier que la répétition nourrit de sa propre nature, de sa propre allure. Le poème liminaire est un appel triple : il donne la tonalité, l’énergie, la forme, il est l’indication du trajet, il projette ce que tous les autres développent peu à peu selon un phénomène d’accroissement, l’énergie en tension portant le verbe jusqu’à son expression la plus haute ; il est l’appel de ce « tu », appel de la présence-absence qu’est la femme ; il pourrait encore être considéré comme un appel suivant une prophétie, n’appelant rien et pourtant espérant du plus fort. Mais lisons d’abord le sonnet : Le vent se déchirait un à un Le ciel vers ce qui va vite Un arbuste une hirondelle Un récit que rien n’effacerait L’immensité est inavouable Toujours un versant à vif Dont le parfum se détache Et le sable avant qu’il ne regarde Et la répétition nue Quand l’horizon fait pencher Les bleuets là-bas sans disparaître Comme où tu sais que je crie Où commencement et gouffre Couraient dévorés par la lumière 7 Le mouvement de ce sonnet liminaire - dont nous pourrions proposer d’étudier comment l’énigme, ce que Bernard Vargaftig nomme énigme, est cette femme-langage dont la présence permet de juguler la tentation de l’engloutissement - s’inscrit dans un mouvement de dévalement, d’éboulement, d’avalanche, d’éparpillement aussi, contrebalancé par l’espoir en ce « récit que rien n’effacerait ». Sans doute l’image force de ce premier sonnet se lit-elle dans l’expression conclusive qui présente l’horizon comme une ligne abstraite : « Où commencement et gouffre/ Couraient dévorés par la lumière ». Ce mouvement se retrouve dans le sonnet 6, où « vivre vivre dévale », dans le sonnet 17 (« La lumière était un éboulis »), dans le sonnet 18 qui évoque un mur intérieur qui « s’écroule encore », dans le sonnet 23 où « Ce qui est dans le désir » est « Déchiré où l’avalanche/ Devient un nom tout à coup/ Que l’écho empêcherait de voir », dans le sonnet 44 où cette fois, dans une adresse directe au « tu » (c’est-à-dire à Bruna, la femme-langage), 7 Vargaftig, Bernard, Un récit, op.-cit., p.-7. 80 Regis Lefort le poète évoque le « Présent répété par l’éclair/ Où voir et ton dévalement approchaient », mouvement repris dans le sonnet 46 (« Avalanche où tu vas me toucher »), que nous pouvons lire encore dans le sonnet 48 dans une formulation qui désigne clairement les mots, le langage, comme pris dans l’avalanche (« Les mêmes mots débordent/ Sans être les mêmes »). Nous pourrions continuer jusqu’à la fin du récit où l’espace est pris dans un éboulis et où même le réel est « dans l’avalanche » (sonnet 72). Quelque chose se dit en permanence d’un corps qui s’écroule, corps du poète, corps du poème avec la reprise des verbes « chavirer », « se déverser », « déferler », « disparaître », « se détacher ». En revanche, il nous faudra revenir sur l’emploi du verbe « renverser » car il indique, outre cette idée de déversement, celle d’une inversion marquée fréquemment par « l’envers » des choses dans l’œuvre, celle d’une volonté d’accéder au réel, à l’énigme par le biais d’un retournement du langage comme on retourne un linge pour le laver tout en le protégeant ou en conservant ainsi la nature vive de sa couleur - notons que le poète préfère souvent l’adjectif masculin « vif », ou plutôt l’expression prépositionnelle « à vif », ainsi en est-il du réel ou du versant ou de l’espace, comme ailleurs de l’image ou de l’éclair, par exemple ; la formulation « à vif » a pour avantage de doubler le sens de l’adjectif en ajoutant un sème de pureté, de vérité, de saillie, de violence peut-être aussi. Dans Un récit, et assurément dès le premier sonnet, se réunissent dans une même dynamique l’amour, la femme, la poésie, nous l’avons dit. Mais Bernard Vargaftig revisite ce que l’on peut déjà