eJournals Oeuvres et Critiques 42/2

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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"À Mallarmé l’inflexible": le beau, l’énigme. Sur quelques aspects de la réception de Mallarmé par Vargaftig

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2017
Laurent Mourey
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Œuvres & Critiques, XLII, 2 (2017) « À Mallarmé l’inflexible » : le beau, l’énigme. Sur quelques aspects de la réception de Mallarmé par Vargaftig Laurent Mourey Il y a ainsi une poésie du langage qui court comme un ruisseau secret à travers nos poètes 1 Le texte bien sûr majeur pour aborder directement la réception de Mallarmé par Bernard Vargaftig est l’article « À Mallarmé l’inflexible 2 » qu’il donne en 1998 à la revue Europe - pour le dossier constitué à l’occasion du centenaire de la mort du poète. L’énoncé dédicatoire du titre est crucial. Quand on lit l’article de près et qu’on le relie à d’autres textes de Vargaftig, l’hommage qui y est perceptible fait place à une interlocution, à un dialogue en profondeur avec l’œuvre de l’auteur des Poésies et de Divagations : il se partage entre un discours sur l’expérience de la lecture et de l’écriture et l’expérience directe du poème, aimanté par les lignes de force du beau et de l’énigme. Avant d’en venir à ce dialogue profond, il importe de se pencher sur le cheminement qui a conduit Vargaftig vers Mallarmé, pour reconstituer ainsi l’histoire d’une lecture de l’œuvre. L’inflexible, ou le poème en sa liberté « Et c’était inséparable d’autres expériences, au cours desquelles l’approche souvent secrète et difficile de ce qu’on appelle la poésie en même temps que de l’auteur du ‘Tombeau d’Edgar Poe’ - ‘Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur’ - devenait dix ans après la fin de la guerre, apprentissage 1 Aragon, Louis, « Arma virumque cano », Les yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 1942. 2 Vargaftig, Bernard, « À Mallarmé l’inflexible », Europe (janvier 1998), pp.- 24-26. Les citations de ce texte seront accompagnées du numéro de page entre parenthèses. Les italiques que l’on y rencontrera sont de Vargaftig. Précisons aussi que les références à Mallarmé renvoient à l’édition de ses Œuvres complètes par Bertrand Marchal (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998 (I, noté entre parenthèses avec le numéro de page OCI) et 2003 (II, noté entre parenthèses avec le numéro de page OCII). 104 Laurent Mourey de liberté » (p.- 25). Pour Vargaftig, Mallarmé se confond avec une « poésie sans réponse » 3 , une énigme, une poésie dont le caractère énigmatique est lié à l’exercice d’une liberté. L’-« apprentissage de liberté » a au moins deux implications. Ce que Mallarmé apprend d’abord, c’est à devenir libre, disposition première pour l’écriture. Il faut prendre la mesure de ce que Vargaftig désigne aussi par le mot d’- « intégrité » : c’est là un véritable mot-valeur englobant à la fois un travail méticuleux, scrupuleux, du poème et un écrire (l’écriture comme une pratique et un acte) poussant à « relire et relire le plus impitoyablement possible » (id.). L’intégrité renvoie à une « pratique du langage » qui, n’étant qu’à soi, est, en même temps qu’un « acte de liberté », un acte éthique. Ce qu’implique ensuite l’« apprentissage de liberté », c’est une liberté à reconquérir et à reconstruire dans le contexte de l’aprèsguerre. « À Mallarmé l’inflexible » dégage ainsi une certaine exemplarité : celle de ne jamais céder, de ne faire aucune concession au temps présent, pour justement demeurer au présent et dans son propre présent. C’est que Mallarmé est pour Vargaftig l’un des poètes de l’espoir, ou plus précisément l’un de ceux avec qui il est possible d’espérer, par un travail de la langue, du langage orienté vers la parole. Et le pari d’une poésie qui « pouvait quelque chose sur le destin des hommes et celui du monde » se trouve entièrement lié, voire tributaire, du « double état de la parole, écrit le poète, brut ou immédiat ici, là essentiel » (id.). Il est primordial que cette déclaration ne soit pas prise au sens d’une essentialisation du langage poétique opposé à un langage ordinaire mais bien au sens d’une pratique du langage qui permet la critique de tout ce qui l’asservit - une critique de ce qui endigue toute forme de liberté de parole. Une telle lecture développe le double enjeu d’une politique et d’une éthique du poème, non un désengagement mais bien un mode d’intervention qui soit de poésie. On peut remarquer que la réception de Mallarmé par Vargafitg serait ainsi du côté de celles - antérieures - qui ont trouvé dans l’œuvre une réponse à la débâcle générale des années de défaite et d’occupation. Dans son compte rendu de Vie de Mallarmé d’Henri Mondor publié en 1941, Blanchot parle de « cette ambition, tourment et gloire de Stéphane Mallarmé- [qui] purifie les lettres françaises de beaucoup des petitesses que la vanité des écrivains leur a apportées » 4 . En 1943, Leiris se met à l’écoute d’une « leçon du professeur Mallarmé », jugée profitable parce qu’allant dans le sens d’une « absolue intégrité » : elle peut « déclencher certains mouvements 3 Meschonnic, Henri, Pour la poétique, V. Poésie sans réponse, Paris, Gallimard, 1978. 4 Blanchot, Maurice, « Chronique de la vie intellectuelle », Journal des débats (16 avril 1941) ; cité par Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé : une politique de la lecture, Paris, Minuit, 2013, p.-58. Cf. aussi Blanchot, Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, pp.-117-125. « À Mallarmé l’inflexible » 105 de l’esprit », nécessaires contre les « besoins de la propagande » 5 . Et, rétrospectivement, on peut lire chez Vargaftig une contestation de l’approche sartrienne qui, pour réfuter « l’avènement d’une conception de la littérature aussi radicalement réfractaire à toute possibilité d’engagement » 6 , voit dans la poésie, et dans celle de Mallarmé, les origines du mal. Dans le sillage de La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure de Benda 7 , Sartre veut en finir avec ce qu’il considère comme le dangereux divorce de la poésie et du réel, résultat d’une autonomisation de la littérature, intenable dans les contextes de la résistance et de l’après 1945. Mais le dualisme d’une poésie close sur elle-même et d’une prose qui serait seule à même de « manifester sa liberté par rapport au monde » et d’accomplir une « libre communication », un « lien entre écrivain et lecteur », vole en éclat avec le poème tel que le conçoit Vargaftig, dans une filiation certaine avec Aragon, auteur de « La Rime en 1940 ». L’écriture poétique et son travail sont bien inséparables d’une éthique et d’une intégrité. Vargaftig renverse la négativité que Sartre concevait comme un refus de la vie 8 en ce rien de l’énigme qui est la vie. Il conclut ainsi son « À Mallarmé l’inflexible » : « Ne savons-nous pas de façon encore plus intime grâce au poète qui a su dire ‘Irrémédiablement le blanc revient’ que c’est ce rien qui de l’acte d’écrire fait le geste de la plus haute confiance en l’autre, en tous les autres ? » (p.