Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2017
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Vargaftig, le poème, la relation, à vif... jusqu’au divin
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2017
Serge Martin
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Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin Serge Martin Je me répète, je me répète mais rien ne se répète. Se mettre au travail chaque matin, et le travail me poursuit aussi pendant la nuit, est du même ordre qu’aimer. Seul compte le présent 1 . (Avant-dire - Serge Ritman) Son poème était dans les soulèvements. Son poème était dans les soulèvements. Son poème, c’est la même énigme. Et aussitôt la liste devient mouvement et jamais la soumission des assignations parce qu’être nommé rend à l’insoumission. Tu fais relation quand tu retranches avec la trace sans trace. C’est comme si l’abstraction s’abandonnait dans l’impudeur : alors ton commencement m’échappe comme s’il manquait toujours l’image. Si l’impersonnel de l’obscurité pénètre, c’est qu’aucun répit, chaque fois l’été, ouvre ton intensité avec l’aube. L’étendue m’élargit jusqu’à m’aveugler. Rien n’est caché mais ce n’est pas montré non plus : tout se renverse, en penchant de plus en plus c’est l’été. Et tout est réel : c’est la stupeur incomparable de ton désir et de mon tremblement. Ils s’échangent dans ta vitesse et le vent tout à coup. Son poème était dans les soulèvements. Puis l’imminence qui chancelle : je t’aime je t’aime devient une phrase interminable. Comme si le poème, déplacement le plus vivant, de plus en plus vite te recommençait. Il pénètre en moi. La revoici la répétition où ni l’énumération ni l’attirance ne nomment : tu tombes je vacille. Comme tout le tremblement de ton lointain, mon acceptation refuse l’éparpillement. Mais le temps redevient langage et avant ce que je sais de toi, sauf cette espérance que l’odeur de toi a. Ton rapprochement ouvre à mes clartés. Mais tout est vrai avec le soulèvement, même ton cri qui ne garde rien jusque dans l’attirance : ton extrême nudité m’aveugle. 1 Vargaftig, Bernard, « Je, rodeur insaisissable » (entretien avec Serge Martin, 1996-1997), Triages, 24 (2012), pp.-67-93. 90 Serge Martin Les soulèvements étaient tous les envols : qu’il y a d’oiseaux dans son poème. Mes rossignols et rouges-gorges augmentent ta vitesse et mon impatience. C’est toute ta première phrase qui les précipite pour de vrai. Nos enfances plongent dans l’étonnement et l’insoumission. Tu te ressouviens de tout et mon oubli amoureux échappe à la ressemblance. Mais la déflagration de tous tes éclairs d’œil embrasse toute mon histoire. Ton nom m’éclaire sans ombre : l’explosion me traverse et l’air en moi accourt quand les soulèvements sont si proches. Nos résonances vont et viennent. Son poème est l’accélération qui commence. Tu me soulèves quand mon souffle te traverse. Voici l’air de son poème. (L’écoute du divin comme toujours l’élan amoureux - Serge Martin) Ton règne un règne de tous les toujours Et ton empir epour tout un tour et un tour 2 Au cœur de l’activité poétique, l’enjeu est considérable,- et « dans le langage c’est toujours la guerre », comme disait Ossip Mandelstam dans ses « Remarques sur la poésie » 3 . Je pourrais immédiatement ajouter que c’est encore plus la guerre dans le langage de l’amour, et comme d’aucuns disent qu’« il n’y a pas d’amour sans poésie » 4 , il n’y pas de poésie sans guerre dans le langage. Jacques Roubaud, en disant avoir trouvé « la langue première de l’amour, le provençal » (p.-101) 5 , pose une inséparabilité de l’amour des êtres et de l’amour de la langue (p.- 102), donnant comme unique argument la confusion sémantique qu’offre le terme « langue » avec lequel il semblerait que la canso permette l’entrelacement (entrebescant) d’une double mimèsis : l’« unique syntagme- l’amour la poésie » (ibid.) signifiant pour Roubaud, « qu’Amors a une autre composante que l’Éros de la mezura ou l’Éros barbare : il est, aussi, inséparablement, amour de la langue » (p.