lire chez un poète comme Paul Éluard 8 - pour ne donner que ce seul exemple. Il associe à cette femmeamour-poésie un élément qu’il appelle l’énigme. Si, dès la première lecture, il semble que la présence féminine soit bien cette présence que nous avons évoquée, il n’est pas évident, en revanche, de faire le rapprochement avec l’énigme ou, pour le dire autrement, avec le réel, son caractère énigmatique, son inaccessibilité. Quelque chose semble pourtant se dire dans ce poème liminaire, qu’il est difficile d’expliciter de prime abord mais que le poème tient en son centre. Et il faudra revenir en détail sur le premier vers dont le sens échappe, comme échappe un quelconque sens à trouver son être-là dans « l’aveu même d’être là » 9 . « Récit incessant », « Réel à vif », l’énigme peut être considérée comme la source et la fin du poème, comme ce qui lui donne naissance, le circonscrit et le porte vers sa lumière si singulière. Nous pourrions citer ici le poème conclusif de Je n’aime que l’énigme : 8 Cf. la section « Facile » des Yeux fertiles (dans La Vie immédiate, Paris, Gallimard, 1988, p.-235) ; notamment le poème liminaire « Tu te lèves l’eau se déplie » qui se clôt sur ce vers : « Tu es la ressemblance ». 9 Ce vers est celui de l’avant dernier poème de Éclat & Meute (III, XXX). S’orienter dans la lecture d’Un récit 81 L’avènement s’éparpille Les échos dans la broussaille L’immobilité d’une nuée Les images font mortellement peur Que j’aime l’énigme Profondeur qui est toi comme éperdument Te toucher est connaissance vive Comme nos failles se rejoignent Plénitude faille Plénitude que nous embrassons Où ni phrase ni silence les fauvettes nouent Eau et ciel et soif et monde ensemble 10 S’il existe un lien Bruna-féminité-amour-poésie qui semble évident, ce poème, et notamment son quatrain intermédiaire, dit bien cet autre lien entre ce « tu » référentiel et la présence de l’énigme. Il semble encore que cette énigme habite le « vrai lieu », pour reprendre une expression d’Yves Bonnefoy, un espace intermédiaire entre le monde sensible et l’autre monde, « Où ni phrase ni silence » n’existent. Et cet espace est assurément celui du poème. Celui-ci deviendrait le seul lieu habitable, le seul lieu où peuvent se vivre l’apaisement et l’harmonie. Ou plutôt, il serait celui de la création, l’espace méditatif, ou plutôt surgissant, érectile, naissant, il serait le chronotope du moment de création. Ce premier poème d’Un récit, fer de lance de tout le livre, ouvre le sens tout en le voilant. À l’énigme du monde répond l’énigme du langage. Toutefois, nous ne pouvons nous contenter de cette affirmation dès lors qu’il s’agit d’y voir un peu plus clair. Revenons donc, à présent, en détail sur le sonnet liminaire et essayons de décrypter un sens ; non pas le sens ; essayons, par un jeu de re-liaison d’en définir la pulsation, l’inflexion, la visée. Ce travail s’appuiera alors sur une lecture transversale. En effet, procéder pas à pas à un relevé de certaines occurrences dispersées dans le recueil permet de se rendre compte qu’il existe une évolution du début à la fin de ce « récit » et il se pourrait bien que ces sonnets soient des sonnets où tout se rassemble sous la bannière étoilée, ensoleillée ou lumineuse de Bruna. Du premier au dernier se raconterait également comment naît le poème, comment il parcourt ou traverse le poète grâce à la Voix Bruna et comment, une fois le poème écrit, tout revient à un ensoleillement. Le poète est entré dans l’écoute, a suivi un sillage, a (re)trouvé sa voix, et disparaissant sous l’avalanche de mots jusqu’à l’anonymat, il est comme devenu 10 Vargaftig, Bernard, Je n’aime que l’énigme suivi de L’inflexion, Remoulins, Jacques Brémond, 2013, p.-52. 