Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
3569
Vol. XXXV No. 69 2008 Editor Rainer Zaiser 69 P F S C L Papers on French Seventeenth Century Literature Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Biblio 17 Derniers titres parus 169 Roxanne R OY L’art de s’emporter. Colère et vengeance dans les nouvelles françaises (1661-1690) 2007 (342 p.) 170 Annegret B AUMERT Pierre Motin. Ein Dichter zwischen Petrarkismus und Libertinismus 2006 (259 p.) 171 Marie-Claude C ANOVA -G REEN “Ces gens-là se trémoussent bien”. Ebats et débats dans les comédies-ballets de Molière 2007 (374 p.) 172 Anne D EFRANCE / Denis L OPEZ / François R UGGIU (éds.) Regards sur l'enfance au XVIIe siècle 2007 (390 p.) 173 Suzanne G UELLOUZ / Marie-Gabrielle L ALLEMAND (éds.) Jean Regnault de Segrais 2007 (287 p.) 174 Rainer Z AISER (éd.) L’âge de la représentation. L’art du spectacle au XVII e siècle 2007 (341 p.) 175 Denis L OPEZ / Charles M AZOUER / Eric S UIRE (éds.) La Religion des élites au XVIIe siècle 2008 (418 p.) 176 Elise G OODMAN The Cultivated Woman. Portraiture in Seventeenth-Century France 2008 (258 p.) 177 Theresa Varney K ENNEDY (ed.) Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragi-comédie 2008 (239 p.) 046508 PFSCL 69: 100607 PFSCL 68 XXXV 08.07.2008 16: 03 Uhr Seite 1 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY Martine DEBAISIEUX Richard HODGSON Volker KAPP Donna KUIZENGA Buford NORMAN Alain NIDERST Marine RICORD Cecilia RIZZA Pierre RONZEAUD Doroth e e SCHOLL Maya SLATER Marie-Odile SWEETSER Ronald W. TOBIN Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA Jane CONROY Barbara PIQUÉ Nathalie NÉGRONI Phillip J. WOLFE Advisory Board Claude ABRAHAM Eva AVIGDOR Bernard BEUGNOT Nicole BOURSIER Paolo CARILE Jean-Pierre COLLINET Madeleine DEFRENNE Yves GIRAUD Christopher GOSSIP Jürgen GRIMM Marcel GUTWIRTH Margot KRUSE Jean LAFOND François LAGARDE Francis LAWRENCE Lise LEIBACHER OUVRARD Jean MARMIER Charles MAZOUER Jean MESNARD Fritz NIES Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI Guido SABA Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY Philippe SELLIER Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Articles for publication and books submitted for review should be a dd ressed to/ Prière dadresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität K iel Leibnizstraße 10 D- 24098 K iel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49- 431 - 880 - 2262 046508 PFSCL 69: 100607 PFSCL 68 XXXV 08.07.2008 16: 04 Uhr Seite 2 Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XXXV (2008) Number 69 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Laurent Bréchaud, Béatrice Jakobs Annika Krüger, Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor : Rainer Zaiser © 2008 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Gesamtherstellung: Gruner Druck, Erlangen Printed in Germany ISSN 0343-0758 Sommaire M L A C ON V E N TION 2 0 0 6 L E GR AN D S IÈ C L E : L E D IVIN , L E M ODE R N E , LE S UB V E R S I F E T L ’ AM B I GU CHRISTINE MCCALL PROBES Introduction……………………………………………………………………..465 PERRY GETHNER Divine Right versus Divine Judgment in Two Early French Biblical Tragedies………………………………………469 RAINER ZAISER La modernité de Saint-Amant : une lecture métapoétique de l’ode La Solitude…………………………………………………………….477 MARIE-ODILE SWEETSER Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? ......................489 LISE LEIBACHER-OUVRARD Visions coloniales et spectres barbares : Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois…………...501 ID OL S AN D ID OL A TR IE S IN C L A S S IC AL FR AN C E NICHOLAS PAIGE Proto-Aesthetics and the Theatrical Image…………………………………..517 E TUD E S MICHAEL S. KOPPISCH In God ’ s Kitchen: Food and Devotion in François de Sales ’ s Introduction à la vie dévote……………………………………………………529 MARIE-CHRISTINE PIOFFET L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Marin Le Roy de Gomberville……………………………………………...543 FRANCIS ASSAF Ecriture de la violence dans les histoires comiques…………………………565 Sommaire 460 YANN ROBERT De la moralité des tragédies : le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre……………………………………………………….573 B. J. BOURQUE Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique…………………..589 DERVAL CONROY “Des nœuds que l’amour ne rompt point”? Sisters and Friendship in Seventeenth-Century French Tragedy and Tragi-comedy………………….603 JESSE DICKSON L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps…….625 STANIS PEREZ Regards endeuillés : la mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective…...........................................................643 JOHANN CHAPOUTOT Civilité et guerre civile : pour une lecture politique du Misanthrope de Molière…………………………………………………….657 CHARLES O’KEEFE The Princess, Dido, Diana: Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves……671 JOHN PHILLIPS Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves………………………….687 JENNIFER R. PERLMUTTER Ana and Commemorative “Truth”…………………………………………….707 MARTIAL POIRSON Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène………………...723 C OM PTE S R E N D U S Wendy Ayres-Bennett Sociolinguistic Variation in Seventeenth-Century France: Methodology and Case Studies (ANNE E. DUGGAN) ……………………………………………………………749 Christian Belin (dir.) La méditation au XVII e siècle : rhétorique, art, spiritualité (VOLKER KAPP) ………………………………………………………………...752 Sommaire 461 Christophe Bourgeois Théologies poétiques de l’âge baroque : La Muse chrétienne (1570-1630) (VOLKER KAPP) ………………………………………………………………...755 Jean-Pierre Chauveau (éd.) Cahiers Tristan L’Hermite, XXVIII, 2006 (MARIE-ODILE SWEETSER) ……………………………………………………760 Gérard Ferreyrolles (dir.) La polémique au XVII e siècle, Littératures classiques, n o 59 (CARINE BARBAFIERI) …………………………………………………………762 Jürgen Grimm Französische Klassik (MATEI CHIHAIA) ……………………………………………………………..766 Karine Lanini Dire la vanité à l’âge classique : paradoxes d’un discours (OREST RANUM) ……………………………………………………………….768 Charles Mazouer Le Théâtre français de l’âge classique, I. Le premier XVII e siècle (JEAN-CLAUDE VUILLEMIN) ………………………………………………….772 Pierre Pasquier (dir.) Le théâtre de Rotrou, Littératures classiques, n o 63 (LUDWIG HOCHGESCHWENDER) …………………………………………….778 Jackie Pigeaud (dir.) Les grâces, Littératures classiques, n o 60 (EMMANUELLE HÉNIN) ……………………………………………………….781 Jean-Marie Valentin, Laure Gauthier (éds.) Pierre Corneille et l’Allemagne : l’œuvre dramatique de Pierre Corneille dans le monde germanique (XVII e -XIX e siècles) (ALAIN NIDERST)……………………………………………………………….784 LIV R E S R E ÇU S ........................................................................................789 MLA CONVENTION 2006 LE GRAND SIÈCLE : LE DIVIN, LE MODERNE, LE SUBVERSIF ET L’AMBIGU PFSCL XXXV, 69 (2008) Introduction Le Grand Siècle : le divin, le moderne, le subversif et l’ambigu CHRISTINE MCCALL PROBES Comme chacun le sait, le dix-septième siècle littéraire n’est pas tout d’une pièce. 1 La diversité, qualité insigne dont témoignent emblématistes (Chassignet et de Loisy, par exemple, dans le recueil Sonnets francscomtois), poètes (La Fontaine, entre autres 2 ), et moralistes (La Bruyère, Les Caractères, VIII, 63), a été célébrée par plus d’un critique comme essentielle à la compréhension du Grand Siècle. 3 Serait-il trop exagérer de dire que nulle part cette qualité n’a-t-elle été plus mise en évidence que dans la collection présente des communications données dans notre séance de la conférence de la MLA en décembre 2006 ? Lorsque dans la réunion du Conseil Exécutif nous avions pris la décision de désigner, d’après le modèle de nos bons collègues seiziémistes, une séance par « open session », nous n’avions pas pu prévoir la richesse et la variété des soumissions dont toutes, 1 Voir l’essai riche et nuancé, « Boileau et les institutions littéraires » dans Travaux de littérature 19 (2006) : 163-185, où Alain Génetiot souligne la diversité « d’appuis institutionnels, politiques et religieux » qu’a connus Boileau et démontre que ni lui ni « le classicisme n’est [...] le produit d’un groupe, d’un cercle, [...] d’une école unique, [ou ...] d’une seule institution » (p. 184 e p. 165). 2 Voir, dans « Les Esthétiques de La Fontaine », une analyse de la diversité des lectures comme des écritures du poète. Marie-Odile Sweetser, Parcours lafontainien. Biblio 17, 150 (Tübingen : Gunter Narr, 2004, pp. 265-285). 3 Voir l’appréciation de la critique de Jürgen Grimm, caractérisée par Margarete Zimmermann comme un « Plädoyer für eine ‘andere’ Sicht der französischen Klassik » dans « Diversité, c’est ma devise ». Studien zur französischen Literatur des 17. Jahrhunderts. Biblio 17, 86 (Tübingen : PFSCL, 1994, pp. 1-7). Christine McCall Probes 466 à notre grand regret, n’ont pas pu être retenues. Dans cette séance, dont le Conseil m’a assigné la tâche d’organiser et de présider et que je présente ici avec plaisir, l’on trouvera un éventail impressionnant de dimensions de cette diversité - diversité de genres, d’idées, d’esthétiques et d’approches. Dans « Divine Right versus Divine Judgment in Two Early French Biblical Tragedies », Perry J. Gethner explore l’équilibre entre l’orthodoxie et la subversion dans David ou l’adultère par Montchrestien et dans Saül par Du Ryer. Gethner démontre que cet équilibre intéresse et touche les troupes et les spectateurs, tout en mettant en lumière les limites du pouvoir royal. La rhétorique souligne le conflit dans l’âme de David, un conflit entre des principes moraux et religieux d’un côté, et, de l’autre côté, le désir immodéré de posséder et le pouvoir et la femme d’un autre. L’essai analyse tour à tour les fonctions du mauvais conseiller Nadab (personnage inventé par Montchrestien), celles du prophète Nathan (il évoque le triple rôle de Dieu à l’égard des rois) et du chœur (qui condamne des abus royaux). L’examen des paratextes, la préface et un poème liminaire, apporte une aide complémentaire et valable à l’interprétation du caractère équilibré de la pièce. Attentif à la dimension historique, Gethner commente, dans son analyse de Saül de Du Ryer, que les lamentations du personnage principal devant la punition divine qui comprendra l’extinction de sa dynastie, auraient sûrement constitué « a terrifying prospect for French audiences for whom the messy accession of Henri IV was still a recent memory ». Si la doctrine du droit divin est questionnée par Du Ryer dans une intrigue secondaire inventée, donnant lieu ainsi à des controverses possibles, d’autres aspects de la pièce viennent renforcer cette même doctrine. Gethner conclut pertinemment que dans la juxtaposition d’exemples de bons et de mauvais rois pour mettre en valeur l’équilibre nécessaire entre des privilèges et des responsabilités, Montchrestien et Du Ryer « would be in full agreement with Bossuet » qui, lui-même, fournit « the most systematic attempt to reconcile the Bible with the divine right doctrine ». Pour Rainer Zaiser, dans son étude « La Modernité de Saint-Amant : Une lecture métapoétique de l’ode La Solitude », la diversité est un attribut crucial pour la « peinture parlante » du poète libertin. Zaiser démontre que la modernité du programme poétique de Saint-Amant consiste en une « coexistence d’éléments divers et contraires ». Très valable pour son examen de la critique de l’ode (les quatre méthodes les plus notables sont passées en revue), l’interprétation de Zaiser met en évidence l’esprit créateur de Saint-Amant qui « puise à la tradition de la littérature classique et de la mythologie antique » pour varier et modifier les motifs qui s’y trouvent ainsi que leurs significations. L’originalité de Zaiser est particulièrement remarquable dans son exégèse détaillée et percutante des trois Introduction 467 dernières strophes de La Solitude. Ce passage, souvent négligé par les critiques, révèle, sous les soins de Zaiser qui en illuminent la sémantique et l’étymologie, une poétique « qui se rapproche du concept de l’art pour l’art mis en œuvre ultérieurement […] par le même Théophile Gautier » qui avait reconnu dans le poème « le germe [de] presque toute la révolution littéraire qui éclata plus tard » (Les Grotesques). L’essai riche et judicieux de Marie-Odile Sweetser, « Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? », souligne l’indépendance d’esprit de La Fontaine qui, bien qu’il emprunte de toutes mains sa matière à la source latine, la transforme. Sweetser trouve que la présentation d’un jeune Louis XIV, assimilé au dieu du jour et de l’Amour, comporte « à la fois un éloge et des réserves ». Ces réserves, que ce soient une suggestion de l’absence de magnanimité du prince à l’égard de Fouquet (évoquée par des orangers) ou l’insistance du narrateur sur la cruauté du dieu qui humilie Psyché, auraient pu irriter « les puissances établies dans le domaine politique ou moral ». Particulièrement notable est l’examen du concept d’individualité et ses modèles ; ni le modèle relationnel (celui de Montaigne) ni celui de Descartes où « l’individualité réside dans la volonté, dans la liberté de l’âme capable de pensée pure » n’est présent dans la situation et dans les souffrances de Psyché. Sweetser découvre plusieurs affinités de Psyché avec « l’héroïne préférée du XVII e siècle », Marie-Madeleine, (grâce au séjour de La Fontaine à l’Oratoire, il aurait connu les œuvres de César de Nostredame, Bérulle et d’autres sur la Madeleine) : la retraite dans un « antre effroyable », le régime érémitique, et l’ « amour désintéressé » dans le stade final du conte. Sweetser rassemble des faits convaincants pour conclure que dans Psyché nous avons affaire à « un conte de fées implicitement tourné vers un humanisme moderne suggérant les droits de l’individu, […] un conte philosophique avant la lettre ». Le premier roman colonial, caractérisé par Lise Leibacher-Ouvrard comme « une fiction à plusieurs degrés » dans son essai « Visions coloniales et spectres barbares : Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois », est ici le sujet d’une investigation fertile. L’ironie de l’auteur est soulignée et élucidée à plusieurs reprises : « la magie souvent dite ‘noire’ est liée aux seuls blancs », « le narrateur […] entame le récit Bible en bouche pour faire de la comtesse libertine une esclave de passions déchaînées », et « en ne disant rien du triste sort des ‘engagés’ [des galériens] […] Blessebois […] omet toute représentation » du pouvoir des autorités. Étudié dans le moindre détail et avec une attention admirable aux récits historiques et/ ou missionnaires, le roman se révèle « un jeu de contrecourants constants » qui peut illustrer « deux courants théoriques convergents » (celui des « expériences impériales » de Saïd et celui du silence et de Christine McCall Probes 468 la production littéraire de Macherey). Si Blessebois « occulte la métropole comme centre implicite de lecture et comme référence obligée », il n’inclut non plus qu’un petit nombre de termes indigènes, desquels eux-mêmes Leibacher-Ouvrard signale l’ironie : un petit coffre « caraïbe », par exemple, sert de tombeau à la figurine torturée qui représente la matriarche de la plantation. Riche en allusions éclairantes de Platon à Franz Fanon en passant par Rabelais, La Fontaine, Fénelon, Scarron, Jean de Préchac, Furetière, et Voltaire, entre autres, l’essai de Leibacher-Ouvrard instruit le lecteur désireux de mieux comprendre le « libelle facétieux » de Blessebois, un roman qu’elle juge « tout aussi fuyant […] par le fond comme par la forme ». Il ne reste qu’à inviter le lecteur à considérer avec nos critiques le joyau du Grand Siècle présenté ici sous ses facettes aussi diverses qu’éclatantes. PFSCL XXXV, 69 (2008) Divine Right versus Divine Judgment in Two Early French Biblical Tragedies PERRY GETHNER As the French monarchy moved toward the absolutist model orchestrated by Cardinals Richelieu and Mazarin and later by King Louis XIV, the doctrine of the divine right of kings became increasingly widespread among French writers, especially those eager for official recognition and royal patronage. 1 It is not surprising to find that some of the playwrights who felt little sympathy for that doctrine were also among the rare practitioners of Biblical tragedy in the seventeenth century. In order to highlight the limits of royal power, these writers focused on Saul and David, two kings who were selected by divinely-inspired prophets and who lived during the period in Israelite history when a transition was made from pure theocracy to religious-based monarchy. The fact that both rulers commit egregious sins, are denounced by God or a prophet, and are severely punished would suffice to keep them off the French stage for the rest of the century. But not only did both authors succeed in publishing these plays, Du Ryer’s Saül was in fact staged and it is likely that Montchrestien’s David was also. 2 That would suggest that the tragedies managed to strike a sufficient balance between orthodoxy and subversion to have made them palatable to troupes and audiences, and it is that balance that I would like to examine here. It is hard to pin down the political and religious beliefs of Antoine de Montchrestien, apparently a lukewarm Catholic who during the last year of 1 For a discussion of the political background that contributed to the formation of the divine right doctrine, see William F. Church, Richelieu and Reason of State (Princeton: Princeton UP, 1972); David Parker, The Making of French Absolutism (New York: St. Martin’s, 1983). 2 We know that his first tragedy, Sophonisbe, was performed by a student troupe, and that La Reine d’Ecosse was staged on several occasions by a professional company. There is no evidence that his other plays were also performed, but I think it likely that at least some of them were (and theatrical records from the period are notoriously spotty). Perry Gethner 470 his life became involved in a Protestant uprising. His six tragedies, of which two dramatize episodes from the Old Testament and a third treats the recent death of Mary Stuart as that of a saint, do not support or condemn any religious faction. Moreover, in none of his plays does he suggest that monarchy is a flawed system or endorse the principle of tyrannicide. However, whereas he presents the rulers in La Reine d’Ecosse and Aman as moral and conscientious monarchs who issue wicked decrees only because they are pressured by bad advisors, the protagonist of David ou l’adultère (1601; revised 1604) is a king whose immoral acts earn him stern retribution from the outraged Deity. As the title suggests, the play covers the twin sins of his adultery with Bathsheba and his arranging to have his beloved’s husband killed in battle so that he can marry her himself. Montchrestien presents the deliberations leading up to these sins as a conflict within David’s soul between his moral and religious principles on the one hand, and his lust for sex and power on the other. In his opening soliloquy he asks no fewer than six rhetorical questions beginning with the words “Suis-je ce grand David,” to remind himself of his past vigor in fighting violence and injustice. Unfortunately, he is only too willing to conclude that he has become another person, and a not very honorable one at that: “Je suis vrayment David mais mon cœur n’est plus tel,/ Que quand il aspiroit à l’honneur immortel” (I.55-56, text of 1604 version). 3 Montchrestien is thus suggesting that goodness constitutes the basic nature of kings, at least those who are monotheistic believers. In keeping with his practice in other tragedies, Montchrestien deflects some of the blame onto a bad advisor, Nadab, who is an invention of the playwright. Nadab, the go-between the king and his mistress, is only trying to be helpful, but he has no moral scruples and explicitly endorses the principles that might makes right and that the ends justify the means. David reacts with horror when Nadab proposes to have the troublesome husband assassinated and rejects the arguments that his confidant uses to justify committing what he acknowledges to be a crime: princes are above the law, they need follow only those laws that profit them, they need not worry that their misdeeds will serve as a bad example to their subjects, one crime does not constitute a pattern. David protests that the deliberate killing of innocent persons is the work not of a prince, but of a tyrant, and accepts the doctrine that the instigator of a killing is just as guilty as the actual killer. Although Montchrestien does not portray psychological struggle very 3 I use the modern edition of this tragedy by Lancaster Dabney (Austin, TX: University Cooperative Society, 1963), but I have modernized the use of the letters I and J, and U and V. Divine Right versus Divine Judgment in Two Early French Biblical Tragedies 471 convincingly, the fact that David fully understands the difference between right and wrong from the outset makes it more logical to expect him to repent sincerely at the end of the play. After ordering the killing of the husband, Urie, David forgets about God almost completely until the prophet Nathan arrives to deliver a message of divine denunciation, whereupon he improvises a psalm of contrition and is forgiven at once. Nathan also insists on God’s triple role in regard to the kings of His chosen people: source of their power, role model for just and merciful rule, judge and distributor of rewards and punishments. If David is allowed to keep his throne, it is only because he immediately humbles himself and accepts his place in the divinely decreed order. Although in one sense the king is above human law and accountable to no one but God, this play (and the Biblical passage on which it is based) shows God as not waiting patiently until the hereafter to issue condemnation of royal abuses. Significantly, the playwright places the most direct and general criticisms in the mouth of the chorus, which, in keeping with the moralizing tendency of humanist drama, delivers moral lessons connected with the main plot. 4 In this play, where its role is limited to commentator (it takes no part in the action), it condemns some of the drastic abuses that can be linked to royal power, notably kings’ ability to perform unjust actions with impunity, their lustful excesses, their fickleness both in bestowing favor on subordinates and in taking it away. God is symbolically located in a watchtower from where He can observe the doings of kings and administer punishments, which may be either external (overthrow or death) or internal (remorse). At the same time the chorus insists that David’s misbehavior is atypical of him: just as heretofore he has pursued only honor and the destruction of God’s enemies, so it is disgraceful for him to let himself be overcome by an unworthy passion. Thus, even though the play exposes in some detail the faults of bad kings, Montchrestien salvages the principle of divine right by insisting that royal misbehavior is abnormal and that God, who watches over kings, is capable of dealing with them without any need for human rebellion. Finally, in the preface to the 1601 edition Montchrestien is careful to downplay David’s status as king and to emphasize instead his exemplary status as a good Christian who, like all humans, is prone to sin and who therefore needs to repent and seek reconciliation with God. Indeed, the author never mentions in the course of that preface that David was a king, 4 As Richard Griffiths has noted, in comparing this author with other French Renaissance playwrights, “nobody had ever gone quite as far as Montchrestien in converting the chorus into a purveyor of general moral lessons.” The Dramatic Technique of Antoine de Montchrestien (Oxford: Clarendon Press, 1970), 143. Perry Gethner 472 referring to him solely as a man and a sinner, as well as a model for both, though only at the point where he acknowledges his misdeeds and asks for forgiveness. The religious and non-political message is reinforced in one of the liminary poems written by the author’s friend, Brinon, in which the tragedy is lauded as an “école Crestienne” precisely because it teaches the vital lesson of repentance that is relevant for all humans; David’s royal status is mentioned only once, and in passing. By turning the focus in the liminary material away from David’s status as a sinful king, and by limiting both crime and punishment to his private life, Montchrestien deviates from the majority of humanist tragedies, which emphasized the impact of royal misbehavior on the state as a whole. 5 All the same, the religious lesson contains a potentially subversive political aspect: kings are in no way superior to ordinary humans, whether morally or spiritually. Pierre Du Ryer, the first significant writer of Biblical tragedies in the classical period, was also the least committed to the principle of divine right. Not surprisingly, he spent much of his career in the service of the Duc de Vendôme, a staunch adversary of Richelieu, and he would feature the overthrow of legitimate monarchs in four of his six tragedies. That is not to say that he was a radical subversive, for even in those tragedies Du Ryer never rejects the legitimacy of monarchical government as such and has words of praise for wise kings. Lancaster’s assessment remains sound: “Du Ryer’s attitude towards government is that of a constitutional monarchist. He desires a king only so long as he obeys the laws.” 6 Saül (1642) shows the divine retribution visited upon a king whose acts of disobedience against the divine will are denounced both by the ghost of the prophet Samuel and by the protagonist’s guilty conscience. Du Ryer gives as the primary reason for his loss of divine favor, not his decision to spare the Amalekite king (as in the Biblical account), which could be viewed as an act of mercy, but rather the sacrilegious murder of the priests of Nob who assisted David - a clear case of flagrant injustice and of royal encroachment on the rights of the religious establishment. But the punishment is justified not merely by acts committed prior to the start of the play. During his final day on earth (for Du Ryer follows the newly proclaimed unity of time) Saül commits a number of other acts unworthy of a king: he violates both divine law and his own edicts by consulting a necromancer; he refuses to recall the banished David, who in this version is 5 On Montchrestien’s transitional status within the evolution of French religious drama, see J. S. Street, French Sacred Drama from Bèze to Corneille (Cambridge: Cambridge UP, 1983), 110-13. 6 Henry Carrington Lancaster, Pierre Du Ryer Dramatist (Washington, D.C.: Carnegie Institution, 1912), 154. Divine Right versus Divine Judgment in Two Early French Biblical Tragedies 473 completely innocent; he dissolves the marriage between David and his daughter Michol and gives her to his courtier, Phalti, despite Michol’s dislike of Phalti and her belief that marriage vows are binding until death; 7 he tells lies to his sons and advisors; and, when mortally wounded, he unlawfully orders his squire to kill him, before realizing that to avoid being captured by his enemies it would be best to die by his own hand. The ghost of Samuel actually calls him a tyrant (v. 1010), declaring that he has ruled so badly that God, by making him perish wretchedly, has designated him as a warning example to wicked kings. The prophet’s position in regard to divine right emphasizes the theological dimension: since it was God who bestowed power and riches on Saül, whom He raised from the dust, the king’s disobedience to God’s will must be viewed as rebellion and ingratitude. Moreover, Samuel insists that the punishment for wickedness and disrespect for divine law will not only be dire but also occur in this life. A genuinely tragic figure who falls in large part because of his obsessive jealousy of his rival David (who, although constantly mentioned, never appears in the play), Saül frequently displays paranoia, injustice, pettiness, and a fatalism that is at times close to despair. His irrational envy of his rival David is repeatedly described, by himself and others, as a demon that has taken over his mind. Within the course of the play this persecution of an impeccable hero is shown to be his most grievous offense. 8 Although genuinely pained by the sense that God has abandoned him, he eventually decides to anger Him once again by consulting the witch. Indeed, Saül cannot fail to have a problematic relationship to God since he believes that his royal status exempts him from both religious and moral law, and since he possesses little trust or faith. In fact, he is always ready to blame God for whatever goes wrong in his life. 9 7 The king’s power to arrange and dissolve marriages among his subjects was a matter of controversy in the seventeenth century, even within the absolutist camp. See James F. Gaines, Pierre Du Ryer and his Tragedies: From Envy to Liberation (Geneva: Droz, 1987), 119. 8 As Bénédicte Louvat-Molozay has noted, his mistreatment of David constitutes a triple sin: political (he persecutes a loyal servant to whom he owes some of his greatest triumphs), religious (he refuses to acknowledge that David is his divinely ordained successor), and familial (he harms his own family by banishing and trying to kill the husband of his daughter and the best friend of his favorite son). “Saül de Du Ryer: entre La Taille et la Bible, le double défi d’une tragédie biblique moderne,” Littératures classiques 42 (2001), 257-76, 269. 9 James Gaines, whose assessment of the title character is the most negative of any of the critics, argues that Saül relies on God solely to buttress his authority and “to reflect a preferred self-image invested with merit” (113). He also notes that in Du Perry Gethner 474 On the other hand, the king also has many admirable traits, such as courage, deep love for his children, skill as a military commander, and concern for his people’s welfare. Like David in Montchrestien’s play, Saül does at times acknowledge his faults and the rightness of divine justice, although he complains bitterly of the fact that his innocent sons are to be included in the punishment for his sins and that his dynasty is marked for extinction - a terrifying prospect for French audiences for whom the messy accession of Henri IV was still a recent memory. The punishment of the king’s sons, who have done nothing wrong, is justified by Samuel with the following reasoning: since Saül is so courageous that he can accept with equanimity the triple punishment of defeat in battle, loss of power and death, God has added a further punishment to strike him in his most vulnerable area, namely, his role as father. Du Ryer’s questioning of the divine right doctrine receives special emphasis in the wholly invented political subplot. No sooner have the king and his son Jonathas declared that their subjects’ loyalty constitutes a sign of continuing divine favor than word arrives that the inhabitants of Jerusalem are planning a rebellion. Abner, the general who brings this report, does not know the cause of the people’s dissatisfaction and blames it on their fickleness. However, in the next act Jonathas, who has been sent to investigate, reports that the citizens of the capital have not actually revolted and feels that their grievance, namely, the desire to recall the banished David, is legitimate. Saül, far from mollified by this news, denounces his subjects for their ingratitude and disrespect for authority. He even declares that he has ruled too humanely and that the common people need to be repressed in order to stay in line. His unwillingness to listen to the people’s views and his defense of oppression suggest a penchant toward tyranny. In any case, the revolt never takes place and the people are never punished. 10 Jonathas, the most frequent debating partner of Saül and the spokesman for political moderation, represents either Du Ryer’s personal views or else Ryer, unlike Corneille, kings do not receive a special divine grace upon accession (117). Like Gaines, I am not convinced by Lancaster’s claim that Saül is truly repentant throughout the play, though he clearly displays a guilty conscience. 10 Maria Miller, in the introduction to her critical edition of Saül, may well be right in suggesting that Du Ryer derived the idea for the rebellion subplot from Claude Billard’s tragedy of the same name from 1610 (Toulouse: Société de Littératures Classiques, 1996, xxv-xxvi). However, the influence should not be overstated. Whereas the earlier playwright makes Saül an immoral and tyrannical ruler against whom rebellion seems legitimate, Du Ryer makes his protagonist a more competent and conscientious ruler and endows him with some positive moral and personal traits. Divine Right versus Divine Judgment in Two Early French Biblical Tragedies 475 the type of compromise position that he felt he needed to include in order to get the tragedy published and performed. The young prince is a resolute optimist, convinced that God has not withdrawn His protection of king and people, that the subjects are still loyal, and that victory over the Philistines is possible. He declares that in times of crisis there is nothing dishonorable in seeking outside assistance and that there is no such thing as too much security when one prepares for war. He also gives theological reasons for distrusting necromancers and urges absolute resignation to the will of God, rather than trying to determine in advance what the future will bring. When the enemy approaches, Jonathas urges his father to save himself, since the king’s survival is indispensable to the realm, while also insisting that to prevent himself and his brothers from participating in the battle would dishonor them and demoralize the troops. By making the heir to the throne behave impeccably and argue so eloquently for a position combining moral, political and religious orthodoxy, Du Ryer is suggesting that good kings can really exist. Several other aspects of the play also reinforce the orthodox position on divine right. David, who never appears, is presented by the ghost as a model hero and future model king; Samuel even calls him “l’amour éternel de la terre et des Cieux” (v. 1004). In an act of generosity not found in the Biblical account, Saül, having resigned himself to the prophecy that he and his sons will die in battle, retracts his decision to forcibly remarry his daughter, gives his blessing to David, and hopes that the marriage between David and Michol will in part perpetuate his own dynasty. By prefacing this speech with the statement, “Tout ce que veut le Ciel est juste et légitime” (v. 1218), he in large part redeems himself. Since no one but God is allowed to punish the king or even display open disloyalty to him, and since the king acknowledges his place in the divine order and maintains his heroic stature, one could argue that the divine right doctrine, despite the challenges, remains intact. Ultimately, any author who uses Biblical doctrines and examples to question the authority of kings is faced with a paradox. Given the principle that God is the true sovereign and the role model for proper government, human rulers are subject to both moral law, as codified in Scripture, and to at least some degree of ecclesiastical control. In other words, there are significant checks on royal authority, and absolutism is not really absolute. Even Bossuet, in what is perhaps the most systematic attempt to reconcile the Bible with the divine right doctrine, does not skip over the numerous bad kings of the Old Testament but treats them as cautionary examples. In his view, however, any ruler who remembers that God is watching him is unlikely to fall into sinful ways. And Bossuet provides repeated warnings, Perry Gethner 476 such as the following: “Leur puissance venant d’en haut, [...] ils ne doivent pas croire qu’ils en soient les maîtres pour en user à leur gré ; mais ils doivent s’en servir avec crainte et retenue, comme d’une chose qui leur vient de Dieu, et dont Dieu leur demandera compte.” 11 But despite (or because of) these warnings, he thinks it both possible and normal for upright and pious Christian kings to exercise their divinely-given power properly. Thus, in one crucial area playwrights like Montchrestien and Du Ryer would be in full agreement with Bossuet: they all felt it necessary to juxtapose examples of good and bad kings in order to emphasize the need to balance rights and responsibilities, with special emphasis on the latter. It may seem obvious to point out that there can be no divine right without acknowledgment of the divine, and thus absolutism cannot be equated with lawlessness or godlessness, but few playwrights would dare to proclaim this openly without the cover of a Biblical context. 11 Jacques-Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, ed. Jacques Le Brun (Geneva: Droz, 1967), 70 [section III.2.4]. His arguing for orthodox views is hardly surprising, since this work was originally intended for the use of the Dauphin, whom he served as preceptor. PFSCL XXXV, 69 (2008) La modernité de Saint-Amant : une lecture métapoétique de l’ode La Solitude RAINER ZAISER L’ode La Solitude à Alcidon, 1 créée par Saint-Amant en 1619 et publiée pour la première fois par les soins de l’auteur dans l’édition de ses Œuvres de 1629, 2 a fait couler beaucoup d’encre. Considérée par le poète lui-même comme un « noble coup-d’essay », 3 La Solitude fut appréciée par beaucoup de ses contemporains 4 parmi lesquels figure, par exemple, son ami Nicolas 1 On trouvera le texte intégral du poème en appendice. Nous citons le texte d’après Saint-Amant, Œuvres, I. Edition critique publiée par Jacques Bailbé. Paris : Marcel Didier, 1971 (Société des Textes Français Modernes ) , pp. 33-48. 2 Le texte de La Solitude connaît deux versions légèrement différentes de celle de 1629 et publiées antérieurement à celle-ci. Il s’agit là d’une version imprimée par l’éditeur Claude Morot et parue sous le nom de Théophile de Viau en 1627 et d’une version découverte par Christian Wentzlaff-Eggebert dans le roman Hermiante de Jean-Pierre Camus, roman qui fut publié pour la première fois en 1623. Cf. Jean Lagny, « Autour de La Solitude de Saint Amant : Questions de dates », dans Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, Nouvelle Série, 1955, pp. 235-245 ; Christian Wentzlaff-Eggebert, Forminteresse, Traditionsverbundenheit und Aktualisierungsbedürfnis als Merkmale des Dichtens von Saint-Amant. München : Hueber, 1967, pp. 63-80. 3 La citation figure dans l’« Elegie à Monseigneur le Duc de Rets », poème qui précède « La Solitude » dans l’édition de 1629 des Œuvres de Saint-Amant. Le poète y déplore surtout les nombreuses coquilles qui se sont glissées dans son poème et en accuse son imprimeur. Cf. « Elegie à Monseigneur le Duc de Rets, Sur ce qu’on avoit mal imprimé ma Solitude », dans Saint-Amant, Œuvres, I, pp. 27- 32, la citation p. 28 : « Vistes-vous sans regret l’honneur de mon estude, / Mon noble coup-d’essay, ma chere Solitude, / Ainsi defigurée en ses traits les plus beaux, / Trotter comme une gueuse en des sales lambeaux ? » 4 Voir à propos de la réception de l’œuvre de Saint-Amant au XVII e siècle l’« Introduction » du livre de Dorothee Scholl, Moyse sauvé : Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint-Amant. Paris-Seattle-Tübingen : Papers on French Seventeenth Century Literature, 1995 (Biblio 17, 90), pp. 9-26. Rainer Zaiser 478 Faret, l’auteur de l’ouvrage L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour (1630). En préfaçant l’édition de 1629, celui-ci qualifie les poèmes de Saint- Amant de « Peinture parlante », à savoir de « Descriptions, qui sont comme de riches Tableaux où la Nature est representée ». 5 Il cite en exemple La Solitude dont il exalte la beauté capable, selon ses dires, de faire naître auprès de ses lecteurs et lectrices le désir de fuir les villes et de s’installer dans les pays doux de la campagne, et ne fût-ce qu’en rêve. 6 Ce sont surtout ces tableaux idylliques qui n’ont cessé d’exercer leur charme sur les lecteurs et les lectrices de l’œuvre de Saint-Amant. Seuls les adhérents du classicisme ont dédaigné la verve poétique de l’auteur de La Solitude. A la suite du verdict de Boileau, qui, dans son Art poétique, conjura les poètes contemporains de ne pas suivre l’exemple de « ce Fou » 7 , Saint-Amant devait tomber dans l’oubli deux siècles durant. Sa réhabilitation est due à Théophile Gautier, qui lui consacre un chapitre entier dans son ouvrage sur Les Grotesques publié en 1844. Gautier n’hésite pas à estimer la poésie de Saint- Amant bien supérieure à celle des poètes entièrement dévoués à l’esthétique classique. 8 En prodiguant des louanges dithyrambiques à La Solitude Gautier se montre surtout impressionné par la technique descriptive de Saint-Amant, technique dans laquelle il voit l’expression d’une perception sensible des choses de la nature. Voici quelques propos témoignant de l’éloge de Gautier : 5 Cf. « Preface sur les Œuvres de Mr de Saint-Amant. Par son fidelle Amy Faret. » dans Saint-Amant, Œuvres, I, p. 15. 6 Cf. « Preface sur les Œuvres de Mr de Saint-Amant. Par son fidelle Amy Faret. » dans Saint-Amant, Œuvres, I, pp. 16-17 : « […] qui peut voir ceste belle Solitude, à qui toute la France a donné sa voix, sans estre tenté d’aller resver dans les deserts, & si tous ceux qui l’ont admirée s’estoient laissé aller aux premiers mouvemens qu’ils ont eus en la lisant, la Solitude mesme n’auroit-elle pas esté destruitte par sa propre loüange, & ne seroit-elle pas aujourd’hui plus frequentée que les Villes ? » 7 Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal. Paris : Gallimard, 1966 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 175 (Chant III, v. 261). 8 Cf. Théophile Gautier, Les Grotesques. Texte établi, annoté et présenté par Cecilia Rizza. Bari : Schena, Paris : Nizet, 1985 (Biblioteca della Ricerca), p. 212 : « Sa Solitude […] est une très-belle [sic] chose et de la plus étrange nouveauté pour l’époque où elle parut ; elle contient en germe presque toute la révolution littéraire qui éclata plus tard. La nature y est étudiée immédiatement et non à travers les œuvres des maîtres antérieurs. Vous ne trouverez rien dans les poètes, dits classiques, de ce temps qui ait cette fraîcheur de coloris, cette mélancolique [sic], cette manière calme et douce qui donnent un si grand charme à l’ode sur la Solitude. » La modernité de Saint-Amant 479 Le poète se promène en un lieu écarté, où n’arrive pas le bruit du monde, et il décrit ce qu’il voit […] avec une liberté et une finesse de touche, avec un sentiment qui sentent leur grand maître ; il n’est guère possible de faire mieux dans le genre pittoresque. 9 Le jugement porté par Gautier sur la poésie de Saint-Amant a considérablement influencé sa réception au vingtième siècle. Salué par les écrivains du dernier tiers du dix-neuvième siècle comme un de leurs précurseurs, mais marginalisé encore par les historiens de la littérature, admirateurs du classicisme, dans la première moitié du siècle suivant, Saint-Amant gagne irrévocablement la faveur de la critique littéraire du vingtième siècle au fur et à mesure que le terme de baroque s’impose à partir des années cinquante et mène à une revalorisation des poètes du premier dix-septième siècle. 10 Dès lors, les études consacrées à l’œuvre de notre auteur, notamment à La Solitude, se sont multipliées. En témoigne l’état de recherche publié en 1980 par Robert Corum et Catherine Ingold dans la revue Œuvres et Critiques. 11 Les auteurs de cette contribution classent les études sur Saint- Amant parues dans les années cinquante, soixante et soixante-dix suivant les différentes méthodes utilisées par les critiques. Corum et Ingold constatent quatre approches qui se distinguent l’une de l’autre. Selon leurs dires, un premier groupe de chercheurs reprend le point de vue adopté par Nicolas Faret en voyant dans La Solitude de Saint-Amant une description mimétique de la nature. 12 D’autres critiques s’inscrivent dans la tradition de l’interprétation romantique de Gautier en considérant la représentation de la nature dans le poème de Saint-Amant comme le miroir de l’état d’âme du poète. 13 9 Gautier, Les Grotesques, pp. 212-213. 10 Voir à propos de la découverte du baroque littéraire l’étude classique de Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France : Circé et le Paon. Paris : Corti, 1954. L’anthologie éditée par David L. Rubin La poésie française du premier XVII e siècle : Textes et contextes (Tübingen : Narr, 1986, pp. 264-265) montre l’intérêt que la critique a porté à la littérature baroque dans les années quatre-vingt. Quant à la réception de Saint-Amant aux XIX e et XX e siècles, je dois beaucoup à l’étude de Dorothee Scholl, op. cit., pp. 19-23. 11 Cf. Robert T. Corum Jr., Catherine Ingold, « Perceptions sur La Solitude (1844- 1979) », dans Œuvres et Critiques, V, 1 (automne 1980), pp. 41-49. 12 Cf. par exemple C. D. Rolfe, Saint-Amant and the Theory of « Ut pictura poesis ». London : The Modern Humanities Research Association, 1972 ; D. Dale Cosper, « La Peinture parlante de Saint-Amant vue par la critique littéraire », dans Œuvres et Critiques, I, 2 (1976), pp. 73-84. 13 Cf. entre autres Samuel L. Borton, Six Modes of Sensibility in Saint-Amant. The Hague, Paris : Mouton & Co., 1966 ; Jacques Bailbé, « Les paysages chez Saint- Amant », dans CAIEF, n° 29, mai 1976, pp. 24-44, repris dans Jacques Bailbé, Saint-Amant et la Normandie littéraire. Etudes réunies à la mémoire de Jacques Rainer Zaiser 480 Le troisième groupe décline cette interprétation psychologique en reconnaissant dans les images de La Solitude l’expression de l’esthétique baroque dans tout son dynamisme et son hétérogénéité. 14 Le quatrième groupe, que l’on pourrait dénommer formaliste, ne s’intéresse qu’à la composition du poème. 15 L’incohérence reprochée souvent à l’invention poétique de Saint- Amant par les exégètes qui essayent de situer les images de son poème dans un contexte psychologique ou historique est contestée par les critiques formalistes susceptibles de remarquer une unité structurelle dans la variété des éléments thématiques et rhétoriques dans son ouvrage. Certes, ni la thèse de l’incohérence esthétique ni celle de la cohérence structurelle du poème de Saint-Amant sont à réfuter, mais ni l’une ni l’autre n’est impérative. Elles dépendent essentiellement des présupposés de leurs auteurs, à savoir de leurs points de vue méthodologiques qui, respectivement, ne sont ni absolument objectifs ni absolument vrais. S’y ajoute que l’incohérence des images que Saint-Amant a créées dans son poème n’est pas non plus, me paraît-il, un défaut poétique, comme le prétendent parfois ceux qui défendent la Bailbé, II, par Robert Aulotte, Claude Blum, Nicole Cazauran et Françoise Joukovsky. Paris : Champion, 1995, pp. 31-47. Ces interprétations psychologiques tendent à voir dans les paysages poétiques de Saint-Amant non seulement le résultat d’un acte mimétique, mais aussi celui d’un acte imaginaire. Samuel Borton, par exemple, part de l’idée que, quant au paysage de La Solitude, le poète a puisé dans le réel et dans l’imaginaire des grottes artificielles typiques de la culture jardinière de la Renaissance. Cf. Borton 1966, p. 53 : « Imitation of the real and the fantastic was one of the enchantments of the grotto adventure. Bernard Palissy set ceramic bas-reliefs in the watercourses so that the current lent a lively movement to his groups of sculptured marine animals : serpents, fishes, lobsters, etc. If the grotto had its murals of water-fowl and sea monsters, of wild and fabulous creatures, these are also the inhabitants of Saint-Amant’s adventure on Belle-Isle. » Voir également Bailbé 1995, p. 31 : « […] Saint-Amant, dans ses paysages, ne se contente pas de reproduire le réel avec exactitude ; il l’embellit, le recrée, pour rester fidèle à ses dons, à sa conception de la poésie, qui repousse toute servitude dans l’imitation. » 14 Cf. par exemple Rousset, La littérature de l’âge baroque, op. cit., p. 107 : « […] une œuvre de ce genre est un miroir à multiples facettes […] ». Imbrie Buffum, Studies in the Baroque from Montaigne to Rotrou. New Haven : Yale University Press, 1957, pp. 140-148, p. 147 : « All arouse the poet’s sympathetic interest : it is the baroque love and acceptance of the strangeness and complexity of the world. » Jacques Bailbé, « La couleur baroque de la langue et du style dans les premières œuvres de Saint-Amant », dans Saint-Amant et la Normandie littéraire. Études réunies à la mémoire de Jacques Bailbé. Paris : Champion, 1995, pp. 233- 248. 15 Voir à propos de cette approche formaliste le livre de Robert T. Corum Jr., Other Worlds and Other Seas. Lexington : French Forum Monographs, 1979. La modernité de Saint-Amant 481 cause de l’esthétique classique. 16 Cette incohérence marquée par des contradictions et des bizarreries est, au contraire, voulue par le poète, voire elle est partie intégrante de son programme poétique. Cet aspect est suggéré par les études qui signalent les sources dans lesquelles Saint-Amant semble avoir puisé en créant son ode sur la solitude. William Roberts a pu retrouver dans La Solitude de nombreux emprunts aux Soledades de Góngora. 17 Christian Wentzlaff-Eggebert souligne le fait que le paysage décrit par Saint-Amant n’a pas pour origine une expérience vécue, mais l’imitation de plusieurs modèles littéraires pris de la tradition pastorale, des Métamorphoses d’Ovide et de la mythologie antique. 18 Edwin Duval, lui aussi, découvre un grand nombre de références intertextuelles à Ovide et au locus amoenus de la tradition bucolique, mais il constate également que Saint-Amant vise plutôt à détruire qu’à reconstruire la signification originelle de ses emprunts littéraires. Suivant la thèse de Duval, le but de l’auteur est de créer une œuvre paradoxale dans laquelle le locus amoenus et le locus horribilis sont simplement juxtaposés l’un à côté de l’autre en laissant la signification de 16 Voir par exemple le jugement de Gustave Lanson, Histoire de la littérature française. 4 e éd., Paris : Hachette, 1895, p. 389 : « [l’œuvre de Saint-Amant] outre la grossièreté, le ridicule ; elle étale la bouffonnerie ou cynique ou brutale. » 17 Cf. William Roberts, « Saint-Amant’s mini-Soledad », dans Jean-Jacques Desmorets et Lise Leibacher-Ouvrard, éds., Pascal, Corneille, désert, retraite, engagement. Actes de Tucson. Paris-Seattle-Tübingen : Papers on French Seventeenth Century Literature, 1984 (Biblio 17, 21), pp. 273-304, p. 295 : « In this poem one gets the impression that Saint-Amant is as familiar with Góngora as he is with Ovid. […] As we have seen, Saint-Amant adopts Góngora’s title and his general plan - quite different from the format of the Metamorphoses - in which a young male observer walks in time through a series of outdoor landscapes […]. Most of this graphically depicted topography, wild life, and the meditations inspired by these elements, appear to stem primarily from the Soledades. » 18 Cf. Christian Wentzlaff-Eggebert, Forminteresse, Traditionsverbundenheit und Aktualisierungsbedürfnis als Merkmale des Dichtens von Saint-Amant, op. cit., p. 123 : « Es ging vielmehr darum zu untersuchen, ob die von Saint-Amant evozierte Landschaft nicht als konventionell zu betrachten ist, und diese Frage muß positiv beantwortet werden, weil die wesentlichen Merkmale von Saint-Amants Charakteristik des einsamen Ortes sich als Elemente der pastoralen Tradition erwiesen haben, erweitert gelegentlich durch mythologische Reminiszenzen, die - ebenfalls in der bukolischen Dichtung weitgehend geläufig - letzten Endes fast alle auf Ovid zurückwiesen. » Voir à propos de l’art imitatif de Saint-Amant aussi Erich Streitenberger, Les merveilles d’autrui : Aspekte der Aktualisierung antiker Einsamkeitstopik in der französischen Lyrik des « premier dix-septième siècle ». Frankfurt am Main et al. : Peter Lang, 2003, pp. 144-150. Rainer Zaiser 482 cette juxtaposition en suspens. 19 Mon propos sera de montrer que c’est justement dans cette coexistence d’éléments divers et contraires que réside la modernité du programme poétique de Saint-Amant, et ceci d’autant plus que ce programme est exposé, dans les derniers vers de son poème, par le je lyrique dans un discours métapoétique. Dans un bref essai intitulé « Littérature et méta-langage » et paru en 1959, Roland Barthes considère l’autoréflexivité de la littérature comme un phénomène particulièrement moderne, à savoir un phénomène de la littérature du vingtième siècle. 20 Barthes ignore encore les précurseurs de ce procédé, mais la critique a découvert entre-temps un bon nombre de textes littéraires réfléchissant sur eux-mêmes dans les époques antérieures au vingtième siècle. 21 Nous pouvons y ajouter La Solitude de Saint-Amant. Néanmoins le poème débute par des vers qui ne semblent ni équivoques ni autoréflexifs. Le poète évoque toute une série d’images dont la signification paraît tout à fait évidente. Les premières strophes sont consacrées à la description d’un locus amoenus, lieu commun de la littérature pastorale. C’est ainsi que l’imitation d’un motif classique fait naître le scénario d’une contrée idyllique qui rappelle, comme le suggère le poète lui-même, le pays 19 Cf. Edwin M. Duval, « Ovid and the Meaning of Saint-Amant’s La Solitude », dans Papers on French Seventeenth Century Literature, VIII, 14,2 (1981), pp. 113-121, p. 119 : « The conventional loci amoeni of « La Solitude » are thus undercut by a kind of erosion from within. Saint-Amant appears to have used classical loci for the express purpose of undercutting loci communes in order to describe scenes which both are and are not loci amoeni, and thereby to create an ingenious and paradoxical work which in effect undermines itself. » 20 Cf. Roland Barthes, « Littérature et méta-langage », dans Roland Barthes, Essais critiques. Paris: Seuil, 1964 (Essais, Points), pp. 110-111, p. 110 : « Pendant des siècles […] la littérature ne réfléchissait jamais sur elle-même […] Et puis, probablement avec les premiers ébranlements de la bonne conscience bourgeoise, la littérature s’est mise à se sentir double : à la fois objet et regard sur cet objet, parole et parole de cette parole, littérature-objet et méta-littérature. » 21 Cf. Wayne C. Booth, « The Self-conscious Narrator in Comic Fiction before Tristram Shandy », dans Publications of the Modern Language Association of America, 67 (1952), pp. 163-185 ; Jean Alter, « C’est moi qui parlons : le jeu des narrateurs dans Francion », dans French Forum, V, 2 (May 1980), pp. 99-105 ; Robert Alter, Partial Magic : The Novel as Self-Conscious Genre. Berkeley, Los Angeles, London: University of California Press, 1975 ; Martine Debaisieux, Le procès du roman : Ecriture et contrefaçon chez Charles Sorel. Saratoga : Anma Libri, 1989 ; Dianne Guennin-Lelle, « Framing the Narrative : The Roman bourgeois as Metafiction », dans Papers on French Seventeenth Literature, XVI, 30 (1989), pp. 179-184 ; Selma Zebouni, « La mimesis en question : Métafiction et autoréférentialité au XVII e siècle », dans Papers on French Seventeenth Century Literature, XVI, 30 (1989), pp. 169-178. La modernité de Saint-Amant 483 mythique de l’Arcadie où Pan (II, v. 15), le dieu des bergers et des bergères, règnait jadis en maître. La description de l’aménité du paysage ne manque pas pourtant d’allusions à des situations qui troublent le repos du paradis terrestre. Dans la troisième strophe, le je lyrique ne peut s’empêcher de penser, malgré les douceurs du printemps, « au chant langoureux » de Philomèle (III, v. 23), héroïne mythique violée par son beau-frère qui lui coupe la langue pour l’empêcher de l’accuser du crime. Pour la sauver des mains de son malfaiteur, les Dieux la métamorphosent en rossignol qui, depuis, ne cesse de chanter d’un air mélancolique son regrettable sort. C’est à cette histoire que le poète fait allusion quand il parle du « chant langoureux » de Philomèle, histoire racontée par Ovide dans ses Métamorphoses, 22 qui sont la source indubitable de plusieurs scènes du poème de Saint- Amant. 23 En évoquant dans la même strophe tous ces « malheureux » qui, à cause de leur chagrin, n’hésitent pas à se jeter du haut des « Monts pendans en precipices » (III, v. 26), Saint-Amant rappelle une autre source littéraire. Dans l’acte quatre, scène deux de la tragi-comédie pastorale Aminta du Tasse, un messager raconte comment le héros éponyme s’est précipité du haut d’un rocher à cause de son amour malheureux. 24 Il faut cependant mentionner que le héros de la pièce du Tasse survit à la chute et finit par gagner la faveur de la jeune fille qu’il aime. A partir de la sixième strophe, les circonstances menaçant le locus amoenus augmentent en nombre et se font remarquer de plus en plus nettement. Dans le marais paisible où les oiseaux aquatiques se croient à l’abri de tout péril, un chasseur guette pour effectuer ses « pratiques mortelles » (VI, vv. 3-4). Les vieux châteaux perçus par le poète sont tombés en ruine et n’abritent que des sorciers et des démons enclins à torturer les hommes (VIII). S’y ajoutent un aigle poussant « ses cris funebres » (IX, v. 2) et un « squelette horrible / D’un pauvre Amant » (IX, vv. 6-7) qui s’est pendu à cause d’une bergère refusant son amour. Le scénario devient donc de plus en plus étrange. L’amant se désespérant d’un amour malheureux constitue, il est vrai, un élément topique de la littérature pastorale, mais les conséquences qui résultent de l’amour contrarié n’y sont jamais présentées comme aussi draconiennes que le révèle le poème de Saint-Amant. Chez lui, le désespoir du berger malheureux est mis en scène par l’image grotesque et 22 Cf. Livre VI, vv. 440-674. 23 Voir à ce propos Duval 1981, p. 117 : « Nearly every scene in the poem is either (1) the translation of a description in the Metamorphoses, (2) the descriptive transformation of a narration in the Metamorphoses, or […] (3) both. » 24 Cf. Torquato Tasso, Aminta, dans Il teatro italiano, II. La tragedia del Cinquecento. Tomo secondo. A cura di Marco Ariani. Torino : Einaudi, 1977, pp. 647-721, Acte IV, scène 2, vv. 36-95. Rainer Zaiser 484 cruelle d’un squelette pendu. C’est ainsi que Saint-Amant varie et modifie les motifs qu’il puise à la tradition de la littérature classique et de la mythologie antique, afin de créer une œuvre d’art qui se libère du principe poétique de l’imitation de modèles précédents. Saint-Amant n’est pourtant pas non plus un poète qui s’inspire de la nature pour se montrer moderne dans le sens attribué à ce terme au XVII e siècle. Il refuse d’imiter non seulement les anciens mais aussi les données immédiates de la réalité. La modernité de La Solitude de Saint-Amant réside dans le fait que le poète fonde son acte créateur sur un jeu intertextuel dont il dispose arbitrairement sans tenir compte des significations originelles de ses emprunts textuels. Son but est de créer quelque chose de nouveau. Reste à savoir en quoi consiste cette nouveauté. Le poète y répond lui-même dans les trois dernières strophes de son poème, et ne fût-ce qu’obscurément. C’est la raison pour laquelle la plupart des exégètes de La Solitude passent sous silence ces dernières strophes ou ils n’effleurent que leur signification en leur donnant le sens d’une simple dédicace à Alcidon, destinataire apparent du poème 25 , ou le sens d’une inspiration néo-platonicienne. 26 Mais à y regarder de plus près, l’intention du poète va bien au-delà de ces interprétations. Les trois dernières strophes présentent une poétique qui se rapproche du concept de l’art pour l’art mis en œuvre ultérieurement en termes plus nets par le même Théophile Gautier qui ne voit dans le poème de Saint-Amant qu’une création romantique avant la lettre. Pour terminer, je me permets d’attirer très brièvement l’attention sur quelques vers consacrés par Saint-Amant à son art poétique à lui. Dans la première des trois strophes finales le poète se propose « de ne rien faire que de beau » (vv. 171-72). Le culte du beau sera le point culminant de la poétique de l’art pour l’art tel que Théophile Gautier l’exprimera dans son poème programmatique « L’art ». Dès les premiers vers de ce poème, Gautier constate que « l’œuvre sort plus belle / d’une forme au travail / rebelle » (vv. 1-3). Ce travail rebelle consiste chez lui en un refus 25 Voir par exemple Gautier qui clôt son analyse de La Solitude par la phrase laconique « La pièce se termine par quelques strophes d’envoi très ingénieuses. » (Les Grotesques, op. cit., p. 214). 26 Voir par exemple Wilfried Floeck, Esthétique de la diversité : Pour une histoire du baroque littéraire en France. Paris-Seattle-Tübingen : Papers on French Seventeenth Century Literature, 1989 (Biblio 17, 43), pp. 178-179 : « Dans l’avantdernière strophe de La Solitude dans laquelle Saint-Amant rend compte de son propre procédé poétique, il s’est lui-même réclamé d’une esthétique de l’imagination, de la liberté et de la diversité […] caractéristique du mouvement baroque entre la doctrine néo-platonicienne de l’inspiration et l’exaltation de la force créatrice de l’imagination de l’homme. » La modernité de Saint-Amant 485 de toutes les « contraintes fausses » (v. 5) imposées aux poètes par des préceptes poétiques. Saint-Amant, lui aussi, se vante de créer « une Poésie pleine de licence » (XIX, vv. 181-82) et d’avoir compris « [l]’Art d’Apollon [à savoir la poésie] sans nulle estude » (X, v. 194). C’est justement la vie solitaire qui lui permet de se libérer de toute influence extérieure et de se mettre à l’entière disposition de son esprit créateur : Je ne cherche que les deserts, Où révant tout seul, je m’amuse A des discours assez diserts De mon Genie avec la Muse […]. (XVIII, vv. 175-178) C’est ainsi que l’état isolé de la solitude devient non seulement la conditio sine qua non de l’épanouissement de la faculté créatrice du poète, mais aussi la métaphore de sa licence poétique. Seulement dans la solitude le poète est enflammé par la fureur qui veille à ce que l’objet poétique « s’offre à [ses] yeux » (cf. XIX, v. 187). Il va de soi que l’image de la fureur rappelle ici le furor poeticus de l’Antiquité romaine aussi bien que l’enthousiasme de la tradition grecque du poète inspiré. Tout en citant cette image du poète sacré, Saint-Amant est loin de vouloir fonder sa poésie sur l’inspiration divine. Sa fureur poétique à lui l’incite à faire naître un « fantasque tableau » (XVIII, v. 173), donc un tableau « capricieux […], qui a des manières ou des humeurs extraordinaires », comme le Dictionnaire de Furetière explique le mot de fantasque. Par conséquent, la poétique revendiquée par Saint-Amant se veut être maniérée, changeante, irrégulière et stupéfiante, bref, en termes d’aujourd’hui, baroque ou maniériste. En outre, Saint-Amant fait reconnaître que le plus haut but de son travail en tant que poète est d’atteindre la beauté de son œuvre. A cette fin, il n’hésite pas à se servir de tout le dispositif de l’art et de la nature pour créer une œuvre extravagante et illuminée par les « beaux rayons de la splendeur » issus de sa fantaisie. C’est dans cette autonomie esthétique de l’art que réside la modernité des réflexions métapoétiques de Saint-Amant, réflexions qui rapprochent l’auteur du dix-septième siècle du mouvement de l’art pour l’art mis au point par son admirateur Théophile Gautier dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Rainer Zaiser 486 Appendice La solitude à Alcidon I O que j’ayme la Solitude ! Que ces lieux sacrez à la Nuit, Esloignez du monde et du bruit, Plaisent à mon inquietude ! 5 Mon Dieu ! que mes yeux sont contens De voir ces Bois qui se trouverent A la nativité du Temps, Et que tous les Siecles reverent, Estre encore aussi beaux et vers, 10 Qu’aux premiers jours de l’Univers ! IV Que je trouve doux le ravage De ces fiers Torrents vagabonds, Qui se precipitent par bonds Dans ce valon vert et sauvage ! 35 Puis glissans sous les arbrisseaux Ainsi que des serpens sur l’herbe, Se changent en plaisans ruisseaux, Où quelque Nïade superbe Regne comme en son lict natal, 40 Dessus un throsne de cristal ! II Un gay Zephire les caresse D’un mouvement doux et flatteur ; Rien que leur extresme hauteur Ne fait remarquer leur vieillesse : 15 Jadis Pan, et ses Demy-Dieux Y vindrent chercher du refuge, Quand Jupiter ouvrit les Cieux Pour nous envoyer le Deluge, Et se sauvans sur leurs rameaux, 20 A peine virent-ils les Eaux. V Que j’ayme ce Marests paisible ! Il est tout bordé d’aliziers, D’aulnes, de saules, et d’oziers, A qui le fer n’est point nuisible ! 45 Les Nymphes y cherchans le frais, S’y viennent fournir de quenoüilles, De pipeaux, de joncs, et de glais, Où l’on voit sauter les grenoüilles, Qui de frayeur s’y vont cacher 50 Si tost qu’on veut s’en approcher. III Que sur cette Espine fleurie, Dont le Printemps est amoureux, Philomele au chant langoureux, Entretient bien ma réverie ! 25 Que je prens de plaisir à voir Ces Monts pendans en precipices, Qui pour les coups du desespoir Sont aux malheureux si propices, Quand la cruauté de leur sort 30 Les force à rechercher la mort ! VI Là, cent mille Oyseaux aquatiques Vivent, sans craindre en leur repos, Le Giboyeur fin, et dispos Avec ses mortelles practiques ; 55 L’un, tout joyeux d’un si beau jour, S’amuse à becquetter sa plume ; L’autre allentit le feu d’Amour Qui dans l’Eau mesme le consume, Et prennent tous innocemment 60 Leur plaisir en cét Element. La modernité de Saint-Amant 487 VII Jamais l’Esté, ny la froidure N’ont veu passer dessus cette eau Nulle charrette, ny batteau Depuis que l’un et l’autre dure. 65 Jamais Voyageur alteré N’y fit servir sa main de tasse ; Jamais Chevreüil deseperé N’y finit sa vie à la chasse ; Et jamais le traistre hameçon 70 N’en fit sortir aucun poisson. XI Là, se trouvent sur quelques marbres Des devises du temps passé ; Icy, l’âge a presque éffacé Des chiffres taillez sur les arbres. 105 Le plancher du lieu le plus haut Est tombé jusques dans la cave, Que la limace, et le crapaut, Soüillent de venin, et de bave ; Le lierre y croist au foyer 110 A l’ombrage d’un grand Noyer. VIII Que j’ayme à voir la decadence De ces vieux Chasteaux ruinez, Contre qui les Ans mutinez Ont déployé leur insolence ! 75 Les Sorciers y font leur Sabat ; Les Demons follets s’y retirent, Qui d’un malicieux esbat Trompent nos sens, et nous martirent ; Là se nichent en mille troux 80 Les Couleuvres, et les Hyboux. XII Là dessous s’estend une voute Si sombre en un certain endroit, Que quand Phebus y descendroit, Je pense qu’il n’y verroit goute. 115 Le Sommeil aux pesans sourcis Enchanté d’un morne silence, Y dort, bien loing de tous soucis, Dans les bras de la Nonchalence, Laschement couché sur le dos 120 Dessus des gerbes de pavos. IX L’Orfraye, avec ses cris funebres, Mortels augures des Destins, Fait rire, et dancer les Lutins Dans ces lieux remplis de tenebres. 85 Sous un chevron de bois maudit Y branle le squelette horrible D’un pauvre Amant qui se pendit Pour une Bergere insensible, Qui d’un seul regard de pitié 90 Ne daigna voir son amitié. XIII Au creux de cette grotte fresche Où l’Amour se pourroit geler, Echò ne cesse de brusler Pour son Amant froid, et revesche ; 125 Je m’y coule sans faire bruit, Et par la celeste harmonie D’un doux Lut, aux charmes instruit, Je flatte sa triste manie, Faisant repeter mes accords 130 A la voix qui luy sert de corps. X Aussi le Ciel Juge équitable, Qui maintient les Loix en vigueur, Prononça contre sa rigueur Une sentence épouventable : 95 Autour de ces vieux ossemens Son Ombre aux peines condamnée, Lamente en longs gemissemens Sa malheureuse destinée, Ayant, pour croistre son effroy, 100 Tousjours son crime devant soy. XIV Tantost, sortant de ces ruïnes, Je monte au haut de ce Rocher, Dont le sommet semble chercher En quel lieu se font les bruïnes : 135 Puis je descends tout à loisir, Sous une falaize escarpée, D’où je regarde avec plaisir L’onde, qui l’a presque sappée Jusqu’au siege de Palemon, 140 Fait d’esponges, et de limon. Rainer Zaiser 488 XV Que c’est une chose agreable D’estre sur le bord de la Mer, Quand elle vient à se calmer Apres quelque orage effroyable ! 145 Et que les chevelus Tritons, Hauts sur les vagues secoüées, Frapent les Airs d’estranges tons Avec leurs trompes enroüées, Dont l’eclat rend respectueux 150 Les vents les plus impetueux. XVIII A LCIDON , pour qui je me vante De ne rien faire que de beau, Reçoy ce fantasque tableau Fait d’une peinture vivante. 175 Je ne cherche que les deserts, Où révant tout seul, je m’amuse A des discours assez diserts De mon Genie avec la Muse : Mais mon plus aymable entretien 180 C’est le ressouvenir du tien. XVI Tantost, l’onde broüillant l’arene, Murmure et fremit de courroux, Se roullant dessus les cailloux Qu’elle apporte, et qu’elle r’entraine. 155 Tantost, elle estale en ses bors, Que l’ire de Neptune outrage, Des gens noyez, des Monstres mors, Des vaisseaux brisez du naufrage, Des diamans, de l’ambre gris, 160 Et mille autres choses de pris. XIX Tu vois dans cette Poësie Pleine de licence, et d’ardeur, Les beaux rayons de la splendeur Qui m’éclaire la fantaisie : 185 Tantost chagrin, tantost joyeux, Selon que la fureur m’enflame, Et que l’objet s’offre à mes yeux, Les propos me naissent en l’ame, Sans contraindre la liberté 190 Du Demon qui m’a transporté. XVII Tantost, la plus claire du monde, Elle semble un miroir flottant, Et nous represente à l’instant Encore d’autres Cieux sous l’onde : 165 Le Soleil s’y fait si bien voir, Y contemplant son beau visage, Qu’on est quelque temps à sçavoir Si c’est luy-mesme, ou son image, Et d’abord il semble à nos yeux 170 Qu’il s’est laissé tomber des Cieux. XX O que j’ayme la Solitude ! C’est l’Element des bons Esprits, C’est par elle que j’ay compris L’Art d’Apollon sans nulle estude : 195 Je l’ayme pour l’amour de toy, Connoissant que ton humeur l’ayme, Mais quand je pense bien à moy, Je la hay pour la raison mesme ; Car elle pourroit me ravir 200 L’heur de te voir, et te servir. PFSCL XXXV, 69 (2008) Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? MARIE-ODILE SWEETSER À la mémoire de Wolfgang Leiner qui a tant fait pour les études dix-septiémistes dans une perspective internationale, savant auteur, directeur de collections et de revues, animateur, conciliateur, qui a contribué au rayonnement de la langue et de la littérature françaises. Dans de précédentes études consacrées à quelques contes de La Fontaine, j’avais tenté de montrer combien il avait modifié l’esprit de ses sources pour faire de ses textes une création originale, adaptée au goût de son public mondain 1 . Ainsi dans Joconde, le thème annoncé dans le titre « l’infidélité des femmes » est manipulé par l’auteur qui montre que ce sont la vanité et l’égocentrisme des personnages masculins qui provoquent la vengeance comique de leurs épouses négligées. Dans la même veine, la fiancée du roi de Garbe, placée dans des circonstances difficiles se défend en s’adaptant de son mieux à des nécessités pressantes et parvient au mariage royal auquel elle était destinée. Le stéréotype de la femme dégradée par des expériences amoureuses successives se trouve ainsi renversé, remplacé par un exemple de prudence et de tolérance, de courage et de diplomatie. La présentation des personnages féminins dans ces contes témoigne d’un esprit libre, insinue une morale « moderne », tolérante et humaniste, dégagée des vues conventionnelles. Le regretté Roger Duchêne avait qualifié La Fontaine de « marginal » 2 , c’est-à-dire d’écrivain non-conformiste, très libre 1 Marie-Odile Sweetser, « Une fugue à trois voix : Joconde » ; « Images féminines chez La Fontaine » ; « La Fontaine conteur : vieilles histoires, nouvelle manière » dans Parcours lafontainien, Biblio 17, 150, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2004. « Les amours de Psyché et de Cupidon : Vision et esthétique nouvelles », Mélanges Roger Marchal, Presses Universitaires de Nancy, 2007, pp. 369-387. 2 Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, Paris : Fayard, 1990, p. 10 et passim. Marie-Odile Sweetser 490 dans son interprétation des sources. Pour Psyché, La Fontaine invoque une source latine, les Métamorphoses d’Apulée, mais n’hésite pas à la transformer. Déjà Jean-Pierre Collinet avait souligné cette indépendance s’affirmant dans la préface de Psyché 3 . Michel Jeanneret conclut pertinemment au point que, réécrivant une centième fois une vieille histoire, il en compose une nouvelle 4 . Cette indépendance d’esprit est partagée d’ailleurs par le narrateur et les amis qui l’ont accompagné à Versailles pour écouter la lecture de son œuvre. Le cadre choisi semble constituer un hommage somptueux à son créateur, le jeune roi Louis XIV dans la période la plus brillante de son règne, celle des années 1660. Toutefois l’évocation des orangers qui provenaient de Vaux pouvait être considérée comme un rappel voilé du sort tragique de Fouquet, créateur de Vaux et par suite comme un geste peu magnanime du prince à l’égard d’un prisonnier malheureux. Le jeune souverain est présenté dans sa gloire de Roi-Soleil, de dieu du jour, Phébus, et ses rencontres avec Thétis sont célébrées dans l’architecture et la décoration de la grotte où le groupe va s’installer pour écouter le conte. L’assimilation de Louis, dieu du jour et de l’Amour avec Phébus et Cupidon permet à l’auteur de présenter le monarque comme l’incarnation contemporaine du personnage principal de son roman : Quand le Soleil est las, et qu’il a fait sa tasche, Il descend chez Thétis et prend quelque relasche. C’est ainsi que Louis s’en va se délasser D’un soin que tous les jours il faut recommencer […] Celle qu’il s’en va voir seule occupe son âme. Il songe au doux moment où libre et sans témoins Il reverra l’objet qui dissipe ses soins (éd. citée, pp. 65-66) Pourrait-on voir ici un hommage discrètement anonyme de La Fontaine à Mme de Montespan ? Plus tard ses attaches avec la favorite, avec sa famille, le clan Mortemart, sont bien connues : présence du poète dans la Chambre 3 Jean-Pierre Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, Genève-Paris : Slatkine Reprints, 1989. Cet ouvrage fondamental comporte une section très substantielle sur Psyché. - Pour un traitement historique d’ensemble du mythe, voir Véronique Gély, L’Invention d’un mythe : Psyché. Allégorie et fiction du siècle de Platon au temps de La Fontaine, Lumière classique 56, Paris : Honoré Champion, 2006. 4 Michel Jeanneret, Introduction à son édition critique avec la collaboration de Stefan Schoettke, de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Paris : Librairie Générale Française, Le Livre de poche classique, 1991, p. 7. Toutes les citations de l’introduction, du texte et des notes renvoient à cette édition et seront indiquées dans le texte de l’article. Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? 491 du Sublime en 1675 et dédicace du deuxième recueil des Fables à Mme de Montespan 5 . Louis Phébus connaît auprès de la femme aimée la même détente, le même plaisir que connaîtra Cupidon auprès de Psyché. Les devoirs d’état d’un souverain ou d’un dieu tout-puissant viennent en premier lieu ; l’amour, la vie privée, les relations affectives, en second lieu. Psyché se rendra compte de cette hiérarchie qui la relègue à un rang inférieur. Le public des courtisans savait que le splendide cadre du parc de Versailles avait abrité des fêtes en 1664 et 1668 destinées à célébrer une succession de maîtresses royales, adorées puis abandonnées. Il semble bien que dans un roman consacré à l’amour, cette passion chez les rois et les dieux, soit reléguée au rang secondaire de divertissement. Louis, très soucieux de remplir ses devoirs de chef de l’Etat, avait aussi au début de son règne cultivé les plaisirs et les fêtes : La Fontaine avait pu espérer un prince favorable aux arts, ses espoirs allaient être déçus lorsque le monarque se tourne vers une politique de grandeur militaire 6 . De même, le bonheur de Psyché dans un cadre luxueux qui pouvait rappeler Versailles, se révèle de courte durée. Les splendeurs dont elle est entourée ne compensent pas ses légitimes inquiétudes, sa crainte d’être au pouvoir d’un être inconnu qui est peut-être un monstre, si elle en croit les termes de l’oracle. Malgré le luxe et les distractions somptueuses qui lui sont offertes, elle ne saurait oublier sa vie passée, sa famille. Elle se rend compte qu’elle est, en fait, prisonnière dans une cage dorée dont elle ne peut s’échapper : elle a perdu sa liberté ; son besoin de contacts affectifs avec des êtres qui lui sont toujours chers crée en elle un malaise, un vide que les amours secrètes avec un mari qui refuse de se faire connaître ne sauraient combler. La jeune fille a été enlevée, littéralement emportée dans les airs, arrachée à sa famille éplorée qui la conduisait dans un cortège funèbre au lieu où tous s’attendaient à une séparation déchirante. Or une somptueuse fête nuptiale l’attend ; habits ornés de diamants et de pierreries, festin arrosé de nectar et d’ambroisie, « Psiché mangea peu », signe d’anxiété. Tous les sens sont satisfaits : musique « douce et charmante », air célébrant l’Amour qui plut particulièrement à Psiché (p. 78). La jeune fille fait de nouveau preuve de soumission lorsqu’elle est conduite à la chambre nuptiale, sachant que toute résistance serait vaine contre la volonté des dieux. Ce qui manque dans cette cérémonie est la présence de l’époux, le consentement mutuel des deux conjoints, la présence d’une auto- 5 Marc Fumaroli, Le Poète et le roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris : Edition de Fallois, 1997, p. 369 et sq. 6 Marc Fumaroli, « De Vaux à Versailles : politique de la poésie » dans Littératures classiques, n˚ 29, janvier 1997, 31-45, sur Psyché p. 34 et sq. Marie-Odile Sweetser 492 rité religieuse qui servirait de témoin et consacrerait une promesse solennelle entre deux êtres qui se seraient librement choisis et exprimés. Après une nuit de plaisir amoureux, la jeune mariée se retrouve seule au matin : sa déception est vive, ses inquiétudes reviennent la tourmenter : Au lieu d’un jeune mary la pauvre Psiché ne voyant en cette chambre que des dorures ce qui n’estoit pas ce qu’elle cherchoit, ses inquiétudes recommencèrent. (pp. 80-81) Les dieux, comme les monarques chargés d’affaires d’état, ne peuvent consacrer beaucoup de temps à leurs rapports personnels : Vénus avait dû quitter Adonis pour se consacrer aux besoins de son culte. Psyché, en dépit de sa déception, n’abandonne pas son projet et poursuit sa volonté de connaître ce qui l’entoure et peut lui révéler l’identité du maître des lieux ; elle explore avidement le palais : « Les Nymphes avoient assez de peine à la suivre, l’avidité de ses yeux la faisant courir sans cesse de chambre en chambre. » (p. 81) Sur le soir, elle poursuit son projet de découverte dans les cours et jardins ; plus tard elle se hasardera à la périphérie, dans les bois, lieux réputés sauvages et parfois dangereux, mais, rassurée sur ce point, elle devient « plus hardie » : c’est dire que la volonté de savoir ne la quitte pas. Dans une grotte, lieu intime et sombre, elle retrouve son époux qui lui reproche de n’y avoir pas été attirée par l’amour. « Que voulez-vous que j’ayme ? » répondit Psiché (p. 88). Elle demande à voir son mari qui refuse de nouveau de se dévoiler. Le refus amène la jeune femme irritée à parler, dans un moment de dépit, contre sa pensée : « Je ne sçaurois donc vous aimer », reprit-elle assez brusquement. Elle en eut regret, d’autant plus qu’elle avoit dit cela contre sa pensée. » (p. 89) Elle se rend compte qu’elle l’a profondément blessé et qu’il souffre. Mais une défiance subsiste. Les paroles de l’Oracle luy revenoient en l’esprit. Le moyen de les accorder avec cette douceur passionnée que son époux luy faisoit paroistre ? Soûpirer pour un simple mot : cela sembloit tout à fait estrange à notre Héroïne ; et à dire vray tant de tendresse en un monstre estoit une chose assez nouvelle. Psiché répond en exprimant sa tendresse : il y a donc entre eux non seulement un attrait physique et des plaisirs partagés mais une véritable tendresse amoureuse et une correspondance de leur sensibilité. Ce qui manque à cette union c’est l’absence d’égalité entre les partenaires, le manque de confiance de Cupidon envers celle qu’il nomme son épouse mais qu’il traite en inférieure, en prisonnière, qu’il ne reconnaît pas en tant qu’individu. Selon les deux modèles du concept d’individualité rele- Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? 493 vé au XVII e siècle par Christian Biet 7 , l’un et l’autre sont absents dans la manière dont Psyché est traitée par Cupidon. Le premier modèle de formation de l’individualité selon Montaigne est essentiellement relationnel : l’individualité se constitue dans les rapports avec d’autres êtres, dans les échanges personnels, ce que l’auteur des Essais exprime simplement mais avec une forte conviction : Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conférence. J’en trouve l’usage plus doux qu’aucune autre action de nostre vie… L’estude des livres, c’est un mouvement languissant et faible, là où la conférence apprend et exerce en un coup 8 . C’est précisément cette communication avec d’autres êtres humains qui manque à Psyché, situation qui la fait souffrir et qui l’empêche de développer son individualité, de la faire reconnaître. C’est ce concept montaignien qui est pratiqué dans les milieux mondains par les échanges entre mondains et doctes dans une atmosphère d’égalité qui permet à de grandes dames d’acquérir des connaissances et une culture. Mme de Sévigné recommande à Mme de Grignan de former sa fille Pauline en l’entretenant, en la faisant parler et en l’instruisant de façon naturelle par l’échange. L’autre modèle est celui présenté par Descartes : pour lui l’individualité réside dans la volonté, dans la liberté de l’âme capable de pensée pure. Cette pensée donnée comme essentielle, individuelle et absolument certaine, induit le sentiment aigu de notre liberté, le pouvoir absolu de notre libre arbitre. Christian Biet relève l’importance de cette liberté dans les personnages littéraires : Les auteurs savent que ce qui intéresse les lecteurs et les spectateurs, ce sont les infractions… Ainsi les infractions témoignent d’une volonté particulière, singulière… L’homme est homme parce qu’il faillit, seul, qu’il se dresse, seul, contre la création de Dieu, ou contre la Norme quelle qu’elle soit, et c’est en cela qu’il fascine. (p. 341) Descartes distingue deux genres de pensées, « les unes sont les actions de l’âme, les autres sont ses passions » 9 . C’est précisément la transgression de 7 Christian Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime. Le jeu de la valeur et de la loi. Paris : Honoré Champion, 2002, pp. 339-342. L’auteur cite un passage de l’essai de Montaigne III, 8, « De l’art de conférer ». 8 Montaigne, Essais, éd. M. Rat, Paris : Editions Garnier, 3 vol. 1962 t. II, III, 8, « De l’art de conférer », p. 356. 9 Descartes, Les principes de la philosophie, article 39, dans Œuvres et lettres, éd. André Bridoux, Pléiade, Paris : Gallimard, 1953, p. 588. Les Passions de l’âme, articles 1 et 17, p. 704. Ibid. Marie-Odile Sweetser 494 Psyché à un interdit dont elle n’admet pas la nécessité, qui ne comporte à ses yeux aucun fondement rationnel mais qui suscite un intérêt dramatique pour les lecteurs : Quelque chose manquoit pourtant à la satisfaction de Psiché. Vous voyez bien que j’entends parler de la fantaisie de son mary, c’est-à-dire de cette opiniastreté à demeurer invisible… Pourquoy une résolution si extravagante ? (p. 90) Au moment où elle accomplit cette transgression elle est partagée entre sa volonté de connaître et sa liberté d’action, et les passions de l’âme, ses émotions vives, la crainte de perdre celui qu’elle aime. En effet, au moment de passer à l’action, elle éprouve un conflit intérieur : comme on ne connoist l’importance d’une action que quand on est près de l’exécuter, elle envisagea la sienne dans ce moment-là avec ses suites les plus fâcheuses, et se trouva combattuë de je ne sçay combien de passions aussi contraires que violentes… Chaque passion la tiroit à soy. Il fallut pourtant se déterminer. (pp. 113-114) Le rôle de la volonté et du libre arbitre est clairement mis en valeur, malgré les hésitations préalables suscitées par les passions de l’âme. Elle est émerveillée à la vue de Cupidon, éprouve une « volupté des yeux » et un « ravissement de l’esprit » (p. 115). Réveillé par la brûlure causée par la goutte d’huile tombée de la lampe et frappé par le poignard tombé à ses pieds, Cupidon y voit un projet de meurtre et l’interprète comme la trahison de son épouse à laquelle il ne donne pas le temps de s’expliquer : Cupidon outré de colère ne sentit pas la moitié du mal que la goute d’huile luy auroit fait dans un autre temps. Il jetta quelques regards foudroyans sur la malheureuse Psiché puis sans luy faire seulement la grâce de luy reprocher son crime, ce Dieu s’envola et le Palais disparut. (p. 135) Cette situation de transgression et de rejet devait rappeler aux lecteurs celle de la Genèse (III, 7), la sévère punition infligée à Psyché, celle du Dieu de l’Ancien Testament 10 . Toutefois Cupidon continue à surveiller la coupable pour l’empêcher d’attenter à sa vie : ceci révèle qu’il n’est pas complètement détaché d’elle, comme le lui diront plus tard le vieillard et ses filles. Mais la jeune désespérée, prête à en finir avec la vie, se trouve surtout frappée par la cruauté du dieu offensé. Elle pense qu’il souhaite qu’elle se noie, « ce genre de mort estant plus capable de le satisfaire que l’autre [la chute dans 10 Genèse III, dans la Bible de Sacy, éd. Philippe Sellier, Bouquins, Paris : Robert Laffont, 1990, pp. 8-9. Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? 495 un précipice] parce qu’il estoit plus lent et par conséquent plus cruel. » (p. 137) Le narrateur insiste sur la cruauté du dieu : il humilie Psyché en lui déclarant qu’elle n’est plus son épouse et la livre comme esclave à sa mère jalouse : celle-ci va s’ingénier à la faire souffrir dans l’espoir de la voir mourir. La première étape de ses errances l’amène chez un bon vieillard retiré du monde avec ses petites filles. Celui-ci la détourne d’attenter à sa vie et lui laisse espérer le retour de son mari. Elle conte ensuite son aventure aux jeunes filles : l’aînée approuve sa soumission et la rassure : son mari n’a point cessé de l’aimer ; la plus jeune, plus indépendante, donne tort à Cupidon. Frappée par le manque de relations dans la formation de ses jeunes amies, Psyché conseille au vieillard de les établir dans la ville voisine car elle sait combien de telles relations lui ont manqué dans sa vie de prisonnière dans un palais enchanté. Désireuse d’une explication et d’une réconciliation avec un mari qu’elle aime toujours, elle décide de partir à sa recherche, espérant le trouver auprès de sa mère qu’elle s’efforcera de fléchir. Après l’humiliation infligée par l’Amour, Psyché va connaître les souffrances causées par une rivale jalouse : flagellation et épreuves impossibles à surmonter. Ici encore le narrateur souligne la cruauté du dieu qui a permis de tels sévices à une femme aimée : Ah trop impitoyable Amour, En quels lieux estois-tu ? dy cruel, dy barbare : C’est toy, c’est ton plaisir, qui causa sa douleur : Ouy tigre, c’est toy seul qui t’en dois dire auteur ; Psiché n’eust rien souffert sans ton courroux bizarre. (pp. 187-188) La cruauté du dieu depuis l’enlèvement et au cours de sa vengeance est fortement mise en valeur : faudrait-il y voir une allusion implicite à celle du Dieu de l’Ancien Testament : la faute de Psyché, vouloir connaître son mari, exercer son libre-arbitre, est somme toute assez légère. Du moins Cupidon essaie-t-il de se racheter en aidant la malheureuse à surmonter les épreuves dangereuses ordonnées par Vénus. Au cours de la descente aux Enfers, Psyché transgresse un nouvel interdit établi par sa rivale : elle ne doit pas ouvrir la boîte qui contient le fard destiné à rendre à Vénus toute sa fraîcheur. Rassurée de voir les tourments destinés à de véritables criminels, Psyché en a conclu qu’« après tout, la faute qu’elle avoit commise ne méritoit pas une telle punition. » (p. 203) Elle juge que c’est elle qui a besoin d’un produit de beauté qui lui rendra les charmes dont elle a besoin pour « regagner un époux ». En bonne forme cartésienne, dont on apprécie l’ironie, « Psiché raisonna si bien qu’elle s’attira un nouveau malheur. »(p. 207) Marie-Odile Sweetser 496 La vapeur fuligineuse sortie de la boîte noircit son visage et une partie de son sein. La voilà devenue « la plus belle More du monde ». Selon les canons de beauté de l’époque, elle estime qu’elle ne saurait désormais plaire à son mari et décide de se retirer dans une forêt voisine, fréquentée par Cupidon, qui, de son côté, a réfléchi à toute leur aventure, s’est rendu compte qu’il aimait toujours Psyché qu’il n’avait pas traitée comme une épouse ou un individu doué d’une volonté propre et d’un libre arbitre. Cette retraite dans un « antre effroyable » (p. 208) où son aspect physique et un régime érémitique lui ont fait perdre sa beauté devait naturellement évoquer pour les lecteurs du XVII e siècle celle d’une sainte célèbre, la Madeleine. La Fontaine pouvait connaître l’œuvre de César de Nostredame, consacrée à la sainte pénitente, le sonnet de George de Scudéry, inspiré par sa visite à la grotte de la Sainte Baume en Provence 11 . Surtout son séjour de dix-huit mois à l’Oratoire l’avait mis en contact avec les textes de Bérulle célébrant l’amour mystique qui unissait Marie- Madeleine au Christ 12 . Les deux amants vont se retrouver dans cette solitude et reconnaître la permanence de leur amour et la qualité nouvelle qu’il a acquise ; ils se sont convertis à ce que l’éditeur appelle « le pur amour » (Intro., p. 17), étudié par Henri Brémond chez les humanistes chrétiens qui se sont inspirés et ont commenté des idées platoniciennes. Cupidon se jette aux pieds de la belle More, lui demande pardon des mauvais traitements qu’il lui a fait subir, affirme l’innocence de celle qu’il avait injustement condamnée : J’ay failli, continua-t-il en les embrassant [les pieds de Psyché] : mon caprice est cause qu’une personne innocente, qu’une personne qui estoit née pour ne connoistre que les plaisirs a souffert des peines que les coupables ne souffrent point. (p. 211) 11 César de Nostredame, Les Perles ou les larmes de la Saincte Magdeleine (1606). Voir les études de Christine McCall Probes sur ce poème, PFSCL 17, 1990, 107-119 et dans Création et Re-création, Etudes littéraires françaises 58, 1993, pp. 223- 234. Georges de Scudéry, sonnet CI « fait à la Ste Baume pour Sainte Madeleine » dans La Poésie à l’Age baroque 1598-1660, éd. Alain Niderst, Paris : Robert Laffont, 2005, p. 519. 12 Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, op. cit., ch. 5 « Un moment de ferveur », p. 40 « On y [à l’Oratoire] expliquait le catéchisme du Concile de Trente et des livres de piété… On mangeait frugalement et en silence tandis que des novices lisaient du haut d’une chaire un ouvrage édifiant », très probablement l’un de ceux rédigés par les membres de l’ordre, au premier rang, par son fondateur. Pierre de Bérulle, Elévation sur Sainte Madeleine, éd. Joseph Beaude, Paris : Ed. du Cerf, 1987. Collationes, juillet 1614, Sainte Madeleine, dans Œuvres complètes I, les Editions du Cerf, 1995, pp. 244-248. Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? 497 On note l’inversion de la situation traditionnelle : ici c’est le dieu qui se sent coupable et demande pardon à l’être humain qu’il a fait souffrir de sa colère : Je sçais les sentimens que vous avez eus : toute la nature me les a dits : il ne vous est pas échappé un seul mot de plainte contre ce Monstre qui estoit indigne de vostre amour… je ne demande pour toute grâce que quelque punition que vous m’imposiez vous-mesme. - Je vous condamne à estre aymé de vostre Psiché éternellement, dit nostre Héroïne ; car que vous l’aymiez, elle auroit tort de vous en prier, elle n’est plus belle. Psyché se rappelle le stade épicurien dans lequel elle avait connu Cupidon lors de leur idylle dans le palais enchanté où il avait abrité leurs premières amours : elle ne se rend pas encore compte que, lui aussi, s’est converti et a atteint un nouveau stade. Lorsqu’il demande à la belle More de sortir de l’antre et de lui faire voir combien elle avait changé afin « d’y apporter remède s’il se pouvoit » (p. 212) montrant par là qu’il compatit à ce qui est arrivé à son épouse, Psyché ne peut s’empêcher de rire devant ce nouveau renversement d’une situation qui avait causé ses malheurs. Vous m’avez refusé, s’il vous en souvient, la satisfaction de vous voir lors que je vous l’ay demandée, je vous pourrois rendre la pareille à bien meilleur droit, et avec bien plus de raison que vous n’en aviez ; mais j’ayme mieux me détruire dans vostre esprit que de ne pas vous complaire. (p. 212) Elle démontre ainsi qu’elle a atteint l’amour désintéressé qui est l’une des caractéristiques du pur amour. Pour les humanistes chrétiens « l’amour tel qu’ils le conçoivent, est premièrement désintéressé, oublieux de soi […]. » L’amour, écrit le P. Charles de Saint Paul « ne mérite nullement d’être nommé parfait s’il est intéressé et mélange ou de la crainte des rigueurs de la justice divine ou de l’espérance des récompenses ». Marie-Madeleine incarne cette attitude qui lui a permis de devenir l’héroïne préférée du XVII e siècle 13 . La réponse de l’Amour exprime fermement sa nouvelle étape dans la découverte d’un véritable amour : L’Amour se plaignit de la pensée qu’elle avoit, et luy jura par le Styx qu’il l’aimeroit éternellement, blanche ou noire, belle ou non belle, car ce n’estoit pas seulement son corps qui le rendoit amoureux, c’estoit son esprit et son âme par-dessus tout. (p. 213) Le mot essentiel, celui que Psyché incarne dans la tradition, celui de l’âme, est enfin prononcé par le dieu séduit au premier stade par la beauté 13 Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, vol. I, t. I, Nouvelle éd. augmentée, Grenoble : Ed. Jérôme Millon, 2006, p. 327. Marie-Odile Sweetser 498 physique de l’héroïne, et confirme qu’il a dépassé ce stade et va s’efforcer de lui accorder ce qu’elle mérite : une égalité de condition obtenue d’un Jupiter bienveillant et un véritable mariage cette fois, célébré devant l’assemblée des dieux de l’Olympe qui accueillent une nouvelle déesse comme leur égale. De ce mariage légitime, naîtra une fille, Volupté, ce qui replace le conte dans l’atmosphère épicurienne du début et fournit au narrateur - et au poète - l’occasion de célébrer tous les plaisirs de la condition humaine, depuis l’instinct vital et tous les délices procurés par les sens, jusqu’à ceux éprouvés par l’esprit - « le plus bel esprit de la Grèce », Epicure est invoqué, Volupté invitée à séjourner chez le narrateur/ poète où elle trouvera l’accueil qu’elle mérite. L’apothéose de Psyché consacre un concept idéal du mariage, basé sur une position d’égalité entre les partenaires, sur une acceptation des droits de l’individu au savoir et à la liberté de choix, sur un amour partagé où la part du corps et de l’âme se trouvent dans un harmonieux équilibre. Nous sommes loin de la situation initiale où Psyché se voyait livrée à un être qu’elle ne connaissait pas, sans son consentement. Louis XIV - Phébus et dieu de l’Amour - pouvait être rapproché du Cupidon qui prend possession d’une femme dont la beauté l’a séduit sans se soucier des sentiments de celle-ci. Elle se voit traitée comme un objet de plaisir, puis rejetée et sévèrement punie par un maître offensé qui n’a pas cherché à comprendre les raisons de sa transgression. Ce concept devait paraître révolutionnaire à l’époque d’où l’aspect implicitement subversif de l’œuvre. La présentation du jeune Louis XIV absorbé dans ses devoirs de chef d’état comportait à la fois un éloge et des réserves car il cherchait un délassement dans les charmes de l’amour situés dans un cadre de beauté et de luxe : ce choix pouvait paraître reléguer cet aspect de la vie dans une position secondaire. Surtout il n’envisageait pas la nature interpersonnelle de ses attachements amoureux, n’acceptait pas les conséquences psychologiques et morales liées à une autre personne, à un individu dont les sentiments et les besoins méritent le respect. Enfin les nombreuses allusions scripturales, inversées dans le portrait d’un dieu demandant pardon à un être humain, reconnaissant ses torts, son injustice et sa cruauté, pouvaient choquer les croyances orthodoxes, comme l’a montré J.-P. Collinet 14 . On comprend alors l’insuccès d’une œuvre en avance sur son temps, capable d’irriter les puissances établies dans le domaine politique ou moral. Psyché et Cupidon 14 J.-P. Collinet, « La Fontaine et la Genèse », dans La Genèse dans la littérature. Exégèses et réécritures, éd. Martine Bercot et Catherine Mayaux, Dijon : Ed. universitaires de Dijon, 2005, pp. 123-132. Les Amours de Psyché et de Cupidon : un conte subversif ? 499 parviennent à la réconciliation et au bonheur par eux-mêmes, sans l’intervention d’un médiateur. Toutefois l’œuvre plonge dans les grands courants d’idées de l’époque. On sait combien la critique récente s’est attachée à l’étude du courant néoépicurien dans l’œuvre lafontainienne : pour Marc Fumaroli, ce néo-épicurisme est contrebalancé par la conscience de la nature faillible, déchue de l’homme, ce qui indiquerait une tendance augustinienne sous-jacente. Depuis longtemps le platonisme inhérent au portrait de la beauté qui atteint un stade supérieur pour s’élever au monde des idées a été reconnu. H. Brémond a montré que l’humanisme chrétien du début du XVII e siècle avait récupéré la doctrine platonicienne passant du niveau de la beauté perçue par les sens à celui d’une beauté spirituelle dont l’exemple le plus fréquent et le plus exploité était celui de la Madeleine 15 . La Fontaine a puisé dans tous les grands courants de pensée de son temps, chez Montaigne, chez Descartes : Descartes ce mortel dont on eût fait un dieu chez les païens, et qui tient le milieu Entre l’homme et l’esprit… 16 Tous ces divers éléments fusionnés, fondus en un tout qui ne laisse pas au lecteur l’impression d’une œuvre hybride, mais celle d’un conte de fées implicitement tourné vers un humanisme moderne suggérant les droits de l’individu, se révèle en fait comme un conte philosophique avant la lettre. 15 Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle en France, Paris : P.U.F., 1998, pp. 263-314. Jean-Charles Darmon, Philosophie de la fable. La Fontaine et la crise du lyrisme, Paris : P.U.F., 2003. Marc Fumaroli, « De Vaux à Versailles : politique de la poésie », loc. cit , pp. 41- 43. Jean Lafond, « La Beauté et la Grâce, l’esthétique « platonicienne » des Amours de Psyché », RHLF 69, N o 3-4, mai-avril 1969. Christine Noille-Clauzade, « La Fontaine et les délices de Platon », dans Le Fablier, N o 17, 2006, « La Fontaine, poète savant », pp. 21-30. Voir en particulier la section 4, pp. 26-29 « Du platonisme à la réécriture galante (les leçons de Psyché) ». « Augustinisme et épicurisme au XVII e siècle » dans XVII e siècle, N o 135, N o 2, avril-juin 1982. Henri Brémond, voir note 13. 16 La Fontaine, Discours à Mme de La Sablière, Fables, livre IX, Œuvres complètes I, éd. J.-P. Collinet, La Pléiade, Paris : Gallimard, 1991, p. 384. PFSCL XXXV, 69 (2008) Visions coloniales et spectres barbares : Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois LISE LEIBACHER-OUVRARD Comme Edward Saïd l’a rappelé il y a quelques années, le rôle du roman dans la constitution des « expériences impériales » a été immense, entre autres en participant du pouvoir « de raconter ou d’empêcher d’autres récits de prendre forme et d’apparaître » 1 . Quelque temps auparavant, Pierre Macherey avait proposé que « Ce qu’il y a d’essentiel à toute parole, c’est son silence : ce qu’elle amène à taire. Le silence donne sa forme au visible » 2 . Ces deux courants théoriques convergents sont illustrés par un petit ouvrage anonyme - Le Zombi du Grand Pérou ou la Comtesse de Cocagne - paru en 1697, probablement à Rouen, et dont le XIX e siècle a confirmé l’attribution à « Pierre Corneille » Blessebois. Apollinaire en a fait depuis longtemps le « premier roman colonial » français 3 . Mais quand il n’est pas resté pratiquement invisible dans les histoires de l’exotisme comme dans celles de la littérature franco-antillaise, c’est pour sa fonction « documentaire » 4 qu’il a été lu. Or ce libelle facétieux importe avant tout pour ses fictions, et ce que leurs tensions entre dire et ne pas dire, voire dédire et inter-dire, révèlent de son inscription, rebelle mais ambiguë, dans la « dynamique impériale » de son temps (Saïd 25). La présence des Amérindiens et 1 Edward Saïd, Culture et impérialisme, trad. Paul Chemla, Paris : Fayard, 2000, pp. 12-13. 2 Pierre Macherey, « Dire et ne pas dire », Pour une théorie de la production littéraire, Paris : Maspero, 1966, p. 105. 3 G. Apollinaire (édit.), « Le Zombi du Grand-Pérou », L'Œuvre de Pierre-Corneille Blessebois, Paris : Bibliothèque des Curieux, 1921, pp. 5-6. C’est l’édition utilisée ici (désormais signalée dans le texte par l’initiale Z). 4 « For Blessebois, literature fulfilled a documentary function much like travel writing, closely mirroring his life and social milieu » ; Doris Garraway, The Libertine Colon : Creolization in the Early French Caribbean, Durham : Duke UP, 2005, p. 173. Lise Leibacher-Ouvrard 502 des Africains - le seul aspect qui pourra être envisagé ici - a beau y être évanescente ; elle hante bien la reprise ironique, au discours missionnaire entre autres, de la fiction du « Barbare imaginaire » 5 qui soutiendra la colonisation pendant longtemps, et par laquelle Blessebois se distancie de l’« illusion coloniale » 6 tout en y participant. * L’évanescence marque l’existence même de Blessebois 7 . Normand de petite noblesse protestante, garnement incendiaire banni de France, assassin exilé en Hollande où il se fait pornographe et diffamateur éhonté, c’est pour avoir déserté l’armée qu’il est condamné aux galères à vie avant de faire partie des forçats invalides que l’Etat déportera aux Antilles. A la Guadeloupe, en 1686, il est vendu comme « engagé » sur la plantation sucrière dite « du Grand-Pérou », et c’est dix ans après sa dernière arrestation connue (en 1687) que le Zombi (dé)voilera les exactions qui y avaient conduit : la mystification, par un ancien galérien, d’une « comtesse » créole qui voulait devenir invisible pour se venger impunément d’un amant planteur abusif. Par le fond comme par la forme, ce roman est tout aussi fuyant. Depuis Charles Nodier déjà 8 , son ancrage historique ne fait plus de doute. Mais comme je l’ai montré ailleurs 9 , par sa première personne fugitive et un métissage de registres et de genres qui interdit tout effet de réel, il relève avant tout de l’« autobiographie anti-autobiographique » propre aux romans libertins qui « burlesquaient toute réalité » 10 . De même, s’il est bien une œuvre « engagée dans le pays antillais» 11 , et s’il s’écarte de l’« exotisme caraïbe » 12 5 Laennec Hurbon, Le Barbare imaginaire , Paris : Editions du Cerf, 1988, p. 2. 6 Eric Deroo, et S. Lemaire, L'illusion coloniale, Paris : Tallandier, 2006. 7 Voir surtout F. Lachèvre, Pierre Corneille Blessebois, Normand (1646? -1700), Genève : Slatkine Reprints, 1968. 8 Mélanges tirés d’une petite bibliothèque, Paris : Crapelet, 1829, p. 365 ; voir aussi F. Lachèvre, « Une Revendication de Pierre Louys : la clé du Zombi du Grand Pérou (1697) », s.l.n.d., pp.1-23. 9 Leibacher-Ouvrard, « Mystifications libertines et Marges récalcitrantes : L’Autre Monde guadeloupéen de ‘Corneille, poète galérien’ », in P. Harry, A. Mothu et Ph. Sellier (édit.), Dissidents, excentriques et marginaux de l’Age classique. Autour de Cyrano de Bergerac, Paris : H. Champion, 2006, pp. 17-29. 10 J. Dejean, Libertine Strategies, Columbus : Ohio State UP, 1981, pp. 40-48. 11 Comme Régis Antoine l’avance sans élaborer ; voir Les Ecrivains français et les Antilles, Paris : Maisonneuve et Larose, 1978, p. 61. 12 Régis Antoine, « The Caribbean in Metropolitan French Writing », in History of Literature in the Caribbean, vol. I, Amsterdam : J. Benjamins, 1994, pp. 349-362 ; voir aussi P. Chamoiseau et R. Confiant, Lettres créoles [1635-1975], Paris : Gallimard, 1999, pp. 33-34. Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 503 des relations missionnaires dont les recueils des dominicains Du Tertre et Labat restent les plus illustres représentants, ce n’est pas seulement par les bribes de « langage des îles » 13 qui le parsèment lorsque le narrateur passe par le « Carbet », le « Marigot » ou « les cases à bagaces ». C’est avant tout parce que ces vocables peu familiers ne sont jamais expliqués au lecteur - alors que le père Labat jugera encore bon de le faire longuement plus tard 14 -, et qu’on apprend bien peu sur la Guadeloupe, qui n’est d’ailleurs jamais nommée. Ce faisant, non seulement Blessebois interdit tout triomphalisme colonial mais il occulte la métropole comme centre implicite de lecture et comme référence obligée. Son regard a d’ailleurs beau porter essentiellement sur les blancs. Lire le roman à la lumière des relations missionnaires et des archives coloniales - objet d’un travail séparé - laisse voir que Blessebois les décrit systématiquement à contre-courant, dévoilant ce que ces relations cherchent à dissimuler (mœurs dissolues des colons, indistinction de leurs conditions), pour mieux occulter les richesses dont elles pouvaient s’enorgueillir. En ne disant rien, surtout, du triste sort des « engagés » - dont l’ancien galérien faisait lui-même partie, et dont Du Tertre prétendait qu’ils mouraient « presque tous dans le temps de leurs trois ans » 15 - , Blessebois défie implicitement les autorités parce qu’il omet toute représentation de leur pouvoir sur des subalternes humiliés. Tel est aussi le cas de sa représentation évanescente des Caraïbes et des Africains. Concernant l’occultation apparemment radicale des Amérindiens ici, la fiction semble rejoindre la triste réalité démographique - entre sept et trente mille avant la colonisation, les indigènes n’étaient plus que deux ou trois cents dans les Petites Antilles françaises en 1686, Cayenne y compris 16 -, absence qui évoque également le discours des colonisateurs puis- 13 Raymond Breton, « Aux Révérends Pères Missionnaires », Art. 9, Dictionnaire caraïbe-français (1665). Marina Besada Paisa (édit.), Paris : Karthala, 1999, p. v. 14 Jean-Baptiste Labat (1663-1738), Nouveau Voyage aux isles de l’Amérique (1742), 4 vol., Fort-de-France-Martinique : Horizons Caraïbes, 1972 ; « Les maisons des Caraïbes s’appellent Carbets » (I, 288) ; Marigot est « un nom que l’on donne communement dans les Iles à tous les lieux où les eaux de pluie se rassemblent et se conservent » (I, 373) ; « Les cannes ayant été ainsi pressées en passant entre les deux premiers rolles, sont appelées Bagaces » (II, 191). 15 Jean-Baptiste Du Tertre (1610-1687), Histoire générale des Antilles [1667-1671], 4 vol., Fort-de-France : Editions C.E.P., 1958-1959, vol. III, p. 280. 16 James Pritchard, In Search of Empire. The French in the Americas, 1670-1730, Cambridge : Cambridge UP, 2004, pp. 8-10. Les chiffres varient de 7.000 à 15.000, selon Philip Boucher, Cannibal Encounters : Europeans and Island Caribs, 1492- 1763, Baltimore : The Johns Hopkins U.P., 1992, p. 35 ; de 20.000 à 30.000 pour Gérard Lafleur, Les Caraïbes des Petites Antilles, Paris : Karthala, 1992, p. 21. Lise Leibacher-Ouvrard 504 que, loin de rencontrer aux Antilles des « Barbares» au seul sens grec du terme (à savoir « étranger »), il avait surtout inauguré sa définition « lacunaire » et fortement négative de « non-civilisé » (Hurbon 9). Le Dictionnaire (1690) de Furetière s’en ressent ; son article Barbare renvoie bien d’abord à un « Etranger qui est d’un pays fort éloigné », mais il le voit surtout « sauvage, mal poli, cruel, et qui a des mœurs forts différentes des nôtres ». Lorsqu’il conclut que « Les Sauvages de l’Amérique sont fort barbares », c’est à l’instar des missionnaires qui décrivent la violence elle-même déjà conquérante et esclavagiste de Caraïbes exterminant leurs doux prédécesseurs insulaires (Du Tertre II, 424 ; Labat III, 241-242), ou qui les peignent sanguinaires par abus d’alcool (Labat III, 239), toujours cannibales de toute façon, et à l’exception du surprenant père Breton, aucun d’entre eux ne donne la parole à ces Amérindiens, alors que tous admettent pourtant qu’ils parlaient si bien. Si Blessebois ne fait pas mieux, dans le Zombi cependant, les Amérindiens qui sont moins « lacunaires » qu’inexistants sont bien présents symboliquement. Sous forme de traces d’abord, sous les pieds nus de la « comtesse » qui marche « à la manière des Indiennes », et de deux objets surtout : le « hamac » dans lequel elle s’étend, ce « lit de Sauvage » (Breton 6) qui était fait par les femmes uniquement 17 , auquel se joint un petit « coffre » qualifié de « caraïbe » pour la seule fois dans le roman, à savoir un panier, de fabrication strictement masculine cette fois 18 . Le peuple indigène survit donc ici, sous forme d’objets, dont les artisans sont doublement dépossédés au profit de la seule personne qui soit jamais nommée « créole », à savoir née dans le pays 19 ; appellation dont on oublie trop souvent qu’elle renvoie avant tout au droit d’un sol conquis, et qu’elle souligne implicitement qu’appartenances créole et amérindienne sont « antinomiques » au départ Outre les relations missionnaires, voir Paul Butel, Histoire des Antilles françaises XVII e - XX e siècle, Paris : Perrin, 2002, p. 32 sq. 17 Voir Du Tertre (II, 374) et Labat (I, 267-274). 18 (Z 252). « Ces paniers sont les coffres et les armoires des Indiens, ils n’en connaissent point d’autres » ; « Ce sont les hommes qui font les paniers et les autres ouvrages de cette espèce » (Labat I, 273). 19 Les origines de ce terme sont elles-mêmes à la fois troubles et métissées. Mais c hez les missionnaires français aux Antilles, il renvoie globalement à la deuxième génération des migrants (forcés ou non, noirs et blancs) ; c’est sous le substantif « criole » qu’on le trouve chez Furetière ; il en donne déjà l’acception eurocentrée - « C’est un nom que les Espagnols donnent à leurs enfants qui sont nez aux Indes » - que « créole » prendra, en 1762, lors de son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française : « Nom qu’on donne à un Européen d’origine qui est né en Amérique Un créole, une créole ». Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 505 puisque la première signale obligatoirement la dépossession de la seconde 20 . Or dans le Zombi, que Blessebois en ait été ou non conscient, il n’est pas indifférent qu’en résistance symbolique des Amérindiens, le « petit coffre caraïbe » serve de tombeau à la figurine torturée qui représente la matriarche de la plantation du Grand-Pérou. Contrairement aux Caraïbes, les Africains, eux, sont bien présents dans le roman, mais totalement évanescents, alors qu’en 1670, 16.000 d’entre eux formaient pourtant déjà plus de la moitié de la population globale des Petites Antilles 21 . T oujours anonymes dans ce libelle qui nomme pourtant le plus petit des blancs, toujours le ou les « nègres » de quelqu’un, ils sont toujours en mouvement également, ce qui les distingue des colons appelés « habitants » mais renvoie aussi à leur diaspora et à leur réification de marchandises en circulation - acquises par « titre d’achat » disait Du Tertre (II, 505) bien avant que le Code Noir (1685) ne définisse les esclaves comme des biens mobiliers 22 . Si « parler, c’est exister absolument pour l’autre », comme l’a dit autrefois Franz Fanon 23 , ces esclaves noirs que Labat jugeait pourtant « naturellement éloquents » (II, 400) n’existent pas dans le Zombi. Le premier rencontré est d’ailleurs décédé (Z 234). Mais l’affliction du planteur qui le perd signale bien, en négatif, le poids économique du disparu, car comme le gouverneur général aux Antilles le notait cyniquement dès 1684, « sans n ègres, on ne fait rien dans les Isles » (Butel 75). Contrairement à Du Tertre qui rend visible la puissance des blancs en s’étendant sur les « misères effroyables » des esclaves africains aux mains des chrétiens (II, 461) ; contrairement aussi à Labat qui décrit sur eux « les marques des coups de fouet » pour ajouter aussitôt qu’« on s’y fait bientôt » (I, 51), le Zombi n’exhibe aucun de ces tourments. D’où le relief discret de deux mentions fugitives qui rappellent que la coercition sexuelle était rampante dans l’aire américano-caraïbe 24 ; sous forme, ici, non seulement de 20 Comme le notent les derniers éditeurs du Père Breton, Dictionnaire caraïbefrançais (1665) …, p. x. 21 Pour la Guadeloupe, Pritchard (pp. 12 et 45) recense, en 1682, 4109 noirs / 2998 blancs ; total : 7107 ; en 1687 : 4982 noirs / 3549 blancs ; total : 8698. Jacques Adelaïde-Merlande parle de 6323 noirs et 5009 blancs en 1664 ; 4627 noirs et 3112 blancs en 1671 ; 6076 esclaves noirs et 3700 blancs en 1699 ; Histoire générale des Antilles et des Guyanes. Des précolombiens à nos jours, Paris : L’Harmattan, 1994, p. 94. 22 « Déclarons les esclaves être meubles » (Art. 44) « Edit du roi touchant à la police des Iles de l’Amérique française. Du mois de mars 1685 », Le Code Noir, Paris : Prault père, 1742, p. 49. 23 Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris : Seuil, 1952, p. 13. 24 Voir P. Chamoiseau et R. Confiant, Lettres créoles…, p. 125. Lise Leibacher-Ouvrard 506 l’attraction d’un jeune colon pour « la belle petite négresse » d’un ami (Z 260), mais de la débauche dominicale surtout, lors de laquelle « la plupart des principaux habitants » mêlent « les blanches avec les noires » dans le magasin où les attire « un amour éthiopien » (Z 258, je souligne). Cette dernière allusion renvoie encore à une autre fiction euro-centrée, la fable d’Africains hypersexués que les discours médicaux et missionnaires ancraient depuis longtemps en joignant le système humoral à la théorie des climats - pour le célèbre médecin Bartholin par exemple, « Il y a quelques Nations que la nature a favorisé d’un plus gros membre que les autres, comme les Ethiopiens » 25 . Mais tout en n’ignorant pas cette « lasciveté supposée » des noirs qui informera plus tard la « littérature du leurre » exoticoérotique (comme l’appellera Edouard Glissant 26 ), Blessebois n’y cède absolument pas. Contrairement au père Labat 27 , il exhibe uniquement les excès sexuels des blancs, et le renversement est d’autant plus ironique qu’alors que le « nègre » n’est appelé « esclave » que très rarement (Z 234, 255), c’est surtout la créole impudique qui l’est, elle dont le corps « obéit en esclave, / Et cet esclave est si brutal / Envers Dieu, qu’il haït et qu’il brave, / Qu’en se jouant il se fait mal » (Z 226). Dans un cadre esclavagiste dont les terribles réalités physiques sont occultées, cette mise aux fers métaphorique souligne d’abord la vacuité tragique de tropes aussi précieux qu’éculés. Mais elle rappelle aussi qu’il est erroné de penser le « libertin » dans son seul rapport à l’antiquité romaine - où le libertinus renvoie bien à l’esclave affranchi - alors que c’est au contraire sur le libertin lui-même esclave du vice et de l’hérésie que les penseurs chrétiens de l’Ancien Régime ont construit leur fiction apologétique 28 . C’est avec beaucoup de duplicité ironique que le très libertin narrateur de Blessebois joue sur deux tableaux chrétiens à la fois. Lorsqu’il entame le récit Bible en bouche pour faire de la comtesse libertine une esclave de passions déchaînées dont « L’ange terrible autant que laid » peut facilement user (Z 261), on croirait entendre le jésuite Garasse fustigeant le libertin Théophile. Mais on ne peut pas ignorer qu’au même moment les missionnaires construisaient eux-mêmes les « sauvages » en libertins ; ces Africains entre autres dont, disait Labat, « il semble que le démon les retient sous son esclavage par les sales voluptés où ils sont sans cesse plongés, et par cette 25 Gaspar Bartholin, Institutions anatomiques, Paris : Mathurin Hénault, 1647, p. 163 et p. 221. 26 Poétique de la relation, Paris : Gallimard, 1990, p. 84. 27 « les Négresses sont d’elles-mêmes très lascives » (Labat I, 303) ; la « complexion chaude [des Africains] les rend fort adonnés aux femmes » (Labat II, 401). 28 Voir Louise Godard de Donville, Le Libertin des origines à 1665 : Un produit des apologètes. Tübingen : Biblio 17, 1989. Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 507 vie libertine, indifférente et sensuelle, qui les conduit de péchés en péchés » (II, 391). La créole libertine et le Barbare imaginaire se ressemblent donc déjà, mais ce métissage ironique de la part de Blessebois n’est nulle part plus évident que dans les rapports fascinants de la comtesse à la magie ; d’autant que c’est là, surtout, que la fiction du « Barbare » imaginaire revient hanter les blancs du roman. Dès le début pourtant, toujours fidèle aux jeux de contre-courants constants du Zombi, la magie souvent dite « noire » est liée aux seuls blancs 29 . Au narrateur d’abord, ce prétendu « magicien » qui aurait fréquenté « l’Ange noir » aux galères (Z 232-3). A la créole surtout, qui avait vite appris, dans un manuel préservé par sa mère, comment la magie, par une « figure de cire » entre autres, pouvait permettre de se venger « invisiblement » (Z 246). Mystifiée par le faux magicien galérien, elle croira par deux fois à son invisibilité avant de mutiler sauvagement la poupée envoûtée qu’il avait fabriquée pour elle, en contrepartie bien sûr de faveurs sexuelles que deux autres colons partageront plus tard, dans une scène aux confins du viol collectif qui alertera finalement les autorités. La prétention à l’invisibilité, on le sait, fait partie de la panoplie du magicien dans bien des cultures, mais là encore elle est avant tout reliée à des fictions euro-centrées. Avec ce fantôme d’autant plus occidental qu’il est « couleur de neige » la première fois, Blessebois revient d’abord sur de vieilles obsessions personnelles : dans deux comédies et dans le roman très violents qu’il avait publiés bien avant, une amante abandonnée fréquentait déjà une « négromancienne » tandis qu’un devin faisait de « Corneille » le diable incarné 30 . L’intertextualité s’intensifie à se rendre compte que le spectre du Roman comique hante aussi de très près le Zombi. Scarron luimême avait à peine ébauché la mystification du crédule Ragotin (chap. XVIII) ; mais dans sa Suite du Roman comique, en 1679, Jean de Préchac avait fortement développé les (ex)actions d’un magicien (d’ailleurs lui aussi 29 Aux dires des spécialistes, cette proportion perdure au XX e siècle : « s’il me fallait essayer de définir l’état actuel de la magie et de la sorcellerie à la Martinique, j’admettrais assez volontiers qu’elles sont pour les deux tiers environ d’origine européenne, un tiers viendrait d’Afrique, tandis que se maintiendrait quelques survivances indiennes » ; Eugène Revert, « Zombis, engagés et vaudou », La Magie antillaise, Paris : Annuaire international des Français d’Outre Mer, 1977 [orig. 1951], p. 158. 30 Voir respectivement « Le Rut ou la pudeur éteinte [1676] », Œuvres érotiques du XVII e siècle, Paris : Fayard, 1988, pp. 149-50 ; « Marthe le Hayer ou Mademoiselle de Sçay » [1676], in (La) Bibliothèque d’Arétin, Cologne : Pierre Marteau, s.d. [c. 1680], p. 286 ; et La Corneille de Mademoiselle de Sçay [1678], F. Lachèvre (édit.), s.l. : chez son éditeur, s.d., p. 38 et p. 43. Lise Leibacher-Ouvrard 508 « rusé Normand », chap. III) grâce à qui le mystifié allait se croire invisible à deux reprises, avant de subir des violences collectives quand sa chemise « enchantée » serait enflammée 31 . Le Zombi est donc une fiction à plusieurs degrés. D’autant que depuis La République de Platon au moins (II, 359- 360), le mythe de Gygès - rendu invisible par un anneau magique lui permettant bien des crimes restés impunis - avait souvent servi des visées didactiques, entre autres en inspirant une des fables pédagogiques de Fénelon 32 , en cette fin même d’un XVII e siècle dont le goût du spectaculaire, voire la pulsion scopique, n’est d’ailleurs plus à démontrer, et où le désir de voir sans être vu pouvait passer pour le summum de la spécularité. A l’époque où Blessebois séjourne aux Antilles, enfin, l’Affaire des Poisons (1676-1682) n’est pas encore bien loin. Si la comtesse du roman recourt à la magie pour garder son marquis comme amant, certaines femmes de la cour de France en avaient fait autant. Le corps nu de la créole sur lequel de faux zombis viennent pratiquer des rites plutôt familiers est un simulacre évident de ces messes noires, elles-mêmes déjà copies sacrilèges, qui avaient envoyé La Voisin au bûcher. Blessebois joue donc avec le feu en libertin consommé. Surtout qu’en s’écartant délibérément du libertinage masqué, postérieur au procès de Théophile de Viau, son narrateur rejoue ici, avec un sérieux d’une impayable hypocrisie, la très flamboyante persona de Théophile que Garasse avait érigée en modèle à éviter - celui du libertin débauché, séducteur, esprit fort suborneur d’esprits faibles, et obligatoirement diabolique. Ce sont donc bien des fictions euro-centrées qui se croisent d’abord ici, à plusieurs niveaux du récit. Deux aspects de cette magie paraissent tout de même plus antillais. D’abord parce que l’esprit malin que la comtesse choisit d’incarner (et que le « magicien » européen rend particulièrement visible en se plaignant beaucoup de lui) est particulièrement frappeur et sanguinaire 33 , contraire- 31 Le Roman comique de Scarron : suites de Orfray et Preschac, 2 vol. en 1, Paris : J. Bry aîné, 1858. Pour Offray, voir vol. II, pp. 41-139 ; pour Jean de Préchac, voir pp. 140-216. Voir également Le Roman comique, Quatrième Partie, Lyon, J. Lyons, 1695, chapitre IX (« Ragotin invisible », p. 78 sq.) ; chapitre X (« Le malheureux succès de la Chemise enchantée », p. 82 sq). 32 Fénelon, « L’Anneau de Gygès », « Fables et opuscules pédagogiques », in Œuvres, vol. 1, Paris : La Pléiade, 1983, pp. 195-200 ; à ce sujet, voir R. Morel, « Invisibilité et spectacularité : Fénelon et ‘l’anneau de Gygès’», in Neophilologus 77, 2 (1993) : 205-214. 33 « …elle nous frappe l’un après l’autre » (Z 236) ; « j’entendis […] pleuvoir une grêle de coups de bâton » (Z 240). « La Forest était blessé à la main et à la jambe gauches assez honnêtement » (Z 241) ; « il nageait dans son sang » (Z 243). Dans le coffre caraïbe, la figurine de cire a « une jambe rompue, un bras cassé en trois Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 509 ment au diable occidental dont la marque reste souvent invisible sur le corps insensible des victimes qu’il séduit. A son insu ou non, Blessebois se joue pourtant encore là d’une autre obsession des relations missionnaires : leur représentation paradoxale de la religion caraïbe à la fois comme inexistante 34 et sous la coupe de diables extrêmement violents, ces « Maboyas » qui, selon elle, battaient 35 systématiquement les Amérindiens leurs « esclaves » - alors que la seule présence d’un chrétien pouvait les faire fuir à la manière des vampires esquivant la croix. Mais on ne peut guère ignorer, surtout, que la comtesse créole demande à l’« ange noir » du (faux) sorcier qu’il la transforme en zombi, requête radicalement originale ici. Sans doute issu du kikongo, proche en tout cas des mots zumbi des Angolais et mvumbi des Congolais 36 , le terme lui-même semble en effet totalement inconnu à l’époque où Blessebois l’utilise, pour la première fois peut-être, dans un titre qui mieux est - et bien sûr sans jamais l’expliquer ni préciser d’où il l’a tiré. En 1734, la mention plutôt fantaisiste du Zombri (sic) dans la Bibliothèque des romans de Lenglet-Dufresnoy suggère que le terme est encore peu familier 37 . Les choses commencent à peine à changer lorsqu’en 1765, l’article « Nègre » de l’Encyclopédie décrit des Guinéens ou quatre endroits, les yeux crevés et la tête percée de part en part de huit coups d’une aiguille monstrueuse » (Z 252). 34 Les Caraïbes « n’ont pas de religion » mais une « notion voilée de la divinité » ; R. Breton, Relations de l’île de la Guadeloupe [1647], Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1978, p. 136. Il vaudrait mieux dire qu’ils « n’ont point du tout de Religion, que de faire passer toutes leurs badineries, superstitions ou plutôt sacrilège, dont ils honorent tous les démons qui les séduisent, pour un culte de quelque divinité » (Du Tertre II, 344). 35 En 1654, le père Breton décrit des « volées de coups, parfois la mort » ; dix ans après, il en fait une affabulation psychosomatique causée par le naturel mélancolique des Indiens (170-171). Selon Du Tertre, « ce Maboya ne laisse de les inquiéter, de les battre, et de les traiter avec une sévérité épouvantable […] J’en ai vu qui portaient des marques et des meurtrissures plus larges que la main, sur les bras et sur les épaules, provenant des coups que ce Maboya leur avoit donnés » (1654, 396-400). En diligent copiste, César de Rochefort consigne les deux opinions avant de conclure que « les Diables les battent effectivement, et qu’ils montrent souvent sur leurs corps les marques bien visibles des coups qu’ils en ont reçus »; « [… cet] ennemi du genre humain [les] traite comme ses esclaves » ; voir « De ce qu’on peut nommer Religion parmi les Caraïbes », chap. XIII, Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique, Roterdam [sic] : Arnould Leers, 1658, p. 420. 36 Yves Saint-Gérard, Le Phénomène zombi : la présence en Haïti de sujets en état de non-être, Toulouse : Eres, 1992, p. 18. 37 Lenglet-Dufresnoy, Bibliothèque des romans [1734], Genève : Slatkine, 1970, p. 155. Lise Leibacher-Ouvrard 510 effrayés par des « esprits qu’ils appellent zambys » 38 . En 1797, lorsque Moreau de Saint-Méry juge que la libido des esclaves de Saint-Domingue l’emporte même sur la peur d’« un conte de Zombi », une note tiendra à spécifier que ce « mot créol » signifie « esprit, revenant » 39 . Précision d’autant moins inutile pour le lecteur du XXI e siècle qu’il ne doit pas confondre le zombi haïtien mort-vivant (postérieur à la lutte anti-esclavagiste surtout 40 ) avec ses cousins guadeloupéens et martiniquais, ces êtres surnaturels plus animés par lesquels les sorciers obsédaient leurs victimes (Saint-Gérard 21). Tel est bien le cas du spectre investi par la comtesse chez Blessebois, même si le sexe « zombi » de l’(im) « puissant » Irlandais qu’il décrit n’est pas non plus sans léthargie 41 . Fréquenter les spécialistes en sorcellerie antillaise n’aidera en rien ici ; le Zombi du Grand-Pérou est tout aussi invisible dans leurs travaux 42 que le zombi africain lui-même dans les relations missionnaires du XVII e siècle qui, pourtant, donnent une ampleur certaine à la sorcellerie des esclaves noirs. Selon Labat en effet, « Presque tous les Nègres qui sortent de leur pays en âge d’homme sont sorciers, ou du moins ils ont quelque teinture de magie, de sorcellerie et de poison » 43 ; et le 38 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. 11 (1765) : 82. 39 Louis-Elie Moreau de Saint-Méry (1750-1819), Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue, Philadelphie, chez l’auteur, 1797-1798, vol. 1, p. 52. La note en astérisque est de Saint-Méry. 40 « une personne dont le métabolisme, sous les effets d’un poison végétal, a été ralenti au point d’offrir au regard du médecin légiste toutes les apparences de la mort » ; voir R. Depestre, Hadriana dans tous mes rêves, Paris : Gallimard, 1988, p. 94. Sur le zombi haïtien, voir aussi Maximilien Laroche, « Mythe africain et mythe antillais : le personnage du zombi », in Revue Canadienne des Études Africaines 9, 3 (1975) : 479-491 ; et Joan Dayan, Haiti, history, and the gods, Berkeley : University of California Press, 1995, p. 37. 41 « cet endroit de lui qui n’est pas grand’chose faisait souvent le Zombi et se rendait véritablement invisible toutes les fois qu’on lui demandait un peu de vigueur » (Z 239). 42 Mis à part Pierre Pluchon, Vaudou, sorciers et empoisonneurs. De Saint-Domingue à Haïti, Paris : Karthala, 1987, pp. 32-33 ; le Crime en pays créoles (1889) du Dr. A. Corré le cite à l’appui d’une « croyance aux talismans qui rendent invisibles » ; voir Esquisse d’ethnographie criminelle, Lyon/ Paris : A. Storck/ G. Steinheil, 1889, pp. 254-55. 43 (Labat II, 395-396). Il avait déjà souligné : « Je sçai qu’il y a bien des gens qui regardent comme de pures imaginations, et comme des contes ridicules ou des faussetés tout ce qu’on rapporte des Sorciers, et de leurs pactes avec le diable. J’ai été moi-même longtemps dans ces sentimens […]. En 1698 j’ai été témoin oculaire du fait que je vais rapporter » ; « il me semble que ces quatre faits suffisent pour Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 511 Maboya frappeur n’est pas non plus bien loin lorsque le dominicain décrit ces esclaves confectionnant « des bâtons, auxquels ils attachent un sort, qui a la vertu d’imprimer une douleur violente et continuelle à la partie qui en a été touchée » (IV, 322). Mais que dit donc finalement ce roman lorsqu’une créole un peu folle y obtient d’un prétendu sorcier blanc le pouvoir de « faire le zombi » (Z 234), et que ce revenant exotique invisible, mâtiné de frappeur caraïbe, lui sert à se venger d’un planteur en rossant ses meilleurs employés ? Assez banalement d’abord, ce libelle participe d’une critique rationaliste ironique des superstitions magiques qui désenchantait déjà la sorcellerie depuis quelque temps. A l’époque où Furetière affirmait que les merveilles de la Démonomanie des sorciers (1580) de Bodin étaient « visiblement fabuleuses », les diableries plutôt euro-centrées du Zombi taquinent la métropole en lui rappelant que ses propres « Sciences du Diable » 44 avaient encore bien des adhérents. En situant son revenant au croisement de traditions magiques européennes et afro-antillaises dont il souligne surtout les proximités, sa créolisation des croyances déjoue aussi implicitement la suprématie de la religion catholique que l’article III du Code Noir et la révocation de l’Edit de Nantes avaient, la même année (1685), décrétée seule autorisée. Plus spécifiquement, le diable frappeur simulacre de Blessebois est une pierre doublement spirituelle dans le jardin des Européens : les Caraïbes qu’ils n’ont jamais pu ni conquérir ni convertir sévissent encore ici, du moins en esprit - en rappelant peut-être même au passage ce « Frère frappart » qui, de Rabelais à Voltaire en passant par La Fontaine, évoquait avant tout un « Moine libertin » bien membré 45 . Plus sérieusement, s’il n’est pas impossible, comme Doris Garraway l’a avancé 46 , que le Zombi ait « démasprouver qu’il y a véritablement des gens qui ont commerce avec le diable, et qui se servent de lui en bien des choses » (Labat I, 245-249). 44 Sophie Houdard, Les Sciences du Diable : Quatre discours sur la sorcellerie, Paris : Editions du Cerf, 1992. 45 (Furetière, Dictionnaire). Avant La Pucelle d’Orléans (1752, chant X) de Voltaire, La Fontaine et ses « Cordeliers de Catalogne » l’illustrent, à la suite du Quart-Livre de Rabelais (chap. XV). 46 Au niveau intradiégétique, la débauche sexuelle dérange plus que les enchantements qui y mènent : la Comtesse « demeura d’accord d’avoir fait l’esprit ; mais elle nia qu’elle eût été maltraitée et vomit mille imprécations contre ceux qui faisaient courir de telles impostures » (Z 269) ; et comme peu de blancs sont dupes de la mystification, il est difficile de prétendre, sans extrapoler, que ce texte « also unmasks colonial society’s deepest anxieties. If unrestrained libertinage provokes neither moral outrage nor panic among colonials, sorcerers and zombis do » (Garraway 190). L’autorité religieuse était peu forte aux colonies (Pritchard 27), et Lise Leibacher-Ouvrard 512 qué les anxiétés » (réelles) de la société coloniale concernant une sauvagerie toujours diabolique pour elle, il paraît beaucoup plus certain que les multiples affabulations de Blessebois mettent avant tout en relief ironique les fictions par lesquelles les missionnaires (entre autres) diabolisaient cette barbarie en produisant, aux Antilles ou chez les lecteurs européens, des craintes sorcières qui justifiaient la colonisation en retour. Ce qui expliquerait partiellement leur insistance sur la puissance efficace de la sorcellerie indigène, mise en relief d’autant plus surprenante que depuis 1682, en métropole, un Edit royal interdisait de poursuivre les prétendus « sorciers » pour autre chose que pour « fausseté » 47 . La présence du zombi aux Antilles racontera bien toujours l’histoire de la dépossession africaine, et il est évident qu’en société esclavagiste, le trope du diable frappeur est encore moins innocent qu’ailleurs. Mais le fait qu’en déjouant l’invisibilité prononcée de tous ces « sauvages » les fantômes de leurs rites dominent le sujet blanc dans ce roman est un ironique retour (de bâton) symbolique du réprimé colonisé. A garder à l’esprit que la créole sauvageonne se rend invisible pour que le riche planteur mette « la main à la conscience » (Z 234), il n’est pas indifférent que ce premier roman colonial soit déjà hanté par un revenant menaçant, d’autant qu’en contexte américano-caraïbe, s’évaporer dans la nature avant d’aller battre des blancs évoquait obligatoirement le spectre du « marronnage » , cette fuite des esclaves dans le maquis propre à mettre l’économie coloniale en faillite. Dans cet ordre d’idée, Blessebois avait pu apprendre que « zumbi » (ou Zambi, divinité suprême dans les croyances bantoues) était le titre que les Angolais déportés vers les plantations sucrières du nord-est brésilien avaient donné, peu de temps avant son roman, aux deux chefs de leurs communautés rebelles dans le surprenant « Quilombo dos Palmares » 48 , cette toute-puissante enclave noire qui G arraway elle-même note qu’en dépit du Code Noir, « magic and popular witchcraft were much less closely monitored in the colonies » (172). 47 Voir respectivement l’article « Démonomanie » du Dictionnaire universel ; et l’« Edit pour la punition des empoisonneurs, devins et autres » (Juillet 1682), in Isambert, Decrusy, et Taillandier, Recueil des anciennes lois françaises, depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789 [1822-1833], Farnborough : Gregg Press, s.d., vol. XVII (1643-1661), p. 396, no. 1022. 48 Cette histoire est relatée, entre autres, dans le chapitre VI que De la littérature des nègres, publié par l’abbé Henri Grégoire en 1808, consacre aux « Sociétés politiques organisées par les Nègres » à base du « Mémoire curieux sur le Brésil » (1807) de Conrad Malte-Brun ; ce dernier se basait lui-même sur le Rerum per octennium in Brasilia et alibi nuper gestarum sub praefectura, Amstelodami : Blaeu, 1647, de Caspar van Baerle (1584-1648) - érudit hollandais qui avait d’ailleurs vécu à Caen pendant un certain temps - et sur l’Historia da America portugueza … (1730) plus tardive de Sebasti-o da Rocha Pitta. Voir aussi Gérard Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 513 avait tant perturbé les Hollandais, puis les Portugais, en résistant au cœur même de leur empire, pendant tout le XVII e siècle, avant que le premier « Ganga Zumba » (« grand seigneur ») ne disparaisse, et que son prodigieux successeur « Zumbi » ne soit finalement décapité le 20 novembre 1695, à une date que les Afro-Brésiliens célèbrent encore de nos jours en opposition à l’oppression. Sans pouvoir affirmer que Blessebois avait entendu parler de ces révoltés, retenons du moins cette coïncidence historique étonnante qu’un vocable encore aussi peu répandu que « zombi » ait été affiché publiquement, deux ans seulement après la tragique disparition du dernier des grands rebelles noirs qui l’avaient porté, lorsque le petit Zombi (1697) de Blessebois est revenu hanter les autorités coloniales françaises, à sa plus modeste manière, plusieurs années après que son auteur se soit d’ailleurs probablement lui-même enfui de la Guadeloupe, puisque c’est par contumace qu’il y avait été finalement condamné à faire amende honorable, en 1690. Dans la mesure pourtant où l’ironie que Blessebois manipule avec brio risque toujours d’être prise au premier degré, le libertin qu’il était lui-même a finalement bien ajouté, lui aussi, à son insu ou non, une fiction de plus à la fabrication des marges non-occidentales « de l’irrationalité, de l’imaginaire, de la barbarie » (Hurbon 275) par laquelle l’Etat et sa raison ont tenté de justifier la colonisation. En assimilant ironiquement le blanc au Barbare imaginaire il a lui aussi propagé cette fiction, à l’époque même où, comme Turbet-Delof l’a montré autrefois, un glissement sémantique important construisait l’Africain barbaresque (à savoir berbère, au sens premier) en synonyme d’abominations païennes justifiant en retour l’évangélisme chrétien colonisateur 49 . Au moment plus précis, aussi, où le Discours sur l’histoire universelle (1681) de Bossuet venait justement de fonder le progrès sur la dé-barbarisation du paganisme par la victoire éclatante du christianisme civilisateur 50 . A lire Blessebois avec le recul du temps, on peut bien encore ignorer qu’ entre 1751 et 1758, le marron François Makandal, esclave réputé sorcier et censé s’être volatilisé, terrorisera les colons de Saint-Domingue avant d’inspirer la première république noire d’Amérique Police, Quilombos dos Palmares : lectures sur un marronnage brésilien, Petit- Bourg : Ibis rouge, 2003 ; et le film de Carlos Diegues, Quilombo (1984). 49 L’Afrique barbaresque dans la littérature française au XVI e et XVII e siècles, Genève : Librairie Droz, 1973. 50 Voir Hurbon (35-36). Selon Bossuet, « Les nations qui ont envahi l’empire romain, y ont appris peu à peu la piété chrétienne qui a adouci leur barbarie [….] c’est seulement après l’inondation des barbares que s’achève entièrement la victoire de Jésus-Christ sur les dieux romains » ; Discours sur l’histoire universelle, Paris : S. Mabre-Cramoisy, 1681, pp. 432-433. Lise Leibacher-Ouvrard 514 (Hurbon 87). Mais il est moins facile d’oublier que les signifiants de la barbarie que le poète galérien applique ironiquement aux colons guadeloupéens seront ressuscités, beaucoup plus tragiquement, par plus d’un livre ou film nord-américain sur les zombis de Haïti 51 lorsque les USA chercheront à s’y imposer, au début du siècle dernier, renforçant au passage la ségrégation raciale dans leur propre pays par le spectre effrayant de la barbarie sorcière afro-antillaise. A l’issue d’un ouvrage aussi évanescent que le Zombi, une seule chose est claire. Comme le disait Pierre Macherey (108), « si l’auteur ne dit pas toujours ce dont il parle, il ne parle pas nécessairement de ce qu’il dit » ; ambiguïté inhérente à l’écrit que les esclaves antillais du père Labat ressentaient déjà lorsqu’ils lui rétorquaient que les Européens eux-mêmes devaient bien être un peu sorciers « pour faire parler le papier » 52 . 51 Après l’ouvrage « dévastateur » de Spencer St John (Haiti or the Black Republic, 1884), Hurbon (98) mentionne, entre autres, The Magic Island (1929) de W.B. Seabrook. 52 « Il y a une infinité de choses qu’ils ne peuvent comprendre, et entr’autres comment nous nous faisons entendre nos pensées par le moyen de l’écriture. Ils disent qu’il faut être sorcier pour faire parler le papier » (Labat II, 409). MLA CONVENTION 2006 IDOLS AND IDOLATRIES IN CLASSICAL FRANCE PFSCL XXXV, 69 (2008) Proto-Aesthetics and the Theatrical Image NICHOLAS PAIGE This paper relates seventeenth-century antitheatrical discourse - the famous “Querelle du théâtre” - both back and forward in time. Back, by considering its relation to earlier debates on idolatry and iconoclasm; forward, by trying to understand the place of the theater “quarrel” in the history of Enlightenment aesthetic speculation. Another way of putting this would be to say that my question is, “What’s new in the Quarrel? ” For the attacks on theatrical representation by thinkers such as Nicole are commonly taken to be backward looking, both because they are redundant with respect to intellectual history (they rehearse arguments made by Plato or Augustine) and because their rigorism is founded on a doomed conception of the secular (which must, the theater’s enemies have it, submit to religious imperatives). My argument will stress, by contrast, the opposite articulation: both proand antitheatrical forces share a conception of theater that is symptomatic of aesthetic issues that will continue to play themselves out until the end of the eighteenth century. At first blush, seventeenth-century antitheatrical discourse begs to be read as a variation on Renaissance Protestant iconophobia: just as Calvin and other reformers proscribed visual representation of Christ, angels, and saints, so do Nicole and Conti and Bossuet argue the anti-Christian nature of theatrical spectacle. (This has been advanced by Marc Fumaroli, among others. 1 ) Brief reflection, however, reveals the shakiness of the analogy: iconoclasts and iconophiles argued about the representation of divinity, with iconoclasts holding that Christian religious images were no different 1 The suggestion is briefly made by Marc Fumaroli as a point of departure for his “Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio: rhétorique, théologie et ‘moralité du théâtre’ en France de Corneille à Molière,” in Héros et orateurs: rhétorique et dramaturgie cornéliennes (Geneva: Droz, 1990), p. 449. See also the similar contention in the appendix to Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum: théâtre et peinture, de la Renaissance italienne au classicisme français (Geneva: Droz, 2003), pp. 619-31; I will take up Hénin’s reading presently. Nicholas Paige 518 from pagan idols; but the two sides did not argue about representing the secular or natural world, which is precisely the terrain of the seventeenthcentury Quarrel. 2 This is not to say, however, that the Quarrel had nothing to do with biblical injunctions against idolatry. Indeed, the word “idolatry” occurs in some of the Quarrel’s main texts. The Prince de Conti, in his Traité de la Comédie et des Spectacles (1666), speaking of the extraordinary emotion caused by seeing actors in the flesh, thus asks, “n’est-ce pas un terrible mal que cette idolâtrie que commet le Cœur humain dans une violente passion? ” The idea, here, is that theater is idolatry in the sense that it erects man himself as a false god: “La créature y chasse Dieu du cœur de l’homme, pour y dominer à sa place, y recevoir des sacrifices et des adorations.” 3 Nicole’s Traité de la Comédie (1667) echoes Conti, relating as it does idolatry to seductive depictions of the language of love; and Nicole levels charges against theater’s concern with questions of honor and revenge, because “ce fantôme d’honneur qui est leur idole” sensitizes spectators to slights they otherwise would have rightly ignored. 4 Yet even if they mark something of a return to an old argument, these uses of “idolatry” do not, in fact, look much like what one finds in the writings of the Church fathers. (Scripture says next to nothing about spectacle or theater, as even Tertullian had to acknowledge.) Indeed, scholars such as Laurent Thirouin have pointed out that the Church fathers’ arguments weren’t of much use to French antitheatrical forces, because the idolatry of pagan spectacle had been understood to derive from its link to rituals dedicated to false gods - Jupiter, Bacchus, and so on. 5 Moreover, 2 Christian iconoclasm did not proscribe secular art, only the cult of images; moreover, because the natural world was de-divinitized by the Reform it became a worthy subject of representation, which was understood to be a technical feat that underlined the nobility of the artist. See Alain Besançon, L’image interdite: une histoire intellectuelle de l’iconoclasme (Paris: Fayard, 1994), pp. 171 and 259. 3 Armand de Bourbon, Prince de Conti, Traité de la Comédie et des Spectacles, in Pierre Nicole, Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, ed. Laurent Thirouin (Paris: Champion, 1998), p. 202. 4 Nicole, Traité de la Comédie, pp. 56 and 74. Similar references to idolatry can be found in more minor texts of the Quarrel. For example, Gerbais writes in his Lettre d’un docteur de Sorbonne (1694): “les intrigues d’amour qui en sont presque inséparables ne laissent pas d’honorer cette Déesse [Venus]; et quoiqu’on ne les accompagne pas d’encens, il est au moins sûr que ces intrigues ne sont pas des offrandes qui puissent être présentées au véritable Dieu” (cited in Henry Phillips, The Theatre and Its Critics in Seventeenth-Century France (Oxford: Oxford University Press, 1980), p. 93). 5 Laurent Thirouin, L’aveuglement salutaire: le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique (Paris: Champion, 1997), p. 36. Proto-Aesthetics and the Theatrical Image 519 pace Hénin and Fumaroli, Conti and Nicole never make the charge that secular images are antithetical to Christianity. What we do see them doing is taking the old reproach of idolatry and making it metaphorical, in some sense psychologized: idolatry, here, lies not in the literal worship of a false god, not in the adoration of empty images, but in allowing one’s passions to usurp God’s importance in our hearts. Such psychologizing of the theatrical experience - the concern with the effect of theatrical spectacle on the observer - was of course everywhere in France by the time Nicole and Conti were writing. That is, a set of shared suppositions about the nature of theater, focused around the idea of emotional contagion between characters, actors, and spectators, united Corneille and Bossuet, Nicole and d’Aubignac. 6 Interest in the effect of theater on the passions was not new; in fact, it had a prestigious pedigree. Plato’s reference, in the Ion (536a), to the emotional “chain” linking the god to the poet to the actor to the spectator was known in France, and Plato mentions elsewhere, albeit briefly, phenomena such as audience sympathy with bereaved protagonists (Republic 605d). More important for the seventeenthcentury debate are Augustine’s acute dissection of theater’s emotional effects in the Confessions (III, 2), and of course Aristotle’s cryptic remarks on catharsis in the Poetics. The most important ancient touchstones, however, didn’t concern the theater per se, but rather rhetorical theory: passages from Cicero and Quintilian were routinely adduced, along with two lines from Horace’s Art of Poetry: “If you desire to hear me weep, you must truly grieve” (lines 101-03). Emmanuelle Hénin, in her imposing thesis Ut pictura theatrum, has performed a seemingly complete exhumation of the idea of mimetic emotional contagion in the Italian Renaissance; Horace’s lines figure prominently there. At any rate, in seventeenth-century France the contagion model was commonplace. I’ll limit myself to citing one 6 I am certainly not the first to point out the fact that enemies and proponents subscribed to the same basic assumptions. See, e.g., John Lyons, Kingdom of Disorder: The Theory of Tragedy in Classical France (West Lafayette (IN): Purdue University Press, 1999), pp. 74 and 78; Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques: essai sur la tragédie française (Paris: PUF, 2003), p. 78; and Louis Marin, “La critique de la représentation théâtrale classique à Port-Royal: commentaires sur le Traité de la Comédie de Nicole,” Continuum 2: Rethinking Classicism, ed. David Lee Rubin, vol. 2 (New York: AMS Press, 1990), p. 90. It is because of this rich current of thought, which they merely inverted, that French antitheatricalists could go so much further than their English counterparts, who, as one historian of the Quarrel has noted, could only complain of the dissolute mores of actors; see Jonas Barish, The Antitheatrical Prejudice (Berkeley: University of California Press, 1981), pp. 194-96. Nicholas Paige 520 full-blown example, where there is complete fusion between poet, character, actor, and spectator. (This is from La Mesnardière’s Poétique, of 1639, which puts it near the beginning of this argument’s penetration into French theatrical discourse.) Le Poète se figure [les passions] avec tant de réalité durant la composition qu’il ressent la Jalousie, la Haine, la Vengeance, avec toutes leurs émotions, tandis qu’il en fait le tableau [...]. Ensuite l’excellent Acteur épouse tous les sentiments qu’il trouve dans cet ouvrage et se les met dans l’esprit avec tant de véhémence que l’on en a vu quelques-uns si vivement touchés des choses qu’ils exprimaient qu’il leur était impossible de ne se pas fondre en larmes [...] après avoir représenté des aventures pitoyables. Enfin l’Auditeur […] entre dans tous les sentiments de la Personne théâtrale [i.e., the actor] ; il est gai lorsqu’elle est contente; si elle gémit, il soupire; […] bref il suit tous ces mouvements, et il ressent que son cœur est comme un champ de bataille où la science du Poète fait combattre quand il lui plaît mille Passions tumultueuses. 7 One could probably expand the context for the contagion model - for instance, it’s consonant with medical explanations of sympathy that extend back, again, to the Greeks, and that are still easily detectible in Malebranche, for whom we feel the pain of others literally, in our own bodies. 8 Lacking space to pursue such threads, I will simply add that Nicole’s Traité de la Comédie, where the word “contagion” occurs a number of times, is largely built on this conception. To return to idolatry specifically, when the word occurred in antitheatrical texts, in its metaphorical usage, it did so only sparsely. Emmanuelle Hénin, in the appendix to her book, has attempted to frame the entire seventeenth-century antitheatrical movement as part of a millennial reflection on idols; to do so, however, she needs to equate idolatry with the making of any image. 9 Yet the Bible does not assimilate idolatry to the 7 Jules Pilet de La Mesnardière, La poétique (Paris: Antoine de Sommaville, 1639), pp. 73-74. 8 See Pierre Force, Self-Interest before Adam Smith: A Genealogy of Economic Science (Cambridge: Cambridge University Press, 2003), p. 29. Sympathy was in no way a special case, since general discourse on the passions was largely somatic as well; see Lucie Desjardins, Le corps parlant: savoirs et représentations des passions au XVII e siècle ([Sainte-Foy, Québec]: Presses de l’Université Laval, 2001). 9 Hénin’s interpretation of the Quarrel as an episode in the Judeo-Christian war on idolatry derives from her reading of the apocryphal Book of Wisdom 13-15, in which she sees evidence that the image, “frappée d’un néant ontologique,” “offre le prototype d’une création humaine voulant singer Dieu” (Hénin, Ut pictura Proto-Aesthetics and the Theatrical Image 521 making of secular images. 10 And what the Church later concerned itself with was distinguishing the licit Christian use of religious images - icons - from those pagan idols whose condemnation was so central to Judaism. In the Hebrew Bible, idolatry involved the worship of false gods, certainly; more important, it designated a form of naïve belief, according to which the image is the deity. Historically speaking, it is unclear to what extent this was a fallacy invented with the express purpose of making Judaism’s competitors look primitive, but at any rate, the Israelites held Yahweh to be unrepresentable in physical form. Although Christianity likewise asserted the absolute transcendence of God, a more permissive relation to images was more or less necessitated by the Incarnation: Christ was held to be God made man, the image of God - “Whoever has seen me has seen the Father” (John 14: 9) - and in view of this, it was difficult to assimilate images and emptiness. The Council of Trent offered the following view of the religious image, which became the Church line: the image is venerated not because it is divine or partakes of the divine, but because the honor paid it is reflected back to the model. 11 If the idol binds image and referent, the icon divorces them. Using this type of terminology - and our use can only be heuristic - we can say this about most theories of the theater from the 1630s on: theater is a kind of temporary idolatry, in the sense that viewers take the image for its referent. The poet, the actor, the spectator all “know” that the play is not the thing; but contagious passion makes us forget, makes idolaters out of us. Indeed, the efficacy of the theater depends on our idolatrous relation to it. In this, we would appear to be close to Port-Royal’s conception of the sign, theatrum, p. 619). Yet Wisdom, and the Judeo-Christian tradition generally, separate the making of images from their worship: it is only with the latter that the critique of idolatry concerns itself. One might note that Hegel’s dismissal of the ideal of the imitation of nature partially on the grounds of it being sacrilegious (he actually says “presumptuous”) needs to be made through the invocation of Islamic, not Christian, beliefs; see G. W. F. Hegel, Aesthetics: Lectures on Fine Art, trans. T. M. Knox, 2 vols. (Oxford: Clarendon Press, 1975), vol. 1, p. 42. 10 This leads one historian of the Quarrel to conclude that compared to earlier attacks, “l’accusation d’idolâtrie est moins fréquente pour des raisons évidentes” (Sylviane Léoni, Le Poison et le remède: théâtre, morale et rhétorique en France et en Italie, 1694-1758 (Oxford: Voltaire Foundation, 1998), p. 53). The best antitheatrical forces can come up with is to incriminate the theater as a kind of disguise, a “painted woman”: the vocabulary of the fard recurs continually in the Quarrel. See Hénin, Ut pictura theatrum, pp. 620-22. 11 See Besançon, L’image interdite. For an alternate take, see Bruno Latour, “How to Be Iconophilic in Art, Science, and Religion? ,” in Picturing Science, Producing Art, ed. Caroline A. Jones and Peter Galison (New York: Routledge, 1998), pp. 418-40. Nicholas Paige 522 at least as Louis Marin has understood it - arbitrary yet transparent, an icon taken for an idol. Indeed, as Marin recalls in his discussion of Nicole’s Traité de la Comédie, Nicole shares with many seventeenth-century theoreticians the idea of the theater as optical illusion: not only do poets and actors and spectators all partake of the same emotion, spectators do so because they react to the visual spectacle as if before reality. Other theories were possible - for instance, some envisioned enargeia being transmitted from the imagination of the artist to that of the spectator - but as Georges Forestier has argued, theater as “mimetic illusion” is very much a constant, from Chapelain’s Lettre sur la règle des vingt-quatre heures (1630) to d’Aubignac’s Pratique du théâtre (1657). 12 (And Hénin’s work demonstrates that French theoreticians were doing nothing new, here.) Seventeenthcentury French theater was a willfully induced state of idolatry, pure and simple. D’Aubignac: “Le théâtre n’est autre chose qu’une représentation, il ne se faut point imaginer qu’il y ait rien de tout ce que nous y voyons, mais bien les choses mêmes dont nous y trouvons les images.” 13 Well, not so pure and simple, of course: problems with the model were recognized repeatedly. For instance, there was the material problem Christian Biet has written of: given theatrical conditions of the time (not the least of which were those pesky fops sitting on the stage), was the illusion that Chapelain and d’Aubignac described even remotely possible? 14 But above and beyond this, there was a persistent nagging feeling that this argument, and this account of theatrical pleasure, left something to be desired. The contagion model necessitated spectators feeling exactly the same emotion that the actors felt that in turn the poet felt when copying what his model felt. It couldn’t explain what we might want to call aesthetic emotions - that is emotions that were different from the emotions represented (pleasure, for starters). There were plenty of ancient touchstones, here, from Aristotle’s observation that we view with pleasure exact copies of cadavers and hideous beasts (Poetics IV) to the Lucretian suavity with which the onlooker watches boats battling the waves. Hénin shows that a select few Italians used these topoi as a springboard for thinking about what 12 Forestier, Passions tragiques, 73-117. Forestier demonstrates that this illusionism is in fact perfectly compatible, in Chapelain’s thinking, with the demands of vraisemblance. See also on this subject Timothy J. Reiss, Toward Dramatic Illusion: Theatrical Technique and Meaning from Hardy to Horace (New Haven: Yale University Press, 1971), not cited by Forestier or Hénin. 13 François Hédelin d’Aubignac, La pratique du théâtre (Amsterdam: Jean-Frédéric Bernard, 1715), pp. 87-88. 14 Christian Biet, “L’avenir des illusions, ou le théâtre de l’illusion perdue,” Littératures Classiques 44 (2002), pp. 175-214. Proto-Aesthetics and the Theatrical Image 523 she calls “the autonomy of aesthetic pleasure”; but while the paradox was remarked, it certainly did not cause the edifice of contagion to crumble, as I hope to show now. 15 Faced with this paradox, seventeenth-century thinkers reacted in a number of ways. Nicole’s Jansenism furnished a perfect solution - we take pleasure seeing pain because of our secret love of vice - but this was atypical. 16 A more prominent line of thinking sprang from Aristotle’s remark on paintings of cadavers: the pleasure one feels comes from wonder at the artist’s handiwork, explain Boileau and Lamy. 17 But this argument was limited to discussions of “low” art - that is, still life, which manifestly could not please through conformity between subject matter and audience emotion. Moreover, it was altogether better, La Mesnardière wrote, not to pursue such “bizarre” pleasures, which wasted artistic talent on Pascal’s famous “choses dont on n’admire point les originaux.” 18 On the other extreme of the generic spectrum, where the imitation of human action was concerned, the problem was dealt with in a similar way, that is, by getting rid of the offending situation altogether: certain horrible acts on stage would so shock the audience that they must be proscribed. Thus, through the denigration of still life on the one hand and the bienséances on the other, theorists carved out a middle ground of intense, but not too intense emotions. Racine’s tears are the perfect solution to the problem: they are the terrain on which the contagion model seems to work best. 19 Cry with Bérénice, and don’t think too hard about why you don’t go mad with Oreste. A final option, I’d note, was to use catharsis in an aesthetic, and not 15 Hénin, Ut pictura theatrum, p. 494; see also for example p. 599: “l’analyse de Beni s’avère (comme toujours) décevante: tout en critiquant la conception traditionnelle de l’empathie, il ne dépasse pas l’intuition du paradoxe, et ne précise pas les modalités de cette émotion fictivement éprouvée par le poète.” 16 Nicole, Traité de la Comédie, p. 60; Bernard Lamy, in his Nouvelles réflexions sur l’art poétique (1668), gives a similar explanation; see Hénin, Ut pictura theatrum, p. 628 n. 34. 17 “Il n’est point de serpent ni de monstre odieux, / / Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux: / / D’un pinceau délicat l’artifice agréable / / Du plus affreux objet fait un objet aimable” (Boileau, Art poétique III, lines 1-4); “Ce qui plaît n’est pas la vue d’un serpent qui est peint; … mais ce qui fait plaisir c’est l’esprit du peintre qui a su atteindre la fin de son art” (Bernard Lamy, La rhétorique ou l’art de parler, ed. Christine Noille-Clauzade (Paris: Champion, 1998), p. 114). 18 See Hénin, Ut pictura theatrum, pp. 499-500. 19 On tears in Racine, see especially Christian Biet, “La passion des larmes,” in Littératures Classiques 26 (1996), pp. 167-83. From a different perspective, see Pierre Giuliani, “D’un XVII e siècle à l’autre: la question du sang sur scène,” in Revue d’histoire littéraire de la France 104.2 (2004), pp. 305-23. Nicholas Paige 524 moral, manner: somehow purgation might be understood to convert terror and pity into pleasure. Alas, this line, taken up occasionally in the Italian Renaissance, was not pursued by French thinkers. 20 All of these ideas can be seen as veiled admissions - je sais bien mais quand même - of the fact that the theater is not, after all, an idol. To rephrase the title of the wonderful book by Paul Veyne on Greek attitudes toward mythology, the French did not believe in their theatrical gods after all. But they pretended they did. They had to: they could not think outside the box, which in this case was la scène à l’italienne. How would the inadequacy of the contagion paradigm be resolved? For the eighteenth century, it won’t be, but all the major theorists confront the problem with more tenacity than their earlier counterparts. From Du Bos to Diderot to Burke to Batteux to Marmontel, there are different theories. Some hypothesize a type of flickering, in-and-out identification; this is still evident in Stendhal’s preference for Shakespeare over Racine, on the basis that his drama contains more of those moments in which you are completely swept up by the illusion. But they are just fleeting moments of idolatry, now, no more. Another major idea - found in Du Bos and Burke - is to hold that because we know that the theatrical image is an illusion, the passions the audience feels are of necessity diminished copies of real ones. 21 There is no more total illusion, and this has the advantage of explaining why we don’t go mad with Oreste: the effects of the copy are temporary, and they are tempered. In his 1719 Réflexions critiques, Du Bos calls this “un plaisir pur.” 22 Presumably, this would be aesthetic pleasure. But there is still a sleight of hand, here, because all his reasoning really does is allow for reduced copies of real emotions - not for a qualitatively different type of emotion. 23 (Burke will attempt to distinguish delight from terror; but he too runs into problems resulting from the fact that art is still seen to provide a 20 Hénin, Ut pictura theatrum, pp. 494-99. Hénin’s reading of Boileau’s “Il n’est point de serpent” as a recognition of catharsis’s aesthetic dimension seems to me debatable, however, since a better context is probably attention to the problems posed by low subject matter in the still life. 21 “La copie de l’objet doit, pour ainsi dire, exciter en nous une copie de la passion que l’objet y aurait excité. Mais [...] comme l’impression faite par l’imitation n’est pas sérieuse, d’autant qu’elle ne va point jusqu’à la raison, pour laquelle il n’y a point d’illusion dans ces sensations, [...] elle s’efface bientôt” (Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (Geneva: Slatkine, 1967), pp. 27-28). 22 Du Bos, Réflexions critiques, p. 29. 23 For a similar reading of Du Bos’s sleight of hand, see Peter Kivy, Osmin’s Rage: Philosophical Reflections on Opera, Drama, and Text (Princeton: Princeton University Press, 1988), p. 129. Proto-Aesthetics and the Theatrical Image 525 partial illusion of reality.) Eventually, only Kant and Hegel will get rid of the difficulty by divorcing aesthetics from its etymological roots as a science of perception. It makes a certain sense for David Marshall, in his recent book The Frame of Art, to note that unlike nineteenth-century aesthetics, founded on the idea of disinterestedness, eighteenth-century versions are obsessed with the “blurring of the boundaries between the realm of art and whatever is defined in opposition to art: nature, reality, real life.” 24 But he jumps to two erroneous conclusions. First, that this blurring was an eighteenth-century phenomenon: that century did bring its own pseudo-solutions to the problem, and with all the urgency of a period founded on sensibilité; but the blurring itself was old hat, even a hundred years earlier, when Nicole and Conti incorporated it into their critique of the theater. Second, and following from this: what is significant is not the blurring, but precisely the repeated attempts to confront the paradoxes resulting from what I call the contagion paradigm. What does strike me as right about Marshall’s point (though I’m not sure he has this in mind) is that we must not conclude from these attempts that Boileau and Du Bos “anticipate” Kant or Hegel, for it is quite possible that the latter philosophers so rewrite the assumptions of discourses on the arts as to make early aesthetic speculation qualitatively different from what we might want to call “modern aesthetics.” The richest reflections coming out of France on theatrical passions, and which have accompanied my own work - Hénin’s Ut pictura theatrum and Forestier’s Passions tragiques et règles classiques - may well be liable to this critique: that is, they don’t adequately distinguish between what my title names as “proto-aesthetics” and “aesthetics proper.” For this is ultimately the big question: do all these attempts at understanding audience emotion prepare the ground for the modern aesthetic regime, or are they false starts, as Hegel had it, mooted by later developments? In spite of all the work that has been done on eighteenth-century aesthetics, this seems to me to be the key question, and one whose answer very much depends on taking into consideration earlier theatrical idolatries. 24 David Marshall, The Frame of Art: Fictions of Aesthetic Experience, 1750-1815 (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2005), p. 4. ETUDES PFSCL XXXV, 69 (2008) In God ’ s Kitchen: Food and Devotion in François de Sales ’ s Introduction à la vie dévote MICHAEL S. KOPPISCH As a small boy, François de Sales was forbidden, probably by his saintly mother, to go into the kitchen of the Château de Sales, where the coarse language of the servants might offend his young ears or, worse yet, influence his behavior. One day, however, unable to resist the temptingly rich odor of hot meat pies baking in the oven, François disobeyed. He entered the kitchen and asked if he might have one of the pies. His transgression was rewarded by a callous, malevolent chef, who dropped the hot treat into the child ’ s extended hand, burning it painfully. Already demonstrating the virtuous character for which he was soon to become known, François de Sales refused to divulge the name of the offending servant, who once identified, would surely have been severely punished. 1 For the hagiographer, this episode in the day-to-day life of a little chatelain reveals something about the character of a man who less than fifty years after his death was officially declared a saint. To the literary critic, it suggests an early propensity for the culinary and the gastronomical that would have a central presence in his writing. That food and eating figure in the imagery of devotional texts like those of François de Sales does not surprise. As Ronald Tobin states in his study of gastronomy in Molière’s theater, „the symbolic history of the Judaeo- Christian tradition opens with the episode of the tasting of the fruit in the garden of Eden“ (2), 2 and from that point on, references to food and to 1 Margaret Trouncer recounts this story (33), as does Maurice Henry-Coüannier (24). André Ravier also refers to it (14). 2 Professor Tobin goes on to say that « eating precedes sexual shame [and that] food comes, therefore, before eroticism. The two are linked by the mouth and the connection is such that the same vocabulary is used for eating as well as for sexual satisfaction“(2). Molière has a comic take on the relationship between eating and sexual desire. François de Sales makes the same connection with more serious intent. Michael S. Koppisch 530 scenes in which it is consumed abound in the Bible. Indeed, Christian worship centers on the altar, a table around which the Communion meal takes place. A reader of the Introduction à la vie dévote would probably, therefore, pay no particular attention to references to biblical passages like, for example, John 6.41 - “ Le Sauveur ne s ’ appelle pas pour néant le pain descendu du ciel ” (80) - or the wedding feast at Cana: “ Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces comme il fut à celles de Cana ” (233). 3 On the other hand, the prevalence of food imagery, the specific images chosen, and the use to which the author puts them invite, indeed demand, consideration and commentary. Despite François ’ s insistence on the absence of artistry in his writing, these images are a calculated literary device. In the preface to the Introduction à la vie dévote, François de Sales denies any pretension to having produced a polished literary work. He claims to be publishing only with some hesitation what had begun as a series of “ mémoires par écrit ” written to instruct Louise de Charmoisy as she pursued her aspiration to live a devout life (24). She had shown François ’ s texts to the Jesuit theologian Jean Forier, who prevailed upon him to publish them. To make his collection of essays “ plus utile et agréable, ” François went over them again, “ [j ’ ] y ai mis quelque sorte d ’ entresuite, ” and added a few “ avis et enseignements propres à mon intention ” (25). And even this he has done, however, rather hastily - “ sans nulle sorte presque de loisir ” - with the result that his book amounts to little more than “ un amas d ’ avertissements de bonne foi que j ’ explique par des paroles claires et intelligibles ” (25). As for “ ornements du langage ” and other writers ’ frills, François never gave them a thought, for, he declares, he had more important things to do (25). None of this adds up to a very promising beginning for a serious piece of writing, as it portrays the author as anything but a dedicated writer. Later, in the Traité de l ’ amour de Dieu, François claims to write “ sans art et encore plus sans fard ” (338) and even denies being a writer: “ Mais je ne fais pourtant pas profession d ’ être écrivain, car la pesanteur de mon esprit et la condition de ma vie, exposée au service et à l ’ abord de plusieurs, ne le me sauraient permettre ” (343). And yet, that the Introduction à la vie dévote went through five editions in the author ’ s lifetime and, unlike most other devotional works of the period, continues to be read today testifies to the care with which it was written. As Henri Bremond has shown, the originality of François de Sales lies not in any new doctrine that he proposes but rather, in part at least, 3 All citations from François de Sales come from the Pléiade edition of his works, edited by André Ravier, and give the relevant page numbers. Food and Devotion in François de Sales’s Introduction à la vie dévote 531 “ dans l ’ accent très personnel de son œuvre ” (70). According to Bremond, François expresses the spirit of Christianity with “ une voix, limpide, pressante, charmante, ” and convinces by “ la double autorité de son propre génie et de sa personne ” (71). Sainte-Beuve believed that the writer and the holy man were united in François de Sales: “ On sent que, comme écrivain et comme homme de Dieu, il avait le don de l ’ allégorie parlante, de la parabole ” (252). In his writing as in his particular form of devotion, François rejects “ la pompe ” and “ la tristesse, ” preferring “ une certaine gaieté, un certain vermeil riant dans tout ce qu ’ il pense et ce qu ’ il écrit [...] un agrément salutaire ” (277). However much he might resist thinking of himself as a writer, for Sainte-Beuve, he is just that: “ quoiqu ’ il ait mené une vie de pratique, toute d ’ apostolat et d ’ épiscopat, saint François de Sales est un écrivain. Il avait trop de bel-esprit pour ne pas l ’ être, pour ne pas se complaire à ce don heureux et à ces grâces inévitables qui coulaient de sa plume ” (276). 4 As a writer, François chooses with care the imagery that will function most effectively in his work. He distinguishes his intent from that of other devotional writers at the very beginning of the Introduction à la vie dévote. Whereas they address those who have withdrawn from the world to live in pious seclusion, his audience is “ ceux qui vivent ès villes, ès ménages, en la cour, et qui par leur condition sont obligés de faire une vie commune quant à l ’ extérieur ” (23). Potential converts to the devout life like these have all the normal preoccupations of daily living, and François speaks directly to them with familiar, homey images like those of eating and the kitchen. He compares these worldly souls to a grazing animal that “ n ’ ose goûter de la graine de l ’ herbe nommée palma Christi ” (24). So taken up are they in the things of this world that the “ palme de la piété chrétienne ” seems to them out of reach, even an improper goal (24). François sets out to explain how his readers can, in their lives, bridge the distance between the secular and the devout. His new kind of piety is adaptable to the daily routines of ordinary people; it does not require that they retire to a convent in order to meet its high standard (Strowski 98). Just as those who, in Numbers 13, discourage the Israelites from going to the promised land lest they be eaten like locusts by its supposedly ferocious inhabitants, the contemporary world portrays the devout as fretful, sad, and annoying. It sees only the external signs of devotion: fasting, prayer, restraint, control of the senses. Like bees, however, who swallow the bitter juice of the thyme plant and change it into honey, the truly devout convert their “ exercices de mortification [...] en 4 André Ravier cites this passage in his discussion of the style of the Introduction à la vie dévote (164). Michael S. Koppisch 532 douceur et suavité ” (34). Sugar sweetens unripened fruit and makes overripe fruits digestible, and “ la dévotion est le vrai sucre spirituel, qui ôte l ’ amertume aux mortifications ” (35). Using the same image - one of his favorites - of bees, which to produce honey must taste of an acrid plant, François exhorts his disciple to patience with the reminder that “ nous ne pouvons jamais [...] mieux composer le miel des excellentes vertus, que tandis que nous mangeons le pain d ’ amertume et vivons parmi les angoisses ” (136). 5 Humility requires the acceptance of “ votre propre abjection ” (145), but “ beaucoup de choses qui vous sembleront dures quand vous les considérerez [...] seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les pratiquerez ” (148). In the Traité de l ’ amour de Dieu, François affirms that practicing virtues helps the devout person satisfy an innate need to be at one with God. The more this hunger for God ’ s love is satisfied, the more it grows: “ savourant la bonté divine nous la voudrions encore savourer; en nous rassasiant nous voudrions toujours manger, comme en mangeant nous nous sentons rassasier ” (573). Only by energetic engagement of the mind, the heart, and the body can virtue take hold, and François stresses virtue ’ s quickening power with active verbs: savourer, vouloir, rassasier, and manger. Gastronomical metaphors and similes that compare food and eating to other aspects of human existence serve François ’ s purpose as a writer especially well. He wants to convince his readers of the viability of the devout life in the context of virtually any legitimate vocation and mode of living. Everyone must eat, everyone knows something about the preparation of food, and no activity is more central to life than sitting down at table. A style that prides itself on its frankness and simplicity easily accommodates this kind of imagery. Nor is food linked solely to bodily nourishment. If it is necessary for that, it is also appealing and potentially dangerous, characteristics to which François alludes when he resorts to the equation of eating and sexual activity. Food imagery is both accessible and attractive to François ’ s reader, but the devout life, however easy such imagery may make it seem, is, nevertheless, a rigorously ascetic existence. Bossuet understood perfectly that François never abandoned this premise. Perhaps he did “ ramené la dévotion au milieu du monde, ” but make no mistake, Bossuet adds: “ ne croyez pas qu ’ il l ’ ait déguisée pour la rendre plus agréable aux yeux des mondains: il l ’ amène dans son habit naturel, avec sa croix, avec ses épines, avec son détachement et ses souffrances ” (483). As Brémond writes, the doctrine propounded by François de Sales is “ foncièrement héroïque ” (107). The 5 The index of Henri Lemaire ’ s François de Sales lists numerous references to bees. Food and Devotion in François de Sales’s Introduction à la vie dévote 533 asceticism of the Introduction à la vie dévote was overlooked by its readers, as Viviane Mellinghoff-Bourgerie suggests, but it is at the heart of the work ’ s message. The image of people who hunger or thirst for God and that of a God who nourishes them are commonplace in both biblical and devotional literature. François calls Holy Communion “ cette viande céleste qui vous nourrit à l ’ immortalité ” (119-20) and recommends frequent communion. 6 In the Traité de l ’ amour de Dieu, he tells his interlocutor, Théotime, that “ Le Sauveur nous a nourris dès notre tendre jeunesse [...] et nous a repus de sa propre chair et de son propre sang ” (689). 7 To partake of the sacred meal and be sustained by it, one must develop an appetite for the devout life itself. Curiously, to the mind of a twenty-first-century reader, the scourge can help open the digestive tubes: “ La discipline a une merveilleuse vertu pour réveiller l ’ appétit de la dévotion, étant prise modérément ” (197). And once a devotional hunger is aroused, let it follow the rhythm of the day ’ s regular meals: “ Comme devant notre dîner temporel vous ferez le dîner spirituel par le moyen de la méditation, ainsi avant votre souper il vous faut un petit souper, au moins une collation dévote et spirituelle ” (95). This spiritual mini-souper should take place before a crucifix and might include the repetition of “ les points que vous aurez plus savourés en la méditation du matin ” (95). Since, however, “ La variété des viandes (si principalement la quantité est grande) charge toujours l ’ estomac, ” moderation is as warmly recommended for the spiritual repast as it had been for the disciplinary aperitif: “ ne remplissez pas votre âme de beaucoup de désirs, ni mondains [...] ni même spirituels. ” For “ [q]uand notre âme est purgée [...] elle a un appétit fort grand des choses spirituelles, ” like, for example, “ mille sortes d ’ exercices de piété, de mortification, de pénitence, d ’ humilité. ” A good appetite is a positive sign, but François warns against the danger of indigestion after too much of a good thing: “ regardez si vous pourrez bien digérer tout ce que vous voulez manger ” (232). 8 Prayer and meditation lie at the heart of all forms of pious devotion, and François de Sales makes them an integral part of the spiritual meal. Speaking of the necessity of prayer, he explains why, in the Gospel of John, Jesus calls himself “ the bread which came down from Heaven ” (John 6.41). 6 He refers to Communion both as “ viande ” and as “ pain ”. “ Pain, ” of course, is standard. 7 He also speaks of “ amants sacrés, qui s ’ abandonnent si absolument aux exercices de l ’ amour divin ” that they end up dying because they neglected to eat and drink (694). 8 Digestion is a recurring image in the work of François de Sales. See Lemaire, Les images 184. Michael S. Koppisch 534 “ Comme le pain doit être mangé avec toutes sortes de viandes, aussi le Sauveur doit être médité, considéré et recherché en toutes nos oraisons et actions ” (80). The prayers and actions of the devout become here the meat of the devotional meal. François develops more fully the relationship between meditation and eating in the Traité de l ’ amour de Dieu. The first degree of prayer, “ La méditation n ’ est autre chose que le ruminement mystique, requis pour n ’ être point immonde ” (614-15), and serves the purpose of purification, as suggested here by the reference to the permission granted in Leviticus (ll.3, 8) and Deuteronomy (14.3, 6) to eat the meat of animals that chew their cud and have a cloven hoof. François differentiates between meditation - “ une attentive et réitérée pensée, propre à produire des affections ou bonnes ou mauvaises ” (611) - and contemplation, a higher form of concentration on the divine: “ Or manger, c ’ est méditer, car en méditant on mâche, tournant ça et là la viande spirituelle entre les dents de la considération, pour l ’ émier, froisser et digérer, ce qui se fait avec quelque peine; boire, c ’ est contempler [...] mais s ’ enivrer, c ’ est contempler si souvent et si ardemment, qu ’ on sort tout hors de soi-même pour être tout en Dieu ” (627). 9 Drunkenness, in this context, draws the pious imbiber closer to God: “ Sainte et sacrée ivresse, qui, au contraire de la corporelle [...] nous angélise et, par manière de dire, divinise […] pour nous élever au-dessus de nous et nous ranger avec les Anges, en sorte que nous vivions plus en Dieu qu ’ en nous-mêmes ” (627). Similarly, eating, when done in the mode of love and not simply “ pour contenter ce chétif ventre, ni pour assouvir cet appétit, ” can become a spiritual act: “ L ’ appétit de manger est rendu grandement spirituel si, avant que de le pratiquer, on lui donne le motif de l ’ amour ” (940). 10 The appetite becomes holy by its subordination to the will of God. Salesian spirituality lends itself to gastronomical images because it conduces to an intimate relationship with God while recognizing, indeed requiring, that its followers maintain good physical health and fulfill faithfully their 9 As André Ravier indicates in his edition of the works of François de Sales, “ émier ” means “ émietter ” (1737). 10 In 1619, Jeanne de Chantal, a friend of François’s and superior of the order of Visitation nuns that he had founded, consults him about a young cripple who wants to join the order. François sees no impediment. The other nuns can carry their crippled sister wherever she needs to go, and she will be able to perform all the duties of a nun, which include eating: “ Sans jambes, on peut faire tous les exercices essentiels de la Règle: obéir, prier, changer, garder le silence, coudre, manger […]. ” (Cited by Ravier 178). Food and Devotion in François de Sales’s Introduction à la vie dévote 535 social obligations. 11 Impeccable civility in all human relations both protects the well-being of society and helps one grow close to God through love of other people. The worldly meal derives its value from what it shares with its spiritual counterpart. When he was still very young, François apparently trained himself to eat whatever was put before him (Trouncer 31). Perhaps with this early pious exercise in mind, he recommends following to the letter Christ ’ s charge to his disciples, as he sends them out into the world, that they eat what is offered them. Although it might seem more exacting to choose to eat only what one least likes, by doing as the disciples were ordered to do, “ on ne renonce pas seulement à son goût, mais encore à son choix; et si, ce n ’ est pas une petite austérité de tourner son goût à toute main et le tenir sujet aux rencontres. ” Furthermore, “ cette sorte de mortification ne paraît point, n ’ incommode personne, et est uniquement propre pour la vie civile ” (197). 12 François replaces fasting as a means of selfmortification, a staple in devotional literature, with eating, with choosing to eat in a way that contributes to the good order of polite society and does not, above all, disrupt it. 13 One of François de Sales ’ s models, Saint Louis, was, like his seventeenthcentury admirer, concerned that when in company, especially at table, people conduct themselves civilly. He “ ne trouvait pas bon qu ’ étant en compagnie l ’ on parlât en secret et en conseil, particulièrement à table, ” lest such behavior arouse suspicion that one is slandering others (219). As a sign of civility, happy conviviality should reign at table, where matters of grave importance are best not mentioned. François has gastronomically-oriented advice to give as well about other gatherings of people in polite society, namely, dances and balls. While not inherently evil, he warns, “ cet exercice […] est fort penchant et incliné du côté du mal ” and, therefore, “ plein de danger et de péril ” (222). About balls, François declares, he has the same opinion that doctors do about pumpkins and mushrooms: even the very best of them are totally worthless. “ Si 11 See Ruth Murphy ’ s discussion of “ la civilité chrétienne ”. According to Richard Strier, François would have his readers become “ Christian versions of the honnêtehomme ” (38). 12 Strier cites this passage as evidence of the link between sociability and charity (41). 13 Viviane Mellinghoff-Bourgerie points out that “ la recherche d ’ une conduite extérieure impeccable semble avoir été l ’ une des préoccupations majeures de François, dès sa jeunesse ” (60). More severe in his priestly life than in his writing, François once had St. Jeanne de Chantal discipline her taste by eating olives, which he knew she disliked. On another occasion, he insisted that she consume an especially unappealing concoction of “ limaces fricassées ” (Bremond 105). Michael S. Koppisch 536 néanmoins il faut manger des potirons, prenez garde qu ’ ils soient bien apprêtés, ” and should there be no polite way of declining an invitation to a ball, “ prenez garde que votre danse soit bien apprêtée, ” that is, modest, dignified, and well-intentioned. Doctors recommend avoiding mushrooms: “ Mangez-en peu et peu souvent ” (223). François gives the same advice about balls: “ dansez peu, et peu souvent ” (223). He agrees with Pliny that the spongy, porous quality of mushrooms allows them to soak up any infection in the vicinity. Balls, those “ assemblées ténébreuses, ” those “ impertinentes récréations, ” like mushrooms, “ attirent ordinairement les vices et péchés qui règnent en un lieu ” (223). So what is to be done if one must absolutely attend a ball? After eating mushrooms, “ il faut boire du vin précieux; et je dis qu ’ après les danses il faut user de quelques saintes et bonnes considérations, ” that is, turn one ’ s mind to more sober thoughts (224). For example, one might consider that “ À même temps que vous étiez au bal, plusieurs âmes brûlaient au feu d ’ enfer pour les péchés commis à la danse ou à cause de la danse ” (224). Alternatively, one could call up in one ’ s mind ’ s eye the agonizing death of some poor souls or the painful illness that others endured while the ball was going on. Whatever the penance chosen, dancing will have exacted an even heavier toll than eating the noxious mushrooms, but, like eating, it will also have found a place in the dancer ’ s devout life. François defines that life explicitly and simply in the third part of the Introduction: “ La seule charité nous met en la perfection: mais l ’ obéissance, la chasteté et la pauvreté sont les trois grands moyens pour l ’ acquérir ” (161). These three virtues are what he calls “ les trois branches de la croix spirituelle, ” and all three have their foundation in a fourth, humility (161), 14 whose natural habitat François locates in the kitchen, where the most basic work of preparing food is done by those who occupy the lowest place in the social order of his day. Most people have little capacity or inclination for the lofty heights of rapture and ecstasy or the performance of heroic acts of virtue. Nor does God expect this of them: “ Laissons volontiers les suréminences aux âmes surélevées: nous ne méritons pas un rang si haut au service de Dieu; trop heureux serons-nous de le servir en sa cuisine, en sa paneterie, d ’ être des laquais, portefaix, garçons de chambre ” (132). No matter what one ’ s station in life, one must love and serve the poor by way of participating in their poverty. François urges Philothée, for whom he is writing in the Introduction à la vie dévote, to associate with the poor, to 14 Butler ’ s Lives of the Saints mentions the importance of humility in the thought of François de Sales: “ Being asked one day by a nun to write down what virtue he specially wished them [nuns] to cultivate, he wrote on a sheet of paper, in huge letters, the one word ‘ Humility ’” (200). Food and Devotion in François de Sales’s Introduction à la vie dévote 537 speak freely with them, and, in the end, to be “ plus pauvre que les pauvres ” (174). A good place to do this is in the kitchen: “ rendez-vous donc servante des pauvres; allez les servir dans leurs lits quand ils sont malades; [...] soyez leur cuisinière, et à vos propres dépens ” (174). Two of the saints whom François most admired spent lots of time in the kitchen or at table. Although a great and powerful king, Saint Louis “ servait fort souvent à la table des pauvres qu ’ il nourrissait, et en faisait venir presque tous les jours trois à la sienne, et souvent il mangeait les restes de leur potage avec un amour non pareil ” (174-75). 15 Catherine of Siena was among those saints who experienced “ tant de ravissements et d ’ élévations d ’ esprit ” (227) that François has no doubt about her extraordinary holiness. Her extreme humility, displayed in her father ’ s kitchen, impresses him just as deeply: “ mais j ’ ai été également consolé quand je l ’ ai vue en la cuisine de son père tourner humblement la broche, attiser le feu, apprêter la viande, pétrir le pain et faire tous les plus bas offices de la maison ” (227). Since she performed these seemingly insignificant acts for God, François honors her work in the kitchen no less than her states of ecstasy in prayer. Catherine once again proves her saintly humility when, in the Traité de l ’ amour de Dieu, she and another saint engage in a singularly unappetizing bit of ingestion: “ ils léchaient et mangeaient les ulcères des ladres et chancreux ” (743). Catherine ’ s gesture of submission to God and her will to serve Him at any cost recall to François de Sales the advice of Saint Paul to the Corinthians: “ Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, [...] soit que vous tourniez la broche [...] vous profiterez beaucoup devant Dieu, faisant toutes ces choses parce que Dieu veut que vous les fassiez ” (228). 16 By being dedicated to God, humble service in the kitchen, eating, and drinking find a place of honor in the devout life. Dedication to that life preserves the soul, and François, in one of his most striking images, compares devotion to the steeping of fruits in sugar and honey. Frequent reception of the Eucharist, for example, keeps the soul safe from sin by a process similar to that of preserving fruits: Que si les fruits les plus tendres et sujets à corruption, comme sont les cerises, les abricots et les fraises, se conservent aisément toute l ’ année étant confits au sucre et au miel, [...] nos cœurs, quoique frêles et imbéciles, sont préservés de la corruption du péché lorsqu ’ ils sont sucrés et emmiellés de la chair et du sang incorruptible du Fils de Dieu. (116) 15 So impressed was François by Saint Louis ’ s gesture of humility that he speaks of it again, using virtually the same words, in the Traité de l ’ amour de Dieu (743). 16 In his edition of François de Sales, André Ravier has italicized and identified quotations from the Bible. The italicized passage in this citation is from 1 Cor. 10.31. Michael S. Koppisch 538 The tartness of some fruits, like the quince, makes them palatable only as preserves. Others, like cherries and apricots, are so delicate that they must be macerated if they are to last very long: “ Ainsi, ” François says, “ les femmes doivent souhaiter que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion, car l ’ homme sans dévotion est un animal sévère, âpre et rude ” (239). In another passage, he explains the reasons for which people must treat not only others but also themselves with gentle understanding. For undue harshness toward oneself results in anger, or, more properly, in a “ cœur confit et détrempé en la colère ” (156). The ideal, as François writes in the Traité de l ’ amour de Dieu, is hearts “ détrempés en la sacrée dilection par le Saint-Esprit qui habite en nous ” (887-88). A good reputation resembles a vessel in which human virtue can be preserved by divine love: Conservons nos vertus [...] mais comme ceux qui veulent garder les fruits ne se contentent pas de les confire, ains les mettent dedans des vases propres à la conservation d ’ iceux, de même, bien que l ’ amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, si est-ce que nous pouvons encore employer la bonne renommée comme fort propre et utile à cela. (149) To restore damaged fruit or virtue defiled requires maceration in some preserving medium. Chastity, once stained, shares the fate of blemished fruits, which “ étant une fois entamés, il est presque impossible de les garder que par le miel et le sucre, en confiture: ainsi la chasteté [...] étant une fois entamée, rien ne la peut conserver qu ’ une excellente dévotion, laquelle, comme j ’ ai souvent dit, est le vrai miel et sucre des esprits ” (165). Like any good writer, François has obviously chosen his image carefully and is aware that he uses it often. Gastronomical imagery serves François especially well in his chapter on the “ honnêteté du lit nuptial ” (240-44), in which he lays out the rules to be followed in sexual relations between husbands and wives. To avoid speaking directly about such taboo matters, he equates marital sexuality and eating, for both “ les voluptés honteuses et celles du manger [...] regardent la chair ” (240). The chapter begins and concludes with the writer ’ s calling attention to his rhetorical strategy. Before enumerating the laws of correct sexual behavior, François says: “ J ’ expliquerai donc ce que je ne puis pas dire des unes [voluptés honteuses] par ce que je dirai des autres [celles du manger] ” (240). The chapter ends with an expression of satisfaction at his having used his imagery successfully: “ Je pense avoir dit tout ce que je voulais dire, et fait entendre sans le dire ce que je ne voulais pas dire ” (244). This particular “ amas d ’ avertissements de bonne foi ” (25) has been very carefully designed, and François speaks of himself as a writer aware of his art and pleased with his efforts. Food and Devotion in François de Sales’s Introduction à la vie dévote 539 If the rules themselves, of which there are seven, follow strictly the teachings of the Church, the imagery is remarkably explicit. The purpose of marriage is the propagation of the race, and eating “ pour nourrir et conserver la personne est une bonne chose, sainte et commandée. ” This it shares with “ ce qui est requis au mariage pour la production des enfants ” (240). In keeping with his call for civility in human relations, François points out that eating preserves not only life but also “ la mutuelle conversation et condescendance que nous nous devons les uns aux autres ” (240- 41). Similarly, “ la réciproque et légitime satisfaction des parties au saint Mariage ” is a duty that neither husband nor wife may abrogate without the consent of the other, “ même pour les exercices de la dévotion ” (241). 17 Eating only because one is hungry, without keeping in mind the necessity of civil discourse at table, is “ supportable mais non pas pourtant louable ” (241). “ Le simple plaisir de l ’ appétit sensuel ” can never be more than “ supportable ” and may be much worse (241). Gluttonous eating, on the other hand, “ est chose plus ou moins vitupérable ” and to be avoided (241). How one eats also matters. Honey, so good for bees in most circumstances, can at times give them “ le flux de ventre ” and even kill them if it covers their head or wings (241). Improper marital relations, such as “ l ’ infâme et exécrable action que Onan faisait en son mariage, ” carry the same danger of death, the spiritual death of mortal sin (242). The commerce between a husband and his wife has a specific purpose, procreation. Limited to that end or, at least, “ comme si c ’ était avec espérance de la production des enfants ” (241), marital relations conform to the dictates of the devout life. They must never, however, be the source of prurience: C ’ est une vraie marque d ’ un esprit truand, vilain, abject et infâme de penser aux viandes et à la mangeaille avant le temps du repas, et encore plus quand après icelui on s ’ amuse au plaisir que l ’ on a pris à manger, s ’ y entretenant par paroles et pensées, et vautrant son esprit dedans le souvenir de la volupté que l ’ on a eue en avalant les morceaux, comme font ceux qui devant dîner tiennent leur esprit en broche et après dîner dans les plats. (242) People who behave in such disgusting fashion are “ gens dignes d ’ être souillards de cuisine ” (242). After a meal, it is preferable to wash one ’ s hands, rinse out one ’ s mouth, and retain neither the taste nor the odor of 17 François refers his reader back to his chapter on frequent Communion, where he wrote that “ C ’ est chose indécente, bien que non pas grand péché, de solliciter le payment du devoir nuptial le jour que l ’ on s ’ est communié, mais ce n ’ est pas chose malséante, ains plutôt méritoire de le payer ” (118). Michael S. Koppisch 540 what has been eaten. The elephant is, in this regard, an exemplary beast: always faithful to the same female, he mates with her in secret for five days every three years and on the sixth day, washes himself in a river. François invites the reader to make the obvious connection between the elephant and the fastidious diner and take to heart the lesson offered. In François de Sales ’ s Introduction à la vie dévote, images of eating, cooking, and working in the kitchen are rich, varied, and perfectly adapted to the simple style in which the author intentionally couches his central message, that the devout life beckons all people, not just those who reject the world and leave it. He was certainly influenced in his choice of these and other images by his thorough knowledge of the Bible. It is clear, however, that, like the thoughtful writer he was, François consciously deploys his imagery to draw his reader into both the language of his text and the devout life that it defines. 18 Works Cited Bossuet, Jacques-Bénigne. Œuvres. Ed. B. Velat et Yvonne Champailler. Paris: Gallimard, 1961. Bremond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours. Vol. 1. Paris: Bloud et Gay, 1916. Butler, Alban. Lives of the Saints. Ed. Herbert Thurston, S.J. and Donald Attwater. Rev. Ed. Vol. 1. New York: P. J. Kenedy & Sons, 1962. Henry-Coüannier, Maurice. Saint François de Sales and his Friends. Trans. Veronica Morrow. Staten Island, N.Y.: Alba House, 1964. Lemaire, Henri. François de Sales: Docteur de la confiance et de la paix. Paris: Beauchesne, 1963. ----. Les images chez St. François de Sales. Paris: Nizet, 1962. Mellinghoff-Bourgerie, Viviane. François de Sales: Un homme de lettres spirituelles. Geneva: Droz, 1999. Murphy, Ruth. Saint François de Sales et la civilité chrétienne. Paris: Nizet, 1964. Ravier, André. Un sage et un saint: François de Sales. Paris: Nouvelle Cité, 1985. Sainte-Beuve, Charles-Augustin. Port-Royal. Vol. 1. Paris: Gallimard, 1953. Sales, François de, Saint. Œuvres. Ed. André Ravier. Paris: Gallimard, 1969. Strier, Richard. “ Sanctifying the Aristocracy: ‘Devout Humanism’ in François de Sales, John Donne, and George Herbert. ” The Journal of Religion 69 (1989): 36-58. Strowski, Fortunat. Saint François de Sales. Paris: Plon, 1928. The Oxford Annotated Bible with the Apocrypha. Ed. Herbert G. May and Bruce M. Metzger. New York: Oxford UP, 1965. 18 Frieda S. Brown and Paula B. Koppisch read drafts of this essay. Their insights and suggestions were most helpful. Food and Devotion in François de Sales’s Introduction à la vie dévote 541 Tobin, Ronald W. Tarte à la crème: Comedy and Gastronomy in Molière’s Theater. Columbus: Ohio State UP, 1990. Trouncer, Margaret. The Gentleman Saint: St. François de Sales and his Times, 1567-1622. London: Hutchinson, 1963. PFSCL XXXV, 69 (2008) L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Marin Le Roy de Gomberville * MARIE-CHRISTINE PIOFFET Présentation de l’auteur L’œuvre de Gomberville, considéré comme un des meilleurs romanciers de son temps, marque une transition entre la pastorale et le roman historique 1 . Mis à part Polexandre, qui suscite aujourd’hui un regain d’intérêt de la part de la critique universitaire 2 , la production de cet écrivain n’a bénéficié que d’une attention sporadique de la part des chercheurs. En effet, La Carithée et La Cythérée ont nourri un nombre de travaux restreint en comparaison des grands romans de Madeleine de Scudéry et d’Honoré d’Urfé. Il en va de même des versions préliminaires du célèbre roman-fleuve, paru sous le titre L’Exil de Polexandre et d’Ericlée 3 , puis sous celui de L’Exil de Polexandre 4 , de même que sa suite La Jeune Alcidiane 5 , composition tardive à saveur * Pour mener mes recherches sur le roman français du XVII e siècle, j’ai pu bénéficier des subsides du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Je tiens aussi à remercier Denis Augier de m’avoir éclairée sur plusieurs textes alchimiques. 1 Edward Baron Turk, Baroque Fiction-Making : A Study of Gomberville’s « Polexandre », Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures, 1978, p. 12. 2 Sur la fortune de Polexandre et son exégèse critique, on lira les remarques de Madeleine Bertaud (L’Astrée et Polexandre. Du roman pastoral au roman héroïque, Genève, Droz, 1986, pp. 13-18). 3 Publié à Paris en 1619 chez Toussaint du Bray. 4 Publié en 1629 chez le même éditeur. 5 Marin Le Roy de Gomberville, La Jeune Alcidiane, Paris, Augustin Courbé, 1651, 590 p. Marie-Christine Pioffet 544 janséniste 6 . Toutes ces intrigues romanesques, par-delà le thème amoureux, ont comme dénominateur commun le voyage. Le décor gombervillien se situe volontiers dans un cadre exotique où s’insèrent des lieux mythiques ou imaginaires. L’île Inaccessible et l’île Heureuse aux appellations fortement suggestives sont des enclaves paradisiaques vers lesquelles tendent les héros en quête du bonheur absolu. Mon intention est moins ici de dresser dans les grandes lignes le cadastre de ces pays de nulle part que de déceler leur portée symbolique. Quelle signification donner à ces paysages idéalisés ? Au-delà de leur aspect rebattu, on peut hasarder une lecture mystique, voire hermétique. Telle est du moins une des hypothèses que je vérifierai. Des édens pastoraux La plupart des fictions géographiques de Gomberville, continuateur de L’Astrée 7 , sont façonnées sur le moule bien connu de la pastorale. L’influence d’Honoré d’Urfé est perceptible dès la publication de La Carithée en 1621 que l’auteur qualifie, dans le texte liminaire, de « Bergerie » 8 . Esquissée sur les bords du Nil, l’île Heureuse, qui préfigure en quelque sorte l’île d’Alcidiane, constitue une sorte de Forez égyptien. Comme les personnages urféens, « les bergers de l’Isle heureuse s’entretenans en leurs ordinaires douceurs, passaient les jours aussi insensiblement que les florissans monarques peuvent faire » 9 . Il y règne dans cet Orient mythique une quiétude que nul bruit ne vient perturber, au dire de Nepante : […] nous ne vivons pas au milieu des pompes & des magnificences des Palais, mais aussi ne languissons-nous pas entre les gesnes de la feintise, & 6 À ce sujet, voir les remarques de Philip A. Wadsworth, « Marin Le Roy de Gomberville. A biographical Sketch », Yale Romanic Studies, XVIII, Studies by Members of the French Department of Yale University, New York, AMS Press, 1944, p. 85. 7 Marin Le Roy de Gomberville publia une suite de L’Astrée parue sous le titre : L’Astrée d’Honoré d’Urfé, cinquiesme partie dediee par l’auteur à quelques-uns des Princes de l’Empire, Paris, R. Fouet, 1626. 8 La Carithée de M. Le Roy, Sr de Gomberville, contenant sous des temps, des provinces et des noms supposez, plusieurs rares et véritables histoires de nostre temps, Paris, Jacques Quesnel, 1621, épître « Aux belles, & vertueuses Bergeres […] et aux généreux, & parfaicts Bergers » non paginée. Ce roman comporte aussi des composantes historiques. Françoise Lavocat, qui consacre quelques pages à ce roman, observe l’interférence entre la bergerie et l’histoire romaine (Arcadies malheureuses. Aux origines du roman moderne, Paris, Honoré Champion, 1998, pp. 353-354). 9 Ibid., p. 344. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 545 les inquietudes des apprehensions & des faux bruits. Nos cabanes ne sont point couvertes d’or & d’argent, mais aussi ne sont-elles pas sujettes aux outrages du ciel & des tempestes ; & si elles ne sont pas enrichies de lambris dorez, & de superbes tapisseries, pour le moins elles sont toutes pleines de candeur, de paix & de resiouyssance. […] Nos troupeaux, nos bois, nos prez, nos fontaines, & nos campagnes sont les seuls objets pour qui nous faisons des vœux 10 . La citation oppose avec force les lieux de faste à la rusticité du paysage de la bergerie, qui surpasse en bienfaits la vie des grands princes. Cette apologie de la simplicité pastorale, qui ouvre l’œuvre, n’est pas sans rappeler l’âge d’or 11 , idéal dans lequel l’absence de richesses permettrait aux êtres qui habitent ces régions de nouer des relations fondées sur la valeur de chacun. La plupart des personnages viennent s’établir dans cette enclave bénie pour fuir un monde corrompu. Telles furent les motivations de Pisandre, qui « en fin lassé des incommoditez de la court des Roys, & des tromperies du monde, & de l’esperance, avoit pris l’habit de Berger en l’Isle heureuse pour y escouler doucement le reste de ces [sic] jours » 12 . De même Cerinthe, après avoir essuyé les caprices d’Heniane, justifie ainsi son désir de renouer avec la vie pastorale : « […] je renoncay à toutes formes d’ambitions & d’esperances, & voulant desormais passer le reste de ma vie dans la tranquillité […] que mon pere avoit choisie, comme un port asseuré contre le vent, je repris l’habit de Berger, & m’arrestay dedans l’Isle heureuse » 13 . À l’image du havre se trouve indissociablement liée l’idée de retraite 14 . L’escale souhaitée en l’île Heureuse, stase provisoire dans le parcours des protagonistes, répond à une quête de fixité, de paix au milieu des turpitudes du monde. L’île Inaccessible, sans doute la plus célèbre des fictions géographiques de Gomberville, est aussi largement redevable aux motifs arcadiens. Le lieu naturel, réduit à une atmosphère conviviale et apaisante, se fond presque totalement dans le topique du lieu d’agrément, que le romancier imite en tous points sauf pour l’étendue du territoire. Fertilité du sol, irrigation abondante, clémence du climat, dense floraison, tous ces topoï infléchissent le paysage à la manière du locus amœnus le plus classique. Toutefois, la 10 Ibid., « Aux belles, & vertueuses Bergeres […] et aux genereux, & parfaicts Bergers », épître liminaire non paginée. 11 La réminiscence revient d’ailleurs sous la plume de Gomberville : « Saturne faisoit fleurir parmy nous l’aage d’or » (ibid., p. 474). 12 Ibid., p. 464. 13 Ibid., p. 535. 14 Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit, Paris, P.U.F., 1996, p. 68. Marie-Christine Pioffet 546 sublimation du décor ne se limite pas au cadre agreste dans l’œuvre de Gomberville mais s’étend aussi à l’architecture urbaine : « La capitale est un des miracles du monde, & est habitée par des personnes en qui la valeur, la politesse & la courtoisie sont inseparables », affirme un navigateur portugais 15 . Cette « Province » est, au dire de Garruca, « fameuse par tout le monde, par la richesse de ses Habitans, par la magnifance [sic] de ses Villes, par la politesse de ses mœurs, & par la Majesté de ses Rois » 16 . La conclusion du Polexandre et l’incipit de La Jeune Alcidiane font état de la splendeur de la cour de la souveraine. Ainsi l’île Inaccessible déborde le thème de la bergerie en juxtaposant aux scènes bucoliques des pompes et solennités royales. À l’imaginaire pastoral s’adjoignent des panoramas urbains. L’île Inaccessible, au contraire de l’île Heureuse, dont elle est le prolongement, n’est pas seulement émaillée de hameaux, mais elle donne naissance à de magnifiques cités, signes de son rayonnement civil et culturel. L’ambiguïté quelque peu insolite entre les registres mondains et pastoraux se réfracte dans le jeu des personnages. Les insulaires sont des bergers raffinés en qui Polexandre découvre « une grace & une civilité de Courtisans » 17 . L’île Inaccessible demeure en fait un univers hybride où se mêlent, par un entrelacs subtil, des images de la cour et de la campagne, comme en témoigne l’élégance de ses bergers policés 18 . Aux éléments bucoliques que sont les troupeaux et les « cabanes » 19 se superpose par association le faste de la vie princière, comme en témoigne l’accueil que les insulaires réservent à Polexandre : « […] les Bergers l’eurent conduit en leurs cabanes, & […] ils l’y eurent reçeu, non avec toute la magnificence, mais avec toute la propreté des Palais […] » 20 . L’association virtuelle cabane-palais entretenue dans le discours traduit l’ambivalence du romancier vis-à-vis de la sobriété du décor agreste. Des îles femmes Ces enclaves peuplées par des bergers se dessinent, conformément à l’imaginaire baroque, comme des territoires femelles, au sens où elles sont régies 15 Polexandre, Paris, Augustin Courbé, 1641. Réimpr. : Genève, Slatkine Reprints, t. I, pp. 117-118. 16 La Jeune Alcidiane, p. 260. 17 Idem. 18 Sur cette dualité de la pastorale, voir les remarques de Jean-Pierre Van Elslande, L’Imaginaire pastoral du XVII e siècle, 1600-1650, 1999, Paris, P.U.F., p. 17. 19 Polexandre, t. II, p. 577. 20 Idem. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 547 par des femmes qui, par leur beauté, imposent leur hégémonie à tous les habitants. Le paysage du royaume d’Alcidiane forgé sur la matrice arcadienne, de même que celui de l’île Heureuse, se profile comme celui d’un amour latent. À peine Polexandre échoue-t-il sur ce rivage ami qu’il est envoûté dès le premier coup d’œil par celle qui le gouverne. Emblème de la femme idéale, l’île d’Alcidiane dérive directement de l’irruption de la maîtresse des lieux, comme en témoigne cette désignation. Dans une perspective encomiastique, il fallait à la souveraine, incarnation de la perfection féminine, un domaine digne de ses charmes. Semblablement, le paysage de l’île Heureuse, demeure de la belle Carithée, n’existe que pour servir de cadre aux conversations et aux confidences de cœur. Nepante s’assoit à l’ombre d’un orme sur l’herbe pour raconter ses « Amours » avec Panacée 21 . L’apologie du locus insulaire accueillant, qui prend une connotation sensuelle, constitue une véritable consécration à l’amour. En effet, la toponymie nous ramène au registre sentimental de l’itinéraire. Que l’on pense au « bocage des Nymphes » 22 et au « prè des Advantures » 23 qui permettent de concevoir le lieu fictif comme une authentique scénographie du discours galant. Toutefois, l’allégorie ne se laisse pas toujours aisément décoder. Ainsi, il est plus difficile de percevoir derrière la mention du « bois des Crocodilles » 24 une allusion au thème amoureux, à moins qu’on ne se souvienne que les bergers reconnaissent en ce reptile un modèle de fidélité conjugale : « C’est encore ce mesme animal qui nous apprend à nous autres mariez à garder la foy que nous avons promise » 25 . L’amour, sous la plume de Gomberville comme chez de nombreux romanciers, prend l’allure d’une religion. Alcidiane est vue comme une « divinité » 26 qu’il faut adorer. Le mot n’est pas trop fort. Ailleurs, l’auteur compare la souveraine à « une lumiere si brillante, & si vive, qui […] fait mespriser toutes les autres » 27 . Chaque année, les souverains de l’île 21 La Carithée, p. 381. 22 Ibid., p. 578 : c’est à cet endroit précis que Nepante se réfugie pour « resver à » sa « nouvelle amour ». 23 Ibid., p. 360. L’orthographe varie dans le roman : Gomberville dit que Cerinthe aperçoit une bergère désolée à l’entrée d’un « pré que l’on appelloit ordinairement le pré des adventures pource que bien souvent l’on y voyoit ou l’on y entendoit quelque chose extraordinaire & nouvelle » (ibid., p. 234). Ces rumeurs ont trait aux intrigues amoureuses. 24 Ibid., p. 484. 25 Ibid., p. 280. 26 Polexandre, t. II, p. 578. 27 Ibid., t. II. pp. 578-579. Marie-Christine Pioffet 548 d’Alcidiane doivent se rendre à l’île du Soleil pour payer le « tribut d’Amour » 28 . Ce n’est pas non plus un hasard si le portrait de cette femme trône dans le temple de l’île sacrée. La naissance de cette princesse qui « doit estre mise au nombre des choses célestes » 29 est marquée par une terrible inondation, des prophéties et autres phénomènes singuliers. Même si l’île Inaccessible, véritable utopie galante, se démarque de la monarchie française en ce que « l’un & l’autre sexe y peut regner indifferemment » 30 , les lois de la galanterie réduisent bien souvent les hommes à l’esclavage. Tel amant comme Cerinthe dans La Carithée déploie tous les efforts pour obtenir l’affection d’Isis 31 , puis fait profession d’adorer Carithée jusqu’à l’idolâtrie 32 . Tel autre comme Crisolite languit d’amour pour Melicee sans pouvoir être sevré de sa passion 33 . En accordant à la femme sinon un pouvoir politique du moins une suprématie sentimentale, l’île Heureuse reste fidèle au topique arcadien 34 . Luxe, calme et beauté Sur le canevas bien connu de la pastorale et du roman baroque viennent se greffer, par un curieux paradoxe, les poncifs du pays doré ou de l’eldorado. Le vieux berger de l’île Inaccessible, avec qui s’entretient Polexandre peu de temps après son arrivée, poursuit ainsi son inventaire : « Du costé du Midy nous avons une plage de plus de trente milles de long, qui est ceinte de rochers, desquels on tire de tres beaux diamans & de tres belles emeraudes » 35 . La beauté, sous la plume de Gomberville, va de pair avec le foisonnement et les richesses. On ne s’étonnera guère de voir que ce territoire insulaire d’une grandeur insoupçonnée recèle des métaux de toutes sortes. Le paysage de l’île Inaccessible en est un de plénitude. L’idée d’abondance se trouve encore plus marquée dans La Jeune Alcidiane qui s’ouvre sur un défilé de multiples personnages transportant divers objets ou 28 Ibid., t. II, p. 597. 29 Ibid., t. II, p. 608. 30 Ibid., t. II, p. 594. 31 Ibid., t. II, p. 328. La Carithée : « […] je lui écrivis diverses lettres, je luy donnay plusieurs fois la musique, je lui envoyay des vers, en fin durant six mois je ne vous sçaurois dire quelle submission, quel artifice, ny quel article de l’art d’aymer je ne pratiquay point pour luy donner de l’Amour » (pp. 328-329). 32 La Carithée, p. 473. L’expression revient plus loin (ibid., p. 600). 33 Ibid., p. 483. 34 Sur la féminisation de l’Arcadie française, voir les remarques de Françoise Lavocat, op. cit., p. 438. 35 Polexandre, t. II, p. 594. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 549 ornements de toutes sortes : « Ce spectacle […] effaçoit par la quantité prodigieuse de ses richesses tout ce que le Monde avoit jamais vû de plus superbe & de plus magnifique » 36 . Plus loin dans le même roman, Garruca célèbre ce lieu comme « le veritable sejour de l’Abondance, des plaisirs, & de la Vertu » 37 . Polexandre souscrit à ce jugement : « L’Isle Inaccessible se peut justement nommer l’Isle bien-heureuse. Tout y abonde avec excés. La liberté y est esgale à l’abondance » 38 . Par les « thresors » qu’il abrite, le royaume d’Alcidiane se révèle une « Contrée d’or » 39 . L’expression n’est pas innocente. Derrière l’éloge de la splendeur matérielle, on peut deviner en contrepoint une opération à saveur alchimique par laquelle l’île d’Alcidiane, d’un modeste terroir de bergers, devient une véritable terre promise où ceux qui y séjournent peuvent savourer la plus parfaite félicité. Le Grand Œuvre ou la transmutation du paysage Cet encodage se justifie d’autant plus que le décor naturel se pare souvent de couleurs châtoyantes et de riches métaux, tantôt par l’émergence de monuments, tantôt par la luminosité du soleil qui lui donne un aspect flamboyant. Il en va ainsi dans La Carithée où Nepante découvre au cœur de la « Forêt de l’enchanteur » « une forme de Chasteau, dont la couverture battuë des rayons du Soleil, reluisoit comme si elle eust esté d’or » 40 . La comparaison, pour stéréotypée qu’elle paraisse, n’est pas le fruit d’un hasard. L’éclat du soleil qui rehausse la dorure du toit est l’élément clé de l’univers gombervillien. Faut-il rappeler que le romancier imagine non loin de l’île Inaccessible l’île du Soleil où les habitants vouent un culte à l’astre du jour, tandis que non loin du Nil, Gomberville situe le domaine du Phénix, qui était pour les Égyptiens « un oiseau fabuleux consacré au Soleil » 41 ? L’arbre où cet oiseau vénérable a élu domicile constitue le plus bel exemple de cette mutation de la végétation en matières précieuses : 36 La Jeune Alcidiane, pp. 8-9. 37 Ibid., p. 317. 38 Ibid., p. 767. 39 Ibid., p. 9. 40 La Carithée, pp. 678-680. 41 Dom Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poëtes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques expliqués, Paris, E. P. Denoël, coll. Bibliotheca hermetica (dirigée par René Alleau), p. 277. Bernard Tessandier souligne l’importance du symbole du phénix sous la plume du polygraphe : « La métaphore du phénix, qui procède sans doute chez lui d’une culture alchimique, traverse son œuvre. Emblématique du roman la Carithée, par exemple, cette image Marie-Christine Pioffet 550 […] le tronc semble estre fait d’un diamant, tant il jette de feux & d’esclairs, on diroit que toutes les branches seroient d’un corail transparent, & l’on n’y void feuille où la main miraculeuse de la nature n’ayt peint une estoille d’or sur une lame d’argent. Ce ne fut pas encore cela qui me ravit le plus hors de moy, mais une claire & vive source qui sort du pied de cet arbre incomparable, laquelle boüillant au travers d’un sable doré qui environne l’arbre 42 . L’or et l’argent, métaux de prédilection des alchimistes, y sont les teintes à l’honneur : ils enduisent de leur éclat le tronc de l’arbre, les feuilles ainsi que le sable et un des ruisseaux. L’or, source de toutes les convoitises, investit le paysage d’une éclatante luminosité. Cet arbre ardent irradie tant de chaleur qu’il fait sourdre en ses abords une source en ébullition. L’image, pour le moins étrange ici, n’est pas sans présenter d’analogie avec certaines opérations de la métallurgie antique qui prête à l’or une énergie calorifère 43 . Paysage solaire, l’univers de Gomberville est, à l’image des « demeures philosophales » 44 , éminemment pyrophorique. Dans La Carithée, le phénix se retrouve dans les Remarques sur la vie du roi où, par le biais de la prosopopée, les paroles de l’empereur Sévère retentissent ; elle réapparait dans La Doctrine des mœurs, où l’imagination d’un curieux ressuscite la stoa de Zénon. Chez Gomberville, l’image du phénix joue à la fois comme sujet de métamorphose et comme objet du « désir de métamorphose » » (« Des fictions compensatrices ? Sur un usage détourné de l’histoire au XVII e siècle : l’exemple de Marin Le Roy de Gomberville », dans Les Songes de Clio. Fiction et Histoire sous l’Ancien Régime, Sabrina Vervacke, Éric Van der Schueren et Thierry Belleguic (éd.), Québec, PUL, Les collections de la République des Lettres, 2006, pp. 193-194). Selon Gisèle Mathieu-Castellani, le phénix est un mythe solaire : « il appartient à la symbolique du feu », provoquant « à la fois la mort et la renaissance » de l’être. Image récurrente de la poésie amoureuse, il participe d’une volonté de triompher des effets du temps et de l’éphémérité de la passion (« Le mythe du phénix et la poétique de la métamorphose dans le lyrisme néo-pétrarquiste et baroque », dans Poétiques de la métamorphose, Claude-Gilbert Dubois (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1981, p. 161). Dans un tel contexte, on ne saurait se surprendre de voir le même oiseau devenir l’emblème d’Alcidiane, surnommée la fille du Soleil (Polexandre, t. V, p. 850). 42 La Carithée, p. 543. 43 La Fontaine des Amoureux de Science fait le constat suivant : « l’or est chaud et sec par droicture » (Stanislas Klossowski de Rola, Alchimie, florilège de l’art secret, augmenté de la Fontaine des Amoureux de Science, par Jehan de la Fontaine (1413), Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 28). 44 Je fais bien sûr allusion à l’ouvrage de Fulcanelli, Les Demeures philosophales et le symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’art sacré et l’ésotérisme du grand œuvre, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 3 e édition, 1965 (avec trois préfaces d’Eugène L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 551 est immolé par le feu et renaît de ses cendres 45 . Une autre manifestation éloquente de cette propriété nous vient encore de La Cythérée, au moment où la forêt d’Ephestion s’enflamme spontanément. Qui plus est, le jaillissement du feu, neutralisé en quelque sorte, ne dégage qu’une légère « tiedeur » 46 . Araxez, qui profite de cette clarté au milieu de l’obscurité pour vaincre son adversaire, en est stupéfait : « […] il n’est pas possible que le feu soit devenu si traitable » 47 . C’est alors qu’il se souvient des révélations d’Amasis au sujet d’une « merveilleuse » 48 campagne d’où naissent des flammes inoffensives : « En Lycie […] il y a une Contrée, ou pour mieux dire une grande campagne fort connuë […]. Cette terre est toute percée, & par des trous imperceptiles il en sort des flames qui ne font point de mal. Elles n’ont que de la clarté » 49 . Par on ne sait quel prodige, ce pays brûlant ne laisse pas d’avoir une végétation florissante, ce qui provoque l’admiration d’Araxez : « […] il voit la terre verte, & aussi herbuë que si le feu luy estoit une rosée. Il regarde autour de soy, & voit des arbres couverts de fueilles aussi vertes qu’aux autres endroits du monde » 50 . Ces flammes incombustibles d’où la chaleur a été extraite ne conservent, comme le feu des alchimistes, que leur essence lumineuse. Comment dès lors ne pas percevoir derrière ce prodige le couronnement d’un parcours initiatique au terme duquel seront révélées au protagoniste des nouvelles de Cythérée ? Là encore le parallélisme entre l’imaginaire et l’hermétique est frappant. Comme l’écrit Dom Antoine-Joseph Pernety, « Trois seules choses dans la nature résistent au feu ; l’or, le verre & le magistere parfait des Philosophes » 51 . De même que l’épreuve du feu aux yeux des anciens chimistes sublime la matière, de même elle rehausse ici la valeur du protagoniste romanesque. Mais il y a plus. D’autres traits insolites du paysage utopique, chez Gomberville, le déréalisent et confortent sa configuration ésotérique. Que l’on pense notamment aux sept fleuves qui arrosent le royaume du Phénix dans La Carithée. En effet, au fil de leur déambulation, les visiteurs découvrent sept cours d’eau « de diverses couleurs » et de « diverses Canseliet, F.C.H., 2 t.). Sur l’embrasement de la nature et les propriétés purificatrices du feu, voir les pages 275-279 du deuxième tome. 45 La Carithée, p. 547. 46 La Cythérée, II e partie, livre IV, p. 106. 47 Idem. 48 La Cythérée, II e partie, livre IV, p. 108. 49 Ibid., II e partie, livre IV, p. 107. 50 Ibid., II e partie, livre IV, p. 106. 51 Les Fables egyptiennes et grecques dévoilées & reduites au même principe, avec une explication des hiéroglyphès et de la guerre de Troye, Paris, Bauche Libraire, 1758, t. II, p. 258. Marie-Christine Pioffet 552 proprietez » 52 . Fidèle à l’esthétique de la varietas 53 , l’écrivain passe dans son énumération du plus beau au plus immonde de ces fleuves. Alors que le premier surnommé le « fleuve du Soleil » 54 « feroit par sa beauté rougir de honte le Pactole & le Tage » 55 , le « septiesme passe tous les autres en obscurité & en mauvaise odeur, ses ondes sont espaisses & noirastres, mille cailloux, mille fourches d’arbres, & mille passages salles ne l’infectent pas seulement, mais le rend [sic] tellement hay de tous les autres fleuves […] qu’ils craignent & esvitent sa contagieuse rencontre » 56 . Ce bref passage met en lumière ce que Noémi Hepp désigne comme la « recherche d’effets de chocs » qui font de l’œuvre de Gomberville un « effet extrême de l’esthétique baroque » 57 . Certes, le lieu édénique contient ici, par un curieux paradoxe, un envers repoussant, mais plus troublantes me semblent les ramifications de l’hydrographie romanesque calquée sur les « sept Ruisseaux » aux abords de « la Fontaine des Amoureux de Science » 58 , sujet d’un des grands classiques de la littérature alchimique, maintes fois réédité depuis le XV e siècle. Les correspondances entre chacun de ces fleuves et les « sept Planetes du ciel » ou les métaux reconnus par les philosophes paraissent assez évidentes à en juger par l’onomastique 59 . Le second fleuve est surnommé expressément les « beins de la Lune » 60 tandis que les quatrième, cinquième et sixième cours d’eau, désignés respectivement comme « les fontaines de Venus », « les immondices de Jupiter » et de « Saturne » 61 , dissipent tout doute possible sur leur ascendant astrologique. Bien qu’ano- 52 La Carithée, p. 541. 53 À ce sujet, lire l’étude de Wilfried Floeck, « Esthétique de la diversité. Pour une histoire du baroque littéraire en France », Paris/ Seattle/ Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, coll. Biblio 17, 1989, 340 p. 54 La Carithée, p. 541. 55 Idem. 56 La Carithée, p. 542. 57 « L’Architecture dans quelques grands romans du premier XVII e siècle », dans Travaux de littérature. Architectes et architecture dans la littérature française, vol. XII, Paris, C. Klincksieck, 1999, p. 299. 58 Stanislas Klossowski de Rola, Alchimie, florilège de l’art secret, op. cit., p. 21. 59 Jehan de la Fontaine fournit la clef suivante : « Les sept Planetes que j’ay dict/ Accomparons sans contredict/ Aux sept metaulx venans de terre,/ […] L’or entendons par le Soleil,/ qui est ung metail sans pareil ; / Et puis entendons pour l’argent/ Luna, le metail noble et gent/ Venus pour le cuivre entendons/ Et aussi c’est moult bien son nom/ Mars pour le fer, et pour l’estain/ Entendons Jupiter le sain ; / Et le plomb pour Saturne en bel/ Que nous appellons or mesel./ Mercurius est vif argent,/ Qui a tout le gouvernement/ Des sept mestaulx » (ibid., p. 23). 60 La Carithée, p. 541. 61 Ibid., p. 542. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 553 nymes, les troisième et dernier cours d’eau se reconnaissent l’un par sa couleur « blanchastre », l’autre par son « obscurité » et ses impuretés comme les domaines de Mercure et de Mars 62 . Frank Greiner perçoit ce passage comme « une descente aux enfers d’un œuvre au noir » qui « prélude dramatiquement le spectacle de la mort du Phénix » décrit ci-après 63 . Loin d’être un ornement fortuit, le parcours au milieu des sept fleuves mettrait, selon le même auteur, en abyme les déboires de Cerinthe : « […] les aventures de l’amant de Carithée soumettent leur cours apparemment capricieux à un ordre de succession symbolique inversant celui des sept fleuves de l’île du Phénix » 64 . L’utilisation récurrente de l’imagerie alchimique transforme la promenade de Cerinthe et de son guide Agenor (dont le prénom fait fortement image 65 ) en un véritable pèlerinage au moyen duquel la nature devient, pour reprendre une expression baudelairienne, « une forêt de symboles » 66 au travers de laquelle les voyageurs - et par contrecoup les lecteurs - doivent se faire herméneutes. Certains de ces signes paraissent limpides, notamment lorsque Cerinthe et son philosophe éthiopien cueillent les feuilles et les « pommes sacrees » 67 de l’arbre vénérable, souvenir du jardin des Hespérides 68 , d’évidence pour participer à l’anamorphose de l’oiseau. Puisant dans le répertoire d’emblèmes de la chimie ancienne, familiers des lecteurs du Grand Siècle 69 , la fiction paysagère sous la plume de Gomberville établit des ponts entre la matière et le sacré. La sémiologie spatiale aux 62 Dom Pernety note que « Les anciens Chymistes ont donné aux métaux le nom des sept Planetes, parce qu’ils ont cru y remarquer des propriétez et des couleurs analogues à celles que l’Astrologue reconnaît dans les Planetes ». On peut lire, selon lui, les équivalences allégoriques de la façon suivante : le soleil pour l’or, la lune pour l’argent, l’argent vif pour le mercure, le cuivre pour Vénus, l’étain pour Jupiter, le plomb pour Saturne, le fer pour Mars (Dictionnaire mytho-hermétique, p. 227). René Alleau propose un décodage légèrement différent de ces correspondances entre mondes et métaux (Aspects de l’alchimie traditionnelle. Textes et symboles alchimiques, suivis de la Pierre de touche d’Huginus A. Barma (1657), Paris, Éditions de Minuit, 1953, pp. 146-147). 63 Les Métamorphoses d’Hermès. Tradition alchimique et esthétique littéraire dans la France de l’âge baroque (1583-1646), Paris, Honoré Champion, 2000, p. 550. 64 Ibid., p. 552. 65 Anagramme de « Âge en or » à en croire Greiner (ibid., p. 557). 66 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 87. 67 La Carithée, p. 550. 68 Dom Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, p. 157. 69 Sur la fortune de l’alchimie au XVII e siècle, voir les remarques de Stanislas Klossowski de Rola, The Golden Game : Alchemical Engravings of the Seventeenth Century, George Braziller, New York, 1988, pp. 8-20. Marie-Christine Pioffet 554 résonnances hermétiques fournit les ressources poétiques pour magnifier la quête amoureuse. Des sanctuaires On aurait en effet tort de croire que les utopies galantes se bornent ici à la sublimation des passions et de l’opulence matérielle. Pourquoi Gomberville s’attarderait-il autant sur la description du faste des décors, lui qui enjoint aux lecteurs de mépriser « le luxe » de son « siecle » 70 , si ce n’est pour suggérer la béatitude de l’esprit ? La splendeur des métaux y symbolise la grandeur morale 71 . Aborder le domaine d’Alcidiane, c’est accéder à une transcendance. L’amour prend ici, on l’a dit, une dimension mystique et absolue. Nul ne peut atteindre ce royaume d’élection sans faire preuve d’une soumission totale envers la reine que Gomberville élève sans hyperbole au rang de divinité. Ce parcours annonce l’orthodoxie précieuse et les étapes pour aller à Tendre. Apheristidez affirme à Polexandre que seule la soumission au Dieu solaire peut conduire à ce lieu béni : « Ne croyez rencontrer l’île inaccessible par l’art de vos Pilotes ny par vos longues recherches. Allez droit à l’Isle du Soleil, & vous consacrez au service du Dieu » 72 . Là où les meilleures boussoles s’avèrent inopérantes, la migration vers le domaine élu ne s’accomplit qu’au terme d’une longue et patiente dévotion qui épure la passion et mène à un état d’abnégation totale. L’île du Soleil, appelée aussi « l’Isle Saincte » 73 , se réduit de façon quasi pléonastique à devenir un temple. On sait qu’elle est située à « cinq cens cinquante mille de l’embouchure du Niger » 74 et non loin de l’île Inaccessible. La seule localité mentionnée sur cette île est la « ville du Soleil » 75 . L’auteur du reste ne décrit pas son aspect extérieur sauf pour ce qui est du fameux temple où sont pratiqués les sacrifices et dans lequel Apheristidez a pu pénétrer : « Je visitay l’Isle Saincte. J’admiray les richesses & la magnificence du temple, & par mes offrandes & par mes sacrifices, essayay de tesmoigner à mon Dieu, quelque legere recognoissance de tant de biens dont 70 Polexandre, t. I, p. 175. 71 Selon les remarques liminaires de Stanislas Klossowski de Rola, « […] l’or a toujours représenté pour les alchimistes le symbole de la sublime perfection à laquelle on aspirait en « aidant » les métaux imparfaits à atteindre l’état béni de l’inaltérable résurrection » (Alchimie, florilège de l’art secret, op. cit., p. 6). 72 Polexandre, t. IV, pp. 708-709. 73 Ibid., t. IV, p. 701. 74 Ibid., t. IV, p. 700. 75 La Jeune Alcidiane, p. 201. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 555 je luy estois redevable » 76 . Polexandre met au jour ce prodige architectural dont la description n’a rien à envier aux plus beaux monuments du monde 77 : Sa figure est ronde, bien qu’elle soit enfermée entre quatre murailles de marbre, qui representent un quarré parfait. Il y a par dehors trois rangs de colomnes de porfire, de jaspe & de serpentine, qui sont posées plustost par ornement que par necessité, […]. Justement au milieu de ce Temple est un grand Dome, porté par deux rangs de colomnes de marbre blanc, qui ne servent que de bazes à une seconde ordonnance de colomnes d’or massif. Ces colomnes sont enrichies de tant de diamants que quand le Soleil frappe dessus, tous ceux qui sont dans [le] temple sont esbloüis du grand esclat qui en rejallit. La voûte de ce Dome, aussi bien que celle de tout le temple, est faite d’un nombre infiny de petites pierres jointes ensemble, avec tant d’art que l’imagination ne se sçauroit rien figurer, que l’œil ne rencontre dans le meslange de ces pierres, & dans la variété de leurs couleurs. Le bas du temple est enrichy de marquetterie d’agattes, de cornalines, & d’autres pierres fines. Dans le centre du pavé qui respond à celuy du Temple, est un Autel, lequel semble estre fait d’un seul diamant, taillé à facettes 78 . On aura reconnu dans cette citation - dont on nous pardonnera la longueur - les ornements habituels des monuments romanesques de l’époque : que l’on pense à la splendeur des matériaux - l’or massif, le diamant, le porphyre, le jaspe et le marbre -, ou à l’incandescence du décor. L’agencement des métaux et les pierres multicolores provoquent une luminosité étincelante au point où le visiteur en est ébloui. Les diamants et l’or décuplent les reflets du soleil qui « frappe dessus ». Polexandre avait déjà éprouvé cet éblouissement à la première rencontre d’Alcidiane dont il compare la vue à « une lumière si brillante, & si vive, qui luy fait mespriser toutes les autres » 79 . Diamants, marbre, porphyre se veulent des joyaux incorruptibles destinés à matérialiser la mémorable beauté d’Alcidiane. Présentée comme la fille du Soleil, elle est plusieurs fois assimilée à l’astre du jour : « […] ses portraits font bien voir qu’elle est la vive image du Soleil son pere, ou pour mieux dire, qu’elle est elle-mesme un veritable Soleil » 80 . Je pense donc être 76 Polexandre, t. IV, p. 701. 77 Gilles Ernst compare ce temple à la basilique Sainte-Sophie (« L’île baroque : pour quelles métamorphoses ? », dans L’Insularité. Thématique et représentations, textes réunis par Jean-Claude Carpanin Marimoutou et Jean-Michel Racault, Université de la Réunion, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 85). 78 Polexandre, t. V, pp. 733-734. 79 Polexandre, t. II, pp. 578-579. 80 Ibid., t. IV, p. 699. Est-il question de la beauté d’Alcidiane, Gomberville souligne « la vive blancheur de ce teint » (ibid., t. V, p. 834). Marie-Christine Pioffet 556 en mesure d’affirmer que ce temple est dressé autant à la gloire de la belle Alcidiane qu’à celle du Dieu-Soleil. Ce n’est pas non plus un hasard si son portrait et sa statue y trônent 81 . Gomberville procède ici par substitution ou par ce que je pourrais appeler pompeusement une hypallage descriptive. Incapable de rendre la beauté de la protagoniste si ce n’est par le topos de l’ineffable (« les hommes sont indignes de travailler un si beau sujet » 82 ), il nous offre comme par compensation une description détaillée de ce monument. À l’éclat des matériaux s’adjoint la perfection des formes : un cercle dissimulé par un « quarré parfait » 83 . Cet éloge architectural, véritable morceau de bravoure dans l’œuvre, cumule tous les traits de l’achèvement matériel et esthétique. La structure arrondie cachée par un carré invite le spectateur à dépasser sa perception sensorielle et immédiate au profit d’une contemplation intérieure. Le déploiement de la nature invite, sous la plume de Gomberville, au recueillement. Que l’itinéraire de Nepante au milieu de la « Forêt de l’enchanteur » mène tout naturellement à un temple exemplifie on ne peut plus clairement cette quête d’intériorité 84 . Ancêtre de l’île du Soleil, l’île du Phénix de La Carithée constitue une véritable cathédrale consacrée à l’amour. De même que pour aborder la demeure d’Alcidiane, Polexandre doit suivre les conseils d’un ermite de l’île du Soleil, de même Agenor et Cerinthe peuvent pénétrer en cette enceinte grâce aux consignes d’un « grand Prestre Ethiopien » 85 : « […] il falloit passer sur un pont qui s’abbaissoit & se relevoit à mesure que celle qu’il aymoit le traitoit bien ou mal » 86 . Plus que leur orientation ou leur dextérité, la noblesse de leur sentiment leur permet de franchir cette zone sacrée : « […] ce que nostre force n’eust jamais peu faire […] l’amour le fit pour nous » 87 . Dans la géographie gombervillienne, l’amour est la clé qui ouvre toutes les portes. La vie sur l’île Heureuse est également ponctuée de rituels religieux. Les bergers qui l’habitent pratiquent un « sacrifice solemnel » 88 en l’honneur de Canope pour « la conservation des familles & la fecondité des femmes » 89 81 Ibid., t. IV, pp. 701-702. 82 Ibid., t. V, p. 834. 83 Ibid., t. IV, p. 702. 84 « Ce Berger sans marchander davantage se mist à passer sur ces pierres, & trouva le passage si facile qu’admirant l’industrie de ceux qui l’avoient fait, il se trouva aupres des murailles de ce petit temple » (La Carithée, pp. 678-680). 85 La Carithée, p. 538. 86 Ibid., p. 539. 87 Ibid., p. 540. 88 Ibid., p. 409. 89 Idem. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 557 ainsi que d’autres cérémonies et libations pour faire fructifier le sol 90 . Que sur ce territoire béni des dieux se dressent plusieurs édifices religieux paraît dès lors tout naturel. Que l’on pense au temple de la déesse Isis où sont célébrés les mariages 91 ou à celui que découvre Nepante dans la forêt de l’Enchanteur 92 . Soustraits au monde profane, les insulaires vivent doucement au rythme des saisons et des battements de leur cœur. Des palimpsestes topographiques Les paysages imaginés par Gomberville ne sont pas des créations forgées de toutes pièces. Tant s’en faut. Ils s’alignent tantôt sur le cadastre de monuments connus, tantôt sur les lieux communs de la pastorale, tantôt sur des souvenirs de lecture. D’où ressort une impression de familiarité. Pour peu que l’on scrute attentivement la configuration de l’île Inaccessible, la dette de Gomberville envers ses sources antérieures ressort clairement. Nous avons déjà souligné l’influence de la littérature alchimique sur la description chez Marin Le Roy de Gomberville pour qu’il soit nécessaire d’y revenir en détail. Sans pousser trop loin les fouilles archéologiques, on perçoit encore sans peine sous les fondations du domaine d’Alcidiane les vestiges de l’île de la félicité dont traite Diodore de Sicile 93 . Bien que la situation géographique y soit différente, le discours épidictique de cette enclave située aux confins de l’Asie oriente la rêverie gombervillienne. Cette contrée mouvante est probablement aussi redevable à la légende d’Ortygie évoquée par Ovide 94 et aux affirmations de Pline au sujet des Calamines et des Saliaires 95 . Craignant 90 La Carithée, p. 730. 91 Ibid., p. 338. 92 Ibid., p. 680. 93 « Advertissement aux honnestes gens », Polexandre, t. V, p. 1339. L’historien grec rapporte par ouï-dire l’existence d’une « Isle fameuse de l’Océan Méridional » où les hommes « trouvent tout ce qui leur est nécessaire ; car la bonté du climat jointe à celle du terroir, fait croître sans culture plus de fruits qu’il ne leur en faut » (Histoire universelle, traduite du grec par l’abbé Terrasson, Amsterdam, J. Wetstein et G. Smith, 1738, t. I, livre II, chap. XXXI, pp. 249-253). 94 Ovide : « […] il fut un temps où Ortygie voguait sur les ondes ; aujourd’hui elle est solidement assise. L’Argo eut à craindre les Symplégades, arrosées par les vagues qui se brisaient en se rencontrant ; aujourd’hui ces îles restent en place, immobiles, et résistent aux vents » (Les Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 1972, t. III, livre XV, p. 132). 95 Cf. Pline : « Quelques îles sont toujours flottantes dans le territoire de Cécube et dans celui de Réate, de Modène et de Statonie […]. En Lydie, les îles appelées Calamines obéissent à l’impulsion non seulement des vents, mais même des crocs ; Marie-Christine Pioffet 558 d’être la cible des censeurs pour sa hardiesse, l’écrivain se réclame encore de la fable de saint Brendon attestée dans l’abrégé du Théâtre du Monde de Bertius et de la carte de Claude Ptolémée 96 . Mais Gomberville avait en réalité l’embarras du choix pour élire un modèle insulaire. Les îles fortunées abondent dans la fiction romanesque : qu’on se souvienne de l’île d’Alcine dans le Roland furieux dont la clémence du climat, la prolifération des arbres fruitiers et la fécondité du sol fournissent un canevas à l’île Inaccessible 97 . Roger, tout comme Polexandre, se voit d’ailleurs au paradis 98 . Au-delà du cadre bucolique, l’influence de l’Arioste est également perceptible dans les splendeurs architecturales de l’île. Pensons à la muraille d’or qui s’élève jusqu’aux nues et enceint une partie du pays, en laquelle certains reconnaissent un « ouvrage de l’alchimie » 99 . À côté de cette merveille, les beautés du pays d’Alcidiane paraissent même un peu ternes. L’invention géographique de Gomberville ne témoigne d’aucune hardiesse particulière dans la création de l’île Heureuse qui peut vraisemblablement revendiquer comme aïeule l’île de Triton vantée par Diodore de Sicile 100 et située aux elles furent, dans la guerre de Mithridate, le salut d’une foule de citoyens romains. Il y a aussi dans le Nymphæum de petites îles appelées Saliaires, parce qu’elles se meuvent au bruit de la symphonie et des pieds, qui battent la mesure » (Histoire naturelle de Pline, t. I, livre II, 96, 2, p. 141). À ce sujet, voir notamment notre étude : « Le mythe des îles bienheureuses et quelques-uns de ses avatars romanesques au XVII e siècle », dans Les Écritures poétiques de l’insularité, Mustapha Trabelsi (dir.), Clermont-Ferrand, Cahiers de recherches du CRLMC, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2005, pp. 159-176. 96 « Advertissement aux honnestes gens », Polexandre, t. V, pp. 1337-1339. Claude Ptolémée place en effet l’île Inaccessible près des Canaries (Cosmographia, Ulm, L. Holle, 1482). 97 Cf. « Roger n’avait rien vu de plus beau ni de plus charmant que cette île. […] D’agréables bosquets, plantés de lauriers odoriférants, de palmiers, de myrtes, de cèdres, d’orangers chargés de fruits et de fleurs offraient les formes les plus belles et les plus variées ; leurs ombrages épais formaient un rempart contre les chaleurs brûlantes de l’été, […] les doux zéphyrs entretiennent une éternelle fraîcheur » (L’Arioste, Roland furieux, poème héroïque, traduit par A.-J. Du Pays et illustré par Gustave Doré, Paris, Hachette, 1888, chant VI, stances XX-XXII). 98 « Elles [les jeunes filles] firent entrer Roger au paradis. Car on ne peut bien nommer ainsi ce lieu où dut, je crois, naître l’amour. On n’y est occupé que de danses et de jeux, et toutes les heures se passent en fêtes. Les soucis de la vieillesse […] ne peuvent avoir ici accès dans aucun cœur. Il n’entre ici ni gêne ni pauvreté ; mais on y tient toujours la corne d’abondance » (ibid., chant VI, stances LXXII- LXXIII). 99 Ibid., chant VI, stance LIX. 100 À ce sujet, voir l’« Advertissement aux honnestes gens » (Polexandre, t. V, p. 1344). Diodore de Sicile décrit une île formée par le fleuve Triton qui pourrait L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 559 abords du Nil. Le cadre choisi s’inscrit de surcroît dans la mouvance des Éthiopiques d’Héliodore dont les pâtres égyptiens, quoique plus frustes et peu hospitaliers, sont les lointains cousins des insulaires de Gomberville 101 . Bien que beaucoup plus fantaisiste et colorée, l’île du Phénix de La Carithée n’est pas non plus dénuée d’antécédents dans les textes anciens. II suffit de penser aux révélations de Diodore de Sicile sur les effluves embaumés qui se dégagent des forêts de l’Arabie heureuse pour reconnaître quelque prélude à cette fable topographique : « […] cette contrée qu’on appelle heureuse, non-seulement à cause des troupeaux qui y sont en abondance, mais encore parce qu’elle produit ces parfums qui font nos plus grandes délices. […] Plus avant dans les Terres on trouve des Forêts épaisses d’arbres qui portent l’Encens et la Myrrhe, sans parler des Palmiers, des Roseaux et des Cinnamomes. Ces sortes d’arbres sont en si grand nombre, qu’il est impossible d’exprimer l’excellente odeur que leur assemblage répand dans l’air » 102 . Certains souvenirs de l’Ancien Testament sur le cèdre du Liban, siège présumé du pays d’Éden, pourraient avoir inspiré le romancier 103 . L’« admirable & prodigieux arbre, sur qui le Phenix prepare son tombeau » 104 fait peut-être écho à l’Arbore Solari vénéré par quelques adeptes de l’alchimie 105 . Quoi qu’il en soit, les arbres miraculeux sont nombreux dans la mythologie ancienne. Pensons seulement aux chênes de la forêt de Dodone célébrés entre autres par Hérodote et Virgile 106 ou encore à avoir servi de matrice à Gomberville : « L’île est très-abondante, il y a d’agréables Prairies et des Jardins délicieux arrosés d’eaux vives. Elle est couverte d’Arbres de toute espèce et de Vignes qui viennent d’elles-mêmes. Il y règne un vent frais qui la rend extrêmement saine ; aussi ceux qui l’habitent vivent beaucoup plus longtems qu’aucun de leurs voisins. […] Il est impossible de voir dans cette Isle une fleur flétrie ou une feuille tombée » (Histoire universelle, op. cit., t. I, livre III, chap. XXXV, pp. 366-367). 101 Héliodore, Les Éthiopiques (Théagène et Clarithée), Robert Mantle Rattenbury et Thomas Wallace Lump (éd.), traduit par Jean-Claude Maillon, Paris, Les Belles Lettres, 1960, t. I, V, I, p. 9. 102 Diodore de Sicile, Histoire universelle, op. cit., livre III, chap. XXIII, p. 326. 103 Cf. Ézéchiel, chap. XXXI, v. 2-6 : « À quoi te comparer dans ta grandeur ? […] à un cèdre sur le Liban au branchage magnifique, au feuillage touffu, à la taille élevée. Parmi les nuages émerge sa cime. Les eaux l’ont fait croître, l’abîme l’a fait grandir, faisant couler ses fleuves autour de sa plantation, envoyant ses ruisseaux à tous les arbres de la campagne. […] Dans ses branches nichaient tous les oiseaux du ciel » (La Bible de Jérusalem, Paris, Les Éditions du Cerf, 1973). 104 La Carithée, p. 543. 105 Voir à ce sujet Dom Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, p. 54. 106 L’Enquête, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », édition d’Andrée Barguet, 1985, t. I, livre II, p. 55. Dans le même sillage, Virgile, qui célèbre dans un vers les Marie-Christine Pioffet 560 celui de Zeus auprès duquel Ulysse mande conseil pour regagner Ithaque 107 . Quant aux ruisseaux de lait et de miel qui coulent autour de cet arbre sacré, on y perçoit au-delà des images bibliques 108 une rémanence probable de l’âge d’or décrit notamment dans Les Métamorphoses d’Ovide 109 sans parler du légendaire pays de Cocagne. On multiplierait inutilement les exemples pour montrer que l’imaginaire topographique se nourrit de multiples sédiments textuels. Ce procédé classique des utopies qui consiste à plaquer du connu sur de l’inconnu permet d’atténuer le choc de la nouveauté au profit d’une géographie intérieure. Toutes les réminiscences qui émaillent le roman invitent le lecteur à trouver derrière les arcanes de la cartographie imaginaire, assez floue du reste, l’allégorie d’un état moral. Bien qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de modèle direct de l’île du Soleil, les emprunts de Gomberville infléchissent néanmoins cette fiction géographique dans le sens d’une construction mythique, hors du temps et de l’espace. Le temple 110 qui domine l’île a peut-être pour lointain aïeul le palais du Soleil dont Ovide chante les beautés 111 . Sur le plan ethnographique, la représentation de Gomberville est moins fantaisiste qu’elle n’y paraît. Les anciens habitants de la région du Nil vénéraient, on le sait, le soleil et la lune sous les traits d’Osiris et d’Isis. Le culte s’accompagnait parfois de sacrifices, comme le note Diodore de Sicile 112 . Les fables et la théologie égyptiennes ont non seulement alimenté Gomberville mais aussi les disciples d’Hermès qui puisaient dans « la vie fabuleuse d’Osiris une allégorie des opérations requises de la philosophie Hermétique » 113 . Par cet entrelacs de rémanences mythologiques et historiques, la configuration des lieux imaginés invite moins à un parcours horizontal qu’à une quête verticale par laquelle la géophysique rejoint la métaphysique. Au-delà du lieu commun de l’éternel printemps, du verger édénique, le topique du pays « bois sacrés » de Dodone, leur prêt des vertus surnaturelles (Géorgiques, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1987, chant I, p. 33). 107 Odyssée, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, Jean Bérard (éd.), 1972, chant XIX, pp. 379-380. 108 Job, chap. XX, v. 17, La Bible de Jérusalem, op. cit. 109 « […] alors des fleuves de lait, des fleuves de nectar coulaient cà et là et l’yeuse au vert feuillage distillait le miel blond » (Les Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 1969, livre I, t. I, p. 11). 110 Sur le rapprochement avec la basilique Sainte-Sophie à Constantinople, voir la note 77. Certes, le dôme central et la structure du bâtiment présentent quelque analogie avec la charpente byzantine, mais on pourrait encore y voir la charpente de plusieurs autres monuments religieux. 111 Les Métamorphoses, livre II, t. I, p. 37. 112 Diodore de Sicile, op. cit., t. I, livre II, pp. 11-38. 113 Dom Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, p. 266. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 561 paradisiaque permet une transmutation de la nature en surnature. Toujours est-il que Gomberville s’emploie le plus souvent à brouiller les pistes. Le domaine d’Alcidiane impossible à localiser est arraché de l’œkoumène. N’y échouent que ceux qui atteignent un certain degré de perfection morale. Aussi, avant d’y parvenir, le héros éponyme doit d’abord effectuer un pèlerinage à l’île du Soleil, où il fait vœu de soumission totale à la maîtresse des lieux. Le merveilleux, qui fait parfois irruption, déréalise cette sphère et la ramène dans la mouvance du jardin des Champs Élysées. Le nom de la capitale Arzilée de même que celui d’Elize 114 confirment la prégnance de ce paradigme dans l’esprit du narrateur. L’espace rêvé impossible à repérer sur la carte possède des vertus étonnantes. Polexandre, Dicée et Alcippe, jetés violemment à la suite d’un naufrage sur l’île Inaccessible, éprouvent comme par magie un apaisement immédiat : « L’air de la terre ayant d’abord dissipé une partie de nostre mal, nous nous trouvasmes soulagez en moins de rien » 115 , ainsi que le raconte le vice-roi des Canaries. À peine ont-ils parcouru le sol qu’ils se sentent aussitôt en « païs amy » 116 . Le rivage ardemment souhaité surgit comme un séjour d’outre-tombe. Le rapprochement ne semble pas trop fort, puisqu’il faut mourir au monde pour trouver l’île Inaccessible. Le paysage agrémenté de « valons si delicieux », de « petits ruisseaux » ou de « fontaines qui couloient du haut des collines » rappelle à Polexandre la « demeure » que les anciens Grecs élisent pour y envoyer les « ames de leurs Héros » 117 . Le spectateur y accède au terme de nombreuses épreuves purificatrices qui supposent le renoncement. À l’image de la pierre philosophale, l’île Inaccessible ne révèle ses secrets qu’à quelques élus ou initiés. Il en va de même pour le domaine du Phénix. N’aborde pas « ce bien-heureux et incomparable sejour » 118 qui veut. Comme le domaine d’Alcidiane, il s’avère d’un accès difficile. Il faut à Cerinthe et à son ami franchir un profond cours d’eau sans qu’ils puissent trouver de quoi construire une embarcation : Nous arrivasmes sur le bord d’un large & profond fossé, dont l’eau est si noire, & si profonde, qu’ainsi que l’on n’en sçauroit sonder le fonds, l’on ne sçauroit aussi ny dire la couleur, ny luy donner de nom : la difficulté estoit de traverser ce ruisseau, & de passer dans l’Isle, qui est celle où vit le Phenix ; du costé où nous estions, il n’y a pas un seul arbre qui ombrage ce 114 Polexandre, t. V, pp. 1096-1097. 115 Ibid., t. II, p. 564. 116 Ibid., t. II, p. 566. 117 Ibid., t. II, p. 568. 118 Idem. Marie-Christine Pioffet 562 ruisseau, […]. Nous n’estions pas en une petite peine voyant que nous ne trouvions rien pour passer cette eau 119 . Entre les deux rives se dessine un contraste saisissant : d’un côté prolifère une épaisse forêt de cèdres, de palmiers et de myrtes odoriférants, motifs habituels du locus amœnus, et de l’autre, s’étend un sol aride et désertique. L’auteur renchérit un peu plus loin sur cette démarcation territoriale : « Il semble que la Nature reservant tous ses tresors pour les espandre dans cette Isle, ayt rendu tout le reste de la terre à comparaison, desert, infertile, & malheureux. Car outre la perpetuelle benignité de l’air, & le respect que portent tous les vents à cette delicieuse demeure, la terre y est si couverte de fleurs, & les arbres y sont si chargez de fruicts, que l’on ne sauroit dire si c’est le Printemps qui ayt pris les qualitez de l’Automne, ou si c’est l’Atomne [sic] qui ayt enrichy les siennes de celles du Printemps » 120 . Cette coupure amplifiée à souhait renforce la singularité de ce lieu quasi céleste ; au même titre que les hyperboles qui en émaillent la description, elle opère comme indice de fictionnalité. Ces envolées dans l’imaginaire aimantées par l’innutrition de multiples sources antérieures se déploient sans qu’aucun censeur ou relent d’autocritique ne les puisse endiguer. Gomberville, d’ordinaire circonspect sur la configuration de l’espace, se rattrape dès lors qu’il s’agit d’un lieu de nulle part. Les utopies dont foisonne son œuvre lui fournissent l’occasion de prendre sa revanche sur le monde réel. * « Roman de la mer », selon l’expression de Madeleine Bertaud 121 , Polexandre est autant le roman des îles. La plupart des lieux imaginaires sont entourés d’eaux. Mais quelle que soit sa morphologie, la fiction géographique vise à mettre en évidence l’âme des protagonistes. À chacun des lieux imaginaires correspond une figure le plus souvent féminine (mais quelquefois masculine 122 ), dont ils sont le miroir. La description du paysage constitue souvent un portrait détourné. Gomberville, qui use de l’ellipse ou de la prétérition pour camper Alcidiane ou Carithée, nous livre un tableau quasi ecphrastique de leur domaine. Que le lieu fictif soit dans un tel contexte souvent 119 La Carithée, pp. 538-539. 120 Ibid., pp. 540-541. 121 Madeleine Bertaud, op. cit., p. 149. 122 L’île des Corsaires est dominée par la personne de Bajazet (Polexandre, t. I, p. 164 et suiv.). L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 563 anthropomorphisé paraît assez naturel. Ainsi en va-t-il des rochers autour de la ville d’Elize sculptés sur le gabarit d’une silhouette humaine 123 . Peu disert devant les monuments ou les paysages réels, Gomberville devient prolixe quand il lâche la bride à son imagination 124 . Dès lors, sa plume se perd dans un dédale de détails séduisants. C’est que le paysage idéal, lieu de plénitude, récuse le vide. Mais au-delà de ce qui prend l’allure d’une débauche d’ornements et de dorures, le remplissage trahit une vacuité intérieure. Le héros gombervillien souffre d’un vide existentiel. Ce malaise se traduit par une quête spirituelle, un besoin d’aspiration mystique. Sillonné de chemins ou de fleuves qui favorisent son exploration, l’espace gombervillien présente encore une verticalité (arbre, colline, château, temple où se mire le ciel), aspiration latente vers une élévation religieuse 125 . La chorographie devient alors un hommage à Dieu et à sa création. Ce n’est pas un hasard à mes yeux si dans chacun de ces îlots, véritables temples symboliques, se dressent des sanctuaires 126 . Les ramifications alchimiques qui affleurent à travers l’évocation de l’île solaire dans Polexandre et plus manifestement derrière le paysage de La Carithée et certaines scènes de La Cythérée allégorisent cet élan de mysticisme. Sans faire de Gomberville à proprement parler un disciple d’Hermès, je pense être en mesure d’affirmer 123 Cf. « […] il s’est trouvé un rocher dont la figure est fort bien bizarre de quelque façon qu’on la considere. Car outre qu’il ne s’esleve qu’à vingt ou trente pieds hors de l’eau, il represente parfaitement un homme couché, qui a les jambes ouvertes & racourcies, les bras haussez, le col demesurément long, & la teste encore plus grosse. Ceste forme rend ceste ville non seulement fort agreable & fort commode, mais si agreablement fortifiée, que tout ce que les derniers siecles ont inventé en l’art de fortifier, s’y trouve exactement pratiqué par la seule industrie de la nature » (ibid., t. V, pp. 1096-1097). 124 Noémi Hepp avait déjà noté cette disparité dans le traitement des monuments réels et imaginaires sous la plume de Marin Le Roy de Gomberville (art. cit., p. 293). 125 Bien avant sa conversion au jansénisme, Gomberville fut, à en croire Philip A. Wadsworth, empreint d’une profonde dévotion et se montre, dans ses œuvres, soucieux d’édifier le lecteur : « He had always been serious and religious. Even in his early novels he sought to benefit the reader by offering lessons in moral conduct » (The Novels of Gomberville. A Critical Study of Polexandre and Cythérée, dans Yale Romanic Studies, XXI, New Haven, Yale University Press, 1942, p. 5). 126 Cf. « […] dans l’Isle Inaccessible ; il y a toutefois des Temples en divers endroits, qui de toute antiquité sont dediez à des Deitez particulières » (Polexandre, t. V, p. 853). Aux yeux de Paolo Carile, « l’île acquiert une valeur sacrale » (« La Réunion, « refuge » protestant », dans L’Insularité. Thématique et représentations, op. cit., p. 118). Marie-Christine Pioffet 564 que les symboles de la chimie ancienne qui imprègnent le paysage de mystères et de religiosité contribuent à sa densité poétique. Alors que la vision du monde du polygraphe est entachée de pessimisme, la création de ces enclaves euphoriques répond à un besoin de retranchement, à un exil volontaire. En dehors de ces oasis, les personnages n’éprouvent que tribulations et amertumes : « […] par tout où il y a des hommes, il y a des matieres de division & de desordre », constate Polexandre 127 . La recherche de terres édéniques trahit un besoin de stabilité, de fixité, voire de repli. Mais sur ce théâtre instable du monde, ces oasis, emblèmes d’un bonheur précaire, ne sont pas exemptes de menaces. Syzithe se soulève contre l’autorité d’Alcidiane 128 et les Espagnols tentent d’envahir l’île Inaccessible 129 , tandis que la discorde règne parfois chez les bergers de l’île Heureuse. Les havres gombervilliens dissimulent ainsi des volcans souterrains qui, à tout moment, peuvent se réveiller. 127 La Jeune Alcidiane, p. 770. 128 Polexandre, t. II, p. 655. 129 Ibid., t. V, pp. 1075-1110. PFSCL XXXV, 69 (2008) Ecriture de la violence dans les histoires comiques FRANCIS ASSAF Jouissant ou souffrant, le corps joue un rôle prépondérant dans les histoires comiques. Avec la sexualité et la nourriture, la violence - physique - constitue l’un des principaux topoï du genre. Exclusive au baroque et visant à offrir une représentation de la réalité à la fois reconnaissable et déformée, l’histoire comique donnera par là au lecteur des aperçus de violence manifestant tantôt un réalisme sans compromis, tantôt une distorsion burlesque. Selon A. Suozzo, dès la parution du Francion (1623) et du Romant Satyrique (1624), le baroque joue « un rôle spectaculaire dans le refus du roman traditionnel et dans l’élaboration du programme libertin 1 . » Mais a-til vraiment attendu la parution du Francion pour se manifester ? Deux ans avant le chef-d’œuvre de Sorel paraît Première journée, de Théophile 2 . Quel rôle y joue la violence par rapport au libertinage baroque ? Théophile est profondément conscient des rapports du microcosme et du macrocosme, qu’il exprime dans une esthétique nocturne, assimilant, d’une part, intérieur (corps) et extérieur (temps, climat), de l’autre les deux « moitiés » de l’être : corps et esprit. Il voit son bannissement (Viau 19-20 n. 6) 3 comme une mesure linguistique purement conventionnelle, qui ne lui cause pas le moindre souci car, dit-il, 1 Suozzo, Andrew : « De l’idéologique au ludique : la représentation du corps du roman comique au roman burlesque ». In Le Corps au XVII e siècle : Actes du premier colloque conjointement organisé par la NASSCFL et le CIR-17, University of California, Santa Barbara (17-19 mars 1994). Paris - Seattle - Tübingen : Biblio 17 (89), 1995, pp. 141-150 (p. 141). 2 Viau, Théophile de : Première journée. In Œuvres, seconde partie (éd. Guido Saba). Paris, Nizet / Rome, : Edizioni dell’Ateneo & Bizzarri, 1978, pp. 11-55. 3 G. Saba spécule sur cet événement, se demandant si ce terme s’applique au verdict prononcé contre Théophile en 1619 ou à un bannissement postérieur. Pour les besoins du présent travail, la date importe peu ; ce qui compte, en définitive, c’est sa réaction (infra). Francis Assaf 566 [S]i les bannissements faisoient effort à quelqu’un des sens, tu me verrois atteint de tous les deplaisirs dont la nature et la raison sont capables […] si je m’appercevois que j’eusse du mal tu me verrois bien tost souspirer ; mais je ne sçaurois prendre l’apparence pour l’effect ny la menace pour le coup. Ceste disgrace n’est que paroles qui ne sont que vent (Viau 19-20 n. 6). La dernière phrase de la citation ne peut se comprendre qu’en tant que commentaire sur l’auto-référentialité du langage et donc sur l’inexistence, pour Théophile, de ce que nous appelons aujourd’hui la violence verbale. Langage et réalité se juxtaposent, coexistant dans un schème disséminatoire 4 qui, tout en confortant le pouvoir signifiant de l’un et de l’autre, ne laisse aucune place à l’assimilation. L’épisode du pédant Sydias le confirme : « […] voicy venir Sydias tout en des-ordre, sans colet et sans Chappeau, un peu sanglant au visage, nous conjurant par tous les devoirs de la societé humaine, de luy ayder à tirer raison d’un affront qui luy venoit d’estre fait avec la plus grande injustice du monde […] » (Viau 31) Le sujet de la dispute s’oppose à l’attitude de Théophile quant au bannissement. Le pédant Sydias est tout furieux des voies de fait que lui a infligées un autre pédant, à qui il soutenait, que odor in pomo non erat accidens (31), et dont il a cinglé le visage de sa ceinture à grosses boucles de métal, en guise d’argument définitif. La violence qui résulte de cette joute à l’origine verbale montre à l’évidence que pour Sydias les mots se rapportent à des référents bien réels, si réels qu’il peut en résulter des dommages physiques. D’une importance fondamentale pour Sydias, la différence entre science et ignorance passe donc, si besoin est, par les coups, les plaies et les bosses. La philosophie pédante et ses byzantines ratiocinations ne sont d’ailleurs pas le seul agent provocateur de violence dans Première journée. Pour le libertin Théophile, la religion - cette religion chrétienne qui prêche par ailleurs l’amour inconditionnel du prochain - en est également capable. Le chapitre V commence sur une scène où Clitiphon, ami de Théophile et huguenot convaincu, refuse d’ôter son chapeau devant le Saint-Sacrement qui passe dans la rue. Théophile fait voir ici comment un sentiment perverti de la piété donne lieu à la violence : en quelques minutes plus de deux cents bons catholiques, déchaînés, menacent de traîner Clitiphon en prison. Théophile manifeste donc du mépris pour ceux qui rejettent par la pratique l’auto-référentialité du langage, indice fondamental de la libre pensée. 4 Voir l’article de J.-J. Wunenburger « L’Imaginaire baroque : approche morphologique à partir du structuralisme figuratif de G. Durand », dans Cahiers de littérature du XVII e siècle, nº 8 (1986) : pp. 85-105. Ecriture de la violence dans les histoires comiques 567 Passant au Francion, on peut y voir plusieurs exemples de violence. Les deux que nous retiendrons ici nous paraissent les plus dignes d’intérêt. Ce sont le rêve de Francion et un épisode dans le Livre Quatrième. Se juxtaposant dans le texte - de manière disséminatoire - ces deux fragments relèvent respectivement des catégories de Wunenburger (voir note) : le nocturne, pour le rêve, le diurne, pour le passage du Livre Quatrième. Le lac dans lequel navigue Francion et l’île qu’il s’efforce d’atteindre figurent parmi les éléments nocturnes. C’est peut-être pourquoi l’assimilation nocturne se poursuit lorsque le corps onirique de Francion sombre dans l’eau du lac. Le coup de pied que lui donne une des déesses dont il suit le passage l’envoie tourner autour du monde. De cet acte de violence naît le savoir, mais c’est un savoir libertin : Francion va « connaître » la « substance » des âmes, mais c’est - paradoxalement - une substance insubstantielle. Il va voir aussi en « action » la cosmologie ptolémaïque, doctrine scientifique déjà bien périmée en 1623. Autrement dit, le mouvement initial, la « cause première » ne mène à rien. Plutôt que d’aller au fond, il se retrouve au ciel. L’harmonisation des contraires (haut-bas, âme-excrément) se vérifie dans les passages qui suivent. La violence onirique se poursuit avec la métamorphose de Francion en monstre ; mais ce monstre est aussi différent des autres monstres, puisqu’au lieu de rendre hommage à son roi, il lui coupe l’extrémité du pénis. Castration du père, donc, qui prélude à une série d’épisodes où le corps est fragmenté. Penchons-nous sur le premier de ces épisodes, où des hommes poursuivis ouvrent leur poitrine et s’arrachent le cœur, qui est en forme de trèfle. Sont-ce eux ou leurs poursuivants qui offrent ces cœurs à manger à une dame majestueuse, qui ne les trouvera pas à son goût ? Sans avoir découvert par ailleurs d’indices qui soutiendraient formellement notre thèse, nous inclinons à penser que ces cœurs en forme de trèfle, plutôt qu’un badinage anodin se rapportant aux jeux de cartes, signifieraient les huguenots, dont la croix tréflée était un des emblèmes 5 . La dame majestueuse serait alors l’Eglise catholique, qui se repaît des cœurs protestants, rappel des atrocités commises contre ces derniers et que déplore de façon si poignante Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques. La (pseudo) violence (onirique) renvoie donc à une violence bien réelle. D’autres gestes violents, qui suivent celui-ci, se rapportent à la parole ou à son interdiction, c’est-àdire à la censure, visant à faire comprendre au lecteur que le libertinage est avant tout - ou même exclusivement - une question de langage. Joan 5 La croix huguenote contemporaine (Croix de Malte flanquée de fleurs-de-lis et à laquelle est suspendue une colombe) daterait de 1688, mais l’origine précise dans le temps n’est pas claire. Elle pourrait avoir succédé à la croix tréflée, ou croix de Saint-Maurice. Francis Assaf 568 DeJean en fournit une très belle analyse dans son ouvrage Libertine Strategies (q.v.). La désintégration des corps culmine avec la femme dont il désassemble le corps d’un soufflet, puis qu’il ré-assemble, prélude à des déportements amoureux. Sexualité et violence sont inextricablement mêlées. Le récit du rêve constitue une nomenclature paradigmatique du corps victime de la violence, mais d’une violence imaginaire, à but didactique. Qu’il soit masculin ou féminin, normal ou monstrueux, violent ou violenté, le corps est à la fois divers et semblable, engagé ontologiquement dans un mode disséminatoire où coexistent les contraires, soit en permanence, soit en alternance. Dans le Livre Quatrième, cependant, la violence est bien réelle et obéit dans son récit à un schème diurne. Elle se rapporte à la sémiotique du costume et, par-delà, au statut social du héros-narrateur, traité ignominieusement de bourgeois, à cause de son habit, par quelques pages insolents dans la cour du Louvre. A leurs injures il tente d’opposer raison et rhétorique, mais elles ne lui seront d’aucun secours. En fait, son usage de l’antithèse provoque les coups de bâton que lui administrera un page plus effronté que les autres (219), confirmation sans équivoque du schème diurne de l’épisode, qui pourrait servir de mise en abyme à l’idée plus générale de l’antagonisme qui oppose bourgeoisie et noblesse. Suit un commentaire morose sur les inconvénients qu’il y a à être pauvre (Francion s’est fait voler par un compagnon une bourse contenant soixante livres que lui avait envoyées sa mère pour qu’il puisse s’habiller convenablement - c’est-à-dire en noble - au sortir du collège). Paru en 1642, Le Page disgracié comporte une part importante de violence. On en a un avant-goût dans les châtiments corporels qu’inflige au page (le héros, le jeune Tristan) le précepteur du duc de Verneuil 6 (48-50). Ces mauvais traitements exacerbent son tempérament, déjà vif à l’origine. S’il fuit le château du duc de Verneuil, c’est pour avoir donné des coups d’épée à un cuisinier venu lui faire peur dans son lit et pour avoir estoqué un étranger au milieu des gardes du duc (59). Le coup de pouce initial du destin qui met en marche le picaresque se manifeste donc ici sous les apparences de la violence. C’est aussi par la violence que se conclut la première partie du roman, lorsque le page est empoisonné, puis victime d’une seconde tentative d’assassinat, enfin emprisonné, tout cela pour avoir exprimé son amour à une jeune Anglaise noble. Notons que la violence met en branle la quête picaresque à deux reprises : au chapitre 16 de la première partie et de nouveau dans les quatre ou cinq derniers chapitres de la même 6 Tristan L’Hermite, François : Le Page disgracié. Texte établi par Jean Serroy. Grenoble : Presses de l’université de Grenoble, 1981. Chapitre 5, I re partie. Ecriture de la violence dans les histoires comiques 569 partie, prélude au retour en France du page. Les chapitres 23 à 35 de la deuxième partie présentent un aspect plus ou moins ludique de la violence en mettant en scène un nain fort méchant et désagréable : Nous avions un nain, qui n’était pas une petite pièce pour le ridicule ; il avait la tête à peu près aussi grosse que celles que nous voyons aux peintures où l’on nous représente Holopherne, et tout le buste, excepté les bras, était de la même proportion, n’ayant qu’environ demi-pied de hauteur en tout le reste, tellement que c’était plutôt un monstre qu’un nain. Au reste, c’était la plus méchante et la plus malicieuse créature qu’on pût rencontrer. […] [O]n l’appelait seigneur Anselme, et c’était l’espion major de la maitresse de la maison (157). Le nain est considéré comme une figure maléfique. Caricature d’homme, comme le singe (Francion, Le Page disgracié, L’Autre monde), il en diffère en étant mauvais, alors que le singe s’avère figure comique, c’est-à-dire positive. Souffre-douleur d’un dindon particulièrement agressif, le nain s’en venge en lui coupant le cou. Suivent des péripéties et des intrigues tant comiques que mesquines. Dans ces chapitres, la violence ne diffère pas beaucoup de celle de la Commedia dell’arte et devient difficile à distinguer de la farce grossière, témoin le chapitre 33. Un chat, coupable d’avoir mangé le moineau de la demoiselle de la maison où le page sert comme secrétaire, est puni comme suit : Voici l’invention que je trouvai pour le tourmenter [le chat] et m’acquérir par ce moyen les bonnes grâces de la demoiselle : je pris un soufflet qui pendait au coin de la cheminée ; j’entai fort adroitement dans le bout du soufflet un tuyau de plume et fis prendre le chat à ma nouvelle maîtresse, qui I’enveloppa dans son devantier, de peur d’en être égratignée ; là-dessus j’insinuai le tuyau de plume en son derrière et jouai si longtemps du soufflet que le chat devint aussi gros qu’un mouton ; la demoiselle le mit par terre pour voir quelle serait sa posture, qui fut fort affreuse, ne se pouvant tenir sur ses pattes et les yeux lui sortant presque de la tête a cause de cet effort (171-172). Les chapitres 38 et 39 de la deuxième partie illustrent un aspect de la violence qui ne peut manquer de choquer le lecteur contemporain par l’indifférence que manifeste le narrateur envers la perte de vie, lorsque ce sont des êtres d’une autre classe qui la subissent. D’une simple altercation entre des villageois et des écoliers a résulté la mort de vingt ou vingt-cinq d’entre les premiers, plus celle d’un des compagnons du page. Le narrateur réserve son regret à la mort de ce dernier, ne tenant - implicitement - les autres que pour un incident anodin. Par contre, les chapitres 49 à 54, où il présente des épisodes des guerres de religion de Louis XIII, sont narrés d’une Francis Assaf 570 façon qui ne peut manquer de faire penser aux Grandes Misères de la guerre de Callot. Nous pouvons voir alors que dans Le Page disgracié la violence joue plusieurs rôles : elle lance le héros sur la route, le fait repartir lorsqu’il s’est trop investi dans l’amour (en Angleterre), ponctue son séjour lorsqu’il s’attarde trop quelque part et, enfin, clôt son récit. Marqueur diégétique par excellence, elle sert aussi à jalonner son parcours existentiel et à étoffer sa personnalité, son caractère. Si le je-actant est générateur aussi bien que victime de la violence, le je-narrateur n’en est plus qu’observateur, un observateur explicitement en proie au desengaño, que tout déçoit : amour, violence, aventure. Parlons brièvement du Roman comique, sorti en 1650. Ragotin est l’un des personnages les plus soumis à la violence. Scarron lui inflige à plaisir accidents et méchants tours : Il y avoit entr’autres un petit homme veuf, Advocat de profession, qui avoit une petite charge dans une petite Jurisdiction voisine. […] C’estoit le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland. Il […] estoit menteur comme un valet, presomptueux et opiniastre comme un Pedant et assez mauvais poëte pour estre étouffé s’il y avoit de la police dans le Royaume (551). La petitesse de taille et la laideur sont, comme dans Le Page disgracié, signe d’infériorité, une infériorité qui invite la violence. Paru chez Cardin Besogne en 1660, L’Orphelin infortuné ou le portrait du bon frère 7 met en scène un héros (ou plutôt un anti-héros) dont la vie n’est qu’une longue série de souffrances et de mauvais traitements. Toujours en proie à la faim et victime de la brutalité de ses tuteurs et de sa parenté, le personnage éponyme se rapproche plus des héros calamiteux de romans picaresques espagnols que d’un Francion ou d’un page, même disgracié. L’histoire manque même de la truculence et de la bonne humeur de La Vie généreuse des mercelotz gueuz et boesmiens (1598). Son intérêt réside dans le réalisme sans compromis avec lequel est dépeinte la vie, dans le Paris de Louis XIII, d’un garçon en butte à la méchanceté, à la haine et à l’avarice sordide de ceux à qui il est à charge. Bien plus que celui de Ragotin, le corps de l’orphelin est un corps souffrant : blessures, brûlures, coups l’assaillent de partout et presque à chaque moment du récit. La faim est sa compagne de tous les moments. L’amour, que connaissent Francion et le page, lui est refusé. L’aliénation de l’orphelin crée une opposition diurne irréductible 7 Préfontaine, César-François Oudin de : L’Orphelin infortuné ou le portrait du bon frère. Texte établi, présenté et annoté par Francis Assaf. Toulouse : Société de littératures classiques, 1991. Ecriture de la violence dans les histoires comiques 571 entre le je et le monde (Introduction, xxi), laquelle n’est résolue (à peine) que dans les toutes dernières pages du roman, et qu’exprime aussi succinctement qu’éloquemment le sous-titre « […] ou le portrait du bon frère. » Dernière des histoires comiques dans la chronologie, L’Orphelin infortuné se veut aussi celle où la violence, subie au quotidien, est aussi commune que l’air que respire le héros, et peut-être plus fréquente que le pain qu’il mange. La violence définit pour une grande part l’épistémè baroque dans les histoires comiques. Elle illustre de façon catégorique le schème disséminatoire, montrant qu’alors même qu’elle est douce et charmante, l’existence est fragmentaire, contradictoire, absurde, odieuse même. Faite de mots sur le papier, la violence dans les histoires comiques n’en prétend pas moins à une réalité que n’hésite pas à condamner le texte lors même qu’il la conforte. Et pourtant cet artéfact monté de toutes pièces et grotesquement bâti se reflète dans le miroir anamorphique de notre lecture et y prend son sens. Hypocrites lecteurs, nous nous y reconnaissons, car ces personnages d’histoires comiques ne sont-ils pas peu ou prou nos semblables, nos frères ? Le masque déformé de la violence textuelle n’est-il pas, en définitive, une image de nous-mêmes dont est indéniable la vérité ? PFSCL XXXV, 69 (2008) De la moralité des tragédies : le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre YANN ROBERT Etrange pièce que ce Véritable Saint Genest (1646), dont on a pu dire qu’elle était à la fois une condamnation de l’art théâtral, une « antiesthétique » selon Robert Nelson 1 , et « un plaidoyer pour le théâtre » 2 . Rien de surprenant pourtant à ce que la critique soit partagée : au début du dixseptième siècle, déjà, l’on invoque la légende de saint Genest aussi bien chez les partisans du théâtre que chez ses détracteurs 3 . Personnage à appartenance religieuse et théâtrale, Genest incarne à lui seul les deux partis d’une querelle de (très) longue date, opposant l’église au théâtre. Lorsque Rotrou produit sa pièce, cette querelle connaît un de ses trois moments intenses au dix-septième siècle 4 . La première offensive, du ministre réformé André Rivet, date de 1639, de même que la réponse de Scudéry, son Apologie du théâtre. En 1641, Richelieu poursuit son entreprise de régularisation du monde théâtral en publiant un acte royal qui réhabilite les comédiens. La décennie qui suit voit également le triomphe du drame chrétien, avec notamment le Polyeucte de Corneille (1643), tentative explicite de procurer une justification morale et religieuse à la tragédie. En réaction à ce mélange irrévérencieux du profane et du sacré, le parti hostile au théâtre publie de nombreux traités reprenant souvent mot pour mot les textes des pères de l’église. En choisissant de réécrire la légende de saint Genest, après 1 Robert J. Nelson, Play Within a Play: The Dramatist’s Conception of his Art : Shakespeare to Anouilh, New Haven, 1958, p. 43-44. 2 Alain Seznec, « Le Saint-Genest de Rotrou : un plaidoyer pour le théâtre », Romanic Review, oct. 1972, vol. LXIII, n. 3, p. 171-189. 3 Georges de Scudéry, dans son Apologie du théâtre, publiée six ans avant la pièce de Rotrou, cite l’exemple de Saint Genest « qui de la scène où il représentait, fit l’échafaud de son supplice et le Théâtre de sa gloire ». Scudéry, Apologie du théâtre, Paris, Courbé, 1639, p. 83. 4 Laurent Thirouin, L’aveuglement salutaire : le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris : Honoré Champion, 1997, p. 17. Yann Robert 574 Lope de Vega et Nicolas-Marc Desfontaines, Rotrou signale donc sa volonté de prendre part aux débats religieux et dramatiques de son époque concernant l’utilité du théâtre. Le Père Cellot et le procès du théâtre profane En 1631, puis une nouvelle fois en 1641, le jésuite Louis Cellot, recteur du collège de Rouen, publie un recueil d’Orationes¸ dont les quatre derniers discours reproduisent les principaux raisonnements des apologistes et des détracteurs du théâtre sous forme d’un débat scolastique opposant trois « procureurs » à un comédien. Ce texte, qui connaît un grand succès 5 , a l’avantage d’offrir à son lecteur une vue d’ensemble de la querelle. Nous connaissons en outre un lecteur du Père Cellot : Rotrou, qui s’inspira d’une de ses tragédies néo-latines, Sanctus Adrianus, lors de l’écriture de la pièce intérieure du Saint Genest. Sans doute Rotrou envisagea-t-il alors de mettre en scène son propre comédien et de répondre ainsi au procès du théâtre entrepris par le Père Cellot dans ses Orationes. Le Père Cellot se montre en effet très hostile envers le théâtre et les acteurs de profession. S’il donne la parole à un comédien (fictif), c’est afin de mieux caricaturer les arguments des partisans du théâtre. Comme l’a montré Marc Fumaroli 6 , ceux-ci adhèrent à la tradition aristotélicienne. A l’instar de l’auteur de la Poétique, les apologistes du théâtre célèbrent la mimèsis pour ses facultés pédagogiques. Selon Scudéry, la représentation théâtrale permet de donner une forme sensible et plaisante à des notions abstraites : C’est à mon avis, ce que la comédie fait excellemment : elle pare cette vertu toute nue, des plus beaux, et des plus riches ornements, que l’art puisse ajouter, à ses grâces naturelles : et comme ces dames adroites, dont les yeux blessent avecques dessein, ceux qu’elles feignent de blesser par hasard ; elle conduit les hommes vers l'instruction, feignant de ne les mener qu’au divertissement. 7 Corneille défend sa tragédie chrétienne, Polyeucte, au nom d’une même esthétique. Il justifie les « ornements » dramatiques qu’il ajoute à la « vé- 5 Selon Marc Fumaroli, « La responsabilité exceptionnelle du P. Louis Cellot, l’éclat littéraire de ces Orationes, deux fois publiées, font de cette œuvre un texte clef de la querelle de la moralité du théâtre en France ». Fumaroli, Héros et orateurs : rhétorique et dramaturgie cornélienne , Genève : Droz, 1990, p. 464. 6 Cf. Fumaroli, « La querelle de la moralité du théâtre avant Nicole et Bossuet », Revue d'Histoire littéraire de la France, n° 70, 1970, p. 1007-1030. 7 Scudéry, op. cit., p. 5. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 575 rité » hagiographique en affirmant que les aspects spectaculaires et tragiques de sa pièce facilitent la réception et l’impression des vertus chrétiennes 8 . Dans les Orationes du Père Cellot, Panurgus, comédien diabolique, associe lui aussi l’utilité morale du théâtre à ses qualités visuelles et sensuelles : [Les orateurs en chaire] peuvent bien évoquer les récompenses des honnêtes gens, les tourments des méchants, et les proposer à la médiation pour cette vie et pour la vie éternelle : c’est nous [les comédiens] qui les donnons à voir en les exposant sur la scène ; ils font l’éloge des saints, ils disent que le ciel les a reçus : nous montrons les marches qu’ils ont gravies dans leur ascension ; ils font savoir l’urgence de songer à la mort qui nous guette, et nous, nous la faisons sentir. 9 A cet éloge traditionnel du théâtre s’ajoute une dévalorisation explicite des sermons de l’église, incapables de rivaliser avec le mimétisme dramatique. Même le partisan le plus fervent du théâtre n’oserait cependant avancer une thèse aussi blasphématoire. Fumaroli signale à juste titre la stratégie du Père Cellot : en poussant à leur extrême limite les raisonnements des apologistes du théâtre, ce dernier espère les discréditer 10 . Panurgus ne manque pourtant ni d’éloquence ni de conviction. Sans doute le Père Cellot lui-même n’est-il pas entièrement insensible aux arguments de ce grand séducteur, dont le nom évoque le sophiste Panurge. Auteur de nombreuses « tragédies de collège » 11 , le Père Cellot ne peut nier l’utilité pédagogique du théâtre, mais c’est précisément cette efficacité qui en fait selon lui un instrument dangereux qu’il importe de placer sous la supervision de l’Église. Sa caricature des arguments en faveur du théâtre trahit sa peur de la séduction mimétique qu’il conçoit comme un rival à l’éloquence oratoire. L’on comprend, à lire les discours de Panurgus, l’attrait 8 « Comme il a été à propos d’en rendre la représentation agréable, afin que le plaisir put en insinuer plus doucement l’utilité, et lui servir comme de véhicule pour la porter dans l’âme du peuple, il est juste aussi de lui donner cette lumière pour démêler la vérité d’avec ses ornements, et lui faire reconnaître ce qui doit lui imprimer du respect comme saint, et ce qui le doit seulement divertir comme industrieux ». Pierre Corneille, Théâtre II, ed. Jacques Maurens, Paris : GF Flammarion, 1980, p. 425. 9 Fumaroli, Héros et Orateurs, op. cit., p. 472-473. 10 Ibid., p. 473. 11 Pour un historique du théâtre jésuite en France, cf. Jean Misrahi, « The beginnings of the Jesuit Theatre in France », The French Review, Vol. 16, No. 3, Jan. 1943, p. 239-247. Yann Robert 576 qu’éprouve le Père Cellot pour l’ornement dramatique, attrait qu’il s’empresse de condamner par la persona du « procureur » Modestius 12 . Modestius conteste les arguments aristotéliciens de Panurgus en invoquant la théorie de la contagion des passions. Le théâtre, affirme-t-il, « nous accoutume à goûter ce que nous devrions détester, et imprime en nous des modèles bravant l’honnêteté, nous délivrant de tout frein, et nous acclimatant à l’impudence » 13 . La représentation de passions tragiques déclenche selon Modestius un phénomène d’accoutumance. Le spectateur ressent les passions qu’il observe, s’habituant ainsi à les rechercher et à les éprouver même à l’extérieur du théâtre. Il résulte de cette accoutumance une impression durable sur le spectateur. La théorie de l’impression est chère aux détracteurs du théâtre, en particulier à Nicole qui l’utilise à dix-neuf reprises dans son Traité de la comédie, notamment en réponse aux apologies du théâtre de Corneille et de Scudéry : Or en excitant par les Comédies cette passion, on n’imprime pas en même temps l’amour de ce qui la règle. Les spectateurs ne reçoivent l’impression que de la passion, et peu ou point de la règle de la passion. 14 Selon Nicole, la nocivité du théâtre émane précisément des qualités visuelles et sensuelles qui en font, pour Scudéry, un moyen idéal de conduire le spectateur vers l’instruction et la vertu. La représentation plaisante de passions tragiques ne facilite pas l’apprentissage des règles morales comprises dans le texte, mais éveille au contraire dans le cœur du spectateur des désirs sensuels hostiles aux vertus chrétiennes. Les maximes que prononcent les acteurs ont un effet bien négligeable comparé à celui de la représentation immédiate et sensible de l’amour. Aux yeux des détracteurs du théâtre, la tragédie chrétienne est donc d’autant plus à craindre qu’elle déguise sa véritable raison d’être (le plaisir des sens et des passions) sous un fard de vertu. 12 Sans doute la sévérité du Père Cellot sert-elle ici de réponse aux théologiens qui condamnent le laxisme jésuite en matière d’ornementation théâtrale. Le Père Cellot est pourtant lui-même coupable de certains excès dramaturgiques. Son Sanctus Adrianus est bien plus « spectaculaire » que ne l’est Polyeucte, comme l’atteste cette description de Loukovitch : « Natalie va même jusqu’à coopérer à son supplice jusqu’au moment où, arrachant une main au cadavre de son époux, elle couvre cette affreuse dépouille de baisers passionnés ». Kosta Loukovitch, L’évolution de la tragédie religieuse classique en France, Paris : Droz, 1933, p. 338. 13 Fumaroli, Héros et Orateurs, op. cit., p. 481. 14 Pierre Nicole, Traité de la comédie, ed. Laurent Thirouin, Paris : Honoré Champion, 1998, p. 40. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 577 Si les arguments de Panurgus et de Modestius sont antithétiques, ils procèdent néanmoins d’une même présupposition : les partisans et les détracteurs du théâtre croient en la séduction mimétique de la tragédie. Les participants à la querelle ne doutent jamais de la puissance transformatrice du théâtre ; seul importe pour eux de savoir si ce pouvoir engendre une conversion ou une perversion. La théorie de l’impression témoigne d’une conception anthropologique présente aussi bien chez Corneille que chez Nicole. Elle définit non seulement le rapport de la scène à la salle, mais aussi celui de l’acteur à son personnage. Pour Scudéry, le théâtre se compose d’une série d’impressions : Il faut s’il est possible, qu'ils [les acteurs] se métamorphosent, aux personnages qu’ils représentent : et qu’ils s’en impriment toutes les passions, pour les imprimer aux autres ; qu’ils se trompent les premiers, pour tromper le spectateur ensuite. 15 Et Nicole de nous avertir qu’il « ne faut pas s’imaginer que l’on puisse effacer de son esprit cette impression qu’on y a excitée volontairement, et qu’elle ne laisse pas en nous une grande disposition à cette même passion » 16 . Acteur ou spectateur, nul ne peut pénétrer l’espace théâtral et en ressortir inchangé. Le mythe (politique) de l’impression théâtrale Rotrou est l’un des premiers à formuler une conception de l’art théâtral entièrement libérée du paradigme de l’impression. Son entreprise est d’autant plus inédite qu’elle repose sur le paradoxe de consacrer une œuvre dramatique à une remise en question de la puissance transformatrice du théâtre. Le procédé du « théâtre dans le théâtre » lui permet de mettre en scène des spectateurs et d’illustrer leur rapport à la scène. Ces spectateurs internes formulent des opinions conformes à celles des partisans du théâtre. Valérie et Maximin se prononcent en faveur de la tragédie, Valérie pour sa « majesté », sa « pompe » et son « autorité », et Maximin pour ses « illustres marques / D’exemples des héros, d’ornements des monarques, / De règle et de mesure à leurs affections » (v. 455-9) 17 . A l’instar de Scudéry et de Corneille, les spectateurs courtisans affirment l’utilité édificatrice de la tragédie, puisque celle-ci enseigne à mesurer et à régler ses passions, comme le font les monarques qui y sont représentés. 15 Scudéry, op. cit., p. 85. 16 Nicole, op. cit., p. 36. 17 Jean Rotrou, Le Véritable Saint Genest, ed. Emmanuelle Hénin et François Bonfils, Paris : Flammarion, 1999. Yann Robert 578 Rotrou dévoile cependant les motivations politiques à l’origine de cet éloge du théâtre 18 . Davantage qu’une école de vertu, le théâtre nous apparaît comme un instrument idéologique dont la fonction principale est de reproduire une image du pouvoir aussi spectaculaire qu’elle est spéculaire. Maximin se réjouit d’être le spectateur d’une action dont il a été l’acteur, car il ne doute pas de se voir attribuer, grâce au dédoublement mimétique, des illustres marques de héros et des ornements de monarques. Le geste mimétique dispose d’un autre intérêt politique, celui d’illustrer aux yeux de tous, comme l’avait déjà fait le supplice d’Adrian, le pouvoir répressif de l’empereur. Par ses facultés de duplication, le théâtre construit et véhicule une image héroïque de la justice punitive du souverain. L’éloge du théâtre de Dioclétian n’est donc pas désintéressé, ce qu’il reconnaît lui-même lorsqu’il complimente Genest : « Tu me fais en toi seul maître de mille rois » (v. 244). Dioclétian ressent d’autant plus profondément le besoin d’exhiber une image spectaculaire qu’il est de naissance obscure. Tous les personnages principaux de la cour sont d’ailleurs dans cette situation. Maximin est fils de berger, et Valérie redoute par dessus tout de renouer avec les origines vulgaires dont Dioclétian a tiré sa mère 19 . Selon Dioclétian, le pouvoir impérial ne repose pas sur un lien héréditaire avec des héros d’antan, mais récompense la personne qui « supplée à la nature, élève sa bassesse / se reproduit soi-même et forme sa noblesse » (v. 157-8). La « nature » consiste en une matière malléable qu’il s’agit de « former » ou « d’élever » par une série de reproductions. L’identité présente de Dioclétian n’est en rien « naturelle », elle est le résultat d’une auto-représentation longuement réfléchie. Si Dioclétian est empereur, alors qu’il est né simple soldat, c’est parce qu’il a su se représenter en empereur, rôle qui s’est par la suite imprimé durablement sur son être (ou du moins l’espère-t-il). Ne pouvant réconcilier « rang » et « sang », Dioclétian allègue la primauté du rôle social dans la formation identitaire. Sa légitimité en tant que monarque repose sur une contagion, voire même une fusion, du paraître et de l’être. Dioclétian transcrit donc dans le monde politique la théorie dramatique de l’impression. La représentation mimétique, qu’elle soit théâtrale ou sociale, laisse selon lui une marque indélébile sur celui qui la produit 18 Pour une analyse plus détaillée de l’influence de la politique sur la conception théâtrale de Rotrou, cf. Jean-Pierre Cavaillé, « Les Trois Grâces du comédien : Théâtre, politique et théologie dans Le Véritable Saint Genest », The French Review, Vol. 61, n. 5, 1988, p. 703-714 et Micheline Besnard-Coursodon, « De Circé à Pandore : Lecture politique du Véritable Saint Genest », Poétique, Vol. 35, 1978, p. 336-351. 19 « Peut-il pas, s’il me veut dans un état vulgaire, / mettre la fille au point dont il tira la mère » (v. 77). Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 579 (l’acteur) ainsi que sur celui qui la contemple (le spectateur). Dioclétian ne cesse d’affirmer la puissance transformatrice du rôle, en particulier lorsqu’il complimente Genest, « Et l’empire absolu que tu prends sur une âme / M’a fait cent fois de glace et cent autres de flamme » (v. 237). Ces discours ont influencé la lecture de nombreux critiques, qui se sont souvent appliqués à démontrer l’adhésion de Rotrou à la conception transformatrice du théâtre. Une assertion de Jean-Pierre Cavaillé est symptomatique de cette lecture à « contresens » qui interprète le sens de l’intrigue à partir des discours d’un de ses personnages 20 . Ayant cité le compliment de Dioclétian à l’égard de Genest, Cavaillé affirme : « Et c’est bien cet empire absolu du théâtre sur les âmes que va montrer le développement de l’intrigue, avec l’exaltation, le trouble et la colère que vont provoquer tour à tour chez les spectateurs romains le jeu puis la conversion de Genest » 21 . Toutefois, le développement de l’intrigue montre précisément le contraire : le théâtre s’avère n’avoir aucun empire réel sur les spectateurs, ceux-ci concentrant leur attention sur la qualité du jeu des acteurs plutôt que sur les péripéties de la pièce intérieure. Au cours de nombreuses interruptions, dont la fréquence sert à souligner l’absence continue d’illusion théâtrale, Maximin, Valérie et Dioclétian devisent de la feinte de Genest, du contraste entre le désordre des coulisses et la discipline des acteurs sur scène, des importuns qui réagissent trop passionnément à la vue de belles actrices… mais nullement des personnages, de l’intrigue ou des passions qu’ils évoquent en eux. A aucun moment ils ne subissent la contagion des passions dont Dioclétian a fait l’éloge. Les circonstances semblent pourtant particulièrement propices à l’illusion théâtrale : la pièce est d’un mimétisme rare, puisqu’elle représente des événements réels, touchant de près chacun des spectateurs principaux 22 . Ces circonstances accentuent la passivité des spectateurs et suggèrent que le théâtre constitue en réalité un divertissement neutre, voire stérile, où la conscience d’assister à une feinte rend inoffensives les paroles les plus scandaleuses 23 . Rotrou contraste délibérément cette image du théâtre à celle dont Dioclétian est le porte-parole. Il suggère ainsi l’hypocrisie des empe- 20 Païen despotique, Dioclétian nous semble peu crédible en tant que porte-parole de Rotrou. 21 Cavaillé, op. cit., p. 706. 22 Cette dimension mimétique est absente des autres versions de la légende de Saint Genest (aussi bien de l’hagiographie que des pièces de Vega et de Desfontaines). D’après les martyrologes, Genest est condamné à mort pour avoir parodié les mœurs des chrétiens. Rotrou transforme cette parodie en une pièce tragique inspirée d’événements réels et récents. 23 Ainsi, la représentation de Maximin en tyran colérique et capricieux ne suscite aucun commentaire. Yann Robert 580 reurs romains, dont l’éloge de la représentation mimétique dissimule des motivations politiques. Le martyre : fin du théâtre ou théâtre de la fin L’« empire absolu du théâtre » ne provoque pas la colère de Dioclétian, c’est plutôt l’irruption de la réalité, menant le théâtre à son terme, qui excite son courroux. La conversion de Genest opère une scission à l’intérieur de la pièce : d’un côté se trouve la croyance païenne et idolâtre en la puissance de l’image mimétique, de l’autre, la « vérité » chrétienne de Genest, hostile à la théâtralité. Non seulement Genest ose proclamer son indépendance vis-à-vis du monde périssable et théâtral qui est celui de la cour, mais il affirme également avoir accédé, par la grâce de Dieu, à un monde dépourvu de théâtralité. A Dioclétian, il substitue l’« Empereur des cieux » et à l’idéologie mondaine de la cour, l’idéologie chrétienne de la sincérité. La suite du Saint Genest met en scène l’affrontement de ces deux systèmes de valeur incompatibles. Au contraire de Genest, qui explique sa conversion par la grâce, puissance extérieure et supérieure au théâtre, la cour demeure fidèle à la théorie de l’impression, tenant Genest pour la victime d’une trop grande identification avec son rôle. Si l’on en croit Dioclétian, le théâtre est un monde clos, dont on ne peut se libérer : « Qui vécut au théâtre expire dans la scène » (v. 1388). La cour ne cesse par la suite de réitérer et de reformuler cette métaphore qui assimile la « réalité » chrétienne de Genest à une illusion théâtrale. Par son caractère répétitif et collectif, cette métaphore dramatique se rapproche d’un acte d’autosuggestion comparable aux éloges de la cour à l’égard du théâtre mimétique : dans un cas comme dans l’autre, la cour essaie de se persuader de l’existence de la contagion théâtrale afin de contester la scission entre l’être et le paraître qu’opère la conversion de Genest. Rotrou renverse ainsi le dispositif traditionnel du théâtre : dans sa pièce, les spectateurs sont des acteurs (selon Scudéry, l’acteur se trompe lui-même afin de mieux tromper les autres), tandis que l’acteur de profession, Genest, n’en est point un, puisqu’il affirme ne tromper personne. L’ambiguïté et l’originalité du Saint Genest proviennent précisément de cette inversion qui distingue deux sortes d’« acteurs » au théâtre, ceux dans la salle et ceux sur la scène, les premiers s’abusant quant à la puissance transformatrice et affective du théâtre, les seconds, plus lucides, encourageant sans y souscrire l’illusion collective des premiers 24 . Genest rompt ce pacte en invoquant un 24 Nous le verrons : Genest et sa troupe suggèrent à diverses reprises qu’ils ne croient nullement en la théorie de l’impression. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 581 monde au-delà du théâtre. La cour s’empresse alors de « théâtraliser » son geste : Valérie n’y voit qu’une « adresse suprême » (v. 1264), afin de mieux tromper les spectateurs, et les autres membres de la cour suggèrent par leurs propos qu’ils conçoivent la conversion et le martyre imminent de Genest comme une continuation malheureuse de la pièce intérieure 25 . Paradoxalement, plus la cour s’ingénie à démontrer que Genest demeure sous l’emprise du théâtre, plus elle révèle sa propre sujétion à une vision théâtrale du monde. Le supplice de Genest résume admirablement l’antagonisme des idéologies païennes et chrétiennes. Pour Genest, le martyre est une expérience singulière qui implique le sacrifice d’un rôle terrestre, aussi signifie-t-il la fin du théâtre 26 . Pour la cour, le supplice des chrétiens constitue au contraire un spectacle que l’on pourrait qualifier de « théâtre de la fin », puisqu’il remplit la même fonction que la tragédie en présentant une image sensible du pouvoir répressif de l’empereur. Maximin assimile le supplice de Genest à la conclusion de la pièce intérieure : il s’agit de « donner ce soir au peuple un spectacle sanglant, / Si déjà sur le bois d’un théâtre funeste / Il [Genest] n’a représenté l’action qui lui reste » (v. 1666-8). Dans un monde où le pouvoir réside dans le spectaculaire, le supplice de Genest se substitue aisément à la représentation dramatique du martyre d’Adrian : peu importe que l’un soit réel et l’autre feint, seul compte l’effet souhaité. Pourtant, Dioclétian a beau « espér[er] cet effet, et que tant de trépas / Du reste des chrétiens redresseraient les pas » (v. 1645-6), il reconnaît lui-même l’échec de cette stratégie, sans abandonner pour autant sa conviction profonde en la puissance du spectacle tragique. Le martyre de Genest échoue doublement : dans l’optique romaine, en n’imprimant pas suffisamment la terreur du pouvoir impérial, et dans l’optique chrétienne, en ne produisant aucune conversion. Sans doute le spectateur chrétien du dix-septième siècle s’attend-il à la conversion des proches de Genest, conformément au schéma narratif de la « tragédie de 25 Le préfet Plancien affirme ainsi que le supplice « par un acte sanglant ferm[e] la tragédie » (v. 1724). 26 A la suite de sa conversion, Genest adresse une prière à Dieu, prière qui semble maintenir le paradigme de l’exemplarité spectaculaire : « Faisons voir dans l’amour dont le feu nous consomme, / Toi le pouvoir de Dieu, moi le devoir d’un homme ; / Toi l’accueil d’un vainqueur sensible au repentir, / Et moi, Seigneur, la force et l’ardeur d’un martyr » (v. 1279-82). Cependant, rien n’indique que Genest pense ainsi convertir les spectateurs de son martyre. Sa prière témoigne surtout de son adhérence à l’idéologie chrétienne de la transparence et de la sincérité. Le chrétien ne doit rien dissimuler : s’il s’agit de « faire voir », c’est davantage pour soi-même que pour les autres. Yann Robert 582 martyre » popularisée par Polyeucte. Cette attente est d’autant plus vraisemblable qu’il eût été difficile pour un habitué du théâtre de ne pas remarquer le parallélisme entre la conclusion du Saint Genest et celle de Polyeucte, parallélisme délibérément mis en évidence par Rotrou qui puise des vers entiers dans la pièce de Corneille et réécrit la célèbre entrevue de Polyeucte et de Pauline. En outre, dans l’Illustre Comédien ou le Martyre de Saint Genest, pièce suffisamment récente pour que les spectateurs l’aient encore à l’esprit, Desfontaines choisit de retoucher ses sources hagiographiques afin de rendre l’intrigue plus conforme au schéma narratif de la tragédie de martyre. Chez Desfontaines comme chez Corneille, la compagne du protagoniste se convertit à la suite du supplice de son amant. Ce schéma narratif procède selon le paradigme de l’impression, en ce qu’il implique une conversion par le spectacle. En refusant de suivre l’exemple de ses prédécesseurs, Rotrou remet en cause non seulement la puissance transformatrice du martyre mais aussi celle de la tragédie religieuse qui aspire, en représentant le martyre d’un chrétien, à en reproduire l’impact. On ne le souligne pas assez : pour Corneille, la conversion de Pauline et de Félix préfigure l’impression de vertus chrétiennes sur le public. Rotrou détourne cet argument à son profit : si un martyre réel ne peut influencer durablement un spectateur, comment sa représentation dramatique le pourrait-elle ? Près de deux siècles plus tard, Sainte-Beuve lui tient encore rigueur de ce rejet du spectaculaire : On entrevoit ici un beau dénouement qui est manqué : on conçoit possible, vraisemblable, selon les lois de la Grâce et l’intérêt de la tragédie, la conversion de toute la troupe ; on se la figure aisément assistant au supplice de Genest, et, à un certain moment, se précipitant tout entière, se baptisant soudainement de son sang, et s’écriant qu’elle veut mourir avec lui. 27 Sainte-Beuve invoque « l’intérêt de la tragédie », selon lui contraire à la conclusion peu spectaculaire du Saint Genest. Comme Corneille, il est sensible à l’efficacité tragique des conversions, véritables « coups de théâtre » qui pourvoient la pièce d’un beau dénouement. Cet argument esthétique sert également d’apologie morale : selon Corneille, la conversion de Félix et de 27 Charles Augustin Sainte-Beuve, Port Royal, vol. I, Paris : Gallimard, 1961, p. 219. À l’instar de Sainte-Beuve, Joseph Morello paraît souhaiter une conclusion plus spectaculaire, désir qui influence sans doute inconsciemment sa surprenante analyse : « we sense that the people who remain happily in the natural order will be transformed into Christians when the time comes, as has Adrian’s and Genest’s ». Joseph Morello, Jean Rotrou, Boston : Twayne Publishers, 1980, p. 133. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 583 Pauline est un exemple de ces « embellissements de théâtre » qui facilitent la diffusion des vérités chrétiennes 28 . Le refus de Rotrou de recourir à ces « ornements » dramatiques est donc révélateur 29 : il est synonyme d’une récusation générale de la puissance transformatrice du spectacle. Rotrou s’applique à prouver que le spectacle, même celui d’un martyre, n’éveille qu’une compassion passagère, comme en témoigne le rapport de Plancien : « Nous souffrions plus que lui par l’horreur de sa peine ; / Et nos cœurs détestant ses sentiments chrétiens, / Nos yeux ont malgré nous fait l’office des siens » (v. 1736-8). Comme Dioclétian, Plancien est convaincu de l’empire du spectacle sur les sens. Il affirme s’être identifié à Genest et avoir ressenti une émotion « malgré lui ». Son rapport indique cependant une réaction plus proche de la pitié que de l’identification. L’émotion qu’il ressent n’est pas évidence de « contagion » - Genest, lui, ne souffrant point - ni même d’« impression », puisque le cœur de Plancien continue à détester les convictions de Genest. Rotrou souligne ainsi l’écart entre sens et croyance, distinguant ce qui touche les yeux de ce qui touche le cœur. Plancien n’est pas l’unique préfet païen à soupçonner les martyres d’entraîner une contagion affective. Adrian est convaincu que sa conversion résulte des nombreux supplices dont il a été le témoin : […] je n’ai cru qu’étant forcé de croire ; Qu’après les avoir vus, d’un visage serein, Pousser des chants aux cieux dans des taureaux d’airain […] Je les ai combattus, ces effets m’ont vaincu ; J’ai reconnu par eux l’erreur où j’ai vécu ; J’ai vu la vérité, je la suis, je l’embrasse. (v. 820-7) Selon lui, la vision constitue une force coercitive, dont les « effets » sont de transformer l’être humain à son insu en l’obligeant à croire. Trois mots lui reviennent sans cesse à la bouche : « J’ai vu », mais il ne mentionne qu’une seule fois la grâce divine. Adrian change cependant de refrain lorsque Natalie lui apprend qu’elle supplie Dieu depuis des années de lui impartir sa grâce. « Enfin je reconnais », lui dit Adrian, « que je dois mon salut au saint 28 Corneille, op. cit., p. 427. 29 Autre exemple, selon Corneille, de ces « embellissements de théâtre » : l’amour qui unit Pauline et Sévère. Rien de surprenant, donc, à ce que la passion amoureuse soit de moindre importance dans le Saint Genest. Ce n’est point l’amour, mais l’intérêt, qui motive Marcelle lorsqu’elle entreprend de convaincre Genest de renoncer au christianisme. De même, Adrian n’est pas obligé de choisir entre son amour et sa foi, comme l’est Polyeucte, puisque sa femme l’encourage dans son choix. L’amour qu’il ressent pour sa « chère sœur » nous paraît davantage spirituel que passionnel. Yann Robert 584 nœud qui nous lie » (v. 907-8). La conversion d’Adrian procède donc d’une intervention divine et non d’une contagion visuelle. Sans doute cette reconnaissance ultime fait-elle partie de sa conversion : il se désiste alors de sa vision théâtrale du monde en faveur d’une conception plus spirituelle. Le procès du comédien Rotrou s’attache à démontrer l’impuissance du théâtre sur son spectateur, celui-ci ne voyant en définitive que ce qu’il souhaite voir : son propre reflet ou de belles actrices. Qu’en est-il cependant de l’influence du rôle sur l’acteur, second postulat des apologistes et des détracteurs du théâtre ? En prenant pour sujet la légende de Saint Genest, Rotrou semble souscrire à la théorie de l’impression du rôle sur l’acteur. Le personnage d’Adrian ressemble à de nombreux égards à celui de Genest, et il est donc naturel de soupçonner l’existence d’un lien entre la conversion d’Adrian, jouée par Genest, et la conversion réelle de ce dernier. Ce lien existe assurément, mais il ne s’agit pas selon Rotrou d’une contagion identitaire ou affective. Afin de démentir cette interprétation inévitable en son siècle, Rotrou met en scène, à l’exemple du Père Cellot, un procès de l’art du comédien. En réaction à la conversion de Genest, le préfet Plancien décide d’interroger les autres acteurs qu’il soupçonne de partager la foi de leur chef. Rotrou souligne par des didascalies le caractère judiciaire de l’action en indiquant la position assise de Plancien durant son interrogatoire des acteurs, ces derniers se présentant debout devant lui, l’un après l’autre. A la base des suspicions du préfet se trouve la théorie de l’impression : « Et vous, qui sous même art courez même fortune, / Sa foi, comme son art, vous est-elle commune ? / Et comme un mal, souvent, devient contagieux […] » (v. 1407-9). Pour Plancien, comme pour les autres personnages de la cour, il existe un fatum de l’acteur, son art entraînant une « contagion » potentielle. A chaque comédien, le préfet adresse une seule question : « Que représentiez-vous ? » (v. 1412), question inexplicable si l’on ne prend pas en compte la conviction profonde de Plancien qu’il importe de connaître les rôles dont les acteurs ont subi l’empreinte. Le préfet consciencieux s’intéresse fort logiquement aux emplois, rôles de prédilection représentant le plus grand danger d’« impression » par accoutumance 30 . Les réponses des acteurs remettent en question la puissance transformatrice du rôle. Marcelle cite deux emplois antithétiques : si elle joue souvent des femmes, le sujet de la pièce l’oblige « parfois au travestissement » 30 La conversion de Genest justifie cet intérêt : comme l’atteste Valérie, Genest est célèbre pour ses représentations fréquentes de martyrs chrétiens (v. 293-4). Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 585 (v. 1414). La réponse d’Octave est également formulée selon une opposition binaire, cette fois-ci dans le registre social : « Parfois les rois, et parfois les esclaves » (v. 1415). Sergeste dit représenter deux personnages discordants, le « furieux » - d’une bravoure excessive et tragique - et le « brave » - d’une couardise comique. Une contradiction analogue caractérise les emplois de Lentule : « parfois les confidents, et les traîtres parfois » (v. 1418). Seul Albin ne reprend pas la structure antithétique mise en place par Marcelle, mais il signale néanmoins sa polyvalence en affirmant qu’il joue « les assistants », soit tous les personnages secondaires, quelle que soit leur identité sexuelle, sociale et morale. Plancien se déclare satisfait, aucun comédien n’ayant cité l’emploi de chrétien. Pourtant, leurs réponses indiquent qu’il n’existe aucun lien essentiel entre le rôle et l’identité d’un acteur. En effet, s’il suffit de connaître l’emploi pour connaître également la personne, il faudrait alors imaginer un individu qui serait à la fois homme et femme, roi et esclave, brave et couard, loyal et traître. La multiplicité et la diversité de ces rôles prouvent qu’aucune impression durable n’est à craindre. La moralité du théâtre La conversion de Genest ne provient pas d’une impression de son rôle, mais elle est néanmoins liée à son statut d’acteur. Si Genest semble au préalable concevoir sa conversion comme le résultat d’une contagion identitaire, affirmant même : « Je feins moins Adrian que je ne le deviens, / Et prends avec son nom des sentiments chrétiens », il reconnaît aussitôt que la théorie de l’« impression » ne suffit pas à expliquer sa transformation (v. 403-4). Comment un rôle pourrait-il le métamorphoser de l’extérieur, lui pour qui « l’art de [se] transformer » est une « habitude » ? Genest en conclut qu’« il semble qu’ici des vérités sans fard / Passent et l’habitude et la force de l’art » (v. 406-8). En évoquant l’idéologie chrétienne de la sincérité, idéologie qui assimile la vérité à une absence d’artifice, Genest conteste la puissance transformatrice du théâtre. Les vérités sans fard ne peuvent provenir directement de « la force de l’art », puisqu’elles y sont contraires : seule une force transcendante est en mesure de produire une conversion viable. José Sanchez n’a donc pas entièrement tort de reprocher à certains critiques « la volonté très affichée d’ignorer tout ou presque du rôle de la grâce dans la métamorphose de Genest » 31 . Ame pieuse, Rotrou répugne à croire en un théâtre susceptible de convertir acteurs ou spectateurs : ce 31 Jean Rotrou, Le Véritable Saint Genest, ed. José Sanchez, Mont-de-Marsan : Éditions José Feijóo, 1991, p. CXIX. Yann Robert 586 serait admettre qu’une institution terrestre puisse être égale à Dieu. Sans doute ne faut-il pas pour autant occulter la part du théâtre dans la conversion de Genest, ce qui reviendrait à affirmer que le parallélisme entre Adrian et Genest n’est que pure coïncidence 32 . Si la voix immatérielle qui s’adresse à Genest lors de la répétition de son rôle représente une puissance extérieure au théâtre, elle encourage néanmoins Genest à poursuivre son imitation. Le théâtre est incapable de se substituer à la grâce, mais il est susceptible, selon Rotrou, d’en favoriser l’avènement. Le Saint Genest présente en définitive un éloge paradoxal du jeu dramatique, dont le mérite réside en la destruction de l’illusion sur laquelle il repose. Si l’on en croit l’exemple de Genest, le jeu dévoile à l’acteur la théâtralité du monde qui l’entoure. Rotrou peint un monde chargé d’incertitude, univers pascalien où le courtisan s’enferme volontairement dans une illusion théâtrale afin de pratiquer une politique du paraître 33 . La puissance de Dioclétian dérive de son rôle social : aussi lui faut-il croire en son « personnage » pour l’imprimer sur son être et sur autrui. L’acteur de profession est cependant trop conscient de son jeu pour se livrer à cette illusion théâtrale. En incarnant des rôles souvent antithétiques, le comédien provoque une rupture entre l’être et le paraître, rupture dont nous avons vu les conséquences chez Genest : dénonciation du theatrum mundi et aspiration vers un monde plus « véritable ». Rotrou renverse ainsi les préoccupations des participants à la querelle du théâtre : il analyse ce que l’acteur découvre dans la salle et non ce que le spectateur voit sur scène. Selon lui, l’utilité du théâtre ne provient pas de sa nature spectaculaire, mais au contraire de son rejet implicite de la vision comme mode de connaissance. À l’instar de Nicole, qui consacre une section conséquente de son Traité de la Comédie à une critique générale de la « concupiscence des yeux » 34 , Rotrou condamne la croyance idolâtre en la vision, fléau d’une société qui 32 Plus que tout autre aspect de la pièce, la conversion de Genest a fait couler beaucoup d’encre. Pour certains critiques, la grâce est l’agent principal de cette conversion, pour d’autres, c’est le théâtre. John D. Lyons refuse de résoudre cette ambiguïté qui est selon lui constitutive de l’œuvre et de son baroquisme. John D. Lyons, « Saint Genest and the Uncertainty of Baroque Theatrical Experience », MLN, vol. 109, no. 4, sep. 1994, p. 601-616. 33 Dans ses Pensées, Pascal condamne l’utilisation à des fins politiques de la puissance « d’impression » de l’habitude : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur ». Blaise Pascal, Pensées, ed. Philippe Sellier, Paris : Classiques Garnier, 1999, p. 169. 