-100). Que l’amour et la poésie soient ainsi définitivement placés sous le régime de la représentation explique pourquoi Roubaud exclut du mysticisme le trobar- et donc toute poésie amoureuse : « Le trobar n’étant pas mystique, la perspective biipsiste 2 Meschonnic, Henri, Gloires. Traduction des Psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, pp.-145-13. 3 Mandelstam, Ossip, « exergue » d’Henri Meschonnic, Critique du rythme : anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982. 4 Roubaud, Jacques, « L’amour, la poésie », De l’amour, Paris, Flammarion, coll. « Champ », 1999, pp.- 81-104. J’indique seulement la page pour les citations qui suivent. 5 Du même coup, il empêche de voir que l’origine est dans le fonctionnement : que peut-être les troubadours, comme tous les grands poètes, ont fait du provençal une langue qui dans toutes ses composantes parle l’amour. Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 91 ne s’affirme pas réelle. Elle se dit » (p.- 103). Nous chercherons à montrer bien entendu le contraire : le poème-Vargaftig est à la fois poème mystique comme écoute du divin et poème d’amour comme élan amoureux, écoute et élan s’entremêlant dans et par le langage, justifiant de plus qu’une poétique du divin peut se faire dans et par une poétique de l’amour, redonnant alors paradoxalement au divin sa force corporelle désirante et sa force affective jouissive et à l’amour sa force conceptuelle subjectivante et sa force spirituelle sublimante. Nous l’avons dit : c’est la guerre ! Mais laquelle ? Celle qui oppose le signe au rythme, dit Henri Meschonnic. Partant de ce dernier, et vers Bernard Vargaftig, donc cherchant l’historicité de cette guerre dans ce discours, je dirai celle qui oppose le signe à la relation. Je voudrais essayer de voir dans les poèmes-Vargaftig si la relation est versée dans la religion, dans le sacré, ou au contraire si elle s’y oppose, faisant alors paradoxalement toute sa place au divin, ouvrant à une poétique du divin comme l’élan amoureux ouvre dans le langage à une poétique de la relation. Le discours mystique est généralement analysé comme la symbolisation d’une « couture entre le passé et le présent, entre l’expérience et la foi, entre le petit nombre des témoins et la foule, entre le corps percevant et le savoir verbal » 6 . Et Michel de Certeau de caractériser de « religion » ce qu’il appelle une « structure schizée, organisée par la séparation », bref cette « écriture qui tout à la fois atteste et surmonte ces divisions », car, précise-t-il, « l’acte d’écrire symbolise ; intextuation du corps (plutôt qu’incarnation du sens), il ne cesse de pâtir et d’articuler ce qui est divisé. Il est l’opération présente qui relie » (p.- 250). Outre le fait qu’on peut voir dans le chiasme (corps/ sens ; intextuation/ incarnation) une assimilation du texte au sens qui situe délibérément la réflexion, s’agissant du langage, dans l’herméneutique, c’est-à-dire dans une quête du sens, on aperçoit bien que, s’agissant du discours mystique qui fait « disparaître la chose signifiée au bénéfice du seul signifiant » (p.-201), les « phrases mystiques » condamnent le langage à l’impuissance puisque faisant « disparaître les choses désignées ; elles les mettent au secret, inaccessibles, comme si, entre le référent montré et le signifiant qui le vise, le sens qui les articule tombait. Cette brisure est la chute du signe. Restent les mots tournés de telle manière qu’ils montrent leur propre statut : une impuissance » (p.-201). Et Certeau explicite combien les « phrases mystiques » visent une sortie du langage : « c’est du langage qui vise un non-langage » (p.- 199). Mais, sachant bien quelle est la puissance de tels discours, Certeau les inscrira « dans une rhétorique plus que dans une herméneutique » (p.- 205), séparant ainsi définitivement le faire du 6 Certeau, Michel (de), La Fable mystique, 1, XVI e -XVII e siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1982, p.