-26). Définie comme l’acte d’« engager son être et son existence », l’écriture du poème est intrinsèquement liée à une résistance. L’« inflexible » est parent du « courage de tenir bon ». Partant, l’inflexibilité est une vertu - au sens d’une force - qui n’est pas sans rapport avec ce qu’on peut appeler un courage de la rime, avec les propos d’Aragon dans « La Rime en 1940 » : « Et nous sommes sans doute plusieurs à en avoir conscience, qui auront le courage de maintenir, même dans le fracas de l’indignité, la véritable parole 5 Leiris, Michel, « Mallarmé, professeur de morale » (1943), Brisées, Paris, Gallimard, coll. « folio-essais », 1992, p.-83. 6 Denis, Benoît, « Engagement littéraire et morale de la littérature », L’Engagement littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p.- 35 (remarque citée par Jean-François Louette dans- « Sartre anarchiste, ou démocrate en prose ? » - Revue d’histoire littéraire de la France (févr. 2006), p.-293). 7 Benda, Julien, La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure : Mallarmé, Gide, Valéry, Alain, Giraudoux, Suarès, les Surréalistes. Essai d’une psychologie originelle du littérateur, Paris, Gallimard, 1945. 8 Pour Sartre cette négativité constitue en quelque sorte le « roman des origines » de Mallarmé, l’orientation d’une existence sacrifiée. Il écrit ainsi : « l’enfant refuse la vie au nom du poème à faire, c’est-à-dire tel qu’il doit naître de son œuvre. L’absolu, c’est le Moi pur comme simple déterminabilité et comme négation de la subjectivité empirique ». Cf. Sartre, Jean-Paul, Mallarmé : la lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986, p.-124. 106 Laurent Mourey humaine et son orchestre à faire pâlir les rossignols » 9 . C’est que la réception de Mallarmé par Vargaftig se rattache à une mémoire qui condense la traversée des événements et de l’histoire et l’histoire de lectures inséparables d’une écriture en train de s’inventer. Elle pourrait alors se résumer en cette question : « Comment évoquer notre travail aveugle ? » (p.- 25) - tant ce qui en est dit épouse une mémoire et une historicité de l’écriture. Comme il le fait à de nombreuses reprises au sujet des poètes ou des écrivains marquants, Vargaftig revient sur les tout débuts, pour lesquels les souvenirs scolaires - liés à une enfance toujours reconstruite dans sa poésie ou à une enfance toujours à l’avant de soi - ont une grande importance 10 . Mais, concernant Mallarmé, la première approche dans un manuel de littérature est caractérisée par la « réfraction » et la furtivité - « un ou deux sonnets sur lesquels nous ne nous sommes pas arrêtés » (p.-24) -, non par l’éclat comme ce fut le cas, par exemple, avec le « cœur vainqueur » de Du Bellay. C’est plutôt par et avec Aragon et Éluard, semble-t-il, que la sensibilité à Mallarmé s’est forgée. Signalons que c’est justement un Mallarmé poète de résistance qui domine la réception de Vargaftig, lorsque le poète écrit ce commentaire, dans l’anthologie Poésies de résistance, au sujet du vers de l’ouverture ancienne d’Hérodiade « Crime ! Bûcher ! Aurore ancienne ! Supplice ! » (OCI, 135) : « En associant aurore qui est un commencement et ancienne qui est la marque du passé, en plaçant ces deux mots dans la longue énumération des moyens de donner violemment la mort, et en les mettant sur le même plan, le poète en même temps qu’il fait allusion à l’aube, ce moment où se font les exécutions capitales, atteint dans notre conscience ce qui est peut-être l’exil le plus intime, l’enfance, belle ou atroce, dont nous nous séparons. Et, de façon irréparable, la fin de l’enfance devient pareille au désastre » 11 . Avec ce qu’il dit d’un « vers de Mallarmé [qui] n’a pas fini de résonner », Vargaftig dresse le poème face à l’histoire autant qu’il situe sa lecture en elle. Et le lecteur ne peut qu’être sensible aux accents de ces lignes venant faire écho à l’exil forcé dans le Limousin pendant la seconde guerre et à la tragédie d’Oradour que l’enfant a vu brûler. Mais c’est aussi à une poésie corrélée intimement au « fait de l’enfance » qu’on peut relier le commentaire. Dans Je n’aime que l’énigme, le dernier livre de poèmes publié en 2013 auquel nous nous intéresserons plus particulièrement, sont perceptibles nombre d’échos qui renvoient à cette historicité de la poésie et à cette 9 Aragon, Louis, « La Rime en 1940 », Le crève-cœur et Le nouveau crève-cœur, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1948, p.-67. 10 Vargaftig, Bernard, Je n’aime que l’énigme et L’inflexion, Remoulins-sur-Gardon, J. Brémond, 2013. 11 Vargaftig, Bernard, « Tout poème est un acte de résistance », Poésies de résistance : une anthologie, Paris, J’ai Lu, 1994, pp.-XXXIV-XXXV. « À Mallarmé l’inflexible » 107 résonance du poème Mallarmé en Vargaftig. En particulier l’écho de cette découverte du néant contemporaine de l’écriture d’Hérodiade qui a déchiré le voile des représentations métaphysiques du monde : on lit d’abord ce septième vers d’un poème de trois strophes qui est une plongée dans l’abîme, « Ce saisissement dans l’abîme l’abîme en nous », et une remontée du désastre au vers final, « Comme l’aube est ce qu’il reste du désastre ». Si la poésie est pénétrée de ce mouvement, c’est qu’elle est un vertige qui fait de l’enfance non tant un passé qu’un avenir, un espoir qui est repris depuis l’enfance. La trajectoire, qui est celle de toute l’œuvre, est figurée dans cette suite de deux poèmes, plus loin dans le livre, où on lit encore ces deux vers : « Je tombe où les frayeurs rattrapent l’enfance » et « Rien sauf encore l’enfance et le monde » (pp.- 19 et 50-51). N’y a-t-il pas là de quoi amorcer un dialogue profond avec Mallarmé qui, en écrivant Hérodiade, tourne la poésie et le beau vers l’enfance et une virginité posée en réponse au monde ? À la question de la Nourrice « Voulez-vous, mon enfant, essayer la vertu/ Funèbre », Hérodiade répond par le désir d’un or « à jamais vierge des aromates » et cela « depuis ma solitaire enfance » (OCI, 18). Le dialogue dont il peut être question a pour lieu cet ancrage de la poésie dans une enfance du langage, certainement parce que le poème pousse à réapprendre autant qu’à faire l’expérience d’une redécouverte de ce que c’est que lire et écrire, mais aussi de ce qu’est le monde dans une connaissance intime du néant de la matière. La découverte de Mallarmé se distribue également à l’intérieur d’un ensemble de faisceaux de lectures et c’est sans doute ce qui pousse Vargaftig à parler d’une poésie « si actuelle, si nécessaire et urgente ». On peut en juger par ces propos : « Aurais-je, sans que je le sache vraiment, dans ces années décisives, été le lieu et l’enjeu d’un combat violent ? Je lisais Yves Bonnefoy. J’allais lire Le Roman inachevé. J’allais lire Amers. Je commençais à lire Nerval pour de vrai. J’allais lire Claudel. Je me mis à lire Jouve » (p.