82 Regis Lefort pleinement lui-même : écrire ou entrer en vibration avec Bruna l’a rendu vivant. Et il est dans l’espoir incessant que Bruna réapparaisse : Il y aurait le ciel et le sable Que le silence avait vus Et ton écharpe une route Ton premier geste un souffle tes seins Tu vas me traverser à nouveau Rien qu’une trace aveuglante Un feuillage tremblait un Récit toujours plus immense d’être Ces paysages sans paysage Quand chaque phrase commence Comme où j’approche j’approche Et je crie je ne sais pas Le parfum des framboisiers Dérapait dans l’ensoleillement 11 De « Comme où tu sais que je crie » du premier sonnet à « Et je crie je ne sais pas » du dernier, tout s’est passé dans l’aveuglement - ce que disent de nombreux poèmes du recueil. Le poème est l’espace même du cri et n’obéit pas au système des causes et conséquences habituelles puisque le poète est tout entier livré à Bruna. Toutefois, dans la trace qu’il constitue, le lecteur peut suivre une forme de progression depuis sa naissance jusqu’à être là comme l’aveu d’être là. Partant du principe vargaftiguien de la primauté du vers, considérant également que celui-ci « contient du silence » 12 , c’est-à-dire des blancs, entre et dans les mots, ce qui ne mesure que la distance qui les sépare et crée une tension active, considérant sa poétique du renversement et sa façon singulière de mettre en espace ces mêmes mots, nous pourrions envisager le poème comme la mise en scène d’un réel qui se délite sous « le vent », assimilable au « souffle » ou bien à « l’air » dans le reste de l’œuvre, et qui pourrait n’être que cette difficulté des mots qui se délitent sous l’impulsion énergétique consistant à les répartir dans un poème. Le vent est a priori une puissance négative puisque le premier vers note qu’il « se déchirait un à un », avec à la fois l’expression d’une durée dans ce déchirement, marquée par la valeur durative de l’imparfait, et une énigme dans le sens, due à l’emploi pronominal du verbe « déchirer » et à la formule distributive « un à un » dont le référent paraît difficile à identifier. « Le vent se déchirait un à un » pourrait renvoyer à un référent absent, peut-être les nuages considérés 11 Vargaftig, Bernard, Un récit, op.-cit., p.-85. Ce sonnet est le dernier du recueil. 12 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », op.-cit., p.-19. S’orienter dans la lecture d’Un récit 83 « un à un » ; alors, le vers pourrait signifier que le vent déchirait un à un les nuages dans le ciel, le faisant apparaître, lui ou sa couleur bleue. En ce sens, écrire « se déchirait », en parlant du ciel, reviendrait à formuler non pas une destruction mais une naissance. De façon allégorique, chacun de ces nuages pourrait figurer un mot, l’ensemble formant un obstacle à la vue, une opacité du sens. Déchirer la masse compacte et nébuleuse des mots, animée de mouvements de tension, comme pour les nuages, pourrait revenir à une sorte d’effondrement gravitationnel. De cet effondrement qui libère naitrait le poème. Toutefois, si nous envisageons l’ensemble du premier quatrain, nous pouvons le lire différemment et considérer que le vent se déchire le ciel, un arbuste et une hirondelle, un à un. Mais nous voyons bien ici aussi que quelque chose résiste et qu’il faut gloser pour essayer d’approcher un sens acceptable. Le sujet aurait-il été au pluriel (les vents), le sens aurait pu aller du côté de vents se disputant les éléments de la nature. L’expression « vers ce qui va vite » resterait malgré tout énigmatique. Nous pourrions considérer un autre découpage du vers et commencer par « Le vent se déchirait », ce qui aurait pour sens un délitement ou un démantèlement de la force du vent. Alors, « un à un », se déchireraient le ciel, un arbuste, une hirondelle, c’est-à-dire que le vent cessant, le mouvement s’arrêterait et, dans ce