-250. 92 Serge Martin dire 7 et laissant aux institutions du sens leur monopole. Je voudrais au contraire, en allant vers les poèmes-Vargaftig, suggérer que c’est du langage qui vise le cœur du langage, qui suggère ce qui est de tout langage, de tous les actes, discours, phrases. L’enjeu est d’importance car de deux choses l’une : ou bien les analyses de Certeau 8 qui font autorité en la matière, à ma connaissance, sont la continuation d’une politique du signe dans un éclectisme d’époque mêlant l’histoire, la psychanalyse, la pragmatique, ou bien les poèmes de Bernard Vargaftig ne sont pas mystiques alors même que, dans la plus grande évidence, ils suggèrent une continuité du discours mystique au cœur même de notre siècle, la possibilité donc en leur écriture même d’une lecture toujours active de tous les poèmes dits mystiques. De plus, est engagée, au-delà des débats interprétatifs qui toujours obligent à se rapporter au sens pour abandonner la forme ou l’inverse, une politique des discours, de la relation, du poème, du divin dans notre société : la relation sous l’angle du divin est-elle forcément clivée entre les institutions du sens (églises, université, littérature…) et les expériences ainsi rapportées à une extériorité, à une incommunicabilité, à un indicible, à un silence qu’on ne peut absolument pas entendre ? Roubaud pose qu’« Amors doit se dire, doit se chanter, sous peine de sombrer. Le silence est impossible d’amour. Il n’y a pas d’amour muet », excluant ainsi du langage le silence qu’il confond avec la mutité alors qu’au cœur du langage, du poème, de l’amour, de la relation, le silence est plénitude, avalanche de sens, de noms (Vargaftig, p.-27). Bref, l’enjeu est peut-être, en allant vers ces poèmes, de transformer notre attention aux voix souvent silencieuses, parfois bruyantes à la limite de l’inaudible, que font l’amour et le divin dans nos vies. La poétique n’a qu’une tâche : augmenter l’écoute, toujours plus fine, de ces voix-là, de ces silences-là, au cœur du langage et de la vie, par « la voie rapide » du poème : il faudrait aussi simplement montrer le facile qui s’y trouve sans préjuger de l’insaisissable qui en fait sûrement l’infini. Pas facile 7 Certeau indique ailleurs, en analysant le tableau de Bosch (Le Jardin des délices), qu’il y a un « remplacement caractéristique : à la ratio de la signification succède une ratio de la fabrication » (p.-85). La variante de ce « remplacement » sera plus loin, s’agissant du discours mystique proprement dit, celui de l’énoncé par l’énonciation. 8 Contrairement à ce que Certeau dit du discours mystique, on pourra voir que la langue du poème-Vargaftig n’est pas « mal-traitée » (p.-206), que leurs vers ne sont pas construits « au mépris de la correction grammaticale », que, comme tout discours mystique, le poème-Vargaftig n’est pas au degré zéro du sens (Barthes) car « l’acte de dire [ne] produit [pas] un trou dans la correction lexicale ou grammaticale » (Certeau, p.- 202, qui précise que « ce phénomène est caractéristique de la langue courante ou ‘vulgaire’ à laquelle le discours mystique fait précisément retour » ! ). Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 93 avec les grandes orgues du sens, du pouvoir herméneutique ou rhétorique, de la communication qui met le poème au rang du slogan ou bien le sépare de ce qui est le plus vivant, bref, des grandes orgues du sens qui veulent toujours en finir… sur leur sens. Je ne veux pas reprendre un travail déjà fait qui voulait avec un seul livre embrasser l’œuvre en cours 9 . Avec seulement un poème, je voudrais tenter de refaire, au sens presque d’une réfection comme l’envisage Jean Bollack 10 , ce travail pour un livre, Craquement d’ombre, qui peut compter pour tous les autres. Voici ce poème : L’espace chaque fois pénètre Le ciel et les récifs je t’aime L’intégrité la peur les versants qui convergent Les vallées quand en fuyant L’abandon ne disparaît