34 Laurent Thirouin, L’aveuglement salutaire, op. cit., p. 240. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 587 se donne en spectacle. Toutefois, le théâtre représente pour lui un remède à ce mal, plutôt que l’un de ses symptômes. La conversion passe par une privation du visuel qui nécessite au préalable de reconnaître l’impossibilité d’accéder à la réalité par la vue. Cette découverte est celle d’Adrian, lorsqu’il rejette l’explication visuelle de sa conversion au profit d’une intercession spirituelle, et c’est également celle de Genest, à qui le jeu dramatique révèle l’illusion théâtrale qui gouverne le monde. En raison de convictions théologiques et artistiques, Rotrou refuse d’envisager une conversion par la vision. Aussi emprunte-t-il l’idée de la voix immatérielle à la pièce de Lope de Vega tout en rejetant les apparitions surnaturelles qui l’accompagnent. Dans le Saint Genest, ce n’est donc pas la vision qui dispose à la réception de la grâce divine. Il s’agirait plutôt de la puissance performative de l’imitation. A l’instar de Pascal qui encourage ses lecteurs athées dans son célèbre fragment sur le « pari » à agir « tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. », Rotrou admet qu’un acteur puisse devenir chrétien en mimant la foi 35 . Cette performativité ne doit cependant pas être confondue avec l’impression, telle que l’entendent Nicole ou Scudéry. L’impression présuppose l’existence d’une illusion théâtrale, soit d’un oubli du jeu nécessaire à la fusion de l’être et du paraître. L’acteur de profession et l’athée pascalien agissent au contraire comme s’ils croyaient, expression qui témoigne de leur conscience d’un écart représentatif. Aussi Philippe Sellier a-t-il raison de préciser que le pari aspire à une libération de l’individu asservi à l’empire du paraître et non à une impression « coercitive » de sentiments chrétiens : « la démarche du Pari n’est évidemment pas destinée à faire croire en Dieu, elle a pour but de décider l’incroyant à ‘ôter les obstacles’ » 36 . Pour Rotrou comme pour Pascal, le chrétien ne peut acquérir la grâce par la vision ou par l’accomplissement de faits spectaculaires (contrairement au modèle cornélien et ses conversions héroïques 37 ), mais il peut favoriser le don de la foi en adoptant volontairement un nouveau rôle. 35 Blaise Pascal, op. cit., p. 471. 36 Ibid., p. 56. 37 Comme l’ont montré Hénin et Bonfils dans leur « dossier », Rotrou a une vision augustinienne de la grâce qui « relève d’une autre réalité, supérieure et incompréhensible ». Pour le moliniste Corneille, les voies de Dieux sont accessibles aux hommes, et « le royaume des cieux […] est l’ultime et la plus glorieuse conquête du héros ». Ibid., p. 166-7. Yann Robert 588 Nelson souligne à juste titre la coopération du libre arbitre et de la grâce dans la perspective théologique du Saint Genest 38 . Rotrou adhère à la doctrine de la grâce dite suffisante, offerte à tous les hommes, mais dont l’efficacité dépend du libre arbitre de chacun 39 . Dans la conception transformatrice du théâtre, le jeu dramatique requiert de l’acteur qu’il se laisse dominer par les sentiments de son personnage. Dans le Saint Genest, Rotrou montre au contraire que le jeu dramatique donne à l’acteur la liberté d’exercer sa volonté sur son paraître. L’acteur prend alors conscience de l’universalité et de l’inanité des rôles sociaux, car en les incarnant tous, il ne se consacre à aucun. Il découvre non seulement la liberté de choisir (la nécessité de « parier ») mais aussi une existence au-delà du theatrum mundi. La connaissance d’un au-delà du théâtre passe ainsi par une initiation théâtrale. La singularité de la pièce de Rotrou provient de ce rapport paradoxal à la théâtralité, dont elle est à la fois une condamnation et un éloge au nom d’une même idéologie chrétienne : Rotrou soutient en définitive un théâtre sur la scène dans l’espoir de mettre fin au théâtre dans la salle. 38 Robert J. Nelson, Immanence and Transcendence, the theatre of Jean Rotrou, Columbus, Ohio : Ohio State University Press, 1969. 39 Aussi Genest affirme-t-il : « Ta grâce peut, Seigneur, détourner ce présage ! / Mais hélas ! tous l’ayant, tous n’en ont pas l’usage, / De tant de conviés bien peu suivent tes pas, / Et pour être appelés, tous ne répondent pas » (v. 1575-9). PFSCL XXXV, 69 (2008) Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique B. J. BOURQUE D’Aubignac théoricien éclipsera toujours d’Aubignac dramaturge. La Pratique du théâtre et les Dissertations sont des travaux si considérables qu’il est facile de ne pas remarquer les trois pièces en prose de cet auteur : La Pucelle d’Orléans, achevée d’imprimer le 11 mars 1642, La Cyminde ou les deux victimes, le 13 mars 1642, et Zénobie, le 12 janvier 1647. Toutefois, une meilleure connaissance de ces œuvres sert à éclaircir notre compréhension du théoricien, une comparaison entre la théorie et la pratique de l’auteur nous offrant une vue d’ensemble de l’évolution de son système dramaturgique. Le travail ici présenté consiste en une analyse de la pratique dramatique de d’Aubignac, telle qu’elle se manifeste dans ses pièces en prose, dans le contexte de sa théorie sur les trois unités. Il se dégagera de notre étude que d’Aubignac dramaturge n’est pas le clone de d’Aubignac théoricien, ses tragédies ne respectant pas intégralement sa doctrine. I. - L’Unité d’action Une des grandes préoccupations de l’époque classique est la question de l’unité d’action. D’Aubignac consacre le chapitre II, 3 de sa Pratique du théâtre au sujet de la règle codifiée par Grenaille, La Mesnardière et Sarrasin en 1639 1 . Il décrit comme « bien raisonnable » le précepte d’Aris- 1 François de Grenaille, « Préface » à L’Innocent malheureux, ou la mort de Crispe, Paris : Jean Paslé, 1639 ; Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris : Sommaville, 1639 ; réimpr. Genève : Slatkine Reprints, 1972, p. 45 ; Jean- François Sarrasin, Discours sur la tragédie, ou remarques sur « L’Amour tyrannique », in Les Œuvres, 2 vol., Paris : Nicolas Le Gras, 1685, t. II, pp. 87-91. B. J. Bourque 590 tote selon lequel une pièce ne peut avoir qu’une seule action principale 2 . Comme il le fait ailleurs dans sa Pratique, d’Aubignac compare une pièce de théâtre à un tableau : Il est certain que le Théâtre n’est rien qu’une Image, et partant comme il est impossible de faire une seule image accomplie de deux originaux différents, il est impossible que deux Actions (j’entends principales) soient représentées raisonnablement par une seule Pièce de Théâtre 3 . Le dramaturge doit donc choisir une action notable de l’histoire du héros ou de l’héroïne. En tant que tableau, cependant, la pièce ne doit pas négliger les circonstances de l’histoire et le dramaturge doit toujours faire connaître au public toutes les actions dépendantes de l’action principale, « soit par des narrations, par des entretiens, par des plaintes, et par d’autres délicatesses de l’art » 4 . Cette notion d’unité d’action qui admet des épisodes s’inspire des théories du commentateur italien Castelvetro et du Hollandais Vossius 5 . La majorité des théoriciens français l’approuvent, pourvu que les actions secondaires soient subordonnées à l’action principale. Mairet, Chapelain et Scudéry en parlent tous d’une même voix 6 . Corneille, critiqué par d’Aubignac en raison des violations de cette règle 7 , ajoute à l’unité d’action celle de péril dans la tragédie 8 , notion qui se retrouve chez Scaliger 9 : 2 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001 (ciaprès : Pratique), p. 133. Toutes mes références à cet ouvrage sont tirées de cette édition. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 136. 5 Ludovico Castelvetro, Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, 2 e éd., Bâle : P. de Sebabonis, 1576, pp. 177-179 ; Gerardus Joannes Vossius, Poeticarum institutionum libri tres, Amsterdam : L. Elzevirium, 1647, pp. 37-62. 6 Jean Mairet, « Préface » à La Silvanire ou la Morte vive, in Giovanni Dotoli, Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du « Cid », Paris : Klincksieck, 1996 (ci-après : Dotoli), p. 242 ; Jean Chapelain, Discours de la poésie représentative, in Dotoli, p. 303 ; Scudéry, « Préface » à La Mort de César, in Dotoli, p. 316. 7 Dans sa Pratique, d’Aubignac fait mention de l’amour de l’Infante comme exemple d’un épisode inutile (pp. 150-151). Dans ses dissertations, il critique le personnage d’Éryxe de Sophonisbe, les « cinq histoires » de Sertorius et l’épisode dans Œdipe (Première dissertation, in Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 11 ; Seconde dissertation, pp. 31-33 ; Troisième dissertation, pp. 94-96). 8 Préférant, paraît-il, le vrai au vraisemblable, Corneille n’applique pas sa notion d’unité de péril dans Horace où le héros éprouve deux périls dont la liaison n’est pas évidente. Il en est de même dans sa Théodore, publiée en 1646. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 591 Je tiens donc, et je l’ai déjà dit, que l’unité d’action consiste, dans la comédie, en l’unité d’intrigue, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs, et l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte. Ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans l’une, et plusieurs intrigues, ou obstacles dans l’autre, pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre 10 . Une vingtaine d’années avant la publication des Discours de Corneille, Scudéry avait jugé l’épisode de l’Infante trop détaché de l’action principale du Cid, jugement confirmé par l’Académie 11 . Dès lors, l’unité d’action devient l’objet d’un large consensus parmi les théoriciens, comme l’écrit René Bray : Après la querelle du Cid on ne l’a plus contestée ; après les Discours de Corneille on ne lui a plus consacré une seule étude originale 12 . Le rapport des actions accessoires avec l’action principale est traité en détail par d’Aubignac dans le chapitre II, 5 de sa Pratique, intitulé « Des Histoires à deux fils, dont l’une est nommée Episode par les Modernes ». Le théoricien affirme que les histoires secondaires doivent être incorporées à l’histoire principale de sorte qu’elles lui soient subordonnées : […] la seconde histoire ne doit pas être égale en son sujet non plus qu’en sa nécessité, à celle qui sert de fondement à tout le Poème ; mais bien lui être subordonnée et en dépendre […] 13 . Il importe de souligner que cette idée de l’unité d’action s’oppose à la conception de la règle qui sera formulée au dix-huitième siècle par Jean- François Marmontel. Ce théoricien soutiendra l’inverse de la notion de subordination énoncée par d’Aubignac, c’est-à-dire que l’action principale dépend des actions épisodiques et non le contraire 14 . Nous citons Jacques Scherer : « Voilà la vraie doctrine classique, ou plutôt la doctrine à laquelle obéissent les œuvres classiques, mais qu’aucun classique n’a définie avec cette clarté » 15 . 9 Cf. René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Lausanne-Genève- Neuchâtel : Payot, 1931 (ci-après : Formation), p. 248. 10 Corneille, Discours des trois unités, in Œuvres complètes III, éd. Georges Couton, Paris : Gallimard, 1987, p. 174. 11 Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, in Corneille : Œuvres complètes I, éd. Couton, 1984, p. 813. 12 Formation, p. 248. 13 Pratique, p. 152. 14 Jean-François Marmontel, Poétique française, Paris : Lesclapart, 1763, p. 142. 15 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950 ; réimpr. 1964 (ci-après : Dramaturgie), p. 102. B. J. Bourque 592 À l’évidence, la théorie de d’Aubignac et de ses contemporains constitue ce que Scherer appelle « la conception pré-classique de l’unité d’action » 16 . D’Aubignac soutient que l’amour de l’Infante dans Le Cid est un épisode inutile 17 . Mais la notion de subordination qu’il énonce est parfaitement illustrée par le rôle de l’Infante puisque son sort dépend totalement de l’amour de Rodrigue et de Chimène, comme l’affirme Scherer : « La ‘subordination’, telle que l’entendent les théoriciens du XVII e siècle, est ici parfaite ; et pourtant, en raison même de cette perfection, elle détruit l’unité d’action » 18 . Considérons maintenant la pratique de d’Aubignac. Dans La Pucelle d’Orléans, l’auteur choisit le jour de la mort de l’héroïne « comme le plus important événement de son histoire » 19 . Il réussit à transmettre les circonstances de l’action principale au moyen des entretiens des personnages, comme l’explique notre dramaturge dans la préface : […] au lieu de faire de simples narrations de tout le passé, je l’ai fait entrer en raisons et en passions en divers endroits […] tantôt en la bouche de ses ennemis, pour l’accuser ou pour donner quelque prétexte à leur jugement ; tantôt en sa bouche, ou pour reprocher leurs crimes, ou pour se justifier, ou autrement selon que je l’ai pensé nécessaire. L’amour du Comte et la jalousie de la Comtesse sont des actions épisodiques qui provoquent un nouveau Conseil. L’action n’est donc pas unifiée, selon la notion de d’Aubignac, puisque les épisodes exercent une influence sur le déroulement de l’action principale. Dans La Cyminde ou les deux victimes, l’auteur choisit comme action notable le sacrifice des deux héros. Nous apprenons les circonstances de l’histoire par l’entremise des récits. L’amour d’Ostane pour Cyminde influence entièrement l’action de la pièce. L’unité d’action, selon la notion du théoricien, n’est donc pas respectée. Dans Zénobie, l’action notable est le suicide de la reine. D’Aubignac se sert de récits et des entretiens des personnages pour faire connaître les circonstances de l’histoire. Deux intrigues s’entremêlent : l’amour des deux généraux et celui de l’empereur pour l’héroïne. Ce premier épisode n’exerce aucune influence sur le déroulement de l’intrigue, sa subordination à l’action principale étant donc en parfait accord avec la notion d’unité d’action énoncée par le dramaturge. En revanche, l’amour d’Aurélien pour Zénobie constitue une intrigue accessoire qui se poursuit jusqu’au dénouement, l’épi- 16 Ibid. 17 Pratique, pp. 150-151. 18 Dramaturgie, p. 101. 19 D’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose, Paris : François Targa, 1642, « Préface ». Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 593 sode jouant un rôle déterminant dans le sort de la reine. L’unité d’action, selon la notion de d’Aubignac, est donc détruite. En définitive, d’Aubignac ne prêche pas d’exemple en ce qui concerne sa perspective théorique sur l’unité d’action, sa notion de subordination ne s’appliquant pas intégralement dans ses tragédies. Bref, c’est la conception de la règle réalisée dans les œuvres classiques qui y est plutôt respectée. II. - L’Unité de temps Avec Mairet, Chapelain, Sarrasin et La Mesnardière, d’Aubignac est un des artisans de la règle de l’unité de temps dans le théâtre classique. En 1630, influencé par la pastorale italienne, Mairet présente la règle des vingt-quatre heures pour la première fois au public français. Bien que La Silvanire ne soit pas un triomphe au théâtre, elle nourrit la réflexion de plusieurs de ses contemporains 20 . Dans une lettre datée du 30 novembre 1630 à Godeau, Chapelain affecte à l’action représentée une durée de vingt-quatre heures au maximum 21 . Il fonde sa théorie sur le principe de la vraisemblance, argument déjà invoqué au seizième siècle par les théoriciens Maggi, Scaliger, Castelvetro et Piccolomini 22 . En 1639, les traités de Sarrasin et de La Mesnardière servent à élaborer la règle 23 . Mais ce sera La Pratique du théâtre de d’Aubignac qui donnera à l’unité une ultime définition. Le chapitre II, 7 de La Pratique s’intitule « De l’Etendue de l’Action Théâtrale, ou du Temps et de la durée convenables au Poème Dramatique ». D’Aubignac explique qu’une pièce de théâtre a deux sortes de durée dont la première est la durée véritable de la représentation. Trop longue, elle risque d’ennuyer et de fatiguer l’esprit du spectateur ; trop courte, elle risque de ne pas divertir suffisamment 24 . La seconde sorte de durée est celle de l’action représentée, c’est-à-dire le temps « depuis que le premier Acteur commence de paraître, jusqu’à ce que le dernier cesse d’agir » 25 . D’Aubignac affirme que selon Aristote « la Tragédie doit être renfermée dans le tour d’un Soleil » 26 . Bien que cette exigence soit respectée chez beaucoup de tragiques grecs et « assez raisonnablement » chez les dramaturges du seizième siècle, 20 Cf. Formation, pp. 265-275. 21 Chapelain, Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, in Opuscules critiques, éd. Alfred Hunter, Paris : Droz, 1936, pp. 115-121. 22 Cf. Formation, pp. 255-257. 23 Il s’agit du Discours sur la tragédie, ou remarques sur l’Amour tyrannique de Scudéry de Sarrasin et de La Poétique de La Mesnardière. 24 Pratique, p. 172. 25 Ibid., p. 175. 26 Ibid., p. 175. B. J. Bourque 594 il n’en est pas de même pour les auteurs dramatiques de l’âge préclassique 27 . D’Aubignac appelle les tragédies d’Alexandre Hardy « ces Ouvrages monstrueux » 28 qui ne peuvent être qualifiés ni du nom de tragédies ni de celui de poèmes épiques : Car il me souvient d’avoir remarqué des Poèmes si déréglés, qu’au premier Acte, une Princesse était mariée ; au second naissait le Héros son fils ; au troisième, ce jeune Prince paraissait dans un âge fort avancé ; au quatrième, il faisait l’amour et des conquêtes ; au cinquième, il épousait une Princesse qui vraisemblablement n’était née que depuis l’ouverture du Théâtre, et sans même qu’on en eût ouï parler 29 . Le théoricien explique que le concept « du tour d’un Soleil » peut se définir de deux manières, c’est-à-dire le jour naturel, qui a une durée de vingtquatre heures, et le jour artificiel, qui est le temps entre le lever et le coucher du soleil 30 . Imbu de Castelvetro et de Piccolomini, d’Aubignac soutient qu’Aristote entend seulement parler de cette dernière notion : « il est nécessaire d’observer qu’Aristote entend seulement parler du jour artificiel, dans l’étendue duquel il veut que l’action du Théâtre soit renfermée […] » 31 . Comme l’affirme Scherer, cette théorie est inspirée « par le respect de la vraisemblance plus que par celui d’Aristote » 32 . Dans sa dissertation sur Sertorius, d’Aubignac répète l’argument de Robortello, soutenant que la notion du jour naturel, préconisée par Segni, entame la crédibilité de la pièce 33 : […] étant continue, les hommes n’agissent pas d’ordinaire plus longtemps sans se reposer, et suivant la raison de cette règle on a donné à quelques Poèmes Dramatiques la nuit, ou la moitié d’un jour et la moitié d’une nuit 34 . D’Aubignac va encore plus loin. Il fait mention des théoriciens Rossi, qui « ne porte point l’action du Théâtre au-delà de 8 ou dix heures », et Scaliger, qui « veut qu’elle s’achève dans l’espace de six heures » 35 . La vraisemblance 27 Ibid., pp. 175-177. 28 Ibid., p. 178. 29 Ibid., pp. 177-178. 30 Ibid., pp. 180-181. 31 Ibid., pp. 181-183. Cf. Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, 2 vol., Chicago : University of Chicago Press, 1961, t. I, p. 547. 32 Dramaturgie, p. 113. 33 Cf. Formation, p. 254. 34 Seconde dissertation, p. 44. 35 Pratique, p. 185. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 595 exige même que « l’action du Poème ne demandât pas plus de temps dans la vérité que celui qui se consume dans la représentation » 36 , notion retrouvée chez Scaliger 37 . D’Aubignac admet que cette coïncidence n’est pas toujours facile, « ni même possible en certaines occasions » 38 . Toutefois, nous ne saurions sous-estimer l’importance de cette notion dans la formulation de la règle de l’unité de temps : La coïncidence de la durée de la fable et de celle de sa représentation scénique n’en demeura pas moins l’une des normes tacites du modèle classique au regard de laquelle le jour naturel ne constituait qu’un pis-aller imposé par la lettre aristotélicienne et, dans une moindre mesure, l’impéritie du poète contemporain 39 . Examinons maintenant si d’Aubignac applique sa notion d’unité de temps dans ses tragédies. La pièce qui observe le plus rigoureusement l’exigence du théoricien est La Cyminde ou les deux victimes, la durée de l’action représentée correspondant au temps réel. En ouvrant sa pièce au moment de la crise, d’Aubignac simplifie à tel point l’action qu’il atteint facilement la forme idéale de l’unité de temps 40 . L’action de La Pucelle d’Orléans se déroule le jour de la mort de l’héroïne. Dans sa préface, l’auteur précise la durée assignée au temps dramatique : Car ce Poème ne pouvant représenter aux yeux des Spectateurs que ce qui s’est fait en huit heures, ou pour le plus en un demi-jour, on n’en peut fonder le dessein que sur un des plus signalés accidents. La limite qu’impose l’auteur au temps de l’action, c’est-à-dire un demi-jour, a pour effet de presser les événements, comme l’affirme Loukovitch : […] ne faut-il pas dilater les 12 heures dont se contente d’Aubignac pour y faire tenir les tentatives de Warwick pour faire évader Jeanne, pour les deux séances du Conseil de guerre et l’exécution de la Pucelle 41 ? 36 Ibid., p. 186. 37 Jules-César Scaliger, Poetices libri septem, 5 e éd., Heidelberg : In bibliopolio Commeliano, 1617, p. 334. 38 Pratique, p. 186. 39 Pierre Pasquier, « Unités/ Unities », dans Dictionnaire international des termes littéraires, éd. Jean-Marie Grassin, Limoges, 1994, <http : / / www.ditl.info/ arttest/ art425.php>, paragraphe 5, lignes 12-15 [consulté le 1 er mars 2007]. 40 C’est la Sophonisbe de Mairet, jouée en 1634, qui présente pour la première fois dans le théâtre français l’action conçue comme une crise, procédé technique employé plus tard par Corneille et par Racine. Cf. Dramaturgie, pp. 117-118. 41 Kosta Loukovitch, L’Évolution de la tragédie religieuse classique en France, Paris : Droz, 1933 , p. 205 . B. J. Bourque 596 Cette précipitation se révèle aussi à la fin de la pièce en raison du dénouement rapide, exigence qui rend invraisemblable la punition abrupte des juges. D’Aubignac n’arrive donc pas à concilier la vraisemblance et la limite maxima qu’il impose au temps de l’action. En ce qui concerne Zénobie, l’intrigue se déroule facilement dans le cadre d’un demi-jour. Henry Carrington Lancaster soutient que la durée de l’action est presque identique au temps réel 42 . Nous ne partageons pas ce point de vue. La fuite de Zénobie à la fin du deuxième acte, sa participation dans un combat contre les Romains et sa capture sont des événements qui prendraient plus de temps que celui de la représentation. III. - L’ Unité de lieu René Bray appelle d’Aubignac « le grand théoricien de l’unité de lieu » 43 . Cette règle, inconnue d’Aristote, provient de l’unité de temps grâce au principe de la vraisemblance 44 . Les commentateurs italiens Maggi, Scaliger, Piccolomini et Viperano y font seulement allusion 45 . Chez Castelvetro se trouve le principe de l’unité, mais sans formulation définitive 46 . Ses observations, cependant, influencent les premiers théoriciens français du siècle classique, comme l’affirme Pierre Pasquier : [...] dès 1630, si l’on en croit Mareschal (préface de La Généreuse Allemande), on débattait dans les cercles précieux parisiens de l’opportunité de réduire l’espace théâtral à un seul lieu pour rendre la fable vraisemblable 47 . En 1631, Mairet, Isnard, Gombauld et Scudéry se prononcent en faveur de la nouvelle règle 48 . Chapelain, dans son Discours de la poésie représentative 42 A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 vol., Baltimore : Johns Hopkins Press, 1929-1942 (ci-après : History), t. II, vol. I, p. 339. 43 Formation, p. 283. 44 D’Aubignac affirme qu’Aristote n’a rien dit de l’unité de lieu « à cause que cette règle était trop connue de son temps » (Pratique, p. 154). 45 Cf. Formation, pp. 257-260. 46 Lodovico Castelvetro, Poetica d’Aristotele vulgarizzata et sposta, 2 e éd., Bâle : P. de Sebabonis, 1576, pp. 549-550. 47 « Unités/ Unities », paragraphe 7, lignes 2-5 [consulté le 1 er mars 2007]. 48 Mairet, « Préface » à La Silvanire, in Dotoli, p. 243 ; Isnard, « Préface » à La Filis de Scire de Pichou, in Dotoli, p. 254 ; Jean Ogier de Gombauld, « Préface » à L’Amaranthe, in Dotoli, p. 257 ; Georges de Scudéry, « Préface » à Ligdamon et Lidias, ou la ressemblance, in Dotoli, p. 262. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 597 (1635), préconise, lui aussi, la notion de l’unicité du lieu dramatique 49 . La querelle du Cid (1637) et le traité de La Mesnardière, La Poétique (1639), confirment l’autorité de cette troisième unité 50 . Il faut souligner, toutefois, l’absence d’un consensus d’opinion parmi les théoriciens quant à l’étendue assignée au lieu de la pièce. On restreint la scène à une ville, à une province et même à un pays entier. Selon Scherer, les pièces de l’époque font preuve de cette notion assez large de l’unité de lieu : M. Lancaster a remarqué que les quatorze tragédies jouées en 1635 et 1636 ne dépassent jamais, dans leur mise en scène, les limites d’un pays, et rarement celles d’une seule ville, mais qu’elles ne se limitent non plus jamais à la représentation d’une seule salle 51 . Dès 1639, quelques théoriciens, tels Sarrasin et Ménage, tendent vers une étendue plus rétrécie du lieu dramatique 52 . De nouveau, cependant, c’est d’Aubignac qui prescrira la règle dans sa forme la plus stricte. Notre théoricien affirme que le dramaturge rendra sa pièce invraisemblable, donc ridicule, s’il fait paraître ses personnages en divers lieux 53 . Il exige que le lieu où se trouve un acteur « soit l’image de celui où lors agissait le personnage qu’il représente » 54 . Puisque la scène du théâtre ne change pas dans la suite de la représentation, le lieu de la pièce ne peut pas changer non plus : Qu’il demeure donc pour constant que le Lieu, où le premier Acteur qui fait l’ouverture du Théâtre est supposé, doit être le même jusqu’à la fin de la Pièce, et que ce lieu ne pouvant souffrir aucun changement en sa nature, il n’en peut admettre aucun en la représentation ; et par conséquent que tous les autres Acteurs ne peuvent raisonnablement paraître ailleurs 55 . D’autre part, l’avant-scène peut représenter seulement une étendue limitée plutôt qu’une ville ou qu’une province entière : Et quand nous trouvons écrit, La Scène est à Aulide, à Éleusis, au Chersonese, en Argos, ce n’est pas à dire que le lieu particulier où les 49 Dotoli, p. 304. 50 Scudéry, Observations sur le Cid, in Corneille : Œuvres complètes I, p. 792 ; La Mesnardière, La Poétique, p. 419. 51 Dramaturgie, p. 186. 52 Sarrasin, Discours sur la tragédie, p. 94 ; dans sa Réponse au discours sur la comédie de Térence, Ménage écrit : « M. de La Mesnardière, de L’Académie française, qui dans sa Poétique a donné à la scène l’étendue d’une ville entière, a été en cela trop libéral », cité par Scherer, Dramaturgie, p. 187. 53 Pratique, p. 153. 54 Ibid., p. 156. 55 Ibid., p. 157. B. J. Bourque 598 Acteurs paraissent soit cette ville ou cette Province entière ; mais c’est-àdire que tout l’Ouvrage et les Intrigues de la Pièce, tant ce qui se passe hors de la vue des Spectateurs, que ce qui se passe en leur présence, se traitent en ce lieu-là, dont le Théâtre n’occupe que la moindre partie 56 . La théorie de d’Aubignac concernant l’unité de lieu postule un rapport extrêmement limité et sans imagination entre le spectateur et l’image de la scène, comme l’affirme Mark Franko : « […] the notion of the image is the weakest possible one that could be entertained ; fundamentally substitutive rather than suggestive » 57 . Bien que l’avant-scène ne puisse changer, il n’en est pas de même pour les décors qui se trouvent au fond et aux côtés de la scène, permettant aux tragédies à machines de garder l’unité de lieu. Le théoricien donne l’exemple extraordinaire suivant : […] on pourrait feindre un Palais sur le bord de la Mer abandonné à de pauvres gens de la campagne ; Un Prince arrivant aux côtés par naufrage qui le ferait orner de riches tapisseries, lustres, bras dorés, tableaux et autres meubles précieux : Après on y ferait mettre le feu par quelque aventure, et le faisant tomber dans l’embrasement, la Mer paraîtrait derrière, sur laquelle on pourrait encore représenter un combat de Vaisseaux. Si bien que dans cinq changements de Théâtre l’Unité du lieu serait ingénieusement gardée 58 . D’Aubignac affirme que les Anciens n’ont pas toujours observé cette unité, citant l’exemple des Sept à Thèbes d’Eschyle où les jeunes filles du chœur se trouvent « tantôt devant le Palais de leur Roi et tantôt dans le camp des Ennemis, sans qu’on les eût vues changer de place » 59 . Il méprise les ouvrages dramatiques modernes à cause de ce même défaut : […] chacun sait qu’il n’y a jamais eu rien de plus monstrueux en ce point que les Poèmes que nous avons vus depuis le renouvellement du Théâtre, en Italie, en Espagne, et en France ; et hors les Horaces de M. Corneille, je doute que nous en ayons un seul, où l’unité du lieu soit rigoureusement gardée 60 . 56 Ibid., p. 164. 57 « Act and Voice in Neo-Classical Theatrical Theory : D’Aubignac’s Pratique and Corneille’s Illusion », Romanic Review, 78, 1987, p. 316. Nous retrouvons la même thèse chez Castelvetro (Joel Elias Spingarn, A History of Literary Criticism in the Renaissance, New York : Columbia University Press, 1899, p. 101). 58 Pratique, p. 158. 59 Ibid., p. 154. 60 Ibid., p. 169. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 599 Plus tard, il critiquera même Corneille pour son abandon de la règle. Dans sa Première dissertation, d’Aubignac affirme que « Monsieur Corneille ne tient pas que l’unité du lieu soit nécessaire dans un Poème Dramatique », de sorte que dans Sophonisbe, « on ne sait jamais où les Acteurs viennent, ni d’où ils viennent » 61 . Dans sa dissertation sur Sertorius, le théoricien souligne ce message avec insistance : Il est vrai que M. Corneille se sert d’une erreur dont il veut faire une règle dans son traité des trois Unités, qu’il ne faut point nommer le lieu de la Scène quand l’unité n’en est point observée, afin d’empêcher le Spectateur d’en connaître le désordre, et de tomber par-là dans une confusion qui l’embarrassait 62 . D’Aubignac devient donc le grand partisan de la forme parfaite de l’unité de lieu. Déterminons si les trois pièces de d’Aubignac sont conformes à sa notion d’unité de lieu. La pièce qui garde cette unité le plus rigoureusement est Zénobie où le lieu de l’action est « la Chambre de Zénobie au Palais de Palmyre » 63 . Lancaster fait remarquer que cette pièce fut peut-être la première à limiter le lieu si considérablement : The place is a single room, a rare usage at this time. Indeed, d’Aubignac may have been the first to limit the location so greatly, but we cannot prove that this was the case unless we can show that Zénobie was performed before Horace 64 . À la première scène, Zabas et Timagène attendent Zénobie dans cette chambre, la reine y faisant son entrée de son cabinet à la scène suivante. Même la rencontre de Zénobie et d’Aurélien a lieu dans cette même salle, l’empereur entrant dans l’endroit où se trouvent les vaincus. Comme l’indique Scherer, ce procédé qui consiste à montrer le vainqueur pénétrant dans la place occupée par ceux qu’il vient d’écraser fut déjà employé par Mairet dans sa Sophonisbe (1635), par La Calprenède dans La Mort de 61 Première dissertation, p. 7. 62 Seconde dissertation, p. 40. 63 Zénobie, tragédie. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique, Paris : Augustin Courbé, 1647, « Acteurs ». 64 History, t. II, vol. I, p. 339. Il s’agit, bien entendu, de la tragédie Horace de Corneille. La première représentation privée de cette tragédie eut lieu un peu avant le 9 mars 1640. Elle fut représentée au public au début de mai 1640. Zénobie fut jouée au public un peu avant le 6 avril 1640. B. J. Bourque 600 Mithridate (1636) et par Georges de Scudéry dans L’Amour tyrannique (1639) 65 . Dans La Cyminde ou les deux victimes, « la Scène est en la ville d’Astur, sur la place entre le Palais et le temple, et qui regarde la mer » 66 . L’importance du spectacle dans la pièce oblige d’Aubignac à se servir de décors pour garder l’unité de lieu. Il est indispensable donc que l’image de la mer soit présentée au spectateur dès la première scène, exigence qui fut apparemment négligée par les acteurs qui représentèrent l’adaptation de la pièce en vers en 1641 : […] au lieu de découvrir la mer dès le premier Acte, afin d’imprimer dans l’esprit des spectateurs la croyance de la mort d’Arincidas ou de Cyminde, par les préparatifs de ce Sacrifice dont l’image leur serait toujours présente, ils ne l’ont jamais fait paraître qu’au quatrième, si bien que non seulement ils ont détruit l’unité du lieu malgré tous les soins de l’Auteur, mais encore ont-ils perdu l’effet d’un beau spectacle, et qui d’ailleurs n’était pas trop mal disposé 67 . Dans le dernier acte, Cyminde est dans sa barque, mais la pièce garde intégralement l’unité de lieu puisque l’héroïne se trouve près du rivage. Dans La Pucelle d’Orléans, d’Aubignac ne précise pas au début de la pièce le lieu de l’action, le dialogue nous indiquant que l’intrigue se déroule dans le château de Rouen. À la première scène, la Pucelle se trouve dans sa prison, l’ange lui ordonnant d’en sortir. Le reste du premier acte a lieu dans une cour à l’extérieur de la cellule. Le deuxième acte semble rester au même endroit. Dans le troisième acte, les juges prennent leur place dans le tribunal à l’intérieur du château, le lieu aussi de l’action pour l’acte IV. Le dernier acte semble retourner au même lieu que les actes I et II, la Pucelle déclarant : « Je touche enfin l’heureux moment d’une entière liberté, puisque je sors de prison pour sortir du monde. » (V, 1) À la scène suivante, le Comte affirme : « à peine ai-je tourné des yeux l’étendue de cette cour, qu’il n’y est pas resté une seule personne […].» (V, 2) La règle de l’unité de lieu au sens strict, telle que l’entend d’Aubignac, n’est donc pas manifeste dans La Pucelle d’Orléans. La prison représentée à la première scène est un lieu de l’action qui s’ajoute à deux autres 68 . Il 65 Dramaturgie, p. 189. 66 La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose, Paris : François Targa, 1642, « Acteurs ». 67 Ibid., « Le Libraire au lecteur ». 68 Sur « le spectacle des prisons », voir les pages 167-168 de la Dramaturgie de Scherer. L’auteur parle des inconvénients de mise en scène présentés par la prison : « Elle est généralement petite et fermée par une grille ; l’acteur qui est derrière cette grille est mal à l’aise et mal vu ; il a la tentation de sortir pour Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 601 conviendrait de se demander si l’emploi du rideau entre les actes IV et V est une tentative de voiler ce compromis de la rigueur de l’unité, la règle étant sacrifiée aux nécessités de l’intrigue. Avec le but de se moquer des pièces de d’Aubignac, Donneau de Visé affirme que l’auteur de La Pratique du théâtre « a donné des règles qui lui ont été inutiles » 69 . Il est incontestable que d’Aubignac dramaturge n’a jamais réussi à respecter intégralement ses propres théories. Quel que soit le manque de qualités dramatiques des tragédies de notre auteur, cela ne peut pas être attribué à une application rigoureuse de ses préceptes. D’Aubignac dramaturge sait s’y prendre pour unifier l’action de ses ouvrages, alors que d’Aubignac raisonneur ne sait pas théoriser cette notion dramaturgique. La pratique de d’Aubignac en ce qui concerne l’unité de temps est conforme à sa théorie, bien que dans une de ses œuvres, l’auteur ne réussisse pas à harmoniser la vraisemblance et le nombre d’heures qu’il s’impose comme limite. Quant à la structure externe de la pièce, nous avons remarqué que dans La Pucelle d’Orléans, l’unité de lieu n’est pas strictement appliquée. réciter son rôle. C’est invraisemblable, mais c’est sans doute ce qui se faisait […] », p. 167. 69 Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille, in Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, éd. François Granet, 2 vol. en 1 vol., Hildesheim : Georg Olms Verlag, 1975, t. I, p. 157. PFSCL XXXV, 69 (2008) “Des nœuds que l’amour ne rompt point”? Sisters and Friendship in Seventeenth-Century French Tragedy and Tragi-comedy DERVAL CONROY This article grew out of a desire to investigate the commonly held theory that female friendship is under-represented in literature. Notwithstanding recent research (chiefly on nineteenthand twentieth-century Englishlanguage fiction) which has nuanced Virginia Woolf’s famous lamentation of the absence of literary representations of female friends, 1 the idea that female friendship is a rare literary phenomenon appears to persist. 2 My theory was that its would-be rarity was due in no small part to the rarity of research concerning it: were we just not looking? More specifically, my interest lay in the representation of blood sisters, having come to this subject through the work of seventeenth-century female dramatist Catherine Bernard, and the representation of the sisters in Laodamie. Despite growing interest in familial relations in the early modern period, it remains a relatively unexplored area: to the best of my knowledge, no historical or literary study of early modern (blood) sisters has appeared to date. 3 Now, if 1 In chapter 5 of A Room of One’s Own, Virginia Woolf wrote: “ ‘Chloe liked Olivia’, I read. And then it struck me how immense a change was there. Chloe liked Olivia perhaps for the first time in literature. … And I tried to remember any case in the course of my reading where two women are represented as friends”. 2 See the comments made by Alberta Contarello and Chiara Volpato, ‘Images of friendship. Literary depictions through the ages’, Journal of Social and Personal Relationships, 8 (1991), 49-75, p. 72. For recent studies concerning female friendship in literature see the work of Nina Auerbach, Janet Todd, Tess Cosslett and Elizabeth Abel. 3 Two articles in the volume La Rochefoucauld, Mithridate, Frères et sœurs, Les Muses sœurs, sous la dir. de Claire Carlin, coll. Biblio 17, 111 (Tübingen: Narr, 1998) are devoted to sisters: one to Phèdre and Ariane, and one to sisters-in-law Sabine and Camille in Corneille’s Horace. Derval Conroy 604 female friendship has been dismembered as Janice Raymond maintains, 4 it is clear that blood sisters have been given even worse press. Despite the fact that the blood sister relationship has provided the model for non-kinship bonds of mutual affection and / or solidarity between women (in the commonly evoked notion of sisterhood), 5 the dominant image of sisters in the myths and fairytales of Western literature (such as Cinderella or Psyché) is one of jealous arch-rivals, often with homicidal tendencies. Discounting comedies, my quest led me to eighteen plays (eight tragedies and ten tragicomedies), where the relationship between the sisters varies on the one hand from bitter jealousy (usually experienced by one sister, to the blithe ignorance of the other) to, on the other hand, selfless devotion, where one sister would sacrifice her life for the other. Leaving the more common representation of sisters as jealous rivals aside - the “simplified, conventionalised” representations of female relationships which Woolf bemoaned 6 - the aim of this article is to examine a number of other models of sisterhood and of female friendship with which the dramatists provide us, and hence to analyse how sisterhood is configured in this element of early modern literature. Focus will be on four of the eighteen plays. 7 By way of introduction, a number of theoretical concerns concerning friendship need to be addressed. Firstly, it is important to bear in mind that the concept of friendship / amitié is polyvalent, and varies considerably depending on historical period and context. 8 Even within the context of French seventeenth-century writings, that polyvalence is evident. The definitions of lexicographers and of moral philosophers vary considerably. For Furetière, for example, amitié can be defined as: “affection qu’on a pour quelqu’un, soit qu’elle soit seulement d’un costé, soit qu’elle soit reciproque. Les devoirs de l’amitié obligent à se servir l’un l’autre. […] Signifie encore, plaisir, bon office.” The Académie française emphasises reciprocity as an important, although not always necessary, criterion in its definition of amitié and then goes on to define ami(e) as: “celuy, celle qui a de l’affection pour quelque personne, & se porte à luy rendre toutes sortes de bons offices”. For Richelet, it is “affection reciproque”. He adds, “[c]e qui peut 4 See below, n. 14. 5 See, for example, Carol Lasser, “ ‘Let us be sisters forever’: the sororal model of nineteenth-century female friendship”, Signs, 14.1 (1988), 158-81. 6 A Room of One’s Own, ch. 5. 7 This article is part of a larger study devoted to early modern blood sisters, currently in preparation. 8 See Contarello and Volpato, op. cit., pp. 69-70. See also Nicolas Schapira, “Les intermittences de l’amitié dans le Dictionnaire universel de Furetière”, Littératures classiques, 47 (2003), 217-24, p. 217. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 605 faire naître l’amitié, c’est d’obliger, & de faire du bien”. Within these broad definitions of amitié as affection, issues of reciprocity and mutual benefaction are thrown into relief. Rochefort’s comments, on the other hand, which draw more explicitly on a tradition of moral philosophy, emphasise different elements: C’est le plus doux, & le plus agreable fruit de la vie humaine, que de pouvoir joüir de quelqu’un à qui l’on puisse confier ses plus importans secrets, & les amertumes de son cœur. […] L’amitié est une naturelle correspondence d’affections entre deux personnes de mesme humeur, qui ont pour guide la raison, & la vertu. […] La veritable amitié paroist dans la sympathie des volontez. 9 While the evocation of intimacy implicit in exchanged confidences is important, the key word here is vertu, central to the Aristotelian tripartite distinction between friendship based on pleasure, on utility and on virtue. 10 Dupleix had earlier expressed a similar view: L’amitié est une conformité des volontez entre deux ou plusieurs personnes, laquelle procedant de la mutuelle cognoissance qu’ils ont de leur vertu et integrité des mœurs les conjoint à une vie honneste. 11 Within this framework, where amitié connotes considerably more than mere affection, the sole true friendship of Aristotle’s three types is that based on virtue - l’amitié parfaite, honneste. 12 The diversity in these definitions begs the question as to whether the dramatists, in their use of the term amitié in these plays, simply mean affection or are implying a relationship redolent with philosophical connotations. Obviously, there is no one answer to that question, nor should we try to impose one. Suffice to say that the aim of this article is to examine the extent to which women in these plays are represented as sharing a relationship based on reciprocal affection, mutual 9 Antoine Furetière, Dictionnaire universel (1691); Dictionnaire de l’Académie française (1694); Pierre Richelet, Dictionnaire françois (1681); César de Rochefort, Dictionnaire general et curieux (1685). For Descartes’ distinction between amitié and affection, see Les Passions de l’âme, article 83. 10 Nichomachean Ethics (Book 8). 11 Scipion Dupleix, L’Ethique ou philosophie morale (1610), cited in Ullrich Langer, “Théorie et représentation de l’amitié à la Renaissance”, in L’amitié, sous la dir. de Jean-Christophe Merle et Bernard N. Schumacher (Paris: PUF, 2005), pp. 47-62, p. 49. 12 Langer, op. cit., p. 51. See also Arnaud d’Andilly’s remarks as quoted in Jean Lafond, “L’amitié selon Arnaud D’Andilly”, in L’Homme et son image. Morale et littérature de Montaigne à Mandeville (Paris: Champion, 1996), p. 278. For a slightly different conception of friendship, see François de Sales, Introduction à la vie dévote (1608), III partie, ch. 17-22. Derval Conroy 606 support, intimacy, trust - characteristics implicit both in the broad seventeenth-century definitions and in modern definitons of amitié. We will also examine whether the relationship is ever one of l’amitié parfaite, based on virtue. Another difficulty in defining amitié in relation to these women is quite simply the fact that they are women. Traditionally in Western philosophy, essentialisms concerning women’s “nature” result in their exclusion from theories of friendship. According to Montaigne: “leur ame ne semble assez ferme pour soustenir l’estreinte d’un nœud si pressé et si durable”. 13 Rochefort reproduces this comment in his Dictionnaire, together with the remark: “le panchant qu’elles ont naturellement au changement fait que l’on trouve rarement de la belle amitié parmy ce Sexe”. The weight of this traditional discourse, based on constructions of women as weak, fickle, and subject to the ravages of erotic passion, may explain the apparent scarcity of representations of female friendships in literature. It is, of course, contravened by the historical reality of female friendship. As Janice Raymond puts it: Women have been friends for millenia. Women have been each other’s best friends, relatives, stable companions, emotional and economic supporters, and faithful lovers. But this tradition of female friendship, like much else in women’s lives, has been distorted, dismantled, destroyed - in summary, to use Mary Daly’s term, dismembered. 14 In fact, both the exclusionist theoretical discourse and the under-representation in literature (if under-representation there is) may be read as part of that (unwitting? ) dismemberment. 15 This article aims to complement the research carried out concerning the English-language novel, and to provide another piece of this dismembered tapestry. 16 13 Michel de Montaigne, “De l’amitié”, Essais, éd. Albert Thibaudet et Maurice Rat, coll. Bibliothèque de la Pléiade (Paris: Gallimard, 1962), pp. 181-93 (p. 185). 14 Janice Raymond, A Passion for Friends. Toward a Philosophy of Female Affection (London: The Women’s Press, 1986), p. 4. On female friendship, see also Élaine Audet, Le Cœur pensant: courtepoint de l’amitié entre femmes (Québec: Le Loup de Gouttière, 2000); Marilyn Friedman, What are Friends For? Feminist Perspectives on Personal Relationships and Moral Theory (Ithaca: Cornell University Press, 1993), and Pat O’Connor, Friendships Between Women. A Critical View (Hemel Hempstead: Harvester Wheatsheaf, 1992). 15 See also Derrida’s questioning of the equation of friendship and fraternity which excludes women. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié (Paris: Galilée, 1994), p. 310. 16 For a select bibliography of work concerning female friendship in early modern France, see Derval Conroy, “The displacement of disorder: gynæcocracy and friendship in Catherine Bernard’s Laodamie”, PFSCL, 67 (2007), 443-64, n. 45. A Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 607 The third theoretical issue is that these women are sisters, and considerable disagreement exists in philosophies of friendship regarding the extent to which amitié can be used to refer to ties between family members. (While Aristotle allows for it in his elaboration of philia, Montaigne argues that the sibling bond is distinct from amitié. Both are, of course, referring to the relationship between brothers). Since, for the purposes of this article, our definition of amitié goes beyond that of the philosophers to include a wide range of affective ties, and since the dramatists concerned use the term to describe the sisters’ relation, the question is redundant. While blood sisterhood remains less examined than its metaphorical counterpart, the last fifteen years have seen the appearance of a number of studies concerning natal sisters, chiefly devoted, once again, to the representation of the relationship in nineteenthand twentieth-century (often female-authored) English-language fiction. 17 Although immense differences - in terms of plot construction, character development and generic conventions, not to mention the historical and cultural contexts which produced them - separate those novels from the (male-authored) early modern plays under examination here, a number of key recurrent ideas in these studies are relevant also to our corpus. One common idea is that the sister relationship is “distinguished by a complex tension between similarity and difference, closeness and separation, friendship and rivalry”, 18 and hence has what Brown calls a “peculiar fascination” for writers and artists: “Sisters have both an individual and a collective identity: variety and contrast are given special significance and piquancy by the ballast of shared heredity and upbringing; divergences are more pointed when they emerge from a single source”. 19 As session at the 2006 SE17 international conference was also devoted to the area, and articles from this session are forthcoming in Cahiers du Dix-Septième. 17 Amy K. Levin, The Suppressed Sister. A Relationship in Novels by Nineteenthand Twentieth-Century British Women (London and Toronto: Associated University Presses, 1992); Michael Cohen, Sisters: Relation and Rescue in Nineteenth-Century British Novels and Paintings (London and Toronto: Associated University Presses, 1995); Masako Hirai, Sisters in Literature: Female Sexuality in Antigone, Middlemarch, Howard’s End and Women in Love (London: Macmillan, 1998); Diana Wallace, Sisters and Rivals in British Women’s Fiction, 1914-39 (London: Macmillan, 2000); Leila S. May, Disorderly Sisters. Sibling Relations and Sororal Resistance in Nineteenth-Century British Literature (Lewisburg, PA: Bucknell University Press, 2001); Sarah Annes Brown, Devoted Sisters. Representations of the Sister Relationship in Nineteenth-Century British and American Literature (Aldershot: Ashgate, 2003). 18 Wallace, op. cit., p. 7. 19 Brown, op. cit., p. 2. Derval Conroy 608 Levin puts it, in novels “sisters generate plot”. 20 Does the same apply to seventeenth-century drama? Do these dramatists invite us to choose between sisters? How central are issues of identification and differentiation, “polarization and interdependence” 21 for these sisters? A second recurrent idea is that the traditional patriarchal “sister plot” tends to sacrifice the sisters’ relationship to one based on erotic love. 22 Put another way, the common representation of sisters as rivals could be seen as part of Raymond’s larger dismemberment. How true is this of seventeenth-century drama? How is the conflict between heterosexual amour and homosocial (sibling) amitié played out? Is that the central conflict in these plays, or are other models of sisterhood presented? These are some of the questions which will be analysed here. I take as my point de départ for this article Ulrich Langer’s idea that literary representations of friendship often jar with, and are unsettling for, the theories and philosophies of friendship. 23 To what extent is that the case for these literary representations of sisters? Love v sisterhood: Amour v amitié Three tragedies late in the century which dramatise sisters’ love triangles, presenting us with a situation where the eponymous heroine and her sister are both in love with the same man, are Thomas Corneille’s Ariane (1672), Louis Ferrier’s Anne de Bretagne (1678) and Catherine Bernard’s Laodamie (1689). In each of these plays, the dramatists delve into the conflict between love and sisterly friendship to varying degrees, and examine the central issues of trust and betrayal. In a move away from the critical polarity (both common and inadequate) which tends to posit sisters as rivals rather than friends, I would like to suggest that they are, or were, both. Of the eighteen plays examined to date, one of the most complex portraits of sisters can be found in Thomas Corneille’s Ariane. Judging by the dénouement alone, Ariane would appear to be the unfortunate victim of Phèdre’s and Thésée’s duplicity, as the latter breaks his word to her and flees with her younger sister, leaving the eponymous heroine betrayed, spurned and suicidal. An alternative reading, proposed by Richard E. Goodkin, presents Ariane as “a presumptuous, domineering older sister”, Phèdre’s betrayal as “a kind of retribution for her sister’s treatment of her”, and Phèdre’s and Thésée’s love as “a revolt on the part of both members of 20 Levin, op. cit., p. 19. 21 Ibid., p. 37. 22 See ibid., pp. 24-25. 23 Langer, op. cit., p. 53. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 609 the couple against their respective duties towards Ariane”. 24 Both of these readings present Phèdre in a negative light, and, to my mind, fail to take adequate account of her emotional conflict and her resistance to Thésée. 25 While it is clear that Ariane is domineering throughout and that she is ultimately spurned, I would argue that their relationship is not one of victim-hood or domination, but a more complex sibling bond based on a reciprocal affection. This tendresse, to which they both refer - as do Nérine (1533-4), and, repeatedly, Thésée and Pirithoüs - is coupled, for Phèdre, with an awareness of the responsibility and trust which that bond entails, and for Ariane with a blind (if somewhat self-obsessed) faith in her sister’s love and loyalty. It is this which makes Phèdre’s betrayal so difficult for her to undertake, and in turn so difficult for Ariane to accept. This bond is evoked early in the play, before we meet either sister, by a rather petulant Thésée, who clearly resents the hold it has over his beloved Phèdre. To his friend Pirithoüs’ question, “Elle vous aime? ”, he replies: Autant que je le puis attendre Dans l’intérêt du sang qu’une sœur lui fait prendre. Comme depuis longtemps l’amitié qui les joint Forme entre elles des nœuds que l’amour ne rompt point, Elle a quelquefois peine à contraindre son âme De laisser sans scrupule agir toute sa flamme, Et voudrait, pour montrer ce qu’elle sent pour moi, Qu’Ariane eût cessé de prétendre à ma foi. (ll. 225-31) 26 The play can be read as an investigation of this idea: to what extent can friendship resist the ravages of a physical erotic love? It is clear from the beginning that Thésée has little or no interest in this bond of friendship and, unlike Phèdre, has no scruples in categorically attempting to destroy it to satisfy his own desires, a point I will return to below. Phèdre, for her part, is in constant turmoil, as is particularly obvious in I.iv, III.i and IV.v. Her reluctance to yield to her love for Thésée is partly founded on an awareness of the risks and sacrifices Ariane has made for him - and a corollary sense 24 Richard E. Goodkin, “Thomas Corneille’s Ariane and Racine’s Phèdre: The Older Sister Strikes Back”, L’Esprit créateur, 38.2 (1998), 60-71 (pp. 61, 62, 63). Helen L. Harrison also analyses Ariane’s insistence on the obligation owed to her in the article “A tragedy of gratitude: Thomas Corneille’s Ariane and the demolition of the hero”, Australian Journal of French Studies, 34.2 (1997), 183-95. 25 It is worth remembering from the outset that Phèdre only agrees to flee with Thésée in the final scene of Act IV. 26 All references are to Thomas Corneille, Ariane in Théâtre du XVII e siecle, t. II, éd. Jacques Scherer et Jacques Truchet, coll. Bibliothèque de la Pléiade (Paris: Gallimard, 1986). Derval Conroy 610 that Ariane therefore “deserves” him (297-300) - and partly on a refusal to betray their sibling love: Mais trahir l’amitié dont on la voit sans cesse… Non, Thésée, elle m’aime avec trop de tendresse. D’un supplice si rude il faut la garantir; Sans doute elle en mourrait, je n’y puis consentir. (ll. 325-29) 27 Battling against this love, she later (at her sister’s request) exhorts Thésée to return to Ariane despite her own feelings for him. So that there can be no doubt of her selflessness and virtue here, the dramatist makes Pirithoüs a witness to her (off-stage) interview with Thésée, and it is his reaction we are given: J’admire encor, Madame, avec quelle vertu Vous avez de nouveau si longtemps combattu. Par son manque de foi, contre vous-même armée, Vous avez fait paraître une sœur opprimée. Vous avez essayé par un tendre retour De ramener son cœur vers son premier amour. Et prière, et menace, et fierté de courage, Tout vient pour le fléchir d’être mis en usage. (755-62) 28 The strength of feeling for her sister, implicit in this action, is underlined by the fact that she is distraught to think of herself as the cause of her sister’s pain, 29 and goes on to exhort Pirithoüs to convince Thésée that she will not give in to her love. Far from playing the role of the archetypal rival and plotting against her sister in order to win her beloved at all costs, Phèdre is actively trying to dissuade Thésée in his love for her; as she comments to Pirithoüs: “Ôtez-lui tout espoir que je puisse être à lui” (l. 796). This selfsacrifice, together with Ariane’s blindness, is encapsulated in her comment to Ariane, pregnant with meaning beyond her sister’s understanding: “Si vous saviez pour vous qu’a fait ma tendresse [...]” (l. 845). At no stage does Phèdre enjoy her love of Thésée; in fact following Ariane’s passionate outburst indicating her intention to kill her rival (unaware who it is), Phèdre sees her death as the necessary corollary of the fact that Thésée loves her (ll. 1413, 1416-17). At this point not only does Ariane seem a victim of the betrayal, but Phèdre also appears a victim - of her own passion (where have we heard that before? ) and of Thésée’s insistent love. Furthermore, she realises that to be betrayed by a family member will 27 See also ll. 810-12. 28 These efforts are again underlined in Phèdre’s later description of events to her sister (ll. 825ff). 29 See, for example, her declaration in ll. 773-76. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 611 clearly worsen Ariane’s plight (ll. 1410-13); when persuaded by Thésée to flee, it is her sister’s despair that she dreads rather than her own death (ll. 1461-64). Once the decision is made in Thésée’s favour, she demonstrates some of the lucidity of her later Racinian incarnation, as she bewails the situation: Oui, Prince, je veux trop ce que vous désirez. Elle se fie à moi, cette sœur, elle m’aime; C’est une ardeur sincère, une tendresse extrême, Jamais son amitié ne me refusa rien. Pour l’en récompenser je lui vole son bien Je l’expose aux rigueurs du sort le plus sévère, Je la tue, et c’est vous qui me le faites faire. Pourquoi vous ai-je aimé? (1468-75) Torn between love and guilt, here she lucidly prioritises her love for Thésée, clearly aware of the consequences for her sister. The indication here (l. 1471) of Ariane’s love for Phèdre (certainly as Phèdre experienced it in the past) nuances the image of the domineering older sister in the present of the play. Despite Ariane’s first comment concerning Phèdre (“J’aime Phèdre; tu sais combien elle m’est chère” (l. 425)), it seems that Ariane sees Phèdre’s role as primarily to serve her (Ariane’s) ends. This is initially apparent in her desire to marry Phèdre off to Pirithoüs to suit herself (l. 555), and with no thought for her sister’s desires. 30 Nonetheless it is to her sister that she relates her distress, and to whom she turns, when she needs someone to plead her case to Thésée: Ma sœur, au nom des Dieux, ne m’abandonnez pas. Je sais que vous m’aimez, et vous le devez faire; Vous m’avez dès l’enfance été toujours si chère Que cette inébranlable et fidèle amitié Mérite bien de vous au moins quelque pitié. […] Enfin, ma sœur, enfin je n’espère qu’en vous. […] Sans vous, à mes malheurs où chercher du remède? (ll. 720-24, 732, 738) On one level, obviously, the power of this passage, and others like it, for the audience, hinges on the dramatic irony of Ariane’s words, as she unwittingly confides in her rival. Nonetheless, while her words are revelatory both of her manipulative personality, and of her emotional blindness of those around her, the fact remains that, taken in the spirit in which they are uttered, they underline a trust and a need for her sister which hallmarks the 30 Furthermore, she later reveals herself as false, in attempting to pass off as sisterly solicitude what was clearly earlier motivated by self-interest. (See ll. 1285-86). Derval Conroy 612 sibling bond for her. 31 Similarly, when it becomes apparent that Thésée has fled in the dead of night, she has difficulty suspecting her sister of betrayal: Mais pourquoi m’alarmer de ma sœur? Sa tendresse pour moi, l’intérêt de sa gloire, Sa vertu, tout enfin me défend de rien croire. (ll. 1588-90) When the full extent of the betrayal is realised, it is indeed worsened by being caused by a sister (ll. 1635ff), as Phèdre had suspected, and furthermore because Ariane, wrongly, suspects her sister of having revelled in her pain and misfortune (l. 1651). It is what Ariane calls “ma tendre amitié” which Phèdre has abused (l. 1649). Seeing as Ariane now seeks to kill her sister (ll. 1663 & 1740), it is clear that the tendre amitié is indeed a thing of the past. Leaving the sisters aside for a moment, Thésée’s own behaviour merits comment. What must be clear in all of this is that Thésée ignores the sibling bond throughout and does everything in his power to counter every argument of Phèdre’s. He is aware that to discover her rival in her sister would destroy Ariane (ll. 261-264); he falls far short of the noble character that Phèdre imagines when, as she suggests they should not see each other and conquer their love (ll. 341ff), he suggests her love is fickle, provoking Phèdre to upbraid him for making things worse as she tries to adhere to her “fier devoir” which requires her to silence her love. He shows no sense of remorse for causing his new love any heartbreak, not to mind his old love (although he never loved Ariane), and continues to force the knife into the wound. Following Phèdre’s confession that “dès que je vous vois, / Ma tremblante vertu ne répond plus de moi”, he cries: Ah! puisqu’en ma faveur l’Amour fait ce miracle, Oubliez qu’une sœur y voudra mettre obstacle. Pourquoi pour l’épargner trahir un si beau feu? (ll. 365-67) 31 Later, when she wants Phèdre to help her find out who her rival is, we are reminded of this need and dependency: Car je ne doute point qu’une amitié sincère Contre sa trahison n’arme votre colère Que vous ne ressentiez tout ce que sent mon cœur. […] Je vous connais, ma sœur. Aussi c’est seulement en vous ouvrant mon âme Que dans son désespoir je soulage ma flamme. (ll. 1277-79, 1281-82) This latter remark is reminiscent of the opening line of Rochefort’s definition of amitié cited above. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 613 There is no sense that any other trahison might be taking place. Juxtaposed with Phèdre, this unfavourable portrayal of Thésée as ignoble and egocentric, rather than the hero of myth, can only throw into relief the virtue, albeit ultimately vanquished, of Phèdre and the conflict she incarnates, and hence evokes, it seems to me, audience sympathy for her. 32 What can we draw from all this? On one level it is clear that the sisters were united, sharing confidences, trust and mutual affection. The relationship of the two women within the play is still clearly framed within the parameters of that original bond. Ultimately what the play demonstrates is that Thésée was wrong: amitié could not withstand the pressures of amour. In sacrificing amitié to amour, the play provides a demonstration of the involuntary nature of passionate love (see l. 781) and its nefarious effects, that override all other concerns to the destruction of moral standards and the annihilation of the integrity of the individual. Phèdre’s gloire, vertu and sisterly tendresse (that Ariane evokes in l. 1589) are all obliterated, in a fashion hardly surprising for a contemporary of Racine’s. What of course it also does, is to demonstrate not only how passion can destroy familial affection, but furthermore how a relationship between two women is sacrificed to a male-female relationship, providing an example of what Amy K. Levin refers to as “the way patriarchal tales of sisters sacrifice closeness among women to intimacy between men and women”. 33 Family dramas A very different model of sisters appears in dramas where the relationship of the two sisters is played out against a larger network of family ties: it is these ties and the larger family crisis which define the sisters’ bond. One example can be found in Rotrou’s version of the story of Antigone, one of Western mythology’s most famous sisters / daughters, and focus of countless artistic representations. 34 Offspring of Œdipus and Jocasta, and simultaneously half-sisters of Œdipus (as also are their brothers Polyneices and 32 For a different analysis of how Thésée’s heroic stature is diminished throughout the play, see Harrison, op. cit. 33 Levin, op. cit., p. 24 . 34 For details of the Antigone myth in its numerous guises, see George Steiner, Antigones: The Antigone Myth in Western Literature, Art and Thought (Oxford: Clarendon Press, 1986); Simone Fraisse, Le Mythe d’Antigone (Paris: Armand Colin, 1974); Jacques Morel, “Le mythe d’Antigone, de Garnier à Racine”, Agréables mensonges. Essais sur le théâtre français du XVII e siècle (Paris: Klincksieck, 1991), pp. 361-67. Derval Conroy 614 Eteocles), Antigone and Ismene represent an unparalleled blood union of sisterhood, united in their incestuous origins. The original classical myth, found in the tragedies of Aeschylus, Sophocles, Euripedes and Seneca in addition to the epic by Statius, and the subject of two sixteenth-century French tragedies by Robert Garnier and Antoine de Baïf, would have been well known to Rotrou’s public. 35 Central to the original Sophoclean text, and what Simone Fraisse refers to, in Lévi- Strauss’ terms, as one of the six mythèmes, 36 is the contrast between the sisters’ attitudes which sets the tone for the Greek play in its Prologue. 37 Since Rotrou’s play (1639) starts earlier in the story than Sophocles’, this encounter occurs in Act III.v in the seventeenth-century text, following Ismène’s announcement of Créon’s decree to Antigone in III.iii. 38 In the lengthy exchange (over 100 lines) between the sisters which constitutes this scene, it is not immediately apparent that any opposition between the sisters exists. In fact, on the contrary, the reader-spectator is reminded of the unity of the two sisters in their shared parentage and shared (cursed) fate: Antigone’s address to “ma sœur, ma chère Ismène” at the opening of the scene abounds with plural pronouns and determiners as she bemoans the fate of nos deux frères, and notre sang, since “le Ciel aujourd’hui nous déclare sa haine” and Créon’s reign “déjà nous persécute” (ll. 807-18). Ismène clearly agrees, referring to Créon’s law as impie and his decree concerning Polynice as inhumaine (ll. 828-30). In Antigone’s second intervention, that unity is again underlined; it is clear that she sees Créon’s 35 Following the fratricidal combat between Polyneices and Eteocles, provoked mainly by the latter’s refusal to alternate the throne of Thebes with his brother as originally agreed, Creon, successor to the Theban throne, refuses Polyneices a burial, and decrees that his corpse be left on the battlefield to be devoured by dogs and crows. Although he has threatened that anyone who defies him will be buried alive, Antigone refuses to see her dead brother subjected to such an inhuman fate, and secretly attempts to bury Polyneices, thus endangering (and ultimately sacrificing) her own life. Her sister Ismene opposes her actions which she sees as futile. Antigone is duly buried alive but commits suicide before she can die of hunger. 36 Fraisse, op. cit., p. 18. 37 On the sisters’ dialogue in the Prologue, see Steiner, pp. 208-13. On the relationship between the sisters, see Steiner pp. 144-51, and Christine Downing, Psyché’s Sisters. Re-imagining the Meaning of Sisterhood (London: Harper & Row, 1988), pp. 80-84. 38 Rotrou follows Garnier in dramatising in one play both the story of Polyneices and Eteocles, and the epic tale of Antigone. The edition used here is that established by Bénédicte Louvat, in Jean de Rotrou, Théâtre complet, t. 2 (Paris: S.T.F.M., 1999). Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 615 decree as a challenge deliberately aimed at the two sisters, now sole surviving members of Œdipe’s family, whose nobility and familial honour indicate their pathway. She appears to have no doubt that they will act together: C’est à nous qu’elle [l’ordonnance] parle, à nous qu’elle s’adresse: […] Or il est temps, ma sœur, de montrer, qui nous sommes, Et qui peut plus sur nous, ou des Dieux, ou des hommes; C’est ici que le sang, et la condition Ne nous permettent pas une lâche action, La vertu doit ici forcer la tyrannie, Peut-être que plus faible elle sera punie. (ll. 832, 835-40) It is here that the cracks begin to appear in her unity with Ismène as the latter is clearly horrified at what she sees as futile (inutile) contravention of the decree. 39 The stichomythic exchange which follows highlights not so much an animosity between the two as quite simply the opposing moralities which the two represent. Against Antigone’s heroic / fanatical stance (depending on one’s view-point) is Ismène’s pragmatic, ordinary, sane voice. While the latter is not lacking in courage (as she comments, “L’espérance me manque, et non pas le courage” (l. 852)), she sees the undertaking of an exploit which is destined to fail, and from which there can be no concrete beneficial result, as pointless. 40 Any efforts to bury Polynice’s body will ultimately be thwarted by Créon, and Antigone will, in addition, lose her life. One of the reasons Ismène sees the idea as destined to fail is based on a sense of their impotence (ll. 850, 870) which in turn seems linked to their (physical) weakness as women: Considérez, ma sœur, que restant sans défense, Le pur rebut du sort, et la même impuissance; Filles, pour dire assez que nous ne pouvons rien, Un peu d’abaissement aujourd’hui nous sied bien. (ll. 869-72) 41 However, Rotrou does not develop this here into an explicit opposition of Antigone as “masculine” and Ismène as “feminine”, as one finds in his sources. 42 In the final part of the scene, the tone changes once again as 39 “Dieux! que proposez-vous? et que pouvons-nous faire, / Qui ne soit inutile au repos de mon frère? ” (ll. 847-48). 40 Three times she voices variations on this theme (ll. 854, 862, 900). 41 This is toned down from the Garnier text which refers to “nostre sexe imbecile” (l. 1568). 42 On issues of masculinity and femininity, see Steiner, pp. 237-42, and Fraisse, pp. 52-57. In Rotrou’s text, the notion of Antigone as ‘male’ does appear later: her Derval Conroy 616 Ismène realises she cannot dissuade Antigone from her path, and she can only admire “ce grand cœur, cette grande assurance” (l. 885). Interestingly, this is the only point at which Ismène mentions her reverence for the law (l. 886): such a brief reference would imply that fear of authority is not Ismène’s primary motivation for inaction. Throughout the scene, therefore, the sisters seem less polarised into the opposing categories of strength / weakness, masculinity / femininity, revolt / conservatism which dominate their representation in other ancient and modern sources. Furthermore, while Antigone does see her sister’s attitude as one of faiblesse and is disparaging towards her because of it, the harsh criticisms of Sophocles’ Antigone towards her sister are played down. The opposition becomes, in fact, one common to seventeenth-century tragedy between a heroism which revels in confronting death and a pragmatism which values life. The situation is different in the second of the two main encounters between the sisters (IV.iv). Following the Sophocles text, Ismène, in a dramatic change of heart, declares to Créon that she played a role in the attempted burial and demands to die with Antigone. Her claims and pleas are scornfully and brusquely rejected by her disdainful sister, who accuses her of earlier cowardice, a charge a rueful Ismène now accepts. What motivates the two sisters here? While Ismène’s words imply a genuine change of heart and a desire for a glorious death, 43 it is possible that she is primarily motivated by a desire not to live on without her sister: as she moans, “Ne vous possédant plus, quel bien me sera doux? ” (l. 1283). Not only is this desire consistent with the sources, but furthermore, Ismène changes tack towards the end of the scene and tries to persuade Créon to spare her sister for the sake of his own son Hémon, Antigone’s beloved. By implication, if the sisters cannot be united in death, perhaps they could still be united in life. For Antigone, on the other hand, consideration for her sister seems irrelevant. In fact, she is anxious firstly to differentiate herself from the allegedly fearful Ismène (ll. 1267-1272) and secondly to exclude her from the special relationship Antigone shares with their brother: J’ai seule aimé mon frère, il n’appelle que moi. […] Non, non, ne prenez part à rien qui m’appartienne, L’ouvrage fut tout mien, la mort est toute mienne. (ll. 1275, 1281-82) Given the fact that this latter statement is untrue - since her sister-in-law Argie played a role in the attempted burial, as we will see below - her defiance in her confrontation with Créon excites the remarks: “O mâle cœur de fille! ô vertu non commune! ” (l. 1189). 43 See ll. 1276 and 1280 respectively. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 617 exploits are only “solely” hers to the extent that they are not her sister’s. Separation and not unity is what now defines the sisters. Long gone are the terms of endearment and concord of the opening of III.v: there can be no union where there are no shared values. Their (recent) past is no longer shared. In her exclusion of Ismène here (from this recent past and from union in death together), Antigone, ironically, denies to her sister the fulfilment of a sibling devotion which (as regards Polynice) defines her own existence. 44 Given the centrality of the bond between Polynice and Antigone to the plot - it being the catalyst which motivates Antigone to defy Créon and hence uphold divine law - its special nature has been set up from early in the play. Theirs is a love which transcends sibling affection: Une étroite amitié de tous temps nous a joints Qui passe de bien loin cette instinct ordinaire Par qui la sœur s’attache aux intérêts du frère. (ll. 210-12) She later comments to Argie, “L’amitié nous joignait bien plus que la nature” (l. 994) in reply to her sister-in-law’s remark: “Vous ne fûtes qu’un cœur, et qu’une âme, et qu’un sang” (l. 992). Indeed, the most lyrical expression of her sibling love (in Act II.ii, as Antigone tries to persuade her brother to abandon the combat) is not without erotic overtones. 45 In any case, incestuous or not, in this triangular family relationship one sibling bond is used to alienate another. It is therefore another variation of a female-female bond being sacrificed to a male-female one. Antigone sacrifices her relationship with Ismène (and her life) to live up to her ideal (possibly incestuous) love for Polynice. It is left to Ismène in the final scenes of the play to recount Antigone’s death to Hémon. Interestingly, her lamentations here do not focus on the passing of her sister (although she did try to prevent her suicide) but on 44 As Downing says of the Sophocles original: “Antigone ends up vehemently denying to Ismene the very sense of irrevocable kinship that motivates her to bury Polyneices. Her sense of drastic estrangement leads her to betray, with respect to her sister, the very heart of her own deepest convictions.” Downing, op. cit., pp. 83-84. See also Steiner, p. 278. The word amitié, which figures eight times in the Rotrou play, is used six times to refer to Antigone and Polynice and never to the two sisters. 45 On the idea of incestuous overtones in the love between this brother and sister, themselves born of incest, see Fraisse, pp. 69-78 and Steiner, pp. 160-62. There is a similarity between this scene and Act III.iii in La Calprenède’s La Mort de Mithridate (1637), where Berenice tries to persuade Pharnace likewise to renounce his decision and spare their family. Interestingly, the role played in La Calprenède by the wife is here played by the sister. Derval Conroy 618 herself, her solitude and her cowardice. Rotrou gives the most explicit expression of the sisters’ difference to her to voice (“Le sang qu’elle a versé, l’embellit, et me tache, / Il la peint généreuse, et me témoigne lâche” (ll. 1717-18)), and the play ends with a further self-criticism: Lâche, ne puis-je donc faire un dernier effort: Mourrai-je mille fois, pour la peur d’une mort? (ll. 1790-91). Rotrou’s Ismène seems, in fact, rather ambiguous. Is her initial pragmatism merely a feint? Is she in fact cowardly throughout? While analysis of Ismène in Rotrou’s sources (beyond the scope of this article) would throw further light on the dramatist’s borrowings and modifications, suffice to say that the picture at the end of the play is of radically different sisters, a heroic and disparaging Antigone, and a pusillanimous and tearful Ismène. The representation of the sisters’ opposition is considerably nuanced by the inclusion of their sister-in-law Argie, a character who is given little attention in the ancient tragedies and whom Rotrou borrowed from Statius’ epic. 46 The difference in the relationships between the women is highlighted by the juxtaposition of Argie’s appearances with the scenes of confrontation between Ismène and Antigone. From Ismène’s attempts to dissuade Antigone from burying Polynice (III.v), the scene moves directly to Argie searching for Polynice’s body among the corpses on the battlefield, seeking also to bury him (III.vi). This scene in turn moves to the first meeting of Antigone and Argie, united in their grief and in their revolt (III.vii). 47 In Act IV, she and Antigone appear together in defiance before Créon (IV.iii), before they are interrupted by Ismène’s arrival in IV.iv. The inclusion and characterisation of Argie is interesting in terms of female relationships. She and Antigone are close here because they are bound by the same value system: they are doubles, not opposites. This is all the more striking since there is in fact potential for rivalry: as Argie remarks about Polynice: “Je paraissais sa sœur, et vous sembliez sa femme” (l. 1002). The implied interchangeability underlines their quality as doubles while also throwing further light on the relationship between Polynice and Antigone. In the confrontation with Créon, the arguments put forward by Antigone and Argie complement each other. 48 This complementarity has the 46 See Louvat, pp. 171-75. 47 Louvat sees this scene as “un des sommets du pathétique dans la pièce” (p. 203). The complementarity between the two was hinted at earlier since Argie’s attempts to dissuade her husband from the fraternal combat (I.vi) are mirrored by Antigone’s tirade to Polynice (II.ii). 48 In fact, Rotrou here gives to Argie part of the argumentation which the source tragedies give to Antigone herself. See Louvat, p. 293, n. 118. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 619 dual effect of, on the one hand, diminishing Antigone’s uniqueness while, on the other hand, doubling the image of female heroism. In sum, it provides a moving example of closeness and affection between women, as Argie provides the support Antigone’s blood sister denied her. Accomplices and devotees The two final plays under examination here, Du Ryer’s prose tragi-comedy Berenice (1645) and Boyer’s La Sœur généreuse (1647), 49 portray the sister bond as one of intimacy and solidarity. In Berenice, the sisters do not represent a threat to each other’s happiness - as we see in two of Du Ryer’s other tragi-comedies, Cleomedon (1636) and Anaxandre (1655) - but rather are united against the tyrannical father figures who represent the obstacle, in typical tragi-comedy fashion. The six scenes of the opening act constitute one lengthy exchange between the sisters, punctuated by a number of small interruptions. The play opens with a scene of mutual exchanges and confidences, and the tone is set from Berenice’s opening line: “Estes-vous contente, ma sœur, & puis-je mieux vous monstrer mon amitié, qu’en vous descouvrant mon amour? ” Having duly done so, she remarks, “Vous n’auriez pas de raison de me cacher vos secrets, apres que ie vous ay monstré les miens” which evokes the response from her sister Amasie: “Non, non, ie ne puis rien vous cacher”, followed by her confidences in turn. The tone of intimacy and trust is set. However, the girls’ relationship is not free of tension: as their conversation continues, both reveal surprise at the other’s love object. Berenice has fallen in love above her station with the king’s son Tarsis, while Amasie’s love for the subject Tirinte is perceived as being below her station. As both try not only to justify their choice but to assert the superiority of that choice, friction is obvious in the exchange of caustic remarks. Berenice’s comment: “Vous appellerez votre amour generosité & d’autre[s] l’appelleront bassesse” is met with Amasie’s retort: “Vous appellerez votre amour grandeur de courage, & d’autre[s] l’appelleront temerité” (I.iii). The exposition of these opposing views concerning love would no doubt have appealed to the salon-going audience of Du Ryer’s day, for whom this debate was familiar and the issue of exogamous love of perennial interest. 50 On one level, each sister’s choice is 49 Pierre Du Ryer, Berenice (Paris: A. de Sommaville & A. Courbé, 1645); Claude Boyer, La Sœur généreuse (Paris: A. Courbé, 1647). 50 For Amasie, love should be based on merit, irrespective of social standing: “ie croy qu’un homme est grand des qu’il merite de l’estre, & des qu’il merite d’estre grand il merite aussi d’estre aymé. […]” She later adds, “[I]l y a bien plus de generosité Derval Conroy 620 inherently a criticism of the other’s values; both wish their opinion to be echoed in order to be proven right. However, such contrasting views do not point to a deep-rooted rift between the sisters but rather to the dynamics of differentiation and identity which is central to sisters’ relationships, and clearly not exclusive of mutual affection. On the whole, their amitié is marked by solidarity and unity, as they provide support and affection for each other. When their discussion about the relative merits of their loves is interrupted by the news that there is a possibility of having to leave Crete (hence their lovers), solidarity immediately re-surfaces as Berenice comments: “Ha, ma sœur, qu’elle [sic] nouvelle infortune s’oppose à nostre felicité? ” (I.v). The similarity of their fates, inextricably linked, overrides any differences: as Amasie remarks, “quelque difference qu’il y ayt dans nos passions nostre fortune est semblable, puisque nous sommes toutes deux genée[s] par l’inegalité de nostre amour” (I.i). Interestingly, a doubt is sown in the spectators’ minds when unexpectedly, at the opening of Act III, Amasie declares she will marry Berenice’s beloved Tarsis, as the king has ordained, claiming to be more interested in the crown than love, and apparently inconsiderate of her sister. However, she quickly reveals her comments have been made in jest. Since gratuitous torment of her sister is not in character, this is possibly included to heighten audience suspense, or to highlight a playful side to Amasie’s nature. 51 At any rate, she clarifies matters immediately: “Quoy que l’on puisse faire, ie n’obeïray iamais à vostre desavantage, & toutes les beautés de la couronne ne me seront iamais si cheres que la satisfaction de ma sœur.” (III.i). Moments later, Berenice asks Amasie her opinion of a love letter which she has received from Tarsis. Surprised by their father who becomes angry that his daughter is receiving love letters and begins to upbraid Amasie, mistakenly assuming the letter to be hers since she is holding it, Amasie lies to shield her sister. Recognition is immediate from Berenice as she comments in an aside: “O la meilleure sœur qui ayt iamais aymé une sœur; elle se charge de ma honte, afin de me tirer de peine”, an idea that Du Ryer emphasises since he gives it to Amasie to quietly comment as she leaves the à aymer un moindre que soy qu’à en aymer un plus grand. On ayme les grands par interest & l’on ayme les autres d’un veritable amour, puisqu’on les ayme par leur vertu, & que l’amour qu’on a pour eux est entierement desinteressée”. According to Berenice, “ou que nous ne devons point aymer, ou que nous ne devons aymer que des objets dont l’amour nous soit glorieuse, & qui nous fassent reluire en nous bruslant” (I.iii). 51 H. C. Lancaster sees her as a playful character. See Pierre Du Ryer. Dramatist (Washington: Carnegie Institution, 1913), p. 139. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 621 room: “C’est pour vous espargner, que i’ay souffert tant d’injures”. Interestingly, the complicity between the women, or their intelligence together as their father calls it (III.ii), plays a role in the plot since Amasie’s fostering of their father’s error leads him to order Berenice to meet Tarsis in order to dissuade him of his love, thus facilitating a rare authorised meeting between the two lovers. 52 Complicit, intimate, affectionate and mutually supportive - these two women are clearly friends in the modern sense of the term. A final representation of the sister relationship presents an idealized image of sisterhood as selfless devotion. The heroines of Boyer’s La Sœur généreuse, as the title implies, are the very epitome of virtue and générosité. As their spotless heroic characters are incapable of any whiff of vice, it is not surprising that their relationship with each other is based on mutual understanding, love and trust. Since the two uphold the same value code, and value their honour over life, there is no place for disagreement. Just as they often echo each other’s sentiments, they can be seen as mirror images of each other, each providing for the other a veritable alter ego. For the sœur généreuse of the title, Sophite, being a sister (particularly to a captive queen) entails self-abnegation and sacrifice. From Act I.iii onwards, she repeatedly expresses a desire to die for her sister, the queen Clomire (older in age and superior in station), if necessary, and a considerable part of the plot of the play revolves around her organising to be murdered in her sister’s stead. In fact, even before the play opens, desire to see her sister has led her to flirt with death and has led to her capture, despite her skills on the battlefield: “L’interest de sa sœur a trahi sa franchise / Et la fut exposer au peril des trespas” (I.iii). Following their emotional reunion (I.iii), Clomire seeks support from her sister as the latter gives her the bad news of the kingdom’s fall (“Soutiens avecque moy, l’effort de cét orage”). Sophite demonstrates constance, tendresse, and courage in her sister’s eyes, proving “un exemple si rare”, the “seul appuy de l’espoir qui [lui] reste” (I.iv & II.iv). Boyer underlines their equality of virtue by giving them mirror situations which require them to be equally virtuous. Realising that Sophite is the unwanted subject of the king’s son 52 Although the situation seems hopeless when it is revealed that Tarsis is in fact Criton’s son, thus making his love for Berenice incestuous, all is conveniently righted when it is in turn revealed that Berenice is not actually Criton’s daughter but in fact the king of Crete’s since the children were exchanged at birth. Young love wins out, as the conventions of the genre necessitate. This, of course, means that the sisters are not actually blood sisters, but they merit inclusion here since they have grown up as such and believe themselves such until moments before the play ends. Derval Conroy 622 Hermodor’s affections as Clomire herself is of the king’s, the similarity of their fates strikes Clomire: D’où vient qu’un pareil sort afflige l’une & l’autre? Il semble que le Ciel iniuste à mes desirs Pour esgaler nos maux conte tous nos soupirs, Ou bien que mon mal-heur, pour devenir extréme Se reproduit lui-mesme en un autre moi-mesme, Fatale esgalité plus dure que mon mal, Partage trop iniuste, alors qu’il est égal which provokes the reply from Sophite: Pourquoy vous plaignez-vous d’un si iuste partage? Nous avons mesme sort comme méme courage: Ie connois vostre cœur, vous connaissez le mien, Ma sœur apres cela ne nous plaignons de rien. (I.iv) This lyrical duet ends, fittingly, with them both deciding to die together, in order to save their honour, which is endangered by their amorous captors (I.iv). Aware that the jealous queen is plotting to kill Clomire, Sophite decides to take her place, hoping that the king, appropriately horrified by the queen’s crime, will release her sister (IV.ii). Feigning to believe the queen’s suspicions of adultery between Clomire and the king, she asks Hermodor to murder her sister, fully intending to take her place (IV.iv). The plan is foiled in the end as fortunately Hermodor baulks at the murder at the last moment. Evoking the reasons for her actions, Sophite links her amitié with honour: Mourons, s’il faut mourir, mais mourons pour ma sœur Faisons-la profitter de mon dernier mal-heur; […] Contentons par un coup l’honneur et l’amitié. (IV.ii) Following the event, in her explanations to her sister, the same link is made, as amitié and honour are seen as the “double devoir” which inspired her behaviour (V.v). To remind us of the mutuality of their affection, and to underline again the mirror effect, Clomire expresses her readiness and willingness to die if that is what her sister wants (as she temporarily believes Sophite’s pretence to be allied with the murderous queen (V.v)). A final comment of Sophite’s is worthy of note. Towards the end of the play she comments: I’ay tasché de deux sœurs du moins d’en sauver une; Et d’un tout qu’on veut perdre, une noble pitié M’oblige à conserver la plus belle moitié. Sisters and Friendship in 17 th -Century French Tragedy and Tragi-comedy 623 The two sisters therefore represent “un tout”, two halves of the same whole (a common idea in modern theories of blood sisterhood). So, what conclusions can be drawn from this representation? On one level, the play provides an example of a tragi-comedy where virtue is threatened by a tyrannical figure (here represented by the king, his son, and particularly his jealous consort), and, true to form, youth and beauty and virtue win out. (The imperatives of the genre cannot be overlooked). In terms of the theme of amitié, we are presented, at the very least, with a conventional representation of friendship in the epic tradition, where one friend dies, or is prepared to die, for the other on the battlefield. However, it seems to me that these women go beyond the epic tradition, and represent here the amitié of moral philosophy, of Dupleix’ definition: the conformité des volontez, the connoissance de l’autre, the autre moy-mesme of Aristotle as Boyer gives it to Clomire to say, the amitié which is inextricably linked with honour, the amitié honneste, vraie, ou vertueuse. Of further interest is that, notwithstanding the moral equality which underlines this friendship, Boyer makes them politically unequal: the women’s friendship is between sovereign and subject. (As Sophite points out: “Comme subjete & sœur, i’ay deu mourir pour vous, / Et conserver un sang, dont le Ciel est jalous”). So, in a single stroke, Boyer dispenses with two received ideas, firstly that women are incapable of friendship, and secondly that true friendship is impossible between sovereign and subject. This somewhat radical representation of female friends can be partly explained by the feminist trends of the time. The year is 1647: the climate is one of Le Moyne’s Gallerie des femmes fortes, Scudéry’s Femmes illustres. These sisters are the very incarnation of la femme forte, illustre, héroïque; their amitié is a form of générosité. 53 This image of female friendship, therefore, is another example of the questioning of gender constructions typical of what Ian Maclean terms the “new” feminism of the 1640s. 54 53 It is hardly surprising that both women are skilled warriors, who are only captured because their followers deserted them. 54 See Ian Maclean, Woman Triumphant: Feminism in French Literature, 1610-1652 (Oxford: Clarendon Press, 1977). Derval Conroy 624 Conclusion It is clear, then, that it is not only in Greek myth and the nineteenth-century novel that the relationship of blood sisters is an important concern. 55 These plays provide us with a range of configurations of sister relationships - based on greater or lesser degrees of affection and involving greater or lesser degrees of contrast and differentiation - and point to blood sisterhood as an interesting and rich theme for dramatists to exploit. Even a play such as Ariane which provides a variation on the patriarchal “sister plot”, defining sisters and their relationship uniquely in relation to men, contrives to nuance the dilemma of the sisters, and to portray their conflict as sincere and tormented. Interestingly, not all of the plays incite the reader/ spectator to choose between the sisters. In some cases differentiation between the two women is insufficient to provoke a choice between them; in others, sympathy is aroused for both sisters. As always, choosing one sister over another is as revelatory of the reader’s own value system (Ismène or Antigone? ) as it is of the dramatist’s characterisation. A more thorny issue is that of female friendship. Since these women are sisters, do these plays tell us more about a sibling bond than about women’s capacity for friendship? On one level, if amitié is understood in its broadest sense of affection, then these plays quite simply challenge the notion that women are incapable of it. On another level, an example of the traditionally philosophical definition of amitié can be found, as we saw above, in Boyer’s text, while for breezy complicity and a model of sisters who appear to like each other as well as love each other, Berenice provides the best example. Of course, while the values of honnêteté and vertu central to friendship are more likely to be found in tragedy and tragi-comedy, it would be interesting to examine how sisters are represented in comedy. Although it is probable that many images would tend to reinforce conventional ideas of sisterly rivalry, not least for comic effect (Molière’s Armande and Henriette are an obvious example), nonetheless examination of these characters in the light of theories of friendship and sisterhood could throw further light on an early modern imaginaire des sœurs. 55 In addition to Phèdre & Ariane and Antigone & Ismene, Greek mythic sisters include Circe & Pasiphaé, Procne & Philomela, Helen & Clytemnestra and Iphigenia, Electra & Chrysothemis. PFSCL XXXV, 69 (2008) L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps JESSE DICKSON En 1924 déjà, Félix Gaiffe, dans une pittoresque étude intitulée L’Envers du grand siècle, entreprenait de corriger l’image idéalisée du règne du Roi Soleil. Récemment, de nombreuses analyses théoriques ont signalé les fissures dans la resplendissante façade classique érigée, entre autres, par Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV 1 . Dans la même veine, je me propose d’étudier certaines dissonances qui se manifestent dans le domaine de la représentation théâtrale. Au moyen âge, les mystères étaient « farcis » d’interludes comiques. Dans Le jeu d’Adam le dialogue était typiquement interrompu par les gesticulations grotesques des petits démons. Le grossier alternait avec le sublime chrétien, et cela jusqu’à ce que la farce soit bannie du drame liturgique, devenant alors un genre à part jugé plus ou moins secondaire sinon ignoble. La hiérarchie des genres se retrouvera au XVII e siècle, bien entendu, mais la relation entre tragédie et farce sera plus ambiguë qu’on le croit. Car sous le règne de Louis, l’affiche de l’après-midi théâtral 2 propose tantôt une comédie en cinq actes (Molière, les Corneille, Scarron et al.), tantôt un double programme formé de deux comédies en trois actes (Les Plaideurs et Les Fourberies de Scapin, par exemple), ou, très souvent, une tragédie en cinq actes suivie d’une « petite comédie » 3 . En ce qui concerne le 1 Félix Gaiffe, L’Envers du grand siècle (Paris : Albin Michel, 1924). Michel Foucault, Histoire de la folie à l’ âge classique (Paris : Gallimard, 1972). Mitchel Greenberg, Baroque Bodies : Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism (Ithaca, N.Y. : Cornell University Press, 2001). 2 L’affiche précisait deux heures pour le début du spectacle. Il semble que le lever du rideau ait pu avoir lieu plus tard dans l’après-midi, mais la question n’a pas été réglée définitivement. Voir Eugène Despois, Le théâtre français sous Louis XIV (Paris : Hachette, 1882), 145-146. 3 « Petite comédie » est souvent synonyme de la farce d’origine médiévale, qui dramatise des situations de la vie quotidienne, domestique et commerciale, Jesse Dickson 626 ton de cette dernière formule, la combinaison peut être harmonieuse si, par exemple, Monsieur de Pourceaugnac est suivi du Baron de la Crasse ; mais l’expérience du spectateur sera sensiblement différente si c’est Phèdre plutôt que Pourceaugnac qui est suivie du Baron de la Crasse. On n’a pas assez apprécié, dans cette seconde moitié du Grand Siècle qui se trouve de plus en plus bienséante 4 , le retour et la persistence de la farce triviale, parfois indécente et cela grâce à Molière (ou par sa faute, selon certains), qui flatte le goût du jeune Louis. Le 18 mai 1659, nous dit La Grange, la Troupe de Monsieur jouait « au Louvre… pour le Roy » 5 , Le médecin volant, dans lequel le protagoniste faisait rire en ingurgitant l’urine de l’héroïne. Cette pièce et deux autres versions qui s’en inspirent seront jouées de nombreuses fois par la troupe de Molière, puis par la Comédie Française 6 . Le lieu commun veut que, à l’apogée du théâtre classique, règne la règle de la séparation des styles, de la farce à la tragédie en passant par la grande comédie. Certains éléments de la farce se retrouvent dans celle-ci mais restent soumis, parfois coquettement, à l’honnêteté (L’École des femmes, Le Tartuffe). En principe le genre sublime n’admet aucune transgression des règles qui hiérarchisent les genres. Cependant, plus la séparation des styles est radicale à l’intérieur de l’œuvre tragique, plus l’accouplement de la animées par de nombreux jeux de scène, et structurées souvent par des tromperies, comme sur le modèle du trompeur trompé. La farce représente souvent une subversion ludique de l’autorité des maris, pères, avocats, juges, prêtres, docteurs et médecins (David Maskell, « The Aesthetics of Farce : La Jalousie du Barbouillé », Modern Language Review, Vol 92, No 3 [1997 July], 581-589). Mais ce qui nous retient avant tout, c’est le fait que la satire de la médecine invite l’exhibition sociale du site de l’activité médicale, le corps dans ses mouvements et sa physiologie, « la corporéité ». 4 Jacques Scherer rappelle qu’après 1640 « on a l’impression [...] d’une véritable purification » des mœurs qui prépare la mise en place des bienséances vingt ans plus tard (La Dramaturgie classique en France, Nizet, sd, 384), époque où Corneille censure l’acte V de L’Illusion comique pour afficher son respect de la délicatesse des dames. 5 Registre de La Grange, B. E. Young, G. P. Young, éds (Paris: E. Droz, 1947), tome I, 5. 6 Il s’agit du Médecin volant (1661) en vers de Boursault, presque identique à la farce attribuée à Molière. Celle-ci se joue une dizaine de fois après des comédies de Scarron, Boisrobert et Molière de 1659 à 1662. Mais ensuite elle suit des tragédies: Venceslas (1663), La Thébaïde (quatre fois en 1664) et, connaissant un regain de faveur en 1685, elle suit Andronic, Horace, Venceslas, Sertorius, Britannicus, Héraclius et Pénélope, les représentations s’ensuivant toutes au mois de mai. Voir La Grange, Registre, Index, 378. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 627 tragédie et de la farce pendant l’après-midi théâtral est frappant. Pourquoi nous ramener abruptement du haut vers le bas ? Est-ce pour retenir le parterre que l’on garde « Ces petites pièces qui suivent les grandes pièces sérieuses et en l’absence desquelles on risque de chasser le peuple » 7 ? Mais selon d’autres encore, « ces petits amusements de théâtre, par où l’on tâche de délasser l’esprit des auditeurs après de sérieux spectacles, sont très capables de divertir les plus délicats par leurs petites comédies » 8 . Quoiqu’il en soit, c’est ce heurt entre tragédie et farce qui va déterminer le sens de l’après-midi théâtral plus que ne le font les œuvres isolées 9 . On nous reprochera de « mélanger les torchons et les serviettes ». N’est-il pas vrai que tout dissocie les deux genres : vraisemblance ou invraisemblance dans la conduite de l’intrigue, dignité ou vulgarité du langage, effets pathétiques ou comiques... ? Cependant nous ne sommes pas ceux qui rapprochent la France d’en bas et celle d’en haut, ce sont Molière et l’Hôtel de Bourgogne et, après 1680, la Comédie Française, qui nous font connaître la farce fraîchement précédée de l’expérience tragique en donnant le dernier mot au genre bas. La critique moderne a tendance à définir la tragédie d’après l’expérience du livre. Ce n’est pourtant pas l’expérience du spectateur classique, qui, lui, a pu voir Bérénice suivie du Médecin volant, Iphigénie suivie du Baron de la Crasse, ou encore Phèdre suivie de L’Aprèssoupé des auberges ou du Veau perdu (dans lequel un chien paraît sur la scène 10 ) et ces trois tragédies - en fait, toutes les tragédies de Racine d’Alexandre à Phèdre comprises - talonnées du grivois Médecin malgré lui. Le double programme, en enchaînant tragédie et farce, mettait en scène la relation pour ainsi dire schizophrène qu’a le théâtre classique avec le corps. Qu’est-ce, ce corps qui m’appartient, auquel j’appartiens ? Il va de soi qu’il ne se réduit pas à un organisme simple situé au cœur du monde matériel ; c’est un site où se croisent le psychique, le sexuel, le discursif et où le sujet se construit dans l’interface entre le désir et une réalité composée 7 Selon l’expression employée par Hauteroche dans une lettre à La Grange, citée par A. Ross Curtis, Crispin premier : la vie et l’œuvre de Raymond Poisson, 20. La citation se trouve dans Le Baron de la Crasse et L’Après-soupé des auberges, Raymond Poisson, Charles Mazouer, éds (Paris : Nizet, 1987), 20, note 11. 8 Mazouer, op. cit., 131-132. 9 C’est pourquoi nous n’étudions pas ici Le Malade imaginaire joué toujours seul, bien que cette pièce nous apprenne beaucoup sur le statut du corps. 10 La pièce de Champmeslé a suivi Phèdre le 8 avril 1690 et le 28 juin 1694 selon H. Carrington Lancaster, The Comédie française, 1680-1701 (Baltimore : The Johns Hopkins Press, 1941), 104, 140. Jesse Dickson 628 de l’élément biologique, certes, mais aussi d’instances socio-économiques 11 . Comme le précise M. Greenberg, « [...] the ‘ body’ does not exist, is not available to us in some empirical ‘thereness’ but always as a complex nexus of ideological investments. Just as we have seen that for critics despite their different theoretical perspectives the theater was perceived as a mediating locus so too, the ‘body’ is another construct that different critics, especially recent critics of early modern culture refuse to see as simply a biological given » 12 . Ceci dit, et tout en reconnaissant que nous avons à faire à tout un système de connexions, nous voulons pourtant ramener l’attention sur la spécificité de l’organisme biologique - musclé ou affaibli, excitable ou flegmatique, solide ou rempli d’ « humeurs » - afin de montrer comment, dans la tragédie, où semblent triompher un certain cartésianisme (suprématie de l’âme distincte du corps), bienséances (proscription du rapport trop intime avec le corps) et préciosité (tendance à spiritualiser le corps), cet organisme tend à s’effacer, pour triompher cependant dans la farce. Dans la 4 e partie du Discours de la méthode, un drôle de fantasme, une feinte, permet au narrateur de faire abstraction de la réalité phénoménologique, en se déliant du corps pour imaginer qu’il n’est plus que tête. Descartes débute ainsi : « […] (E)xaminant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps […] ». S’ensuit la démonstration proprement philosophique (le « je pense […] ») où il achève la disgrâce du corps et la distinction de l’âme : (M)ais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point ; et qu’au contraire de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j’étais ; […] je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence de la nature est de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distinct du corps […] 13 . Dans la 5 e partie, écartant un binarisme trop simplificateur, le narrateur consent à l’existence du corps, mais ce corps n’est pas vraiment réincarné ; c’est un appareil, une machine, beaucoup plus complexe qu’un simple « automate » il est vrai (120), mais passive, sans parole humaine (donc sans 11 Pour une analyse des différentes conceptions théoriques actuelles du corps et de la conception du corps au XVII e siècle, voir Francis Barker, The Tremulous Private Body, Essays on Subjection (Ann Arbor MI : University of Michigan Press, 1995), vi-vii,10. 