cas, plus aucune image ne serait ou n’apparaîtrait - chaque chose se déchirerait également ; le verbe « se déchirer » serait sous-entendu. Il n’est guère que le récit qui subsisterait à cet effacement, un récit sans image, le poème « Bruna ». Il y aurait un forme d’inversement ou de renversement dans l’emploi du verbe pronominal « se déchirer », de même, dans la troisième strophe, lorsque « l’horizon fait pencher », alors que l’horizon n’a habituellement pas d’action, ou dans l’évocation du sable qui « regarde » alors que c’est nous qui le regardons, ou bien encore lorsque la lumière dévore « commencement et gouffre » alors que sa fonction est de faire apparaître les choses. Il faut compter également avec un second mouvement qui décale notre appréhension habituelle du monde : le vers « L’immensité est inavouable » paraît construit sur le mode de l’hypallage ; ce n’est pas l’immensité qui est inavouable mais plus probablement l’amour incommensurable pour Bruna. L’immensité est. L’amour, lui, n’est pas avouable, peut-être pour plusieurs raisons : Bruna est celle qu’on ne qualifie pas plus que l’amour qu’on lui porte ; ne pas avouer l’amour, c’est garder une distance indispensable à sa pérennité ; enfin l’impossibilité de l’aveu vient de son impossibilité constitutive. L’aveu d’être là est comme avouer son amour, nul besoin de le formuler, être suffit comme aimer suffit, écrire suffit comme acte d’aimer. Les occurrences relais de l’adjectif « inavouable », qui parcourent tout le livre, accréditent cette hypothèse : « Dénuement inavouable », « lumière inavouable » - et nous savons que la lumière est associée à Bruna -, « répétition inavouable », « distance […] inavouable ». 84 Regis Lefort Il semble que le poète convoque ici autant le mot que la chose, selon sa poétique de la convergence, et que cette entité en mouvement, mentionnée par « ce qui va vite », est prise dans une avalanche. Puis quelque chose s’inverse et la lumière « dévore » tout. Quoi qu’il en soit, dans ce monde apparemment singulier, étrange, énigmatique, le poète souhaite de même étranger le regard. Il étrangle le rapport de ce qu’il est convenu d’appeler réalité et découvre un monde qu’il invite à partager avec le lecteur, qui perçoit une énergie dans un phénomène de dispersion et d’expansion, d’effacement et de jaillissement. Le mouvement général, sans cesse contrarié, revient à placer le lecteur dans une tension toute de langage. Plus on avance dans la lecture, plus l’horizon du poème, « sans disparaître », « fait pencher », ici les bleuets, là d’autres éléments de ce monde étrange. À chaque pas, un monde tombe dans le gouffre, un autre est dans son commencement. Ce que dit ce poème liminaire revient peut être à convoquer la « structure d’horizon » définie par Michel Collot dans La poésie moderne et la structure d’horizon. Il ne s’agirait plus d’envisager le poème comme « un espace de langage fermé sur lui-même » 13 . Empruntant à Husserl sa « structure d’horizon », Michel Collot revient sur ces deux mots, « structure » et « horizon », en apparence contradictoires : [L’expression] impose de renoncer à l’alternative entre structure et horizon : pour l’homme, qui est un être de langage, le phénomène tend toujours-déjà à s’articuler en structures porteuses de sens ; mais inversement la parole de cet être des lointains ne se laisse jamais enfermer dans le système clos de la langue, elle le déborde constamment vers un horizon ouvert de significations à donner 14 . L’horizon précède la phrase et la contient : « L’horizon avant la phrase » (sonnet 9), note le poète. Mais lorsque une phrase survient, souvent dans la répétition, alors « La même phrase/ La même phrase agripp[e]/ La chaise un mur un bruit la fenêtre » (sonnet 62), comme « les mêmes mots débordent/ Sans être les mêmes » (sonnet 48). Il semble qu’ainsi, de la chaise à la fenêtre, quelque chose s’externalise, quelque chose s’ouvre. Le sonnet 31 dit cette venue non encore aboutie et qui tend vers la lumière, vers la voix du poème, vers la voix Bruna qu’il s’agira de fixer : Avec chaque phrase s’élance Ce parfum déchiqueté Un sillage dans l’aveu Comme nom après nom approche 13 Collot, Michel, La poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, 1989, p.