eJournals

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2009
3670
PFSCL XXXVI, 70 (2009) Sommaire N OTE E D ITOR IAL E ................................................................................. 9 A L A M E M OIR E D E R O G E R D UC H E N E S OUV E NI R S FRANCINE DE MARTINOIR En souvenir des années lointaines…………………………………………...... 13 CHRISTIANE ET MICHEL EON En toute amitié…………………………………………………………………... 17 MIREILLE GERARD Hommage à Roger Duchêne………………………………………………….... 19 JACQUELINE LEINER† Un savant au service de ses semblables………………………………………. 23 JEAN CONTRUCCI Une complicité de quarante ans……………………………………………….. 25 JOEL SCHMIDT J’ai retrouvé un maître…………………………………………………………. 29 EDMONDE CHARLES-ROUX Adrienne et Isabelle……………………………………………………………... 31 E TUD E S E N H OMMAG E A R O G E R D U C H E N E PIERRE RONZEAUD Le peuple au miroir des Mémoires de Saint-Simon………………………….. 39 JACQUELINE PLANTIE Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle? ..................... 49 Sommaire 6 JEAN SERROY La vie de collège au commencement du XVII e siècle d’après le Francion de Sorel……………………………………………………. 63 FRITZ NIES Génétique et réception : l’exemple des Lettres de Madame de Sévigné....... 77 CHARLES MAZOUER La joie des dénouements chez Molière………………………………………... 85 CHRISTIAN DELMAS Politique et mystique monarchique chez Racine…………………………...... 99 RENE POMMIER La Rochefoucauld, Maxime 294………………………………………………. 109 PATRICK DANDREY Les féeries d’Hortésie : éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine………………………………………. 115 JÜRGEN GRIMM La mort de Colbert : Une date pour la périodisation ? Plaidoyer pour une périodisation historique de l’histoire littéraire…….... 139 ALAIN NIDERST Clefs et mécènes………………………………………………………………... 149 ALAIN VIALA Un jeu d’images: amateur, mondaine, écrivain ? ....................................... 157 JEAN GARAPON Amateurisme littéraire et vérité sur soi : de Marguerite de Valois au cardinal de Retz……………………………………………………………. .169 CLAUDE DULONG Grandeurs et servitudes de la biographie……………………………………. 181 M L A C ON V E N TION 2 0 0 6 J E W S , J UD AISM, J UD E ITE S : (IN) SIG NIFIC AN T O TH E R S ? SOLANGE M. GUENOUN Conversos, conversion et contours de « la nation juive » au XVII e siècle... 187 Sommaire 7 M YRIAM Y ARDENI Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle…………………… 199 A LLEN W OOD Racine’s Esther and the Biblical/ Modern Jew……………………………… .209 E TUD E S S YLVIE T AUSSIG Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard : présence du burlesque ? ............................................................................ .221 F RANÇOIS L ASSERRE Horace, élaboration d’un sujet historique…………………………………… 245 M ONIQUE B ROSSEAU & G ERARD G ELINAS Du nouveau dans le dossier Perrault………………………………………….267 C OM PTE S R E N D U S Thomas M. Carr, Jr. (ed.) The Cloister and the World: Early Modern Convent Voices (NICHOLAS PAIGE)…………………………………………………………. 279 Philippe Chométy « Philosopher en langage des dieux ». La poésie d’idées en France au siècle de Louis XIV (VOLKER KAPP)……………………………………………………………...281 Sophie Conte (éd.) Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII. Actes du colloque de Troyes (septembre 2004) (F RANÇOIS TREMOLIERES )………………………………………………… 283 Nina Ekstein Corneille’s Irony (ROLAND RACEVSKIS)……………………………………………………... 287 Lucile Gaudin-Bordes La Représentation au XVII e siècle : Pour une approche intersémiotique (E MMANUELLE H ENIN )…………………………………………………......289 Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé (éds.) Madame de Villedieu, Littératures classiques, n o 61 (R OXANNE R OY )…………………………………………………………..... 292 Sommaire 8 François Lasserre (éd.) Les Cinq Auteurs, La Comédie des Tuileries et L’Aveugle de Smyrne (EMMANUEL MINEL)………………………………………………………...297 Aurore Evain, Perry Gethner, Henriette Goldwyn (éds.) Théâtre de femmes de l’Ancien Régime : XVII e siècle (THERESA VARNEY KENNEDY)……………………………………………. 300 Christian Zonza La Nouvelle historique en France à l’âge classique (1657-1703) (MARIE-GABRIELLE LALLEMAND)………………………………………... 303 LIV R E S R E ÇU S ....................................................................................... 309 PFSCL XXXVI, 70 (2009) Note éditoriale Ce fascicule des Papers est dédié à la mémoire de Roger Duchêne qui nous a quitté en avril 2006, un an après le décès de Wolfgang Leiner, fondateur de cette revue. En peu de temps les dix-septiémistes se sont vus privés non seulement de deux de leurs éminents collègues, mais aussi de deux de leurs maîtres qui n’ont jamais cessé de stimuler et de diffuser les études littéraires et interdisciplinaires sur le XVII e siècle. Roger Duchêne créa en 1971 à Marseille le Centre Méridional de Rencontres sur le XVII e siècle (CMR 17) dont il fut le Président jusqu’en 1991. Vingt et un colloques ont vu le jour sous sa présidence. Wolfgang Leiner fréquenta ces colloques dès leur inauguration et noua une collaboration fructueuse et une amitié chaleureuse avec Roger Duchêne. En janvier 1987, le CMR 17 tint son premier colloque en dehors de l’Hexagone. Ce fut à Tübingen que de nombreux dixseptiémistes du monde entier se réunirent, dans cette ville de l’Allemagne du Sud où Wolfgang Leiner occupa alors la chaire de littérature française et dirigea la revue Papers on French Seventeenth Century Literature et la collection Biblio 17. Quelques années plus tard, Roger Duchêne et Wolfgang Leiner avaient eu l’idée ingénieuse de fonder un forum international qui permettrait aux dix-septiémistes de se rencontrer régulièrement n’importe où dans le monde. Ce fut la naissance du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (CIR 17) qui devait tenir son premier colloque en 1993 à Kiel en Allemagne. Jusqu’à présent, neuf colloques s’y sont succédé, tous tenus dans le même esprit de cordialité qui était si cher aux deux membres fondateurs du CIR 17. C’est en hommage à cette amitié profonde qui liait Roger Duchêne à l’ancien directeur de notre revue que nous réunissons dans le présent fascicule des souvenirs personnels et des études critiques commémorant la vie et l’œuvre de cet érudit marseillais qui a enrichi le monde dix-septiémiste d’innombrables livres, articles et actes de colloque, mais aussi de son aimable et inoubliable présence qui perdurera dorénavant dans le monde de l’écrit et dans notre mémoire. Rainer Zaiser A LA MEMOIRE DE ROGER DUCHENE SOUVENIRS PFSCL XXXVI, 70 (2009) En souvenir des années lointaines F RANCINE DE M ARTINOIR À Jacqueline, en souvenir des années lointaines Il y a quelques mois, je suis retournée tout en haut du Cours Julien, sur le plateau qu’on appelait jadis « le Département » et, à grand peine, en expliquant aux concierges que j’avais été élève du lycée bien des années plus tôt, j’ai obtenu la permission d’entrer un moment dans la Cour des Khâgnes. Jadis, - mais c’était sous quelle dynastie des pharaons ? - il était possible d’entrer et de sortir librement de notre bon vieux lycée Thiers. Ce jour-là, je ne me suis pas attardée, un instant m’avait suffi pour mesurer le temps écoulé, les élèves que j’aperçus ne ressemblaient évidemment pas à ceux d’autrefois, ils avaient l’air assuré, vaguement conquérant des jeunes d’aujourd’hui, et pourtant, sur leur visage, je lus cette expression, puérile et démunie, de vague sauvagerie qui est souvent celle des adolescents actuels et que seule la familiarité avec la véritable recherche intellectuelle pourrait effacer. Bien sûr je traquais des fantômes, ceux de mes lointaines années de Khâgne. Quand j’entrai en Hypokhâgne, Roger Duchêne était le « Sekh » de la Khâgne, je ne sais comment il faut écrire ce mot, un mot de la tribu, une tribu aujourd’hui oubliée, un de ces termes que nous allions apprendre très vite, et dont la constellation fondait la mythologie de ces classes. C’étaient de belles journées d’octobre 1950. L’année scolaire, en ce temps-là, commençait un peu plus tard que maintenant, l’été s’attardait sur la Provence, je découvrais en même temps l’immersion dans le travail intensif, la fréquentation assidue des grands textes ou des événements du passé, restitués au fil des cours et des heures, et aussi les jeux avec cette culture visitée au quotidien, car à la fin de ces premiers cours, se déroulait le bizutage, mais bien différent de ce que ce terme sous-entend aujourd’hui. Oui, les khâgneux venaient nous enseigner, à nous, bizuts assez godiches, la distance, l’ironie, l’art de vivre de manière ludique avec ces mêmes textes, et aussi cette mythologie « khâgnale », puisque, dans le fond, une vie collective d’un Francine de Martinoir 14 an, ou deux, ou trois ne peut se construire sans des mythes communs. Roger Duchêne nous présenta les « Puissances » - de la Khâgne, la « Princesse Tala », censée s’occuper des catholiques, la « Princesse Totem » qui s’occupait des protestants, le Préfet des Mœurs, le Satyre Officiel, etc., divinités qui avaient réussi ce à quoi nous aspirions, passer dans la classe d’à côté, la Khâgne. Avec ce petit Panthéon, il dirigea les rites de passage, divertissements bien innocents, fondés sur des devinettes, des contrepèteries, des plaisanteries littéraires, - rien à voir avec la brutalité et la vulgarité des pratiques de certaines grandes écoles ou « prépas ». Car nous n’étions pas des « prépas », mais des hypokhâgneux, dédaignant ou affectant de dédaigner les autres classes préparatoires,de futurs khâgneux, du moins l’espérions-nous, bien conscients de la tradition que nous devions assimiler et maintenir. Roger Duchêne nous apprit les chants de la Khâgne : d’abord, sur l’air des Trompettes d’Aïda, « Vara tibi Khâgna », puis sur l’air de la Paimpolaise, « Quand nous sortirons de l’Ecole/ Nous serons bien considérés » et il nous engageait à laisser un long temps d’arrêt entre la première et la seconde syllabe de « considérés », ou encore : A Sèvres l’autre jour le maître Louis Lavelle Vit la cacique d’agreg et la trouva si belle Qu’il dit à ses tapirs : « Mon système était vieux L’Être, c’était pas mal, l’Avoir c’eût été mieux ». Ces moments où Roger Duchêne et les autres khâgneux entraient dans notre vieille salle de classe sont pour moi inoubliables, parce qu’il savait mêler érudition, malice, travail, jubilation. Je me souviens des phrases qu’il citait et que des professeurs avaient malencontreusement prononcées, comme par exemple « Tous les Girondins entrèrent dans la combinaison de Madame Roland », ou encore « Frédéric II et Catherine II firent pression sur le Divan et la Sublime Porte céda ». Et à la fin de ces rites d’initiation, une fête rassembla les deux classes avec la traversée nocturne en ferry-boat du Vieux-Port illuminé. Notre salle de classe, aménagée avec des gradins, était vieille et sale - il paraît qu’on l’a repeinte depuis lors - mais cela nous laissait indifférents, les murs étaient couverts de graffiti, désignant des musiciens, des poètes, des écrivains, car nos idoles appartenaient au monde de la créativité. Les bizutages qui nous plongeaient autant que les heures de travail dans ce bain de culture, nous apprenaient, en même temps que l’intimité avec les textes, une forme d’irrespect, inséparable de la recherche intellectuelle. La cour des Khâgnes aussi avait un air un peu délabré, avec des arcades roses où la peinture était écaillée. Vestige de l’époque où les murs abritaient le couvent des Bernardines, elle semblait ouvrir sur une petite Académie platonicienne, amusante, protectrice, nous rêvions d’entrer à l’Ecole, je ne suis pas certaine En souvenir des années lointaines 15 que nous rêvions d’avoir un jour les premières places dans la Cité, ou même de nous y faire une place. De Roger Duchêne, nous savions qu’il était originaire de Port-de-Bouc, qu’il était très fort et méritait d’« intégrer ». Qu’il était catholique. En ce temps-là, entre nous, le communautarisme n’existait pas. Ni le racisme. Mais nous raffolions des débats d’idées. Catholiques et protestants discutaient de vrais problèmes théologiques, car notre aumônier, le père Combaluzier, « Balu », qui, à cette époque, semblait provocateur, suscitait entre nous des discussions passionnées. Duchêne sut toujours maintenir la paix entre les tenants du catholicisme social et les partisans du traditionalisme. En ce temps-là, le parti communiste, avait le vent en poupe. Les atrocités du régime soviétique étaient connues, pas encore reconnues de tous, et les communistes possédaient l’aura du « Parti des Fusillés ». Il fallait pas mal de discernement pour ne pas être séduit par leur discours, d’autant plus que plusieurs de nos professeurs étaient marxistes, nous assénant souvent des réflexions de Plekhanov et de Lukacs. Et des khâgneux comme Duchêne eurent ce discernement. Durant les heures de bizutage, ou au fil de conversations, en mettant en perspective un enseignement un peu trop orienté parfois, il sut nous faire comprendre que la khâgne, c’était le contraire du discours unique. Il est vrai que les hypokhâgneux de ce temps-là arrivaient de leurs petits lycées provençaux avec la plupart du temps un bagage intellectuel assez imposant et sans doute pour nos professeurs furent-ils souvent redoutables. Il y avait dans l’année scolaire un moment où les maîtres craignaient particulièrement l’esprit corrosif de leurs élèves, c’était celui de la Revue, en forme de canular, à la Fête de Khâgne. Cette année-là, ce fut Roger Duchêne qui l’organisa. Je me souviens justement d’une phrase, pastiche parodique d’un couplet de Maurice Donnay : Il était laid laid maigrelet Ayant sucé le maigre lait D’une nourrice progressiste Et c’était un nourrisson triste. Et tristes, nous ne l’étions pas en ces années-là. Nous n’avions pas les distractions des étudiants actuels, la plupart d’entre nous n’étaient pas riches, mais jamais, me semble-t-il, les plus fortunés ne firent sentir les différences de classes sociales. Le mépris, mes camarades le réservaient aux fausses gloires de l’époque. Peu sensibles aux modes et aux divers snobismes, ils étaient alors sans pitié parce que leur capacité de jugement les armait contre la médiocrité. Il m’est arrivé souvent, ces dernières années, d’imaginer le sort qu’ils auraient réservé à ceux que la marchandisation de la pensée propulse aujourd’hui au premier plan, il me semble entendre ce qu’ils auraient dit d’un Onfray par exemple. Personne ne savait bien sûr que Francine de Martinoir 16 Roger Duchêne serait un jour un très grand dix-septiémiste. Mais on pouvait pressentir qu’il serait un érudit et un écrivain. Il me semble le revoir à la rentrée de janvier 1951. Il entra dans notre classe et nous dit : « Bizuts, je vous présente mes vœux. Et mon premier vœu, c’est que vous deveniez intelligents ». Je le revois aussi en mai ou juin de la même année. Nous étions tous partis passer ce qu’on appelait alors Propédeutique à la Faculté des Lettres d’Aix. Les khâgneux, ou du moins certains, étaient du voyage pour des certificats de licence. Je me rappelle la montée, rue Gaston de Saporta, les deux classes mêlées en un joyeux monôme. En tête du groupe, Roger Duchêne criait « Les cocus aux balcons » et toutes les fenêtres s’ouvraient, des têtes apparaissaient. Je ne devais le revoir que sur l’écran de la télévision, des années plus tard. J’avais bien sûr appris ses fiançailles et son mariage avec Jacqueline Cayol. Jacqueline avait été bizute en même temps que moi. Nous avions tout de suite éprouvé de l’amitié l’une pour l’autre, d’autant plus que sa mère, née Marguerite Lézian, était une amie d’enfance de la mienne. Et ce mariage m’avait fait un grand plaisir, je devinais que ce serait une réussite. L’avenir ne m’a pas détrompée. Le jour où je vis Roger Duchêne à une émission littéraire, j’admirai la façon élégante avec laquelle il déjouait les pièges de l’interview où on lui demandait de parler de la sexualité de madame de Sévigné. J’avais lu évidemment ses ouvrages, et j’ai toujours pensé que personne n’était jamais parvenu aussi bien que lui à restituer le quotidien des femmes du Grand Siècle, parce qu’il savait éviter les écueils de la « bio » à l’américaine et proposer un vrai regard. Je songe aussi à son essai sur Les Provinciales de Pascal, qui a certainement ses racines dans les années du lycée Thiers, dans la fréquentation des textes que de nos jours on laisse de côté et qui paraissent aux étudiants d’aujourd’hui écrits dans une langue étrangère. Madame de Sévigné faisait partie de la vie de Roger Duchêne, je me souviens de sa façon de me répondre comme s’il s’agissait d’une de ses parentes : « Oui, l’église Saint-Paul était bien sa paroisse » à la question que je lui posai sur la marquise en 1984 à la Fête de la Rose, à Marseille. J’avais avec joie retrouvé Jacqueline et lui, ils m’avaient invitée dans leur appartement de la rue Abbé de l’Epée. Et puis je les revis, toujours avec la même joie, chez eux encore, à Saint-Cannat, dans leur merveilleuse maison de campagne. Ils me parlèrent à nouveau de Madame de Sévigné, et plus particulièrement de sa petite-fille, Madame de Simiane, que Jacqueline, qui était partie sur les traces de Madame de Grignan, appelait familièrement Pauline. La Provence de 1989 rejoignait alors celle des siècles passés, avec des ombres que ce couple exemplaire savait retenir auprès d’eux. PFSCL XXXVI, 70 (2009) En toute amitié CHRISTIANE ET MICHEL EON Notre rencontre est née, dans les années 70, d’un sujet de maîtrise sur les héroïnes de Racine, que j’avais demandé au Professeur Duchêne. Alors que j’avais renoncé à mener à bien ce travail, au profit de nos cinq enfants scolarisés qu’il fallait bien soutenir ou stimuler, le Professeur Duchêne a voulu savoir qui était cette étudiante quadragénaire et cela s’est traduit par une invitation très conviviale chez les Duchêne : Michel et moi avons donc fait la connaissance de Roger et de Jacqueline. Nous nous sommes inscrits au CMR 17, nous nous sommes revus, puis nous sommes partis à Saint Germain en Laye. Brièvement revenus à Marseille, nous nous sommes retrouvés avec grand plaisir avant de refaire nos malles pour aller séjourner en Bourgogne à Auxerre... La fin de carrière de Michel s’est déroulée à Monaco où Roger et Jacqueline sont venus nous voir tandis que nous faisions parfois le chemin en sens inverse. A notre retour définitif à Marseille où Michel a pris sa retraite les liens amicaux se sont resserrés et nous avons vécu les dernières années du CMR 17 ; cela a valu à mon époux de collaborer à l’organisation du tricentenaire de Madame de Sévigné en suscitant à Monaco plusieurs manifestations qui y ont eu lieu à l’occasion de cette commémoration : représentation de l’« Allée du Roi » de Françoise Chandernagor au Théâtre Princesse Grâce, concours de lecture de lettres de Madame de Sévigné réservé aux élèves des lycées, une catégorie « en Hommage à la marquise de Sévigné » créée lors du 29 e Concours International de Bouquets organisé par le Garden Club de Monaco, une conférence de Roger intitulée « Madame de Sévigné, la Provence et Monaco » suivie d’un concert sur « La Musique à Versailles au temps de Madame de Sévigné » et la réimpression par les « Olivades » d’une indienne de l’époque. Le temps a passé, émaillé d’agréables rencontres amicales jusqu’au jour où Jacqueline très émue m’a appris l’accident cérébral de Roger. Nous avons suivi avec une très profonde tristesse l’évolution inexorable de la maladie qui, malgré les périodes d’espoir, devait avoir raison du paisible courage de Christiane et Michel Éon 18 Roger ; nous avons admiré ce courage ainsi que l’extraordinaire accompagnement sans faille de son épouse tant aimée. Roger est vivant dans notre souvenir, renforcé par la fréquentation des nombreux ouvrages que sa passion pour le XVII e siècle lui a inspirés : l’édition dans la bibliothèque de la Pléiade de la Correspondance de Madame de Sévigné, « La Fontaine », « Molière », « Madame de La Fayette », « Ninon de Lenclos »... Ces ouvrages qui font autorité ne sont pas réservés aux seuls universitaires et aux étudiants en Lettres, les amoureux du Classicisme s’y réfèrent avec bonheur pour rafraîchir leurs connaissances et nourrir leur affection pour la « Langue de Molière ». Les uns comme les autres lui sont infiniment reconnaissants pour sa passion, pour son travail et pour l’œuvre qu’il a laissé. En toute amitié. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Hommage à Roger Duchêne MIREILLE GERARD Ce m’est un plaisir et un honneur d’avoir l’occasion de rendre hommage à Roger Duchêne car j’ai eu la chance, à mes débuts, de trouver devant moi un défricheur, un fonceur, et un animateur. L’ensemble de son œuvre et les témoignages réunis dans ce volume suffisent à prouver les multiples facettes de ses talents et son inlassable activité. Comme je renvoie à la rétrospective détaillée de sa biographie par Pierre Ronzeaud 1 , je n’apporterai ici qu’une touche plus personnelle et plus particulière pour rappeler ma dette à son égard. Plus jeune que lui de dix ans, j’ai commencé à travailler en maîtrise sur Madame de Sévigné en 1962 en constatant comme lui qu’aucune thèse n’avait encore été publiée sur cet « auteur » (premier point de débat ! ) et que les éditions du texte n’étaient pas encore au point. Avec en commun le même maître, René Pintard, j’ai pu suivre l’avancement de ses travaux et mesurer l’efficacité de l’équipe qu’il formait avec sa femme Jacqueline Duchêne. Comme il était très favorable aussi à la promotion des jeunes talents, j’énumérerai ici quelques moments de collaboration avec lui qui sont autant de souvenirs forts et de raisons de lui exprimer ma gratitude. D’abord lectrice de sa thèse, puis spectatrice intéressée au premier colloque du CMR 17, tenu en 1971 à Marseille sur le XVII e siècle et l’éducation, où le thème de la culture féminine était déjà présent, j’ai pu ensuite, présenter, à son invitation, lors du deuxième colloque de 1972 consacré à Madame de Sévigné, Molière et la médecine de son temps, une communication sur « Madame de Sévigné et les médecins ». Ces colloques du CMR 17, qui se sont succédé plusieurs années sur des sujets très divers, ont toujours été une tribune favorable pour les jeunes chercheurs, une occasion de « mettre le pied à l’étrier », et aussi de rencontrer de manière fructueuse des chercheurs renommés. C’est une des formes de la générosité active de Roger Duchêne que d’en avoir été le fondateur et le président. Il a contribué ainsi à faire des chercheurs dix-septiémistes une communauté amicale. 1 XVIIe siècle, Janvier 2007-N o 234-59 e année, n o 1, pp. 3-8. Mireille Gérard 20 La mise en route, dans la même décennie, de la monumentale édition de la Correspondance de Madame de Sévigné, aurait pu être un frein d’une certaine façon, car elle incitait aussi à en attendre la publication complète. Mais, il faut saluer, grâce au tandem qu’il formait avec Jacqueline Duchêne son épouse, la vitesse exceptionnelle avec laquelle a été menée à terme de 1972 à 1978 la mise au point de trois gros volumes de la Pléiade, même si quelques modifications de détail ont ensuite été nécessaires. Comme cette entreprise était aussi une exaltante et indispensable aventure, cela a été une joie pour moi d’avoir à la même époque retrouvé dix autographes des lettres à Moulceau et une chance d’avoir pu les communiquer à temps à Roger Duchêne pour le tome III de son édition. Grâce au travail de plus en plus solide qu’il devenait possible de faire sur ce corpus, le nombre des chercheurs sur Madame de Sévigné grandissait et les débats sur l’interprétation de ce vaste ensemble s’enrichissaient. Un autre grand moment, signe de cette effervescence nouvelle, est le colloque organisé au Collège de France le 26 novembre 1977 par Bernard Bray sur La lettre au XVII e siècle (CF. RHLF, nov.-déc.1978) où nous fûmes plusieurs, dont Roger Duchêne bien sûr, à dialoguer avec une passion nouvelle. J’ai eu ainsi l’occasion, grâce à ce renouveau dont il était toujours le moteur, de pouvoir y mettre l’accent sur l’art de la conversation, thème qui a eu ensuite le succès que l’on sait. En 1996, toujours fidèle à lui-même, R. Duchêne ne pouvait laisser passer le tricentenaire de la mort de Mme de Sévigné sans être à nouveau l’animateur de plusieurs colloques. Là encore, je lui dois d’avoir pu prendre la parole au château de Grignan sur le « badinage chez Madame de Sévigné ». Les actes de ce colloque, qui s’intitulent Madame de Sévigné (1626-1696) Provence, spectacles, « lanternes », sont diffusés, mais de manière un peu confidentielle, par le Château de Grignan. Je me permets de souligner ici leur existence dans l’œuvre immense laissée par Roger Duchêne car il les a illustrés avec son goût bien connu pour les archives. Toutes sortes de raffinements avaient accompagné ce rassemblement de trois jours d’un grand nombre de personnes, depuis le choix des morceaux de musique jusqu’à celui des recettes (d’époque ! ) du souper grand siècle en passant par la lecture d’extraits de lettres par des comédiens. Là aussi ses talents d’organisateur avaient fait merveille. Comme on peut le voir par sa bibliographie, les curiosités de Roger Duchêne se diversifièrent continûment et ses publications se succédèrent dans plusieurs domaines à un rythme soutenu. Sa capacité de travail est restée jusqu’au bout tout à fait étonnante. Enfin, je ne saurais terminer sans rendre hommage à l’efficacité, doublée constamment de modestie, de Jacqueline Duchêne, sa dévouée compagne. Hommage à Roger Duchêne 21 Nous la voyons encore à l’œuvre dans ce premier anniversaire. Sa part dans cet impressionnant bilan est sans doute plus grande qu’elle ne veut bien le dire. A elle aussi, qui a tenu à mon témoignage, j’exprime mon admiration et ma très profonde gratitude. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Un savant au service de ses semblables JACQUELINE LEINER † Après mon époux, Wolfgang Leiner, c’est Roger Duchêne qui nous a quitté. Les dix-septiémistes sont bien éprouvés. Dès le début de sa carrière, Roger Duchêne crée le Centre Méridional de Rencontres sur le dix-septième siècle (CMR 17) qui attire très rapidement de nombreux chercheurs. Mon mari y travaille aussitôt. Sa mort seule, en janvier 2005, va interrompre cette collaboration fructueuse de plusieurs décennies que la personnalité exceptionnelle de Roger Duchêne rendait unique. Après des années de succès, à la demande de nombreux érudits étrangers surtout américains, le Centre Méridional de Rencontres sur le dixseptième siècle sera transformé en Centre International de Rencontres sur le dix-septième siècle (CIR 17). C’est alors qu’à notre étonnement Roger Duchêne donne sa démission de président. S’il créait toujours avec ferveur il savait se retirer quand il sentait que l’œuvre désormais bien rodée saurait vivre sans lui. Roger Duchêne pouvait travailler non seulement avec des érudits mais aussi avec ses simples concitoyens. Ainsi le CMR 17 était-il aussi à la disposition des habitants de Marseille et de ses environs sous forme de conférences, d’excursions de la journée ou de quelques semaines en France et à l’étranger, de déjeuners souvent très originaux ; je me souviens en particulier de celui consacré à la gastronomie au dix-septième siècle. Cette ouverture d’esprit se retrouve également au niveau de sa recherche, allant des origines de Marseille à la biographie de Marcel Proust en passant par sa thèse remarquable sur Madame de Sévigné ou ses clins d’œil à Ninon de Lenclos et à Madame de Lafayette. Dynamique, d’une humeur égale, Roger Duchêne était un véritable ami, toujours attentif. Je n’ai pas oublié ce colloque de San Francisco où, devinant les difficultés que représentait pour moi la séparation géographique d’avec mon mari (j’enseignai à Seattle et lui à Tübingen), il m’aida à me Jacqueline Leiner† 24 faire nommer à Aix-en-Provence. C’était non seulement un savant remarquable mais aussi un être très humain ainsi que sa femme Jacqueline, collaboratrice irremplaçable, érudite et si délicate. Que de souvenirs nous assaillent mais qui nous aident à vivre en ces temps douloureux. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Une complicité de quarante ans J EAN C ONTRUCCI Il en va des amitiés comme de certaines histoires d’amour : elles débutent mal, mais c’est pour mieux se rétablir et ce sont souvent les plus durables. La nôtre, à Roger et à moi, commença par un désastre. « Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… », comme dit la chanson. On y passait des licences de Lettres « à certificats ». J’étais d’un côté de la table d’examen, Roger Duchêne de l’autre. Autant dire chacun d’un côté du mur. On s’observait en silence. Un silence qui ne présageait rien de bon. C’était la première fois que je le voyais. Et pour cause ! Personne à la Faculté des Lettres d’Aix ne le connaissait encore, il ne rejoindrait officiellement son poste qu’à la rentrée universitaire et nous étions en juin. Il avait été commis d’office pour faire passer les oraux de littérature, par le professeur responsable d’un programme dont il n’avait pas assuré le quart. Comme il se doit, il avait demandé au « petit nouveau » d’interroger les candidats uniquement sur la partie qu’il n’avait pas traitée : La tragédie avant Corneille (vaste programme et terre à découvrir ! ). Mais cela, je ne devais l’apprendre que bien plus tard. De la bouche même de l’examinateur… Or, celui-ci venait de faire sous mes yeux une chose épouvantable pour un candidat qui s’apprête à plancher : coller, avec un zéro à la clef, l’ami avec qui nous avions préparé nos révisions d’oral. Il faut dire, à la décharge de l’examinateur (encore) néophyte, que l’ami en question au lieu de tenter de donner le change, lui avait déclaré tout de go : « On ne l’a pas traité en cours, je ne sais rien. » Le couperet était tombé. Et le ciel sur ma tête. J'allais subir le même sort. Alors, je fis une chose déraisonnable, mais qui devait s’avérer payante. Je sortis de la salle pour aller illico passer le plus rapidement possible toutes les autres épreuves orales du certificat de littérature française, me réservant de me représenter devant l’exécuteur de mon camarade à l’ultime minute, juste avant qu’il ne ferme boutique. Entre-temps, je me ruai à la B.U. et Jean Contrucci 26 ingurgitai tout ce que pouvait contenir ma cervelle sur la question maudite du théâtre pré-cornélien. J’entrai dans l’arène à 15h. 45, quinze minutes avant le coup de gong final des épreuves, avec la tête du gladiateur qui sait que Caesar ne lèvera pas le pouce s’il faillit. J’étais le dernier candidat. Je tirai la question comme on appuie sur le détonateur d’une bombe sur laquelle on est assis : « Quelques pièces à succès avant Corneille. » Je n’ai pas le moindre souvenir de ce que j’ai pu raconter. Je dus prononcer des titres de tragédie dont je n’avais jamais lu le premier vers, des noms d’auteurs dont j’ignorais jusqu’à l’existence quelques heures auparavant et me lançai dans une comparaison aventureuse « avant » et « après » le séisme du Cid sans être certain qu’il y en eût un. Roger m’écoutait dans un silence neutre, mais plutôt bienveillant. Il faut croire que ce que je lui dis lui suffit, puisque j’eus mon certificat. J’ignorais, lors de cet épisode calamiteux, que débutaient quarante années d’une amitié complice. Comment eus-je pu l’imaginer ? Pas plus que Roger lui-même, d’ailleurs. Mais elle me valut, cette amitié, lorsque plus tard je rapportais à l’intéressé les péripéties de cette folle journée, cette étonnante confidence : « Moi aussi, sur la question, je n’avais que de très vagues notions. A l’époque j’en savais à peine plus que vous-même, car on m’avait jeté dans l’arène sans m’avoir prévenu à l’avance du programme sur lequel porteraient mes interrogations. En vérité, ce jour-là, j’attendais que vous m’appreniez quelque chose ! » Il faut croire que j’ai donné suffisamment le change pour que le professeur Duchêne ait eu ce jour-là, l’impression d’apprendre quelque chose de moi sur le XVII e siècle ! Ou alors, il aura eu pitié de mon état et aura apprécié - en connaisseur de Molière - la farce pitoyable que je lui jouais pour le séduire. Toujours est-il que tout part de là. Je ne suis pas devenu le « cher collègue » de Roger Duchêne et pourtant je l’ai fréquenté plus assidûment et plus amicalement que bien de ses condisciples ou pairs universitaires. J’ai bifurqué vers le journalisme, mais cet homme de communication m’a rattrapé par le bras. J’ai pu mesurer non seulement ses incroyables capacités de travail et d’initiatives, son dynamisme foncier, mais aussi le souffle de vie qu’il savait faire lever sur tout ce qu’il entreprenait à propos de son cher XVII e siècle. Il ne se contentait pas d’être celui qui le connaissait le mieux, il voulait faire partager son savoir et ses découvertes. Pour cela, il fit de Marseille la capitale des dix-septiémistes avec la création du CMR 17, et fit tirer de l’oubli des partitions oubliées de Lully, de Campra, de Mouret pour les donner à entendre. Une complicité de quarante ans 27 Enfin, il parsema sa belle carrière universitaire de maîtres-livres qui ont rendu plus familiers et surtout plus vivants des auteurs qui avaient parfois plombé nos années de lycées, dont il savait comme personne mettre en lumière la modernité. Je pense non seulement à sa chère Sévigné - la seule rivale de Jacqueline Duchêne - mais plus précisément à Molière, à La Fontaine, Ninon de Lenclos, Mme de La Fayette ou Bussy-Rabutin qui passionna aussi bien Roger que Jacqueline. Et puis, vint, pour moi, une sorte de consécration quand l’historien de Marseille qui côtoyait le dix-septiémiste chez Roger, m’appela auprès de lui pour collaborer à ce grand œuvre qu’aura constitué le Marseille, 2600 ans d’histoire, paru chez Fayard en 1999. Non qu’il n’eût pu le mener à bien tout seul - on connaît ses capacités mais pour lui permettre de l’achever à temps et célébrer le 26 e centenaire de la fondation de la doyenne des villes françaises. En me chargeant de l’époque contemporaine, je lui permettais de livrer à la date fixée les huit-cent soixante-deux pages de la plus longue histoire de France, dont il rédigea seul les cinq-cents quarante-trois premières ! Il voulut que nos deux noms cohabitassent sur la couverture, mais c’est son œuvre. Je ne fus que son collaborateur. « C’est un livre pour les trente prochaines années » me disait-il quand nous eûmes écrit le mot fin. Je le vérifie chaque jour. Pas une signature où quelque lecteur ne vienne me dire que c’est pour lui l’ouvrage de référence et pour longtemps. J’espère que là où il est, Roger entend ces mots qui constituent l’hommage posthume mérité à son œuvre dont je demeure le témoin survivant avec tous ceux qui l’ont aimé. PFSCL XXXVI, 70 (2009) J’ai retrouvé un maître JOEL SCHMIDT Je l’ai peu connu, et pourtant il m’est présent. Je l’ai beaucoup lu, et cependant son absence me paraît pour cette raison d’autant plus insupportable. Ce qui me frappa à la mort accidentelle de mon père, Albert-Marie Schmidt, lui aussi universitaire, c’est ce qu’il devait encore écrire et qu’il ne publierait jamais. « Tu ne sais pas, me disait-il la veille de son décès, encore jeune, tout ce que j’ai encore à faire ! » Je suppose que Roger Duchêne, avec son ébriété et sa curiosité d’esprit aurait pu faire la même réflexion. Il y a l’homme certes perdu désormais au monde mais aussi ce qui est perdu à jamais, du moins pour ceux qui ne l’ont pas connu, mais quel privilège du souvenir pour ceux qui l’ont approché, de son intelligence, de sa plume, de sa manière si personnelle de parler d’un sujet avec une sorte de gourmandise et d’appétit qui donnaient à sa parole des tonalités joyeuses. Je me souviendrai toujours de ce prix de l’essai de la Société des Gens de Lettres que nous lui remîmes un jour de printemps du début du XXI e siècle pour son livre Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes. Sa réponse fut à la fois magistrale et spirituelle. Il imagina qu’il était devenu un Précieux et qu’il en utilisait le langage métaphorique pour nous remercier. Il le fit, aussi à sa façon, si pédagogique, c’-est-à-dire sans pause, avec une simplicité humoristique, en laissant parfois quelques silences passer entre ses phrases, comme des points d’orgue en musique, pour qu’on puisse mieux apprécier le goût et les senteurs du langage baroque et inventif de la préciosité au XVII e siècle, nous en amuser, nous en divertir et nous en instruire. Un grand moment qui fut suivi quelques mois plus tard dans le salon d’honneur de la Mairie de Marseille par une petite fête donnée par le maire Jean-Claude Gaudin à celui qui, comme Président de l’Académie de Marseille, faisait une fois de plus honneur à sa ville, comme il l’avait fait quelques années auparavant en publiant, en collaboration avec Jean Contrucci, chargé de la partie 1871 à nos jours, un monumental Marseille aux Editions Fayard. Joël Schmidt 30 J’avais depuis quelques années pris goût à venir régulièrement l’été passer quelques jours dans la cité phocéenne où je me retrouvais sur une véritable terre d’élection pour moi qui suis spécialiste de l’histoire antique. Le livre de Roger Duchêne sur Marseille acheva de me convaincre que cette ville m’était destinée. De l’intérêt que je lui trouvais, je passais, grâce à Roger Duchêne, à un véritable amour pour la métropole célébrée déjà par Aristote et Strabon. C’est à Roger Duchêne, sans qu’il s’en doute alors, bien qu’il l’ait su depuis et l’ait même dit je crois dans son discours à la Mairie en 2002, que je dois d’être devenu aussi un citoyen de Marseille où, moi le parisien impénitent qui habite en face du Sénat à Paris, j’y viens jouir souvent, d’une petite résidence secondaire dans le quartier du Prado-Perrier. De cette découverte, de cette illumination que Roger Duchêne m’a données, je ne lui serai jamais assez reconnaissant, et sa vive présence ne me quitte pas lorsque je me promène dans Marseille. Il est comme mon ange gardien dans mes cheminements et mes parcours, il me donne à imaginer le passé de Marseille, il me semble que j’entends chaque page de son livre que je connais presque par cœur, et sa voix si prenante que sa musique m’habite, à la fois douce et modulée. Et dans son appartement de la rue de l’Abbé de l’Epée, tout en haut, avec quelle fierté il me montra un soir de novembre au soleil couchant un des panoramas de sa ville qui, grâce lui en soit rendue, est devenue aussi un peu la mienne, tellement il sut la ressusciter, lui donner une vie longue de plus de 2600 années. La courtoisie de Roger Duchêne qui n’est certainement pas inséparable de l’art de la préciosité qu’il sut si bien décrire et faire ressentir, son contact immédiat avec son interlocuteur, hors de toute familiarité vulgaire, l’élégance de ses attitudes à l’image de la délicatesse et de la distinction de son esprit toujours en éveil, toujours prêt à saisir dans une conversation le moins banal et parfois le plus frappant, lui donnaient un charme inoubliable. Et dès ma première rencontre à un salon du livre à Metz avec lui et avec son épouse Jacqueline, si complémentaire par son envolée vers un imaginaire où le dix-septième siècle tenait une place de choix, et dont on devinait la complicité avec son mari, je sus que j’étais entré en amitié avec lui et qu’en lui, par ses livres, par ses messages en forme souvent de courriels, par son site, par sa faculté de maîtriser très vite les nouvelles technologies de la communication et du savoir, j’avais retrouvé un maître, peu éloigné de celui que j’avais perdu, mon propre père, mais à un âge où le maître devient ami et compagnon de dialogues. Sa joie de vivre, d’apprendre, de faire savoir était permanente. Pour moi, dans ce Marseille où je le rencontre toujours, elle est éternelle. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Adrienne et Isabelle E DMONDE C HARLES -R OUX Extraits de l’œuvre de Mme Edmonde Charles-Roux Tout le monde connaît l’engouement de Roger Duchêne pour la ville de Marseille, où il arriva, depuis sa Loire-Atlantique natale, à l’âge de dix-huit ans, où il vécut et où il mourut. Mais comme les vrais amateurs de cette ville, il ne se contenta pas d’apprécier les louanges qu’on lui décernait pour des beautés qui sautaient aux yeux, il apprécia aussi les critiques légères, l’ironie tendre dont les connaisseurs, amoureux mais lucides, savaient l’entourer quand ils parlaient d’elle et de ses habitants. Ce fut le cas pour les notations fines et moqueuses, pleines d’humour, associées à un goût sensuel et vrai de la vie, qu’il trouva dans Elle, Adrienne : « Une femme de tête, cette Adrienne. Qu’elle était le luxe même, de cela les bourgeois marseillais n’étaient guère conscients, pas plus, du reste, que de la qualité d’une élégance dont le mystère leur échappait. Qu’il puisse exister une façon de pacte entre le costume et le mouvement, le costume et la vie et que ce soit cela l’élégance, voilà ce qui leur était bien indifférent. Ce que le bref séjour d’Adrienne avait satisfait en eux, était non point des penchants au raffinement, mais une volonté de sérieux qui, chez eux, primait tout. Elle leur était dictée par la crainte de révéler l’importance de leur fortune. Mais qu’importe ? Partis de ce jugement erroné, ils ne l’avaient pas moins convoitée. Ils l’avaient rêvée, fixée à Marseille, recevant d’eux, en secret, la clef d’une garçonnière du côté du Petit Nice ou bien du Prophète, quartiers sans risques où n’habitaient que quelques vieilles cocottes et des retraités de la Edmonde Charles-Roux 32 colonie, puis s’étaient monté la tête jusqu’à imaginer une Adrienne occupée d’eux, s’évertuant à leur faire oublier la monotonie de leur vie conjugale. Car il n’est pas de riche Marseillais en qui ne s’affrontent deux êtres dissemblables : l’un, homme d’habitudes, auquel l’hypocrisie dicte une sorte de réserve morose, l’autre, un imaginatif qui se laisse emporter jusqu’au bout de ses rêves. (…) La société locale avait accueilli Serge en beau parti. On l’invitait le dimanche. Il fréquenta les familles dont les maisons s’alignaient en bordure du Prado et s’appropriaient ce dont Marseille est le plus avare : l’ombre des arbres. (…) Un ancien représentant en parfumerie qui avait occasionnellement veillé sur ses intérêts, convoqué en hâte, fut chargé de trouver un logement dans un quartier convenable. Plusieurs solutions avaient été envisagés. Saint- Giniez ? « Trop loin… » La rue Paradis ? « Trop triste… » Du côté de la Préfecture ? « Trop sombre. » Adrienne mettait autant de passion à repousser les suggestions qui ne lui convenaient pas que s’il s’était agi de choisir cet appartement pour elle-même. A quelques heures de son départ, elle avait arrêté son choix sur deux chambres et une terrasse tout en haut d’une vieille maison de la rue Venture. La concierge accepterait d’autant plus volontiers d’assurer le ménage qu’elle logeait sur le même palier, Marseille offrant, entre autres particularités, celle d’installer ses rares concierges sous les toits. « Excellent », dit Adrienne en s’animant. Le représentant en parfumerie fit remarquer que la rue n’était guère passante, ce qui permettrait à Serge d’étudier au calme. La faculté où il avait pris ses inscriptions était à quelques minutes de marche. A deux pas aussi la rue Saint-Ferréol, ses élégances, son chemisier bien, et surtout Castelmuro, le seul salon de thé où donner rendez-vous à une demoiselle bien sans la compromettre. Enfin une plaque apposée sur une maison voisine rappelait que Stendhal avait logé rue Venture. « Fameux, vraiment fameux… », dit encore Adrienne. Elle disait ça sans l’ombre d’ironie. Comme si elle s’apprêtait à gober d’un trait Castelmuro, le chemisier, Stendhal et la concierge. (…) Elle exigea qu’il lui décrivît les villas du Prado, pièce par pièce. Mais ce qui l’intéressait n’était pas tant de savoir de quoi elles avaient l’air ces demeures, que de les remettre, en paroles, à son goût. Elle les réinstallait. « Des commodes dans les salons ? Drôle d’idée. - Ce sont des commodes rares, des meubles de musée, Adrienne. Adrienne et Isabelle 33 - Raison de plus pour les utiliser. Et où placer une commode sinon dans une chambre ? Tu ne me feras pas dire le contraire. Dans une chambre à coucher… Ca va de soi. » Lorsque Serge en arriva aux tapisseries que l’on appelle des verdures, elle demanda : « Combien en ont-ils ? - Au moins quatre, répondit Serge que cet appétit de précisions étonnait un peu. - Si on peut acheter quatre verdures c’est qu’on a de quoi s’offrir une seule et belle tapisserie, éclatante de couleurs, avec un Triomphe, un char, des Rois et des Reines resplendissants, un amoncellement de vaisselle d’or et des vaincus prosternés. Quelque chose de glorieux, de terrible. Enfin… de quoi rêver. Mais des verdures ! Qu’est-ce que c’est que ces décorations au rabais ! … » Serge allégua le goût des ombrages, des cascades, des tapis d’herbe, des fraîcheurs, Marseille n’offrait rien de tout cela. La ville n’était qu’un grand corps de pierre couché dans le vent. Alors, les verdures, c’était de l’ombre que les Marseillais accrochaient à leurs murs. « Tu ne me convaincras pas. Rien ne remplace les plantes. Et ne me parle pas des fleurs artificielles. Il faut laisser ça aux Américains. As-tu jamais tenu une fleur serrée dans ta main, Serge ? Cela m’est arrivé souvent, dans mes moments de solitude : cueillir une fleur et la tenir longtemps. Cette fraîcheur que l’on a dans la paume, c’est la vie. La vie d’une plante. Alors laisse-moi tranquille avec tes verdures. Et tu ne vas pas me dire que tu aimes ça ? Allons… Raconte, encore. » (…) Serge fit le compte des vitrines. Les maisons de Marseille en étaient pleines. Dans chaque salon une vitrine, avec éclairage indirect et tout. « Pour y mettre quoi ? demanda Adrienne. - Des faïences, répondit Serge. - Des faïences, répéta Adrienne, la voix songeuse. J’ai rien contre. Encore faut-il savoir lesquelles. - Des soupières, dit Serge. - Une soupière en vitrine, pour quoi faire ? Ces gens sont fous… » Elle riait à perdre haleine. Serge se souciait très peu des soupières. Mais il se sentit ivre d’orgueil à l’idée que c’était lui qui l’amusait à ce point, lui qui déchaînait ce rire éclatant, alors il parlait d’abondance, discourait, développait, comme si sa vie entière, son avenir, tout son bonheur avait tenu, avec les soupières, dans les vitrines des bourgeois marseillais. Entre deux éclats il plaçait : Décor aux Chinois, ou Décor aux grotesques. Il faisait le savant : « Influence de Berain » … Il susurrait : « Veuve Perrin » en fermant les yeux, comme s’il Edmonde Charles-Roux 34 avait été brusquement question d’un vin rare. Il disait : « Assiette à la Camargo, cuite au petit feu » et il avançait des lèvres goulues, comme s’il avait été question, non pas d’une faïence, mais de quelque gourmandise dont il se serait délecté. Il répétait au hasard ce que lui avaient appris les dames du Prado, il les singeait. Et Adrienne se tordait. « Tu ne me diras pas que tes Marseillais ne sont pas des drôles de gens. Une soupière en vitrine. Je n’ai jamais rien entendu de plus drôle. Une soupière… Je te demande un peu ! Alors qu’elle est faite, si belle soit-elle, pour être placée, toute fumante, au centre d’une table et pour servir jusqu’à ce qu’elle casse. » Là-dessus, elle se mit à vanter la magnificence de certains potages, chauds à la bouche, leur velours, leur parfum qui monte aux narines, le beau geste rond et lent de la main qui mesure, puis qui penche la louche et, dans un bruit de source, emplit l’assiette, elle utilisa en début de phrase des « mon cher » qui laissèrent Serge sans voix : « Ah ! mon cher… Comment te dire ? On m’a appris à respecter le potage. Et pourquoi renoncer à ce qui comble cinq sens à la fois ? » Elle ajouta que les gens bien voulaient à toute force donner dans le distingué, c’est-à-dire l’insipide, le fruit exotique sur force glace pilée, tout ce qu’il y a de malsain, du coup les cuisinières en avaient perdu la main, quant aux maîtres d’hôtel ils en étaient arrivés à ignorer jusqu’à l’usage des soupières et comment s’en étonner, maintenant que les familles plaçaient les chères vieilles choses en vitrine, on n’avait pas idée… » * * * Mais s’il fut un amoureux convaincu de Marseille, Roger Duchêne fut aussi un biographe passionné. Mme de Sévigné, la première, Ninon de Lenclos, La Fontaine, Mme de La Fayette, Molière jusqu’à Proust, tous ses personnages il les a racontés avec une passion gourmande et une infinie justesse, scrutant avec minutie leurs représentations picturales ou littéraires, n’omettant même pas les yeux bigarrés de la marquise, « l’un bleu et l’autre vert ». Et il s’enthousiasmait quand, à la lecture d’autres biographies, il rencontrait son propre souci de précision, sa recherche de toutes les sources possibles, sa curiosité acharnée pour connaître et faire connaître au lecteur le caractère, la réalité du personnage choisi. Comme dans le début d’Un désir d’Orient, à propos d’Isabelle Eberhardt : « De quelle voix parlait-elle ? Grave, sourde, chaude, monotone ? Ce qu’il y a, dans un être, de force ou de douceur, de délicatesse ou de fermeté, de sensualité ou de froideur, ce qu’il y a de vanité aussi ou de naturel, se Adrienne et Isabelle 35 devine au son d’une voix. Pour ma part, quelque chose m’interdisait de négliger cet aspect-là d’Isabelle. Longtemps je suis restée indifférente à toute autre préoccupation. Allez tirer du néant une femme, couchée sous terre depuis plus de quatre-vingts ans, allez prétendre ne rien ignorer d’elle si sa voix vous est demeurée étrangère… Son accent en français ? Cette question très ordinaire m’a tracassée aussi. Je me faisais de cet accent une idée exaltante. Rien de commun avec les afféteries que charrient, comme des oripeaux garantis d’origine, les cosmopolites de salon. Non. J’imaginais un accent sans horizon ni frontières, l’effet de quelques détournements inconscients, opérés par Isabelle au détriment des diverses langues dans lesquelles elle s’exprimait avec une surprenante aisance. J’imaginais un français chantant, comme celui que l’on parle dans le canton de Genève, j’imaginais une musique où s’égaraient des h en forme de soupirs, comme l’exige la langue anglaise, et des r savoureux, les r roulés d’Isabelle, ces r de Russie, son pays d’origine. J’imaginais enfin un parler hybride portant aussi la marque un peu sèche, un peu rêche de l’allemand. Mystérieux, en somme, le parler d’Isabelle, fait de cachettes et de recoins, un parler comme l’immense décor de lieux évanouis ou comme un creuset où seraient venus puiser tous les parlers d’Europe, c’est ainsi que je l’imaginais. Mais de là à supposer qu’un fonctionnaire de police ait pu se montrer sensible à cet aspect des choses, quelle illusion ! Or, je tenais pour certain que le souci de noter les intonations particulières d’Isabelle avait été celui de tous ceux qui l’avaient approchée, et je me croyais en droit d’attendre des nombreux rapports la concernant tous les éclaircissements nécessaires. On l’avait tellement eue à l’œil, Isabelle… (…) Ma désillusion fut trop forte. Il y avait de la honte à laisser sans voix un corps si finement décrit. Les policiers avaient fait merveille et je savais tout (…) mais jusqu’au bout j’ai essayé d’imaginer sa voix. Fort heureusement, certains biographes d’Isabelle, ceux du moins qui furent de ses amis très proches, allaient me permettre de remédier aux lacunes des polices d’Etat. » Or, l’on découvre que selon les témoignages de ses contemporains, Isabelle a une voix « affreusement nasillarde », « l’accent nasal le plus désagréable du monde », qu’elle claironne du nez. « … A l’évidence, elle avait une voix qui ressemblait fort peu à l’idée que je m’en faisais. » Bah ! tant pis. Ses écrits, lettres ou journaux intimes, vont, par leur qualité littéraire, compenser largement ce défaut physique. « La petite personne, avec une vilaine voix parlée a « une belle voix pour écrire », et c’est là l’essentiel. » Edmonde Charles-Roux 36 Mais ici l’essentiel n’est-il pas que, trois cents ans auparavant, la plaisanterie de la « belle voix pour écrire » ait été appliquée à une demoiselle de compagnie de Mme de Grignan, et que, appliquée à Isabelle, elle soit tirée d’une lettre de Mme de Sévigné, éditée par Roger Duchêne à la bibliothèque de la Pléiade ? ETUDES EN HOMMAGE A ROGER DUCHENE PFSCL XXXVI, 70 (2009) Le peuple au miroir des Mémoires de Saint-Simon P IERRE R ONZEAUD Saint-Simon, Duc et Pair entiché de sa propre noblesse et convaincu de la légitimité providentielle, naturelle et historique de la distinction des ordres sociaux, donne bien évidemment, dans ses Mémoires, une représentation globalement négative du peuple pris dans son ensemble ou des individus de basse extraction qui composent celui-ci. Mais il lui arrive parfois, cependant, de proposer, en raison de causes ou de circonstances particulières, des images un peu différentes du peuple collectif, même si celui-ci reste entendu comme la plus basse partie de la société de son temps, ou de quelques hommes ou femmes appartenant à la roture, voire au vulgaire ou même à la populace. L’examen de ces différents avatars de l’Imago populaire, qui reflètent d’ailleurs plus souvent l’instrumentalisation textuelle de celle-ci dans les polémiques où s’engagent les Mémoires qu’une conversion charitable du regard du mémorialiste, méritait donc d’être tenté. Ce fut du moins le sentiment de Roger Duchêne, le généreux préfacier de la partie de ma thèse d’Etat qui fut publiée sous le titre Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV 1 . Il avait en effet aimé lire, au-delà de cette présentation de synthèse articulée autour d’une réflexion sémantique et iconologique (le concept, le mot « peuple » et leurs représentations topiques), les centaines de pages inédites que j’avais consacrées à l’étude de ces représentations dans des œuvres singulières : en particulier dans celles de nombreux mémorialistes du temps. C’est donc en mémoire de nos amicales conversations à ce sujet que j’ai décidé de proposer, à l’occasion du colloque virtuel réuni pour honorer son souvenir, une communication originale inspirée de cette enquête qu’il avait accompagnée de son bienveillant soutien, de son début à sa soutenance, en 1 Pierre Ronzeaud, Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV, Publications de l’Université de Provence, 1988, 426 p. Pierre Ronzeaud 40 1985 2 , vingt ans avant que la mort ne nous l’enlève, à sa famille, à moimême, et à tous les dix-septiémistes du monde entier. Lorsqu’il pense l’ordre social du royaume, Saint-Simon part du mythe de la conquête qui distingue définitivement les nobles descendants des Francs victorieux des indignes roturiers héritiers des Gaulois vaincus. Il lui surimpose l’origine légendaire des grandeurs instituées par Pharamond, faisant des pairs des continuateurs des chefs de guerre élus pour leur valeur militaire. Ces grands feudataires étaient liés au prince par des relations de fidélité à l’intérieur d’un système de vasselage qui les opposait aux serfs (ancêtres des gens du peuple) et aux paysans (ancêtres des bourgeois) acquéreurs de terres « ignobles » : les « rotures ». Ces deux groupes étaient réunis dans le même non-être politique, puisqu’ils ne pouvaient assister aux assemblées de Mars ou de Mai composées de la seule « foule militaire » conviée pour décider des affaires publiques. Par la suite Saint-Simon constate la permanence de ce clivage sous le règne du modèle des rois, Saint Louis : « Il n’y avait alors que deux corps ou ordres dans le Royaume, et le peuple, partagé en serfs, affranchis, et ces affranchis en colons de la campagne, en bourgeois des villes, en gens de loi et de métiers, était encore éloigné de faire le troisième corps ou ordre du Royaume » 3 . En venant aux temps présents, le Duc et Pair, affirme que l’élévation ultérieure de certaines catégories populaires n’a rien changé à la faiblesse et à la bassesse originelles qui perdurent à travers des modifications de surface : toute ascension dans l’échelle hiérarchique est changement de position, sans métamorphose purificatrice. Ainsi les légistes « de simples souffleurs et consultés à pure volonté, et sans parole qu’à l’oreille des juges seigneurs » 4 sont-ils devenus magistrats sans perdre leur nature populaire originelle. Saint-Simon note même que les secrétaires du roi sont obligés d’accompagner leur signature par la désignation de leur fonction subalterne et se gausse de leur réaction : « […] ce reste de bourgeoisie, quoique moins fâcheux que le notariat, leur a déplu, mais de pygmées ils étaient devenus géants, et s’étaient enfin débarbouillés 2 La synthèse originale, dans sa composition comme dans son écriture, que je propose ici des pages inédites consacrées à Saint-Simon dans ma thèse d’Etat, soutenue à Tours, en 1985, sous la direction de Jean Lafond (avec pour jury Roger Duchêne, Jean-Marie Goulemot, Pierre Goubert, Jean Lafond et Jean Mesnard) implique cependant que je reprenne les références des citations dans l’édition que j’avais utilisée alors : l’édition de Gonzague Truc, dans la Bibliothèque de la Pléiade (1953), puisque je ne disposais pas à cette époque de la remarquable édition d’Yves Coirault. 3 Saint-Simon, Mémoires, t. IV, p. 551. 4 Ibid., p. 491. Le peuple au miroir des Mémoires de Saint-Simon 41 de l’étude de notaire» 5 . Mais il sait que, même si elle ne trompe personne, cette inique élévation est désastreuse, d’autant qu’elle s’accompagne du rabaissement des pairs : « le roi a craint les seigneurs et a voulu des garçons de boutique» 6 . D’où son raidissement compensatoire autour des questions protocolaires et des signes sociaux de la hiérarchie noble. Les querelles de préséance sont chez lui des pierres de touche hautement symboliques qui permettent de vérifier la convenance du paraître et de l’être social. Les légistes auraient dû rester sur le marchepied des pairs qui se baissaient autrefois en s’adressant à eux, au lieu de devenir « un monstre de grandeur sur un piédestal d’argile » 7 , montrant que la monarchie est devenue « un règne de vile bourgeoisie » 8 . Quelques exemples pris dans l’immense masse des Mémoires montrent l’impact d’une telle vision dans la représentation de l’aspect indélébile de l’indignité populaire. La femme de d’Aubigné, frère de madame de Maintenon, était « une créature obscure, plus, ô s’il se pouvait, que sa naissance… elle demeurait dans la crasse de quelques commères du quartier » 9 . Madame de Pontchartrain, fille de Maupéou, président de la chambre des enquêtes, est bien présentée comme une femme intelligente, mais « avec tout cela, elle avait trop longtemps trempé dans la bourgeoisie pour qu’il ne lui en restât pas quelque petite odeur» 10 . Ce recours à une discrimination olfactive s’inscrit dans un souci d’efficacité démonstrative, alimenté par la gravité d’une situation remontant au temps où Mazarin, cet « étranger de la lie du peuple » 11 avait voulu faire que « tout soit peuple » et s’était entouré de gens « d’aussi vile extraction que lui » 12 . Ainsi se retournent monstrueusement les thèmes de la conquête et de l’envahissement. Les nouveaux vainqueurs semblent bien être ces conseillers de Louis XIV qui ont transporté la souillure populaire au sommet de l’Etat, éclaboussant toute la nation. Les valeurs les plus immatérielles semblent être contaminées par cette gangrène roturière. Le spirituel lui-même est atteint, puisque le père Le Tellier, le propre confesseur du roi, tombe « dans les lourdises d’un paysan de Basse-Normandie, qu’il était, qui n’en serait jamais sorti » 13 . L’art aussi puisque ceux qui sont chargés d’inscrire la grandeur de la nation dans 5 Ibid., p. 146. 6 Ibid., p. 990. 7 Ibid., p. 510. 8 Ibid., p. 802. 9 Ibid., t. I, p. 438. 10 Ibid., t. IV, p. 295. 11 Ibid., p. 760. 12 Ibid., p. 762. 13 Ibid., t. II, p. 767. Pierre Ronzeaud 42 la pierre pour la transmettre à la postérité ne sont, comme ce Mansart, « de la lie du peuple », que des gens « de rien » 14 . Le sommet de ce processus de popularisation des dignités est atteint avec le mariage royal de madame de Maintenon. Saint-Simon rappelle en effet, avec autant de rage que d’injustice, les fonctions ancillaires passées de cette « veuve à l’aumône d’un poète cul-de-jatte » qui fut auparavant « suivante, pour ne pas dire servante » 15 . L’imagerie sociale saint-simonienne donne ainsi à voir l’infiltration du peuple dans les couches supérieures de la société qu’il contribue à recouvrir de sa boue ineffaçable. Bêtise, cupidité, goût du luxe, pouvoir de l’argent, valorisation paradoxale de la grossièreté et de la bâtardise, tout aboutit à cette « grande confusion qui anéantissait de plus en plus les distinctions naturelles » indispensables en ces temps apocalyptiques où « les grands deviennent vil peuple en toute égalité » 16 . Dans les Mémoires, les éléments constitutifs de la représentation sociale du peuple deviennent donc des signes de corruption, à partir du moment où ils sont accolés à des personnes nobles et participent au mélange des apparences qui traduit la confusion des essences. Saint-Simon veut-il stigmatiser la vulgarité de la future épouse de monsieur de Clermont ? Il utilise le topos socio-professionnel de la harangère dans son tonneau 17 , comme pour la princesse d’Harcourt que « l’on regardait comme une harangère avec laquelle on ne voulait pas se commettre » 18 . Veut-il condamner les fréquentations vulgaires ? C’est le topos de la communication salissante qui se profile derrière les paroles, les gestes décrits, les passions évoquées. Agir comme le peuple, tel Chateauneuf qui, éloigné de la cour, en est réduit à « éplucher ses salades avec ses commis » 19 ou le conseiller d’Etat Boucher qui vivait avec ses paysans comme un simple bourgeois 20 , c’est s’immerger dans le monde de l’impureté. Et plus l’on s’élève, plus de telles fréquentations apparaissent scandaleuses. D’où la condamnation de la débauche du Duc d’Orléans qui se déclassait en vivant avec des comédiennes dans « une obscurité honteuse » 21 . D’où la condamnation de l’ordre du tableau par lequel l’armée est 14 Ibid., p. 1035. 15 Ibid., t. IV, p. 1020. 16 Ibid., p. 985. 17 Ibid., t. I, p. 130. 18 Ibid., t. II, p. 132. 19 Ibid,. t. I, p. 426. 20 Ibid., t. IV, p. 461. 21 Ibid., p. 703. Le peuple au miroir des Mémoires de Saint-Simon 43 devenue « populaire » 22 à cause du mélange des chefs de haute naissance et des chefs sortis du rang. Mais à côté de cette topique discriminatoire qui marque le refus, sinon d’un égalitarisme impensable, du moins d’un évolutionnisme jugé monstrueux, on rencontre, chez Saint-Simon, sans aucune contradiction, une condamnation, morale, religieuse et même philanthropique des malheurs dont le peuple est victime. Ses Mémoires s’élèvent en effet violemment contre les misères de celui-ci et contre les injustices et les gaspillages qui les causent. Il dénonce le scandale des coûteux bals de Marly, en pleine famine de 1706 23 , opposant à l’attitude égoïste du roi régnant celle du Duc de Bourgogne, l’espoir de la monarchie à ses yeux, qui, dans le même temps, distribuait ses pierreries aux pauvres. Ce constat témoigne d’un sens politique du bien public qui se renforce de sa convergence avec les exigences chrétiennes du mémorialiste. Celui-ci s’enthousiasme devant les manifestations de générosité de ceux qui savent aimer le Christ dans ses membres déshérités, qu’elles viennent, de Melle Rose, béate pansant les pauvres 24 ou du Duc de Beauvillier qui les défend 25 . L’évolution désastreuse de la situation intérieure française fait ainsi fusionner les deux composantes de la vision de Saint-Simon : son souci du respect de la hiérarchie et ses préoccupations charitables, pour l’amener à déplorer la ruine de l’aristocratie qui interdit aux Grands de se livrer à leur devoir d’aumône et, par voie de conséquence, au soulagement des peuples. Il le montre au sujet des nobles de province : grand nombre de gens, qui, les années précédentes, soulageaient les pauvres, se trouvèrent réduits à subsister à grand peine, et beaucoup de ceux-là à recevoir l’aumône en secret. Il ne se peut dire combien briguèrent les hôpitaux, naguères la honte et le supplice des pauvres, combien d’hôpitaux ruinés revomissant leurs pauvres à la charge publique, c’est-à-dire à mourir effectivement de faim, et combien d’honnêtes familles expirantes dans les greniers 26 . Le peuple infâme est devenu objet de pitié, voire même compagnon de malheur pour une noblesse démunie de ses biens. La conscience chrétienne de Saint-Simon se révolte encore plus lorsqu’il voit que l’on va jusqu’à imposer les baptêmes, au risque de causer des damnations éternelles pour les 22 Ibid., p. 984. 23 Ibid., t. II, p. 745. 24 Ibid., t. I, p. 837. 25 Ibid., p. 653. 26 Ibid., t. III, p. 87. Pierre Ronzeaud 44 enfants de ceux qui ne peuvent acquitter les droits requis et qui baptisent « eux-mêmes leurs enfants sans les porter à l’Eglise » 27 . Pas d’extraits baptistaires, pas de sacrement lustral, perdus pour l’au-delà les enfants de paysans vivent déjà l’enfer sur terre. Si l’on est enclin à penser qu’il s’agit d’un tableau cauchemardesque outrancier, où la réalité est noircie par un regard déformant, Saint-Simon tente de nous convaincre du contraire : « Ce tableau est exact, fidèle, et point changé. Il était nécessaire de le présenter au naturel pour faire comprendre l’extrémité dernière où l’on était réduit » 28 . Et si la peinture, sous le coup de l’indignation, vire à la fantasmagorie cruelle, c’est que le royaume est effectivement habité de monstres sanguinaires qui se repaissent du sang du peuple et de la noblesse réunis dans le même martyre. Pour rendre compte de ces crimes, le mémorialiste consacre une page entière à l’énumération des impôts mortifères, avant de conclure violemment : […] tout cela écrasait nobles et roturiers, seigneurs et gens d’Eglise, sans que ce qu’il en revenait au Roi pût suffire, qui tirait le sang de tous ses sujets sans distinction, qui en exprimait jusqu’au pus, et qui enrichissait une armée infinie de traitants et d’employés à divers genres d’impôts, entre les mains de qui en demeurait la plus grande et la plus claire partie 29 . La vision anamorphique d’un roi-vampire absorbant jusqu’à la dernière goutte le flot des richesses, forces vitales de l’Etat, traduit l’horreur qui saisit le mémorialiste au spectacle de ce désastre. Si le respect de la fonction royale lui interdit d’oser l’image du tyran mange-peuple, du roi Moloch, présente chez certains pamphlétaires contemporains, il n’hésite pas à traiter le conseil des finances de « bureau d’anthropophages » 30 ! Son attitude n’est d’ailleurs pas seulement dénonciatrice : il évoque des réformes fiscales visant à préserver les possibilités de subsistance des peuples en s’inspirant de Vauban (jugé « insensé pour l’amour du public » par le Roi mais « porté dans tous les cœurs français ») et de Boisguilbert (suspendu de ses fonctions par le même Roi, « mais amplement dédommagé par la foule du peuple et par les acclamations qu’il en reçut » 31 ) Mais les problèmes devaient sans doute être insolubles puisqu’il dit avoir refusé le poste de ministre des finances que lui aurait proposé le Régent « pour ne pas être le marteau du peuple et du public » 32 . 27 Ibid., t. II, p. 766. 28 Ibid., t. III, p. 89. 29 Ibid.,. t. III, p. 722. 30 Ibid., p. 728. 31 Ibid., t. II, p. 772. 32 Ibid., t. IV, p. 781. Le peuple au miroir des Mémoires de Saint-Simon 45 La compréhension profonde de la misère du peuple est donc le complément antithétique du mépris que le duc et pair éprouve pour sa bassesse. Ainsi le peuple qui n’apparaît que rarement dans sa fonction productrice laborieuse (même si l’on trouve dans les Mémoires quelques individus évoqués par leurs métiers : par exemple un cocher 33 , un ouvrier 34 , un marchand de drap 35 , des harangères des halles 36 , et des paysans dont les récoltes sont détruites par les chasses royales ou dévorées par les troupes en cantonnement 37 ) apparaît-il surtout dans les tableaux d’ensemble de sa misère collective, surtout lors des grandes famines de 1709 et de 1725 (même si sont évoqués les cas particuliers d’une famille livrée à la faim par la mort du père qui « laissa sa femme sans pain, avec un tas d’enfants tous petits, réduite à la mendicité » 38 , ou celui d’une jeune fille de quinze ans, mourant de faim, qu’il sauvera d’une chute probable dans le péché : « Cela a quatorze ans, cela meurt de faim. Jolie comme elle est elle trouvera aisément pratique. La misère fait tout faire » 39 ). Mais cette compréhension n’exclut nullement une crainte devant la conséquence possible de cette misère : une révolte populaire née du désespoir, à la fois légitime et condamnable, d’autant que le mémorialiste redoute non seulement la violence qui fait partie de la nature du peuple mais encore sa crédulité et sa versatilité qui le rendent, en de telles circonstances, manipulable. Il approuve en effet la pendaison d’un Va-nu-pieds 40 comme il stigmatise l’émotion du quartier Saint-Roch, transformée en « émeute de la populace fort grossie et fort insolente, à l’occasion d’un pauvre qui était tombé et qui avait été foulé au pied » 41 . Et il condamne ceux qui prendraient la tête de séditions populaires ou qui les utiliseraient, ces « Ravaillac » qui voudraient se prendre pour des « Brutus », comme ce bourgeois mutin qu’il se réjouit d’avoir fait emprisonner à Blaye 42 . Le dégoût de l’anarchie et la répulsion devant l’apparition du peuple sur le devant de la scène politique se mêlent ici à la peur devant le danger que comportent tous les déchaînements de foule. Mais ce qu’il redoute le plus, révélant par là que les seules choses vraiment sérieuses sont celles qui concernent les Grands, c’est la 33 Ibid., t. I, p. 105. 34 Ibid., p. 604. 35 Ibid., t. II, p. 415. 36 Ibid., t. II, p. 132. 37 Ibid., t. I, p. 55-56 et p. 401. 38 Ibid., t. III, p. 779. 39 Ibid., t. IV, p. 286. 40 Ibid., t. II, p. 713. 41 Ibid., t. III, p. 164. 42 Ibid., t. IV, p. 137. Pierre Ronzeaud 46 possibilité de manipulation du peuple par quelques nobles révoltés, quelque chose qui rappellerait cette Fronde à laquelle sa famille ne s’était pas ralliée. Et il s’en méfie d’autant plus qu’il a amplement noté le processus d’admiration, de fascination, qui unit un peuple épris de merveilleux, aux seigneurs qu’il côtoie, sert et vénère parfois. Non qu’il ne se réjouisse de cet attachement du peuple pour les nobles, heureuse réminiscence des relations féodales, comme en témoigne le désespoir qui saisit les bretons à la mort du Duc de Chaulnes 43 , ou la joie des harangères à l’annonce de la guérison de Monseigneur, qu’elles fêteront en faisant chanter un Te Deum avant d’aller festoyer pour associer symboliquement leur régal à la vitalité retrouvée de leur idole. Mais il juge que, si le peuple sacralise certains Grands comme Conti « qui a été la divinité des peuples et l’idole des soldats » 44 , il manifeste par là une propension à l’irrationalité qui peut se révéler inquiétante. Et il juge corollairement que, lorsqu’un duc de Guise va jusqu’à « se prostituer » en se faisant « marguillier de paroisse » pour complaire au peuple 45 , le danger n’est pas moindre puisque ce geste insensé trahit une confusion scandaleuse des ordres, matériels et spirituels. En fait, les rares images de l’union affective des peuples et des aristocrates sont pour Saint-Simon les faibles traces restantes de la puissance charismatique des anciens feudataires du royaume dont l’évocation nostalgique plane sur l’ensemble de ses écrits et dont il a peut-être plus saisi l’ombre portée dans la relation qu’il entretenait, comme vidame de Chartres, avec les paysans de ses terres de La Ferté que dans une cour obscurcie par l’éclat trompeur du soleil versaillais. C’est, en effet, à titre personnel, comme chrétien, comme suzerain protecteur de ses vassaux, qu’il valorise parfois la figure d’un peuple aimant ou souffrant. Mais, même si elle est moins négative, l’image qu’il donne alors, fait du peuple collectif ou de l’individu populaire un être tout aussi peu autonome que celui que construisaient les stéréotypes sociologiques ou raciaux de la discrimination idéologique. Le peuple semble en effet, dans ses Mémoires ne devoir exister pour lui-même qu’en tant que victime ou qu’en tant que menace, quand il meurt ou quand il tue. Sinon il n’apparaît qu’en second, comme bénéficiaire ou comme spectateur de l’action des Grands, ou qu’au second degré, comme comparant salissant pour ceux auxquels on l’associe : il reste majoritairement le degré zéro de l’humanité et qui ne mérite d’être mentionné que comme tel. 43 Ibid., t. I, p. 547. 44 Ibid., t. III, p. 52. 45 Ibid., t. IV, p. 503. Le peuple au miroir des Mémoires de Saint-Simon 47 Une dernière image symbolique : Saint-Cloud « fourmille de peuple » venu admirer le duc d’Orléans et Madame 46 . La masse populaire indistincte qui sert de toile de fond à la promenade princière est aussi indispensable à celle-ci que l’est le public au spectacle donné sur scène, mais Saint-Simon est persuadé que, sur le théâtre politique, seuls comptent en fait les acteurs éclairés par les feux de la rampe, ceux qui font le personnel dramatique principal de ses Mémoires de duc et pair, ceux qui sont les ombres portées de la mise en scène de son propre destin. Le peuple que ses Mémoires ont le mérite de faire parfois exister à travers quelques images éparses reste bien évidemment en deçà, en dessous et à côté de l’histoire « autobiographique » de leur auteur ou de l’Histoire de la France sur laquelle il témoigne. Mais la coloration de son style, la dramatisation fréquente de sa narration, le pouvoir tératologique et visionnaire de son art polémique, modulent originalement sa peinture de l’Imago populaire. Et parler dans ses Mémoires, comme il le fait accidentellement, d’hommes du peuple individués, fût-ce par leur seule profession, c’est déjà les sortir de l’oubli où ils sont généralement confinés ou de la réduction conceptuelle où les emprisonne l’idée de « peuple ». C’est encore, par la médiation d’une écriture irréductible à celle d’autrui, en particulariser l’image, en faire un lieu propre d’expression vivante, et non un lieu commun vide de présence réelle, et rendre à chaque humble silhouette sa part d’humanité. Paradoxalement, c’est en parlant de lui-même, en décrivant le réel à travers ses obsessions politiques, ses fantasmes personnels, en le transformant par l’arbitraire de ses choix narratifs ou stylistiques, que Saint-Simon donne parfois à ce peuple, « Autre » de l’Histoire, une réalité humaine fragmentaire qui fait de chaque individu, ainsi doté d’existence textuelle, un autre (avec une minuscule), c’est-à-dire un homme différent, inférieur, mais ayant quand même droit de cité, droit d’être cité. 46 Ibid., t. III, p. 595. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? JACQUELINE PLANTIE Je me souviens… Je me souviens de ces 24 années où j’ai enseigné à l’Université d’Aix-en- Provence à côté de Roger Duchêne. Que nous étions différents ! Lui était si rapide, si bouillonnant, plein d’idées et d’initiatives. Et je me souviens aussi de tant de rencontres animées et amicales, à Marseille, à Saint-Cannat, à Vallouise. Peut-être devrais-je reprendre, pour ce volume consacré à la mémoire de Roger Duchêne, le texte d’un article ou d’une communication dont il m’aurait soufflé le sujet ? Finalement, je préfère reproduire ici, avec quelques retouches, un texte plus récent, mais peu diffusé, et qui parle, à propos de La Ceppède, de Provençaux du XVII e siècle. Le XVII e siècle, la Provence, voilà deux domaines chers à Roger Duchêne. Sur La Ceppède, il m’avait invité un jour (qui fut un jour de gros orage ! ) à faire une conférence à Marseille. Il était toujours prêt à offrir aux autres d’abord une tribune, et ensuite une revue qui les publierait, étant de ceux qui donnent, tout naturellement, de leur surabondance. *** Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? Sous ses allures provocantes, la question mérite d’être posée 1 . Considéré aujourd’hui comme un grand poète religieux, La Ceppède paraît avoir eu, au grand siècle en son début, plus de laudateurs que de véritables lecteurs, et j’ai désespéré long- 1 Ces réflexions ont été présentées à Metz lors d’un colloque dont les Actes ont paru en 2005 : La poésie religieuse et ses lecteurs aux XVI e et XVII e siècles. Textes réunis par Alain Cullière et Anne Mantero, Éditions des Presses Universitaires de Dijon. J’ai fait depuis quelques modifications. Etude reproduite avec l’aimable autorisation des Editions des Presses Universitaires de Dijon. Jacqueline Plantié 50 temps de découvrir non pas vingt, non pas dix, mais du moins un lecteur, un seul, des sonnets « sur le sacré Mystère de notre Rédemption ». La Ceppède, poète ambitieux, mais réduit à diffuser lui-même son œuvre La Ceppède avait beaucoup d’ambition pour ses Théorèmes. Il s’adressait à un public cultivé, mais prétendait aussi parler « au peuple moins savant » 2 . Il souhaitait que son ouvrage profite à jamais dans l’Église, d’après le « Vœu pour la fin de ce livre et de tout cet œuvre » : il espérait donc avoir des lecteurs aux siècles à venir ; mais il se préoccupait aussi d’être lu au moment même où il écrivait ses Théorèmes. C’est le sens de « l’avant-jeu » de 1594, échantillon de douze sonnets qui devait permettre de tester les lecteurs éventuels, lecteurs qui sans doute approuvèrent puisque La Ceppède publia ses Théorèmes sur la Passion en 1613, et une seconde partie (allant jusqu’à la Pentecôte) en 1622. La Ceppède était donc un poète tout à fait soucieux d’être lu et entendu, partout, par tous, et toujours. Pour assurer le succès du livre - ce sont des faits déjà connus -, La Ceppède, imitant en cela son ami César de Nostredame, a choisi l’éditeur Colomiez, qui publie à Toulouse des ouvrages catholiques, et qui a dans son atelier de beaux jeux de caractères et de lettrines. On ignore comment La Ceppède a suivi l’impression des Théorèmes de 1613. Mais en 1620, en tout cas, par acte notarié du 11 décembre, La Ceppède charge un prêtre toulousain, Raymond Delsherms (qui était docteur en droit et fut d’abord avocat) de surveiller sur place l’édition de la seconde partie. Il lui envoie la somme de 200 livres (simple acompte) pour qu’on lui fasse parvenir ultérieurement les 400 exemplaires qu’il doit prendre 3 sur l’impression de son ouvrage 4 . 400 exemplaires ! C’est donc La Ceppède lui-même qui assure, au moins en partie, la diffusion de son ouvrage, c’est lui qui remet à ses relations les feuilles imprimées du livre 5 , ou les cahiers, non encore reliés, auxquels 2 Voir le sonnet II, IV, 1 de 1622, où La Ceppède exprime le désir que l’Esprit le rende « à bien parler appris », pour pouvoir « enseigner au peuple moins savant » comment s’est déroulé l’événement de la Pentecôte. 3 Le verbe devoir marque-t-il ici l’obligation ou le futur ? 4 Voir l’étude d’Honoré Gilles, Arch. dép. à Aix, 307 E 862, f. 2851 v°-2853. D’après les mots « sur l’impression », on doit penser que le tirage dépassait 400 exemplaires. 5 À propos du commerce des livres « en feuilles », voir H.-J. Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle (1598-1701), t. I, p. 388. Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? 