12 Op. cit., « Molière’s Body Politics », 26. 13 Descartes, Discours de la méthode, Étienne Gilson, éd. (Paris : Vrin, 1966), 90. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 629 raison), et - plus pertinemment pour nous, étant donné l’influence de ce modèle corporel sur le théâtre - n’exhibant aucune différence sexuelle, voire simplement aucun sexe 14 . Quant à la préciosité, il est difficile de cerner avec précision ce phénomène. Il y a des précieuses « galantes », des « jansénistes de l’amour », des « prudes » et des « névrosées » 15 . Il y a des précieuses haut placées du côté du pouvoir et celles qui militent contre le patriarcat. Il y a des puristes du vocabulaire, extirpatrices de mauvaises syllabes, qui promettent de bannir « l’impureté des mots aussi bien que des choses » 16 . Malgré les contrastes, la plupart d’entre elles partagent une semblable conception du corps. Michel de Pure, à qui il arrive de railler les précieuses, met néanmoins le doigt sur l’attitude en question. La précieuse a lâché le corps médiéval débordant d’humeurs, elle s’est spiritualisée, voire vaporisée : « On dit qu’elles ne se formoient que d’vne vapeur spirituelle, qui s’excitant par les douces agitations qui se fondent dans vne docte Ruelle, se forment enfin en corps (= en groupe) et composent la PRETIEVSE » 17 . La précieuse échappe même à la procréation : « (Elle) n’est point la fille de son pere ny de sa mere […]. Elle n’est pas non plus ouurage de la nature sensible et matérielle, elle est vn extrait de l’esprit, vn precis de la raison (63) » . Cette conception du corps aboutit au refus de la sexualité dont Molière se moque dans Les Précieuses ridicules où la précieuse est confrontée à sa propre corporéité : après avoir dit en frissonnant son horreur à l’idée de « coucher contre un homme vraiment nu » (scène IV), Cathos s’extasie sur le Mascarille « homme d’épée » (XI). Dans Les Femmes savantes le sens de la vue permet une forme de communication plus subtile que celle de la voix avec son grain et ses chaudes vibrations sonores. Bélise appellera les yeux « les muets truchements » (384) qui, dans la déclaration amoureuse, permettent d’éviter le contact outrageant avec la bouche. 14 Comparer Anne Deney-Tunney, Écritures du corps, de Descartes à Laclos ( Paris : Presses Universitaires de France, 1992), 45-47. 15 Sur ces dernières, voir Philippe Sellier, « La Névrose précieuse : une nouvelle Pléiade » in Présences féminines, Littérature et Société au XVII e siècle français, Ian Richmond, Constant Venesœn, éds : PFSCL, Paris, Seattle, Tübingen 1987), 47-71. 16 Cité par Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle (Paris : Editions mondiales, 1963), tome III, 35. 17 Michel de Pure, La Prétieuse, ou le mystère des ruelles, Première et Deuxième Parties, Émile Magne, éd (Paris : E. Droz, 1938), 62. Ailleurs de Pure note que les femmes sont « épurées des sens […], fort attachées aux intérêts de l’esprit » (12) […] mais aussi des êtres ineffables : « La Prétieuse de soi n’a point de définition ; les termes sont trop grossiers pour exprimer une chose si spirituelle » (67). Jesse Dickson 630 Sous ces influences dématérialisantes, le corps de la tragédie s’éclipse plus ou moins, mais, à la fin du double programme il va de nouveau envahir la scène, sur les plans les plus divers, y compris le domaine apparemment peu significatif de l’expérience auditive. La fin de Bérénice baigne dans l’harmonie racinienne, qui tient à la pureté vocalique des mots dégagés de consonnes encombrantes, dures ou plosives. Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte. Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers. Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse Dont il puisse garder l’histoire douloureuse (V, 7, 1500-1504). Derrière la tragédie marche L’après-soupé des auberges (1665) de Raymond Poisson, pièce qui a souvent suivi Racine après 1680, 18 et qui présente une jeune Vicomtesse à la prononciation affectée, et au consonantisme inarticulé, bafouillant, postillonnant, comme si elle parlait la bouche pleine. « LA VICOMTESSE, en toussant : He hem, he hem, he hem ; te ze suis enlumée ! Elle crache. […] Ze lougis de toussel si glossielement » (170-173 et suivants). Autant que le sens des mots, Poisson nous fait entendre la production de mots à la consonnance grossière. L’air, en rencontrant des obstacles buccaux, produit un flot de sifflantes, fricatives et liquides 19 . Si l’on en rit, c’est parce que, après les 1506 vers euphoniques de Bérénice, L’Après-soupé nous plonge à plein dans la matière phonique, la grossièreté sonore. Autant la figure tragique tend à effacer le corps, autant celle de la farce tend à le rematérialiser par la suite. Afin de suggérer que sans Titus Bérénice aura besoin d’Antiochus, Arsace dit que « Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,/ L’absence de Titus, le temps, votre présence,/ Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir » (III, 2, 823-825). Dans Le Médecin malgré lui, Martine se plaint de ses responsabilités maternelles : « J’ai quatre pauvres petits enfants sur le bras […] ». « Mets-les à terre », rétorque Sganarelle (I, 1, 51-53). Puis, quand elle l’accuse de « manger » tout son bien, à Sganarelle de répondre : « Tu mens, j’en bois une partie ». Le coq-à-l’âne, qui refuse la conséquence logique du dialogue, possède, suivant de près la tragédie, une signification supplémentaire. Le sens figuré 18 Cette pièce à succès avec 70 représentations entre 1680 et 1705 (Mazouer, 143) a été précédée 16 fois de tragédies de Racine. 19 « (R) passe à l (dile pour dire), ch à s (sous pour choux), g à d devant voyelle (daze pour gage), c à t (tocher pour cocher), j à z (ze pour je), s à z (ze pour ce) » (Mazouer, 150). L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 631 est subverti par le sens concret, qui, par un mouvement de dégradation et d’abaissement, nous ramène vers le terre-à-terre et les fonctions corporelles. Sur la scène tragique, la gestuelle du comédien doit modeler un corps aristocratique. Pour le réussir le metteur en scène doit faire respecter, malgré la tempête des passions, le maintien du corps bien dressé. Elias a fait voir comment au cours des XVI e et XVII e siècles s’élabore dans la société de cour un code de civilité comprenant « les convenances extérieures du corps » 20 qui vont à contre-courant de la tendance grotesque qui informe l’œuvre de Rabelais. Le port reflète un désir d’équilibre et de proportion. On met l’accent sur la verticalité (Vigarello 153). L’aristocratie se définit par cette droiture, signe de supériorité morale. Tout geste doit être contrôlé, sinon le corps perd sa noblesse (177, 180). Madame de Maintenon exige de ses élèves un tel comportement : Que toutes vos actions soient tranquilles, douces et modestes. Ne jetez point une porte, ni un siège, ni un livre, de toutes vos forces, comme un manœuvre ferait d’une pierre. […] Que tout votre extérieur soit bien composé ; tenez-vous droite, portez bien la tête, n’ayez point le menton baissé […] 21 Le théâtre de Racine est censé être pauvre en actions physiques, voire désincarné. Sans être tout à fait erroné, ce jugement doit être nuancé car les indications scéniques, tant explicites qu’implicites, obligent les comédiens à se déplacer, s’asseoir, se relever, s’agenouiller, s’évanouir, se soutenir l’un l’autre, et cetera 22 . Les metteurs en scène d’aujourd’hui permettent un jeu très libre - on voit Phèdre qui se tord de douleur sur les planches. Mais, au XVII e siècle, la dignité aristocratique exige que le tourment se tempère. Vers la fin de Bérénice, les didascalies (« Je m’agite, je cours », IV, 1, 955) demandent des mouvements paniqués. Mais quand, accablée de douleur, Bérénice est obligée de s’asseoir, la comédienne ne s’affaissera pas, ne perdra pas l’équilibre : « Elle se laisse tomber sur un siège » (V, 5, 1362, c’est moi qui souligne). La retenue est toujours de rigueur. Ce contrôle de soi lors du paroxysme psychologique est, on le sait, la source de la tension 20 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs (Paris : Calmann-Lévy, 1973), 80-81, 110- 111. Voir aussi Georges Vigarello, « The Upward Training of the Body from the Age of Chivalry to Courtly Civility », Zone No 4, « Fragments for a History of the Human Body, Part 2 » (New York, 1989), 149-199. 21 « La politesse et la bonne tenue [A la classe verte, juillet 1716] », Éducation et morale, choix de lettres, entretiens et instructions, F. Cadet, Dr E. Darin (Paris : Delagrave, 1895), 114-116. 22 Racine, A Theatrical Reading, David Maskell (Oxford : Clarendon Press, 1991), 61- 91. Jesse Dickson 632 exquise de la tragédie racinienne - et mettra en relief d’une façon hilarante la balourdise du Baron de la Crasse. La pièce éponyme de Poisson (1662) 23 présente une scène qui se déroule devant la porte de la chambre royale. Le Baron tambourine sur la porte au lieu de faire le petit geste discret consistant à « gratter » comme il fallait 24 . Cette inconvenance s’aggrave grotesquement, accusant la gaucherie du baron, dont les cheveux se prennent dans la porte que l’huissier lui referme au nez : Encor si c’eust esté des cheveux de la Cour, J’aurois fort bien laissé la perruque [...] Mais, par malheur, c’estoit des cheveux de ma teste, Fort épais et forts longs […]. Je me couppay tout net ce costé de cheveux. Mais sitost qu’on me vit tondu de cette sorte, Et mes cheveux sans moy demeurez à la porte, Le ris se redouble […] (III, 154-196). Mais la farce fait valoir aussi un corps acrobatique qui s’oppose, d’une autre façon bien évidemment, à la contrainte bienséante et à la passivité du corps cartésien. Qu’on relise les didascalies des scènes IX-XVI du Médecin volant pour se figurer les savantes voltiges de Sganarelle. (Copeau n’appelait-il pas Molière l’athlète complet du théâtre ? ) Mais il faut savoir apprécier, en plus de la gymnastique corporelle, la physiologie du corps, dans sa suppression comme dans sa réapparition. Selon Bakhtin 25 , le corps grotesque rabelaisien est ouvert au monde. Bouche, nez, seins, anus, organes génitaux, orifices situés « au seuil de l’intérieur et de l’extérieur du corps » 26 , sont mis bien en évidence, ainsi que leurs fonctions physiologiques (ingestion, évacuation, activité sexuelle). Or, pour bien différencier le corps classique, Bakhtin insiste sur son caractère fini, séparé, distinct et avant tout, fermé. L’accouplement de Bérénice et des Médecins va permettre de confronter ces conceptions antagonistes. Les mouvements des personnages de la tragédie seront caractérisés par lesdites « retenue » et « droiture ». A cela correspond, au registre lexical, 23 La farce de Raymond Poisson, encore un grand succès, a été jouée 250 fois entre 1680 et 1762 (Mazouer 47). Elle a suivi Racine 27 fois de 1662 à 1701. 24 Mazouer 75, note 32 : « se dit aussi chez les princes de ceux qui font un petit bruit avec les ongles à la porte, afin que l’huissier leur ouvre. Il n’est pas permis de heurter à la porte de la chambre du Roi : on y gratte seulement (FUR) ». Cf aussi La Bruyère, « De la cour », 15. 25 Mikhail Bakhtin, Rabelais and His World (Helene Iswolsky translation) (Cambridge : Massachusetts Institute of Technology, 1968), 18, 26, 317-318, 320. 26 Voir Knight 38. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 633 l’insolite « effet de sourdine » 27 : impressions d’éloignement réalisées par des expressions impersonnelles avec « on » (« Vous aimez, on [= « moi », Bérénice] vous aime » [1452]) ; emploi de l’adjectif démonstratif qui crée une impression de distance : « Que me sert de ce cœur l’inutile retour » demande Bérénice à Titus (1349), et cetera. D’innombrables tournures de la sorte ont un effet cumulatif qui freine et raffine les épanchements. Bérénice et Titus s’aiment depuis cinq ans. Il ne s’agit évidemment pas d’ « une passion contente » 28 ayant connu « les derniers engagements » (Préface de Racine), mais d’une ardeur attisée par l’attente : « ardeur assidue […] extrême » (I, 4, 155, 159). Et pourtant cet amour « plus ardent mille fois » (II, 2, 422) se manifeste par une « explication » (I, 1, 6). L’intellectualité de ce terme, qui n’a aucune connotation affective 29 ne peut que frapper le spectateur moderne. Voilà qui, avec le contrôle gestuel et le vocabulaire en piano, contribue à l’effacement du corps désirant, qui est épuré, rendu moins solide. Encore faut-il apprécier la nature et les limites de cette atténuation, car dans l’écoulement des larmes qui baignent la pièce 30 , on détecte une présence corporelle. Au moment de la rupture, le spectateur voit les larmes (V, 5-7, 1316, 1348, 1392, 1415), qui perlent dans les yeux de la comédienne et coulent sur ses joues. Au contraire d’un héros étanche tel Horace, Titus sait aussi pleurer (1473, 1483). Or, c’est bien une substance liquide qui émerge du corps et brille à la lueur des chandelles. Mouvement involontaire : l’émotion ne se contient plus ; l’affliction est trop forte pour être maîtrisée par l’esprit 31 . Paradoxalement, pleurer peut non seulement indiquer la peine mais procurer une volupté délicate. Racine nous invite à ressentir ce « plaisir de pleurer et d’être attendris » 32 . Il se souvient peutêtre d’Ovide, « Il y a un certain plaisir à pleurer./ Par les larmes la douleur s’épuise et s’exhale » 33 : épuisement, exhalaison, sensations à la fois pénibles 27 On suit de près l’analyse stylistique que fait Leo Spitzer, Essays on Seventeenth- Century French Literature (Cambridge : Cambridge University Press, 1983, traduction David Bellos). Voir en particulier 209, 214 et 230. 28 Ainsi dit l’abbé du Bos, cité par Raymond Picard, Œuvres complètes de Racine (Paris : Gallimard, 1950), tome I, 1107, note 3. 29 Sauf dans le sens d’une « explication, parmy les braves » (Furetière). 30 « Larmes », « pleurs », diverses formes du verbe « pleurer » reviennent plus que dans n’importe quelle autre tragédie de Racine (57 fois contre 43 pour Andromaque, comme le montre Bryant Freeman, Concordance du Théâtre et des Poésies de Racine (Ithaca : Cornell UP, 1968), vol I (702-704), vol II (947-951)). 31 Voir Christian Biet, « La Passion des larmes », Littératures classiques 26 (janvier 1996), 170. 32 Préface de Bérénice, Picard, op. cit., 467. 33 Tristes, IV, 3, vv 37-38. Jesse Dickson 634 et délectables. La tendresse mêlée de tristesse se manifeste en plus par des gestes indiqués par les didascalies. A plusieurs reprises Titus évoque les caresses où la main de la reine passe sur sa joue mouillée de larmes : « Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes » (II, 2, 480). Réciproquement, « Je la revois bientôt de pleurs toute trempée./ Ma main à les sécher est longtemps occupée » (539-540). Tendresse sororale autant que sensuelle, il est vrai - mais il est bien question d’une expérience tactile où la main rejoint la joue, contact lubrifié par les pleurs ; on sait que dans Racine les attouchements sont très rares 34 . Le corps racinien n’est donc pas impalpable. Ceci dit, il faut reconnaître également que les pleurs sont une substance noble, car ils découlent des yeux, c’est-à-dire du chef, du haut du corps - seul site permis à leurs caresses, d’ailleurs - et c’est sous l’effet d’une émotion du cœur, émotion noble. Les pleurs ne polluent pas, ils n’ont pas leur source dans « les fonctions corporelles de la digestion ou de la procréation » 35 . Si on a tant insisté sur son « élévation physiologique », c’est qu’aux trousses de Bérénice viennent Le Médecin volant de Boursault 36 et Le Médecin malgré lui, où la substance liquide provient des couches inférieures du corps. Racine rencontre Rabelais. Or il est vrai que boire n’est pas engloutir le monde comme dans l’univers physiologiquement énorme de Gargantua, mais échos proprement rabelaisiens il y a. Le corps plutôt fermé de la tragédie va se rouvrir, largement, par le bas et par le haut. Dans la première farce, Crispin en médecin inspecte l’urine de la malade en la goûtant. Après l’avoir avalée, il se plaint qu’il n’y en ait pas assez. CRISPIN - De la fille égrotante, apportez de l’urine. [...] LISE, avec de l’urine. En voilà. [...] FERNAND - O bons dieux ! il en boit. CRISPIN, après avoir tout bu. Je croy bien. Mais qui pour si peu ne comprend jamais rien. Allez-en querir d’autre. [...] Assez d’autres docteurs, d’une estoffe assez mince, Se seroient contentés du rapport de leurs yeux, 34 Selon Maskell, le geste de Créon qui arrête Antigone (La Thébaïde, V, 3) « is the only time in Racine’s tragedies that bodily contact is suggested between a man and the woman he is in love with » (73). Il s’agit sans doute d’un contact physique visible sur scène. 35 Mary Douglas, Purity and Danger, an Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo (London and NY : Routledge,1995), 126. 36 La farce de Boursault a suivi Bérénice au moins une fois, le 29 juillet 1686 (Lancaster 72). L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 635 Mais à croire sa langue on en juge bien mieux. Boisrobert nous enseigne [...] Que le goust est solide et la veüe est trompeuse, Et qu’un grand médecin [...] Il sent mieux une chose à la langue qu’au doigt. [...] 37 . Particularité anatomiquement révélatrice, la langue (« le goust ») est privilégiée par rapport aux yeux (« la veüe »). « (L)e goust est solide », c’est-àdire, juste mais aussi palpable, au contact de la langue. Le médecin « sent » : c’est du toucher mais aussi de l’odorat qu’il s’agit. Les substances liquides se répandent dans Le Médecin malgré lui 38 sous diverses formes : la prise d’un médicament (« une petite goutte […] dans la bouche » [I, 4]), un crachat sur lequel Lucas marche (I, 5) 39 , la description d’une maladie (III, 2, on y reviendra), mais surtout sous la forme des jeux de scène répétés qui mettent en avant les activités orales, les plaisirs de la bouche. Sganarelle est un buveur amoureux de sa bouteille, qu’il emmène au travail, qu’il embrasse, qu’il protège (I, 5). Après avoir pris une bonne gorgée, il fait la louange du bruit que fait le vin en sortant du goulot, bruit qui évoque le plaisir oral de la succion et des contractions que fait la gorge pendant qu’on boit à même la bouteille. « Qu’ils sont doux,/ Bouteille jolie,/ Qu’ils sont doux,/ Vos petits glouglous » (I, 5, 9-12). (Ingestion, qui sera suivie d’évacuation : à la scène III, 5, Sganarelle, disparu dans la cour pour se soulager, justifie son absence en disant qu’il fallait « expulser le superflu de la boisson ».) Les mouvements de cette bouche érotisée donnent des sensations sensuelles, activité autoérotique qui aura bientôt comme but la même sorte de satisfaction que donne la succion, mais un nouvel objet, le 37 Edme Boursault, Le Médecin volant, comédie burlesque (1672 ? ) (Genève : Slatkin Reprints, 1969) scènes 8-10. Voici la même scène de la version de Molière. « SGANARELLE - Voilà de l’urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins : elle n’est pas tant mauvaise pourtant. GORGIBUS - Hé quoi ? Monsieur, vous l’avalez ? SGANARELLE - Ne vous étonnez pas de cela ; […] je l’avale, parce qu’avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie. Mais […] il y en avoit trop peu pour asseoir un bon jugement : qu’on la fasse encore pisser […]. Faites-la pisser copieusement, copieusement […]. Quoi ? Monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes ! voilà une pauvre pisseuse que votre fille ; je vois bien qu’il faudra que je lui ordonne une potion pissative » (scène V). 38 La farce a suivi la tragédie six fois. 39 A l’époque il est permis de cracher pourvu qu’on marche dessus, signe des tensions entre les bienséances et le dégoût inspiré par le corps : Dictionnaire du Grand Siècle, François Bluche, éd (Paris : Fayard, c1990), article « bienséances ». Jesse Dickson 636 sein 40 . Le plaisir de sucer le goulot (I, 5) se mue en le désir de têter Jacqueline : « Ah! nourrice, charmante nourrice, ma médecine est la très humble esclave de votre nourricerie, et je voudrais bien être le petit poupon fortuné qui tétât le lait (il lui porte la main sur le sein) de vos bonnes grâces » (II, 2, 624-627), jeu qui se poursuit dans la scène suivante. Les scènes où figure le flirt ludique du couple Sganarelle-Jacqueline (II, 2-3, III, 3) sont des hors-d’œuvre qui retardent la progression logique de l’action. L’invraisemblable et le malséant sont conjugués : l’action du telos qui commande le déroulement linéaire de l’action (histoire d’une vengeance conjugale qui débouche sur l’histoire traditionnelle du mariage contrarié) est suspendue - au profit du corps indiscipliné qui, précisément au moment de cette incohérence, resurgit, lancé sur la pulsion, voire propulsé vers le sein de la nourrice. Il va de soi que cette soif ne sera pas désaltérée, la tension interne se maintient, ce qui explique le dynamisme de ce personnage qu’on ne peut appeler autrement qu’un « chaud lapin ». Dramatiquement parlant injustifié, le rôle de Jacqueline est éloquent en ce qui concerne la corporéité. Il rappelle au spectateur du XVII e siècle - et surtout à ces spectatrices bourgeoises ou nobles qui pour garder la ligne évitaient l’allaitement en engageant une nourrice - une réalité que la civilisation courtisane préfère cacher, puisqu’elle montre que, tout en étant un être humain, la femme est aussi un animal, qui nourrit son petit au sein. On s’y attendait, dans Le Médecin les allusions à la défécation ne manquent pas. Sganarelle demande au père de Lucinde, « Va-t-elle où vous savez ? […] La matière est-elle louable ? » (II, 4) A l’acte suivant, il fait des gestes pour signifier que « l’apothicaire » est prêt à donner un lavement à Lucinde (III, 5). Sur le thème de la purgation par laxatifs, Sganarelle, en revoyant Jacqueline, s’écrie, « Ah! nourrice de mon cœur […] votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purge toute la mélancolie de mon âme » (III, 3) - métaphore grossière et d’autant plus hilarante que, vu la juxtaposition du Médecin et des pièces colorées par la conception précieuse de l’amour, on ne peut manquer l’allusion parodique au thème de l’ardeur galante qui se communique par les yeux. Encore une scène « irrégulière » mais qui, tout en perpétuant la satire de la médecine, fait étalage du corps, est celle (III, 2) où Thibault consulte Sganarelle sur la maladie de sa femme, qui souffre d’ « hypocrisie » (« hydropisie », « un épanchement de sérosités dans une cavité naturelle du corps » [Robert]). 40 Le désir de sucer le sein rappelle bien entendu la toute première activité de l’enfant. Sur la pulsion orale et les zones érotogénéisées, voir Freud, Three Essays on the Theory of Sexuality, James Strachey traducteur (New York : Avon, 1962), 74-80. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 637 […] (A)lle est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosité qu’elle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate […] au glieu de faire du sang, ne fait pluis que de l’iau. (…) On entend dans sa gorge des fleumes (= « flegmes [sens ancien], matière gluante que l’on a du mal à cracher » 41 ). J’avons […] un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires (= lavements) ; et il m’en coûte plus d’une douzaine de bon écus en lavements […], en infections (= infusions) de jacinthe, et en portions cordales (= potions pour soigner le cœur (III, 2, 12- 28)). Cette description présente un corps de femme, corps irrégulier, ingouvernable, irrigué voire saturé d’eau ou d’humeurs lentes 42 . Il s’agit d’une évocation d’où une certaine misogynie n’est pas absente, étant donnée surtout la présence du Sganarelle grand buveur au corps robuste. L’essentiel c’est de souligner la longueur de cette tirade inutile, dont la fonction est d’opérer le retour du corps biologique, grotesque, caractérisé par la résurgence des liquides - voilà le spectacle venu laver la mémoire des spectateurs en emportant le souvenir tout récent des corps bienséants, propres, fermés. Le double programme de l’après-midi théâtral n’opère pas toujours ce simple rapprochement tragico-farcesque du haut et du bas. Bérénice représente un pôle de l’univers tragique, chant élégiaque du désir qui doit s’étouffer dont la farce exubérante est l’antithèse. D’autres tragédies (La Thébaïde, Andromaque, Britannicus) manifestent un désir véhément où l’on ressent une forte charge pulsionnelle 43 . Dans l’accouplement à cinq reprises de Phèdre et du Médecin malgré lui on retrouve l’opposition familière du malséant et du bienséant dans les couples Sganarelle-Jacqueline et Aricie- 41 Molière, Le Médecin malgré lui (Paris : Larousse, 1994), Collection « Classiques Larousse », III, 2, page 81, note 7. 42 Un attentat contre les bienséances encore plus percutant que celui du Médecin malgré lui est commis par L’École des filles (1655), premier livre pornographique en France, qui lui aussi met en avant le corps féminin, mais comme source de plaisir sexuel avant tout. Il dévoile, en la célébrant, la région génitale de la femme, ce qui attira sur le livre les foudres de la censure. Voir Joan DeJean, The Reinvention of Obscenity (Chicago : University of Chicago Press, 2002), 56-83. Pour les ramifications politiques et idéologiques du corps obscène à l’époque absolutiste, voir Mitchell Greenberg, « Classicism’s Pornographic Body », op. cit., 62-110. 43 Voir Mitchell Greenberg, « Racine, Œdipus, and Absolute Fantasies », Diacritics 28: 3 (fall 1998) sur le corps classique dans la tragédie racinienne : le corps est banni, caché à la vue (41), mais résonne dans la voix (42-45) ; fait irruption parfois, dans le récit de Théramène (55) et dans les scénarios imaginaires nocturnes d’Andromaque et de Britannicus (59). Jesse Dickson 638 Hippolyte, mais en ce qui concerne Sganarelle et Phèdre, il s’agit non seulement de contrastes mais aussi de rapprochements singuliers. D’une étonnante agressivité, le désir d’Aricie est « de faire fléchir un courage inflexible,/ De porter la douleur dans une âme insensible […] / C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite » (II, 1, 448-453). Mais, effarouchée une fois qu’elle se sait aimée, elle est soudain inhibée par des scrupules bienséants (1379-1385). C’est comme si une sublimation avait lieu, et non seulement dans le sens psychanalytique ; comme l’a noté Freud, « sublimer » en chimie, c’est transformer une substance solide en un gaz, transformation qu’on peut comparer à celle du corps d’Aricie. La chasteté affolée de celle-ci prépare le contraste hilarant avec la joyeuse concupiscence du « médecin ». Mais entre le fagotier dragueur et la reine adultère, le rapprochement opéré par le double programme oppose deux manifestations du désir corporel - contraste rendu encore plus flagrant par la différence de tempo. Phèdre est attirée langoureusement par la vue du corps désiré. Le voici, vierge, non pas comme son père coureur, « Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,/ Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi/ […] . Il avait votre port, vos yeux, votre langage, / Cette noble pudeur colorait son visage [...]. » (II, 5, 638-542). Les sonorités suggèrent caresses et effleurements. La reine adultère ne comprend plus ce que signifie le rougissement du jeune homme déjà paniqué. La volupté de l’abandon finira par l’emporter sur les bienséances - mais doucement. Dans Le Médecin, la vue a son effet immédiat, verbalement et gestuellement. La manifestation de l’appétit, relevée drôlement par la formule galante (« Ah! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre, et [...] »), bascule subitement dans les régions honteuses (« votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purge toute la mélancolie de mon âme » [III, 1, 1028-1031]) - mélange grotesque de mouvements sexuels et laxatifs. La passion de Phèdre s’assouvit de la seule façon possible, dans le fantasme de l’initiation amoureuse, où elle « se perd » (662), oubli fuyant pendant lequel le monstre du Labyrinthe est refoulé. Comblée, Phèdre est aussi innocente que Sganarelle. Le scénario du Labyrinthe évoque des passages intérieurs mystérieux dont Phèdre imagine « enseigner les détours » (657) au vierge Hippolyte. La descente érotique (661) dans cette « retraite » (650) se fait sous forme d’une allusion, mais celle-ci est inouïe - et, aussitôt manifesté, le désir se transforme en une haine de soi crucifiante (673-678), mais qui n’empêche pas le désir érotique et meurtrier, qu’Hippolyte lui pénètre le corps de son épée. Suivra la longue agonie, ponctuée par les souvenirs lancinants (III, 1, 737-761), les fantasmes autodestructeurs (IV, 6, 1225-1247). L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 639 Au corps révolté et puni succède le corps libéré. La hantise du péché, le masochisme qui oppriment Phèdre font place au débordement d’énergie libidinale d’un Sganarelle jouisseur sans complexes. La femme qui succombe à l’instinct (III, 1, 759-762), est doublée de l’homme qui s’abandonne volontiers au même instinct, en ne se refusant jamais rien. La lasciveté du fagotier est d’autant plus accentuée que, par rapport au désir dénaturé de la fille de Pasiphaé connue pour son acte de bestialité, elle est libido innocente, sans passé, inconséquente, entièrement inscrite dans le moment présent. Le désir refoulé de Phèdre prépare donc le contraste avec la gourmandise démonstrative de Sganarelle. Mais, on y ressent une complémentarité étrange, inquiétante, à l’instant où Sganarelle fait ses commentaires misogynes sur la sexualité féminine. Au début de la pièce, il lui échappe une allusion amère aux aventures prénuptiales de sa femme, et au souvenir humiliant de la découverte faite « la première nuit de (leurs) noces » (I, 1, 25-28) qu’il était « ex post facto cocu » 44 , ce qui sert à rappeler que la sexualité de la femme est à contenir et que sont à punir ses libertés amoureuses. Plus tard, à l’instant où l’ardeur de la jeune Lucinde échappe à l’autorité patriarcale, Sganarelle - sur le mode ludique, d’une façon singulière mais pertinente - nous rappelle précisément la Phèdre combattant son mal, souffrant du souvenir des excès dénaturés du passé quand, au sujet « du tempérament naturel des femmes », il conclut que « la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive » (III, 6, 1106-1116). Ces courts instants permettent d’apprécier le masochisme janséniste de Phèdre vu à travers le bonheur sensuel de Sganarelle. Le rire de la farce est accompagné alors d’une intelligence et d’une compassion rétrospectives. Une anecdote à propos d’une expérience théâtrale racontée par Madame, Duchesse d’Orléans, confirme qu’au moins une certaine partie du public qui vient de pleurer les malheurs de l’héroïne tragique, sait apprécier un lapsus vulgaire fait par un comédien pendant une représentation du Médecin malgré lui : « Je ris de bon cœur hier soir à la comédie. L’acteur qui avait le rôle du père de Lucinde devait dire : ‘Ah! ma fille parle’ ; mais je ne sais comment la langue vint lui tourner, il dit : ‘Ah! ma fille pette.’ Cela provoqua un éclat de rire. » 45 Un « éclat » : voilà le rire de l’incongruité, qui manifeste les réactions choquées du bon sens et des bienséances. La farce 44 Le mot est de Joseph I. Donohoe, Jr, « Restructuring a Comic Hero of Molière : Le Médecin malgré lui » in James F. Gaines et Michael Koppisch, eds, Approaches to Teaching Molière’s ‘Tartuffe’ and Other Plays (NY : Modern Language Association, 1995), 91. 45 Charlotte-Elisabeth, Duchesse d’Orléans, Correspondance complète (Paris : Charpentier, 1871), 2 vols, traduction G. Brunet. Lettre du 8 mars 1701, I, 49-50. Jesse Dickson 640 nous fait expérimenter le sens des expressions telles que « rire à gorge déployée », « rire tordant », gros rires aux « éclats » qui secouent le corps. Le fou rire n’est pas loin, qui convulse et entraîne une régression corporelle. La Toinette du Bourgeois gentilhomme roule par terre à force de rire : réduction subite des fonctions du moi, retour rapide à l’activité motrice infantile 46 . En passant de la tragédie à la farce on comprend encore mieux ce rire car le spectateur fait l’expérience d’une transformation physiologique. C’est précisément avec la gorge serrée et les traits du visage tendus que s’exprime la réaction du spectateur devant les afflictions d’une Bérénice. « Les larmes entrent alors dans un processus d’identification par l’émotion […] Il y a en effet un lien physique entre le corps qui représente et le corps qui voit […]. La vague d’émotion […] produit une sorte de communion par les larmes » 47 - mais qui, néanmoins, reste entre les limites de la bienséance. Par contre, le rire provoque une détente malséante - décompression, dilatation, « épilepsie » selon le mot de Mauron 48 - et d’autant plus forte qu’elle est précédée de l’élégante inhibition de la tragédie. Il y a pour ainsi dire une double catharsis, la seconde étant la plus forte. Dans l’identification par le rire la présence physique s’ajoute à l’imaginaire, au fantasme théâtral, s’emparant des spectateurs et des comédiens. Si, après la tragédie, on passe par la farce ce n’est pas, comme on le prétend parfois, pour effectuer le retour à la vie quotidienne : on bascule d’une zone dans la zone contraire où le lien physique entre acteur et spectateur se fait encore plus serré, dans la communion par le rire. L’Hôtel de Bourgogne reproche à Molière d’avoir relancé la vogue de la farce et par conséquent « d’obliger ‘l’unique et incomparable troupe royale’ de bannir les grandes pièces nobles et tragiques ‘de sa pompeuse scène, pour y représenter des bagatelles et des farces qui n’auraient été bonnes […] qu’à divertir la lie du peuple dans les carrefours et les autres places publiques’ » 49 . Dans le chant III de L’Art poétique, Boileau proclamera lui aussi le préjugé aristocratique du classicisme : « Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, / Je ne reconnois plus l’auteur du Misanthrope ». Préjugé anticorporel aussi : personnage comique, certes, mais noble et fièrement redressé, Alceste domine de haut le corps accroupi dans le sac, victime d’un jeu de scène trop « peuple ». 46 Comparer Ernst Kris, Psychoanalytic Explorations in Art (New York : Schocken, 1971), 220-221. 47 Biet, op. cit., 173, 174, 175. 48 Charles Mauron, L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine (Aix-en-Provence : Annales de la Faculté des Lettres, 1957), 341 . 49 Robinet, Panégyrique de l’École des femmes, 4 e entrée, cité par Mazouer, « Poisson », 24, note 21. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 641 Mais pendant l’après-midi théâtral, c’est souvent la farce qui a le dernier mot. On aurait pu la « reléguer » en quelque sorte dans la première position en laissant le mot ultime à la tragédie 50 . Mais à la fin, c’est le corps qui s’impose à l’imagination avec une charge énergétique d’autant plus galvanisante qu’il suit un corps tragique effacé ou puni. L’accent s’est déplacé de la tête et du cœur, sièges de l’émotion tragique, sur l’énergie corporelle. La farce déclenche, dans une détente euphorique, la libération de la pulsion, qui emboîte le pas au refoulement soit raffiné, soit cruel de la tragédie. Le double programme opère ainsi une opposition claire et évidente, mais sans qu’elle devienne un dualisme grondeur suggérant un jugement de valeur où se confrontent des termes mutuellement exclusifs, dont l’un est subordonné à l’autre. Il se peut qu’il y ait clivage entre intérieur et extérieur, entre psychique et physique, mais l’un n’est pas la négation de l’autre. Il s’agit de la mise en contact de deux sphères, la transcendante et la matérielle, grâce à laquelle la gauloiserie peut rejoindre le sublime, par en bas. Les gauloiseries laissaient ahuris les éditeurs et critiques du XIX e51 , réaction pudibonde qui nous amuse. Mais le spectateur du XXI e siècle est-il plus proche de celui du XIX e ou de celui du XVII e ? On peut se demander si, au cas où il y aurait aujourd’hui le double programme, la Maison de Molière oserait jouer un Médecin volant après Bérénice ou Phèdre. A part, il est entendu, le cas des précieuses prudes et des ecclésiastiques ennemis du théâtre, il se peut que ce phénomène fût moins étonnant qu’on le pense précisément à cause de l’attitude pour ainsi dire schizophrène qu’a le théâtre classique avec le corps. Malgré la mise en place des bienséances dans une société polie par l’influence des dames, malgré la montée d’un rationalisme qui fait douter des sens, malgré la monarchie qui maintient un phallocentrisme absolu, le corps se rebelle et occasionne maints rapprochements du haut et du bas. 50 Le lecteur d’un certain âge se souviendra de l’ancien format du cinéma où on commence par le dessin animé avant de voir le long métrage. Le spectacle le moins important étant suivi du plus important. C’est d’ailleurs ce souvenir frivole qui est en partie l’origine de cet essai. 51 Voir Eugène Despois, Œuvres de Molière (Paris : Hachette, 1873), tome I, 49, où le traducteur du Medico volante, modèle du Médecin volant, se scandalise de « certaines plaisanteries obscènes », et 59, où il est question de « ce bas, ce répugnant comique » de la farce de Molière. Voir aussi Brunet, traducteur de la Correspondance de Madame, page 82 où il s’effarouche devant les détails qu’elle donne sur les perversions sexuelles d’un contemporain, ou bien, page 84, où il se croit obligé de censurer les mots orduriers qu’elle avait l’habitude d’utiliser dans ses lettres. Jesse Dickson 642 Et non seulement sur la scène de théâtre : en quittant le domaine du fantasme théâtral pour celui des réalités quotidiennes - comme le fait la Duchesse d’Orléans dans sa correspondance où elle évoque Paris (ses rues malodorantes comme ses courtisans malodorants) - on verrait de quelles façons différentes les expériences sensorielles qu’on taisait le plus souvent donnaient lieu à des juxtapositions semblables (et autres) au petit coucher comme sur le theatrum mundi. De plus, la vie quotidienne vue à travers la théorie des humeurs et la pratique de la médecine que cette théorie préconise, ferait voir « l’envers du grand siècle », l’envers d’une vision qui prenait en horreur la corporalité 52 . Mais ce sera pour une autre fois. 52 François Millepierres, La Vie quotidienne des médecins au temps de Molière (Paris : Hachette, 1964), chapitre III, « Diagnostic et physiologie » (45-58), chapitre IV, « Maladies et traitements » (59-74). PFSCL XXXV, 69 (2008) Regards endeuillés : la mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective STANIS PEREZ Lors de la mort d’Anne d’Autriche, en janvier 1666, le corps de la reinemère est rendu visible, au Louvre, dans un « lit funèbre » 1 pendant toute une journée. Le lendemain matin, à l’issue d’un embaumement dont on ne sait rien, son cœur est porté au Val-de-Grâce alors qu’on installe une « représentation 2 » dans la chambre mortuaire où se trouve le cercueil. Contrairement au rituel réservé aux anciens rois, il ne s’agit pas d’un mannequin 3 mais d’un « poële » ou drap mortuaire destiné autant à mettre le cercueil en évidence qu’à le dissimuler au regard de la foule 4 . 1 « Elle [la reine] est morte aujourd’hui à six heures et demie du matin ; on travaille à l’embaumement de son corps ; on voit déjà sa représentation dans le Louvre pour tous ceux qui sont poussés de curiosité de la voir ; le peuple est friand de telle cérémonie. » Lettres de Gui Patin, J. H. Reveillé-Parise (éd.), Paris, J.-B. Baillière, 1846, III, p. 580, lettre DCC. Sur l’usage du « lit funèbre », voir Cl.-Fr. Ménestrier, Des décorations funèbres […], Paris, R.-J. de La Caille, 1683, p. 293. 2 Voir la définition du Dictionnaire de l’Académie (1694) : « Representation, se dit aussi absolument, d’Une figure de Tombeau sur laquelle on estend un drap mortuaire. Mettre une representation dans une Eglise. au Service qu’on luy fit, on avoit mis la representation au milieu de la nef. il y avoit un poësle sur la representation. les cierges qui estoient autour de la representation » (p. 319). 3 Les reines de France n’avaient pas droit à une effigie, contrairement à leurs homologues d’outre-Manche. Les effigies de ces dernières étaient conservées à Westminster : The Funeral Effigies of Westminster Abbey, A. Harvey, R. Mortimer (eds), Boydell and Brewer, 1994. 4 « Le 21 du Courant [mois de janvier], le Corps de la Reyne Mere ayant esté exposé dans une Chapelle ardante, des mieux éclairées, sous le Poësle de la Couronne, et un riche Dais, l’Archevesque d’Auche (sic), Grand Aumônier de cette Princesse, se plaça à la droite du Cercueil, revestu de Camail, Rocher et Etole, l’Evesque de Mande, son Premier Aumônier, de l’autre costé, avec quelques Prélats […]. » Gazette de France, 1666, p. 122. On retrouve cette représentation lors du convoi funèbre : « […] sur le chariot, une représentation fort large et fort haute couverte Stanis Perez 644 L’exposition du corps, de l’effigie ou d’un cercueil ne s’explique pas seulement par le souci de rendre un dernier hommage au défunt en priant pour lui 5 . Il y a plus car ce que le « public » va voir en réalité, c’est un protocole chargé de ritualiser la mort par un discours complexe et extrêmement codifié. La « représentation » d’Anne ne se résume plus qu’à un décor de circonstance, en fait, une image parlante du destin commun à tous les mortels. Sa vocation à devenir une Vanité, c’est-à-dire une réflexion sur la brièveté de la vie et sur le caractère temporel de l’exercice du pouvoir, anticipe les textes qui seront rédigés à la même occasion. A cette dissimulation protocolaire du corps de la reine va répondre une exposition inattendue de ses souffrances dans plusieurs œuvres. Que ce soit dans les discours funèbres ou dans le long finale des mémoires de Madame de Motteville, les auteurs se sont livrés à un travail d’autopsie de la mémoire et du corps de la défunte. On y découvre alors une reine torturée par sa maladie, on y détaille les horreurs visuelles, sensitives et olfactives du cancer qui l’a rongée dans une leçon d’anatomie où le pathologique, le politique et le théologique semblent se confondre 6 . Corps souffrant, corps glorieux Etonnamment, la plupart des orateurs n’ont pas fait montre de retenue dans leur pénible compte rendu du chemin de croix de la reine alors que les règles du genre encourageaient plutôt à la discrétion dans l’évocation des causes pathologiques du décès 7 . Mais si le nom de la maladie est prononcé d’un grand drap de velours, avec la croix de toile d’argent aux quatre coins, avec les armes, brodé d’un demy-pied d’hermine. » Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, A. Chéruel (éd.), Paris, Imprimerie impériale, 1861, II, p. 443. 5 Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une continuation des prières publiques organisées à l’annonce de la maladie de la reine. Cf. Lettres de Jean Chapelain, Ph. Tamizey de Larroque (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1883, II, p. 412 (lettre du 29 août 1665). 6 Après les travaux de R. Kleinman, voir A. Muhlstein, Reines éphémères, mères perpétuelles, Paris, A. Michel, 2001, p. 250 sq. Sur la maladie de la reine, R. Kleinman, « Facing Cancer in The Seventeenth Century : The Last Illness of Anne of Austria, 1664-1666 », Advances in Thanatology, 4, 1, 1977. Sur l’imaginaire attaché au cancer des femmes pieuses, J. Le Brun, « Cancer serpit. Recherches sur la représentation du cancer dans les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle », Sciences sociales et santé, 2, 1984, p. 9-31. 7 Le compte rendu de la Gazette de France a été laconique sur la nature du mal : « Cette Princesse, apres une indisposition de six mois, qui nous avoit tousjours La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 645 en public, les auteurs n’ont pas hésité à proposer une étiologie adaptée au rang de la défunte. Ainsi, pour Fuiron, l’apparition de la maladie est liée à l’amour qu’elle a porté à la France. Ne s’économisant jamais pour le service de la Couronne, Anne a souffert de grandes fatigues pour la conservation de l’Etat, elle a subi bien des tempêtes durant la Fronde et a dû multiplier les déplacements. En un mot, c’est sa fonction de régente qui est à l’origine d’une telle détérioration de son état de santé : « Elle s’est veu consommer par un cancer devorant, qui s’estoit formé et nourry par les grandes fatigues, qu’elle avoit souffertes pendant qu’elle gouvernoit l’Estat […] 8 . » A cette explication, peu éloignée des spéculations des archiâtres en cas de maladie royale, répond celle, autrement spirituelle, d’un orateur combinant physiologie et mysticisme : […] je vois aussi le cœur de nostre pieuse Princesse qui pousse tant de soûpirs vers le Ciel, que ne pouvant sortir à la foule se concentrent dans son sein, en se concentrant ils s’échauffent, en s’échauffant ils corrompent son sang, en se corrompant ils forment une tumeur, laquelle venant à s’ouvrir fait un passage à son ame pour se delivrer de son corps et voler dans le Ciel 9 . Le terme « ulcère » est souvent employé : « Ah ! c’est dans la concavité de cét ulcere, comme dans une boutique de grace qu’elle forme des Couronnes à JESUS-CHRIST […] 10 . » Après avoir rappelé les premiers symptômes de la maladie (fièvres, frissons, chaleur ardente), le père Bontemps insiste quant à lui sur la « profonde playe qui blesse son corps, qui plante les fibres dans sa chair, et qui la perce de ses racines 11 ». Il retrace l’évolution du mal, avec force détails, dans un passage peut-être inspiré des traités médicaux de l’époque : tenus entre l’Espérance, et la Crainte, fut surprise le 6 du Courant, d’une Fiévre continüe, pour laquelle on la seigna deux fois […] » (p. 98). 8 A. Fuiron, La Reyne tres-chrestienne. Discours funebre sur la vie et la mort de tres- Haute, tres-Puissante et tres-Auguste Princesse Anne d’Austriche, Paris, J. Couterot, 1666, p. 35 et 36 (dernière citation). 9 I. du Parcq, Oraison funebre de la reyne Anne d’Austriche, Paris, D. Thierry, 1666, p. 22. 10 J. Biroat, Oraison funebre d’Anne d’Austriche, reyne de France et mere du Roy, Paris, E. Couterot, 1666, p. 59. Notons que ce prieur bénédictin était très attaché à l’image sacrificielle de la Vierge. 11 H. Bontemps, Oraison funebre d’Anne d’Autriche, Paris, Fl. Lambert, 1666, p. 51 et 56. Isidore le Roy remonte à l’enfance de la reine en rappelant qu’à l’âge de quatre ans, elle avait été atteinte de petite vérole, son visage ayant conservé de petites cicatrices : I. Le Roy, Oraison funebre d’Anne d’Autriche […], Tours, P. Gripon, 1666, p. 20. Stanis Perez 646 En un mot Dieu veut qu’elle soit frappée d’un cancer, auquel on applique le fer et le feu, et qui estant ouvert fait un ulcere incurable, qui l’expose à la rigueur de certains remedes inutiles et pires que le mal mesme : Un ulcere, dis-je, qui s’aigrit, s’envenime et s’endurcit contre tous les lenitifs de la Medecine, qui s’agrandit et s’estend de soy-mesme, plus on le veut arrester, qui s’aprofondit et s’enracine tousiours davantage, plus on luy veut couper chemin, et qui sans engendrer aucun pus luy corrompt toute la masse du sang, porte son venin iusques dans le foye et dans le cœur, mesme se nourrit iour et nuict de sa substance, et la devore toute en vie 12 . L’évocation de ce mal « terrible et humiliant 13 » s’accompagne d’une illustration des douleurs et des autres effets du cancer. Epreuve divine rappelant la lèpre de l’Ancien Testament, le mal n’a laissé aucune chance à la reinemère : Car le cancer dont Dieu la voulut éprouver, avoit tout ce qui peut rendre un mal insupportable ; il estoit violent, et l’attaquoit aux parties les plus sensibles et les plus délicates du corps. Sa violence n’empeschoit point sa longueur ; car il a duré prés d’une année, et pouvoit lasser la patience des plus courageux 14 . Il a provoqué de surcroît une épouvantable odeur s’exhalant de chairs en décomposition 15 . Le thème du pourrissement du corps est abordé de façon abrupte dans ces oraisons. Non contents de décrire les affres d’un mal incurable, les auteurs ont enrichi leur tableau des servitudes du cancer par des allusions encore plus explicites. Ils l’ont fait en voulant établir un parallèle avec le Livre de Job 16 . En effet, plusieurs oraisons signalent qu’à un moment, Anne d’Autriche aurait senti la présence de vers dans son ulcère 17 . Cette découverte lui aurait inspiré un sentiment de résignation : « Ah Dieu ! ie sçavois bien que ie portois un corps qui devoit pourrir comme celuy des autres hommes pour estre la pasture des vers, mais ie ne croyois pas que 12 Op. cit., p. 51. 13 Dom Cosme, Oraison funebre d’Anne d’Austriche, Paris, Fr. Muguet, 1666, p. 26. 14 J.-Fr. Senault, Oraison funebre d’Anne infante d’Espagne, Paris, P. Le Petit, 1666, p. 58-59. 15 « Enfin, ce mal est infect, et comme il naist de pourriture, il est toûjours accompagné d’une odeur insupportable ». Op. cit., p. 59-60. Allusion à la puanteur de l’ulcère chez J. Biroat, op. cit., p. 50. 16 Anne d’Autriche avait le corps « aussi couvert d’ulceres et de pourriture que celuy de Iob » (Dom Cosme, op. cit., p. 27). Voir aussi J.-Fr. Senault, p. 62 sq. 17 « […] elle aperçeut des vers, qui s’estoient formez dans son abcez et qui luy causoient une douleur extreme » : I. Le Roy, op. cit., p. 44. Motteville, en revanche, n’affirme rien de tel. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 647 cette corruption et cette pourriture deussent prevenir ma mort 18 . » Et il existe une version encore plus proche des célèbres lamentations de Job 19 : Qu’on ne me regarde plus, comme la Mere des Louys de Bourbon ; non, non, ie ne suis plus que Mere des vers, qui me rongent le sein, ie ne suis plus que parente que de la pourriture qui m’attend et ie ne connois plus d’autres alliez, que les vermisseaux, qui ont desia commencé à me ronger toute vivante 20 . La phrase rapportée - et sans doute jamais prononcée - fait de l’oraison un miroir de vérité, un médium destiné à regarder la réalité bien en face. Biroat en profite pour mettre le dispositif en abyme lorsqu’il prétend qu’Anne se faisait apporter un miroir pour mieux voir son ulcère quand on la pansait 21 . Voilà comment il faut regarder cette mourante couronnée, non plus comme une femme illustre mais comme une malheureuse abandonnant toute sa pompe face à une situation d’extrême humiliation. Ici, la déchéance du corps physique de la reine ne fait que souligner le vide laissé par la lointaine disparition de son rôle politique en 1661 22 . A ces tourments, elle oppose toutefois la force de son âme (elle est décrite comme une « femme forte 23 » à la patience et à la dévotion héroïques bien loin des vieux discours sur la faiblesse naturelle du deuxième sexe 24 ), les vertus d’une sainte résignation mais aussi le secours des 18 M. Fernier, Oraison funebre d’Anne d’Autriche, Paris, G. Iosse, 1666, p. 36 (en italique dans le texte). 19 Livre de Job, XVII, 14 : « J’ai dit à la corruption : « Tu es mon père ; »/ Aux vers : « Vous êtes ma mère et ma sœur ! » ». 20 Le Roy, p. 45. 21 Biroat, p. 50. 22 En effet, Anne d’Autriche a continué à gouverner bien après la majorité de Louis XIV. Ici, la réalité politique contredit quelque peu les théories juridiques sur la souveraineté « par procuration » des régentes. Voir Les Œuvres de Messire Cardin Le Bret, Rouen, Ch. Osmont, 1689, De la Souveraineté du Roy, p. 13. 23 P. Rapine de Sainte Marie, Oraison funebre d’Anne d’Austriche, Paris, G. Alliot, 1666, p. 53 ; Bontemps, ibid., p. 6. Un portrait d’Anne sert de frontispice à l’ouvrage de P. Le Moyne, La Galerie des femmes fortes, rééd., Paris, M. Bobin, N. Le Gras, 1667 (épître dédicatoire à la reine). Motteville fera la comparaison avec Sénèque, néo-stoïcisme de Cour oblige (op. cit., p. 239). Dans son testament, Mazarin avait signalé la « fermeté incroyable » dont Anne pouvait faire preuve (Bnf : Ms. fr. 4332, fol. 233). 24 Cardin Le Bret prétendait, à la suite d’une tradition remontant à l’Antiquité, que « la foiblesse de leur esprit ne leur permet pas de demeurer toûjours dans la modération, lorsqu’elles se voient élevées à ce haut degré d’honneur », la femme étant naturellement « imparfaite, foible et debile, tant du corps que de l’esprit » (op. cit., respectivement p. 12 et 5). Stanis Perez 648 hommes. Pour autant, dans ce dernier cas, le recours à la médecine n’a pas été synonyme d’une amélioration de son état dans la mesure où ses souffrances s’en sont trouvées augmentées. En effet, les médecins qui ont accouru de tous côtés se sont révélés impuissants face à la profondeur du mal 25 . Pis, les remèdes n’ont fait qu’accroître son indisposition et ont transformé sa maladie en véritable martyre : […] ajoûtez que les remedes estoient de seconds maux aussi violens que celuy dont on la vouloit guerir. Car les Medecins et les Chirurgiens n’employoient que des poudres ou des huiles plus ardentes que le feu, et plus perçantes que le fer. Ces remedes luy ostoient le repos la nuit et le jour, et elle se voyoit incessamment abandonnée à la douleur 26 . Ainsi, ses traitements se sont changés en instruments de torture : « Elle esprouva effectivement tous les tourments des saints Martyrs, la prison dans son lict, les rasoirs, le fer, le feu et tous les autres instrumens de la douleur et du martyre se trouverent dans sa maladie 27 . » Au final, son corps n’était plus qu’un « demy cadavre » 28 , un transi qui « tombe en pieces de mesme qu’une prison ruineuse » 29 , enfin, « de la plus auguste et de la plus accomplie de toutes les Reines de la Terre, il n’en reste qu’un squelette tout couvert d’abcés et tout baigné dans la pourriture, qui donne de la pitié et de l’effroy 30 ! » Le sens donné à cette épreuve n’a rien d’original : les auteurs ont puisé dans le discours classique sur la vanité des Grands : O Princes, ô Mondains, ô Religieux ! contemplez nostre Patiente dans son lit, qui en fait une tribune d’où elle donne des avis salutaires à ses Enfans ; un lit de Iustice, d’où elle épanche les liberalitez aux Pauvres et à ses Officiers ; une couche nuptiale, où elle consent à son alliance avec la douleur, avec la pourriture, avec les vers ; qui en fait, dis-je, un échafaut sur lequel elle veut bien paroistre à la face de toute l’Europe qui sçait la grandeur de sa maladie, comme une Criminelle laquelle satisfait à la Iustice divine pour ses pechez. Sa maladie dure, parce que Dieu tire du plaisir de sa patience ; 25 Ch. Magnien, Panegyrique, et oraison funebre, d’Anne d’Autriche, Paris, G. Sassier, 1666, p. 40. 26 J.-Fr. Senault, p. 60. 27 H. Serrony, Oraison funebre prononcee dans l’eglise des Augustins du grand couvent de Paris, Paris, A. Vitré, 1666, p. 26. A propos de l’image de la religieuse malade et martyre, voir J. Le Brun, « Mutations de la notion de martyre au XVII e siècle d’après les biographies féminines », Sainteté et martyre dans les religions du Livre, J. Marx (dir.), Bruxelles, Université libre, 1991, p. 77-90. 28 J. Biroat, p. 52. 29 M. Fernier, p. 35. 30 Dom Cosme, p. 39. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 649 sa maladie est longue, parce qu’il éprouve sa fidelité ; sa maladie a quelque chose de sacré, parce que par elle il la veut sanctifier et deifier 31 . Cet avertissement marque à lui seul un changement de regard. Entre le visible et l’invisible, il existe un moyen terme qui ne se résume pas à l’utilisation de métaphores. La réalité varie en fonction du point de vue et le lit de souffrance de la reine devient un lit de justice alors que sa couche nuptiale prend subitement les traits d’un échafaud. Le spectacle offert par la reine - et mis en scène par les orateurs - n’est qu’une esquisse « en raccourci » de la passion de Job et de Jésus 32 . En peinture (Christ mort par Mantegna, leçon d’anatomie du docteur Joan Deyman par Rembrandt), le raccourci joue sur l’effet d’anamorphose causé par la perspective : on offre au spectateur un point de vue inhabituel qui rend étranges, presque méconnaissables, les formes et les objets les plus familiers. La distanciation opérée est toujours une invitation à méditer sur la relativité de toute perception. Pour qui est attentif, le mort, observé de face et dans la position couchée, étale un saisissant raccourci de l’existence humaine. La « représentation » exposée aux Parisiens avait escamoté la silhouette de la reine. Les oraisons, au contraire, ont cherché à lui redonner un corps. Un corps glorieux et misérable, un corps sacrifié sur l’autel du pouvoir (surtout pendant la Fronde 33 et au moins jusqu’en 1661, date de sa mise à l’écart), loin de la morgue des oraisons fabriquées sur le modèle des panégyriques dédiés aux vivants 34 . Le thème développé par ces œuvres de circonstance n’est pas vraiment la Mort dans sa dimension allégorique voire même spirituelle mais plutôt dans sa dimension humaine. Et ce refus d’ignorer le corps mortel de la défunte est sans doute lié au bouleversement qui se 31 P. Rapine de Sainte Marie, op. cit., p. 52. 32 « Tandis que ie me haste de la representer toute entiere sur la Croix ; où elle va participer aux souffrances du Sauveur, et aux vertus rigoureuses qu’il y a exercées luy-mesme. C’est ce nom de Croix que ie puis donner au lict de sa derniere maladie […] » (Biroat, p. 47). « Ce n’est point trop dire, pour faire le tableau d’ANNE D’ESPAGNE mourante, que d’y employer ces divines paroles de l’Apôtre Saint Iacques : Sufferentiam Iob audictis et finem Domini vidistis : Qu’elle a esté l’abregé admirable de la vie de Iob, et de la mort de IESUS […] » (Cosme, p. 25). On notera à quel point les orateurs insistent sur le rôle de la représentation ou du « tableau ». 33 Voir la synthèse de K. L. Crawford, Perilous Performances. Gender and Regency in Early Modern France, Harvard University Press, 2004, p. 114 sq. 34 Voltaire a laissé une belle critique de l’oraison funèbre en oubliant toutefois de tenir compte du caractère réversible de sa tonalité élogieuse : « Lettre sur les panégyriques par Irénée Alethès, professeur en droit dans le canton d’Uri » (1767), Œuvres complètes, Paris, Hachette, 1894, XXVII, p. 102-107. En effet, toute vanité est en soi un éloge hautement paradoxal de la Mort. Stanis Perez 650 déroulait au même moment dans le domaine politique et symbolique, à savoir la lente incorporation du pouvoir royal sous le règne de Louis XIV 35 . A cette époque, les grandes maladies royales font figure d’événements majeurs au même titre que les mariages, les naissances ou les victoires. Les clercs ont bien compris que, désormais, tout se jouerait autour du corps royal et que Anne d’Autriche constituait la candidate idéale pour incarner la reine devenue sainte par sa piété et ses tourments. Il va de soi que le parti des dévots pouvait y trouver son compte en effaçant le souvenir des mazarinades les plus hardies 36 et en offrant à la monarchie un avertissement sans frais sur le destin des puissants. Ainsi, l’exercice du pouvoir ne saurait dispenser ceux qui en jouissent des maux communs à tous : « Le Diademe qui environne la teste des Roys, ne chasse pas les vapeurs de la migraine, le Sceptre qu’ils portent dans leurs mains ne les exempte pas des tortures de la goute, les Gardes qui sont à la barriere de leur Louvre, n’empeschent pas les maladies mortelles d’y entrer 37 . » Il est d’ailleurs normal qu’Anne d’Autriche ait autant souffert puisque c’est le prix à payer pour l’exercice du pouvoir royal : « […] il faut qu’un Prince qui est l’expression, l’image et le Lieutenant de ce Roy crucifié soit conforme à Iesus- Christ par le crucifiement de son corps dans la penitence, et la mortification 38 . » L’exhortation décline ici le vieux thème du Prince chrétien, à la fois image du Rédempteur et défenseur de l’Eglise 39 . Aussi, l’une des conséquences de l’imitatio Christi qui fonde une large part de la philosophie politique non-machiavélienne est, au final, une limitation théologique et 35 J. Merrick, « The Body Politics of French Absolutism », dans From the Royal to the Republican Body. Incorporating the Political in Seventeenthand Eighteenth- Century France, S. E. Melzer, K. Norberg (eds), University of California Press, 1998, p. 11-31. 36 Dans ces pamphlets, note K. L. Crawford, la reine est parfois décrite comme une personne faible, dominée par ses amours donc par un corps indompté (op. cit., p. 129). En réponse, les oraisons auraient donné à la reine un corps conforme à l’idéal néo-stoïcien qui prévalait alors. 37 M. Fernier, p. 34-35. On aura reconnu le propos de Montaigne : « La fiebvre, la migraine et la goutte l’espargnent elles non plus que nous, Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archiers de sa garde l’en deschargeront ils ? Quand la frayeur de la mort le transira, se r’asseurera il par l’assistance des gentils hommes de sa chambre ? » Essais, rééd., Paris, Club français du livre, 1962, p. 289. 38 Fuiron, p. 31. 39 Ce qui s’inscrit dans l’arsenal symbolique et juridique décrit par E. Kantorowicz dans Les Deux corps du roi (rééd., Paris, Gallimard, « Quarto », 2000, surtout p. 688-728). Soulignons toutefois que l’auteur a plus insisté sur le problème de l’origine du pouvoir que sur la notion et la « pratique » du sacrifice ou du martyre royal en relation avec le modèle christique. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 651 morale du pouvoir temporel fondé sur le droit divin dans la mesure où il n’est qu’une modeste expression de la puissance céleste. Vu du Ciel, le Prince n’est qu’un représentant en représentation parfois tenté d’échapper à sa misérable condition par excès de vanité 40 . Le sort de la reine vu par les orateurs en constitue une illustration saisissante quoique éphémère 41 . On pourrait aussi penser que les oraisons présentant les descriptions les plus morbides sont l’œuvre d’opposants à la reine profitant de l’occasion pour souligner l’inévitable dénouement d’une vie passée, en partie, dans le péché. Mais cette théorie de la vengeance par l’oraison ne tient pas, liaison avec Mazarin ou pas. La solution est beaucoup plus simple. Les orateurs ne miment pas la déploration en décochant leurs dernières flèches à l’égard d’une reine très controversée de son vivant. Leurs propos ne s’insèrent pas dans une logique subversive et faussement édifiante. Au contraire, ces textes ne font que consolider le pouvoir royal par l’inventaire de ses grandeurs et de ses nombreuses servitudes. Les deux ne sont pas du tout contradictoires, même si les oraisons semblent singulièrement « réalistes ». C’est notamment parce qu’elle a beaucoup souffert qu’Anne d’Autriche a été une grande reine. Et vice versa : on ne gouverne pas un grand royaume sans payer le prix fort, tôt ou tard. Corps meurtri, corps vaniteux La relation établie par Madame de Motteville des derniers mois de la vie d’Anne adopte un point de vue à peu près symétrique à celui des oraisons funèbres. On en retrouve le ton, les déclarations pompeuses, le rappel des 40 La Gazette de France le rappelle à dessein en introduction de son numéro intitulé « Ce qui s’est passé en la Maladie, et à la Mort d’Anne d’Autriche, Mére du Roy : avec la Cérémonie du transport de son Cœur au Val-de-Grace ». Ainsi, « quoique la Mort nous soit aussi familiére que la Vie, et que depuis tant de Siécles, qu’elle éleve ses Trophées sur celle-ci, elle ne doive non plus émouvoir nos Sens, que les choses ausquelles ils sont accoûtumez, on ne peut, sans étonnement, lui voir enlever ces Testes Couronnées, qui nous représentent ici bas, la Divinité, et à qui nous rendons nos seconds Hommages » (p. 97). 41 Si l’oraison est une « performance », son impact est forcément limité dans le temps, la publication ne palliant guère l’oubli qui s’ensuit. Madame de Sévigné : « Pour l’oraison funèbre du P. de la Rue, on n’en parle non plus présentement que de celle que l’on fit pour la Reine mère : on ne sait pas qu’il y ait eu un M. de Luxembourg dans le monde ; est bien fou qui compte sur la gloire qui suit la mort ; ce n’est en vérité pas de cela qu’il faut être occupé dans cette vie ; mais les hommes auront toujours leurs erreurs, et les chériront. » Lettres de Madame de Sévigné, M. Monmerqué (éd.), Paris, Hachette, X, p. 296, lettre du 8 juillet 1695. Stanis Perez 652 circonstances de la mort mais aussi le jugement moral, abrité qu’il est derrière l’évocation finale de l’accord donné par l’intéressée : « Je fus contrainte de lui promettre sérieusement que je dirois la vérité autant contre elle qu’en sa faveur 42 ». Ici, la trajectoire du regard est ascendante ; c’est une domestique qui observe la reine-mère agonisante. La proximité entre les deux femmes a permis à Motteville de suivre l’évolution de la santé de sa maîtresse au jour le jour. Faisant montre d’une précision suffisamment grande pour qu’on puisse considérer son texte comme la meilleure source relative à la mort de la reine, la domestique a laissé de longs passages relatant le déclin progressif de la malade. Dès le départ, c’est le sens de la vue qui est privilégié, le cancer offrant à tous les témoins un spectacle d’exception. Renseignée sur la cause de ses douleurs au sein, la reine se souvient : « Elle ajoutoit à ces paroles qu’ayant vu des cancers à des religieuses qui en étoient mortes toutes pourries, elle avoit toujours eu de l’horreur pour cette maladie si effroyable à sa seule imagination […] 43 . » Précisément, c’est cette vision atroce que Motteville inflige au lecteur au cours de sa description. Anne va devenir ce qu’elle a vu, et la mémorialiste transmet, par écrit, sa propre perception des manifestations de la pathologie. A la fin du mois de mai, elle note l’apparition d’un érysipèle au bras et à l’épaule 44 . A la Sainte-Trinité, « son bras, du côté de son cancer, étoit si gros et si enflé, qu’il avoit fallu le matin couper les manches de sa chemise pour la lui ôter 45 . » Le 25 juillet 1665, une tumeur apparaît sous son bras 46 . Bientôt, son sein présente plusieurs orifices d’où s’écoulent des matières infectes 47 . La puanteur qui s’en échappe rappelle l’état de putréfaction de la reine, bien loin d’une odeur de sainteté 48 . La tumeur est d’ailleurs considérée comme un second « ulcère chancreux » par les médecins présents au chevet de la malade 49 . D’ailleurs, ceux-ci ne trouvent d’autre solution que de 42 Motteville, op. cit., p. 306. 43 P. 220. 44 P. 234. 45 P. 239. 46 P. 246. 47 P. 256-257. 48 P. 254, 276-277, 283 (des sachets de senteur lui sont apportés, son lit est parfumé). Madame de Montpensier y a été particulièrement sensible : Mémoires, 2 e partie, chap. VII. 49 P. 261. Après Séguin, le médecin attitré de la reine, Antoine Vallot, l’abbé Gendron (Cl. Deshaies-Gendron, Recherches sur la nature et la guerison des cancers, Paris, Fl. et P. Delaulne, 1700, p. 125), Jean-Baptiste Alliot (J.-B. Alliot, Traité du cancer […], Paris, Fr. Muguet, 1698, préface ; P. Fréart de Chantelou, Journal du voyage du cavalier Bernin en France, L. Lalanne (éd.), Paris, Gazette La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 653 recourir, en bout de course, à la chirurgie : « Ils mortifoient la chair, et ensuite on la coupoit par tranches avec un rasoir. Cette opération étoit étonnante à voir. Elle se faisoit les matins et les soirs, en présence de toute la famille royale, des médecins chirurgiens, et de toutes les personnes qui avoient l’honneur de servir cette princesse et de l’approcher familièrement. Elle avoit sans doute de la peine d’exposer une portion de son corps à la vue de tant de personnes […] 50 . » Le spectacle des tourments chirurgicaux de la reine est redoublé par la description qu’en fait Motteville, celle-ci prolongeant par écrit l’indécente exposition du corps de sa maîtresse. Précisément, le regard de l’auteur bénéficie du privilège de la « familiarité » avec Anne ; elle peut, de par sa fonction, suivre les traitements reçus par la malade et décrire l’horrible rituel au lecteur entré dans la confidence. Il pourra voir à quoi ressemble une reine atteinte d’un cancer du sein 51 . Il va de soi que le regard de Motteville ne se résume pas à l’énumération des signes cliniques de la pathologie. A aucun moment, elle ne veut faire œuvre de guérisseuse. Pour autant, ces indications ne sont pas gratuites car les allusions à la futilité passée de la malade et à sa beauté chancelante suivent de près. La toute première allusion donne le ton : « Comme elle avoit trop négligé ce mal, elle fut surprise de voir qu’en peu de temps il empira notablement […] 52 . » Cette négligence est mise sur le compte de la vanité d’une reine ne se souciant guère que de son apparence. Plus tard, lorsque son état se dégrade et que les remèdes augmentent son indisposition, Motteville commente cet échec de l’art médical : « Les remèdes des hommes, par l’ordre de Dieu, furent inutiles à la guérison de son corps ; mais par les tourments qu’ils lui firent souffrir, ils servirent à guérir les maladies de son âme 53 . » De quelles maladies s’agit-il ? La femme de chambre est formelle : il y a tout d’abord ses « vanités passées », l’orgueil humain « qui est quasi inséparable de la grandeur et du faste qui suit la des Beaux-Arts, 1885, p. 102) et un empirique milanais se sont succédés (Motteville, p. 273 sq. ; Bnf, Ms. fr. 23046, p. 1). Il faut ajouter les remèdes proposés par les courtisans et certains médecins parisiens comme Noël Vallant, ordinaire de Madame de Sablé (Bnf, Ms. fr. 17055, fol. 231). Françoise Fouquet, la mère du surintendant, avait espéré procurer du soulagement à la malade par le biais d’un emplâtre (Patin, op. cit., III, p. 494, lettre du 21 novembre 1664 à Falconet ; Les Remedes charitables de Madame Fouquet, Lyon, J. Certe, 1685, p. 20). 50 P. 261-262. C’est nous qui soulignons. 51 Dans la France du milieu du XVII e s., l’intérêt pour les spectacles anatomiques et autres dissections publiques est croissant. Voir R. Mandressi, Le Regard de l’anatomiste. Dissection et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003, p. 242- 243. 52 P. 218. 53 P. 223-224. Stanis Perez 654 royauté », puis la paresse et la négligence au temps de sa régence et, enfin, qu’ « elle soit demeurée jusqu’alors un peu trop attachée à l’amour de sa personne ». Pour résumer en une formule simple : « La connoissance sincère qu’elle a eue de son néant a fait son élévation, et le repentir qu’elle a eu de l’estime qu’elle avoit faite dans sa jeunesse des beautés de son corps a été cause de la sainteté de sa mort 54 . » La rémission des innombrables péchés de la reine (songeons à l’animosité de Motteville pour un Mazarin à la fois amant et ministre) ne pouvait s’effectuer qu’au prix d’une épreuve hors du commun ce qui permet de mesurer rétrospectivement la gravité des erreurs passées. Et Motteville de poursuivre : Anne était habituée à des « choses délicieuses qui peuvent contribuer à l’aise du corps » et fort attachée à la propreté (comme les souverains espagnols, en général), elle aimait les « bonnes senteurs avec passion » et ne pouvait supporter, au contact de sa peau, que les fins draps de batiste. L’épreuve a donc contribué à un renversement du regard que la reine portait sur elle-même au point qu’ « elle ne regardoit plus en elle ce qui avoit été le sujet de sa vanité qu’avec une sainte horreur et une sainte colère contre elle-même […] 55 . » Evidemment, on peut s’interroger sur l’authenticité de cette formule : Motteville n’impose-t-elle pas sa propre vision d’une maladie fatale à la beauté et à la séduction de sa maîtresse ? Un élément nous porte à le croire. Il s’agit d’un passage assez singulier où la mémorialiste s’aperçoit qu’en fait de laideur, malgré un corps exsangue livré à l’à-peu-près des médecins, Anne semble n’avoir rien perdu de ses attraits : Tant de maux et de souffrance n’avoient pu détruire la beauté de ses bras et de ses mains ; jamais ils n’en avoient tant eu que dans ces derniers jours : ce que les maladies avoient pu gâter par un peu de maigreur, l’enflure qui leur restoit de l’érésipèle le réparoit parfaitement. Ils paroissoient plutôt des bras et des mains d’albâtre que de chair ; mais ce qui dans le temps n’avoit pu finir alloit être effacé par la fin de ce même temps 56 . Statufiée vive par les conséquences du cancer, la reine semble encore belle aux yeux de la domestique ; mais d’une beauté annonçant l’imminence de sa mort par un simulacre de répit. Cette beauté minérale n’a plus rien d’humain, en vérité. Le point de vue de Motteville met en perspective ce semblant de « réparation » (Anne est déjà un fétiche dont la matière est difficile 54 P. 225. Ce passage rappelle la réflexion formulée par Motteville au moment de la petite vérole de Louis XIV en novembre 1647. Elle déplorait alors que les coquettes de la Cour fussent les premières à abandonner le Palais-Royal pour échapper à la maladie et surtout au risque d’être défigurées par ses séquelles. 55 P. 262. 56 P. 287. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 655 à déterminer) et un décès inéluctable (seule la mort effacera ce que le travail du temps n’avait fait qu’écorner). L’anecdote renouvèle le mythe sans âge de la « belle mort » (du point de vue du Ciel et des orateurs) en persuadant le lecteur de la beauté de la défunte (du point de vue des mortels, ce qui est confirmé, de façon rétrospective, par le regard du roi 57 ). En un sens, la supériorité de la reine est demeurée intacte. Jusqu’au dernier moment, elle s’est préoccupée du spectacle qu’elle offrait aux témoins de sa fin misérable en demandant à ce que l’on couvre son bras 58 ou ses jambes 59 . Et ces marques de pudeur - Motteville emploie le terme « modestie » - rappellent que le simple corps d’une princesse ne doit pas être exposé à la vue de tous, surtout dans un moment pareil. Cette dissimulation partielle, après tant de révélations et de visions obscènes, trahit l’angle de vision : il est vertical et oblique, la domestique se retrouvant au pied d’une tour majestueuse qui la dépasse inexorablement mais dont elle peut apercevoir la façade lézardée par endroits et l’effondrement qui menace. Elle assiste au départ d’une reine touchée au cœur de sa féminité en ajoutant un jugement dont la partialité est finalement accessoire. Elle suggère la verticalité de son regard en soulignant la distance qui sépare la misère corporelle de l’élévation spirituelle sans atteindre toutefois le stade de la sainteté. Au fur et à mesure que ce corps tombe en lambeaux, l’âme s’élève sur les voies de la repentance et de la purgation des vanités passées. Reconstruire le corps de la reine Dans les deux types de description, les auteurs ont transformé l’évocation hagiographique des derniers mois de la reine en vanité théologico-politique. Mais cette option révèle surtout, au-delà du point de vue moral qui apparaît au grand jour, un problème plus délicat à résoudre : comment penser le corps mortel de la reine ? Si la théorie des deux corps du roi, tombée en désuétude au Grand Siècle 60 , permettait de penser la double personne du 57 Anne d’Autriche communie : « L’émotion d’une si sainte et si importante action, et celle de la fièvre, lui donnèrent alors du brillant dans les yeux et du rouge au visage ; et dans cet instant elle parut si belle à tous, et particulièrement au Roi qui étoit debout aux pieds de son lit, que se tournant vers mademoiselle de Beauvais […], il lui dit à demi bas : « Regardez la Reine ma mère : je ne l’ai jamais vue si belle. » » (p. 290). 58 P. 301. 59 P. 294. 60 Au-delà des événements de 1610 analysés par Ralph E. Giesey (Cérémonial et puissance souveraine en France. XV e -XVII e s., Cahier des Annales, 41, 1987), il faut noter le changement de ton des juristes et notamment de Ch. Loyseau dans son Stanis Perez 656 souverain, le statut des reines de France interdisait d’établir une distinction entre corps mortel et corps politique puisqu’elles n’étaient pas sacrées et qu’elles ne régnaient jamais en personne 61 . De fait, les oraisons ont tenté de politiser le corps et la souffrance de la reine tandis que Motteville a fait l’inverse en reléguant la question du pouvoir dans le domaine de la vanité et de la pompe inutile (ce qu’elle avait déjà fait, quoique de façon plus discrète, dans son récit de la mort de Louis XIII). Elle a plutôt insisté sur les effets de la maladie sur la beauté sinon sur la « féminité » de la reine. D’un côté, les discours funèbres ont rendu hommage à une dirigeante hors du commun dont le sacrifice final pouvait être considéré comme un raccourci de toute sa vie (l’effort de quitter son pays d’origine, les problèmes de « stérilité », la régence et ses frondes, etc.). D’un autre côté, les mémoires de la domestique ont pris le parti de peindre au naturel la fin édifiante d’une quasi-sainte enfin repentie d’avoir trop aimé la beauté. Le corps de la reine a donc fait l’objet de deux reconstructions distinctes : dans le premier cas, les clercs lui ont attribué un corps glorieux car souffrant, dans le second cas, Motteville a opté pour un corps meurtri car vaniteux. Si l’évocation des services rendus à la monarchie a continué d’inspirer les auteurs des oraisons ultérieures (Marie-Thérèse 62 , Henriette d’Angleterre, etc.), la mort d’Anne d’Autriche reste un moment singulier dans la fabrication post-mortem d’un corps royal pas comme les autres. Traité des Offices. En fait de corps mystique et immortel, il ne voit qu’un office qui se transmet immédiatement : « C’est pourquoy nous disons vulgairement, que Le Roy ne meurt point, c’est à dire, que la Royauté est toûjours remplie, et non jamais vacante » (Les Œuvres de Maistre Charles Loyseau, avocat en Parlement, rééd., Paris, E. Couterot, 1688, p. 66). 61 « En quoi l’on reconnoît, que bien qu’elles reçoivent de grands honneurs de leur Mariage ; toutefois elles n’ont de puissance et d’autorité dans le public, qu’autant que les Rois leur en donnent et leur permettent » : C. Le Bret, op. cit., p. 13. De surcroît, la reine-mère ne peut se prévaloir du titre de « Majesté » comme le souligne Loyseau dans son Traité des Seigneuries (op. cit., p. 17). A comparer et à opposer au modèle élisabéthain : M. Axton, The Queen’s Two Bodies : Drama and the Elizabethan Succession, Londres, The Royal Historical Society, 1977 ; The Myth of Elizabeth, S. Doran, Th. S. Freeman (eds), Palgrave Macmillan, 2003. 62 Bossuet profite plus tard de l’oraison consacrée à Marie-Thérèse pour rappeler les circonstances de la mort d’Anne d’Autriche : « ANNE avertie de loin par un mal aussi cruel qu’irremediable, vit avancer la mort à pas lents, et sous la figure qui luy avoit toûjours paru la plus affreuse. » Recueil des oraisons funèbres, Paris, G. du Puis, 1699, p. 255. Cette évocation vient renforcer l’opposition entre la mort subite de l’épouse du roi et la longue maladie de la reine-mère. PFSCL XXXV, 69 (2008) Civilité et guerre civile : pour une lecture politique du Misanthrope de Molière JOHANN CHAPOUTOT « Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein Est de rompre en visière à tout le genre humain ». (Molière, Le Misanthrope, I,1, v. 95-96) « Nous vivons dans un règne et sommes dans un temps Où par la violence on fait mal ses affaires ». (Molière, Le Tartuffe, V, 2, v. 1640-1641) « Cruel, hideux tableau offert par la ville entière : ici, des combats, des blessures ; là, des bains, des cabarets ; à la fois flots de sang, tas de cadavres et, juste à côté, putains et quasi-putains ; toutes les débauches d’une paix voluptueuse, tous les crimes d’une conquête sans merci, si bien que l’on eût cru une même ville en fureur et en rut ». (Tacite, Histoires, III, 83.) « Non est potestas super terram quae comparetur ei ». (Thomas Hobbes, Léviathan, 1651) A l’instar du XIV e siècle européen, qui avait psalmodié « A fame, peste, bello, libera nos, Domine », le XVII e siècle eut son miserere : de la guerre civile, libère-nous Seigneur. Les guerres civiles, qui tirèrent leur origine de motifs religieux ou de désaccords sur le mode de dévolution du pouvoir politique, furent le fléau de la modernité européenne. En France, les guerres dites "de religion" ont ensanglanté le royaume de 1561 à 1598, avec des répliques jusqu’à l’édit de pacification d’Alès en 1627. En Allemagne, les guerres de religion sont continues de la publication des thèses de Luther à la paix d ’ Augsbourg, en 1555, avant l’embrasement mitteleuropéen de la guerre de Trente ans (1618-1648). En Angleterre, un sanglant conflit oppose Johann Chapoutot 658 le Roi et le Parlement à partir de 1640. Charles I er y perd sa tête en 1649, au moment où la France sombre dans la Fronde (1648-1653). La guerre civile est un conflit révulsant et exécrable, le conflit anti-humain par excellence depuis Thucydide qui, dans la Guerre du Péloponnèse, décrit les effets aberrants de la stasis au sein des cités grecques qui en sont frappées : la guerre civile est un conflit fratricide et parricide, où le frère tue le frère, où le fils combat le père. Depuis les Grecs, la guerre civile est l’illustration de l’éminente précarité du lien social, le point critique où une fragile humanité bascule dans la barbarie la plus violente et la plus sordide. Dans ses Essais, Montaigne dénonce l’horreur du « grand discors de France », où l’on voit des amis, des frères et des voisins se « faire rôtir par le menu, [se] faire mordre et mettre à mort par des chiens et des porcs (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et des concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion) ». On semble atteindre dans la guerre civile le terme suprême de la guerre, son entéléchie. Agrippa d’Aubigné et Ronsard se sont élevés contre les horreurs des guerres de religion : les sujets du royaume de France, catholiques et réformés, violent, déchirent et assassinent leur mère patrie. La guerre civile est un déploiement de violence qui ne connaît, dans l’ivresse du tabou brisé, dans le déchaînement des haines, plus de borne. Elle est le lieu d’une subversion totale. Tacite, dans le texte cité en exergue, décrit les combats qui, le 21 décembre 69, en pleines Saturnales, opposent les troupes de Vespasien et les partisans de Vitellius. L’orgie du combat, le déchaînement de la guerre civile, font écho à la fête du désordre et de la subversion qui fait rage à Rome à cette période de l’année. La guerre civile, mieux encore que la sauvagerie, est donc l’anti-cité, une explosion de violence animale et barbare qui fait voler en éclat le délicat compromis de la vie en société. La guerre civile détruit la société politique et dissout ces solidarités élémentaires qui font de l’homme un homme. La vie sociale, l’état civil ou politique vient, selon Aristote, réaliser la nature rationnelle de l’homme : on sait que le Stagirite définit l’homme à la fois comme un être de raison (zoon logikon) et comme un « animal politique », c’est-à-dire un animal qui vit au sein d’une polis. Hors de la cité, nous dit-il dans sa Politique, livre I, il n’est que des bêtes ou des dieux. La vie en société implique donc une rupture avec la nature, avec ce qu’il est d’animal en l’homme. Elle présuppose des conventions de comportement, un habitus ou un ethos social dont la définition, éminemment historique, est propre à chaque époque. La formulation de principes des bonnes mœurs et des bonnes manières vient instituer un espace social où, moyennant le respect de ces conventions, on est reconnu comme homme civil, c’est-à-dire Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 659 comme un individu appartenant à la cité (civitas). Quiconque bafoue, refuse ou viole ces conventions se situe lui-même de facto hors de la société des hommes, pour être ravalé au statut d’un animal qui reste prisonnier de l’état de nature, et ne peut jouir de la sûreté procurée par l’état civil ou politique. Dans son Léviathan (1651), Hobbes présente le criminel comme un animal dangereux, une bête sauvage à abattre : Hobbes, qui est l’exact contemporain de Molière, voit dans un Etat absolutiste, i.e. dont le mode d’exercice du pouvoir soit absolu, le seul rempart contre cette barbarie de la guerre qui est une tendance profonde de la nature humaine. Le philosophe anglais, ancien précepteur des enfants royaux, a lui-même vécu de très près la guerre civile anglaise. Un des enjeux majeurs du Misanthrope de Molière est la mise en débat, la contestation par Alceste des conventions de son temps et du projet politique qui les fonde. La civilité du XVII e siècle lui semble par trop surfaite, inauthentique et fausse. Dans la première scène de la pièce, Alceste prend violemment à partie son ami Philinte, coupable à son gré de trop flatter les inconnus : Je vous vois accabler un homme de caresses, Et témoigner pour lui des dernières tendresses ; De protestations, d’offres et de serments Vous chargez la fureur de vos embrassements : Et quand je vous demande après quel est cet homme, A peine pouvez-vous dire comme il se nomme. (I, 1, 17-22) Alceste, outré, s’insurge donc avec la pureté et l’intransigeance de la « belle âme 1 » contre l’hypocrisie de Philinte. A ses yeux, civilité rime avec fausseté, et notre Misanthrope refuse de s’y résoudre. Dans une société qui s’accommode d’hypocrisie, Alceste joue les trouble-fêtes. Il s’irrite de tant de mensonges : la dissimulation va trop loin, les cœurs, comme le philosophe cartésien, avancent masqués. Alceste veut, pour sa part, franchise et pureté du cœur. Philinte a salué avec empressement, avec une joie feinte, un inconnu. Pour Alceste, c’est là trahir son cœur, être indigne du nom d’homme. L’idéal humain d’Alceste est tout de franchise, de pureté, sans voile ni masque. Tout mensonge en parole et en acte est banni : […] on devrait châtier sans pitié Ce commerce honteux de semblant d’amitié. 1 Concept polémique dirigé contre l’exaltation romantique de l’individualité géniale et solitaire, la « belle âme » (die schöne Seele) est définie par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit (II, 3) comme la conscience devenue « bonne conscience », c’est-à-dire la conscience portant un jugement souverain et plein de hauteur sur le monde, et, ce faisant, répugnant à s’y engager. Johann Chapoutot 660 Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre. (67-70) Alceste défend un idéal de transparence. Contre cette ombrageuse vertu, qui gronde et tempête, qui s’emporte et cherche querelle, Philinte défend la civilité de son temps en renvoyant Alceste à son archaïsme. Alceste n’est pas un homme de son temps, mais un homme du XVI e siècle, voire de cette vertueuse antiquité, où les hommes avaient la pureté, la dureté, et des traits aussi nets que ceux du marbre de leurs bustes : Cette grande raideur des vertus des vieux âges Heurte trop notre siècle et les communs usages. (153-154) Tous les hommes de son temps sont, selon Alceste, à blâmer : à en croire Norbert Elias, il est vrai que le XVII e siècle français, notamment la société de cour, a marqué un apogée de la civilité. Les codes de courtoisie, de cet art de cour que le pouvoir royal impose, sont en effet complexes et contraignants comme jamais ils ne le furent auparavant. A entendre Alceste blâmer les vices de son temps, on croit en effet entendre un de ces laudatores temporis acti nostalgiques et passéistes, un de ces pisse-froid pontifiants et rétrogrades dont chaque époque abonde. Mais Alceste va plus loin. Il confond dans sa condamnation tout le genre humain, et en vient à stigmatiser, par extrapolation, l’humanité entière. Révulsé par cette hypocrisie et ce mensonge qu’il estime constitutifs de l’humanité, Alceste dit éprouver pour ses frères humains « une effroyable haine » (v. 114), ce dernier mot rimant d’ailleurs dans sa bouche à deux reprises avec « nature humaine ». Philinte lui oppose quelques considérations de bon sens sur le commerce avec autrui. Contre l’intransigeante vertu de son ami, Philinte défend une éthique de la placidité, inspirée par une résignation philosophe. Fuyant les éclats, l’emportement et la colère si coutumiers à Alceste, il prône une éthique du raisonnable, cette éthique médiane du grec, ce « rien de trop » que les Romains célèbrent sous le nom de aurea mediocritas. L’éthique médiane est exposée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque. Elle bannit les excès et recherche toujours le point moyen qui puisse concilier les opposés : In medio stat virtus, dit l’adage, repris par Philinte : La parfaite raison fuit toute extrémité Et veut que l’on soit sage avec sobriété. (I,1 v.151-152) Philinte raille ici les prétentions d’Alceste à vouloir réformer l’humaine nature. Cette nature est vicieuse par essence. Le vice est le propre de l’homme comme la charogne est le délice du vautour : Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure Comme vices unis à l’humaine nature, Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 661 Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé De voir un homme fourbe, injuste, intéressé, Que de voir des vautours affamés de carnage, Des singes malfaisants et des loups pleins de rage. (173-178) L’homme est prisonnier de sa nature, à l’instar des autres animaux de la création, et cette nature est mauvaise. Philinte se fait l’écho d’un pessimisme anthropologique hérité de la Bible (péché originel), mais aussi bien propre à la modernité : que l’on songe ici à la conception de l’homme chez Machiavel et Hobbes. Philinte prend acte de l’impossibilité de changer l’humaine nature et le monde. Flegmatique, il refuse donc de se rendre malade de la peccamineuse et nécessaire imperfection de l’homme, comme le fait l’atrabilaire Alceste. Il prône pour ses frères humains, imparfaits quoi qu’on en ait, une tolérance bonhomme, dont on ne sait si elle est, au fond, bienveillance attendrie ou profonde indifférence : Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font. (163-164) Il faut donc souffrir ces défauts si l’on veut rester vivre dans la cité, dans l’espace social, et ne pas se réfugier dans ce désert qu’Alceste appelle de ses vœux : Et parfois il me prend des mouvements soudains De fuir dans un désert l’approche des humains. (143-144) Alceste refuse donc tout compromis avec l’humanité de son temps, et dit y préférer quelque lointaine retraite, à l’imitation des jansénistes, ces Messieurs de Port-Royal qui quittent Paris pour la vallée de Chevreuse et ses petites écoles, imitant ainsi les pères du Désert qui fuyaient la Cité terrestre pour goûter, dans leur solitaire et méditative retraite, les prémices de la Civitas Dei. Mais Alceste ne se borne pas à des soupirs érémitiques. L’anachorète se fait aussi guerrier, quand il exprime sa haine de l’homme et précipite ses interlocuteurs, par sa hargne et sa mauvaise humeur, dans des dialogues heurtés et saccadés. Molière recourt à plusieurs moyens littéraires d’expression de la conflictualité dialogique. Alceste coupe ainsi souvent la parole à Philinte, qu’il n’écoute pas vraiment, qu’il ne laisse pas s’exprimer : onze fois en tout, sur 41 répliques, dans les deux grandes scènes où les deux hommes se retrouvent seuls (I,1 et V,1). Le ton d’Alceste est impérieux : il emploie avec prédilection catégorique l’indicatif présent, temps de l’assertion, ainsi que l’impératif. Par ailleurs, il émaille son propos de nombreux jurons plus à leur place sur le carreau des Halles que dans les salons du Grand Siècle. Son emportement précipite le dialogue. Ses interventions sont ponctuées de points d’exclama- Johann Chapoutot 662 tion, et il entraîne Philinte, contre son gré, dans une stichomythie, véritable transposition dialogique du duel au fleuret. Pire, Alceste, le Misanthrope, avoue sa haine contre le genre humain. Les hommes lui sont « odieux » (111) : […] Je hais tous les hommes, Les uns parce qu’ils sont méchants et malfaisants, Et les autres pour être aux méchants complaisants. (118-120) Sa quête de pureté le mène donc non pas tant au désir de désert qu’ à une volonté de purger l’humanité de ses vices, par une violence qui reste cependant toute de verbe et de mots. Dans un distique qui concentre toute la substance de sa rageuse agressivité, où culmine sa virulence, Alceste pose à l’ennemi du genre humain, un hostis humani generis qui ne fait rien moins que déclarer la guerre aux hommes : Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein Est de rompre en visière à tout le genre humain. (95-96) La disputatio entre Alceste et Philinte ne se résume donc pas au simple désaccord entre un atrabilaire et un flegmatique. Elle comporte une dimension éminemment politique, et présente l’attitude d’Alceste comme un danger, une provocation pour la civilisation des mœurs du XVII e siècle, un temps qui lie indissolublement « politique et politesse 2 ». La civilité du temps, qui tient l’agressivité à distance par des protestations feintes de bienveillance, est recherche de ce point moyen, médiocre au sens mélioratif du terme, de cet espace neutre où deux individus puissent, comme sur un no man’s land, se rencontrer sans s’affronter. Embrasser un inconnu en lui faisant mille serments, c’est, en dernière analyse, avancer les mains nues dans le champ social en montrant explicitement que l’on baisse les armes et que l’on agite le drapeau blanc. Cette civilité extrême, qui s’accommode d’hypocrisie, est une manière de repousser le bellum omnium contra omnes (Hobbes), de conjurer le risque de cette guerre civile qui est la grande peur traumatique du temps, et notamment du pouvoir royal, récemment ébranlé par la Fronde, intensément vécue par l’enfant-Roi Louis XIV. Le comportement d’Alceste, ses fulminations et ses anathèmes ne sont donc pas simplement offerts au public du temps comme les vociférations outrancières d’un bougon ridicule ou d’un plaisant censeur, sorte de Caton égrotant égaré à Versailles. Alceste apparaît bien plutôt comme l’exact contretype de l’homme civilisé, de l’homme qui vit au sein de la cité. Alceste est, au sens propre du mot, un sauvage, qui menace la cité de tous les maux de la 2 Muchembled, Robert, La société policée. Politique et politesse en France du XVI e au XX e siècle, Paris, Seuil, L’Univers historique, 1998, 373 p. Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 663 sauvagerie, de l’état de nature, de cette forêt (sylva) dont il est issu. Alceste, furieux et furibond, réintroduit la guerre, définitoire de l’état de nature, dans l’espace social : par son attitude coléreuse, il tempête et s’agite dans une cité qui en avait été purgée par le pouvoir royal, édicteur de lois et de normes comportementales qui ne souffraient plus que le bon ton, la distinction et la retenue, c’est-à-dire le silence, l’apaisement et la maîtrise de soi après le fracas armé des guerres civiles. Alceste déclare la guerre à cette civilité qui, précisément, visait à la bannir de l’espace social. Alceste veut changer les hommes malgré eux, par la violence, ou les détruire, s’ils ne sont pas à la hauteur de son idéal. Quand il dit « vouloir rompre en visière à tout le genre humain », Alceste apparaît doublement comme un danger pour ses frères humains et comme un rebelle à l’ordre politique du temps. « Rompre en visière » nous renvoie en effet sémantiquement aux tournois, forme médiévale du duel, ce duel que le Roi et l’édification d’un Etat de justice tentent de prohiber 3 . Richelieu, puis Louis XIV ont imposé la pacification et la mise au pas d’une société belliqueuse et guerrière en bannissant la guerre privée et le duel. Les nobles et les Grands, qui tiraient aisément l’épée, sont désormais punis de mort en cas de duel : la violence physique légitime, comme le dira Max Weber, devient monopole de l’Etat. Face à la justice privée, qui s’exprime sous forme de vengeance, face à la justice des familles et des clans, l’Etat impose sa seule justice, la justice de la cité. Ainsi, en juin 1627, Richelieu fait-il exécuter un Grand du royaume, François de Montmorency, pour un duel sur la Place Royale, l’actuelle place des Vosges, un lieu dont le choix délibéré constituait une provocation supplémentaire. A Louis XIII qui hésite, Richelieu oppose : « Il s’agit de couper la gorge aux duels ou aux édits de votre majesté 4 ». Le nouvel Etat de justice tente d’imposer sa médiation arbitrale dans les conflits d’honneur, afin d’éviter le surgissement de la violence dans l’espace social : le tiers parti royal s’interpose comme instance de médiation des conflits pour la régulation du monde social. Il s’agit pour le Roi d’imposer son monopole de la violence légitime et de faire valoir sa seule loi contre la loi de l’honneur, des familles et des clans. Alceste le duelliste, Alceste le belliqueux est, à bien des égards, un guerrier médiéval égaré dans le Grand Siècle. Il est d’ailleurs vu et perçu comme tel par les personnages de la pièce eux-mêmes, notamment par Eliante, sa soupirante malheureuse, qui ne cache pas son admiration devant 3 Sur le duel et son histoire, cf. Billacois, François, Le duel dans la société française des XVI-XVII e siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, EHESS, 1986. 4 Sur tous ces aspects, on se réfèrera avec profit à Cornette, Joël (dir.), Histoire politique de la France - La monarchie entre Renaissance et Révolution, 1515-1792, Paris, Seuil, 2000. Johann Chapoutot 664 la superbe « noble et héroïque » de ce Don Quichotte des mœurs, qui mène, seul, un combat unique dans ce siècle. On trouve le portrait éthologique de ce guerrier dans un ouvrage de Norbert Elias publié en 1939, et intitulé Du processus de civilisation 5 . Dans cet ouvrage, Elias définit la civilisation, dont l’apogée est situé dans la société de cour du XVII e siècle français, comme un habitus spécifique, une manière particulière de se comporter. Cet habitus est caractérisé par le contrôle pulsionnel. La civilisation telle que nous l’entendons, c’est la contrainte exercée sur tout ce qui, en nous, est de l’ordre de la nature. Or cette nature nous autorise à nous adonner librement à nos pulsions. La nature, c’est le règne de la passion et de l’affect, c’est la liberté de l’animal qui suit son instinct sans en répondre. L’homme plus proche de la nature que de la civilisation obéit à ses pulsions. Il est imprévisible, et l’on observe chez lui une forte amplitude dans la variation des attitudes : selon l’impulsion du moment, il passe du rire aux larmes, du débordement affectif à la violence. Irresponsable, il est imprévisible. Cette description éthologique et psychologique dresse le portrait du guerrier médiéval, du chevalier, dont Elias fait un idéal-type civilisationnel lié à une structure politique particulière. Comment ne pas reconnaître, dans cette imprévisibilité, dans cette extraversion, le portrait d’Alceste ? Alceste jure, s’emporte, ne se maîtrise jamais ni en rien. Il est un monstre médiéval égaré sur des rivages classiques. Mais plus qu’une curiosité dramatique et sociale, il est une menace politique. Elias relie en effet l’habitus du guerrier non civilisé à une organisation sociétale spécifique, à une certaine distribution du pouvoir. Le pouvoir au Moyen Âge n’est pas monopolisé. Il est dispersé, fractionné, éclaté. Le Roi, à l’époque féodale, n’est qu’un seigneur parmi d’autres, au mieux un primus inter pares. Le pouvoir, au sens de monopole de la contrainte physique, n’est pas l’apanage de l’Etat. Il n’est pas un monopole du tout, puisqu’il échoit en partage à une multitude de seigneurs féodaux. L’espace social n’est donc pas un espace pacifié et sécurisé, mais un espace menaçant, où le danger, qui affleure, qui est toujours présent à l’état de potentialité, de latence, exige une vigilance et une riposte rapide de l’agressivité de l’individu. Quand la violence est disséminée dans l’espace social, il faut être soimême violent : dans une telle société, « le refoulement des pulsions et émotions n’est ni nécessaire, ni utile, ni même possible. La vie des guerriers, comme celle des autres personnes vivant dans une société de guerriers, est 5 Über den Prozeß der Zivilisation (1939) a été rendu accessible aux lecteurs francophones sous la forme d’une traduction en deux volumes, La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident, parus aux éditions Calmann-Lévy en 1975, réédités en poche chez Pocket Agora. Nos citations sont extraites de cette dernière édition. Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 665 constamment menacée par des agressions brutales 6 ». Il faut donc savoir mobiliser rapidement sa violence et son agressivité pour pouvoir se défendre. La maîtrise de soi n’est donc, dans un tel monde, nullement une valeur, elle est bien au rebours un handicap certain. A la configuration d’un tel espace social, caractérisé par une dissémination et une latence de la violence, correspond donc un habitus particulier, celui de la libre expression de ses affects et pulsions, sans contrôle ni réserve : « La plus grande liberté pulsionnelle et la menace physique plus immédiate qui pèse sur les membres de toutes les sociétés qui n’ont pas encore développé de puissants monopoles centraux, sont donc des phénomènes complémentaires ». Il y a correspondance entre un univers incertain et des individus imprévisibles : « Comme la situation change sans cesse, les manifestations émotionnelles changent avec elle […] L’atmosphère générale d’une vie imprévisible et incertaine, d’où émergent, dans la meilleure hypothèse, quelques îlots fragiles d’une relative tranquillité, donne lieu à de brusques sautes d’humeur, survenant sans motif extérieur, et faisant passer un homme de la joie la plus débridée à la contrition la plus sincère 7 ». Les brusques variations de contexte trouvent leur équivalent dans des comportements soumis à de fortes amplitudes : l’imprévisible répond à l’imprévu, et le contrôle de soi n’est qu’une ineptie paralysante. Nul besoin de calculer et de prévoir les conséquences de ses actes, il faut savoir déchaîner sans hésiter sa violence pure. Cette configuration politique est aux antipodes du projet absolutiste français. Richelieu, puis Louis XIV, ambitionnent de centraliser le royaume et d’en concentrer tout le pouvoir dans les seules mains du Roi. La dispersion féodale, l’usurpation de la Fronde, l’exercice nobiliaire de la violence ne sont plus de saison. Le Roi prétend s’imposer comme seul souverain et seul titulaire de la violence légitime. A cette nouvelle configuration politique doit correspondre un nouveau type d’homme. D’un point de vue éthologique et social, Louis XIV veut imposer un habitus nouveau, celui de la maîtrise de soi. Cet habitus, c’est celui de l’homme civilisé de l’époque moderne. Ce nouveau type est défini par la maîtrise de soi et la prévisibilité, par le refoulement pulsionnel, la mise sous silence du physique, par un calcul responsable des conséquences de ses actes. Avant de déchaîner ses pulsions, l’homme civilisé calcule et envisage les effets futurs de ses actes, car il sait qu’il aura à en répondre. A quoi attribuer l’avènement de ce nouveau type humain ? Elias lie son apparition 6 Elias, Norbert, La dynamique de l’Occident, 1939, trad. fr. 1975, rééd. Paris, Presses Pocket, Agora, 1990, 320 p., p. 190. 7 Ibid., p. 191. Johann Chapoutot 666 à l’avènement d’une autre configuration sociale, celle d’un espace pacifié, où la violence, « reléguée au fond des casernes 8 », n’est plus centrifuge, mais centripète, où la violence a été centralisée par un pouvoir étatique qui en détient désormais le monopole. Dans cette nouvelle société, « l’homme qui sait dominer ses émotions bénéficie au contraire d’avantages sociaux évidents, et chacun est amené à réfléchir, avant d’agir, aux conséquences de ses actes. Le refoulement des impulsions spontanées, la maîtrise des émotions, l’élargissement de l’espace mental, c’est-à-dire l’habitude de songer aux causes passées et aux conséquences futures de ses actes, voilà quelques aspects de la transformation qui suit nécessairement la monopolisation de la violence 9 ». Concrètement, le système féodal cède la place à un Etat centralisé, qui, pour reprendre le mot de Max Weber, impose un monopole de la violence légitime. Un seigneur, plus fort que les autres, s’impose, proclame sa souveraineté, et fait de l’usage (policier et militaire) de la violence un monopole. L’espace social est donc pacifié, non parce que la violence monopolistique de l’Etat s’exerce en permanence, mais parce que, chez les individus, naît un autocontrôle : « L’organisation monopolistique de la contrainte physique n’agit pas, en général, sur l’individu par une menace directe. Son mode d’action est indirect […]. Elle agit en grande partie par le moyen de la réflexion et du raisonnement. Sa présence au sein de la société est potentielle, elle fait figure d’organe de contrôle ; la contrainte effective est la contrainte que chaque membre de la société exerce sur lui-même, parce qu’il prévoit les conséquences de ses actes 10 ». Avec la constitution de l’Etat, défini par le monopole de la violence, avec l’émergence d’un espace social pacifié, apparaît donc l’homme civilisé, qui a été rendu civil, i.e. apte à vivre au sein de la société enfin constituée, par l’action de l’Etat, en cité. L’homme, qui vivait dans un éternel présent, l’immédiateté de la menace et de la pulsion, est invité à se projeter dans l’avenir, à considérer, à prendre en compte les conséquences futures de ses actes, dont il aura à répondre devant l’Etat. Ce nouveau type de société, ce groupement d’hommes que l’Etat constitue en cité, requiert donc « la maîtrise instantanée des mouvements affectifs et pulsionnels en prévision de leurs prolongements futurs […], une maîtrise de soi uniforme 11 ». La satisfaction immédiate des pulsions est donc désormais impossible. En compensation, le nouvel espace social est sécurisé. On peut observer concrètement cette évolution historique et ce processus de civilisation en étudiant ce que Norbert Elias appelle le phénomène 8 Ibid., p. 193. 