pas Le tournoiement le plus ouvert Avec l’exactitude qu’à travers les déserts L’accomplissement accueille Toujours le présent au devant du présent Toujours en plongeant quelles phrases Sont la nudité de l’ailleurs Savoir et ressemblance mouraient sans que s’arrête Le sillage sous la hâte Où l’enfance ne prouve rien Comme l’acceptation oublie Jusqu’à la durée de ton nom dont l’effleurement Reforme l’obscurité Ce poème est le deuxième du livre. Je peux en établir d’abord le décompte syllabique pour apercevoir aussitôt son organisation métrique : 8-8-12-7-8-8-12-7-11-8-8-12-7-8-8-12-7 Dix-sept vers font le poème : huit vers ou encore deux quatrains métriquement identiques (8-8-12-7) se reprennent, se retournent, se renversent, sur un vers central (11) qui dit sémantiquement et fait prosodiquement un programme d’écriture et de vie : « Toujours le présent au devant du présent » (2-3-3-3). Ce vers-pivot délinéarise la temporalité, du moins la met complètement à l’inaccompli avec ses consonnes lançantes ([t] ; [p] ; [d]), pour la rendre à la subjectivation discursive- qui est toujours au présent, par le présent, faisant du passé comme du futur un présent en activité 9 Martin, Serge, La Poésie dans les soulèvements. Avec Bernard Vargaftig, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 2001. 10 Bollack, Jean, Poésie contre poésie : Celan et la littérature, Paris, PUF, coll. « Perspectives germaniques », 2001. 94 Serge Martin (présent du passé, présent du futur) et du présent un infini. Loin de toute phénoménologie dualiste opposant un présent événementiel sur un fond inatteignable passé ou à venir, le présent-Vargaftig est un voilà- comme ce que fait ce premier mot du livre : tout ce qui suit, mots et tout ce qui fait le langage, devra « se définir seulement par rapport à l’instance de discours où ils sont produits, c’est-à-dire sous la dépendance du je qui s’y énonce », comme dit Benveniste 11 pour les indicateurs de la deixis. Ce vers-pivot est aussi sémantiquement en relation de paraphrase avec le vers précédent (L’accomplissement accueille) et, prosodiquement, il constitue l’annonce lançante du vers suivant (Toujours en plongeant […]). Paraphrase du verbe accueillir au présent de l’indicatif parce que le poème fait justement ce qu’il dit : accueillir le présent d’une énonciation de la relation. Annonce lançante de ce qui suit par la reprise de toujours dont les échos, tels des paraphrases, se poursuivront jusqu’à la fin qui est clôture en boucle mais peut-être plus réitération (Reforme l’obscurité) en passant par le syntagme sans que s’arrête. Mais le toujours était lui-même annoncé dès le premier vers par le chaque fois. La subjectivation langagière est donc de bout en bout une temporalité subjective qui envahit tout : l’espace au premier chef devenant temps hypersubjectif, reliant tous les moments, posant la relation-circulation dans l’historicité d’une énonciation souveraine. Non seulement il y a inversion ou renversement d’une posture coutumière : l’espace […] pénètre. Il s’agit en effet d’un agrandissement par l’intérieur - et les catégories dualistes d’intérieur/ extérieur se retrouvent défaites -, jusqu’à l’immense d’une explosion que l’énumération accélère (p.-20) : le ciel et les récifs puis l’intégrité la peur les versants et les vallées. Mais l’énumération n’est pas seulement simple addition de substances nominales - il faudrait d’ailleurs lire dans ces listes nominales plus le mouvement prosodique et même sémantique (par exemple, du concret à l’abstrait, du singulier au pluriel, du haut au bas, etc.) que l’inscription de « ce vaste domaine où l’homme est d’abord un être social agissant et souffrant » 12 : mouvement de désappropriation intégrale par lequel le langage n’est jamais nomination-appropriation mais suggestion-subjectivation pour et par la relation : toujours vers dans un devenir-voix comme relation infinie… Mais l’énumération est aussi syntaxique dans la complexité des enchaînements qui replient et déplient les phrases. C’est que syntaxe et sémantique se redoublent dans une activité paraphrastique tournoyante : Le tournoiement le plus ouvert. Le poème-Vargaftig est ce tournoiement sémantique et syntaxique, il faudrait ajouter prosodique, qui partant de noyaux 11 Benveniste, Émile, Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p.