51 s’ajouteront les pièces encomiastiques et les tables 6 . Ces personnes sont souvent embauchées par La Ceppède pour chanter le grand œuvre. C’est ce qui ressort d’une lettre de Malherbe à Peiresc : « Si vous écrivez à M. le président de La Ceppède, je vous prie de l’assurer qu’il aura les vers qu’il désire de moi, lorsque vous lui envoyerez la première feuille de son livre, c’est-à-dire dans un mois » 7 ; et ces personnes sont invitées à occuper ellesmêmes une place dans ce grand œuvre, dès lors qu’elles consentent à écrire en son honneur des vers, en grec, en latin, ou en français 8 . Mais, évidemment, les destinataires des Théorèmes sont plus nombreux que les seuls thuriféraires. Les destinataires et les thuriféraires des Théorèmes Si on ne tient pas compte de ceux qui ne lurent que l’échantillon de 1594, ni des dédicataires de l’œuvre, Marie de Médicis et Louis XIII, pas forcément lecteurs - on en conviendra - , on peut identifier une trentaine de personnes qui eurent les Théorèmes entre les mains. Aux indications fournies par les approbations des docteurs et par les pièces encomiastiques s’ajoutent d’autres sources : acte notarié pour Delsherms, catalogue de bibliothèque pour Peiresc, œuvre imprimée d’Antoine Mérindol, lettres conservées en ce qui concerne François de Sales ou Claude Expilly. Que sont ces destinataires ? des prêtres et des religieux (le mandataire Delsherms ; les trois théologiens qui ont fourni les approbations des 6 La réflexion sur les lecteurs de La Ceppède pourrait s’accompagner ici d’une autre réflexion, sur le livre au début du XVII e siècle. Je constate (avec Yvette Quenot) que les exemplaires connus des Théorèmes présentent des différences : les tables en particulier, composées après le corps des sonnets, ne sont pas paginées, et elles se trouvent reliées à des places diverses, tantôt vers le début, tantôt vers la fin du volume. C’est que le livre sort rarement relié de chez l’éditeur. Autres différences : certains volumes sont mieux achevés que d’autres. Ainsi un exemplaire du musée Arbaud présente une page de frontispice où manque la ligne imprimée : « Avec privilège du Roy. De l’imprimerie des Colomi [é]. MCXIII ». La ligne manquante a été écrite à la main. 7 Lettre du 14 juin 1612, voir Malherbe, Œuvres, éd. A. Adam, Bibl. de la Pléiade, 1971, p. 532. C’est moi qui souligne. La lettre de Malherbe atteste simultanément le rôle de Peiresc dans la transmission de la première page (le frontispice) et les requêtes faites par le poète pour obtenir des vers de louange de la part de ses amis. 8 Ici se pose une question pour laquelle je n’ai aucune réponse : La Ceppède donnait-il, à ceux dont il attendait des vers, l’ensemble de l’œuvre, ou un simple échantillon ? Quelques bonnes feuilles devaient pouvoir suffire. Jacqueline Plantié 52 docteurs : le Toulousain Pélissier, le Parisien Bulenger - qui fut parfois toulousain - et l’Aixois Melchior Raphaelis, un dominicain dont on connaît surtout le rôle dans l’affaire Gaufridy) ; un évêque, pas n’importe lequel, celui de Genève, François de Sales ; un métropolite grec, exarque de la mer Égée, titulaire du siège d’Éphèse, appartenant à l’illustre famille des Comnènes, Paronaxias Nikèphoros 9 ; des avocats aixois comme Billon ou Du Fort, des membres du Parlement de Toulouse (Henri du Faur de Pibrac, fils de l’auteur des quatrains, Gabriel de Terlon, François Le Conte), un magistrat et poète grenoblois 10 (Claude Expilly…), des universitaires (Julius Pacius, jurisconsulte, dont Peiresc suivit les leçons à Montpellier…), des poètes (Montfuron, César de Nostredame, Balthazar de Vias, Malherbe…), des proches de La Ceppède (son « neveu » ou petit cousin Peiresc, son beau-fils Buisson, son gendre Henri de Simiane, son ami le médecin Mérindol…). Des hommes qui habitent Aix (Fabrot, Scipion Du Périer, de Broves, chantre de l’église d’Aix…), ou Avignon, Grenoble, Annecy, Montpellier, Toulouse… 11 , Paris ; en gros : la Provence et le Comtat, la Savoie et le Dauphiné, le Languedoc, la capitale. Dans la mesure où La Ceppède était le premier diffuseur de son œuvre, on ne doit pas s’étonner de ce champ géographique apparemment limité. Sur l’accueil fait aux Théorèmes par leurs destinataires connus, nous savons peu de chose. François de Sales dans sa lettre à La Ceppède 12 , loue « ces riches et dévots Théorèmes » ; il approuve le poète d’avoir su « transformer les muses païennes en chrétiennes » (il a dû lire l’Avant-propos à la France), et il remarque que « c’est merveille combien les discours resserrés dans les lois des vers ont de pouvoir pour pénétrer les cœurs et assujettir la mémoire » : affirmations justes, mais trop générales. On préférerait voir cité dans le Traité de l’amour de Dieu un vers de La Ceppède. Les théologiens chargés de donner l’approbation certifient et attestent qu’ils ont lu l’ouvrage, comme ils sont tenus de le dire et sans doute de le faire, et ils en 9 Deux hypothèses pour expliquer comment ce haut dignitaire de l’Église grecque a pu recevoir les Théorèmes : Peiresc, qui avait tant de relations, aura servi d’intermédiaire ; ou bien un de ces Provençaux qui avaient fait une partie de leurs études à Padoue (comme Mérindol), ou à Venise, Bologne, Rome, villes où beaucoup de Grecs venaient étudier. C’est Paronaxias Nikèphoros qui ouvre la série des pièces encomiastiques de 1622 et qui, par sa seule présence, confirme que les Théorèmes prétendent à l’universalité. 10 Distinguer les magistrats et les poètes est assez vain, puisque l’on était très souvent à l’époque magistrat et poète. 11 La forte présence des Toulousains reste pour nous mystérieuse. 12 Œuvres, éd. d’Annecy, t. XVI, Lettres, vol. VI, p. 286. Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? 53 louent l’orthodoxie et les belles et dévotes conceptions 13 . Mérindol, dans son Ars medica, ouvrage posthume, vante le commentaire en prose du sonnet 37 (du livre I de 1613) sur la sueur de sang 14 ; Mérindol, qui avait aidé La Ceppède à se documenter pour rédiger ladite annotation, écrit que le sujet de la sueur de sang « est traité très élégamment et très savamment à la fois (elegantissime simul et doctissime) par le très illustre Monsieur de La Ceppède », et comme il donne la référence exacte (« com. ad theor. 37 ») , cela prouve qu’il avait à sa disposition un exemplaire des Théorèmes. Quant à l’expression « theor. 37 », elle est très suggestive, et invite à penser que pour Mérindol (et peut-être pour La Ceppède lui-même ? ), l’œuvre du poète comprend autant de théorèmes que de sonnets. La plupart des auteurs de pièces encomiastiques montrent leur désir de s’illustrer par leur connaissance du latin ou du grec, par leur habileté à écrire des vers, ils font l’éloge de l’homme La Ceppède (qui te vidit amat : te voir, c’est t’aimer, dit Balthazar de Vias) ou l’éloge du magistrat, pour son sens de la justice ; ils accumulent jeux de mots, anagrammes, épigrammes, sans rien dire qui témoigne d’une lecture approfondie, ni même superficielle de l’œuvre ! Du Périer, le frère de cette Marguerite célébrée comme rose par Malherbe, loue La Ceppède d’avoir fait deux chefs-d’œuvre : sa fille Angélique et ses vers. De tous, le meilleur lecteur fut peut-être Malherbe, car c’était, en fait de poésie, le meilleur connaisseur. Cependant on hésite à voir un témoignage décisif de son admiration pour le poète dans les vers qu’il a écrits en l’honneur des Théorèmes ; oui, on hésite, même après avoir lu les mots de César de Nostredame, qui, après avoir rappelé, dans sa préface de l’Hippiade, que Malherbe était un censeur sévère, qu’il portait sur autrui un jugement « trop franc et libre », le prend pour « un irréprochable témoin que Monsieur de La Ceppède […], son singulier et vieil ami […] n’a peu acquis de Couronnes, en sa couronne d’Épines et son Pélican, aux trois cents divins sonnets, de ces divins Théorèmes […] » 15 . Quel crédit accorder à un tel style ? J’observe ici que Claude Expilly a conservé dévotement les Théorèmes ainsi qu’une lettre autographe de La Ceppède 16 ; François de Sales a 13 Ils n’y ont remarqué, disent-ils, « qu’une belle et sainte doctrine, qui s’accorde à la créance de l’Église, de laquelle les âmes pieuses peuvent recueillir, non moins de fruit, que de contentement, pour l’excellence des belles, et rares inventions qui s’y trouvent » (1612). Les approbations de 1620 et 1621 mentionnent « les dévotes et curieuses recherches » dont la seconde partie est remplie. 14 Ars medica, p. 300. 15 Aix, Musée Arbaud, ms coté M0. 84, [p. 22]. 16 La Bibliothèque municipale de Grenoble possède le livre et la lettre (du 12 juin 1616). On peut lire cette lettre dans l’article d’Yvette Quenot, « Lettre de La Ceppède à Expilly », B.H.R, 1988, t. L, p. 81-86 , ou déchiffrer sa reproduction en Jacqueline Plantié 54 conservé la minute de la lettre qu’il a envoyée au poète. Mais La Ceppède et ses descendants n’ont pas laissé de dossier rassemblant les lettres que les destinataires des Théorèmes ont dû écrire à leur auteur. Ceux qui auraient pu ou dû lire les Théorèmes et ne les ont pas lus Certains descendants de La Ceppède au XVII e siècle ont eu une grande réputation de piété. Cette piété fut sans doute sincère, mais sûrement très différente de celle de leur grand-père ou arrière-grand-père. C’est peut-être la forme même de leur piété qui les rendit indifférents à la poésie : le petit fils du poète, Gaspard de Simiane, chevalier de la Coste, qui s’adonnait à toutes les œuvres de charité, était proche de saint Vincent de Paul, et son arrière-petit-fils, Jean de Simiane, disciple du père Piny, pratiquait une religion des plus austères 17 . Il semble bien que ni les liens familiaux, ni la force poétique des vers de La Ceppède, ne donnèrent aux descendants du poète le courage de lire son œuvre. S’ils ouvrirent ses livres, ils durent vite les refermer. Gaspard de Simiane, lorsqu’il remercie Dieu de toutes les grâces qu’il a reçues, et énumère les circonstances bénéfiques de sa vie, ne parle pas nommément de son grand-père (qui pourtant avait pris soin de lui, l’avait pris chez lui après la mort de son gendre), ni de ses Théorèmes 18 . Quant à Jean de Simiane, il mentionne dans son testament un ouvrage qu’il donne en héritage, un seul : c’est son Cujas. fac-similé dans mon édition des Théorèmes, Champion, 1996. Claude Expilly a certainement lu et admiré les vers de La Ceppède. Quant à la lettre que celui-ci lui adressa, elle mérite d’être relue, non seulement parce qu’elle est autographe, non seulement parce qu’elle est courtoise, mais parce qu’elle montre comment La Ceppède, poète écrivant en 1616 à un autre poète, observe, même en prose, les conventions poétiques, en particulier dans l’emploi des périphrases (« les enfantements de votre Muse » ; « ce que mon Uranie mit au jour il y a quelque temps » ; « jusqu’au dernier soleil de ma vie »). 17 Voir mon article sur « Jean de La Ceppède et ses descendants, témoins de l’évolution de la spiritualité », in Lettres et réalités […]. Mélanges offerts à Henri Coulet. Univ. de Provence, 1988. 18 « [Dieu] m’a donné une bonne élévation, des parents catholiques et craignant Dieu. […]. il m’a fait tomber entre les mains de bons livres » (cité dans la Vie du chevalier de la Coste, par Antoine de Ruffi, Aix, 1659, p. 274). Comme Gaspard a perdu son père très jeune, et que La Ceppède l’a recueilli chez lui pour l’élever, Gaspard l’inclut sûrement parmi ces parents qu’il a eus, « catholiques et craignant Dieu ». Pour Gaspard, c’est tout dire. Pour nous, c’est un peu court. Quant aux « bons livres » que Gaspard a eus entre les mains, ce sont ceux qu’il a lus à Paris. Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? 55 On conclura provisoirement que La Ceppède a cherché à diffuser ses vers, mais il n’est pas sûr, malgré ses efforts, que son œuvre ait eu au XVII e siècle les lecteurs qu’elle attendait. Certains auteurs de pièces encomiastiques furent peut-être de vrais lecteurs, mais nous n’en savons rien, car, dans le cadre conventionnel d’une pièce d’éloge, ils ne pouvaient rendre compte de leurs émotions, ni de leurs réflexions profondes. Les Théorèmes du reste n’ont pas été réédités avant le XX e siècle, et un auteur d’anthologie poétique du XVIII e siècle accompagne les deux sonnets qu’il cite du commentaire suivant : « Pour conserver sa réputation, La Ceppède aurait dû publier les vers qu’on avait écrits à sa louange, et supprimer ceux qu’il avait faits lui-même » 19 . Les traces de la lecture des Théorèmes dans les vers d’un poète provençal Après avoir cherché en vain des lecteurs de La Ceppède dans sa famille, il faut en chercher chez les poètes de son temps, surtout les poètes religieux. En lisant La Ceppède, on retrouve parfois un souvenir de Du Bartas ; en lisant Hyacinthe Mounier 20 , frère prêcheur au couvent d’Aix, on retrouve Ronsard (« Marie, qui voudrait votre nom retourner… »). Cette quête n’est donc pas forcément vouée à l’échec 21 . Et je suis presque sûre d’avoir repéré un poète lecteur de La Ceppède au XVII e siècle (il est d’ailleurs possible que d’autres l’aient repéré avant moi). C’est un Provençal, c’est lui qui a écrit le texte déjà cité en note : « l’Humanité/ Inséparable en tout de la Divinité » ; on s’est beaucoup moqué de lui (déjà de son vivant), c’est un des « grotesques » de Théophile Gautier, Jean- Louis Barthélemy, de Valréas, plus connu sous le nom de Pierre de Saint- Louis. L’auteur du poème en douze livres sur La Madeleine au désert de la 19 Voir les Annales poétiques, cote : 803897 à la B. M. de Lyon, t. XII, 1779, p. 165. 20 Voir Poésies sacrées […], Aix, 1636. 21 J’ai pu croire, en préparant l’édition des Divins élancements d’amour de Claude Hopil, qu’Hopil avait fait un léger emprunt à La Ceppède. En effet le même vers se lit chez les deux écrivains : « L’humanité conjointe à la divinité » mais il pourrait s’agir d’une rencontre plutôt que d’un emprunt. Comment traduire en effet, dans les douze syllabes d’un alexandrin, les mots du Concile de Trente, humanitas divinitati… conjuncta, sinon par les mots mêmes qu’emploient nos deux poètes ? Si l’on écrit, comme un autre poète dont il va être question : « l’Humanité/ Inséparable en tout de la Divinité », on dit la même chose, mais il est besoin de seize syllabes. Jacqueline Plantié 56 Sainte Baume en Provence 22 a continué un temps sa vie de carme, après son noviciat en Avignon, au couvent des Aygalades, dont La Ceppède avait été le voisin et le protecteur. Il n’a donc eu aucun mal à ouvrir et à lire les Théorèmes 23 . Il ne parle jamais de La Ceppède, mais il paraît l’avoir présent à sa mémoire. Les mots sur lesquels joue La Ceppède : pécheur, pêcheur, prêcheur, changent de genre ; ils se féminisent et deviennent la pécheresse, la pêcheresse, la prêcheresse, mots sur lesquels joue Pierre de Saint-Louis 24 . On retrouve chez lui « les cahiers sacrés » 25 , la « tragique histoire » 26 , « le royal Mithridat » 27 , un équivalent du « poignant diadème », ou de « l’épineux Diadème » devenant « l’épineux et piquant diadème » 28 , des équivalents approximatifs des deux soleils éclipsés 29 , des cailloux qui s’entrefendirent 30 , du Christ d’un vieux roseau sceptré 31 , du funeste convoi 32 , de ce plus que Salomon 33 , des habitudes au mal quittées avec les habits… 34 Je vois bien que ce ne sont là que des détails, et tout rapprochement, pris isolément, n’est rien. Leur accumulation cependant commence à faire preuve. Et certaines expressions ou certains vers paraissent bien contenir en eux comme l’aveu d’une influence acceptée, mais qui refuse tout plagiat. Le vers « Dont les troupes toujours aux combats animées » du carme rappelle « Êtes-vous bien toujours au combat animés ? » de La Ceppède 35 . « La sainte débauchée » de La Ceppède est chez Pierre de Saint-Louis « une 22 Livre publié en 1668, et remis en circulation à la fin du siècle. Je cite le texte d’après les exemplaires de la Bibliothèque municipale de Marseille (1694 et 1700). 23 D’après son biographe, l’abbé Follard, Pierre de Saint-Louis avait cessé d’écrire des vers, et sa muse se serait réveillée aux Aygalades. On peut donc imaginer, ou même supposer, que la lecture des Théorèmes joua son rôle en ce réveil (notons toutefois que le couvent des carmes d’Avignon possédait lui aussi un exemplaire des Théorèmes). 24 Voir Th., I, II, 5 et Mad., p. 3, 39, 72, 82-83. 25 Th., II, III, 2 ; Mad., p. 6. 26 Th., I, II, 92 ; Mad., p. 13. 27 Th., I, I, 16 ; Mad., p. 100. 28 Th., I, II, 67 et II, II, I, 12 ; Mad., p. 12. 29 Th., I, II, 37 et I, III, 70 ; Mad., p. 12. 30 Th., I, III, 89 ; Mad., p. 23. 31 Th., I, II, 69 ; Mad., p. 29. 32 Th., I, I, 98 ; Mad., p. 67. 33 Un hémistiche suffit à La Ceppède : « Ce plus que Salomon » (I, II, 73), là où Pierre de Saint-Louis a besoin de deux vers : « O que ce Salomon porte bien d’autres marques/ Que ne fit le plus sage entre tous les monarques » (p. 109). 34 Th., I, I, 88, v. 14 et note 2 ; Mad., p. 73. 35 Th., I, I, 14 ; Mad., p. 38. Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? 57 sainte publique » 36 . Chez La Ceppède, Madeleine est près du Christ mort « Sans plaintes à la bouche, et sans larmes aux yeux » - toute la douleur est à l’intérieur, mais prête à éclater - ; chez Pierre de Saint-Louis, on la voit dans sa grotte « les larmes aux yeux, les plaintes à la bouche » 37 ! Et si la Ceppède a invité les Amphions et les Timantes à chanter le Christ, Pierre de Saint-Louis convie à chanter Madeleine les peintres, musiciens, écrivains, graveurs, historiens sacrés, orateurs et poètes 38 . Il semble que les mots et les rimes de La Ceppède aient exercé sur Pierre de Saint-Louis une véritable fascination, le carme les réemploie, dans un autre contexte. Il a été impressionné par « Cette grondeuse, ireuse et cruelle Atalante » qui est, chez La Ceppède, la foule de ceux qui entraînent le Christ au prétoire, et il fait de Madeleine, avec un jeu de mots sur coureuse, « …l’échevelée et coureuse Atalante » 39 . Sans avoir aucun rapport de sens avec lui, le vers du carme paraît faire écho à celui de La Ceppède : coureuse rappelle ireuse, et le nom d’Atalante est placé à la rime, après les adjectifs (deux au lieu de trois). Pierre de Saint-Louis n’apprécie pas dans les Théorèmes les mêmes qualités que nous, mais, me semble-t-il, il les a vraiment lus et sus par cœur. Et c’est peut-être pourquoi son second ouvrage, l’Éliade, débute sur un vers : « Je chante les combats, triomphes et victoires », qui paraît devoir moins au début de l’Énéide qu’à l’ouverture des Théorèmes : « Je chante les amours, les armes, la victoire ». Un chartreux qui prend des notes sur les Théorèmes De l’intime conviction, je passe à une certitude, car il existe un lecteur incontestable des Théorèmes au XVII e siècle. Ce lecteur est un chartreux 40 . 36 Th., I, III, 97 ; Mad., p. 3. 37 Th., I, III, 97 ; Mad., p. 16. Si Pierre de Saint-Louis se souvient de La Ceppède, il préfère manifestement la banalité au plagiat. 38 Th., I, I, 6 ; Mad., p. 8. 39 Th., I, II, 37 ; Mad., p. 89. 40 Donaldson-Evans avait déjà signalé ce lecteur de La Ceppède. Voir Poésie et méditation chez Jean de La Ceppède, Droz, 1969, p. 75, n. 30 : « …il existe dans le fonds de manuscrits de la Bibliothèque de Marseille le cahier d’un religieux anonyme du XVII e siècle qui avait recopié des passages susceptibles d’aider sa dévotion personnelle. À côté de plusieurs passages tirés d’ouvrages pieux contemporains, il y a de nombreux extraits (sonnets et commentaires) des Théorèmes (Manuscrit 048417) ». La cote indiquée par D. É. est l’ancienne cote. L’Index général des manuscrits décrits dans le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, publié sous la direction de Michel Popoff, Paris, 1993, ne mentionne, concernant La Ceppède ou les Théorèmes, que cet unique document. Jacqueline Plantié 58 La Bibliothèque municipale de Marseille permet de lire, dans le manuscrit 447, jadis conservé dans la chartreuse de la ville, et qui date du milieu du XVII e siècle, des « Collections tirées des théorèmes du sieur de La Cépède [sic] ». D’après Furetière, une collection est un « recueil qu’on fait des plus beaux passages qu’on trouve dans les Auteurs, ou des endroits qui servent à quelque dessein qu’on a entrepris » 41 . Selon une note au crayon du catalogue de Marseille, ce manuscrit aurait été composé par Dom Nicolas Thienne, vicaire de la nouvelle chartreuse fondée à Marseille en 1632 42 . Le vicaire secondait le prieur, et si le prieur était le père du cloître, on a pu dire que le vicaire en était la mère. Ainsi Dom Nicolas devait prendre des notes dans les Théorèmes pour son usage personnel, mais aussi pour l’instruction de sa communauté. Nous tenons là 67 pages de notes serrées 43 , peu lisibles, prises dans l’ensemble du livre de 1613 en allant de l’Avant- Propos 44 , puis du premier sonnet, jusqu’au bout, Mélanges compris. Ces notes suivent le déroulement de l’œuvre. Deux ou trois fois seulement on voit le chartreux revenir en arrière, probablement parce qu’il pense avoir oublié un texte important. Comme, en feuilletant ces notes, on n’aperçoit pas de vers à première vue, le chartreux ayant la détestable habitude de ne pas distinguer vers et prose, on croit d’abord qu’il ne s’est intéressé qu’aux informations données par les annotations du poète, parmi lesquelles celle qui retient le plus son attention est, comme on pouvait s’y attendre, la note sur la sueur de sang. Impuissant à la résumer, il renvoie au texte intégral de la dispute (c’est le mot qu’il emploie), dispute où, dit-il, le sieur de La Ceppède « prouve particulièrement bien que cette sueur fut naturelle et non pas miraculeuse » 45 . Cependant il ne s’en tient pas là. Par exemple, il note : « Sonnet 7 à la louange de la solitude », remarque bien digne d’un chartreux. Non content de recopier ou de résumer les explications données par La Ceppède, sur le ciel, la terre, la mort, le propitiatoire…, le moine amalgame vers et prose. Il résume le sonnet 6 du premier livre : « Notre Seigneur commença ses tourments parmi les oliviers pour nous marquer la grâce et la paix qui [sic] apporte ». La Ceppède avait écrit : « ce parfait amant/ Parmi les oliviers commence son tourment/ […] ». De même, Nicolas Thienne résume le 41 Dans le manuscrit 447, se trouvent plusieurs « collections ». 42 On peut voir, insérée au début du manuscrit, une lettre qui lui est adressée. 43 P. 354 et 353, puis pp. 322 à 268 : les notes ont été écrites dans un manuscrit déjà paginé, en retournant le manuscrit. Tout prouve que le chartreux craint de manquer de place et n’en laisse perdre aucune. 44 Le chartreux recopie la note 2 (3 en réalité) sur Juvencus qui écrivit en vers l’histoire de Jésus-Christ. 45 Le chartreux recopiera aussi les longues annotations sur alme ou sur la dextre. Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? 59 sonnet 21 en écrivant : « Jésus-Christ enfanta son Église en mourant sur la Croix » 46 . Parmi les sonnets du premier livre, celui que notre chartreux admire le plus est probablement le sonnet des « paoureux oiselets » 47 puisqu’il le fait précéder des mots « Omnes relicto eo fugerunt. Belle similitude », et qu’il le recopie en entier. Une inexactitude (« Au simple mouvement, au simple petit bruit », là où La Ceppède a écrit « Au simple mouvement, au moindre petit bruit ») pourrait même faire supposer que le chartreux se fie à sa mémoire, au lieu de suivre le texte des yeux. Plus loin, là où La Ceppède met une note sur « Magnanime Samson », le chartreux recopie tout l’alexandrin : « Magnanime Samson, Nazarien Alcide » 48 . Prenant des notes dans les livres II et III, il cite de plus en plus souvent des vers. À plusieurs reprises il recopie un ou deux quatrains, un ou deux tercets 49 , les trois premières strophes de « L’amour l’a de l’Olympe ici-bas 46 On remarque que ces résumés ne doivent rien aux résumés que L. C. donne luimême dans sa table des sonnets. 47 S. I, I, 79. Les mots « Belle similitude » n’appartiennent pas au texte de La Ceppède. Quant à la citation latine de Matthieu 26, 56, le chartreux l’a trouvée, ou dans la note 3 du sonnet 82, ou dans sa mémoire. 48 S. I, I, 96, v. 1. 49 Voici les citations les plus importantes par leur étendue : I, I, 68. « Christ est le bon David ». 9 vers sont cités exactement. I, I, 79. Tout le sonnet. I, I, 92. « Quand David honora le deuil du fils de Ner » (sonnet recopié presque exactement) ____________________ I, II, 16. Les deux quatrains : « Comme des assassins… ». I, II, 37. Les deux tercets : « Luze, non autrement que la fière Athalie… ». I, II, 39. Deux vers et demi du second quatrain : « Ainsi les Péléides… ». I, II, 40. Les deux tercets : « Les outils du péché… ». I, II, 50. Le premier tercet : « Ainsi la Harpe… ». I, II, 68. Le second tercet : « La salive, et la terre… ». I, II, 64 (retour en arrière du chartreux). Les deux tercets (« Pour délivrer Juda… »). I, II, 92. Reprise de quelques vers. _________________________ I, III, 15. Les deux tercets : « Le fer n’osait toucher… ». I, III, 17. Le premier quatrain : « Si la fameuse Écho… ». I, III, 20. Les deux quatrains et le premier tercet. C’est le sonnet « L’amour l’a de l’Olympe ici-bas fait descendre ». I, III, 30. Sonnet cité intégralement : « Cet Arbre est foisonnant en mille fruits divers… ». I, III, 31. Dernier tercet : « Les marqués à ton coin… ». I, III, 34. Premier quatrain : « Les trophées pompeux… ». Jacqueline Plantié 60 fait descendre « et parfois tout un sonnet : « Cet arbre est foisonnant en mille fruits divers… ». Si mes comptes sont exacts (et ils doivent l’être à peu de chose près), 170 sonnets des Théorèmes de 1613 sont représentés, soit par leurs annotations, soit par leurs vers : 51 sonnets du livre I ; 49 du livre II ; 70 du livre III. Et 164 vers sont recopiés : 38 du livre I ; 47 du livre II ; 79 du livre III. Nous avons, avec Nicolas Thienne, un lecteur qui a voulu s’instruire en lisant les Théorèmes, et qui a été pris par la force poétique de l’œuvre 50 . Lui qui, au début, n’hésite pas à rompre les alexandrins en insérant au beau milieu annotations ou références, finit par rétablir scrupuleusement dans son intégrité un vers qu’il avait d’abord modifié 51 . Nicolas Thienne fut probablement un lecteur tel que La Ceppède rêvait d’en avoir : un lecteur pour qui les annotations avaient autant d’importance que les sonnets, un lecteur qui cherchait à s’instruire en lisant les Théorèmes, pour son profit et celui des moines de sa communauté, et enfin un lecteur dont le goût poétique s’affine à mesure qu’il avance dans sa lecture. Conclusion Il est donc vraisemblable, finalement, que les Théorèmes de La Ceppède ont trouvé quelques « véritables » lecteurs au XVII e siècle, probablement surtout en Provence et plutôt parmi les religieux que parmi les laïcs. Le nombre ridiculement réduit des lecteurs identifiés empêche de tirer des conclusions I, III, 75. Second tercet. « Abreuve encor de l’eau d’une amour très-intime… » Chose remarquable, pour la première fois, les vers sont présentés comme des vers, comme si, peu à peu, les vers avaient imposé leur loi au chartreux. Autre explication possible : le chartreux, craignant de manquer de papier, avait confondu vers et prose ; il se met à les distinguer quand il est sûr d’avoir assez de papier pour achever de prendre des notes. C’est d’ailleurs en respectant les vers et les strophes que Dom Nicolas recopie pour finir l’imitation de la prose du Stabat et le sonnet « Rapport des voluptés à la mer ». 50 Il semble même avoir été sensible à la présence de grappes de sonnets, puisqu’il lui arrive de regrouper les notes portant sur quelques sonnets unis par leur sujet, ainsi les sonnets 49, 50, 51 du livre I. 51 C’est le vers 11 du sonnet 4 du livre III : « Et tu portes celui qui commande les Cieux ». Le chartreux avait d’abord écrit : « Et Cimon porte celui qui commande les Cieux ». Les Théorèmes de La Ceppède ont-ils été lus au XVII e siècle ? 61 définitives, mais si l’on doit penser que le « peuple moins savant » 52 auquel songeait La Ceppède n’a pas connu ou goûté un ouvrage difficile à comprendre, inversement les couvents l’ont assez bien accueilli. Un des volumes des Théorèmes, au Musée Arbaud, porte la mention « Ad usum fratris… » (je n’ai pas déchiffré le nom du frère) ; les exemplaires de la Bibliothèque municipale d’Avignon viennent du couvent des carmes de la ville. La Bibliothèque municipale de Toulouse a deux exemplaires de 1613, dont l’un a appartenu au collège des Jésuites de Paris, et l’autre au couvent Sainte- Marie de Toulouse 53 . La Ceppède avait tellement voulu s’entourer de garants, et dire la pure orthodoxie, qu’il a vu son lectorat se restreindre non pas même aux âmes dévotes, mais aux personnes engagées dans les ordres et les cloîtres. Il a fallu attendre le XX e siècle et Henri Bremond, suivi par quelques poètes et auteurs d’anthologies poétiques, et par un certain nombre d’universitaires, pour que La Ceppède soit enfin vraiment lu, oui, mais - je le dis avec quelque mélancolie - par un petit nombre de lecteurs. Faut-il dire que le nombre ne fait rien à l’affaire ? Je me remémore avec plaisir la lettre d’un consul français à l’étranger, grand amateur de sonnets et passionné de versification, qui avait détecté, au seul examen des vers, une erreur dans mon édition des Théorèmes et me l’avait signalée 54 . Je pense aussi avec joie à ces étudiants de première ou deuxième années qui, à la lecture de certains sonnets du poète, observaient un silence religieux, et à ces étudiants de maîtrise que La Ceppède a vraiment passionnés. Et quand 52 De nouveaux documents pourraient en particulier confirmer les conjectures (ce ne sont que des conjectures…) de Simplice Ambiana sur une possible circulation des Théorèmes en Espagne ou en Italie. Voir son article « Jean de La Ceppède : Culture et rayonnement d’un poète religieux dans l’Europe du XVII e siècle », in Horizons européens de la littérature française au XVII e siècle. (Études littéraires françaises, 41). Textes réunis et édités par Wolfgang Leiner, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1988, p. 55-62. 53 Des frères de la Pénitence du tiers ordre de S. François. 54 Alors que, dans la plupart des sonnets, à l’époque de La Ceppède, la formule ordinaire des rimes dans les quatrains est abba abba, et, moins fréquemment, abab abab, La Ceppède a ses formules à lui qui joignent volontiers à un quatrain à rimes embrassées un quatrain à rimes croisées : abba abba ; abba abab ; abab baab ; abab baba. La Ceppède n’utilise jamais la formule abab abab et il s’impose une règle rigoureuse : le quatrième et le cinquième vers de ses sonnets ont toujours la même rime. Il était donc évident que, dans le sonnet I, II, 62, j’avais déplacé un vers (peut-être à la suite d’un glisser-déposer maladroit). Après un premier quatrain avec, à la rime, les mots escorgées, abandonné, foisonné, rangées, il était impossible, dans le second quatrain, d’avoir, à la rime, couronné, dégorgées, environné, enragées ! Le mot dégorgées devait nécessairement être à la rime du cinquième vers du sonnet, suivi par environné, couronné, enragées. Jacqueline Plantié 62 un peintre provençal m’écrit son émerveillement à la lecture des vers « somptueux » de La Ceppède, et m’explique comment une de ses œuvres picturales (c’est, selon moi, la plus belle et la plus originale de toutes) rejoint certain sonnet du poète, je me dis que La Ceppède n’a pas écrit en vain. PFSCL XXXVI, 70 (2009) La vie de collège au commencement du XVII e siècle d’après le Francion de Sorel 1 J EAN S ERROY En janvier 1972, Roger Duchêne, avec l’énergie et l’esprit novateur qui étaient les siens, organisait à Marseille le premier colloque du CMR 17, consacré à l’Education au XVII e siècle. C’était, à coup sûr, un des tout premiers colloques du genre, en matière littéraire et historique, dont l’exemple fut suivi par une multitude d’autres, bien au-delà de la seule communauté scientifique des dix-septiémistes. Outre les grands noms et les maîtres éminents de l’Université d’alors, qu’il y avait rassemblés, Roger Duchêne eut aussi cette élégance et cette ouverture d’esprit, assez rares à l’époque pour être signalées, d’y inviter quelques tout jeunes chercheurs. Cela devait devenir un des caractères constants des colloques du CMR 17, qui furent un des lieux privilégiés où les nouvelles vagues dix-septiémistes purent se faire connaître. Ayant été ainsi invité par lui à prendre la parole lors de ce premier colloque, avant, quelques années plus tard, qu’il me confie le soin d’organiser à Grenoble un colloque du CMR 17 sur le XVII e siècle et l’Italie au temps de Mazarin, la reproduction de la communication que je présentai lors de ce colloque inaugural de Marseille est l’hommage que je voudrais rendre à celui qui, plus que d’autres et mieux que d’autres, fut un des acteurs et un des moteurs les plus brillants, et les plus efficaces, de la recherche contemporaine sur le XVII e siècle. *** A voir le jeune Francion « entrer en classe, le caleçon sortant de son haut de chausses jusqu’à ses souliers, la robe mise toute de travers et le portefeuille dessous le bras » (p. 183) 2 , à voir ce principal qui, le soir venu « fait la ronde dans la cour avec une lanterne de voleur » (p. 199), à voir surtout ce 1 Étude parue pour la première fois dans la revue Marseille, n o 88 (1972). 2 Charles Sorel, Histoire comique de Francion, in Romanciers du XVII e siècle, éd. A. Adam, Paris, La Pléiade, 1958. Toutes nos citations renvoient à cette édition. Jean Serroy 64 pauvre Hortensius, jeune maître de chambre en butte aux moqueries et aux méchants tours de ses pensionnaires, ne se dirait-t-on pas au collège de Sarlande, avec ses élèves turbulents, son sinistre surveillant général, et le malheureux maître d’étude Daniel Eyssette, dit le Petit Chose ? On serait tenté de le croire. Car s’il est vrai qu’à plus de deux siècles de distance, de Sorel à Daudet, de Francion au Petit Chose, l’enseignement a pu changer, la vie de collège a gardé certains caractères immuables, dont il serait facile de s’apercevoir qu’aujourd’hui encore ils subsistent : l’Histoire comique de Francion est là pour nous prouver que la jeunesse n’est pas totalement une invention du XX e siècle, et qu’en fin de compte l’agitation est chez elle un élément de tradition, de même que ses pudeurs et sa cruauté, sa soif d’apprendre et son goût de la paresse, son visage d’ange et ses manières de démon. On chercherait en vain, dans la littérature romanesque du temps, un témoignage aussi précis et aussi complet sur la vie de collège au commencement du XVll e siècle que celui que nous offre le roman de Sorel. Manifestant, dans l’avis d’importance qu’il adresse à ses lecteurs, sa volonté « de représenter (les choses) aussi naïvement qu’il se peut faire » (p. 62), Sorel témoigne de cette exigence de naturel à la fois par un récit attentif aux réalités même les plus banales et par une langue qui s’interdit de ne pas appeler ces réalités par leur nom. Au demeurant, si l’on ne trouve pas dans la lecture de ces pages la retenue quelque peu larmoyante de la prose de Daudet, on y gagne en pittoresque et, serait-on tenté de dire, en réalisme, si le mot ne faisait confusion ou, pour le moins, anachronisme. Et, d’ailleurs, Sorel lui-même a tenu à nous prévenir : « Tout ce que je puis faire, c’est de (vous) dire que l’on sait bien que ceci n’est pas fait pour servir de méditations à une religieuse » (p. 1265). Méditons pourtant, et regardons vivre Francion dans son collège. Tout au plus nous faudra-t-il, après avoir recherché les réalités de cette vie de collège, juger exactement de l’intérêt documentaire de l’épisode en tenant compte de l’utilisation romanesque qui en est faite. Francion entre au collège à l’âge de 10 ans, où il est admis dans la cinquième classe, et en sort à 17 ans, aux vacations de son année de philosophie. On peut déduire le déroulement de cette scolarité d’indications éparses dans le texte 3 . Plus difficile est de la dater. On sait seulement, par 3 Francion dit en effet qu’il entre au collège en classe de 5 e (p. 170), qu’il se trouve en classe de seconde âgé d’environ 13 ans (p. 180), et qu’il quitte l’établissement après y avoir passé sept ans (p. 213). Cette dernière indication, s’ajoutant à l’affirmation que sa scolarité a été normale (« De cette classe, je passai les années suivantes à toutes les autres, et enfin achevai mon cours » p. 180), prouve que Francion a suivi le cycle complet : 5 e , 4 e , 3 e , 2 e , 1 ère et philosophie en deux ans. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 65 une variante de la seconde édition, que Francion achève ses études après 1610 : alors qu’il est dans les grandes classes, un gentilhomme lui rapporte en effet un mot du défunt roi Henri IV recevant le « recteur de l’Université avec les procureurs de la nation et ses autres suppôts » : « L’on lui vint dire : Sire, voilà votre fille l’Université qui s’en vient vous faire la Révérence : Mon Dieu, se dit-il, que ma fille est crottée » (p. 128). Si l’on retient l’hypothèse suggérée par Emile Roy et retenue comme probable par Antoine Adam, selon laquelle la scolarité de Francion recouvre plus ou moins celle de Sorel, on peut déterminer plus précisément la date du passage de Francion au collège et la fixer à 1609-1616 4 . Nous verrons dans un instant l’intérêt qui se dégage de cette localisation dans le temps, le lieu étant, lui, précisé par le roman, puisqu’une variante de la seconde édition nous apprend qu’il s’agit du collège de Lisieux. Le renseignement est d’importance. Le collège de Lisieux est en effet un de ces collèges parisiens qui non seulement reçoivent des élèves, mais qui leur offrent un enseignement complet. Dans la quarantaine de collèges qui dépendent de la Faculté des Arts au début du siècle, un quart seulement sont dans ce cas, et la distinction s’établit entre ces grands collèges, et les petits collèges, réduits au rôle d’internats 5 . Ce n’est pas le lieu de retracer ici l’organisation de l’ancienne Université de Paris. Il suffit de rappeler quel soin la Faculté des Arts attache à ces collèges qui sont en fait la pierre angulaire de tout l’édifice universitaire. Ce sont eux en effet qui forment les futurs maîtres ès-arts appelés à dispenser l’enseignement « secondaire » et eux aussi qui fournissent, avec leurs élèves, les futurs étudiants des trois autres Facultés de Théologie, de Décret, et de Médecine. On comprend dans ces conditions, que pour redonner à l’Université de Paris démantelée par les guerres civiles sinon tout son éclat, du moins la stabilité, la réforme de 1600 préconisée par Henri IV cherche à donner à ces collèges les statuts qui leur font défaut, et à y instaurer la discipline qu’ils ont perdue. Or le roman de Sorel nous renseigne sur le sort de cette réforme, dix ans après, et nous permet de nous faire une idée de son application, au même titre, par exemple, que cet « état du collège de Dormans dit de Beauvais » que dresse en 1615 son nouveau principal, Jean Grangier. Les multiples défauts et lacunes que les deux textes relèvent à la même date, dans deux grands collèges, traduisent bien 4 Sorel est né, en effet, plus vraisemblablement vers 1599 que vers 1602 : voir à ce propos A. Adam, op. cit., p. 1347. Sorel-Francion, entrant au collège à 10 ans, y entrerait donc en 1609. 5 Dès 1639, la distinction est effective. Il y a neuf grands collèges : collèges de Beauvais, du Cardinal Le Moine, d’Harcourt, des Grassins, de Lisieux, de la Marche, de Montaigu, de Navarre, du Plessis, auxquels s’ajoutera, à partir de 1648, le collège fondé par Mazarin. Jean Serroy 66 les difficultés des collèges de l’Université en ce commencement du siècle, et expliquent en partie l’attrait exercé par « l’autre » enseignement, celui des Jésuites, en leur collège de Clermont, où ils s’installent malgré l’opposition de l’Université le 15 février 1618. « Que ma fille est crottée », disait donc Henri IV de l’Université. Le roman de Sorel nous montre que la réforme de 1600 n’a pas été la grande toilette escomptée, mais plutôt une sorte de bain de boue, dont les effets thérapeutiques ne se font sentir que peu à peu. Ainsi du statut des maîtres. Ceux-ci dépendent du principal, dont la réforme de 1600 a renforcé l’autorité au sein du collège. Le principal est d’abord le lien du collège avec l’extérieur : c’est lui qui prend en charge les élèves, et en particulier les pensionnaires ; il est donc amené à recevoir parents, bienfaiteurs, amis, auxquels il s’efforce de donner la meilleure image possible de son établissement. C’est ainsi qu’on le voit dans le Francion tenir table ouverte et festoyer ses hôtes de viande, fruits, gâteaux et tartes (p. 173), ce qui constitue un véritable festin, en un lieu où l’ordinaire relève plus d’une économie de disette que d’abondance. Mais c’est surtout à l’intérieur du collège que s’exerce l’essentiel de la charge du principal : ayant droit total de regard sur la marche de son établissement, celui-ci y exerce une surveillance zélée, qui se traduit plaisamment dans le roman de Sorel par la ronde de nuit que le digne personnage effectue chaque soir, une lanterne de voleur à la main, à la façon d’un veilleur de nuit. Cette surveillance, à vrai dire, porte plus encore sur les maîtres que sur les élèves. Les collégiens de Lisieux jouissent en effet de la bienveillance de leur principal, qui les invite à venir souvent lui réciter des vers. Francion, pour sa part, juge que « le principal était un assez brave homme » (p. 173). Montaigne, déjà, avait su estimer les qualités de son principal au collège de Guyenne, puisqu’il voyait en lui « le plus grand principal de France » 6 . Il est vrai qu’il n’en va pas de même dans tous les collèges, que de nombreux différends s’élèvent en particulier entre des principaux et des boursiers : et quant au souvenir qu’un collégien peut garder d’un principal qu’il n’aimait pas, Cyrano et son Pédant joué nous montrent que Jean Grangier ne s’attirait pas, au collège de Beauvais, la sympathie de tous ses collégiens. Mais ce qui semble à peu près général, c’est le conflit latent qui règne entre le principal et les maîtres. Ces derniers supportent mal la dépendance où ils sont placés : la réforme de 1600 a en effet donné force de loi à l’ancien usage qui voulait que ce soient les principaux qui choisissent les maîtres ; et le même usage permettait au principal de renvoyer ses professeurs. Dès 1601, au collège de Lisieux, le principal Bauen s’était violemment opposé au 6 Montaigne, Essais, éd. A. Thibaudet, M. Rat, Paris, La Pléiade, 1962, p. 176. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 67 régent Gritton qui entendait dédoubler sa chaire de rhétorique, au mépris de la réforme de 1600. Et quelques années plus tard, en 1629, en ce même collège de Lisieux, le principal Gallot, succédant à Ruault, décidait de se débarrasser en bloc de ses régents : le tribunal du recteur lui donnait tort, uniquement parce qu’il ne leur avait pas adressé le préavis de 6 mois que l’usage avait institué 7 . Les régents, logeant au collège, devaient donc se soumettre à la surveillance du principal, tout comme Hortensius, le maître de chambre de Francion, que son principal trouve en état d’ivresse : seule la bienveillance de ce dernier, fermant les yeux sur cette orgie nocturne, évite des ennuis au bruyant sous-maître. Ce principal paternel, c’est peut-être Jean Gondouyn, dont un arrêt de 1610 nous apprend qu’il dirige à cette date le collège de Lisieux. Ce décret, signifié par Faugier, bedeau de la nation de France, à divers principaux et régents de collège, fait suite à une procédure devant le recteur et les députés de l’Université contre des régents de philosophie qui abandonnaient leur classe avant le 1er août. Pièce qui vient encore confirmer le désir d’indépendance des régents, et qui nous indique le nom des régents de philosophie du collège de Lisieux en 1610 : Guillaume Du Val et Nicolas Voinchel 8 . Ceux-ci sont donc peut-être certains de ces régents anonymes qui apparaissent dans le récit de Francion, et dont la fonction est double. Ils sont professeurs d’abord, attachés à une classe, dont ils assurent seuls l’enseignement. Comme il y avait en principe huit classes par collège, chaque collège avait donc huit régents. Le roman de Sorel confirme cette organisation : le jeune Francion, admis en cinquième classe après un examen de passage, se trouve sous la férule d’un « régent à l’aspect terrible » (p. 170) ; changeant de classe, il a chaque fois un nouveau régent, aucun d’ailleurs ne trouvant grâce à ses yeux, l’un étant « mal content au possible » (p. 179), l’autre « le plus grand âne qui jamais monta en chaire » (p. 183). A propos de ce dernier, Francion élargit ses réflexions à l’ensemble de la profession. Il reprend à son compte une affirmation largement attestée par ailleurs, et qui concerne l’origine modeste de ces régents : « Les précepteurs sont des gens qui viennent presque de la charrue à la chaire et sont un peu de temps cuistres, pendant lequel ils dérobent pour étudier quelques heures de celles qu’ils doivent au service de leurs maîtres. Tandis que leur morue est dessus le feu, ils consultent quelque peu leurs livres et se font à la fin passer maîtres ès-arts » (p. 184). La remarque de Francion, qui se plaint, qu’ « il n’y a plus que des barbares dans l’Université pour enseigner la jeunesse » (p. 7 Voir, sur cette affaire, Maxime Targe, Professeurs et Régents de collège dans l’ancienne Université de Paris, Paris, Hachette, 1902, p. 97. 8 Charles Jourdain, Histoire de l’Université de Paris au XVII e et XVIII e siècles, Paris, 1862, 1ère livraison, pièce justificative n. XXXII, p. 34. Jean Serroy 68 184), témoigne de la crise de personnel que doit supporter l’Université après les guerres de religion. Les régents sont pour la plupart d’anciens élèves du collège, pauvres boursiers qui arrivent, au besoin en devenant maîtres de chambre comme Hortensius, à cette maîtrise ès-arts, grade nécessaire pour enseigner dans un collège de l’Université. Peu rentable, la charge professorale n’attirait plus guère que ces jeunes gens de pauvre extraction, les parents plus fortunés préférant diriger leurs enfants dans la carrière du barreau, beaucoup plus profitable. Francion lui-même, dont le père, noble pourtant, n’avait que mépris pour les gens de robe, a été mis au collège dans ce but : « On me disait que l’on ne m’avait fait aller aux humanités qu’à dessein de m’envoyer après aux lois, et tâcher de m’avoir un office de conseiller au Parlement » (p. 212). Cette pauvreté des régents, la charge professorale ne fait que l’accentuer. La réforme de 1600 n’avait, en effet, rien prévu en matière de salaire pour les professeurs, et même avait interdit à ces derniers d’exiger une redevance de leurs élèves. On se contentait de tolérer l’ancien usage selon lequel les élèves eux-mêmes payaient leurs maîtres, mais en le limitant. L’article 32 des statuts de la Faculté des Arts fixait à 6 écus d’or par semestre pour l’enseignement, et à 1/ 2 écu par mois pour la pension, la redevance que chaque élève était invité à offrir librement à son maître. Ce qui correspond bien aux 10 écus d’or que Francion remet à son régent : aux 6 écus du semestre s’ajoutent 4 écus pour 8 mois de pension. Car Francion paie son maître avec quelque retard. La fête semestrielle du petit Lendit, traditionnellement réservée à la remise des dons, est en effet passée : son régent se venge d’ailleurs du retard en exerçant sur lui « à cette occasion, des rigueurs dont les autres étaient exempts et en (lui faisant) quand il pouvait de petits affronts sur ce sujet » (p. 179). Quoi qu’il en soit, Francion se conforme à la tradition en remettant ses écus « dans un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans » (p. 179). C’est dans l’écorce de ce citron que les élèves plaçaient leurs pièces. La pratique inaugurée par Francion, qui fait un trou dans le citron et y glisse ses écus, ne relève, elle, que de l’esprit farceur de son auteur. Il est à remarquer que ce salaire comporte également un impôt sur les chandelles. Les statuts de 1600 avaient en principe interdit cet impôt sur les fournitures : bancs, tables, chandelles. Les régents, comme le prouve le texte de Sorel, passaient outre à cette interdiction. On comprend pourquoi : ni le salaire ni l’impôt ne suffisaient à leur assurer des moyens décents d’existence. C’est pourquoi les principaux, qui détenaient le monopole des pensions, pouvaient céder à leurs régents le droit de prendre des pensionnaires, mais par pure tolérance : « Les régents qui tiennent un petit nombre de pensionnaires dans les collèges de Lisieux et de la Manche ne les ont que La vie de collège d’après le Francion de Sorel 69 par la permission du principal qui, ne les nourrissant pas, leur laissent ce petit moyen de subsister, et peuvent leur ôter ce pouvoir quand il leur plaira, ainsi qu’ils l’ont ôté à d’autres », note un registre de la bibliothèque de l’Université 9 . Les principaux louent pour cela à leurs maîtres des appartements à l’intérieur du collège, et Hortensius, spécialement médisant, nous dit Francion, « contre ceux qui tiraient la mouelle de sa bourse », se plaint que le principal lui loue ces chambres trop cher (p. 198). C’est en effet à un maître de collège que Francion a été confié. Les régents emploient, dans ce second aspect de leur fonction, des aides : ce sont les sous-maîtres de chambre, jeunes hommes pauvres, qui tiennent lieu à la fois de répétiteur et de surveillant, et s’occupent de la nourriture et des chambres. C’est dans cet emploi que s’illustre particulièrement Hortensius, aidé lui-même par un cuistre, valet de cuisine plus pauvre encore, qui vit en rognant la portion des pensionnaires et mérite ainsi, de la part des élèves à qui il coupe les vivres, le savoureux surnom de « ciseaux ». C’est donc la pauvreté qui constitue le lot commun du personnel, c’est elle qui apparaît comme la toile de fond de cette vie de collège. Il n’est pas jusqu’aux bâtiments eux-mêmes qui ne témoignent de cette misère : les murs se lézardent, et la chambre d’Hortensius est toute délabrée, « entourée de planches à demi déboîtées et couvertes d’un côté et d’autre de vieilles nattes » (p. 176). Il fait si froid que les écoliers doivent brûler « les ais de (leurs) études, la paille de (leur) lit, et (leurs) livres de thèmes » (p. 188). C’est, après les ravages des guerres civiles, un état de fait commun à la plupart des collèges. Euphormion, le héros du roman de Barclay paru en 1603, se promenant dans Paris, s’arrête « à un édifice antique, où entrant il tremble de peur que le portail, qui menaçait ruine, ne l’accable par sa chute » 10 . En 1615, Jean Grangier constate qu’au collège de Beauvais « il ne reste plus qu’à faire loger (les pensionnaires) sous les tuiles et vivre de vent » 11 . Et en 1631, au collège même de Lisieux, un rapport adressé au recteur signale que les bâtiments tombent en ruine. Au début du XVIII e siècle, dans ce même collège, les professeurs se plaindront encore qu’il n’y ait qu’une chambre qui soit carrelée et qui possède une cheminée. Logés à telle enseigne, les élèves ne sauraient trouver la vie facile. Les plus mal lotis sont naturellement les plus pauvres. C’est-à-dire les boursiers. Francion fait, lui, partie d’une catégorie légèrement plus favorisée : il est pensionnaire, confié par son père à un régent, et disposant en ville d’un 9 Bibliothèque de l’Université, rec. U, 132, in-4°, rapporté par M. Targe, op. cit., p. 208, note 1. 10 Jean Barclay, Les Aventures d’Euphormion, histoire satirique, trad. par l’abbé J. B. Drouet de Maupertuis, Anvers, 1711, 3 vol., T.1, p. 28. 11 Cité par M. Targe, op. cit., p. 47. Jean Serroy 70 correspondant, un avocat, qui l’invite parfois à dîner, lui fait répéter ses leçons, et le gratifie même quand il sait de quelques testons. Certains élèves, plus fortunés encore, entrent dans les bonnes grâces de leurs maîtres en leur apportant quelque cadeau de la part de leurs parents. C’est ainsi qu’Hortensius reçoit du père d’un élève un superbe pâté de lièvre. Les pâtés semblent d’ailleurs jouir tout spécialement de la faveur des maîtres de pension, puisqu’un régent de philosophie du collège de Beauvais, le sieur Guenon, envoie lui aussi un pâté de gibier à un maître de pension dont il veut obtenir les bonnes grâces. (On nous a affirmé qu’au lycée d’Ajaccio, où ce genre de coutume avait gardé jusqu’à un temps très récent toute sa vivacité, c’étaient aussi des pâtés que les parents apportaient le plus volontiers aux maîtres ! ). Francion reproche en tout cas à ses maîtres de n’être pas insensibles à ces dons en nature, ce qui va dans le sens d’une accusation grave portée contre certains maîtres dans le courant du siècle, et selon laquelle ils négligeraient les élèves pauvres, pour réserver leurs soins aux pensionnaires payants et aux externes. Francion confirme l’existence de ces élèves favoris, qu’il appelle « les mignons » du régent, et qui sont surtout des externes, appartenant en général aux classes aisées de la bourgeoisie parisienne. Les provinciaux, moins nombreux, viennent eux d’un peu partout, car le recrutement des élèves n’obéit plus guère à la vieille distinction entre nations. C’est ainsi que le Breton Francion a non seulement des amis normands, mais aussi picards, gascons. Ceux-ci regardent d’un œil envieux les externes, qui constituent leur principal lien avec l’extérieur - et surtout, parmi ces derniers, les « galoches », ces étudiants de passe-temps, qui traînent leurs galoches dans tous les collèges et dans toutes les rues de Paris. Si ces « galoches » ne sont plus tout à fait les mauvais sujets de jadis, il est sans doute abusif, comme le prétend Maxime Targe 12 , d’affirmer qu’ils ont disparu : le roman de Sorel atteste qu’ils existent encore, et pas seulement de nom, puisque ces grands drôles se distinguent par leurs mœurs dépravées. Ils sont coutumiers de la fréquentation des filles et capables de reconnaître au premier coup d’œil que la muse d’Hortensius, Frémonde, est, selon leur expression, « une bonne marchande... car ils voyaient à son encolure qu’elle était du métier » (p. 190). Nous touchons là, avec ce laisser-aller des mœurs, à un point particulièrement important, qui est celui de la discipline. On sait que, guidés par le souci de combattre les effets désastreux des guerres civiles, les réformateurs de 1600 rétablissent une stricte discipline dans les collèges : pour cela, ils isolent les collégiens, afin de les couper des influences pernicieuses de l’extérieur. La règle qu’ils édictent fait naturellement penser, 12 Ibid., p. 55. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 71 par son austérité, à la règle monastique. Le collège redevient ce monde clos, « demi-cloître et demi-prison », selon l’expression de Maxime Targe. La première impression de Francion arrivant au collège le confirme : « II m’était étrange d’avoir perdu la douce liberté » - demi-prison - « j’étais alors plus enfermé qu’un religieux dans son cloître » (p. 170) - et demicouvent. Il faut pour sortir un « exeat », et uniquement pour se rendre, les jours de fêtes, chez son correspondant. Les autres liens qui s’établissent avec l’extérieur sont naturellement clandestins : parfois une escapade avec un cuistre pour aller au cabaret (p. 1281), parfois quelque nourriture introduite en cachette par les externes (p. 178), parfois même, attaché à une corde, un panier qu’on passe par la fenêtre et où un pâtissier, prévenu du manège, dépose quelques gâteaux. Entreprise risquée, puisqu’Hortensius, placé en contrebas, intercepte les gâteaux et les mange (p. 175). On remarque l’importance prise par la nourriture pour de jeunes garçons qui ne mangent pas à leur faim, et dont l’esprit en vient à ne plus être préoccupé que de ce besoin physique - ce qui accentue encore la ressemblance avec un régime de prison. Francion est constamment en quête de nourriture : « Hé Dieu, se plaint-il, quelle piteuse chère au prix de celle que faisaient seulement les porchers de notre village » (p. 171). Dans ce monde clos et dur, les rigueurs de la discipline constituent un martyre supplémentaire pour les collégiens : Francion parle des « supplices » que lui font endurer ses maîtres, qu’il compare à des tyrans. Le régent « se promène toujours avec un fouet à la main » (p. 170) et pour punir Francion « lui déchiquette les fesses avec des verges plus profondément qu’un barbier ne déchiquette le dos d’un malade qu’il ventouse » (p. 188). Les mesures disciplinaires sont nombreuses et variées : ce peut être le honteux châtiment de la « salle », où l’écolier fautif est fouetté en public (pratique que les collèges anglais ont conservée jusqu’à une époque toute récente, d’ailleurs) : ce peuvent être des punitions collectives, lorsque le coupable ne se dénonce pas ; ce sont fréquemment des privations de nourriture ; c’est encore cette pratique du signe dont Antoine Adam a rétabli le sens, montrant qu’il s’agit d’un jeton que le maître donne au premier élève qui oublie de parler latin et prononce un mot de français : cet élève le passe au premier camarade coupable de la même faute, qui le passe à son tour à un autre élève, celui qui, en fin de journée, garde le signe subissant la punition. Nous ajouterons, pour apporter un argument à l’interprétation d’Antoine Adam, que cette curieuse pratique est restée en honneur bien au-delà du XVII e siècle, puisque nous en avons retrouvé la trace jusque dans les écoles alsaciennes du XX e siècle : on utilisait, après 1918, ce signe pour tout élève qui, négligeant de parler français, s’exprimait en allemand ou en alsacien. Jean Serroy 72 Cette discipline rigoureuse, qui renoue avec la dureté des collèges du commencement du XVI e siècle, semble aller à contre-courant de l’évolution vers un régime souple que certains historiens de la pédagogie croient avoir relevée entre 1540 et 1580 13 . Elle s’explique en tout cas par la volonté de lutter contre le relâchement qu’avaient entraîné les guerres de religion. Or il semble bien que, soit par réaction, soit par suite des mauvaises habitudes prises, une indiscipline tout aussi marquée répond, de la part des élèves, à ces traitements rigoureux. Dans ces premières années du siècle, les écoliers gardent toute leur turbulence : « Les nerfs de la discipline sont relâchés », note Jean Grangier à son arrivée au collège de Beauvais. De très nombreux arrêts sont rendus pour essayer de mettre un peu d’ordre dans les collèges, dont le moins curieux n’est pas celui de 1622, demandant à plusieurs principaux, dont celui du collège de Lisieux, d’exclure de leur établissement tous ceux qui ne sont pas « écoliers actuellement étudiants ». Ce laisser-aller se traduit par la vieille tradition estudiantine du chahut. « Tandis que le régent discourait, raconte Francion, les écoliers plaudèrent de leurs portefeuilles à l’accoutumée contre les bancs, et si fort qu’ils les pensèrent rompre » (p. 180). Les élèves que rencontre Euphormion, le personnage de Barclay, agissent de même, « faisant un si grand bruit qu’ils ne s’entendaient pas eux-mêmes... Le bruit recommençait de temps en temps, durant lequel le maître était obligé de se taire... Enfin, l’horloge sonna et dans l’instant cette jeunesse bruyante et indisciplinée se leva avec tant de fracas et de précipitation que peu s’en fallut qu’elle ne renversât le docteur et sa chaire 14 . » Les écoliers sont sales, à l’image d’un collège sans hygiène : « On nous fit asseoir à une table où il n’y avait rien que la nappe, blanche comme les torchons des écuelles : pour des serviettes, l’usage en était défendu » (p. 178). Le linge sale « traîne sur le plancher en un coin, selon la propreté des collèges » (p. 179). Et le débraillé vestimentaire traduit le relâchement des mœurs : « Delà, dit Francion, on me mettait au nombre de ceux que l’on nomme des pestes, et je courais la nuit dans la cour, avec le nerf de bœuf dans mes chausses pour assaillir ceux qui allaient aux lieux... J’avais la toque plate, le pourpoint sans boutons, attaché avec des épingles et des aiguillettes, la robe toute délabrée... et qui me parlait de propreté se déclarait mon ennemi... Je ne craignais non plus le fouet que si ma peau eût été de fer, et exerçais mille malices, comme de jeter sur ceux qui passent dans la rue du collège des pétards, des cornets pleins d’ordure et quelquefois des étrons volants » (p. 175). Au collège de Beauvais les écoliers de Jean 13 Voir à ce sujet P. Porteau, Montaigne et la vie pédagogique de son temps, Genève, Droz, 1937. 14 J. Barclay, op. cit., T.1, p. 28. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 73 Grangier jettent eux des pierres et de l’eau sur les passants. Parmi tous ces débordements, Francion - et c’est son honneur - échappe à un seul défaut, mais il constitue en cela une exception : « Presque tous les écoliers, dit-il, étaient adonnés à un vice dont de tout temps notre collège avait eu le renom d’être infecté. C’était que, pressés par leur jeune ardeur, ils avaient appris à se donner eux-mêmes quelques contentements sensuels. Quant à moi, je n’étais guère amoureux de ces plaisirs-là. » (p. 210) Les élèves trouvent dans ces multiples dérèglements un dérivatif à des études qui ne les intéressent pas. Il est symptomatique, à ce propos, que Francion ne parle guère de l’enseignement qui lui est donné, et que le texte de Sorel ne consacre qu’une place restreinte aux études elles-mêmes. Car, dit Francion, « c’est une chose apparente que de quelque naturel que soit un enfant, il aime toujours mieux le jeu que l’étude, ainsi que je faisais en ce temps-là » (p. 173). Et le jeune collégien reste indifférent à un enseignement qui ne semble guère soucieux de cette pédagogie de l’attrait, que réclamait déjà Rabelais. Francion souffre de l’ordonnance rigoureuse de l’emploi du temps : « J’étais obligé, dit-il, de me trouver au service divin, au repas et à la leçon à de certaines heures, car toutes choses étaient là compassées » (p. 170). La place laissée au loisir et au jeu est restreinte, et sur ce point les collèges du commencement du XVII e siècle sont encore assez proches de ceux du XVI e siècle. Les statuts de 1600 imposent 6 heures de classe par jour, à quoi s’ajoutent une heure supplémentaire de 10 à 11 h., une heure de 6 à 7 à partir de Pâques, une heure le dimanche après dîner, et des répétitions les lundis, mercredis et vendredis. Ce n’est guère qu’à partir de 1626 que cet emploi du temps se trouvera progressivement allégé. L’enseignement lui-même n’évolue que lentement. On voit bien se dessiner la ligne nouvelle tracée par le XVI e siècle : l’Antiquité est redécouverte dans sa beauté formelle ; on étudie Cicéron, Térence, Virgile. Les élèves forment leur style à l’imitation des grands auteurs anciens, et les exercices écrits commencent à se pratiquer. Mais à côté d’une composition en vers latins imités de Virgile, à côté d’un devoir écrit, que Francion nous signale, les disputes orales héritées du Moyen-Age - disputationes, concertationes - gardent tout leur prestige et occupent encore la majeure partie du temps. Le vainqueur de l’exercice reçoit le titre d’Imperator, selon le système d’émulation qui date de Quintilien. Les régents ont gardé les vieilles habitudes : « Ils lisent seulement les commentaires et les scoliastes des auteurs » (p. 184), note Francion, et ils utilisent toujours comme manuel le Despautère, en usage depuis le XV e siècle. Le goût de la beauté leur reste encore étranger : « On ne sait point là ce que c’est que de pureté de langage, ni de belles dictions, ni de sentences, ni d’histoires citées bien à propos, ni de similitudes bien rapportées. » (p. 184) Dans cet univers romain pédago- Jean Serroy 74 gique, où le latin établit une barrière supplémentaire avec le monde, le fait que la traditionnelle tragédie de collège composée par le régent le soit en français apparaît comme la nouveauté la plus digne d’être signalée. Francion, lui, rêve de chevalerie, de gorgiases infantes, de combats héroïques, et les aventures de Morgan le géant lui apparaissent, avec tout le prestige des livres interdits, comme le symbole d’une libération et d’une ouverture au monde qu’il appelle de tous ses vœux. Ainsi apparaît donc la vie de collège, dans ces années 1610, à travers l’expérience du jeune Francion. On y distingue sans peine une crise profonde de l’Université à cette date, démantelée par les guerres civiles, en proie à des luttes intestines, et qui, dans sa pauvreté, va devoir faire face à la concurrence d’un enseignement gratuit, celui des Jésuites. On y voit poindre aussi, derrière le poids des traditions et les rigueurs de la discipline, les caractères essentiels de ce que Georges Snyders appelle « la pédagogie traditionnelle » 15 . C’est-à-dire cette pédagogie de la contrainte, qui coupe le collégien du monde extérieur pour le soumettre à une surveillance constante ; cette pédagogie qui sera la règle non seulement dans les collèges de l’Université mais aussi chez les Jésuites, tout au long du siècle. Inutile de chercher, dans le récit de Francion, les caractères positifs de cet enseignement qui se veut aussi une éducation, et qui n’isole l’élève que dans le but de le former. Sorel laisse aux historiens de la pédagogie le soin de dégager les éventuelles vertus d’un système que, pour sa part, il se contente de dénoncer. Mais cette dénonciation relève peut-être moins de la pensée d’un pédagogue que des préoccupations d’un romancier. C’est qu’il faut, en effet, tenir compte de ce que le récit de Francion s’insère dans un contexte romanesque ; et c’est sur deux remarques touchant à cette création romanesque que nous voudrions conclure. Il apparaît d’abord que la réalité vécue s’enrichit, dans le roman, d’apports littéraires qui ne sont pas à négliger. L’épisode de Francion au collège s’apparente à une tradition picaresque. Tout picaro est initié a la dureté du monde par les soins d’un maître qui lui ouvre les yeux : il y a, dans la découverte que Francion fait au collège de la noirceur du monde, beaucoup de cette désillusion picaresque. Ainsi s’explique pour une part le souci constant qui le hante, et qui est bien celui du héros picaresque : manger. A cet égard, quel plus beau symbole de la réalité picaresque que ces petits pains qu’achète Francion ? Une fois rompue leur croûte appétissante, ils se révèlent vides à l’intérieur ; ils ne sont que vent, bise, et les écoliers, pour cela, les appellent « bisées ». Et le fourbe Hortensius qui 15 Georges Snyders, La Pédagogie en France aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, PUF, 1964, Livre Premier, p. 27. Voir aussi sur l’Université et les Jésuites, p. 32. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 75 dérobe sa nourriture à son élève, c’est aussi l’héritier du maître aveugle de Lazarillo, qui agit de même avec son disciple. Dans les deux cas d’ailleurs, l’initiation se termine lorsque l’élève rend à son maître la monnaie de sa pièce et se découvre plus rusé que lui : Lazarillo envoie son aveugle se fracasser la tête contre un pilier de pierre, et Francion ridiculise Hortensius en lui montant, avec Frémonde, la comédie de l’amour. Avec Hortensius, on touche à une autre influence littéraire : celle de la comédie. Dans le roman, en effet, le maître de chambre perd peu à peu sa qualification professionnelle ; il tend à se confondre avec les régents, puisqu’on le voit à son tour employer un sous-maître (p. 203), et même faire office de régent dans quelques classes (p. 206). Il incarne ainsi peu à peu l’ensemble du personnel enseignant, jusqu’à envahir totalement le texte de ses exploits. A mesure qu’il occupe ainsi le devant de la scène, son personnage social cède la place au type caricatural. Du sous-maître du collège de Lisieux, on passe au pédant de la Commedia erudita, un pédant qui, par sa vanité, ses aventures amoureuses et sa propension à être dupé, tient aussi du Docteur de la Commedia dell’arte et du sot de la farce médiévale 16 . D’ailleurs, Hortensius incarne à ce point le pédant qu’il devient, après Sorel, un héros éponyme, qui donne son nom aux multiples avatars du type. Et lorsque Le Métel d’Ouville, dans L’Elite des contes, reprend cette tradition du pédant joué, il écrit une histoire racontant « les plaisantes extravagances que fit un pédant nommé Hortensius et les fourbes qu’on lui joua » 17 . Le récit de Francion se termine ainsi en joyeuse comédie : le collège n’y sert plus que de décor. Et la vie qu’on y mène, décrite d’abord comme un enfer, devient le riant paradis de la farce et du bon tour. Face noire du monde picaresque, face blanche de la fantaisie comique : il y a bien là deux idéalisations littéraires. La vérité de la vie de collège étant plutôt à rechercher dans la grisaille des jours, et dans ces « petites choses » sans importance que Francion ne veut même pas raconter, car elles « ne feraient, dit-il, qu’importuner vos oreilles » (p. 180). 16 Cyrano fera de même avec son personnage de Granger, caricature de Jean Grangier, principal du collège de Beauvais, dans sa comédie Le Pédant joué (1646). On peut rappeler d’autre part que Cyrano a connu lui aussi le collège de Lisieux, où il logea en 1641 comme étudiant ou comme surveillant. 17 Le Métel d’Ouville, L’Elite des Contes du sieur d’Ouville, réimprimée sur l’édition de Rouen, 1680, avec une préface et des notes par G. Brunet, Paris, Jouanot, Librairie des Bibliophiles, 1883, T. 2, p. 255. Le texte commence ainsi : « Dans Paris demeurait un certain pédant nommé Hortensius, régent du collège de Lisieux… lequel avait la réputation d’être le plus extravagant et le plus plaisant fol de la ville, s’imaginant que toutes les femmes et les filles étaient amoureuses de lui… ». Jean Serroy 76 Enfin il conviendrait de ne pas oublier la valeur symbolique que prend l’épisode dans le contexte du roman. Nous dirions volontiers que le Francion n’est pas un roman d’éducation, un Bildungsroman, mais un roman d’émancipation. La vie de collège représente pour Francion un univers autoritaire, le premier lieu où s’exercent les forces de contrainte qui pèsent sur l’individu. S’il souffre plus qu’un autre de la rigueur de ce monde clos et oppressif, c’est qu’il y découvre, dans son expérience d’abord, dans son souvenir ensuite, le visage d’une société où les lois du monde triomphent des lois naturelles. On comprend pourquoi, en libertin qu’il est, il s’empresse, sitôt sorti du collège, de tout désapprendre de ce qu’on lui a enseigné, « pour s’étudier à savoir la raison naturelle de toutes choses », et pour pouvoir à son tour apprendre aux hommes cette « philosophie » qui les fera « vivre comme des Dieux » (p. 244). L’indiscipline de Francion apparaît ainsi comme un premier effort pour briser les interdits et atteindre à la liberté individuelle : la crise de l’Université couvre ici une crise des valeurs. Et si Francion termine le récit de ses aventures scolastiques en demandant des collèges mixtes, ce n’est pas par souci pédagogique, mais pour que garçons et filles puissent ensemble, en toute liberté de mœurs, se livrer au plaisir naturel : « afin, dit-il, qu’ils éteignent leur flamme par une eau la plus douce de toutes, et que désormais ils s’abstiennent de pécher » (p. 210). Lui qui a appris à ses dépens « que toutes les paroles qui expriment les malheurs qui arrivent aux écoliers se commencent avec un P, car il y a pédant, peine, peur, punition, prison, pauvreté, petite portion, poux, puces et punaises » (p. 171), il veut désormais apprendre aux hommes que Francion, cela rime avec invention, imagination, émancipation et libération. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Génétique et réception: l’exemple des Lettres de Madame de Sévigné 1 FRITZ NIES Bien souvent, le texte littéraire n’est point fixé à partir du moment où en paraît la première version imprimée. Car la publication n’est point un acte unique de « mise à la disposition anonyme », du « passage presque brutal du secret de la création à la lumière anonyme de la place publique » 2 . Pour retracer le processus complexe de la genèse du recueil de lettres sévignéennes que nous possédons, je passerai en revue les éditions les plus importantes quant aux avatars textuels, de Bussy-Rabutin à Roger Duchêne, dans les années 1970 3 . Mais auparavant arrêtons-nous un instant, pour faire comprendre les raisons de ces avatars, à la genèse et la réception des lettres manuscrites. La Marquise savait, en écrivant, que ses lettres n’étaient presque jamais réservées aux seuls destinataires, mais qu’elles seraient lues en commun, copiées ou passées de main en main à l’intérieur d’un cercle relativement homogène : celui de la haute aristocratie et de ses intimes 4 . Est-ce qu’elle faisait elle-même des copies de ses envois ? Nous n’en savons rien. Toujours est-il que des semaines voire des mois plus tard, l’épistolière se souvient encore des détails de ses lettres antérieures 5 . Elle sait aussi que la plupart de ces lettres ne seront lues dans leur intégralité que par les destinataires, que 1 Étude parue pour la première fois dans Cahiers d’Histoire des Littératures romanes, 28, 2004, pp. 25-31. 2 Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, troisième éd. Paris, PUF, 1964, p. 57sq. 3 Madame de Sévigné, Correspondance, nouvelle édition établie par R. Duchêne, Paris, Gallimard, 1972-1978. 4 Voir, aussi pour tout ce qui suit : Fritz Nies, Les lettres de Madame de Sévigné. Conventions du genre et sociologie des publics, Paris, H. Champion, 2001 [éd. allemande : Gattungspoetik und Publikumsstruktur. Zur Geschichte der Sévignébriefe, München, Fink, 1972], première partie. 5 Voir par exemple la lettre du 31 mai 1671. Fritz Nies 78 ceux-ci ne porteront à la connaissance de chaque non-correspondant, de chaque groupe que « ce qui convient » : une part de la lettre, des endroits brillants qui ne seront pas les mêmes pour tous 6 . Il n’en est pas moins vrai que l’épistolière avait des préoccupations esthétiques, voulait faire impression sur le correspondant comme sur son premier public : amis, proches, égaux par le rang. Le mode de diffusion esquissé justifiait et conditionnait les traits de l’esthétique sévignéenne, proche de celle de sa caste. C’était une esthétique de la « négligence » voulue voire calculée, d’une élégance sans contrainte. On sait que l’épistolière prétend écrire « au courant de la plume » ou « à bride abattue » 7 . Mais nous ne savons pas si en réalité les textes conservés étaient une mise au net précédée d’un brouillon. Que signifie, quant à sa propre pratique, le conseil donné à sa fille que celle-ci ne devrait pas expédier ses lettres tout de suite mais d’abord les montrer à des amis pour les faire corriger ? A la différence de bien des lettres familières de son temps, les autographes connus de Mme de Sévigné ne comportent ni pâté ni gribouillage, une écriture régulière et seulement çà et là, quelques petites biffures ou ajouts - signes d’une concentration et d’une application bien audessus de la moyenne. Quoi qu’il en soit : la négligence devenue attitude se manifestait dans le domaine stylistique (néologismes, tours « bas » et familiers, etc.) aussi bien que dans celui de la composition : les lettres sévignéennes n’étaient pas conçues comme un tout cohérent d’éléments constitutifs s’agençant parfaitement. C’était un assemblage de petites unités distinctes pouvant produire leur effet sous forme de fragment, un « beau désordre » plein de digressions et de répétitions. Mais l’esthétique de la Marquise visait aussi au divertissement de ses récepteurs, par la nouveauté du style, le badinage, maintes anecdotes et nouvelles qu’elle qualifiait volontiers de « bagatelles ». * * * Ceci dit, venons-en aux versions imprimées de sa correspondance. Nous verrons que, depuis trois siècles, les éditeurs se sont efforcés d’en transformer le texte, une fois issu du groupe des premiers récepteurs, selon les attentes de publics nouveaux 8 . Pendant un siècle et demi, beaucoup de ces transformations avaient leur origine dans les postulats d’unité, de pureté et du respect des règles. Cette mise en conformité commence avec Bussy- Rabutin qui insère, en 1696 et 1697, les lettres reçues de sa cousine dans ses 6 Voir les lettres du 22 janv. 1672 et du 24 mai 1676. 7 Voir la lettre du 11 déc. 1664 et passim. 