-25). Sans aller jusqu’à tenter d’épuiser toutes ces références, il est toutefois possible de déceler d’abord une complémentarité entre Mallarmé et Nerval, au titre d’une énigme en poésie inséparable d’une écoute du langage. La résonance d’un vers des Poésies à côté de celle d’un autre des Odelettes est à ce titre éclairante. La force particulière de ce vers de « Prose », que Vargaftig mentionne dans « À Mallarmé l’inflexible », « Gloire du long désir, Idées », pour ce qu’il porte d’énigme, s’augmente de l’exaltation à la vue de « la famille des iridées » (OCI, 29). L’élargissement d’un vers par un autre, transporté par la rime équivoquée, écrit l’hymne et plus encore le répons ou la « gloire ». Or une telle puissance de l’énigme est évoquée à nouveau dans la lecture que donne Vargaftig en 2007 du décasyllabe de Nerval, « Son souvenir se creuse plus avant ! » : « Un décasyllabe, une demi-douzaine de mots, le passage d’une allitération des s à celle du z, les associations de sons et de 108 Laurent Mourey sens, et voilà l’énigme, la pensée la plus vivante qui soit ! » 12 . Mais à côté de Nerval qui, avec Mallarmé, constitue un trait d’union entre la modernité du XIX e siècle et l’après-guerre, d’autres intercesseurs figurent aussi dans le texte de Vargafitg qui se laisse d’ailleurs lire comme la relation d’une vie de lecture et d’écriture. Sans doute la découverte d’une œuvre puise-t-elle sa force dans les œuvres qui poussent vers elle. Éluard aura eu un rôle, et avec lui l’article « Souvenirs » d’Henri Mondor, écrit pour le numéro d’Europe de 1953 et consacré au poète peu après sa disparition, évoquant sa ferveur, en 1943, pour l’auteur d’Hérodiade 13 . La voie est ouverte vers « Mallarmé comme l’évidence même », vers une « œuvre […] bien vivante et essentielle » (p.-24). Elle s’augmente des illustrations de Matisse et d’un jugement d’Aragon, dans Matisse-en-France (1942) : « Mais Mallarmé c’est simple à côté de lui » (id.). Il y a donc bien un rayonnement mallarméen, innervant la constellation des lectures du jeune Vargaftig dans les années cinquante, ainsi que des vues communes, partagées avec les poètes qui comptent, par les filiations et les amitiés. Aussi évoque-t-il, pour les décennies à venir, le rôle de Maurice Regnaut : « Les amitiés firent le reste, celle par exemple de Maurice Regnaut pour qui s’avéraient exemplaires l’œuvre et la vie de Mallarmé » (p.-25). Voix, écriture : de Mallarmé à Vargaftig La mention du traducteur des Sonnets à Orphée de Rilke est en effet d’une importance particulière. Elle renvoie à ce qui rapproche les œuvres des deux poètes et à ce qui, de Mallarmé, est d’une certaine façon continué en elles. Regnaut n’écrit-il pas dans Nous ce qui rend manifeste une prégnance d’Un Coup de dés dans la poésie, en particulier à partir des années soixante ? Aussi cette prégnance se dégage-t-elle du formalisme qui a dominé la période structuraliste. oui voix corps existence tout de quoi tout de qui 12 Vargaftig, Bernard, « Poète des régions de l’âme », Europe (mars 2007), p.-13. 13 Mondor, Henri, « Souvenirs », Europe (juillet-août 1953), pp.- 202-204. À propos de la bibliophilie d’Éluard, il écrit : « Dans le petit monde des collectionneurs d’autographes poétiques, l’on ne pouvait ignorer qu’il était l’un des heureux amateurs de reliques nervaliennes et l’un des admirateurs les plus dignes de tenir en mains les lettres et pages anciennes de Stéphane Mallarmé » (p.-202). « À Mallarmé l’inflexible » 109 tout pour nous est énigme 14 C’est pour l’essentiel d’une poésie faisant résonner l’énigme dans tout le langage qu’il s’agit, énigme touchant à la fois « voix corps existence » et faisant du réel comme de l’identité des questions lancées, projetées sur la page (« de quoi », « de qui »), dans une mise en mouvement et un acquiescement à l’ouvert, dans une rythmique donnant à l’écriture une densité et une évidence ; ce serait la valeur du « oui » lançant cette séquence du poème jusqu’à se prolonger dans « est énigme ». Or Mallarmé est à la fois le point de rencontre d’une telle amitié et le sujet d’un questionnement touchant la relation à sa propre poétique. Un poème d’Orbe peut permettre de tenter d’en mesurer la force : Rien que ton nom ô ce geste Comme l’énigme Comme fendu où tout parle pas à pas Je te connais et le goût l’effleurement Et l’espace déjà mon autre 15 Il serait évidemment réducteur de limiter les points de rencontre dont il est question à Un Coup de dés, autant que de se tenir à ce seul poème de Vargaftig pour sa disposition sur la page. Le dialogue profond que nous ouvrons à présent se construit dans des accents dont la lecture des œuvres cherchera à se faire l’écoute. Ce dialogue, sous le signe de l’amitié du poème, s’organise par une mémoire vive et active dépassant l’intention ou l’intertexte. Ayant pour champ l’ordre expérientiel de l’écriture, il investit plutôt un inconscient du poème et du langage. Il est ainsi patent que cette page d’Orbe laisse percevoir une inflexibilité se manifestant par la tenue particulière du poème, par la manière dont il occupe la page, ouvrant sur ce que Meschonnic appelle un « espace du rythme ». Si une large part du « théâtre mental » d’Un Coup de dés a pu trouver de nombreux continuateurs (Meschonnic mentionne à cet égard Denudare de Pierre Torreilles 16 ), les blancs ouvrent sur un espace de la voix. 14 Regnaut, Maurice, Nous, Creil, Dumerchez, 2006, p.-61. 15 Vargaftig, Bernard, Orbe, Paris, Flammarion, 1980, p.-105. 16 Torreilles, Pierre, Denudare, Paris, Gallimard, 1973. Au dernier poème de l’« ode » qu’est Denudare, on lit : « En blanc/ S’épouse le silence » (p.-170). Le livre est placé, dans la préface, sous le signe de « l’évidence-formelle » et d’un « théâtre non fermé sur l’apparence », mais d’un théâtre de la voix, « l’essaim de cette même voix qui redescend vers le silence, mot à mot, les gradin d’un théâtre » (p.-11). 110 Laurent Mourey Le paradoxe de la scène du poème qui en a été souvent inférée est qu’elle a été résolue, comme arrêtée, en « annulation paradoxale de l’action : théâtre vide, abstrait, théâtre comme lieu pur », lit-on dans Critique du rythme 17 . Mais une action d’un autre ordre - que Meschonnic désigne par le terme d’« aventure », débouchant lui-même sur l’épopée, au sens d’un epos, l’aventure propre à la parole et à l’écriture - se lie à un drame (au sens de drama ou action) de la voix. C’est cette continuation-là que Vargaftig permet de penser. L’action dont il s’agit trouve sa pointe dans la monstration du mouvement que livre et libère la disposition sur la page. Celle-ci rend manifeste aussi les moments de surgissement, les moments de souffle et de surgissement, d’invention d’un souffle, et en même temps de syncope. S’il y a de l’émotion dans la diction, du mouvement, c’est que chaque parole est en même temps une évidence et une nécessité ; rien ne semble pouvoir être changé. Une telle conduite renvoie à l’extrême soin apporté par Vargaftig au poème : que chaque mot, chaque vers soit irréfutable, inchangeable, mais que chaque vers soit le mouvement de et avec tous les autres. C’est un peu ce que Meschonnic écrit de Nerval : « Chaque vers est construit comme s’il devait être tout le poème » 18 . L’inflexible n’est jamais une privation de mouvement ; il est au contraire l’appui - et cela