-262. 12 Pinson, Jean-Claude, Habiter en poète : essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Recueil », 1995, p.-78. Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 95 les plus ordinaires, simples, familiers, etc., les agrandit en leur milieu, les explose : Voilà que l’explosion qui est à l’incipit du livre indique doublement cette activité : déictiquement la proposition est au présent d’un énoncé qui est entièrement énonciation, allant jusqu’à poser la relation comme une irruption, une soudaineté (Espace soudain, p.- 7), et elle est d’emblée force intense : cette intensité devant se maintenir tout au long du livre, de la relation : pari à tenir jusqu’au dernier vers, Où les déflagrations redescendent qui lui-même rassemble l’itération, la « sonorité générale », dont parlait Péguy. Mais il faut remonter au flagrant- je t’aime qui rime avec pénètre et avec convergent : tout l’agrandissement baudelairien est dans le faire de ce je t’aime le plus banal mais ici devenu le plus grand, le plus agrandissant : que ce que les lacaniens désignent comme « l’impossible rencontre des sexes » soit ici au contraire et multiplement la rencontre non seulement possible mais ininterrompue si ce n’est infinie, peut-être pas « des sexes », mais, osons une liste qui ne peut finir ce dont il n’est pas question mais réponse, ainsi que Claudel disait je réponds les psaumes 13 : relation du féminin et du masculin, de l’altérité et de l’individuation, de la sexualité et de l’amour, du corps et de l’esprit, du concret et de l’abstrait, de l’affect et du concept, de la clarté et de l’obscurité, de l’innommable et du nommable, du son et du sens, du poème et de la vie, de l’histoire et de l’amour, de la subjectivation et de la relation. Cette relation est avant tout une prosodie personnelle-qui mêle l’exactitude et le tournoiement le plus ouvert vers « la Musique », comme l’entendait Mallarmé : « Car, ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique » 14 .-Et il ne s’agit pas, ainsi que l’affirme J. E. Jackson, d’une « identifi[cation de] la visée poétique et de la musique », mais bien d’une visée du continu, de la relation à son plus haut niveau (« l’ensemble des rapports existants dans tout »). Aussi, s’effondre toute la construction phénoménologique qui sous-tend l’herméneutique littéraire : La relation érotique […] met en jeu par excellence le rapport du sujet au réel. Choisir le « drame » du corps érotisé comme figure du langage, c’est dès lors choisir, semble-t-il, l’image qui permettra d’articuler de la façon la plus précise les rapports, problématiques on le sait, du langage et surtout du langage poétique avec la réalité 15 . 13 Claudel, Paul, « Paul Claudel répond les psaumes », Psaumes. Traductions 1918- 1959, Paris, Téqui, 1990. 14 Jackson, John, Le Corps amoureux. Essai sur la représentation poétique de l’éros de Chénier à Mallarmé, Genève, La Baconnière, 1986, p.-136. 15 Jackson, John, Le Corps amoureux. Essai sur la représentation poétique de l’éros de Chénier à Mallarmé, op.-cit., p.-132. 96 Serge Martin Les « rapports », ici, ne sont que le rappel incessant du signe linguistique comme absence des choses ou, dans sa variante psychologique, comme manque de l’objet dans le désir du sujet, etc. De la théorie du langage à l’anthropologie, la réflexion est prise dans la représentation ou dans son impossibilité - ce qui est la même chose ! Voilà ce que ne cesse d’affirmer Jackson : « l’espace ouvert entre la représentation et le représenté se confondant avec l’espace même de l’écriture » (p.