8 Voir, aussi pour ce qui suit, Nies 2001 (note 3), I.1.3, I.2.3 et II. Génétique et réception: l’exemple des Lettres de Madame de Sévigné 79 Mémoires et une édition de ses propres Lettres. Bien que les autographes de ce lot de lettres ne soient plus connus, on peut déduire ses modifications par exemple d’une statistique d’expressions attestées pour la première fois dans les lettres sévignéennes. En bonne partie, ce sont des emprunts aux registres linguistiques « inférieurs ». Leur emploi passait à l’époque pour une négligence, tolérée seulement vis-à-vis des correspondants intimes. On supposerait donc bien forte la densité de telles expressions dans l’échange avec le parent proche et ami de jeunesse. Or ce n’est point le cas. Même constat pour les expressions hapaxiques et des attestations manquantes dans les dictionnaires. Dans l’ensemble, le degré d’innovation lexicale des lettres sévignéennes varie, lui aussi, proportionnellement à la familiarité avec les correspondants. On supposerait donc, dans la correspondance entre cousin et cousine, un pourcentage de néologismes nettement plus élevé que dans les lettres autographes aux Guitaut. Mais tout au contraire, on trouve quatre fois plus d’hapax dans la correspondance avec les voisins bourguignons que dans celle avec Bussy. Je ne vois qu’une seule explication à ce phénomène : Bussy supprimait, dans les lettres qui lui étaient adressées, conformément à l’optique du public de l’imprimé et à un classicisme hostile à la nouveauté, les éléments linguistiques présentant de fortes marques d’innovation, comme il l’avait fait pour la majeure partie des expressions familières et inférieures. Bussy était sûr d’ailleurs que la Marquise aurait donné son assentiment à des modifications dont elle prenait en partie connaissance sans faire de commentaire. Car dès 1681 elle avait écrit à son cousin « s’il vous prend fantaisie un jour de publier mes lettres, je vous prie de les corriger ». C’étaient là des retouches qui, pour elle aussi, se justifiaient pleinement par la conviction de son époque qu’un autre public, en l’occurrence celui de l’imprimé, peut réclamer un autre style épistolaire. * * * La deuxième grande étape dans l’histoire des transformations est marquée par les éditions de 1725 et 1726 de lettres destinées à Mme de Grignan. Ici encore, les éditeurs gomment nombre d’expressions censées appartenir aux registres de langue inférieurs, comme « rentré de pique noire » ou « putain ». Lorsque l’épistolière avait écrit, au sujet d’un maréchal de France, qu’il était « un peu oppressé » par l’ennemi et qu’il « ne saurait se désopiler », l’éditeur substitue à cette métaphore crue un fade « se dégager » - et détruit du coup l’effet comique de cette badinerie. Il escamote de même une bonne partie des répétitions insouciantes de Mme de Sévigné. Et aussi innocente que la question « Pensez-vous que je ne baise point ... vos belles joues et votre belle gorge » ait pu paraître au cercle initial des récepteurs, l’éditeur la supprime comme inconvenante. Pour légitimer le choix parmi Fritz Nies 80 les lettres qu’ils proposent au public, les éditeurs des années 1720 n’insistent, ni sur leurs qualités stylistiques, ni sur le côté divertissant, mais soulignent le caractère historique des textes 9 . Trente ans après la mort de l’épistolière, ils sont les premiers à vanter les « anecdotes curieuses » d’une correspondance qui renseignerait à merveille sur « l’histoire secrète » de son époque. Car si le public initial avait été tout à fait insensible à ces valeurs, l’intérêt d’une nouvelle génération de récepteurs pour le Grand Siècle, dont la grande majorité appartenait à la bourgeoisie, avait évolué. Désormais, on montrait un goût de plus en plus vif pour l’anecdotique, pour le petit fait jusque-là dédaigné par les historiographes, ce qui ne retenait pas les éditeurs de supprimer digressions courtes et pages entières pour organiser le texte selon cette fameuse unité dont les partisans du classicisme déduisent volontiers la qualité littéraire d’une œuvre. Il suffira, pour exemplifier cet aspect, de comparer quelques variantes : ainsi dans la célèbre « lettre des chevaliers », l’édition de Rouen supprime des nouvelles de la cour et des informations sur les visites et la santé de l’abbé Têtu. L’édition de La Haye élimine en outre réflexions et remarques de l’épistolière sur la nouvelle compagnie que commande son petit-fils, sur son propre mode d’écriture, sur le destin du roi d’Angleterre, etc. * * * Suit la troisième étape, celle des éditions du chevalier Perrin des années 1730. Leur éditeur recommencera de plus belle le travail d’amputation de ses prédécesseurs, raccourcira encore la « lettre des chevaliers », supprimera ailleurs des dizaines de passages jugés hétérogènes, de répétitions estimées fastidieuses, d’expressions regardées comme malséantes, ainsi « il se décrotte » ou « mettre une fille sur le rempart ». Dans le serment pathétique : je vivrai pour vous aimer, et j’abandonne ma vie à cette occupation, et à toute la joie et à toute la douleur, à tous les agréments et à toutes les mortelles inquiétudes, et enfin à tous les sentiments que cette passion me pourra donner. Perrin aplanira les aspérités de la double antithèse en une simplicité de bon ton. Il éliminera une expression de désespoir qui aurait déplu à la pieuse Mme de Simiane dont il était le mandataire. Et il supprimera quantité de passages qui avaient évoqué l’omnipotence de l’argent. La raison en était sans doute son sentiment de l’incongruité de tels passages dans une correspondance d’aristocrates. Mais ce qui donne son poids exceptionnel à cette édition me semble un facteur purement quantitatif. Perrin se refuse à insérer dans son recueil les 9 Voir, aussi pour ce qui suit, ib. II.1.1. Génétique et réception: l’exemple des Lettres de Madame de Sévigné 81 lettres adressées à Bussy-Rabutin et publiées par lui, lettres que seul un amateur averti était à même de détecter sous le nom de ce dernier. En même temps Perrin multiplie le nombre des lettres connues dont Mme de Grignan était la destinataire. Ainsi ses six volumes sont à l’origine de la légende d’une Mme de Sévigné ne communiquant qu’avec sa fille, ne vivant que pour elle et ses petits-enfants. Or cette légende de la mère et grandmère adorable était faite pour plaire au nouveau public, bourgeois dans sa grande majorité. Car l’institution de la famille, au sens restreint de ce mot, et l’image de la mère qui en est la gardienne désintéressée, régissaient le processus d’auto-idéalisation de la classe montante. * * * Je saute quelques éditions du XVIII e siècle, de moindre importance. La prochaine étape dans l’histoire du texte est marquée par les grandes éditions collectives de la deuxième moitié du XIX e siècle. Parmi elles, celle de Charles Capmas, en 1876, jouera un rôle-clef. Cette édition s’appuie sur un recueil retrouvé de copies des lettres à Mme de Grignan, copies bien plus fidèles que l’édition Perrin. En gros toutes les grandes éditions ultérieures, jusqu’à celles de Gérard-Gailly et de Duchêne, ne sont rien d’autre, quant au texte même, que les résultats de relectures critiques du manuscrit Capmas. Heureusement, ce manuscrit fut découvert à une époque convertie à la critique des textes et au culte de l’original - culte qui manquait totalement au siècle précédent. La nouvelle fidélité à l’original étant plus forte que la volonté de ménager l’un ou l’autre groupe de lecteurs potentiels, on restituera force détails susceptibles d’intéresser de nouveaux publics. En reconstituant des expressions « négligées » autrefois stigmatisées, on intensifiera l’attention favorable des linguistes. On rétablira surtout une foule de « petits détails domestiques » et de bagatelles de la vie quotidienne. Revenons, à ce sujet, à la fameuse « lettre des chevaliers ». On y retrouvera, après deux siècles, les explications détaillées sur une robe et un bonnet de Pauline, une plaisanterie sur le beau-fils amoureux, des salutations à Marie-Blanche, des mots de louange sur les efforts pédagogiques du chevalier de Grignan, une indication sur le temps très froid. Dans d’autres lettres, on verra enfin mentionnés scandales et maladies, mariages et naissances, procès, promenades et même la menace d’effondrement d’une cheminée à l’Hôtel Carnavalet. C’est ainsi que vers la fin du XIX e siècle, on sera à même de découvrir la valeur documentaire de détails, jadis purement divertissants, pour l’histoire de la civilisation. Dorénavant les représentants de diverses branches de l’histoire ne cesseront de passer au peigne fin les informations sur la vie quotidienne au temps de la Marquise. Citons quelques-uns des aspects de cette exploitation : renseignements concernant l’histoire de la médecine, Fritz Nies 82 l’histoire régionale, l’histoire des postes et des transports, l’histoire littéraire et militaire, la musicologie, l’histoire des jeux de hasard, des vêtements et de la mode, des bijoux, des divers plaisirs gustatifs. Dorénavant il n’y aura pas que ces détails, renforçant l’illusion d’une aisance insouciante, typiques des anciennes éditions soucieuses de ménager une classe de plus en plus vulnérable. Les éditions récentes font voir au contraire l’appauvrissement catastrophique de la noblesse d’épée qui se fait jour surtout dans les lettres à Mme de Grignan. * * * Pourtant on aurait tort de voir l’histoire de la correspondance sévignéenne imprimée dans la perspective d’un enrichissement progressif du corpus et d’une précision croissante dans la reconstitution du texte original. Car vers le milieu du XVIII e siècle les lecteurs commencent à se plaindre qu’il est difficile d’aller jusqu’au bout « de 10 vol. de lettres », à réclamer un « choix » au sein des éditions qui ne cessent d’augmenter. Sans tarder, les éditeurs répondent à ce souhait, et dès la fin du siècle, ce sont ces éditions partielles qui représentent de loin le groupe le plus nombreux 10 . Cette tendance aux petites éditions se renforcera encore aux siècles suivants. Pour le seul XIX e , on en compte une centaine, et ce seront les anthologies en un volume qui atteigneront aussi le plus grand nombre de réimpressions. Bref - à ce mode de diffusion énormément sélectif échoit un rôle bien plus déterminant pour la correspondance sévignéenne que pour l’œuvre d’autres écrivains de l’époque. Moins encore que pour les premières grandes éditions, les éditeurs des anthologies se montrent réticents à transformer le texte. Durant les années trente du XIX e siècle encore, ils sont tout fiers de souligner qu’ils ont ôté les « expressions trop libres et qui blessaient les oreilles délicates ». Eux aussi, ils mutilent les lettres par souci d’unité de composition. Et dans un florilège destiné à la jeunesse, en 1835, l’éditrice dit : « Parmi toutes les nombreuses éditions qui ont paru à ce jour, il en existe à peine une seule dont les mères chrétiennes veuillent se permettre la lecture, et encore moins la permettre à leurs filles » ; pour ajouter fièrement qu’elle-même a tout éliminé de ce qui pourrait blesser la sensibilité d’une âme jeune et chaste. Or ces mutilations sont grosses de conséquences : les morceaux de bravoure des anthologies, pour leur plupart identiques aux lettres les plus tronquées, ont déterminé, depuis plus de deux siècles, l’image de Mme de Sévigné dans les yeux de la foule des lecteurs. Mentionnons-en seulement quelques exemples : les lettres universellement connues sur la mort de Turenne, sur 10 Voir, aussi pour ce qui suit, ib. p. 178 et surtout ib. II. 2. Génétique et réception: l’exemple des Lettres de Madame de Sévigné 83 les exécutions de la Brinvilliers ou de la Voisin, sur le mariage manqué de la Grande Mademoiselle. Dans leur écrasante majorité, les anthologies mettent en valeur quatre aspects des lettres sévignéennes : leur qualité de « modèle achevé » dans l’art épistolaire ; leur valeur de témoignage sur le Grand Siècle de l’histoire nationale ; l’image d’une Mme de Sévigné grande chrétienne et « grand penseur » ; enfin un reflet de la meilleure des mères, aux vertus bourgeoises. C’est que ces anthologies, dès le XVIII e siècle, mais surtout aux siècles suivants, ont pour but principal de servir à l’instruction de la jeunesse. Immédiatement après l’instauration des lycées, les commissaires du gouvernement prescrivèrent aux écoliers un choix de lettres de la Marquise. Depuis la Restauration, ils étaient suivis par les congrégations religieuses qui pourtant avaient des objectifs pédagogiques foncièrement différents. Et de la Troisième à la Cinquième République, l’enseignement laïque ne cessera pas de modeler, une fois de plus, la correspondance célèbre d’après ses idées à lui. * * * Concluons : Tout au long de trois siècles, la raison profonde des avatars qu’a connus la correspondance sévignéenne était une qualité typique du genre à l’époque de la Marquise. La lettre familière « à la Sévigné » permet de changer facilement des détails et de détacher des morceaux de dimension modeste de l’intégralité soit d’une lettre, soit de l’ensemble de l’œuvre. Sa malléabilité - infiniment plus grande que celle d’une tragédie classique ou d’un sonnet - pourrait bien être une des racines de l’inépuisable vitalité de cette correspondance au texte mouvant. Cette prédisposition, largement exploitée d’abord par les destinataires, puis par les éditeurs, a eu pour effet qu’une partie infime des lecteurs seulement a connu l’ensemble des lettres conservées. Ce manque de contrôle a ouvert un grand espace pour la simplification, la transformation inconsciente, les retouches intentionnelles. Contemporains et éditeurs sont tombés sur des textes qui souvent étaient tout autre chose que des originaux, et ils les ont maniés à leur tour selon leurs propres prédispositions et l’idée qu’ils se faisaient des récepteurs ciblés. Somme toute : il y a des textes et des ensembles de textes dont la genèse n’est terminée ni à la première publication ni à la mort de leur auteur. Il y en a même dont cette genèse n’arrivera peut-être jamais à une fin définitive. Car il n’est point exclu qu’on trouvera peu à peu, dans un avenir incertain, autographes perdus ou copies divergentes de centaines de lettres sé- Fritz Nies 84 vignéennes 11 , sans parler d’éditions et de tirages inconnus 12 . Et une conclusion plus générale s’impose : on ne peut pas séparer l’histoire de la genèse d’un texte littéraire de l’histoire de sa réception. Car genèse et réception s’influencent et se déterminent alternativement et réciproquement. 11 Nous sommes renseignés sur l’existence d’environ 600 lettres sévignéennes aujourd’hui perdues, adressées à quelques 120 destinataires différents. 12 Dans ce domaine, les annonces d’antiquaires sur Internet et les catalogues électroniques des grandes bibliothèques ouvrent depuis peu des perspectives de recherche tout à fait surprenantes : Les bibliothèques publiques allemandes possèdent à elles seules des exemplaires de treize éditions/ tirages du XVIII e siècle que je n’avais pas encore répertoriés dans l’édition originale de mon livre précité. PFSCL XXXVI, 70 (2009) La joie des dénouements chez Molière 1 C HARLES M AZOUER A la mémoire de Roger Duchêne, salué pour la dernière fois lors de la rencontre où fut prononcé ce texte. « D’accord. Allons jouir de l’allégresse que cet heureux jour nous présente », proclame le seigneur Anselme à la fin de L’Avare, en invitant les autres personnages à quitter la scène pour partager et célébrer la joie commune. L’affaire est entendue depuis qu’on a fait la théorie du genre comique : comme l’écrit en son vieux français Jacques Peletier du Mans 2 , « en la Comédie, les choses ont joyeuse issue ». C’est-à-dire que les personnages accèdent à ce sentiment qui naît de la jouissance du bien qu’ils ont acquis, à cette plénitude, à cet accord avec soi et avec les autres ; c’est-à-dire aussi que la même joie - la même « agréable émotion de l’âme », pour parler comme Descartes 3 - envahit les spectateurs de la comédie, les laissant satisfaits et euphoriques. Or, cette joie bonne des dénouements - on le sait dès longtemps - n’a rien d’universel dans le théâtre de Molière ; elle est même passablement problématique. Il vaut la peine d’examiner d’un peu près la question en évitant tout a priori sur la gaîté ou sur la mélancolie prétendues du dramaturge. Je propose une progression en trois étapes : pour rappeler d’abord comment Molière, fidèle à la loi du dénouement comique, mène un certain nombre de ses personnages au bonheur et ses spectateurs à la satisfaction détendue et heureuse ; pour insister ensuite sur l’amertume qui marque le 1 Etude parue dans Molière et la fête, Actes du colloque international de Pézenas (7- 8 juin 2001) publiés par la Ville de Pézenas, sous la direction de Jean Emelina, 2003, pp. 201-217. Reproduite avec l’aimable autorisation des organisateurs du colloque. 2 Art poétique de 1555, Second Livre, chap. VII. 3 Les Passions de l’âme de 1649, art. 91. Charles Mazouer 86 climat de nombre de dénouements ; enfin, en un ultime renversement, pour montrer selon quel dessein, en empruntant quelles voies et à quel prix Molière a décidé de faire triompher la joie dans ses dénouements. *** Dans la physique ou, si l’on veut, dans la mécanique de la dramaturgie comique, le dénouement est attendu et espéré ; après le trouble, les conflits, l’embrouillement, l’erreur qui constituent le nœud, il apporte la paix, la stabilité, la clarté, la lumière. « Hé quoi ? toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des combustions, des altercations éternelles 4 . » C’est le Docteur burlesque de la première farce de Molière qui se plaint ainsi. On le rassure aussitôt : « Ce n’est rien, Monsieur le Docteur ; tout le monde est d’accord ». Le dénouement est le lieu de l’accord final et en donne la satisfaction. Les désirs contrariés pour atteindre leur objet, les volontés opposées trouvent un équilibre acceptable, les oppositions et les obstacles - qu’ils soient extérieurs ou intérieurs - sont supprimés et levés, les fâcheux éliminés. Bref, la joie est rendue possible, et pour les héros heureux, et pour les spectateurs qui craignent pour eux en espérant leur bonheur. Mécaniquement, le dénouement est là pour libérer la joie. Le dénouement joyeux est-il traditionnellement constitué par un mariage ? Molière se plie à cette tradition, du moins dans un grand nombre de ses comédies, et même si le dénouement et la joie revêtent une autre portée, bien au-delà des mariages réussis. En pleine conscience ou non, de bon gré ou forcés par quelque tromperie, les pères, mères et autres tuteurs finissent par accorder ce qu’ils refusaient et par consentir à l’amour librement né dans le cœur des jeunes gens. Du Médecin volant au Malade imaginaire, de nombreux dénouements célèbrent, avec une allégresse variable, ce genre de bonheur. Joie claire à la fin du Médecin volant, puisque le père pardonne, se dit « heureusement trompé » et entraîne lui-même la compagnie aux noces 5 . Joie moins nette à la fin de L’École des maris, puisque la colère du tuteur berné reste à apaiser 6 . Il faudra d’ailleurs revenir sur la défaite des opposants que la musique et la danse font quelque peu oublier dans des comédies-ballets comme L’Amour médecin ou Le Sicilien. Mais une grande comédie bourgeoise comme L’Avare, avec son dénouement romanesque, propose une fin doublement ou triplement heureuse : la reconnaissance permet à un frère de retrouver sa sœur, à un père de retrouver ses enfants, et favorise l’acceptation d’Harpagon, qui a été soumis à un chantage et qui 4 La Jalousie du Barbouillé, scène 13 et dernière. 5 Le Médecin volant, scène dernière. 6 L’Ecole des maris, III, 9, v. 1112. La joie des dénouements chez Molière 87 dit sa joie de pouvoir récupérer sa cassette, tandis qu’Anselme entraîne tout le reste de la compagnie chez sa femme retrouvée, pour lui faire partager la joie commune 7 . Notons au passage que l’obstacle au mariage peut être intérieur et résider dans l’un des partenaires ; l’obstacle surmonté les rend à une joie plus retenue mais sans doute plus profonde. Pardonné par une Elvire pleine d’indulgence et de pitié de son irrépressible et blessante jalousie, Dom Garcie s’adresse au Ciel : « Rends capable mon cœur de supporter sa joie 8 ! ». L’aveu si tardif et pas encore total par la Princesse d’Élide de son amour pour Euryale entraîne néanmoins déjà « l’allégresse publique », donnée à voir et à entendre par les chants et les danses d’un chœur de pasteurs et de bergères 9 . Assurément, la joie d’un mariage peut être liée à une autre satisfaction, laquelle permet souvent l’accord au mariage : je veux parler du désabusement, du passage de l’erreur, volontaire ou non, à la juste considération de la réalité ; ce retour au vrai, qui libère les personnages et débloque l’intrigue, est porteur d’une joie bénéfique autant pour les acteurs de la fiction que pour les spectateurs. Dans Le Dépit amoureux, les amants sont abusés par le déguisement d’Ascagne, fille sous l’habit d’homme ; la révélation de ce travestissement va acheminer chacun à la joie 10 en permettant la réalisation des mariages souhaités. La merveilleuse cascade des malentendus qui forment le « galimatias » (comme dit la Suivante 11 ) de Sganarelle une fois expliquée, les amants sont libérés de leur brouille et, peut-être, Sganarelle et sa femme de leur méfiance réciproque 12 : heureuse détente ; mais il faudra un ultime coup de théâtre pour que le mariage devienne possible entre Célie et Lélie, début « d’un bonheur éternel 13 ». Les Femmes savantes offrent, quant à elles, le spectacle de la conversion de Philaminte, entichée de Trissotin et mère opposante. Grâce à un mensonge, à une comédie (on sait que cela se retrouve ailleurs chez Molière ! ), la savante prend conscience de la médiocrité morale de son héros d’esprit et, touchée de la générosité de Clitandre, lui accorde aussitôt sa fille Henriette. « J’en ai la joie au cœur », affirme-t-elle 14 : elle ne pense pas seulement à la satisfaction 7 « Allons vite faire part de notre joie à votre mère », L’Avare, V, 6. 8 Dom Garcie de Navarre, V, 6, v. 1873. 9 La Princesse d’Élide, V, 4, et sixième intermède. 10 Voir Le Dépit amoureux, V, 4, v. 1624 : « Ha ! Frosine, la joie, où vous m’acheminez […] » 11 Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, scène 22. 12 Ibid., vv. 605-610. 13 Scène dernière, v. 651. 14 Les Femmes savantes, V, scène dernière, v. 1765. Charles Mazouer 88 d’apprendre que la perte de son procès n’était qu’une fausse nouvelle, ni à la déconvenue de Trissotin, mais sans doute aussi à la satisfaction d’être sortie de ses illusions et de pouvoir consentir au bonheur de sa fille. Il est un moyen bien connu des dramaturges pour renforcer la joie du dénouement : c’est, après la tension et les dangers du nœud, d’introduire un renversement brutal et surprenant qui résout conflits, erreurs et malentendus en une heureuse issue. Redonnant la définition traditionnelle de ce que les poéticiens anciens appelaient la catastrophe d’une comédie, notre Peletier du Mans parle de la « soudaine conversion des choses en mieux 15 ». On retarde l’heureux dénouement pour en accroître l’effet de détente et de joie. Molière usa de ce procédé, très consciemment, en dénonçant même la technique. Dans la pure comédie d’intrigue qu’est L’Étourdi, Mascarille a cette réflexion : « Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre 16 ? » ; nous sommes à la fin de l’acte IV. Les aventures ne sont pas tout à fait achevées au début de l’acte V ; mais bientôt une série de reconnaissances romanesques vont marquer « la fin d’une vraie et pure comédie », dit encore Mascarille 17 . Et Mascarille toujours propose cette réflexion métathéâtrale et pleine de la malice de Molière, qui commence de se moquer de ses dénouements où le Ciel ou le hasard jouent un rôle si nécessaire : […] lorsqu’à ses vœux on croit le plus d’obstacles, Le Ciel en sa faveur produit comme un miracle 18 . L’inattendu et la surprise font rebondir la joie, celle de la reconnaissance familiale et celle des mariages qu’elle rend possibles. L’École des femmes et L’Avare dénouent de la même manière une situation parfaitement bloquée. Pris à son propre piège, Arnolphe doit laisser celle qui se révèle la fille d’Enrique revenu en France après une longue absence. Molière ne cache pas le caractère passablement artificiel du dénouement et l’on peut apprécier de plus d’une manière le « Allons […] rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux » de Chrysalde, qui clôt la comédie, les personnages allant goûter leur joie hors de la scène. Dans une situation également sans issue (« Voici un étrange embarras », commente Frosine en V, 4), L’Avare connaît un premier dénouement et une première joie quand Anselme s’avère être le père de Valère et de Mariane. Et Anselme de remercier la Providence, bien utile au dramaturge : « Ô Ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles 19 ! ». 15 Art poétique, Second Livre, chap. VII. 16 IV, 7, v. 1651. 17 V, 9, v. 1932. 18 V, 9, vv. 2019-2020. 19 L’Avare, V, 5. La joie des dénouements chez Molière 89 Molière se plaît évidemment et à faire durer l’inquiétude le plus longtemps possible, et à la porter à un degré de gravité extrême pour que la joie finale soit plus violemment libérée. L’Eraste des Fâcheux aurait dû être assassiné ; sa générosité à l’égard de l’oncle opposant, qui avait machiné le guet-apens, provoque la conversion de ce dernier, l’accord au mariage et le ravissement des amoureux. Cela se situe dans les deux dernières scènes. Pour l’atmosphère pesante qui se dissipe in extremis, on peut citer Les Femmes savantes ; mais le Tartuffe en est la plus belle illustration. Ce long acte V, qui montre la famille d’Orgon inquiète et sur le point d’être chassée de chez elle, est extrêmement sombre et grave ; l’alarme aura été chaude. Mais nous vivons sous un prince ennemi de la fraude… Il faudra revenir sur ce miracle, sur ce deus ex machina qui apporte au moins un extraordinaire soulagement sinon une joie bruyante. Du point de vue de la technique du dénouement, avec ces reconnaissances romanesques si utiles, pour lesquelles le dramaturge embauche le hasard ou le Ciel - en soulignant à plaisir la manipulation et l’artifice 20 - , avec ces surprises et ces passages brutaux de l’inquiétude à la joie donnée in extremis, Les Fourberies de Scapin offrent une sorte de festival de l’art de Molière ; dans la dernière scène, Scapin meurt et ressuscite, pour accroître la joie - celle des noces, des reconnaissances et même du pardon accordé au valet rusé ! Est-on si sûr que Molière soit un piètre technicien de l’intrigue ? *** Joie et allégresse des dénouements, donc ? Voire. Pour commencer, une petite dizaine des comédies de Molière - soit le tiers de sa production - laissent le spectateur dans un climat tout différent : la défaite de certains personnages entraîne leur amertume qui rejaillit sur l’atmosphère finale. La joie tend à s’effacer ou disparaît carrément des dénouements. Et cela dès les premières farces de notre dramaturge : voyez la farce des Précieuses ridicules. On y rit à gorge déployée de la sottise des pecques et des bouffonneries du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet qui les mystifient. Mais du dénouement, quand les valets sont battus, dépouillés de leurs habits d’emprunt, et que Cathos et Magdelon doivent admettre qu’elles ont été jouées par de simples laquais ? Fin d’une sorte de rêve pour les valets, confusion et dépit pour les filles : « Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite 21 ». Nous rions encore du bon tour, et l’hu- 20 Les Fourberies de Scapin, III, 7 : « Voilà une aventure qui est tout à fait surprenante ». III, 8 : « […] le hasard a fait ce que la prudence des pères avait délibéré ». III, 11 : « Ô Ciel ! que d’aventures extraordinaires ! » 21 Les Précieuses ridicules, scène 16. Charles Mazouer 90 mour des valets ainsi que le sentiment que les provinciales ont bien mérité cette humiliation emportent tout, sans qu’une joie authentique ne s’installe. Reprenons les intrigues d’amours contrariées. Les opposants y sont victimes de tromperies, finalement défaits et vaincus ; si bien que la joie finale du mariage se colore d’une tonalité particulière. Si le revirement de Philaminte permet le dénouement heureux des Femmes savantes, Armande a le sentiment d’être sacrifiée au bonheur de sa sœur, et le dit 22 . La joie des autres personnages se fait d’ailleurs extrêmement pudique et le personnage d’Armande est suffisamment attachant, malgré ses défauts et son ridicule, pour introduire une touche discrète de mélancolie dans ce dénouement. On n’a aucune sympathie pour le Sganarelle de L’École des maris et sa défaite est parfaitement juste ; personne ne le plaindra d’avoir été dupé, lui rappelle son frère Ariste 23 . Il n’empêche que les vainqueurs ne claironnent pas leur joie ; Molière écrit une tirade de rage pour Sganarelle et Ariste, garant des jeunes gens, se contente d’inviter chez lui la compagnie, avec ce vœu : « Nous tâcherons demain d’apaiser sa colère 24 ». Le perdant de l’intrigue de L’École des femmes, Arnolphe, se retrouve dans une situation analogue, sauf que ce tuteur est d’une autre envergure et qu’il est le héros de la comédie. On connaît le débat récurrent sur le caractère comique ou tragique de ce héros ; la question se pose de manière aiguë au dénouement, avec ce « Oh ! » ou ce « Ouf ! », dernière exclamation que prononce Arnolphe en « s’en allant transporté et ne pouvant parler » - exclamation qui constitue la catastrophe, comme on disait. Dans son Panégyrique de L’Ecole des femmes, Robinet, s’il argumente assez pauvrement en faveur du comique (un « soupir » n’altère pas le caractère comique du dénouement), expose nettement la position de ceux qui reprochaient à Molière un dénouement tragique : Ainsi, au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d’un amant qui se retire avec un Ouf ! par lequel il tâche d’exhaler la douleur qui l’étouffe : de manière qu’on ne sait si l’on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble qu’on veuille aussi tôt exciter la pitié que le plaisir 25 . Les contemporains de Molière ont donc immédiatement soulevé le problème. Sans reprendre le débat au fond, je me contente de quelques observations pour mon sujet. Chrysalde, qui n’a cessé de condamner l’extrava- 22 « Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez ? » (Les Femmes savantes, V, scène dernière, v. 1770). 23 L’École des maris, III, 9, vv. 1091-1094. 24 Ibid., v. 1112. 25 Dans Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, t. I, 1971, p. 1078. La joie des dénouements chez Molière 91 gance ridicule des prétentions d’Arnolphe sur la jeune Agnès, mêle à une fine raillerie l’expression d’une authentique pitié pour son ami : « Je devine à peu près quel est votre supplice 26 » ; personne ne pouvait avoir pitié du tuteur Sganarelle de la première École. La joie des retrouvailles entre père et fille et celle des amants qui vont pouvoir consacrer « les doux nœuds d’une ardeur mutuelle 27 » s’expriment à peine et sont renvoyées à d’autres lieux hors scène, comme au dénouement de L’École des maris. Le mieux qu’on puisse dire est que l’humiliation d’Arnolphe équilibre de manière très sensible la joie du dénouement. Plus rudes encore, d’une certaine manière, les affrontements conjugaux, quand la femme cherche à s’échapper de l’emprise du mari jaloux et du devoir de fidélité. C’est la situation de La Jalousie du Barbouillé, dont George Dandin représente la réécriture en trois actes beaucoup plus élaborés. On sait que dans les deux cas le mari, qui a le bon droit pour lui, est berné quand il croyait berner, et se trouve contraint de s’accorder avec l’épouse légère. Molière s’est arrangé pour que l’innocence opprimée n’inspire aucune pitié. Mais les dénouements sont sans joie. Le Barbouillé est contraint de s’accorder avec son Angélique et les pères bâclent une embrassade tout à fait fausse entre époux ; il faut une dernière pitrerie du Docteur pour que la farce s’achève de manière un peu plaisante. Quant à George Dandin, après avoir été forcé de s’humilier, à genoux, il conclut que « le meilleur parti qu’on puisse prendre en telle occasion, c’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première 28 ». Dénouement d’apparence bien sombre si la comédie s’achève ainsi. On peut rapprocher Amphitryon, où le dieu des dieux se joue des mortels et introduit l’adultère involontaire dans un couple uni. Le statut des personnages, le ton, la situation sont fort différents. Mais Amphitryon est aussi un mari qui doit admettre sa défaite, son cocuage, et Jupiter l’invite même à calmer son noir chagrin, et à se réjouir qu’Hercule ait à naître chez lui (« Un partage avec Jupiter… »).Mais Jupiter se perd dans les nues sans qu’Amphitryon ne dise mot et Sosie conclut justement la pièce : Mais enfin coupons aux discours, Et que chacun chez soi doucement se retire. Sur telles affaires, toujours, Le meilleur est de ne rien dire 29 . 26 L’École des femmes, V, 9, v. 1760. 27 Ibid., v. 1768. 28 George Dandin, III, 8. 29 Amphitryon, III, 10, vv. 1940-1944. Charles Mazouer 92 Quelle joie dans ce dénouement ? Ni Le Misanthrope ni Dom Juan ne peuvent faire nombre avec les comédies précédentes et leur originalité radicale se manifeste aussi à l’égard des dénouements, particulièrement dépourvus de toute joie. Je veux bien admettre 30 que tout au long de la pièce Alceste soit « le plaisant sans être trop ridicule » (Donneau de Visé), qu’il donne à rire par ses contradictions, son humeur cassante et extravagante dans le salon de Célimène, sa manière même de se prendre au tragique, et qu’il fasse « rire dans l’âme » (toujours Donneau de Visé). Mais la scène du dénouement, la dernière scène de la comédie, congédie tout caractère plaisant. La lumière y est faite sur Célimène, qui est humiliée, mortifiée et qui se retire, incapable d’accepter le pardon d’Alceste et de trouver avec lui seul le bonheur ; toutes les actrices donnent, avec une réserve variable, le côté pathétique de la situation, qui rend cette fin pesante. Et Alceste fuit, à jamais révolté, une société et un monde radicalement mauvais. La scène se vide. Je ne vois que tristesse dans ce dénouement et pas l’ombre d’une joie. Et Dom Juan, dont le dénouement semble rester d’une ambiguïté irréductible ? Si l’on prend au sérieux le châtiment du Ciel, la fin est terrifiante, et la dernière pitrerie verbale de Sganarelle n’y change pas grand chose. Si l’on est sensible à la lourde insistance, et continuelle depuis de début, sur le Ciel et son châtiment qui doivent rattraper l’impie, la machinerie de la dernière scène prend un caractère parodique et sacrilège - cette « foudre en peinture », disent les Observations sur le Festin de pierre, sont une occasion de braver la justice du Ciel et de se gausser du châtiment divin ; mais aucune joie ne réapparaît alors : la moquerie à l’égard de la Providence ne peut engendrer de la joie. Et, en arrière, la pièce pèse lourd contre la joie : Molière a trop montré les résultats du mal fait par le séduisant seigneur à ceux qu’il a trompés, outragés, déshonorés, blessés ou détruits 31 . Non, décidément, une fois encore, Molière exclut la joie de son dénouement. *** Ni la sombre ambiguïté du Dom Juan, ni la tristesse du Misanthrope ne sont de règle dans les dénouements moliéresques ; et, avec l’amertume qui demeure ici ou là, elles ne doivent pas imposer l’idée d’un Molière mélancolique ou tragique sous le masque de la comédie. Reste que ces dissonances 30 Sur la question du rire dans Le Misanthrope, voir Charles Mazouer, Trois Comédies de Molière. Étude sur Le Misanthrope, George Dandin et Le Bourgeois gentilhomme, nouvelle édition, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, pp. 28-38. 31 Le sot Sganarelle imagine que les victimes de Dom Juan seront satisfaites de son châtiment. C’est lui qui le dit. Cette satisfaction simplement évoquée par le valet médiocre reste sans rapport avec la joie. La joie des dénouements chez Molière 93 signalent une réflexion de Molière sur le bonheur, que la joie du dénouement, selon la loi du genre comique, devait consacrer. Cette joie, finalement, malgré tout, de manière passablement volontariste, le dramaturge la fait triompher. Examinons encore à quelles conditions et selon quels moyens. Constatons d’abord que la joie finale de nombre de comédies repose sur un coup de théâtre miraculeux, que rien ne laissait prévoir ni espérer. Tout s’arrange in extremis et sans grande vraisemblance à la fin de Sganarelle (Gorgibus ne peut plus donner sa fille au gendre qu’il voulait et la laisse donc à Lélie) ou du Médecin malgré lui (Géronte peut donner sa fille à Léandre, qui avait enlevé la demoiselle et qui revient avec l’annonce d’un riche héritage 32 ). C’est une forme du deus ex machina des Anciens, ce deus ex machina qui fonctionne au sens propre dans Psyché, puisque Jupiter intervient en personne pour faire cesser la vindicte de Vénus et provoquer l’heureuse fin des épreuves de Psyché. En régime chrétien, on parlera du Ciel et de la Providence. « Vous savez le bonheur que le Ciel me renvoie 33 », proclame Trufaldin après le miracle des reconnaissances. « Allons rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux 34 », suggère Chrysalde, et c’est le dernier vers de L’École des femmes. Quand on a un peu médité sur le Ciel évoqué dans Dom Juan ou sur les dieux des imposteurs et des superstitieux dans Les Amants magnifiques, il est difficile de penser que Molière nous invite à croire à une Providence divine qui arrangerait finalement pour le mieux le bonheur des hommes. Dans la joie des dénouements il faut surtout voir la main du dramaturge. Et doublement : parce que c’est lui qui est la providence de ses personnages ; parce qu’il dénonce lui-même le caractère artificiel et convenu de ses dénouements romanesques et miraculeux. Cela se voit dès L’École des femmes et cela éclate dans Les Fourberies de Scapin où, de l’exposition au dénouement, Molière exhibe son art de faire des comédies ; « Ô Ciel ! que d’aventures extraordinaires 35 ! », lance Hyacinte. Certes ! Cette malice, cette moquerie à l’égard des dénouements miraculeux et heureux dénoncent comme un scepticisme à l’égard de la joie des dénouements, en même temps qu’un volontarisme qui s’affiche. Contre toute attente, il faut que la comédie se termine bien. Au moins dans les salles de théâtre, les amours peuvent être heureuses, les illusions dissipées, les égoïs- 32 Extraordinaire réaction de l’avare Géronte : « Monsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde » (Le Médecin malgré lui, III, 11). 33 L’Étourdi, V, 11, v. 2059. 34 L’École des femmes, V, 9, v. 1779. 35 Les Fourberies de Scapin, III, 11. Charles Mazouer 94 mes brisés, les scélérats démasqués et punis ; et ce choix indique l’espoir que, dans le monde réel aussi, l’harmonie et la joie assureront leur triomphe sur le mal. Sans qu’on puisse compter sur la Providence, mais plutôt sur la raison ; ou sur le Prince, bien réel, lui, comme le montre le dénouement du Tartuffe. Mais Orgon et sa famille étaient à deux doigts de la ruine ; et les hommes ont-ils toujours un monarque éclairé, équitable, capable de démasquer les méchants et soucieux d’en préserver le moindre de ses sujets ? Il faudrait que la joie triomphe… Molière sait qu’elle ne peut triompher à n’importe quelle condition ; et cela explique les différences des tonalités de la joie, ou son absence, au dénouement. Pour que la joie des personnages comme celle des spectateurs soit authentique, il faut que règne l’harmonie, qu’un accord vrai se réalise entre ceux qui étaient en conflit dans l’action dramatique. L’humiliation de la tromperie, l’échec non accepté, l’accord forcé qui laissent les victimes dans l’amertume empêchent la joie de triompher ou la modèrent singulièrement, nous l’avons vu. Mais les dénouements de Molière mettent aussi en place les mécanismes de la réconciliation. Dans les intrigues d’amours contrariées, par exemple, où les jeunes amants accomplissent quelque démarche de repentir pour les tromperies et autres actions douteuses, comme l’enlèvement, auxquelles ils ont dû avoir recours, et obtiennent le pardon des pères. « Je vous pardonne », dit le Gorgibus du Médecin volant 36 ; et l’accord de Géronte au mariage de Lucinde et de Léandre, à la fin du Médecin malgré lui, vaut pardon pour l’enlèvement et pardon pour l’imposteur Sganarelle, qu’on menaçait de pendaison 37 . Les pères des Fourberies pardonnent aussi aux jeunes gens, et même à Scapin. Dans Les Fâcheux, la générosité d’Éraste provoque une véritable conversion de l’oncle opposant, dissipant une haine meurtrière considérée à présent comme injuste : « Ah ! c’en est trop : mon cœur est contraint de se rendre 38 », avoue-t-il. L’obstacle est levé, le bonheur conquis et admis par tous. Plus belle encore la joie qui résulte de la levée d’un obstacle intérieur aux amants. La Princesse d’Elide accède à l’aveu de l’amour, véritable révolution intérieure pour la jeune fille. Dans une tonalité tout intérieure, la joie du dénouement de Dom Garcie de Navarre est très belle : malgré ses résolutions, Done Elvire accomplit un dernier effort d’amour ; pleine de pitié et d’indulgence pour sa jalousie, elle accepte d’épouser un amant si épris, mais 36 Le Médecin volant, scène dernière. 37 Pardon général : Sganarelle pardonne aussi à sa femme les coups de bâton qu’elle lui a procurés ! 38 Les Fâcheux, III, 5, v. 803. La joie des dénouements chez Molière 95 à qui ses fautes renouvelées interdisaient d’espérer le mariage 39 . Joie profonde ; mais Dom Garcie est-il guéri ou mettra-t-il en péril le couple ? Et le problème se pose pour bien d’autres héros moliéresques qui accèdent à la raison, à la réconciliation et à la joie, comme le Sganarelle du Cocu imaginaire, mais pour combien de temps ? La joie finale serait-elle marquée de précarité ? Fragilité entrevue de la joie des dénouements, victimes irréconciliées qui les assombrissent : la lucidité de Molière ne pouvait pas oublier ni évacuer ces réalités contre lesquelles butent la convention des dénouements heureux et leur providentialisme superficiel. Mais là où la comédie réaliste ne pouvait pas ne pas marquer de réticence vis-à-vis d’une joie en partie factice, le genre de la comédie-ballet fournissait à Molière les moyens esthétiques de faire triompher la joie, malgré tout 40 . L’alliance de la comédie avec les ornements de musique et de danse apaise et crée la joie. Les ornements imaginés avec ses musiciens et son chorégraphe mènent à la joie - joie de l’amour libre et partagé, victoire des forces de la vie contre les rigidités, celles de l’amour-propre et de l’égoïsme en particulier, qu’achève de bousculer la fantaisie endiablée de la danse et de la musique. La fantaisie des ornements allège le monde. Si la comédie récitée garde un filet d’amertume, la musique et la danse le font disparaître en une envolée euphorique. Le choix du point de vue comique nous invite à ne pas prendre le monde au tragique ; l’union des trois arts permet l’épanouissement de ce dessein et fait triompher définitivement la joie. Les ornements de la comédie-ballet célèbrent évidemment la victoire de l’amour, dès Les Fâcheux. Mais, dès Le Mariage forcé, ils ont une autre portée : ôter toute gravité à l’aventure violente, faire oublier l’échec et le malheur injuste de la victime, du vaincu ; le malheureux Sganarelle est entraîné dans le tourbillon d’un charivari grotesque, d’une mascarade carnavalesque. Des pères bafoués comme le Sganarelle de L’Amour médecin ou l’Oronte de Monsieur de Pourceaugnac, des tuteurs tyranniques bernés comme le Dom Pèdre du Sicilien, un prétendant indésirable et chassé comme Monsieur de Pourceaugnac sont tous entraînés dans la danse et dans la musique ; leurs avanies peuvent être injustes, ils ne font pas pitié et la joie peut éclater sans réticence. La cruauté, l’injustice n’importent plus et le bonheur triomphe 39 « Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m’ont touchée : J’y vois partout briller un excès d’amitié, Et votre maladie est digne de pitié. Je vois, Prince, je vois qu’on doit quelque indulgence Aux défauts où du ciel fait pencher l’influence » (V, 6, vv. 1865-1869). 40 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets, nouvelle édition, Paris, Champion, 2006, chp. 11, pp. 257-274. Charles Mazouer 96 sans réserve. La meilleur démonstration du rôle des ornements est fournie par le Grand Divertissement royal de Versailles de 1668 ; si l’on joue seule la farce de George Dandin, elle laisse un goût amère ; enchâssée dans la somptueuse pastorale de Lully, la tonalité de quasi-désespoir de son dénouement s’anéantit dans la joie profuse et éclatante des bergers célébrant la double victoire de l’Amour et de Bacchus 41 . Mieux encore : la même joie proprement carnavalesque transforme en folie plaisante les illusions, si graves pour eux et pour leur entourage, d’obstinés et de maniaques comme Monsieur Jourdain ou Argan. L’un veut être noble, l’autre veut être malade et finalement médecin pour se soigner ; une cérémonie burlesque, une mascarade de musique et de danse où ils jouent très sérieusement leur rôle leur donnent une pleine satisfaction imaginaire et les rendent inoffensifs. Le bonheur de leurs enfants est sauvé et l’on peut rire d’eux sans méchanceté. Telle est la joie que nous offrent les comédies-ballets. *** Face au traditionnel dénouement heureux de la comédie, Molière, on s’en serait douté, élabora donc une position originale. Au fil de sa carrière, selon les sujets mis en scène, selon aussi la méditation dont chaque œuvre était le fruit, il proposa des dénouements fort contrastés, n’hésitant pas, quand sa pensée l’y invitait, à retenir des issues amères, inquiétantes et sombres. Il n’ignorait évidemment rien des techniques qui amènent habilement à une situation finale destinée à éclairer, apaiser et apporter le bonheur aux protagonistes, tout en satisfaisant les spectateurs. Mais on sent bien que le souci de la vérité humaine l’empêchait d’adopter sans plus une joie convenue, aussi superficielle qu’universelle. D’où les nuances, les contrastes, les tonalités composites de la joie, - des dénouements sans histoire ou de la joie forcée et un peu fausse marquée par quelque injustice, à la joie franche et profonde qui rend les cœurs allègres, en passant par la joie discrète mêlée d’une touche d’amertume et l’euphorie carnavalesque et sonore qui dissipe la gravité. La joie des dénouements est une joie bien tempérée. Quelle que soit la qualité de la joie des dénouements, la considération de leur variété sur ce point et l’importance des dénouements euphoriques réalisés grâce à l’esthétique des comédies mêlées de musique et de danse font pressentir comme une tension chez le dramaturge, et une sorte de 41 Charles Mazouer, « George Dandin dans le Grand Divertissement royal de Versailles (1668) », [in] « Diversité, c’est ma devise ». Studien zur französischen Literatur des 17. Jahrhunderts. Festschrift für Jürgen Grimm zum 60. Geburtstag, Biblio 17, n° 86, Paris-Seattle-Tübingen, Narr, 1994, pp. 315-329. La joie des dénouements chez Molière 97 volontarisme dans l’affirmation éclatante de ces dénouements heureux. La joie réalisée, la joie glorifiée ne seraient-elles pas éphémères ? Molière est trop profond observateur et penseur pour n’avoir pas compris qu’en dehors des salles de théâtre où l’on s’assemble pour rire et s’adonner au plaisir, le train du monde ne montre pas si définitivement et si carrément la victoire de la joie. Mais si elle est possible le temps d’une représentation, c’est aussi qu’on peut rêver qu’elle entre dans la réalité. Molière voulait certainement imaginer le monde heureux. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Politique et mystique monarchique chez Racine C HRISTIAN D ELMAS La tragédie française emprunte largement ses sujets à l’histoire, et plus précisément à l’histoire romaine, qui offre une abondante matière à la réflexion politique, conformément à la conception aristocratique du genre élaborée à la Renaissance. À tel point que les questions de politique royale s’insinuent jusque dans les sujets empruntés aux tragiques grecs, et pas seulement autour du cycle légendaire de Troie, d’origine épique, ou de la geste royale des Labdacides à Thèbes : Racine introduit dans le mythe de Phèdre, qui met en jeu des relations essentiellement intra-personnelles, une rivalité successorale complexe qui sert de déclencheur à la tragédie. Le fait nous avertit qu’en retour une matière historique proprement politique peut être investie par l’imaginaire mythique, en particulier chez un poète tel que Racine, que l’on sait par ailleurs réceptif aux prestiges de la fable antique. C’est ce qui se vérifie sur les tragédies de politique romaine, tirées des historiens latins Tacite et Suétone, que sont Britannicus et Bérénice, que leur sujet, original ou repensé de façon personnelle, préserve d’un parasitage par la tradition du genre. Encore convient-il de se déprendre de l’opposition facile politique - prise au sens de réalisme politique - versus imaginaire tourné vers le mythe. C’est une position que j’ai moi-même naguère soutenue en prétendant que chez Racine la thématique politique […] ressortit à la superstructure de la tragédie, à une problématique de surface qui relève de l’héritage de la tragédie à la française, traditionnellement conçue comme une illustration, à l’intention des souverains, des problèmes de gouvernement relatifs à la cité 1 . 1 Chr. Delmas, « Stratégie de l’invention chez Racine », Littératures classiques n° 26, 1996, p. 44. Repris dans le recueil Mythe et Histoire dans le théâtre classique, Hommage à Christian Delmas, F. Népote et J.-Ph. Grosperrin éd., Toulouse, SLC, diffusion Champion, 2002, pp. 120-121. Christian Delmas 100 En somme, dans cette perspective l’enjeu politique ne serait rien d’autre qu’un support permettant la mise en place, de la part d’un praticien fidèle à la lettre d’Aristote, des archétypes de violence intra-familiale entre « personnes qui entretiennent entre eux des relations d’alliance, de haine ou d’indifférence » tels qu’ils sont recommandés par la Poétique (chap. 14). Or, dans la même livraison Alain Viala soulignait au contraire la constance avec laquelle Racine semblait poursuivre de pièce en pièce dans ses tragédies historiques comme un programme de réflexion politique, d’inspiration machiavélienne, sur les vertus et les dangers de la condition royale 2 . Aussi ai-je fait sur ce point amende honorable en reprenant, lors d’un colloque londonien en 1999 précisément animé par Viala, la question des rapports entre « Histoire et mythe 3 » : de cette mise au point il ressort qu’en fait d’opposition ou de juxtaposition la politique doit être considérée comme le lieu de l’investissement par l’imaginaire, l’objet d’un approfondissement essentiel analogue en son genre à la transmutation bien connue de l’amour galant en passion tragique. Contrairement à l’axiome de Péguy, selon lequel « tout commence en mystique, et finit en politique », chez Racine la politique finit en mystique, mystique monarchique s’entend. Peut-être n’a-t-on pas suffisamment remarqué l’importance du climat religieux qui dans Britannicus et Bérénice entoure l’évocation du pouvoir impérial romain, qui se confond avec l’imaginaire monarchique particulier aux mentalités et aux tragédies du siècle de Louis XIV - qu’il suffise ici de mentionner la gloire rayonnante émanant du roi franc Mérovée dans Attila de Corneille, ou de l’Alexandre de Racine lui-même dans la tragédie du même nom. L’évocation du culte royal n’est pas simple ornementation verbale rehaussant la dignité du genre tragique, qui ressortirait de l’elocutio, elle met en place le cadre réel constitutif de chacune des pièces. Bérénice en effet se déroule sur fond de « fête » (v. 252), celle de l’avènement de Titus - « Vespasien est mort, et Titus est le maître » (v. 248) - , qui s’accompagne de manifestations religieuses : tandis qu’on voit « le peuple de fleurs couronner ses images » (v. 300), les « vœux pour Titus » prennent forme de « sacrifices » aux dieux qui « De son règne naissant célèbre[nt] les pré- 2 Alain Viala, « Péril, conseil et secret d’État dans les tragédies romaines de Racine : Racine et Machiavel », Littératures classiques n° 26, 1996. 3 Chr. Delmas, « Histoire et Mythe chez Racine », dans Racine et l’Histoire, M.-Cl. Canova-Green et A. Viala éd., Tübingen, G. Narr, « Biblio 17 », 2004. Repris dans le recueil cité en Hommage à Christian Delmas. On trouvera dans ce même volume, pour les cas de Britannicus et Bérénice ici envisagés, des analyses plus développées reprises de mes communications de Manchester en avril 1987 et de Nice en mai 1999 : « Bérénice comme rituel » et « Néron soleil noir ». Politique et mystique monarchique chez Racine 101 mices » (v. 320). L’hommage rendu à ses statues est lui-même un rite sacré, comme le rappelle à l’acte IV encore la conjonction du geste personnel et du rituel collectif : Tous les temples ouverts fument en votre nom : Et le peuple, élevant vos vertus jusqu’aux nues, Va partout de lauriers couronner vos statues. (IV, 6, v. 1222-1224) Il y a là l’amorce d’un processus de divinisation populaire à mettre en rapport avec la cérémonie nocturne de l’apothéose de Vespasien, décrite avec l’enthousiasme que l’on sait par Bérénice, et qui a officiellement élevé l’empereur défunt, par crémation de son enveloppe mortelle, au rang des dieux. La reine n’a pas été seule sensible à « l’éclat » numineux dont dans la nuit Titus a rayonné sur son […] peuple, cette armée, Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat, Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat. (I, 5, v. 304-306) Britannicus pour sa part suppose comme une évidence l’éclat solaire attaché par nature à la fonction impériale. C’est ainsi que le jeune Néron est auréolé de « l’éclat dont [il] brille » (v. 450), et dont on ne peut même « de loin soutenir la clarté » (v. 617), qui est promesse pour lui de « jours toujours sereins » (v. 650). Racine souligne ici plus particulièrement le pouvoir d’attraction de sa personne, véritable foyer lumineux de l’empire dont il est « de ce grand corps l’âme toute puissante » (v. 96) : les rois satellites gravitent autour de sa personne « dans l’éblouissement de sa gloire » « au nom de l’univers » (v. 101-102), tandis que d’après Narcisse Junie devrait subir comme tout autre femme la fascination du moindre de ses regards (v. 973 et 1550). Comment dans ce contexte ne pas songer au culte du Roi Soleil érigé en système de gouvernement dès sa prise de pouvoir à la mort de Mazarin, tel que l’expose l’emblématique astrale du grand Carrousel de 1662, conçue autour du roi en soleil avec sa devise Nec pluribus impar, la reine ayant quant à elle pour emblème la lune accompagnant le soleil, et le dauphin « l’étoile du matin qui seule brille en présence du Soleil monté sur son char » ? La tragédie politique classique ne s’entendrait pas dissociée de l’imaginaire monarchique contemporain. Cet imaginaire commun aux contemporains du Grand Siècle est chez Racine le point de départ d’un approfondissement personnel qui sous-tend aussi bien la problématique politique que la structure dramatique de ses tragédies. Christian Delmas 102 Il est remarquable en effet que le dramaturge élise systématiquement une situation de crise successorale, neuve ou encore mal résolue, propre à rappeler les valeurs fondamentales du système monarchique, puisqu’il s’agit à chaque fois dans nos deux tragédies, plus que d’une contestation extérieure de la personne du nouveau monarque - car la contestation verbale du pouvoir de Néron par Britannicus constitue un fil marginal dans l’intrigue -, d’une initiation intime à l’empire vécue par l’élu lui-même. Il y a beau temps que Marc Fumaroli a relevé que la conception rhétorique de la tragédie héritée de l’humanisme renaissant, en privilégiant le débat d’idées pro et contra, avait naturellement sécrété au siècle suivant un schème dynamique d’initiation dans lequel le héros est appelé à élire, devant deux voies possibles entre lesquelles il hésite, une figure de soi définitive, une persona désormais constitutive de sa personnalité 4 . S’agissant de personnages de condition royale, cette initiation prend naturellement forme d’initiation à la royauté, manquée dans le cas du Cosroès de Rotrou, où Syroès devenu roi à son corps défendant ne réussit pas à surmonter les sentiments privés de respect filial pour son père détrôné, mais réussie du moins en esprit pour l’Oropaste de Boyer, usurpateur qui sublime son défaut de légitimité pour se sentir littéralement investi par le caractère sacré de la royauté 5 . Mais tandis que dans le cas de ces deux personnages la problématique politique tourne surtout sur la reconnaissance publique d’un pouvoir obtenu à la suite d’un complot, chez Racine l’enjeu central de la tragédie réside dans la quête de son identité royale par l’empereur légitime lui-même. Ainsi, de simple problème de conduite politique l’initiation dynastique se convertit en confrontation avec la mystique de la royauté. Cette problématique est amorcée en creux dès Britannicus, dans la mesure où après deux années de règne effacé dans l’ombre d’Agrippine les conflits de Néron avec sa mère et son frère sont l’occasion pour lui de choisir enfin dans sa double ascendance masculine entre le patronage d’Auguste et celui des Domitius, autrement dit entre la vertu héroïque dégagée de l’emprise féminine telle que la rêve un Burrhus et la pente glissante du caprice et du vice tyranniques subtilement insinuée par Narcisse. Pour le premier, puisque « […] enfin Néron naissant/ A toutes les vertus d’Auguste vieillissant « (I, 1), pourquoi « n’ose-t-il être Auguste, et César que de nom » (I, 2), tandis que le modèle augustéen est dépeint par l’autre comme un 4 M. Fumaroli, « Rhétorique et dramaturgie : le statut du personnage dans la tragédie classique », Revue d’Histoire du Théâtre, 1972-3, p. 246. Repris dans Héros et Orateurs, Genève, Droz, 1990. 5 Voir mes éditions de Cosroès, dans Rotrou, Théâtre complet, t. 4, Paris, STFM, 2001, et d’Oropaste ou le faux Tonaxare, Genève, Droz, 1990 (en collaboration avec G. Forestier). Politique et mystique monarchique chez Racine 103 carcan imposé par calcul pour le maintenir sous tutelle, dont il escompte qu’en s’en affranchissant le prince cèdera vite, conformément aux craintes d’Agrippine, à « Des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage » (I, 1) - et cela non sans raison puisque le dénouement laisse après son crime Néron égaré en proie à une crise de mélancolie suicidaire qui lui impose comme un vivant reproche l’image de la statue d’Auguste symboliquement enlacée par Junie. L’élection du nom tutélaire d’un ancêtre qui sculpte la figure encore indécise du prince est emblématique du règne à jamais. Racine est sensible à cette fonction d’investiture du nom, dont celui de Néron à son tour a pris pour la postérité valeur d’archétype : « Je croyais, dit la première préface, que le nom seul de Néron faisait entendre quelque chose de plus que cruel. » Dans sa Poétique Aristote avait rappelé qu’à la différence de l’histoire, vouée à l’anecdote, le général « est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages » (51b11), proposition ainsi détournée par Racine dans une glose en marge de son exemplaire : « la poésie jetant son idée sur les noms qui lui plaisent, c’est-àdire empruntant les noms de tels ou tels pour les faire agir ou parler selon son idée 6 » ou l’idée que s’en fait le public. Telle est en effet sur le dramaturge l’emprise des archétypes de l’imaginaire que ce modèle préside à l’invention de sa persona par le prince, comme l’adhésion idéologique à un nom qui l’inscrit mystiquement dans la lignée royale de son choix. Au demeurant, la difficulté de l’initiation monarchique signale l’impuissance caractéristique des héros raciniens de la génération des héritiers, tels Pyrrhus et Hippolyte, à assumer d’emblée l’imago paternelle qui se propose à eux en modèle, celle d’Achille ou de Thésée. Titus, aux yeux de qui Néron fait figure d’anti-modèle, offre quant à lui l’exemple d’une adhésion volontariste, mais non moins tragique, à la mystique de la fonction royale, symbolisée par son père Vespasien : Mais à peine le Ciel eut rappelé mon père, Dès que ma triste main eut fermé sa paupière, De mon aimable erreur je fus désabusé : Je sentis le fardeau qui m’était imposé. (II, 2) À la différence de Néron, le contact physique immédiat avec la dépouille paternelle donne lieu ici à la transmission directe de l’esprit du principat du mort au vivant qu’atteste par ailleurs le cri proféré aux funérailles des rois : « Le roi est mort, vive le roi ! » Les discussions politiques ultérieures avec Paulin, qui incarne la voix de Rome, ne feront que confirmer rationnellement aux yeux de Titus la leçon d’une expérience ineffable préalable, dont il 6 Extraits de la Poétique d’Aristote, dans Racine, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1952, p. 924. Christian Delmas 104 reconnaîtra encore l’inspiration sacrée dans le concours de peuple providentiel qui l’entraîne malgré lui vers le Sénat au terme de l’acte IV, en vertu de l’adage « vox populi, vox dei » : Je vous entends, grands Dieux ! Vous voulez rassurer Ce cœur que vous voyez tout prêt à s’égarer. (IV, 8, v. 1245-1246) En somme, à l’instar des imagines de cire des ancêtres morts promenées en procession à Rome, mais aussi de l’effigie royale, mannequin d’osier et de cire, exposée encore aux funérailles d’Henri IV, le masque mortuaire de Vespasien a en quelque sorte glissé sur les épaules de son fils pour lui imposer sa nouvelle persona d’empereur, au détriment de sa personne privée, profane, conformément à l’idéologie des deux corps du roi. Tandis que Néron reste confiné dans « son particulier et dans sa famille » comme le signale Racine dans la première préface de Britannicus, il s’agit pour Titus de renoncer à son « cabinet » particulier, lieu de ses amours privées, pour se conformer à son rôle public d’empereur. L’enjeu de la tragédie est précisément pour lui d’assumer cette déchirure douloureuse en dépouillant en lui le vieil homme. Les considérations de politique républicaine sur l’impossibilité du mariage avec une reine s’entent, pour l’amplifier et lui donner corps, sur une conversion intérieure proprement mystique, indicible, irreprésentable et à ce titre rejetée dans l’avant-texte, dont Racine ne peut que suggérer un analogon par le récit extasié de l’apothéose de l’empereur défunt, qui transmet son aura à son successeur. Cette mystique politique ne fait pas que sous-tendre la problématique des deux tragédies, elle commande également la structure de l’intrigue. On sait en effet que la publication de cette métamorphose intime de Titus scande le mouvement dramatique de Bérénice, au fil des faux-fuyants de l’empereur longtemps incapable de parler en empereur devant sa reine, interdit et quasiment aphasique - Rome… L’Empire… - Hé bien ? - Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire -, (II, 4, v. 623-624) ou recourant vainement à l’organe d’un tiers, Antiochus, pour expliquer sa décision (acte III), tandis que lui-même au Sénat ne reconnaîtra pas la voix, celle de Vespasien, qui s’est officiellement exprimée par sa bouche (V, 6, v. 1375-1378). Autant d’atermoiements qui soutiennent une tragédie faite de rien, la matière d’une scène selon l’abbé de Villars : l’énonciation, et la prise en charge qu’elle implique, d’une métamorphose intime subite qui relègue au second plan le jeu politique habituel à la tragédie, et annule les rivalités politico-amoureuses y afférant. Politique et mystique monarchique chez Racine 105 En raison de l’incapacité foncière de Néron et, partant, de l’importance dans la pièce des menées politiques dont Agrippine est l’inspiratrice, Britannicus ne participe que métaphoriquement de la mystique monarchique, tant il est vrai que l’empereur apparaît comme un faux soleil, « de sa grandeur […] enivré » et « lui-même ébloui de sa gloire » (v. 98 et 100), qui à tort « croit éblouir vos yeux [ceux de Junie] de sa splendeur » (v. 1550). Il est bien plutôt un soleil noir empli d’« une malice noire » (v. 1600), enclin dans un palais à la pénombre inquiétante aux manœuvres obliques nocturnes, enlèvement de Junie, empoisonnement de Britannicus : Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance. Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux. (v. 712-713) Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit. (v. 1606) Dans ces conditions la perversion de la mystique monarchique se donne à lire par voie métaphorique, comme dans les programmes iconographiques des fêtes royales, à travers la compétition entre ce soleil falot erratique et une Agrippine insatisfaite du statut de satellite lunaire que lui assigne sa condition de douairière, et qui entend que Néron continue de lui « renvoyer » les vœux d’une cour qui l’adore (v. 91-92), afin d’influer, quoique nominalement « sujette à [son] pouvoir », « derrière un voile invisible et présente » (v. 95) sur les délibérations du Sénat. Le dynamisme de la tragédie provient du mouvement perpétuel de course poursuite entre ces deux astres maudits, jusqu’à l’inattendu « Tu peux sortir » lancé finalement par Agrippine en V, 6 : l’empereur brûle désormais de « s’affranchir de cette dépendance » (v. 507) en la fuyant partout, dans l’espoir « qu’elle [l’]évite autant qu’[il] la fuit » (v. 510), tandis qu’elle s’obstine dans sa volonté de captation dénaturée en « le poursuiv[ant] d’autant plus qu’il [l’]évite » (v. 123). Dans ce monde renversé exposé au chaos, le seul point fixe est Junie, pôle discrètement lumineux étranger au violent clair-obscur caravagesque que lui impose Néron, mais légitimé par « le sang de [ses] aïeux qui brille » en elle (v. 228) : par un retournement paradoxal mais fatal, l’empereur se voit lui-même soumis à son attraction solaire : loin d’elle il se sent « relégué », « exclu » (v. 545-546) du cœur de l’univers, alors même que son rival, qui aspire constamment au seul « bonheur [de se] rapprocher [d’elle] » (v. 1540), s’inscrit spontanément dans son orbite. Chez un authentique poète tel que Racine la métaphore, qui permet de dépasser le réalisme simplement politique pour accéder aux arcanes du pouvoir monarchique, relève plus de l’inventio que de l’elocutio, quoi qu’on dise, et cela en parfaite conformité avec la leçon d’Aristote, dont la Poétique recommandait « d’éviter la banalité et la platitude » par le « mélange » bien tempéré du nom rare et de la métaphore, soulignant que Christian Delmas 106 s’il est important d’utiliser de la manière qui convient […] les noms doubles et les noms rares notamment, il est plus important encore, et de beaucoup, de savoir créer des métaphores […] : créer de bonnes métaphores, c’est observer les ressemblances (1458a-1459a). Avec Racine, les noms deviennent la métaphore du pouvoir saisi dans son essence. La tendance actuelle de la critique dramatique en Sorbonne, comme l’a montré jusqu’à l’excès le programme du colloque racinien d’Ile de France en mai 1999 7 , est de privilégier le poéticien à l’exclusion du poète, par réaction peut-être contre la réduction naguère convenue de ce théâtre à un pur lyrisme poétique. Mais par delà le fonctionnalisme structural de la mécanique tragique, la poésie dramatique, par laquelle l’imaginaire verbal s’investit en imagination scénique, est au contraire l’instrument d’un approfondissement de la thématique positive, politique au premier chef, dans son rapport primordial avec les archétypes de la psyché touchant au principe mystérieux, d’essence quasi magique, de la royauté. Par là, dans la tragédie l’intronisation royale se perpétue dans son caractère primitif de rituel sacré révélateur de l’esprit de la monarchie. C’est pourquoi, autant qu’en rapport avec Aristote ou d’Aubignac, il serait opportun de replacer notre dramaturge dans le droit fil de la poésie renaissante et baroque dont sa sensibilité, tout en la filtrant, est si manifestement imprégnée, qu’il s’agisse de la conception par voie d’images des matrices dramatiques, de l’homologie première entre microcosme et macrocosme qu’implique, comme dans tel dizain de la Délie de Maurice Scève (CXLI), la métaphore astrale consubstantielle à la royauté, ou de l’investissement de la personne, comme chez les primitifs, par le masque d’un grand ancêtre défunt. Or, en ce XVII e siècle qui vit la laïcisation de la pensée et de la pratique politiques, la diffusion de l’idéologie monarchique absolutiste depuis la Renaissance réactive, sous une forme rationalisée, des croyances ancestrales relatives à la transmission directe de l’esprit de la monarchie du monarque mourant à son héritier, par une opération mystérieuse transcrite dans le vocabulaire de la magie. Dans son Traité des offices encore réédité en 1666 le juriste Charles Loyseau rappelle « la première maxime de notre droit français » en matière de succession, « que le mort saisit le vif », ce qui autorise un Jean Bodin, premier en 1583 à formuler la théorie du nouveau droit monarchique, à proclamer qu’« il est certain que le roi ne meurt jamais, comme l’on dit, ains sitôt que l’on est décédé, le plus proche mâle de son estoc est saisi du royaume et en possession d’icelui auparavant qu’il soit 7 Jean Racine, 1699-1999, G. Declercq et M. Rosellini éd., Paris, PUF, 2003. Politique et mystique monarchique chez Racine 107 couronné 8 ». Or Louis XIV lui-même, dans ses Mémoires pour l’année 1661, dictés en 1666-1667, ne s’exclame-t-il pas à propos de sa prise du pouvoir : « Je me sentis comme élever l’esprit et le courage, je me trouvai tout autre, et je me reprochai avec joie de l’avoir trop longtemps ignoré. » La bipartition et la coexistence dans Britannicus et Bérénice d’un réalisme politique d’origine machiavélienne et, à un niveau plus secret, d’une véritable foi monarchique d’inspiration absolutiste, coïncident avec le changement radical de régime politique qu’inaugure le règne personnel du Roi Soleil, qui frappe d’obsolescence le pur débat d’idées propre à la tragédie civique de l’époque Louis XIII. Ce qui n’était pas pour déplaire au dramaturge, lui qui de son côté, sous la simplicité lisse d’une dramaturgie soumise au principe de vraisemblance, aspirait à restituer sur la scène française quelque chose du climat irrationnel dans lequel baigne la tragédie grecque, de l’esprit d’Hector évoqué par Andromaque sur son cénotaphe à Thésée, véritable revenant inspirant une terreur panique à son entourage, et à l’authentique liturgie funèbre célébrée par une Phèdre aux portes de la mort - en attendant les tragédies bibliques d’Esther et d’Athalie, dans lesquelles toutefois la mystique politique cède le pas à un providentialisme proprement religieux pour lequel les rois ne sont plus que des instruments dans la main de Dieu. 8 Cité par R. E. Giesey, Le Roi ne meurt jamais, Paris, Flammarion, 1987, p. 270- 271. PFSCL XXXVI, 70 (2009) La Rochefoucauld, Maxime 294 1 R ENE P OMMIER « Nous aimons toujours ceux qui nous admirent ; et nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons ». Cette maxime apparaît dans la deuxième édition et ne subit aucun changement dans les éditions suivantes. Mais une petite variante nous est donnée par le manuscrit Gilbert : « Nous aimons toujours ceux qui nous admirent, mais nous n’aimons pas toujours de même ceux que nous admirons ». On voit qu’elle concerne seulement la seconde partie de la maxime où La Rochefoucauld a remplacé « mais » par « et », et a supprimé « de même ». Cette maxime est remarquable par sa parfaite symétrie. De structure binaire, comme beaucoup de maximes, elle comporte deux parties composées chacune d’une proposition principale réduite à un sujet, un verbe, un adverbe et un complément constitué par un pronom démonstratif qui commande une proposition relative réduite elle-même à un sujet un verbe et un complément. Or la seconde partie de la maxime reproduit exactement la première, à ceci près que la proposition principale, d’affirmative, devient négative et que le sujet et le complément de la proposition relative sont inversés. On peut, pour reprendre une formule de Lanson, définir cette maxime qui joue sur la reprise des deux verbes « aimer » et « admirer », comme « une partie carrée de verbes 2 ». Cette partie se joue entre « nous » et les autres, « qui nous admirent » ou « que nous admirons ». Dans le premier cas, nous dit La Rochefoucauld, nous les aimons toujours ; dans le second, nous ne les aimons pas toujours. Une nouvelle fois, la maxime repose sur un paradoxe, que La Rochefoucauld se contente de constater, laissant au lecteur le soin et le plaisir d’en trouver lui-même l’explication. Mais ce paradoxe, et c’est ce qui fait essentiellement la réussite de cette maxime, est plus complexe et plus subtil 1 Étude publiée pour la première fois dans René Pommier, Études sur les Maximes de La Rochefoucauld, Paris, Éditions Eurédit, 2000. 2 L’Art de la prose, réédition Nizet, 1968, p. 137. René Pommier 110 qu’il peut le sembler tout d’abord. En effet, à première vue, seule la première affirmation est paradoxale, tandis que, prise en elle même, la seconde affirmation peut paraître parfaitement banale. Mais on s’aperçoit vite qu’on ne peut vraiment comprendre celle-ci que dans le prolongement de celle-là (comme le « et » nous l’invite à le faire), et l’on découvre alors que, si la première partie de la maxime est paradoxale, la seconde l’est encore davantage. Et l’on est alors bien près d’avoir trouvé la clef du paradoxe. Logiquement il n’y a pas de raison pour aimer « toujours » ceux qui nous admirent. Sans parler du fait que, s’ils peuvent nous admirer parce qu’ils savent reconnaître le mérite, ils peuvent aussi le faire parce qu’ils sont des jobards, fait que nous sommes, bien sûr, peu disposés à admettre, ceux qui nous admirent peuvent avoir, par ailleurs, de graves défauts, voire être fort peu sympathiques. Certes il est naturel, il est humain d’avoir un préjugé favorable pour ceux qui nous admirent, et donc d’être porté à les aimer, mais il n’est pas logique, il n’est pas raisonnable de les aimer « toujours ». Si le fait qu’ils nous admirent peut être assurément une raison de les aimer, cette raison ne saurait néanmoins constituer une raison suffisante de le faire, une raison capable de nous faire oublier toutes les raisons qui pourraient, par ailleurs, nous empêcher de les aimer. Si nous aimons « toujours » ceux qui nous admirent, c’est donc, non pas que nous les aimons toujours pour la seule raison qu’ils nous admirent, mais que, quand bien même nous n’aurions pas d’autres raisons de les aimer, cette raison suffirait sans doute à faire que nous les aimions. On peut, bien sûr, aimer certaines personnes à la fois parce qu’elles nous admirent et parce qu’elles ont des qualités qui font qu’on les aime. Mais le « toujours » suggère qu’on les aimerait même si elles n’avaient pas ces qualités, même si tout leur mérite se réduisait à nous admirer. Dire qu’on aime « toujours » ceux qui nous admirent, c’est dire qu’on les aime d’abord, qu’on les aime surtout parce qu’ils nous admirent, voire qu’on ne les aime que parce qu’ils nous admirent. Le seul fait de nous admirer les rend aimables à nos yeux, et peut nous faire oublier tous les défauts qui pourraient nous empêcher de les aimer. Mais, s’il n’est pas normal d’aimer « toujours » ceux qui nous admirent, il l’est tout à fait de ne pas aimer « toujours » ceux que l’on admire. Bien que les deux verbes « aimer » et « admirer » soient relativement proches dans la mesure où l’on aime facilement ceux qu’on admire, et où l’on admire facilement ceux qu’on aime, ils ne sont pourtant pas synonymes. L’amitié et l’admiration sont deux sentiments distincts et, par conséquent, de même que l’on peut ne pas toujours admirer ceux que l’on aime, on peut fort bien ne pas toujours aimer ceux que l’on admire. Si donc La Rochefoucauld avait écrit seulement : « Nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons », la La Rochefoucauld, Maxime 294 111 remarque, loin d’être paradoxale, paraîtrait bien banale. Il ne manque, en effet, pas de gens, qui, bien qu’ils aient, dans certains domaines, intellectuels, artistiques ou sportifs, des dons éminents que l’on ne peut pas s’empêcher d’admirer, n’en sont pas moins totalement dépourvus de qualités de cœur ou dotés d’un orgueil qui fait qu’on ne peut les aimer ; on peut assurément avoir de grands talents, voire du génie et être parfaitement imbuvable. Mais cette seconde partie de la maxime ne peut, bien sûr, être séparée de la première qui seule permet de bien la comprendre. La première partie de la maxime suggère clairement que nous aimons ceux qui nous admirent d’abord et surtout, quand ce n’est pas exclusivement, parce qu’ils nous admirent. Le parallélisme de la construction nous invite donc à comprendre que nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons d’abord et surtout, quand ce n’est pas exclusivement, parce que nous les admirons. La Rochefoucauld ne veut pas dire qu’on n’aime pas certaines personnes bien qu’on les admire : il veut dire, et la remarque qu’on pouvait croire banale, devient tout à fait piquante, qu’on ne les aime pas parce qu’on les admire. Ce qui nous empêche de les aimer, ce ne sont pas leurs défauts, mais bien leurs qualités. Qui plus est, les qualités qui nous empêchent de les aimer, parce qu’elles font que nous les admirons, peuvent nous faire oublier d’autres qualités qui nous porteraient à les aimer. Nous pourrions les aimer pour leur cordialité, leur bonté, si nous admirions moins leur intelligence ou leurs dons artistiques. Si l’on peut aimer des personnes antipathiques, parce qu’elles nous admirent, on peut aussi ne pas aimer des personnes très sympathiques parce que nous les admirons. Replacée dans son contexte, la seconde partie de la maxime, qui, en ellemême ne le serait aucunement, se révèle donc bien plus paradoxale encore que la première. S’il n’est pas logique d’aimer tous les gens qui nous admirent, il l’est encore moins de ne pas aimer certaines personnes parce que nous les admirons. Bien au contraire, on devrait d’abord aimer ceux que nous admirons, avant d’aimer ceux qui nous admirent. Si nous aimons « toujours » ceux qui nous admirent, il s’ensuit que nous aimons toujours des gens qui ne sont pas toujours admirables ; mais, si nous aimons toujours des gens qui ne sont pas toujours admirables, à plus forte raison devrions-nous toujours aimer ceux qui le sont. Or, nous dit La Rochefoucauld, nous ne les aimons « pas toujours », et l’on peut sans doute considérer ce « pas toujours » comme une litote ironique qui voudrait dire « pas souvent », voire « presque jamais ». Mais, si la seconde partie de la maxime peut sembler d’abord s’opposer à la première, elle ne fait en réalité que la prolonger, que la compléter. Loin de dire le contraire, elle dit la même chose d’une manière différente. Ce qui peut sembler à première vue passablement illogique (ne pas aimer toujours René Pommier 112 ceux que l’on admire alors que l’on aime toujours ceux qui nous admirent) est, en réalité, parfaitement logique. Et La Rochefoucauld a eu raison de remplacer, au début de la seconde partie, le « mais » (que donne le manuscrit Gilbert) par un « et » : en même temps qu’il souligne ironiquement la contradiction apparente qu’il y a entre les deux parties de la maxime, cet « et » a, en effet, le mérite de suggérer qu’on a, en réalité, affaire à deux manifestations complémentaires d’un même comportement. Car la même raison qui explique pourquoi nous aimons toujours ceux qui nous admirent, explique aussi pourquoi nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons ; la même raison qui nous fait aimer toujours des gens que nous ne devrions pas « toujours » aimer, nous empêche aussi parfois, et peut-être souvent, d’aimer ceux que nous devrions aimer. Cette raison, c’est bien évidemment dans l’amour-propre qu’il faut, une fois de plus, la chercher. C’est lui qui, une fois de plus, nous fournit la clef du paradoxe. Normalement, logiquement les sentiments que nous éprouvons pour les autres, en mettant de côté les liens créés par le sang, et l’attirance sexuelle, devraient d’abord être déterminés par les qualités ou les défauts que nous leur trouvons. Or, s’il faut en croire La Rochefoucauld, l’amour-propre fait que nous les aimons ou nous ne les aimons pas, non pas, comme il serait logique, à cause de ce que nous pensons d’eux, mais à cause de ce qu’ils pensent de nous, ou à cause de ce qu’ils nous amènent à penser de nousmêmes. Tandis que ceux qui nous admirent, flattent notre amour-propre, ceux que nous admirons, le blessent facilement, dans la mesure où l’admiration s’accompagne volontiers d’un sentiment d’infériorité, voire d’envie. Ce que nous aimons ou n’aimons pas dans les autres, ce n’est pas d’abord l’image que nous nous faisons d’eux, c’est d’abord l’image qu’ils nous renvoient de nous, image toujours flatteuse quand ils nous admirent, image beaucoup moins flatteuse, quand c’est nous qui les admirons. Dans la Maxime 83, La Rochefoucauld a défini l’amitié comme « un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner ». Avec « ceux qui nous admirent », notre amour-propre est, bien sûr, toujours gagnant puisqu’ils rendent hommage à nos mérites et à nos réussites ; mais avec « ceux que nous admirons », notre amour-propre est mis à mal puisqu’ils nous font sentir nos limites et nos déficiences. Pour illustrer cette maxime, on pourrait, comme le fait M. Pierre Kuentz, évoquer la pièce de Labiche, Le voyage de M. Perrichon, et la façon dont le personnage principal se comporte avec les deux prétendants à la main de sa fille. D’autres maximes peuvent être rapprochées de la Maxime 294, comme, bien sûr, la Maxime 296 qui en est très proche et que nous allons commenter ci-après, ou la maxime posthume 55 : « Nous aimons mieux voir ceux à qui nous faisons du bien que ceux qui nous en font ». Là encore on La Rochefoucauld, Maxime 294 113 peut considérer cette maxime comme une litote ironique : La Rochefoucauld veut dire que, si nous aimons bien voir ceux à qui nous faisons du bien, nous n’aimons pas tellement voir ceux qui nous en font. Logiquement nous devrions mieux aimer voir ceux qui nous font du bien que ceux à qui nous en faisons. Notre sympathie devrait aller à ceux qui nous font du bien avant d’aller à ceux à qui nous en faisons. Bien sûr, nous pouvons faire du bien à des gens parce qu’ils nous paraissent sympathiques, comme nous pouvons trouver antipathiques d’autres gens bien qu’ils nous fassent du bien. Mais La Rochefoucauld suggère que c’est le fait de leur faire du bien qui nous rend les premiers sympathiques, ce qui n’est guère logique, comme il suggère que c’est le fait de nous faire du bien qui nous rend les seconds peu sympathiques, ce qui est encore moins logique. L’explication du paradoxe est, bien sûr, la même que pour la Maxime 294 : la vue de ceux à qui nous faisons du bien flatte notre amour-propre, que blesse, au contraire, la vue de ceux qui nous en font. De la Maxime 294, on peut conclure que l’amitié est souvent à sens unique et peu souvent vraiment partagée, c’est-à-dire qu’elle n’est finalement que rarement une véritable amitié. En effet, si nous aimons ceux qui nous admirent, ceux-ci ne sont guère portés à nous aimer, puisque nous n’aimons guère ceux que nous admirons. Et, si nous n’aimons guère ceux que nous admirons, en revanche, eux nous aiment, puisque nous aimons toujours ceux qui nous admirent. Nous sommes donc portés à aimer ceux qui ne nous aiment guère et à n’aimer guère ceux qui nous aiment. Une conclusion semblable peut être tirée de la maxime posthume 55, à savoir que nous aimons voir ceux qui n’aiment guère nous voir (ceux à qui nous faisons du bien) et que nous n’aimons guère voir ceux qui aiment nous voir (ceux qui nous font du bien). Ces deux maximes peuvent donc servir à expliquer la Maxime 473 : « Quelque rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable amitié ». PFSCL XXXVI, 70 (2009) Les féeries d’Hortésie : éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine P ATRICK D ANDREY Cette contribution a été prononcée comme communication dans le cadre du colloque du Tricentenaire Jean de La Fontaine (1695-1995), publié par le numéro 8 du Fablier. Pour commémorer la mort du poète auquel il avait consacré la biographie exemplaire qui continue de faire autorité sans égale sur le sujet, Roger Duchêne avait traité de « La Fontaine devant la vie », sujet que rétrospectivement l’avenir aura rendu poignant. De cette rencontre savante et amicale située symboliquement entre la commémoration d’une mort et l’évocation d’une vie, on extrait les pages qui suivent, qu’il avait bien voulu juger dignes de contribuer à la connaissance d’un poète qu’il connaissait si parfaitement pour l’avoir édité et raconté. *** Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine Puisqu’il s’agit ici d’offrir des perspectives sur les voies nouvelles de la recherche lafontainienne, je proposerai quelques réflexions sur un sujet qui me paraît en la matière constituer un carrefour d’intérêt, d’analyse et de prospection. Plutôt que d’un sujet, d’ailleurs, c’est d’un domaine qu’il vaudrait mieux parler. Car c’est de jardin que je compte traiter : le jardin, considéré dans la création de La Fontaine comme une réalité biographique, historique et sociale, comme un cadre et un motif d’inspiration, un modèle esthétique, un sujet poétique et un emblème philosophique et moral. Après tout, s’il est des lieux de mémoire dans la conscience culturelle des peuples, peut-être existe-t-il des lieux d’émotion et d’invention privilégiés pour la fabrique des œuvres. Et je vais donc tâcher d’expliquer pourquoi j’assigne Patrick Dandrey 116 pour résidence privilégiée à l’inspiration de La Fontaine le royaume de la fée Hortésie 1 . Du simple clos privé, pour moitié de rapport et pour l’autre d’agrément, jusqu’au parc domanial incluant eaux et forêts, divers jardins ont jalonné la vie familiale, sociale et esthétique du fabuliste. Ils ont tout naturellement fourni son écriture poétique de cadre, de thèmes et parfois même de sujets. On songe d’abord, bien sûr, au jardin familial, initiatique et séminal, de la « maison consistant en trois corps d’hôtel, par-devant, jardin derrière, sise à Château-Thierry » 2 , rue des Cordeliers. Restitué aujourd’hui dans son charme agreste et spontané, il donne quelque idée du premier des lieux où l’enfant dut découvrir une autre représentation de la nature que celle des livres, de leurs images et de leurs clichés, dont en son temps elle employait le truchement savant. Ce jardin ne lui fut certes pas ce que devait être un jour Giverny pour Monet, ni même Illiers pour le jeune Proust. La seule trace explicite d’un Château-Thierry horticole, sa correspondance nous l’offre, paradoxalement, à propos du domaine des Bouillon qui surplombe la ville 3 . Durant un séjour qu’il y fera autour de 1680 4 , il demandera l’autorisation de « cultiver des fleurs dans le parterre d’en haut » 5 . Pourtant, sous l’apparence discrète d’un Combray anonyme et diffracté, divers jardins plus domestiques que seigneuriaux, qui offrent leur cadre à quelques Fables ou Contes de tour familier, nous semblent bien fleurer le parfum nostalgique et néanmoins allègre du jardin premier de la rue des Cordeliers. Ainsi celui, demi-bourgeois, demi-manant, du « Jardinier et son Seigneur » 6 ; un autre, plus rural et tout aussi prospère, que ravagent un Écolier et sa classe sous la conduite d’un Pédant 7 ; celui qu’un Prêtre de Flore ouvre à l’importune ami- 1 Rappelons qu’Hortésie est le nom de la fée jardinière dans le paragone que met en scène le fragment II du Songe de Vaux. Éd. Eleanor Titcomb, Paris, Droz, « Textes Littéraires Français », 1967, pp. 99-102. 