Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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Prologue
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Samia Kassab-Charfi
Makki Rebai
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Prologue Samia Kassab-Charfi et Makki Rebai Depuis les années 1980, la théorie de la clôture du texte est de plus en plus contestée et concurrencée par l’émergence, dans le sillage des inclassables Fragments d’un discours amoureux de Barthes (1977), d’importantes contributions (tant de créateurs que de critiques) tendant à réaffirmer de diverses manières la transitivité de l’écriture, et invitant à resituer plus largement les textes dans leur cadre historique, social ou encore biographique (J.- Hillis Miller, The Ethics of Reading, 1987- ; Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, 1986-; Soi-même comme un autre, 1990). Dans cette perspective, il est possible d’observer, d’abord dans le monde anglo-saxon (William Booth, The Company We Keep. An Ethics of Fiction, 1988), ensuite, dans le monde francophone (Liesbeth Korthals Altes, dir., «-Éthique et littérature- », Études littéraires, 1999- ; Eleonora Roy-Reverdy et Gisèle Séginger, dir., Éthique et littérature- : XIXe-XXe siècles, 2000), un net regain d’intérêt pour des notions comme la valeur et l’éthique qui étaient jusque-là peu abordées, voire systématiquement négligées, par la théorie et la critique littéraire 1 -: «-Ma génération, reconnaît Antoine Compagnon [dans «-Morales de Proust 2 -»], a donc été élevée, dressée contre la lecture éthique ou morale de la littérature, contre une vision de la littérature occidentale comme création et transmission de valeurs […] La fonction éthique de la littérature était déniée par la plupart des théoriciens-». Même si une certaine confusion, voulue ou fortuite, entre «-morale-» et «-éthique-» persiste encore aujourd’hui, les deux notions gagneraient cependant à être assez nettement distinguées. 1 Voir, en particulier, Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, Oxford University Press, 1990 (trad. franç-: La connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature, Paris, Éditions du Cerf, coll. «- Passages- », 2010)-; William Booth, The Company We Keep. An Ethics of Fiction, Berkeley, University of California Press, 1988-; Études littéraires, «-Éthique et littérature-», Université de Laval, Volume 31, numéro 3, été 1999-; Eleonora Roy-Reverdy et Gisèle Séginger (dir.), Ethique et littérature-: XIXe-XXe siècles, Actes du Colloque de Strasbourg, 10-11 décembre 1998, Presses universitaires de Strasbourg, 2000- ; Dominique Rabaté (dir.), L’Art et la question de la valeur, PU Bordeaux, «-Modernités-», n° 25, 2007. 2 Cours tenu au Collège de France en 2007-2008, voir le résumé sur >https: / / www. college-de-france.fr/ site/ antoine-compagnon/ course-2007-2008.htm<, la citation p. 724-25. 6 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Samia Kassab-Charfi et Makki Rebai La morale renvoie en effet à un ensemble de valeurs et de principes qui permettent de différencier le bien du mal, le juste de l’injuste, et auxquels il faudrait se conformer. L’éthique, quant à elle, n’est pas un ensemble de valeurs et de principes a priori, mais plutôt une réflexion suivie et argumentée sur les valeurs et les principes moraux qui devraient orienter nos actions en vue du «-bien agir-» dans la cité. Ce concept précis de «-valeur-», central dans la morale et dans l’éthique, comme par ailleurs dans la linguistique saussurienne, s’avère éminemment instable, polysémique et fécond dès lors qu’il est envisagé sur le plan littéraire. Son ambiguïté vient essentiellement de ce qu’il peut renvoyer aussi bien au contenu éthique véhiculé par l’œuvre littéraire qu’à la valeur esthétique pouvant être accordée à telle ou telle production. Cette ambiguïté fondamentale de la notion de valeur est à l’origine d’une tension, jamais parfaitement résolue, entre les critères idéologiques et les critères esthétiques. Ainsi, l’art et la littérature sont constamment soumis à une double