n’est contradictoire qu’en apparence - de l’émotion liée à une diction et d’un travail au mot à mot, au vers à vers ; ou, encore, il est la reprise et la relance de tout le poème à chaque moment. On trouve là un point de rencontre important avec la poétique de Mallarmé du « hasard vaincu mot par mot » et de l’« argumentation de lumière, qu’aucun raisonnement tenu jamais », en relation avec les deux adverbes « profusément, flagramment » du Mystère dans les lettres (OCII, 234, 232 et 230). Faire du rien quelque chose noué à l’énigme : ce serait partant un autre point de rencontre de Mallarmé à Vargaftig. Cet acte a lieu comme geste tendu et l’on peut penser à « Rien cette écume vierge vers » de « Salut », geste d’ouverture et d’adresse, au seuil des Poésies, dans l’édition de 1899. Le geste est tout entier contenu par la résonance « vierge vers » et « rien cette ». Il performe le poème en tant que geste adressé. Dans le poème d’Orbe de Vargaftig, la place de l’exclamation dans « Rien que ton nom ô ce geste » la distribue entre geste du nom vers le sujet de l’énonciation et geste de l’énonciation elle-même. En même temps, la rupture que l’exclamation introduit fait de l’écriture un versant abrupt de la voix toujours renouvelé d’un vers à l’autre, ce qui laisse poindre une progression en seuils du poème. 17 Meschonnic, Henri, Critique du rythme, anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p.-306. 18 Meschonnic, Henri, « Essai sur la poétique de Nerval », Pour la poétique, III. Une parole écriture, Paris, Gallimard, 1973, p.-33. « À Mallarmé l’inflexible » 111 Le jeu typographique, la disposition, non seulement des mots mais des séquences, rendent visible ce que la parole produit : un déferlement. D’une certaine façon, l’exclamatif est un mode majeur de l’énonciation, audible par l’investissement de la page par l’écriture. C’est l’inflexion que donnent la typographie, la fragmentation éparse et la syntaxe d’Un Coup de dés, dans cette série, par exemple : « EXISTÂT-IL/ autrement qu’hallucination éparse d’agonie […] par quelque profusion répandue en rareté/ SE CHIFFRÂT-IL/ / évidence de la somme pour peu qu’une/ ILLUMINÂT-IL » (OCI, 383). Ce mode exclamatif - et disjonctif - est fortement marqué par le mot « comme » de Vargaftig, mot phare de sa poésie, partagé entre les valeurs du comparatif, de l’exclamatif et de l’approximation, ainsi que le montre la succession « Comme l’énigme/ Comme fendu où tout parle pas à pas ». Le « fendu », s’il signifie cette syncope générale de l’écriture, oriente vers « l’effleurement » qui montre toute approche comme une manière de saisir et de laisser les choses à leur virginité. Telle est aussi la grande leçon de la « notion pure » de Mallarmé : « épouser la notion » est aussi préserver sa défense et son intégrité dans une relation et non une fusion, ce qui laisse tout l’espace à l’ébranlement, au trouble. Le réel et le langage libèrent cette altérité fondatrice d’une identité jamais assignée. Une résonance tout aussi forte est à entendre entre le « rien n’aura eu lieu que le lieu » d’Un Coup de dés - ce lieu n’étant pas d’un moi mais d’une « disparition élocutoire du poète » et d’une « initiative aux mots » renouvelée à chaque fois - et « l’espace déjà mon autre », qui termine la page en l’ouvrant sur les autres, du livre Orbe. La relation dont il s’agit inclut le mystère dans l’approche. Un lien est ainsi suggéré entre connaître et « inconnaître », que Vargaftig a instauré dans le titre de son Si inattendu connaître, lien joué pour l’oreille dans le hiatus « i-i ». Une conduite du langage et du rapport entre les mots insuffle une énonciation du débordement impliquant une progressivité de la voix dans l’écriture. Si « je te connais » est d’un coup distancé par « et le goût/ l’effleurement », c’est parce que ce travail de la distance s’introduit dans les mots et leurs rapports infinis. Le vers « Comme fendu où tout parle pas à pas » incite à suivre une avancée tout en se mettant à l’écoute du « nœud rythmique » qu’est un poème, pour reprendre l’expression de Mallarmé (OCII, 64). À la mise en mouvement de la voix par l’écriture correspond aussi une écriture suivant l’intensité et la profondeur d’une voix ouverte sur sa propre altérité. L’octosyllabe « Et l’espace déjà mon autre » ouvre le poème en le refermant : « mon autre » est en somme l’écho qui se dégage de cet espace comme survenu (« Et l’espace déjà ») parce que procédant du champ que l’écriture ouvre pour la voix et l’écoute intérieure. Un point de convergence encore entre les poétiques de Mallarmé et de Vargaftig est dans la tenue et la poursuite d’une réciprocité. Rappelons la formule bien connue de Crise de vers, « ils [les mots] s’allument de reflets 112 Laurent Mourey réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries » (OCII, 211), qui remodèle le lyrisme en poésie, en le faisant passer du personnel au spécifique. C’est par un ordonnancement particulier, dans un espace en construction et en surgissement, que la voix s’invente. Et l’on sait à quel point l’arrangement, la disposition, la place des mots et leur résonance active comptent pour Vargaftig : tout, dans le poème, répond à l’ensemble et produit une résonance, par un comptage et une place pour chaque mot dans le vers, dans le poème. L’œuvre de Vargaftig s’est en effet de plus en plus orientée, après cette disposition sur la page que nous avons abordée avec Orbe et qui se poursuit jusqu’à Cette Matière, vers le compte syllabique le plus scrupuleux, laissant de côté la dispersion sur la page, comme une aventure finalement close, mais reprise autrement, par le resserrement visuel du poème. L’impératif est l’alternance des mètres, déjà présente dans l’extrait d’Orbe où se succèdent un heptasyllabe, un tétrasyllabe, un hendécasyllabe, un tétrasyllabe, un trisyllabe, un tétrasyllabe puis un octosyllabe. Une telle conduite, gardant en elle une fidélité aux vers mêlés de La Fontaine pour la liberté qu’ils confèrent à l’écriture, relève plus de la rigueur que de la règle. Elle donne à la voix des resserrements, des allongements ; elle est une conduite du souffle, par la quête d’une maîtrise ou d’un contrôle de ce qui affleure, justement dans « l’effleurement ». Elle est à mettre en relation avec ce que Mallarmé initie de « [remplacement de] la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ». Elle renvoie aussi à ce qu’il insuffle, avec Un Coup de dés, à savoir un poème constellation, poème « d’un compte total en formation » (OCI, 387). Ce compte est un infini en ceci qu’il joue de tous les rapports possibles par le poème en train de se faire. S’engage ainsi une nouvelle cosmicité, non selon des schémas et des nombres préétablis, mais selon une « chiffration mélodique tue » (‘La Musique et les Lettres’, OCII, 68) dont le poème est l’organisation. Selon cette « haute liberté d’acquise » (OCII, 207) de Crise de vers - une liberté s’accordant avec tous les enchantements de la poésie -, il s’agit en somme de rendre, plus profondément que le vers, le poème libre, vers la « mélodie » qui lui est intérieure et lui est propre. En ce sens la lecture que donne Meschonnic de la déclaration de Desnos, « au-delà de la poésie libre il y a le poète libre 19 », offre un point de vue sur la poésie de Vargaftig, dans la liberté qu’elle construit et dans sa relation avec la liberté qu’entendait déjà Mallarmé : le glissement de « poète libre » à « poème libre » ouvre sur cette « liberté de reprendre toutes les traditions, toutes les formes 20 ». Il est 19 Desnos, Robert, Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1975, p.