2 Minutier central des notaires de Paris. Acte du 2 février 1609, Étude LI, liasse 23. Raymond Josse, Jehan de La Fontaine à Château-Thierry vu par un homme de son pays, Société Historique et Archéologique de Château-Thierry/ Maison Jean de La Fontaine, 1987, p. 48. 3 « Je ne m’imagine point qu’il y ait au monde une vue plus agréable que celle-ci. » Lettre à la duchesse de Bouillon, date incertaine (2 septembre ***), [in] La Fontaine, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948 (1942), p. 624. 4 Entre 1676 et 1680 selon Pierre Clarac, op. cit. ; en 1676 selon Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, Paris, Fayard, 1995 (1990), p. 343. 5 Éd. P. Clarac, ibid. 6 Fables, IV, 4. Œuvres complètes, I, Fables et Contes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 143. 7 Id., IX, 5, p. 355. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 117 tié d’un Ours « à demi-léché » 8 ; enfin celui que cultive d’une main sûre « un Sage assez semblable au vieillard de Virgile,/ Homme égalant les Rois, homme approchant des dieux », fatal exemple pour l’ardeur émondante d’un Scythe mal avisé 9 . Sans compter ceux, plus coquins mais non moins aimables, où forniquent allègrement les héros des Contes : telle servante, que son maître renverse parmi les fleurs du parterre, sous les yeux ébaubis d’une voisine cancanière 10 ; ici, Mazet de Lamporechio qui trousse les nonnes dans le cabinet de verdure d’un enclos conventuel 11 , ou Messire Bon déguisé en femme qui va sous un poirier de son jardin attendre que sa femme l’ait fait cocu dans son propre lit 12 ; là, Messire Frédéric qui cultive dans sa métairie de Toscane le serpolet, le romarin et diverses fleurs propres à orner une table frugale 13 ; ou encore ce sot de Nicaise, qui n’ose besogner la promise d’un autre, crainte de salir dans l’herbe la robe virginale qu’elle porte malgré elle 14 . Le jardin de Mme C., à Clamart, qu’évoque la première lettre du Voyage en Limousin, excède à peine ces proportions modestes : agrémenté de deux terrasses, borné par un bois sombre, défini par deux allées que scandent chênes et peupliers, dont l’une est bordée d’un simple amphithéâtre de gazons, il présente surtout « beaucoup d’endroits fort champêtres, et c’est ce que j’aime sur toutes choses », précise le visiteur 15 . Souvenir d’un enfant de Champagne ? Peut-être. En tout cas, l’horizon de sa vie s’élargissant, le dialogue chuchoté du futur poète avec la nature était entre-temps devenu conversation galante et savante, sous des dehors de spontanéité négligée : le clos bourgeois et rustique s’était élargi en ces jardins d’agrément dont s’enrichissaient les hôtels parisiens dans une capitale sortie de la Fronde et avide de plaisirs mondains. Notre « garçon de belles-lettres » y achevait sa formation esthétique et affective en recueillant les bijoux d’une exquise civilité dans ces écrins dont les salons et les jardins disparus des propriétés et 8 Id., VIII, 10, p. 307. (v. 1). 9 Id., XII, 20, p. 492 (v. 4-5). Citons encore Le Vieillard et les trois jeunes Hommes (XI, 8), où l’Octogénaire « plante » des arbres en un lieu non identifié qui ne saurait être qu’un jardin ou un parc. 10 « La Servante justifiée », Contes, Deuxième partie, éd. Jean-Pierre Collinet, p. 637. 11 « Mazet de Lamporechio », ibid., p. 693. 12 « Le Cocu, battu et content », Contes, Première partie, éd. cit., p. 578. 13 « Le Faucon », Contes, Troisième partie, p. 733. 14 « Nicaise », ibid., p. 748. On pourrait encore citer le parc du château acquis en terre barbaresque par Hispal qui y courtise la fiancée du roi de Garbe (Contes, II, p. 676) ou les jardins du « Vieil de la montagne », réplique du paradis islamique évoqué dans « Féronde ou le Purgatoire », Nouveaux Contes, p. 833. 15 Relation d’un voyage de Paris en Limousin, Éd. P. Clarac, pp. 534-535. Patrick Dandrey 118 demeures de Fouquet, les hôtels de Narbonne puis d’Émery et le domaine de Saint-Mandé avec ses quatorze arpents de parc fermé, incarnent le modèle. Encore est-ce là peu de chose : avec les merveilles de Vaux, le feston se métamorphose en bordure de haute lice, la miniature se fait fresque, le jardin s’épanouit en parc. Intermédiaire entre le château, merveille de civilisation raffinée, et l’univers sauvage des forêts qui bordent son horizon, le jardin conçu pour le surintendant par Le Nôtre devient le lieu réalisé d’une idéalisation de l’espace, d’une perfection formelle et d’une maîtrise rationnelle imposées à la nature brute : digne sujet d’inspiration et d’écriture, transposé dans l’œuvre de « pension poétique » que La Fontaine verse à Fouquet sous la forme onirique du Songe de Vaux. Les fragments conservés du Songe entrelacent ainsi évocations allégoriques et débats galants dans le cadre d’un jardin idéal dont le dieu du Sommeil anticipe la représentation fantasmagorique sur l’efficacité manuelle des terrassiers de Le Nôtre 16 : le discours des fées y a pour écho l’accord des Muses au service d’Oronte, la métamorphose des monstres marins contraste avec l’harmonieuse chorégraphie de la danse des Amours, et le chant mystérieux du Cygne mourant trouve son pendant burlesque dans les aventures maritimes du Saumon et de l’Esturgeon 17 . Cette énumération montre la diversité d’inspiration de l’ouvrage. Diversité sécrétée et unifiée par son cadre : source de poésie cryptée et lieu d’errance psychagogique, le jardin classique français dont Vaux délivre l’un des premiers modèles autorise à espérer par ses tempéraments harmonieux l’alliance improbable entre le haut symbolisme des allégories édéniques et l’entrelacs capricieux et cultivé des dialogues savants et des échanges galants, de plus humble registre. Il ne manquait à ce paradis, exalté par la Relation de la fête du 17 août 18 , que d’être perdu d’une perte exemplaire : la chute du Surintendant y pourvut, de façon qu’aux émerveillements du Songe pût faire écho et pendant la plaintive et nostalgique Élégie dite aux Nymphes de Vaux 19 . D’autres parcs fastueux devaient prêter leur décor ou leur motif à l’écriture de La Fontaine, mais sans égaler le souvenir de celui-ci. Tels, autour de Paris, Liancourt dont s’enorgueillissait l’auteur des Maximes 20 , Chantilly, « endroit délicieux » et presque royal 16 Le Songe de Vaux, fragment I., Éd. E. Titcomb, pp. 61-71. 17 Allusion aux principaux fragments du Songe de Vaux publiés, pour une part, dix ans après la disgrâce de Fouquet, en 1671, et pour le reste en 1729. 18 Lettre à M. de Maucroix (dite Relation d’une fête donnée à Vaux), 22 août 1661. Éd. P. Clarac, pp. 522-57. 19 Pour M. F. Élégie. Éd. P. Clarac, pp. 528-529. 20 Propriété des La Rochefoucauld évoquée dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, I. Éd. P. Clarac, p. 147. La Fontaine fut peut-être introduit chez le duc de Liancourt par leurs amis communs de l’Oratoire, particulièrement le P. Desmares. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 119 où M. Le Prince fête en avril 1692 la victoire de Steinkerque 21 , Bois-le- Vicomte, qui avait été propriété de la couronne avant d’appartenir aux Hervart et dont La Fontaine vante l’ombrage ennemi du soleil et favorable à l’amour 22 , et puis Rueil et ses cascades, qu’avait édifié un autre ministre fastueux, le cardinal de Richelieu 23 . Sur la route du Limousin où la disgrâce de Fouquet le propulse comme par anticipation de nos modernes « limogeages », l’éphémère exilé évoquera longuement le domaine de Richelieu en Poitou, cette fois : notamment les vastes jardins bien nivelés et ombragés, dont les nymphes lui dictent des vers adressés aux mânes du fondateur du lieu 24 . Mais les nymphes de Richelieu fécondent une inspiration moins fertile que celles de Vaux. Plus au Nord, Blois avait retenu l’attention du voyageur pour l’incomparable « jardin des plantes » de Gaston d’Orléans 25 . La veuve de ce dernier devait accueillir au Luxembourg, parmi ses gentilshommes servants, le poète rentré d’exil. On ne sait si le jardin aujourd’hui transformé du palais médicéen eut quelque part dans la confidence ambiguë mais magnifiquement harmonisée de ces deux vers diaphanes : L’innocente beauté des jardins et du jour Allait faire à jamais le charme de ma vie. 26 Il est vrai que le démenti infligé à cette prometteuse ascèse par l’aimable apparition de Mlle de Poussay à qui le sonnet est dédié, n’autorise pas à faire grand fond sur cette confidence. Reste à souligner cette rencontre entre l’amour des jardins et l’amour dans le jardin, aux temps où La Fontaine publie son récit de Psyché enveloppé dans une évocation circonstanciée de Versailles. C’est alors peut-être que le motif du jardin atteint sa plénitude dans l’œuvre du poète. Parc de féerie qui renchérit sur le projet esthétique, social et allégorique de Vaux dont il prolonge les intuitions, ce premier tracé d’un Versailles encore plein de fantaisie, de couleurs et de métamorphoses ordonnées par la splendeur régulière de ses axes majeurs, constitue un cadre de fêtes merveilleuses et de séjours élégants, dans un climat de civilité empreinte de naturel qui en équilibre la majesté pompeuse. L’entremêlement Liancourt fut décrit par Cotin dans ses Œuvres galantes de 1663. Voir l’éd. des Amours de Psyché par Michel Jeanneret et Stefan Schœttke, Paris, Livre de Poche classique, 1991, p. 237 (note 94). 21 Lettre À Monsieur le Chevalier de Sillery, 28 août 1692. Éd. P. Clarac, p. 716. 22 Lettre À Monsieur l’abbé Verger [juin 1688]. Éd. P. Clarac, pp. 718-724. 23 Les Amours de Psyché et de Cupidon, I. Éd. P. Clarac, p. 147. 24 Relation d’un voyage de Paris en Limousin, lettres du 5 et du 12 septembre 1663. Éd. P. Clarac, pp. 550-562. 25 Op. cit., lettre du 3 septembre, p. 544. 26 Sonnet Pour Mademoiselle de Poussay [entre 1667 et 1671]. Éd. P. Clarac, p. 583. Patrick Dandrey 120 entre la narration initiatique et galante de Psyché et la libre conversation des quatre amis reflète en un jeu subtil de miroirs les affinités secrètes entre le domaine réel de Versailles et l’espace fictif de l’aventure mythologique. La visite à la Ménagerie et à l’Orangerie, délicatement exotiques, puis l’évocation de la grotte de Thétis et des splendeurs de l’axe majeur qui, depuis le Bassin de Latone jusqu’au Bassin d’Apollon, déploient le programme mythologique du jardin royal au pied du palais, reproduisent à la bordure du roman les figures majeures de son propos, les fantasmagories et les enchantements d’une Grèce « exotique » avec ses palais d’Amour peuplés de Nymphes, ses tombeaux allégoriques et ses grottes sauvages, sous des cieux que déchire la dispute de Vénus et son fils. Le dialogue que nouent dans Le Songe les parcs de Vaux et de Mainsy 27 avec leurs hôtes mythologiques, féeriques et allégoriques ; l’alternance dans la tragédie Astrée entre le jardin de Marly au prologue et celui, tout fictif, où Galatée au second acte recueille Céladon 28 ; ces parallèles entre monde de la réalité et de l’imagination s’épanouissent dans Psyché avec plus d’ampleur et de constance. Le domaine où l’Amour accueille sa promise, les jardins où elle rêve, joue ou s’attriste, la grotte où ils se retrouvent, puis, après la disgrâce de l’héroïne, le lopin solitaire que cultive le sage vieillard recueillant la proscrite, le jardin secret où Vénus la fait comparaître devant elle et la transfiguration de la Grèce en un jardin de songe où chaque monument fait étape d’un parcours mystagogique, approfondissent en le justifiant le programme allégorique et la variété pittoresque du domaine royal où se déroule la narration du conte. Le jardin excède ici le rôle de cadre ou d’agent qu’il revêtait dans Le Songe de Vaux : il devient acteur d’une métamorphose de la réalité en fiction et d’une accréditation de la fiction par la réalité. Le jeu verbal qui faisait dire par métaphore au voyageur vers Limoges longeant la Loire, que « le jardin de la France/ Méritait un tel canal » 29 , s’accomplit en principe d’écriture lorsque les tribulations de Psyché transfigurent l’espace du récit en un vaste jardin allégorique et onirique démarqué du Songe de Poliphile, comme l’a montré Boris Donné 30 . 27 Fouquet avait établi une manufacture de tapisserie dans les bâtiments de l’ancien couvent de Mainsy non loin de Vaux. Le parc où se déroule la « Danse de l’Amour » (Le Songe de Vaux, VI) faisait partie de l’important domaine de la seigneurie de Mainsy : il avait coûté à Fouquet le double du prix des terres de Vaux. 28 Astrée. Tragédie [en musique], 1691. Éd. P. Clarac, pp. 419-451. 29 Relation d’un voyage de Paris en Limousin, lettre du 3 septembre 1663. Éd. P. Clarac, p. 546. 30 Boris Donné, Les Amours de Psyché et la poétique du songe. La Fontaine entre récit, rêverie et allégorie, Paris/ Genève, Champion/ Slatkine, 1995. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 121 C’est d’ailleurs à Acante, l’un des quatre amis du roman, que nous emprunterons la matière d’une définition à la fois esthétique et éthique du jardin, tel qu’il apparaît dans l’imaginaire de l’œuvre entier de La Fontaine : Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent. […] Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. 31 Le jardin est un espace de nature apaisée et abritée, définie par son écart (« quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné »), vouée à la beauté délicate (« les fleurs ») et protégée (« les ombrages »), favorisant la déambulation (« une promenade ») dans la solitude partagée et préservée (« où peu de gens entrassent »). Il favorise et incarne le juste tempérament entre des contraires extrêmes : il procède d’une organisation rationnelle de la nature, entre sa spontanéité sauvage et sa négation urbaine ; il se situe dans l’écart d’une prudente distance, entre la franche rupture et la pleine insertion dans la communauté indistincte des hommes ; il favorise la compagnie choisie, à mi-chemin entre solitude et commerce social ; et la déambulation circulaire et capricieuse, à égale distance de l’immobilité et du déplacement orienté. Quelques années plus tôt, le plaidoyer d’Hortésie dans Le Songe de Vaux avait modulé des thèmes similaires en les référant à l’exemple du vieillard de Tarente, évoqué par les Géorgiques 32 : la fée présentait le jardin comme une école de sagesse par la mesure, de jouissance par la beauté et de poésie par l’exemple 33 . Ces trois thèmes vont servir de trame à notre propos. Nous les regrouperons sous le signe de la métamorphose, qui nous a déjà servi ailleurs de fil directeur pour une lecture globale de l’œuvre de La Fontaine. Le jardin d’enfance, école de sensibilité et emblème de sagesse L’emblème que constitue l’image restituée du jardin familial de Château- Thierry, sans que l’on puisse rien savoir ni veuille rien supposer de l’influence réelle qu’il dut exercer sur la sensibilité du jeune La Fontaine, offre néanmoins un modèle adéquat pour figurer l’imprégnation de la culture toute livresque du poète par les effluves de la nature qui colore et tonifie sa vision savante du monde végétal et animal. Le jardin, portion de nature arrachée à sa brutalité spontanée et objet de rêverie culturelle projeté dans l’espace et le temps réels, offre une représentation de ce processus dont il 31 Les Amours de Psyché, I, p. 125. 32 Virgile, Géorgiques, l. IV, v. 116-148. 33 Le Songe de Vaux, fragment II : « L’Architecture, la Peinture, le Jardinage et la Poésie haranguent leurs juges et contestent le prix proposé ». Éd. E. Titcomb, pp. 99-102. Patrick Dandrey 122 constitue de surcroît un creuset privilégié. J’ai tenté dans La Fabrique des Fables 34 de montrer à partir de l’exemple du Héron la fusion opérée par le fabuliste entre l’héritage d’une tradition écrite et l’apprentissage d’un regard neuf, au sein d’une culture qui plaçait le livre en interposition entre l’œil et la réalité, mais commençait à s’ouvrir aux leçons de l’évidence sensible. Cette inflexion était attestée dès avant les Fables, à l’orée même de la carrière poétique de La Fontaine, par les premiers vers de son Adonis, qui professent sa vocation pour la poésie bucolique préférée aux genres élevés, plus éloignés de la nature 35 : s’y esquissait déjà le penchant peu à peu confirmé à rechercher toujours le plus exact dosage entre la transposition ornementale qui embellit la réalité et l’évocation qui épouse de plus près son apparence. Ce génie de l’évocation, effet d’un apprentissage du regard par la contemplation, est éclairé par le mythe de la distraction du jeune La Fontaine, qu’atteste très tôt dans sa vie un chapitre de Tallemant des Réaux 36 . Qu’elle fût en l’occurrence réelle ou légendaire - peu importe ici -, la distraction suppose une accommodation du regard sur l’arrière-plan des choses, responsable de l’impression que le distrait reste étranger à ce qui se fait et se dit dans l’instant, parce qu’il est occupé à saisir autre chose, essentiel pour lui, inaudible pour nous : le distrait est souvent un songeur, voleur de mystère et fouineur d’arrière-boutique. Ce mélange d’attention et d’étourderie, d’éloignement et de présence, que figure assez bien l’écart du jardin « hors les murs », favorise une poésie de l’évocation : il enseigne à retenir de toute chose sa fleur en une promptitude de saisie et un raccourci d’expression qui élude le péril de la pesante descriptive. Non que le regard du rêveur estompe de flou le spectacle du monde : son génie le porte tout au contraire à l’exactitude, mais une exactitude radiographique qui affectionne l’ellipse, pertinente et acérée, habile à laisser deviner ce qu’elle élude, à susciter l’impression sans céder à l’impressionnisme. Ce talent prédispose indifféremment à l’esquisse visuelle et pittoresque, ou à l’évocation intuitive et affective. Exemple du premier, en ouverture de la fable « Le Jardinier et son Seigneur » : Un amateur du jardinage Demi-bourgeois, demi-Manant, 34 La Fabrique des Fables. Essai sur la poétique de La Fontaine, Paris, Klincksieck, 2ème éd., 1992, pp. 121-166. 35 « Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,/ Flore, Écho, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,/ Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines. » Adonis, v. 6-9. Éd. P. Clarac, p. 3. 36 Tallemant des Réaux, Historiettes, « Racan et autres rêveurs ». Éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, 2 vol., t. I, pp. 391-392. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 123 Possédait en certain village Un jardin assez propre, et le clos attenant. Il avait de plant vif fermé cette étendue. Là croissait à plaisir l’oseille et la laitue, De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet, Peu de jasmin d’Espagne, et force serpolet. 37 Sans l’ombre du moindre réalisme, le tour, le rythme et le ton confèrent à cette esquisse la capacité de donner à voir le plan capricieux d’un jardin de rapport et de charme, la disposition souplement ordonnée et variée des plants, la familiarité d’un clos privé. Et puis, en conclusion du poème, la peinture du désastre causé par une inopportune chasse au lièvre teinte le tableau d’une nuance d’émotion délicatement humoristique, infléchissant l’esquisse en évocation : Le pis fut que l’on mit en piteux équipage Le pauvre potager : adieu planches, carreaux ; Adieu chicorée et poireaux ; Adieu de quoi mettre au potage. Le Lièvre était gîté dessous un maître chou. On le quête ; on le lance, il s’enfuit par un trou, Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie Que l’on fit à la pauvre haie. 38 Désastreuse « issue » - aux deux sens du terme - rendue visible et sensible par une salve rapide de touches colorées (« planches », « carreaux », « chicorée », « poireaux », « potage » et « potager »…) entourant la glose circonstanciée et compatissante du mot « trou » : « Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie ». Cette issue désastreuse invite à prolonger dans une autre direction l’enquête sur l’éducation du regard poétique auquel vient de se prêter le jardin considéré comme sujet d’écriture : dans une direction plus philosophique et morale que seulement psychologique et esthétique. Car le désastre ici évoqué n’est pas unique dans l’œuvre du fabuliste : il constitue même le destin le plus commun des promesses de protection, d’harmonie et de jouissance, d’alliance avec la nature et de participation euphorique à sa renaissance saisonnière et cyclique qu’incarnent les jardins de fables. Enclos protecteur et protégé, abrité des prédations et des désordres, incarnation du bel-et-bon des Grecs, de l’utile-et-agréable d’Horace, le jardin sans cesse est menacé de saccage : par les parasites et les ravageurs naturels et sociaux qu’il sécrète ou qu’on y appelle sottement, et par la sottise même de ceux 37 Fables, IV, 4, p. 143, 1-8. 38 Id., v. 43-50. Patrick Dandrey 124 qui croient bien faire en les y appelant. Le jardinage nécessite toute la sagesse et le doigté propres aux amateurs de mesure et d’équilibre, habiles à se tenir également distants du pédant qui sait tout et de l’écolier qui ne sait rien, de l’Ours malavisé et du Scythe maladroit. La fable du Philosophe scythe décrypte même l’allégorie en termes proprement philosophiques 39 : « Ce Scythe exprime bien un indiscret Stoïcien » … À l’opposé de cette indiscrétion stoïque, l’Épicurisme, lui, se réclame de la sagesse des jardins : c’est une évidence allégorique, dont Jean-Charles Darmon nous a aidé à approfondir la banalité apparente 40 , en soulignant par exemple comment le gassendisme s’opposait au cartésianisme par une harmonieuse conciliation et une combinaison hiérarchisée des degrés de la connaissance, du sensible jusqu’au rationnel en passant par l’imaginaire, sans exclure aucune de ces voies inégales d’accès à la vérité. Fragment de nature instruit et ordonné par la raison, mais soumis aux lois de la matière épaisse, le jardin offre une allégorie exacte et complète de cette herméneutique progressive. Et puis, plus généralement, par l’ambivalence de la protection et du saccage que semble immanquablement appeler le motif horticole dans l’imaginaire poétique de La Fontaine, c’est bien une constante de sa sensibilité et de sa pensée que le jardin paraît en mesure d’incarner. Car ce ne sont pas les fables seules évoquées à l’instant qui procèdent de cette alternance, mais la plupart des passages de son œuvre où figure une évocation de jardins, ou simplement ceux de ses textes où s’esquisse le geste de retraite, de clôture et de promenade qui isole l’invisible périmètre d’un parc imaginaire au sein des espaces indivis où s’aventurent ses héros. Ainsi les « lieux écartés » 41 propices d’abord à cacher les amours de Vénus et d’Adonis se feront-ils un jour complices du sanglier monstrueux auquel le chasseur devra de perdre la vie : l’éden protecteur se métamorphose alors en vallée des larmes pour la déesse esseulée. La scène primitive du jardin chez La Fontaine se joue en deux actes contrastés. C’est d’abord l’illusion de l’harmonie retrouvée au sein de la retraite : toute une topique de la nature présentée comme écart protecteur se développe dans Clymène, où est évoquée la solitude du « noir vallon d’Hippocrène » 42 , dans Le Songe de Vaux, où Hortésie renouvelle en 39 Fables, XII, 20, p. 492, 13-30. 40 Jean-Charles Darmon, « La Fontaine et la philosophie : remarques sur le statut de l’évidence dans les Fables », XVII e siècle, n° 187 (1995-2), « La Fontaine, 1695- 1995 », pp. 267-305. 41 Adonis, éd. P. Clarac, p. 5. 42 « La solitude est grande autour de ces ombrages ». Clymène, comédie. Éd. P. Clarac, pp. 18-44. Citation de la p. 39. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 125 termes terriens le suave mari magno de Lucrèce 43 , dans Psyché, où Vénus se cache à sa cour derrière les murs d’un jardin clos 44 , dans La Captivité de saint Malc même, retiré « en des lieux séparés de tout profane abord » 45 : la thématique du locus amœnus, de l’ombrage propice aux confidences et aux ébats amoureux, de la grotte enveloppante et protectrice, des eaux rafraîchissantes et mouvantes, tout cela définit un imaginaire du bonheur caché, fragile, traversé par l’inquiétude du changement que met en scène si délicatement l’idylle des « Deux Pigeons » 46 . Cet appétit de changement ne tarde pas à introduire une catastrophe, seconde acte de la pièce, qui ravage le « jardin » et ne laisse au jardinier dessaisi que la nostalgie de son paradis perdu. Telle est la structure des quatre fables citées, d’Adonis, de Psyché - et celle même du fragment du Songe de Vaux où le plaidoyer d’Hortésie triomphante est battu en brèche par le tableau de sa déconfiture hivernale que brosse devant le jury sa rivale Apellanire. Tableau très éloquent : en dernière analyse, le terrible péril dont on espère sans trop d’illusion être protégé par l’enclos du jardin, n’est-ce pas celui du temps qui s’écoule ? Remédier à l’irréversibilité de la durée par la clôture de l’étendue, voilà bien le rêve du jardinier : comme si, pour s’être montré capable d’apprivoiser et de gérer rationnellement l’espace, l’on pouvait participer du renouveau cyclique propre au temps de la nature végétale. De cette vaine espérance témoigne la plainte emblématique de Vénus, dans Adonis, prenant la nature à témoin de la cruauté du sort qui, en la privant d’un mortel bien-aimé, lui rend l’immortalité pesante 47 : il est notable que l’impossible alliance entre l’éternité divine et l’éphémérité humaine s’anéantisse alors dans le cadre 43 « Je promets un bonheur pareil/ À qui voudra suivre mes charmes : / Leur douceur lui garde un sommeil/ Qui ne craindra point les alarmes./ Il bornera tous ses désirs/ Dans le seul retour des Zéphyrs,/ Et fuyant la foule importune/ Il verra du fond de ses bois/ Les courtisans de la fortune/ Devenus esclaves des Rois. » Le Songe de Vaux, fragment II, v. 51-60, éd. E. Titcomb, p. 101. 44 « Quand Cythérée était lasse des embarras de sa Cour, elle se retirait en ce lieu avec cinq ou six de ses confidentes. Là, qui que ce soit ne l’allait voir. Des médisants disent toutefois que quelques amis particuliers avaient la clef du jardin. » Les Amours de Psyché, éd. cit., pp. 227-228. 45 « Je vous ai fait récit quelquefois de ces heures/ Qu’en des lieux séparés de tout profane abord/ Je passais à louer l’arbitre de mon sort. […] Je n’ai plus de mes bois les saintes voluptés./ Ne reviendront-ils point ces biens que j’ai quittés ? » Poème de la captivité de saint Malc, éd. p. Clarac, pp. 47-59. 46 Fables, IX, 2. 47 « Et vous, antres cachés, favorables retraites,/ Où nos cœurs ont goûté des douceurs si secrètes,/ Grottes, qui tant de fois avez vu mon amant/ Me raconter des yeux son fidèle tourment,/ Lieux amis du repos, demeures solitaires,/ Qui d’un trésor si rare étiez dépositaires,/ Déserts, rendez-le moi ». Adonis, pp. 16-17. Patrick Dandrey 126 accueillant mais indifférent d’une nature soumise au temps cyclique des forêts, des parcs et des jardins. Autre aspect du même motif, c’est ce secret espoir de fusion, toujours déçu, entre l’homme et la nature qui induit certains jardiniers à se faire anachorètes : dans plusieurs textes de La Fontaine, l’enclos familier et riant de la tradition hédoniste se métamorphose en une solitude plus frugale sinon austère, comme pour se confondre avec la nature brute, aux limites extrêmes du concept de jardin. Ainsi du jardin minimal où Psyché est accueillie par le vieillard lassé des villes et des cours : une petite esplanade découverte y constitue à elle seule, nous dit plaisamment La Fontaine, « les jardins, la cour principale, les avant-cours et les arrières de cette demeure. Elle fournissait des fleurs à son maître, et un peu de fruit, et d’autres richesses du jardinage ». 48 Et de préciser qu’« on y vivait à peu près comme chez les premiers humains ». Manière de désigner là une autre modulation, plus dépouillée, du rêve édénique sur lequel est modelé l’idéal de sagesse incarné par le jardin chez La Fontaine. Entre le parc offert aux voluptés amoureuses, l’enclos frugal du vieux philosophe, les déserts hostiles où la fait errer Vénus, et les temples, grottes, antres infernaux et autres fabriques caractéristiques des jardins du songe dont elle reçoit révélation et instruction, son itinéraire initiatique promène Psyché à travers les diverses formes de l’imaginaire horticole propres à l’œuvre du poète. Le bouquet d’arbres sombres, les âpres rochers et le miroir d’eau où le Solitaire de l’ultime fable médite sur les fins dernières de la promenade humaine constituent le terme de ce répertoire 49 . Entre Éden et Golgotha, jardin des voluptés naturelles et vallée de larmes, le monde que décrit La Fontaine à travers l’image des jardins qu’évoque son œuvre distribue l’homme dans le rôle ambigu d’apôtre au Jardin des Oliviers, divisé entre l’exigence de la prière et la sensualité du sommeil. Tour à tour disciple d’Académos et d’Épicure, le sage selon notre poète oscille entre la méditation élevée sur les fins dernières de la Nature et l’abandon voluptueux aux plaisirs naturels. Au total, cette sagesse diverse et singulière que délivre dans son œuvre l’emblème du jardin suggère comment celui de son enfance champenoise s’est au cours des ans métamorphosé en jardin intérieur du cœur et de l’âme, réservoir secret d’émotions et paysage choisi. C’est cette intériorisation qui nourrit la rêverie méditative par laquelle se conclut « Le Songe 48 Les Amours de Psyché, éd. cit., p. 194. 49 « Là sous d’âpres rochers, près d’une source pure,/ Lieu respecté des vents, ignoré du soleil… » Fables, XII, 29, « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire », v. 34- 35. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 127 d’un Habitant du Mogol » 50 : aperçu jeté sur le jardin intérieur que l’expérience fertilise en chacun de nous, dont les fruits sont vertus et les fleurs beautés d’âme. Des jardins de princes : une initiation esthétique Fort loin des proportions modérées du jardin familial de Château-Thierry et de l’architecture secrète des paysages intérieurs qu’il nous a conduit à évoquer, l’époque de La Fontaine fut celle aussi où l’on invente ou du moins l’on perfectionne le modèle français du jardin d’accompagnement architectural, dans le cadre d’une civilisation qui cultive la théâtralité mais quête aussi la vérité sans fard, qui aime la pompe mais prône aussi la mesure, qui élabore une civilité et une urbanité étrangères à la vive nature mais se réfère aussi à l’éternelle Nature comme irremplaçable fondement de son esthétique. Ces contradictions apparentes se trouvaient résolues notamment dans ce morceau de civilisation parmi les plus insolites qu’ait inventé notre classicisme : le jardin à la française. Or, outre ses qualités proprement horticoles, celui-ci se définit par trois traits qui le mettent en consonance avec l’esthétique de La Fontaine et répercutent leur écho dans son œuvre : il s’agit d’un jardin civilisateur, allégorique et mental. Civilisateur, d’abord, car le jardin français est social et sociable : voué à la belle civilité, il constitue une sorte de salon de plein air où l’on déambule comme une conversation se déroule, avec négligence et caprice, en même temps qu’une raison supérieure semble en organiser les itinéraires de façon cohérente pour ménager aux promeneurs les plus belles perspectives. Le jardin classique est d’abord un jardin galant : l’œuvre de La Fontaine y trouve son cadre d’harmonie et la projection de son idéal esthétique. Expression d’une civilisation et de ses valeurs, démonstration de pouvoir et éloge d’un art de vivre, la conversation dans un parc, comme celle des amis de Psyché, constitue la modulation récente, si bien étudiée par Marc Fumaroli 51 , d’un héritage intellectuel et sensible venu du roman, alexandrin, virgilien, puis courtois, jusqu’aux conversations et promenades littéraires de Mlle de Scudéry, éclairées par les belles analyses de Delphine Delenda- Denis 52 . Expression nouvelle d’une nostalgie d’intimité amicale et d’har- 50 Fables, IV, 4, v. 18-40. 51 « La Conversation » (1992), [in] Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1994, pp. 110-210. 52 Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres « Conversations » sur l’esthétique mondaine, éd. Delphine Delenda-Denis, Paris, Champion-Slatkine, « Sources classiques », 1995. Patrick Dandrey 128 monie spirituelle et esthétique au sein d’un monde trop agité, vaste, incertain pour n’être pas inquiétant, le devis élégant et le jardin qui lui sert de cadre, ambigu de salon galant et de prairie pastorale, sont ressentis comme les vestiges d’un temps originel où l’homme se fût accordé naturellement et dans un constant bonheur de civilité avec son entourage et avec la nature, les vestiges d’un Âge d’or que croit restaurer la civilité souple et naturelle du Cortegiano. Le jardin français est allégorique aussi. Itinéraire d’élévation de l’âme par la contemplation de la beauté, tissé du souvenir des jardins sacrés et symboliques de l’Antiquité retrouvés à la Renaissance, il se fait microcosme de la nature avec ses bosquets, ses ménageries, ses labyrinthes, ses grottes et ses sources, anthologie des merveilles du monde, musée d’architectures en miniature, leçon d’histoire. Dans un élan plus ambitieux, il prétend calquer les rythmes et les lois de l’univers, s’organise volontiers en parcours mythologique, par exemple solaire : ce que traduisent ses orientations majeures, les allusions cosmiques et ésotériques de son programme décoratif, en particulier de sa statuaire. Il confine enfin au jardin de rêve superposé délicatement à la réalité. Participent de cet effet sa constante évolution, son fréquent inachèvement, qui conduiront La Fontaine à songer Vaux tel qu’il aurait dû paraître vingt ans plus tard et Versailles tel qu’il serait deux ans (et plus) après le récit de Psyché. La fiction de ce roman, d’ailleurs, accentue cet effet onirique en transposant la logique du parc royal dans une Grèce rêvée : ainsi reconnaît-on, en transparence de la disposition du vallon où trône le temple de Cythérée, le tracé de l’axe solaire prolongé par le Grand Canal. On comprend dès lors qu’il s’agisse autant d’un jardin d’esprit que de nature, lisible sur plan aussi bien sinon mieux que sur place, résultat de l’application d’un programme intellectuel, architectural, géométrique et ésotérique, effet d’un jeu de constructions, de perspectives, de relations ordonnées avec le palais : Les lieux que j’ai dépeints, le canal, le rond d’eau, Parterres d’un dessein agréable et nouveau, Amphithéâtres, jets, tous au palais répondent, Sans que de tant d’objets les beautés se confondent, s’émerveille La Fontaine 53 . Une conception sous-jacente de l’ordre, de la nature accomplie dans sa perfection, de son gouvernement par la pensée, confère effectivement au modèle français la qualité de jardin intellectuel, composé comme une œuvre littéraire, par plans et perspectives, ponctué de chapitres et soumis au fil directeur de la narration, favorisant des montages 53 Les Amours de Psyché, p. 185. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 129 complexes comme, en littérature, celui de Psyché. L’occasion m’a déjà été offerte à Vaux-le-Vicomte voici deux ans de relever les raisons de sympathie esthétique qui associent cette inspiration architecturale et celle de l’écriture de La Fontaine 54 . J’ai tâché alors de montrer comment la création poétique participe du même génie de la mesure, de la même esthétique de l’enchantement, du même engouement pour les métamorphoses et de la même invite à la déambulation qui dans l’esthétique française du jardin classique, à Vaux, à Versailles ou ailleurs, jaillissent du rapport d’harmonie entre la maison et le parc, du jeu des perspectives calculées, des lignes de fuite trompeuses et des points de vue changeants qu’il ménage, du dialogue magique entre les eaux en mouvement et les végétations assagies qui en font la matière contrastée. C’est ainsi que, tout comme un jardin à la française n’est jamais qu’un palais transposé dans la nature, une page de La Fontaine réalise dans un mouvement de perpétuelle métamorphose la même alliance raffinée et changeante entre la culture et la nature, l’artifice et la spontanéité, l’éphémère et l’absolu, la forme et le sens, l’ordre réglé au cordeau et le hasard pourvoyeur de surprises. L’entretien élégant et disert, dans sa spontanéité travaillée, fait le truchement entre les deux mondes : modèle de la négligence aisée du poème et image de la grâce diverse des parterres cultivés : La bagatelle, la science, Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens Qu’il faut de tout aux entretiens : C’est un parterre, où Flore épand ses biens ; Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose, Et fait du miel de toute chose. 55 Ce parallèle formel permet d’esquisser un semblant de réponse à une question demeurée jusqu’aujourd’hui sans réponse totalement convaincante : celle de l’aménagement du recueil des Fables, de leur ordonnancement au fil des douze livres. Les principes de composition qui en ont été jusqu’ici proposés oscillent entre les deux périls du pléonasme (chaque nouvelle hypothèse exclut les précédentes, aussi légitimes qu’elle) et de l’exception (pas une interprétation qui ne doive concéder la présence d’entorses aux règles de composition qu’elle croit avoir découvertes). Toutes donc s’accordent au moins sur deux points : leur intuition légitime d’un ordre latent des livres de fables et leur constat sincère qu’une part irré- 54 « La Fontaine et Molière à Vaux : la « nature » des Fâcheux », [in] Le Fablier, n° 6 (1994), Actes du Colloque : La Fontaine de Château-Thierry à Vaux -le-Vicomte, pp. 17-22. 55 Fables, IX, « Discours à Madame de La Sablière » n v. 18-23. Patrick Dandrey 130 ductible de désordre échappe à la régulation proposée. Or le modèle du jardin à la française peut ici nous aider à concevoir non pas quel principe régit la mise en ordre du recueil, mais dans quel contexte esthétique, selon quelle logique propre au goût de son temps se posait pour La Fontaine cette question. Comme je l’ai esquissé naguère à Londres à l’invitation de Maya Slater et comme je compte le développer bientôt à Genève chez Stefan Schœttke 56 , il me paraît que la bonne voie en l’espèce consiste à considérer que l’idée même de régulation, d’ordre et d’harmonie ne plane pas dans l’azur des Idées éternelles, mais s’inscrit dans l’histoire du goût, des formes et des concepts : une tragédie classique, un sermon, une harangue de l’ancien Parlement obéissent à un plan, à une progression et à un aménagement des liaisons et des ruptures dont on connaît les règles, empruntées à la rhétorique antique, qui ne coïncident pas avec notre conception moderne de la mise en forme et en ordre. De même, assurément, pour le recueil des Fables. Pour éviter l’anachronisme latent que contient l’idée même d’ordre rigoureux que nous y lisons spontanément, sans doute vaudrait-il mieux formuler l’interrogation en termes plus modestes d’assemblage ; et se demander, à la lumière de certaines équivalences et de rapprochements appropriés, faute de pouvoir en trouver une formulation explicite, quelle logique esthétique pouvait présider dans la seconde moitié du XVII e siècle à l’assemblage d’un recueil tel que celui des Fables, et quel modèle opératoire peut au mieux nous éclairer sur le principe de cet assemblage. Or nous savons par le témoignage des « arts de mémoire », si superbement étudiés par Frances Yates 57 et récemment exploités avec tant de riche intuition par Louis Van Delft 58 , que l’orateur classique appuyait la structure de son discours sur la topographie d’un lieu idéal qu’il construisait en esprit pour l’y conformer en lui faisant épouser ses diverses composantes. En échange, l’architecture réelle du prétoire, du palais, de l’amphithéâtre ou de l’église pouvait imprimer sa logique à l’orchestration des lignes du discours. Auquel de ces lieux est-il le plus plausible de rattacher l’esprit et la forme du recueil des Fables ? Pourquoi pas au jardin à la française, espace tout à la fois naturel et subtilement apprêté, qui tient du salon où l’on converse et de la galerie où l’on déambule ? Cadre d’inspiration et source de sujets, modèle de disposition et de composition, répertoire de formes ornementales et de registres narratifs, le palais et son double, le parc à la française, dont 56 « Le Cordeau et le Hasard. Réflexions sur l’agencement du recueil des Fables », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXII, 1995, n° 3. 57 Frances Yates, L’Art de la Mémoire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1975. 58 Louis Van Delft, « La Scène de l’univers : théâtre du monde et théâtre de la mémoire chez La Fontaine », ci-après. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 131 Vaux accomplit le génie avant que Versailles ne le magnifie, constituaient alors pour un esprit cultivé un inépuisable théâtre de mémoire, saturé d’images et d’échos, et un conservatoire d’émotions, d’impressions et d’intuitions auxquelles vibre toute lyre bien accordée. Or, la logique du jardin à la française repose sur une conception de l’ordre qui combine d’une part une régularité générale, procédant de l’association de quelques lignes de force, croisées au centre de l’espace et déterminant des perspectives majeures ; et d’autre part, un laisser-aller à la diversité, à la fantaisie, à l’irrégularité des bosquets encadrés par ces espaces de parfaite lisibilité. Appliquons cela à l’ordonnance des livres de fables : les cycles qu’on prétend y lire, les associations ordonnées de thèmes et de formes dont on ressent confusément que toujours quelque chose y échappe, ne relèvent pas d’une thèse exclusive ni d’un parti rigoureux qu’illustrerait une cohorte alignée de poèmes tous rangés sous la même bannière, non plus que du chaos brouillon d’une disposition fortuite. Mais des deux génies mêlés, comme dans les parcs conçus par Le Nôtre. Semblables à la promenade et aux colloques plaisants et instructifs qu’elle autorise, les livres de fables sont sillonnés par les grandes avenues du sens qui placent aux articulations majeures de la perspective les pièces les plus fortes et représentatives, associées par leur thème décoratif et allégorique, comme dans le programme mythologique que fontaines, groupes sculptés et statues incarnent à Versailles. Et puis, dans les espaces intermédiaires ménagés par ces grandes et droites allées, des bosquets plus variés, plus fantaisistes, organisés selon des principes d’ordonnance mineure, plus lâche, offrent à la fois la surprise de leur fraîcheur et toujours aussi quelque aperçu sur les perspectives dégagées qui circonscrivent leur cadre protégé. La somme de cet ensemble d’aperçus et de perspectives ne peut s’opérer qu’à terme, une fois terminée la circulation qui, par étymologie et par définition, ramène le promeneur à son point de départ : l’allégorie esthétique et morale qui organise l’espace ne doit pas s’imposer à lui mais se déduire de son parcours. Ou plutôt s’infuser et se diffuser en lui, à son insu même. On reconnaît là, transposé aux livres qui les recueillent, le principe même que chaque fable adopte dans le cadre intime de son propre trajet : que le sens ne soit pas délivré d’emblée, ne se réduise pas à la maxime de morale ésopique qui ouvre ou clôt le poème, mais s’édifie sans effort à partir des hasards et des rencontres savamment ménagés par le conte, aiguisant le plaisir de la méditation par celui de la découverte et de la surprise, par une mise en forme dynamique qui opère à égale distance de l’ordre arrêté et du chaos indécis. Régularité et fantaisie conspirant à une métamorphose de la forme spontanée en un enchantement concerté de l’esprit et des sens, c’est en ces termes mêmes que La Fontaine évoque les merveilles de Versailles : Patrick Dandrey 132 De tant d’objet divers les regards sont surpris. Par sentiers alignés l’œil va de part en part. Tout chemin est allée au royaume du Nôtre. 59 Diversité qui surprend les regards, régularité qui guide l’œil, métamorphose du cheminement en promenade enchantée : ainsi du recueil des Fables. Nous parlions plus haut de l’intériorisation psychologique et morale du jardin en paysage intérieur ; il faudrait ici évoquer l’assimilation de l’écriture poétique à une horticulture verbale. Le jardin d’Orphée : fleurs et fruits du bien-dire Peut-être faudrait-il, dans les vers plus haut cités où La Fontaine attribue le « charme de sa vie » à « l’innocente beauté des jardins et du jour », prendre au sens étymologique le terme de « charme ». Son écriture poétique entretient avec l’art des jardins une connivence métaphorique à un double titre : d’un côté, l’alchimie du verbe tend à y métamorphoser la nature, toute la nature, en jardin harmonieux ; de l’autre, la métamorphose de la nature par l’art des jardins reflète celle que réalise la poésie. Il est patent que la topique et les conventions d’écriture de la poésie bucolique et idyllique la conduisent à ordonner, apprêter et parer la nature dans une optique, une langue, un réseau de thèmes et d’images qui la transfigurent en jardin harmonieux. Les près deviennent tapis de gazon, les vents zéphyrs, les taillis bosquets, les sources fontaines 60 : l’art civilise la nature en taillant ses formes spontanées selon les canons et les desseins de l’esthétique et de l’éthique galantes. La beauté des femmes même est évoquée par des images florales et climatiques : leur teint se traduit en lys et roses 61 , toute jeunesse est printemps, comme l’hiver d’Hortésie est vieillesse. La poésie elle-même se désigne comme un « verger du Parnasse » dont les fruits sont les textes poétiques 62 . Rien là que de banal, sinon lorsque la dérision subtile de La Fontaine, d’inspiration galante, débusque la convention de ces parures en les ramenant à leur degré élémentaire pour en dégager une signification cachée : la thébaïde du vieillard de Psyché décrite comme un 59 Les Amours de Psyché, p. 184. 60 « Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,/ Flore, Écho, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,/ Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines. » Adonis, p. 3. 61 « Rien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses. » Id., p. 4. 62 « Je n’ai pas assez de vanité pour espérer que ces fruits de ma solitude vous puissent plaire : les plus beaux vergers du Parnasse en produisent peu qui méritent de vous être offerts. » Dédicace d’Adonis à Mgr Fouquet, éd. P. Clarac, pp. 791- 792. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 133 domaine architectural et un parc paysager dont l’architecte serait la nature, voilà une manière de prêcher la simplicité élémentaire par un renchérissement sur l’image 63 . Une manière aussi de révéler les clefs de l’écriture en écrivant. L’évocation des jardins s’y prête : l’éloge conventionnel des ombrages apaisants, des fontaines murmurantes, des statues qui s’animent, s’épanouit en reflet de l’imagination créatrice en acte. Pas seulement parce que le jardin constitue le cadre réel ou apprêté le plus propice à l’inspiration : ainsi l’allée du parc de Richelieu où les nymphes du lieu inspirent au voyageur l’invocation déjà citée aux « mânes du grand Armand » 64 . Mais aussi parce que, tout comme l’artiste, le jardinier imite et recompose la spontanéité jaillissante de la nature en la magnifiant, en la révélant dans sa splendeur épurée, en la figeant dans sa pérennité. L’art classique vise-t-il un autre but en pratiquant une imitation correctrice et embellie des apparences destinée à faire se révéler les essences ? Hortésie le chante à bon droit : Je sais parer Pomone et Flore. ----------------------------------------- Les vergers, les parcs, les jardins, De mon savoir et de mes mains Tiennent leurs grâces non-pareilles. 65 Le jardin révèle à travers les formes épurées et régularisées de son plan l’harmonie latente de la nature. Ce que faisant, il accuse par la fixité même de ces structures l’implacable métamorphose que le temps lui fait subir : plus qu’aucun autre, le jardin à la française révèle la présence du temps à travers la promesse d’éternité que délivre sa perfection rationnelle. C’est alors la poésie seule qui peut accomplir l’imprudent engagement de l’horticulture : Calliopée s’en vante, qui sait le secret de vaincre la fatalité du cycle des saisons à laquelle est soumise Hortésie, qui sait faire parler ses fleurs et ses ombrages, leur donner vie - vie éternelle 66 . 63 « Après bien des peines, ils arrivèrent à une petite esplanade assez découverte et employée à divers offices ; c’était les jardins, la cour principale, les avant-cours, et les avenues de cette demeure. […] De là ils montèrent à l’habitation du vieillard par des degrés et par des perrons qui n’avaient point eu d’autre architecte que la nature : aussi tenaient-ils un peu du toscan, pour en dire la vérité. » Les Amours de Psyché, p. 194. 64 « À peine eus-je fait dix ou douze pas, que je me sentis forcé par une puissance secrète de commencer quelques vers à la gloire du grand Armand. » Lettre du 12 septembre 1663. Relation d’un voyage de Paris en Limousin, p. 561. 65 Le Songe de Vaux, fragment II, v. 62 et 65-67, p. 101. 66 « Si souvent Hortésie est peinte en mes ouvrages,/ Et si je fais parler ses fleurs et ses ombrages,/ Juges, qu’attendez-vous ? et pourquoi consulter ? » Le Songe de Vaux, fragment II, v. 69-71, pp. 108-109. Patrick Dandrey 134 La connivence devient alors rivalité : la métamorphose que le jardin accomplit à partir de la nature, l’écriture à son tour l’effectue à propos, à l’instar et au bénéfice du jardin. De deux façons au moins : d’abord, elle le délivre de sa matérialité en le transmutant par l’image, le verbe et l’idée. Ensuite, elle le promeut en emblème d’une méditation sur le temps. Sur le premier point, c’est l’évidence même que La Fontaine décrit peu les jardins qu’il évoque. Laudatives, allégoriques, virtuoses, énigmatiques, ses évocations substituent à la simple description une suite d’équivalences registrées sur des modes variés, successifs, superposés ou décalés. La peinture attendue des jardins de Vaux se trouve ainsi comme occultée par le jeu combiné entre une source archivistique (« je n’ai rien dit de Vaux que sur des mémoires » 67 ) et une forme onirique. La scène saisissante où le Sommeil convoque idées et icônes pour assembler une image parachevée du domaine encore en travaux constitue une allégorie parlante du travail de fabrique poétique accompli par La Fontaine 68 . L’émergence du domaine architectural et horticole à l’horizon des mots se trouve mimée dans le poème par cette composition onirique de son image, au sein du magasin de fantasmagories qu’ouvrent aux yeux clos du poète les Songes industrieux, Artisans qui peu chers, mais qui prompts et subtils, N’ont besoin pour bâtir de marbre ni d’outils, Font croître en un moment des fleurs et des ombrages, Et, sans l’aide du temps, composent leurs ouvrages. 69 « Sans l’aide du temps », voici notre second point. L’évocation du jardin ne constitue pas un emblème seulement de l’inspiration poétique transmutant la réalité diverse et difforme en images ciselées et ordonnées. Elle désigne aussi l’espoir de l’éternité promise aux choses par leur transmutation en mots. Et les ambiguïtés de cet espoir. La relation qu’entretiennent avec le temps les évocations horticoles chez La Fontaine est en effet empreinte d’équivoque. Ces évocations sont gouvernées par des formes comme l’anticipation ou la métamorphose, figures d’instabilité qu’incarnent par exemple le motif du songe ou le thème des eaux. Mais cette instabilité vise justement à leur conférer la perfection que le temps, dans la réalité, n’a pu encore leur concéder. Une telle ambivalence me paraît désigner, pour substrat de la représentation du jardin dans la poésie de La Fontaine, une modulation propre de 67 « Vous savez mon ignorance en matière d’architecture, et que je n’ai jamais rien dit de Vaux que sur des mémoires. » Lettre du 12 septembre 1663. Relation d’un voyage de Paris en Limousin, p. 552. 68 Le Songe de Vaux, fragment I, pp. 65-71. 69 Ibid., p. 69, v. 44-47. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 135 l’imaginaire qu’on pourrait qualifier d’« arcadienne » : j’en ai déjà traité à Montréal, ce qui me dispensera de développer le sujet ici 70 . Je me contenterai de rappeler ce qui a été dit plus haut sur le caractère édénique des jardins dans les textes du poète. Réciproquement, la vallée de Tempé, dans Daphné, présente tous les traits d’un parc à la française peuplé de bergers. Et l’inscription du jardin de Galatée dans le Forez d’Honoré d’Urfé, pays des « gazons toujours verts », lui-même amené par une évocation de Marly qui fut le rêve arcadien de Louis XIV, semble inclure L’Astrée de La Fontaine dans le sein d’une nostalgie universelle de l’Arcadie. Galatée n’a qu’à s’écrier : « Quoi, mon berger mourra ! » 71 pour que l’image soit accomplie : Et in Arcadia ego… L’antique Arcadie, antérieure au temps de l’Histoire et protégée de toute altérité, constitue en effet l’utopie d’un espace où la Nature entière eût revêtu l’harmonie, la grâce et l’équilibre d’une jardin parfait : l’hortus conclusus moderne tend à isoler entre ses murs un lopin d’Arcadie conservé et protégé. Las, la mort sévit en Arcadie même. Et le saccage, on y revient, menace le jardin le mieux protégé : les paradis ne sont que pour être perdus. La perfection et la délectation arcadiennes ne sont concevables que nostalgiques ou inquiètes. Peut-être est-ce avant tout par là que le jardin convient à la poésie de La Fontaine : par cette ambivalence arcadienne dont il incarne l’intuition mêlée. Il constitue pour elle le mythe fraternel d’une espérance désillusionnée, d’une rêverie vigilante : celle de l’harmonie dans un univers de discord, celle de l’unité entre le bel et le bon, l’utile et l’agréable, dans un monde dissonant, celle de l’amour sans péché et du plaisir sans peur. Concluons par une ultime image empruntée au poète latin qui fit mieux et devant que tous parler les bergers de la bucolique. L’éthique et l’esthétique de l’harmonie que l’œuvre de La Fontaine esquisse en filigrane de son évocation des jardins désignent à plusieurs reprises pour leur source le passage des Géorgiques où Virgile esquisse la figure emblématique du vieillard de Tarente : Hortésie le cite abondamment dans son éloge des jardins 72 , la fable du « Philosophe scythe » s’y réfère explicitement 73 et le por- 70 « La Fontaine ou la poétique de l’Arcadie », Et in Arcadia ego. Actes du XXVII e Congrès annuel de North American Society for XVIIth Century French Literature, Montréal 20-22 avril 1995. Etudes réunies par Antoine Soare. Paris-Seattle- Tübingen : PFSCL, 1996, pp. 77-97. 71 Astrée, II, 5, p. 416. 72 « Et tel de mets non achetés/ Vivait sous les murs d’Œbalie/ Un amateur de mes beautés./ Libre de soins, exempt d’ennuis/ Il ne manquait d’aucunes choses ; / Il détachait les premiers fruits,/ Il cueillait les premières roses ; / Et quand le Ciel armé de vents/ Arrêtait le cours des torrents,/ Et leur donnait un frein de glace,/ Patrick Dandrey 136 trait du vieillard de Psyché lui doit beaucoup. Rappelons ces vers de Virgile, incisés dans le livre des Géorgiques consacré à la vie des abeilles : Autrefois, il m’en souvient, au pied des hautes tours de la ville d’Œbalus, aux lieux où le noir Galèse arrose de blondissantes cultures, je vis un vieillard de Corycus, possesseur de quelques arpents d’une terre abandonnée, que ne fertilisait point le travail des bœufs, qui n’était ni propre au bétail, ni propice à la vigne. Là pourtant, au milieu des broussailles, il avait planté de place en place des légumes, que bordaient des lis blancs, des verveines et de grêles pavots. Avec ces richesses il s’égalait, en lui-même, aux rois ; et quand, tard dans la nuit, il rentrait dans sa demeure, il garnissait sa table de mets qu’il n’avait pas achetés. Il était le premier à cueillir la rose au printemps et les fruits en automne ; et quand le triste hiver fendait encore les pierres par le gel et enchaînait de ses glaçons le cours des fleuves, déjà il coupait le panache de la souple jacinthe, se riant de la lenteur de l’été et du retard des Zéphyrs. Aussi était-il le premier à voir la foule de ses abeilles fécondes et ses essaims nombreux, à presser ses rayons pour en extraire un miel écumant. Pour lui tilleuls et pins étaient très féconds ; et autant ses arbres fertiles, sous leur nouvelle parure de fleurs, se couvraient de fruits, autant ils en présentaient de mûrs à l’automne. Il transplanta même en allées régulières des ormes déjà vieux, des poiriers durcis par l’âge, des pruniers sur épine portant déjà des fruits, et des platanes prêtant déjà leur ombre aux buveurs. Mais, resserré dans les limites de ma carrière, je passe sur ce sujet et le laisse à traiter par d’autres que moi. 74 Ce texte ouvrait les principales avenues de la rêverie culturelle que devait susciter jusqu’à l’âge classique le motif du jardin. Il débute par le paradoxe d’une fertilité arrachée à l’aridité désertique qui la protège tout en la cernant : cet imaginaire de l’isolation, au sens propre, s’épanouit en une figure de double métamorphose. En effet, à l’instar de la transformation du pollen en miel, le jardin arrache d’une terre abandonnée et infertile fleurs et fruits, objets de délectation esthétique et de profitable sustentation. Et par là, il transfigure un vieil homme en parangon de sagesse, sous les traits emblématiques du vieillard expérimenté et diligent, de l’ermite plus riche que les rois et de l’ascète modéré qui subvient seul à la satisfaction des besoins nécessaires à la vie. Cette figure de métamorphose se hausse en méditation sur l’inscription de l’homme dans le temps et l’espace naturels : Ses jardins remplis d’arbres verts/ Conservaient encore leur grâce/ Malgré la rigueur des hivers. » Le Songe de Vaux, fragment II, v. 38-50. 73 « Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile » … Fables, XII, 20, « Le Philosophe scythe », v. 4. 74 Géorgiques, IV, v. 125-148. Traduction H. Berthaut, Paris, Hatier, 1963. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 137 devançant les saisons et ordonnant les cultures, le jardinier apprivoise les lois naturelles, assouplit les rythmes inflexibles des saisons au sein d’un enclos qu’il a su rendre édénique autant que faire se peut. Le jardin revêt ainsi l’apparence d’une page vierge arrachée à la nature, sur laquelle l’homme tâche d’imprimer sa marque avec l’espoir de la calligraphier à sa guise et à son rythme. Ce passage enfin constitue dans le flux poétique des Géorgiques une sorte d’incise rêveuse et élogieuse, un enclos propre à la méditation, une allégorie de l’écriture fertile tirée d’un sujet aride, une concession à la délectation dans un traité utile, délectation analogue à celle de l’arbre qui prête ombre aux buveurs : récompense après avoir semé, et fusion arcadienne de l’utile et de l’agréable. Par là, ce texte nous suggère enfin que, page calligraphiée du grand livre de la nature, le jardin s’offre spontanément pour métaphore du fécond labeur de l’écriture poétique. PFSCL XXXVI, 70 (2009) La mort de Colbert : Une date pour la périodisation ? Plaidoyer pour une périodisation historique de l’histoire littéraire 1 J ÜRGEN G RIMM Le titre de ma communication résulte d’un compromis. J’avais d’abord proposé le titre suivant : « Problèmes de périodisation littéraire : classicisme, post-classicisme, ‘Frühaufklärung’ ». Mais il fallait le nom de Colbert dans le titre. Et c’est cela qui a donné le titre actuel, dont seul le point d’interrogation est sérieusement valable. Car, bien sûr, la mort de Colbert ne constitue pas, en elle seule, sur le plan littéraire, une rupture d’importance primordiale, autrement dit ne marque pas le passage de la période dite classique à la période dite postclassique. Mais si ce n’est pas la mort de Colbert, quel autre événement - ou bien quels autres événements - posséderai(en)t un poids suffisant pour marquer le passage entre deux périodes littéraires aussi importantes que le sont le « classicisme » et le « postclassicisme » ? D’ailleurs, que Colbert figure dans le titre ou non, n’est, au fond, que secondaire. Les réflexions que j’aimerais proposer ont un caractère méthodologique bien plus général et concernent d’une part la terminologie dont nous nous servons communément pour désigner les différentes époques littéraires, et d’autre part la délimitation temporelle de ces époques mêmes. Le but de ma communication est un plaidoyer pour une périodisation historique de l’histoire littéraire. La mort de Colbert et le passage de la période dite classique à la période dite postclassique ne sont qu’un point de départ qui nous mènera à des considérations plus générales. Avant d’entrer dans une discussion plus détaillée, il me paraît à propos de rappeler deux prémisses qui sont à la base de toute discussion sur les problèmes de périodisation littéraire. Premièrement : toute dénomination ou 1 Étude parue pour la première fois dans De la mort de Colbert à la Révocation de l’Édit de Nantes : un monde nouveau ? XIV e Colloque (janvier 1984) du Centre Méridional de Rencontres sur le XVII e siècle. Actes réunis et publiés par les soins de Louise Godard de Donville. Marseille : C.M.R. 17, 1984, pp. 347-353. Jürgen Grimm 140 toute qualification d’une époque ou période littéraire se font à l’aide de notions qui ont été « inventées », à des moments différents de l’histoire par des êtres humains eux-mêmes impliqués dans l’histoire. Ces valorisations ne représentent donc, en aucun cas, des valorisations absolues, mais constituent, tout au contraire, des jugements de valeur politiquement, socialement, historiquement médiatisés, donc idéologiquement déterminés. Deuxièmement : la délimitation dans le temps des époques ou des périodes littéraires est aussi arbitraire que leur dénomination. C’est toujours nous qui fixons les dates-limites d’une époque littéraire, nous, c’est-à-dire des hommes, impliqués dans l’histoire, menés par des curiosités et des intérêts personnels, munis de façon plus ou moins consciente d’une philosophie de l’histoire. Toute périodisation littéraire est donc fondée sur une terminologie idéologiquement déterminée et suppose, en même temps, une « philosophie de l’histoire », elle aussi conditionnée de façon multiple. La systématisation qui en résulte ne peut donc revendiquer, tout au plus, qu’une valeur relative. Ajoutons encore que nos notions traditionnelles telles que « classique », « baroque », « rococo », « romantique », « symboliste » et ainsi de suite sont peu aptes à exprimer la diversité et la richesse des périodes littéraires respectives. En partant de l’observation de la simultanéité de trois générations dans le même moment historique (la simultanéité du grand-père, du père et du fils), Wilhelm Pinder en était déjà venu en 1926 - pour l’histoire de l’art - à cette thèse fondamentale de la « non-simultanéité du simultané » (« Ungleichzeitigkeit des Gleichzeitigen ») 2 , thèse qui représente une étape importante en direction d’une mise en question du caractère absolu de nos notions en histoire de l’art et de la littérature. D’une façon plus générale, on pourrait dire que toutes nos notions respectives sont insuffisantes puisqu’elles n’arrivent pas à résumer sans équivoque la réalité qu’elles désignent. La diversité de l’histoire littéraire est, au fond, incompatible avec le caractère exclusif de nos notions littéraires. J’aimerais même oser affirmer que toutes les notions d’histoire ou de critique littéraire ne sont que des constructions auxiliaires plus ou moins arbitraires, inventées par l’homme pour créer de l’ordre autour de lui, pour systématiser et comprendre l’histoire, que ce soit l’histoire politique, sociale ou littéraire, et pour lui donner un sens. Mais revenons à des problèmes plus concrets ! Les historiens de la littérature, au moment où ils voulaient représenter l’ensemble de la littérature du « siècle de Louis XIV », ont dû ressentir assez tôt le besoin de classer l’immense production littéraire de cette période selon des critères qui, dans 2 Cf. Repères bibliographiques, article cité. La mort de Colbert : Une date pour la périodisation ? 141 leur perspective, étaient purement littéraires et objectifs. Je ne peux retracer ici l’histoire de l’historiographie littéraire du XVII e siècle, mais dois me contenter d’esquisser quelques modèles de périodisation. Nous savons que la canonisation des auteurs dits classiques a commencé avec l’Art poétique de Boileau - surtout en ce qui concerne « l’auteur du Misanthrope » ; qu’un peu plus tard « la querelle des anciens et des modernes » marque, paradoxalement, une nouvelle étape dans la mise en valeur de ces mêmes auteurs ; et qu’enfin, environ deux générations plus tard, Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, fait le pas décisif vers la consécration définitive de Corneille, Molière, Racine et La Fontaine comme auteurs classiques, c’est-à-dire en tant que modèles littéraires en dehors du temps. La partie de leur œuvre qui mérite l’épithète « classique » se situe, grosso modo - exception faite de Corneille - entre 1660 et 1680. Ces années représentent donc l’époque classique à proprement parler. Une fois cette classification réalisée, se posait automatiquement le problème annexe : Comment caractériser la littérature des 35 années restantes du règne de Louis XIV ? Et comment, éventuellement, classer la littérature qui précède cette littérature dite classique ? En simplifiant une réalité historiographique bien plus complexe, on arrive au modèle suivant : En partant du Siècle de Louis XIV (1751) et de l’Essai sur les mœurs (1756) de Voltaire, en passant par le Cours de littérature ancienne et moderne de Laharpe (1799), les Portraits littéraires (1836- 39) et les Causeries du lundi (1851-57) de Sainte-Beuve jusqu’au Manuel de l’histoire de la littérature française (1897) de Brunetière, on peut voir que, petit à petit, s’est imposé un modèle triadique de l’histoire littéraire du XVII e siècle : une époque dite préclassique précède la période classique à proprement parler qui commence vers 1660 et qui est suivie, à partir de 1680 environ, d’une période dite postclassique. Inutile d’insister sur le caractère idéologique d’une telle interprétation de l’histoire littéraire, puisque celle-ci est intimement liée à une interprétation analogue de l’histoire nationale : l’apogée du classicisme coïncide avec l’apogée de la monarchie absolue de Louis XIV. Les qualificatifs « pré-» et « postclassique » 3 sont d’ailleurs imprégnés de valorisations idéologiques évidentes, puisque l’histoire de la littérature est considérée dans la même perspective téléologique que l’histoire nationale, qui, elle, atteint, dans les deux premières décennies du règne de Louis XIV, une gloire et une magnificence uniques dans l’histoire de France. 3 « Préclassique » employé selon P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analytique de la langue française, pour la première fois vers 1870 ; « postclassique », selon le même auteur, pour la première fois en 1874. Jürgen Grimm 142 Avec Lanson et après lui, les historiens de la littérature se rendent de plus en plus compte du caractère autonome de cette période dite postclassique, qui, dorénavant, posera deux problèmes. Premièrement : quand commence-t-elle et quand finit-elle, et quelles sont les raisons qui justifient le fait de parler de début et de fin d’une période ? Deuxièmement : faut-il, pour caractériser cette période, en rester à cette évaluation de « postclassique », ou bien ne vaut-il pas mieux lui donner une autre étiquette ? Ce n’est pas ici le lieu de discuter toutes les propositions faites pour marquer le début et la fin de cette période postclassique. Constatons simplement qu’à partir de l’Histoire de la littérature française de Lanson (1894) en passant par son Histoire illustrée de la littérature française (1923) et celle, également illustrée, de Bédier/ Hazard (1924), puis par le Manuel de littérature française de Mornet (1924) et l’Histoire de la littérature française de Jasinski (1947) et encore par l’Histoire de la littérature française au XVII e siècle d’Antoine Adam jusqu’aux grandes synthèses que représentent le Manuel d’histoire littéraire de la France des Éditions Sociales et la collection Littérature française éditée par Claude Pichois, ces différentes « Histoires » dont l’énumération pourrait être prolongée, illustrent de plus en plus nettement le besoin de justifier les coupures pratiquées à l’intérieur de l’histoire littéraire du XVII e siècle et d’accorder à cette période une physionomie autonome. Dans bien des cas, les historiens ont recours à l’histoire dite événementielle. Ceci est valable surtout quand il s’agit de justifier la fin de cette période. 1715, date de la mort de Louis XIV, est proposée presque à l’unanimité. Pour marquer le début de la période, l’année 1679 joue un grand rôle : date, de la paix de Nimègue, qui voit Louis XIV à l’apogée de sa gloire militaire, presque comme arbitre de l’Europe. 1683 retient également l’attention des historiens de la littérature pour des raisons différentes : la mort de Colbert surtout, qui survient le 6 septembre ; la mort de Marie-Thérèse d’Autriche ensuite, épouse de Louis XIV, mort qui sera bientôt suivie par le mariage clandestin de Louis et de Mme de Maintenon. 1685 finalement, année de la révocation de l’Édit de Nantes et de toutes les conséquences désastreuses qui en résultent pour la France. Parallèlement à ces justifications par l’histoire événementielle, on trouve celles qui ont recours à une histoire des idées plutôt traditionnelle : c’est vers 1680 que l’on constate le début d’une crise générale, d’une crise des valeurs, voire d’une crise de la conscience européenne. C’est surtout la La mort de Colbert : Une date pour la périodisation ? 143 position de Mornet et de Hazard ; mais même Antoine Adam semble encore favorable à une telle argumentation 4 . Ces deux conceptions, à savoir d’un côté la justification de la périodisation littéraire par le recours à l’histoire événementielle et, de l’autre, par celui à une histoire des idées, se retrouvent, quoiqu’avec des changements notables, dans les deux grandes synthèses d’histoire littéraire que représentent le Manuel d’histoire littéraire de la France des Éditions Sociales et la collection Littérature française, éditée par Claude Pichois. Tandis que la première favorise les dates charnières d’une histoire événementielle (1715, 1789, 1848, 1917) et ne tient pratiquement pas compte d’une période « postclassique », la deuxième plaide pour une périodisation sur la base d’une histoire des mentalités, qui, loin de la traditionnelle histoire des idées, tienne compte, dans une très large mesure, de la dialectique entre les infrastructures matérielles et les superstructures mentales. En ce qui concerne la période postclassique, René Pomeau, qui en retrace l’histoire dans la Littérature française, la fait commencer en 1680 et se terminer en 1720. Pourquoi ces dates qui, sur le plan d’une histoire événementielle, ne correspondent pratiquement à rien ? Parce qu’elles indiquent toutes deux l’apparition d’une comète ou bien l’annonce d’une apparition de comète, deux événements presque identiques, qui pourtant, sur le plan des mentalités, provoquent des réactions contraires : peur, superstition, terreur auprès de la foule en 1680 et la réaction « éclairée » de quelques « intellectuels », de quelques « esprits forts » seulement ; et retour de la même comète annoncé pour 1719, mais la comète, attendue sans anxiété, voire avec curiosité même, ne paraît point. Il y a donc eu, pour Pomeau, un changement fondamental de mentalité entre 1680 et 1720, changement non seulement dans le domaine des mentalités, ou bien, comme diraient Mornet et Hazard, sur « le plan philosophique », mais changement aussi, et je dirais surtout, dans les domaines politique, économique, social, militaire et démographique. En se basant sur des raisons aussi complexes pour justifier la coupure entre deux périodes littéraires, la monocausalité de l’histoire événementielle est exclue. Ce qui est exclu aussi, c’est que les dates de coupure soient considérées comme absolues. La précarité d’une telle argumentation consiste pourtant, à mon avis, dans le fait qu’une importance bien trop grande est accordée aux phénomènes de la superstructure. Certes, non pas une priorité absolue, mais une priorité quand même. Et je me pose la question de savoir si des réactions 4 Cf. surtout le « Chapitre premier » du tome V de son Histoire de la littérature française au XVII e siècle qui porte, de plus, le sous-titre significatif « La fin de l’école classique ». Jürgen Grimm 144 superstitieuses ou bien éclairées face à un phénomène soi-disant surnaturel peuvent véritablement servir de repère à la périodisation littéraire. On retrouve la même superstition et la même réaction « éclairée » déjà dans une fable du premier recueil de La Fontaine : L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II 13 ; 1668), et encore dans trois fables du deuxième recueil (1678/ 79) : Les devineresses ; Un animal dans la lune (VII 14 et 17) et L’horoscope (VIII 16). Et si on étudiait attentivement les textes des libertins, on trouverait facilement d’autres exemples de la lutte contre la superstition. Certes, en 1680, les réactions sont plus nombreuses, elles se manifestent plus ouvertement et sont, de ce fait, sans doute l’indice d’un changement important dans le domaine des mentalités ; mais est-ce vraiment suffisant pour marquer et justifier une césure dans l’histoire littéraire ? Au lieu d’une périodisation selon les critères d’une histoire des mentalités, je plaiderais plutôt pour une périodisation qui s’orienterait d’après les grandes dates de l’histoire, mais d’une histoire non pas comprise comme histoire événementielle ou monocausale, mais une histoire dans laquelle les événements sont enchevêtrés intimement les uns avec les autres, où les différences entre causes et effets disparaissent, une histoire donc où règne une dialectique totale. Dans une telle perspective, il faudrait voir dans la mort de Colbert et dans la révocation de l’Édit de Nantes les deux dates-clefs qui achèvent une époque et en ouvrent une autre. Ce sont sans doute ces deux événements qui bouleversent de fond en comble la société française et ont pour conséquence que toute la production littéraire ultérieure ne peut guère que se ressentir des changements survenus entre-temps. Deux mots seulement pour caractériser cet enchevêtrement inextricable des événements. Lorsque Colbert, ministre détesté, meurt enfin le 6 septembre 1683, son influence sur la politique n’est plus depuis longtemps déterminante. Sa mort marque la fin - provisoire - d’une concentration et d’une expansion économiques sans égal ; mais elle signifie aussi une rupture au moins temporaire de l’ascension de la bourgeoisie et le début d’une réaction aristocratique, qui dans l’état utopique de la ville de Salente du Télémaque trouvera plus tard son expression littéraire adéquate. Est-ce Colbert qui a pu modérer la persécution des protestants dont il évaluait fort bien l’importance économique ? Ce qui paraît sûr c’est que sa mort, en liaison avec celle de Marie-Thérèse, survenue quelques semaines plus tôt seulement (30 juillet 83) et suivie bientôt par le mariage clandestin de Louis et de Mme de Maintenon, a cristallisé des tendances depuis longtemps perceptibles et qui mènent directement à la révocation de l’Édit de Nantes. Point n’est besoin de retracer ici les conséquences désastreuses dans tous les domaines de la vie sociale, économique, politique et culturelle que cette La mort de Colbert : Une date pour la périodisation ? 145 révocation a entraînées, conséquences seules peut-être comparables - dans l’histoire moderne - à celles provoquées par l’exode, l’expulsion et l’extermination des juifs dans l’Allemagne hitlérienne. Nous voici donc confrontés à deux événements historiques dont l’enchevêtrement est manifeste et dont les causes et les effets sont inextricables et multiples, tant sur le plan matériel que mental ; mais événements plus probants, à mon avis, et surtout plus riches en conséquences que ne l’est la réaction superstitieuse ou éclairée face à une comète. On ne saisit pas l’esprit ou « l’essence » de cette période qui s’ouvre à partir de 1683/ 85 en lui appliquant l’étiquette « postclassique ». Rien ne sert non plus, à mon avis, pour éluder les difficultés terminologiques, de faire commencer le XVIII e siècle, siècle des Lumières, vers 1680, comme le font Bédier/ Hazard et comme le suggère Werner Krauss 5 . Ce même érudit propose encore de caractériser la période littéraire qui commencerait vers 1680 environ par le terme de « Frühaufklärung », proposition reprise par René Pomeau 6 . Mais ni « postclassicisme » ni « Frühaufklärung » ne saisissent la totalité de la production littéraire de cette période ; à eux deux, ils évoquent bien son caractère ambigu ; ils montrent qu’une période touche à sa fin et qu’en même temps quelque chose de neuf est en voie d’élaboration. Une période donc entre deux siècles comme celle qui va de 1789 à 1814 ? Une période de transition, comme on a souvent prétendu ? De ce point de vue nous ne lui faisons guère justice, ni à cette période ni à toutes les autres périodes dites de transition. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il en existe véritablement, ni dans la vie privée, ni dans la vie des peuples. Nous voilà donc en face d’un véritable dilemme. Pour nous tirer de cet embarras terminologique, je proposerais, ici et ailleurs, de faire table rase de toutes ces notions bien établies telles que classique, rococo, romantique, réaliste, symboliste et ainsi de suite, notions qui ne disent rien, qui n’expliquent rien, et qui, au fond, ne classifient rien - ou très peu seulement. Renonçons donc à « postclassicisme » et à « Frühaufklärung » et parlons simplement de « la littérature de la fin du règne de Louis XIV », en ajoutant peut-être quelques dates-clefs. On enlèverait ainsi à la littérature de cette période le caractère idéologique contenu dans la 5 Cf. J. Bédier / P. Hazard, Histoire de la littérature française illustrée, Paris, 1924, tome II, p. 31 et sq. : « Le dix-huitième siècle » ; I « Les Lettres de 1680 à 1750 » ; cf. également W. Krauss dans « Periodisierung und Generationstheorie », article cité, p. 121 : « Das 18. Jahrhundert beginnt um 1680 ». 