9 Ibid., pp. 189-190. 10 Ibid., p. 193. 11 Ibid., p. 196. Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 667 de curialisation (Verhöflichung). La curialisation est le rassemblement des élites nobiliaires au sein des grandes cours de l’âge classique, dont celle de Versailles est le prototype en même temps que l’archétype. Que deviennent les élites du Moyen Âge au XVII e siècle ? Auparavant caste de guerriers furieux tapis dans leurs châteaux forts, les nobles deviennent une noblesse de cour, docile à souhait. La curialisation est donc « le remplacement progressif d’une noblesse de guerriers par une noblesse domestiquée, habituée à refouler ses émotions, par une noblesse de cour 12 ». Il s’est donc produit une « curialisation des guerriers 13 ». Le Prince domicilie ses nobles à la cour pour mieux les surveiller et les contrôler, et ces derniers y affluent d’autant plus volontiers que la présence à la cour est nécessaire pour participer à ce pouvoir que le Roi accapare désormais. Qu’est-ce que le projet versaillais sinon une vaste tentative de domestiquer une noblesse rebelle et belliqueuse, cette noblesse violente et contestataire des guerres de religion et de la Fronde ? Pour prévenir toute irruption de violence de ce genre, Louis XIV fait donc des nobles ces fauves en dentelles que démasque Nietzsche. Les crocs et les griffes restent présents, le fond d’agressivité demeure, mais toute l’habileté de la société de cour est de parvenir à les dissimuler sous un léger et délicat tissu, qui remplit à merveille son office de voile. On comprend mieux maintenant toute l’incongruité d’Alceste. Plus qu’un personnage ridicule, qui prête volontiers à rire, Alceste est le double angoissant d’une société qui reconnaît en lui les pires aspects d’une violence immaîtrisée. Dans une société où le pouvoir tente de promouvoir et d’imposer un ethos de la maîtrise de soi, Alceste est, en outre, un rebelle. Depuis la fin des guerres de religion, l’idéal promu par le pouvoir est tout empreint de néo-stoïcisme. Au plus fort des guerres civiles, les humanistes ont, dès le XVI e siècle, réédité les textes stoïciens : Erasme édite en latin les Opera de Sénèque (1529), Calvin en commente le De Clementia (1532), Hieronymus Wolf traduit le Manuel d’Epictète en 1561 et édite le De Officiis de Cicéron en 1569. La première édition des Essais de Montaigne, fortement influencé par le stoïcisme, paraît en 1580. Le grand éditeur et commentateur de Sénèque au XVI e siècle demeure cependant Juste Lipse, professeur de philologie et d’histoire à Leyde, dans des Flandres ravagées par la guerre de religion contre les catholiques et contre l’Espagne de Philippe II. Editeur de Sénèque et de Tacite (Annales, 1574), il publie son De constantia en 1584, puis ses Politicorum sive civilis doctrinae libri sex en 1589, ainsi qu’un manuel, la Manuductio ad stoicam philosophiam, en 1604, puis les œuvres 12 Ibid., p. 221. 13 C’est le titre que Norbert Elias donne au chapitre 3 de sa seconde partie, « Esquisse d’une théorie de la civilisation », ibid., pp. 219-234. Johann Chapoutot 668 complètes de Sénèque en 1605. Ses Politicorum libri de 1589, où Juste Lipse fait œuvre de réflexion politique originale, sont réédités quarante fois au XVI e siècle : c’est l’œuvre politique la plus connue du temps. Le livre s’ouvre sur une description des malheurs du temps. Pour y remédier, la nature humaine étant faillible, voire mauvaise, il revient aux sujets de cultiver la vertu de constance, et à l’Etat d’être suffisamment fort pour contenir et brider les passions des hommes. Discipline de soi et obéissance civile sont les piliers de l’éthique personnelle et de la politique nouvelle prônées par Juste Lipse. Montaigne s’en nourrit, et cet idéal néo-stoïcien est dès sa naissance associé à un culte tacitiste de l’Etat : dans le cyclone destructeur des passions, seul un Etat fort peut faire prévaloir les principes de la raison. Etat de raison et raison d’Etat sont ainsi exaltés et consubstantiellement liés à une éthique de la maîtrise de soi, de la part du souverain comme de la part du sujet. Face au déchaînement des passions religieuses, le Roi apparaît comme le seul garant de la primauté de la raison, qu’il doit imposer par la puissance de l’Etat : dans le Testament politique de Richelieu, on relève ainsi 173 occurrences du mot « raison ». Le Roi est le premier à incarner cette maîtrise de soi et cette contrainte, et à illustrer cet idéal. Corneille, auteur stoïcien et tacitiste s’il en est, résume ce double idéal en faisant prononcer à Auguste, dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». La maîtrise de soi est, pour le XVII e siècle, une propédeutique nécessaire à l’exercice du pouvoir politique : qui ne sait se gouverner soi-même ne peut prétendre gouverner autrui. Louis XIV est le produit achevé d’une éducation tacitiste et néo-stoïcienne. Dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin (1661), le Roi note : « Un Prince doit se rendre maître de ses passions », conserver toute sa lucidité et ne rien laisser paraître de ses émotions. Nous savons que Louis XIV était passé maître dans l’art de dissimuler et de se composer une face de théâtre, lui qui concevait le pouvoir comme une représentation permanente. En se voulant impassible et maître de ses passions, Louis XIV impose par l’exemple un mode de comportement qui devient une norme obligatoire. La pacification imposée à la société nobiliaire, le refoulement des valeurs guerrières, vont de pair avec un polissage et une normalisation du comportement social. La courtoisie, l’art de la cour, et l’étiquette imposent de bannir toute présence directe du physique, du passionnel, identifiés à l’animal, et de ne jamais laisser transparaître ses émotions, surtout si elles sont vives. Dans les Caractères, La Bruyère note : « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux, de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 669 contre ses sentiments ». A la mort de Monsieur, son frère, Louis XIV s’impose de paraître au dîner, en réprimant ses larmes. La cour devient ainsi le lieu d’une représentation à soi-même d’une société apaisée et ordonnée, gouvernée par le bon goût et par la maîtrise de soi. L’impératif de maîtrise de soi est primordial. L’homme est un être de raison, contrairement à l’animal, être d’affects et de passion. L’homme se doit donc, pour réaliser sa nature, et être conforme au plan divin, de maîtriser ce qu’il y a d’animal, de bestial en lui, la passion, pour ne suivre que les préceptes de la raison. En 1684, en plein règne de Louis XIV, Amelot de la Houssaye publie L’homme de cour, traduction d’un ouvrage du jésuite espagnol Balthazar Gracián, véritable vulgate ou manuel de l’ethos courtisan. La maîtrise totale de soi y revient comme un leitmotiv obsessionnel : LII - Ne s’emporter jamais. C’est un grand point que d’être toujours maître de soi-même. C’est être homme, par excellence, c’est avoir un cœur de Roi, attendu qu’il est très difficile d’ébranler une grande âme. LV - […] Ne s’empresser, ni ne se passionner jamais, c’est la marque d’un cœur qui est toujours au large. Celui, qui sera le maître de soi-même, le sera bientôt des autres. On voit combien la maîtrise de soi est, au fond, imitation du maître de soi, le Roi, et désir secret de participer de son pouvoir. L’attitude digne et maîtrisée du Roi à la cour se veut le fondement d’une pédagogie de l’exemple. Il est explicitement attendu de chacun qu’il se conforme à l’attitude du Roi, par un effort mimétique qui diffuse dans le corps social le principe éthologique voulu par son chef. L’importance du mimétisme dans l’établissement de la société absolutiste a bien été exposée par Etienne de la Boétie, qui décrit ce régime comme une « chaîne » de tyrans. Le Discours de la servitude volontaire montre comment le modèle du pouvoir absolu est intériorisé et accepté par les étages inférieurs de la hiérarchie politique, pour autant que les niveaux subalternes puissent reproduire par imitation le modèle tyrannique qu’ils subissent eux-mêmes, dans une satisfaction compensatoire produite par l’illusion de la participation au pouvoir du chef. Or Alceste est aveugle à cette pédagogie royale de l’exemple. Bien qu’appartenant à la meilleure société, il est le mauvais élève récalcitrant de cette grande école de la civilité qu’est la Cour. Il refuse par ses actes toute imitation de l’attitude du Roi, toute de retenue et d’impavidité. Par ses outrances, il bafoue donc ouvertement le Roi et le pouvoir royal. Alceste, plus qu’un incorrigible et ridicule bourru, est un criminel de lèse-majesté, ou, comme le dit Paul Bénichou : « Le drame d’Alceste n’est donc pas seulement celui d’un caractère dressé contre le monde ; le misanthrope à prétentions vertueuses est l’ennemi des mœurs dociles et adroites, et ces mœurs Johann Chapoutot 670 sont à la fois l’ouvrage et le soutien du pouvoir absolu ». Non seulement il tempête et s’enrage, mais il fait affleurer la violence au sein de l’espace social en menaçant de « rompre en visière » à l’humanité, affirmant vouloir l’affronter en duel, crime capital au XVII e siècle. Le personnage d’Alceste, par le rire qu’il provoque, opère donc chez le spectateur la catharsis d’une peur réelle : celle de l’ire royale et celle de l’irruption, en plein siècle policé, du fauve humain, véritable regressio ad barbarum entre la cour et les salons. Le caractère rebelle d’Alceste est, à notre avis, puissamment suggéré par la référence au jansénisme que son personnage et son discours suggèrent. Alceste, quand il ne rêve pas duels et carnages, ne songe, nous l’avons vu, qu’au désert. Le mot et la pratique étaient, au XVII e siècle, des marques de reconnaissance certaines d’une adhésion au jansénisme. Par ailleurs, au XVII e siècle, Alceste est représenté vêtu de noir et paré de canons verts, comme le voulait l’usage janséniste. Or l’on sait quel conflit oppose le jansénisme au pouvoir royal. Richelieu y voyait un Etat dans l’Etat, donc un ennemi à réduire. Louis XIV exaucera les volontés du Testament politique rédigé par le Cardinal-Ministre en expulsant les religieux (1679) et en rasant Port-Royal des Champs en 1710. Voilà donc un exemple de lecture politique possible du Misanthrope de Molière. Il appert que le dramaturge, pensionné par le Roi, fait œuvre politique en livrant au rire du public l’exact contretype du sujet souhaité et fabriqué par la monarchie absolue. A travers Alceste, l’atrabilaire bourru et colérique, c’est bien de la Fronde que l’on rit, et c’est le spectre de la guerre civile et de la colère royale que l’on exorcise. Il est bien évident qu’Alceste n’est ni frondeur, ni janséniste. Mais son comportement fait signe vers toutes ces modalités d’opposition à la monarchie absolue. Ce fut bien l’intuition de la Révolution française, qui, à la suite de Rousseau, fit d’Alceste un héros intègre, tragique et généreux, un homme révolté par l’hypocrisie et les injustices de son temps, un cœur tragique, drapé dans son ombrageuse et prophétique vertu. C’est le portrait qu’en dresse Fabre d’Eglantine dans sa continuation du Misanthrope, Le Philinte de Molière, écrite en 1788 et représentée pour la première fois en 1790. Il y aurait beaucoup à dire, également, sur le rapport entre cette quête angoissée de l’absolu qui caractérise Alceste, et qui sera au principe du jacobinisme de la Terreur. Robespierre connaît bien Alceste et l’apologie qu’en fait Rousseau dans La lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Alceste-Rousseau-Robespierre : nous avons là une vertigineuse filiation et une frappante affinité entre la littérature et la vie, qui seraient cependant justiciables d’une autre étude. PFSCL XXXIV, 69 (2008) The Princess, Dido, Diana: Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves CHARLES O’KEEFE “Je n’ai rien à vous apprendre […] sur quoi on puisse faire de jugement assuré” (Lafayette, La Princesse de Clèves 289). Those words, from the fourth part of Madame de Lafayette’s novel, were spoken by the Prince de Clèves’s manservant, sent to Coulommiers in order to spy on the Princess. This article will take for its own those words and their sense of uncertainty, indicating from the outset that it has nothing sure to offer, even as it snoops after something to report about the consternating and variously explained puzzle that concludes the novel, namely why the Princess rejected ostensibly perfect love and marriage. Like the shifting, shadowy light from the ever waxing and waning moon - the astral body that will become the focus in the closing pages of what follows - whatever wavering intellectual light to be shed below will not have anything like the clear and decisive light of the sun. But since in studies of seventeenth-century France and often of its literature the sun is symbolically associated with the absolutist, repressive, and sexist Louis XIV, lunar light might not be an entirely bad thing. Moreover, John Campbell’s book of 1996, Questions of Interpretation in La Princesse de Clèves, has reviewed the major critical work done on Lafayette’s novel, in order to make the sound and unavoidable observation that, by any light, in its major concerns this novel stands as a text singularly and confoundingly resistant to unequivocal “sun-lit” interpretations: “[…] La Princesse de Clèves is an unstinting source of paradoxes, contradictions and ambiguities. Working one’s way up the long winding river of criticism, one has only to pitch camp at a place where pattern and meaning are found, to see another impressive site loom up, but on the opposite bank” (Campbell 224). On then to a moon-lit argument, one centered on a greatly “tangled” question (the concept of entanglement will come into play below): why does the Princess take to a life alternating between a maison religieuse and chez elle, instead of marrying the Duke of Nemours, a man whom she loves 672 Charles O’Keefe sincerely and deeply, a man viewed by the narrator and the other characters as the most handsome, the most dashing, the most accomplished, the most desirable Frenchman alive; he is also the best dressed, a vestimentary emphasis to which we will soon return (Lafayette, La Princesse de Clèves 132). This is a man whom she has every right to marry, were it not for what she famously describes as “un devoir qui ne subsiste que dans mon imagination” (309). The first point in the argument can be made by applying to the text the spirit of an aspect of Michael Riffaterre’s structuralist cum reader-response theory, to wit, that in literature textual problems resistant to mimetic understanding have several weighty consequences, among which is the fact that such problems are “at one and the same time the locus of obscurity and the index to the solution” (Riffaterre, Semiotics of Poetry 161). More specifically, the problems themselves point to an intertext that offers the best solution to the problems, a solution not of mimetic sense but of semiotic significance. No attempt will be made here to apply Riffaterre’s theory strictly to Mme de Lafayette’s novel, although happily enough it is true that one of Riffaterre’s designation for mimesis-resistant problems in literature is “faults or rents in the fabric of verisimilitude” (Riffaterre, Fictional Truth 102). The French term for “verisimilitude” being of course “vraisemblance,” justification for turning to the spirit of Riffaterre’s theory can be found in this novel’s early readers’ raising vociferous and notorious objections to “faults or rents in the fabric of” vraisemblance (Montalbetti 16). For more recent readers, while they probably find this novel’s fabric of verisimilitude less rendered than had many of the novel’s contemporaries (or at least they find it differently rendered), if one is to judge from the range of conflicting attempts to explain the Princess’s conduct at the end of the novel - vertu, devoir, repos, religiosity, emotional immaturity, etc. (surveyed in Campbell, Chapter V) - her decision does retain even today something of the invraisemblable. Regarding problems of understanding at the level of mimesis, they of course abound in La Princesse de Clèves. One encounters them for example at the novel’s very opening, that long, complicated introduction to the court of Henri II, an opening that not only bedevils most of today’s readers, but that also bothered the novel’s contemporaries (Adam 190, Valincour 35). In addition and echoing the problems of historical sense posed by the opening pages, scattered throughout the rest of the text there are the famous and famously complicated intercalated stories that in both intrinsic sense and plot placement challenge any easy notion of the novel as mimesis. Bridging the spirit of Riffaterrean theory to critical practice regarding La Princesse de Clèves, one may call all these problems “entanglements,” the term that Rae Beth Gordon used to describe and unify thematically first the Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves 673 confusing cast of historical and fictional characters that sets the decor at the beginning of the novel, then the text’s prominent woven objects (the Princess’s ribbons and Nemours’s scarf caught in a window jamb), and finally and most notably, the intricate, narratively disruptive internal narratives. In support of Gordon’s contention of the role of “entanglement” in La Princesse de Clèves, one should consider the novel’s extensive use of words such as embarras, attachement, and liaison. The “entanglement” connoted by the latter two words is clear enough. Regarding embarras, the etymological root of embarras has been traced to a sixteenth-century borrowing based on the Galician-Portuguese baraço, ‘strap,’ ‘cord’ (Rey). Numerous instances of embarras and its derivatives are to be found in the novel, illustrating how its “strap, cord” etymon remained lively across the range of Mme de Lafayette’s seventeenth-century usage, designating physical and even political entanglements; but more importantly for the current argument, emotional entanglement is designated as well (Lafayette, La Princesse de Clèves e.g. 154, 157, 179, 235, 257-58, 283). Moreover, remaining true to Riffaterre’s essential insight, I propose that the entanglements not only bring attention to themselves, they also point to their own solution, a solution to be found à la Riffaterre in yet another literary text, an intertext, a solution that will bring us back to bodily appearance, the vestimentary specificity of which was curiously emphasized in the novel’s opening and atypical description of Nemours. As a first step in getting at that solution we turn to one of the much commented scenes from the book, the second pavilion scene, the sexually charged one involving voyeurism on the Duke’s part, the scene in which the Princess, having fled the court by herself and believing that she has complete privacy in her country pavilion, is surreptitiously observed by the Duke as she engages in curious, perhaps autoerotic behavior, while noteworthy in her clothing (more precisely, in the scantiness thereof) she gazes intently at a picture of her beloved: “Il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés” (Lafayette, La Princesse de Clèves 281 ; emphasis added). Recall that the scene takes place on the edge of a forest, often the scene of fairy-tale, of myth, of dream, that is, the frequent scene of significant if indirect and often “lunar-lit” symbolic revelation. I propose that in this visually entangled, inverted scene (Nemours looks at the Princess who looks at the painting that closes the inverted circle by “looking at” Nemours) the hair of the slightly uncovered Princess is a noteworthy example of thematic overdetermination inviting special attention to itself, in that its confused reattachment to itself (not to mention the erotic charge derived from its strip-tease role on the Princess’s exposed chest) replicates the inverted voyeuristic entanglement and charge. Then the 674 Charles O’Keefe following two sentences further echo the two sorts of tangles by recounting how around Nemours’s stolen (and phallic) cane the Princess had been tying ribbons into knots of black and yellow (the colors that, known only to her and to him, he had worn in her honor at the earlier joust). And as Gordon points out, the text at this point compulsively if subtly insists on entanglements in other ways, one of which arises when the Duke turns to leave, only to have his scarf get tangled in a window jamb. How then does this focusing of all the literal and metaphorical entanglement-problems on the mention of the Princess’s tangled hair point the way to a solution to the puzzle at the end of the novel? To answer that question à la Riffaterre, one needs to identify the intertext whereby the problems, the entanglements, would be … resolved. Let me prepare here part of my subsequent argument by pointing out that the words “resolve” and “résoudre” come from the Latin resolvere, meaning “to untie a knot or tangle.” In order to get at the “resolving” intertext, the reading must first address the following: because of this novel’s obstacles to understanding and its memorable and explicit emphasis on the role of deceptive appearances, one should distrust the narrator’s and the characters’ repeated hyperbolic assertions that the latter’s feelings, passions, and story were the most moving, the most extraordinary, the most novel, etc. ever told (Lafayette, La Princesse de Clèves 241-42, 246, 256, 259, 276, 282, 284, etc.) For instance, it is not at all the case, as the Princess, her husband, and the narrator would have us believe, that she is the first princess to tell her loving and deserving husband, out of noble motives, that she loves another (240-41), Corneille’s Polyeucte having done the same in 1642 (Adam 191, n. 2). So two questions arise: is this love story in not just one but in all its major lineaments actually not unique? And if, as will be argued, it is in fact profoundly derivative from a prestigious intertext (“profoundly” both in the sense of having transcending significance and of being found only well beneath its “surface”), why was the author so inclined - consciously or unconsciously - to deflect attention away from that? To address the first question while, as Mme de Chartres notably advised (Lafayette, La Princesse de Clèves 157), remaining skeptical of appearances, we should ask in a contrarian spirit what at the time was in fact one of the oldest, best known European love stories, one long considered most moving? There was indeed such a story, about a widow like the Princess, with blond hair like the Princess (Lafayette, La Princesse de Clèves 138), textually associated in other ways with the color yellow like the Princess (266), in love with a man of imperial destiny, as was the Princess with Nemours who was both of marital interest to Queen Elizabeth of England (135-36, 187) and of reported adulterous interest to no less a queenly figure Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves 675 than the Dauphiness, Mary Stuart (132-33); and like the Princess this earlier widow finally did not marry her new love. In both cases the heroine finds herself in an “entanglement” because, while keenly attached to her status as a devoted widow, she is on the other hand desperately in love, has external authorization to marry, but in the end she comes to a pass whereby the love affair does not lead to marriage. Moreover and what is central to the ultimate point of these pages, in both texts the overriding issue is whether the woman’s goals and power will take precedence over the man’s. Medieval, renaissance, and modern Europe knew that story well, coming as it did from Virgil, Virgil who as a presumed anima naturaliter Christiana had exercised extraordinary influence in the Christian West because his fourth eclogue had been read to be a pagan prediction of the coming of Christ (Comparetti 99-103), 1 Virgil who had told the ultimately futile love story of the widowed Dido and the imperial Aeneas in the poet’s Aeneid, which Lafayette, in learning Latin, had read. 2 The European imagination had for centuries been gripped by precisely that love affair, to such an extent that it figured in texts major and minor, starting most famously with 1 So singular and monumental had been Virgil’s contribution to Latin language and letters that already for post-Augustan Romans as well as for his contemporaries, Virgil had enjoyed sweeping and lofty veneration. This veneration reached such heights that his texts came to be considered a source of prophecy. The practice of the sortes Vergilianae, whereby one had only to open his works at random to find guidance on the future, continued even throughout the Christian middle ages (Comparetti 48). 2 “[S]elon les dires des contemporains, […] après trois mois de leçons de latin l’élève fut aussi forte que le maître [Gilles Ménage]: ‘Trois mois après que Madame de LaFayette eut commencé d’apprendre le latin,’ lit-on dans Segraisiana [Segrais, Segraisiana, Paris, 1722], ‘elle en savait déjà plus que Monsieur Ménage et que le Père Rapin, ses maîtres: en la faisant expliquer, ils eurent dispute ensemble touchant l’explication d’un passage et ni l’un ni l’autre ne vouloit se rendre au sentiment de son compagnon: Madame de LaFayette leur dit, vous n’y entendez rien ni l’un ni l’autre ; en effet elle leur dit la véritable explication de ce passage, ils tombèrent d’accord qu’elle avait raison. C’était un poète qu’elle expliquait, car elle n’aimoit pas la prose, et elle n’a pas lu Cicéron: mais comme elle se plaisoit fort à la poésie, elle lisoit particulièrement Virgile et Horace […]’” (Ashton 29-30, see also Haig 22). In addition she had commented on Segrais’s French translation of Virgil’s text (Rea 222). Although one should readily discount the accuracy of Segrais’s flattering description of Madame de Lafayette’s knowledge of Latin (see for example Lafayette’s own description of her Latin, Correspondance 196-97, 201, 218), Ménage and another of her intellectual and literary mentors, Pierre-Daniel Huet, could nonetheless communicate with her in Latin (for example, Lafayette, Correspondance 160-61, 162, 211), so there can be no discounting her acquaintance with Virgil. 676 Charles O’Keefe the passage in Augustine’s Confessions (regretting his emotional response as a youth to the fictional Dido, Book 1, Chapter 13) and including Montfleury’s comedy entitled L’ambigu comique ou les Amours de Didon et d’Ænée (produced in 1673, five years before the publication of Lafayette’s text). 3 Granted then that Lafayette and her world were quite familiar with the Carthaginian queen’s story in the Aeneid, and granted then that in its outline the allegedly unique story of the Princess’s love affair is not in fact unique, the question arises of the extent to which Lafayette’s novel can be shown to parallel Virgil’s epic. As was indicated above, in its plot outline Lafayette’s text shows arresting parallels with Virgil’s: Dido had of course been a queen, that is, an aristocrat, like the Princess, who too had vowed not to marry after the death of her husband (Sichaeus), but who subsequently had found herself deeply in love with a renowned warrior, Aeneas in her case, one of the most attractive men of her times, as Nemours would be in the Princess’s times. In fact Aeneas was the literal son of the goddess of love as the irresistible Nemours would be her metaphorical son (Lafayette, La Princesse de Clèves 132). However, neither woman would ultimately marry her “son of Venus,” Dido being refused by Aeneas, and in a highly significant reversal of roles, the Princess refusing Nemours’s hand. One soon realizes that the parallels extend even to less obvious details as well, for example that the color marking Dido is yellow, as noted above for Lafayette’s Princess: Dido’s hair is blond (Virgil 4.698 - as indeed is that of the presumed forebears of the Princess, the Gauls, whose blond hair figures on the wondrous shield made for Aeneas by Vulcan, 8.659), her hair is knotted in gold (4.138), Aeneas gives her a veil edged in yellow (1.711), and his sword that she uses to kill herself was starred with yellow jasper (4.261, 4.646-647). The focus of this study being the puzzle that concludes the Princess’s story, a careful comparison of the two texts’ endings should now be undertaken. But the effort, like that of the Prince’s manservant, can only glimpse uncertainly what it is looking for. We start with the climax of Virgil’s episode, in which Dido kills herself in order to escape the anguish and humiliation of spurned love. In rereading the climax, one notes that, as was religiously appropriate for Dido’s approach to the altar in order to beseech the gods, she first must untie/ untangle her sandal and girdle, because the Romans considered knots dangerous in all religious rites (Burriss 157): “She herself, with holy meal and holy hands, stood beside the altars, one foot 3 For sources offering comprehensive lists of appearances of Dido in English, French, Italian, Latin, and Spanish literatures, see Desmond 237-38, note 93. Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves 677 unsandalled and girdle loosened; soon to die she calls on the gods and on the stars, witnesses of her doom [...]” (Virgil 4.517-520). Moreover, initially unsuccessful in her attempt at suicide and suffering dreadfully, she is granted mercy by Juno, who sends Iris to cut her hair (substituting for Proserpine, who was supposed to cut hair from those entering the underworld), Iris who thereby (in Virgil’s words) “luctantem animam […] resolveret” [“her struggling soul […] might {she} untie” 4.695]. With these passages in mind, we can now view the Princess, the proposed French Dido, as imitating her Carthaginian intertextual sister, but she admittedly does so only indirectly and subtly - that is, under a far from decisive, lunar light. The Princess, at the end of her story, enters a convent, thereby making possible a tenuous link between herself and Dido at the end of her story, that link being the cutting of hair at a religious site: the convent, like Dido’s sacrificial altar, was both a sacred site and the site par excellence of women with shorn hair. Furthermore, the convent, like Dido’s pagan altar, was a site of death, at least symbolically, insofar as the cutting of hair indicated that the nuns would, if not literally and immediately then spiritually and eventually, die to the world. (One of the more memorable examples of that in French literature occurs at the end of Chateaubriand’s René, when the eponymous narrator observes his sister Amélie take her convent vows.) In those symbolic terms, then, the new Dido, like her predecessor experiencing a sense of impending death (“Cette vue si longue et si prochaine de la mort,” Lafayette, La Princesse de Clèves 313), in presumably cutting her hair or in at least associating herself with women shorn of their hair, “resolves” her problems, she “untangles” herself from all entanglements: in the abstract she “untangles” herself from the entanglement of the real with the only apparent, but more concretely she does so from the entanglement of the French court’s erotic/ political “intrigues” (e.g. Lafayette, La Princesse de Clèves 5, the word intrigue coming from intricare, ‘to entangle’), and most importantly for her she “untangles” herself from the attachements “binding” the three protagonists to each other in conflicting ways (e.g., 305, 307, 313) that for her and on her idiosyncratic terms threaten her duty (308-9). That duty, it must be remembered, is one that the conclusion’s two male authority figures, Nemours her would-be husband and the Vidame de Chartres the remaining patriarch of her family, unsuccessfully insist that she reject. Especially when viewed against male insistence that the Princess reject her sense of duty to herself, her turning to a convent for “resolution” had special resonance for seventeenth-century France, where the number of convents had recently proliferated (Walker 9), imprinting a feminine spiri- 678 Charles O’Keefe tuality on France’s Catholic Reformation (Rapley 5), and effectively resisting - indeed violating - the sexist strictures of post-Tridentine Catholicism. It would be hard to exaggerate the difficulty of - and need for - resistance: Nowhere has the metaphor of war between the sexes been more liberally employed than in describing French society in the seventeenth century. Almost every indicator of social relationships which historians have examined - religion, politics, the law, medical practice, literature, business, and marital and family relationships - has supported their thesis of a growing male-female dichotomy, an aggressive antifeminism, an irresistible trend towards patriarchy. The picture emerges of a society like an armed camp, with men in control of all strategic points. Yet it also appears that the men lived in a constant state of anxious vigilance, always alert to the other sex’s efforts at usurpation. The image that haunted their thoughts was that of the ‘world turned upside-down’: the mule riding the muleteer, the woman commanding the man, a thing against all nature and reason. (Rapley 3) Unsurprisingly, in such a world the usually compliant Princess’s decision to resist patriarchal authority, to flee that world and an apparently ideal marriage by associating with a convent, would appear even to her all the more surprising, all the more “against all nature and reason”: “Elle fut étonnée de ce qu’elle avait fait; elle s’en repentit; elle en eut de la joie […]” (Lafayette, La Princesse de Clèves 310). Equally unsurprisingly, scholars of seventeenth-century French convents have demonstrated that convents became a center of womanist resistance to authoritarian, gynophobic patriarchy. In many cases this occurred precisely as a result of women’s making the convent what Elizabeth Rapley designates an “‘intermediate state’ part religious, part secular” (Rapley 7), and as Linda Lierheimer has written, a site straddling “the boundary between lay and monastic” (211; see also Walker 5). That intermediate state cannot help but bring to mind the puzzle within the puzzle found on the very last page of La Princesse de Clèves, namely, why Lafayette’s heroine, after refusing apparently ideal love and marriage, not only turns to the convent, but does so in a highly unusual way, spending the rest of her life creating “des exemples de vertu inimitables” by regularly straddling the “intermediate state” between a “maison religieuse” and “chez elle” (Lafayette, La Princesse de Clèves 315; for a different reading of the “puzzle within the puzzle,” see Racevskis). In short, then, La Princesse de Clèves can be read to make of its convent, on the one hand an ever so “lunar-lit” reversal of one of the West’s originary literary struggles pitting a woman’s rule, that of Queen Dido, against a man’s rule, that of Rome-bound Aeneas, patriarch par excellence, and on the other hand a highly resonant reminder for its seventeenth-century Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves 679 readers of the seismic confrontation with power between the sexes, a confrontation underscored by womanist resistance in the convents. With this answer to the first of the two questions posed above (no, the Princess’s love story is decidedly not unique, but it does reverse the patriarchal submission characterizing its prestigious intertext), there remains the second question: why was Lafayette so inclined - consciously or unconsciously - to deflect attention away from her novel’s Virgilian intertext? ; or, to rephrase, why does her novel reflect its intertext only under a less than decisive, lunar light? To be sure, in the sort of moon-lit reading argued for in these pages, speculation could lead to any number of insubstantial, unproductive answers. For instance, it is the case that many texts deflect attention away from their intertextual tracks, especially if, as was the case for La Princesse de Clèves, they are presented as nouvelles, that is, as examples of a new kind of literature. But a less speculative and a more interesting answer, one more in harmony with the political and ideological issues in play at the time of the novel’s production, would take as its starting point the observation of the great success with which Lafayette’s love story did in fact deflect attention away from its intertext. Even in Lafayette’s time, a time far more attuned to classical studies than our own, her text’s claim to being a new, unique love story managed to go unchallenged, even by its first substantial critic Valincour who, in his book’s disparaging attack on La Princesse de Clèves, happened to refer to Virgil’s epic no fewer than three times (Valincour 63, 71, 72), on the third occasion even explicitly naming Dido and Aeneas. But not once did he give any sign of seeing any parallels between Virgil’s and Lafayette’s love stories. The success at deflection harmonizes quite nicely with the visibly suppressive character of this text by Lafayette, an intimate of Louis XIV’s intimidating court for ten years (Adam 186), a suppressive character not at all surprising given the pressures attending questions about women’s status, their rights, and their potential under the Sun King. Consequently, I propose that important aspects of the text allow themselves to be glimpsed only in an uncertain, moon-lit reading consistent with the text’s omnipresent suppressiveness. To begin with, an article of Joan DeJean’s has argued well for what she terms Lafayette’s novel’s “poetics of suppression” that in its impact ranges from the author’s suppression of her own name, on through pronoun usage and wide-spread, varied use of ellipsis, extending even to the Princess’s identity and story (DeJean, “Poetics of Suppression”). Also, we should acknowledge that Lafayette’s novel is after all an emphatically litotic text, that is, one that affirms strong emotion, particularly the love that interests it so strongly, by showing it through not showing it, by focusing on it even as it suppresses its expression both in word and in action. We should recall as 680 Charles O’Keefe well that the text opens with a brazen example of suppression when it denies the glory of the Sun King by maintaining that never has a French court matched Henri II’s in la magnificence et la galanterie (a denial that clearly registered with contemporaries, e.g. Valincour 34-35). The brazenness yet indirection of this incipit suggests that Lafayette’s novel works an attack on Louis’s reign in an indirect mode made necessary not only by the threat of serious social and regal reprisals for overt assaults, but also by a “novel” way of seeing women’s plight in late seventeenth-century France. Within that suppressive context we should consider this: just as the text suppresses that one astral symbol, the sun, so too it suppresses that other, competing astral symbol, the moon, insofar as Henri II’s notorious and notoriously powerful mistress, Mme de Valentinois, in spite of her domination of the novel’s politics, is only rarely in the novel referred to under the name by which she has been best known to history, the name by which her Antiquity-smitten world so often referred to her, and by which her passion and monument, the chateau and garden of Anet, so richly glorified her (Cloulas 236 ff.), namely, Diane de Poitiers. Let us recall that Diana the lunar goddess, hunter, and slayer, evoked unruly nature so incompatible with the Sun King’s will to order in architecture and gardens as in politics and literature. 4 (There is of course nothing suppressed about the role of the Duchess of Valentinois in Lafayette’s novel, or for that matter about the fact that “Mme de Lafayette ensures that the reader will perceive points of comparison” between the Duchess and the Princess [MacRae 565] - a point important for my conclusion. But as we will soon see, the lunar side of the Duchess and of the link between the two figures is indeed open only to indirect glimpses.) The barely glimpsed quality both of this sunmoon opposition and of the novel’s intertextual links discussed above, seems of a piece with so many of the text’s more striking moments that insist that simple sight destroys, that the eye seeing directly has an affinity for death, literally as in the death of Madame de Chartres after seeing in her married daughter’s comportment the presumed certainty that the latter is entertaining a potentially adulterous love, metaphorically as in the death to Nemours’s erotic aspirations that is eventually brought about by his voyeurism, and symbolically as in Henri’s joust that brings him death through the eye. Even the mere assumption of seeing with simple clarity can bring doom, witness the Prince’s dying after insisting on reading certainty into his servant’s uncertain message, the message that opened this article. 4 I would like to thank Ms. Elise Albrecht, Denison ’05, for her help with the research on this aspect of my argument. Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves 681 The potential value of this consciously lunar glimpse at a text, a glimpse that offers something other than solar clarity and decisiveness, takes on an added dimension when we realize that Dido herself has been shown by classical scholars to be a Phoenician incarnation of none other than the lunar goddess (Seyffert 185), an incarnation acknowledged in Virgil’s text by comparing Dido to the moon-goddess Diana when the Carthaginian queen first appears (1.494-504) and later by linking her to the moon when she appears to Aeneas in the underground land of the dead (6.450-54). If that lunar connection is made, is it appropriate to conclude that the new French Dido too has a lunar side, and can anything be found in Lafayette’s novel to warrant that? Perhaps. Consider the novel’s last sentence, the one that has caused no small amount of critical ink to be spilt, the one described above as “the puzzle within the puzzle,” the expression that uses the iterative imperfect to tell us that, after giving up her love, the Princess for the rest of her life would withdraw to a convent part of the year only to leave it: “Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse et l’autre chez elle […] (Lafayette, La Princesse de Clèves 315). The expression gives pause, because, to my knowledge, although a widow’s leaving the world to enter a convent is banal enough in seventeenth-century French life as in its fiction, in fiction at least this regular, rhythmic - lunar? - moving in and out is unparalleled, and thus would, like so much in this novel, tease at the threshold of awareness for informed readers. Moreover, if we turn from a consideration of literary parallels to a consideration of those to be found in history, we may recall the singular life of the Duchesse de Longueville, one of the frondeuses appropriately called “Amazons” in their time (DeJean, Tender Geographies 9-10, 36-45), literally a woman warrior who dared to take up arms and seriously (and almost with success) threaten Louis’s power and indeed reign, an historical incarnation of, in Rapley’s expression, “the ‘world turned upside-down’: the mule riding the muleteer, the woman commanding the man, a thing against all nature and reason.” It turns out that Longueville spent the end of her life vacillating between the world and the call of Jansenist retreat from the world: “In the years after the Fronde, the greatest frondeuse, the Duchesse de Longueville, chose a not unrelated form of retreat - to the Carmel convent in the faubourg Saint- Jacques - and divided her life between this female community and a house she had built for herself at the Jansenist monastery, Port-Royal” (DeJean, Tender Geographies 233 note 40; see also Erlanger 226 ff.). That singular, powerful, resistant woman’s story would have been quite familiar to Lafayette, because her close friend La Rochefoucauld had been Longueville’s lover and father to her son Paris. So the Princess’s alternately appearing in, and then disappearing from, une maison religieuse and chez elle is yet 682 Charles O’Keefe another interpretive tease, a glimpse of a role harmonizing with both the moon’s and a towering woman rebel’s rhythm of presence and absence to the world. I would like to start to close by offering an answer to the question hanging over this article’s entire argument: what is the point of a reading that is merely glimpsing, merely “lunar-lit”? The major contentions of Joan DeJean’s book Tender Geographies set the context for an answer. DeJean shows that the modern French novel is a feminist creation (5), that in seventeenth-century France “female authorship was a political act,” that novels such as Lafayette’s “are never solely about love, but always stress the political and social implication of affective choices and female writing” (11), that such novels provide “at least a subtle contestation” (8 ; my emphasis) of the political structures of the time. Those points, together with DeJean’s recalling that “the Augustan age [deliberately glorified in the Aeneid] was already being promoted as the model for France’s selfdesignated Golden Age” (91), would set the context for the proposed lunar reading, to wit: at a time of increasingly intolerant political, literary, and sexist absolutism, the suppressive, elliptical, litotic La Princesse de Clèves can only hint at its Virgilian intertext but do no more, because in the context of late seventeenth-century France’s concerted and largely successful repression of women, of their history, their power, their potential, this novel’s vision of womanist devenir, like the Princess’s vision of devoir, “ne subsiste que dans l’imagination.” On the other hand, a nouvelle that can be read to challenge, however subtly, patriarchal intolerance of women does well to challenge it through the Aeneid, because as Marilynn Desmond shows in Reading Dido, her postcolonial, feminist study of Virgil’s epic, from the Middle Ages up until the nineteenth century: the reading of the Aeneid has been associated with the study of Latin, thereby placing Virgil at the heart of institutionalized education; consequently, the history of education in the West has - until very recently - paralleled the history of Virgil readership. And groups historically excluded from institutional education have also been excluded from Virgil readership: women of any class […].” (Desmond 4). Small wonder then that for T. S. Eliot Virgil “acquires the centrality of the unique classic; he is at the centre of European civilization, in a position which no other poet can share or usurp” (Eliot 70). But in spite of the Aeneid’s service in the cause of patriarchal ideology that has historically replicated itself in the West’s institutionalized and until recent times sexist education of exclusion, Desmond shows the story of Dido, in its various forms throughout the post-Augustan Roman empire and medieval Europe, Lunar Glimpses in La Princesse de Clèves 683 to have questioned and challenged Virgil’s turning the original Dido tale on its head when he proposed a flawed, failed, and submissive woman to replace the resourceful and commanding leader who had with great success defied male dominance. In its own lunar-lit way La Princesse de Clèves, a novel written by a woman who had read Virgil in Latin, restores the main power-dynamics of the original tale, reasserting what Desmond, after Trinh Minh-ha, terms the second-hand memory of an earlier, heroic Dido (Desmond 3). So “je n’ai rien à vous apprendre sur quoi on puisse faire de jugement assuré,” but I do propose that this text, read in this intertextual way, lets us glimpse - but no more - the Princess as French Dido who in turn hints - but no more - at Diana, both the lunar goddess of mythology and the political giant of the reign of Henri II. The French Dido-Princess/ Diane would challenge Aeneas-Nemours who in turn would hint at Augustus-Louis, the brilliant but blinding solar Apollo of seventeenth-century French political and literary power. Moreover, a recent study of the figure of Dido across centuries, cultures, and continents shows her to be “not only […] a liminal figure who defies all boundaries but also […] an aesthetic tool to both resist and endorse the hegemonic discourse of the state regarding national, racial, and gender identity” (Zayzafoon 72). That characterization of Didofigures like the characterization proposed in this article harmonizes well both with the contradictory state of the literary criticism surveyed by Campbell in the opening paragraph above, and with the glimpsing nature of the current argument. But the very glimpsing itself recalls another reason for the enduring appeal of La Princesse de Clèves: “The ‘merit’ of Lafayette’s novel, the fascination it exercises over readers, comes from her understanding of the power of language and of the spell cast by what is outside of language, the unsayable - la Princesse de Clèves is a true Barthesian texte de jouissance, a text that glorifies the in-dicible, the coupure, the faille” (DeJean, “Poetics of Suppression” 94). Nor was this the first time in the history of French letters that the revolutionary text of a woman writer echoed classical precedent in a way that hinted at the need for its discretion in a man’s literary world, while inviting the reader to engage its obscurities in order to generate hermeneutically le surplus: Custume fu as anciëns Ceo testimoine Precïens Es livres ke jadis feseient Assez oscurement diseient Pur ceus ki a venir esteient E ki aprendre les deveient, K’i peüssent gloser la lettre 684 Charles O’Keefe E de lur sen le surplus mettre. (Marie de France, “Prologue” 9-16) And le surplus, like la faille endlessly rich in subversive potential, ne subsistent que dans l’imagination, of course and necessarily. Bibliography Adam, Antoine : Histoire de la littérature française au XVII e siècle. Vol. 4. Paris: Editions Domat, 1954. Ashton, H. : Madame de La Fayette: Sa vie et ses œuvres. Cambridge: Cambridge UP, 1922. 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It will consider if the mother is correct in claiming she understands herself, her daughter, and their world and if she is consistent in her ideas and actions. She has received much critical attention, but more needs to be given to her contribution, to all the details and the sequence of what she says and does, and to the effects of this on the daughter. At times she is viewed as if Lafayette 2 portrayed her without irony and simply endorsed her views and claims. A close reading 3 will try to show that she misunderstands sexual passion and the degree to which she can control it. Her misunderstandings are best read against a not uncommon understanding of two seventeenthcentury views of passion 4 . Of these views, one 5 sees passion as capable of being controlled by the human will and dominated by rational self-control; the second sees passion as beyond the control of human reason and will and 1 To keep this to a reasonable limit, it is hoped the reader will know well the story and relevant scholarship; I would be happy to send a fuller version to anyone interested: gskjp@att.net. I would like to thank Editor Rainer Zaiser, who has been very helpful, and Georgette S. Kagan. 2 This is not an attempt to portray the mother as only making mistakes or as alone responsible for the daughter’s problems. Nor is it an attempt to determine whether the mother’s educational plan is “Christian” or not, nor whether her ideas are repressive. See Campbell (pp. 295-297, 300-301, 305) for his attempts to group the various critics. 3 All references to the Princesse de Clèves are to the text of A. Adam. 4 See, for example, Shaw (pp. 223, 226-230) for evidence for these views of the passions. See Doubrovsky for Corneille’s heroes (pp. 37, 38, 40), and for the difference between their attitudes and those of the mother (p. 40), as well as for the failure of the mother to understand how far passion can be controlled (p. 41). See also Goode (pp. 398-399), Mesnard (pp. 66-68), and Francillon (pp. 142-143). 5 The first type is found in some of Corneille’s protagonists and in Descartes’ analysis of the emotions, the second in Pascal, La Rochefoucauld and Racine. John Phillips 688 as dangerous because it escapes one’s rational self-control and self-understanding. Her view resembles the first of these, but her educational plan, her interventions to help, and her establishment of her daughter in the “wrong” marriage show that she is not in sufficient control of herself nor her daughter, not sufficiently knowledgeable about virtue or marriage, and not sufficiently knowledgeable about how the Court functions, creating an impossible situation for the daughter. It will also be shown how Lafayette gives indirect indications that this is what is happening. The whole is complicated by the mother’s sudden, unexpected “death” at a crucial point, but Lafayette probably has her die thusly to emphasize the problems in the mother’s approach throughout 6 . One element of her novel educational plan (p. 41) intended to help the daughter in such a dangerous environment is that unlike other mothers she thinks it possible to explicitly talk to her daughter about what is “agréable” in “galanteries,” i.e., about sexual pleasure, even though this is her daughter and they are removed in age and sexual experience 7 . She wants to inculcate and strengthen virtue, but does not explain why others did not act thusly. One expects her to have a comprehensive understanding of passion and “galanteries” to insure her method would not cause difficulties not faced by other daughters, but it is immediately clear that she does not have this understanding, since she never (pp. 41-42) understands the significance of the fact that her daughter’s striking appearance (being, unusually, blonde) and great beauty have irrational effects and create erotic feelings whose consequences may be significant. An example of this (p. 41) occurs when 6 As stated, many critics want to defend or criticize a view of the mother as having a consistent viewpoint, which they deem “good” or “bad”, but without having analyzed her words and actions in sufficient detail and without having paid sufficient attention to the sequence of events, as well as without a sufficient allowance for irony on Lafayette’s part. See, for example, Leiner (pp. 141-147) whose concern is to show that the mother is a sincere Christian who has given her daughter a Christian understanding of virtue and duty and who has been consistent from her first words to her last. So too Henry (pp.159-160) seems to take the narrator’s descriptions of the mother as being without irony. As for Forestier’s ideas about the mother as a social and moral guide for her daughter, the object of this paper would be to show that the mother fails both as a social and as a moral guide, and that the failures are similar in nature. 7 Many critics (for example, Kamuf, p. 209, Sweetser, p. 210, Francillon, p. 142) have noted how much the mother’s plan departs from contemporary standards, as aristocratic mothers usually left their daughters’ education to governesses or placed them in convents. Some critics also find it striking that the mother does not avoid any discussion of sexual pleasure (for example, Henry, p. 158, Malandain, p. 71). Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 689 the Vidame de Chartres, a relative, meets her before she goes to Court. He is struck by her beauty, but this is innocent since he is not a potential lover, but the mother seems unaware of the significance of the impression made on him. A less innocent example is at the jeweler’s, where the power of her beauty and appearance are significant. We have a surprising yet unexplained break with the expected way of introducing a daughter into society, because a young, beautiful, unmarried woman is allowed to appear in public without a mother, without an official introduction. The jeweler, confused, cannot tell if she is married, but decides to address her as “Madame” to be polite. He has no erotic interest in her (his mistake is due to the confusing circumstances) but his mistake contributes to the serious consequences of Clèves’ confusion, which is of a different order. When he sees her he is astonished at her beauty, and because of his erotic interest, the jeweler’s mistaken identification adds to his confusion. Clèves’ passion makes him want to know who this beautiful, unknown woman is, and so he urgently wishes to determine if the jeweler is correct, or if he is correct in viewing her marital status and all else about her as unclear. Madame de Chartres has created an exceptional circumstance that complicates her daughter’s entry into society and her marriage prospects 8 . Leaving aside the propriety of a daughter’s appearance without introduction, the mother does not understand love since she does not realize that passion contains irrational, uncontrollable elements, such as the power of beauty to provoke passion in others, and this oversight directly affects her daughter. If one considers the propriety of a daughter’s appearance in this way, the mother appears a less reliable guide than she thinks, having poorly managed this first appearance in society. Support for this comes when Clèves (pp. 42-43) goes to Court to ask who this new person is, and all think it is impossible for such a person to be there without their knowing, i.e., without a formal 8 Lafayette’s contemporary Valincourt (p. 93) thought the daughter’s appearance alone at the jeweler’s surprising and perhaps objectionable, and reported that different contemporary women found it inappropriate. Sarlet (p. 190) also thinks that the daughter’s extraordinary beauty must be taken into account. Biet’s very useful article, about the consolidation of power over marriage into the hands of fathers and the king, has many observations supporting the claim that the mother mismanages the marriage and does not understand how the Court works. He (pp. 44-45) agrees that the mother allowing the daughter to appear without an escort at the jeweler’s is a source of great confusion to Clèves, who thinks that she is a “fille” but sees no “mère,” and notes that by allowing Clèves to develop a “passion” for the daughter, she has in effect disqualified him as a “mari” for her daughter (as the best marriages were thought to have to exclude “passion”) and also set up part of Clèves’ dilemma of being both an “amant” and a “mari” without being able to be either. John Phillips 690 introduction; when they meet her, virtually every person comments on her exceptional beauty, another reminder of this significant element. The mother tells her, once introduced at Court (pp. 44-45), that she wants her to tell her (not as a “mère” but as an “amie”) all the “galanteries” spoken to her so as to guide her in the areas where the young are “souvent embarrassés”. These uncomfortable situations, where the young are “embarrassés” because of spoken “galanteries” which one would not tell a “mère” but only an “amie,” must be erotic in nature, so the mother thinks the sexual attentions paid to her young, beautiful daughter can be treated as if they were not sexual, or as if their being sexual was so inconsequential they could be shared with a mother. This suggests that she should not feel shame speaking about these things to her mother or that any shame should be controlled, but it ignores the fact that a daughter has a sexual nature which would view these experiences differently than a mother. She earlier claimed (p. 41) that she could openly discuss with her what was “agréable” in “galanteries”, but she nowhere explains why she thinks her daughter can talk to her about these things, or why any mother and daughter could talk openly about sexual passion. A more significant indication of her limitations is her attempt to arrange her daughter’s marriage (pp. 45-49) 9 . The more she tries to manipulate the 9 Many critics have addressed the question of whether the mother understands the Court, and whether she arranges an appropriate or inappropriate marriage, but, as mentioned, without sufficient attention to detail, to sequence, and to the use of irony (for example, Forestier, p. 69). Sweetser (pp. 212-215) mistakenly thinks the daughter twice freely rejected Clèves, but there is some question about the propriety of Clèves speaking to her alone and about marriage and his feelings, and (p. 49) her “reconnaissance” for Clèves was ambiguous, as he misunderstood her to be telling him what he wanted to hear, which she was not. Sweetser also claims the mother had a “fond hope” that the daughter’s emotions toward Clèves would change but these “fond hopes” are nowhere explicitly stated, and Sweetser omits too much of the context and gives too little consideration to the specific actions of the mother as well as to their results. Henry (pp. 158-160) thinks the mother has not arranged the “wrong” marriage, but he cites no evidence in the text (only the writings of François de Sales). Hirsch (pp. 74-76) cites textual evidence neither for the mother’s alleged “ambivalence” nor for the assumption that love would grow in the daughter in time. Haase-Dubosc’s (pp. 445-450) claims for what the mother wants seem too banal to fit the pretensions of the mother, whose alleged “connaissance parfaite des rouages politiques de la cour” seems patently incapable of proof. Todd (pp. 229-230) agrees the mother makes a mistake, but he does not see this as the result of the mother’s actions and misunderstanding. Biet’s analysis (pp. 38-43) of 16 th -century marriage conventions helps us understand both the mistakes Clèves, the cadet in his family, makes and the opposition of Nevers, Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 691 people and forces at Court, the more ignorant and powerless she appears. Her inability to understand what is happening and why hurts her pride so much 10 she creates a situation where everyone is afraid to marry her daughter. Having created this impasse, she chooses as her way out a course which both contradicts the heart of her instruction to her daughter and forces her to abandon what the mother insisted was the only safeguard for the “bonheur” of a virtuous woman; and she is completely silent on, if not oblivious to, the role she herself had in creating this situation 11 . Her failure to understand the Court, together with her educational plan (p. 41) hurt the daughter. To persuade her to enter the only marriage that can keep her virtue and happiness safe, she constructed an outline of moral “negatives” and “positives.” However hard it may be, she can only protect her virtue and happiness by marrying someone she loves and by whom she will be loved. 12 But ironically, it is the mother’s weaknesses, not the daughter’s, which will undermine this idealized, “safe”, marriage and land the daughter in the “wrong” marriage. The mother, “extrêmement glorieuse” (p. 41) 13 , feels grievously slighted by the rejections her daughter receives (p. 46), yet her ignorance of the Court led her to make choices which inevitably led to rejection. Her pride and ambition created situations in conflict with what she described as best for her daughter’s virtue and happiness, yet she does not realize there is a conflict and she created it. Though Clèves knows nothing of her advice, he (pp. 49-51) seems to remind the reader of the mother’s ideas. He is clear he fears that in the marriage there will be no Valentinois and Henri II as the predictable maneuverings for a marriage of such importance. Goode (pp. 398-410) recognizes the mother is the main cause of the daughter’s unhappiness because she forgets her own teaching; Campbell (pp. 299- 300) thinks that the mother has a seriously flawed “battle plan.” 10 P. 46 “[…] le dépit qu’elle eut lui fit penser à trouver un parti pour sa fille qui la mît au-dessus de ceux qui se croyaient au-dessus d’elle.” 11 The mother’s inability to comprehend the Court is illuminated (p. 48) by the Reine-Dauphine’s explanation to the daughter of the failure of her own efforts to help the daughter’s marriage plans. She explains how, in the past, she had been opposed by the Queen and Valentinois simply because of her mother’s prior relations to these women, which shows the daughter that at Court, it is often a question of families, of “maisons,” whereas Mme de Chartres acts as if she operated in a vacuum, as if her membership in a particular family was not an essential part of the way in which she and her daughter are understood. 12 (“ […] combien il était difficile de conserver cette vertu que par […] un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée” p. 41). 13 Many critics have commented on this aspect of the mother’s character. See, for example, Kuizenga (pp. 78-80), Goode (p. 80), and Francillon (pp. 144-145). John Phillips 692 “passion”, and tells the daughter this; she tells the mother, and confirms that Clèves is correct that she has no “inclination” for him; yet the mother agrees to the match. To emphasize her abandonment and contradiction of her earlier ideas to save her own (and her daughter’s) dignity, Lafayette has her dismiss her daughter’s lack of enthusiasm for Clèves with words 14 which recall her earlier statement 15 of what was essential for a safe marriage 16 . Without acknowledging it, she has created an impasse which can only be resolved by the extraordinary accident of Nevers’ sudden death freeing Clèves to propose to the daughter, coupled with the mother’s violation of her own principles in choosing ambition and worldly success over safeguarding her daughter’s “vertu” and “bonheur”. After arranging the (wrong) marriage she (pp. 50f.) gives further evidence she created a situation she can neither understand nor manage. Clèves makes clear the daughter still has no “passion” for him and does not even understand what he is talking about. The daughter pities Guise and talks to her about this “galanterie”, but only because she is indifferent to him. She sees her daughter is not moved by Clèves and tries to correct this. In an echo (p. 51) of her earlier words we see her try to compensate for the central problem in this marriage by trying to unite her daughter to the 14 (“[…] elle [that is, Mme de Chartres] ne craignit point de donner à sa fille un mari qu’elle ne pût aimer […]” p. 50). 15 (“[…] un grand soin […] ce qui seul peut faire le bonheur […] d’aimer son mari et en être aimée”, p. 41). 16 Kamuf (p. 213) thinks that this sentence (p. 50) “[…] elle ne craignit […]”) can mean either that the mother feared her daughter might not love Clèves or might love him. But it is difficult to see what this second reading would mean. Why would the mother have to comment on the fact that she was giving her daughter to someone her daughter could love? Clèves mistook the daughter’s “reconnaissance” for more than it was, then the mother told the daughter she would experience “joie” if the daughter accepted Clèves. Duchêne (pp. 41-46), as well as in the discussion following Biet’s presentation (pp. 50-53), thinks that the mother does not contradict her earlier views, but his reasoning, including his idea about Clèves’ inability to arouse sexual pleasure (p. 45), is not supported by evidence in the text. Biet (p. 50) agrees that the mother’s expression (“[…] elle ne craignit […]”) is potentially difficult, but he thinks that this is so because it depends on how the mother uses the word “aimer”. He thinks that since “tranquillité” is so important to her, and because “tranquillité” comes through “amicitia” and “amour-estime” the mother has misled her daughter, as her daughter assumes that Clèves is a normal “mari,” i.e., that he is not moved by passion. Henry (p. 114) and Niderst (p. 9) see the mother as contradicting herself here and creating serious problems for her daughter. Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 693 husband for whom she feels no passion 17 , but the words now are used in a context where compromise is inevitable because of her incompetence and self-interest, further emphasized when she stresses what the daughter owes (“devoir”) to Clèves because of his “inclination” and “passion” for her when no one dared approach her. She has now moved her daughter far from her original ideals toward a worldly compromise because of her misunderstanding of Court realities and because of the difficult, confused situation her own ambition created. Now it is no longer “aimer et en être aimée” as the “seul” protection of “vertu” and “bonheur”, but a question of what is owed (“devait”) to the only alternative to the shameful possibility of no marriage at all. The rejections caused by her ineptitude and over-sensitivity made her feel “dépit” and led her to want to feel superior to all who rejected the match with her daughter. Now she is happy to have anyone, and “vertu” has had to cede to self-interest. After the marriage (pp. 51ff.), he is still not “heureux”, still not loved but not yet jealous. When Nemours returns, she sees him at the “bal” and they are surprised at each other’s beauty. Now (p. 54) she tells her first “lie”, denying to the King she knows who Nemours is. Since Guise loves her he is sensitive enough to see at the “bal” that Nemours will love her and she him. When she reports back, the mother realizes (p. 54) what Guise saw, i.e., that a passionate attachment is developing. Here is the first serious problem created by the mother having married her to someone she does not love, but she comments neither on her part in creating this dangerous situation (the opposite of what she claimed was best) nor on any changes she might make to help her daughter. She seems not to take into account her recognition that the daughter’s psychological situation has substantially changed because of her passion. It is right after the mother’s errors have led to the “wrong” marriage that the daughter resorts to lying for the first but not the last time, an indication she is already in over her head and not fully aware of all that is happening. The mother’s education has been no help in preparing her to understand or react to such a situation. The mother gives more guidance in her response to the request for an explanation of Henri II’s and Valentinois’ passion. She does not state her purpose, so it is essential to note what the daughter asks, whether or not, and how, the mother responds, whether she takes into account the 17 “[…] cela [meaning the fact that “Clèves ne l’avait touchée, non plus que les autres”] fut cause qu’elle [that is, Mme de Chartres] prit de grands soins de l’attacher à son mari et de lui faire comprendre ce qu’elle devait à l’inclination qu’il avait eue pour elle avant que de la connaître et à la passion qu’il lui avait témoignée en la préférant à tous les autres partis dans un temps où personne n’osait plus penser à elle […]”). John Phillips 694 daughter’s new situation (perhaps prompting the question), and whether and how what she says affects the daughter. She emphasizes the distinction (which she claims to be especially competent to make) between appearance and reality and the dangers of judging by appearances at Court, but her response raises questions about how well her education works and whether she understands what she claims; it also includes an explanation of why she had trouble arranging the marriage, though she seems unaware of the importance of what she says 18 . When she and Nemours saw each other (p. 55) for the wedding preparations (of Claude de France), his “inclination” became “violente”, and he in turn made a “grande impression”. Valentinois was at the various gatherings, which caused the daughter to be impressed and surprised by the “vivacité” and “soin” shown by Henri II to her and by the duration of his passion, which prompted her question to her mother. She responds (pp. 55-60) with her story of the history of the passion between Valentinois and Henri II, including the rivalries and cabals at Court, and how Valentinois’ relation to him made her master of the Court, even noting how the Guise used the Vidame to oppose Valentinois so as not to expose themselves. The mother finds it “presque incroyable” that she got Henri II to punish someone who warned him about her infidelity by getting him to dishonor this informer, then to give the informer’s honors to Brissac, and then to promote Brissac. She provides information about the Vidame’s opposition to Brissac (i.e., his opposition to Valentinois) so her narration partly explains the opposition of Valentinois to the Vidame and his “maison”, including the mother and daughter, and thereby explains some of the difficulties in arranging the marriage. If the mother’s narration is to help her daughter, she will have to take into account that she is no longer a complete stranger to love and the Court. When she asks about this passion, she is already sexually experienced, passion has already developed between her and Nemours, Guise and the mother have both recognized this, and the daughter because of her passion has already lied to the King. Her questions about love are not disinterested; she may be seeking information about passion to help understand her own situation. This is the first time we see her education used in response to her daughter explicitly asking about passion. The daughter has an “extrême étonnement” at Henri II’s passion and “soin”, and at the duration of his “attachement” to a grandmother who has and has had many affairs, and she seems to be concerned about how passion, under unusual circumstances, 18 Critics underestimate the significance of this narration. Forestier (p. 69) thinks that it need not be narrated by the mother but could be spoken by anyone else. Sweetser (pp. 213-214) thinks that its purpose is to criticize the nature of erotic love as well as the King and Valentinois. See, as well, Stone (p. 252). Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 695 can last so long, a question which may apply to her. The mother, though no purpose is stated, does not directly answer her question but moralizes her narration. The daughter cannot see how his passion could have lasted so long and in spite of her age and affairs, but the mother does not address these elements, but says rather, “yes, it is true, it is not the worth nor the fidelity of Mme de Valentinois which has created the passion of the King nor which has preserved it, and it is also for this reason that it is not excusable”. 19 But she had not asked a question such as: how can this passion last even though not “excusable”? She had noted Valentinois’ infidelity and age, but she is really interested in his persistence in the face of such hindrances. She either is unable to explain why his passion lasts or thinks it is better not to tell her why, but instead describes how it is morally undeserved and undesirable even though it lasts. Valentinois has no “beauté”, etc., and has used her “pouvoir” for things which are not “honnêtes.” Yet, as the daughter’s puzzlement insists, Henri II’s passion persisted. His attachment was not explained by the mother’s initial account 20 (p. 41) of men’s “peu de sincérité”, etc., and the resulting “malheurs”, so since she was the most important source of information on love and passion, it is the inability of her explanations to account for the strength and the duration of his passion which causes the daughter’s “extrême étonnement”. Henri II’s passion either contradicts the mother’s ideas or lies outside their range. We saw (pp. 54-55) how Nemours and she were becoming more and more attached; now suddenly her attention turns to a couple where the man is faithful and the woman notoriously not so. The daughter may see in this couple a reverse image of herself (the faithful one) and Nemours (the notoriously unfaithful one) and so look at it as perhaps providing some clue 19 (“Mme de Clèves […] regardait avec un extrême étonnement l’attachment que le roi avait pour cette duchesse, qui était grande-mère et qui venait de marier sa petite-fille. Elle en parlait souvent a Mme de Chartres: “Est-il possible [...] qu’il y ait si longtemps que le roi en soit amoureux? Comment s’est-il pu attacher à une personne qui était beaucoup plus âgée que lui, qui avait été maîtresse de son père et qui l’est encore de beaucoup d’autres […]? Il est vrai, répondit-elle, que ce n’est ni le mérite ni la fidélité de Mme de Valentinois qui a fait naître la passion du roi, ni qui l ‘a conservée, et c’est aussi en quoi il n’est pas excusable; car si cette femme avait eu de la jeunesse et de la beauté jointes à sa naissance, qu’elle eût eu le mérite de n’avoir jamais rien aimé, qu’elle eût aimé le roi avec une fidélité exacte, qu’elle eût aimé par rapport à sa seule personne sans intérêt de grandeur ni de fortune et sans se servir de son pouvoir que pour des choses honnêtes ou agréables au roi même, il faut avouer qu’on aurait eu de la peine à s’empêcher de louer ce prince du grand attachment qu’il a pour elle.” 20 Lyons (1982, pp. 392-94) also notes the failure of the mother’s initial instruction to account for what the daughter remarks. John Phillips 696 as to the duration of their passion. As the mother would not want her to have a passionate relationship with Nemours, yet has seen just this begin, it is reasonable to think she tells this story in this way to control or neutralize this passion. She seems to believe that simply by having her perceive Valentinois’ “bad” motives she would be able and willing to abandon her passion, which implies she thinks that her education has been such that simply a demonstration of “base” motives would change the daughter’s behavior. There is no sign of anything like this earlier and there will not be any such thing later. Here too she mentions the use the Guise made of the Vidame against Valentinois, but though this points to one of the Court conflicts hindering her marriage plans, she nowhere comments on this and does not understand how Valentinois might still be working against the Vidame and his family (i.e., her and her daughter) on the occasion of the marriage, though the narrator makes clear she does. Thus her statement, “if you judge by appearances etc.”, and its implicit claim, she is not as limited in this respect as others, are belied by her earlier actions in her failed attempt to arrange the marriage. She (as everyone) judges by appearances, but her claim implies she knows how not to fall into the usual traps, and so can guide her daughter, which here means not being taken in by the appearance of friendship (a temporary political expedient) between the Queen and the Connétable, not being taken in by the appearance of true (really morally suspect) passion between Valentinois and Henri II. This claim about being able to distinguish appearance from reality recalls her earlier claim, her ability to educate her daughter in the ways of passion. Again she exaggerates her abilities and self-knowledge, and understands neither her particular limitations nor the limitations inherent in the human condition. Her narration (p. 60) should produce effects consistent with her goals for the daughter, but they produce the opposite. Nemours’ passion is quite “violente”, and though he tells no one, Guise and the daughter see it. She decides she will not speak to her mother about these “sentiments”, but she did not not speak from a “dessein” (p. 61) to “cacher” 21 (cf. p. 63, her lie about the “bal”), she simply did not speak. The mother sees what is happening, including her “penchant” for him, her “péril”, etc., and all her worst fears were confirmed by the “bal”, but if the daughter has developed or had reinforced a need to conceal her feelings because of something in the mother’s narration, it is unclear why she would have desired this, as she 21 Hirsch’s claims (pp. 75-76) about the sincerity and complete honesty between the mother and the daughter seem clearly undermined by the daughter’s evident concealment (p. 61). Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 697 would have needed her daughter to say more, not conceal more. Perhaps the lesson the daughter learns is that it is better to hide anything associated with passion because it might seem immoral. This reinforces the notion that her sexual passion is not something she can talk to her mother about, and so the mother would be wrong to think that in matters of passion a mother could behave with a daughter as a friend or an equal, as someone who might have the same sexual object as her daughter. 22 She also engages in concealment when we learn of her developing passion for Nemours, how she reacts to it, and how she explains it to herself and others. Condé relates (pp. 62 ff.) to the group the views of the absent Nemours on whether it is better for one’s beloved to go to the “bal” of an “amant”, and his opinion that the worst fate for a lover is for his beloved to be present when he cannot be. She pretends 23 not to hear this, but well understands how his views about the “bal” and the “amant” apply to her and him, and also knows that he will be abroad. Upon hearing Nemours’ sentiments, she had a “grande envie” (p. 63) not to attend herself; she entered “aisément” into the idea that it is not good to go to the “bal” of an “amant” (as she would do in going to Saint-André’s “bal”), and she found it “bien aise” to have a “raison de sévérité” for doing what was a “faveur” for Nemours. She easily slips into self-deception, without intentionally, consciously being hypocritical; her “envie” moves her to substitute a virtuous reason for her real one, which is to please her beloved. A “raison de sévérité” alleged by a married woman to not go to the home of a lover wanting to please her would be respectable moral grounds for a refusal, but here this is a way to hide her non-moral reason for doing a “faveur” to one who loves her, a married woman; and the main victims of this deception are her mother and herself. And she does this after they joked about Nemours’ many mistresses, which she might have taken as a warning about his faithless nature and possible infidelity. This suggests her need for self-deception is such, it causes her to ignore what could directly, adversely affect her emotional well-being, and shows how little impact the mother’s instruction had. The mother’s education has not helped her to understand or handle this difficult situation which the mother created by her violation of her own principles and her inept attempt to manipulate the Court. It is also likely that her emphasis on the immorality of Valentinois’ passion lingers in the daughter’s mind, so that she thinks of her own passion in this way, leading her to feel she needs to find for her feelings a morally acceptable reason (a “raison de sévérité”), even if untrue, 22 Compare, as an ironical counterpoint, the relationship of Valentinois to both François I and to Henri II. 23 “Mme de Clèves ne faisait pas semblant d’entendre ce que disait le Prince de Condé mais elle l’écoutait avec attention.” John Phillips 698 so as to conceal from herself (and her mother) that she is really doing a lover a “faveur”. At best the mother has not helped, at worst she has forced her daughter into deceiving others and herself. She tells her mother the prepared “moral” reasons for her “immoral” wishes and that she does not want to go to the “bal” because Saint-André would want it understood she had had a part in his “divertissement”, and so she would be “embarrassée.” The mother used “embarrassés” (p. 45) to persuade her to talk about the “galanterie” spoken to her, so as to guide her in situations where the young are “embarrassé”. In any such situation “embarrassé” might have been used, and so would not depend on a previous use of the word, but her usage here may make the mother more inclined to accept the daughter’s deceptive plan of action, as it would echoing a word and a notion important to the mother, and thus may be an attempt by the daughter to mislead the mother. The daughter (p. 63) is glad to miss the “bal” and when Nemours returns he learns the daughter was not there. At the Reine-Dauphine’s she appears “négligée”, like one who had been sick (fitting the mother’s excuse, invented to help the daughter), but when the Reine-Dauphine notes that her “visage” contradicts her “habillement”, it is clear that she has seen through the mother’s deception. The Reine-Dauphine then speculates that because Condé told the daughter Nemours’ opinion about “bals”, she did not go so as not to appear to be doing Saint-André a “faveur”. This was the false “raison de sévérité” given by the daughter and accepted by the mother. The use of the word “faveur” is significant as (p. 63) this was used for what the daughter wished to give to Nemours. The Reine-Dauphine quickly saw through the mother’s lie about sickness, again showing that she was not as clever as she claimed in matters involving appearance and reality in the area of love and at Court 24 . Sickness was undoubtedly a common excuse, but the mother has no special facility here, and either does not know it is a common excuse and so easily suspected, or does not anticipate needing another explanation if it does not work. The Reine-Dauphine also inadvertently made known to Nemours that the daughter did not attend because of him. The remarks cause (p. 64) her to “rougit” because they were so close to the truth and made in front of him. Suddenly the mother sees why she did not want to attend the “bal”, but to lessen the danger of exposing her feelings for Nemours to everyone, especially him, she reinforces the lie about the sickness. The new lie is convincing but creates complications, as he is “bien fâché” to think that the 24 Forestier (p. 70, n. 8) thinks little of the perspicacity here evidenced by the Reine- Dauphine, but he underestimates the complexity of the situation, and misunderstands that the emphasis here is not on her but on the daughter, the mother and Nemours. Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 699 daughter missed the “bal” only because ill, yet he had seen her “rougeur”, so he was not sure what her real feelings were. She in turn has mixed feelings: she was “fâchée” to think he might suspect it was for his sake she had not attended, but then she felt “chagrin” because the mother’s lie might have convinced him she did not miss the “bal” as a “faveur” for him. As her situation becomes more complex and intractable, the mother is less able to help. She has no understanding of how complicated her own situation is, and the mother shows no better understanding, and is more and more removed from being able to control it. The mother seems less to have a plan than to be making ad hoc decisions. And, strangely, she is so convinced by the daughter’s story about Saint-André, she forgot all about the real danger, already acknowledged, Nemours and the growing passion between him and the daughter. The mother decides (pp. 65ff.), instead of making passion seem immoral, to directly criticize Nemours, but she does not want her to recognize she knows her “sentiments” for him, as this would make her less trustworthy (“suspecte”) in the areas where she wanted to be of influence. She plans to describe him so that, mixing up the “bien” with “beaucoup de louanges empoisonnés”, she will eliminate her daughter’s desire. She says his “sagesse” is such, he seems incapable of becoming “amoureux” and only acts for his own “plaisir”, and so never forms an “attachement sérieux”, but he is not incapable of a “grande passion”, as he currently has just such a passion for the Reine-Dauphine. Her advice is to avoid talking to him, since, because of her friendship for the Reine-Dauphine, people will think she is her “confidente”. She knows the daughter does not want such a “réputation desagréable” and so will visit the Reine-Dauphine less often so as not to be “mêlée” in such “aventures de galanterie”. Though the mother does not state her purpose here, one must recall what she now knows of the daughter’s situation. She has recognized that she is experiencing passion for him, had already not been completely honest, had hidden her feelings from her mother, and had misled her about Saint-André’s “bal” (and the mother, as a prophylactic against passion, to no avail told her a moralized narration of Valentinois’ passion). Now she seems not to understand how her lie about the Reine-Dauphine and Nemours, given the state of the daughter’s passion, will make the daughter jealous 25 , nor how jealousy affects people. It seems a dubious educational plan that leads her to induce jealousy between the daughter and her best friend as a means of extinguishing passion. 25 Haig (p. 116) also sees the development of jealous love here. He thinks that the development of passion in the daughter leads her to deception, etc., and the unconscious assimilation of the other habits of the Court. John Phillips 700 The daughter’s reaction reveals the inadequacy of her new tactic. She (p. 65) knew nothing about the Reine-Dauphine and Nemours (as there was virtually nothing to know) so she is “surprise” to find herself “trompée”. Hearing her mother her “visage” changed, which the mother noted, but before she could say more, the daughter retired and experienced an inexpressible “douleur”. She now understood she had not realized her own “intérêt” in him because she dared not acknowledge it, and the “sentiments” felt so powerfully for him were those Clèves had spoken of as wanting for himself, “sentiments” she then could not even comprehend. It was “honteux” to have such feelings for one not her “mari”, and she saw herself as compromised in her marriage, if not fully an adulteress. She was humiliated by the “crainte” that he had used her as a “prétexte” for his relations with the Reine-Dauphine. She decides she will tell her mother the things not spoken before, but, next day, the mother is ill and they do not speak. We never see if a mother and daughter can in fact openly talk about these things. Her mother’s instruction caused a crisis, but it is not clear this particular crisis was the mother’s goal, nor how it would further her purposes. And of course the mother could not know that she would fall ill. The mother’s guidance has not led to the avoidance of dangerous passion, but has forced her into such a passion, nor is it clear how the daughter could extricate herself by way of her mother’s instruction. She wanted her daughter to speak to her, and this has been brought about. Is the reader to believe that the mother would have been able to achieve her goal if this conversation had taken place? Her fever worsened and they were unable to speak. Left to her own devices, the daughter returns (p. 66) to Court, with new knowledge of the extent of her passion, her “adultery”, and her betrayal. She hears with “honte” all the Reine-Dauphine says, since before having been “détrompée”, she would have seen Nemours’ changes as signs of his passion, but now believes she is being lied to by the Reine-Dauphine. She is bitter toward her for pretending to not know the cause of Nemours’ changes when she knew that it was she who had caused these changes. The lies have produced an excruciating situation: she sees as a deceiver and betrayer her friend, who has done no such things, and she sees the person she loves, by whom she thought she was loved, as not loving her but deceiving her and using her as a cover. She decides to speak directly to the Reine-Dauphine, who accuses the daughter of being “injuste” since she never had “rien de caché” from her, and admits that before he went to Bruxelles he had let her know that he “ne la haissait pas”, but that he seemed to have forgotten all that. She thinks that she has a way to find out the whole story, which she will then share with the daughter, who, persuaded by this and despite herself, finds Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 701 herself in an “état plus calme, plus doux”. The ineffectiveness of the mother’s plan is clear: the daughter acts on her “explanation” and immediately finds out it is false. She lied but is in no position to control the effects of the lie and of course did not know that she would be ill. She did not think her daughter would see through her lie nor that this would have a significant effect. She does not say if she realizes her mother deceived her, but she believes the Reine-Dauphine’s account and that she really is her friend. And the “état plus calme, plus doux” mentioned as her condition after their talk is due to the fact this imaginary erotic “rival” invented by her mother turns out to not be a threat, further proof of the advanced state of her passion. Since the lie (which had to be accepted as true to be effective) told to “protect” the daughter was so false, it was not hard for her to get to the truth. Or did the mother assume she would simply believe the story and not talk to her best friend? This would be a significant misunderstanding of her daughter’s character and of the advanced degree of her passion. The mother’s condition worsened, so no discussion ensued. The daughter stayed with her, as did Clèves, and so Nemours had an opportunity to see her by coming to pay his respects when Clèves was away. His “intérêt” in her “affliction,” and his “air si doux et si soumis” persuaded her he was still “amoureux”. Here the mother’s inability to speak gave her the opportunity to see that the second part in her story, concerning Nemours, was a lie, just as on the first occasion she saw the story about the Reine- Dauphine was a lie. Her lies were too easily seen through and unlikely to have had any effect she might have desired, which is confirmed by the daughter’s immediate attempt to test these stories and by her reaction of relief when they are disproved. By the end (pp. 67-68) the daughter’s situation is complex: passionately in love, she has experienced jealousy, knows she is loved passionately in return, feels “guilty”, “knows” that her mother has deceived her. The mother is about to die and they will have their last talk, though remarkably the daughter is given virtually no opportunity to speak. She says they have to leave each other, describes the daughter’s great danger, and insists she will have to do whatever is necessary to preserve herself from the “malheurs” of a “galanterie”. She adds, if another reason besides the daughter’s own “vertu, devoir” could bring her to do what the mother wants, she would say, to provide that reason, that if anything could “troubler” the “bonheur” she expects when dying, it would be to see the daughter “tomber” like other “femmes”; but, if this “malheur” must happen, she is happy to die rather than see it. The daughter cries, the mother is “touchée”. About to die, she leaves her daughter in that terrible situation she had John Phillips 702 warned against (p. 41) and which her plan was designed to avoid 26 , but this is harsh irony since it is the mother who has led her into this situation, yet who now condemns the daughter for it. She says nothing of her role in landing her in this situation, has singularly failed to exercise the “extrême défiance de soi-même” (p. 41) she had counseled her daughter to exercise, and is silent on the uselessness of her attempts to adapt her plan. She is cruel in insisting that she had a method to control passion and now the daughter must somehow make a better effort to use what the mother “taught” her. Yet the mother had no such method to “teach”. She increases the daughter’s guilt by using her death to increase the daughter’s pain, and expresses no confidence in her ability to succeed. It is ironic that this proponent of a new education, who prided herself on her ability to speak so freely about everything she crossed boundaries other mothers would not in speaking directly about sexual pleasure, who thought she could speak to her daughter not as a mother but as a friend, such a proponent deprives her of any opportunity to speak at the most crucial moment 27 . It is possible to suggest Lafayette’s purpose in having the mother die when, where and how she does 28 , as there is at least one parallel, the way Chabannes dies in the Princesse de Montpensier. 29 Instead of having him killed by Montpensier (the jealous husband who catches him with his wife in a compromising situation), Lafayette takes pains to have him killed by a Catholic mob after the Saint-Barthélemy. This death connects the end back to the beginning, where Chabannes, to general disbelief, voluntarily renounced his Protestantism to show his loyalty to Montpensier. Being killed as a Protestant by Catholic mob reinforces the notion that he was as mistaken in his understanding of how he could treat his religion as he was in his understanding of how he could treat his passion for the Princesse, namely, as purely and simply subject to his will. Mme de Chartres is not “ill”, Lafayette removes her here in this way: she has the mother die here to increase the sense of 26 Kaps (p. 17) cites the mother’s educational plan (p .41) and then the very last line of the novel as support for her claim that the mother has accomplished her mission. 27 Todd (pp. 228-229) thinks that this deathbed scene, where the mother tells her daughter that she knows what the daughter will say and so the daughter need not say it, is proof that the mother and the daughter have avoided the usual misunderstandings of communication because they have avoided the deceitfulness of language, preferring, instead, the “gaze”. 28 Haig (p. 117) thinks it is a matter of coincidence that the daughter’s love for Nemours and the mother’s illness and death come together at this point, thereby causing the daughter’s guilt and remorse. 29 See Phillips. Mme de Chartres’ Role in the Princesse de Clèves 703 pathos and to create a situation where Clèves will have to continue her role of councilor and guide, with all this entails. But her extended sickness, by postponing her conversation with the daughter, allows her to speak to the Reine-Dauphine and to Nemours and so disprove her mother’s lies. If she had not “died” she would have been forced to resolve the insoluble problems caused by her lies or be faced with the necessity of inventing more “explanations” for more and more complicated situations. Lafayette may have her die here to discredit her claims, and to show the limits of any “understanding” of the human condition which suggests passion can be controlled in the manner implicit in the mother’s plan. If the mother had the method she claimed, an essential component would have to have been knowing this method had to be passed on and when and how; since each person’s mortality is part of the human condition, knowledge of this eventuality must be a part of any understanding of the human condition, including human passion. She seems not to realize that she, as everyone, will die, and so any method essential to her daughter’s well-being had to be passed on before she died. It is as if she simply loses sight of her own mortality. Whatever the reason, she does not recognize the necessity to pass it on, and this omission, viewed as a failure to understand her own human mortality may be used by Lafayette to reinforce the idea that some things, such as passion, may be beyond the control of human reason, and the mother does not understand this. Even if she had a plan capable of protecting her daughter against passion, not understanding the necessity of having to pass it on to her daughter insures that it can be of no use (and diminishes the reasons for believing she had such a plan). And did Lafayette want us to think that if the mother had not died, her plan would have solved the daughter’s problems about her marriage and her passion for Nemours? This is what she thinks and what she wants her daughter to think, but what would this mean for the continuation of the story? Would it mean that, following her mother’s plan, she would have lived “happily ever after” with Clèves? To believe this, one would need to find a parallel in Lafayette’s work where passion (and one this advanced, already at the stage of jealousy) was controlled by one or several conversations that were part of a larger educational plan. One would have to believe that Lafayette is presenting the mother as capable of doing what she claims, namely, controlling passion (her daughter’s) by the plan described to us. Works Cited Biet, Christian. “Droit et fiction: la représentation du mariage dans La Princesse de Clèves. . ” In Littératures classiques. Madame de Lafayette, La Princesse de John Phillips 704 Montpensier, La Princesse de Clèves. Ed. by Duchêne, Roger et Pierre Ronzeaud. Paris: Aux amateurs de Livres, 1990. 33-54. Campbell, John. “Wicked Witch or Fairy Godmother. The Role of Mme de Chartres in La Princesse de Clevès. AJFS XXXV (1998): 295-307. Doubrovsky, Serge. “La Princesse de Clèves: une interprétation existentielle.” Table Ronde, juin 1959: 36-51. Duchêne, Roger. “Mère-fille au XVII e siècle: Le Mariage de la Princesse de Clèves.” In Autour du Mme de Sévigné. Ed. by Duchêne, Roger et Pierre Ronzeaud. Biblio 17, no. 105. Paris-Seattle-Tübingen: PFSCL, 1997. 41-50. 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Four attentive men stand around him while two others, also standing, are engaged in their own conversation behind his chair. Scaliger seems to be holding court, a middleaged bearded man transmitting his knowledge to his notably younger disciples. He gestures grandly while in the foreground, a fifth male figure stands in the shadows, apparently transcribing his words. The scene appears intimate despite the outdoor setting and the conversation spontaneous, qualities reproduced in Scaligerana itself. What Scaliger’s disciples valued were his anecdotes and witticisms, golden moments of conversational practices that were particular to the salon culture of seventeenth-century France. Their self-prescribed task was to gather and publish these disparate remarks in order to commemorate their mentor. Not only did they aim to preserve Scaliger’s memory as the commemorative task most immediately implies, but as friends they also aimed to honor and celebrate it. By compiling a work of memorable moments, Scaliger’s disciples painted a portrait of their subject as he shone in conversation which complemented the scholarly self-portrait he himself had created through his more writerly corpus. The resulting work, Scaligerana, is representative of the commemorative genre of seventeenth-century France known as the ana which developed at a time when the oral and the written served as models for one another and were thus inextricably linked. 2 Allegedly transcribed from discussions such 1 This frontispiece is reproduced in A.-F. Aude’s Bibliographie critique et raisonnée des ana français et étrangers. Published in Paris in 1910 and including works that appear up until this date, this very useful bibliography nonetheless stretches the definition of the ana to include any work whose title ends in “-ana”, thereby trivializing the genre’s defining feature, that of orality. 2 The salon was the most notable place in which the written and the oral came together. Much has been written on it, of course, as a space for conversation as 708 Jennifer R. Perlmutter as the one described above between learned men and their disciples and published for an equally erudite audience, the ana’s content and form reflected its oral source in that it engaged a particular and determinant participant group, was fragmented, lacked an overarching narrative, and drew on a disparate array of topics. Such qualities of spontaneity created a certain intimacy with the honored subject, as though the reader, like the shadowy transcriber, were eavesdropping. However, this element of natural spontaneity was at odds with the goal of commemoration as celebration, which typically requires an idealized, “artful” portrayal of the honoree. Allegedly copying the words as they were spoken, compilers risked revealing compromising thoughts expressed by their subject who did not anticipate the publication of his private exchanges and might have otherwise spoken more carefully. Therein lay a challenge for compilers: how could one manage the tension between effectively commemorating and remaining faithful to the oral quality that defined the ana? In other words, how could one honor the dead without doing away with a genre? Only four ana appeared between 1666 and 1669 3 while approximately twenty-five appeared between 1691and 1701. I posit that this twenty-two year gap between the early or first-generation ana and the secondgeneration ones 4 is in large part due to the tensions that resulted from the oral qualities that compilers eventually rendered more literate. The present study compares two first-generation ana published in 1666 and 1667 with two second-generation ones published in 1693 and 1697. This comparison ultimately reveals the development of a more crafted and literate form suggesting that compilers eventually reevaluated the markers of orality that had defined the genre. While during the earlier period compilers played a primarily stenographic role in the compilation of an ana, they later became editors, shaping the texts they published. They did so to achieve their apparently contradictory goals of truthful transcription and artful imitation well as for the evaluation and modification of manuscripts for possible future publication. See in particular Faith E. Beasley’s Salons, History, and the Creation of 17th-Century France: Mastering Memory, Elizabeth C. Goldsmith’s Exclusive Conversations: the Art of Interaction in Seventeenth-Century France, her edited volume Going Public: Women and Publishing in Early Modern France and Carolyn C. Lougee’s Le paradis des femmes: Women, Salons and Social Stratification in Seventeenth-Century France. 