-12). Avec le poème-Vargaftig, « l’espace de l’écriture » est d’abord le refus de la représentation et de l’image avec leur cortège de « questions » qui ne visent qu’à réduire le langage à une fonction de médiation-communication et à réduire le sujet du langage à un rôle de pantin condamné à la non-relation alors qu’il ne s’engage subjectivement que par la relation. Voilà pourquoi une théorie de l’amour a besoin d’une théorie du langage ; on pourra ainsi éviter de répéter, avec Jackson, que « la représentation de la réalité […] ne sera jamais que l’objet du désir du langage, de même l’éros ne sera-t-il qu’approché par les ressources de la poésie » (p.- 13). Le poème-Vargaftig ne répond pas à ces conceptions ; il répond l’amour, le divin. C’est à la poétique de montrer que ces réponses qui font l’amour, le divin, défont aussi de telles conceptions dans le mouvement même de la pensée du poème. Un quatrain, le troisième du premier poème du livre, suffirait à suggérer ce mouvement de la pensée : L’infléchissement touche la stupeur Mouvement et parfum dénudent Où dans ce qui est à travers moi crié L’immensité a la ressemblance pour contraire (p.-7) Le poème-Vargaftig ne représente pas la réalité, il fait le réel ou, autrement dit, il nous rend vivant(s). Ainsi que le dit et fait le premier vers du quatrième poème du livre et le premier quatrain du septième poème : Tout est vrai et parle (p.-10) Tout vient de chavirer d’être vrai L’aveu s’est changé en espace Que mortellement ni jamais le sens Ni le craquement ne représentent (p.-13) Le poème-Vargaftig n’approche pas l’éros, il fait l’amour ! Comment ? Voilà la question qu’il est nécessaire de poser pour écouter au plus près cette activité : faire, transformer le réel, l’amour. Un vers du poème suivant immédiatement celui que nous essayons de mieux entendre concentre les marques de cette prosodie du mouvement où le sens est mouvement : La chute s’élance en avant et s’étend. On aperçoit l’exactitude dans le tournoiement même du sémantique et du prosodique : Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 97 2-3-3-3-lorsque le thème précède la paraphrase sémantique (élan ou perforation, avancée ou pénétration, extension ou dissémination) et prosodique (trois fois les phonèmes [é] et [-] dans une alternance a-b-b-a-a-b) des prédicats. Ce que nous entendons maintenant dans le poème étudié, à maintes reprises-et spécifiquement : - toujours, que nous lisons en position centrale et renversante, est aussi la reprise des deux consonnes personnelles du je t’aime ; - le ciel et les récifs montre deux mouvements de la relation qui s’emmêlent : le renversement ([ci]el/ les)- et le double redoublement (et/ [r]é[cifs] ; ci[el]/ [ré]ci[fs]), mais aussi l’élargissement du singulier au pluriel (l’ouvert étant une écoute de la pluralité que les énumérations ne cessent de rappeler) ; - que les versants […] convergent, cela s’entend au vers suivant puisque la voyelle finale de versants est reprise trois fois : quand en fuyant (ce [-] n’est pas sans rappeler ce que disait Marina Tsvetaieva et pose un signifiant majeur de l’activité amoureuse, du corps dans le langage, du maximum de corps dans le langage) 16 ; - il faudrait encore plus finement voir le vers se plier comme dans l’accomplissement accueille où ac[complissement]/ ac[cueille] sont des deux côtés d’un [accom]plissement avec une répartition accentuelle en 2-3-2 qui viendrait refaire les mots en un seul mot plissé, comme rêvait Mallarmé pour le vers, ou, quoiqu’il en soit, en d’autres mots que ce que la langue donnait : peut-on aller plus loin dans l’écoute ? Certainement… Le langage du poème-Vargaftig ne fait pas le plein du corps amoureux dans ses figures, ce qui réduirait la poétique de l’amour à un catalogue, fragments d’un discours amoureux, alors qu’il s’agit du continu du corps et du langage, de l’amour et du langage ; ce qui réduirait également la poétique du langage à une rhétorique toujours aussi sourde aux spécificités, c’est-à-dire au sujet spécifique qui s’y dit, à la relation inédite qui s’y fait. Il fait le plein du corps amoureux, comme corps de la relation la plus intense devenant peut-être non un corps divin, ce qui suggérerait trop une représentation de l’irreprésentable et ramènerait facilement sur les pentes du christianisme, donc devenant peut-être ce que le poème dit avec ton nom, mais aussi, par exemple, dans le dernier poème du livre : le nom, l’écho incomparable, l’énigme, l’aveu et pourquoi pas l’espace (p.