6 Cf. la monographie de W. Krauss concernant la « Frühaufklärung » indiquée dans les « Repères bibliographiques » ; pour R. Pomeau cf. le chapitre « La Frühaufklärung française » dans Littérature française, tome 8, « L’âge classique III ; 1680- 1720 », Paris 1971, pp. 19-20. Jürgen Grimm 146 notion de « postclassicisme », c’est-à-dire de littérature de déclin qui, sur le plan littéraire, refléterait le déclin d’une grande époque de l’histoire nationale. Mais on lui ôterait également les connotations idéologiques contenues dans la notion de « Frühaufklärung », c’est-à-dire de période d’émancipation littéraire qui déjà, de loin, préparerait la « grande Révolution de 1789 ». Cette qualification de « littérature de la fin du règne de Louis XIV » me paraît proposer une évaluation idéologiquement aussi neutre que possible de cette période qui ne serait plus ni l’appendice d’une grandiose période de l’histoire nationale et littéraire, ni le prélude à un siècle qui bouleverserait enfin toutes les structures politiques et sociales. Et ce qui est valable pour cette période, pourquoi ne le serait-ce pas aussi pour d’autres ? L’étiquette « Littérature à l’apogée de la monarchie absolue de Louis XIV : 1660-1680 » exprime davantage de réalité littéraire que la notion de « classicisme ». Un tel titre comprend non seulement la littérature dite classique, comme par exemple les comédies régulières de Molière, mais aussi toute la littérature d’inspiration baroque comme par exemple les comédies de cour de Molière : La princesse d’Élide, Le sicilien, et autres, mais en fin de compte aussi et surtout l’immense littérature libertine condamnée à une existence souterraine. Je conclus. Le choix d’un genre littéraire, le choix d’une « thématique », mais aussi et surtout le choix de tel ou tel comportement stylistique ne dépendent pas de l’appartenance de l’auteur à telle ou telle période littéraire, à tel ou tel mouvement. Ces périodes, ces mouvements sont euxmêmes, dans l’extrême hétérogénéité des genres, thèmes et styles qui leur sont propres, l’expression de leur temps, sont conditionnés par leur époque. Ayons donc le courage de parler tout simplement de « la littérature au temps de François I er », ou bien de « la littérature du Second Empire », ou bien encore de « la littérature de la fin du règne de Louis XIV », comme l’on parle déjà communément de « la littérature de l’Entre-deux-guerres », et comme, en histoire de l’art, on se sert couramment d’étiquettes historiques telles que : « style Louis XIII, Louis XIV » etc., « style Empire, Second Empire » et ainsi de suite. De telles qualifications historiques délimiteraient, également pour l’histoire littéraire, de façon satisfaisante les époques respectives sur le plan de la durée et résument en même temps, mieux que toutes les notions traditionnelles, leur immense diversité littéraire tout en permettant de respecter la particularité de ses individus, écoles, mouvements etc. Mais voici qui est plus important encore : la littérature n’est jamais un en-soi ; même les utopies littéraires qui s’éloignent le plus hardiment possible du contexte historique qui les fit naître, portent encore, comme par un procès de renversement dialectique, la marque de leur temps. Dans l’ex- La mort de Colbert : Une date pour la périodisation ? 147 trême diversité de ses manifestations, la littérature a toujours été plus fortement façonnée par l’histoire qu’elle ne l’a façonnée de son côté. C’est en nous servant de catégories empruntées à cette histoire générale, et non des catégories littéraires traditionnelles, que nous tenons le mieux possible compte de cette essence profondément historique de la littérature. REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES Analyses de la périodisation littéraire. Textes réunis par Charles Bouazis, Paris, Éditions universitaires, 1972. FISCHER, J.O. (éd.), « Problèmes de périodisation littéraire », Acta Universitatis Carolinae Philologica, 4 / 1968 : Romanistica Pragensia V, Prag 1968. Id., « Quelques réflexions sur les problèmes de périodisation et sur Le reflet subjectif de la réalité objective » ; dans Beiträge zur Romanischen Philologie 18, 1979, pp. 31-38. GOYET, Th., « Le XVII e siècle est-il classique ? » ; dans Le dix-septième siècle aujourd’hui. Actes du 4 e colloque de Marseille (jan. 1974). Marseille 1975 , pp. 193-205, discussion : pp. 206-209. GRIMM, J., « Literaturgeschichtsschreibung und ‚histoire des mentalités’ am Beispiel von Cl. Pichois’ Littérature française » ; dans P. Wunderli / W. Müller (éd.), Romanica historica et Romania hodierna. Festschrift für Olaf Deutschmann zum 70. Geburtstag. Frankfurt / Bern 1982, pp. 301-324. Id., « Theorie und Praxis der literarhistorischen Periodisierung» dans Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 1984 : Gedenkschrift für Erich Köhler zum 60. Geburtstag, pp. 124-140. JÖCKEL, S., « Nouvelle histoire » und Literaturwissenschaft. Rheinfelden 1984. KRAUSS, W., « Zur Periodisierung der Aufklärung », dans W. K., Grundpositionen der Aufklärung, Berlin 1955, pp. VII-XVI. Id., Grundprobleme der Literaturwissenschaft. Reinbek bei Hamburg 1968 (rde 290/ 291) ; ibid., chap. 9 « Periodisierung und Generationstheorie », pp. 119- 130. Id., Die Literatur der französischen Frühaufklärung. Frankfurt / Main 1971. « Les Lumières. Problèmes de périodisation », dans Transactions of the Fifth International Congress on the Enlightenment I, Oxford 1980 (div. art.), pp. 145-198 (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 190). PICARD, R., « Racine et Chauveau. Remarques sur l’inconsistance de la notion d’âge classique », dans R. P., De Racine au Panthéon. Essais sur la littérature et l’art à l’âge classique. Paris, Gallimard 1977, pp. 227-247. PINDER, W., « Das Problem der geschichtlichen Gleichzeitigkeit », dans W. P., Das Problem der Generation in der Kunstgeschichte Europas. Berlin 1926, ibid., pp. 11-41. Renaissance, Barock, Aufklärung. Epochen und Periodisierungsfragen, éd. p. Werner Bahner. Kronberg / Taunus 1976. SCHALK, F., « Über Epoche und Historie », dans Studien zur Periodisierung und zum Epochenbegriff. Akademie der Wissenschaften und der Literatur, Mainz, Jürgen Grimm 148 Abhandlungen der geistes- und sozialwissenschaftlichen Klasse 4, 1971, ibid., pp. 12-38. SCHMOLL, J. A., gen. Eisenwerth, « Stilpluralismus statt Einheitszwang - Zur Kritik der Stilepochen-Kunstgeschichte », dans Beiträge zum Problem des Stilpluralismus, éd. p. W. Hager et N. Knopp, München 1977, ibid., pp. 9-19. WELLEK, R. / WARREN. A., Theorie der Literatur, Frankfurt / Berlin 1966 ; ibid., « Literaturgeschichte », pp. 227-245. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Clefs et mécènes A LAIN N IDERST Je viens de consulter l’intéressant volume de XVII e siècle d’octobre 2006 consacré essentiellement à Pierre Gassendi. J’ai abordé avec curiosité le grand article d’Ivan Loskoutoff intitulé « Le mécénat littéraire du président de Maisons », et j’y ai rencontré 1 une longue analyse d’une description contenue dans Le Grand Cyrus 2 , dans laquelle Ivan Loskoutoff s’attache à retrouver le château de Maisons. Son raisonnement peut se résumer ainsi : « au début de l’histoire incluse » et « dans le sein même de la visite [du château] » la romancière renvoie « avec insistance » au cabinet qui est « caractérisé par un détail essentiel, le dôme, ainsi que la vue sur les bois » ; d’autre part, le vestibule a des colonnes comme celui de Maisons, l’escalier est aussi admirable que celui de Maisons, et dans l’édition de 1656 nous lisons « une fort belle et magnifique Maisons » : le s final peut difficilement être considéré comme une coquille, car Georges et Madeleine de Scudéry relisaient fort soigneusement leurs épreuves : mieux vaut y voir un signe discret, une sorte de clin d’œil pour nous signifier que cette maison est Maisons... Certes, l’établissement des clefs, l’identification d’un personnage romanesque avec un homme réel, d’une demeure romanesque avec un hôtel ou un château réels, sont bien délicats, et dans ces échafaudages on évite difficilement l’arbitraire. Mais enfin il faut avouer que tout le raisonnement présenté ici par Ivan Loskoutoff est faux. Le cabinet évoqué au début de l’histoire n’est pas le cabinet décrit dans la visite du château. Le premier est « entierement ouvert de trois Faces » 3 . Le second est « ouvert de deux faces » 4 . Ni l’un ni l’autre d’ailleurs ne res- 1 P. 547. 2 Éd. 1654, t. VI, p. 557-559. 3 Ibid., t. VI, p. 514. 4 Ibid., t. VI, p. 558. Alain Niderst 150 semblent à celui de Maisons, qui est éclairé par des glaces, car « il n’est jour que d’une fenêtre à dimensions restreintes » 5 . Autant renoncer à toute recherche de cet ordre et avouer que l’identification des clefs est une insoutenable chimère, si l’on peut assimiler le cabinet de Doralise, qui a sur trois côtés une large baie, le « cabinet solitaire », qui plaît tant à Arpalice avec ses deux ouvertures, et celui du château de Maisons, qui ne possède qu’une petite fenêtre. D’ailleurs celui-ci est avant tout remarquable par ses glaces. On l’appelle « le cabinet aux miroirs » 6 . Comment expliquer que Madeleine de Scudéry ait négligé un détail aussi singulier et aussi admirable ? Les autres arguments sont au moins aussi fragiles. Le vestibule de Maisons n’a que huit colonnes doriques, celui du château d’Artamene en a trente-deux. L’escalier de Maisons, « de dimensions moindres » que celui de Blois, peut frapper « par la maîtrise et la hardiesse de l’exécution » ; les murs en sont nus au rez-de-chaussée, ornés de pilastres, de médailles et de groupes d’enfants à partir du premier étage 7 . En est-ce assez pour le dire « grand et magnifique », comme celui d’Artamene ? Enfin nous avons consulté l’édition de 1656 8 : on nous y dépeint une « belle et magnifique Maison » et non une « maisons », qui devrait faire penser au président et à sa famille... . Il n’est donc aucun argument qui permette d’identifier cette belle demeure et le château de Maisons. En revanche il n’est pas indifférent que Doralise entraîne ses amis dans un cabinet, qu’Arpalice préfère à toutes les splendeurs du château, le « cabinet solitaire » qui encourage à rêver agréablement. Dans Clelie sera décrit l’appartement d’Artaxandre et d’Amalthée - Henri et Elisabeth de Guénégaud - et ce sera pour signaler l’existence de deux cabinets, l’un qui a « quelque chose de si melancolique et de si solitaire qu’on n’y peut estre sans resver », l’autre où la vue du port de Syracuse charme les yeux en leur offrant une continuelle diversité 9 ... Cet éloge insistant des cabinets nous paraît - sans trop d’exagération - référer à l’émergence, en tout cas à la valorisation, de ce qu’on appelle la vie privée. Vestibules, grands escaliers, salles et salons, sont consacrés à la vie officielle, aux entrevues, aux banquets, aux bals. Dans les cabinets règne la solitude, qui incite à méditer et à rêver. N’est-ce pas le rôle que joue dans La Princesse de Clèves le pavillon de Coulommiers (baptisé aussi « cabi- 5 Jean Stern, Le château de Maisons, Maisons-Laffitte, Paris, Calmann Lévy, 1934, p. 39. 6 Ibid., loc. cit. 7 Ibid., p. 35. 8 B.N. Y2 6416. 9 Clelie, t. IX, p. 481-484. Clefs et mécènes 151 net »), où l’héroïne vient contempler les tableaux sur lesquels figure le duc de Nemours, et s’abandonner à des songeries voluptueuses 10 ? Nous accédons ainsi à une topographie symbolique, qui crée une sorte d’étiquette, puisqu’aux divers actes et aux divers mouvements du cœur est réservée pour ainsi dire une place particulière. Dans mon livre Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde, j’avais proposé une autre clef pour ce beau château, où se réunissent Lycaste, Zenocrite, Cydipe et Arpalice. J’avais cru y reconnaître Le Bouchet, qui appartenait à Henri de Guénégaud. Ivan Loskoutoff n’a peut-être pas tort de juger que la description du Bouchet proposée par Piganiol de La Force 11 est « passe-partout » et donc peu probante. Nous pouvons aujourd’hui avancer une autre application, qui nous paraît plus vraisemblable. Dans le tome IX de Clelie est décrit Erinice, qui est évidemment Raincy, la propriété de Jacques Bordier, dont le fils (qui portait le même prénom) était l’intime ami de Madeleine de Scudéry et de La Rochefoucauld. Que voit-on à Erinice ? Le château que domine un « superbe dôme », comporte un vestibule magnifique qu’ornent « nombre de pilastres et de colonnes », un bel escalier, « un salon qui par sa grandeur, sa forme, ses bassetailles, ses peintures et tous les ornemens qu’on y void, surprend d’abord tous ceux qui le voyent ». Du jardin se découvrent « une grande estendue de païs », des prairies et des routes 12 . Cette fois nous retrouvons les traits essentiels de la description d’Artamene : vaste vestibule, grand escalier, salon admirable, belle vue sur la campagne. D’ailleurs ce château appartient à « un homme qui n’a jamais plus de joye que lors qu’il n’en est pas le Maistre ; et que son concierge lui rapporte qu’il y a eu beaucoup de monde ; qu’on s’y est bien diverti ; et qu’on l’a trouvé admirable » 13 . Cette générosité n’étonne pas chez les Bordier, et dans Clelie Lysimene et ses amis vont à Erinice comme en se promenant, sans être introduits ni attendus par le maître du château... Je sais que bien des lecteurs jugeront que je me suis donné beaucoup de mal pour peu de chose, et qu’après tout il importe peu que le château d’Artamene soit Le Bouchet, Maisons ou Raincy. C’est vrai et ce n’est pas vrai. Les détails sont toujours précieux. C’est en les scrutant qu’on atteint le réel. Leur accumulation tisse des rapports entre 10 Romans et Nouvelles, p. p. Alain Niderst, Paris, Garnier, 1990, p. 386. 11 Nouvelle Description de la France, Paris, Théodore Legras fils, 1718, t. II, p. 369- 372. 12 Clélie, t. IX, p. 358-359. 13 Artamene, t. VI, p. 558. Alain Niderst 152 des faits et des épisodes qui semblent éloignés, et finalement édifie un monde. Nous nous rapprochons en suivant cette voie de ce que la romancière a conçu, de ce que ses premiers lecteurs ont cherché et trouvé. L’univers mondain de la préciosité et la création romanesque du temps revêtent un visage plus précis, qui semble aussi plus vrai. On peut donc à partir de l’article d’Ivan Loskoutoff parvenir à quelques certitudes ou à quelques probabilités. Il a ramassé un certain nombre de pièces de vers offerts à René de Maisons ou destinés à le glorifier. Il nous a révélé - et c’est fort intéressant et fort éclairant - tout ce qu’Abraham Ravaud dut au président, auquel il songea dans ses Poemata et surtout dans son Maesonium. Ivan Loskoutoff analyse longuement les morceaux de la Muze historique de Loret consacrés à Longueil. Peut-on parler de mécénat ? Ce n’est pas certain. Loret note dans ses petits vers tout ce qui se passe d’important au Louvre et dans la haute société. Il narre les promotions, les disgrâces, les retours en faveur de Maisons, et il en fait autant pour la plupart de ses héros. Il ne se gêne d’ailleurs pas pour railler le président : Ayant ce don par excelence, Aux financiers assez fatal, De traiter bien et payer mal 14 , et il précise même qu’il ne lui doit rien : Ce n’est pas (à luy n’en deplaize) Que jamais il m’ait obligé... 15 . Ce n’est pas faute d’avoir quémandé. N’avait-il pas salué la nomination de Maisons comme surintendant en soulignant que cette charge Peut rendre obligeant et large Le plus grand chichard des humains 16 ? Peut-on dans ce cas parler de mécénat ? Maisons est-il dans la Gazette Historique plus que les autres illustres de la vie parisienne ? Il est certain que la fille du président, devenue marquise de Soyecourt, gratifia Loret de dix pistoles, mais peut-on pour autant affirmer qu’il « faudrait se garder de réduire à cette obole la faveur des Longueil ; elle n’en fut qu’une manifestation ponctuelle et ostentatoire, parmi d’autres » 17 ? Peut-on dire que Maisons ait choisi Suzanne de Nervèze et Charles Robinet de Saint-Jean, parce que ces deux poètes lui adressent des flatteries, qui 14 Muze Historique, éd. Honoré Champion, 1892, t. I, p. 111 (23 avril 1651). 15 Ibid., t. II, p. 134 (18 décembre 1655). 16 Ibid., t. I, p. 11 (12 mai 1650). 17 XVII e siècle, octobre 2006, p. 734. Clefs et mécènes 153 doivent, espèrent-ils, leur rapporter ? Robinet ne compare-t-il pas son héros aux « Immortels » De qui la splendeur ne méprise Nos offrandes ni nos autels 18 ? Il est vrai que Maisons protégea et secourut, quand il le fallait, Voiture. Il est vrai que D’ Assoucy lui marqua de la reconnaissance. Mais enfin, quand Ivan Loskoutoff avoue que « ce n’est pas sans quelque casuistique » qu’il rattache le burlesque Cornare du Recueil Conrart au « mécénat de René de Longueil » 19 , on est tenté de dire que ce n’est pas le seul exemple de « casuistique » qu’il nous donne. Il a souvent tendance à durcir et à sacraliser le rôle du président qui au fond n’eut rien de très singulier. Est-il vraiment possible de parler de « collaboration de Maisons et de Remius » 20 , de « stratégie littéraire des Longueil » 21 ? Est-il raisonnable pour inclure Madeleine de Scudéry dans la clientèle de Maisons d’affirmer qu’il est « fort probable que les Soyecourt/ fille et gendre du président/ soient dans la Clelie ? Madeleine de Scudéry conservant sa fidélité à la famille du président, de génération en génération, d’un roman à l’autre... » 22 ? Nous demeurons persuadés que le Telaste et la Melisante de Clelie 23 n’ont rien à voir avec le « brave Soyecourt » ni son épouse, Marie- Renée de Longueil, et qu’il faut, comme nous l’avons affirmé il y a longtemps 24 , reconnaître en eux Henri et Suzanne de Saint-Chaumont... Ivan Loskoutoff voit dans les Longueville « une famille normande » 25 . Ils avaient en effet des fiefs en Normandie, mais c’était surtout l’une des plus grandes familles de France, une branche de la famille royale, descendant de Dunois et donc de Louis d’Orléans, le frère de Charles VI. L’erreur la plus gênante est celle qui attribue une suite de la Gazette burlesque de Scarron à « Julien ». Ce Julien n’a jamais existé. Il faut parler du sieur de Saint-Julien, qui donna des Courriers burlesques, se fit en 1649 l’éditeur de l’Elite des Bouts rimez de ce temps et fut cité parmi les auteurs du Nouveau Recueil de Loyson de 1654. 18 Lettre à Madame, Paris, Jean Henault, 1650, p. 8. 19 XVII e siècle, octobre 2006, p. 741. 20 Ibid., p. 728. 21 Ibid., p. 729. 22 Ibid., p. 748. 23 Clelie, t. IX, p. 513-535. 24 Dans notre Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde et dans notre article « Sur les clefs de Clelie ». 25 XVII e siècle, octobre 2006, p. 729. Alain Niderst 154 En somme, cet article, gonflé d’érudition, n’est pas toujours assez pondéré. Pris par son sujet, fasciné peut-être par son héros, le critique a simplifié et parfois amplifié les choses. Peut-être aurait-il mieux valu situer plus précisément Maisons dans le contexte social et dans les vicissitudes politiques du pays. Le mécénat suppose évidemment une couche sociale opulente et puissante. Il faut qu’elle aime et respecte la littérature et les arts et en attende quelque fruit. Les grands mécènes du XVII e siècle furent les rois, Louis XIII et Louis XIV, les reines, Marguerite de Valois, Marie de Médicis, Anne d’Autriche, les ministres, Richelieu, Séguier, Mazarin, Foucquet, quelques prélats. S’ils protègent les artistes, c’est assurément parce qu’ils voient dans cette protection un rôle qui leur appartient naturellement. Ce n’est pas le cas au début du siècle, où l’aristocratie est souvent d’une ignorance crasse. Mais les choses s’améliorent peu à peu. On va payer des poètes et des peintres pour faire comprendre qu’on a le sens des valeurs intellectuelles, qu’on ne manque ni d’esprit ni de goût. En échange, les artistes proclameront les vertus et les talents de leurs protecteurs et prétendront parfois les rendre immortels. Mais le grand mécénat s’élève au-dessus des flagorneries des protégés et du narcissisme des protecteurs. Il doit se fondre dans une idéologie qui l’ennoblit. Au temps de Richelieu, le nationalisme français en lutte avec l’Espagne a trouvé ses chantres choisis et stipendiés par le cardinal. Foucquet, après la fin de la guerre civile, demande à ses romanciers, à ses poètes, à ses architectes, de célébrer le lumineux bonheur qu’apportent l’argent, la paix, les plaisirs de l’amour et les finesses de l’analyse... Quand il existe plusieurs mécénats parallèles - ainsi celui de Pomponne de Bellièvre et celui de Foucquet - les arts et la littérature prennent des visages différents et on est bien éloigné d’entendre partout résonner la même morale. Avec Louis XIV tout tendra à s’unifier. Le « plus grand roi du monde » réconcilie dans sa personne, dans sa vie, dans son palais, dans les arts et les lettres qu’il favorise, toutes les valeurs auxquelles adhèrent les Français. La grandeur du roi, la grandeur de la nation, la splendeur morale et intellectuelle, se confondent. La France devient l’incarnation de l’Esprit absolu, doué de toutes les qualités et de toutes les capacités. Ce triomphe du mécénat en marque la fin. Le mécénat doit connaître le doute et les combats pour être fécond et séduisant. C’est ainsi que son âge d’or fut la première moitié du siècle, le temps des guerres civiles, des conflits militaires, intellectuels et religieux. Dans cette diversité, ces incertitudes, ces polémiques fleurirent les œuvres les plus ambitieuses. Vint ensuite l’époque de la régularité et du dogmatisme, qu’on ne peut certes Clefs et mécènes 155 regarder comme un déclin, mais plutôt comme une pause de la recherche et de la créativité. Peut-on donc parler du mécénat de Maisons, de « l’esprit des Maisons » ? Le président et ses proches avaient-ils assez de conviction et de ténacité pour être comparés aux grands mécènes de leur siècle ? Peut-être au fond la situation malaisée de René de Longueil, parlementaire et mazariniste simultanément ou presque simultanément, lui rendit-elle difficile l’engagement sérieux et prolongé que suppose le véritable mécénat. Au terme de nos réflexions nous demeurons incertains et attendons encore de nouvelles lumières. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Un jeu d’images : amateur, mondaine, écrivain ? 1 ALAIN VIALA « Dans vos lettres », écrit Mme de Sévigné à Mme de Grignan le 8 avril 1671, « il y a des endroits dignes de l’impression : un de ces jours, vous trouverez qu’un de vos amis vous aura trahie » 2 . Et le 16 mars 1672 : « [...] ce chien de Barbin me hait parce que je ne fais pas de Princesses de Clèves et de Montpensier » 3 . Ces phrases sont d’un auteur que l’on considère aujourd’hui comme la plus grande femme-écrivain, ou écrivaine si on veut acclimater ce terme, du XVII e siècle, un siècle qui en compta pourtant beaucoup, dont Mme de La Fayette à qui il est justement fait allusion et qui est de nos jours la seule vraie rivale en notoriété de Mme de Sévigné. Nombre d’entre elles se voulaient écrivains, alors que la marquise, comme on voit, écrivait qu’elle ne l’était pas et que si quelqu’un méritait que ses lettres soient publiées, c’était sa fille, Mme de Grignan. Paradoxe donc, paradoxe évident, bien connu, qui a donné matière à maints débats. Or, ce paradoxe impose que l’on regarde selon un autre biais les façons de concevoir l’écrivain et la littérature, à l’âge classique mais aussi, par relation dialectique, de nos jours : non selon la perspective du projet, mais du point de vue de la réception. La première phrase citée en exergue dit assez en effet qu’être ou non jugée « digne de l’impression », cela suppose de premiers lecteurs qui possiblement vous exposent ensuite à d’autres, à des 1 Etude parue pour la première fois dans Europe, « Madame de Sévigné », n o 801- 802 (janvier-février 1996), pp. 57-68. 2 Nos références sont à l’édition de la Correspondance dans l’édition de la Pléiade par Roger Duchêne ; cependant, pour alléger et pour faciliter la tâche à qui utilise une autre édition, les renvois aux Lettres seront faits par l’indication de la date seulement ; quand il s’agit de lettres à Mme de Grignan, la date sera indiquée seule, quand il s’agit d’un autre correspondant, son nom suit la date. 3 Mme de Grignan a reçu Bajazet par quelqu’un d’autre qu’elle, parce que Barbin, le libraire éditeur à la mode, lui a fait attendre sa commande ; faut il préciser que le ton est à la plaisanterie ? Alain Viala 158 lecteurs imprévus. 4 La seconde citation suggère qu’être écrivain engage une image, qui peut avoir des avantages, ou des inconvénients : par exemple ici qu’un éditeur libraire vous aime ou vous haïsse. Et les deux ensembles incitent donc à s’interroger sur des regards croisés : le regard des autres, qui donnent ou non la qualification d’écrivain, et le regard du scripteur, qui l’accepte ou la récuse. C’est d’images de l’écrivain que j’esquisserai ici quelques traits. Si l’on en croit l’adage qui dit que pour savoir ce qu’est une chose, il est bon de savoir comment elle est devenue ce qu’elle est, il ne peut s’agir que d’une histoire d’images. Histoire qui me semble éclairer un peu les figures d’écrivains, mais aussi la façon dont s’est constituée celle de Mme de Sévigné. Quel genre d’écrivain ? Et même : écrivain, vraiment ? Si être ou ne pas être écrivain c’est notamment être regardé comme tel ou non dans une société donnée, si l’image sociale de l’écrivain se construit à partir de la diffusion, il est arrivé à Mme de Sévigné ce qu’elle prédisait à sa fille, « un de [ses] amis l’a trahie » : Bussy Rabutin a joint des lettres de la marquise à ses Mémoires, puis à sa propre Correspondance ; il les fit circuler d’abord sous forme manuscrite, ensuite suscita la lecture d’un fragment de Mme de Sévigné dans un salon, enfin, par la publication posthume qu’en donna son fils, il fit accéder ces lettres à l’« impression » 5 . L’histoire des éditions des Lettres est complexe, mais l’état qu’en a établi Roger Duchêne donne deux enseignements. D’une part, il montre que Mme de Sévigné ne fut, au sens strict du terme, ni un auteur ni un écrivain : les dictionnaires du temps disent que méritent ce nom ceux qui « ont composé des livres » et « qui en ont fait imprimer » ; la marquise ne l’a pas fait, et même elle s’en défendait. D’autre part, il montre que Bussy, de son vivant, a mis ainsi Mme de Sévigné en avant non comme auteur, mais comme femme de « vertu », digne d’« estime » et ayant de l’« esprit » ; une femme du monde donc. Bussy lui-même en élaborant ses Mémoires cultivait son image 4 L’usage est établi dans les ouvrages de type scolaire de dire que les Lettres avaient été plus ou moins lues dans les salons ; c’est une simplification commode : le cas a été rare, et il ne règle pas la question du « projet » d’être ou non perçue comme écrivain. Sur les processus de publication en ce temps, voir Christian Jouhaud et Alain Viala (dir.), De la publication, Paris, Fayard, 2002 ; et Alain Viala, Lettre sur l’intérêt littéraire, Paris, PUF, 2006. 5 Sur le détail du processus, voir Roger Duchêne, « Bussy et Mme de Sévigné, une vengeance posthume », in Bussy Rabutin, l’homme et l’œuvre (1994), pp. 259-272. Un jeu d’images : amateur, mondaine, écrivain ? 159 d’homme du monde, d’aristocrate et honnête homme cultivé, et même s’il avait écrit et publié, il ne se présentait pas en écrivain de métier, tout au plus en auteur amateur ; amateur très éclairé certes, capable de rivaliser avec les « professionnels », on le verra, mais amateur avant tout. C’est dans cette logique qu’il annexa Mme de Sévigné, comme une correspondante digne de lui, et qu’elle se trouva à ce titre « digne de l’impression ». Un jeu d’images : amateur, mondaine, écrivaine ? La première image dont la marquise se trouve ainsi nantie est donc, pour elle aussi, celle d’un auteur amateur : tel est Bussy, et telle l’épistolière qui lui sert de principal faire-valoir. A peine auteur de fait, plutôt cas de mondanité cultivée, d’amateur des Lettres. Amateur et amatrice, mais quel genre d’amateur ? S’il est bien des formes d’amour, il est aussi diverses façons d’être amateur, et écrivain amateur. L’est bien sûr celui qui écrit parce qu’il aime cela ; mais cette définition est un peu vague : de nos jours, elle implique dans l’image la plus valorisée de l’amateurisme littéraire une pratique où la littérature porte en elle-même sa raison d’être, où le plaisir de s’y adonner est sa propre fin. Il n’en allait pas ainsi à l’âge classique. On peut distinguer au XVII e siècle trois grandes façons d’être écrivain. La plus courante est celle des auteurs par obligation : par exemple les prédicateurs qui éditaient leurs plus importants sermons, et qui dès lors accédaient souvent à une haute notoriété. Ces hommes d’Eglise spécialistes de l’éloquence n’étaient écrivains que par un prolongement nécessaire de leur activité principale. Ils publiaient par obligation, pour étendre la diffusion de leurs discours militants. A l’inverse, il y avait des professionnels de la littérature : par exemple un Corneille, parmi les très célèbres, ou un Puget de La Serre parmi ceux qui sont aujourd’hui oubliés, firent des carrières d’écrivains de métier. Restent enfin ceux qui ne s’adonnaient à la littérature qu’accessoirement et par passe-temps. Un exemple, situé tout au sommet de la hiérarchie sociale et relaté par Mme de Sévigné elle-même (décembre 1664, à Pomponne) illustre bien notre propos. Louis XIV se fit « auteur » pour ses Mémoires en fonction d’une obligation, celle de son métier de roi, mais il eut aussi le goût du madrigal qui était à la mode. Il en composa, en amateur. Et Mme de Sévigné souligne qu’il ne voulait surtout pas jouer à l’écrivain qualifié, et qu’il recherchait des critiques sincères et sévères, en cachant que le texte sur lequel il demandait un avis était de lui... Aimer ainsi la littérature l’incluait Alain Viala 160 dans la sociabilité de la Cour. Cet amateurisme-là ne « se piquait pas » de littérature ; il était pratique d’« honnête homme », geste de convivialité unissant la littérature à la vie mondaine, incluant l’écriture dans la pratique alors plus hautement prisée du « monde ». Outre le cas, épisodique, de Louis XIV, cet amateurisme mondain a été illustré par des auteurs qui ont pu se trouver publiés sans l’avoir voulu. Si Mme de Sévigné a, d’une façon qui semble étonnante aujourd’hui, prédit son propre sort sans le savoir quand elle déclarait à sa fille qu’on risquait d’être « trahi » par ses amis et publié, c’est qu’elle connaissait notamment le cas de Voiture, à qui la chose était arrivée un demi siècle plus tôt. Epistolier mondain, poète de salon, surtout pas écrivain de profession, on fit quelquefois circuler des textes de lui de son vivant. Au lendemain de sa mort, en éditant ce qu’on avait conservé de ses écrits, son neveu Pinchêne en fit un écrivain de facto ; et il fut immédiatement érigé en parangon de l’art épistolaire élégant. Bussy Rabutin lui-même manifesta la tentation de devenir à son tour un modèle qui éclipsât Voiture, et ses héritiers firent pour lui ce que Pinchêne avait fait pour son oncle. L’amateurisme de Bussy est quelque peu ambigu, parce qu’il est lié au désir d’édifier sa propre statue, ce que le mondain type ne faisait pas ; reste qu’il représente un autre cas notoire de cette figure de l’amateur. Enfin, sans entrer dans la longue liste de tous ceux qui se sont alors attachés à ce modèle ni relever les nuances qui s’y présentent, on citera encore La Rochefoucauld, Retz, Saint Evremond... Ces amateurs-là ne se hasardaient guère dans les genres les plus canoniques ou les plus commerciaux : Tallemant des Réaux se moque des quelques hommes du monde qui se sont mêlés d’écrire des pièces de théâtre ou de grands poèmes. En revanche, deux genres de prédilection s’imposaient : la lettre et les petits poèmes. Particulièrement les poèmes « galants » : madrigaux, ballades, bouts rimés, chansons parfois, qui participent des jeux de salons ; l’amour de la littérature traduit alors celui de l’exercice de la sociabilité. La lettre, pour sa part, pouvait tendre vers un jeu semblable à celui de ces poèmes. C’est ce que fit Voiture ; c’est ce que désignait la « lettre galante », qui mêlait volontiers les vers et la prose, et que Voiture, La Fontaine, Sarasin, Pellisson ont pratiquée et illustrée. Mais la lettre est surtout, dans ce milieu, le substitut, le relais ou le modèle de la conversation 6 . Ainsi Mme de Sévigné note (19 décembre 1672, à propos du projet de mariage de Lauzun et de la Grande Mademoiselle) : « Voilà un beau songe, voilà un beau sujet de roman ou de tragédie, mais surtout un beau sujet de parler et de raisonner éternellement. » Elle peut bien penser à la littérature (« roman », « tragédie »), ce qui importe avant tout, c’est l’art de 6 Voir Claire Cazanave, Le Dialogue à l’âge classique, Paris, Champion, 2006. Un jeu d’images : amateur, mondaine, écrivain ? 161 converser, forme par excellence de la vie mondaine, dont l’écrit devient un rouage. Mais dans ce jeu avec l’écrit, il fallait surtout ne pas se poser en « écrivain ». Une part du paradoxe s’éclaire : pour être bien perçu parmi les mondains, il fallait jouer avec la littérature, mais surtout pas se vouer à en « faire ». 7 L’histoire des éditions de Mme de Sévigné confirme que cette logique mondaine lui donna son image première comme auteur. Les vingt-huit Lettres de l’édition de 1725, qui la présentent pour la première fois séparément de Bussy Rabutin, sont publiées avec un sous-titre qui annonce des « particularités de l’histoire de Louis XIV » : appel à la curiosité des gens de la bonne société, amateurs des jeux d’esprit sur les petites et grandes nouvelles de la mondanité de Cour. Et comme il était advenu pour Bussy, ou pour Voiture, la famille prend soin de collecter, conserver mais aussi amender les textes de ces lettres : c’est que l’image du mondain, lorsqu’on dévoile ses écrits, engage l’image de la famille dans le « monde ». S’affirme de la sorte un autre trait constitutif de cette figure de l’auteur amateur : son terroir social privilégié est celui du milieu nobiliaire, que la noblesse soit authentique (Bussy, Saint-Evremond, Retz) ou revendiquée (Voiture). Le prestige et le succès de cette forme de la pratique littéraire étaient grands dans le « monde » ; ils le furent aussi chez les spécialistes, d’une façon que l’on imagine mal aujourd’hui : les premiers ouvrages historiant la littérature française et proposant de l’enseigner traitent ces amateurs mondains en modèles plus considérables que bien des auteurs que nous jugeons maintenant supérieurs. C’est donc dans cet environnement qu’apparut Mme de Sévigné : « trahie » et « imprimée », elle fut d’abord une figure de la curiosité des mondains, une femme du monde qui avait de l’« esprit ». Cette image première était valorisée, et valorisante ; mais elle s’est convertie ensuite : de la femme d’esprit à l’écrivain le paradoxe a pris forme. Quel genre d’esprit ? D’où vient son art d’écrire ? En un mot quelles sont ses compétences ? La réponse par le don peut toujours avoir sa place ; mais il est une autre dimension : celle qui tient à la formation. Car l’amateur c’est aussi celui qui, 7 Voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 (et les travaux de Delphine Denis et d’Alain Genétiot). Sur les sens de ces termes, je me réfère ici à Furetière, et surtout Richelet, qui est le plus précis en la matière. Pour l’analyse des évolutions du terme, voir Alain Viala, Les Institutions de la vie littéraire en France au XVII e siècle, Lille, ART, 1985, pp. 128-143. Alain Viala, Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, chapitre II. Alain Viala 162 le cas échéant, a des compétences élevées mais choisit de ne pas les « professionnaliser ». Or Mme de Sévigné avait reçu une formation supérieure à celle des femmes de son époque, et à bien des égards sa compétence lettrée égalait celle des écrivains « professionnels ». Sans entrer ici dans le détail de la biographie ni des comparaisons, on peut dire qu’elle fut la jeune fille la mieux instruite qu’il se pouvait. Au XVII e siècle, en dépit du développement, souhaité dès le concile de Trente, des ordres religieux féminins à vocation pédagogique, les filles ne bénéficient pas, ou très peu, d’une formation dans des établissements spécialisés (la pension sera une des innovations du siècle suivant). Restent donc la famille et le préceptorat. Dont les apports valent ce que vaut le précepteur et dépendent de l’investissement familial en la matière. Plus que les « écrivains » les plus célèbres de son temps (Mme de La Fayette, Mme de Villedieu, Mme Deshoulières, Mme de La Suze, Mlle de Montpensier, Mlle de Scudéry), Mme de Sévigné a bénéficié de « bons maîtres » (c’est elle qui le dit), puis devenue jeune fille et femme, de la fréquentation de Ménage et de Chapelain. Un second trait qui la distingue (sauf de Mlle de Scudéry) réside en ce que l’on peut nommer l’« investissement avunculaire ». Ce cas, fréquent dans les trajectoires des écrivains masculins à l’époque où, les gens de lettres étant souvent gens d’Eglise, un oncle membre du clergé formait un neveu susceptible de lui succéder, était en fait un des facteurs clefs de l’entrée dans les carrières littéraires. Mme de Sévigné bénéficia pour sa part quoique ce ne fût pas pour les mêmes raisons des soins intellectuels de La Mousse, un bâtard de l’oncle chez qui elle fut élevée. En de telles matières, il ne saurait être question d’une causalité mécanique ; rien n’obligeait qu’elle fût écrivain pour autant ; mais il y a au moins en ce parcours un élément d’explication : qu’elle voulût ou non écrire est une question, qu’elle sût écrire est une certitude. D’autant qu’à cette formation première s’ajouta la formation permanente par l’« usage ». Et là encore la marquise jouit d’une situation très privilégiée. Des contacts de sa jeunesse avec l’Hôtel de Rambouillet, elle a tiré, entre autres et peut-être surtout, un commerce suivi avec le cercle qui constitua l’héritage le plus lettré de ce salon, celui de Mme de La Fayette et de La Rochefoucauld. Son héritage littéraire familial, d’autre part, lui donna, outre ses liens de parenté avec Bussy Rabutin dont on a vu le rôle, tout un réseau de relations par le double préceptorat de Ménage et Chapelain. Ils n’étaient pas seulement deux lettrés éminents et célèbres : ils devinrent des ennemis, dans des clans différents. Par Ménage, Mme de Sévigné fut en contact avec la mouvance de Fouquet, donc avec Pellisson, Scudéry, Sarasin, Guez de Balzac, Scarron, La Fontaine ; au-delà, le réseau s’étendait aux mondains « galants », proches de l’influence jésuite. Par Chapelain, mais aussi par des liens familiaux, elle se reliait à l’influence janséniste, et dans cet espace on Un jeu d’images : amateur, mondaine, écrivain ? 163 trouvait Boileau et le Cardinal de Retz. Au total, son réseau lettré, des plus larges et des plus denses qui soient, la plaçait en position centrale dans la vie littéraire du temps. Elle avait donc beaucoup d’atouts pour être « habile », tous les atouts pour être écrivain. Y compris celui, conséquence logique de cette formation et de ces fréquentations, de l’abondance de lectures et de spectacles. Mais ces usages du littéraire contribuent justement à montrer comment, à expliquer pourquoi, ayant tout pour devenir écrivain, elle ne le fut pas. Ses modes de réception du littéraire sont exemplaires de l’idéologie des aristocrates cultivés. Très instruite, Mme de Sévigné ne surestime pourtant pas la littérature. On sait comment elle commenta la nomination de Boileau et Racine comme historiographes du roi qui, selon elle, « méritait bien d’autres historiens que deux poètes : vous savez aussi bien que moi ce qu’on dit en disant des poètes » (à Bussy Rabutin, le 18 mars 1678). Un aristocrate comme Bussy serait mieux à cette place, l’amateur averti, pour elle, vaut mieux que des professionnels ; le dédain nobiliaire pour les lettrés perce là. Et il éclaire la place relative accordée au plaisir littéraire. Saint-Evremond affirmait : « Quelque plaisir que je prenne à la lecture, celui de la conversation me sera toujours le plus sensible » (De la Conversation). Et ailleurs il précisait : « Quand je suis privé du commerce des gens du monde, j’ai recours à celui des savants » [c’est-à-dire des belles lettres] (Des belles lettres et de la jurisprudence). C’est bien assigner à la littérature un statut second et substitutif par rapport à la mondanité. Mme de Sévigné ne fait pas autrement, on l’a vu. Et de fait, dans ses lectures ou ses audiences de théâtre, elle manifeste trois traits de la doxa de son milieu. Le premier est que la littérature est très présente, mais souvent comme un objet de curiosité dans l’actualité mondaine ; cela apparaît dans nombre de ses lettres. Le second est que, conformément au mode de pensée dominant, elle y trouvait matière à « instruire et plaire ». Par exemple : « Nous tâchons d’amuser notre cher Cardinal [Retz]. Corneille lui a lu une comédie qui sera jouée dans quelque temps et qui fait souvenir des anciennes. Molière lui lira samedi Tricotin, qui est une fort plaisante pièce. Despréaux lui donnera son Lutrin et sa Poétique : voilà tout ce qu’on peut faire pour son service » (9 mars 1672 ; la « comédie » de Corneille est Pulchérie, Tricotin est bien sûr Les Femmes savantes). Voilà pour le plaire, qui doit éviter de sombrer dans la mélancolie. Pour l’instruire : l’auteur le plus souvent cité dans ses lettres est Pierre Nicole, avec ses Essais de Morale ; Pascal est en bonne place (et à des dates qui prouvent que la marquise se tient au courant de l’actualité) ; viennent ensuite le théologien Abbadie, les prédicateurs du temps, mais aussi Saint Augustin, les jansénistes, les historiens, l’Histoire de l’Eglise, L’Histoire de France (de Mézeray, semble-t-il), et Flavius Josèphe... Elle avait donc des Alain Viala 164 lectures solides : des auteurs savants, religieux, historiens, y compris signe de sa formation et de ses capacités des Anciens. Ceux-là donnent matière pour se former l’esprit et l’âme, et méditer. Enfin sur l’ensemble, et c’est le troisième trait frappant, de l’instruire et du plaire, c’est l’instruire qui l’emporte. Non sans nuances, car l’esprit se devait d’être enjoué 8 . L’attitude de Mme de Sévigné à propos des romans l’illustre. Elle se défie du romanesque, ne place pas ce genre en très haut degré d’estime (voir la lettre du 23 janvier 1673, ou celle du 29 juin 1677 à propos de La Princesse de Clèves, dont elle juge que la seconde partie est « extravagante » et « sent le roman »). Mais elle ne dédaigne pas, par exemple, Cléopâtre de La Calprenède, qu’elle concède comme lecture à sa petite fille (16 novembre 1689) aussi bien qu’elle s’y plaisait elle-même ; à une condition forte cependant : « pourvu qu’on m’en garde le secret » (15 juillet 1671), ce secret qui fait la discrétion (au sens strict), source de la distinction. Le dispositif pratique des arts du discours qui était le sien est donc assez hiérarchisé : au sommet, le commerce des « honnêtes gens », l’art de la conversation et l’éloquence ; substituts, l’éloquence écrite et la lettre ; juste à côté, les moyens de se former (religion, histoire, morale) ; enfin, les « poètes » et le divertissement, mais avec tempérance et discrétion. Son usage correspond bien aux choix exposés par Saint-Evremond et précise ses façons d’aimer la littérature : non en elle-même, mais dans une fonctionnalité ; comme on nous permettra la comparaison : un sportif amateur fait du sport non pour les résultats, mais pour sa santé. Au sens premier du terme, il y a une hygiène des lettres chez Mme de Sévigné. II ne s’agit pas en tout cela de juger la qualité de l’esprit de Mme de Sévigné, mais de voir comment ses propres pratiques de réception ont dialogué avec celles dont ses écrits ont fait l’objet, comment des unes aux autres des modèles ont circulé ou changé. Ce qui reformule le paradoxe, sous la forme d’une contradiction qu’elle portait en elle : la marquise avait toutes les compétences lettrées possibles, tout pour être un écrivain, et elle ne le fut pas, parce qu’elle était à tous égards, y compris celui de la littérature, une parfaite femme du monde. S’offrait ainsi possiblement une double lecture de sa personne sociale : celle d’une mondaine, celle d’un écrivain. Pour peu que cette double figure, la virtuelle (la lettrée) et la déclarée (la mondaine) fût perceptible dans ses écrits. D’où la question, ultime mais non moindre, de son usage « à production », de son « genre » d’écrits. 8 Voir La France galante, éd. cit. Un jeu d’images : amateur, mondaine, écrivain ? 165 Auteur mondain, mais de quel genre ? Son « genre », au sens le plus général de ce terme, qui est un sens social, est celui du modèle de l’« honnête homme » et de l’« honnête femme ». Il impliquait le souci du « bon goût ». Ainsi par exemple quand elle écrit, à propos de Bajazet, que Corneille restera toujours supérieur à Racine, elle ajoute : « Despréaux en dit encore plus que moi ; et en un mot, c’est le bon goût : tenez-vous y » (16 mars 1676). Ce bon goût fait une distinction subtile mais précise entre « gens du monde » et « beaux esprits ». Femme du monde et de « bon goût », Mme de Sévigné n’écrit que ce que doit écrire une personne de ce statut : des lettres. Une femme du monde se devait de savoir bien tourner une lettre : de quel genre ? 9 Non pas des lettres « pseudo-privées » (comme faisait Guez de Balzac par exemple, qui « publiait »), mais de vraies lettres, qui ont de vrais destinataires, et donc une vraie pragmatique immédiate, de vrais relais de la conversation : dans sa façon d’écrire, on retrouve donc la structure fondamentale qui ordonnait ses façons de lire. Mais ces lettres « mondaines » visent à susciter chez le, la ou les destinataires un effet qui implique toujours de l’agrément : elle ne reprend donc pas dans le détail la hiérarchie observée dans ses façons de lire. Ainsi, entre ses lectures et son écriture, il y a à la fois une correspondance, et une contradiction, qui traduit la contradiction de son statut et de sa formation, et qui a eu, comme on le verra, des conséquences sur sa réception et son image. Les lettres mondaines privées et agréables, voilà son genre propre, et son unique genre. Et ce genre de l’épistolaire, alors bien plus qu’aujourd’hui, se situe sur une frontière, entre la littérature et le social fonctionnel ». Mais, sur la longue durée et dans l’abondance de sa correspondance, on ne peut imaginer qu’il y ait ni unité intangible, ni continuité sans changements, surtout si l’on tient compte de la diversité des destinataires. Pour leur plaire, les séduire, les compétences et l’habitus lettré d’une femme exceptionnellement instruite s’investissent diversement. Sans entrer, là encore, dans le détail des subdivisions possibles, il y a dans les Lettres une gamme complète des possibilités du genre, tous les genres du genre : de l’extrême mondanité affichée à l’extrême intimité. 9 Il est bien des formes de lettres, et bien des fonctions (affaires, relations, compte rendu, diplomatie, etc.) ; la lettre mondaine, vraie ou fictive, est la forme la plus étudiée, et la définition de la lettre comme substitut de la conversation tend à être regardée comme un fait général, ce qui est abusif. Et ce qui dans des cas tels que celui de Mme de Sévigné, très conforme à cette définition, a pour inconvénient de faire perdre de vue que cela relève d’un genre, socialement et historiquement spécifié, et constitue donc un fondement premier de sa singularité. Alain Viala 166 Cas extrême de mondanité : la lettre du 30 octobre 1656 à Mademoiselle, lettre « galante », mêlant vers et prose, jeu mondain ; on y joindra tel ou tel autre « fragment » qui pouvait être montré à des tiers, et dont Bussy fit le premier un usage par circulation dans un cercle mondain. Cas extrême opposé, au plus intime du for privé : la lettre à Mme de Grignan d’août 1678, écrite alors que sa fille est présente auprès d’elle, mais qu’elle ne parvient pas à lui bien dire dans leur conversation toute la force et les nuances de ses sentiments ; tout autre lecteur que Mme de Grignan ellemême est alors en posture parfaite d’indiscrétion. Cas singulier de cet extrême, relation par tangence avec une autre valeur de l’écrit, un aveu comme celui-ci : Si l’on pouvait écrire tous les jours, je m’en accommoderais fort bien ; je trouve quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas ; mais le plaisir d’écrire est uniquement pour vous car, à tout le reste du monde, on voudrait avoir écrit, et c’est parce qu’on le doit (28 août 1672). Cette phrase dit la dénégation de la convenance mondaine qui impose de faire des lettres (« parce qu’on le doit ») qu’on a hâte de liquider (« on voudrait avoir écrit ») pour se replier sur une seule destinataire : celle qui suscite le « plaisir d’écrire » pour elle (à son intention). Mais comme la fonctionnalité pratique est gênée (la poste ne fonctionne pas tous les jours, ces lettres « ne partent pas »), le plaisir qu’il s’agit de faire à la destinataire, un plaisir de lecture, se renverse en un « plaisir d’écrire » qui charme le chagrin de la séparation. Si ce genre de lettre est un substitut de la conversation, la conversation suppose dialogue : quand la lettre n’est pas faite pour partir bientôt, le dialogue glisse au monologue, et la confidence à sa fille devient confidence « au papier ». Alors, dans le plaisir d’écrire à sa fille, comme la destination s’atténue, le plaisir d’écrire s’exacerbe. De même que d’« aimer sa fille » on est passé à « aimer écrire à sa fille », on passe, à la limite, par asymptote, à « aimer écrire », et l’on aboutit à une attitude que l’on qualifierait aujourd’hui d’éminemment « littéraire » : écrire devient comme une fin en soi. Mais on le voit, c’est par un chemin opposé à celui de la publication. Il est banal que les écrivains, y compris de métier, pratiquent la dénégation et affirment que la littérature (« vraie ») naît d’un refus de la « littérature » (convenue). Ici, Mme de Sévigné pratique la dénégation du versant mondain, le plus « littéraire » en apparence, et c’est cela même qui l’amène en situation « littéraire » en un autre sens : au cours d’un usage fonctionnel de l’épistolarité prend forme un repli sur l’acte d’écrire comme plaisir propre. Et prend forme une autre facette de son image : celle d’une personne qui aime écrire pour écrire. Ainsi, sa pratique épistolaire, par l’effet même des conditions concrètes de l’exercice social de cette pratique, par- Un jeu d’images : amateur, mondaine, écrivain ? 167 court la gamme qui va du jeu mondain, écrire pour plaire, au plaisir de l’écrit, se plaire à écrire. Ces questions de pragmatique éclairent en retour la réception des Lettres. Ce que Bussy, puis les éditeurs de 1725 et 1726 ont vu et proposé au public, c’est le versant le plus mondain, l’excellence mondaine sous la figure d’une femme d’esprit amateur de littérature. Plus tard, quand l’ensemble a été publié, les lettres intimes à sa fille, qui sont de loin les plus nombreuses et denses, ont capté davantage l’attention. Mais les lettres à sa fille elles-mêmes ne sont pas un bloc uniforme, on le sait : parfois il s’agit bonnement d’y donner des nouvelles de la famille, parfois d’y tenir la chronique de la vie parisienne, d’autres fois d’y proposer des conseils, de poursuivre la formation maternelle (l’instruire n’est pas absent), quelquefois de s’y confier, enfin souvent tout cela se mêle ; et toujours, il s’agit de plaire (le plaire domine ! ... mais sans « faire l’écrivain »), de se faire désirer en disant son désir : excellence sentimentale, si je puis dire. L’excellence mondaine et l’excellence sentimentale exigent l’excellence formelle, et parfois celle-ci s’offre pour elle-même au lecteur. La contradiction que le personnage social de Mme de Sévigné portait en lui, entre la lettrée et la mondaine, se résorbe ainsi, par la catalyse du choc affectif, en une pluralité de perspectives ouvertes aux lecteurs imprévus. Dans l’histoire littéraire, un fait de réception étonne : tandis qu’au cours du XVIII e siècle la gloire des auteurs mondains va globalement en déclinant, celle de Mme de Sévigné est allée croissant 10 , et plus encore au XIX e , où elle a fait partie des premiers classiques consacrés par la série des « Grands Ecrivains de la France » (en 1862, et en 14 volumes). Cette singularité de son devenir est révélatrice des effets dus à cette gamme qu’elle offre : son audience croît parce que l’on passe, en les cumulant, d’une dominante de lecture selon le jeu mondain à une autre, la confidence intime dévoilée, puis à une autre encore, la « confidence au papier ». Du rang de curiosité mondaine, Mme de Sévigné a accédé ainsi au statut d’écrivain. Cet « auteur sans le vouloir » a pu, par ses contradictions mêmes, suivre ainsi les glissements progressifs des idées et images que l’on s’est faites de l’écrivain, de la fonction mondaine du « plaire et instruire » classique jusqu’à l’art moderne du verbe en lui-même, en passant par les épanchements du cœur, chers à Rousseau et au romantisme ; le tout, nimbé du plaisir supplémentaire de l’indiscrétion, de l’authentique intimité surprise dont le XVII e siècle fut si friand... 10 Voir Alain Viala, « Littérature instituée et littérature enseignée : les débuts de l’enseignement de la littérature française », PFSCL 21, (1984), pp. 667-682. Alain Viala 168 De cette esquisse d’histoire des images de Mme de Sévigné comme auteur puis écrivain, je retiendrai entre autres et sans oublier que bien des points appelleraient de nouveaux développements 11 , deux traits pour finir. L’un concerne Mme de Sévigné elle-même. Le paradoxe dans lequel on la perçoit tient peut-être pour une part à une question d’« échelle » si on la rapproche des autres écrivaines et écrivains de son temps, il faut ne perdre de vue à aucun moment que c’est d’abord dans le registre des usages mondains de l’écrit qu’elle avait sa place, qu’elle fut d’abord jugée, et à partir de là « trahie » et « imprimée » ; toute image prend son sens en fonction du jeu auquel elle appartient, et le jeu où Mme de Sévigné avait place était celui des mondains, secondairement des amateurs, non celui des « littérateurs ». Le second trait concerne les figures du littéraire et de l’écrivain. Aujourd’hui, la lecture de Mme de Sévigné est nantie d’un discours d’accompagnement « lettré », qui l’a installée en littérature, l’a instituée écrivain, mais cela s’est fait selon des figures de l’écrivain qui elles-mêmes n’ont été ni ne sont uniformes ni stables. Que la marquise ait à présent sa place parmi les écrivains ne fait pas de doute, mais jette des doutes, salutaires, sur ce que l’on entend par ce mot, sur ce que porte chaque conception du littéraire. Autrement dit, Mme de Sévigné est aussi un auteur exemplaire pour la réflexion sur la notion même de littérature. Elle est un cas qui rappelle sans cesse à quel point le « littéraire » est relatif. 11 Pour la biographie, voir Roger Duchêne, Mme de Sévigné, ou, la chance d’être femme, Paris, Fayard, 1982 ; pour les comparaisons avec l’ensemble des auteurs, voir Naissance de l’écrivain ; pour les comparaisons spécifiques avec les femmes auteurs, un travail de N. Gaumer sur Les Poétesses de ce temps (Inédit. Université de la Sorbonne Nouvelle) et la communication de Nathalie Grande sur « L’instruction primaire des romancières au XVII e siècle » dans les Actes du colloque Femmes de savoir, femmes savantes, Chantilly, 1995. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Amateurisme littéraire et vérité sur soi : de Marguerite de Valois au cardinal de Retz J EAN G ARAPON S’il est un lieu commun de l’écriture des mémoires aristocratiques à l’âge classique 1 , c’est bien celui, mille fois proclamé, du refus de la littérature et du métier d’écrivain 2 . Il y a là comme un mot de passe entre initiés, la revendication d’une affiliation particulière, et une clé de lecture. Tout se passe comme si le mémorialiste franchissait pour une exception unique, et en l’assortissant de mille excuses et affirmations d’ingénuité, la frontière d’un monde qui lui est radicalement étranger, celui de la littérature, pour un périple qui conservera sa nature propre, celle d’un récit de vie neuf à luimême, aimanté par une intransigeante exigence de vérité. Pareille proclamation d’innocence littéraire revêt la valeur, sous la plume de l’auteur, d’un véritable rite du seuil, et conditionne le plaisir du lecteur qui peut ainsi goûter de façon durable un contact rafraîchissant avec la vérité, recueillie d’une plume sûre. De très nombreuses raisons favorisent pareil refus de la littérature qui appelle à n’en pas douter examen critique, sans être pour autant simple artifice rhétorique. Raisons sociales d’abord : l’entrée en littérature, pour un membre de l’aristocratie au XVII e siècle par exemple, entraînerait dérogeance, et l’amateurisme proclamé de cette famille de textes ne souffre pas exception. Raisons liées ensuite à la diffusion prévue des récits, toujours confidentielle et réservée au moins de façon avouée à un lecteur unique, le dédicataire, ou à un groupe connu de l’auteur, et restreint ; les mémoires entendent ainsi demeurer manuscrits, diffusés auprès d’un public trié sur le volet, et toujours en circuit fermé. Raisons d’existence aussi : l’écriture du mémorialiste est une écriture de l’isolement, volontaire ou subi ; elle implique un décalage avec l’actualité littéraire immédiate, voire une indifférence au temps présent et à ses modes qui par- 1 Article paru dans la RHLF, 2003, n°2, pp. 275-285. Roger Duchêne, à la parution de cet article, avait eu l’amabilité de m’adresser un message pour me dire qu’il en souscrivait au contenu. C’est à présent avec reconnaissance et émotion que j’offre cet article à sa mémoire. 2 Sur ce sujet inépuisable, voir la synthèse qui ouvre l’ouvrage d’André Bertière, Le Cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, 1977, pp. 9-46, et l’ouvrage récent de Frédéric Charbonneau, Les Silences de l’histoire : Les mémorialistes français du XVII e siècle, Les Presses de l’Université Laval, 2001. Jean Garapon 170 ticipe à sa puissance de séduction, et doit se traduire en termes esthétiques. En profondeur cependant, la solitude, tout comme le refus de la publication, peuvent à l’occasion exercer une influence inverse, et rendre secrètement à la littérature une écriture qui se proclame pourtant indépendante de celleci : de telles conditions de rédaction en effet (solitude, écriture du secret, comme dit un critique récent 3 ), prédisposent à une libération de l’imaginaire, permettent au mémorialiste de recréer à son gré un passé personnel selon une mythologie que ne vient contredire (et pour cause, vu la rareté des témoins des faits, et le petit nombre des destinataires du texte) aucun rappel indiscret de personne à l’historicité des faits. C’est sur deux exemples de cette écriture paradoxale, écriture décalée, écriture de l’ailleurs, indifférente à la littérature et en définitive très littéraire, que je voudrais faire porter mon analyse, l’exemple des Mémoires de la Reine Marguerite de Valois 4 , et celui des Mémoires de Retz 5 , mémoires royaux ou aristocratiques qui entretiennent plus d’une parenté, et affirment chacun à leur façon un très fécond refus de la littérature publiée, refus exemplaire pour une tradition. Deux récits où l’amateurisme, proclamé et rappelé, reflète en premier lieu une conscience orgueilleuse de soi, étrangère à la littérature et à ses patientes disciplines, à son pédantisme, à ses soumissions multiples. La désinvolture dans la conduite du récit dit de façon fondamentale l’appartenance de l’auteur, par le sang et par l’action, à l’ordre inaccessible au commun des mortels des premiers rôles de l’Histoire. Dans un autre sens, et au sein du grand débat entre honnêteté et pédantisme qui agite la littérature à la suite de Montaigne, ces textes font à leur façon fructifier l’héritage esthétique des Essais. L’amateurisme y apparaît comme un refus de la littérature entendue comme pratique savante et rigide dans ses formes, et simultanément, comme une recherche très originale et neuve, privilégiant la grâce de la variété, la pratique d’une écriture improvisée, à fleur d’existence, qui trouve dans le récit d’une vie une occasion privilégiée de pratiquer ce que l’on pourrait appeler les « exercices de styles » d’un mondain cultivé. Ces mémoires, avec leurs nombreuses inflexions vers des genres littéraires ou des inspirations variés, ouvrent sans trop le savoir des domaines nouveaux pour la création. D’un autre côté, au-delà des éclairages contrastés offerts sur une vie, et jouant du clavier des genres, ils ne peuvent oublier l’impératif de vérité sur soi, consubstantiel à leur entreprise. Il y a donc un lien entre l’amateurisme du projet du mémorialiste, son refus d’une 3 Voir F. Charbonneau, op. cit. 4 Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits, 1574-1614, édition critique par E. Viennot, Paris, Honoré Champion, 1999. 5 Cardinal de Retz, Mémoires, éd. S. Bertière, La Pochothèque, Paris : Classiques Garnier, 1987. Amateurisme littéraire et vérité sur soi 171 littérature contraignante et rigide, et l’utilisation souple de la palette des genres au profit d’un autoportrait progressif qui, au travers de vérités successives, choisies, ou simplement observées, approche peu à peu pour nous le plus profond d’un être. Commençons par le premier de ces textes, ces Mémoires de Marguerite de Valois, écrits vers 1600 par la reine recluse depuis de longues années à Usson, en Auvergne, publiés pour la première fois en 1628, et unanimement salués, de Pellisson à Huet 6 , comme un modèle de réussite littéraire. Le jugement tient du paradoxe, si l’on découvre le début de ce texte, tout entier de refus de la littérature et animé par un sens scrupuleux du vrai : il présente l’entreprise de la reine Marguerite comme une réponse à l’Eloge dithyrambique et souvent erroné sur le fond que Brantôme, son ami d’enfance, vient de publier à son sujet dans ses Dames illustres. A un texte purement littéraire et disqualifié par sa convention, la mémorialiste va répondre par la force nue d’un témoignage vrai, dont la véracité se trouve attestée par la véracité d’une forme sans nul apprêt : « Je tracerai mes mémoires, à qui je ne donnerai un plus glorieux nom, quoiqu’ils méritassent le nom d’histoire, pour la vérité qui y est contenue nuement et sans ornement aucun, ne m’en estimant pas capable, et n’en ayant aucunement le loisir 7 ». Plus loin, la mémorialiste compare cette « œuvre d’une aprèsdînée » à de « petits ours », marchant « en masse lourde et informe ». Récit d’amateur donc, jeté avec négligence sur le papier, et remis avec une feinte humilité à un homme de lettres professionnel pour qu’il en fasse une œuvre accomplie, ce que Brantôme, et pour cause, s’est bien gardé de faire. Tel quel en effet, ce récit d’apparence humble, et d’esthétique informulée, mais qui servira de modèle pour l’avenir, présente des caractéristiques très générales : élégance sobre du style, discontinuité des scènes, qui autorise des infléchissements variés vers des genres différents, présence en arrièreplan d’une culture humaniste très sûre qui élargit les perspectives, familiarité fréquente du ton tranchant avec la prose guindée de Brantôme 8 . La narratrice assure que son récit peut faire concurrence à l’histoire humaniste : sans oublier ce genre, elle n’en adopte nullement la monotone régularité, la richesse d’ornements rhétoriques, la largeur de champ. Nous partageons en revanche l’expérience d’une conscience plongeant dans le merveilleux de sa mémoire, et offrant ses souvenirs au lecteur sous les 6 Pellisson, Relation contenant l’histoire de l’Académie française, Paris, P. Le Petit, 1653, p. 237, et P. D. Huet, Mémoires (1718), éd. P. Salazar, Société de Littératures classiques, Toulouse, 1993, p. 157. 7 Mémoires, op. cit., p. 72. 8 Voir mon article « Les mémoires du XVII e siècle, nébuleuses de genres », dans Le Genre des mémoires : Essai de définition, Paris, Klincksieck, 1995, pp. 259-271. Jean Garapon 172 formes très diversifiées de la culture mondaine, essentiellement culture de fiction ; le texte tranche aussi, par la vivacité de son rythme, avec le souci d’exhaustivité narrative que l’on rencontre chez les hommes de guerre et diplomates mémorialistes tout au long du XVI e siècle. Il privilégie au contraire les scènes, au sens théâtral du terme, qui accordent le premier rôle à l’héroïne, mettent en valeur, dans une perspective discrète d’apologie, la fidélité qu’elle a maintenue dans les circonstances les plus dramatiques, à ses frères Charles IX et Henri III, à sa mère Catherine de Médicis, à son mari enfin le futur Henri IV. Une suite de scènes très diverses, mais fédérées par la présence d’un personnage central, enrichies d’anecdotes et de jugements, imposant peu à peu une image héroïque de sa personne, c’est en somme la structure des Vies des Hommes illustres de Plutarque, traduites par Amyot, dont on sait qu’il avait été le familier de la cour des Valois. De façon générale, les Vies de Plutarque, lues comme des romans, apparaissent comme un des modèles les plus constants des Mémoires jusques à la Révolution (il suffit de penser à Campion, ou à Retz, aux générations suivantes) : Marguerite de Valois inaugure cette tradition. Sans nul pédantisme d’auteur - on sent ici la leçon de Montaigne et plus en amont, du Livre du Courtisan de Castiglione - elle reprend la structure très générale des biographies de Plutarque qu’elle associe à d’autres influences. Le plus souvent, au début de l’œuvre, c’est l’influence de l’histoire romaine (on sait que Marguerite connaissait le latin), non celle de Tite-Live, mais celle de Tacite, peintre du huis-clos étouffant de la cour de Rome, de la violence criminelle des princes 9 . La mémorialiste se souvient à n’en pas douter des Annales de Tacite dans l’évocation de ses démêlés avec sa mère et son frère : le Louvre sous sa plume évoque clairement le palais de Néron, avec ses pièges pour l’innocence persécutée, ses traîtrises, son odeur de mort. Parfois, pour solenniser un moment-clé d’une vie, intervient un discours humaniste, placé par exemple dans la bouche du futur Henri III proposant à sa jeune sœur de devenir son alliée et lui révélant par là même l’ambition politique. De l’histoire humaniste, ou de la tragédie, Marguerite de Valois conserve un goût marqué pour les sentences politiques et morales, si fréquentes chez Tacite ou Robert Garnier (« A la cour, l’adversité est toujours seule, comme la prospérité est accompagnée 10 », écrit-elle par exemple). Moderne héroïque de Plutarque, elle revoit également sa vie selon le filtre des romans, dans la lignée de l’Amadis de Gaule, ou des épopées italiennes à la mode chez les Valois, avec leurs aventures exaltantes mêlées de sentiment ; ce n’est pas sans raison que trois siècles plus tard, les Mémoires de cette reine 9 Ainsi, op. cit., p. 87, une référence explicite aux Annales. 10 Ibid., p. 130. Amateurisme littéraire et vérité sur soi 173 inspireront l’imagination d’un Dumas. Les récits d’évasion, les voyages, la fidélité affichée à un époux inconstant, ces thèmes si présents dans le texte, semblent en effet laisser pressentir la parenté des Mémoires avec le genre romanesque, largement exploitée dès la fin du XVII e siècle. Au-delà de ces deux modèles très généraux, l’histoire sous ses diverses formes ou le roman, et dont l’effet n’est pas le même sur l’esprit du lecteur (le second adoucissant l’effet du premier, rapprochant le personnage principal de l’imaginaire du lecteur), il faudrait citer beaucoup d’autres genres qui traversent l’inspiration de la narratrice penchée sur son passé, et font de son texte un récit à enchâssements, à perpétuelles métamorphoses : je me limiterai au journal de voyage, à la nouvelle, aux formes variées de théâtre, tous genres où la mémorialiste nous offre si l’on peut dire ses gammes. Le récit de voyage, qui se répand comme l’on sait à la fin du XVI e siècle, occupe en nombre de pages plus du quart des Mémoires : c’est la longue narration du voyage aux Pays-Bas, en 1577, où Marguerite de Valois exerce ses qualités de diplomate pour le comte de son frère, le duc d’Alençon 11 . L’esthétique du mouvement, qui tranche soudain avec le statisme étouffant des scènes du Louvre, nous fait découvrir de nouvelles facettes d’une sensibilité, la curiosité pour les villes traversées et leurs habitants, une aptitude à voir et à faire voir, un goût pour la magnificence des fêtes et des spectacles, qui va jusqu’à la poésie. Au milieu du voyage, nouveau changement de registre, vers la nouvelle cette fois, avec le récit de la mort dramatique d’une dame d’honneur, Mlle de Tournon, victime de l’ingratitude de l’homme qu’elle aime 12 ; clos sur lui-même, et suivi d’une forte refléxion morale, l’épisode dans sa violence peut se lire comme une nouvelle de l’Héptaméron, de Marguerite de Navarre, ou une histoire tragique (l’auteur parle de « funeste histoire »), à la manière de celles du recueil de Boaistuau, en 1559. Quant à l’imprégnation de l’esthétique théâtrale, elle nous semble s’accentuer et se diversifier au fil des pages. Grand amateur de tragédie humaniste, et accueillant à Usson des troupes de comédiens, Marguerite de Valois souligne les dilemmes tragiques qui sont les siens lors de son mariage à la veille de la Saint-Barthélémy, avec un prince protestant, en 1572, écartelée qu’elle est entre des solidarités conjugale et dynastique, ou lorsque plus tard elle réside à Pau, reine catholique d’un pays protestant : sa solitude pathétique appelle dans les deux cas la comparaison avec celle des héroïnes de Robert Garnier 13 . Beaucoup plus fréquente est l’irruption du rire au milieu des scènes les plus noires, le goût de la pantalonnade en plein 11 Op. cit., pp. 140-176. 12 Ibid., pp. 159-162. 13 Op. cit., pp. 95-101 et 194-198. On sait par exemple que Robert Garnier donna une Antigone en 1580. Jean Garapon 174 pathétique. La mémorialiste, qui goûte le mélange des genres, aime à détendre les scènes d’affrontement par de brusques effets de farce 14 , et le terme de tragi-comédie, que l’on rencontre dans le texte 15 , rendrait parfaitement compte de nombreuses pages des Mémoires. Au total, on mesure combien ce récit de non-écrivain prétendu trahit à toutes les pages, outre une vaste culture littéraire, une ambition neuve, mondaine d’esprit, et placée dans le sillage des Essais : elle consiste à jouer en amateur des genres littéraires en prose pour improviser une œuvre confidentielle, réservée à un ou des lecteurs complices, et nourrie du merveilleux propre à une mémoire princière ; mais la confidentialité souhaitée ne doit pas tromper, et n’est au fond que convention. L’envoi du texte à Brantôme, s’il n’équivaut pas à la publication, assure à terme la lecture par un public d’élite. Le récit, en réalité, joue sur les apparences ; affectant de n’être qu’un divertissement d’ordre privé, il diffuse en réalité une image du personnage central soigneusement corrigée et embellie, magnifiée en outre par l’évidente virtuosité avec laquelle l’héroïne-narratrice s’approprie souplement nombre de genres bien connus des mondains pour les faire servir à son dessein. En somme, le récit dans sa puissance de séduction, conçu comme un « fondu-enchaîné » de tons et d’inflexions successives vers des genres différents, est au service d’une apologie. Mais que pour cette raison il en prenne à son aise avec la vérité historique, qu’il pratique par exemple l’omission intéressée pour tout ce qui regarde la vie privée du personnage principal, cela ne le disqualifie pas pour autant comme témoignage historique. A coup sûr, la vérité invoquée avec tant d’insistance par la mémorialiste au début de son ouvrage, comme l’acte de baptême de son texte, appelle examen critique 16 . Elle n’est pas la véracité critique exhaustive, qui d’ailleurs n’aurait guère de sens. Elle n’est assurément pas cette vérité « contenue nuement et sans ornement aucun » qu’invoquaient les premières lignes du récit, alors que précisément celui-ci apparaît d’un bout à l’autre comme une mise en scène du moi, appelant à la rescousse nombre de genres de fiction. Elle demeure pour nous bel et bien vérité - autrement précieuse que celle de Brantôme - précisément pour ces travestissements révélateurs qui nous introduisent dans l’état présent d’une mémoire au moment où la reine recluse prend la plume. Que serait une mémoire conservant du passé une image totalisante, objective, immobile ? L’imaginaire de la fiction, qui a imprégné la sensibilité d’un être depuis sa naissance (quand on se souvient 14 Ibid., pp. 89-90, 181-183 et 187. 15 Ibid., p. 187. 16 Voir sur ce point Marguerite de France, reine de Navarre et son temps, Actes du colloque d’Agen, Centre Matteo Bandello, Agen, 1994, passim. Amateurisme littéraire et vérité sur soi 175 de la féérie de la cour des Valois), est si intimement lié à un rapport à soi, qu’il pénètre, en toute sincérité pourrait-on presque dire, le rapport de cet être à son passé. Chez Marguerite de Valois, et cela d’autant plus que le présent est disgracié, la culture de la fiction donne forme à la mémoire, lui offre ses schémas réparateurs et rêvés, gages en outre de complicité avec le lecteur. Et l’amateurisme si talentueux de ces Mémoires royaux prend en définitive valeur d’hommage à la littérature, à la puissance d’intercession et de révélation qu’offrent ses genres de fiction, à leur valeur commune d’arche de salut. Sans trop le savoir enfin (et à horizon lointain), cet amateurisme se révèle être inventeur d’une forme littéraire neuve, adaptée à des besoins nouveaux, ceux des consciences individuelles face aux prétentions du pouvoir d’Etat dans les combats pour la vérité. Les Mémoires de Retz, composés à partir de 1675, se situent dans le même sillage esthétique, sans pour autant imiter à proprement parler un modèle : le livre est à lui-même son propre modèle… L’amateurisme de son auteur, maintes fois affirmé dans le texte, tout à fait réel à s’en tenir aux stricts critères d’une sociologie littéraire moderne (Retz ne saurait être un écrivain de profession), nous apparaît en réalité très relatif, et renvoie à la pratique généralisée et bien connue des milieux mondains, à l’âge de ces salon-bancs d’essai littéraires où une œuvre nouvelle se trouve comme portée par un premier public ami, lui-même rompu à l’écoute critique, à la discussion littéraire, ou entraîné sans prétention à l’écriture des petits genres. Amateurs paradoxalement en littérature, Mme de La Fayette, La Rochefoucauld, qui ne signent pas leurs œuvres, plus encore Mme de Sévigné ou Retz, qui ne publient rien, ou à peu près rien, de leur vivant. Dans le cas de Retz, nous avons de lui, non signée il est vrai, La Conjuration de Jean-Louis de Fiesque, publiée en 1665, et pendant la Fronde, plusieurs mazarinades de sa main, évidemment non avouées. En revanche, l’homme qui prend la plume en 1675 à Commercy, en Lorraine, dispose, à la manière plus tard d’un Saint-Simon, d’une très vaste pratique de l’écriture et de la parole, qu’il s’agisse de correspondance, de conversation, de prédication. Depuis toujours, et mis à part les dix années de sa prison et de son exil (après 1652), il est demeuré très au fait de l’actualité littéraire, ayant été l’animateur d’un cercle d’esprit avant la Fronde, à l’Archevêché, avec des hommes de lettres comme Chapelain, Ménage, Sarrazin, un romancier comme Gomberville, avec Scarron, qui lui dédie la première partie de son Roman comique en 1651. Au retour de l’exil, il renoue bien vite avec le monde des lettres, grâce notamment à sa cousine Mme de Sévigné, et à la fréquentation du grand monde qui raffolait de ses récits de la Fronde, vrais morceaux de bravoure. C’est donc au fond un amateur suprêmement averti qui, en 1675, va entreprendre un récit faussement improvisé, en réalité depuis longtemps mûri, Jean Garapon 176 essayé par épisodes, et sans doute rêvé. Par son titre qui fait référence à Plutarque (La Vie du cardinal de Retz), il se présente lui aussi comme une continuation moderne des Vies, mais rédigée à la première personne et présentée à la façon d’un immense monologue offert à distance à une auditrice amie (sans doute Mme de Sévigné) dont l’auteur intègre l’attente, la sensibilité, la culture dans son récit. Là réside la trouvaille formelle décisive, sans précédent dans la littérature de mémoire, jamais imitée par la suite. Trouvaille d’amateur caractéristique d’un climat littéraire, qui greffe spontanément son œuvre écrite sur l’élégance souple d’une conversation du grand monde, et invente pour son propre récit le naturel unique d’une parole certes théâtrale et offerte à l’admiration d’une femme, mais adoucie par une impalpable ironie, une ancienne complicité. Le récit est surplombé par ce double regard du narrateur et de sa destinataire mettant à distance les agissements du héros pour s’en enchanter, mais aussi, avec la distance temporelle, pour la goûter en sagesse. Dès le début, l’auteur souligne l’amateurisme de son entreprise, mais la notion évoque davantage chez lui, c’est le moins que l’on puisse dire, l’originalité radicale que l’humilité 17 . Elle renvoie à une hiérarchie des hommes et des talents qui accorde la première place aux grands acteurs de l’histoire, à ces vies extraordinaires qui ne ressortissent pas au jugement moral commun et par conséquent, dans le récit qui va suivre, ne peuvent pas davantage se plier à une esthétique commune. Le refus de la littérature renvoie ici à un au-delà inaccessible des esthétiques connues, à l’idée d’une transgression des lois habituelles du récit autorisée par la singularité de son objet. « Je vous supplie très humblement de ne pas être surprise de trouver si peu d’art et au contraire tant de désordre en toute ma narration 18 », écrit Retz à sa destinataire. C’est que son projet est en réalité hybride, récit de vie héroïque cherchant à se déployer sur un arrière-plan de grande histoire humaniste, avec ses tableaux et ses scènes, et enrichi des ornements traditionnels de celle-ci que sont les discours, les maximes et les portraits, comme chez Salluste ou Tite-Live 19 . En fait, cet assemblage trop complexe se simplifie peu à peu au fil des pages et trouve son équilibre dans le double registre d’un passé d’aventures héroïques recréé par la mémoire, qui emprunte pour ce faire à l’imaginaire des genres de fiction, et d’une vitalité d’intelligence toujours en éveil qui cherche à analyser, et fait des aventures du héros le support d’une réflexion très générale sur l’homme. En ce qui concerne le premier de ces registres (l’itinéraire personnel glorieux retrouvé par la 17 Mémoires, op. cit., p. 217. 