-5. 14 Collot, Michel, La poésie moderne et la structure d’horizon, op.-cit., p.-9. S’orienter dans la lecture d’Un récit 85 C’est à partir du nom, à partir de l’acte de nommer que le poème s’enracine en poème. Mais il lui aura fallu s’extraire du mouvement tout en restant dans le mouvement. Comme l’écrit Philippe Lacoue-Labarthe, « un poème n’a rien à raconter, ni rien à dire : ce qu’il raconte et dit est ce à quoi il s’arrache comme poème » 15 . Chez Bernard Vargaftig, le poème est un peu comme le vent - « Le vent n’avait pas de début » (sonnet 30) -, son parcours sur la page n’est que l’affleurement d’un mouvement à la fois plus ample, plus profond et surtout non limité. Si « le vent apparaît/ D’un cri à ton nom » (sonnet 38), c’est-à-dire dans l’effectivité du poème, c’est qu’il est le poème : il est ce « vent comme/ Tout est vrai » (sonnet 41). Et « face au vent/ La peur se sauv[e] » (sonnet 63). Le vers central du sonnet 69 « Désert vent lumière », dont le mouvement passe d’un espace vide à un tout empli de lumière, paraît reprendre, dans une fulguration, la façon dont le poème s’arrache au poème. Si le poème n’est pas clos sur lui-même, c’est donc bien tout le livre qu’il s’agit de considérer, tous les autres poèmes en ce qu’ils ouvrent le sens autant que l’horizon du sens recule. Tout se complique formidablement du reste car se fondent ou se conjuguent, chez Bernard Vargaftig, l’espace extérieur et l’espace du dedans, à la fois vertige et angoisse. Tout ce qui se dévoile dans le poème, et d’un poème à l’autre, ne le fait qu’en se voilant à nouveau. C’est peut-être ainsi qu’il faut entendre les deux premiers vers du second poème du recueil : « Chaque fois tomber a/ L’éclat d’une page ». De fait, l’horizon est peut-être, chez Bernard Vargaftig, cette peur qui l’habite et dont il ne parvient jamais à se défaire complètement. Comme pour l’horizon, plus le poète se rapproche de la peur, plus elle est présente en lui, plus elle s’éloigne de lui ; de même, plus la peur s’éloigne et c’est assurément que le poète s’en rapproche. Ainsi peut-on lire ce rapprochement dans un vers du sonnet 34 : « La peur et l’horizon fuyaient ». En conséquence, le sens est soumis à des tiraillements tels qu’il en devient « le plus imprononçable » (sonnet 53). Ruissellement 16 , déferlement, le poème livre moins un sens qu’un mouvement, celui de l’apparition-disparition incessante du sens, selon les incidences de la Voix Bruna, selon, aussi, la possibilité de saisie des mots qui sont comme ces oiseaux dont Bernard Vargaftig n’a jamais réussi à photographier le vol en raison de leur vitesse. Liée à cette impossible saisie, la présence des oiseaux, dans Un récit, est fréquente : hirondelles, fauvettes, merles, mésanges, mouettes, éperviers, alouettes, bruants, les oiseaux choisis sont tous des oiseaux dont le vol est à la fois ondulant et rapide - notamment ceux de l’alouette ou de la mésange. 15 Lacoue-Labarthe, Philippe, La poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1997, p.-33. 16 Cf. sonnet 27 : « Alors la page comme ruisselle ». 