3 These include Prima Scaligerana (1669), Scaligerana (1666), Perroniana (1667) and Thuana (1667). 4 The distinction between first-generation and second-generation ana is first and foremost temporal. Ana and Commemorative “Truth” 709 of their subjects, an imitation that went beyond merely a copy to an idealized portrait of the honoree. This contradiction between truthful transcription and artful imitation stemmed from the ana’s dual role as historical document and memorializing medium. As a historian, the compiler was primarily a stenographer; he aimed for a natural, direct presentation of the subject. Yet as a commemorator, the compiler was an editor, responsible for carefully crafting a favorable image of his subject for posterity. Among the handful of studies devoted to the ana, 5 Francine Wild’s impressive book Naissance du genre des Ana (1574-1712) is the most comprehensive and provides a solid foundation for the present inquiry. She approaches the genre historically, explaining that, “Mon premier objectif a été d’établir et de retracer l’histoire des recueils, afin de les situer avec précision dans la génération et dans le milieu qui leur ont donné naissance” (80-1). Based on her doctoral thesis, this book defines the ana, discusses the content and reception of individual works, and suggests some theoretical questions that arise with the genre. 6 The present article builds on Wild’s work and suggests broader social implications of the ana’s development from a transcribed genre to an edited one. Wild and the other scholars who have studied the ana generally agree on its defining features. Compilers formed the title of an individual ana by adding the Latinized suffix “-ana” to their subject’s last name while they themselves usually remained anonymous. The first ana published in 1666 honored Joseph Scaliger, for example, and was thus entitled Scaligerana. 7 5 Literary scholars Richard Maber, Alain Montadon and Malina Stefanovska have written brief studies of the ana as anecdote, focusing on its anecdotal content and fragmentary form. Mohamed Abdel-Halim considers Antoine Galland’s role in the compilation of these texts and suggests reasons why second-generation ones were enthusiastically received. Bernard Beugnot paves the way towards further inquiry into this intriguing genre in “Forme et histoire: Le statut des ana” by providing a handy reference chart and suggesting the possibility that this commemorative genre really did its subjects a disservice. 6 In her convincing article entitled “Les Ana et la divulgation de l’intimité,” Wild begins to problematize the act of writing and publishing ana. She argues that the publication of the ana forced the erudite men they honored to reconsider their previously-established boundaries of privacy. 7 A first volume of this work entitled Prima Scaligerana was finally published in 1669. Like the second volume entitled Scaligerana, it had circulated in manuscript form for years before its publication. Written almost entirely in Latin, Prima Scaligerana stands apart from most other ana which are almost exclusively in French. That Joseph Scaliger was a philologist interested in linguistic parentage most likely explains the compiler’s choice of language. 710 Jennifer R. Perlmutter The honoree was almost always a learned man 8 - a doctor, a linguist, a grammarian, and so forth - and was considered both the subject and the author of the work. Although his was the only name to appeaar in the published text, he usually remained unaware of the compilation or publication of an ana in his honor. Compilers transcribed in private and traditionally published their work following the death of their subject. Roger Zuber has observed that, “une des grandes innovations de la Renaissance, et dont le XVII e siècle bénéficie directement et pleinement, c’est d’avoir assigné au livre imprimé le rôle d’amplificateur de mémoire” (20). Aware of a book’s potential value as memory enhancer (“amplificateur”), members of the French intellectual elite of the seventeenth century chose this medium to preserve the memory of select peers. While writers of biographies and eulogies often adhere to principles of verisimilitude in their idealization of an honoree and use their own voice as a tool for doing so, compilers of ana hide behind their subjects, effacing themselves to allow the subject to appear in his own words. In this way, they furnish details gleaned from their subject’s conversations, enhancing or “amplifying” readers’ memory of him, but do not edit them. They strive for a realistic rather than idealized depiction. * * * * By definition, the works of the ana genre together form a disparate and disjointed collection. Each ana reflects the particularity of the person whom it honors and necessarily echoes that of the compiler who puts it together. The four I discuss below are no exception. Selected as most representative of the period in which they were published, these works are similar primarily in that they are fragmented collections of an honoree’s thoughts. Rather than comparing works within the same period, I will therefore instead highlight the genre’s trajectory from transcribed texts to more literate ones, comparing representative first-generation with representative second-generation ones. The first ana published was Scaligerana which commemorated the life and preserved the knowledge of Joseph Scaliger (1540-1609). Published in 1666, this ana contains articles alphabetically arranged on topics from “Abbayes” to “Zurich” and exemplifies how a compiler’s stenographic goal can result in a work notable for its range rather than its cohesiveness. For instance, the article entitled “Bearn” contains a series of unrelated com- 8 The two comical exceptions are the Arliquiniana, ostensibly in honor of Harlequin, published in 1701, and the Anonimiana, published in 1700 in honor of no one. Ana and Commemorative “Truth” 711 ments on this region, beginning with its inhabitants’ linguistic capacity and ending with a note on how they give birth. Scaliger’s ‘bon mot’ was: En Bearn ils parlent Gascon, & n’entendent point les Espagnols. Le Bearn ne sera jamais annexé à la Couronne. Ils battent monoye en Bearn, & la font ronde au moulinet. [...] En Bearn lors que la femme est accouchée, elle va tirer la charruë, & le mary se met au lict comme la commere. Je croy que cela ne se fait plus (27). Several pages later, the reader learns that “Les Esseens ne chioient point le jour du Sabbat” (76). And in a seemingly uncharacteristic philosophical spirit, Scaliger observes this: “Melancholiques. Tous ceux qui ont estudié le sont” (154). These passages are quotidian in form and content and are typical of this and other first-generation ana. They amount to an unedited transcription of a private exchange during which the speaker felt himself at ease to speak his mind. A certain betrayal of intimacy was essential to the traditional structure of the ana as a written transcription of a casual conversation between a mentor and his disciple. Rather than erase their subject’s vulgarities, biases and physical deformities, compilers effaced themselves so as to allow him to portray himself more exactly through his own word. The uncrafted image of their subject that resulted offended many and did nothing to promote the reputation that the honoree had established during his lifetime. 9 Referring to Scaligerana, one of the compilers of the Menagiana (1693) expresses his concern that this work is not worthy of Scaliger: Bien des gens croyent que le Scaligérana fait tort à la grande réputation que Scaliger s’étoit acquise. Il sembleroit que ceux qui l’ont recueilly l’auroient fait pour le diminuer, si on ne savoit qu’ils étoient tellement prévenus en sa faveur, que, prenant tout ce qu’il disoit pour des oracles, ils ont cru (sans parler des vetilles, des bagatelles, des faussetez ausquelles ils se sont arrestez) qu’il ne falloit pas même obmettre les injures indignes d’un honnête homme & les obscénitez qui luy échapoient (unpaginated preface). Although the less-than-flattering presentation of Scaliger was not likely to undermine his reputation among sympathetic readers such as the compilers of the Menagiana (1693), it is apparent from this comment that it could harm his image among others. As the ana found an increasing number of readers among those who did not necessarily know the subject personally or 9 In referring to these early works, Abdel-Halim remarks that, “L’opinion quasi unanime était que les ana publiés nuisaient à la réputation des grands hommes auxquels on les attribuait” (398). 712 Jennifer R. Perlmutter have a firm idea of his value to society, 10 the savants became understandably concerned that the ana might not be portraying them at their best. Like several others, the compiler of the Scaligerana got too “close” to his subject, crossing the line between verisimilitude, a polished version of the truth, and raw truth itself. The second first-generation ana published was entitled Perroniana (1667) 11 and its appearance posed a similar risk to the reputation of its subject, the Cardinal Du Perron (1556-1618). This work contains random observations similar to those in Scaligerana and yet few extended discourses on religion which readers might instead expect from a person of Du Perron’s standing. It retains the spontaneous, unedited quality apparent in its predecessor. Under the heading “Monsieur de BOURBONNE,” we learn of the Cardinal’s displeasure with his host: “Mon Dieu quel mauvais dîner j’ay fait chez luy! mal apprêté, mal ordonné & de mauvaise viande” (116). This exclamatory declaration on the quality of a past dinner retains qualities of spontaneity and is a detail, a memory amplifier, atypical of those usually preserved in print. (It is also extremely unseemly and unflattering for a religious leader to be so concerned with food as it evokes the image of fat priests and starving peasants.) Similarly, the sentiments expressed in the following passage do not do much to further the Cardinal’s reputation. Having settled in Switzerland after facing religious persecution for his Calvinist heritage, the French-born Du Perron allows himself the following vague yet strongly critical remark: “Les FRANÇOIS sont fort insolens, indiscrets, déloyaux; de cela nous avons l’exemple des choses que les François firent en Italie” (255-6). He goes further in criticizing French writers: “LANGUES [...] Je crois que la Langue Françoise est parvenue à sa perfection, parce qu’elle commence à decliner, & tous ceux qui écrivent aujourd’hui ne font rien qui vaille [...]” (310). The publication of such remarks disparaging the French and their language underscores the incongruity of publishing them for posterity. It also distinguishes the ana, a genre 10 Wild attests to the broad appeal of both the first and the second Scaligerana: “Les Scaligerana intéressaient à la fois par leur contenu savant et par la nouveauté du genre, par ce témoignage vécu qu’ils apportaient sur un savant dont le prestige était très grand. Ils furent donc lus non seulement par le milieu lettré, mais aussi, le succès de la vente l’implique, par des ‘curieux’ qui y trouvaient une vision plus moderne, plus centrée sur la personne des écrivains, de la vie littéraire et intellectuelle” (Naissance 121). 11 Perroniana and Thuana almost always appeared bound together. At 62 pages, the latter was probably considered unmarketable on its own. Most ana were between 300 and 450 pages. Ana and Commemorative “Truth” 713 transcribed from an oral source, from more writerly and artificial renderings such as biographies or memoirs. Compiled by and presented to an elite or savant audience, Scaligerana and Perroniana tread a fine line in their representations of reality. In their quest for accuracy, the compilers of these two ana 12 often went too far and violated privacy, incorporating comments that might indeed have originated with the subject, but that did not necessarily present him in the best light. Truthful representation, the result of compilers’ purely stenographic task, could therefore compromise the celebratory aspect of the commemorative project. * * * * By the end of the seventeenth century, the ana genre as a whole had fallen into disfavor with its intended savant readership. An anonymous manuscript of 1697 clearly conveys distrust of the genre: “En vérité, si j’étais habile homme, je mettrais dans mon testament que je renie tous les ana que l’on ferait sous mon nom, car je crois que tous ces recueils n’ont point fait honneur aux personnes que l’on a voulu honorer” (Beugnot 69). The writers of the 1721 edition of the Dictionnaire de Trévoux also do not hide their suspicions about the genre. They define “ana” in the following way: A n a , s.m. Les livres en ana. Ce mot ne signifie rien et n’est qu’une terminaison latine de noms adjectifs neutres pluriels ; mais parce que depuis quelques temps on a formé de ces sortes d’adjectifs latins, des titres à des livres, même français, qui sont des recueils de mots ou sentiments mémorables de quelques savants ou gens d’esprit : on appelle ces livres, des livres en ana, ou simplement des ana ; ainsi l’on dit : Tous ces livres en ana, ou tous ces ana me déplaisent fort. Members of the intellectual elite were understandably concerned for their reputations. They had to protect their image; it seems almost inevitable that the genre would have to shift and become less stenographic. It was one thing to converse casually with one’s peers and disciples, but quite another to have the resulting unpolished judgments publicized to an ever-broadening readership that later included the worldly mondains. As the savants 12 The content of Prima Scaligerana (1669) is similar to that of its predecessor and contains the same qualities of natural spontaneity. It differs most significantly in that it is mostly in Latin. Wild suggests that the alternance between French and Latin mimics Scaliger’s speech: “Est-ce Scaliger qui a changé de langue, ou le rédacteur? La qualité du style, en français et en latin, permet de penser que c’est l’auteur [...]” (Naissance 103). 714 Jennifer R. Perlmutter took notice of the possible enduring and far-reaching mark of their words, a process of self-censorship began. At the same time, the mondains who valued conversation and its written representation gained appreciation for this once exclusive genre. They thirsted for knowledge of cultural celebrities and consequently, the ana genre showed no signs of fading away. The number of editions published, the proliferation of counterfeit ones as well as the reviews that appeared in the widely-read newspaper Le Mercure galant attest to the ana’s appeal to these seventeenth-century socialites. 13 This popularity contributed to the anxiety experienced by members of the intellectual elite who recognized that the ana was a historical document that perpetuated their reputations (and that of France) as well as a commemorative work. This led to their reconsideration of the original goal of truthful transcription, for it was precisely the unedited qualities of orality that had largely defined the genre that threatened the reputations of those honored. 14 Casualness had given way to carelessness. If the impact of such laxity were merely stylistic, this negligence could be overlooked. However with the construction and preservation of an individual’s memory, of a learned man’s memory in particular, the implications of such negligence were graver. In commemorating an individual, compilers of ana also memorialized a facet of elite society, a society they themselves belonged to. If they inadvertently tarnished the subject’s image in the readers’ eyes, they also tarnished that of their social group. In How Societies Remember, historian Paul Connerton observes that “control of a society’s memory largely conditions the hierarchy of power” (1). Just as the public aspect of the execution of Louis XVI would deny “his status as king” among witnesses (8), the public discrediting of a savant through an ana challenged his and his class’s status as elite among readers. How then did the savants involved in the production of ana retain the unique stylistic aspects of this new genre while maintaining their subjects’ honorable reputations among their everbroadening readership? 13 Aude notes that both pricey, beautifully bound volumes and ones printed on cheaper paper were available, which suggests the ana’s broad readership (VII). Stefanovska, for her part, likens the ana’s appeal to that of the cabinets de curiosité in vogue at the time in that they both held hidden treasures for the curious to discover (114). 14 Aude blames the ana’s fall into disfavor on both the compilers’ lack of talent and the remoteness of the written word. He writes, “Ce qui pouvait être présenté d’une manière très piquante par l’auteur, ce qui était excellent dans sa bouche et animé par son geste et sa physionomie paraît bien froid sur le papier” (IIX). Ana and Commemorative “Truth” 715 * * * * Ironically, an article in Perroniana itself offers a solution. Under the heading “IMITATION,” we read, “La transcription & la traduction sont deux des meilleurs moyens de l’imitation” (291). Compilers of first-generation ana transcribed their subjects’ words, producing early-modern versions of unauthorized biographies albeit in the first person. Some readers may have been intrigued, but potential subjects feared for their reputations. “La traduction” instead implies an editorial hand, one whose goal is not merely stenographic. Rather than copying the words of a learned man, a compiler would do better to translate them, to render his speech literate. The resulting ana would still have a spontaneous oral quality, but would respect the classical ideal of verisimilitude, an artful imitation of the truth. A variation on this editorial hand is in fact omnipresent in a later edition of the Perroniana, published in 1740. It contains a lengthy foreword that names the many compilers who have shaped the manuscript, writing notes in the margins and changing content with the goal of correcting errors. 15 It thereby credits them in part for the book’s contents. There were then multiple authors of this edition: the subject who spoke the words and the compilers who commented on them. The self-effacement that had originally defined the role of ana compilers is absent; these compilers now call attention to their role as editors. Subjects of second-generation ana published between 1691 and 1701 and their family members paved the way for this expression of editorial presence. Many members of the elite who anticipated the publication of such a work in their family name began to take matters into their own hands. Charles de Valois, for instance, son of historiographer and government official Adrien de Valois (1607-1692), compiled an ana in homage to his father thereby ensuring control over the final product. 16 Culling not only from his father’s own writings, but also from their lengthy conversations, 15 Most of these compilers were not contemporaries of Cardinal du Perron - the foreword is dated 1736 - and would have only had a written text to work from. 16 In reference to these later ana, Wild notes that “Les autres, comme le Menagiana ou le Valesiana, sont présentés comme un hommage filial ou amical. Les déclarations des avant-propos montrent bien qu’il n’y a plus aucune naïveté dans les recueils. Ils ne contiennent aucune révélation involontaire, et on a retranché tout ce qui, même anodin, risquait de nuire à l’image de l’auteur. ” (“Les ana et . . . ” 40) 716 Jennifer R. Perlmutter Charles de Valois published Valesiana (1694) 17 very shortly after his father’s death. Valesiana reflects the compiler’s awareness of his important role beyond that of stenographer. 18 As the son mentions in the foreword, a compiler must use his judgment to determine what to include. The son writes, “Ceux qui sont d’un caractère plus raisonnable, c’est-à-dire, qui ont un vrai mérite, estiment ce qui vient des grands hommes, quoi que la vénération qu’ils ont pour eux ne détruise pas leur discernement” (unpaginated). A compiler’s own merit therefore depends on his discernment much in the same way as his subject’s does. Rather than copying what he hears, a compiler should instead evaluate the conversation’s content and select what readers would consider worthy of print. The stenographer has become an editor whose reputation is also at stake, 19 not merely a transcriber but a shaper of material. A result of this editorial hand is an ana decidedly more literate in form. Although qualities of oral spontaneity such as fragmentation and highly diverse subject matter still characterize Valesiana, several articles are of significant length, which suggests a writerly project rather than the mere transcribing of hear-say. One such article aims to provide a more coherent explanation of the history of France’s first kings. Valois begins, “Rien n’est plus mal écrit que les fragmens qui nous restent de l’histoire de nos premiers Rois de la troisiéme Race et des petits Souverains qui vivoient de leurs temps. Ce que nous en lisons ne nous fait voir que les écrivains peu exacts” (142). The twenty-one pages that follow provide Valois’s version of the history of empires and kingdoms, an apparent attempt to improve on what has already been written on the subject. A historiographer, Adrien de Valois was an officially-appointed writer. It is very likely that his son found this article among his papers and included it within this work dedicated to his 17 Valesiana in fact appeared in September 1693, but bears the date 1694. 18 It is important to note that the compiler’s name appears on the title page. Monsieur de Valois, fils, does not hide behind his subject, his father, but rather acknowledges the presence of two voices in this work. 19 Later in the text, Valois, père, expresses a similar idea. “M. Catherinot Avocat du Roy à Bourges, devroit avoir de beaux recueils de conversations à donner. Toutes les fois qu’il venoit à Paris, il alloit assidûment aux Mercuriales de M. Ménage, & dés qu’il lui entendoit dire quelque chose de remarquable, il l’écrivoit sur ses tablettes. Il fesoit la même chose quand il me venoit voir. C’étoit un honnête homme & qui aimoit fort les Savans. Pour lui, Doctos erat sed minimi moduli. Dans toutes les paperasses qu’il a mises au jour, il y a à la verité quelques bons endroits, mais en petit nombre, & le reste n’est que du fatras. Il n’avoit pas un genie des plus sublimes” (122). Ana and Commemorative “Truth” 717 memory. 20 Similarly, twenty-six pages contain an article entitled “Remarques sur quelques endroits du premier Tome du Glossaire latin de M. du Gange” (208). Following the alphabetical order of the original, Valois provides specific references and commentary. The work involved in composing these remarks was editorial, not secretarial, and the lengthy remarks themselves are detailed and carefully crafted rather than off-the-cuff and spontaneous. At least once in the 1695 edition, Charles de Valois exercises his own writerly hand. In the final few pages of Valesiana, he lists the books owned by his father, carefully noting their mostly Latin titles, size and edition. In a more significant move, Urbain Chevreau (1613-1701), a familiar figure among the aristocracy, known in particular for his eight-volume L’Histoire du monde, left nothing to chance in the compilation of Chevrœana (1697, second volume 1700). He was the unabashed author of his own ana which originated exclusively in writing and thereby represents a fully literate variation on the traditional oral form of the genre. Unlike the compilers of earlier ana, Chevreau recognizes the futility of trying to provide something for all readers. He aims instead to include only that which would be useful to some. In his foreword he writes, Ceux qui ne cherchent que les mots des Halles, ou des Corps-de-Gardes, ne trouveront pas ici leur compte ; parce que je me suis proposé de ne rien mettre dans ce Recueil qui ne pût instruire. On y verra quelques traits d’Histoire, de Critique, d’Erudition & de Morale : & les Gens de Lettres s’en accommoderont peut-être mieux que les Gens du Monde. Comme leur goût est fort different, il est impossible de leur plaire à tous dans un même Ouvrage : & je m’estimerois assez heureuse, s’il m’étoit arrivé dans celui-ci, d’avoir contenté les uns, ou les autres (unpaginated). In appealing to the savants exclusively, Chevreau distances himself from the mondains for whom conversation holds as much value or more than the written. His self-conscious task is writerly rather than stenographic or even editorial. The resulting ana promises to be lively, containing articles on a variety of topics, but also more focused and literate than its predecessors. While earlier ana preserved transcriptions of the off-the-cuff remarks of their subjects, this one preserved Chevreau’s writings in their polished form. In presenting four pages of verse he had written earlier, Chevreau remarks, “Voici une paragraphe que j’ai faite il y a vingt-cinq ou trente ans, & qui 20 There is also an 86-page supplement at the end of the 1694 edition attributed to “Hadriani Valesii, Historiographi Regii” and entitled “Poemata.” It is unclear whether this was considered part of the ana or whether it was bound together with it because of its unmarketably short length. 718 Jennifer R. Perlmutter n’est ici que pour en faire voir la version qui merite bien d’être conservée” (111). The author shows concern that his writing and therefore he himself appear polished in this work. Chevrœana is in part a repository for its author’s best writings that, perhaps due to their brevity, were not published in a more cohesive volume. According to Chevreau, a true man of wisdom is one who edits himself as he speaks, tailoring his discourse to his listeners. He writes, Les veritables Savans ne sont pas ordinairement de grands parleurs, parce qu’ils ne se prostituent pas indifferemment à tout le monde ; qu’ils se ménagent en faveur de ceux qui sont capables de profiter de ce qu’ils disent. Il n’y auroit pas même un grand mal, qu’en parlant bien, ils parlassent quelquefois longtems, puisque ceux qui disent de belles choses, ne sçauroient jamais trop long-temps parler (140). As each author or compiler of ana was acutely aware of publishing within an established genre, we can read within this comment a criticism of both authors and compilers of first-generation ana. The cabinet of curiosities approach they take in order to appeal to the broadest number of readers is equivalent to the prostitution of knowledge. Any erudite man or potential subject of an ana should use his judgment in speaking. Lest he happen to go on too long or misspeak, the compiler should edit the ideas transmitted to present his subject in the best light. The compiler of Perroniana, for instance, showed an utter lack of judgment in his task. Chevreau writes, Il seroit à souhaiter, pour la réputation de M. le Cardinal du Perron que l’on n’eût point fourré dans les Perroniana beaucoup de choses qui ne peuvent estre de lui, & que l’on y a mises, ou par malice, ou par impudence. On lui a fait dire ce qu’il n’a peut-être jamais dit, & à quoi il ne peut avoir pensé, parce qu’il étoit trop délicat & trop savant, pour entretenir ses amis, ou de faussetez, ou de bagatelles (158). Both Charles de Valois and Urbain Chevreau understood the importance of an editorial hand in preserving the hard-earned reputation of a beloved, in the first instance, or of oneself, as in the second. In their mind, compilers should not sacrifice judgment in order to preserve the feel of the spoken word. Instead of a true, artless copy of the subject, they advocated for an artful imitation of him, one that portrays him at his best and achieves the commemorative goal. Their ana therefore appear as translations of their ideas rather than as transcriptions. The Valesiana and Chevrœana are more writerly than the conversational Scaligerana and Perroniana but they do retain qualities of oral spontaneity such as fragmentation that align them with the ana genre as a whole. * * * * Ana and Commemorative “Truth” 719 The Chevrœana in particular was universally well received by the intellectual elite as evidenced by its review in the Journal des savants. 21 This was indicative of a broader movement: over the allegedly direct recording of conversations that had defined the ana genre, the savants began to value heavily-edited transcriptions, even the inclusion of written excerpts that the subject had collected or composed. Beginning in the 1690s, considered by many to mark the end of classicism’s aesthetic hegemony, these compilers began to reject their original “artless” representation of truth in favor of the classical ideal, verisimilitude. As the bourgeoisie rose to power and the elite felt their social standing threatened, they did what they could to maintain their status. The original goal of transparent truth in the ana conflicted with the intellectual elite’s greater need to favorably portray, and thereby reinforce, their privileged position in society. When the genre became fashionable, even profitable, compilers took advantage of the situation. They continued to produce ana as commemorative works, but they became editors rather than stenographers. Compilers understood, as Zuber has written, that “[l]’érudition est un magasin de trésors, et presque une poudrière, qu’une étincelle suffit à embraser. Et cette étincelle n’est autre que la mémoire” (20). The compiler’s desire to commit an intellectual to public memory, to choose within his storehouse of knowledge to present him as he should be seen, resulted in a more writerly text. Compilers of second-generation ana understood that “[m]émoire et lecture se confondent” (Zuber 24). By publishing their memories in book form, they were responsible for preserving and perpetuating their subjects’ reputations. This understanding led them to reconsider the “warts-and-all” approach that had guided their peers. How, then, does one honor the dead without doing away with a genre? At a time when classicism was said to be in steep decline, compilers of this unique genre made a deliberate return to one of its most significant tenets, verisimilitude. Without eliminating the spontaneous oral quality of the written word, compilers polished it up. In some genres, the rise of a cultivated bourgeois audience may have meant the abandonment of classicism. But for some members of the intellectual elite, classicism offered the solution to the challenges of a more inclusive society, not an outmoded impedi- 21 The 1697 issue announces the publication of the Chevrœana in the following way, “Ce ne sont pas ici des pensées & des paroles legerement imputées à un home de nom, & mis au hazard sur le papier par des gens qui se soient imaginez les avoir entenduës de sa bouche. Ce sont des faits d’Histoire, des traits d’érudition & de critique, des points de morale qu’un home veritablement savant & habile, a mis lui-même par ecrit, & sur lesquels il a fait de sages, & de judicieuses reflexions” (373). 720 Jennifer R. Perlmutter ment to it. What resulted was a storehouse of knowledge accessible to the mondains who thereby used the savants as a stepping stone to their own elite status. For their part, the intellectual elite who thought themselves likely subjects of an ana became more guarded in their spoken words, valuing the writerly rather than the stenographic. In doing so, they applied to themselves the concept of “le grand enfermement” that characterized seventeenth-century France as a whole. In closing their mouths, members of the elite rendered obsolete this once fashionable genre and the conversational values it espoused. Works Cited Abdel-Halim, Mohamed. Antoine Galland. Sa vie et son œuvre. Paris: A. G. Nizet, 1964. Aude, A.-F.. Bibliographie critique et raisonnée des ana français et étrangers. Paris: H. Daragon, 1910. Beasley, Faith E.. Salons: History, and the Creation of 17 th -Century France: Mastering Memory. Hampshire: Ashgate, 2006. Beugnot, Bernard: La Mémoire du texte. Paris: Honoré Champion, 1994. Chevreau, Urbain. Chevrœana. Paris: P. Florentin et P. Delaulne, 1700. Dictionnaire de Trévoux, 1721. Genette, Gérard. Figures II: essais. 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Edités par Volker Kapp. Paris- Seattle-Tübingen: PFSCL, 1993 (Biblio 17, no. 80), 17-26. PFSCL XXXV, 69 (2008) Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène MARTIAL POIRSON « [L]a passion est souvent meilleure ménagère de ses intérêts qu’on ne pense. » Marivaux, Le Spectateur français, 20 ème feuille. Peu de notions sont aussi galvaudées que celle de « modernité », sujette à autant d’illusions rétrospectives de la part de certains discours critiques contemporains qu’elle autorise de projections historisantes de la part des textes convoqués pour la justifier. Peu de notions sont également aussi ambigües que celle d’intérêt, partagée entre une approche juridique originelle (terme de jurisprudence désignant la réparation d’une dette ou d’un dommage), une approche théologique et éthique, qui en découle en partie au moins (notion renvoyant à la prohibition de l’usure et aux débats autour de l’agiotage, mais aussi à l’anthropologie des moralistes et aux débats autour de l’amour-propre et du bonheur), une approche économique concurrente, qui s’oppose aux précédentes acceptions (c’est le fondement de l’économie politique moderne, en tant que principe sécularisé de régulation des relations en société conciliant comportements égoïstes et intérêt général) et enfin, une approche esthétique complexe (désignant la participation intellectuelle et émotionelle, la motivation affective du public et les règles de composition supposées la favoriser). Pourtant, gageons que le rapprochement d’un tel couple de notions puisse encore s’avérer fécond pour penser la complexité esthético-idéologique de l’Âge classique 1 . Plutôt que de chercher, dans une perspective d’histoire littéraire téléologique, un sens linéaire de l’histoire, dont la mo- 1 De ce point de vue, le récent volume sous la direction d’Hélène Merlin-Kajman, « XVII e siècle et modernité », Dix-septième siècle n°223, avril 2004 s’avère particulièrement convainquant. Alain Viala a également souligné l’urgence d’une relecture des Classiques à la lumière des évolutions récentes, notamment économiques, dans « Lire les Classiques au temps de la mondialisation », Dix-septième siècle n°228, 2005, pp. 393-408. Martial Poirson 724 dernité serait une étape, il est utile de repérer, à partir de paradigmes précis, des faits saillants susceptibles de rendre compte d’une double évolution indissociablement esthétique et idéologique. Encore convient-il de résister aux notions trompeuses de « rupture », et plus encore de « révolution », prisonnières d’une conception « discontinuiste » de l’histoire, pour mettre en évidence les évolutions de long terme, les ambiguïtés, voire, les contradictions internes et les tensions fondamentales d’une époque ; ce qui revient à renoncer à toute lecture aussi bien déterministe (hypothèse de l’étroite suggestion des textes au référent historiquement daté) qu’idéaliste (hypothèse de l’autonomie absolue des formes sur leurs contenus à la fois discursifs et référentiels) des rapports entre realia, discours de savoir, et représentation littéraire. Il semble que l’analyse des relations entre comédie et économie à partir du dernier tiers du XVII e siècle 2 puisse servir de champ d’expérimentation pertinent pour une telle perspective : plus spécifiquement, la question de l’entrée en scène de l’intérêt privé est à même de rendre compte de l’une des plus sensibles évolutions dramaturgico-idéologiques de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « première modernité » 3 : évolution non seulement esthétique et politique, mais encore épistémologique et même, anthropologique, la prise en considération de l’intérêt privé (et non plus de l’amourpropre) comme moteur des actions humaines et vecteur du gouvernement des conduites est en effet un trait de modernité difficilement réfutable, si tant est qu’on la considère de façon adéquate, c’est-à-dire comme provisoire et réversible, cette parenthèse étant bien vite refermée par le redéploiement de la notion au cours du XVIII e siècle. Il y a ainsi entre le bouleversement des formes comiques et la naissance du paradigme central de l’économie politique dans le dernier tiers du XVII e siècle bien plus qu’une simple coïncidence ou concomitance : on peut en effet faire l’hypothèse d’une relation de causalité, mieux, d’une interdépendance rarement signalée 4 . On est ainsi en droit de parler d’une mutation 2 Plus généralement, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle le paradigme économique dans son ensemble, y compris dans son acception la plus actuelle, est susceptible de servir de révélateur permettant de subsumer la profonde modernité des textes classiques. 3 Sur ces questions, je me permets de renvoyer à Martial Poirson (dir.), Art et argent au temps des Premiers Modernes (fin XVII e -XVIII e siècles), Oxford : SVEC, 2004 : 10. 4 En dépit du récent et très éclairant essai d’Alain Viala, Lettre à Rousseau sur l’intérêt littéraire, Paris : PUF, 2005, qui met en évidence les implications indissociablement philosophiques, esthétiques et idéologiques de la notion d’intérêt à l’Âge classique, suggérant la contribution essentielle de l’économie à cette notion. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 725 tant esthétique qu’idéologique sur plus d’un siècle des formes comiques au contact privilégié de l’économie politique en train d’émerger. Il semble bien que la littérature soit ici à l’avant-garde des discours de savoir, expérimentant, de façon mi-jubilatoire, mi-inquiète, toujours fascinée, les possibilités dramaturgiques et idéologiques offertes par cette façon nouvelle, d’une particulière efficacité, de penser le rapport au monde et aux hommes, conçu comme un rapport d’échange généralisé au sein d’un univers aux valeurs fluctuantes et négociables. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la littérature conservera son avance, dans la mesure où le second XVIII e siècle saura mettre bon ordre à cette fiction projective, lui donnant un coup d’arrêt décisif en lui substituant la fiction régressive du don désintéressé et de l’action sans autre mobile que la supposée « générosité » 5 . Ainsi, à une phase de synergie entre littérature et discours de savoir à dominante économique, celle du dernier tiers du XVII e siècle et, selon d’autres modalités, du premier tiers du XVIII e siècle, fait bientôt écho un phénomène d’hystérèse marqué par l’opposition de phase entre l’économie politique triomphante, à partir de la seconde moitié du XVIII e siècle (et plus encore de 1776), et la fausse route empruntée par le genre dramatique, devenu pour l’occasion « sérieux », qui amorce alors un parcours qui ne mène nulle part et décroche totalement de la doctrine économique et du système de valeurs dont elle est porteuse, au profit de l’artificialisme de la fiction anthropologique et philosophique du don, certes fécond, mais dans une perspective autre. C’est ainsi que je parlerais volontiers de modernité inachevée ou tronquée. Je me contenterai ici de mettre en évidence la première phase de ce processus, celle où la comédie, s’affranchissant de la morale 6 , se situe à l’avant-garde du discours économique, me permettant de renvoyer à d’autres travaux pour l’analyse de la seconde 7 . Au contact de l’intérêt 5 Sur les apories « économistes » de ce système global d’interprétation et sur le moyen-terme philosophique possible entre ces deux positions adverses, on lira Frédéric Lordon, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Paris : La Découverte, 2006. 6 Cet aspect de la question est désormais connu grâce aux travaux de Pierre Force et de son équipe, publiés dans De la morale à l’économie politique : dialogue francoaméricain sur les moralistes français, Revue Op. Cit. n°6, Presses universitaires de Pau, 1996, mais surtout, Self-Interest before Adam Smith : A Genealogy of Economic Science, Cambridge University Press, 2003. 7 On lira en particulier mon article « Comédie et économie à l’Âge classique», publié dans Martial Poirson, Yves Citton, Christian Biet (dir.), Les frontières littéraires de l’économie, Revue d’Histoire littéraire de la France, 2008, 3, résumé d’un ouvrage à paraître. Martial Poirson 726 souverain, c’est ainsi l’ensemble du dispositif dramaturgique qui se trouve modifié en profondeur, offrant l’image d’une poétique nouvelle de la comédie, dès lors qu’elle se confronte aux questions d’ordre économique. Or, cette poétique latente est relayée, dans le discours théorique, par une poétique manifeste, tant il est vrai que la question de l’intérêt devient récurrente dans le métadiscours théâtral et même littéraire au sens large. Pour ce faire, la perspective diachronique s’impose, qui conduira de la généalogie de cette construction dramaturgico-idéologique à l’affirmation d’une poétique de l’intérêt, puis à sa remise en cause. Généalogie d’une construction dramaturgico-idéologique Il existe avant la césure historique envisagée ici des expériences isolées de dramaturges posant, avec acuité, le problème du rapport entre la comédie et la société de son temps, en particulier dans la classe montante, à travers ce que Colette Scherer appelle la « promotion sociale de la comédie », qu’elle envisage sous le double éclairage d’une « dramaturgie de l’imaginaire » et d’une « dramaturgie du quotidien » 8 . Rares sont cependant les auteurs qui, comme Grévin, peuvent prétendre à une certaine préséance en matière de représentations comiques de l’économie avant les années 1670. Dans leur majorité, les auteurs dramatiques du XVII e siècle n’ont pas ou peu abordé l’économie, qui demeure un aspect annexe, parmi d’autres, de l’évocation de la vie quotidienne conforme à la tradition comique. Ils se situent dans la continuité directe du mouvement séculaire tendant, depuis le XIII e siècle, à offrir aux intrigues un décor pittoresque, ancré dans les choses, mais sans conséquence directe et flagrante sur la narration 9 . Ainsi de Pierre Corneille dans La Galerie du Palais, indiquant au détour d’une didascalie : « on tire un rideau, et l’on voit le libraire, la lingère et le mercier, chacun dans sa boutique » (acte I, scène 4) ; même type d’apparition fortuite chez Ourville, ou encore, Discret. Ainsi la comédie semble-t-elle, à quelques exceptions 8 Pour une vision précise de ces questions sur la période 1630-1640, chez Rotrou, Scudéry, Mairet, Du Ryer, Desmarets de Saint-Sorlin et quelques autres, on peut se référer à Colette Scherer, Comédie et société sous Louis XIII, Corneille, Rotrou et les autres, Paris : Nizet, 1983. Elle y montre, dans une perspective au sociologisme parfois un peu sommaire, mais qui ne manque pas d’aperçus stimulants, la façon dont la comédie se saisit de questions économiques et sociales nouvelles, entraînant un déplacement profond du genre. 9 Cf. Charles Mazouer, « Le commerçant dans l’ancien théâtre comique français jusqu’à la Révolution », publié dans Jean-Marie Thomasseau (dir.), Commerce et commerçants dans la littérature, Presses universitaires de Bordeaux, 1988, pp. 19- 35. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 727 près, en retrait par rapport aux questions d’argent et même, en retard, si on la compare à d’autres formes d’expression, notamment polémiques, dans un contexte de véritable guerre de libelles 10 . L’évocation comique des mondes de l’argent se cristallise en effet majoritairement, jusque dans les années 1670, sur le monde de la pratique, qui a donné lieu à force satires. Dans L’Avocat dupé (1637) de Chevreau, un riche avocat est victime du harcèlement d’une aventurière dont il devient amoureux, et qu’il finit pour son malheur par épouser, perdant tout contrôle sur son lignage. Dans L’Avocat sans étude (1670) de Rosimond, un modeste savetier accepte pour dix louis de se laisser déguiser par un amant malheureux en avocat pour plaire à un gentilhomme qui se refuse à marier sa fille à tout autre qu’à un homme de loi. À travers l’imposture du changement de condition s’exprime ici l’idée traditionnelle selon laquelle l’habit fait l’homme, et l’on n’est pas surpris d’assister, dans cette pièce, à un pugilat entre faux avocat et avocat de profession, parent du gentilhomme, venu mettre à l’épreuve l’étendue de son savoir en matière de droit. Souvent, l’intrigue judiciaire se double d’enjeux explicitement monétaires, comme dans La Belle plaideuse (1654) de Boisrobert, où Ergaste, pour assister financièrement la mère de son amante Corine dans un procès de succession, est contraint de recourir aux services d’un usurier qui s’avère être son propre père, avare notoire... L’intrigue type de l’ancienne comédie est en outre plus vivace que jamais, qui veut qu’un barbon, avare, mais amoureux, soit la dupe de jeunes amants, désargentés, voire déshérités, assistés par leurs domestiques. C’est le cas du vieux Polidore, subjugué à la simple vue d’Isabelle, dans La Dupe 10 Ainsi notamment de Bourgoin dans La chasse aux larrons ou L’Anti-péculat (1624), qui demande, au nom de la justice et de la charité, la punition des partisans qui détournent le bien public : « [...] car il vaut mieux rechercher ceux qui ont volé vos trésors et qui ont entre leurs mains tout l’argent de la France que de surcharger le pauvre peuple qui a peine à respirer... Y a-t-il plus juste que de faire rendre gorge à des sangsues qui se sont gonflées du sang le plus pur de vos sujets ? ». Mazarin se voit quant à lui qualifié dans les Chants royaux sur l’Éminence et sur les partisans, au moment de la Fronde, de « charcutier étranger de la France », et les partisans et d’Emery, de « fourmilière de voleurs qui par leurs crimes ternissent l’éclat de la France » et d’« éponges enflées d’extorsions et d’excès ». Ailleurs, on les qualifie de « monopoleurs [qui] se sont gorgés des biens des pauvres Français » (La mission des partisans) ; ou de « [b]arbares, cannibales [...] anthropophages, mangeurs de peuples » (Les monopoleurs rendent gorge). Cependant que de nombreux pamphlets se plaisent à révéler les origines réelles ou imaginaires de nombreuses personnalités en vue du monde de la finance, comme dans les vers anonymes de L’Échelle des partisans ; du Catalogue des Partisans (1649) ou même de certains passages des Historiettes de Tallemant des Réaux… Martial Poirson 728 amoureuse (1670) de Rosimond, qui se laisse abuser jusqu’au bout, n’écoutant que son désir et perdant toute forme de rationalité économique... C’était déjà le cas du Pédant joué (1645) de Cyrano de Bergerac, racontant les déboires de Granger, principal du collège de Beauvais, pédant avaricieux et amoureux de Genevote, victime d’une escroquerie au faux contrat... La « satire anti-bourgeoise » 11 n’est pas davantage une nouveauté à la fin du siècle. Donneau de Visé en donne la preuve avec L’Embarras de Godard ou L’Accouchée (1667), qui décrit sans indulgence l’esprit mesquin de la petite bourgeoisie à travers le portrait à charge de Madame Godard, marchande de la rue Saint-Denis qui se donne pour une « dame à équipage », flanquée d’un mari en proie à l’ironie des domestiques et aux affres de la succession. Scarron en fournit un autre exemple dans L’Héritier ridicule ou La Dame intéressée (1649), à travers le personnage de Dom Diegue de Mendoce, amoureux d’Hélène de Torrès, qui ne le paye en retour que d’une complaisance intéressée fondée sur l’espoir de la riche succession qu’il escompte d’un vieil oncle gouverneur du Pérou. Mais noblesse et bourgeoisie ne sont pas seules égratignées par la satire. Le monde des voleurs exerce toujours un pouvoir de fascination et de répulsion mêlé, comme le montre L’Intrigue des filous (1647) de Claude de L’Estoile, qui met aux prises, sur fond d’affaire de fausse monnaie, trois brigands et une riche veuve vivant seule avec sa fille dans une maison retirée. Il convient cependant, au sein de ce panorama, de faire une place particulière à trois pièces singulières où les questions d’argent dépassent la scène de genre. Ainsi des Amours de Trapolin (1661) de Louis Dorimond, qui met longuement en scène un financier aussi fat qu’ignorant. Mais aussi du Riche mécontent ou Le noble imaginaire (1662) de Samuel Chappuzeau, qui démonte les jeux de la mésalliance entre la fille d’un noble déchu et le riche financier Raymond. Une phrase de ce dernier rend compte de la position centrale du négoce, qui se substitue aux valeurs nobiliaires, dans la pièce : « L’argent seul désormais est le grand point d’honneur ». Il parvient notamment à persuader le vieillard sénile de l’existence d’un élixir de jouvence ouvrant au barbon des perspectives radieuses : (...) Bel or que tu me plais ! Or potable, je t’ai déjà sur mon palais ! Que ton goût est divin et ta vertu divine ! Oui, vers toi mon âme facilement s’incline. (Acte III, scène 7) 11 Selon l’expression de Jean Alter dans L’Esprit antibourgeois sous l’Ancien Régime. Littérature et tensions sociales aux XVII e et XVIII e siècles, Genève : Droz, 1970. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 729 La comédie de caractère inaugure en outre un véritable filon dramatique : celui de l’alliance, consentie à regret de part et d’autre, entre une noblesse désargentée et une bourgeoisie en mal de reconnaissance symbolique... Une dernière pièce révèle, à travers un caractère épisodique, la prescience des potentialités dramatiques de l’argent au théâtre : Les Visionnaires (1637) de Desmarets de Saint-Sorlin met en effet en scène une galerie de portraits d’esprits chimériques, parmi lesquels on trouve un « Riche imaginaire » qui évoque tout au long de la pièce des richesses qui dans le dernier acte donneront toute la mesure... de leur inexistence, traduisant la vitalité de la croyance économique et son potentiel « fictiogène ». Molière mis à part 12 , la tradition comique offre donc peu de modèles d’une dramaturgie réellement fondée sur l’évocation précise de realia économiques, et partant des potentialités dramaturgiques qu’elles offrent. On peut même dire qu’en dépit des féconds modèles de la comédie latine, les comédies humaniste puis régulière, cantonnées à la satire sommaire des mondes de l’argent, accumulent sur ce plan un certain retard par rapport à d’autres formes d’expression littéraire. Elles adoptent même une structure dramatique stéréotypée, tant du point de vue de l’intrigue que des personnages, bien loin de les prédestiner à devenir la forme privilégiée d’évocation des questions d’argent que sera pourtant la comédie de la période suivante. Naissance et illustration de l’intérêt privé Un certain nombre de tendances latentes dans la littérature dramatique du XVII e siècle commencent pourtant à s’exprimer à partir du moment 1672- 1673, où le traitement comique des questions économiques prend un tour nouveau. Plusieurs œuvres contribuent à conforter le choix de cette saison comme « année balise », qui chacune à sa manière montrent que la dramaturgie de l’argent a changé de base. Si une telle césure n’est ni fortuite, ni arbitraire, cela ne signifie pas pour autant que les dramaturges fassent table rase d’un certain héritage dramatique, et encore moins des expérimentations de leurs prédécesseurs. C’est donc à bon droit qu’on peut parler, en l’espèce, de changement dans la continuité. Entre 1672 et 1673, deux œuvres essentielles 13 donnent coup sur coup un essor nouveau au traitement des 12 On lira notamment Pierre Force, Molière, ou le prix des choses. Morale, économie et comédie, Paris, Nathan, 1994, mais aussi Richard Sörman, Savoir et économie dans l’œuvre de Molière, Uppsala : Studia romanica Upsaliensia n° 62, 2001, seconde partie. 13 Auxquelles il faudrait ajouter, dans un autre registre, La Hollande malade de Poisson, pour sa satire allégorique de l’actualité économique. Martial Poirson 730 questions d’argent au théâtre : La Comtesse d’Escarbagnas de Molière, par la figure du financier homme d’honneur ; et surtout Le Deuil de Hauteroche, par la nouvelle dramaturgie économique qu’il instaure, ne permettant plus de douter du parcours accompli. Certes, Molière s’attache à stigmatiser les travers sociaux du bourgeois qui aspire à adopter les usages aristocratiques, comme dans George Dandin ou Le Bourgeois gentilhomme ; certes, il exploite la richesse psychosociale des types de l’ancienne comédie, comme dans L’avare ; certes il érige l’argent, étroitement associé au langage, en question métaphysique, comme dans Dom Juan ; certes, il émaille la quasi-totalité de ses productions de considérations intempestives sur la corruption par l’argent... Pourtant, il reste curieusement discret au plan de la satire sociale des hommes d’argent, et n’outrepasse jamais les conventions comiques et les ressorts traditionnels du rire. Il est d’ailleurs symptomatique que son divertissement de Cour, La Comtesse d’Escarbagnas, mette en scène un officier de finance, Monsieur Harpin, « receveur des tailles », autrement dit collecteur de l’impôt foncier, sous les traits les plus avantageux. La scène 8 de la comédie, qui depuis Chamfort jusqu’à la critique contemporaine 14 a fait couler beaucoup d’encre, a servi à accréditer la thèse selon laquelle Molière et ses contemporains auraient été victimes de pressions politiques leur interdisant toute critique délibérée des financiers, piliers du système fiscal monarchique. Plus sérieusement, la scène traduit une conception encore étroitement morale de l’économie, où les choses et surtout, les êtres sont investis d’une valeur certaine, authentifiable, et où l’univers de référence repose sur des principes de légitimité absolus. Le cadre relationnel est envisagé selon une anthropologie d’inspiration chrétienne de l’échange et du don où la notion d’intérêt privé est proprement inconcevable et où prime le devoir de charité, vertu théologale par excellence. On est donc encore bien loin de la représentation d’un ordre négocié de l’échange généralisé fondé sur la reconnaissance de valeurs relatives. La pièce met aux prises un homme de haute finance, un Vicomte et un Conseiller, qui se disputent l’honneur d’être la plus franche dupe de la Comtesse éponyme. Mais alors que le conseiller s’avilit dans de fades flatteries, le financier rompt la stricte observance des règles du savoir-vivre et n’hésite pas à prendre de vitesse la Comtesse en lui signifiant son congé. Il entreprend ensuite de régler ses comptes avec l’aristocratie, au sens propre du terme, en refusant d’être le bailleur de fonds de plaisirs qui se prennent à ses dépens (« je ne suis point d’humeur à payer les violons pour 14 En particulier Stoyan Tzonev dans Le financier dans la comédie française sous l’Ancien Régime, Paris : Nizet, 1977. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 731 faire danser les autres »). Il récuse ainsi ce qui deviendra bientôt le schéma d’intrigue type de la comédie satirique à financier : [V]ous n’êtes point la première femme qui joue dans le monde de ces sortes de caractères, et qui ait auprès d’elle un Monsieur le Receveur, dont on lui voit trahir et la passion et la bourse, pour le premier venu qui lui donnera dans la vue ; mais ne trouvez point étrange aussi que je ne sois point la dupe d’une infidélité si ordinaire aux coquettes du temps, et que je vienne vous assurer devant bonne compagnie que je romps commerce avec vous, et que Monsieur le Receveur ne sera plus pour vous Monsieur le Donneur. L’homme d’affaires a donc ici le dernier mot, tenant en respect la noblesse qui cherche à le tourner en ridicule en se donnant précisément pour ce qu’il est et, en relevant l’injure (il accepte le duel que lui propose Monsieur Tibaudier), rendant offense pour offense. « Voilà ma scène faite, voilà mon rôle joué », affirme-t-il enfin pour accompagner sa sortie. C’est pourtant bien plutôt une entrée en scène qu’il vient de réaliser, à travers cette paradoxale défense et illustration de l’homme d’argent, signifiant ici que désormais, il faut compter avec lui... À peine quelques mois après la reprise de la pièce de Molière paraît, en janvier 1673, Le Deuil de Hauteroche, représenté dans l’année à l’Hôtel de Bourgogne. La comédie est d’une tout autre facture et semble s’inscrire dans un univers social qui s’oppose terme à terme à celui de Molière et plus encore, de Larivey 15 . Elle s’inscrit dans la lignée des « comédies macabres » 16 qui, à travers la mort supposée d’un personnage (une « mort de profit »), interrogent les règles juridiques de succession : un fils cynique et sans scrupule prend le deuil et avec la complicité de son valet, intéressé dans l’affaire, fait passer son père pour mort afin d’extorquer de son loyal receveur et fermier une substantielle avance sur héritage. La pièce joue sur le fantasme du « mort-vivant » et son substrat imaginaire de superstitions. Mais surtout, elle permet d’entrer dans le détail des baux ruraux, et de mettre en évidence les pratiques économiques propres à ce milieu rural : « pot-de-vin », « paiement sans quittance », « rabat », partage des gains, renégociation des contrats entre fermiers et propriétaires terriens, transactions matrimoniales à la suite d’un « mariage en sourdine »... Autant dire que c’est un changement notable du système de relations, non seulement des hommes et des choses, mais encore des hommes entre eux, comme l’indique notamment la justification de sa propre mésalliance par Timante : 15 Bien que l’intrigue des Esprits soit très similaire à celle du Deuil. 16 Confer Martial Poirson, « La comédie ‘Fin-de-siècle’, une dramaturgie en rupture. Des usages du corps au corps hors d’usages », Seventeenth-Century French Studies, 2003. Martial Poirson 732 Après tout Jaquemin, quoiqu’il soit sans naissance, À l’avarice près, est homme d’importance ; Il est le coq du bourg, connu pour un Crésus ; Cela répare assez le défaut de rang. (Scène 4) Les serviteurs ne sont pas en reste, qui s’empressent de facturer leurs rôles d’intercesseurs dans les différentes négociations ou de prestataires de services : Crispin attend rétribution de Jaquemin pour avoir pris soin de ses intérêts et Perrette demande que ses gages soient recalculés, en considération du surcroît de travail occasionné par la mort de l’épouse, et des opportunités de service qu’elle s’est vu proposer chez d’autres veufs de la ville. La servante fait donc ici valoir, par un raisonnement économique sans faille, c’est-à-dire aussi sans état d’âme, non seulement les effets de la conjoncture sur la rémunération du travail, mais encore le « coût d’opportunité » du renoncement à une autre position aussi lucrative 17 . Ce calcul incessant d’intérêts croisés traduit donc une évolution en profondeur, non seulement de la conscience collective, mais encore de ses formes d’expression dramatique qui entrent, pour la première fois, dans le détail des transactions économiques et surtout, leur donnent une légitimité nouvelle : « Il ne faut pas appeler vilénie / Ce que les gens sensés nomment économie » (scène 9). Or, si cette « crise de la conscience européenne » a été parfaitement mise en perspective par l’histoire des idées 18 , il semble que sa « prise de conscience économique », particulièrement perceptible dans la comédie de la période, ait été beaucoup moins souvent relevée : Lois, justice, équité, pudeur, vertu sévère, Partout au plus offrant on n’attend que l’enchère ; Et je ne sache point d’honneur si bien placé Dont on ne vienne à bout dès qu’on a financé. (...) Quantité tiennent leur quant-à-moi, Qui loin de refuser une affaire semblable, Moyennant force écus, épouseraient le Diable. (Scène 4) Dans l’« Avis au lecteur », Hauteroche donne en outre une dimension théorique nouvelle à l’articulation entre économie et comédie. Il justifie no- 17 C’est le prétexte à des équivoques grivoises sur les services rendus par la servante à son maître : « Franchement, je m’en lasse, et pour toutes mes peines / Je mériterais bien qu’aux foires, aux étrennes / Vous ouvrissiez la bourse » (Scène 9). 18 Voir Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris : Fayard, 1961 ; et plus récemment Jean Rohou, Le XVII e siècle, une révolution de la condition humaine, Paris : Seuil, 2002, chapitres 7 et 8. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 733 tamment la forme courte adoptée pour sa pièce, associant implicitement circulation des espèces et des pièces susceptibles de « donner le change ». Puis il fournit un art poétique de la forme courte plus adaptée, selon lui, au jeu incessant des échanges et à la dramatisation de l’économie. Il évoque ensuite la pratique d’auteur dramatique et plaide en faveur des exigences du métier d’auteur professionnel. Questions esthétiques, discours de savoir et statut social d’auteur s’articulent donc ici, comme dans la majeure partie des comédies de cette période, sans solution de continuité. Trois choses essentielles peuvent ainsi être retenues de ce point de basculement : d’abord, la virulence de la charge satirique contre cet argent qui pousse les fils indignes, car prodigues, à enterrer vivant des pères avaricieux ; ensuite, la nature de cette charge, qui ne prend jamais une forme grinçante et ne renonce pas au masque souriant d’une évocation mi-scandalisée, mi-amusée des mœurs du temps ; enfin, l’équivocité de la comédie, qui traduit et surtout, trahit une fascination complaisante pour les transactions et les opérations économiques, auxquelles elle consacre la plus longue scène de la comédie, décrivant avec minutie la négociation d’un renouvellement de bail, en liste les clauses. Cet intérêt dramaturgique pour les questions économiques va croissant, gagnant dans certains cas un haut degré de précision technique et modifiant jusqu’aux cadres formels de la comédie « Fin-de-Règne ». Critique et légitimation de l’intérêt souverain La crise de conscience du dernier tiers du siècle trouve dans l’économie du temps un facteur explicatif déterminant. Perceptible dans les écrits des moralistes, particulièrement sensibles à la question de l’intérêt (qui se substitue peu à peu à l’amour-propre) et portant un regard aigu sur les pratiques économiques du temps 19 , la critique de l’économie est exacerbée dans les comédies, qu’on a coutume de juger un peu rapidement comme « cyniques ». Car si l’économie a mauvaise presse, elle n’en est pas moins placée au cœur d’une dramaturgie en décalage partiel avec la convention comique habituelle. Partie prenante d’un dispositif de mise en crise générale 19 Je renvoie, sur ce point, aux perspectives ouvertes par Jean Rohou dans « Pour un ordre social fondé sur l’intérêt : Pascal, Silhon, Nicole et Domat à l’aube de l’ère libérale », publié dans Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Paris : Klincksieck, 1996, pp. 207-222, mais aussi dans « L’amour de soi au XVII e siècle : de la concupiscence à la complaisance, à l’angoisse et à l’intérêt », publié dans Les Visages de l’amour au XVII e siècle, Presses de l’université de Toulouse-le-Mirail, 1984, pp. 79-90. Martial Poirson 734 des valeurs absolues de la morale traditionnelle, la comédie de la période dramatise en effet les prospérités du vice et se plaît au jeu du change et de l’échange, dans un univers de négociation généralisée où les transactions sont d’autant plus serrées que les valeurs fluctuent. L’argent est d’abord omniprésent, d’un point de vue quantitatif, dans la comédie du « Soleil-Couchant » 20 , mais surtout omnipotent, car intimement lié à sa structure dramatique comme à son cadre idéologique. En effet, un vaste ensemble de pièces comiques, de tous types et de tous formats, traduit nettement ce changement sensible de paradigme dans les représentations de l’argent sur les planches. Toute une génération d’auteurs émerge alors, dont les thèmes de prédilection sont étroitement associés aux questions économiques : Champmeslé, Donneau de Visé, Poisson, Baron ou encore, Thomas Corneille 21 ... Tous disent avec une joie sombre la corruption des mœurs du temps, la toute-puissance de l’argent, la dissolution des sentiments amoureux, familiaux, amicaux même, au contact de l’intérêt toutpuissant auquel aucune barrière morale ne s’oppose plus désormais. De nouveaux schémas d’intrigue apparaissent alors, qui se superposent, ou même parfois se substituent à la traditionnelle bataille rangée entre, d’un côté enfants et valets, de l’autre aînés et vieillards, ou même entre maîtres et serviteurs. Ainsi notamment du trinôme récurrent entre une coquette volage et cupide, souvent veuve ; un chevalier joueur et dissipateur, souvent libertin ; et un vieillard riche, souvent avare et libidineux, que l’on retrouve aussi bien chez Dancourt et Saint Yon que chez le premier Dufresny ou Lesage 22 . 20 Pour une vision plus générale de cette période, André Blanc, F. C. Dancourt (1661- 1725). La Comédie française à l’heure du soleil couchant, Tübingen-Paris : Gunter Narr Verlag-Jean-Michel Place, 1984 et Guy Spielmann, Le Jeu de l’ordre et du chaos : comédie et pouvoirs à la Fin de Règne (1673-1715), Paris, Champion, 2002. Christian Biet consacre à l’évocation des questions économiques dans ce type de textes le chapitre 8 de son Droit et littérature dans l’Ancien Régime. Le Jeu de la valeur et de la loi, Paris : Champion, 2002. 21 Hauteroche, Les Nobles de province (1678) ; La Bassette (1680) ; Le Feint Polonais (1686) ; Les Bourgeoises de qualité (1690) ; Champmeslé, Les Joueurs (1683), La Bassette (1680), La Rue Saint Denys (1682), La Veuve (1699) ; Jean Donneau de Visé, Les Intrigues de la lotterie (1670) ; Thomas Corneille & Jean Donneau de Visé, La Pierre Philosophale (1681), L’Usurier (1685)... Le Soupé mal apresté (1670) de Hauteroche constitue un précédent qu’on ne saurait négliger. C’est sans doute l’un des auteurs les plus représentatifs et les plus productifs de cette première génération de comédies cyniques et désabusées. 22 Dancourt & Saint Yon, Le Chevalier à la mode (1687) ; Dufresny, Le Chevalier joueur (1697) ; Lesage, Turcaret (1709). Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 735 Apparaissent aussi de nouveaux personnages et systèmes de personnages, agencés dans des galeries de portraits à la façon des moralistes où se succèdent, sur le modèle des comédies-revues, puis des comédies-épisodiques, des personnages stigmatisés pour leurs travers sociaux, comme dans La Devineresse ou Les Faux enchantements (1679), pièce à machines de Thomas Corneille et Donneau de Visé. Boursault est expert dans ce genre, où il s’est notamment illustré avec la « comédie-fable » Ésope à la Ville ou Les Fables d’Ésope (1690). Au-delà de l’exercice de style, la pièce permet à son auteur de mettre en forme une éthique du bon officier, serviteur désintéressé de l’État et par là même, de critiquer par comparaison la vénalité des charges et des offices, fondement de l’ordre politique et social d’Ancien Régime ; mais aussi, de stigmatiser les abus de pouvoir de potentats locaux (gouverneurs, seigneurs de village, baillis...) ; et de fustiger, comme beaucoup de pièces de la période, les prétentions nobiliaires de bourgeois parvenus oublieux de leurs origines. Il récidive onze ans plus tard avec Ésope à la Cour (1701), satire féroce des manieurs d’argent. L’habileté de Boursault est ainsi de remettre en cause l’ensemble de la structure politique et sociale qui autorise un tel système d’exploitation de l’homme par l’homme, au nom d’une économie de la rente qui s’oppose à la transaction sur les valeurs : les hautes sphères du pouvoir ne sortent pas indemnes de cette critique d’une économie politique de type féodal dont l’intrigue est à dessein placée au cœur de la société de Cour… Dans La Comédie sans titre ou Le Mercure galant (1683), du même auteur, le procédé fonctionne à merveille. La pièce, que l’on peut considérer comme une des toutes premières grandes « comédies post-moliéresques », bénéficie d’ailleurs d’un grand succès public (19 représentations d’affilée « dans sa nouveauté »). Elle est construite selon le modèle éprouvé de la comédie-revue, où une série de types sociaux défilent dans la maison d’un auteur à succès, à dessein de développer la satire en règle de la société « Fin-de-Règne ». Tout en brossant une peinture réaliste du milieu de la presse à succès et des auteurs fortunés, qui a fait reconnaître en elle la première comédie sur « le trafic du journalisme naissant », selon l’expression d’Antoine Adam, elle collectionne les figures de « fâcheux » issus d’un vaste ensemble de milieux professionnels, venant tous chercher gloire et argent en utilisant le journal pour faire accéder leur intérêt privé au domaine public. L’œuvre de Baron est tout aussi significative d’une inflexion de la forme comique 23 : conservant le schéma dramatique de l’ancienne comédie, centré 23 Je pense en particulier à des comédies telles que Les Enlèvements (1686) ; L’Homme à bonnes fortunes (1686) ; Le Rendez-vous des Tuileries ou Le Coquet trompé (1686) ; La Coquette ou la Fausse Prude (1687)… Martial Poirson 736 sur l’intrigue amoureuse empêchée, l’auteur enrichit un canevas souvent minimaliste et sans surprise en l’émaillant de personnages nouveaux étrangers au personnel habituel de comédie : personnages en défaut de loi commune ; « veuves joyeuses » en passe de devenir des individus autonomes ; chevaliers intrigants ; hommes de finance omnipotents qui déclarent sans ciller aux tenants du titre de noblesse, comme Monsieur Basset dans La Coquette ou La Fausse prude (1687) : « Avec de l’argent, on fait tout. Je serai quand je voudrai ce que vous êtes, et vous ne serez jamais ce que je suis »… L’argent agit donc dans ces pièces, et beaucoup d’autres de la même période, comme un opérateur dramaturgique susceptible de redistribuer les destins sociaux. Il a donc un rôle dynamique nouveau dans le développement de l’intrigue, du système des personnages et mêm de la structure dramatique : substitutions de contrats de mariages, faux et usages de faux, escroqueries à la dot, faux veuvages et faux décès à des fins de captation matrimoniale, rapts de séduction, captations d’héritages, vols caractérisés, extorsions de fonds, échange de biens, de services et surtout, de femmes... De telles malversations se multiplient dans ces pièces où le négoce et l’établissement de contrats de toutes sortes jouent un rôle de tout premier plan. Le motif récurrent du jeu, qui dépasse de loin la seule actualité sociale et politique 24 , est d’ailleurs symptomatique de cette fascination nouvelle pour la redistribution aléatoire des fortunes et partant, des conditions 25 . L’ordre des échanges n’est en effet jamais très loin, dans le système comique, de l’échange des ordres de cette société holiste en crise. Enfin, la comédie de la période se plaît à entrer dans le détail technique des affaires. Elle excelle à rendre compte, avec un luxe de précisions et souvent une parfaite exactitude juridico-économique, des transactions même les plus complexes, tant elle se montre fascinée par les procédures économiques, avec une nette prédilection pour les questions marchandes et les transactions financières. Tel est le cas de Fatouville, maître du genre par métier autant que par goût, notamment dans Le Banqueroutier (1687). À travers un ensemble de péripéties et de tours burlesques, cette comédie 24 A en juger par l’intense production comique de la période, bien analysée par John Dunkley dans Gambling : a Social and Moral Problem in France (1685-1792), Geneva : SVEC n°235, 1985. 25 Outre les pièces déjà mentionnées, je signale Donneau de Visé, Les Intrigues de la lotterie (1670) ; Champmeslé, Les Joueurs (1683) ; Dancourt, La Désolation des joueuses (1687) et La Loterie (1697), plus tard La Déroute du pharaon (1718) ; Regnard [Dufresny], Le Joueur (1697). Et plus tard, dans une perspective tout autre, Dufresny, La Joueuse (1709) et Garnier, Les Joueuses (1784). Sans parler des nombreuses adaptations du Gamester d’Edward Moore, d’après la traduction de l’abbé Brute de Noirelle. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 737 italienne fait en effet la chronique d’une banqueroute annoncée, révélant toutes les ficelles de la procédure et dressant le catalogue des filouteries alors en usage courant. On y apprend, entre autres fraudes et usages crapuleux, comment détourner le cadre juridique à son profit, afin de ruiner deux fois ses créanciers en leur coupant tout recours judiciaire. Un personnage de notaire fait office de conseiller en procédures frauduleuses et déchire le voile d’ignorance sur une pratique en vogue des affaires du temps, qui sont également partie prenante dans la réflexion que le théâtre porte sur luimême. Arlequin tient en effet des propos à valeur métatextuelle : « Tu vois, ma pauvre cousine, combien il faut jouer de rôles pour amasser quelque chose dans la vie » (« scène de la cassette »). Et c’est loin d’être un hasard si la « scène qui sert de prologue » s’ouvre sur une discussion entre Arlequin et Mezzetin sur l’art de resquiller au théâtre : « J’y vais pour entrer sans payer, pour faire le bel esprit, pour bien boire et bien manger sans qu’il m’en coûte un double, et pour avoir de l’argent de reste ». Ainsi cette période charnière, en dépit d’un mépris affiché qui s’exprime d’ailleurs moins envers l’économie qu’envers les comportements sociaux cupides qu’elle révèle et conforte, laisse-t-elle apercevoir, sous la critique qu’elle sur-joue, une certaine fascination pour l’économie, envisagée comme fauteuse de trouble et adversaire de poids pour la morale chrétienne traditionnelle, comme le mettront symboliquement en scène un certain nombre de comédies allégoriques ultérieures 26 . Les dramaturges envisagent donc l’économie comme un facteur de renouvellement des formes comiques dont ils exploitent les potentialités dramatiques. Partiellement affranchis d’une anthropologie négative d’inspiration théologique, ils commencent cependant à entrevoir le potentiel d’innovation philosophique et politique de notions nouvelles telles que l’intérêt privé. Ainsi se prennent-ils à expérimenter une notion dont ils perçoivent encore confusément les infinies possibilités dramaturgiques. Et pourtant, cette vision moderne fait long feu… Eloge paradoxal de l’intérêt souverain Au moment même où la comédie se montre particulièrement critique envers un système économique qui révèle, dans le premier XVIII e siècle, l’ampleur de ses faiblesses, elle utilise en même temps son potentiel comique et dra- 26 Legrand, Plutus (1720) ; Marivaux, Le Triomphe de Plutus (1728) et Le Chemin de la Fortune ou Le Saut du Fossé, scènes détachées en prose parues dans Le Cabinet du philosophe en 1734, sans parler de sa réécriture par Pannard sous le titre Le Fossé du scrupule ou Le Saut du fossé (1742), et du même auteur, Les Ennemis réconciliés (1736), resté à l’état de manuscrit, parmi tant d’autres… Martial Poirson 738 matique à travers une dramaturgie de l’expérimentation fascinée de l’économie sous toutes ses formes, posant ainsi les bases, à la faveur du tumulte, d’une remoralisation ultérieure de l’économie, et avec elle du genre comique lui-même, au nom d’une morale pragmatique, qui n’est pas encore de saison mais apparaît, en filigrane, dans les textes. Au tournant du siècle, encore placé dans l’optique générale d’un dénigrement de l’économie, une nouvelle étape dans le traitement comique de l’économie est donc franchie. Trois évolutions majeures la caractérisent : d’abord, l’accentuation du réalisme dans l’évocation du négoce, à travers des scènes mettant en lumière une certaine fascination pour la marchandise ; ensuite, de façon presque symétrique, la perception de l’abstraction et de la valeur symbolique de la monnaie fiduciaire, préoccupation constante des dramaturges dans un contexte de financiarisation et partant, de virtualisation de l’économie propre au système de Law ; enfin, le retour en force d’une certaine exigence morale, refusant le statu quo du dénouement et exigeant la punition des coupables. Les personnages liés aux mondes des affaires, s’ils restent toujours aussi ridicules et continuent de mal tourner, se prennent aussi, fait relativement nouveau, à mal finir, sanctionnant ainsi la fin de la neutralité axiologique propre à l’univers comique et à l’impunité de ses dénouements : le vice ne demeure plus impuni et la structure dramaturgique prend une orientation plus nettement éthique, cependant que s’affirme progressivement un jugement moral sur l’économie nouvelle. Abstraction faite de son anthropologie négative, ce qui frappe sur la période est l’effet de réel des scènes. Dans la comédie se met en effet en place une véritable poétique de l’opulence propre à glorifier, par l’ostentation de la marchandise constante dans les pièces, l’émergence sur la place publique d’une « culture matérielle » ou si l’on veut, d’une « culture négociante » 27 . Un certain nombre de pièces s’attachent en effet, avec un luxe de détails sans précédent, tant par les didascalies que par les dialogues et situations de jeu, à exhiber les signes d’une intensification des échanges et d’une démultiplication des choses. Il en est ainsi, en particulier, de la série de pièces mettant en scène les mondes de la rue et de l’échoppe, avec ses marchands et ses bourgeois, ses badauds et ses chalands… comme dans La Rue Saint Denys (1682) de Champmeslé ; ou bien l’agitation de la Foire, comme dans La Foire de Bezons (1695) et La Foire Saint-Germain (1696) de Dancourt, mais aussi, la même année, La Foire Saint-Germain de Regnard et Dufresny... Le théâtre dans le théâtre est utilisé dans ces dernières, à la fois 27 Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVII e -XVIII e siècle), Paris : Arthème-Fayard, 1997 et La France des Lumières, Paris : Fayard, 1993. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 739 comme opérateur de l’intrigue, dans la mesure où il permet de dénouer la crise, et comme révélateur des conduites sociales stigmatisant le vice, sans pour autant exhorter clairement à la vertu. C’est encore le moyen, pour les auteurs, aussi habiles dans tous les registres, d’évoquer, sur la scène même des Théâtres Français et Italien, la réalité du théâtre forain et d’offrir sur les planches une représentation haute en couleurs des mondes du négoce. Mais c’est surtout le moyen d’assimiler, dans un rapport homologique fondamental, comédie et économie. La pièce de Dancourt, en particulier, repose sur l’association entre amour et argent, exprimée à travers le personnage du financier parvenu, libertin et jouisseur, qui sait que l’amour se vend au poids de l’or, pour avoir maintes fois, dans son passé de domestique, aidé à sa vente... Mais sa toute-puissance se heurte finalement à la coalition des dupés, qui se révèlent aussi roués que lui et aussi dépourvus du moindre sens moral, et à la force de l’opinion publique ; laquelle se construit dans les Foires où la parole, à l’image de la marchandise, va bon train et circule à grande vitesse selon une poétique dramaturgico-économique nouvelle. Cette tendance trouve de nouveaux développements avec Le Port de Mer (1704) de Boindin, qui se déroule à Libourne, port commercial en plein essor et marché aux esclaves réputé. La pièce enchaîne les évocations pittoresques de l’activité commerciale frénétique des grands ports de commerce et utilise le travestissement de l’intrigue amoureuse empêchée pour jouer sur les équivoques du trafic des êtres humains, de la commercialisation des corps, et interroger le droit du « commerce de mer » sous Louis XIV. Dans le même temps, par un mouvement inverse, la financiarisation et donc, la virtualisation de l’économie n’échappent pas à la comédie, qui multiplie les personnages de financiers et les situations dramatiques engendrées par la distribution aléatoire des fortunes et des biens mais surtout, par les stratégies spéculatives et cumulatives du nouvel ordre monétaire. Tel est notamment le cas de la pièce anonyme Le Gros lot de Marseille (1700), mais aussi de La Coquette de village ou Le lot supposé (1715) de Dufresny, où l’auteur imagine les effets produits par l’enrichissement supposé d’un fermier à la loterie nationale sur l’équilibre des pouvoirs et des prestiges en zone rurale. La supercherie, orchestrée par le receveur du village, agit comme un révélateur social, exacerbant les conduites stéréotypées : l’orgueil revanchard du fermier, l’arrogance du baron, son ancien employeur, l’opportunisme de la veuve comme de la coquette et leur rivalité matrimoniale face à cette redistribution des cartes... Avec Les Agioteurs (1710) de Dancourt, on est encore plus près des transactions financières de la célèbre rue Quincampoix, qui sont décrites dans toute leur technicité, et sans rechigner à user du jargon des maltôtiers représentés par les figures de Martial Poirson 740 l’usurier Zacharie, de l’agioteur Trapolin, et de toute une série de manieurs d’argent frauduleux... La forme même du genre comique évolue considérablement au contact de cette sensibilité nouvelle aux virtualités de la finance, comme dans Le Crédit est mort (1726) de Piron. Elle est notamment marquée par l’essor de la comédie allégorique, genre dramatique très en vogue à partir des années 1715 28 , qui se saisit de l’actualité récente pour en faire un « théâtre des idées ». Tel est le cas du Diable d’argent (1724) écrit en collaboration par Lesage, D’Orneval et Fuzelier, portant sur la banqueroute du système des assignats mis en place par Law ; des Aventures de la rue Quincampoix (1719) de Carolet ou, du même auteur, cette fois sur l’actionnariat de la Compagnie des Indes, La Lanterne magique ou Le Mississippi du Diable (1723)… parmi tant d’autres exemples. Pourtant, c’est au nom de cette morale pragmatique qu’émergent progressivement les signes avant-coureurs d’une remoralisation de l’économie. L’homme d’argent n’est plus condamné par principe, parce qu’il est homme d’argent, mais parce que son système ne tient pas ses promesses. À l’observation critique mais fascinée des pratiques économiques de la période précédente succède ainsi la prise en compte sévère du bilan mitigé de la monétarisation de la société française. Les pièces se font donc de plus en plus critiques envers les manieurs d’argent, et peu à peu se généralise un schéma dramatique fondé sur une sorte de punition rituelle expiatoire. C’est particulièrement net dans Turcaret (1709) de Lesage, où l’ancien valet-financier, dès lors que ses activités ne sont plus couronnées de succès, est abandonné de tous et constitué en « bouc émissaire » donné pour seul et unique responsable, par la coalition de personnages tout aussi corrompus que lui, du désastre final. La pièce est beaucoup plus violente contre la figure du financier que son intertexte, La Rapinière ou L’Intéressée (1683), de « Barquebois », signe d’une évolution notable des mentalités et des formes. Le même procédé dramaturgique, porteur de la même idéologie, se retrouve quelques années plus tard dans Arlequin traitant (1716) de D’Orneval. La pièce prend directement appui sur une actualité politique dans l’air du temps (la Chambre de Justice instituée le 12 mars 1716) et fait preuve d’une grande technicité dans l’évocation des mécanismes de la finance, entremêlée au travestissement burlesque du merveilleux mythologique. Les exemples se multiplient de ces intrigues où les histoires d’argent finissent mal, et où affleure une reprise en main idéologique, sinon morale, de l’activité économique, qui passe par le sacrifice rituel final de l’homme 28 Les premières expériences remontant là encore à l’an 1673, avec La Hollande malade de Raymond Poisson. C’est tout sauf fortuit. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 741 d’affaires, au nom d’une forme de rationalité instrumentale : quitte parfois à perdre de vue l’évocation de la réalité sociale de l’époque, en créant de toute pièce des « mythes littéraires » tels que celui du « valet-financier »... Si l’on ne parvient pas encore à isoler un jugement laudatif sur l’argent, l’ordre moral semble déjà avoir repris ses droits, en n’accusant plus l’économie d’être ce qu’elle est, mais seulement de ne pas être à la hauteur de ce qu’elle promet. Ce qui revient à faire basculer la critique des fins vers celle des moyens... Cette évolution marque donc un tournant décisif dans l’introduction d’une logique économique au cœur même de la littérature dramatique et des critères du jugement éthique, esquissant une nouvelle configuration idéologique entre argent, morale et intérêt. Mais le jugement moral n’est pas dépourvu d’ambiguïtés pour les dramaturges, les comédiens, mais aussi le public, comme l’indique ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Cartouche » : Cartouche ou Les Voleurs (1721) de Legrand, initialement conçu comme un moyen de propagande active contre la criminalité organisée et l’économie souterraine, tourne bien vite à l’apologie indirecte et à la glorification du bandit de grand chemin, capable de braver le pouvoir en toute impunité. La médiation symbolique du texte dramatique, qui en fait ainsi un « mythe de l’ennemi public numéro un », a pour conséquence inattendue de mobiliser l’opinion publique en sa faveur... À travers Cartouche, c’est tout un ensemble de modèles économiques alternatifs qui commence à fasciner l’opinion, susceptible de forger de nouvelles formes d’expression comique et de mettre en valeur les séductions du vice, mais aussi de l’économie souterraine. En parallèle, on constate avec L’Embarras des richesses (1725) d’Allainval l’affleurement d’argumentaires nouveaux. La pièce est, comme toute une série de comédies de l’époque, une transposition dramatique de la fable de La Fontaine Le Savetier et le Financier. Mais c’est aussi une des premières à développer la thématique, proche des philosophes des Lumières, du retour aux plaisirs naturels, exprimée à travers la formule épicurienne (« cultiver son jardin »), signe que l’émergence d’une philosophie du bonheur simple est en gestation. Cette comédie allégorique marque donc à la fois un point d’aboutissement et un tournant dans l’évolution des formes dramatiques, par son optimisme rassurant dans l’évocation fantasmagorique des mondes de l’argent. Elle se démarque également de la poursuite de l’intérêt étroitement individualiste de la Régence et contribue à inaugurer un nouveau schéma dramatique voué au plus grand succès : celui, propre à la comédie nouvelle ou moralisante, de la passion malheureuse pour les biens matériels destinée à être ramenée à la vertu et à l’appréciation raisonnable des richesses... Martial Poirson 742 Fausse route Si la période allant du dernier tiers du XVII e siècle au premier tiers du suivant n’est pas dépourvue d’ambiguïtés, son importance dans l’histoire des formes et des idées est souvent minimisée par la critique qui tend à la réduire à un moment de transition, pour faire vite, « entre Molière et Marivaux ». En fait, c’est précisément le chaînon manquant sans lequel aucune articulation entre comique et économique ne peut prendre sens, et le levier d’une étonnante modernité, indissociablement idéologique et esthétique. C’est surtout une période de gestation intellectuelle, formelle et idéologique qui préfigure le redéploiement éthique de la période suivante, sorte de reflux ou de choc en retour. En effet, cette période constitue, au regard de l’histoire longue, une parenthèse atypique : moment sans précédent de fusion et d’interaction entre littérature et économie, elle reste sans équivalent depuis, puisque dès les années 1730, on constatera le retour d’une emprise éthique sur l’économie dans les comédies, solidaire d’une conversion morale de l’économie, et puisque dès la Révolution française, la littérature (en particulier le théâtre) cherchera de nouveau à se démarquer de l’économie, pour finalement adopter la doctrine de la gratuité artistique qui se maintiendra jusqu’à aujourd’hui, se coupant artificiellement, au plan de l’histoire des formes et des représentations, de ses bases économiques 29 . C’est la raison pour laquelle j’ai cru bon de déplacer l’architecture mobile du découpage en siècles hérité de l’histoire littéraire, englobant dans un même mouvement la fin du XVII e et le début du XVIII e siècles, opposés à l’évolution réactionnelle du second XVIII e siècle. Cela permet de faire apparaître une relative congruence entre les temporalités propres de l’histoire des formes et de l’histoire des idées, mais aussi des effets de décalage où les chronologies semblent, un moment, en opposition de phase, traduisant l’inertie de l’histoire lente et non linéaire des consciences ou des mentalités au regard de celle des faits et plus encore, des formes… La littérature s’élabore précisément dans ce hiatus, comme une forme complexe de médiation symbolique et de réinterprétation des éléments tant matériels qu’intellectuels qui font la cohérence et la dynamique d’une culture. C’est ce caractère composite, clivé, voire obvié du texte comique que j’ai souhaité mettre en évidence comme relevant d’un même trait de modernité aussi bien esthétique qu’idéologique. 29 Cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Minuit, 1992. Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 743 ANNEXE : LISTE DES PRINCIPALES PIECES CITEES Afin d’alléger le système des notes en bas de page dans l’article, sont indiquées ici avec précision les éditions et manuscrits des principales pièces difficiles d’accès faisant l’objet d’une analyse. La date de la première représentation n’est mentionnée que si elle est antérieure et notablement différente de la date de première édition ou si le texte représenté est resté à l’état de manuscrit. ANONYME, Le Gros lot de Marseille, comédie en un acte et en prose. [Manuscrit de souffleur, Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française (BMCF) Ms 50 ; Bibliothèque de Pont de Vesle, n°910], représentée au Théâtre-Français le 23 septembre 1700. ALLAINVAL Léonor-Jean-Christine Soulas d’, L’Embarras des richesses [d’après LA FONTAINE], comédie en trois actes et en prose avec prologue et divertissements, Paris, Pissot, 1726 [Bibliothèque de l’Arsenal (ARS) Rf. 7587] ; reprise dans le Nouveau Théâtre-Italien, Paris, Briasson, 1753. BARON Michel, La Coquette et la Fausse Prude, comédie en cinq actes et en prose, Paris, Guillain, 1687. BARQUEBOIS M. de [ROBBE], La Rapinière ou L’Intéressée, comédie en cinq actes et en vers, Paris, Etienne Lucas, 1682 [Manuscrit de souffleur intitulé « Monsieur La Rapinière », BMCF Ms n°11, comportant « une scène qu’on peut ajouter à la comédie » racontant la fraude d’un boucher qui cherche à passer un veau devant les commis sans payer]. BOINDIN Nicolas, Le Port de mer, comédie en un acte et en prose et divertissement, musique de Gilliers, Paris, Ribou, 1704. BOURSAULT Edme [jouée et imprimée d’abord sous le nom de Raymond POISSON et sous le titre La Comédie sans titre, sur intervention de Jean DONNEAU DE VISE], Le Mercure Galant ou La Comédie sans titre, comédie en cinq actes et en vers, Paris, Quillet et Guillain, 1683 ; Esope à la Cour, comédie héroïque en cinq actes et en vers, avec prologue, Paris, D. Beugnie, 1702, [Manuscrit Bibliothèque Nationale de France (BNF) n. a. f. 4189] ; Les Fables d’Esope ou Esope à la ville, comédie en trois actes et en vers, Paris, Girard, 1690. CAROLET Denis, La Lanterne magique ou Le Mississipi du Diable, opéra-comique en trois actes et en prose avec divertissement, musique de Gilliers, La Haye, Mathieu Roquet, 1723 ; Les Aventures de la rue Quincampoix, comédie en un acte et en prose et vaudeville avec Divertissement [BNF f. f. 9315], représentée au Théâtre-Italien le 21 novembre 1719. CHAMPMESLE Charles Chevillet de, La Rue Saint Denis, comédie en un acte et en vers, Paris, Jean Ribou, 1682. Martial Poirson 744 CHAPPUZEAU Samuel, Le Riche mécontent ou le Noble imaginaire [aussi intitulée, lors des nombreuses rééditions du vivant de l’auteur, Le Riche important et Le Partisan dupé], Paris, Jean-Baptiste Loyson, 1662. CORNEILLE Thomas & DONNEAU DE VISE Jean, La Devineresse ou Les Faux enchantements, comédie en cinq actes et en prose, Paris, Blageart, 1680 [exemplaire sans nom d’auteur, avec un erratum indiquant 7 fautes à corriger, ARS Rf 2760]. D’ORNEVAL Jacques-Philippe, Arlequin traitant, opéra-comique en trois actes et en vaudeville, avec des danses et des divertissements, publié dans LESAGE Alain-René et D’ORNEVAL, Le Théâtre de la Foire et l’Opéra comique, contenant les meilleurs pièces qui ont été représentées aux foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Paris, Ganeau, 1721-1737, volume IV, représenté à la Foire Saint-Germain le 22 mars 1716. DANCOURT Florent Carton Sieur, La Foire de Bezons, comédie en un acte et en prose et divertissement, musique de Gilliers, Paris, Guillain, 1695 ; La Foire Saint-Germain, comédie en un acte et en prose et divertissement, musique de Gilliers, Paris, Guillain, 1696 ; Les Agioteurs, comédie en trois actes et en prose, Paris, Ribou, 1710. DESMARETS de SAINT-SORLIN Jean, Les Visionnaires, comédie en cinq actes et en vers, Paris, Camusat, 1637. DORIMOND Louis, Les Amours de Trapolin, précédée d’un Prologue intitulé La Comédie de la comédie, Paris, Ribou, 1662. DUFRESNY Charles Sieur de La Rivière, La Coquette de village ou Le Lot supposé, comédie en trois actes et en vers, Paris, Pierre Ribou, 1715. [FATOUVILLE Anne Mauduit, Seigneur de Fatouville et de La Bataille], MONSIEUR D***, Le Banqueroutier, comédie en un acte et en prose, publiée dans Evaristo Ghérardi, Le Théâtre Italien de Ghérardi, Paris, J.-B. Cusson et P. Witte, 1700, volume I, représentée au Théâtre-Italien le 19 Avril 1687. HAUTEROCHE Noël Lebreton Sieur de, Le Deuil, comédie en un acte et en vers [imprimée dès janvier 1673, édition endommagée, BNF Yf 7142], Paris, Ribou, 1680 [BNF Yf 3428, dans un recueil factice daté de 1691]. L’ESTOILE Claude de, L’intrigue des filous, Lyon, Claude La Rivière, 1644. LEGRAND Marc-Antoine, Cartouche ou les voleurs, comédie en trois actes et en vers, avec un divertissement, Paris, Jean Musier, 1721 ; Plutus, comédie en trois actes et en vers, avec un divertissement, Paris, Ribou, 1720 [sans le divertissement censuré]. LESAGE Alain-René, Turcaret, comédie en cinq actes et en prose, avec prologue et épilogue [La Critique de Turcaret par le Diable boiteux et La Continuation de la Critique de Turcaret par le Diable boiteux], Paris, Veuve Ribou, 1709 ; en collaboration avec FUZELIER Louis & D’ORNEVAL Jacques-Philippe, Le Diable d’argent, comédie à allégories en un acte, prologue en prose, publiée dans le Théâtre de la Foire ou l’Opéra comique, op. cit. volume IV, représentée à la Foire Saint-Germain en février 1720. MARIVAUX Pierre Carlet de Chamblain de, Le Chemin de la Fortune ou Le Saut du Fossé, scènes en prose, parues dans Le Cabinet du philosophe, journal en onze feuilles, 1734, troisième & quatrième feuilles ; Le Triomphe de Plutus, comédie Une modernité inachevée : quand l’intérêt entre en scène 745 en un acte et en prose, Paris, Prault Père, 1739, représentée au Théâtre-Italien le 12 mai 1728. MOLIERE, Jean-Baptiste Poquelin, La Comtesse d’Escarbagnas, divertissement de Cour destiné à accompagner des Ballets, Bruxelles, Georges de Backer, 1694, représenté à Saint-Germain-en-Laye le 2 décembre 1671, ensuite repris sous forme de comédie-ballet au Théâtre du Palais Royal le 8 juillet 1672. PANNARD Charles-François, Le Fossé du scrupule ou Le Saut du fossé, opéracomique en trois actes et en prose et vaudeville, avec prologue, épilogue et divertissement, publié dans Théâtre et Œuvres diverses, Paris, 1763, volume III, pp. 69-138, représenté sous le titre du Saut du Fossé, à la Foire Saint- Laurent, le 26 juillet 1742 ; Les Ennemis réconciliés, opéra-comique en prose et vaudeville en un acte, « pour servir de quatrième acte à L’Histoire de la Foire ou Les Métamorphoses de la Foire, Pièce en quatre actes et un Prologue, par Monsieur Lesage » [BNF f. f. 1207], représenté à la Foire Saint Laurent le 27 juin 1736. PIRON Alexis, Crédit est mort, opéra-comique en un acte et en prose, avec vaudeville et divertissement, publié dans Œuvres complètes, Paris, Michel Lambert, 1776, volume V, représenté à la Foire Saint-Germain le 19 février 1726. POISSON Raymond, La Hollande malade, comédie en un acte et en vers, Paris, Promé, 1673 [BNF Rés. Yt 4092 ; Bibliothèque municipale de Lyon, cote 321724]. REGNARD Jean-François & M. du F*** [DUFRESNY], La Foire Saint-Germain, comédie en trois actes et en vers et prose, publiée dans Evaristo Ghérardi, Le Théâtre Italien de Ghérardi, op. cit. volume V, représentée au Théâtre-Italien le 26 décembre 1695. SCARRON Paul, L’Héritier ridicule ou la dame intéressée, Paris, s. n., 1668. COMPTES RENDUS PFSCL XXXV, 69 (2008) W e n d y Ayr e s - B e nn e tt : Sociolinguistic Variation in Seventeenth- Century France: Methodology and Case Studies. Cambridge: Cambridge University Press, 2004. xi + 267p. From the perspective of literary studies, Wendy Ayres-Bennett’s book appears quite technical, with its heavy focus on methodological issues specifically related to sociolinguistics. Her overall purpose is to reconstruct nonstandard usage and the spoken language of seventeenth-century France in order to account for linguistic variation according to socioeconomic status, register and style, and gender. In each chapter, Ayres-Bennett draws from metalinguistic texts such as Jean Nicot’s Thresor de la langue françoise, Antoine Furetière’s Dictionnaire universel, and Richelet’s Dictionnaire françois and plays them against literary texts, popular pamphlets, and correspondence. She also makes great use of FRANTEXT. Out of this moving back and forth between metalinguistic texts (what is said about language) and literary and non-literary texts (actual linguistic practices), Ayres-Bennett tries to sift out general features of linguistic variation characteristic of different moments in the seventeenth century. Much space in each chapter is devoted to the methodologies that do not work and why, and to the problematics of trying to draw out spoken language from written texts. While Chapter 1 lays out the parameters and sources of the study, Chapter 2 revolves around extracting from written sources some sense of the actual French spoken in the seventeenth century. The first part of the chapter focuses on the relation between certain types of texts to spoken discourse. For instance, to what degree does letter writing or written conversations approximate real speech? When it comes to books on conversations, another complication arises: to what degree did the written text reflect speech and to what degree did it produce new speech, since written conversations were held up as models for spoken language? Ayres-Bennett also considers seventeenth-century perceptions of the relation between written and spoken language. For instance, Claude Favre de Vaugelas believed writing should mirror speech, and that the spoken word preceded the written. Scipion Dupleix, however, did not believe writing should reflect speech, and demonstrated the anteriority of the written word over the spoken by making reference to practices of preachers and lawyers. It might have been interesting to situate this part of the chapter in terms of later debates on language, notably Jean-Jacques Rousseau’s Essai sur l’origine des langues. In the second part of the chapter, Ayres-Bennett problematizes the sources she will use to account for linguistic variation with respect to pronoun usage, verb morphology, and interrogation. One of her sources is the PFSCL XXXV, 69 (2008) 750 journal of Héroard, doctor of the young Louis XIII. Using the journal of the dauphin’s reported speech presents the problem of age: is linguistic variation due to the youth of the dauphin or to other factors? In order to balance out factors, Ayres-Bennett compares the dauphin’s reported speech to similar examples in Creole and Quebecois French since many aspects of seventeenth-century French remain inscribed in these offshoots of hexagonal French. Chapter 3 centers on variation due to socioeconomic status on the one hand, and register, style, and genre, on the other. Ayres-Bennett immediately suggests there may be a correspondence between class and register, which is explored in more depth over the course of the chapter. Drawing from metalinguistic texts, she tries to tease out distinctions between “popular” and “familiar” French. While these two domains can get confused in the works of some authors, it appears that most metalinguistic commentators do uphold the correspondence between low genres such as burlesque, considered a style bas, with lowerclass linguistic variation. However, the problem arises that most references to lowerclass speech in metalinguistic texts come from works by authors like Paul Scarron, Molière, and Charles Sorel. These authors represent lowerclass speech for the purposes of comic effect, for which they must depend on certain caricatures for their audiences to recognize lowerclass speech in their texts. As Ayres-Bennett repeatedly remarks, the reproduction of lowerclass speech in literary texts is based primarily on lexical and phonetic variation but very little on syntactic variation, which must have been a feature of lowerclass speech. Staples of lowerclass speech in burlesque texts included the use of proverbs, words issuing from patois, archaic terms, and morphological features like “je pensons.” Because the reproduction of lowerclass speech in burlesque texts is based on exaggeration and caricature, Ayres-Bennett turns to private texts like the livres de raison and to texts in patois and mazarinades, all of which present their own problems with respect to gleaning spoken French from texts. The livres de raison were journals written by merchants and heads of households in which they took inventory of daily transactions and business. As a source of spoken French, these texts are problematic due to their use of formulaic language, and their scope is limited, since they are texts written by educated professionals. Texts in patois and mazarinades present similar problems as burlesque texts. Ayres-Bennett suggests that burlesque texts in fact influenced the language and style of the mazarinades, for one finds similar features in both types of texts. Moreover, one must take into account the question of audience: the likely audience for texts in patois and maza- Comptes rendus 751 rinades were not members of the lower class, whose speech was parodied in these texts. In her chapter on women’s language, Ayres-Bennett runs into many of the same issues she encountered when approaching variation according to class. After situating debates on women and language within the period (i.e., women as good and as bad examples of good usage), Ayres-Bennett asks whether or not a woman’s language - a “precious” language - actually existed in seventeenth-century France. In the same way that lowerclass language as represented in written texts is a mix of fact and fiction, so it is the case with precious language. Writers like the Abbé de Pure and Antoine de Somaize reproduced precious language for the purposes of parody and caricature. Indeed, Ayres-Bennett did find features discussed by de Pure and Somaize in works by Scudéry, but these two writers clearly exaggerated precious traits for the sake of comic effect. Moreover, as Ayres-Bennett discovers, many expressions characteristic of precious language according to de Pure and Somaize in fact can be found in texts written by male authors. This chapter falls more into my area of expertise, and while I found many of Ayres-Bennett’s observations interesting, some of the discussion is rehashing conclusions reached by literary scholars such as Ian Maclean (whose seminal book Women Triumphant is not cited), Joan DeJean (who is not cited in the bibliography), and Linda Timmermans. This rehashing, however, might be necessary for an audience of sociolinguists, but for seventeenth-century scholars, the sociocultural contextualization can seem simplified and redundant. The strengths of the chapter reside more in the problematizing of the possibility of delimiting a “woman’s” language or a “precious” language, and her conclusions are necessarily very conservative. In her final chapter, Ayres-Bennett looks at variation in time over the course of the seventeenth century. As one might expect, she uncovers a tendency for retrenchment. In her assessment of metalinguistic texts, out of 300 observations on usage, 137 concern words and expressions that have disappeared or are going out of usage, whereas only 63 observations report on new words and expressions. Ayres-Bennett emphasizes that this period of “standardization” and elimination of variation nevertheless is one of constant change, to which metalinguistic commentators were slow to respond. As Ayres-Bennett remarks over and over again, it is very difficult to extract spoken language and non-standard variations from written texts because of questions regarding audience, the socioeconomic and gendered position of the writer, and the objectives of the text (i.e., parody and caricature). The best we can do is to get a sense of how non-standard variation was represented in written texts. Written texts give limited insight into non-standard variation not only because of stylistic and audience consider- PFSCL XXXV, 69 (2008) 752 ations, but also because of their focus on lexical and phonetic variation, providing few examples of syntactical variation. Moreover, the parodying and use of stereotype - not to mention the prejudices of individual authors - in the depiction of non-standard usage make the sorting out of fact from fiction even more difficult. It is for this reason that Ayres-Bennett’s resulting reconstructions, though generally convincing, seem meager to me, and necessarily so. While it may be impossible to get a sense of seventeenthcentury spoken French and linguistic variation, Ayres-Bennett’s study does provide important insights into how we might approach the representation of spoken French and linguistic variation in written texts, and in this regard her book can be of very practical use to scholars and students of seventeenth-century literature. Anne E. Duggan C hri s tia n B e lin (dir.) : La méditation au XVII e siècle : rhétorique, art, spiritualité. Sous la direction de Christian Belin. Paris : Champion, 2006. 