18 Ibid. 19 Voir sur ce point la thèse d’André Bertière, op. cit., troisième partie, chapitre 3, « Les ornements de la narration historique ». Amateurisme littéraire et vérité sur soi 177 mémoire), si le narrateur y proclame sans cesse son respect scrupuleux de la vérité, comment croire pourtant qu’une plume aussi fougueuse que la sienne puisse, à un quart de siècle de distance, reconstituer sans erreur l’enchaînement de journées aussi fertiles en intrigues que celles de la Fronde ? En réalité, fort de la complicité de la destinataire, libéré par la confidentialité d’un texte qu’à aucun moment il ne cherche à publier, et conscient de compter au nombre des derniers survivants de la Fronde, Retz s’abandonne largement à une recréation fabuleuse de lui-même 20 . S’il avait souhaité, dans une hypothèse absurde, devenir un écrivain au sens propre, le mémorialiste aurait peut-être multiplié vérifications et précautions, et de ce fait bridé sa plume ; n’évoquant au contraire pas un instant dans ses Mémoires la moindre publication immédiate, Retz libère son imaginaire. Comme un personnage de roman, le héros qu’il est mène dès son plus jeune âge une vie de défi envers un ministre tyrannique (Richelieu), de jeu avec la mort, d’affinité avec un grand destin. Parvenu aux premiers rôles, c’est une existence de griserie qu’il retrace, entre l’ambition d’être maître de Paris, de s’imposer à la reine et à son ministre, et le souvenir de ses multiples succès féminins. Se rêvant en César de Plutarque et en Polexandre de Gomberville, il est aussi, à l’occasion, héros de tragédie, plein d’audace et d’insolence comme un héros de Corneille. Avec le recul du tremps, il enrichit son personnage principal d’une pénétration psychologique peu commune, d’une science des comportements humains qui doit beaucoup plus à la sagacité du mémorialiste, qui écrit vingtcinq ans après les événements, qu’à celle, plus problématique, du frondeur. Ainsi, les étages superposés d’une mémoire font vivre un héros littéraire à la fois artificiel et plus vrai que le Retz de l’histoire ; certes chargé de ses aventures, de ses passions et de ses rêves, mais sublimé par une « surmémoire » littéraire (entendons une mise en scène du moi portée par une culture de fiction) : enrichi surtout par la sagesse de l’homme mûr ourdie peu à peu pendant vingt-cinq années d’exil et de disgrâce, et superbement amalgamée au personnage du récit en une revanche (littéraire) qui vaut la plus belle des victoires, celle que l’on gagne devant la postérité. Ce faisant, dans son artifice, dans sa plénitude qui est un effet d’art, pareil récit demeure fidèle à la spécificité radicale du « grand homme » que Retz entend être, et qui le rend seul apte à écrire une histoire que les historiens de métier souhaiteraient annexer, en une usurpation bien digne d’une « littérature » entendue en mauvaise part. La conception étroitement aristo- 20 Voir sur ce point mon article « Les vérités diverses des Mémoires du Cardinal de Retz » dans les Actes de la journée « L’idée de vérité dans les mémoires d’Ancien Régime », Cahiers d’histoire culturelle, Université François-Rabelais, n° 14, 2004. Jean Garapon 178 cratique que Retz se fait de la vérité, de la vérité des « grandes affaires » (entendons des grands intérêts d’Etat), qui réclament une étoffe humaine plus fine que n’en montre le commun des hommes (grand courage, parole éloquente, génie du coup d’œil), cette conception disqualifie tout autre que lui pour entreprendre le récit de sa vie. Et le mémorialiste s’indignerait, au nom même du caractère extraordinaire de son expérience et de l’élitisme radical que celle-ci respire, d’être pris pour un écrivain… Les Mémoires de Retz, miroir d’une grande âme, renvoient au héros de l’Histoire que l’auteur prétend être, et qui leur est consubstantiel. Retz, tout comme César, son grand homme, refuse d’être d’abord un écrivain. On devine pourtant quel rapport intimement existentiel cet homme de lettres par surcroît entretient avec la littérature, avec la vie seconde et indéfiniment jouée qu’elle rend possible. Revoyant un passé marqué en définitive par l’échec, Retz parvient à le convoquer à nouveau, à le rejouer en en fractionnant les moments, tous riches de virtualités légitimes entre lesquelles un destin arbitraire a tranché, mais sans faire pour autant oublier à une mémoire artiste et passionnée comme celle de l’ancien frondeur la richesse d’une durée retrouvée dans ses espoirs fous, ou ses mirages. Retz la plume à la main parvient à réenchanter l’instant, à le dilater dans la multitude de ses possibles, à en restituer l’incandescence vécue. Sans paradoxe, on peut dire que sous sa plume le passé se révèle être plein d’avenir, tant chez lui l’imagination proteste contre la sanction du temps historique. On me permettra ici un seul exemple, emprunté au récit de l’évasion du château de Nantes, en août 1654, qui devait mener le fugitif jusqu’à Notre- Dame de Paris ; une malencontreuse chute de cheval met un terme rapide à cet espoir fou. Racontant sa fuite vingt ans plus tard, Retz retrouve intact l’enthousiasme du fugitif au galop : « Il n’y eût rien eu de plus extraordinaire dans notre siècle que le succès d’une évasion comme la mienne, s’il se fût terminé à me rendre maître de la capitale, en brisant mes fers » 21 . On saisit comment l’imaginaire flamboyant de la tragi-comédie, familière à la jeunesse du mémorialiste, rachète ici le récit d’une déception. La littérature, avec les catégories somptueuses qu’elle offre à l’imagination, laisse la possibilité d’une réinvention permanente de soi. De manière inévitable pourtant, la logique même du récit mène le narrateur là où celui-ci n’aurait pas voulu aller, à l’entrée en disgrâce, en obscurité. Une autre vérité se fait alors jour sous sa plume, plus désenchantée, celle d’un héroïsme plus intérieur, apparenté à la hautaine philosophie du personnage principal de Suréna, tragédie toute récente de 1674. Cette inflexion du texte, qui va 21 Op. cit., p. 1127. Amateurisme littéraire et vérité sur soi 179 jusqu’à des aveux crus de détresse 22 , demeure malgré les apparences tout aussi maîtrisée, et transfigurée par la littérature que les précédentes : une adversité durable est aussi la marque d’un grand destin. En revanche, l’interruption définitive du récit, après l’année 1655, prend valeur d’aveu : le Retz fugitif des années d’errance en Europe, avec sa vie d’expédients, est trop difficile à intégrer dans la suite des personnages glorieux interprétés par le héros. Il faudrait ici que l’autobiographie héroïque que sont les Mémoires de Retz anticipe sur l’évolution moderne du genre, dans le sens d’une introspection radicale sans beaucoup d’exemple à l’époque si ce n’est du côté de Port-Royal. Sans doute cette évolution eût-elle appelé, chez l’homme d’Eglise si peu religieux qu’est Retz quand il est écrivain, une démarche de conversion qui, si elle a eu lieu, ne s’est jamais traduite pour nous en termes littéraires. Concluons brièvement. Avec Marguerite de Valois et Retz, il me semble que nous sommes en présence de deux vaincus de la vie, qui sont par ailleurs deux amateurs portés par la haute culture d’un milieu et pour qui l’entrée en littérature, si l’on peut dire, entrée toujours strictement confidentielle, connue tardivement des lecteurs, et limitée pour l’essentiel à un livre unique, revêt une valeur exemplaire quant à la fécondité de l’amateurisme. Chez eux, le refus de la littérature officielle et publiée reflète à mon sens la conscience confuse, presque stendhalienne avant la lettre, d’une audace que seuls quelques « happy few » peuvent pleinement goûter : celle du refus des vérités officiellement admises, et plus en profondeur, du refus des destins scellés à vue humaine par l’échec. L’origine sociale des deux mémorialistes prend ici valeur de symbole, dans la résistance sourde que manifeste l’aristocratie, au sens large du terme, à l’emprise politique et idéologique de la monarchie, si bien analysée plus tard par Tocqueville. Chacune de ces deux consciences en définitive atteste qu’elle est dépositaire de vérité, d’une vérité diverse et progressive, souvent mise en scène et acclimatée par le recours aux genres littéraires, d’une vérité qui passe par le rêve, mais n’exclut ni l’aveu cru sur soi ni aussi, à l’occasion, la révolte. Enfin, cet amateurisme littéraire se révèle inventif, pour la suite des temps, sur le plan formel : il est ainsi simultanément proclamation d’une vérité personnelle, et affirmation d’un goût. 22 Ainsi, ibid., p. 1101 : « Je me souviens que je me disais, vingt fois le jour, que la prison d’Etat était le plus sensible de tous les malheurs sans exception. Je ne connaissais pas encore celui des dettes. » PFSCL XXXVI, 70 (2009) Grandeurs et servitudes de la biographie C LAUDE D ULONG Une biographie, c’est l’histoire d’une vie, pas son roman, pas son évocation. Elle est donc soumise aux mêmes lois que tout ouvrage historique, dont l’objectif est d’établir la vérité, pour autant que faire se peut. Le biographe commence bêtement par lire tout ce qui a été publié sur le personnage choisi, si celui-ci a déjà fait l’objet de travaux, et tous ses écrits, s’il en a laissés. A partir de là, des lacunes et des contradictions apparaissent, des lignes de force se dégagent, on voit sur quels points il faut faire porter l’effort. Commence alors le véritable travail, à savoir la plongée dans les sources : textes et documents, manuscrits ou imprimés, contemporains du personnage ; il peut s’agir de lettres, mémoires, poèmes, chansons, actes officiels ou notariés, sans oublier les documents iconographiques : tableaux, estampes, médailles... Tout est à voir ou à revoir. Car il ne faut jamais se fier à ceux qui ont examiné, transcrit ou analysé un document avant vous ; pour honnêtes et consciencieux qu’ils aient été (quand ils l’ont été), ils ont pu négliger une phrase essentielle, commettre une erreur de lecture, prendre un nom pour un autre. Quand j’écrivais la biographie d’Anne d’Autriche, j’eus, bien sûr, à évoquer le plus sombre moment de sa vie, celui de sa trahison. Car, espagnole de naissance et de cœur, mal aimée de son mari Louis XIII, elle ne sut pas, dans sa jeunesse, comprendre la politique étrangère de la France. Comment eût-elle compris et admis que ses deux patries fussent en guerre ? Alors elle trahit, à la petite semaine, en informant son frère, le roi d’Espagne, des quelques secrets qu’elle pouvait pénétrer. La chose, naturellement, fut découverte et Louis XIII chargea Richelieu d’interroger la reine. Cela se passait en 1637. Pénible épisode au cours duquel Anne dut s’humilier, demander son pardon et jurer de ne plus recommencer. Le rapport qu’écrivit Richelieu au roi sur cet interrogatoire est connu et l’on lit dans les transcriptions qui en ont été faites que la « honte » de la reine fut telle qu’elle remercia le cardinal de s’entremettre pour la tirer de ce mauvais pas. Quoi de plus naturel ? Prise la main dans le sac, si l’on me passe l’expression, la reine Claude Dulong 182 pouvait bien ressentir de la honte. Ce qui était moins naturel, c’est que, le premier ministre, parlant au chef de l’État de son épouse, prononçât le mot « honte ». Certes, Richelieu pouvait éprouver quelque satisfaction à humilier une femme qui, peut-être, avait repoussé ses avances, qui, en tout cas, lui faisait sentir, à chaque occasion, son animosité. Mais cette femme, c’était tout de même la reine de France. Et si Louis XIII ne l’aimait pas, il entendait qu’on la respectât. Un homme aussi intelligent que Richelieu aurait-il froidement parlé de « honte » dans un rapport au roi, et à un roi si ombrageux qu’il craignait lui-même ses imprévisibles réactions ? J’étais mal à l’aise. Que fallait-il faire ? Aller revoir, après tant d’autres, un texte si connu ? Oui, il le fallait. Car ce texte ne portait pas le mot « honte », il portait le mot « bonté » ; si bien que Richelieu avait écrit en réalité au roi : « La bonté de la reine fut telle qu’elle me remercia, etc. » Ce qui ne changeait rien au fait de la trahison, mais ce qui changeait tout aux rapports des trois protagonistes entre eux. Ce qui voulait dire aussi que le premier historien à découvrir et transcrire ce long texte avait commis une erreur de lecture bien excusable, mais, ce qui était moins excusable, que ses successeurs n’avaient pas pris la peine de s’étonner et de vérifier sur l’original. Malheureusement, les originaux ont parfois disparu, les copies aussi, comme bien d’autres documents, et la recherche est un travail ingrat, souvent décourageant. Tant d’heures passées dans des dépôts d’archives, à user sa vue, sur des textes illisibles ou chiffrés, pour ne rien trouver qui vaille ! Ou alors trouver autre chose, sans relation immédiate avec l’objet de la recherche, mais qu’on note ou qu’on transcrit tout de même, parce qu’il peut y avoir un rapport lointain encore inaperçu, ou parce qu’un jour, quand on entamera une autre biographie, cela pourra servir. D’où « heures supplémentaires » ! C’est une sorte d’ascèse que l’érudition. Mais sans érudition, il n’est pas d’œuvre historique digne de ce nom. Je garde la plus profonde reconnaissance à mes maîtres de l’École des Chartes qui ont su me le faire comprendre et qui m’ont enseigné à la fois la morale et la technique de la recherche. Cette tâche ingrate procure tout de même des joies. Quelle récompense quand on fait ce qui s’appelle une découverte, quand on exhume une lettre, un acte inédits et jamais exploités, quand on rétablit ainsi la vérité ! Cette vérité tient parfois, on vient de le voir, à un mot, ou, moins encore, à un simple signe. Des signes, il y en a beaucoup dans la correspondance d’Anne d’Autriche avec Mazarin quand, une fois devenue régente, elle eut pris celui-ci pour ministre. Les historiens ont cherché à élucider ces signes mystérieux, mais ils n’en ont pas remarqué d’autres qui figurent sur l’empreinte du cachet dont se servait la reine pour sceller ses lettres à Mazarin. Or ceux-là ne s’éclairent que par ceux-ci, qui appar- Grandeurs et servitudes de la biographie 183 tiennent à l’emblématique amoureuse du temps. Si bien que l’essentiel, dans ces lettres, c’est justement ce qui n’y est pas dit. Si la biographie n’est pas du roman, on voit que la recherche peut être roman pour le biographe. Il y trouve des plaisirs qui s’apparentent à ceux du détective, quand il déterre une preuve ou un indice capital ; jamais cependant, ou presque jamais, l’historien n’a le bonheur de découvrir, bien visible, le corps du délit, ou, comme l’archéologue, de mettre au jour un temple, un tombeau antiques qui, dans une certaine mesure, parlent d’eux-mêmes et suffisent au public par l’évidence immédiatement perceptible de leur beauté. Une lettre inédite, fût-elle d’amour, il faut d’abord en établir l’authenticité, puis l’expliquer, signes compris, et la replacer dans son contexte. Impossible de la présenter au lecteur sans un minimum d’appareil critique. La seconde tâche du biographe n’est pas moins ardue ; avec les fiches qu’il a accumulées pendant des mois, parfois des années, il doit se livrer à une sorte de jeu de patience : tout étaler et tout comparer. Mais à ce stade, les récompenses s’accumulent car de ces comparaisons jaillit la lumière. Tiens ! mon personnage a menti sur ce point, ou l’a celé. Tiens ! on lui a fait dire telle chose qu’il n’a pu dire, commettre tel acte qu’il n’a pu commettre. Pourquoi ? La psychologie est alors appelée à la rescousse ; car, naturellement, elle est indispensable et il est tout aussi absurde de prétendre composer une biographie sans recourir aux sources que de prétendre la composer sans interpréter les faits, à condition que ce soit honnêtement et avec prudence. Sinon autant se borner à une simple chronologie de la vie du personnage : tel jour, il a fait ceci, tel autre jour, cela... Quel intérêt ? C’est à une résurrection qu’il faut procéder, en montrant le personnage dans son décor, en décrivant son physique, son comportement, en analysant ses pensées et arrière-pensées, en tentant de l’expliquer ; car on l’a compris soi-même et l’on s’est mis à l’aimer pour tout ce qu’il a fait et malgré ce qu’il n’a pas fait. Ce qui nous amène à la phase finale de la tâche du biographe : la composition et la rédaction de l’œuvre. Ici, les difficultés sont d’un autre ordre : elles consistent à gommer le travail accompli pour produire un texte lisible. Sans style, il n’y a pas d’œuvre, historique ou autre. Trop d’historiens, encombrés de leur documentation, ne savent pas la maîtriser et s’y noient. D’aucuns (je ne parle ici que des vrais historiens, pas de ceux qui se bornent à démarquer les livres de leurs prédécesseurs), jugent même frivole, indigne de leur érudition, que de tenter de plaire. Il est certes difficile de tout dire en le disant bien, mais pas de lecteurs sans cela, et c’est le personnage, plus que l’auteur, qui en souffre, car c’est lui qui paraît ennuyeux. De grands romanciers, parfois, atteignent mieux que de consciencieux historiens à la vérité d’un être et d’une époque : François Mauriac avec son Claude Dulong 184 Blaise Pascal, Paul Morand avec son Fouquet. Ils ont un peu négligé les détails, ils ont un peu malmené la chronologie, mais leur intuition et leur art ont tout sauvé. Pour l’art, tâchons de les imiter ; pour la vérité, respectons-la toujours. Notre devoir à nous autres biographes, est de concilier ces deux exigences. MLA CONVENTION 2006 Jews, Judaism, Judéités: (In)significant Others? PFSCL XXXVI, 70 (2009) Conversos, conversion et contours de « la nation juive » au XVII e siècle S OLANGE M. G UENOUN [...] je suis une sorte de marrane de la culture catholique française [...] je suis de ces marranes qui ne se disent même pas juifs dans le secret de leur cœur, non pour être des marranes authentifiés de part ou d’autre de la frontière publique, mais parce qu’ils doutent de tout, jamais ne se confessent ni ne renoncent aux lumières. 1 Deux polémiques récentes, qui ont trait à la « conversion » des juifs, ont conjuré le spectre de l’antijudaïsme chrétien et provoqué une certaine tension entre l’Eglise et les représentants des communautés juives. L’une remonte au 7 juillet 2007, avec la publication du motu proprio (décret personnel) du pape Benoît XVI dans lequel il accorde aux catholiques intégristes le retour à la messe du Vendredi Saint en latin avec sa prière pour la conversion des « juifs perfides » au catholicisme. Alors que le concile réformateur de Vatican II (1962-65) avait inauguré un dialogue plus fraternel entre catholiques et juifs, ce retour à la messe du rite tridentin - issue des travaux du concile de Trente au XVI e siècle - a provoqué une réaction de l’assemblée des rabbins d’Italie qui s’est prononcée le 8 février 2007 pour une « pause » dans le dialogue avec l’Eglise. Car ressusciter ainsi les « juifs perfides »et la figure de Judas traître n’est guère innocent. En effet, comme l’a bien montré Sophie Houdard, le « fictus », celui qui feint de jurer, l’hérétique, a été au fondement des Etats-nations modernes et de l’Eglise. 2 Et pour l’Inquisition, les « nouveaux chrétiens » ou conversos, 1 Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Seuil, 1991, p. 160. 2 « Quand l’autre ressemble au même », L’autre au XVII e siècle. Edités par Ralph Heyndels et Barbara Woshinsky, Biblio 17, 117, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, pp. 360-361. Selon Sophie Houdard, on serait passé d’un « régime concurrentiel » entre les deux religions fondé sur la trahison de Judas telle qu’elle fut élaborée au début du christianisme dans les Evangiles et qui durera jusqu’au XII, à Solange M. Guenoun 188 n’étaient qu’une nouvelle incarnation de la « perfidie des juifs » qui menaçait la souveraineté du pape comme des rois chrétiens, en remettant en question la foi/ fidélité au fondement de ces institutions. L’antijudaïsme séculaire qui signifie de façon précise « un rejet uniquement théologique du Juif [...] impliquant théoriquement son intégration immédiate et sans réserves dès sa conversion », s’appuie ainsi sur les dogmes de l’Eglise sans cesse renouvelés. 3 Comme par exemple le dogme de la présence réelle du Christ dans l’hostie, contemporain du Concile de Latran de 1215, et la figure du juif profanateur d’hostie qui se répand en Europe à partir du XIII e siècle. De nombreuses affaires de vol et de profanation d’hosties enverront bien des juifs au bûcher, sur simple dénonciation, souvent liée à des motifs rien que moins crapuleux. Tel le fameux « miracle des Billettes » en 1290 où un juif fut envoyé au bûcher sur dénonciation d’un prêteur sur gage, pour avoir ridiculisé l’Eglise et son dogme, en s’acharnant sur une hostie qui, miraculeusement, aura résisté à la profanation en saignant ! 4 Aux tensions nées de la résurgence de la prière pour les « juifs perfides », viennent de s’ajouter en cet automne 2008, celles provoquées par la possible béatification de Pie XII (1939-1958), un pape dont l’attitude envers les juifs durant la seconde guerre mondiale est loin d’avoir été clarifiée. En France, le Conseil Représentatif des Institutions Juives (C.R.I.F.) créé sous le gouvernement de Vichy, a jugé que « la béatification de Pie XII porterait un coup sévère aux relations entre l’Eglise catholique et le monde juif ». Et le président honoraire des communautés juives d’Italie a déclaré que « S’ils veulent béatifier Pie XII avant d’avoir balayé tous les doutes sur son silence - durant la guerre- ils peuvent le faire, mais le Vatican doit savoir que, pour la communauté juive, cela ouvrirait une blessure difficile à refermer ». Ce climat tendu renforce un certain « malaise des Juifs de France », lié à l’accroissement d’« actions antijuives » depuis l’automne 2000. 5 Comme le rappelle Michel Winock, jusqu’en 1999, les menaces racistes/ xénophobes visaient la population immigrée ou issue de l’immigration. Mais depuis l’année 2000, ce sont les violences antisémites en tout genre qui dominent une forme d’exclusion violente, de cet Autre aux « origines pourtant du christianisme ». 3 Dans G. Nataf, Les sources païennes de l’antisémitisme, Paris, Berg International, 2001, p. 19. 4 Le philosophe Jean-Louis Scheffer a analysé dans L’Hostie profanée, P.O.L., 2007, le tableau d’autel en six panneaux de Paolo Uccello, (Le Miracle de l’hostie, 1467/ 69), inspiré par le miracle des Billettes. 5 Michel Winock, « Le grand malaise des années 2000 », dans La France et les Juifs, Paris, Seuil, 2004, pp. 351-373. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 189 et accompagnent une « libération de la parole antisémite » et de l’antiisraélisme. Si bien que le débat suscité par l’hypothèse d’une « nouvelle judéophobie » propre aux milieux issus de l’immigration, qui serait distincte du vieil antijudaïsme chrétien et de l’antisémitisme européen moderne, s’est trouvé de nouveau alimenté par les tensions actuelles entre l’Eglise et les juifs. Néanmoins, bien des faits attestent plutôt du changement positif, radical et irréversible, survenu dans les relations judéo-chrétiennes. Une photographie du vendredi 10 août 2007, en première page du journal Le Monde, concernant les obsèques judéo-chrétiennes du cardinal Lustiger, en donne une illustration qui vaut bien des commentaires. Avant la cérémonie catholique dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, on a pu entendre en effet le kaddish, la prière des morts dans la religion juive, prononcée par l’historien allemand Arno Lustiger; cousin du cardinal juif converti, alors que flottaient sur le parvis de la cathédrale le drapeau israélien et celui de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France, non loin des statues de l’Eglise et de la Synagogue, toujours représentée en aveugle aux yeux bandés. Mais le surgissement du thème de la conversion des « juifs perfides » est venu brutalement réactiver le souvenir qui nous concerne ici, celui des conversos, des « nouveaux chrétiens », juifs convertis de force. Expulsés d’Espagne en 1492, les juifs ont d’abord fui au Portugal, avant d’y être convertis de force, vendus comme esclaves, massacrés, ou de se voir arracher leurs enfants, confiés à des familles chrétiennes. En dépit de leur conversion, ils ne pourront s’assimiler car l’Inquisition ne cessera de les traquer, au nom de « la pureté du sang ». Si l’on ignore encore les chiffres officiels des victimes de l’Inquisition, 99% des condamnés au bûcher le seront pour avoir « judaïsé », c’est-à-dire pratiquer le judaïsme en secret. 6 Brigitte Bedos-Rezak a souligné, à contre courant de la doxa d’un antijudaïsme en l’absence de juifs en France, qu’il existait bel et bien des juifs « réels », officiellement interdits de séjour, par l’arrêt d’expulsion de 1394, rappelé en 1615 sous Louis XIII, et encore en 1683, dans l’article premier de l’infâme Code noir qui les expulse des colonies françaises du Nouveau Monde. La monarchie les « tolérait », en s’appuyant sur deux « fictions » : celle qui en faisait de « nouveaux chrétiens » ou marranes. 7 Et 6 Les « statuts de pureté du sang » ont été promulgués à Tolède en 1449 et avalisés par le pape en 1555. Créée en 1536 au Portugal qui fut annexé en 1580 par l’Espagne, l’Inquisition ne sera supprimée qu’en 1834. Pour Henri Méchoulan, « la pureté de la race chez les nazis, est la même obsession que le sang pur espagnol » in « L’expulsion des juifs d’Espagne », Le Monde, 3 août 2007. 7 Voir Brigitte Bedos-Rezak. « Tolérance et Raison d’Etat : le problème juif », L’Etatbaroque, dir. Henry Méchoulan et Emmanuel Le Roy Ladurie, pp. 243-287. Solange M. Guenoun 190 celle qui usait d’une « subtilité de juridiction territoriale » pour protéger la communauté juive de Metz, puisque tout en n’appartenant pas au roi de France, la ville n’en était pas moins sous sa « protection ». 8 (247). C’est à cette condition fictive, feinte, que les juifs reviennent en France, de manière définitive, sous les règnes d’Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV, en s’installant entre autres dans des villes portuaires de France (Bordeaux, Bayonne, Nantes, Rouen). Cette présence d’une « nation juive », de « juifs réels » au XVII e , et d’une judéité qui ne se réduit pas aux persécutions du peuple déïcide, sont trop souvent occultées par l’histoire et la critique littéraires, en dépit des travaux pionniers de Myriam Yardeni, d’Henri Méchoulan et de quelques autres. 9 Insister sur cette histoire des conversos, sur la « fiction » des nouveaux chrétiens, c’est souligner le rôle souvent méconnu mais réel qu’ils ont pu jouer dans la construction des Etats-nations modernes européens, à condition de rester des « juifs secrets », invisibles et inaudibles. 10 D’un côté, la symbolique monarchique traditionnelle puise dans l’Ancien Testament, le transfert du rang mystique du peuple d’Israël et de la Maison Royale de David au peuple et à la Maison royale de France. 11 De l’autre, la raison d’Etat tolère les juifs en fonction de la guerre économique et des enjeux commerciaux et financiers qu’ils représentent. Contre les vœux de l’Eglise et le fondement antijudaïque de ses catéchismes qui diffusent les stéréotypes sans cesse réactualisés du peuple déicide et aveugle, dont la misère est la preuve même de la vérité du christianisme. Le mot « juif », nom ou adjectif, est en effet quasi-diffamatoire au XVII e siècle, comme en témoigne le procès des fripiers, à Paris en 1652. 12 Synonyme entre autres, d’usurier, comme l’avare de Molière nous l’apprend en hurlant « Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? », ce terme est également le support de l’antijudaïsme séculaire de l’Eglise, comme le Dictionnnaire 8 Ibid, p. 47. 9 Yardeni précise que « la présence des Juifs en France n’est guère ressentie » au XVI e siècle, dans « Antagonismes nationaux et propagande durant les guerres de religion » in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1966. Ce sont avant tout des « nouveaux chrétiens » estimés à 5000 environ dans le Sud-Ouest, qui seront assimilés plus facilement en l’absence du statut espagnol de la « pureté du sang ». 10 Voir Martine Lemalet, « Les Juifs et l’Etat classique », L’Etat classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVII e siècle. Textes réunis par Henri Méchoulan et Joël Cornette, Paris, Vrin, 1996, pp. 387-406. 11 Voir Alexandre Haran, « L’idée de translatio electionis des Juifs aux Français au XVII e siècle », Dix-septième siècle 194 (1997) : 105-127. 12 Pour plus de détails consulter Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme. I. L’âge de la foi, Paris, Calmann-Lévy, pp. 345-349. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 191 universel de Furetière en témoigne en énonçant que les « Juifs » « sont odieux à tous les Chrétiens ». Ce peuple qui ne s’entend pas comme « nation », précise le Dictionnaire de l’Académie française, continue par ailleurs à éveiller les terreurs millénaires de meurtres rituels, que l’actualité judiciaire de villes où les juifs étaient autorisés à vivre en tant que tels, ne fait que renforcer. Ainsi en 1670 à Metz, on brûlera vif un juif, accusé d’enlèvement d’enfant, et rares sont ceux qui, informés comme Richard Simon, essaieront d’intervenir. 13 L’antijudaïsme chrétien dominant est indéniablement au fondement du « gouffre évident creusé entre Juifs et Chrétiens, qui rendait toute compréhension mutuelle très difficile, mais celui non moins large et non moins profond entre le Juif biblique et le Juif ‘moderne’. 14 La séance consacrée en décembre 2006 par la section des études du XVII e siècle de la Modern Language Association, aux « représentations » des « Juifs », de la « judaïté » (religieuse) et de la « judéïté » (socio-anthropologique), dans le régime poético-mimétique des Belles lettres, témoignait amplement de cette vision. Myriam Yardeni, véritable pionnière en la matière, a proposé un bilan accablant des « Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e » qui résumait ses recherches sur plusieurs décennies. Elle nous a fait découvrir un pamphlet anonyme de 1652, L’Examen de la fie des Juifs, et de leur commerce dans leur synagogue qui montrait le recyclage de l’ancien antijudaïsme en nouvel antisémitisme politique mis au service de la construction de l’Etat-nation moderne. 15 Si tolérance il y a donc de la monarchie à l’égard des juifs, elle n’est guère réelle mais intéressée, dictée par la raison d’Etat. Les « nouveaux chrétiens » de Bordeaux et autres villes portuaires, dirigeaient en effet des structures commerciales et financières internationales extrêmement efficaces et prospères, grâce à la création de comptoirs à Londres, Amsterdam, et aux Antilles où ils avaient installé des membres de leur famille. Ils représentaient alors ce que Fernand Braudel avait défini comme l’âge d’ôr des grands marchands juifs entre 1590 et 1650. Plusieurs contributions récentes dites « postcoloniales », avec leurs ramifications idéologiques parfois réductrices, ont montré l’implication des 13 Pour une synthèse de son attitude ambivalente voir « La vision des Juifs et du Judaïsme dans l’œuvre de Richard Simon », Revue des Etudes Juives, vol. CXXIX (1970) : 179-203. 14 Voir Claude Abraham, « Juifs et judéïté dans la tragédie classique : Hérode et Mariamne », Littératures Classiques, 16, 1992, p. 248. 15 Paris, 1652, Lb37, 2998. Solange M. Guenoun 192 marchands juifs et marranes, des deux côtés de l’Atlantique, dans la conquête et le commerce de l’Amérique espagnole, entre 1521-1660. 16 Avec sa finesse analytique coutumière, Allen Wood s’est attaché à montrer l’ambivalence de l’Esther de Racine, à partir de la question philosophique postmoderne de l’Autre telle que la philosophe lévinasienne Catherine Chalier en a défini les termes. Tout en rappelant comment l’identité juive secrète d’Esther pourrait évoquer les Marranes, Wood a pris ses distances avec la tendance contemporaine de la critique qui fait d’Esther une dénonciation de l’antisémitisme et qui attribue à Racine une connaissance approfondie du monde juif, au delà de ses traits bibliques. 17 En passant en revue les diverses lectures à clés des contemporains de l’œuvre racinienne, il a remis judicieusement en question toute interprétation de l’œuvre comme message de tolérance à l’égard des persécutés, pour noter, comment persécutés deviennent persécuteurs à leur tour, car les juifs ayant évité le massacre, se livreront au massacre de leurs ennemis selon la loi du talion. Le renversement des vaincus en vainqueurs et vice versa, la confusion éthique du bien et du mal, l’indistinction des identités du même et de l’autre (le juif en proto-chrétien ou l’autre en Assuérus persan), n’est pas sans rapport au renversement de l’antisémitisme en philosémitisme au XVI e et XVII e siècle. Dans une communication qu’il n’a pas souhaité publier, David Wetsel a présenté l’une des plus étranges figures de ce philosémitisme, Isaac de La Peyrère (1596-1676), à partir de son œuvre inachevée et non publiée. 18 Ce philosémitisme est lié aux croyances millénaristes qui agitent certains courants de la Réforme en Angleterre et en Hollande au XVII e siècle et il n’est pas sans rapport avec celui des « sionistes chrétiens » américains contemporains. 19 Si pour les uns la dispersion des Juifs est une étape nécessaire et préalable à l’avènement du Messie, pour les sionistes chrétiens, 16 Voir notamment l’article de Seymour Drescher dans Paolo Bernardini and Norman Fiering, The Jews and the Expansion of Europe to the West, 1450-1800, Oxford, Berghahn Books, 2001, sur la participation des Juifs et des Nouveaux Chrétiens, dans la traite négrière, et le commerce du sucre. Celle-ci a suscité des tensions entre Noirs et Juifs et alimenté une odieuse « guerre des mémoires » dont le comédien [...] est devenu le symbole. 17 Lucien-Gilles Benguigui, Racine et les sources juives d’‘Esther’ et d’‘Athalie’, L’Harmattan, 1995, va jusqu’à faire de Racine un initié de la Kabale. Les « grands judaïques » de Racine lui ont valu d’être classé parmi les demi-juifs par l’écrivain Céline. 18 Voir Myriam Yardeni, « La religion de La Peyrère et le rappel des Juifs » Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 51 (1971) : 245-259. 19 Voir Sébastien Fath, Militants de la Bible aux Etats-Unis, Paris, Autrement, 2004. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 193 c’est le retour en terre sainte de tous les Juifs qui permettra le retour du Christ. Mais il ne faut pas s’y tromper : le philosémitisme qui fonde le salut sur la conversion des juifs, n’est que le masque tolérant d’un même rejet paulinien du « Juif charnel », réel, au fondement de tous les antisémitismes. 20 Une exposition récente sur Rembrandt et la Nouvelle Jérusalem. Juifs et chrétiens à Amsterdam à l’âge d’or présentée au Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris, a mis en évidence à la fois la fécondité et les limites d’un tel philosémitisme. 21 Amsterdam comme « Nouvelle Jérusalem » témoigne en effet d’une « identification hébraïque », puisant dans les figures et l’histoire bibliques des exemples pour la nouvelle République en construction, les citoyens des Provinces Unies se représentant en nouveaux Israélites. Pour les marranes, les conversos fuyant le Portugal et l’Inquisition à la fin du XVI e et au début du XVII e , Amsterdam deviendra également une « nouvelle Jérusalem » où ils pourront revenir à la religion de leurs ancêtres et la pratiquer ouvertement. Mais le contact avec des juifs contemporains distingue le philosémitisme qui s’épanouit en Hollande républicaine et celui qui caractérise certains milieux catholiques et protestants en France monarchique, en l’absence de juifs. 22 Par exemple, l’intérêt pour les juifs chez Pascal et Racine, alors qu’ils n’en ont vraisemblablement pas connu et qu’ils ne s’intéressent pas à leur véritable condition historique, représente plutôt une exception au XVII e siècle. Le juif reste chez eux avant tout « une entité intellectuelle sans lien avec la réalité quotidienne ». 23 Leurs œuvres mettent en évidence une connaissance approfondie du Juif biblique, fondée sur une lecture des Ecritures et de leur commentaire chrétien et rabbinique. Mais celle-ci est mise au service des enjeux apologétique et polémique pour Pascal, et dramaturgiques, profane ou biblique, pour Racine. Ce sont ces enjeux qui déterminent l’usage qu’ils font des Juifs sans que l’on puisse véritablement en déduire la position réelle de ces auteurs à leurs sujets. C’est-à-dire sans 20 Tony Kushner and Nadia Valman (eds.), Philosemitism, Antisemitism and the ‘Jews’ : Perspectives from Antiquity to the Twentieth Century, London, 2004. 21 Titre de l’exposition et de l’ouvrage publié à cette occasion par les Editions du Panama, Paris, 2007. 22 Voir sur cette question la somme précieuse et désormais incontournable de Myriam Yardeni, Huguenots et Juifs, Paris, Honoré Champion, 2008. 23 Voir Lionel Cohn « Pascal et le judaïsme », Pascal. Textes du tricentenaire. Communication au Colloque des Amis de Port-Royal, Clermont-Ferrand, 31 mai 1962, qui identifie la source première où Pascal puise sa connaissance du judaïsme, le Pugio Fidei de Raymond Martin, ouvrage du Moyen-Age, réédité en 1654 par Joseph de Voisin. Solange M. Guenoun 194 pouvoir conclure à leur antisémitisme ou à leur philosémitisme, car là n’est pas leur question. Si les deux manifestent une grande admiration pour le sens de la loi chez ce peuple, elle n’est pas seulement conçue comme l’universel moderne de la Raison, mais envisagée dans son renversement en passion, en excès, témoignant chez Pascal de l’imperfection de toute institution sociale et politique après le péché originel. Et chez Racine, la loi comme universel à venir, et le Juif biblique, spirituel, comme le nom de cette Idée, de cet idéal, est toujours perçu en creux, à partir de ses manques - de justice, de raison - roc de toute tragédie. Car tel est le moteur d’une bonne « fiction », d’un agencement d’actions, selon la causalité aristotélicienne et la logique de la reconnaissance qu’on voit à l’œuvre même dans Esther et Athalie. Dans le dénouement fictif, l’ordre « juste » rétabli est en effet gros de nouvelles injustices, le mal demeure et la lutte continue. Pascal et Racine peuvent être perçus en précurseurs de la lutte des Lumières contre l’ignorance et la superstition, mais ils restent à l’intérieur du paradigme politique monarchique et celui culturel des Anciens et des Modernes. L’un par sa volonté apologétique qui lui fait rejoindre la désapprobation paulinienne du Juif charnel, l’autre, par son « imitation » des textes de Philon et de Flavius Josèphe, qui lui fait retrouver la lecture consensuelle d’un judaïsme préchrétien, absorbé et accompli dans le christianisme. Quand Rembrandt peint en 1659 son « Moïse montrant les Tables de la Loi », et ses caractères hébraïques, Racine travaille en 1670 ce motif de la « Loi des Juifs » dans Bérénice, dans les limites du genre de la tragédie, des règles et des contraintes qui lui permettent d’inventer du nouveau. Sa pratique rigoureuse et judicieuse de l’imitation des Anciens, en l’occurrence des textes de Philon et de Joseph, aboutissent à la déjudaïsation de l’héroïne Bérénice et la rejudaïsation de la pièce Bérénice, que l’on peut déduire à partir de l’agencement des actions. J’ai proposé d’appeler ce travail d’écriture, le « Philon-sémitisme » de Racine, afin de souligner que l’œuvre racinienne ne peut relever de la question idéologique et religieuse du philosémitisme/ antisémitisme. 24 Dans ce travail d’imitation-invention, les œuvres picturales ou littéraires transcendent en effet tout binarisme réducteur. Ni Pascal ni Racine n’attendent la « conversion » des juifs, pour la simple raison qu’elle ne peut être envisagée dans le contexte d’une tragédie profane ni dans celui d’une tragédie pré-chrétienne. Si l’antijudaïsme chrétien est en effet incontournable dans les perceptions et les représentations des juifs au XVII e siècle, elles ne s’y réduisent 24 Voir notre « Bérénice 2006. De l’infâme judéenne-palestinienne à l’illustre de la Comédie-Française », Cahiers de littérature française, IV, Bergamo University Press, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 125-140. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 195 pas. Le détour par la question des « nouveaux chrétiens » en France ou de marranes qui judaïsent à nouveau en Hollande, permet de mettre en lumière l’altérité politique des Juifs, en contrastant deux évolutions parallèles de leur destin, en monarchie française et en République hollandaise. Deux formes d’émancipation qui dessineront les nouveaux contours de la « nation juive ». Alors que la Révolution française accordera tout aux « individus » et rien à la « nation », et que les Juifs sépharades de France obtiendront leurs droits de citoyens en 1790, un an avant les Juifs de l’Est, une ‘nation juive’ émancipée émerge dès le XVII e siècle à Amsterdam et dans le Nouveau monde. Dès 1616, les Juifs obtiennent en effet un statut du bourgmestre d’Amsterdam. En 1654, quand le Portugal reprend possession des provinces sous domination hollandaise au Brésil, environ 150 familles juives qui y résident, fuient de nouveau l’Inquisition et s’embarquent sur des bâteaux à destination d’autres pays d’Amérique. Parmi eux se trouvent les 23 premiers juifs, capturés par des pirates espagnols, sauvés par le Saint-Charles, bâteau français, et son capitaine Jacques de la Mothe (pour une somme extravagante de 2500 guilds d’or), qui débarquent à la Nouvelle Amsterdam (l’actuelle New York) en septembre 1654 et forment ainsi la première communauté juive américaine. 25 Peter Stuyvesant, gouverneur général, fera appel, en vain, aux autorités d’Amsterdam, pour les expulser. Les Juifs obtiennent le droit de rester en tant qu’actionnaires loyaux du Comptoir des Indes. Dès 1655, ils obtiennent le droit de défendre la ville attaquée par les Indiens, droit qui leur était interdit en tant que Juifs, ainsi que le statut de « bourgeois », accordé aux Juifs d’Amsterdam. En septembre 1664, New Amsterdam passe sous contrôle anglais, devenant New York, et comptant une population de 1500 personnes en 1695, dont 20 familles juives. En 1715, une législation de New York accorde la « naturalisation » à ceux qui y ont vécu depuis 1683, et « naturalise » ainsi 13 juifs. En 1738, 11 membres de cette première communauté sont enrôlés dans la milice de New York, en 1754, une compagnie sous la direction de Isaas Myers, participe à la guerre francoindienne, et en 1776, de nombreux membres qui participent à la Révolution américaine, seront distingués par Georges Washington. Ainsi cette première communauté juive du Nouveau Monde a obtenu tous ses droits, depuis le XVII e siècle, alors que les Juifs sont officiellement expulsés de France. S’ils reviennent sous le couvert de « nouveaux chrétiens », les Juifs, estimés à 25 Voir Marc D. Angel, Remnant of Israel. A portrait of America’s First Jewish Congregation, New York, Riverside Book Company, 2004. Solange M. Guenoun 196 quarante mille environ en France à la veille de la Révolution française, devront attendre 1791 pour leur émancipation. Dans certaines lectures postcoloniales, les premiers crypto-juifs ou marranes figurent avant tout des colons vivant du commerce du sucre et des esclaves, des acteurs de la première mondialisation des XVI e et XVII e siècles. Mais il faut raison garder, et s’efforcer de contextualiser. Penser une Esther avant Auschwitz, et des conversos, marranes, crypto-juifs, avant le capitalisme et le colonialisme, avant l’impérialisme et la mondialisation. Surtout restituer une histoire des juifs de France et d’Europe qui ne soit ni homogène, ni univoque. Si la question de la « conversion » des « perfides juifs » qui fait retour dans le présent, est la preuve même pour certains représentants des institutions religieuses et laïques des Juifs que le passé antijudaïque de l’Eglise n’est pas passé, pour d’autres le souvenir des conversos, des marranes et de leurs descendants, conjure au contraire des spectres bienveillants. Déjà, les Marranes avaient suscité un intérêt sans précédent dans le cadre des commémorations de 1492. 26 Et le marranisme qui implique un judaïsme sans savoir et un christianisme sans foi est devenu le symbole d’un judaïsme de non-appartenance, tel celui professé par Derrida. En effet, ces « nouveaux chrétiens » qui rejudaïsent à Amsterdam témoignent d’une telle acculturation à la société chrétienne, qu’ils seront à la source d’une modernité radicale incarnée entre autre par Spinoza, l’un des « judéo-gentils » célébré par Edgar Morin. 27 Né à Amsterdam, de descendance marrane, Spinoza qui a reçu une formation religieuse juive avant d’être frappé de herem (exclusion), banni de la communauté juive, inaugurera cette lignée des « juifs non-juifs » modernes (selon l’expression célèbre d’Isaac Deutscher), et sera l’un des héros des « Lumières radicales » comme vient de le montrer un ouvrage qui a renouvelé « la perception du rationalisme européen ». 28 Etonnante actualité d’un legs qui s’est de nouveau symboliquement matérialisé en 2004 par la création des éditions Amsterdam à Paris par Jérôme Vidal, sous le patronage d’un Spinoza relu par Deleuze et les 26 Voir Henri Méchoulan, Les Juifs d’Espagne : histoire d’une diaspora, Paris, 1992 ; Daniel Lindenberg Destins marranes. L’identité juive en question ; Hachette Littératures 1997, nouvelle édition 2004 ; Esther Benbassa, Aron Rodrigue. Histoire des Juifs sépharades, Paris, Seuil, 2002. 27 Dans Le monde moderne et la question juive, Seuil, 2006. Nous nous permettons de renvoyer à ce sujet à notre entretien avec Edgar Morin dans Contemporary French and Francophone Studies, 11/ 2, 2007, pp. 159-175. 28 Israël, Jonathan. Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), (2001), Editions Amsterdam, trad. 2005. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 197 théoriciens de la multitude, et qui en fait le « grand penseur de la puissance d’agir ». Comme on peut le lire sur la page d’accueil du site, Amsterdam symbolise la capitale de l’économie-monde en train de naître, et le cœur battant d’une révolution intellectuelle incarnée par Spinoza, dont la Révolution française héritera. Rien de moins. Ainsi, à côté des controverses parfois odieuses qui ont agité les milieux de la gauche radicale à Paris, et du débat sur l’universel qui est passé par « la question juive », les Editions Amsterdam et la « Revue internationale des livres et des idées » lancée en septembre 2006 sous la direction du même Jérôme Vidal, proposent précisement un « déplacement » géo-intellectuel stratégique, qui sorte du cadre franco-français et permette un débat démocratique. 29 Une « démocritique » qui essaie de penser un universel critique, à la jonction de travaux anglo-saxons et français. En « hommage aux éditeurs du Siècle d’or hollandais et en fidélité au mouvement de pensée impulsé par Spinoza », l’intraduisible « empowerment » trouve ainsi son équivalent philosophique glorieux comme « puissance d’agir ». Il fait briller, comme jamais, les « lumières radicales » du XVII e , longtemps invisibles et inaudibles. A chacun d’y trouver à dire et à redire. 29 Voir en effet la polémique intense, interne à la gauche radicale, entre Alain Badiou qui défend un universalisme « communiste » dans le sillage de l’apôtre Paul, et son « il n’y a plus ni juif, ni Grec car vous êtes tous en Jésus-Christ, dans Saint-Paul, la fondation de l’universalisme, PUF, 1998, et la réponse virulente de Jean-Claude Milner, qui dénonce cet « universel facile » de l’Europe, et sa tendance à effacer les ‘noms’, c’est à dire les différences, à commencer par le nom juif, dans Le Juif de savoir, Paris, Grasset, 2006. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle MYRIAM YARDENI Au dix-septième siècle, la perception de l’altérité juive n’est plus monolithique. Peut-être, ne le fut-elle jamais, car il se trouvait toujours quelques individus qui savaient penser « autrement ». Ce qui change au dix-septième siècle, en ce qui concerne les Juifs, c’est qu’on peut distinguer déjà plusieurs catégories, voire plusieurs courants de pensée et de perception dans ce domaine. Ils vont de la haine, passent par le mépris et aboutissent déjà parfois à une meilleure compréhension de l’altérité juive saisie dans un espace historique et pas seulement religieux. Au dix-septième siècle, il y a aussi une exception de taille, dont il ne sera pas question ici, c’est le calvinisme français 1 . Pour les Huguenots, les Juifs cessent d’être l’autre. Pour eux, le péché originel a transformé tous les hommes, toute l’humanité, en pécheurs. En celà, aucune différence entre Juifs et chrétiens. Ce qui est arrivé aux Juifs, les premiers élus dans la maison de Dieu, peut arriver aussi aux plus purs chrétiens, c’est-à-dire aux réformés, s’ils ne persévèrent pas dans la vraie religion. Ce qui ne veut pas dire que les protestants français se transforment d’un coup en philosémites militants, même s’ils suivent une autre voie que les catholiques. Les catholiques de tous bords, et dans leur écrasante majorité, se rangent sous l’éventail de l’antisémitisme classique. Antisémitisme et pas seulement anti-judaïsme religieux 2 . Ce sont les stéréotypes qui dominent leurs perceptions de l’altérité juive, même si elles augurent déjà d’un certain changement. Ce sont les lointains signes précurseurs des Lumières qui expliquent ces changements relatifs. Le premier changement s’opère dans le domaine éco- 1 Voir notre livre Huguenots et Juifs (en hébreu), Jérusalem 1998, édition française Paris, Honoré Champion, 2008. 2 Voir par exemple Gavin J. Langmuir, Toward a definition of Antisemitism, Berkeley, 1990, id., History, Religion, and Antisemitism, Berkeley, 1990. Myriam Yardeni 200 nomique et est encore lié plus fortement au mercantilisme et à l’étatisme colbertiens qu’au concept d’une utilité éclairée. Un deuxième changement s’opère dans le domaine de ce qu’on pourrait appeler une historisation de l’altérité juive, c’est-à-dire son explication non seulement en termes religieux, mais aussi son analyse dans une perspective historique. Le meilleur représentant de ce courant naissant est le prêtre oratorien Richard Simon, père de la critique biblique moderne 3 . Chez plusieurs de ses compatriotes et contemporains, religieux et théologiens catholiques, mais aussi « gloires » de la littérature française classique comme Bossuet et Fénelon, on trouve un mélange de mépris et de « sainte horreur » à l’égard des Juifs. Enfin, un troisième courant qu’on peut déjà qualifier d’antisémitisme fort et sans Juifs, un antisémitisme qu’exploite l’altérité juive à des fins politiques et de propagande. Entre ces courants, on trouve aussi d’innombrables variantes et nuances qui échappent à toute catégorisation claire et trop circonscrite. L’altérité économique et utilitaire Depuis la présence des marranes en France, le problème de la « tolérance » des Juifs dans le royaume des rois très chrétiens pour des raisons économiques surgit de temps en temps 4 . Avec le mercantilisme omniprésent de Colbert, la question reste d’actualité. Paradoxalement, l’altérité économique et utilitaire joue en général en faveur des Juifs. Plus on met en évidence cette altérité, plus on trouve des raisons, bien sûr en des circonstances très précises et bien définies, pour les tolérer. Le commerce est utile et bénéficie à l’Etat. Le problème, c’est qu’il ne s’accorde pas avec les traits de caractères nobles et élevés des Français 5 et c’est là que les Juifs entrent en jeu, comme l’explique F. Faure dans son panégyrique de Louis XVI : Il estoit incomparablement plus aisé d’établir le commerce parmi les Juifs, qui sont naturellement avares et intéressez, que parmi les François, qui sont d’humeur libérale et désintéressée 6 . 3 Pour quelques travaux récents sur Simon, voir la note 10. 4 Parmi les histoires des Juifs en France : Robert Anchel, Les Juifs de France, Paris, 1946, Bernhard Blumenkranz (éd.) Histoire des Juifs en France, Toulouse, 1974 et aussi id. (avec la collaboration de Monique Lévy), Bibliographie des Juifs en France, Toulouse, 1979 et plus récemment Esther Banbasse, Histoire des Juifs en France, Paris, 2000 (nouvelle édition) qui contient aussi une très bonne bibliographie. 5 Voir par exemple Brigitte Bedos-Rezak, « Tolérance et raison d’Etat : Le problème juif », in Henry Méchoulan (éd.), L’état baroque, Paris, 1985, p. 245-287. 6 F. Faure, Louis le Grand, panégyrique, Paris, 1680, p. 61. Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 201 A vrai dire, même Colbert est tiraillé entre son étatisme et son atavisme naturel, tel le bon chrétien à l’égard des Juifs : Je sçay bien que cette matière est bien importante pour l’Estat par le grand nombre de ces gens-là qui sont dans le royaume, qui vivent comme Chrestiens et qui font un grand commerce, mais je vous avoue en mesme temps que la profanation des sacremenz est si horrible qu’il est difficile de pouvoir estre d’advis de les souffrir, comme il l’avoue dans une lettre datée du 11 novembre 1682 7 . Néanmoins, à une autre occasion il demande à Morant, intendant de Provence, de s’assurer « si ces gens-là sont utiles ou non à Marseilles », en lui expliquant qu’il faut qu’il s’élève au-dessus des mouvements d’intérêts particuliers des commerçants marseillais pour juger sainement si le commerce qu’ils font par les correspondances qu’ils ont dans toutes les parties du monde avec ceux de leur secte est de telle nature qu’il soit avantageux à l’Estat, et mesme de quel avantage il est, et si le mesme commerce ne pourra pas estre supplée par les François en cas que les Juifs fussent chassés. 8 Pour Savary, dans son grand livre sur Le Parfait négociant (Paris, 1675), c’est justement ce danger permanent d’expulsion qui rend les Juifs si inventifs et inspirés dans tous les domaines qui touchent au commerce. C’est ainsi qu’ils ont inventé les lettres et billets de change pour sauver leurs biens abandonnés en France. Après les expulsions de 640, 1181 et 1316 9 , ils se transforment en grands connaisseurs de tout ce qui touche au commerce des espèces. Ce qui est important dans les explications historiques de Savary, c’est que ce n’est plus le caractère bas et déplorable des Juifs qui explique leur penchant pour le commerce et leurs réussites indéniables dans ce domaine, mais les circonstances historiques, les expulsions et la diaspora. Ils sont différents, mais cette différence a aussi des racines historiques. Richard Simon et l’historisation de l’altérité juive Depuis la Réforme, la bonne connaissance des sources littéraires juives et de l’hébreu devient une priorité indispensable pour une meilleure compréhension de la naissance et du développement du catholicisme. Au dix-septième 7 Georges Bernard Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, 4 vol., Paris, 1850-1855, t. IV, p. 148 8 Ibid., t. II, p. 294-295. 9 Jacques Savary, Le Parfait négociant, Paris, 1675, Livre premier, p. 121. Myriam Yardeni 202 siècle, Richard Simon passe pour l’un des meilleurs connaisseurs de la langue hébraïque et des textes religieux juifs 10 . Quand la communauté juive de Metz est accusée de complicité dans le meurtre rituel « commis » par Raphael Lévy, convaincu et exécuté de et pour ce crime, elle s’adresse à Jona Salvador, Juif pignerolais qui réside à cette époque à Paris. Celui-ci demande l’aide de son ami, Richard Simon pour qu’il intervienne dans l’affaire. L’intervention de Simon consiste dans la publication anonyme d’un pamphlet, le Factum servant de response au livre intitulé : Abrégé du procez fait aux Juifs de Mets 11 . Dans cet ouvrage, Simon passe en revue l’histoire de l’antisémitisme depuis le moyen âge jusqu’à nos jours. C’est une histoire qui est valable dans ses grandes lignes, même de nos jours. D’après Simon, la haine des Juifs n’est liée ni à l’Eglise ni à la doctrine catholique. Pour illustration, il rappelle que maintes fois, les papes ont sauvé des Juifs. L’antisémitisme, ou plutôt la haine des Juifs est le résultat de l’ignorance et du fanatisme des moines, d’une part, et des besoins psychologiques des masses de l’autre. Il est toujours facile d’exciter les masses contre les Juifs, d’autant plus qu’elles voient dans la persécution des Juifs une source facile d’enrichissement. Le Factum est l’œuvre d’un grand érudit. Il raconte et analyse un processus historique. Même si Simon n’aime pas les Juifs, il sait reconnaître plusieurs de leurs vertus comme la charité, les liens de solidarité qui existent entre eux, voire, la piété qui caractérise leurs prières. Par là, il les tire des tréfonds des généralisations et les humanise en quelque sorte. De plus, il ouvre aussi la voie - qui ne sera pas suivie de ses contemporains, écrivains, religieux et théologiens - pour la réintégration des Juifs dans le cours normal de l’histoire. Ce qui gêne Simon chez les Juifs c’est d’abord leur ignorance qui fait qu’ils ne reconnaissent pas le vrai Messie. C’est ce qui aiguise plusieurs de leurs traits de caractère que Simon trouve repoussant. La haine des chrétiens devient aussi chez eux une attitude de base qu’ils cherchent à dissimuler en vain. Simon n’aime pas non plus leur don d’adaptation et le fait 10 C’est lui qui rédige le catalogue de la Bibliothèque de l’Oratoire consacré aux livres hébraïques qu’apporta du Levant Harley de Sanci, ambassadeur à Constantinople. Sur Simon : H. Margival, Richard Simon et la critique biblique au XVII e siècle, Paris, 1900, J. Steinman, Richard Simon et les origines de l’exégèse biblique, Paris, 1960, D. Auvray, Richard Simon (1638-1712). Etude bibliographique avec des textes inédits, Paris, 1979 et surtout l’introduction de Jacques Le Brun et Guy G. Stroumsa de leur Les Juifs présentés aux Chrétiens, Paris, 1998. 11 s.l., 1670. Pour la bibliographie de cette affaire et les différentes éditions du Factum : Z. Szajkowski, Franco-Judaica, New-York, 1962, p 119. Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 203 qu’ils soumettent leur religion à des changements de situation, même aux dépens de cette même religion 12 . Du mépris et de la sainte horreur à l’antisémitisme doux de Fénelon Dans son livre sur l’histoire de l’antisémitisme, Léon Poliakov offre un choix riche et représentatif de textes de plusieurs grands écrivains, prédicateurs et théologiens comme Bossuet, Bourdaloue, Fléchier et Massillon 13 . Le nom de Fénelon y brille par son absence. Pourtant, il n’y a aucune différence fondamentale entre Fénelon et ses contemporains célèbres en ce qui concerne le message anti-juif. Ce qui est différent, c’est la forme, voire le style. Chez Fénelon, on ne trouve pas d’invectives emportées. Il reste toujours mesuré, pondéré, quasiment objectif. Somme toute, un chrétien modéré, qui établit simplement des faits qui illustrent l’écrasante supériorité morale et intellectuelle, non pas des chrétiens, mais du christianisme. Ce qui est encore important c’est que cette supériorité ne commence pas avec le rejet de Jésus par les Juifs. De tous les temps, les Juifs constituaient un peuple dépourvu de toute spiritualité, sauf quelques exceptions significatives comme le roi David et les prophètes : J’aperçois dans cette nation de justes qui sont pleins de ce culte d’amour ; mais le plus grand nombre n’est occupé que des cérémonies, des sacrifices d’animaux et d’un culte extérieur, pour obtenir de Dieu la paix, la santé, la liberté, la rosée du ciel, et la grasse de la terre 14 . Ce sont leurs propres prophètes qui mettent le mieux en évidence les défaillances des Juifs. Défaillances que Fénelon étend automatiquement sur les Juifs de toutes les époques. Vertus morales et vices se reflètent tous dans les enseignements des Ecritures Saintes. Dans son célèbre traité pédagogique, 12 Pour une analyse plus détaillée, voir notre article : « La vision des Juifs et du judaïsme dans l’œuvre de Richard Simon », Revue des Etudes Juives, t. CXXIX (1970), p. 179-203. 13 Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme. Du Christ aux Juifs de cour, Paris, 1981 (pr. Ed. 1955), p. 204-209. 14 Fénelon, Lettres sur divers sujets concernant la religion, et la métaphysique, chapitre cinquième. De la religion du peuple juif, et du Messie, in : Œuvres, édition présentée, établie et annotée par Jacques Le Brun, Paris, 1997, t. II, p. 714 (Bibliothèque de la Pléïade). Toutes nos citations renvoient à cette édition. La supériorité des Juifs à l’époque de leur élection se mesure par rapport aux peuples idolâtres des temps bibliques. D’autre part, pour Fénelon « jamais nulle ode grecque ou latine n’a pu attendre à la hauteur des Psaumes » (« Dialogues sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier », Œuvres, t. I, p. 67). Myriam Yardeni 204 De l’éducation des filles, Fénelon passe en revue presque tous les passages et épisodes de la Bible susceptibles de toucher les jeunes filles et d’éveiller chez elles la dévotion et la piété et d’autres sentiments dignes des bons Chrétiens : Faites parler les prophètes aux rois de la part de Dieu, qu’ils lisent dans l’avenir comme dans un livre, qu’ils paraissent humbles, austères et souffrants de continuelles persécutions pour avoir dit la vérité. Mettez en sa place la première ruine de Jérusalem : faites voir le temple brûlé, et la ville saine ruinée pour les péchés du peuple 15 . Ces péchés sont endémiques et culminent avec la crucifixion de Jésus, d’où « l’aveuglement des Juifs, et leur punition terrible, qui dure encore » 16 . C’est un endoctrinement moral et religieux plutôt imprégné de tristesse que de haine. De là le fait qu’il est probablement plus efficace pour ce qui est des âmes sensibles que les invectives retentissantes et grossières, surtout, en ce qui concerne l’état présent des Juifs. Comment est-ce que la nation juive est déchue de l’alliance de ses pères et de la consolation d’Israël ? La voici mes frères. Elle s’est endurcie au milieu des grâces, elle a résisté au Saint Esprit, elle a méconnu l’Envoyé de Dieu. Pleine des désirs du siècle, elle a rejeté une rédemption qui, loin de flatter son orgueil et ses passions charnelles devait au contraire la délivrer de son orgueil et de ses passions 17 . Même si la chute des Juifs doit servir de leçon aux chrétiens, Fénelon n’éprouve pas de pitié à l’égard de ce peuple réprouvé, transformé en épouvantail éternel. Ce serait un anachronisme de chercher chez ce chrétien sincère, guidé et mené par les besoins de sa vie intérieure, une compréhension du fait juif. Pour lui, les Juifs restent à jamais ce que les chrétiens doivent fuir : l’incarnation de l’orgueil, de l’aveuglement et du manque de spiritualité. L’altérité juive et l’antisémitisme pamphlétaire L’antisémitisme pamphlétaire ressurgit d’habitude à l’occasion des grandes et, souvent, des petites crises politiques 18 . C’est un antisémitisme sans Juifs qui témoigne de la présence inaltérable et inébranlable de quelques 15 Œuvres, t. I, p. 122. 16 Ibid., t. I, p. 123 . 17 Œuvres spirituelles. « Sermon pour la fête de l’épiphanie, sur la vocation des gentils », Œuvres, t. I, p. 839. 18 Voir Szajkowski, op. cit. (p. 11). Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 205 stéréotypes juifs dans l’imaginaire de l’époque. Un ensemble de clichés redoutablement efficaces et adroitement manipulés afin de détourner les préoccupations et les intérêts des foules autrement plus menaçants. Ce n’est pas un hasard si plusieurs pamphlets de ce genre voient le jour à l’époque de la Fronde. Ils appartiennent à un genre bien connu et généralement, ils ne contiennent pas d’idées nouvelles. Cependant, l’un de ces pamphlets mérite notre attention, car il innove, en ce sens qu’il crée un lien entre « l’amour de la patrie », pour ne pas dire un nationalisme naissant, et l’antisémitisme. Il s’agit de L’Examen de la vie des Juifs, et de leur commerce dans leur synagogue 19 . Il débute par une constatation : Il n’y a personne qui ne sache que les Juifs sont l’opprobre de toutes les Nations de la Terre depuis plus de seize cens ans : Et il ne faut pas estre Chrestien, pour en ignorer la cause. C’est une chose certaine qu’elle provient de la Mort du Sauveur du monde 20 . Ce déicide est la cause de tous leurs malheurs et malédictions. « Tant de siècles n’ont pas expié ce crime » 21 . Leurs mœurs découlent directement de leur malédiction : Leurs mœurs manifestent pas moins leur malédiction que leur esclavage. Il n’y a personne qui ne sçache qu’ils n’ont point d’autre profession dans la vie que l’usure, et que leurs tromperies jurées et leurs pratiques infames, ont semé la corruption par toute la terre. Ils se sont glissés dans le commerce pour augmenter le luxe entre les Chrestiens, par un genre de trafic inutile qui ruine le necessaire entre nos Marchands, cependant qu’ils en tirent toute la graisse ; et qu’ils se départent du Couchant au Levant, et du Midy au Septentrion, pour se rendre les Maistres par tout 22 . Ils abusent de toute charité ou faiblesse à leur égard pour augmenter le danger qu’ils constituent. Ils ne se servent de l’azile des Villes où ils sont soufferts ouvertement, que comme de seminaires pour repeupler leur engeance, et faire croire qu’ils n’en ont point ailleurs, pour y trouver leur retraite aux occasions 23 . A cause de leur réprobation, ils constituent un danger pour tous les Etats du monde. 19 Paris, 1652. 20 Examen…, p. 2. 21 Ibid., loc. cit. 22 Ibid., p. 5. 23 Ibid., loc. cit . Myriam Yardeni 206 Ils sont naturellement contraires par le principe de leur malédiction à tous les Royaumes, Estats et Empires ; parce que n’ayant plus de Dieu ny de Religion, ils ne peuvent plus avoir de règle, et que leur réprobation les met dans cette nécessité 24 . Ce danger est particulièrement menaçant pour la France : La France a tousjours esté principalement plus fort objet de leur haine, pour la majesté du nom que ses Roys portent de Très Chrestiens 25 . Suit la longue liste de leurs méfaits. Par exemple, crucifier tous les ans un « Chrestien à la Feste de Pasques » 26 . Comme la Fronde est principalement une crise politique liée à la genèse de l’état absolutiste, il fallait que les Juifs constituent une menace politique, qui mette en danger l’existence même du royaume. Je croy qu’il n’y a point de veritable Chrestien qui les puisse voir sans frémir de peur qu’ils ne communiquent leur malédiction à l’Estat 27 . Il est vrai qu’on tolère les Juifs à Rome, mais c’est uniquement pour des raisons théologiques : Le Pape qui represente la personne de Jesus Christ en Terre, est obligé d’en conserver quelque reste, comme un trophée de sa gloire à ses pieds, et des tesmoins perpetuels de ce qu’il a souffert pour nous racheter 28 . Mais ce n’est pas le cas de la France, dont le rôle historique est de servir de modèle d’un état chrétien pur et parfait. Et notre auteur anonyme conclut son pamphlet par la pieuse prière « que la France ne soit plus souïllée de leurs impietez » 29 . Avec ce pamphlet, l’altérité juive touche à son paroxysme. C’est ce qui permet à l’auteur de faire le pont entre l’antisémitisme religieux et l’antisémitisme politique, au bénéfice de l’Etat moderne. 24 Ibid., loc. cit . 25 Ibid., p. 6. Et pas seulement la France: « Les Historiens nous apprennent que les Juifs furent les Autheurs du Schisme sur l’Adoration des Images sagrées, pour abolir la mémoire de nostre Redempteur, de la Vierge et des Saints Martirs ». Ce sont les Juifs qui ont inventé « l’éxecrable loy de Mahomet, qui a tant respandu de sang chrestien » (Ibid., p. 7). 26 Ibid., p. 6. 27 Ibid., p. 7. 28 Ibid., p. 8. 29 Ibid., loc. cit. Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 207 Conclusion Au dix-septième siècle, l’altérité juive en France revêt plusieurs formes, ou plutôt, on l’exploite déjà à des fins multiples et variées. Avec cela, elle reste encore essentiellement religieuse et tire son inspiration et sa force de la mort de Jésus. Pour qu'elle maintienne intacte la flamme de la haine et qu’elle l’attise en situation de crise. C’est ce que nous apprennent nos textes dans leur écrasante majorité. Néanmoins, on admet aussi une certaine présence juive non seulement dans la culture religieuse, comme le montre le cas de Richard Simon 30 , mais aussi dans la vie économique. Et par là, s’ouvrent déjà quelques perspectives de changements et de mutations. 30 Et comme le constate le très respectable Journal des savants dans son compte rendu de Histoire des Juifs écrite par Flavius Joseph sous le titre d’Antiquités Judaïques, traduit du grec par M. Arnauld d’Andilly : « Le peu de commerce que les Juifs avoient avec les autre peuples, et la pensée dans laquelle ils estoient que toute leur science devait consister dans l’intelligence de la Loy, leur ont fait regarder l’estude des langues estrangères comme une occupation non seulement inutile, mais encore profane, et leur ont mesme donné du mespris pour ceux qui s’appliquoient à les apprendre. Mais parce qu’il estoit necessaire pour faciliter la propagation du Christianisme, que tout le monde eut connaissance de ce qui s’est passé dand l’Ancien Testament, Dieu a permis que nonobstant ce mespris il se soit trouvé parmy eux des personnes très sçavantes dans la langue grecque, desquelles il s’est servy comme de truchemens pour instrure les gentils… « (du Lundy, 16 Janvier 1667, p. 1). Dans la même livraison du Journal des savants on souhaite que La Maine Forte de Maimonide soit traduite dans sa totalité en latin, p. 112). PFSCL XXXVI, 70 (2009) Racine’s Esther and the Biblical/ Modern Jew ALLEN WOOD The attitude of the French in the seventeenth century toward Jews as a religious and cultural Other was characterized, as it had been for centuries, by ambivalence, repression, and often a limited or displaced return of the repressed. In terms of political history, this cycle repeated itself from the twelfth to the fourteenth centuries, as Jews were repeatedly expelled, only to be recalled. Louis van Delft indicates the importance of the Other for identity formation: A l’instar du navigateur, tout individu, pour survivre, a besoin de se repérer: il lui faut avant tout se situer lui-même, situer autrui, se situer par rapport à autrui. [ ...] Or, l’aventure existentielle se ramène, pour l’essentiel, à des rapports à autrui, à une constellation de rapports psychologiques. (88- 89) By the seventeenth century, although the number of Jews was often undocumented but small, Jews lived in many communities at the margins, a ring around the kingdom, posted at the gates - in the Papal states, in the Southwest around Bordeaux, near Rouen, and in Alsace-Lorraine. Despite this small, precarious presence, the term “Jew” was more often a discursive concept, a trope, rather than a referent to a real, contemporary human being. Indeed, Jews and Judaism were often written into the religious, intellectual debates of the period. 1 Yet as Myriam Yardeni examines in detail, the various Histoires de France of the sixteenth and seventeenth centuries, she finds that “anti-semitism was never absent from the French mentality.” (40) 1 In 1643 La Peyrère argued in his Rappel des Juifs that total salvation for Christians depended upon the Jews, who needed to be brought back to France. But the Jews were to be converted to Christianity, and a truly fused Judeo-Christian people would then march to Jerusalem for deliverance. Several of Pascal’s Pensées refer to the Jews, especially their Old Testament role in the preparation for Christianity. And Richard Simon, in the Histoire critique du Vieux Testament (1678) admires Jewish piety but finds Jews (apparently of all times) devoid of reason, obstinate, and prone to deceive Christians. Allen Wood 210 In these and other discussions of Jewish history and theology of the time, a split is created between the Jews of the Old Testament - absorbed into Catholicism as proto-Christians and therefore good, historical, parental Others - and their supposedly degenerate, contemporary descendants, a “race abominable” who were a cursed, despised Other. The literature of the French seventeenth century is almost devoid of Jewish characters or themes, whether in prose, poetry or theatre. This is certainly true in terms of representations of contemporary Jews. Whereas the image of a modern Jew such as Shylock or Jessica is found in Elizabethan drama, set nonetheless in the distant locales of Shakespeare’s Merchant of Venice (1596) or Marlowe’s Jew of Malta (1592), French theatre contains no such representations. In France, religious plays predominantly treat Christian martyrdom, with notable examples being Corneille’s Polyeucte (1642) and Rotrou’s Véritable Saint-Genest (1645). Only a few Old Testament figures, such as Saul, Judith and Esther, provided a suitable caractère, narrative plot and dramatic tension for their stories to be repeated by seventeenth-century playwrights. This is the situation of Racine’s Esther (1689), one of the most successful of the Old Testament plays of the century, which saw earlier versions of the same material by Montchrestien (Aman, 1601) and DuRyer (Esther, 1642). Racine’s protagonist declares herself in the opening passage to be a descendant of Benjamin, and is undeniably Jewish 2 . But as heroine of both the Jewish megillat (scroll) “Esther” and the Christian “Book of Esther,” she is claimed by both religious traditions of Judeo-Christian history/ theology in a most unique story of biblical anti-Jewishness. Esther’s status for a French spectator was double: literally Other but traditionally assimilated to the Same. Esther is seen as a Christian heroine. The Catholic members of court present during the first representation, as well as the young women of Saint-Cyr themselves who performed the play, could identify with Esther’s struggle to save her people, who from their perspective were to become ultimately the Christian people. An example of Christian virtues of humility and innocence, Esther is nonetheless similar on a few points to a seventeenth-century Jew, since both lived in a Diaspora and suffered anti-semitic attack from a society with a different religion. To further complicate the issue of Otherness, since the Jewish characters are dominant in the play (and hence their perspective as well), the Other is the non-Jew, the Persian society of king Assuérus. 2 Modern Jewish identity is matrilineal, although biblical references are patrilineal and tribal. Racine’s Esther and the Biblical/ Modern Jew 211 In composing his play, Racine followed closely the narrative development and character portrayal as found in the Old Testament “Book of Esther.” Jasinski succinctly states a common critical view, “Que Racine ait fidèlement suivi les données bibliques ne fait aucun doute” (173). This was indeed Racine’s claimed intent and, as he saw it, his sacred duty, as we find in the “Préface” to the play: Il me sembla que, sans altérer aucune des circonstances tant soit peu considérables de l’Ecriture sainte, ce qui serait, à mon avis, une espèce de sacrilège, je pourrais remplir toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui-même, pour ainsi dire, a préparées. In addition, many critics have found the play to be suffused with a general biblical language, with phrases from “Psalms”, “The Song of Songs,” and “Isaiah.” But although the major scenes, plot, characters, and language are quite faithful to the original Christian text, it is just as clear that his modifications and additions were numerous. And while they may be considered minor in scope, many are highly pertinent and contribute to a version of the play quite unlike any of its predecessors 3 . For instance, Racine’s truncated plot, which all but eliminates Vashti in the beginning and the slaughter of the Jews’ enemies at the end, may have been necessitated by the need to create a more focused, unified drama from looser, narrative material. But in addition, Jasinski points out that in the Jansenist Bible de Royaumont (1686), which is more of an abridged commentary than a complete Bible, these events are also missing. Other modifications are more than structural, and are highly significant in the context of an examination of Jews and Jewish life in seventeenthcentury France. The marginalized Jew, the repressed Other, returns in certain concepts, techniques, and language in Racine’s Esther, found in passages which were only partially based on, or absent from, biblical texts (either Jewish or Christian). The fact that Esther hid her Jewish identity from king and court is a basic element of the religious texts, but it is simply stated: “Esther did not reveal her nationality or family, for Mordecai had commanded her not to do so.” (2: 10). In Racine’s version, it is somewhat ironic that in the first act, as she is insulated in her own enclosed space within the palace, all she seems to talk about is her Jewish identity, coupled with the fact, repeated incessantly, that it is a secret, kept hidden from those beyond the walls. The 3 One variation among the three texts concerns the manner of Haman’s death. In the Jewish story, he is impaled on a stake he had prepared for Mordecai, in the Christian story he erects a gallows, and in Racine’s play Aman is torn apart by an angry crowd while being led to his own gallows. Allen Wood 212 terms “secret” and “cacher” appear throughout, and take on an overlydetermined, obsessional quality. This may be due to guilt or fear on her part, or a repeated reminder that she is a hidden Jew, a concept which might resonate in a seventeenth-century nation well aware of Marranos and other crypto-Jews. Yet she was not a “faux croyant,” claiming assimilation to the dominant culture or accepting a different religion. She was simply, silently, Other. The issue of forced conversion appears in passing as members of the Chœur in Act II, scene 8 lament their fate. Une Autre Israélite asks what the Jews will do if the king forces them to bend their knees before a false idol, and the Jeune Israélite answers the question with an indirect, rhetorical refusal: Moi! Je pourrais trahir le Dieu que j’aime? J’adorerais un dieu sans force et sans vertu, Reste d’un tronc par les vents abbattu, Qui ne peut se sauver lui-même? (ll. 764-67) The sarcastic response precludes the action of abjuring the true God, and the Chœur continues by claiming that the “démons,” who believe in false gods, must be destroyed, not obeyed. The women would not hide under the cloak of a false conversion. Members of the Chœur, a Racinian interpretation of Esther’s seven maidens in the biblical texts, do not show direct opposition by word or act. But such is not the case with Mardochée. A courageous, honest and pious man, he is openly recognized as a Jew, and is unwavering in his principles and devotion to his God. He is thus seen as proud and arrogant by Aman, as an example of the “stiff-necked Jew.” But his opposition is displaced, for it is not the king, the Persians or their gods whom he refuses to obey, but the Amélicite prime minister. Mardochée will not publicly enter the palace due to Aman’s presence, although Racine maintains a classical unité de lieu by having him secretly enter at the end of Act I. Aman demands total obedience from every subject, and complains bitterly about Mardochée’s actions: L’insolent devant moi ne se courba jamais [...] Lui, fièrement assis, et la tête immobile Traite tous ces honneurs d’impiété servile Présente à mes regards un front séditieux Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux. (ll. 424, 429-32) As members of the Chœur had earlier implied that they would not bow before an idol, Mardochée in fact refuses to bow before the false, secular Racine’s Esther and the Biblical/ Modern Jew 213 authority of Aman. This passage may recall the defiance of seventeenthcentury Jews to French political or religious orthodoxy. The politics of forced assimilation and annihilation are examined by Catherine Chalier, and are pertinent to Aman and his plans. Chalier distinguishes between the mystic and the politician: [...] l’homme politique connaîtrait plutôt une inflation démesurée de son “moi.” Inflation qui voue l’Autre à la mort. L’hégémonie du Même, l’unicité de son chiffre, fournissant la règle et l’alibi de toute domination. Cette tentation conduit aux portes d’un espace ultime et Un, elle déporte et déchire tout ce qui, séparément, existe. Elle rend impensable, invivable, le projet d’un lien entre le Même et l’Autre qui soit lien à l’Infini, qui ne détruise aucun de ses termes. (102) In Racine’s play, more obvious examples that denigrate contemporary Jews can be found in his anti-semitic expressions. Lucien Gilles Benguigui states categorically that “après tout, et quitte à se répéter, l’antisémitisme est bien le sujet du livre d’Esther et de la pièce” (40). But he examines primarily the biblical story of Haman’s hatred of the Jews. We read in the Old Testament, for instance, that Haman hates Mordecai and by extension all Jews, and pleads for their destruction before the king: Then Haman said to King Ahasuerus: “Dispersed among the nations throughout the provinces of your kingdom, there is a certain people living apart, with laws differing from those of every other people. They do not obey the laws of the king, and so it is not proper for the king to tolerate them. (3: 8) They are not so much a threat as simply different, Other, and Haman’s only lie may be in portraying them as disobedient to royal law. In Racine, however, Aman gloats before Hydaspe about his lies which inflamed the king against the Jews: Je prévins donc contre eux l’esprit d’Assuérus: J’inventais des couleurs; j’armai la calomnie; J’intéressai sa gloire; il trembla pour sa vie. Je les peignis puissants, riches, séditieux; Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux. “Jusqu’à quand souffre-t-on que ce peuple respire, Et d’un culte profane infecte votre empire? Etrangers dans la Perse, à nos lois opposés, Du reste des humains ils semblent divisés, N’aspirent qu’à troubler le repos où nous sommes, Et, détestés partout, détestent tous les hommes. […] “ (ll. 492-502) Allen Wood 214 The passage is greatly expanded from the Christian version, and contains modern expressions of bigotry. Racine would have found this language in contemporary society, and as a historiographe du roi. However, in DuRyer’s play, Haman hates Mordecai and the Jews, but with less anti-Semitic language; for instance, they are “peuples suspects” (l. 308), “sans foy” (l. 312), “factieux” (l. 1432). In Racine, anti-Semitic references can also be found when Mardochée recognizes that the king (indifferent and removed in the Bible) has been prejudiced by Aman’s lies, as he tells Esther “Il nous croit en horreur à toute la nature.” (l. 174) Hydaspe calls Mardochée “ce chef d’une race abominable, impie” (l. 421). And unlike previous references to “race” in Racine, where it refers to family, it means people or nation in Esther. Just as the queen is about to enter, declare her identity, and ask for the deliverance of the Jews, the king comments to himself about how, even though he honored Mardochée for saving his life, he will soon destroy him and all his people: “Je n’en perdrai pas moins ce peuple abominable.” (l. 630) Yet another prejudicial remark against Jews occurs when Aman relates his chagrin at having to lead Mardochée in honor through the streets: “Un exécrable Juif, l’opprobre des humains, / S’est donc vu de la pourpre habillé par mes mains.” (ll. 846-47) Such language comes not from the Bible, but from contemporary characterizations of Jews. Other references to French views on Jewish life, practices and crimes can be found in displaced, floating signifiers where a term, even taken out of context, is rich in prejudicial connotations. The king cannot believe that Esther is Jewish, that she has a “source impure,” (l. 1039), which is both a comment on the biology of racial purity as well as a suggestion of a “poisoned well.” Esther herself uses a similar term when she calls Aman a “source empoisonnée” (l. 1085) preventing public happiness. 