-236. 20 Meschonnic, Henri, Critique du rythme, op.-cit., p.-615. « À Mallarmé l’inflexible » 113 vrai que l’enjeu de la forme n’est pas formaliste ; il tient plutôt à la saisie de ce qui est en formation. Or reprendre des formes et des mètres est une manière de les déplacer et de les transformer dans un langage à soi. Mais la réciprocité est aussi une mise en relation et une rythmique des rapports soumettant la linéarité de la lecture à une atomisation - ce mode rythmique de la lecture pour lequel l’énigme est centrale. Une autre implication de l’inflexibilité sera donc une lecture ouverte, dans tous les sens du sens ou, selon la formule de Rimbaud, une lecture se faisant « littéralement et dans tous les sens ». Mais ce sens du sens, s’il est pluriel, n’est pas une totalité. De même, ce serait une erreur que de le confondre avec un attrape-tout ou un n’importe quoi, parce que cet infini est la capacité du poème à l’organiser « littéralement », la capacité du poème aussi à inventer son propre inconnu. Et c’est ensuite à la lecture de travailler son propre sens du langage, qui est une écoute fine de ce qui s’invente, pour répondre, poursuivre ce qui se trame dans et par le poème. Le caractère irréfutable, nécessaire, évident d’un vers est dans sa capacité à tenir seul, pour lui-même, et dans la globalité du poème. « Tout/ pour nous- / est énigme » de Maurice Regnaut tient lieu de trait d’union entre Vargaftig et Mallarmé dans la mesure où tout répond à tout dans un poème et vient accroître l’énigme. Dans la mesure aussi où l’idée de totalité cède à la globalité de ce tout. Mais in fine ce tout est l’énigme ouverte par une parole progressive, une parole « pas à pas », tenant à chacune de ses syllabes ; c’est un procès. L’orbe est ainsi la métaphore de cette parole en orbite induisant le mouvement, la révolution et ces constellations du poème. En même temps, comme le rappelle la quatrième de couverture d’Orbe, « un mur orbe est un mur qui n’est percé d’aucune ouverture ». Partant l’orbe est la matière du poème, l’inflexibilité d’une parole et d’une écriture qui demeure : cette matière inflexible, une sorte d’étendue atone, faisant l’écoute mais aussi le silence, se tenant face au lecteur, et face à qui écrit. Cela est pour ainsi dire emblématisé par un vers de Si inattendu connaître, dans une question elle-même définitive : « Qu’y a-t-il eu que fuit le silence ». Un peu ce qu’écrit Vargaftig dans « À Mallarmé l’inflexible » : le poème comme travail de la matière, mais une matière résistante, « en traits définitifs, avec quoi le silence ». C’est l’orientation que prend l’hommage à ce qu’a légué Mallarmé de sens du poème en tant que pratique d’une liberté : « Ce qu’on appelle travail, en poésie, devenait gain de liberté. Et, dans la pratique du langage, de la liberté la plus matérielle. […] Que de temps il aura fallu pour comprendre que cette liberté-là est aussi la plus spirituelle ! » (p.-25). 114 Laurent Mourey L’inflexion : poétique de Vargaftig, avec Mallarmé Dans ce qu’écrit Vargaftig sur la poésie et sur Mallarmé, le mot « inflexion » avoisine celui d’« inflexible ». Et c’est certainement autour de cette « liberté la plus matérielle » que se construit le rapport. L’inflexibilité de Mallarmé peut se résumer par la tenue du poème, son caractère définitif, fermé et ouvert, par l’acte de liberté qu’il constitue également. Comme Vargaftig l’écrit, l’authenticité ne relève pas d’une spontanéité, d’une idéologie du spontané mortifère pour la poésie, mais d’un travail orienté vers « la Poésie - unique source », au plus près d’-« une haute liberté d’acquise, la plus neuve ». Ces citations de la préface d’Un Coup de dés et de Crise de vers fondent une pratique où « ni les poèmes, ni les écrits théoriques […] ne sont un recueil de règles » (p.- 25). Ce que Vargaftig trouve aussi chez Mallarmé est un travail pour sonder, pour serrer au plus près le langage et la parole en train de se faire et de le autant que de nous faire. Cette poésie est unique source parce que parole et écriture se nouent en elle. Tout se passe comme si pour Vargaftig était entendue cette affirmation : où et comment, sinon par l’écriture, peut s’inventer une parole, une parole qui est tout le mouvement intime du langage et du monde dans la voix ? Par la formule du « poème, énonciateur » (OCII, 209), Mallarmé a ouvert une voie, précieuse, pour penser un sujet qui se fait par ce qui déborde la personne, l’individu, qui sont des catégories acquises - pour aller aussi vers le cœur d’une vie, d’un mouvement du vivant, en langage. Quand il écrit sur la poésie, Vargaftig est très attentif au métier, au travail, à la ciselure. C’est ce qui le lie fortement à Du Bellay, Scève, parce que le poète sculpte, taille son dire et, comme il l’écrit de Mallarmé, « [met] la dernière main à un livre, [opère] l’agencement final » (p.-25). C’est en cela qu’une continuité se forme, entre un seizième siècle du métier du poème et un vingtième de la « main d’œuvre » 21 , avec Apollinaire, Reverdy, puis Aragon. Aussi la fidélité de Mallarmé à l’égard d’une « littérature du passé », comme l’écrit Vargaftig, et ce « culte » laissant « intact l’antique vers » (OCI, 392) renforcent-elles cette continuation ; elles constituent même un point de passage crucial. L’idée reçue d’une contrainte et d’une règle est contredite par la mise en avant d’une pratique libératrice de parole et d’écriture. C’est que sont donnés un espace et une dimension permettant d’affirmer le langage en tant qu’écoute et travail orienté vers le beau. Le vœu de Crise de vers d’- « effacement de rien qui ait été beau dans le passé » (OCII, 207) est repris par Vargaftig dans une concentration sur la matière verbale. Il y va encore d’une « matière céleste » qui est la grande leçon de Jouve : celle d’une écoute de la mort et de la chair, du corps et du monde dans les inflexions du poème. 21 Reverdy, Pierre, Main d’Œuvre 1913-1949, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2000. « À Mallarmé l’inflexible » 115 C’est ainsi qu’- « À Mallarmé l’inflexible » se complète de « L’inflexion », texte où se livre une véritable poétique 22 . Texte où, sans qu’il y soit question de Mallarmé, un rapport s’y décèle, qui a pour lieu principal une rencontre autour de Verlaine. C’est dans le vers final de « Mon Rêve familier » - « L’inflexion des voix chères qui se sont tues » (p.-57) - que la poésie semble être contenue parce que saisie dans une diction. Si Vargaftig commence « L’Inflexion » par l’aveu « je ne sais pas ce que c’est que ‘la poésie’ » (id.), il la lie indéfectiblement à ce qui surgit par le vers- de Verlaine : « Comment un tel surgissement n’évoquerait-il pas ce que nous ne cessons d’essayer de saisir quand nous nous demandons ce que ‘la poésie’ est ? » (p.