275 p. Christian Belin qui a publié en 2002 une étude magistrale sur La Conversation intérieure avait organisé en 2000 avec Bénédicte Louvat-Molozay et Pierre Pasquier un colloque sur le même thème dont il présente maintenant les actes. Ce volume complète de manière heureuse ses recherches en les élargissant à des domaines qui n’entraient pas dans sa perspective originaire comme par exemple la musique (Anne Piéjus, La musique française du XVII e siècle face à la question de la méditation, 211-234 et Maya Suemi Lemos, La musique et la méditation : l’exemple des vanités, 235-256) ou qui la dépassaient dans d’autres genres littéraires, le théâtre surtout (Georges Forestier, Présence et lieux de la méditation dans la tragédie des XVI e et XVII e siècles, 157-180) ou le roman (Nathalie Grande, Le roman : un genre spirituel ? , 181-194). Sa monographie se terminait par un commentaire du tableau Le Songe de saint Joseph de Georges de la Tour (ibid., 414-417), tandis que ces actes contiennent une contribution d’Anne Le Pas de Sécheval « Peinture et méditation, la méditation dans le tableau, le tableau-méditation : à la recherche d’un concept d’analyse » (181-194). Le colloque de Rome de 2002 sur l’esthétique baroque a débuté par une réflexion de Marc Fumaroli sur « Retorica sacra, retorica divina : les souches-mères de l’art dit Baroque » où le concept de « retorica divina » vise le même argument que Le Pas de Sécheval. Selon Fumaroli, saint Augustin « a posé dans son De Trinitate le principe qui a décidé du statut des arts et des lettres dans la tradition occidentale » (Estetica Barocca a cura di Sebastian Schütze, Rome 2004, p. Comptes rendus 753 19). Les images sont « des voiles illusoires » et en même temps « des médiateurs à travers lesquels la foi arrachée à la vérité doit faire son chemin » (ibid., p. 20). Le Pas de Sécheval souligne de même la divergence entre l’approche analytique du tableau religieux et le processus mental de la méditation. Se référant à saint Ignace de Loyola, à Bérulle et aux auteurs mystiques, elle insiste sur la transfiguration de « l’image sensible en vision intérieure » (204) et qualifie de « méditation » le processus « quand le tableau dilate le sujet de la représentation en suggérant derrière le sens littéral un réseau d’allusions narratives et de significations théologiques par le biais de repères visuels dont la fonction est mnémotechnique » (206). Elle en conclut que la méditation liée à la peinture se définit « par la possibilité offerte au spectateur de tisser autour du sens littéral de la représentation un réseau dense de renvois narratifs et métaphoriques qui approfondissent sa signification spirituelle en vue de la conversion intérieure » (210). D’après Anne Piéjus, il est impossible de distinguer « entre méditation en musique et musiques incitant à la méditation » (221). La relation entre la musique et la parole est faite « d’écho et de complémentarité » (231). Les différentes Leçons de Ténèbres rendent pourtant manifeste « la fragile frontière entre un texte méditatif et une ouverture vers l’ineffable » (232). Maya Suemi Lemos précise à propos des motets sur les « Vanités » de Giacomo Carissimi que la force du pathos peut déstabiliser l’auditeur « par la tension des dissonances » (252) et en même temps dégrader l’œuvre parce que « l’agitation d’une rhétorique trop exaltée a maculé la vision du divin » (255). C’est une argumentation dont les bases théoriques peuvent évidemment être contestées puisque la parcimonie de procédés oratoires dans le sublime tel que l’a défini Boileau déstabilise également par le recours à une rhétorique humaine raffinée. Cette censure de Carissimi rappelle les invectives de Boileau ou de Bouhours contre la poésie italienne, et cette parenté ne la rend pas meilleure. Le domaine littéraire se révèle également riche pour exploiter le thème de la méditation. La Mesnardière critique l’utilisation des sentences en les associant aux « méditations » du peuple, et Georges Forestier s’y réfère pour expliquer la disparition des stances du théâtre français où les dramaturges « médite[nt] de moins en moins sous les yeux du spectateur » (178). Les romanciers pratiquent en revanche la méditation « sous différentes formes, jusqu’à consacrer une partie de leur écriture à des sujets spirituels » (185). Nathalie Grande montre « que les frontières entre méditation et roman sont plus mouvantes que les utiles distinctions génériques et hiérarchiques peuvent le laisser attendre » (194). Mais ce sont surtout les poètes qui pratiquent la méditation. PFSCL XXXV, 69 (2008) 754 Le terme de méditation est tout à fait légitime dans le titre de recueils poétiques. Agrippa d’Aubigné publie en 1630 des Méditations sur les Psaumes où, d’après Véronique Ferrer, l’imitation de la Bible doit garantir « l’authenticité de la poésie » (39). La rhétorique du barreau recourt de même au concept de méditation pour signaler un glissement de l’apprentissage « à la transformation de soi » (49), processus que Bruno Petey-Girard illustre par des exemples tirés des vedettes de la magistrature, Pibrac et Du Vair. Cette pratique finit par dégrader la rhétorique des citations. Petey- Girard cite une remarque révélatrice de Pibrac qui soutient : « Un passage que nous composons en notre esprit, vaut mieux qu’une centaine de ces passages renfermez dans les lieux communs » (54), conviction que partage Montaigne dont Les Essais sont pourtant bourrés de citations. Les développements de Petey-Girard contredisent ceux qui s’autorisent du concept de baroque pour détecter l’apogée d’une rhétorique sophistique à la fin du XVI e et au XVII e siècle. Ralph Dekoninck est bien préparé par son étude profonde sur l’image dans la littérature spirituelle jésuite (Ad Imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVII e siècle, Genève 2005) pour traiter de « L’image au cœur des trois puissances de l’âme dans la spiritualité jésuite du XVII e siècle » (67-88). Les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola prévoient une « application des sens » qui se situe « à la frontière de la méditation discursive et de la contemplation infuse » (82). Dekoninck explique bien le côté littéraire et artistique de ce processus où « le récit évangélique d’abord transformé en tableau est à nouveau décomposé en paroles pour être enfin recomposé en une image synesthésique qui relève plus du théâtre que de la peinture » (83). Richard Parish se penche sur la méditation en tant que « terme de polémique » (89) à partir de la Querelle du quiétisme, Huguette Courtès sur les Méditations chrétiennes et métaphysiques de Malebranche. Elle y prend son point de départ pour analyser l’inspiration chrétienne des Méditations métaphysiques de Descartes dont l’ordre des raisons est « comparable au cheminement d’Augustin dans le De Trinitate » (116). Elle détecte dans le cheminement philosophique de Descartes « l’expression laïcisée du mouvement méditatif à caractère religieux » (110) tandis que les Méditations de Malebranche, « réalisant l’union de Descartes et d’Augustin » (121), cherchent « le dévoilement progressif des relations à instaurer entre le Christ et l’homme » (123). Véronique Adam reconnaît un processus analogue dans la poésie religieuse où « la méditation se présente comme un commentaire tenant aussi lieu d’exercice spirituel et de prière » (138). Elle distingue différents types de méditation : religieuse qui « transforme le poète en chrétien, métaphysique, Comptes rendus 755 elle le fait visionnaire ; lyrique ou profane, elle le transforme en parole amoureuse » (148). Christian Belin esquisse « la tradition méditative : écriture, procédures, mystère » (15-32) en prenant comme point de départ Montaigne qui « ne sépare pas l’introspection d’une mise à distance du Monde » (15). Les spirituels sont hantés par le problème de « concilier la méditation avec le monde » (24). Pascal se distingue à l’intérieur de cette tradition parce que sa méditation « redéfinit à chaque instant les conditions mêmes de sa propre validité » (29). Dans son introduction, Belin évoque « l’abondance des textes théoriques sur la méditation » (7) sur lesquels informe la riche bibliographie du volume (257-266). Un index nominum et rerum facilite la consultation des contributions. Belin souligne à juste titre que notre incompréhension actuelle des procédures mentales de la méditation ne doit pas réduire celle-ci « au statut de simple gesticulation rhétorique ou idéologique » (7). Ces actes de colloque permettent d’évaluer l’intérêt de ce domaine où il y a encore bien du terrain à défricher. Volker Kapp C hri s to phe B o ur g e oi s : Théologies poétiques de l’âge baroque : La Muse chrétienne (1570-1630). Paris : Champion, 2006. 851 p. Les deux notions du titre de ce gros volume peuvent laisser perplexe. La catégorie de « l’âge baroque » pourrait rebuter aussi bien que celle des « théologies poétiques » dont Anne Mantero a traité abondamment dans La Muse théologienne (Berlin, 1995). Il est vrai que Mantero s’occupe de la période allant de 1620 à 1680 tandis que Bourgeois se penche sur celle de 1570 à 1630. Nous constatons que l’auteur survole rapidement le débat sur le baroque (12-19) parce que « la relation entre poétique et théologique n’est […] pas interrogée comme telle » (19). Michèle Clément applique les théories de Foucault pour relever les homologies entre baroque et poésie mystique dans Une Poétique de crise : poètes baroques et mystiques (1570- 1660) (Paris, 1996), mais Bourgeois lui reproche de sous-estimer « la question d’une possible autonomie du régime poétique » (21) et d’accorder « trop peu d’importance aux nuances propres à l’histoire de la spiritualité chrétienne » (21). Il souligne que « le déchiffrement symbolique des apparences et la critique du sensible sont dans un rapport de complémentarité » (688). Son étude innove et fascine par la vaste gamme des poésies considérées et par la justesse de ses analyses. Les six décennies qu’englobe son corpus de textes correspondent à la période de floraison de la poésie reli- PFSCL XXXV, 69 (2008) 756 gieuse en France et les dix chapitres du livre développent le panorama de ce domaine de la poésie où catholiques et réformés entrent en compétition, cherchent à se délimiter et recourent néanmoins largement aux mêmes procédés littéraires et oratoires. C’est par ailleurs un des multiples avantages de cette étude passionnante de se mettre sur un plan qui dépasse les controverses confessionnelles tout en s’efforçant de rendre justice aux positions antagonistes, souvent victimes de partialité. Le volume commence par une brève introduction qui discute les problèmes de méthode (11-36) et passe ensuite à l’analyse, divisée en quatre parties. Celle-ci commence par « la conversion des Muses » (37-172), traite les « figures de la Bible » (173-420), la « rhétorique de l’âme » (421-640), ainsi que la « perspective historique » sous l’intitulé « la rigueur et l’éclat » (641-774) pour terminer par une conclusion succincte (775-786) et une bibliographie abondante (791-836). D’après l’auteur, « la Muse chrétienne ne se définit pas par un style nouveau mais plutôt par une éthique, voire une métaphysique du texte » (29). De l’Uranie de Du Bartas à l’Avant-propos des Théorèmes de La Ceppède s’affirme, au-delà des frontières confessionnelles, l’insistance sur « une différence radicale et nécessaire dans la visée des textes » (29). Les poètes mettent l’accent « sur la visée pragmatique du texte » (31) sans exclure « une finalité proprement esthétique de leur œuvre » (31). Les années 1570-1630 qu’embrasse l’enquête sont marquées par la première édition de La Muse chrétienne (1570) de Du Bartas et « la première édition posthume des œuvres de Malherbe, préfacée par Antoine Godeau » (32). Ce choix est justifié bien qu’il reste à vérifier la pertinence de l’opinion, par ailleurs très répandue parmi les spécialistes, du déclin radical de la poésie religieuse après 1630. Christian Belin a plaidé au colloque de Bordeaux sur « la religion des élites » pour une relecture du Père Le Moyne, victime du verdict de Pascal, Saint-Amant reste victime de Boileau, les poésies de Madame Guyon sont sous-estimées, pour n’alléguer que ces quelques exemples. Bourgeois termine du moins son parcours par un développement sur Godeau et Le Moyne (748-771) auquel il atteste de « préserver dans toute [sa] pureté le rêve d’une poésie spirituelle » (762) bien qu’il suive Pascal en imputant au jésuite « une certaine séparation entre Parnasse et Calvaire » (764). Godeau est qualifié d’« atticiste » (765) et sa revendication de « transparence » et sa définition anti-rhétorique de la prière « sépare[nt] intériorité et figures du discours » (770). Aussi la poésie chrétienne se réfugie « dans l’intime et le familier […] de l’entretien spirituel » (771). La première partie comprend deux chapitres : « poeta theologus » (43- 100) et « l’adieu aux Muses profanes » (101-172). Son point de départ est l’idée que la Muse chrétienne inspire un « art divin » (44). Se référant à la Comptes rendus 757 conviction que les mythes antiques expriment d’une manière voilée les vérités bibliques, les apologistes de Boccace à Du Bartas attribuent à la poésie la fonction de louer Dieu et de transmettre la vérité. Parmi les théologiens, Savonarole refuse en revanche « l’identification entre figure au sens rhétorique et figure au sens exégétique » (53) tandis que La Ceppède élabore « une ambitieuse synthèse dialectique » (56) entre les deux positions. Le jésuite Possevin préconise la « critique des mensonges de la sagesse antique » (62) et l’émulation avec ses meilleurs réussites. L’Art poétique français de Ronsard reste marqué par la « Théologie allégorique » (70). Le recueil catholique de La Muse chrestienne (1582) place les hymnes du poète à côté de vers d’inspiration chrétienne. Du Bartas cherche cependant « la simplicité de la Révélation » (82) et se distancie des explications sophistiquées des fables païennes. Les poètes réformés affichent une attitude spirituelle et la plupart de leurs recueils lyriques « s’identifient à un livre de piété » (89) en faisant appel à « la pureté d’intention du lecteur » (91). D’où l’insistance sur la rupture avec la poésie antique ou profane et l’ascension de la conversion en « mythe personnel du sujet lyrique » (105). Poupo insiste dès le premier livre de La Muse chrestienne « sur une trajectoire spirituelle » (108). D’Aubigné recourt dans ses Tragiques à l’image de la froidure hivernale, symbole « d’une purification spirituelle » (113). Le Parnasse chrétien se déplace de l’Hélicon au Calvaire, « le mont des Oliviers s’oppose au Parnasse » (168) et l’Uranie est allégorisée par La Ceppède. L’argument du retour à l’âge d'or devient « une figure de l’essence invariable du poétique » (130). Les poètes s’efforcent, en se référant à saint Augustin, de convertir l’amour profane en amour sacré en donnant aux « éléments négatifs qui traduisent l’insatisfaction de l’amant […] une orientation positive » (140). Une pratique de réécriture de Pétrarque (cf. 154-157) et de la poésie profane traverse toute l’époque étudiée (cf. 142-149), et elle se prolonge évidemment bien au-delà. Le Cantique des Cantiques se prête également à cette double lecture (149-153) et sa lecture dévote applique au Christ « des attributs et des qualificatifs de la Dame » (161). Marie- Madeleine devient dans ce contexte un personnage emblématique. L’attitude des poètes est pourtant loin d’être homogène : Du Bartas prend des libertés tandis que Sponde ou Hopil « ont le souci de relier très précisément leurs vers aux règles du discours religieux » (170). Les courants humanistes sont rejetés. La deuxième partie aborde le problème multiforme des rapports entre la Bible et la littérature. Son titre, « figures de la Bible », caractérise bien ce qui est au centre des trois chapitres, l’analyse de l’Écriture sainte avec les instruments de l’art oratoire (« l’éloquence divine », 179-216), les diverses manières de sa réécriture littéraire (« la Bible comme source : imitation et PFSCL XXXV, 69 (2008) 758 variations », 217-320) et de sa lecture (« la Bible et son commentaire : exégèse et structure herméneutique du poème », 321-420). Erich Auerbach a publié des réflexions stimulantes sur l’incompatibilité de l’Écriture sainte avec l’art oratoire gréco-romain, mais Bourgeois les passe sous silence parce qu’elles ne tiennent pas compte de sa période où cette problématique ressurgit dans la critique de l’éloquence humaine. À cette époque, l’humilité de la Bible est « comprise tantôt comme un dépouillement nécessaire, tantôt comme une exigence de clarté » (190). Sa « rudesse » se transforme aux yeux de Calvin et du cardinal Du Perron en « ornement » (194). De saint Augustin à Mathias Flacius Illyricus, bien des traités s’efforcent d’éclaircir le style de l’Écriture sainte (cf. les schémas 197-198), et les réformés surpassent dans ce domaine les catholiques. Selon Bourgeois, la tension entre l’héritage gréco-romain et la tradition biblique n’exclut cependant pas « un dialogue fécond entre Bible et poésie » (215). L’Académie de l’art poétique (1610) de Pierre de Deimier est alléguée pour prouver la similitude entre « l’imitation des poètes amoureux et la paraphrase du psautier » (217), mais « l’intertextualité biblique se pose […] en termes de hiérarchisation et d’enchâssement des énoncés » (257). La fidélité au texte sacré reste un problème crucial. La Ceppède trouve dans les Psaumes « une rhétorique de la piété » (237) tandis que Chassignet s’efforce de respecter « la simplicité biblique » (242). Bourgeois analyse des exemples de paraphrase des Psaumes pour éclairer la stratégie « élaborée pour désigner […] l’altérité biblique et les procédés de son appropriation » (268). Ses développements sur la « poétique du lieu commun » (360-367) mettent bien en évidence la cohérence de cette herméneutique sacrée. L’étude des pratiques poétiques invite « à nuancer l’opposition frontale entre protestants et catholiques » (395). L’ingéniosité encourage, des deux côtés, l’écriture allégorique et « la démultiplication de l’analogie » (407). Les différentes analyses détaillées aboutissent à la conclusion que le substrat biblique « s’accommode mal des frontières définies pour régler l’expression littéraire » (419). La troisième partie, intitulée « rhétorique de l’âme », comprend trois chapitres, « le modèle dévot » (427-504), « le silence mystique », qui analyse l’œuvre de Pierre de Croix et Hopil (505-554), et « au miroir de l’âme : poésie et spiritualité calvinistes » (555-640) qui s’occupe entre autres de Johann Gerhard, Calvin, Odet de La Noue, Sponde et d’Aubigné. Jean-Pierre Camus « rapporte la méditation morale à une poétique de l’emblème » (482), pratique confirmée par les sonnets de Chassignet. Le sonnet se révèle particulièrement adapté à faire converger « exercice dévot et exercice poétique » (479), ce qui explique la « multiplication des sonnets dévots » (479). Le recueil Miroir de l’amour divin (1606) du capucin Pierre de Croix exploite toutes les formes possibles du discours de l’amour « pour en capter Comptes rendus 759 la force rhétorique » (518). Rares sont pourtant les récits d’une expérience intérieure individuelle, Les Théorèmes de La Ceppède sont donc tout à fait dans les règles quand leur auteur se contente d’élaborer « un poème méditant » (423). Bourgeois constate dans ce contexte « une étroite correspondance entre poétique et spiritualité » (503) et détecte dans la Réforme calviniste « la mise en forme rhétorique de la parole intérieure » (558). Il présente la virtuosité et l’ingéniosité en tant qu’« éléments déterminants dans cette rhétorique des affections » (638) et constate en même temps « qu’une théologie ne saurait commander une stylistique » (638). Jean- Pierre Camus évoque « les raffinements infinis d’une méthode intérieure » (639). L’éloquence structure cette littérature dévote, d’où les affinités entre la poésie des « deux Réformes » (639) qui dépassent les « accents particuliers de chaque tradition confessionnelle » (639). La quatrième partie envisage les « perspectives historiques » sous la dichotomie « la rigueur et l’éclat ». Elle se divise en deux chapitres, « le glaive et le feu » (649-718) et « une parole intempestive » (719-774). Bourgeois se réfère à l’opposition « entre âpreté et douceur » (649), mise en relief par Marc Fumaroli, et lui assimile le diptyque formé par d’Aubigné et La Ceppède. Le premier plaide pour la rudesse qui détache « la véhémence prophétique » (661) de la douceur, vice imputé à la subtilité des catholiques, et associe « enigmes et allusions, figures incompréhensibles à l’œil profane » (664). La Ceppède s’approprie en revanche « l’idéal tridentin de l’orateur chrétien » (667) et associe la véhémence à la douceur dont l’équilibre « vaut comme marque de l’affection spirituelle » (673). La poésie religieuse rivalise avec les « grands modèles héroïques néo-latins » (679), comme par exemple la Christiade de Girolamo Vida, le De partu Virginis de Sannazar, et elle prend beaucoup de libertés vis-à-vis des règles dérivées de la Poétique d’Aristote. Saint Augustin associe dans De doctrina christiana l’ingéniosité et la véhémence afin d’émouvoir le lecteur par « une parole à la fois enflammée, libre et enthousiaste » (700). Selon Du Bartas, la rhétorique profane « reste à la surface des sentiments humains tandis que [la rhétorique chrétienne] ébranle en profondeur le sujet » (705). Il existe pourtant à l’intérieur de ce paradigme une vaste gamme de possibilités dont l’un des extrêmes est « la fusion entre ethos et pathos » (713) chez d’Aubigné, et l’autre extrême leur « disjonction presque totale » (713) chez La Ceppède. Bourgeois évoque dans sa conclusion l’œuvre de Paul Claudel « comme un défi aux langages modernes » (776) et invite à s’interroger sur « la conception contemporaine que nous nous faisons de la ‘littérature’ » (777). Il met en doute l’opposition trop schématique entre « un sujet fictionnel construit par le discours (rhétorique) et un sujet empirique » (780). D’après lui, l’histoire de la Muse chrétienne est affectée de la « disjonction entre PFSCL XXXV, 69 (2008) 760 théologie positive, langage mystique et exégèse » (784), aussi entre-t-elle en crise autant à la suite des divergences intérieures du champ religieux que de la profanation du champ littéraire. Le livre de Christophe Bourgeois explore un domaine peu connu avec une érudition admirable et une grande sensibilité littéraire dont la finesse de ses analyses témoigne abondamment. Volker Kapp J e a n - Pie rr e C ha uv e a u ( é d.) : Cahiers Tristan L’Hermite, revue annuelle publiée par l’Association des « Amis de Tristan L’Hermite » XXVIII, 2006. 110 p. Cette livraison, dédiée à la mémoire de Jacques Morel, président de l’Association de 1979 à 2001 s’ouvre par un vibrant hommage de son savant et estimé successeur, Jean-Pierre Chauveau, spécialiste de la poésie du XVII e siècle qui a édité cette poésie dans l’Anthologie de la poésie française de la Pléiade, I, pp. 851-1253, 2000. Le nouveau président retrace la brillante carrière de l’érudit et éminent dix-septiémiste qu’avait été Jacques Morel, bien connu pour ses travaux sur le théâtre et la poésie du XVII e siècle. Il avait contribué à l’établissement et au développement de la société en collaboration avec son non moins regretté membre fondateur et secrétaire, Amédée Carriat. Le grand et délicat poète et écrivain que fut Tristan avait attiré à son œuvre, dans tous les genres qu’il avait pratiqués, l’attention des érudits. Le monde savant depuis un demi-siècle avait redécouvert la richesse et la valeur de la littérature et des arts du premier dix-septième siècle, diversement qualifié d’âge baroque ou de période Louis XIII. Jacques Morel avait joué un rôle important dans cette diffusion avec son Histoire de la littérature française de Montaigne à Corneille (1572-1660) chez Arthaud, sa thèse sur Rotrou, ses travaux sur le théâtre et sur un autre grand poète, Théophile de Viau. Françoise Graziani, vice-présidente de l’association, ancienne élève de Jacques Morel, lui consacre aussi une page émue, évoquant ses qualités d’ouverture et de dévouement à ses étudiants. Jean-Pierre Chauveau souligne le rôle joué par Jacques Morel dans la préparation des Œuvres complètes de Tristan L’Hermite, publiées chez Champion, à partir de 1999, dans la collection « Sources classiques » dirigée par Philippe Sellier qui a grandement contribué à mettre à la portée des universitaires les écrivains du premier dix-septième siècle. La maladie avait empêché Jacques Morel de mener à bien l’édition des Œuvres complètes, Comptes rendus 761 superbement réalisée sous la direction de son successeur avec une savante et prestigieuse équipe de spécialistes. Parmi ceux-ci on notera pour les volumes consacrés aux œuvres poétiques Véronique Adam, Alain Génetiot, Françoise Graziani, Amédée Carriat, Laurence Grove et Marcel Israel ; pour la prose Jean Serroy, Bernard Bray, Marc Fumaroli, pour le théâtre Roger Guichemerre, Danielle Dalla Valle, Anne Tournon, Claude Abraham, J-P Chauveau, Nicole Mallet et Jacques Morel. La présente livraison poursuit la tradition d’excellence de cette remarquable revue que tous les dix-septiémistes auraient intérêt à pratiquer puisque Tristan s’était illustré dans les principaux genres : poésie, amoureuse et pastorale, encomiastique et religieuse ; prose : lettres et surtout le charmant Page disgracié, précurseur d’un roman moderne libéré des contraintes ; théâtre : on se souvient que la Mariane (1636) avait été un des grands succès du siècle à la scène. Conscient de la variété des genres cultivés par Tristan, J.-P. Chauveau justifie le choix du titre pour ce numéro spécial « Thèmes et variations », en contraste avec les numéros précédents où les contributions étaient groupées autour d’un thème précis : c’est ainsi que le n° XXVII de 2005 présentait les Actes de la journée d’étude organisée par Alain Génetiot à l’Ecole Normale Supérieure autour du Page disgracié. Cette année, comme le note J.-P. Chauveau dans sa Présentation, c’est l’idée de variété, de diversité qui a retenu l’attention de l’éditeur et de son conseil. On se rappelle la devise énoncée dans ce sens par La Fontaine, héritier de Tristan, « un aîné par l’âme » selon la belle formule de Marc Fumaroli dans le Poète et le roi (p. 121). Ce dernier estime que, parmi les plaisirs énumérés par La Fontaine se trouvaient « ceux que préférait le très tendre Tristan ». Les forêts, les eaux, les prairies Mères des douces rêveries… Ce sont précisément ces thèmes de la tradition pastorale dans l’ensemble de l’œuvre, des Plaintes d’Acante à l’Amarillis qui font l’objet de l’excellente étude de Sandrine Berregard, bien préparée par la récente publication de son Tristan L’Hermite : héritier et précurseur, Biblio 17, vol. 157, Tübingen, Gunter Narr, 2006. Loïc Thommeret s’intéresse à une des tragédies moins connue, généralement négligée dans « L’autonomie du lyrisme dans Panthée de Tristan ». Son analyse se montre très poussée et bien documentée. Du côté anglophone, il s’appuie sur les importants travaux de Claude Abraham sur le théâtre de Tristan et cite le toujours utile Racine et la poésie tragique d’Eugène Vinaver. Il estime que « le lyrisme seul s’avère insuffisant à faire naître le tragique » (p. 32), ce qui expliquerait l’insuccès de la pièce. PFSCL XXXV, 69 (2008) 762 Aurore Labenheim qui avait publié une stimulante étude dans un précédent Cahier, n. XXVI, « Une esthétique du flou entre dissimulation et travestissement », poursuit ses recherches dans les procédés d’expressions du poète dans « Une stylisation du contraste chez Tristan L’Hermite » et illustre son recours constant au paradoxe et à la pointe, ce qui le rattacherait à une esthétique baroque. On connaît les désillusions du poète dans ses rapports avec son mécène. Lionel Philipps y consacre une belle étude très fournie suivie d’une présentation de deux Odes illustrant cette navrante situation : « Le poète et le Prince dans les Vers héroïques : agonie d’une relation mythique » et « Tristan et Billaut face à Gaston d’Orléans : la louange désabusée. Autour de deux odes ». L’auteur prend comme point de départ le magnifique et envoûtant poème « La Mer », « fruit d’une inspiration mélancolique et éminemment personnelle » (p. 65). Après un long et vain service auprès de Gaston d’Orléans, le poète déçu espère trouver un nouveau mécène dans la personne du duc de Guise avec des vers où « la contamination du registre héroïque par le registre amoureux serait possible » (p. 79). On trouvera ici, comme dans les précédentes livraisons, d’excellents, précis et utiles comptes rendus dûs à Guillaume Peureux, Véronique Adam, Sandrine Berregard et Mathilde Bombart ainsi qu’une Bibliographie et une Chronique des activités de l’Association. La mémoire de Jacques Morel a été bien servie par ses collègues et amis. L’œuvre de Tristan aussi, son époque et les circonstances dans lesquelles elle a été créée. Les lecteurs apprécieront la richesse et la ferveur tristanienne de cet hommage collectif. Marie-Odile Sweetser Gé r a r d F e rr e yro ll e s (dir.) : La Polémique au XVII e siècle, Littératures classiques, n° 59 (été 2006). 369 p. G. Ferreyrolles nous présente un recueil d’articles de grande qualité sur la polémique au XVII e siècle, fruit d’un séminaire conduit en 2002-2003 et 2003-2004 à la Sorbonne. Le sujet est central pour l’âge classique, à tel point que l’on pourrait proposer (comme l’a fait E. Bury dans son article « Frontières du classicisme », Littératures classiques, n° 34, automne 1998, p. 217-235) une périodisation fondée sur les différentes querelles qui parcourent le siècle. Cet intérêt pour la polémique, les controverses et les querelles, s’il n’est pas nouveau (à la fin du XVIII e siècle, S.-A. Irailh publiait déjà ses Querelles littéraires…depuis Homère jusqu’à nos jours ! ), trouve un intérêt particulier dans la recherche la plus actuelle, comme en témoigne le Comptes rendus 763 colloque sur « les querelles dramatiques en France à l’âge classique (XVII e - XVIII e siècles) » qui s’est tenu à Reims les 19-20 octobre 2006. Par ailleurs, la polémique a directement à voir avec des questions d’éthique : si elle est attaque, elle ne doit jamais glisser vers la diffamation et menace en permanence l’idéal d’honnêteté si cher au XVII e siècle. On le voit : la question de la polémique jouxte celle des civilités et de la galanterie, objet de nombreux travaux depuis les années 1980, et celle de la satire, qui a fait récemment l’objet d’un numéro spécial de Littératures classiques (n° 24, printemps 1995), et qui, à travers Boileau, s’est vu consacrer un important colloque à Versailles, en mai 2003 (Boileau : poésie, esthétique, actes du colloque organisé par E. Bury à Versailles les 22-23 mai 2003, PFSCL, vol. XXXI, n° 61, 2004). C’est dire l’importance du propos abordé, en lui-même et en ce qu’il se situe au confluent de terres (re)visitées par les recherches les plus récentes. Les dix-huit articles proposés sont classés en trois parties, une première partie présentant les formes de la polémique (articles de Cl. Nédélec, A. Tournon, N. Piqué, J. Le Brun), une deuxième partie les normes de la polémique (articles de D. Descotes, O. Jouslin, D. Reguig-Naya, B. Guion) et une troisième partie les champs de la polémique, subdivisée en une première sous-partie sur le champ littéraire (articles de M. Bombart, J.-M. Civardi, C. Esmein), une deuxième sur le champ social et politique (articles de J.-Cl. Arnould, M. Dufour-Maître, C. Robin) et une troisième sur le champ religieux (articles de A. Hupé, A. Ferrari, P. Chaduc, G. Artigas-Menant). Le volume s’ouvre sur une importante introduction de G. Ferreyrolles et se clôt sur une bibliographie du même auteur, à laquelle il faut ajouter celle de J.- M. Civardi, qui propose comme article une « bibliographie critique des querelles théâtrales au XVII e siècle ». Trois articles se concentrent très précisément sur les conditions de la polémique. La polémique s’exprime-t-elle de façon privilégiée dans le registre burlesque ? Cl. Nédelec montre que le burlesque a d’abord été un objet de polémiques (Naudé et Charles Perrault distinguent un bon et un mauvais burlesque, Pellisson et Descartes s’en méfient, Dassoucy et Sorbière le célèbrent sans réticence), avant de se mettre au service de diverses polémiques, comme celle autour de la création de l’Académie française, comme l’affaire Pierre de Montmaur, professeur de grec au Collège Royal attaqué en 1636 par un ensemble de textes satiriques (p. 40-42), comme « les querelles religieuses » (p. 42-45) marquées par un usage ambigu du burlesque. Par ailleurs, les guerres du Parnasse constituent-elles un lieu privilégié d’expression de la polémique ? Après M. Fumaroli (« Rhétorique, dramaturgie, critique littéraire : le recours à l’allégorie dans les querelles littéraires (1578-1630) », dans Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, PFSCL XXXV, 69 (2008) 764 Paris, CNRS, 1977, p. 453-472 ; « L’allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des Modernes », dans Correspondances. Mélanges offerts à R. Duchêne, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1992, p. 523-534), A. Tournon reprend le problème dans une perspective socio-poétique, concluant, pour ce qui concerne la postérité du genre, que « de Furetière à Callières l’allégorie se dégrade en stéréotype, et [que] Guéret contourne la difficulté en recourant à la parodie » (p. 66). Dans quelle mesure enfin la pensée est-elle tributaire de ses modes de production, de communication et de réception ? J. Le Brun, dans une perspective sociologique, souligne que la modalité d’argumentation qu’est la controverse se fait désormais davantage dans les langues modernes qu’en latin, qu’elle se déploie dans la lettre et l’article de journal (genres qui imposent rapidité et brièveté), que la dispute est désormais réglée par le public et par de nouvelles normes émanant de l’érudition, de la critique, de l’histoire. Les aboutissements des mutations du débat d’idées à la fin du XVII e siècle sont alors la constitution d’une histoire de la philosophie et la « prépondérance accordée à la praxis sur la doctrine » (p. 92). Deux articles s’intéressent spécifiquement à l’éthique de la polémique. Comment faire cohabiter polémique et urbanité ? G. Ferreyrolles, dans son introduction, rappelait les principes de bonne conduite, dans l’ordre de la morale sociale, édictés par Guez de Balzac dans son Entretien XII (p. 21-22). O. Jouslin étudie les principes éthiques, relatifs à la morale religieuse, tels que les formule Pascal. B. Guion quant à elle met très clairement et très précisément en lumière ce qui constitue « une dispute honnête » selon les Modernes. L’argument d’autorité est sans valeur, la citation ne constitue pas une preuve, les commentaires pétris d’érudition chers aux humanistes ne sauraient être des modèles. Les Modernes refusent aussi le recours à l’injure, les attaques ad hominem, la satire, les épigrammes : les valeurs mondaines d’honnêteté, de politesse, de bienséance doivent prévaloir jusque dans les querelles les plus vives. Sept articles proposent une étude de querelles précises que l’on croit, souvent à tort, bien connues. M. Bombart se penche sur la querelle autour des Lettres de Balzac en 1624-1630, C. Esmein sur la polémique contre le roman, sans se restreindre à la querelle de La Princesse de Clèves et à ses conséquences, mais en étudiant la fortune du débat tout au long du siècle. M. Dufour-Maître s’intéresse aux « Précieuses », appellation polémique (même lorsqu’elle semble laudative) pour désigner des femmes qui, sans jamais se présenter comme des « précieuses », ont tenté, moins de se revendiquer femmes (au XVII e siècle, la naissance et le rang divisent plus foncièrement l’humanité que le sexe ou le gender) que de conquérir le Parnasse, véritable gageure puisque les femmes sont « dans les espaces de la Comptes rendus 765 sociabilité mondaine des figures de la paix » (p. 255). A. Hupé étudie (avec finesse) la querelle de l’éloquence sacrée, A. Ferrari et P. Chaduc la querelle Bossuet-Fénelon autour du quiétisme et de la doctrine du pur amour. N. Piqué se penche sur la controverse entre catholiques et protestants au moment de la Révocation de l’Edit de Nantes, montrant comment la controverse « finit par amener une transformation progressive de la conscience de la temporalité » (p. 74), comment elle est en définitive un des lieux de naissance de l’historicité. Cinq articles se concentrent sur des auteurs à la réputation polémique, Marie de Gournay, Mersenne, Arnauld, Bussy-Rabutin, Challe. J.-Cl. Arnould étudie les tout premiers écrits de Marie de Gournay pour montrer qu’ils contiennent déjà les prémices de la polémique féministe et sociale qui se déploiera dans les traités ultérieurs. D. Descotes analyse le cas de Mersenne pour montrer que, contrairement à ce que pourraient laisser penser ses ouvrages polémiques (les Quaestiones in Genesim (1623), L’impiété des déistes (1624) ou La Vérité des sciences (1625)), le pourfendeur de libertins qu’est Mersenne répugne à l’affrontement. D. Reguig-Naya se penche sur le cas d’Arnauld et présente la théorisation de la polémique à laquelle il a procédé, avant de souligner « le rôle de laboratoire théorique que celle-ci a pu tenir pour l’ensemble de ses écrits » (p. 142). C. Robin s’intéresse à la scandaleuse Histoire amoureuse des Gaules de Bussy- Rabutin : si l’ouvrage coûta si cher à son auteur (un an de prison, seize ans d’exil), ce serait non pas parce que Bussy révèle des secrets d’alcôve, au reste connus de tous, mais bien parce qu’il s’attaque au système de valeurs de la société galante. G. Artigas-Menant s’attache à l’étude des Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche de Robert Challe (ouvrage dont on ne sait ni si Malebranche le reçut, ni s’il y répondit, ni même si Malebranche n’est pas un destinataire fictif) pour montrer comment Challe s’attaque au catholicisme en général, considéré comme une imposture. Cet ouvrage sur la polémique propose ainsi une réflexion véritablement stimulante. Outre quelques problèmes de présentation indépendants de la volonté de l’éditeur scientifique (une page délimitant les parties, celle qui comporte le titre « champ religieux », tombe à gauche ; au sein de l’article de C. Robin s’est glissée une page blanche), on regrettera que le hasard des communications n’ait pas donné plus de place à des polémiques littéraires. La querelle entre Guez de Balzac et Heinsius sur la tragédie chrétienne n’a guère bénéficié d’études récentes d’envergure, de même que celle entre Voiture et Benserade autour des sonnets de Job et d’Uranie. Néanmoins ce livre se révèle aussi utile qu’agréable, tout particulièrement pour celui qui est appelé à en faire un compte rendu et dont la situation est mise en abyme PFSCL XXXV, 69 (2008) 766 par la problématique même de l’ouvrage : comment critiquer sans sortir des bornes de la civilité ? Carine Barbafieri J ür g e n Grim m : Französische Klassik. Stuttgart, Weimar : Metzler, 2005. 313 p. Cette introduction à la culture du Grand Siècle est issue d’un cours magistral et non d’un effort de synthèse, contrairement à celle d’Andrea Grewe publiée quelques années auparavant. 1 Jürgen Grimm présente donc l’histoire et la société du dix-septième siècle d’une manière élaborée et compréhensible qui invite à une lecture continue. Les chapitres, structurés par un sommaire très détaillé, présentent, après une introduction sur le concept de « classique » et ses origines (I), des éléments d’histoire politique et sociale (II) et une première construction dialectique : au chapitre sur l’histoire des idées religieuses (III) s’oppose celui sur la philosophie et les sciences (IV). Une longue partie développe ensuite la relation entre classicisme et baroque sous l’aspect central de la relation des arts et du pouvoir politique (V). L’ensemble des thèmes des chapitres précédents est repris dans une partie qui esquisse leur évolution à la fin du Grand Siècle, dans une sorte de décadence générale (VI). Pour finir, une septième partie synthétise les formes et les thèmes littéraires de l’époque (VII). Bien que l’ouvrage s’appuie surtout sur le Dictionnaire du Grand Siècle, paru en 1990, 2 et sur les ouvrages de Pierre Goubert, il mobilise également une importante littérature secondaire. L’appareil critique présenté en annexe constitue un instrument de travail précieux, avec une bibliographie détaillée axée sur des sujets comme les courants religieux, les sciences, la situation des femmes et les salons, puis avec un index des noms communs, où l’on trouve des entrées aussi variées que « ‘législateur du parnasse’ » ou « Missernten » (mauvaises récoltes), qui donnent une idée de la richesse et des détails de ce livre, et finalement un index des noms propres. Ce dernier reflète assez bien, par la distribution des entrées, la manière d’aborder le Grand Siècle qui caractérise ce livre. A côté de Louis XIV et de Richelieu, références historiques inévitables, la forte présence d’Henri IV souligne l’effort de l’auteur d’intégrer tout le dixseptième siècle et d’esquisser un tableau des mouvements politiques et sociaux qui bouleversent la France à cette époque. De plus, on trouve presque autant d’entrées pour Molière que pour son Roi, non seulement 1 Andrea Grewe, Die französische Klassik. Stuttgart : Klett 1998. 2 François Bluche, Dictionnaire du Grand Siècle. Paris : Fayard 1990. Comptes rendus 767 parce que Grimm est un des grands spécialistes de cet auteur, mais aussi parce qu’il sait appliquer ses comédies à la réalité sociale, de sorte que les deux sphères s’illustrent réciproquement. Le théâtre classique n’est pas le sujet central de ce livre qui n’envisage la littérature que comme un aspect de la culture - ce dont témoigne la répartition des auteurs sur l’ensemble des chapitres. L’ouvrage insiste sur les essais critiques, les réflexions, le genre épistolaire et les genres « mineurs », tandis que les auteurs apparaissent dans le contexte des idées et des formes littéraires qu’on peut leur associer. Au fil de la lecture, on découvre donc les différentes facettes d’un siècle qui ne peut se réduire ni à la ‘doctrine classique’, ni à un petit cercle d’auteurs canonisés. Cette introduction complète donc les nombreux volumes d’histoire littéraire proprement dite, qui façonnent le concept de classicisme à partir des auteurs classiques. Grimm résume en dix pages (pp. 229-239), dont une seulement pour chacun des trois grands auteurs, la place du théâtre parmi les autres genres littéraires. Il est vrai que Molière revient fréquemment, qu’il est son exemple préféré, et que la discussion portant sur le « classicisme » et sur les « querelles » - celle du Cid, celle des Anciens et des Modernes - permet d’évoquer Corneille et Racine, mais c’est surtout avec l’histoire des idées et des mœurs que ce livre tente de familiariser le lecteur, en déplaçant ainsi la confrontation avec les œuvres classiques : les tensions qui traversent ces dernières et les ambiguïtés qu’elles présentent pour le lecteur moderne sont en deçà - c’est du moins l’impression que l’on a après la lecture de cette introduction - de celles que présente la réalité sociale, et notamment le conflit entre dévots et libertins. L’approche de Grimm favorise donc implicitement l’hypothèse des « classicismes au pluriel » (la formule de Roger Zuber 3 est citée à la p. 149), et pose par conséquent la question des différences spécifiques entre le classicisme des auteurs, celui des arts, de la société et des idées politiques. C’est d’autant plus surprenant que les nombreuses références à la nouvelle histoire remplacent toute allusion aux approches issues de près ou de loin de la « nouvelle critique », comme celle de Roland Barthes ou de Louis Marin. Des études comme Sur Racine, La Critique du discours et Le portrait du Roi auraient mérité d’être citées, leurs théories sur le dix-septième siècle s’étant propagées bien au-delà du cercle restreint des dix-septiémistes littéraires. Or cela correspondrait très bien au projet de Französische Klassik, qui se situe audelà de l’histoire de la littérature, dans une histoire des idées et des mœurs. Cet ouvrage est donc une introduction stimulante qui propose aux étudiants assez de détails, de citations et de points de vue différents pour leur donner 3 Roger Zuber, Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français. Paris : Klincksieck 1997. PFSCL XXXV, 69 (2008) 768 un accès privilégié à ce phénomène culturel unique qu’est le siècle « classique ». Matei Chihaia K a rin e L a nini : Dire la vanité à l’âge classique : paradoxes d’un discours. Paris : Champion, 2006. 695 p. There are numerous literary and historical studies of the attitudes toward death that have no ideological engagement; but like the pioneering works on the subject, the brilliant book by Karine Lanini has profound moral and ideological resonances. From a Right-wing and virtually anarchist perspective, Philippe Ariès sought to destabilize social and institutional trends that he deemed Modernist, by writing the history of dying. From a very different perspective, Michel Vovelle sought to know if religious belief declined in the eighteenth century, and he researched the statistically secularizing impulses measured by the evocation of the divine in wills, paid masses, and so forth. Karine Lanini situates her study beyond areas of agreement shared by Ariès and Vovelle that consumerist culture from circa 1500 prompted increased anxiety about death, she then deepens the secularizing perspective by research on the “century of saints” and focuses on the literary, religious and artistic significance of vanity. Faced with the emptiness of dying, the discourses of believers are found to be inadequate or irrelevant when confronted with the corporal and mental decline of dying. A defense of modernity? Not quite. Lanini’s book reaches far deeper than that, by exploring fundamentally new, more intense notions of vanitas that she characterizes as “laïque” because the human condition that is elucidated is trans-historical and beyond the boundary of religions. Beginning with dictionary definitions, still-life and vanity paintings, and a close reading of the book of Ecclesiastes, Karine Lanini elucidates a specific, more intense thematic field around the word “vanity.” Still-life paintings are different from vanity paintings because skulls are present in the latter, not unlike the liturgical stripping of altars to denude a church of any iconographic presence of the religious, and the silencing of bells between Good Friday and Easter Morning. Pascal might be said to have radicalized the genre of the ars moriendi when he made the néant as meaningful and intimate as he does. Jean Delumeau’s 1983 work on how a movement within the clergy elaborated a spirituality centered on fear of hell, purgatory and dying, is noted in the Bibliography, but Karine Lanini does not engage this argument, perhaps because it does not square with her general perception of the Church as Comptes rendus 769 responsive to social and spiritual change, but not really initiating it. Pascal’s religious and scientific life was spent within the Church. He derives the néant in the Pensées partly from the Augustinian notion of bad and evil being an absence of good, and God. Baldly stated, then, divertissement is anything which impedes the sinner from devoting all his thought and action to establishing a satisfactory relation with the divine. The books, jewels, crown, skulls, etc. in vanity paintings are, as it were, explicit signs of the danger of divertissement. At this point, Karine Lanini takes up general historical questions centered on reception and diffusion of ideas as found in funeral sermons, consolations and epitaphs, in order to discern general or public attitudes toward death. She does not take up the question of how highly individual or private writings and experiences become public, but she already accomplishes so much that it would be unfair to ask her to do so. It is this process, however, that diffuses new reflections on the human condition within the Church. Karine Lanini finds that the genres that are supposed to sustain the faithful when dying, do not do so. Funeral orations generally recount the life of the deceased (gloire) and assume a serene passage to beyond the grave. Consolations and epitaphs offer the same type of non-solace and are written with the survivors in mind. The abyss of nothingness and death that we find in the Pensées and in vanité paintings is almost entirely absent from these genres. While generally true, as with everything there are exceptions: Bossuet mentions corruption, vers, cendres, and the pourriture of the body in his sermon for H. de Gournay, but the general point is certainly true. There follows a remarkable exploration of still more examples of these genres, an analysis of the articles on dying in Donneau de Visé’s Mercure galant for 1684, particularly on the queen’s death, and on close readings of Sévigné, Bussy-Rabutin, Ninon de Lenclos and Bossuet on death and dying. The articles on the queen’s death are particularly striking in their morbid detail, and Karine Lanini interprets them as if they were absolutely true. The words curieux and curiosité appear frequently in these intimate accounts, almost as something to satisfy. Gérard Defaux shows how the term curieux, like divertissement, derives from purely human, sinful impulses, in that curiosity pulls the Christian toward the world, the non-divine. It could be argued that the queen’s householders had a Christian duty to tell their mistress of the danger she was in, and this reviewer finds it difficult to believe that, unbeknownst to the others, one of them did not quietly whisper to her that she was dying; but on this point Donneau is perhaps the only source. Still, taking a single source to present facts as true is a danger as one shifts from interpreting literary texts to history tout court. PFSCL XXXV, 69 (2008) 770 Sévigné’s ruminations on death become intense, not only because she was with an elderly relative who was taking a long time to die, but also because they derive from an ineluctable pursuit of intimacy with a loved one. Jean Racine’s letters to his son Louis are also filled with anxiety about his own death, as a pursuit of intimacy, and perhaps as parental obsessive control over a beloved child. When death finally was near, Sévigné asked her daughter to leave, almost as if she recognized that things of this world, including children, and intense intimacy, did not conform to the ideal of a Christian death. Though the great state funerals were a form of entertainment, and though Bossuet’s sermons plowed the emotions in ways that certainly did not help relieve anxiety about dying, note that Sévigné accepts that she will die, and that earlier she had almost looked forward to shedding tears over someone else’s demise. She is curious about dying and apparently does not think her curiosity is sinful. Bussy-Rabutin’s relaxed, disengaged ways of writing about dying are matter-of-factly stated, but there seems to be no philosophical or religious frame to shed light on his views. Are we left with the commonplace about battlefield experience and lack of anxiety about death? As a friend and cousin of Sévigné’s, Bussy may have considered it his duty to do what he could to calm her. With Madame de Scudéry, Bussy lifts the veil somewhat more when he says that “l’esprit humain” is not capable of long, deep mourning, for “milles agréables sujets” come along (p. 473). This argument based on an idea of human nature merits further study. In her letters to Saint-Évremond, Ninon de Lenclos confronts the bodymind (esprit) dilemma, and it is doubtful that, in what was an Epicurean milieu, the latter term ought to be thought of as the same as the soul. The last case study is none other than Bossuet himself, and his is a very poignant example of the failure of consolation literature to bring about peace and recognition in the face of physical pain and death. Two accounts of Bossuet’s last months, decline and death, are presented in order to elucidate the profound differences between the first, which is a conventional, edifying relation of a Christian death, and the second, which is a seemingly honest account of delusions, secretiveness, extreme anxiety, pain, attempts to deceive oneself and others, and death. The first, by a certain Abbé de Saint-André who was close to Bossuet, tells how, although the “pain was great, his patience ... and tranquility of spirit were always greater,” and clearly is an account that could be distributed and published about the death of a major spiritual and public figure. The second, by Abbé Le Dieu, a secretary to Bossuet, apparently was written for Le Dieu alone. His motives remain unstated, but there is no reason to suspect that Le Dieu wished to embarrass his employer by making Comptes rendus 771 public this account of a pathetic and horrible death. Karine Lanini carefully dissects Bossuet’s physical, psychological and spiritual descent from a hardworking researcher-writer and spiritual leader, to a dying man racked with pain, and to a cadaver being autopsied. Sickness, doctoring, deciding whether to agree to an operation for the stone, inability to work, crying out in despair, and increasingly less frequent moments of spiritual comfort and resignation, leave Bossuet nothing but a body, a total deontology. In her summary of the key words marking Bossuet’s inability to come to terms with dying, Karine Lanini omits the words and moods that do not support her argument (p. 512). According to Le Dieu, Bossuet accepted the last rites and as in “une parfaite tranquillité ... laissant paraître une grande résignation” (p. 509), yet she does not mention this in her summary, where she characterizes Bossuet as having an “attitude faite d’angoisses, de négation, de révolte et de plainte devant une misère très vive” (p. 512). The summary is undoubtedly consistent with what happened, but is it complete? The probable consequence of rigorous argument is mitigated by the presence of the texts which permit the reader to evaluate summaries and decide for himself whether Bossuet’s was a bonne mort, or whether his was a descent into le néant. The rigor in the argument, and very probably lack of space, led Karine Lanini to concentrate on one major thread in Christian attitudes toward death. She notes that paintings such as Saint Jerome (Joseph de Ribera) and Saint Mary Magdalene are “rather” close to vanité paintings; but she does not pursue the texts and images that reveal anguish, fear and pain when reflecting upon death. After all, in Gethsemane, and in anguish, Jesus hoped he would not have to die. Bossuet tried to hide his physical condition, but Le Dieu witnesses his candor, anguish, fear, and inability to accept death. Was Bossuet actually more secretive and deluded about his illness than about the signs of death? And agony while dying was, of course, penance for earlier sins. Did Bossuet believe that, as a result of his doubts and suffering, he would spend less time in Purgatory? Did Bossuet perceive his own agony as unworthy of a Christian? Attempting to do justice to Karine Lanini’s book in a brief review is a very humbling experience. Have I been a correct and fair reader? Karine Lanini is not only a formidable close reader of many different genres (including the Bible! ), she is illuminating in her prose analysis of still-life and vanité paintings. Her command of the literature on Western attitudes toward death is very strong, and her writing about Pascal, Bossuet, Lenclos, Sévigné, Claesz, Champaigne and Stoskopff inspires awe. She graciously acknowledges the works of others, notably Jean Wirth, Hélène Germa- Romann and Gisèle Mathieu-Castellani. PFSCL XXXV, 69 (2008) 772 The progressivism in French culture, and particularly in historical research and publication, might lead editors to operate on the prejudice that the history of attitudes toward death and dying belongs to the 1980s and is essentially complete, if not old-hat. Here is an important exemplary exception. Philippe Sellier and Honoré Champion are to be commended for producing a superb book that is appropriately illustrated, both in color and in black and white. It is to be hoped that the author will write a stripped-down version, and that some editor will buck the trend by publishing a more mass-market and less expensive book! A final question: What were Sévigné’s and Bossuet’s tastes in painting? Did still lives and vanities hang on their walls? The overall effect of the paintings in Bussy’s chateau is anything but morbid. Orest Ranum C ha rl e s M a zo u e r : Le Théâtre français de l’âge classique, I. Le premier XVII e siècle. Paris : Champion, coll. « Dictionnaires & Références », 16, 2006. 612 p. Faisant suite à un Théâtre français de la Renaissance (Champion, 2002), et précédant neuf autres volumes consacrés au théâtre jusqu’à l’an 2000, dont deux traiteront encore du XVII e siècle (Le plein classicisme et La fin du siècle), le présent ouvrage fait le bilan de ce demi-siècle de vie théâtrale que l’auteur persévère à qualifier de « premier XVII e siècle » au détriment d’un plus attendu « baroque ». Charles Mazouer récuse cette option terminologique au prétexte que cette « notion fascinante » (p. 14) serait trop imprécise, mais n’interdit nullement à « l’épithète ‘baroque’ [...] strictement définie [de] revenir sous [sa] plume » (ibid.). Ch. Mazouer dresse un panorama consciencieux d’une période théâtrale encore largement méconnue dans un diptyque dissymétrique dont le premier volet traite de « L’Époque d’Alexandre Hardy, 1610-1628 » (p. 17-129) et le second du « Premier classicisme. De 1629 à la Fronde » (p. 131-532). Cette partie est elle-même divisée entre « La Vie théâtrale » (p. 135-213) et « Les Œuvres » (p. 215-497). L’ensemble est agrémenté d’un cahier d’illustrations variées : gravures, plans de théâtre, croquis de décors, frontispices, et s’achève non sur une conclusion mais, étant donné que cette époque est perçue comme un « premier classicisme », sur une logique « Ouverture » (p. 533-536). L’étude s’accompagne d’une bibliographie idoine, suivie d’un précieux « Index des noms » (p. 579-590) et d’un indispensable « Index des pièces de théâtre » (p. 591-604). Considérant comme il se doit que le théâtre est, pour citer le regretté Jean Duvignaud, un « fait social total », le pro- Comptes rendus 773 fesseur Mazouer nous offre de nombreux synopsis d’intrigues en distribuant bons points et plus encore cartons jaunes aux textes dramatiques et à leurs auteurs, passe en revue la thématique des pièces et les caractéristiques de leur personnel, rend compte des débats théoriques qui les accompagnèrent, du climat sociopolitique de l’époque, du statut des comédiens et de celui des dramaturges, ainsi que des conditions matérielles de la représentation et des modalités générales de publication. Deux dramaturges occupent une place privilégiée dans cette savante fresque : « Alexandre Hardy » (p. 111-129) et « Jean Rotrou » (p. 499-532). Si Alexandre Hardy a écrit plus de 500 pièces pour les troupes auxquelles il a appartenu comme poète à gages, voire comme acteur, seules 34 furent publiées. Celles-ci permettent de se faire une idée du talent d’un dramaturge « fécond et génial, [qui] domine de haut ses contemporains » (p. 129) : « maître de la tragi-comédie de son époque, Hardy est le phare de la tragédie » (p. 98). Malgré un style souvent « trop poétique et trop rhétorique » (p. 117), ce disciple de Ronsard et « docile à l’exemple de Garnier » (p. 177) va néanmoins inaugurer une dramaturgie de l’action en passe de supplanter un théâtre de la déploration lyrique. Ainsi que le remarque justement Ch. Mazouer, les personnages de Hardy, évoluant avec l’action, ne sont plus les vecteurs unidimensionnels d’une passion. Alors que ses tragi-comédies s’achèvent sur la victoire d’une Fortune bienveillante assimilable à la Providence chrétienne, les dénouements de ses tragédies, « fort sombres et toujours sanglants » (p. 121), sont le fait de personnages aux passions exacerbées, conscients de la portée éthique de leurs actes, et non l’œuvre d’une instance métaphysique. Ch. Mazouer peut ainsi postuler que Hardy invente le véritable héros tragique, « libre et responsable de son destin » (p. 126). Mais, contrairement à Mairet et à Scudéry qui, le moment venu, sauront élégamment passer la main, Hardy donnera l’image, comme l’écrit Alan Howe, « d’un vieillard hargneux qui avait survécu à l’apogée de sa gloire » (Le Théâtre professionnel à Paris, 1600-1649, Centre historique des Archives nationales, 2000, cité p. 115, mais oublié dans la bibliographie générale). L’atrabilaire déjeté ne sut en effet se démettre, et moins encore se soumettre à la nouvelle esthétique illustrée par une kyrielle de jeunes dramaturges modernes à l’écoute de Malherbe, bientôt influencés par Chapelain, et en tout cas plébiscités par un nouveau public, mondain et aristocratique. Ce changement de public n’est toutefois que l’un des aspects de l’importante mutation que, nonobstant les réticences de l’Église, va connaître le théâtre sous l’impulsion déterminée et déterminante de Richelieu qui, en 1641, accorde aux comédiens un brevet d’honorabilité (« Richelieu et le Théâtre », p. 137-156). À défaut d’octroyer à ses auteurs un véritable statut PFSCL XXXV, 69 (2008) 774 professionnel, le théâtre leur assurera désormais une reconnaissance certaine. Sans ce capital symbolique, il est à parier que Voltaire n’aurait jamais écrit pour le théâtre puisque, un siècle encore après l’Édit de Richelieu, il demeurait persuadé que la condition de dramaturge était « le dernier des métiers pour un homme, et le comble de l’avilissement pour une femme » (Lettre à Charles-Augustin Ferriol, 5 octobre 1749). Après son apogée dans les années 1624-1631, et en dépit d’un langage « généralement digne, recherché » (p. 228), la pastorale finit par lasser et entre en « décadence » (p. 225-234). Le genre comique retrouve quant à lui sa dignité grâce à des dramaturges de grand talent, comme Corneille et Rotrou, et surtout en prescrivant la farce, tout juste bonne, comme dit d’Aubignac, pour « la populace élevée dans la fange » (cit., p. 235). Ch. Mazouer nous fait assister à « La Renaissance de la Comédie » (p. 235-304) en prenant soin d’en répertorier les « Traits généraux » (p. 237-244). Marquée par « le goût du spectaculaire et l’importance de la réalisation scénique » (p. 170), c’est bien une grande période qui s’ouvre pour le théâtre. Période coruscante « où le génie des dramaturges est servi par celui des acteurs » (p. 161) et qui sera profondément et durablement marquée par une intense réflexion théorique dont la complexité des débats ne saurait pourtant être réduite à une prétendue « doctrine classique ». Davantage qu’une étiquette qui, en terme d’imprécision et d’anachronisme, n’a certainement rien à envier à celle décriée de ‘baroque’, il serait sans doute pertinent d’analyser les querelles littéraires tout au long du siècle. En effet, même à considérer l’unanimité qui se crée autour de « ce concept crucial » (p. 190) de ‘vraisemblance’, en mesure de réconcilier réguliers et irréguliers qui s’accordent avec l’auteur anonyme du Discours à Cliton pour reconnaître qu’elle est « la règle fondamentale de la Poésie », l’on rencontre malgré tout une exception à ne pas négliger : Corneille. Bien mieux par conséquent qu’une hypothétique doctrine théâtrale, ce sont ces querelles et ces dissensions qui caractérisent le subodoré « classicisme ». Si, comme l’affirme Ch. Mazouer, La Formation de la doctrine classique de René Bray (1927) « reste la base indispensable de toute étude sur les théories poétiques du XVII e siècle » (p. 179), il importe cependant d’en moduler les conclusions grâce à des travaux plus récents. À côté de l’important Mimèsis dans l’esthétique théâtrale du XVII e siècle de Pierre Pasquier (Klincksieck, 1995), opportunément cité, l’on consultera avec profit les études non répertoriées d’Emmanuel Bury, « Frontières du classicisme », Littératures classiques 34 (1998) : 217-236, et de John D. Lyons, Kingdom of Disorder. The Theory of Tragedy in Classical France (Purdue UP, 1999). Comme le suggère le « Discours » inaugural de La Poétique de La Mesnardière (1640), la beauté est un effet de l’art et relève ainsi de règles précises Comptes rendus 775 qui, comme le dira d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre (1657), doivent être fondées - et c’est là une grande nouveauté - en raison et non en autorité, et doivent aussi tenir compte de l’effet à produire sur le spectateur. Ces discussions théoriques président au « Retour de la Tragédie » (p. 305-442). Considéré par Chapelain comme « la plus belle espèce des pièces de théâtre » (cité p. 306), la tragédie, « école des rois », comme le proclamaient les arts poétiques du XVI e et le répétera encore La Mesnardière, « connaîtra une véritable résurrection » (p. 305) dans les années 1634-1636. Elle s’efforcera de produire du pathétique en suscitant, comme l’exigeait Aristote, la crainte et la pitié, voire, comme le voulait Corneille, l’admiration. Et comment mieux réussir cela que, dans des sujets inspirés de la Fable et surtout de l’Histoire, en faisant surgir la violence au cœur même des alliances, ainsi que le recommandait encore Aristote, ce « Dieu tutélaire de notre classicisme » (p. 180). Reçu le plus souvent par l’intermédiaire de commentaires et de traductions, Aristote est par conséquent abondamment débattu, mais Horace, dont l’influence est ici jugée « minime » (p. 180), ne doit cependant pas être négligé. Son De arte poetica compléta en effet la Poétique du Stagirite sur au moins trois points essentiels : la défense de l’utile dulci, l’importance de la technique par rapport au génie et la distinction des genres. Enfin, si l’on tient compte de la matérialité de la représentation (décors et salle), du costume des personnages et de leur diction, il paraît évident que, en dépit des attendus théoriques visant à faire naître l’illusion, celle-ci n’a jamais été atteinte. Ce théâtre - comme d’ailleurs toute représentation théâtrale - est beaucoup plus proche de la « distanciation brechtienne » que ne le pense l’auteur (p. 175). Rendre crédible est différent de rendre vrai : la plus élémentaire convention suffit à faire accepter une situation et des personnages, ce n’est pas pour autant qu’ils sont pris pour la réalité. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la Verneinung jadis analysée par Freud : cette capacité de l’esprit à adhérer à ses propres fictions sans pourtant se laisser leurrer par elles. Snobé par les théoriciens, quand ils n’en nient pas purement et simplement l’existence, le « genre volatile » (p. 444) de la tragi-comédie avait connu à partir de 1628 un développement considérable. Ch. Mazouer distingue deux époques : l’une allant de 1628 jusqu’en 1637-1638 : période foisonnante et traversée par le débat inhérent aux règles ; l’autre, de 1638 à 1643, marquée par l’assagissement d’un genre qui « se fait beaucoup plus régulier, classique en un mot » (p. 445). En effet, surtout si on juge de la régularité du genre à l’aune des huit journées en quarante actes (sic) de la Théagène et Chariclée de Hardy. Après 1643, le déclin de la tragi-comédie s’explique en partie par une incertitude générique qui facilitera sa dissolution dans les deux genres tranchés de la comédie et de la tragédie. PFSCL XXXV, 69 (2008) 776 Synthétisant judicieusement les travaux de Roger Guichemerre et d’Hélène Baby, Ch. Mazouer propose d’accorder au genre « une portée didactique » (p. 497). Selon Ch. Mazouer, derrière les jeux de l’amour et du hasard qu’elle met en scène, la tragi-comédie serait « une école de vertus et de vertus chrétiennes », capable d’« inculquer les bonnes idées politiques » (p. 497). Ce point de vue, qui n’est pas le mien, guide la lecture de la dramaturgie rotrouesque. Alors que dans le domaine de la comédie Rotrou « tâtonne, regarde en arrière, résiste mal à la tentation des autres genres » (p. 507), ses tragicomédies présumées « providentielles » (p. 512) dégageraient « une philosophie, car le dramaturge croit visiblement à une transcendance » (p. 512). Comme le suggérait déjà Jacques Morel, dont s’inspire beaucoup l’auteur, toute l’ambiguïté et l’illusion « se dissipent à la lumière de certitudes enfin acquises » (p. 532). C’est parmi les tragédies que se trouveraient les « plus purs chefs-d’œuvre » (p. 512) de cet « homme pieux » (p. 500). La « vérité morale ou métaphysique » que l’auteur octroie au finale des tragi-comédies (p. 532) n’est, selon moi, qu’un artifice idéologiquement correct pour mettre un terme à une série d’épisodes rocambolesques où constamment s’affirme la maîtrise d’un individu-metteur en scène. S’il ne fait aucun doute, comme il est réaffirmé ici, que Rotrou est « emblématique de l’esthétique théâtrale baroque » (p. 499), c’est moins, je pense, grâce à la thématique de son théâtre qu’à la profonde résonance que celui-ci entretient avec la vision moderniste d’un monde qui échappe progressivement à tout principe d’auctoritas hétérogène et dont la mise en scène échoit à un individu souverain et autotélique. Si l’entreprise du professeur Mazouer ne rend pas obsolètes les deux premières parties de la somme jadis concoctée par Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century (Johns Hopkins UP, 1929-1942), elle lui est un indéniable complément. Ouvrage de référence amené à une éventuelle réédition, la magistrale étude de Ch. Mazouer pourrait peut-être profiter des remarques suivantes. Outre les quelque 48 coquilles relevées (liste sur demande) indétectables au logiciel correcteur, il conviendrait de rectifier deux affirmations chronologiques. C’est en 1626, bien sûr, et non en 1526 (p. 112), que Hardy rompt avec Bellerose et la troupe des ‘Comédiens du roi’ ; quant aux Petites Écoles de Port-Royal, ouvertes en 1647, elles n’ont pas « aussitôt disparu en 1638 » (p. 144), elles furent partiellement dispersées en 1656 et définitivement fermées en 1661. L’on corrigera aussi le titre de la première tragi-comédie de Rotrou, L’Hypocondriaque, ou Le Mort amoureux, et non L’Hypocondriaque amoureux, comme l’indique la note 1 de la p. 525. Toujours à propos de Rotrou, dans son « véritable chef-d’œuvre » qu’est Venceslas, il Comptes rendus 777 n’est pas vrai que Ladislas a violé Cassandre, comme il est dit p. 521. Le fougueux jeune homme s’est sans doute montré extrêmement pressant, il n’est pas allé jusqu’au viol. L’on modulera également l’affirmation selon laquelle Corneille n’aurait écrit « que la tragi-comédie de Clitandre » (p. 198). Il est heureusement indiqué plus loin que « le Cid de 1637, tragicomédie, devient une tragédie en 1648 » (p. 222, 344, 405 sqq., 464, 494). Quelques précisions à propos de la mise en scène « aussi brillante que drôle » (p. 153) des Visionnaires de Desmarets de Christian Schiaretti (signalée p. 153 et note 1, p. 254) seraient les bienvenues. Sans exiger une fiche technique complète, il faudrait au moins donner le même type d’information qu’à propos de la mise en scène de Philippe Berling d’Agésilan de Colchos de Rotrou pour laquelle la note 4 de la page 509 indique que ce fut au Théâtre national de Strasbourg, en 1992. Considérant à juste titre l’introduction de l’édition du Mémoire de Mahelot de Pierre Pasquier comme « un petit traité de la scène du premier XVII e siècle » (note 3, p. 164), il est surprenant que certains poncifs n’aient pas été revisités. Trois éléments demandent en particulier à être revus. Outre la substitution terminologique de « compartiment » par « chambre », P. Pasquier revient sur la notion convenue du décor simultané de l’Hôtel de Bourgogne. Contaminée par des ferments de successivité, P. Pasquier montre que cette décoration relevait moins d’un principe de simultanéité absolue que relative. Enfin, contrairement à ce qu’affirme Ch. Mazouer, P. Pasquier a établi que les acteurs, pour des raisons pratiques tenant autant à l’éclairage qu’à la protection de leurs costumes risquant d’être endommagés par la cire dégouttant des chandelles, étaient moins enclins à se tenir sur le devant de la scène qu’au milieu de l’aire scénique. Les comédiens jouaient également, et ceci de façon beaucoup plus fréquente que ne le pense Ch. Mazouer, dans les dites ‘chambres’ elles-mêmes lorsqu’il s’agissait de figurer un espace fictionnel intérieur. En dépit de ces quelques vétilles, il est un fait que l’ouvrage du professeur Mazouer nous permet de pénétrer plus profondément dans les coulisses d’un théâtre dont plusieurs loges demeurent encore mystérieuses. Alors que la vie des théâtres publics parisiens et de leurs principaux locataires est aujourd’hui mieux connue grâce, en particulier, aux méticuleux travaux des historiens sur les baux, contrats et autres documents d’archives, et que les activités dramatiques de la cour et du collège ont bénéficié de plusieurs études érudites, tout un pan de la vie théâtrale reste encore à explorer : le théâtre itinérant, par exemple, « dont les pérégrinations frisaient l’aventure et la misère » (p. 158), mais rendu nécessaire par le quasimonopole dans la capitale des Confrères de la Passion ; le jeu et la déclamation dramatiques. Mais, alors que ce domaine, en dépit des propositions iconoclastes d’Eugene Green et de ses émules - que l’auteur juge d’ailleurs PFSCL XXXV, 69 (2008) 778 passablement ennuyeuses (p. 170) -, devra vraisemblablement se contenter de supputations et d’hypothèses, les archives des nombreuses sociétés savantes de province devraient être en mesure d’apporter un jour des compléments, ou peut-être des démentis, aux informations contenues dans Le Roman comique de Scarron, considéré ici comme « un bon document » (p. 159). Si finalement Jean Rotrou a aujourd’hui l’insigne honneur de se voir reconnu comme sinon l’un des plus grands dramaturges du XVII e sièce du moins le plus grand des moins grands, il est fort à parier que la prochaine ‘redécouverte’ sera celle d’Alexandre Hardy. Il faudra alors rendre Charles Mazouer largement responsable de cette exhumation. Jean-Claude Vuillemin Pie rr e P a s q uie r (dir.) : Le théâtre de Rotrou, Littératures classiques, n o 63 (automne 2007). 325 p. Rotrou ne se prête pas à une lecture superficielle. Une telle lecture mène facilement à l’impression que chez Rotrou « c’est toujours la même chose », que si l’on a lu une de ses pièces on les connaît toutes. C’est peut-être, avec les raisons énoncées par Pierre Pasquier dans son Avant-propos (p. 8) et par E. Mortgat-Longuet dans son article sur les images de Rotrou dans l’historiographie du théâtre, la raison de « l’effacement progressif » (p. 285) de Rotrou (et avec lui de toute une génération de dramaturges) qui se trouve rejeté « aux marges du classicisme » (p. 300) par la réception critique « de la fin du XVII e siècle jusqu’au milieu du XVIII e siècle » (p. 285). Il fallait effectivement attendre l’apport de la catégorie du « baroque » et les études de Van Baelen (1965), Wolfgang Leiner (1968) et surtout le livre fondateur et fondamental de J. Morel (1968) afin que l’intérêt pour le théâtre de Rotrou ait été relancé. Aujourd’hui, Rotrou est reconnu comme un des dramaturges les plus importants du XVII e siècle. D’innombrables études, inspirées souvent par les résultats du travail de Morel, analysent les multiples aspects de l’œuvre de Rotrou, les problèmes des catégories génériques, la dramaturgie du spectacle et de l’ambigu té qui caractérise la totalité de son théâtre, le soin que prend notre auteur de plaire à ses spectateurs (et lecteurs) tout en respectant les règles de la bienséance, son utilisation du déguisement comme technique particulièrement utile dans la construction de ses pièces et qui mène assez souvent à une prise de position sur le rôle de la femme par rapport à celui de l’homme (rarement en faveur de l’homme), et son idéologie politique en faveur de l’ordre monarchique et de la légitimation divine du roi comme garant de cet ordre. Tous ceux qui s’intéressent Comptes rendus 779 à Rotrou et qui désirent se mettre au courant de son théâtre tireront grand profit des travaux de Jean-Claude Vuillemin (Baroquisme et théâtralité : Le théâtre de Rotrou. Paris-Seattle-Tübingen : PFSCL, 1994 (Biblio 17, 81)), de Jean-Yves Vialleton avec Stéphane Macé (Rotrou, Dramaturge de l’Ingéniosité. Paris : CNED/ PUF, 2007), et de l’excellent résumé de l’état des recherches sur Rotrou et de ses propres analyses que nous offre Charles Mazouer dans son Le théâtre français de l’âge classique, I : Le premier XVII e siècle (Paris : Champion, 2006). Ces ouvrages donnent à Rotrou le rang parmi ses contemporains qui lui est dû, l’intègrent dans le réseau théorique de l’époque, et rendent évidente la grande qualité de son œuvre. Pourquoi donc un nouveau volume consacré au théâtre de Rotrou ? La réponse se trouve dans l’Avant-propos, où P. Pasquier remarque que l’image de l’œuvre de Rotrou dans ce recueil « apparaît fort différente » de celle qu’en donnaient les travaux antérieurs (p. 6). Avec justesse, car tandis que l’œuvre de Rotrou y est étudiée dans le contexte « baroque » contemporain, le leitmotiv des articles rassemblés dans ce recueil est évidemment « la singularité » de Rotrou. Cela est évident dès le début. Si les dramaturges contemporains de Rotrou étaient très attentifs à la qualité des éditions de leurs œuvres, la singularité de Rotrou, comme le démontre A. Riffaud dans son article, se manifeste dans le fait qu’il a observé une certaine distance vis-à-vis de l’imprimerie et « a livré sa production à la bonne volonté » des ateliers et des libraires (p. 23), ce qui demande une application particulière aux éditeurs modernes. (C’est pourquoi l’édition en cours sous la direction de G. Forestier mérite une reconnaissance particulière de la part du public littéraire) L. Picciola et C. Dumas élucident la façon singulière du transfert culturel réalisé par Rotrou qui savait adapter le théâtre espagnol à la scène française tout en préservant sa propre identité. Toute une partie du volume est consacrée à la « pratique singulière des genres » de Rotrou. Vu l’absence de textes théoriques de la plume de Rotrou on a beaucoup théorisé sur l’indifférenciation générique de son théâtre, mais les travaux présentés ici à cet égard démontrent clairement que notre dramaturge « n’a pas eu à cœur d’élaborer une poétique [générique] propre » (B. Louvat-Molozay, p. 70), non pas par mépris de la théorie et des conventions qui définissaient les limites des genres, mais parce qu’il a opté délibérément pour « la mixité des genres dramatiques » (comme l’exprime le titre de l’article de S. Berregard) dans l’intérêt de l’effet dramaturgique : « Rotrou se plaît à surprendre son lecteur en ne se conformant pas toujours à l’horizon d’attente générique créé par le mode de désignation », mais en réalisant une sorte de synthèse autonome entre les genres (Berregard, p. 105-106). Cela s’explique, comme le décrit A. Teulade (p. 107-116), par une mise en perspective des conceptions esthétiques de Rotrou à l’échelle européenne : il assimile des éléments PFSCL XXXV, 69 (2008) 780 du théâtre espagnol aussi bien que du théâtre élisabéthain pour créer un théâtre singulier de très grande efficacité dramatique. Ainsi il n’est pas surprenant qu’une grande partie du recueil soit consacrée à l’étude de la dramaturgie propre à Rotrou. Que ce soit l’analyse de l’emploi des didascalies, de certains rôles ou personnages, du monologue ou des contraintes de l’espace de la scène, tout contribue à mettre en relief l’originalité et la singularité de Rotrou, sans oublier « la parenté que le théâtre de Rotrou entretient avec les théâtres espagnols et anglais contemporains » par l’exploitation des mêmes éléments spectaculaires (V. Lochert, p. 167). Le théâtre de Rotrou ne néglige pas non plus la réception de son œuvre du XVIII e siècle à nos jours. Le livre se termine par une bibliographie qui par sa concentration sur les travaux les plus utiles n’est pas le moindre de ses mérites. Par la mise en perspective unanime de la singularité de Rotrou ce recueil d’articles de spécialistes renommés offre en effet une nouvelle image de l’œuvre de Rotrou et il trouvera sa place parmi les ouvrages de référence sur Rotrou, sans pourtant effacer tout à fait l’importance de ses prédécesseurs. Comme eux, il va sans doute inspirer d’autres chercheurs à suivre de nouvelles traces. Car il reste encore des terrains de travail à labourer. Ainsi il serait souhaitable que le langage de Rotrou devienne davantage l’objet d’études des chercheurs car dans ce domaine il y a encore des lacunes, comme le témoigne le fait que ce volume ne contient que deux articles dans la section IV « Une écriture » (cf. aussi Mazouer, 2006, p. 506 et p. 525). Assez souvent on regrette l’absence de psychologie chez Rotrou, avec justesse si l’on entend par ce terme la peinture psychologique des personnages individuels. Mais la lecture des pièces fait comprendre que l’intérêt de Rotrou est consacré avant tout à la psychologie des groupes. Telle par exemple la psychologie de ceux - ou plutôt de celles - chez qui le déguisement réveille de mystérieux désirs interdits parce que homo-érotiques. Dans cette direction on pourrait encore pousser avec profit des études détaillées. Telle aussi la psychologie des jeunes dont le comportement comme « jeunes » est certainement l’objet de l’observation de Rotrou, ainsi que le fait apparaître la présence accumulée de l’adjectif « jeune » comme qualificatif dans maints exemples (pour ne nommer que quelques-uns je cite Crisante : « cœurs jeunes », v. 240, « son jeune courage », v. 491, « ce jeune insolent », v. 962). Un livre qui analyse une telle multiplicité d’aspects d’un théâtre et qui fait penser à tant de nouvelles pistes à suivre est bien sûr une contribution précieuse à la recherche littéraire. Le numéro 63 des Littératures classiques « Le théâtre de Rotrou » fait avancer en vérité l’étude de Rotrou et se rendra utile et profitable aux étudiants de Rotrou aussi bien qu’aux spécialistes. Comptes rendus 781 Pour conclure, voici un avertissement à tous les lecteurs qui consulteront la « Table des matières » pour s’orienter : la pagination de trois articles ne correspond pas à la pagination dans le recueil. Il faut remplacer 173 par 223, 189 par 239, et 205 par 251. Ces erreurs ne rabaisseront pourtant pas la valeur épistémologique du contenu de cet excellent numéro des Littératures classiques. Ludwig Hochgeschwender J a c kie Pig e a ud (dir.) : Les grâces, Littératures classiques, n o 60, (automne 2006), 346 p. Le titre « Les grâces », au pluriel et sans majuscule, est précisément fait pour permettre à ce mot de déployer tout l’éventail de ses significations. Ce recueil, issu d’entretiens menés à La Garenne-Lemot, se présente comme un article d’encyclopédie méthodique dont chaque rubrique décline une vaste polysémie, croisant des approches complémentaires : esthétique, rhétorique, histoire de l’art, philosophie politique, littérature, musicologie, emblématique… autant de disciplines convoquées pour forcer cette notion dans ses derniers retranchements. Le volume s’articule en quatre parties assez lâches : la première, « Fécondité d’un héritage antique », remonte aux sources des textes antiques, à grand renfort d’étymologies et d’auctoritates : Alain Michel et Jackie Pigeaud interrogent le lexique, les termes de gratia et charis, ainsi que leurs synonymes (decorum, convenientia, ornatus, venustas), pour délimiter les contours de la notion dans l’Antiquité, avant de la suivre jusqu’à l’époque moderne. Alain Michel montre l’affinité profonde entre le sens esthétique de la grâce, conçue comme un don, et son sens chrétien donné par Augustin, splendeur du don de Dieu, les deux sens se liant intimement au XVII e siècle. Jackie Pigeaud retrace une tradition proprement grecque, et philosophique, qui conduit d’une sensation esthétique - la fascination des Grecs pour le miroitement de l’eau, image de la sérénité parfaite - à la notion épicurienne du divin, reprise par Winckelmann ; puis à la vertu stoïcienne, transposition morale de cet idéal de plénitude et d’épanouissement. Étienne Wolff, Philippe Junod et Pierre Brunel se penchent de manière plus précise sur la figure des Grâces, toujours écartelée entre esthétisation et moralisation, selon une dualité profondément ancrée dans la polysémie du mot. Etienne Wolff décrit la concurrence, dans les textes et dans l’iconographie, entre une représentation des Grâces comme pur déploiement de la beauté sensible et son interprétation allégorique qui y voit le symbole de la générosité et de la réciprocité des dons, à travers une PFSCL XXXV, 69 (2008) 782 référence canonique et récurrente chez les peintres (tel Botticelli) au De benedificiis de Sénèque. Philippe Junod montre comment la parenté des Grâces et des Muses (ou représentation des arts), du XVI e au XIX e siècles, fait des premières une figure réflexive privilégiée. Enfin, Pierre Brunel retrouve intact le pouvoir érotique et allégorique de ces figures dans les « grâces noires » qui inspirent Baudelaire et Senghor, idéal d’une beauté sombre, ambiguë et divinisée. La seconde partie, « De quelques grâces figurées », réunit des études ponctuelles portant sur les représentations visuelles de la grâce divine d’un côté, et des Grâces de l’autre : Anne Rolet se penche sur deux emblèmes de Bocchi illustrant la grâce divine et analyse le fonctionnement complémentaire du texte et de l’image pour en décrypter la signification théologique, fondée sur un codage érudit de références mythiques et philosophiques. Yves Hersant propose une lecture théologique de la Manne de Poussin, illustration de la grâce divine d’autant plus convaincante qu’elle est sans grâce et renonce à l’esthétique du gracieux développée ailleurs chez Poussin, entérinant ainsi le divorce radical du sensible et du spirituel. Christophe Henry, s’interrogeant sur la réception hostile des Grâces de Vanloo, dont les deux versions furent successivement rejetées aux Salons de 1763 et de 1765, attribue ce rejet au discours poético-politique déployé par l’artiste, à une époque qui proscrit ce type de symbolisme. Par les multiples entorses infligées à l’iconographie traditionnelle (position et anatomie des personnages, paysage), l’image suggère un double « système de la grâce », harmonie cosmique doublement restaurée dans l’ordre esthétique et dans l’ordre social par l’artiste et par le roi, garants des sphères parallèles du Beau et du Bien. Envisageant un symbolisme plus intemporel, Jean Dhombres développe le paradoxe d’une égalité signifiée par le nombre trois, en confrontant la représentation figurée des Grâces à la réflexion mathématique sur la transitivité ou la triangulation. La troisième partie est consacrée aux rapports entre la grâce et le sublime, deux catégories étroitement liées dans la rhétorique et l’esthétique depuis l’Antiquité. À en croire Giovanni Lombardo, le traité Du Style de Démétrios met en place une opposition entre deux pôles : le style puissant (deinotes) et le style élégant ou gracieux (glaphyrotes), fondé sur le plaisir et l’agrément. Le gracieux connaît lui-même une double modalité, apparemment contradictoire, une grâce poétique noble et la grâce triviale de la comédie, suscitant autant d’émotions modérées et agréables. L’autre pôle, le style puissant (deinotes), vise au contraire à tétaniser l’auditeur telle la Gorgone, par le déploiement d’une énergie rhétorique extrême, passant par la concision et l’ellipse pour culminer sur le silence éloquent - selon une analyse du sublime commune à Longin et à Démétrios. Baldine Saint-Girons Comptes rendus 783 nous transporte à l’autre bout de la chaîne temporelle en étudiant les rapports entre la grâce et le sublime au XVIII e siècle : dans l’esthétique renaissante et classique, la notion de grâce, plus ou moins marquée selon les pays (Allemagne, Italie, France) par l’esthétique ou la théologie, sert à pointer les insuffisances du concept de beau, en lui opposant les valeurs de la mobilité, du mystère, de l’indicible, voire de l’impossible. Mais dans la seconde moitié du siècle, le sublime éclipse la grâce dans cette fonction critique : en Angleterre et en Allemagne, de Hogarth à Winckelmann, la grâce est réduite à une catégorie de la beauté, tandis que plusieurs Français (Montesquieu, André, Watelet) lient les deux notions à travers le « je ne sais quoi ». Cependant, la grâce n’est pas seulement une notion abstraite ; elle est bien plutôt une émotion, un ressenti, un « état de grâce », tel celui que ressentit Eward Gibbon sur le forum romain en 1764 : moment indicible et séminal qui détermina sa vocation d’historien autour des pôles contradictoires du visible et de l’invisible, de l’expérience et de la mystique, de la perception et de l’épiphanie, comme l’explique Pascal Griener. La dernière partie, « De la règle à l’exception : modes de la grâce », révèle que la grâce, au sens le plus élargi et le plus flou du terme, renvoie à une manière d’être. Le modèle bien connu en est la sprezzatura du courtisan de Castiglione, qualité fondamentale de l’artiste à la Renaissance, comme le rappelle Edouard Pommier. Cet ethos gracieux transmis par le peintre à sa peinture était déjà attribué à Apelle par Alberti, et revient sous la plume de Landino à propos de Filippo Lippi, et de Vasari à propos des grands peintres de la maniera, de Raphaël à Jules Romain, Perino del Vaga ou Parmignianino. En tant que don divin et pure subjectivité, la grâce artistique vient étayer une mystique de la création opposée au travail et à la règle. En passant de Castiglione à Baltasar Gracián, la grâce reste liée à l’irrégulier et à l’insaisissable, mais ses connotations éthiques se compliquent, à en suivre Pierre Maréchaux, au point de conduire à un paradoxe central : le despejo, ce dégagement supérieur du courtisan, source de toute élégance et chemin de la suprême vertu, justifie dans la sphère mondaine une stratégie de leurre et de dissimulation, au terme du divorce entre les domaines spirituel et temporel. En effet, dans une société définie par le mensonge et l’hostilité généralisés, la grâce est non seulement une parade nécessaire, mais la seule manière de convertir en esthétique agréable une éthique engluée dans le péché. Brenno Boccadoro montre la fécondité des conceptions platonicienne et pythagoricienne de la beauté numérique dans la pensée musicale jusqu’au XVI e siècle, et comment cette théorie fut radicalement remise en question par la crise maniériste, bien moins connue en musique qu’en histoire de l’art : ce moment voit s’écrouler l’esthétique mathématique (illustrée par le contrepoint franco-flamand) en faveur d’une théorie de la fascination et de PFSCL XXXV, 69 (2008) 784 la communication des affects. L’antagonisme entre les deux positions est particulièrement illustré par la querelle entre Cardan et Scaliger, en 1557 : si Cardan défend une conception de la beauté à la fois sensible et intelligible, délectation et proportion, Scaliger souligne l’incommensurabilité de la beauté, irréductible à la connaissance et a fortiori à une connaissance mathématique. Dans un tout autre registre, politique, Yvon Le Gall souligne la place cruciale du débat sur le droit de grâce à l’époque des Lumières. Tandis que la pensée politique et juridique des XVI e et XVII e avaient toujours exalté la clémence royale au double titre de la charité et de la raison, le traité Des délits et des peines de Beccaria lance au milieu du XVIII e une polémique où s’engagent tous les philosophes français. Le droit de grâce est tantôt exalté comme le « plus bel attribut de la souveraineté du monarque » (Montesquieu), remède à la cruauté des lois (Voltaire), mais il révèle en retour l’insuffisance du système pénal et l’injustice des lois ; en tant que complément du despotisme et sanction de l’arbitraire du souverain, il est violemment critiqué par Beccaria et ses émules, Quesnay, Linguet et jusqu’à Bentham. Enfin, faisant le pont entre tradition et modernité, Jocelyne Bourlingueux analyse un poème de García Lorca, « Saint Gabriel » (extrait du Romancero gitan), hommage à la tradition lyrique espagnole ; le poème réinterprète la scène de l’Annonciation comme une « création en acte » et une épiphanie de la grâce, indissolublement esthétique et spirituelle. Comme on voit, il est impossible de synthétiser les apports multiples de ces articles, tant ils invitent le lecteur à un va-et-vient permanent entre des ères culturelles et des disciplines diverses. C’est peut-être la seule déception du lecteur refermant l’ouvrage : autant il perçoit d’échos et de cohérences partielles, autant lui échappe une cohérence globale - preuve, s’il en est, du caractère insaisissable de la grâce. Emmanuelle Hénin J e a n -M a rie V a l e ntin , L a ur e Ga uthie r ( é d s .) : Pierre Corneille et l’Allemagne : l’œuvre dramatique de Pierre Corneille dans le monde germanique (XVII e -XIX e siècles). Paris : Editions Desjonquères, « La mesure des choses », 2007. 492 p. Les historiens et les critiques littéraires ont depuis longtemps étudié ce que le théâtre de Corneille devait aux grandes œuvres de l’antiquité grecque ou romaine, ainsi qu’aux pièces les plus illustres d’Espagne et d’Italie. On s’est beaucoup moins attaché à l’Allemagne, et l’on n’a pour ainsi dire jamais analysé ce que les chefs d’œuvre de l’auteur du Cid avaient apporté à ses Comptes rendus 785 admirateurs des bords du Rhin ou du Danube. C’est dire l’intérêt de l’entreprise qu’ont menée Jean-Marie Valentin et ses compagnons. Nous aboutissons à un fort volume comprenant vingt-trois articles qui semblent embrasser le sujet de manière exhaustive. Différentes périodes se sont succédé, marquées chacune par une ou deux figures éminentes. Après « la scène baroque » illustrée par Gryphius, viennent en effet « les prémices du débat sur Shakespeare », qui au XVIII e siècle est souvent traduit ou adapté sur les scènes allemandes, puis « le premier classicisme », celui de Gottsched et de Metastasio, puis avec Gotthold Ephraim Lessing les « survivances, rejets, permanences », avec Friedrich Schiller l’étonnante originalité d’un « cornélien malgré lui », avec Friedrich Schlegel une nouvelle interprétation du Cid considéré presque comme un drame romantique, tandis que Scribe et Donizetti adaptent Polyeucte pour l’opéra, qui devient ainsi un genre européen. Un tel essai permet évidemment de mieux comprendre l’évolution de l’Allemagne, et surtout de la mentalité de ses poètes et de ses critiques. Ce pays, jugé encore barbare au temps de Saint-Amant - et de Voltaire ! - s’est peu à peu enrichi jusqu’à parvenir avec le romantisme du début du XIX e siècle à une sorte de suprématie. A la vieille Allemagne baroque et rustique a succédé à travers des mutations successives l’Allemagne de Goethe et de Schiller, qui a donné des leçons à l’Europe. C’est ce que nous apprennent tous les commentateurs de Corneille qui se sont suivis durent trois siècle. Mais pour un historien de la littérature française, et un lecteur de Corneille les études rassemblées par Jean-Marie Valentin et Laure Gauthier ont également un évident intérêt. L’idée que nous pouvons nous faire de Corneille s’enrichit de tout ce qu’on a pu dire de lui, et des éléments qui nous échappaient, viennent grâce à ce travail en pleine lumière... C’est ainsi que la critique de Polyeucte présentée par Gryphius, l’admiration que Johann Christoph Gottsched voue au classicisme français, et les réserves toutefois que lui inspire « l’immoralité » du Cid, les distances que prend Schlegel par rapport au néo-classicisme de Gottsched, l’utilisation que fait Metastasio des situations et des vers cornéliens, la diffusion en Allemagne des poétiques jésuites, la traduction de Rodogune par August Bode, la sévère lecture que Lessing fait de cette même Rodogune dans sa Dramaturgie de Hambourg, nous obligent à oublier quelque temps les habitudes que nous avons acquises depuis l’enfance, à adopter un nouveau point de vue, et finalement à convenir qu’il est encore beaucoup à apprendre et à découvrir dans Le Cid ou dans Horace... Alain Niderst LIVRES REÇUS PFSCL XXXV, 69 (2008) Livres reçus BELLEGUIC, Thierry, Éric VAN DER SCHUEREN, Sabrina VERVACKE (éds.) : Les discours de la sympathie : Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité. Introduction et postface de Jean-Pierre Cléro. Les Presses de l’Université de Laval, 2007. 524 p. ESMEIN-SARRAZIN, Camille : L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle. Paris : Champion (Lumière classique, 78), 2008, 587 p. GEVREY, Françoise et Alexis LÈVRIER (éds.) : Érudition et polémique dans les périodiques anciens (XVII e -XVIII e siècles). Actes de la journée d’étude organisée par le Centre de Recherche sur la Transmission des Modèles Littéraires et Esthétiques (CRTMLE EA 3311). Université de Reims Champagne- Ardenne. Reims : Epure, 2007, 206 p. GIAVARINI, Laurence (éd.) : Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e siècles). Dijon : Editions Universitaires de Dijon, 2008, 250 p. GOODMAN, Elise : The Cultivated Woman: Portraiture in Seventeenth-Century France. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2008 (Biblio 17, 176). 258 p. GOMEZ-GÈRAUD, Marie-Christine (éd.) : Jean Boucher : Bouquet sacré composé des plus belles fleurs de la Terre sainte. Paris : Champion (Sources classiques, 82), 2008, 596 p. LASSERRE, Françoise (éd.) : Les Cinq Auteurs : « La Comédie des Tuilleries » et « L’Aveugle de Smyrne ». Ecrites en collaboration par F. de Boisrobert, G. Colletet, P. Corneille, Cl. De l’Estoile, J. Rotrou, sous la direction de Richelieu avec la participation de J. Chapelain. Paris : Champion (Sources classiques, 87), 2008, 461 p. LAVOCAT, Françoise, Pierre KAPITANIAK et Marianne CLOSSON (éds.) : Fictions du Diable. Démonologie et littérature de saint Augustin à Léo Taxil. Genève : Droz (Cahiers d’Humanisme et Renaissance, 81), 2007, 342 p. LOPEZ, Denis, Charles MAZOUER, Eric SUIRE : La Religion des élites au XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), en partenariat avec le Centre Aquitain d’Histoire Moderne et contemporaine, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 30 novembre - 2 décembre 2006. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2008 (Biblio 17, 175). 418 p. MAZOUER, Charles : Trois comédies de Molière, Etude sur « Le Misanthrope », « George Dandin » et « Le Bourgeois gentilhomme ». Nouvelle édition revue et corrigée. Bordeaux : PU de Bordeaux, 2007, 207 p. RIFFAUT, Alain : La Ponctuation du théâtre imprimé au XVII e siècle. Genève : Droz (Travaux du Grand Siècle, XXX), 2007, 228 p. 790 Livres reçus RESCIA, Laura (éd.) : Charles Bauter : La Rodomontade. Trento : Università degli Studi di Trento (Labirinti, 100), 2007, 178 p. SERVET, Pierre et Marie-Hélène SERVET-PRAT (éds.) : Parole de l’Autre et genres littéraires XVI e -XVII e siècles : Illustrations, interactions, subversions. Genève : Droz (Cahiers du GADGES, 5), 2007, 342 p. Adresses des auteurs de ce numéro F RANCIS A SSAF University of Georgia Dept. of Romance Languages Athens, GA 30602 C HARLES O’K EEFE Denison University Dept. of Modern Languages Granville, OH 43023 B ERNARD B OURQUE The University of New England School of Arts (French) Armidale, NSW 2351 Australia S TANIS P EREZ Résidence du Valois 1, rue de Monthauméry F- 60330 Le Plessis Belleville J OHANN C HAPOUTOT 67, rue Pascal F- 75013 Paris J ENNIFER P ERLMUTTER Portland State University Dept. of Foreign Languages and Literatures Portland, OR 97207-0751 D ERVAL C ONROY University College Dublin School of Languages, Literatures and Film Belfield Dublin 4, Ireland J OHN P HILLIPS 20 Southfield Road Glen Cove, NY 11542 J ESSE D ICKSON Miami University Dept. of French and Italian Oxford, OH 45056 M ARIE -C HRISTINE P IOFFET York University Dept. of French Studies Toronto, Ontario Canada M4N 3M6 P ERRY G ETHNER Dept. of Foreign Languages and Literatures Oklahoma State University Stillwater, OK 74078 M ARTIAL P OIRSON Université Stendhal-Grenoble III UMR L.I.R.E. BP 25 F- 38040 Grenoble Cedex 9 M ICHAEL S. K OPPISCH Michigan State University Dept. of French, Classics, and Italian East Lansing, MI 48824-1112 Y ANN R OBERT Princeton University Dept. of French and Italian Princeton, NJ 08544-5264 L ISE L EIBACHER -O UVRARD University of Arizona Dept. of French and Italian Tucson, AZ 85721 Marie-Odile Sweetser 311, Hirst Court Lake Bluff, IL 60044 C HRISTINE M C C ALL P ROBES University of South Florida Division of World Languages 4202 E. Fowler Avenue Tampa, FL 33620 R AINER Z AISER Universität Kiel Romanisches Seminar Leibnizstr. 10 D- 24098 Kiel Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY Martine DEBAISIEUX Richard HODGSON Volker KAPP Donna KUIZENGA Buford NORMAN Alain NIDERST Marine RICORD Cecilia RIZZA Pierre RONZEAUD Doroth e e SCHOLL Maya SLATER Marie-Odile SWEETSER Ronald W. TOBIN Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA Jane CONROY Barbara PIQUÉ Nathalie NÉGRONI Phillip J. WOLFE Advisory Board Claude ABRAHAM Eva AVIGDOR Bernard BEUGNOT Nicole BOURSIER Paolo CARILE Jean-Pierre COLLINET Madeleine DEFRENNE Yves GIRAUD Christopher GOSSIP Jürgen GRIMM Marcel GUTWIRTH Margot KRUSE Jean LAFOND François LAGARDE Francis LAWRENCE Lise LEIBACHER OUVRARD Jean MARMIER Charles MAZOUER Jean MESNARD Fritz NIES Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI Guido SABA Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY Philippe SELLIER Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Articles for publication and books submitted for review should be a dd ressed to/ Prière dadresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität K iel Leibnizstraße 10 D- 24098 K iel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49- 431 - 880 - 2262 046508 PFSCL 69: 100607 PFSCL 68 XXXV 08.07.2008 16: 04 Uhr Seite 2 Vol. XXXV No. 69 2008 Editor Rainer Zaiser 69 P F S C L Papers on French Seventeenth Century Literature Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Biblio 17 Derniers titres parus 169 Roxanne R OY L’art de s’emporter. Colère et vengeance dans les nouvelles françaises (1661-1690) 2007 (342 p.) 170 Annegret B AUMERT Pierre Motin. Ein Dichter zwischen Petrarkismus und Libertinismus 2006 (259 p.) 171 Marie-Claude C ANOVA -G REEN “Ces gens-là se trémoussent bien”. Ebats et débats dans les comédies-ballets de Molière 2007 (374 p.) 172 Anne D EFRANCE / Denis L OPEZ / François R UGGIU (éds.) Regards sur l'enfance au XVIIe siècle 2007 (390 p.) 173 Suzanne G UELLOUZ / Marie-Gabrielle L ALLEMAND (éds.) Jean Regnault de Segrais 2007 (287 p.) 174 Rainer Z AISER (éd.) L’âge de la représentation. L’art du spectacle au XVII e siècle 2007 (341 p.) 175 Denis L OPEZ / Charles M AZOUER / Eric S UIRE (éds.) La Religion des élites au XVIIe siècle 2008 (418 p.) 176 Elise G OODMAN The Cultivated Woman. Portraiture in Seventeenth-Century France 2008 (258 p.) 177 Theresa Varney K ENNEDY (ed.) Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragi-comédie 2008 (239 p.) 046508 PFSCL 69: 100607 PFSCL 68 XXXV 08.07.2008 16: 03 Uhr Seite 1