4 She also characterizes the plight of the Jews by stating “Babylone paya nos pleurs avec usure.” (l. 1069) The fact that Jews were relegated in Europe to the role of moneylenders, accused of charging usurious interest rates, is pertinent. 5 When Jews were able to earn enough money to possess land and property, Europeans often envied what they perceived as ill-gotten gains, exiled the Jews and confiscated their property (especially between the twelfth and fourteenth centuries). Language reflecting this practice is found in Racine’s Esther. In the Old Testament story (3: 9), Haman offered 10,000 4 With the exception of Œnone’s line “quel poison en a tari la source? ” (Phèdre, l. 190), these are the only allusions to a poisoned source or well in Racine. 5 The only other use of “avec usure” in Racine occurs in Athalie, where God makes the fields produce fruit “avec usure.” (l. 327) Racine’s Esther and the Biblical/ Modern Jew 215 talents of silver to the king to bring about the destruction of the Jews. The king refused to accept the money, but let Haman do what he wanted with the Jews. In Racine, Aman pleads before the king: “Prévenez, punissez leurs insolents efforts; / De leur dépouille enfin grossissez vos trésors” (ll. 503- 504) and then comments to Hydaspe: Je dis, et l’on me crut. Le Roi, dès l’heure même, Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême: “Assure, me dit-il, le repos de ton Roi; Va, perds ces malheureux: leur dépouille est à toi.” (ll. 505-508) This is the language of a European decree, a license for a pogrom, without an analogue in either Jewish or Christian accounts of Esther. Finally, we find references in Racine to God and the issue of deicide, one of the most severe accusations brought against the Jews. In the story of Esther, the conflict between Mordecai and Haman plays out before king Ahasuerus, and each man symbolically represents a separate people, and a different theology. Yet the Jewish and Christian texts hardly mention God, to such an extent that the Old Testament book was almost not accepted into the biblical canon. 6 But in Racine’s text, the divine is manifest (both “notre Dieu” and “leurs dieux”), and God is not so hidden, especially in the songs of the Chœur. The human conflict is seen as a clash of the gods. The one God of Israel can defeat, as Esther states, “tous ces dieux qui ne furent jamais.” (l. 272) Typical of Old Testament depictions of God, Esther later describes him as “le Dieu vengeur de l’innocence” (l. 1056) and as a “Dieu redoutable.” (l. 1060) In the Jewish and Christian stories, God may have punished the Jews by exiling them from Jerusalem, but since Esther is successful in saving them, and to the extent that the divine is involved, God is ultimately merciful. The Chœur near the end of Racine’s play alludes to this, in a passage which evokes the “loving” God of Christianity: Il s’apaise, il pardonne. Du cœur ingrat qui l’abandonne Il attend le retour ; Il excuse notre faiblesse. [...] Une mère a moins de tendresse. (ll. 1272-75; 1278) But Esther’s God would have been destroyed if Aman and his gods were successful in a total annihilation of the Jews, as stated by Esther in a prayer: “[ils] veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel / Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel.” (ll. 263-64) She projects this forward from 6 Malachy indicates this fact that “[...] seul parmi les textes sacrés, [“Esther”] se définit précisément par l’absence de révélation divine.” (145) Allen Wood 216 “aujourd’hui” to the future, promised Messiah who would therefore not come: Ainsi donc un perfide, après tant de miracles, Pourrait anéantir la foi de tes oracles, Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons, Le saint que tu promets et que nous attendons[.] (ll. 265-68) Christian exegetes often consider Esther a prefiguration of Mary, the Holy Mother, progenitor and protector of the Messiah. For Racine’s Christian audience, Aman’s actions would have prevented Christ from being born, similar in some ways to the Church’s accusation that the Jews’ actions killed him. Reading backward in time, and with a perspective that appropriates the Jewish story as a proto-Christian allegory, one can find that, irony of ironies, Aman is cast (and cast out) symbolically in terms reserved for a modern Jew. He is a stranger, despised by all, despicable in his actions, and whose violent death is intended as a righteous, fitting end for anybody who would refuse the true God and seek to harm the Chosen people. At the time of its first performance at Saint-Cyr, Racine’s Esther was not seen as a defense of contemporary Jews, who are mentioned only at the close of his “Préface.” A distant, dismissive “on dit” occurs as Racine comments that the “Juifs d’aujourd’hui” continue to celebrate Esther’s victory as the festival of purim. Who then were the Jews in Esther supposed to represent? As Elaine Marks poses the question: We may wonder whether or not Jean Racine knew any [Jews ...] or what possible connection might have existed in Racine’s mind, or in the minds of those who saw his play performed, between the Jews of Holy Scriptures and the real Jews of late seventeenth-century France? ” (p. 28) In fact, something else, some Other, has often been sought, as competing interpretations appeared. 7 Even as the play was first performed, Mme de Lafayette wrote that everybody thought the play an allegory. And on one level, that of courtly society, the pièce à clé was easy to decode: Esther was Mme de Maintenon, Vashti the repudiated Mme de Montespan, and the king was the king. But to portray Louis as the weak, indecisive Assuérus would have been far from flattering. Other interpretations identify the Jews in Esther as either Racine’s Jansenist co-religionists or Mme de Maintenon’s Protestant ancestors. The closing of the Jansenist Maison des Filles de l’enfance in Toulouse in 1686 7 Dubu reinforces the openness of Racine’s text indicating that “Racine, à son habitude, poursuit et réussit à concilier des fins multiples.” (619) Racine’s Esther and the Biblical/ Modern Jew 217 may not have been far from Racine’s mind. 8 The revocation of the Edit de Nantes in 1685 was a major social and political event, causing a massive exile of Protestants from France. But unlike Esther or Mardochée, whose words and actions appear rebellious, Racine could not openly oppose Louis XIV and his repressive policies toward Jansenists or Protestants. Esther’s courage and actions had assured that a minority religion survived, and triumphed over its rivals, but it is doubtful if Esther is a play advocating religious tolerance. The Jews slaughtered their enemies, even though the lengthy details found in the Judeo-Christian texts are reduced to the briefest of allusions in Racine; Assuérus allows the Jews their freedom and vengeance: “Je leur livre le sang de tous leurs ennemis.” (l. 1183) One branch of the Old Testament Jews ultimately became the dominant, universal, “Catholic” religion of seventeenth-century France, and following the unflinching faith of orthodox doctrine which coincided with the lex talionis oppressed the cultural/ religious Other just as it had been oppressed. Works consulted Benbassa, Esther. The Jews of France. Princeton: Princeton UP, 1999. Benguigui, Lucien-Gilles. Racine et les sources juives d’Esther et Athalie. Paris: L’Harmattan, 1995. “Book of Esther,” The New American Bible, ed. Confraternity of Christian Doctrine. Nashville: Thomas Nelson, 1971, p. 493-505. Chalier, Catherine. Judaïsme et Altérité. Paris: Verdier, 1982. Dubu, Jean. “Esther: Bible et poésie dramatique.” The French Review (64, 4) March 1991, 607-620. DuRyer, Pierre. Esther. eds. Perry Gethner et Edmund J. Campion. Exeter: U Exeter P, 1982. Jasinski, René. Autour de l’Esther racinienne. Paris: Nizet, 1985. Malachy, Thérèse. “Esther: une tragédie de Racine et l’Ancien Testament.” Lettres romanes (43,3) August, 1989, 143-48. Marks, Elaine. Marrano as Metaphor: The Jewish Presence in French Writing. New York: Columbia UP, 1996. Mauron, Charles. L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine. Aix-en-Provence: Ophrys, 1957. Orcibal, Jean. La Génèse d’Esther et d’Athalie. Paris: Vrin, 1950. Racine, Jean. Théâtre complet, éd. Maurice Rat. Paris: Garnier, 1969. van Delft, Louis. Littérature et anthropologie. Paris: Presses universitaires de France, 1993. 8 Mauron insists that “dans les sentiments de Racine, l’image de Saint-Cyr et de ses filles se fondait nécessairement dans celle de Port-Royal et de ses vierges.” (310) Allen Wood 218 Yardeni, Myriam. Anti-Jewish Mentalities in Early Modern Europe. Lanham, MD: UP of America, 1990. Zlotowitz, Meir, trans. The Megillah: the Book of Esther. Brooklyn, New York: Mesorah Publications, 1976. ETUDES PFSCL XXXVI, 70 (2009) Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard : présence du burlesque ? S YLVIE T AUSSIG Pourquoi s’intéresser à la sexualité d’un auteur du XVII e siècle ? C’est immanquablement la question qui s’impose au lecteur des Confessions de Jean-Jacques Bouchard, qui constitue une sorte de monstre littéraire et provoque l’étonnement si on les rapporte à la vie d’érudit lettré qu’a eue, en apparence, son auteur. L’étonnant n’est certes pas qu’il ait eu un éveil à la sexualité, bien évidemment, mais qu’il en fasse un texte, sans doute non destiné à la publication, mais qu’il conserva et qui échut à sa mort à Cassiano dal Pozzo 1 , sa démarche de libération de la pensée est liée ô combien à ses explorations dans le domaine sexuel : il semble que dans l’un et l’autre domaine, les jeunes gens ne disposaient à l’époque que d’outils fort datés, à savoir les textes antiques, et qu’ainsi l’apprentissage du corps dans sa singularité peut être un modèle pour l’apprentissage de l’esprit, conscient de sa subjectivité, et vice versa. Le grand intérêt des Confessions est que cette double émancipation, ses heurs et malheurs, se reflète dans un récit, dont le statut littéraire est complexe. On peut certes dire que tout récit implique une élaboration littéraire, auquel cas ce livre serait une forme très moderne d’autofiction, où l’auteur se raconte à la troisième personne, mais l’interprétation est complexe, car le texte ne fut pas lu en son temps, et n’eut pas donc de postérité critique. Il reste ainsi profondément lié à la vie de son personnage, voire plus généralement replacé dans le libertinisme, et jamais classé dans le cadre de l’histoire du genre romanesque. Jean-Jacques Bouchard est né à Paris en 1606 dans une famille de la bourgeoisie aisée; il fait des études de droit au collège de Calvy où il obtient 1 Le testament définitif de Bouchard lègue la moitié des manuscrits qu’il possédait à Cassiano dal Pozzo. Une lettre de Christophe Dupuy prouve que les Confessions se trouvent entre les mains de Cassiano dal Pozzo. Voir E. Kanceff, éd., Jean-Jacques Bouchard, Journal, 2 vol., Turin, Giappichelli, 1976 et 1977, ici p. CI. Quand sa bibliothèque fut dispersée les manuscrits furent acquis par le duc d’Aoste (ibid. p. CIV ; on y lira aussi comment ils finissent à la Bibliothèque nationale). Sylvie Taussig 222 la double licence, en droit civil et en droit canon. Apparenté par sa mère à l’érudit Gilles Ménage, il entre dans les différents cercles érudits, et se lie d’amitié avec différents membres 2 . Il devait partir à Constantinople avec le comte de Marcheville (1632), mais le projet échoue. Il quitte Paris pour aller chercher fortune en Italie avec des lettres de recommandation de Dupuy et de Peiresc et obtient un emploi auprès de Francesco Barberini en 1634. C’est un érudit dans les différents domaines du savoir, qui contribue, par exemple, avec Naudé, à enrichir la bibliothèque d’Antoine Barberini, le frère de Francesco ; il sert d’intermédiaire entre Galilée et les mathématiciens de Paris. Il prend part aux différentes entreprises littéraires et scientifiques qui marquent le réseau de Peiresc. Il part pour Naples et la Campanie qu’il décrit. Son exil volontaire à Rome le conduit à exercer la profession d’éditeur pour le compte du cardinal Barberini, puis celle, plus baroque, d’inspecteur des fraudes pieuses. Il devient secrétaire aux lettres latines ; il fait partie des différents cercles et académies, dont l’Académie basilienne, réservée aux hellénistes les plus illustres, et reçoit un prieuré. À la mort de Peiresc, il est le maître d’œuvre du Monument romain, élevé à la gloire de l’érudit aixois par l’Académie des Humoristes (fondée en 1603, cette institution cosmopolite semi-officielle, placée sous la protection de Francesco Barberini, développe son activité dans les sciences et les lettres). Il poursuit ensuite l’héritage de Peiresc, en termes d’érudition et de partage du savoir. À sa mort à Rome en 1641, c’est Cassiano dal Pozzo 3 qui hérite de l’ensemble de sa bibliothèque, de ses papiers, manuscrits et lettres privées. Nous lisons ainsi la biographie très lisse d’un érudit typique de son temps, philologue et voyageur, curieux des choses nouvelles, notamment des sciences, et attentif aux anciennes dont il estime qu’il faut conserver 2 François Luillier, La Mothe-Le-Vayer, Rigault, Chapelain, Grotius, Guyet, Gassendi et Bourdelot, Mersenne, etc. 3 Cassiano dal Pozzo (Piémont 1598 - Rome 1657), érudit italien d’une famille noble, qui entre au service de la famille Barberini en 1612 dont il suivra la fortune toute sa vie. Membre de l’académie des Humoristes en 1620, en 1621 aux Lincei, il entre à la Crusca en 1626. Il possède un remarquable cabinet d’antiquités et de médailles, et sa renommée pour ses recherches d’histoire naturelle et d’archéologie s’affirme. En 1625, il est en France avec la délégation extraordinaire du cardinal Francesco Barberini et rencontre Peiresc et Chapelain. De retour à Rome, il ouvre sa maison à un grand nombre d’érudits et d’artistes de France et d’Italie : sa bibliothèque comporte neuf mille volumes, sa galerie de tableaux est riche ; Peiresc le nomme « la fleur des bons amis » et lui recommande tous ses amis. Il est au centre d’un réseau de communications épistolaires et joue un rôle important dans l’échange d’informations bibliographiques et de livres (exemples innombrables). Il s’intéresse aussi à l’archéologie et à la peinture, à la biologie, etc. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 223 l’héritage 4 . Mais outre les circonstances pour le moins aventureuses de sa disparition (voir infra), il laisse à sa mort une importante liasse de papiers secrets, dont deux manuscrits autographes, aujourd’hui conservés à Paris, contenant des confessions et un journal de voyage, demeurés inédits jusqu’à la fin du XIX e siècle. En outre, sa correspondance avec Peiresc laisse deviner un tout autre personnage et une vie bien moins rangée. Car l’érudit aixois multiplie les conseils et les avertissements à ce garçon plus jeune que lui qu’il a recommandé : il lui demande de modérer ses invectives contre le pape, son goût pour le jeu et plus encore son goût pour la débauche, indifféremment hommes ou femmes, et cela en des termes explicites 5 . La personnalité de Bouchard fut en son temps au cœur de nombreuses controverses : on l’accusa à la fois d’impiété, d’arrivisme, voire de parasitisme, en tout cas d’hypocrisie, sans cesser de le considérer comme un érudit de très grande qualité. En revanche, ses talents d’écrivains (notamment de littérature de voyage) ne sont pas reconnus par ses contemporains, faute d’être connus peut-être. Autour de cet homme dont on ne peut séparer la vie et l’œuvre, les témoignages sont très contrastés, entre un portrait à charge par Tallemant des Réaux 6 et des appréciations très favorables de Gassendi 7 ou de Chapelain, plus nuancé cependant, mais critiquant chez lui essentiellement 4 De ses travaux, on retient des œuvres de philologie (notamment autour des auteurs grecs comme Georges Syncellus ; il édite les œuvres de saint Damase et reconstitue la véritable identité de saint Théophane), ses recherches sur les inscriptions latines dont il donne un recueil, son travail dans la bibliothèque des Barberini, sa publication de la Vie de Pietro La Sena, célèbre avocat napolitain et “ antiquaire ”, et la traduction, dédiée à Richelieu, du livre d’Agostino Mascardi (paru en 1629), qui décrit la conspiration montée en 1547, par Jean-Louis de Fiesque contre la république oligarchique de Gênes. 5 Lettres de Peiresc (1602-1637), publiées par Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Impr. Nat., 1888-1898, 7 vol. Ici tome IV : Lettres à Borilly, à Bouchard et à Gassendi et lettres de Gassendi à Peiresc (1626-1637). Du même éd. : Les Correspondants de Peiresc III : Jean-Jacques Bouchard, lettres inédites écrites de Rome, à Peiresc (1633-1637), Paris, Picard, 1881. 6 Tallemant des Réaux, Historiettes, vol. II, p. 740, qui critique sa langue française, laisse courir le bruit, même si c’est pour le réfuter, qu’il a été sorcier, indique son pseudonyme de Pyrostomo (« Bouche-ard », ou Bouche de feu) et après lui avoir fait une réputation de bugiardo, « menteur », le désigne pour conclure comme un bugiarron « sodomite ». 7 Pierre Gassendi, Vie de Peiresc, IV , il est « parfaitement savant en toute littérature de haute valeur » (Vie de Peiresc, traduit du latin par R. Lassalle. Paris, Belin, 1992), p. 194. Sylvie Taussig 224 l’arrivisme 8 . En tout cas, il est à bien des égards un précurseur, par son Journal qui raconte chronologiquement son séjour à Rome et ses différentes excursions, annonçant le genre du voyage en Italie popularisé plus tard par les voyageurs anglais ou allemand 9 . Mais à la différence, cependant, de ses successeurs qui donnent à leur récit une forte tonalité « d’apprentissage », Rome ne constitue pas un « ailleurs » pour le jeune Jean-Jacques : Rome est pour lui comme Paris, Rome est même encore plus Paris que Paris même, puisque c’est un Paris libéré de la contrainte familiale : il y pourra enfin perdre son pucelage, réel et symbolique. Bouchard ne reviendra du reste pas en France, mais mourra à Rome, poignardé par des sbires qui entourent d’Estrées, ambassadeur de France, vexés de l’échec de leur candidat à un poste de clerc du Sacré Consistoire auquel Jean-Jacques, soutenu par le pape, est élu en janvier 1641, et cette mort a une certaine logique, au-delà de l’anecdote biographique. La mauvaise réputation de Bouchard est sans doute une des raisons pour lesquelles il a presque totalement sombré dans l’oubli jusqu’à la découverte des manuscrits de ses Confessions et du Journal, qui sont libertins dans tous les sens du terme, d’esprit et de mœurs ; mais le libertinage érudit, que je définis comme la primauté donnée aux faits sur leur interprétation, le refus des autorités et de leurs affirmations non contrôlées et un regard scientifique posé sur les choses, colore de son style le récit du libertinage sexuel, présenté comme dans un protocole d’expérimentation ; ainsi la séparation entre les deux est-elle pleinement abolie, et le récit devient l’espace de cette expérimentation impossible à mener uniquement à la première personne 10 . Oreste est une figure de l’autre, qui permet à Bouchard de dépasser les enfermements de son « moi » mélancolique, de même que l’Isabelle de son « éveil du printemps » permet au personnage des Confessions de dépasser l’onanisme 11 . Il n’en reste pas moins que les éditeurs du XIX e siècle n’ont pas 8 Voir, de Chapelain, un vif éloge de Bouchard dans une lettre au duc de Noailles du 4 avril 1634. Mais son commentaire dans une lettre à Balzac du 20 juin 1638 : « M. Bouchard est entré en tentation et en méditant une place de l’Académie, il a médité au moins un évêché. Cet air de Rome est des plus contagieux pour les plus confirmés philosophes, et il est malaisé de le respirer sans prendre en même temps la maladie de l’ambition qui s’y est entretenue depuis la fondation de la dernière monarchie ». 9 F. Wolfzettel, Le Discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Âge au XVIII e siècle, Paris, P.U.F., 1996. 10 Cette abolition semble devoir s’étendre à d’autres libertins érudits, puisque Oreste conduit Allisbée chez Luillier, l’ami de Gassendi, pour pouvoir poursuivre son éducation sexuelle et anti-religieuse. 11 On retrouve cette préoccupation au siècle suivant dans Thérèse philosophe (1748), Attribué au marquis Boyer d’Argens. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 225 manqué d’être choqués par les témoignages de débauche de Bouchard, par le caractère très évidemment intéressé de ses démarches en vue d’obtenir des fonctions et des charges rémunératrices ; des interprètes plus contemporains insistent sur les aspects psychanalytiques de l’œuvre sans lui reconnaître de grandeur et de conscience littéraire. Entre-temps d’autres se sont divertis, voire délectés des aspects quasi pornographiques du texte. Pour autant, depuis les travaux d’Emmanuele Kanceff 12 , on mesure mieux l’importance de cette figure étrange, mélange de mesquinerie et de grandeur, et on interprète mieux l’articulation entre les travaux connus et publiés de son vivant, et ses œuvres posthumes, sous le signe de son immense curiosité intellectuelle et de son impécuniosité 13 . Son texte est à la fois un document historique 14 et un document sur les mœurs de Bouchard en tant que tels, c’est-à-dire son libertinage au sens plus strict de libertinage sexuel que le terme revêt aujourd’hui. C’est aussi une œuvre littérairement au croisement des genres, avec le « sot projet » qu’a l’auteur de se peindre en peignant le monde ; le projet a des antécédents modernes, en Montaigne donc en particulier 15 , mais sans doute chez 12 Outre le Journal, op. cit., on peut se reporter à E. Kanceff, « Il testamento e la morte in Roma di Jean-Jacques Bouchard », Studi francesi, 26, mai-août 1965, pp. 262-69, et Poliopticon italiano, Genève, Slatkine, 1994, Studi 2 vol., pp. XXXVI+864, en particulier : II. « Bouchardiana, Un caso particolare d’italianismo ». Voir aussi R. Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Boivin, 1943, en particulier pp. 200-203, 209-214, 231-245 , et en dialogue avec E. Kanceff, « Un autre Jean-Jacques Bouchard ? », XVII e siècle, XXXII, 2 (1980), pp. 225-244. 13 De ses succès romains, on retient, en plus du réseau de ses relations qui représente la totalité des savants de l’époque, son sermon prononcé à la chapelle pontificale pour l’Ascension et un autre pour la fête de saint Louis à Saint-Louis des Français (1640). 14 Sous tous ses aspects : le Voyage de Paris à Rome décrit la rencontre avec Peiresc et son importance, mais aussi toutes les formes de navigation dans le port de Toulon (la galère, notamment) ; il évoque son séjour à Rome et de ses voyages en Italie (tourisme et journalisme) ; il faut retenir du point de vue documentaire la description du Carnaval romain, celle de l’éruption du Vésuve, l’île de Capri, les auberges et les conditions de gîte, les ruines, les églises et les palais, la nourriture encore, les dialectes et les genres musicaux, la procession des mystères de la passion à Naples, la première représentation du drame musical Saint Alexis de Stefano Landi, précurseur immédiat de l’opéra. 15 Il ne s’agit pas ici de mettre Bouchard au niveau de Montaigne. Tout jugement de valeur étant écarté, il faut souligner que le Journal est intéressant également parce qu’au-delà du contenu des aventures de Bouchard et au-delà du scandale, forcément attirant, au-delà de la description de la face cachée de la réalité de Rome, peut-être cependant moins Babylone qu’elle ne l’était à l’époque d’Érasme (ou elle Sylvie Taussig 226 Pétrarque, puisque Bouchard aura lui aussi son ascension du Mont Ventoux avec la triple ascension du Vésuve en 1632, juste après l’éruption du volcan de décembre 1631, et comme le poète italien, il en laisse le récit d’une expérience racontée après coup et construite littérairement, ou philosophiquement, dans sa dimension morale et spirituelle. Quant aux Confessions, il s’agit de se demander dans quelle mesure on peut parler d’un récit de « formation » même si ce terme paraît déplacé, presque anachronique. Car c’est bien de cela dont il est question, si j’entends par récit de formation une construction littéraire, très consciente de ses moyens, qui entretient des rapports certains avec un matériau autobiographique réel, mais qui s’attache à le constituer de façon autonome. Les Confessions décrivent son enfance et sa jeunesse turbulente, son amour pour Allisbée, et l’étouffement qu’il ressent dans le milieu bourgeois où il est né et où il (sous le surnom d’Oreste) est incompris. À Paris, il fera la rencontre d’un milieu intellectuel stimulant, dont il est conduit à s’exiler, à cause de l’impasse de ses amours, et surtout de l’impasse existentielle où il est : car il refuse les honneurs, le savoir pur, il refuse la retraite monastique aussi, en fait il refuse toute existence jalonnée et conformiste et se met à l’essai, choisissant une vie risquée, à la fois par idéalisme et par amour de la vie dont il explore toutes les possibilités. Avec les Confessions, on est bien en présence d’une autofiction, dans le sens que Doubrovsky a voulu donner au terme : l’écriture organise une transposition des expériences du monde, en terme de mise à l’essai de soi-même, dont la manifestation la plus lisible se trouve dans la première partie du Journal, c’est-à-dire les Confessions où l’on voit la construction de toute une société autour d’un personnage 16 . Assurément le texte n’est pas écrit à la première personne, mais à la l’était tout autant ? ), le regard de son auteur est imprégné des caractéristiques érudites de son libertinage. Le cas de Bouchard est particulièrement remarquable pour l’étude de ce courant dont les contours sont si âprement débattus, parce qu’il présente le cas limite d’un libertin dans les deux sens du terme, ou du moins parce que nous avons la preuve qu’il l’a été. 16 Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977, quatrième de couverture : « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou après la littérature, concrète, comme on dit musique. Ou encore, autofriction, patiemment onaniste, qui espère maintenant partager son plaisir ». Pour une bibliographie des livres, thèses, articles disponibles sur l’autofiction, voir Genèse et autofiction, sous la dir. de Catherine Viollet et Jean-Louis Jeannelle, Louvain-la- Neuve, Academia-Bruylant, 2007, p. 241-253. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 227 troisième, cependant la présence du « je » est d’autant plus latente que Bouchard transpose sa propre figure en recourant à des noms de personnages antiques (Oreste pour Jean-Jacques et son monde, Clytemnestre, Aglaure, Agamemnon, Pylade, Épicouros, etc.) 17 , sans que son histoire rejoue leur histoire. D’une manière évidente, ces noms ne collent pas à la réalité qu’ils décrivent. Le récit des Confessions, nommées comme telles, est singulier : il montre, à travers le point de vue interne de l’héritier, le désordre d’une famille et partant d’une société d’ordre, et raconte comment le personnage désigné comme le perturbateur, un bouc émissaire, clairement, est exclu du clan et part vers Rome, dans une sorte de pèlerinage qui n’a pas la sainteté pour fin. L’expulsion ne produit pas une régénération du héros, une modification, une conversion, mais démontre au contraire le caractère universel, je veux dire en deçà et au-delà du Pô pour paraphraser Pascal, de l’hypocrisie. Le héros du Journal sera à Rome ce que celui des Confessions était à Paris, et il ne subit plus que les seules remontrances de Peiresc. La Ville n’est pas un lieu de transformation pour le narrateur-héros de son autofiction : l’Europe de Bouchard est saturée d’interprétation, plus encore qu’au XIX e en dépit de la moindre commodité des moyens de transports et de la moins bonne organisation des communications, pour ne rien dire des guerres ou des maladies avec lesquelles il faut compter au Grand Siècle. En effet la culture européenne est unique, unifiée, les hommes de lettres sont souvent de grands voyageurs, et le cosmopolitisme l’emporte sur la vision nationale, en cours de formation. On a partout le visage du même… Je vais me concentrer ici, non pas sur le Journal, mais sur les Confessions qui le précèdent, parce qu’elles décrivent ses années de formation, et cela pour interroger leur rapport aux Anciens sous les auspices du burlesque 18 , revisité dans une écriture romanesque sans précédent. L’histoire est celle d’un jeune homme de bonne famille qui mène une vie sage et solitaire :  n’était encore qu’en la première fleur de son âge et si néanmoins par la continuelle étude de la philosophie où l’avait embarqué son cher ami 17 Le vingt-septième folio du manuscrit de la B. N. fournit la clef des pseudonymes, pour les Confessions et pour le Journal. Ces clefs sont de la main même de Bouchard, qui ajoute un nouveau jeu en ce qu’elles sont translittérées en grec, y compris pour les noms qui figurent en latin dans le texte. 18 Voir sur le genre Poétiques du burlesque, éd. D. Bertrand, Paris, Champion, 1998, Burlesque et formes parodiques. Actes du colloque du Mans, éd. par I. Landy et M. Ménard, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », n° 33, 1987, et F. Bar Le genre burlesque en France, étude de style (1960). Sylvie Taussig 228  , il avait tellement apaisé les troubles des affections violentes et des appétits déréglés dont la jeunesse a accoutumé d’être agitée, qu’il s’en fallait de peu [je souligne] qu’il ne fût arrivé à l’exemption de passion des stoïques. (p. 3) Mais c’est ce « peu » que les Confessions explorent : dès la deuxième phrase, le drame, la mort de son premier ami  et de sa sœur  , qui a failli le conduire dans un monastère où il se serait « enterré tout vif » ou bien au service d’un Grand, « nouvel esclavage », ou encore à l’étude de la « grammaire ». La mort d’un être cher remet en cause ce destin socialement conditionné 19 , introduisant une dimension de liberté individuelle et donc une dimension romanesque. L’adjectif « nouvel » esclavage indique qu’avant qu’il ne soit happé par sa détermination sociale, une autre servitude précédait, celle de la « tyrannie qu’exerçaient cruellement sur lui  et  », celle de la « persécution domestique ». (p. 3) La recherche de la philosophie, contre cet esclavage, prend plusieurs formes, d’abord celle de la « patience », du « courage à supporter, allégrement », mais encore la recherche de « la beauté et du plaisir », des livres et de la musique. Pourtant un premier danger rôde, avec la présence de l’art qui a su l’apaiser jusqu’à ses vingt ans, en lui donnant à la fois la gaîté, le repos et la santé ; car avec la musique apparaît une autre beauté, celle du visage et de la voix de sa belle cousine  . Nous entrons là de plein pied dans la peinture de la fonction ambivalente de l’art, qui apaise et qui excite en même temps. Mais tout cela eût pu rester gracieux, charmant, presque enfantin, quand arrive le drame, du fait de Clytemnestre (et de son désir incestueux). Ce fut en l’année 1629 que Clytemnestre ayant à son ordinaire mené par force à vendanges à  Oreste, elle voulut exercer sur lui une nouvelle sorte de tyrannie, le faisant tenir tout du long du jour près d’elle ou à lui lire quelque bagatelle ou bien, à l’amener promener ; où lors elle déployait les forces de son éloquence criarde et injurieuse. (p. 4) D’où il en ressort le choix d’une solitude presque farouche de philosophe et d’ermite, très radicale, d’une rupture avec le monde qui se caractérise par des marches en forêt en compagnie d’« un Sénèque » et la visite d’un 19 Satire de ce que sont à la fois la vocation religieuse et l’ambition du pouvoir et celle de l’ostentation, thèmes qui parcourent le livre décrivant ces « petits bourgeois » que sont les parents de Jean-Jacques. La satire insiste notamment sur l’importance de l’argent : ses parents l’ont toujours privé de liquidités, ce qui est une des causes de ce qu’il s’est tenu loin de la débauche dans son jeune temps. Il raconte aussi la manière sordide dont il a dû acheter ses livres et comment son père voudra les vendre. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 229 Feuillant dans un ermitage 20 , et l’homme ne parle pas. Mais soudain il rencontre une jeune femme dans une vigne, à qui il demande son nom, son âge et son pays ; et voyant qu’elle faisait extraordinairement la honteuse et la simple, il lui vint un caprice d’éprouver seulement par plaisir si l’argent avait autant de pouvoir sur les esprits de village comme sur ceux des villes. Il lui met donc     et aussitôt la résistance commençant à s’affaiblir peu à peu, elle se laissa coucher et toucher partout. (p. 5) Dès lors, c’en est fini du stoïcisme et de la religion. « Comme il voulut faire son entrée in monte ficale, la stretezza des lieux […] lui esmoussa tellement sa pointe qu’il ne pust jamais passer outre » (p. 5). Ce fiasco ouvre des perspectives de réflexion de lui inconnues, et l’invite à « philosopher profondément sur la rébellion que faisait […] ce membre du milieu à la partie supérieure ; et voulut savoir si le défaut venait d’elle ou de lui ». Dépourvu qu’il est d’éducation sexuelle, dans ce qui est maintenant clairement un récit d’apprentissage, il se penche sur son passé et part à la recherche des causes : il se rappelle les échecs répétés de ses pratiques onanistes d’enfant, qui en outre lui causaient plus de douleur que de plaisir, pour quelque « trois ou quatre gouttes de  », puis ses souvenirs avec sa sœur, à huit ans ; puis ce seront les jeux avec ses camarades dont « il fut aimé et caressé », parce qu’il sait fabriquer des «  et     » (p. 7) et autres godemichés, ou bien les entraîner se branler à l’église à côté de demoiselles, tout en tombant « furieusement amoureux de Bouthillier et de Bellièvre », avec lequel il connut cependant son premier fiasco («     »). Après ses études vient alors le temps de l’austérité, faute d’occasions, et la mélancolie le gagne, affectant notamment ses « parties  » (p. 8). Et nous arrivons ainsi à l’épisode avec la vachère, qui l’entraîne à s’interroger sur son impuissance, quoiqu’il la fasse désormais venir toutes les nuits auprès de lui. Il rassemble des livres sur la question, s’en instruit, jusqu’au jour où il découvre plongée dans cette lecture intéressante une femme de chambre de sa mère,  (pour Isabelle) qui a déjà tout un passé avec son demi-frère auquel elle s’est refusée, a déjà été chassée de la maison, puis « rentra au service de Clytemnestre ayant crû également en son humeur bizarre et en beauté » (p. 10). Les grands discours qu’il lui fait la convainquent. Une fois le désordre introduit, il ne peut que croître : tandis qu’il enferme de l’extérieur ses parents après qu’ils se sont couchés, il sert de « petites collations », propose des jeux de cartes et la lectures de romans, 20 Notons qu’un feuillant, c’est presque une feuille, je veux dire un végétal. Sylvie Taussig 230 à Éromène (sa sœur) 21 , à Allisbée et à Aglaure 22 qui sert d’espionne à Clytemnestre, laquelle ne semble pas si ignorante du manège sexuel des filles, dont la sienne qui « faisait généralement tout ce que voulait Allisbée ». De retour à Paris, Allisbée partage couramment sa chambre et, peu à peu, il l’initie donc à la luxure tout en expérimentant sur lui-même toutes les formes possibles de cet apprentissage, avec un protocole d’autant plus scientifique qu’Allisbée veut rester vierge, ce qui créera une double frustration, sexuelle mais aussi de l’ordre de la connaissance, les deux étant symboliquement liés. Il explique aussi à la jeune femme les faussetés de la religion (on passe « de la  à    » (p. 13). Je ne reprends pas tout le détail de cette histoire d’amour décidément maudite, maudite car s’il y a bien des expérimentations diverses et variées, il n’y aura jamais consommation parfaite de ce désir, qui se clôt aussi étonnamment que la fin d’Un amour de Swann. Ou bien cette non consommation rappellerait-elle Madame de La Fayette ? Consommation ou répression sexuelle en tout cas, ou tout l’un ou tout l’autre. Mais la dimension plus sentimentale, morale ou religieuse du second n’est pas présente dans le premier, marqué par la recherche scientifique et l’expérimentation, mais sans dimension sadienne. Allisbée finit par être jalouse d’Éromène et « fait bonne mine » à  (p. 16) 23 , du reste jaloux de son succès auprès des servantes - un désir triangulaire, pour reprendre les termes de René Girard 24 . Mais les marivaudages égarent la raison de l’un et de autre, les conduisant près du « mal de mort ». Oreste revient alors vers Pylade, qui a de son côté le même genre de soucis, et ensemble ils lisent Plutarque : la philosophie sera un « antidotarium à sa folie » (p. 17). On revient à une séduction plus habituelle, relevant de la pastorale : si Allisbée joue du luth, Oreste lui écrit de la poésie amoureuse, et la jeune femme « se radoucit ». Bientôt on monte 21 Ce nom est ambigu. Certes il est construit sur « éros », et signifie « objet d’amour », mais il faut souligner que cet objet est, dans la Grèce antique, masculin. L’éromène est le jeune adolescent engagé dans un couple pédérastique avec un adulte, l’éraste. Cette remarque n’efface pas le fait que c’est aussi un nom de jeune femme, abrégeant une Diéromène originale (tiré d’une pastorale italienne), et que Pierre Marcassus adapte en en 1633 dans sa pastorale Éromène (voir J. Marsan, La Pastorale dramatique en France, Paris, Hachette, 1905, p. 155). Enfin, « Henriette » est aussi appelée parfois Hermione, et tous ces jeux reflètent la polyonymie de Bouchard. 22 Il achète son silence par la promesse, mise à exécution, de lui apprendre à lire. 23 Le fait qu’il soit son demi-frère justifie qu’il ne porte pas un nom d’Atride, mais que ce soit la translittération du nom réel de son frère, un pédant qui fréquentait le cercle Dupuy, où il introduisit du reste Jean-Jacques. 24 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961 ; 2001, chapitre 1. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 231 une pièce de théâtre très mièvre, avec « toute la bergerie de Racan ». Cependant, Oreste en profite pour faire des expériences sur ses menstrues, qui lui permettent de revenir sur les superstitions courantes, par exemple, « qu’il soit aspre et corrosif, Oreste l’ayant éprouvé sur sa propre langue » (p. 18). C’est le début de nouvelles hardiesses… et Oreste finalement croit « être parvenu presque au port » (p. 19). Aglaure, jalouse, dénonce Éromène qui n’y prend plus part, cependant. Agamemnon, le personnage aveuglé par excellence, soupçonne une relation entre Oreste et Éromène « selon une humeur endiablée qu’il a de soupçonner les crimes les plus horribles des personnes les plus innocentes » (p. 20) 25 . Les parents décident de séparer le frère et la sœur, ce qui fait bien les affaires du jeune homme s’agissant d’Allisbée, qu’il voit maintenant commodément dans la chambre même de sa mère, parle mariage, et s’instruit désormais de la littérature permettant d’«    » (p. 21). L’arrivée de nouveaux valets, homme et femme, crée la zizanie dans la maison « bandée en deux ligues » (p. 23). Clytemnestre, qui comprendra enfin ce qui se passe entre son fils et Allisbée, entre en fureur, de même qu’Agamemnon qui est aussi jaloux, en fait dépité qu’Allisbée se soit moquée de son grand âge. La religion semble devoir l’emporter, puisque Éromène entre au couvent (p. 25) et qu’un « moine » à qui elle s’est confessée semble avoir repris le contrôle de l’esprit d’Allisbée, qui se refuse à Oreste, lequel la provoque en jouant avec Corinne, une autre servante. La fâcherie ne dure guère (ni la religion, Éromène sort du couvent et, curieusement, pour ce qui est du récit, change de nom pour celui d’Hermione) et finalement, c’est chez  (Luillier), ami d’  (Gassendi) que notre héros va passer de bonnes heures (p. 28 sq.). Les fâcheries reprennent, et le jeu avec Clytemnestre, qui maintenant s’appelle  : on se lance des soles (pantoufle ou poisson ? ) au visage pendant les repas… Oreste se retire chez Luillier, et son demi-frère vient lui parler du voyage du comte de Marcheville à Constantinople, dont la perspective plaisante renvoie Oreste au plaisir de la vie monastique : il vit de pain et d’eau, une vie de sage épicurien tel que Gassendi aura pu la lui décrire, une vie rousseauiste avant l’heure, en pleine nature, sans renoncer à quelques douceurs sensuelles (p. 30 sq.) 26 . C’est alors qu’Agamemnon met en vente les livres d’Oreste, mais aussi ses meubles. Oreste envoie un « pontife » pour négocier son départ pour Constantinople, lequel obtient seulement 25 Le soupçon d’Agamemnon change un peu de tonalité si l’on pense au nom ambivalent de cette « sœur ». Le décalage avec la vie réelle de Bouchard, et de sa sœur Henriette, ne pourrait être plus sensible. 26 C’est Allisbée qui lui apporte des raisins et des pommes qu’il accepte de prendre sur ordre du médecin, et ensemble, « ils jouissaient en liberté de conscience des douces privautés passées ». Sylvie Taussig 232 qu’Oreste partira pour l’Italie, et que son voyage sera financé par ses parents. Allisbée est chassée, tandis qu’il médite sa vengeance contre ses ennemis, Drosos et Aglaure, en volant de l’argent. Le texte de Bouchard est en fait mal composé et très répétitif. Il décrit les allers retours d’Allisbée, de façon souvent anecdotique et finalement lassante en dépit des détails techniques (location de chambres en ville de la part d’Oreste, vrais faux contrats de mariage etc.), mais ce sont finalement les tergiversations de son amante qui le convainquent d’accepter l’idée du départ pour l’Italie. Il fait des adieux déchirants et lyriques à Allisbée : Les larmes qui furent espandues abondamment de part et d’autre en cette séparation furent rassérénées par la dernière jouissance des anciennes faveurs, qui ne passèrent point néanmoins pour cette dernière fois les dernières limites ; de sorte que les amours d’  pourront passer un jour pour les plus extraordinaires qui ayent jamais esté représentés chez les poëtes :  et  , ayant en l’espace d’un an entier bruslé d’une flamme esgalement ardente ; ayant souffert toutes les persécutions dont la jalousie et l’envie a accoustumé de traverser l’amour ; ayant eu toutes les plus belles commoditez qui se sçauraient souhaiter, et s’estant donné des privautez que les femmes et les maris font difficulté de se permettre, ils se séparèrent alors enfin tous deux entiers, avec leur première virginité. (p. 38) Oreste quitte la France avec le consentement de ses parents, dont Nikée, la Victoire, triomphante. Faut-il en conclure que la famille finalement l’aurait emporté 27 ? Après tout, c’est bien sa mère qui est à l’origine des aventures sexuelles de son fils, dès lors qu’elle l’avait la première entraîné dans leur villégiature de Fontenay (Naiocrène) et prétendait exercer sur lui une tyrannie absolue, à la limite de l’inceste. Son initiation libertine serait-elle un moyen sinon de rentrer dans le conformisme, du moins de répondre au désir de la mère en l’instrumentalisant ? Car de Clytemnestre le caractère est décrit en deux mots du moraliste que Bouchard sait parfois être : « plus un tel lui fera d’offenses, plus elle aura peur de le perdre ». Les Confessions apportent une réponse singulière à la question qui hante le roman d’apprentissage : Comment se peindre ? Bouchard donne bien quelques détails sur ses études au collège de Calvy, mais c’est surtout pour se peindre comme un être mélancolique et déjà pour s’inquiéter de son impuissance sexuelle. Après cette introspection, qui ne mène nulle part, la figure de l’autre intervient dans son récit sous la forme de sa famille, et 27 Évidemment, on pourrait être tenté de le lire à l’inverse, comme la victoire du fils sur sa mère, en y voyant la translittération de « niquer », faire la nique, qui désigne la moquerie mais n’a pas encore le sens argotique actuel. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 233 Oreste, vu par Bouchard, sera un être qui se fait contre sa famille, c’est-àdire d’abord dans une famille. Pour autant cette description de sa famille, de son milieu, n’est pas statique, mais elle doit servir de justification : elle sera surtout le premier temps d’une aventure, la chiquenaude qui permet de lancer le héros sur les routes, tel Tristan L’Hermite, page disgracié, ou Dassoucy tentant l’aventure 28 . Les Confessions qui se terminent par le départ du héros et se poursuivent par un Voyage relèvent donc bien à cet égard du romanesque : le roman a toujours une dimension d’aventure, allant de l’intérieur vers l’extérieur, se pensant comme un arpentage, ou une « aventure d’être », selon Jean-Pierre Richard 29 . Bouchard, libertin érudit, se tourne tout naturellement vers la littérature classique avec laquelle il va jouer. Si le titre de cette première partie de son livre renvoie bien évidemment à saint Augustin, le roman familial remonte bien plus loin. En réalité, les premiers modèles de famille « nucléaire » ouvrant à une expulsion dans le monde se trouvent dans les histoires grecques : tous les mythes ont cette structure, puis les romans ont éminemment exploré ce thème, et ce n’est bien sûr pas un hasard si Freud enracine la psychanalyse dans l’analyse de la mythologie ; c’est dans cette mesure me semble-t-il qu’une lecture psychanalytique de Bouchard est possible, car la structure familiale est, sociologiquement, « moderne », ainsi que la nature de son conflit familial. C’est donc à la fois par jeu érudit mais également parce qu’il définit son héros dans son opposition à une famille nucléaire, que Bouchard choisit de travestir son expérience sous le nom du héros grec qui lui permet de jouer le plus de cette intertextualité, c’est-àdire Oreste. L’intertextualité joue cependant dans les deux sens, parce que, d’une part, que Jean-Jacques 30 s’appelle Oreste, son père Agamemnon et sa mère 28 Le livre de Bouchard de toute évidence s’inscrit dans la perspective de tentative romanesque de son temps. Voir Libertins au XVII ème siècle, édition établie, présentée et annotée par J. Prévot, avec la collaboration d’É. Wolff et T. Bedouelle. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998. 29 Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Paris, Seuil, 1954, avant-propos, p. 14. 30 Le hasard qu’il s’appelle Jean-Jacques ne manque pas de sel, d’autant que Guez de Balzac l’appelle familièrement Jean-Jacques dans ses lettres à Chapelain, quand il ne le désigne pas sous le sobriquet de « panglottiste ». Les deux correspondants insistent aussi grandement sur la manie des pseudonymes de Jean-Jacques, le jugeant capable de faire une « épigramme in Polyonymum ». Cela dit, le préambule des Confessions de Rousseau est étonnamment proche du dessin de « notre » Jean-Jacques, qui nourrit le même dessin de « dévoiler son intérieur ». Voir Christophe Van Staen, « Un autre Jean-Jacques. Notes sur les Confessions de Sylvie Taussig 234 Clytemnestre, cela veut dire que ce sont deux personnages de la tragédie 31 , mais cela veut dire aussi que Bouchard propose de la tragédie grecque une certaine lecture, plus autour de la famille et moins autour de la cité, moins autour de la religion et plus autour de données psychologiques 32 . Les noms ainsi travestis ne visent pas à dissimuler, mais au contraire à produire une plus grande transparence : ils donnent la clef de l’interprétation, et Bouchard invite ainsi à dépasser son cas personnel : il y a effet de généralisation qui relève bien de la littérature à la première personne. Le « sot projet de parler de soi » ne tient que si les récits du moi sont universalisables. Je ne m’attarde pas ici sur les noms grecs des autres personnages qui entrent en scène, car le principe d’explication est me semble-t-il un peu différent 33 et relève finalement du canular érudit, typique de l’époque 34 . Ces références et ces clefs nous font sortir du roman et entrer dans l’autobiographie, de même que toutes les références « extradiégétiques », de lieu et de temps. Je ne m’attarde pas non plus sur l’interprétation des translittérations en grec des phrases françaises qui annoncent les passages « sexuels », me contentant de renvoyer ici, sous réserve d’une analyse plus poussée, à l’interprétation de F. Charbonneau. Je me concentre ainsi sur le choix de la cellule primitive, à savoir les Atrides, qui appelle une interprétation différente. Il faut d’abord observer que, comme dans la comédie, c’est un monde à l’envers, avec une mère Jean-Jacques Bouchard », in Érotique de Rousseau, Dossier établi par V. Van Crughten-André et T. L’Aminot, Les Études JJ Rousseau, n° 14-15, 2003-2004, p. 159-172. 31 Voir F. Charbonneau, « Sexes hypocrites. Le théâtre des corps chez Jean-Jacques Bouchard et l’abbé de Choisy », Études françaises, vol. 34, n° 1, 1998, pp. 107- 122. 32 Je préfère ne pas dire psychanalytiques, car il me semble que la nouveauté qu’instaure Freud réside moins dans la découverte de l’inconscient, de la force des structures familiales ou de leur perversité, ni même de la force des pulsions sexuelles, mais dans le traitement thérapeutique qu’il propose. 33 Pour ces procédés, voir Charbonneau, art. cit., qui relève des transpositions simples, des traductions, des anagrammes, des allusions et des pseudonymes, enfin des emprunts à la fable. 34 La volonté de Bouchard de tenir sa place dans le monde des érudits se voit particulièrement au nom de Tubero qu’il donne à La Mothe le Vayer ou d’Epicouros pour Gassendi. Dans ces deux cas, Bouchard se sert de pseudonymes en vigueur avant lui ; c’est ici le maximum de connivence avec son lecteur et de codes de lecture, alors que par ailleurs il ne s’adresse pas à lui directement. On pourrait dire la même chose de la description de la maison de Peiresc, qui est comme une scène à faire de la littérature érudite, étant donné la révérence universelle dont bénéficie le mécène aixois. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 235 maquerelle, un fils qui en remontre à son père, etc. Pourtant si le texte semble emprunter des traits aux poncifs de la comédie 35 , son écriture même s’en détourne, voire son échec. Sans doute trouve-t-on ces interminables fâcheries entre amants, la complicité ou l’inimitié des serviteurs qui sont les chevilles de l’action, la présence du barbon qui est de surcroît avaricieux, et même la dimension de l’ailleurs, cet orient vers lequel, par inversion, Bouchard devrait partir (alors que souvent la comédie romaine présente une forme de captivité, qui permet le coup de théâtre heureux de la fin). Mais Allisbée ne se révélera pas être une fille socialement « épousable », et surtout les personnages ne se contentent pas d’exploiter des stéréotypes. Bouchard ne fait pas de ses figures des types qu’il suffirait de décliner, proche en cela de la comédie contemporaine, dont il partage de nombreux traits, notamment l’identification précise des lieux de l’intrigue, la topographie parisienne qui sert de cadre à ses amours tumultueuses, et bien évidemment la situation sociale de ses personnages, tous des jeunes gens de la bourgeoisie. Mais ce que le théâtre réussit à créer, avec Corneille et le dépassement des codes, Bouchard échoue à le constituer dans sa fiction, et l’on ne saurait parler d’un roman psychologique réussi. Pour autant son échec même marque son originalité. Les Atrides de Bouchard ne sont pas des personnages tragiques, ils ne sont pas non plus leur inversion en personnages comiques, et ils ne sont pas non plus le dépassement des codes littéraires admis. Ils ne signifient qu’en tant que famille et renvoient ainsi à une vérité psychologique plus profonde, sans que Bouchard fasse rien de cette intuition. Enfin, le pathos sentimental de la fin des Confessions pourrait rappeler le genre comique, si ce n’est que précisément cela finit mal. Enfin Bouchard emprunte des aspects de la pastorale, dont l’espace champêtre de Fontenay, mais encore la transformation de ses personnages en héros inimitables, en « monstres » au sens strict du terme. Les femmes endossent de fait des noms tirés de la pastorale, et ces noms sont à eux seuls l’indication d’une sorte de pacte avec le lecteur, renvoyé aux codes de lecture du roman de l’époque dont les scènes sont parodiées. En outre, Bouchard tourne le dos à la comédie dans le sens qu’il décrit une matière domestique dans un style noble et chaussé de cothurnes par la seule adoption des noms grecs, ou par les réflexions philosophiques ou morales de plus haute volée qu’il introduit, et cela même si on admet qu’il les utilise à contre-emploi, pour mieux s’en moquer, ce que je ne saurais dire cependant. Tout indique en réalité un jeu littéraire savant avec son lecteur et, de même qu’il joue avec des références extradiégétiques qui font de son livre un livre 35 Voir Florence Dupont, Lire le théâtre latin, Paris, Armand Colin, 1988. Sylvie Taussig 236 codé, de même le fait-il avec les différents genres à sa disposition qu’il brouille continuellement. Il brouille même l’usage des langues et il brouille encore ses propres codes, puisque précisément il n’écrit pas en grec les passages osés, mais des passages tout à fait insipides. Remarquable est le début in medias res extrêmement abrupt 36 , et surtout le fait que Bouchard ne force pas du tout l’assimilation entre le héros et Oreste, ses parents et les parents Atrides ; il aurait pu le faire, il ne l’a pas fait. Il est facile de dire, devant des confessions, que nous sommes à mi chemin entre Augustin et Rousseau, mais assurément ce n’est pas le titre que Bouchard a donné à son manuscrit, impublié, et qui reçut ce nom a posteriori, d’après le précédent de Rousseau. L’auteur quant à lui avait pensé à d’autres titres, que nous révèle le Voyage dans le royaume de Naples 37 . C’est avec la première édition (1881, par Alcide Bouchard, chez l’éditeur Lisieux) que ce nom de Confessions lui est donné, qui sera repris par l’édition Gallimard de 1930. Pour autant il est intéressant de se reporter à l’acception du mot, à l’époque, pour affiner son interprétation. On lit dans le dictionnaire de l’Académie (1694), Confession : Aveu, déclaration que l’on fait de quelque chose. La confession d’un criminel, Est ce qu’il confesse devant le Juge. Confession de foy, Déclaration, exposition faite de bouche ou par escrit de la foy que l’on professe. Parfois employé absolument (La confession d’Ausbourg) Il se dit aussi, De la déclaration que le pénitent fait de ses pechez, soit à Dieu, soit publiquement, soit devant le Prestre. Quel genre de confessions avons-nous ici : une profession de foi libertine ou bien l’exposé de ses péchés, en toute humilité, avec l’exposé des causes et des conséquences, et la proclamation d’une certaine innocence, puisque après tout la chose n’a pas été consommée jusqu’au bout. Bien loin de moi l’idée de vouloir christianiser Bouchard, il s’agit ici seulement de montrer l’incertitude qui flotte sur son texte, véritablement à la croisée des chemins, et l’influence manifeste du modèle religieux qui imprègne de toute part ses confessions, fussent-elles écrites comme une proclamation d’un libertinage assumé ; le rapport culpabilisé au « moi » demeure, puisque précisément il est éclipsé par un Oreste et n’ose pas s’écrire, et par ailleurs il y a tout un 36 L’absence de propos liminaire, lettre dédicatoire etc. s’explique peut-être par le fait que le texte n’était pas préparé pour publication, mais on peut aussi concevoir qu’il ait à dessein refusé de souscrire au code rhétorique de la captatio benevolentiae qui encombre les livres de ses contemporains, surtout quand ils sont écrits à la première personne. 37 Kanceff, op.cit., p. CVII, justifie son choix d’appeler l’ensemble de l’œuvre « Journal », dont les Confessions constituent la première partie. Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 237 processus d’autojustification, par la désignation des vrais coupables, à savoir la famille, les Atrides donc. Ce sont en réalité des confessions à l’envers, comme l’ensemble de l’univers qu’il présente est inversé, et le pèlerinage à Rome sera tout autant inversé : il ne va pas vers la sainteté, mais vers la tête de la chrétienté comme vers la source de tout vice. Les Confessions sont des anti-confessions, à la fois dans la forme et dans le fond, elles sont des confessions dans le sens premier du terme, parce qu’elles imitent et subvertissent les confessions dans le second sens, le prélat, l’évêque de Digne, qui serait censé lui donner une pénitence devenant même un « pontife », c’est-à-dire une autorité religieuse romaine, qui l’envoie dans la gueule du loup, c’est-à-dire dans le paradis du lucre et du stupre qu’est la Ville éternelle 38 . Il en résulte une originalité ou une singularité irréductibles : Bouchard, libertin, refuse toute forme d’autorité, tâche de construire son récit autour d’un « je » et, pour décrire les incertitudes, les errances et les doutes, invente des formes nouvelles. Pour son autofiction, Bouchard n’a pas de précédent littéraire immédiat et évident, du reste il le récuserait. Il refuse la tradition, mais ne s’insurge pas contre la transmission, dans sa vie comme dans ses œuvres, et s’inspire des Anciens, les introduisant même massivement. Cependant, à la différence des libertins érudits qui truffent leur correspondance et leurs conversations de références et de citations savantes, en un jeu érudit sur horizon d’innutrition, pour reprendre le terme que Montaigne emploie pour décrire au sens propre l’assimilation de la culture antique, Bouchard inscrit la renaissance, le retour à la vie des Anciens par le travail qu’il effectue sur ce que sont les Atrides. Les Confessions présentent donc une tension féconde entre Anciens et Modernes ; ici les Anciens ne sont pas les auteurs, mais des personnages de fiction. Cela montre bien que nous ne sommes pas en présence d’un récit autobiographique au sens de Mémoires (comme il y en a beaucoup à l’époque d’ailleurs), mais bien dans un décalage littéraire, où le narrateur, qui est en partie l’auteur, se présente comme un personnage de fiction. La famille Atride, dont il est le fils, est arrachée de son contexte mythique ou dramaturgique, qui est pourtant présent aussi au XVII e siècle, avec les pièces de théâtre qui s’inspirent des matériaux anciens, et introduite dans un texte en prose, avant-gardiste si je puis dire. Car il y a un suprême hommage rendu aux Anciens, et en même temps un suprême rejet, ce qui montre aussi l’inadéquation de la culture antique à la réalité contemporaine. Des Atrides, 38 Voir L’Image du monde renversé et ses représentations littéraires et paralittéraires de la fin du XVI e au milieu du XVII e siècle, éd. par J. Lafond et A. Redondo, Paris, Vrin, 1979. Sylvie Taussig 238 la famille Bouchard ne semble avoir que le nom. La famille d’Oreste est ainsi une famille dégradée, inversée, et la description de la perversité renvoie à l’égarement de la société contemporaine, où tout est bouleversé 39 . L’entrée dans le roman marque bien ce bouleversement social tel que la transmission des pères aux fils ne peut plus se faire. Jean-Jacques Bouchard se choisit un autre père que le sien propre, et ce sera Agamemnon, père dégénéré s’il en est, puisqu’il n’hésite pas à sacrifier sa fille. Le rapport aux Anciens ne peut pas être linéaire, ni simple, ni harmonieux, Oreste ayant fait l’expérience, par ses études et ses débuts dans la vie dans l’austérité de la retraite philosophico-religieuse que Pylade lui propose que cela conduit à une vie sans sexualité, donc sans postérité, une vie de Feuillant ou d’eunuque. Toutes les thématiques qui constituent l’autofiction convergent donc à la recherche d’une forme ; et Bouchard, déchiré entre l’impossibilité d’écrire à la première personne et l’identification improbable aux héros grandioses de l’antiquité, cherche sa voix dans l’approfondissement de ce décalage. Aussi se rapproche-t-il de ce qui sera défini par la suite comme le « burlesque », avec toutes les interrogations que cette étiquette soulève. Le mot burlesque venant de l’italien « burla » (plaisanterie) désigne un genre littéraire tel que les œuvres de l’Antiquité sont interprétées sur le mode de la parodie et de la farce. Le genre implique que l’œuvre parodiée soit des plus connues et appréciées. Bouchard, cependant, ne reprend pas une œuvre particulière, mais des personnages de la mythologie, des personnages qui sont à la limite de l’histoire et de la littérature, des types. Son intertextualité va donc plus loin que celle de l’œuvre caractéristique du burlesque, le Virgile travesti de Scarron (1642-57), et elle dépasse le jeu littéraire. D’une part, les Confessions ne sont pas destinées à l’amusement érudit des salons, ni même d’un cercle privé, et l’auteur n’en retirera aucune forme de reconnaissance dans la république des lettres : il ne circulera pas sous le manteau (du moins n’en a-t-on pas de trace), et pourtant il ne semble pas que son auteur ait voulu le détruire et le priver de toute rencontre ultérieure avec un public. Son jeu n’est pas une contestation du pouvoir, comme d’aucuns veulent le comprendre, mais il est un véritable débat de son auteur avec un héritage qui enferme et libère à la fois. Il procède assurément à la distorsion des valeurs héroïques, en ce que son Oreste n’imite en aucun point les actes « réels » d’Oreste. Plutôt que d’intertextualité, il vaut mieux parler d’hypertextualité, suivant la terminologie de G. Genette, qui catégorise les différentes sortes de transcendance textuelle, comme « toute relation unissant un 39 Il n’y a guère que Pylade, l’ami, qui est bien le plus fidèle allié d’Oreste, comme dans le mythe : «  […] a donné des preuves  ’  que l’antiquité n’a jamais vues ». Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 239 texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » 40 , opérant sur lui une triple transformation, à la fois parodie, travestissement et transposition, voire charge. Si Bouchard transpose bien à l’époque moderne les héros antiques, selon la règle non écrite du burlesque, et s’il choisit de traiter un sujet domestique (donc relevant de la comédie) avec des figures de la tragédie, en revanche il s’oppose au genre burlesque en ce qu’il n’emploie jamais de mots obscènes, archaïques ni étrangers, pas même pour décrire les passages scabreux, se tenant dans ces cas-là au contraire à une description la plus scientifique et technique possible 41 . Au contraire, la langue est maintenue à un niveau très haut, d’une parfaite élégance, et ponctuée de citations latines et italiennes trahissant son érudition ; il faut cependant noter que l’italianisme est une des caractéristiques constantes du burlesque, et fait écho aux origines italiennes du genre 42 . Sa syntaxe n’est jamais arbitraire, il évite les expressions proverbiales, et surtout la dimension du rire est absente 43 . C’est bien une tragédie que celle d’Oreste, chassé du paradis et banni dans cet enfer paradoxal qu’est la capitale de la chrétienté. Le burlesque de Bouchard ne tient pas non plus à une décision qu’il aurait prise de traiter de matières nobles dans un style bas, ou de pratiquer le rabaissement des figures héroïques. Curieusement, Oreste, s’il n’est pas le fils d’Agamemnon, capable d’accomplir le destin des Atrides, n’est pourtant pas dévalorisé : Bouchard ne le rabaisse pas, mais prétend faire un portrait de soi à la Montaigne, un portrait en mouvement, qui se fonde sur les allers retours de son initiation 40 G. Genette, “Poétique”, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, 1982), pp. 11-12, la transtextualité ou transcendance textuelle étant « tout ce qui met le texte en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes », ibid. 41 Notons qu’à côté de l’italien et du grec de farce, simple translittération du français, Bouchard utilise le grec médical. 42 Voir Cl. Nédelec, Les États et empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. 43 Même si, pour M. Lobet, « il y a un côté assez bouffon dans ces querelles de famille : le courroux d’Agamemnon, les persécutions et les intrigues de Clytemnestre, tout évoque le nœud de vipères des Atrides déchaînés parmi une valetaille haletante où se bousculent chambrières qui jouent à la soubrette, tapissières et filles de cuisine. Cabinets secrets, escaliers dérobés, portes fermées à clef et à double tour, rendez-vous dans les “montées”, du côté des “privés”, évanouissements simulés, pâmoisons spectaculaires, convulsions feintes, tout y est. On passe de la ruelle à l’alcôve pour la grande scène où le marivaudage se termine en pantalonnade " in M. Lobet « Une confession libertine au XVII e siècle : L’Itinéraire de France à Rome de Jean-Jacques Bouchard », Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, LI, 1, 1973, pp. 35- 54, ici p. 43. Sylvie Taussig 240 amoureuse, psychologique et sociale, dont relève le rapport extrêmement complexe à l’argent, chez les parents comme chez le fils. L’on serait alors tenté de dire que le genre adopté ici relève de l’héroïcomique, c’est-à-dire qu’il traite d’une matière basse dans un style noble. Mais il me semble que non, dans la mesure où les matières traitées, à savoir la sexualité d’Oreste, ne sont à aucun moment présentées comme basses, même quand on voit le noble Oreste en train de trousser la servante par exemple, ou à l’inverse la servante dans l’alcôve de Clytemnestre. Le jeu des références met en échec à la fois le burlesque et l’héroï-comique : l’inadéquation et le vacillement sont les maîtres mots de ce texte, parce que le sujet est essentiellement inadéquat, instable y compris à ses propres yeux, imprévisible par essence et non pas trait d’humeur, et à jamais inconnaissable donc, et peu susceptible de se laisser enfermer dans aucune forme littéraire, ni passée ni à venir, et cela parce qu’il est mouvement. Sans doute trouve-t-il parfois des répits, et ce seront des scènes de genre qui renvoient à du connu, mais Bouchard y met fin aussitôt, où y introduit des discordances, pour mieux relancer son héros. Il n’empêche qu’il se laissera enfermer dans cette instabilité qui débouche sur la répétition du même, sur la mort. On retrouve le mouvement de la Princesse de Clèves : sans doute ne va-t-il pas trouver la paix des sens derrière la clôture d’un couvent, mais la singularité de son histoire, désignée comme telle, renvoie aux remarques analogues de Madame de La Fayette, devant la non-consommation de l’amour adultère de son héroïne et de son amant. Du point de vue du lecteur, il est aussi temps qu’il parte ; car les Confessions, ne trouvant pas leur forme littéraire, voire rejetant l’idée même d’en chercher une, sombrent dans la répétition et l’ennui. C’est alors qu’Oreste part pour Rome ; psychologiquement il va se diluer dans l’observation factuelle des traditions, des paysages, ou des phénomènes naturels, sans plus se livrer à cette introspection, pour le plus grand plaisir du lecteur : après le plaisir des scènes érotiques, il jouit du plaisir du texte, et des descriptions du détail, comme le rappelait Barthes. Le seul endroit un peu stable qu’il puisse connaître, c’est son étape chez Peiresc, dont les jardins de Belgentier et dont la description relève déjà du lieu commun, tant le mécène aixois est devenu un mythe, y compris de son vivant. Peiresc pourrait être ce père de substitution, père non naturel, ce « Panurge » suivant son pseudonyme courant, et il ne manquera pas de soutenir la carrière de Bouchard, tout en tâchant d’être, vainement, plus que son mentor, son directeur de conscience. En tout cas, Bouchard maintient le flottement entre la fiction et la réalité, ou, de façon plus nécessaire, il décrit bien la situation mentale et intellectuelle dans laquelle il se trouve, vivant à la fois dans le monde du XVII e siècle, et dans le monde antique, comme tous Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 241 les autres membres des cercles érudits. Pour autant, il n’a pas fait le choix du sacerdoce 44 , et il vit cette double expérience de vie sur le mode de la tension, tension qui s’élabore dans ses Confessions autant qu’elles en sont le reflet. Finalement, les Confessions ne sont pas un jeu formel, et Bouchard ne s’amuse pas à brouiller les codes. Les apparences de burlesque - ou d’héroïcomique - manifestent une inquiétude fondamentale, inhérente à la psychologie de l’auteur/ personnage de l’autofiction, qui se décrit bien comme un mélancolique et multiplie les introspections douloureuses : elles expriment ainsi la prépondérance d’une subjectivité qui cherche sa forme. Or il n’existe pas de forme stable pour exprimer les fluctuations du moi, qui est déchiré entre deux postulats, entre la conformité à un modèle (disons la famille, la transmission du nom et des charges, la tradition) et les choix de la personne : ici l’exil… Cette instabilité du roman dès la renaissance moderne du genre est fondamentale 45 , elle est un principe non pas littéraire mais existentiel, parce que la crise existentielle est une crise spirituelle qui est une crise artistique, l’auteur cherchant toujours la forme qui coïncide avec l’ambivalence fondamentale qu’il ressent, entre un désir d’affirmation de soi et un sentiment violent d’illégitimité, telle qu’Oreste part en cédant tous ses droits à son frère. À l’instabilité du rapport au burlesque fait écho la très grande hétérogénéité du Journal, dont les différents moments descriptifs, y compris de l’éruption volcanique, doivent donc s’entendre à la fois sur le mode réaliste et en termes métaphoriques 46 . Le double postulat est maintenu d’un bout à l’autre de la vie de Bouchard, puisqu’on le voit en même temps proche du pape, un érudit très fin, incontestable et incontesté, et en même temps un personnage qui traîne dans les bas-fond de Rome en quête de pratiques sodomites 47 . Oreste, per- 44 Sur la dimension monastique de la République des lettres, je me permets de renvoyer à mon article, « Les correspondances savantes comme une utopie ». Libertinage et philosophie n°6, Université de Saint-Étienne, 2002, pp. 37-54. 45 Il faut noter que Bouchard ne se situe nulle part dans cette histoire de renaissance d’un genre mal-aimé au XVII e siècle. Son livre n’est pas retenu comme un roman. 46 J’ai évoqué Pétrarque et le Ventoux, mais pour projeter les Confessions vers le futur et le roman d’apprentissage en tant que tel, on pourrait évoquer Henri d’Ofterdingen et le parcours de Novalis / Henri dans les profondeurs de la montagne, dans les mines de cristal, décrit dans les termes les plus techniques, mais ouvrant à une poétique et une symbolique. 47 Voir J.-P. Cavaillé, « Jean-Jacques Bouchard en Italie. Athéisme et sodomie à l’ombre de la curie romaine », in Dissidents, excentriques et marginaux de l’âge classique. Autour de Cyrano de Bergerac, bouquet offert à Madeleine Alcover composé par P. Harry, A. Mothu et Ph. Sellier, Paris, Honoré Champion, 2006, pp. 289-298. Sylvie Taussig 242 sonnage mythique s’il en est, est en réalité le meilleur des masques, entendu non pas dans son sens de dissimulation, mais bien de représentation même de la personne. Le mythe renvoie à la démystification, mais en même temps, à la grandeur du personnage de l’autofiction qui fait de lui-même la matière de son texte, de lui-même intégralement, son corps, sa tête, son esprit, ses yeux, son sexe, etc. En réalité, Bouchard est un véritable libertin érudit, en tant qu’il n’est jamais un imposteur dans aucun domaine de son existence, ni dans sa débauche, ni dans sa recherche érudite. La liberté revendiquée va de l’expérience philologique dont témoigne sa présence dans les cercles érudits à l’expérimentation sexuelle, ouvrant à la fois à la connaissance du fonctionnement des organes et au plaisir (mais un plaisir qui ne peut pas être pensé en dehors de la description du type mélancolique), les deux étant finalement aussi transgressifs l’un que l’autre, par rapport à la remise en cause des autorités héritées 48 . L’exploration du domaine de la sexualité n’est qu’un pas plus loin dans l’émancipation du sujet, puisqu’à la différence des matières du savoir où une instruction est donnée, qu’il s’agit de dépasser, les domaines intimes sont entièrement remis aux individus, pour défrichage et déchiffrage, la seule grammaire étant la médecine grecque. Avec Bouchard, l’évidence de l’authenticité s’impose. Assurément le terme est d’un emploi difficile, et Gide, par exemple, lui préfèrerait celui de la sincérité, qui passe chez le romancier des Faux monnayeurs par ce qu’il appelle la « dépersonnalisation ». Bouchard semble correspondre trait pour trait à ce Narcisse gidien 49 qui cherche moins son reflet en lui-même que dans le monde qui l’entoure. Les Confessions, avec leur détour significatif par les Atrides, manifestent le nouvel enracinement dogmatique de toutes choses autour de la personne singulière, revendiquant les droits de la raison et de la sensation, et le refus commun de l’imposture. Pour autant, ce n’est pas un moi stable qu’il rencontre au cours de sa quête, et la figure d’Oreste dont il se sert pour se peindre semble bien moins relever d’une stratégie de protection contre un danger éventuel 50 , ni même d’une pudeur d’auteur hésitant à parler de soi, 48 Voir Michel Jeanneret, Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Éditions du Seuil, 2003. Il y est démontré à quel point la place que les récits de soi accordent à l’expérience sexuelle manifeste la transition entre deux discours, du théologique et au médical, pour ce qui est de la connaissance du corps. 49 André Gide, Le Traité du Narcisse, éd. Pléiade. 50 Ce cas se présente aussi. Par exemple, pour ce qui est de son amitié avec Naudé, dont il reste peu de traces (la lettre de Naudé qui les décrit se promenant dans les jardins du Vatican en est un des rares témoignages), le Journal de Bouchard révèle la teneur de certaines de leurs nombreuses expériences communes. Ils s’écrivent aussi beaucoup, mais leurs lettres sont codées d’un chiffre qui leur est propre. Sans Les Atrides dans les Confessions de Jean-Jacques Bouchard 243 que d’une volonté de connaissance scientifique, à la fois des mécanismes physiologiques du rapport amoureux, mais aussi de la dialectique du rapport amoureux, dont il sait dépeindre aussi les ruses de la séduction, les mensonges, les dissimulations, les faux-fuyants, dans une sorte de traité des passions, et plus encore de l’instabilité de la personne même dont l’identité se cherche, s’élabore, se défait, échoue, se repend encore, s’éprouve sans cesse mais ne s’arrête jamais. doute leurs rapports et leurs conversations sont-ils de ceux qu’il ne faut ni dévoiler ni publier. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Horace, élaboration d’un sujet historique F RANÇOIS L ASSERRE Penser à l’aide de l’Histoire La tragédie d’Horace invite à s’interroger sur l’esprit dans lequel Corneille aborde le théâtre historique, et sur le contenu exact du respect qu’il réclame à l’égard des données de l’histoire. Appliquées au cas de Cinna ou de Pompée, ces questions seraient moins stimulantes : Cinna évoque des guerres civiles, des conspirations, et au temps de Corneille, les guerres civiles françaises sont encore en cours, bien qu’elles perdent peut-être un peu de leur impétuosité ; les conspirations sont quotidiennes. Pompée se déroule sur fond de rivalités des factions politiques, et c’est l’époque où les grands personnages ne cessent d’intriguer pour se débarrasser de Richelieu. L’application du sujet de ces deux pièces à l’actualité immédiate est naturelle. Il n’en va pas de même pour Horace. C’est là un sujet qui expose les contemporains de Corneille à une exigeante réflexion. Le patriotisme, en effet, en ces mêmes temps, est scandaleusement bafoué, et la notion même en est encore confuse. La partie factieuse du protestantisme (affaiblie mais non pas éteinte), l’obstiné et versatile Gaston d’Orléans, le demi-frère du roi, César de Vendôme, la puissante famille des Guise, suivie par les nostalgiques de la Ligue, le parti dévôt, prisonnier de principes théologiques, certains agités de haut vol, comme la duchesse de Chevreuse, ou La Rochefoucauld,… ne privilégient nullement l’intérêt général. Avec les seuls vestiges, aujourd’hui, de notre héritage révolutionnaire, nous nous sentirions plus proches de Tite-Live, que de ces fauteurs de conspirations internationales, tirant unanimement à hue et à dia, pour extorquer au roi l’agrandissement de leurs maisons. Chacune de ces factions est un corps constitué, pensionnant ses sbires et ses négociateurs, dont la tête, François Lasserre 246 toujours partisane et séparatiste, se trouvera être « la meilleure ou la pire / Suivant l’occasion ou la nécessité » (Sertorius, v. 850-1) 1 . Le contexte horacien est fort différent. Dans un ouvrage aujourd’hui rarement cité, quoique fondamental, la Cité antique, Numa Denis Fustel de Coulanges a écrit : L’État considérait le corps et l’âme de chaque citoyen comme lui appartenant ; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le corps de l’homme était une arme pour la cité, et qu’il fallait que cette arme fût aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrées, parce que cette connaissance était nécessaire à la bonne exécution des sacrifices et des fêtes de la cité… Les anciens ne connaissaient ni la liberté de la vie privée, ni la liberté de l’éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et presque divine qu’on appelait la patrie ou l’État. (éd. Hachette, 1898, p. 267-8). La question se présente sous deux aspects, de portée diverse : soit on s’interrogera sur l’exactitude de l’interprétation de l’histoire, par comparaison avec les données scientifiques de celle-ci. C’est ce point de vue qui fut mis en débat au XVII e siècle. La première tragédie classique à sujet historique, Sophonisbe de Mairet, en était la cible, puisque, bien loin de se suicider, comme l’a voulu le dramaturge, le Massinisse de l’histoire poursuivit sa carrière. Il fut d’importance capitale, en son temps, car la crédibilité, et donc la qualité dramatique, de l’ouvrage en dépend. Soit, en revanche, laissant de côté cet aspect, on se demandera ce que cherchent à nous apprendre les déformations (inévitables au demeurant), apportées par le dramaturge à l’histoire. C’est ce que nous tenterons, ne nous cantonnant pas dans le comment, mais visant le pourquoi : à quoi l’Histoire sert-elle ? L’épisode d’Horace est rapporté par Tite-Live, historien officiel de Rome au 1 er siècle av. J.