-58). Et si c’est par le « surgissement » qu’une définition peut se profiler, ce qui surgit est une mise en mouvement de « ce que disent les mots » (id.) : un mouvement du sens et du son. On peut relever tout ce qu’il écrit de cette dynamique dont l’écriture est le champ : la diérèse sur « inflexion », forçant à détacher le « i », crée « comme une traînée de ciel dans la voix » (p.- 57) ; cela par l’alexandrin, un « dispositif qui traverse et rend sensible jusque dans notre chair, puisque c’est de la voix qu’il s’agit, le sens dont le vers et le poème sont chargés » (p.-58). Vargaftig lie l’élargissement de la lecture, de la lettre prononcée au ciel entendu et perçu dans la voix, au travail le plus matériel d’une diction et d’une accentuation faisant dire aux mots plus que ce qu’ils ne disent. Mais le vers permet un travail d’affinement, une instrumentation savante, jouant d’échos et de reprises, non simplement de répétitions, mais d’infimes différences (c’est-à-dire d’inflexions) que la reprise est à même de porter : « La reprise et la torsion sonores portent une part du dynamisme et une part indicible de sens » (id.) Le sens procède ainsi d’une prosodie et la « sonorité générale », pour citer Péguy 23 , accomplit une force qui emporte et excède ce qui est dit. D’une certaine façon la lecture de Verlaine par Vargaftig recoupe le poème-constellation de Mallarmé, cette inscription « au folio du ciel » de ce que nous pouvons appeler une constellation de la voix. L’élargissement oral et vocal est lié au détachement du « i » dans inflexion, mais aussi aux « e » de « chères » et de « se », jusqu’à leur écho en sourdine dans « tues », « e » donné par Vargaftig comme une « esquisse », « qu’il faut entendre comme un instant l’écho quand la musique s’est interrompue » (p.- 57). L’insistance sur le compte des syllabes de l’alexandrin tient d’une main forte ce qui lie l’oralité et sa numération, le travail scrupuleux d’une matière sonore et l’infléchissement de cette matière en « matière céleste ». En citant Jouve, on peut penser aussi à ce qu’il avait écrit en 1942 sur la 22 Vargaftig, Bernard, Je n’aime que l’énigme, op.- cit., p.- 57-78. Les citations de ce texte seront accompagnées du numéro de page entre parenthèses. 23 Péguy, Charles, Clio. Dialogue de l’Histoire et de l’âme païenne (Œuvres en prose, 1909-1914), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p.-145. 116 Laurent Mourey création, par Mallarmé, d’une langue à vocation spirituelle. Il y a chez Vargaftig un double héritage, du côté de Jouve et du côté de Mallarmé et Verlaine, d’une spiritualisation de la langue par un travail du plus sensible se jouant dans la voix. « Pensée, chair et même existence » sont les enjeux de « la poésie - unique source » dans « À Mallarmé l’inflexible » (p.- 25). Et l’on retrouve, à propos du travail prosodique et métrique, la mention d’-« un dispositif qui traverse et rend sensible jusque dans notre chair, puisque c’est de la voix qu’il s’agit » (p.-58) - à propos de Verlaine -, et « l’inflexion de la chair dans ma chair » (p.-64) - à propos de Jouve. Aussi, ce qu’il trouve chez ce dernier d’« inflexion érotique » (id.) enserré par un alexandrin récrivant dans son dispositif les mots les uns avec et par les autres - ainsi ce nouage de « crêtes » et « terre » et « beau » et « eau » dans « Il fait beau sur les crêtes d’eau de cette terre » d’« Hélène » de Matière céleste 24 - est-il parallèle à ce que Jouve entend dans la « création verbale » de Mallarmé : « une explosive richesse, essentiellement érotique », des mots ayant « la force de se jouer de la syntaxe formelle » 25 . L’inflexion est partant une notion cardinale parce qu’elle représente ce que la voix, par l’écriture, fait de la langue et à la langue ; en outre elle est ce qui agit dans la lecture. C’est à cette constante double implication que renvoient la pratique et la lecture du poème chez Vargaftig. Est lue dans le vers de Verlaine cette capacité de l’alexandrin, surtout parce qu’il est une numérisation, un resserrement, à infléchir chaque mot, à orienter la lecture dans une sorte de complexe de voix, une voix plurielle. En ce sens, « inflexion » et « tues » ouvrent sur une écoute de la voix dans ses propres silences et dans son intériorité traversée par une altérité, celle-là même de ces « voix chères qui se sont tues ». L’inflexion chez Vargaftig rejoint dès lors la suggestion de Mallarmé : plus que dire, il s’agit de faire dire et faire sentir, allier sens et sensation. L’impératif énoncé dans Crise de vers de « ne garder de rien que la suggestion » (OCII, 210) est compris dans le sens du langage « essentiel », non commercial- (« Parler n’a trait à la réalité des choses que commercialement »- - OCII, id.) : il s’agit bien de dire autant que de faire sentir, non de recourir à des choses ou des objets dans une instrumentalisation mimétique du langage, mais de susciter ces états d’âme qui engagent à la fois le dialogue et l’impartageable. L’enjeu d’une écriture est de ne pas imposer un dit mais de suggérer en somme de l’imprévisible, un imprévisible dont la lecture sera l’advenue. Or faire dire « a trait » au plus matériel du langage. L’écriture est à la fois le creusement et le travail de « cette matière », pour reprendre un titre de Vargaftig déjà cité. Jouve reliait la langue de Mallarmé à une obsession de 24 Jouve, Pierre-Jean, Matière céleste, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1995, p.-100. 25 Jouve, Pierre-Jean, « La Langue de Mallarmé », Stéphane Mallarmé : essais et témoignages, Neuchâtel, La Baconnière, 1942, p.-34. « À Mallarmé l’inflexible » 117 la matière, sujet d’une lutte dans un rapport mélancolique, mais orientation vers la beauté suprême. Le « démon matériel » 26 , tenant un peu de l’air qu’on respire (Jouve écrit aussi que la matière-« est ce démon ‘qui nage autour de lui comme un air impalpable’ »), est bien une force de l’énigme, rassemblant monde et langage. Vargaftig approfondit, dans ce rapport, une définition de la poésie tournée vers le bouleversement d’une- « langue [qui] est autre chose que la langue », parce qu’« elle a traversé le corps de celui qui l’écrit, le corps, la mémoire, l’indicible » et « ajoute l’indicible à ce qui est dit » (p.