évaluation, attentive, dans les œuvres, tantôt à leur valeur esthétique intrinsèque, tantôt à leur capacité de transmission d’un type particulier de valeurs. C’est essentiellement à ce second type de valeurs que nous nous proposons de réfléchir dans ce volume. Mais à y regarder de plus près, il s’avère que ce retour de la valeur et, plus largement, de l’éthique, concerne aussi bien le domaine de la critique et de la théorie que celui de la création littéraire et artistique proprement dite-: «-Si l’écriture aujourd’hui s’est libérée, je crois que c’est d’un slogan, qui était qu’écrire est un art intransitif. La grande affaire de ces dix dernières années, ce n’est pas qu’on revienne à une écriture naïve, c’est qu’on ne mette plus l’accent sur le caractère autoréflexif de l’écriture 3 -». Nombre d’œuvres contemporaines, en effet, ne dissimulent pas leur portée ou leur démarche éthique, qu’elles relèvent du roman (Modiano, Michon, Bergounioux, Quignard), de la poésie (Michel Collot, Jean-Michel Maulpoix, Benoît Conort, Jean-Claude Pinson) ou encore de l’autofiction (Camille Laurens, Philippe Forest, Michel Rostain). Si, comme le pense Antoine Compagnon, «-la dimension éthique la plus évidente de la littérature tient au récit [et que] le roman est une modalité privilégiée de la réflexion morale 4 -», cette réhabilitation de l’éthique touche en réalité tous les genres sans exception, y compris la poésie. Elle serait ainsi liée au retour remarquable sur le devant de la scène littéraire et philosophique d’une expression nouvelle du sujet (créateur et critique), d’un 3 Danielle Sallenave, «- Entretien- » (avec Georges Raillard et Paul Otchakovski-Laurens),-Littérature, n°-77, février 1990, p.-92. 4 Voir Compagnon, op. cit., p. 726. 7 Prologue Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 «- nouveau lyrisme- » ou d’un «- lyrisme critique- », résolument moderne, réflexif et ouvert à l’altérité, mais également à la promotion d’une fonction «-poéthique-» de la littérature et de la poésie, chère à l’écrivain Michel Deguy comme au théoricien Jean-Louis Dufays, pour qui la littérature vaut essentiellement par la part d’humanité qu’elle recèle et transmet. Dès lors, serait-il possible de dater avec précision ce que Liesbeth Korthals Altes a excellemment appelé «- le tournant éthique 5 - »- ? Comment comprendre ce retour, sinon cette urgence, de l’éthique aujourd’hui, dans les domaines de la création et de la critique littéraires-? L’éthique serait-il réellement «-le nom d’une nouvelle période de l’histoire littéraire, ou d’un nouveau courant, de ce par quoi on reconnaîtra la production (ou une certaine production) de notre époque 6 -»-? Dans quelle mesure le souci de l’éthique serait-il devenu le prisme à travers lequel la littérature contemporaine s’emploie à fonder sa valeur, sa légitimité, voire sa littérarité-? Que seraient au juste une littérature éthique-et une critique éthique-? Par quels mécanismes, procédés et scénarii certaines œuvres font-elles signe vers une signification éthique 7 - ? Dans quelle mesure cette même signification est-elle tributaire d’une éventuelle «-intention-» auctoriale-? D’autre part, si l’éthos (n. m. du grec ethos) est d’abord une notion philosophique et rhétorique (Aristote, Cicéron) désignant «- le caractère que l’orateur doit paraître avoir pour obtenir l’assentiment de son public 8 - », et renvoie ainsi à une construction méthodique d’une certaine image de soi, quelle pertinence et quelle crédibilité pourrait avoir la lecture éthique des œuvres- ? Quelle serait encore la part des déterminations historiques, sociales, pédagogiques dans l’opération de l’évaluation éthique (Dufays)- ? Comment définir les critères permettant une juste appréciation éthique des œuvres et qui en serait le responsable-? C’est ainsi que seront analysées, dans cet ensemble de réflexions, les stratégies scripturales et rhétoriques de-valorisation, de légitimation et, inversement, les stratégies de dévaluation, de minoration des œuvres saisies sous l’angle éthique. 