- 77). Aussi, et c’est tout le travail des poèmes-Vargaftig, il faudrait tout de suite éviter deux écueils qui font une atteinte à la poétique du divin, à la poétique de l’amour aussi : idolâtrie de la lettre, sacralisation, donc séparation et impossibilité posée de la relation, ou au contraire trop grande familiarité dans la relation qui lui enlève sa transcendance. Comme l’écrit Meschonnic, « il n’y a pas de solution 16 Meschonnic, Henri, Le Rime et la vie [1989], Paris, Gallimard, 2006, p.-268. 98 Serge Martin parfaite. Dieu est bien, aussi, un problème de langage »- 17 ! Dieu ou le sujet de la relation - rien à voir avec l’objet d’une quête ou d’une foi ; rien à voir non plus avec la question de… Aussi est-ce dans les multiples résonances d’une relation trans-subjective, intensifiant la relation, que les poèmes-Vargaftig cherchent non à dire mais à faire la plus grande distance (l’ailleurs) dans le plus proche (la nudité), rapprocher le divin de l’humain, le divin de l’amour, ce qu’il faut pour vivre au plus vrai, pour être au plus juste, pour faire la relation au plus beau : en quoi il y a une éthique, une politique et une poétique qui vont ensemble. Faire cela toujours en plongeant c’est-à-dire en se demandant quelles phrases- ( ? ) ou en s’exclamant tout autant quelles phrases- ( ! ), mais avec des phrases nouvelles : sans que s’arrête, c’est-à-dire tout le contraire d’une certitude ou d’une imitation parce que savoir et ressemblance mouraient. Il faudrait préciser à ce propos la différence entre connaissance et savoir, entre ressemblance ou imitation et répétition. Toute la différence syntaxique dans la poésie contemporaine entre le comme qui cherche la comparution, celui de Deguy, un comme qui pose l’essence avant le mouvement, le nom avant le verbe, l’être avant le faire, et le comme qui reprend dans un déplacement temporel, celui du cum latin, le mouvement de la parole, celui de Vargaftig, un comme élargissant alors la relation, la généralisant même, non vers la ou les généralités, mais dans sa pluralité interne puisque ce mouvement de la paraphrase (l’acceptation oublie après l’accomplissement accueille) est aveu sans répit comme est le sens (p.- 12)- et ne cesse de suggérer son arrêt impossible jusqu’à la durée de ton nom. Durée des reprises et des résonances qui est prosodique : ton nom dont jouant les échos de l’acceptation. Ces reprises sont autant de manières de dire l’éternité, de faire une poétique du divin. C’est peut-être à la fois aussi simplement que cela mais également d’une manière insaisissable que poétique du divin et poétique de l’amour se mêlent : le sillage sous la hâte fait le divin sous l’amour. Alors, oui ! l’enfance ne prouve rien parce que l’enfance fait mais ne démontre pas et surtout l’enfance n’est en rien originaire, elle est fonctionnement. Trouver l’enfance du poème, c’est trouver le sillage sous la hâte, le divin sous l’amour et l’inverse. Alors on entend dans le vers du renversement, Toujours le présent au devant du présent, le renversement de l’élan amoureux dans une des multiples variantes bibliques de l’éternité. Celles, par exemple qu’on lit dans Gloires à partir de ’olam 18 . Comme le précise Henri Meschonnic : « voici un moment d’éternité », c’est aussi ce que chacun dit dans l’amour. Mais ma simplicité-Vargaftig laisse aussi se reforme[r] l’obscurité parce que l’effleurer demande : 17 Meschonnic, Henri, Gloires. Traduction des Psaumes, op.-cit., pp.-49-50. 18 Meschonnic, Henri, Gloires. Traduction des Psaumes, op.-cit., pp.