-65). De fait, un rapport se noue en Vargaftig de Jouve à Mallarmé et de Mallarmé à Verlaine. Et l’on peut pousser plus loin ce rapport en rappelant ce que représente Verlaine dans Crise de vers : le poète des « primitives épellations » (OCII, 205). Par ailleurs, un entretien avec Georges Docquois, « Mallarmé parle de Verlaine », rend hommage à celui qui « retrempa [la poésie] à la source la plus mélodieuse qui fût jamais » et qui renoua aussi avec l’âme en poésie : « Comme on suit un ruisseau, il suivit son âme, très primitive et très ingénue, et chanta, rejetant tout l’inutile et tout l’excessif du savoir de ce temps » (OCII, 712). C’est bien la sonorité et la résonance qui retiennent Mallarmé auprès de Verlaine, « l’espacement de la pensée dans ses vers, sa fluidité, ses jeux délicieux d’assonances » (OCII, 712-713) faisant couler et suivre le « peu profond ruisseau » évoqué dans le « Tombeau » de 1897 (OCI, 39). Cette mélodie fait elle-même courir cette « poésie du langage » dont parle Aragon, ce qui invite à décliner la « poésie - unique source » en source de poésie, mais aussi en poésie comme source du langage. C’est ce qui la situe par rapport à la musique et lui confère une supériorité aux yeux de Mallarmé qui, dans son Wagner, considérait en le maître de Bayreuth une « retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu’à la source » (OCII, 157). Or il semblerait que pour que le ruisseau atteigne la source, il eût fallu le sens, et le sens par les rapports, autrement dit une musique du sens en plus d’un sens par la musique - ce dont le poème est la capacité. La supériorité conférée à la musique au titre de l’ineffable est renversée en une aptitude du poème à l’indicible, par le transport et l’ouverture du sens des mots. La lecture de Verlaine par Vargaftig prolonge ainsi Mallarmé et part dans la direction du « sens vivant » pour lequel l’inflexion est cruciale (avec les -e muets, ce qui se prononce ou ne se prononce pas - ce à quoi on ajoutera la diérèse). Tout le sens est orienté vers l’écoute, ce qui fait de la poésie une sorte d’audiographie. D’une part, l’investissement de la page par le poème est de première importance, la disposition l’imposant pour l’œil et l’oreille et conférant ainsi à l’écoute un espace. D’autre part, un espace graphique est comme sculpté et, parallèlement au soin typographique que 26 Jouve, Pierre-Jean, « La Langue de Mallarmé », op.-cit., p.-32. Jouve écrit aussi que la matière-« est ce démon ‘qui nage autour de lui comme un air impalpable’ ». 118 Laurent Mourey Mallarmé voulait apporter à Un Coup de dés, la strophe, les longueurs de vers, la lettrine donnent encore au poème une inflexion visuelle. On peut lire maintenant ce poème de Je n’aime que l’énigme-de Vargaftig : L’un vers l’autre Qui appelle À quoi ne renonce pas La stupeur où l’énigme change Le hasard se déchire et devient sillage Sens à nouveau le hasard Le sens l’explosion l’un vers l’autre l’un Vers l’autre silence syllabe L’air rêve et se penche Syllabe pareille au silence L’un vers l’autre comme syllabes Les peupliers ne s’entendent pas vivre Sans commenter dans le détail, on ne peut qu’être frappé par la force percussive des reprises, insistant sur la syllabe, le sens, le silence, « l’un vers l’autre », bref tout ce qui constitue la portée du poème et son geste. On peut à cet égard mentionner une résonance entre le poème et l’écrit sur la poésie, quand, dans « L’Inflexion », Vargaftig écrit « sons et gestes inséparables » (p.- 58) et fait du sens un possible renouvelé par une armature sonore et gestuelle : à propos du mot « amènoum » prononcé par sa grand-mère il écrit qu’il ne comprenait pas « le sens des mots de la bénédiction ». Il poursuit : « Mais pour la vie, j’en ai gardé que sons, gestes et sens, et aussi de ce sens qu’on ne ‘comprend’ pas, sont un » (p.-58). Plusieurs implications sont à tirer du propos, en lien avec le poème cité : comprendre entretient toujours un rapport avec ne pas comprendre ; il le suppose même, parce que le geste est ce qui forme l’unité, cet « un » dont ce qu’il appelle « la séquence de mots » est la portée ; le poème ainsi conçu fait de la voix un geste - un peu ce que Merleau-Ponty désignait dans sa Phénoménologie de la perception comme un continu entre corps et langage qui est le continu d’une parole singulière, mobilisant mais excédant les significations ou le sens partagé des mots 27 . 27 Merleau-Ponty propose ainsi de ne pas en rester au « sens conceptuel et terminal des mots », mais de prendre en compte un « sens émotionnel du mot, ce que nous avons appelé plus haut son sens gestuel, qui est essentiel par exemple dans la poésie ». Et plus loin il donne cette conception décisive de la syntaxe et de la prosodie (une prédominance des voyelles ou des consonnes selon les langues) comme « plusieurs manières pour le corps humain de célébrer le monde et finalement de le vivre » (Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1945, p.-218). « À Mallarmé l’inflexible » 119 Le rapport entre écoute et geste nous fonde ainsi à parler de gestes de la voix. Au demeurant, l’inflexion partage avec le geste le pli et la courbure, l’infléchissement et le mouvement. Ce que Vargaftig désigne par la triade « sons, gestes et sens » n’est pas sans lien avec le « pli selon-pli », dans ce vers de « Remémoration d’amis belges » de Mallarmé : « Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve » (OCI, 32). Cette dénudation et ces replis du sens en gestes de voix, comme une matière qui s’ouvre, peuvent se lire dans les reprises « l’un vers l’autre l’un/ Vers l’autre silence syllabe » puis « Syllabe pareille au silence/ L’un vers l’autre comme syllabes », faisant du sens une progression et une circulation. Le poème livre ainsi sa poétique, du « pli selon pli » du langage à l’articulation d’une écoute et de ses silences rappelant « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». L’attirance « l’un vers l’autre » amenant l’association fortement marquée par la prosodie de « silence syllabe » est ensuite reprise en une comparaison inversant l’association première, dans « Syllabe pareille au silence ». Ce chiasme de l’inclusion réciproque « silence syllabe » et d’une commune mesure de la syllabe au silence est bien ce qui forme la matière sonore, prosodique et sémantique du poème : l’attirance « l’un vers l’autre » est la forme-sens quasi minimale, ou matricielle, et atomique du poème, son « explosion » ; « comme syllabes » vaut pour « en tant que syllabes » et le pluriel du mot marque ce foisonnement intérieur de la voix - d’une voix emplie de voix et de silence. La poétique livrée dans le poème est en somme une poétique du vivant et du « sens vivant » impliquant une écoute du plus silencieux : « Les peupliers ne s’entendent pas vivre » quand la poésie est encore l’écoute de ce qui ne s’entend pas. Mais toute la question du poème, partant sa quaestio et sa quête, ou son tourment et son inquiétude, se reporte sur le silence et l’énigme de la matière, de la sienne propre et de celle du monde. De la « pierre veuve » de Mallarmé aux « peupliers » de Vargaftig, l’énigme est changeante ; elle semble être le mouvement du poème, et sa beauté. Le beau est ainsi à la mesure de l’énigme ; il renvoie aussi à cette « stupeur » même. Les deux motifs forment une réciprocité jouée dans chaque mot et dans chaque syllabe, d’où le changement ainsi que l’étonnement suscité par le langage dans sa relation à la vie. L’attaque consonantique revêt alors une valeur particulière, proche de la « clé allitérative » (« La Musique et les Lettres », OCII, 75) et de l’attention donnée aux lettres de l’alphabet chez Mallarmé. Dominante dans la plupart des livres de Vargaftig, et de manière emblématique avec les lettrines des poèmes de Je n’aime que l’énigme 28 , elle est l’ouverture et l’appui d’une syllabation évoquant les « primitives 28 On relèvera néanmoins dans le livre six poèmes à attaque vocalique, les cinq voyelles étant représentées, avec deux poèmes commençant par la lettre « A » (pp.