86 Regis Lefort À chaque fois qu’un oiseau apparaît dans le poème, le langage est convoqué. Ainsi, également, de l’évocation de la pente, régulièrement associée à l’annonce du mouvement d’avalanche, puis de la déflagration enfin de la naissance du poème : « Quand un tourbillon d’oiseaux penche » (sonnet 57), alors, le poète éprouve « La trace affamée en [lui] », l’écoute, l’appel ne tardent pas à porter leurs fruits et la voix Bruna survient « Comme est nu le déchirement », et comme le langage « trembl[e]. Lorsque le poème vient, quoique les mots soient les mêmes, « Il n’y a jamais la même trace » (sonnet 67). Ne subsiste que « l’élan d’une trace » (sonnet 49). Cet affolement ou ce tournoiement du sens dans le recueil, dû à un incessant poème en mouvement et à sa vitesse, est un affolement des mots. Mais peu à peu, comme « l’ombre se détache de l’ombre », le tournoiement se détache du tournoiement et devient celui « Dont le langage approche » (sonnet 61). Nous pourrions imaginer une force centrifuge, une tornade de mots qui entraînerait un « dévalement/ Dont échapp[eraient] les premières phrases » (sonnet 73). Le tournoiement emporte avec lui l’histoire du poète, son « récit », son recueil « […] où vacille/ Tout le présent/ Que seraient ravin/ Et stupeur » (sonnet 67). Ce que le lecteur retient à la fin du livre c’est d’abord cette impression de soulèvement comme un envahissement de fraîcheur et de pureté, où « la peur n’a brusquement pas de trace » (sonnet 78). Dans ce mouvement tout corporel, « l’aube/ Grond[e] où le sens est béant » (sonnet 60). Ce qui frappe dans Un récit c’est à la fois l’expression forte d’un mouvement interne du corps et l’absence d’expression directe du sentiment, exceptés la peur, la stupeur, ou tel ravissement. En effet, il semble que l’on revienne toujours à ce mouvement corporel, primordial, un mouvement presque comme une tectonique des plaques qui développe la seule géographie possible du poème : « la mémoire est/ Un torrent » (sonnet 8), « l’éblouissement va/ Dévoré par le langage/ Où tumulte et galets se rejoignent » (sonnet 16), « le feuillage regarde/ Ce qui est obstinément/ Frayeur » (sonnet 19), « Trop d’horizon » (sonnet 21), « Je tombe en moi une explosion » (sonnet 25), « ruisselle/ Sans aveugler terreur et instant » (sonnet 27), « Un à-pic un mouvement/ À la fois lumière et murmure/ D’être où je n’ai plus aucun nom » (sonnet 28), « Une fissure un appel/ Et l’été ressemblait à l’été » (sonnet 29), « La chute se détache je t’aime » (sonnet 35), « la trace/ A hurlé d’être lumière/ Quand les roches n’ont rien retenu » (sonnet 43), « L’anfractuosité si nue » (sonnet 44), « Un mouvement ce/ Que la stupeur a volé à ton enfance » (sonnet 48), « Une étendue qu’à travers la houle/ Déchirée toute l’orée emmène/ Presque un souffle sans mémoire » (sonnet 50). Nous pourrions continuer ainsi jusqu’à la fin du livre. Par exemple, lorsque le poète écrit « La chute se détache je t’aime », nous pouvons comprendre, peut-être plus logiquement, que « je t’aime » se détache de tout le reste et chute dans le poème. Le sentiment sous-jacent, dont la formulation donne S’orienter dans la lecture d’Un récit 87 à la fois la rapidité et le souffle, ne se livrant jamais sans son indéfectible puissance. Si le sentiment et son expression sont le résultat d’une culture, ou sont finalement un apprivoisement des sens pour dire sa peine, sa souffrance, sa joie ou sa stupéfaction, le poème ne saurait se contenter d’un langage qui dirait un stéréotype. Pour le poète, il s’agit d’aller plus loin, ou plutôt plus purement, de se situer au plus proche de l’être, de l’espace originel de l’être, non pas le lieu de l’origine, mais un espace-temps qui précède lui-même le poème. Ainsi le dirait ce vers : « L’anonymat comme crie » (sonnet 72). Pourtant « rien n’est anonyme » (sonnet 7) et les oiseaux finissent par saisir « L’aveuglement qu’aucun mot ne cache » (sonnet 7). Dans ces conditions, qu’en est-il du lyrisme et de la présence du sentiment ? Le