-47-48. Vargaftig, le poème, la relation, à vif… jusqu’au divin 99 Toujours l’immense craquement Il y avait quand je me fuis de moi Alors que ni la distance si vite Ni le dénuement ne meurent Comme dans le souvenir les oiseaux Sont le désert des paysages Dévalement sans humilier Auquel seul la faiblesse répond Pitié où en appelant s’ouvre L’obscurcissement que près du désir L’aveu apporte à la brièveté Dont le mouvement énumère (p.-76 - avant-dernier poème du livre) Resterait alors qu’en essayant d’aller vers les poèmes-Vargaftig il nous soit possible et de reconsidérer tous les discours mystiques en y entendant plus ou moins actif, avec plus ou moins de résonance, le poème de la relation dans le langage, c’est-à-dire tout autre chose qu’une déploration devant une défection du langage, et de lire ces poèmes comme l’invention d’une force qui met le divin dans l’humain, sans déplorer la mort de Dieu si ce n’est celle de l’homme… tout en maintenant le sens de l’éternité et de l’amour : un sens qui est celui de l’infini dans le langage par le poème du langage, par la relation dans le langage. Disons que les discours mystiques, s’ils peuvent encore aujourd’hui inventer des façons de parler dans et par des façons de vivre et inversement, c’est peut-être par les poèmes-Vargaftig qu’ils nous font réénoncer leur poème, qu’ils font vive la relation comme poétique du divin et poétique de l’amour au cœur et du cœur de ce qui constitue l’homme humain : le langage. Leur modernité est peut-être leur historicité, dans la force d’une réénonciation telle que celle à laquelle nous relient les poèmes-Vargaftig : un toujours qui nous fait tenir ensemble l’infini et le quotidien. Donc un toujours qui est une politique, une éthique et une poétique du divin et de l’amour pour tous les jours : certainement pas pour des jamais,-qu’ils soient lendemains qui chantent ou paradis perdus à venir. (Après-dire - Serge Ritman) La comptine comptait dans sa voix La comptine comptait dans sa voix. Sa voix courait sans compter. Courir vers toi en comptant sans compter ce que les mots ne disent pas quand tu me dis « j’accours », il écrit. Et voilà que je me sauve, il écrit encore encore, c’est comme ça que rien ne se répète. C’est le poème qui fuit et alors qui va l’attraper ? C’est impossible, ça appelle, ça échappe, ça vient, ça nous prend. 100 Serge Martin Mais jamais on l’attrape. Ou alors à la trappe le poème : plus de rimes, plus de rencontres, plus de je-tu à rimes que veux-tu ! Mais le revoilà qui passe par ici sans qu’on prenne garde : il court derrière son nom, il perd la tête, il perd le nord, il tourne en rond, il finit par crier « voici ». Alors tous les oiseaux accourent et murmurent dans l’intensité du ciel à chacun qui écoute l’air du poème, n’importe quel vers du poème et le souffle et entre chaque syllabe : « il entend l’espace, il voit cette matière, il tremble d’être ». Exactement à ce moment-là, les enfants crient et courent dans le silence de la grande cour, dans le ciel de la récréation.-Et ils embrassent avec leurs bras le silence qui sourd dans le murmure des oiseaux, le silence du poème qui crie « ça y est ! ». La comptine comptait dans sa voix : c’était peut-être les syllabes, peutêtre le silence, peut-être le souffle et il est arrivé au bord de l’enfance, au bord de l’amour dans le tremblement du compte, dans l’aveuglement de l’appel, au bord du gouffre, au bord du souffle. Et chacun a été touché au vif de la vie, de la vie à mort, et il a dit qu’on ne pouvait pas comparer l’incomparable, la vie, le poème, un souffle entre les deux, entre les mains ouvertes. Il nous a laissé l’innombrable : son poème dans la voix des enfants, les enfants qui toujours courent quand je t’aime, quand tu cries, quand on se connaît, les enfants qui comptent encore et encore jusqu’à courir au bord du souffle, au bord du gouffre. Et tout ne fait qu’un, lui et les enfants et chacun de nous avec lui, avec son poème. La comptine comptait dans sa voix : l’entaille de son cri.