-18, 30, 35, 44-45, 50). 120 Laurent Mourey épellations ». Le compte syllabique entre aussi dans cette force de l’oralité de l’écriture et le principe d’alternance des mètres tournant autour de l’alexandrin et de l’impair représente tout le travail de diction et de mise en mouvement de la voix par l’écriture pour creuser et mettre en acte la matière vibrante et vivante du langage. C’est ainsi que nous parlerons d’une poétique de « l’un vers l’autre » qui fait du sens une vibration orale et se mesure au hasard et au sens : telle est l’articulation énoncée dans le vers heptasyllabique « Sens à nouveau le hasard » qui a à voir avec une décision venant rompre et affirmer le hasard. C’est ce moment duel de l’écriture que le vers hendécasyllabique précédent affirme : « Le hasard se déchire et devient sillage ». Sans doute-« l’explosion » dont il s’agit, qui fait du sujet un saisissement - c’est-à-dire un mouvement de saisie et de dessaisie - est-elle un point de rencontre fort avec Mallarmé. L’acte tour à tour de saisir et de se déprendre, et le risque de l’exil et de la perdition qui l’accompagne, a été pour l’auteur d’Hérodiade à l’initiale d’une entreprise à l’endroit du creusement du vers jusqu’à la révélation du néant et de ces « vaines formes de la matière » (« lettre à Cazalis du 28 avril 1866 », OCI, 696). À l’autre bout de l’œuvre, le geste du maître en plein naufrage dans Un Coup de dés, qui « hésite […] cadavre du secret qu’il détient » à lancer le coup de dés définitif (OCI, 372-373), se meut en réussite du poème qui vient « s’excepter » sur la page en constellation, comme on le lit dans la dernière double page : « EXCEPTÉ-/ à l’altitude/ PEUT-ÊTRE/ UNE CONSTEL- LATION » (OCI, 386-387) 29 . Chez Mallarmé, le hasard n’est pas aboli, même dans les « circonstances éternelles » d’un lancer de dés ; chez Vargaftig, le hasard déchiré redevient « sillage ». Ce qui, avec ce dernier, est inflexibilité se trouve encore être le geste continué à travers le hasard et le rien, d’où cet effort de démultiplication et d’élargissement du sens, de généralisation de l’inflexion qui se reporte fortement sur le mot repris, et par là ouvert, dans Je n’aime que l’énigme : un resserrement du mot sur le mot, de l’énigme qui demeure - « La verveine parle tourne et se penche/ L’énigme/ L’énigme qui s’accomplit/ L’énigme est toujours l’énigme » (p.- 31) -, ou un passage du mot « rien », qui enjambe la strophe et est repris dans le sens du vivant- - « Comme rien/ Si clair l’envers de l’éclaircie/ Rien la béance/ Nudité vraie qui est rien/ / Rien sauf encore l’enfance et le monde » (p.- 51). On croirait entendre l’interrogation de « À Mallarmé l’inflexible » : « le Rien celui-là même qui fonde la poésie de Mallarmé, ne porte-t-il pas depuis toujours l’énigme ? » (p.-26). La poétique de Vargaftig rejoue en tout cas ces valeurs de 29 Courant, Elsa, « Écrire au ‹folio du ciel’ : le modèle de la constellation dans un coup de dés de Mallarmé », Revue d’histoire littéraire de la France-(116/ 4 - déc 2016), pp.-869-892. « À Mallarmé l’inflexible » 121 l’énigme et du rien, du hasard et du beau, sur le mode du « rien sauf encore », en correspondance avec « excepté […] une constellation » de Mallarmé. Tout se joue depuis cette direction prise, ce sens, vers le beau du poème qui, en somme, est une démultiplication de cette « énigme du vivant » 30 . Aussi est-il frappant que ces deux formules que nous venons de retenir, qui s’attrapent dans une lecture conjointe des textes, viennent à une extrémité de l’œuvre comme des évidences jouées dès le commencement et que la trame d’une vie d’écriture augmente et affirme : « Énigme et évidence le réel » (Vargaftig) ; « ce serait/ pire/ non/ davantage ni moins/ indifféremment mais autant/ le hasard » (Mallarmé) ; le hasard et l’énigme forment l’évidence, avec cette idée que « le sens de la constellation […] était probablement pour Mallarmé une figure du hasard » 31 . L’énigme et le beau aimantent ce qui, du poème, est à penser du côté de la voix et d’une force de vie qui s’empare du langage (et dont le langage est l’accomplissement et l’inachèvement). Un dernier lien que nous pourrions invoquer dans ce parcours est la mise à nu d’une écriture à l’écoute de la parole qui la traverse et dont elle devient le possible poétique. C’est un vœu de la poésie de Mallarmé que de se tenir au plus près de « cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites » (OCI, 391). Si l’on a pu dire la poésie de Mallarmé obscure ou hermétique, on s’avisera qu’une part de sa clarté est dans son oralité - une clarté portée jusqu’à son point d’obscurité, montrant que les deux notions ne sont pas duelles mais réversibles et solidaires. Avec Vargaftig, beaucoup repose sur la « distance nue », cette ouverture de la voix au plus près de soi, mais déchirée par son propre mouvement. Alors tout le mouvement requis par une telle conduite de la parole dans l’écriture appelle une tenue du poème : que tout tienne ensemble par un art à soi, par un travail impitoyable de resserrement et d’ouverture, un lire et un relire travaillant un écrire. On a pu voir à quel point la présence de Mallarmé chez Vargaftig se conjugue avec celle d’autres œuvres. C’est dire qu’elle participe de ce qu’Aragon appelle- « une poésie du langage qui court comme un ruisseau secret à travers nos poètes », où Mallarmé se tient comme une œuvre concentrant une force et des orientations décisives pour la modernité. On connaît l’importance d’Aragon pour Vargaftig. L’auteur des Yeux d’Elsa a été attentif à ces rimes intérieures de Mallarmé dont la poésie permet sans doute plus que « l’affreux peigne à dents cassées du vers libre » 32 . Le vers « Tristement dort une mandore », avec sa double rime, lui 30 Cf. le colloque de Cerisy-la-Salle (Avec les poèmes de Bernard Vargaftig, l’énigme du vivant) dirigé par Béatrice Bonhomme, Serge Martin et Jacques Moulin (Méthode ! - printemps 2009). 31 Courant, Elsa, « Écrire au ‘folio du ciel’ : le modèle de la constellation dans un coup de dés de Mallarmé », op.-cit., p.-874. 32 Aragon, Louis, Les Yeux d’Elsa, op.-cit., p.-15. 122 Laurent Mourey est un exemple de ces « beautés maudites » rejetées comme relâchements par l’académisme alors que ce vers est le travail même du poème et une promesse tenue de résonance générale pour une poésie à venir. Or cette même poésie à venir ne rompt pas avec les beautés que l’on considère un peu vite être du passé. Au ruisseau de cette « poésie du langage » s’entendent aussi « les mystères du clus- trover » 33 , cette continuité avec un Moyen Âge « à jamais, […] l’incubation », selon Mallarmé (OCII, 239). Et Vargaftig aura partagé ce rêve formulé par Aragon de « cet art fermé sur soi » du clus trover, art strict mais qui ouvre, d’un souffle de syllabes, « l’un vers l’autre », la vie, la poésie, pour la plus grande liberté. 33 Ibid., pp.-18-19.