lyrisme, chez Bernard Vargaftig, pose pleinement la question du chant et tend à assimiler celui-ci plutôt à une prière ou au résultat d’une forme de méditation qui se fait toute en langage. Le poète n’avoue-t-il pas qu’il « marmonne », que « l’essentiel de son travail passe par le souffle et par la bouche » et que ce n’est que lorsque « quelques mots ont l’air de s’être solidifiés » 17 qu’il commence à les saisir à l’écrit. S’agit-il alors, comme chez Antoine Emaz, d’un lyrisme à ras sans effusion du sujet ? Ou bien, comme chez Salah Stétié, le poète souhaite-t-il réinventer une « sécheresse lyrique » 18 ? Nous faisons l’hypothèse que le lyrisme vargaftiguien est davantage une confiance dans la langue ou un « élan de langue » 19 . C’est en utilisant toutes ses ressources musicales et rythmiques que le poète organise l’espace du dedans. Chaque mot est un élément vivant en lui. Nous pourrions comparer cette façon d’user du mot ou du geste du poème à celle du chorégraphe Angelin Preljocaj qui, dans Casanova, met en scène une intériorité : chaque danseur, chaque geste, chaque distance, chaque respiration, le moindre élément chorégraphié dit l’intériorité d’un homme ou son portrait organique. De la même manière, chez Bernard Vargaftig, le poème est la dissection organique d’une intériorité qui ne peut s’exprimer qu’à l’aide d’une tectonique de mots. Selon Daniel Lewers, ce mode de disposition des mots dans le poème pourrait « s’apparenter à un jeu de dominos ». Nous sommes bien loin, note-t-il, d’un « lyrisme traditionnel (le souffle de Claudel, le verset persien) » ou d’un « lyrisme de type romantique ». Mais si nous convenons avec lui également que le poète porte « une vive attention aux structures sonores, aux rapports qu’entretiennent la musique et la poésie », nous n’acquiesçons pas à ce qu’il définit comme « un côté asthmatique dans la poésie de Bernard Vargaftig » ou à cette qualification de « souffle trop court 17 Vargaftig, Bernard, « Entretien avec Hervé Bosio », op.-cit., p.-7. 18 Stétié, Salah, Sauf erreur, Grigny, Paroles d’aube, 1999, p.-127. 19 Emaz, Antoine, Lichen, lichen, Paris, Rehauts, 2003, p.-14. 88 Regis Lefort d’un poète qui tient davantage du sprinter que du coureur de fond » 20 . Bien sûr, des expressions comme « abrupt », « à-pic », l’évocation de la vitesse, celle d’une stupeur ou bien encore cette façon de convergence que le poème possède pourraient amener à considérer une forme un peu rude du vers. Mais ce serait sans compter avec la distance que nous définissons comme une différence de potentiel entre les mots qui assure une mise en tension du poème. Le souffle du poète n’est pas court, il est un souffle-Bruna. Il est une forme d’embrasement et tient en lui, outre le mot, le silence. Chaque vers reprend son souffle depuis le silence du vers précédent et s’avance dans le silence qui suit. Cette forme de respiration, encouragée par le système sonore, renvoie, une fois de plus, le mot à l’élémentaire ouvert, c’est-à-dire à quelque chose qui serait l’équivalent d’une note sur une partition musicale. S’orienter dans la lecture d’Un récit ne peut conclure, justement, qu’à une orientation. Comme le « limoud » dans la culture hébraïque, qui crée une distance entre deux paroles, celle qui est présente et celle à inventer dans l’interprétation, Un récit ne peut être lu selon la « signification univoque d’une vérité éternelle » 21 . Le poème est en devenir poème comme l’homme est en devenir homme. Le poème est le mouvement de l’être vivant, il est l’aveu d’être-là. 20 Lewers, Daniel, « Entendre la distance. D’un certain lyrisme chez Bernard Vargaftig », La place du poème, Paris, Samuel Tastet Éditeur, 2006, pp.-79-80. 21 Ouaknin, Marc-Alain, Lire aux éclats, Paris, Seuil, coll. « Points », 1994, p.-38.