5 Liesbeth Korthals Altes, «-Le tournant éthique dans la théorie littéraire-: impasse ou ouverture-? -», in Études littéraires, vol. 31, n° 3, 1999, p. 39-56. 6 Isabelle Daunais, «-Éthique et littérature-: à la recherche d’un monde protégé-», in Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 65. 7 Sur cette question, on renverra aux travaux décisifs de François Rastier, dont Exterminations et littérature. Les Témoignages inconcevables, Paris, PUF, 2020. Pour un compte-rendu de cet ouvrage, voir Samia Kassab-Charfi, «-Le témoignage comme genre littéraire- », in En attendant Nadeau (https: / / www.en-attendant-nadeau. fr/ 2020/ 06/ 10/ temoignage-genre-litteraire-rastier/ ). 8 Michel Jarrety, Lexique des termes littéraires, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 171. 8 Samia Kassab-Charfi et Makki Rebai Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 Plus largement, une interrogation est formulée quant à l’existence réelle d’une dichotomie radicale entre évaluation éthique et évaluation esthétique. Ne se glisserait-il pas de l’éthique jusque dans le jugement a priori esthétique-? Comment analyser enfin l’attitude et le positionnement de la critique dite éthique vis-à-vis des valeurs qu’elle ne partage pas dans des œuvres données-? Les quinze contributions réunies ici ont été rassemblées selon quatre axes. Le premier, «- Du bon usage de l’éthique- », investit l’intention rhétorique même de l’éthique, et sa confrontation radicale avec les postures morales telles que les reflètent la littérature et les événements de la cité. Aussi le philosophe Jean-Luc Nancy donne-t-il à méditer sur la signification de l’éthique, mettant en cause la recevabilité parfois insuffisamment remise en question du concept, tandis que Jean-Michel Maulpoix met à l’épreuve les «-fidélités du poète-», replaçant résolument le souci éthique en ligne de mire de l’aventure poïétique. Karine Gendron, dans le dernier texte de cet axe d’ouverture, prolonge le questionnement en invitant le lecteur à «-penser l’éthique sans étiquette- ». Le deuxième volet s’ouvre quant à lui sur «- L’éthique en acte et en procès- »- : les contributeurs s’y proposent de problématiser certains concepts et attitudes dans leur relation à l’éthique- : Jean Khalfa sondant les liens entre éthique et violence chez Fanon, Eric Hoppenot réinterrogeant l’éthique comme opérateur fondamental de relation à l’Autre - ici le migrant, le réfugié -, Mohamed Djihad Soussi soumettant l’éthique à l’épreuve du mal à travers l’expérience de P. Declerck. Le troisième axe est davantage tourné vers l’appréciation de l’éthique telle qu’en témoignent différentes poétiques d’auteurs-: Annie Ernaux, pour Makki Rebai qui examine la «- poéthique de la transmission- » se déployant dans Les Années, Patrick Chamoiseau pour Evelyne Lloze qui prospecte la relation entre éthique et «-poéthique du monde relié-» chez cet auteur, René Char et Henri Michaux pour Valentine Meydit Giannoni, laquelle inspecte le «-mythe moraliste-» et son devenir dans les poétiques de ces deux grands poètes, enfin George Sand pour Elissa Rebai qui investit les liens entre éthique et esthétique dans l’écriture de la romancière. En clôture, le dernier chapitre du volume est focalisé sur les «-Enjeux éthiques de la lecture et du geste critique-». Il est enrichi de contributions qui évaluent la portée éthique de la critique-: Jean-Louis Dufays y propose le canevas d’une théorie de la responsabilité littéraire. Lassaâd Heni, pour sa part, entreprend une revue critique des lectures d’auteurs- : celles d’Apollinaire, Bataille et Paulhan lisant l’œuvre de Sade. Mounir Triki quant à lui s’interroge sur l’opportunité de la dimension éthique dans la critique littéraire, à partir du contexte anglo-saxon dont il est spécialiste. Enfin, Samia Kassab-Charfi propose un dialogue réalisé avec Yves Citton, dans lequel celui-ci développe sa conception des enjeux éthiques de l’attention 9 Prologue Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0011 littéraire, repensant une herméneutique du texte littéraire dont l’ambition est de renouveler le geste même de la lecture et sa portée pragmatique.