-C., et par Denys d’Halicarnasse, qui écrit en grec, un peu plus tard. Deux peuples hostiles vont entrer en bataille. Par crainte de 1 Luis Miguel Cintra, qui joua le rôle de Sertorius à Aubervilliers en 1997, disait, dans un débat, que ces vers, prononcés par Pompée dans un esprit de conciliation, l’avaient d’abord choqué. A la réflexion, en dépit de nos morales républicaines un peu forcées, il avait admis ce parti-pris de contingence : la morale s’inscrit dans les limites de contraintes sociologiques. La valeur fondamentale, avant l’absolutisme, était bien l’engagement personnel irrévocable, mais son champ d’exercice ne s’étendait pas, le plus souvent, au-delà d’un cercle particulariste. Il en résulte qu’Horace ne traite pas exactement du patriotisme, au sens où on l’entend aujourd’hui, mais qu’il en traite par le biais de l’obéissance au pouvoir. Horace, élaboration d’un sujet historique 247 s’affaiblir tous deux, au profit de leurs autres voisins, ils décident de confier leur querelle à deux fois trois champions. Cette convention est formalisée par un traité religieux. Le combat a lieu. De manière adroite, l’unique survivant parmi les Horaces sépare ses adversaires, les tue l’un après l’autre, faisant ainsi triompher Rome. On apprend alors que sa sœur allait épouser l’un des Curiaces. Rentrant sous les acclamations, avec le manteau de ce mort en trophée, il rencontre sa sœur. Elle éclate en plaintes. Il la tue. On le saisit comme criminel. Le tribunal des duumvirs le condamne à une mort infamante. Sur le conseil du roi, il en appelle au peuple, qui l’absout, et un cérémonial d’expiation lui est imposé. Dans les deux auteurs, l’épisode témoigne de la rigidité des mœurs antiques, qui exaltait le patriotisme farouche du frère vainqueur, et excusait l’impétuosité du geste par lequel, ne supportant pas que sa sœur pleure un ennemi, il la tuait. Ce que mettent déjà en évidence Tite-Live et Denys, c’est que la cité primitive se trouve prise dans un conflit de devoirs. Elle finit par entériner le patriotisme brutal, qui est sa sauvegarde extérieure, mais il faut pour cela qu’à son grand désarroi, elle ferme les yeux sur le crime commis dans ses murs contre l’ordre social, celui-ci relevant encore, avant tout, du droit hiérarchique familial. La Cité commet un reniement, par opportunisme. Une tradition morale et dramaturgique S’il est vrai que, dans l’épisode historique, la question qui se posait était de soustraire à la loi le geste criminel d’Horace, les interprétations ultérieures (qu’il s’agisse de commentaire, ou de dramatisation) lui confèrent une dimension plus subjectiviste : l’approbation du patriotisme sera compromise, non plus par la nécessité d’en punir une manifestation excessive et illégale, mais par une vague d’indignation portant revendication des droits de la tendresse. A la charnière des 4 e et 5 e siècles, Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, ose un commentaire subversif, (que lui inspire l’esprit chrétien, très teinté, néanmoins, de poésie virgilienne) : Le cœur de cette seule fille [notre Camille] me semble avoir été plus humain que ceux du peuple romain tout entier… Au moment où elle pleurait la mort donnée par son frère à son époux, alors même Rome, pour avoir conduit des guerres pleines de massacres contre sa cité-mère, et l’avoir vaincue, au prix, de part et d’autre, de fleuves de sang familial, faisait la fête. François Lasserre 248 Débarrassons les choses des oripeaux mensongers, et des badigeons trompeurs, et scrutons-les d’un œil sincère (Cité de Dieu, 3, 14). Au XVI e siècle, en Italie, Pietro Aretino choisit le personnage de la sœur d’Horace, comme rôle-titre de sa tragédie, Orazia. Dans les dernières années du même siècle, Pierre Laudun d’Aigaliers, poète français peu connu, publia un volume abondant d’œuvres poétiques, comprenant deux tragédies, un Dioclétian, et un Horace. Vers la même époque, Lope de Vega fit, sur le sujet, une tragi-comédie, El Honrado Hermano (« la Gloire fraternelle »). C’est lui qui clarifie les nouveaux termes du débat, en signalant, dans sa dédicace, comment Saint Augustin s’y est intéressé, et a « disculpé les larmes d’Horacia » 2 . A propos de ces réflexions ou de ces ouvrages, la connaissance qu’aurait pu en avoir Corneille a toujours été péremptoirement balayée. Petit de Julleville (pour ne prendre qu’un exemple) déclare la pièce de Laudun d’Aigaliers « passablement ridicule », n’évoque l’Orazia qu’avec une sorte de dédain (« on a imprimé à Venise en 1546… »), et déclare qu’à Lope de Vega, Corneille pourrait devoir, au grand maximum, « l’idée de traiter ce sujet » 3 . Or, bien au contraire, la chaîne de pensée qu’ils forment se reflète dans Horace, avec des indices irréfutables pour Saint Augustin et Lope de Vega, et probables pour les deux autres. Le travail complexe, allant jusqu’au moindre détail, dont témoignent toutes les pièces de Corneille, l’impressionnant usage qu’il fit sans désemparer, des emprunts systématiques de toutes provenances, nous inclinent à penser qu’il réunit, ici comme ailleurs, la documentation la plus approfondie. On sait que le délai d’incubation d’Horace fut exceptionnellement long, la pièce n’étant jouée que trois ans après le Cid. Et, comme on va le voir, le poète y exprima un message puissant et difficile. Il faut encore se garder de suivre G. Couton, lorsqu’il nie, avec la sobriété qui s’impose dans toute pétition de principe 4 , la part d’El Honrado Hermano de Lope de Vega. Il est fort dommage qu’il se soit accroché à faire de Denys une source fondamentale de la pièce. Corneille a lu, certes, cet incomparable faiseur d’embarras qu’est Denys d’Halicarnasse. Mais les choses sont beaucoup plus claires lorsqu’on constate que c’est, en réalité, 2 Les éditions que j’ai pu consulter, commentées par Menendez Pelayo, écrivent « d’Horacio ». Cette erreur sera répétée dans la première réplique de l’acte II, et de nouveau, dans un propos de Flavia vers le milieu de l’acte III. Quoique surprenante, la faute n’est pas douteuse ; je me permets de corriger. 3 Théâtre choisi de Corneille, Paris, Hachette, p. 228. 4 « Il ne semble pas que Corneille se soit inspiré des tragédies qui existaient déjà sur le sujet d’Horace. Peut-être ne les a-t-il même pas connues » (La Pléiade. T.I, p. 1539-40). Horace, élaboration d’un sujet historique 249 Lope de Vega et l’Arétin qui ont exploité Denys, avant que Corneille ne se serve de leurs ouvrages. La relation entre Horace et la pièce de Lope avait notamment été esquissée par Martinenche, dès 1900. Les savants américains (Lancaster compris) l’ont contestée sans guère d’arguments : Menendez Pelayo leur servait de caution. Celui-ci n’avait-il pas écrit que la parenté des deux pièces « ne résiste pas à la plus superficielle comparaison » ? A ce stade, il s’agit encore, sans aucun doute, de sacraliser le génie du poète français, inventeur de soi-même 5 . Pour ma part, cependant, préférant laisser à l’illustre commentateur ses vues « superficielles », j’avoue avoir creusé la question. J’ai publié en 1992 un article explicitant d’étroits parallélismes d’élocution entre Lope et Corneille 6 . A l’examen des textes, ressort une quadruple constatation. Corneille avait depuis la Veuve exploité la XVIII e partie des comedias de Lope de Vega, volume qui contient El Honrado Hermano. Deuxièmement, les répliques qu’il traduit, d’El Honrado Hermano, sans être très nombreuses, sont suffisamment précises pour constituer des preuves, comme je le montrais dans mon article (PFSCL, 1992, n° 36). Troisièmement, la très large exploitation qu’il fait de l’idée de St Augustin mérite d’être mise en relation avec la dédicace de Lope, car il se trouve que cette dédicace attirait l’attention sur l’existence du texte enfoui dans la Cité de Dieu. Et enfin, la germination du fameux acrostiche des vers 444-50 s’éclaire lorsqu’on comprend qu’il est formé sur une indication scénique espagnole plusieurs fois répétée (SALE CUL > SALE CU [riacio] qui signifie : Curiace sort [de la coulisse]), en sorte qu’il est naturel de reconnaître que Corneille avait sur sa table de travail, lorsqu’il écrivait Horace, le volume intitulé XVIII e partie, et qu’entre deux élans créateurs, il rêvait sur ses curiosités linguistiques propres. De Lope de Vega à Corneille Mais après tout, le fait d’avoir un livre sur sa table de travail ne prouve pas qu’on l’« imite ». Nous ne prétendons pas nier la distance intimidante que les commentateurs ont toujours remarquée entre El Honrado Hermano et Horace. La tragédie de Corneille offre une concentration psychologique et dramatique inconnue du poète espagnol, dont la tragi-comédie appartient à une esthétique descriptive, cependant que la leçon historique n’en est proposée qu’en un détour de la dédicace : 5 Menendez Pelayo montre, pour la pièce de Lope, un grand dédain, fondé évidemment sur des conceptions classicisantes. 6 Madame L. Picciola, dans son livre, Corneille et la dramaturgie espagnole (PFSCL, Biblio 17, 2002), dédaigne la ressource de ce type de recherche. François Lasserre 250 No quise que fuese fábula, sino verdadera historia, y tan calificada que no se desdeñó San Agustín de escribirla en el libro III de su Ciudad de Dios, en el capítulo XIV, disculpando las lágrimas de Horacia, con el ejemplo de Eneas y de Marcelo en Sicilia 7 . Les principaux traits de cette esthétique de tragi-comédie, sur lesquels Corneille va opérer des transformations brutales, (plus encore que celles des Mocedades del Cid, trois ans plus tôt ! ), peuvent se répartir en quatre rubriques. El Honrado Hermano offre des préparations circonstanciées : les vexations mutuelles entre paysans albains et romains sont mises en scène, les Horaces et les Curiaces ne se connaissent d’abord que de réputation, on voit éclater le coup de foudre entre Curiacio et Julia Horacia, on assiste à la naissance de l’estime chevaleresque réciproque d’Horacio et Curiacio. La destinée d’Horacio est rendue très romanesque par l’histoire de son amour contrarié pour Flavia. Le père de Flavia, Quirino, vieux sénateur romain, veut la marier à l’un de ses collègues, et abuse de ses fonctions pour éloigner Horacio, en l’envoyant parlementer à Albe. La sœur d’Horacio, Julia, se travestit pour aider Flavia à fuir de chez elle. Horacio, de retour, croit celle-ci morte, et veut assigner son père devant le roi. Lorsque la crise éclate, Julia (redisons que c’est le nom donné par Lope à la sœur d’Horacio, la Camille de Corneille), s’empare de l’épée de son frère, et tente de l’ébrécher contre une pierre. Horacio est sur le point (prémonitoirement) de tuer sa sœur. Flavia le retient, mais, à son tour, elle se jette sur Curiacio pour l’étrangler. La bataille est représentée sur scène, ce qui ne permet aucun suspens. La ruse d’Horace n’est pas mise en relief dans le texte, elle sera seulement mentionnée au passage, dans une réplique élogieuse du roi albain. Une fois notées ces exubérances, ne négligeons pas de dire que la construction du drame de Lope est très dramatique, et ne mérite nullement le dédain dont elle a été victime. Le climat chaleureux de la fin de l’acte médian, ou bien la scène de violences et d’invectives familiales, qui occupe toute la première moitié du trosième et dernier acte, sont de grands moments de théâtre. Remarquons aussi que, dans la diversité des faits, le tableau historique est scrupuleusement conforme aux sources. Nous n’avons pas à en juger, à l’égard de Lope, mais il est bon d’en faire mention, puisque c’est là, à l’égard de Corneille, un aspect important de notre sujet. 7 Ne croyez pas que ce soit là une fable, mais une histoire vraie, et si autorisée que St Augustin n’a pas dédaigné de la reproduire au livre III Ch. 14 de sa Cité de Dieu, réhabilitant les larmes d’Horacia, par les exemples d’Énée, et de Marcellus en Sicile. Horace, élaboration d’un sujet historique 251 Nous tentons maintenant de préciser ce que Corneille doit, directement ou indirectement au drame de Lope de Vega. Éliminant les longues préparations, il a concentré tout leur contenu dans trois entretiens : les deux scènes de Curiace et Camille, simple rencontre amoureuse avant le choix des champions 8 , pour la première, puis déploration après ce choix, et la fameuse scène 3 de l’acte II, entre Horace et Curiace. Ainsi, pour la disposition dramatique, tout ce qui concerne les relations des deux familles est tiré de Lope, avec un travail d’épuration. On voit en particulier, par l’annonce de la désignation des champions, Lope produire un effet de scène très violent, atteignant Julia (elle s’évanouit). Les mots mis par Corneille dans la bouche de Curiace portent les traces de l’emprunt : ¿ De qué vienes disgustado ? Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ? ¡ Cosa que vengan a ser / de mis cuñados y hermanos ! L’amitié, l’alliance et l’amour / Ne pourront empêcher…. Qué, ¿ lo dudas ? los Curiacios / Alba escogió… Vos deux frères et vous. - Qui ? - Vous et vos deux frères Notons aussi l’une des répliques les plus célèbres : Que ya no eres para mí / más de enemigo, [dit Horacio] Albe vous a nommé, je ne vous connais plus, [dira Horace]. La scène de la discussion entre le roi romain et le dictateur albain était représentée au vif par Lope de Vega 9 . Corneille lui substitue un récit, par la bouche de Curiace (v. 279-327), qui mêle traduction et paraphrase du 8 G. Couton impute à l’influence de Denys l’idée de cette « trêve ». Mais la trêve de Denys a lieu après la nomination des champions, et consiste en une consultation de ceux-ci pour leur donner le choix de combattre, ou non. Elle n’a laissé aucune trace chez aucun des dramaturges. La scène I, 3 de Corneille a sans doute été inspirée par la fin de l’acte II de Lope, où Curiace est envoyé à Rome, avant sa désignation comme combattant, pour parler de paix. A cette occasion, il rend visite à la maison d’Horace. Les autres imputations de G. Couton à Denys sont également démenties par un examen attentif. La scission du récit du combat, excellent effet mettant à profit l’unité de lieu, vient, on le sait, de la Sophonisbe de Mairet, le déchaînement de Camille fut une initiative de Lope de Vega (y compris dans les termes cités par G. Couton, qui viennent plus naturellement de lui que de Denys), la protestation finale de Valère trouve son modèle (très circonstancié) dans l’Arétin, etc. 9 G. Couton (La Pléiade, T. I, p. 1540-1) condense les discours de négociation de Denys, pour y voir le modèle des v. 285-315 de Corneille. Peine inutile, car ce condensé avait déjà été réalisé assez adroitement par Lope, et c’est ce modèle que Corneille exploite, presque à la lettre. François Lasserre 252 discours de Mecio et de l’échange de propos entre lui et Tulio dans El Honrado Hermano. Le plaidoyer du vieil Horace sera plus étendu chez Corneille que dans El Honrado Hermano. Certains passages sont parfois la traduction littérale : Cuatro hijos hoy tenía / Gloria de mís largos años ; / no he dado a la patria poco, / pues que le doy tres, de cuatro. / Dejadme, Roma, éste solo ; / Dadme éste solo, romanos, / o quitadme a mí la vida / para que os dé cinco Horacios. Rome aujourd’hui m’a vu père de quatre enfants, Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle, Il m’en reste encore un, conservez-le pour elle. (v. 1706-8) 10 . Ainsi le resserrement drastique des actions pratiqué par Corneille trouve, malgré l’apparence, sa matière dramatique dans celles de Lope de Vega. Les épisodes préparatoires s’excluant de la comparaison, les parties où nous avons décelé des analogies couvrent quelques moments de la fin du 2 è acte d’El Honrado Hermano, et pratiquement les deux tiers du 3 e . C’est essentiellement dans ce 3 e et dernier que Corneille a puisé la disposition et les passions qui, systématiquement amplifiées, constituent une large moitié d’Horace. C’est dire qu’El Honrado Hermano est le modèle majeur. Les influences de l’Arétin et de Laudun d’Aigaliers sont plus restreintes. Pour l’Orazia, c’est d’abord une remarque générale qui se propose. Se pliant à l’unité de jour et de lieu, l’Arétin commençait l’action le plus tard possible, après même la désignation des six champions, et faisait connaître la bataille par un récit. Il n’avait que huit personnages importants, tous romains. Cette sobriété explique le fait que le meurtre d’Orazia avait lieu 10 Tite-Live n’a pas ces précisions : « il priait le peuple, qui le voyait naguère avec une progéniture imposante, de ne pas faire de lui un sans-enfants ». Par ailleurs, contrairement aux affirmations de G. Couton, Tite-Live fait dire très clairement au vieillard que « le meurtre de sa fille était juste selon lui ; sans quoi il aurait usé de son droit de père pour châtier son fils ». Denys ne disant pas un mot de plus, il n’y a pas de raison de faire appel à lui. Sa seule originalité, en la matière, consiste à faire que le vieillard ait ordonné de laisser pourrir sa fille au bord du chemin. Lope et Corneille l’ont, tous les deux, exempté de ce geste sympathique. La distorsion des sources en faveur de Denys, qu’a tenté de promouvoir G. Couton, n’est pas sans conséquence : d’une part elle méjuge le climat de travail de Corneille, qui était à l’affût de stimulations émotives, et non de paperasse administrative ; d’autre part, elle risque de fausser notre perception de ses intentions morales et philosophiques… Ma questo è poco et il più dirne troppo (Orazia, v. 1270). Horace, élaboration d’un sujet historique 253 dès le milieu du trosième acte. Les actes 4 e et 5 e ne contenaient que des discussions morales et des plaidoyers, assez variés, certes, mais lassants. Et pour le lieu, tout se passait dans la ville. Il semble que Corneille se soit appuyé sur ces dispositions, pour discipliner la matière disparate proposée par El Honrado Hermano. Paradoxalement, la probabilité de l’utilisation de ce modèle éclaire le travail régularisateur accompli sur Lope, avec une maîtrise très supérieure à celle du Cid. Corneille, donc, s’autorise à commencer l’action un peu plus tôt que l’Arétin, son premier acte précédant le choix des six guerriers ; il place, en conséquence, le meurtre plus tard, dans le quatrième acte, et réduit les plaidoyers en un seul acte. Signe des apports vivifiants de l’art tragi-comique, survenus en un siècle, il anime, notamment par les péripéties de la trêve et du récit interrompu, l’action globalement simple par laquelle il se conforme aux règles 11 . Autres indices, chez l’Arétin, le père, Publio Orazio, met au-dessus de tout la grandeur et le présent triomphe de Rome. Ce thème n’intervient ni dans les sources, ni dans Lope de Vega ; Corneille l’épouse, idées et expressions : Debbe esser de fortezza e de potenza / Superiore a tutte le nazioni / Come afferman gli auguri i vaticini (v. 740-3). - … les dieux t’ont promis l’empire de la terre (Horace, v. 43) ; … par toute la terre / Rome se fera craindre… / Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire (id., v. 987-91). Caractéristiques sont les traits de la consolation que le père, avouant cependant son impuissance, tente de donner à sa fille 12 : Ma gli sposi / Offeriransi a te onesta e grata / Vertuosa e gentile (v. 1180- 2) - …la perte est aisée à réparer dans Rome / … il n’est point de romain / Qui ne soit glorieux de vous donner la main (Horace, v. 1179-82). …con duro cor… dico / … che ne vada ove più crede / Isfogare il dolor que la martira (v. 1286-90) - Cependant étouffez cette lâche tristesse (Horace, v. 1191). Si l’on considère la personnalité d’Orazia, elle est vouée à une perspective mortelle ; elle ne ressemble pas à la Camille de Corneille, (qu’annonce 11 Ces remarques demeurent compatibles avec certains modèles dont j’ai fait état dans un ancien travail sur le sujet. La coupure du récit de la bataille, en particulier, dérive sans aucun doute de la Sophonisbe de Mairet. 12 On remarque aussi certains termes du récit du combat, par exemple : « in più parti divise la battaglia (v. 915) - [cette ruse] divise adroitement trois frères qu’elle abuse » (v. 1108). François Lasserre 254 plutôt la Julia de Lope - voir note 7 ci-dessus, et, plus loin, « les originalités cornéliennes »), mais fait présager, en revanche, la plainte de Sabine : Ma io, io se Roma vince, perdo / Il marito dolcissimo e i cognati / E vincendo Alba, qual vincer potria / … De i fratelli privata mi rimango (v. 469-73) …[je] serai du parti qu’affligera le sort (Horace, v. 90, et passim). Laudun d’Aigaliers nous a laissé dans son Horace trigémine, une belle tragédie, écrite dans un style hautain, et non dépourvue (ce qui est encore très rare à son époque) d’une véritable action. Les indices littéraux qui permettraient des rapprochements avec Horace, demeurent rares et peu assurés 13 . Cependant Corneille, qui était curieux de tous modèles, n’a sans doute pas négligé de consulter la mise en œuvre spécifiquement dramatique de celui-ci. D’Aigaliers est d’une province, le Languedoc, que ravagent les guerres de religion. Ses Curiaces sont des boutefeux, et, au contraire, le père Horace est, chez lui, inquiet et humain. Ce contraste (que nous n’attendions pas ! ) nous fait comprendre son intention satirique, les vaincus ayant été des fauteurs de guerre. L’action se prolonge au-delà de la trahison du dictateur albain qui aura suivi l’alliance des deux peuples, et le roi romain finira foudroyé. Le chœur conclut à l’inutilité de la compétition d’excellence qu’est la guerre. Au cours du 5 e acte, la confidente d’Horatia s’est emportée, en une vigoureuse invective : Las ! que deviendrons-nous, que deviendra la femme ? … [que l’homme] reconnaît mal un plaisir singulier Du jour qu’il nous contraint avec lui allier… Que deviendra la femme ? Eh ! que deviendrez-vous ? Vous ne serez pas sûre auprès de votre époux… Il sera donc permis… … d’un verre cassé, pour une clef perdue, Rendre sa propre chair 14 sur la place étendue. Et elle achève en se condamnant désormais à une errance désespérée : Non, je n’ai pas le cœur d’ensanglanter ma main Dans mon propre estomac et dans mon propre sein. 13 L’épilogue (scène pénultième de la tragédie), prononcé par la suivante d’Horatia après le meurtre de celle-ci, et dont nous allons parler, paraît avoir inspiré à Corneille les trois strophes de lamentation mises dans la bouche de la confidente Julie, qui servaient de conclusion dans la version originelle d’Horace. 14 Cette expression fait allusion à la définition biblique du mariage : « ils seront une seule chair » (Genèse, 2, 24). Horace, élaboration d’un sujet historique 255 Mais errer je m’en vais toute déchevelée… Pour vivre en un cachot avec quelque animal Le reste de mes jours en infortune ou mal. Tragédie militante, par conséquent, la seule du groupe, et, par cet aspect, modèle inévitable d’une réflexion historique qui laisserait percer quelque aspect revendicatif. Ce qui, nous allons le voir, est bien le cas de Corneille. D’Aigaliers ne consacre pas moins de douze vers du prologue, à la tragique contradiction de la gloire d’Horace « reconnu seigneur », et de son crime, retournement de fortune qui « le rendra débile » [c’est-à-dire : héros disqualifié]. Corneille nourrira le même contraste, dans son examen, affadissant prudemment, sous le grief externe de duplicité d’action, cette insondable fracture : … d’un péril public où il y va de tout l’État, il tombe en un péril particulier où il n’y va que de sa vie ; et pour dire encore plus, d’un péril illustre, où il ne peut succomber que glorieusement, en un péril infâme, dont il ne peut sortir sans tache. Les perspectives d’investigation que nous ouvre Saint Augustin, non pas dramaturge, certes, mais interprète passionné de l’épisode, sont plus puissantes encore. La phrase de la dédicace de Lope que nous avons citée plus haut, nous conduit vers elles, comme sans doute elle y conduisit Corneille, et elles inspirent une part toute spéciale et originale de l’action d’Horace. C’est en effet la voix de Saint Augustin, qui est comme répercutée et amplifiée dans le personnage de Sabine. Chez Sabine, romaine par son mariage, et fidèle à sa nouvelle patrie, la montée des dangers réveille l’attachement à son origine : « Albe,… mon premier amour (v. 30) », « mon pays (v. 83) » ; conditionnée par ce parallélisme, elle se demande « quel ennemi choisir, d’un époux ou d’un frère », et parce que « femme du vainqueur », elle est aussi « des vaincus la déplorable sœur ». Elle rappelle que l’une des villes est fille de l’autre : « tu portes le fer dans le sein de ta mère », et imagine ce qu’aurait pu être, pour Albe, « sa joie dans l’heur de ses enfants [les Romains] ». Souviens-toi, dit elle à Rome, « que du sang des rois [d’Albe], tu tiens ton nom, tes murs et tes premières lois ». Elle revient sans cesse sur le sang que coûtent les triomphes : Je verrai les lauriers d’un frère ou d’un mari Fumer encor d’un sang que j’aurai tant chéri. On ne peut triompher que par la mort des miens François Lasserre 256 Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte. Elle dénonce, en un développement rhétorique de la plus grande ampleur, le « faux brillant » de la gloire des armes. Elle propose de laisser aux hommes leur fermeté factice, et d’excuser les pleurs des femmes : « pour toute grâce, / Gardez votre constance et souffrez nos soupirs » ; « je soupire comme [Camille] » 15 . Parmi ces plaintes longuement répétées, on trouvera, certes, quelques échos des sources historiques. Mais c’est le commentaire de St Augustin qui en est l’âme : Cette Albe, mère de Rome,… entrant en conflit, entra aussi en affliction… C’était une guerre plus que civile, la cité-fille se battant contre la citémère… Je requiers que nous obtenions du cœur humain, si même des hommes sont félicités de pleurer leurs ennemis, qu’une femme puisse pleurer sans crime son époux, anéanti par son frère… Mais au même moment, après avoir vaincu au prix de fleuves de sang familial, Rome faisait la fête… Regardons les crimes dans leur nudité…débarrassons les choses des faux déguisements et des badigeons trompeurs, et scrutons-les d’un œil sincère… Si des gladiateurs s’avançaient pour combattre dans l’arène, l’un étant le fils, l’autre, le père, qui supporterait un tel spectacle ? qui ne l’interdirait ? De quelle façon, donc, pouvait-il être glorieux que la citémère d’un côté, la fille de l’autre, prennent les armes entre elles ? ... On aura noté que nous ne produisons qu’un nombre assez faible de rapprochements littéraux entre l’élocution proprement dite de Sabine, et celle d’Augustin. La parenté qui est essentiellement dans les thèmes ne laisse pas d’être assez évidente. Mais par ailleurs d’autres indices prouvent matériellement l’existence et la pertinence du rapprochement dont nous venons de parler. Ce sont des ressemblances, littérales celles-là, entre St Augustin et les propos de plusieurs autres personnages de la pièce cornélienne. Ainsi un argument d’Augustin, qui se signale spécialement à l’attention par son défaitisme presque honteux : « je dis que les conséquences de l’inertie, quelle qu’elle soit, sont préférables à cette aspiration à la gloire », fleurit à plusieurs reprises dans les répliques de Camille et même, malgré son sens du devoir, de Curiace : Quoiqu’à peine à mes maux je puisse résister, J’aime mieux les souffrir que de les mériter Dure à jamais le mal s’il y faut ce remède [la guerre] 15 Expressions de Sabine citées ci-dessus : vers 649-50, 758, 1376, 741, 949-50, 1344. Horace, élaboration d’un sujet historique 257 A quelque prix qu’on mette une telle fumée, L’obscurité vaut mieux que tant de renommée Dégénérons… C’est gloire de passer pour un cœur abattu Quand la brutalité fait la haute vertu. Chez Corneille, Curiace encore, à l’instar du saint évêque, décape la réalité ; la confidente de Sabine, Julie, rapporte des appréciations de même style : Je vois que votre honneur demande tout mon sang, Que tout le mien consiste à vous percer le flanc… Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale, Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale. Lorsque la même confidente raconte que les armées « ne peuvent souffrir un combat si barbare, qu’on s’écrie, et qu’« enfin on sépare [les six champions et parents] » 16 , son élocution est identique à celle de Saint Augustin : « qui supporterait… qui n’interdirait ? ». Nous sommes donc en droit d’affirmer que Corneille utilisa abondamment le texte de St Augustin (dont la référence et le contenu lui étaient rappelés dans la dédicace d’El Honrado Hermano), et que, par conséquent, les rencontres de thèmes entre ce texte et les lamentations de Sabine sont, même avec quelque relâchement dans les ressemblances verbales, des emprunts conscients et avérés. Notons que, plein de sensibilité et de compassion, le climat de ce commentaire était susceptible de soutenir une inspiration poétique, aux antipodes de celui, procédurier, desséché, atroce à l’occasion, du carnassier Denys. Concluons au sujet des pièces de l’Arétin, Laudun d’Aigaliers et Lope de Vega, ainsi que de la méditation augustinienne : le lot entier mérite d’être scruté pour bien comprendre les intentions de Corneille. Envers Lope de Vega et Saint Augustin, abondamment, envers les deux autres, plus éclectiquement, notre poète est redevable de suggestions très intimes. Les originalités cornéliennes Il y a, dans le sujet d’Horace, nombre de détails qui sont aménageables. Un point, en revanche, ne saurait être mis en discussion : le crime 17 , et son 16 Expressions citées : vers 153-4, 228, 459-60, 1239-42, 469-70, 787-8, 791-2. 17 Il va de soi que si l’on cherche une échappatoire en édulcorant cet événement précis, comme cela fut conseillé à Corneille par certains théoriciens (la sœur d’Horace François Lasserre 258 abolition. Emporté par le triomphe guerrier, Horace assassine la contestataire, qui est sa sœur. Il s’agit ensuite, en raison du service rendu à la patrie, de détourner le châtiment d’un criminel de droit commun. A part cela, selon les effets que l’on privilégie dans et par le découpage dramatique, et selon le poids relatif qui sera retenu pour certaines des passions mises en jeu, s’ouvrent des perspectives très diverses. Le contexte religieux sera-t-il privilégié, réservant à la sélection préalable des champions, d’une part, et / ou à la lustration finale du criminel, d’autre part, une place importante ? Dressera-t-on, au contraire, un cadre qui ne mettra en valeur que la pratique guerrière, une sorte d’évocation (en couleurs locales, plus ou moins déformées, ou en couleurs psychologiques pures), de ce qui fut une actualité internationale ? L’horreur du meurtre fraternel sera-t-elle prise en compte avec insistance ; si oui, dans quel esprit, juridique, ou affectif ? La sœur amoureuse sera-t-elle plaintive ou révoltée ? En quels termes sera prononcée la condamnation morale du coupable ? Risquera-t-il de devenir, pour les spectateurs, objet de réprobation radicale, absous douteusement ? Fera-t-on entendre que le contexte archaïque, et un expédient ambigu, expliquent suffisamment le cheminement et le dénouement de l’épisode, ou bien se servira-t-on des difficultés de l’impasse morale proposée par le sujet, pour donner l’essor à une méditation philosophique, qui pourra être, soit rigoriste, soit progressiste ? N’imaginons pas que Corneille se soit fixé le soin de restaurer le patriotisme dans la vie politique française. C’est précisément parce qu’il vivait à l’écart, tant des malheurs de la guerre, que de l’épineux imbroglio des affaires publiques, qu’il pouvait se consacrer librement à une activité culturelle. S’il décida de choisir comme sujet l’histoire d’Horace, c’est pour une raison personnelle, qui est la querelle du Cid. Bien qu’il fût depuis cinq ans protégé et pensionné par Richelieu, la querelle avait en effet installé entre le cardinal et lui un lourd malentendu. Les circonstances exactes, et surtout les sentiments de Richelieu, n’ont pas encore été pleinement élucidés ; mais le poète a ruminé alors d’immenses inquiétudes. La pièce à venir serait dédicacée au protecteur, et, dans un esprit de conciliation totale, reléguerait, à quelque prix que ce soit, toute espèce de soupçons mutuels. Pour s’orienter dans le choix d’un sujet adapté au dangereux contexte de sa carrière, Corneille s’inspira sagement des pièces qui s’étaient faites sous l’influence directe du cardinal, à savoir celles de Desmarets de Saint-Sorlin s’enferrant sur l’épée, au lieu d’être mise à mort par son frère), il est préférable de renoncer tout à fait à le traiter, et, sans doute même, à écrire pour le théâtre. Horace, élaboration d’un sujet historique 259 (qui mettaient en scène divers exemples de vertu), et un ouvrage des Cinq auteurs, l’Aveugle de Smyrne 18 . C’est essentiellement ce dernier sujet qui est le prétexte immédiat de son orientation vers Horace. L’Aveugle de Smyrne montrait un jeune homme que martyrisait quelque peu sa soumission à la volonté paternelle, mais qui finalement, grâce au repentir de ce père, pénétré de joie par la docilité de son fils, recouvrait la vue, et le droit d’épouser celle qu’il aimait. Avec plus de souplesse, l’Aspasie de Desmarets avait présenté, un an plus tôt, une thèse assez voisine. Il s’agissait de faire comprendre la nature de l’obéissance que l’on doit au pouvoir politique, et la nécessité absolue d’obéir sans espérer une récompense, celle-ci devant fleurir assez naturellement après la soumission. Corneille, avec Horace, s’éloigne de ces fables puériles. Mais il fait mieux : non content de s’asservir à leur gageure, il met à nu et traite explicitement le fond du sujet, la vertu d’obéissance patriotique, dans sa forme la plus rigoureuse. Classons comme simplement explicatifs certains de ses aménagements : l’exposé initial des angoisses de Sabine ; la visite de Curiace profitant d’une suspension guerrière ; la désignation dramatique des champions seulement au deuxième acte, et en deux étapes : les Horaces d’abord, puis, dressés soudain en travers du chemin de leur gloire, les Curiaces ; la différence entre le patriotisme farouche d’Horace, et celui, plus humain, de Curiace… Arrêtons-nous sur trois aménagements majeurs, auxquels il faudra ajouter la mention de deux mystérieuses particularités stylistiques. Premièrement, la perpétration du crime fraternel est, nous l’avons déjà noté, nettement circonstanciée. Nous parlerons plus loin de l’éclat final de Camille. Prévenue du retour d’Horace, elle étudie longuement (56 vers) la montée de sa propre colère, faisant écho à ses précédentes actions, à savoir les conseils de désertion qu’elle prodiguait largement à Curiace à l’acte II. Chez Tite-Live, son image était infiniment plus sobre : « elle détacha ses cheveux, et, toute en larmes, elle appelle par son nom son fiancé mort ». Camille est déterminée à proclamer « un véritable amour ». Cette amplification oppose la passion amoureuse, non plus seulement à la barbarie instinctive, mais au devoir civique le plus officiel. Camille, et cela a déjà été dit souvent, est en ceci la sœur de Chimène. La viscérale revendication individualiste et féministe que Corneille a dès longtemps amorcée, et qui a éclaté chez l’héroïne du Cid, demeure opposable à toute « vertu ». C’est une révolution. 18 Notons que, malgré son attribution officielle aux Cinq auteurs, l’Aveugle de Smyrne ne comporte pas de contribution de Corneille, qui s’était retiré du groupe, aussitôt après la Comédie des Tuileries. Ce point longtemps en suspens, a été examiné dans mon édition des pièces des Cinq auteurs (Champion, 2008). François Lasserre 260 Deuxièmement, le procès d’Horace est présidé et entièrement décidé par le roi. Dans les sources, le roi dégage au contraire sa responsabilité, au profit de deux juges indépendants, les duumvirs ; ceux-ci, imbus de l’application religieuse de la loi, concluent au châtiment capital ; le roi conseille à Horace d’en appeler au peuple, ce qu’il fait alors que son exécution est déjà presque commencée ; le peuple acquitte Horace, en lui imposant une cérémonie expiatoire. Sur ces divers points, Corneille (au mépris, notons-le, de toute exactitude historique), déroule son action devant, et au nom de, quelqu’un qui ressemblerait beaucoup à un fils d’Henri IV. Mais sur un point particulier, qu’il a soin de mentionner dans l’examen de la pièce, la « défense que son père prête » à Horace, l’adaptation est, au contraire, travaillée de manière à mettre en valeur l’esprit du texte-source, ce mélange d’utilité patriotique, et de tendresse paternelle, qui permettra de couvrir la faute, au demeurant impardonnable 19 . G. Couton a scruté les propos du roi, pour y découvrir un plaidoyer solidement juridique. Ceci n’est pas utile. Nous sommes au théâtre. Le sens d’une œuvre théâtrale réside dans le résultat de l’action, et les spectateurs n’ont pas le loisir de s’attarder aux arguties. Le roi se doit d’accorder aux apparences légales, que le crime est inexcusable, mais il en décide l’oubli, arbitrairement. L’auteur dénie ainsi toute conclusion valide, juridiquement, sentimentalement. Et surtout, il n’y a là aucune clé, qui s’appliquerait à tel ou tel serviteur de l’État. Nous avons vu que Corneille avait certainement autre chose en tête que des marionnettes-clés, et qu’il était présent lui-même, plus que jamais, dans son ouvrage. Si les élucidations sont conflictuelles et laborieuses, c’est précisément parce qu’elles concernent l’âme de l’auteur. Troisièmement, Corneille invente le personnage de Sabine 20 . Pourquoi ce personnage ? L’Examen de la pièce nous met sur la voie : pour qu’à « tous les incidents » correspondent « les sentiments que [ce personnage] en témoigne avoir, par l’obligation qu’elle a de prendre intérêt à ce qui regarde son mari et ses frères ». Cette formule nous oriente, en toute simplicité, vers la fonction que remplissait le chœur dans les tragédies antiques. Voilà pour l’aspect technique 21 . Dans l’intérieur de la maison 19 Nous avons vu que Corneille reprend sur ce point des termes précis qui ne se trouvent que chez Lope de Vega. 20 On trouvait chez Lope une Flavia, fiancée d’Horacio. Corneille en a utilisé la silhouette, mais Sabine étant albaine, la donnée passionnelle n’est plus du tout la même. 21 Cette remarque ne concerne que l’effet dramatique, dans son esprit. Le lyrisme personnel de Sabine utilise évidemment des thèmes qui ne se confondent pas avec le lyrisme collectif d’un chœur. Horace, élaboration d’un sujet historique 261 d’Horace, où se confine la scène (comme le précise le dialogue, v. 696 ou 774), l’action, commentée à tour de rôle par Camille, par le vieil Horace, par Julie, est réfléchie tout entière en une lamentation, dont Sabine est le support, à la fois personnel et allégorique. Selon l’opinion suggestive de Félix Hémon (éditeur d’Horace, Delagrave, 1883, p. 51), la conception de ce rôle « suffit à l’originalité de la tragédie et nous permet d’observer le contrecoup des événements publics sur une famille, confondant ainsi l’émotion qui naît des douleurs privées, et celle qui naît des dangers de l’État ». L’action, nous venons de le dire, ne se conclut pas. Sabine en ranime l’inextinguible ambiguïté, au fur et à mesure que les événements la plongent, d’un malheur pressenti, dans un malheur de plus en plus accablant. La page de Saint Augustin a constitué l’inspiration majeure de ses thèmes de plainte. Nous avons enfin à considérer deux éléments stylistiques : les imprécations de Camille contre Rome, et l’acrostiche des vers 444 à 450. Par-delà la profonde inspiration amoureuse dont nous avons parlé, les imprécations ajoutent (comme une passion supplémentaire de Camille) la haine du pouvoir. Chez l’Arétin, la sœur d’Horace se déclare morte à moitié, portant encore l’image de Curiace dans son cœur … ; chez Laudun d’Aigaliers, elle incrimine l’inhumanité de son frère, et souhaite que les dieux le punissent ; chez Lope de Vega, plus lyrique, elle exprime son refus du triomphe de son frère, démontre que Curiace n’est pas assez mort puisqu’il vit encore en elle, et honteuse de son propre sang, demande qu’il soit régénéré par mélange avec celui de son amant. Chez les trois, c’est elle qui demande la mort. L’Horace de Laudun va jusqu’à la lui accorder « pour la mettre en repos ». C’est uniquement chez Corneille que Camille blasphème contre Rome, et le poète se souvient qu’il ne s’agit pas seulement d’une passion exorbitante, mais d’un souhait « impie », d’un « monstre qu’il faut étouffer » (v. 1333-4), de crainte que les dieux ne soient tentés de l’exaucer. Camille n’a nullement l’intention de mourir ; c’est à Sabine, on le sait, que Corneille réserve cet aspect de la passion douloureuse. La virulence de l’invective anti-romaine ne se trouve que chez lui. On sait, par ailleurs, que la fameuse tirade blasphématoire est un écho avéré des imprécations de Massinisse contre Rome à la fin de la Sophonisbe. Or Massinisse était victime d’une contrainte dirigée précisément contre lui, et c’était très logiquement qu’il incriminait personnellement cette oppression. La situation de Camille est différente : son implication dans le malheur a résulté d’un hasard, et Rome n’a jamais songé à l’opprimer. Ces constatations suggèrent un infléchissement particulièrement féroce de la passion François Lasserre 262 de Camille, qui pourrait n’être pas dû à la logique dramatique ou à la recherche de l’effet maximum, mais à une intention subjective du poète. Distorsion historique considérable. Le deuxième élément stylistique est l’acrostiche « sale cul » qui émaille la tirade dans laquelle Horace, apprenant en compagnie de Curiace l’horreur de leur situation, soutient résolument sa théorie du patriotisme le plus brutal. Cet acrostiche fut découvert par Hubert Gignoux, à la fin des années 60. La consultation de spécialistes du calcul des probabilités a permis d’établir qu’il ne pouvait pas être dû au hasard 22 . Je considère pour ma part qu’entrelacé de la sorte aux paroles d’Horace, il ne peut pas signifier autre chose que la désapprobation de ces paroles par le poète, au moment où il les met dans la bouche de son personnage, qui est censé, de la sorte, proférer des ordures 23 . Esquisse d’interprétation du sens A l’aide de toutes les remarques ci-dessus, nous essayons de comprendre, non plus seulement la conjoncture dans laquelle Corneille a été amené à choisir le sujet de l’obéissance la plus rigoureuse, mais ce qu’il a voulu faire dire à ce sujet. Ici, de nouveau, il faut que nous nous affranchissions de la tradition. L’ère absolutiste, et à sa suite, la réplétion au XVIII e , avaient besoin de tragédies bouleversantes, exaltant la qualité mentale des émotions, sans trop voir de différences entre les éventuels « messages ». Plus tard, la Révolution française eut besoin de couper des têtes. L’archaïsme d’Horace lui fournit un beau « champ couvert de morts », dans lequel puiser ses justificatifs. Plus tard encore, en 1871, la France fut humiliée et décomposée. Certaines âmes généreuses se laissèrent gagner par une morale de la pénitence et de l’endoctrinement. Ainsi Corneille, dans ses tragédies du temps de Richelieu, n’a été expliqué, jusqu’au milieu du XX e siècle, que comme le héraut bouffi de divers types d’héroïsme fracassant, autant que tracassier. L’idée que l’histoire d’Horace a pour intention de donner des leçons de patriotisme pur et dur, a été fixée à la colle forte sur cette tragédie. 22 Dans C. Gagnière, Pour tout l’or des mots, R. Laffont, Bouquins, p. 37. Nous utilisons cette bizarrerie du texte, non pas comme point de départ de nos réflexions, mais comme authentification de celles-ci. 23 Noter dans un ouvrage antérieur à la découverte d’H. Gignoux, Horace ou la naissance de l’homme, de L. Herland, p. 104, le commentaire de ces 7 vers. Effleuré par le doute, l’auteur s’ingénie à conserver l’intégrité héroïque d’Horace. Horace, élaboration d’un sujet historique 263 Nous venons de voir qu’il existe un énergique message chiffré, en sens contraire. Mais signal insolite, inaperçu dans l’écrit pendant trois siècles, et rigoureusement imperceptible à quelque auditeur que ce soit. Insolite, mais non pas indéchiffrable, la dissimulation qu’il nous indique ne pouvant avoir pour destinataire virtuel que celui qui était la cible de toute l’entreprise, le cardinal. Mais peut-on purement et simplement renverser le sens, et prétendre que Corneille n’a voulu montrer que l’horreur du crime commis au nom de la raison d’État ? Cela n’est pas si simple. Même à supposer que l’on privilégie certains propos (le vieil Horace disant que la faute de Camille « était mieux impunie que punie par [le] bras [de son frère] », Horace lui-même avouant qu’après sa victoire éclatante il a peut-être « brutalement souillé » son honneur), la condamnation morale à laquelle pourrait aboutir l’action globale de la tragédie, demeurera tempérée. Quant à l’indice précis d’une condamnation qui pourtant hanta bel et bien l’esprit de Corneille, il est si bien crypté qu’il a fallu quelque 4000 lunes pour le découvrir. Désormais posée, la question me semble devoir se résoudre de la manière suivante. Sans être un sujet de commande, Horace est un sujet que Corneille s’est imposé pour satisfaire les goûts d’enseignement moral par le théâtre qui flattaient l’amour-propre de Richelieu 24 . Il se sentait obligé de passer par cette étape pour établir entre son protecteur et lui une relation définitivement solide, à l’abri de l’envie. Mais la manière dont le sujet de l’obéissance avait été traité dans l’Aveugle de Smyrne, lui semblait infiniment blessante pour la conscience, dangereuse pour la morale même. Le champ de cette réflexion prenait une couleur tragique. Car le personnage du serviteur assujetti au devoir d’obéissance, c’était Corneille luimême. Ulcéré par le fait que Richelieu ait cautionné et imposé la mise en jugement du Cid, et par le fait d’avoir dû essuyer les critiques concoctées par Chapelain et par quelques bien-disants professionnels, il est dévoré de rancœurs. Peut-être son désarroi est-il feint, mais avec quelle amère ironie ! J’attends avec beaucoup d’impatience les Sentiments de l’Académie, afin d’apprendre ce que dorénavant je dois suivre ; jusque là je ne puis travailler qu’avec défiance, et n’ose employer un mot en sûreté (Gasté, la Querelle du Cid, p. 485). 24 Nous pouvons classer succinctement les principaux sujets traités par, ou sous l’impulsion de, Richelieu : Aspasie, l’Aveugle de Smyrne, Scipion, présentent de grandes leçons de morale personnelle. La Comédie des Tuileries et Mirame sont spectacles d’apparat. Les Visionnaires semblent, outre leur aspect divertissant, appuyer le combat des doctes et des auteurs réguliers. Roxane et Europe sont des allégories, la seconde, un très ambitieux instrument de propagande internationale. François Lasserre 264 Dans le sujet d’Horace, au débat théorique sur l’obéissance, s’additionne un profond ressentiment contre l’oppression du pouvoir. C’est ce ressentiment, non pas passion abstraite, mais explosion de l’âme du poète lui-même, qui s’exprime dans les violences de Camille, et dans ses imprécations contre une Rome d’apocalypse épique, mélange abstrait de la condition dépendante du poète, de la coterie teigneuse des doctes, et du méchant usage de ces éléments, par le cardinal 25 . Ce dernier tiers du mélange est important, ainsi que le prouvera la longue persistance de la rancune de Corneille. Dès lors Horace, tragédie patriotique, mais qui examine cette vertu dans sa pratique concrète (celle d’un poète écrivant sous l’inspiration d’un ministre absolu) ne peut pas être une approbation pleine et entière de la soumission au pouvoir. Elle accomplit cette soumission, mais elle se refuse à y adhérer. Cette réticence s’exprime dans l’ambiguïté voulue de l’action tragique. Corneille évoquera avec fermeté, dans son Examen de la pièce, la dichotomie des actions, telle que dite par d’Aigaliers dans son prologue : « Horace tombe… d’un péril illustre… en un péril infâme, dont il ne peut sortir sans tache ». C’est déjà suggérer que la gloire est sujette à revers. Camille a prédit qu’il la « souillerait par quelque lâcheté », et Horace luimême l’admettra. Mais cette réticence s’exprime à mi-voix. Pour en mesurer la portée, strictement contenue, il n’est que de la comparer à l’éloquente diatribe de Saint Augustin. Empli de sa mission pastorale, celui-ci honnissait toute espèce de guerre. Et puis il recueillait un prétexte à surenchérir, stigmatisant le meurtre fraternel. Corneille ne le suit, à peu près clairement, que dans ce second verdict, condamnation d’un excès inexcusable. En ce qui concerne le premier, il est beaucoup plus nuancé : opposition de Curiace à Horace, contestation soumise de Sabine. Il ne l’articule que sous la figure d’un très abscons secret. Il ne reproche pas à Horace d’obéir, mais de le faire brutalement. Tel est le sens de l’acrostiche des vers 444 à 450. Dans l’obéissance au pouvoir, il propose un équilibre impossible : qu’elle soit absolue, mais qu’elle sache rester humaine. Compléments bibliographiques Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines, liv. 3, éd. Grec-Latin, Paris, Didot, 1866. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Leipzig, Teubner, 1863 (trad. par mes soins). Orazia, dans Teatro del Cinquecento, la Tragedia, Milano-Napoli, Ricciardi, 1997, T. II. 25 Je ne retiens pas l’hostilité de Scudéry, naturellement disqualifiée par l’envie professionnelle, et peu redoutable en soi. Horace, élaboration d’un sujet historique 265 Laudun d’Aigaliers, Les poésies de P. Laudun d’A., Paris, David Le Clerc, 1596 [consultable sur Gallica]. Lope de Vega, Decima octava parte de las comedias, Madrid, 1623. Lope de Vega, Biblioteca de Autores Españoles, T. CXCI, Madrid, Atlas, 1966. E. Martinenche, La Comedia espagnole en France…, 1900, et Slatkine, 1970. Desmarets de Saint-Sorlin, Aspasie, Genève, Droz, 1992. A. Soare, « La tragédie morale de l’action : de l’Orazia aux Tegeatan en passant par Horace », PFSCL, XXXV, 68 (2008), pp. 209-223. PFSCL XXXVI, 70 (2009) Du nouveau dans le dossier Perrault M ONIQUE B ROSSEAU EN COLLABORATION AVEC G ERARD G ELINAS Pour tenter de cerner la réception qui fut accordée aux contes de fées à la fin du XVII e siècle, je dépouille la correspondance des conteuses d’alors et de leurs amis et amies pour voir s’il y est question de leurs travaux ou des salons qu’elles fréquentaient. Les noms indiqués me conduisent à d’autres personnes pouvant éventuellement à leur tour témoigner dans leur correspondance de ce qui se passait dans les salons et de ce qu’on y pensait des contes de fées, et de leur réception par les hommes et les femmes de l’époque. J’en suis ainsi venue à consulter les lettres de Cabart de Villermont à Michel Bégon. Ces documents qui n’ont pas encore été publiés se trouvaient autrefois au château de Gemeaux, mais ont ensuite été transférés au département des manuscrits de la bibliothèque nationale de France. 1 Cabart de Villermont a servi d’intermédiaire entre Charles Perrault et Michel Bégon à partir de 1692 pour la confection des Hommes illustres. 2 Il fut ainsi en liens étroits avec Perrault jusqu’au décès de ce dernier en 1703, et constitue donc un témoin direct de la naissance et du destin des contes de fées rattachés à l’Académicien et à son fils. Dans sa correspondance avec Bégon qui compte 187 lettres, Cabart de Villermont fait état, dans une lettre 1 Sous la lettre D11 dans la cote D.01-19/ carton XC unités 301-303. On en trouve de nombreuses citations dans : Yvonne Bézard, Fonctionnaires maritimes et coloniaux sous Louis XIV : Les Bégon. Paris, Albin Michel, 1932. Voir également Georges Duplessis, Un curieux du XVII e siècle : Michel Bégon. Paris, Auguste Aubry, 1874. 2 Collectionneur d’estampes, Michel Bégon projetait de publier un ouvrage contenant le portrait des hommes célèbres de son temps accompagné de brèves notes biographiques. Ses activités d’intendant de la marine à Rochefort et d’intendant de La Rochelle ne lui laissaient que peu de loisirs. Un de ses amis, Cabart de Villermont, lui ayant appris que Charles Perrault avait un projet semblable, Bégon prit Perrault à son service. Cabart de Villermont assurait la liaison entre les deux hommes. De cette collaboration, naquirent les deux tomes des Hommes illustres (1696 et 1700). Monique Brosseau 268 du 19 décembre 1696, d’une information importante qui semble avoir jusqu’ici échappé aux chercheurs, à savoir que le chancelier Louis Boucherat a accordé à Mademoiselle le permis d’imprimer les Contes de ma mère l’oye qui lui sont dédiés, après l’avoir refusé à la duchesse de Nemours, même si elle le voyait souvent. Dans sa formulation, Cabart de Villermont semble dire que le chancelier Boucherat a d’abord refusé le permis d’imprimer à la duchesse de Nemours, puis l’a accordé directement à la dédicataire, Mademoiselle, nièce de Louis XIV. Ce refus de la part du chancelier Boucherat est à première vue surprenant, car Perrault l’avait fortement loué en lui dédiant en 1690 son Cabinet des beaux-arts. Quoique votre amour pour toutes les belles choses ne me soit pas inconnu, j’avoue néanmoins que le dessein de vous présenter ce livre m’a fait trembler plus d’une fois. Tant de vertus graves et sérieuses qui vous environnent me faisaient craindre pour les beaux-arts, et j’appréhendais que la Peinture, la Poésie et la Musique ne parussent des Nymphes bien frivoles auprès de la Justice, de la Prudence et de la Sagesse. Cependant, Monsieur, ayant eu le bonheur de vous voir de plus près, et dans ces doux moments de repos où les poids des affaires vous permettant de respirer, vous vous laissez aller à la pente de vos inclinations naturelles. J’ai remarqué que ces belles Nymphes ne vous étaient pas indifférentes et que même elles étaient bien plus de votre connaissance que de la mienne. J’ai vu qu’en récompense de l’assiduité que vous aviez eue pour elles pendant vos jeunes ans, elles vous ont fait part de tous leurs secrets ; que l’Architecture, la Sculpture et la Peinture n’ont produit aucun ouvrage considérable dans la suite des temps dont vous ne connaissiez toutes les beautés, et toutes les finesses ; que l’Éloquence se mêle dans tous vos discours ; que la Poésie vous divertit quelquefois ; et que la Musique aurait le bonheur de vous charmer souvent si le soin continuel d’entretenir une plus solide et plus belle harmonie dans l’État n’occupait toute votre attention. Ainsi, Monseigneur, loin de vous demander votre protection pour ces maîtresses des beaux-arts, je les prierais plutôt de m’être favorables auprès de vous, et de vous dire qu’elles sont un peu de mes amies. Ce me serait, Monseigneur, un moyen indubitable d’obtenir quelque part dans votre bienveillance, mais je ne veux devoir un bien si précieux qu’à votre bonté toute pure, et à la profonde vénération avec laquelle je suis votre très humble et très obéissant serviteur. Du nouveau dans le dossier Perrault 269 Par ailleurs, Perrault fut en contact direct 3 et indirect (via l’abbé de Choisy) avec Boucherat durant une bonne partie de l’année 1696 pour tenter de trouver une solution aux éloges d’Arnauld et de Pascal qui devaient figurer dans le premier tome des Hommes illustres, mais auxquels les Jésuites s’opposaient. 4 Boucherait avait accordé le privilège d’impression du volume le 16 février 1696, mais il avait retiré son accord après la plainte des Jésuites. 5 Le chancelier en avait informé l’abbé de Choisy pour qu’il le fasse savoir à Perrault. 6 L’affaire avait traîné en discussions et compromis jusqu’à la décision personnelle du roi, le 24 novembre, qui donnait raison à la demande des Jésuites. De même, Perrault était en contact avec la duchesse de Nemours, car Cabart de Villermont écrit à Bégon, le 13 août 1696, qu’il a dîné chez elle avec Perrault. 7 Depuis 1695, la duchesse de Nemours avait sous sa protection Mlle L’Héritier qui était la cousine de Perrault par sa mère. 8 Mlle L’Héritier avait encouragé le fils Perrault dans la confection de son recueil de contes et elle lui avait transmis son Marmoisan par l’intermédiaire de sa sœur pour qu’il y figure. Mlle L’Héritier était par ailleurs très proche de son cousin sur la question des contes où, comme dit Gilbert Rouger, ils formaient « deux têtes sous un même bonnet », 9 à tel point que la préface de la troisième édition des contes en vers (1694) se termine par un madrigal de 3 Bégon parle, en date du premier mai 1696, de la visite que Perrault « doit rendre à Mr le Chancelier ». Bulletin-Revue des Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis. (48) 1930. 4 Yvonne Bézard, « Autour d’un éloge de Pascal : une affaire de censure tranchée par Louis XIV en 1696 ». Revue d’histoire littéraire de la France. XXXIII, 1926, pp. 215-224. 5 D. J. Culpin, Charles Perrault : Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec leurs portraits au naturel. Tübingen, Biblio 17 (42), 2003, p. X. 6 Voici ce qu’écrit Perrault à Bégon le 29 avril 1696 : « Quand vous m’avez fait la grâce, Monsieur, de m’avertir que l’on faisait du bruit à la cour, sur ce que nous mettions monsieur Arnauld et monsieur Pascal parmi nos hommes illustres, je savais déjà qu’on en avait fait des plaintes à monsieur le chancelier, lequel eut la bonté de nous faire avertir par M. l’abbé de Choisy, sur quoi je priai monsieur l’abbé de Choisy de dire à monsieur le chancelier que [etc.] ». 7 Yvonne Bézard, Fonctionnaires maritimes et coloniaux sous Louis XIV : Les Bégon. Paris, Albin Michel, 1932, p. 196. 8 Leur mère respective était une Leclerc. 9 Contes de Perrault. Introduction de Gilbert Rouger. Paris, Garnier, 1967, p. XXVIII. Monique Brosseau 270 Mlle L’Héritier louant Peau d’Âne. Elle fit par la suite l’éloge de ce conte à deux reprises dans ses Œuvres meslées de 1695. 10 Boucherat devait avoir de fortes raisons pour s’opposer à la publication des Contes de ma mère l’oye puisqu’il a fallu, semble-t-il, l’intervention directe de Mademoiselle à qui il ne pouvait sans doute pas opposer un refus pour qu’il cède. Une fois son accord donné, l’impression du volume semble avoir immédiatement commencé, car l’abbé du Bos annonce à Bayle le 23 septembre 1696 que Barbin « imprime les contes de ma mère l’oye par M. Perrault », alors que le permis d’imprimer n’est daté que du 28 octobre. De même, c’est probablement à la suite de l’accord donné par Boucherat que le Mercure galant annonce dans son numéro de septembre que La Belle au bois dormant est d’ « un fils de maître », après avoir déclaré dans son numéro de février qu’on devait ce conte à la dame qui avait publié dans ses pages, un an plus tôt, L’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville. Certaines interrogations émergent de cet incident rapporté par Cabart de Villermont. La première question qui vient à l’esprit est évidemment celleci : Pourquoi Boucherat a-t-il refusé le permis d’imprimer les Contes de ma mère l’oye? N’y a-t-il donc pas vu les récits chrétiens que des critiques contemporains ont perçus dans cette œuvre? 11 N’y a-t-il également pas vu la démonstration que, selon d’autres critiques actuels, l’auteur faisait indirectement de la supériorité du siècle de Louis XIV sur les Anciens? 12 Deuxièmement, pourquoi Mademoiselle tenait-elle tant à ce que ce recueil de contes qui lui était dédié soit publié, bien qu’il contienne certains éléments qui auraient pu l’indisposer? Par exemple, la scène des menues dévotions dans La Belle au bois dormant aurait pu lui rappeler les malheureux incidents arrivés à sa demi-sœur (Marie-Louise d’Orléans) qui avait épousé le roi d’Espagne en 1679 et qui, ne parvenant pas à tomber enceinte, avait été soumise à toutes sortes d’exercices de piété avant de mourir brusquement en 1689 peu avant l’exorcisme qu’elle s’apprêtait à recevoir. De même, l’œillet qui figure dans la vignette de la dédicace aurait pu lui faire songer à une bâtarde que Louis XIV avait eue de Claude de Vin des Œillets (femme de chambre de Mme de Montespan) et qu’il maria le 17 avril 1696, après avoir casé avantageusement deux autres de ses bâtards (le duc du Maine et Mlle de Blois), alors que la mère de Mademoiselle désespérait de 10 Dans la dédicace de Marmoisan et dans sa lettre à Mme D.G. (Œuvres meslées. Paris, Guignard, 1696, pp. 2 et 307). 11 Voir notamment Roger Zuber, Charles Perrault : Contes. Paris, Lettres françaises, coll. de l’Imprimerie nationale, 1987. 12 Cette thèse est répétée à satiété dans presque tous les ouvrages portant sur les Contes attribués à Charles Perrault. Du nouveau dans le dossier Perrault 271 lui trouver un conjoint. 13 Dernier exemple : la scène du bal dans Cendrillon ressemble étrangement à ce que Mademoiselle avait connu en 1693 avec le prince héritier Frédérik de Danemark, à l’exception du mariage final qui ne s’était pas réalisé. 14 Saint-Simon révèle dans ses Mémoires que Mademoiselle a beaucoup souffert de ce que Louis XIV fasse passer ses bâtards avant elle et qu’elle a quitté Versailles avec plaisir après son mariage que la paix de Ryswick finit par réaliser. 15 Troisièmement, le refus de Boucherat doit avoir été postérieur à la publication de La Belle au bois dormant par le Mercure galant dans son numéro de février 1696, car il est peu probable que la revue aurait osé défier le chancelier en diffusant un texte faisant partie d’un recueil dont il avait interdit la publication. Il est vrai cependant que la version de ce conte éditée par le Mercure galant est plus élégante que celle qui figurera dans le recueil diffusé par Barbin au début de 1697 puisque les deux enfants du prince et de la princesse ne naissent plus clandestinement et que la sauce Robert associée au cannibalisme et qui faisait encore partie de la gastronomie française a disparu. Il n’en demeure pas moins étrange que l’édition imprimée plus tard par Barbin ait opté pour la version la moins « politiquement correcte » de ce conte, surtout après que l’ouvrage eut initialement reçu l’opposition du chancelier Boucherat. Quatrièmement, l’intervention de la duchesse de Nemours dans cette affaire vient-elle d’une demande de Mlle L’Héritier? Mais si Mlle L’Héritier a intercédé par le biais de la duchesse de Nemours en faveur du recueil des Contes de ma mère l’oye, on comprend mal pourquoi un silence total semble s’être établi par la suite entre Perrault et sa cousine, alors que, sur la question des contes, ils avaient fait cause commune. Ainsi, en 1717, elle republia Marmoisan sous un nouveau titre (L’Amazone française insérée dans Les Caprices du Destin), mais supprima la dédicace de 1695 à la fille de Perrault où elle louait le père et le frère de cette dernière. Même à la mort de Perrault, Mlle L’Héritier ne semble avoir rien écrit à sa mémoire 13 « Je suis entièrement persuadée, écrit Madame Palatine le 4 mars 1697, que ma fille coiffera sainte Catherine selon toute apparence ». 14 « Le prince Frédérik a dansé un menuet avec Mademoiselle [lors d’un bal donné en son honneur au Palais-Royal], il n’a cessé de la regarder et, à la fin du menuet, il est resté tout hébété au milieu de la salle ; il y serait encore si Madame n’était allée le prendre par la main pour le ramener à sa place ». Arlette Lebigre, La Princesse Palatine. Paris, Albin Michel, 1986, p. 159. 15 Saint-Simon nous apprend que Mademoiselle fit prier Couvonges, grand maître de la maison du duc de Lorraine venu la demander en mariage au nom du duc, « de se hâter de la tirer d’une cour où on ne se souciait que des bâtards ». Mémoires, tome 1 (1691-1701). Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1983, p. 562. Monique Brosseau 272 bien qu’elle ait alors, semble-t-il, éprouvé une grande douleur. 16 À l’inverse, Perrault semble avoir gardé le contact avec la duchesse de Nemours après la publication du recueil controversé car, dans la lettre du 13 avril 1697 où Cabart de Villermont annonce à Bégon que le fils Perrault a eu une rixe avec un voisin, il précise qu’il va conduire Perrault chez cette dernière le lendemain. Enfin, on peut se demander ce que l’abbé de Choisy vient faire dans cette affaire. En 1687, l’abbé de Choisy, récemment reçu à l’Académie française, avait rencontré le chancelier Boucherat pour lui transmettre les avis de l’Académie sur le dictionnaire concurrent de Furetière. Durant la période qui nous intéresse, l’abbé de Choisy qui connaissait des problèmes financiers ayant donné lieu à des procès se divertissait en écrivant ses Mémoires pour servir à l’histoire de Louis XIV à partir de confidences qu’il soutirait sous divers prétextes à ses interlocuteurs à la Cour sans leur révéler son projet. En 1696, il travaillait également avec Perrault à l’Académie française au bureau qui avait été formé, après la sortie du Dictionnaire en 1694, sur les doutes concernant la langue française. 17 Mis ensemble, ces éléments peuvent sans doute permettre de comprendre pourquoi Boucherat choisit l’abbé de Choisy qu’il trouva à la Cour pour informer Perrault de l’opposition des Jésuites aux Hommes illustres. Tout ceci ne nous éclaire cependant pas sur les liens que l’abbé de Choisy pouvait avoir avec La Belle au bois dormant, s’il est bien l’auteur de L’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville. Les critiques actuels 18 estiment en effet qu’il a rédigé cette nouvelle parue sous une identité de femme dans le numéro de février 1695 du Mercure galant. C’est donc vraisemblablement lui qui, dans une deuxième version allongée de cette nouvelle parue curieusement à nouveau dans le Mercure galant sur deux numéros (août et septembre 1696) à cause de son étendue 19 , aurait révélé au public que La Belle au bois dormant qui lui avait été attribuée en février était « d’un fils de maître », renvoyant ainsi les curieux au fils Perrault, car Mlle L’Héritier avait annoncé dans ses Œuvres meslées de 1695 que le fils de Charles Perrault rédigeait un recueil de contes dont elle faisait l’éloge. 16 « Dans une lettre de Bétoulaud à Mlle L’Héritier, il est parlé de ‘votre savant ami, le célèbre Perrault, dont la perte vous cause une si juste douleur ». Mary Elizabeth Storer, Un épisode littéraire de la fin du XVII e siècle : La mode des contes de fées (1685-1700). Genève, Slatkine, 1972 (1928), p. 44. 17 Voir Dirk Van der Cruysse, L’abbé de Choisy : androgyne et mandarin. Paris, Fayard, 1996. 18 Jacques Chupeau in Raymond Picard et Jean Lafond (Éds), Nouvelles du XVII e siècle. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p. 1676. 19 La version de 1695 comporte 87 pages, alors que celle de 1696 en compte 164. Du nouveau dans le dossier Perrault 273 Deux hypothèses ont été ici avancées pour expliquer ces flottements : celle de l’imbroglio et celle de la stratégie éditoriale, mais elles présentent toutes deux de grandes faiblesses. En effet, la thèse de l’imbroglio rattache l’abbé de Choisy, Mlle L’Héritier et Charles Perrault à L’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville. Cette hypothèse est cependant affaiblie par le désaccord des experts sur le rôle attribué à chacun dans cette affaire. 20 Cette nouvelle met de l’avant une coquette et une joueuse, alors qu’il s’agit de deux types de femmes que Mlle L’Héritier et Charles Perrault dénonçaient vigoureusement. Il serait donc logique de les écarter de ce texte. Reste alors l’abbé de Choisy dont la vie privée ressemble à celle de l’héroïne, mais il a par ailleurs dénoncé la mode des contes de fées 21 et il écrivit, à la demande des dévots et à la grande joie de Mme de Maintenon, 22 ses Histoires de piété et de morale pour les concurrencer : Il y a douze ou quinze ans que les Dames saisirent les contes de fées avec tant de fureur qu’elles ne voulaient plus entendre parler d’autre chose : les ouvrages les plus solides cédaient à l’Oiseau bleu et la superbe rue saint Jacques se voyait humiliée devant les degrés de la sainte Chapelle. De bonnes âmes crurent devoir s’opposer à un goût bizarre capable de gâter de jeunes esprits, qui reçoivent aisément les premières impressions. Ils 20 Chaque expert des contes de fées, note Joan DeJean dans l’introduction de son édition américaine de cette nouvelle, est arrivé à une conclusion différente dans l’attribution de L’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville : « Paul Bonnefon a proposé que L’Héritier était l’auteur unique ; Paul Delarue opte pour une collaboration entre Perrault et l’Héritier ; Jeanne Roche-Mazon conclut que Perrault et Choisy ont travaillé ensemble ; Marc Soriano vote pour une collaboration entre l’Héritier et Choisy ; et Mary Elizabeth Storer décide que cette histoire doit être déclarée anonyme : son auteur est une femme, mais pas L’Héritier ». François- Timoléon de Choisy, Marie-Jeanne l’Héritier and Charles Perrault, The story of the Marquise-Marquis de Banneville. New York, Modern Language Association of America, coll. MLA Texts & Translations, 2004, pp. xvi-xvii [c’est moi qui ai traduit cet extrait]. 21 Il en a pourtant écrit un (L’Histoire de la princesse Aimonette) à l’intention de la princesse de Savoie nouvellement arrivée en France, mais ce texte semble être resté dans ses tiroirs et aurait eu pour but de se moquer de la féerie. Fabrice Preyat, « L’alter et l’ego ou ‘l’ironie frappée de l’incertitude’ : Critique et humour dans les contes de l’abbé de Choisy », in Topographie du Plaisir sous la Régence offerte à Maurice Barthélemy. Études sur le XVIII e siècle. Éd. Roland Mortier et Hervé Hasquin, Bruxelles, 1999, pp. 99-117. 22 « M. l’abbé de Choisy, écrit-elle à Noailles en 1702 au sujet de ce qu’elle enseigne aux jeunes filles de Saint-Cyr, a eu la complaisance pour moi de faire des histoires très agréablement écrites et qui leur donnent des exemples de vertu ». Monique Brosseau 274 s’assemblèrent et conclurent que pour exterminer les fées, il fallait donner au public quelque chose de meilleur. 23 La piste de l’imbroglio débouche donc elle-même sur un imbroglio! Par ailleurs, l’hypothèse d’une stratégie éditoriale pour tâter la réaction du public et protéger Perrault des sarcasmes de Boileau a été développée par Paul Bonnefon 24 au début du siècle avant la découverte, dans les années cinquante, du manuscrit de 1695, mais elle présente de grandes faiblesses lorsqu’on tient compte de cette nouvelle donnée. En effet, si le manuscrit de 1695 a été livré à Mademoiselle concurremment à la publication de La Belle au bois dormant par le Mercure galant dans son numéro de février 1696, le recours à un prête-nom féminin aurait été inutile pour protéger Perrault et prendre prudemment le pouls du public, dans la mesure où il aurait été su plus ou moins rapidement que Mademoiselle avait reçu un recueil contenant ce conte dans un manuscrit dont un enfant prétendait être l’auteur et dont les initiales étaient P. P. Le public aurait immédiatement songé à Pierre Perrault au sujet duquel Mlle L’Héritier avait révélé dans ses Œuvres meslées de 1695 qu’il occupait les « amusements de son enfance » à confectionner un recueil de contes. On en aurait alors conclu que cette dame mystérieuse qui avait écrit L’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville avait fourni au fils Perrault La Belle au bois dormant (à la manière de Mlle L’Héritier qui lui avait communiqué son Marmoisan) 25 , mais on aurait été étonné que Charles Perrault dont Mlle L’Héritier avait loué dans ses mêmes Œuvres meslées l’éducation qu’il donne à ses enfants, permette à son fils mineur d’être en contact avec cette dame qui loue le travestissement galant, la coquetterie et le jeu, tout en défendant à ses lectrices de plus de 20 ans de la lire car, était-il noté dans l’avant-propos de sa nouvelle, « une fille à vingt ans doit songer à se faire bonne ménagère, et le temps du badinage est 23 Histoires de piété et de morale. Paris, Jacques Estienne, 1710. Avertissement. L’abbé de Choisy précise également que « par des raisons qu’il n’est pas nécessaire de rapporter ici, ce petit ouvrage [probablement composé en 1697, selon certains témoignages, donc dès le début de la mode des contes de fées] demeura dans le cabinet ». 24 Paul Bonnefon, « Les dernières années de Charles Perrault », Revue d’histoire littéraire de la France. 1906 (13), pp. 629 sq. 25 La thèse à l’effet que l’auteur des Contes de ma mère l’oye n’a pas composé luimême ses récits, mais n’a fait que reproduire ce qu’il a entendu sera mise de l’avant par le Mercure galant dans sa présentation du recueil en janvier 1697 : « Ceux qui font de ces sortes d’ouvrages sont ordinairement bien aises qu’on croie qu’ils sont de leur invention. Pour lui, il veut bien qu’on sache qu’il n’a fait autre chose que de les rapporter naïvement en la manière qu’il les a ouï conter dans son enfance ». Du nouveau dans le dossier Perrault 275 bien avancé pour elle. » L’influence négative de cette dame aurait pu être exploitée par les ennemis de Perrault en notant que la version de La Belle au bois dormant reçue par Mademoiselle est beaucoup moins recommandable (avec ces deux enfants clandestins issus du mariage secret du prince et de la princesse) que celle publiée par le Mercure galant qui, se dira-t-on, a probablement dû épurer le texte pour le rendre plus conforme aux bienséances de ses lecteurs mondains. Par ailleurs, les attaques contre La Belle au bois dormant auraient sans doute été encore plus vives si on avait plutôt cru que la dame derrière L’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville n’avait pas fourni ce conte aux Perrault, mais leur aurait simplement servi de prête-nom pour couvrir le véritable auteur des risques encourus par ce conte, à savoir Charles Perrault ou son fils (individuellement ou en collaboration). Il aurait en effet été facile de retourner contre eux les principes avancés dans la préface des contes en vers relatifs à la morale et aux bienséances que Charles Perrault s’était fait une « loi » de respecter scrupuleusement, sans céder au « désir de plaire ». Comme on peut le constater, certains des personnages impliqués dans cette affaire forment une constellation : Mlle L’Héritier qui est la parente de Perrault et qui partage ses opinions sur les contes est la protégée de la duchesse de Nemours qui a fait la demande de privilège des Contes de ma mère l’oye au chancelier Boucherat qu’elle voyait souvent selon Cabart de Villermont. De plus, Mlle L’Héritier devait être assez proche de Mademoiselle, car elle en fait un portrait dans ses Œuvres meslées de 1695, 26 et c’est elle qui fit l’épithalame et d’autres poèmes à l’occasion du mariage de cette princesse avec le duc de Lorraine en 1698. 27 Quant à l’abbé de Choisy, en tant qu’intermédiaire utilisé pour régler auprès du chancelier et du roi le conflit entourant les Hommes illustres, il était en relations étroites avec Perrault au moment de cet incident. De plus, l’abbé de Choisy devait avoir ses entrées au Palais-Royal où vivait Mademoiselle, car il avait autrefois été élevé avec le père de cette dernière et il partageait avec lui le goût du travestissement auquel il fait d’ailleurs allusion dans L’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville. 28 L’opposition de Boucherat à la publication du recueil des contes en prose n’ouvre-t-elle pas la voie à d’autres possibilités d’interprétation qui seraient 26 Œuvres meslées, op. cit., p. 339. 27 Ouvrages de Mademoiselle L’H*** sur le mariage de son altesse royale Madame la duchesse de Lorraine. Paris, Jean Moreau, 1698. 28 Selon les critiques, il y aurait, dans cette nouvelle, une référence au bal donné au Palais-Royal en 1665 à l’occasion du Carnaval où Monsieur, frère de Louis XIV, se serait présenté habillé en femme. Monique Brosseau 276 plus aptes à surmonter les difficultés que posent l’hypothèse de l’imbroglio et celle de la stratégie éditoriale qui ne peuvent d’ailleurs pas rendre compte de plusieurs des faits ici rapportés? COMPTES RENDUS PFSCL XXXVI, 70 (2009) Tho m a s M. C a rr, Jr. ( e d .): The Cloister and the World: Early Modern Convent Voices. Charlottesville, VA : Rookwood Press, 2007 (Studies in Early Modern France, vol. 11.). As Thomas M. Carr, Jr. observes in his excellent synthetic introduction to this collection of ten articles, early modern French nuns have been the poor sisters of their Spanish counterparts as far as research on their writings is concerned. Among Hispanists, Teresa of Avila and Juana Inés de la Cruz have long enjoyed a canonical standing that has prompted extensive work on the writings of “untold sisters,” to borrow the suggestive title of an important anthology published in 1989. From one point of view, of course, work on French nuns has not exactly been lacking: Geneviève Raynes’s Couvents de femmes: La vie des religieuses contemplatives dans la France des XVII e et XVIII e siècles and Elizabeth Rapley’s The Dévotes: Women and Church in Seventeenth-Century France appeared in 1987 and 1990, respectively, and other important full-length studies have followed, especially in recent years. But these are generally works of cultural history, written by historians; unlike in Spain, the actual textual production of women religious has seldom been claimed by those teaching in literature departments. Carr, mixing contributions by historians and literary scholars in equal proportions, and topping the volume with a path-breaking 26-page checklist of writings by early modern French nuns, aims to lay the groundwork for an interdisciplinary field. Happily, the field looks to be one of harmony, with historians and literary scholars all tackling fairly similar questions: how permeable was the boundary between the convent and the world? what sort of access did nuns have to books, to writing? what were the modes of circulation of their texts? what were the limits - imposed or self-imposed - on the agency derived from writing? Indeed, the question of agency haunts most of this work - a heavily problematized agency. With the exception perhaps of Claire Carlin’s nonetheless convincing piece on Jeanne de Cambry, author of a unique marriage manual and various mystic works, one notes the eclipse here of the celebratory feminist tone that characterized much earlier work in the Spanish domain. (“Good sisters use the power of the pen against bad patriarchal institutions” : so might read the imaginary advertising tag of Hispanist scholarship of fifteen or twenty years ago.) Carr’s contributors tend to offer sober appraisals of a situation in which the coming to writing obeyed constraints and motives that are not easily organized into a Manichean struggle between oppression and resistance. Two of the group’s historians concentrate on self-presentation in convent writings - not so much presentation of an “inner self,” but the formation of PFSCL XXXVI, 70 (2009) 280 a collective identity. Elisabeth M. Wengler uses the Petite chronique of Jeanne de Jussieu to excavate the ways in which the sisters of Sainte Claire “conceived of themselves and their communities” (38). The obituaries of Visitandine nuns, intended for in-house consumption, provide Elisabeth Rapley with a large archive from which to distill the commonplaces these women used when talking about their values. In both these articles the question of agency is present, but shifted from the level of énoncé to énonciation, as it were: even where the content of writings might stress obedience and abnegation, the writings themselves must be viewed as symbolic actions by which groups identify themselves and present a view of the world irreducible to our own. Agency is similarly nuanced in a number of other contributions studying the links between convents and the world. And links there were: clausura was not as rigorous as commonly supposed, and convents did, as a matter of culture or circumstance, interact with the outside. The historian Susan Broomhill looks at the preoccupation, evident in the writings of certain Benedictines, with familial and social networks that remain an important part of their identity. In a complementary study, the literary scholar Gary Ferguson examines the uncommonly worldly Dominican priory of Poissy, where nuns published works of devotion, usually without the customary oversight of male clerics, and undertook translations; all of this was possible due to “an aristocratic female community of learning” (54) that stretched well beyond convent walls. Interaction with the outside world - specifically, with the courts - became important for the Franciscan nuns of Sainte- Catherine-lès-Provins, who took the unusual step of breaking their vow of silence so as to accuse their male overseers of (sexual) abuse of authority; Leslie Tuttle’s study and detailed contextualization of the legal brief or factum that the sisters filed makes for fascinating reading, and Tuttle, a historian, is careful to present the text both as a product of female authority and as part of “a high-level political battle between men” (149). Finally, underlining the porosity of convent walls in the only purely secular (and fictional) text analyzed here, Villedieu’s Mémoires de la vie de Henriette- Sylvie de Molière, Barbara Woshinski demonstrates how the convent is represented as an important shelter from the familial and legal restrictions placed on women. Another group of studies examine the always vexed issue of male oversight of female spirituality - spiritual direction, but also exorcism. Pauline Chaduc, studying Fénelon’s direction of the mystic Charlotte de Saint- Cyprien, underlines the two-way nature of the relationship (Charlotte contributed to her director’s spiritual development), and refrains from facile indictments of Fénelon’s insistence that the mystic give up writing so as to Comptes rendus 281 achieve utmost simplicity. Katherine Dauge-Roth’s study of the possession of Louise Capeau at the Ursuline convent of Aix-en-Provence is a scholarly and theoretical tour-de-force; starting from the premise that exorcism is by nature about the control of speech, Dauge-Roth presents a compelling case for seeing the possessed Capeau as a hybrid speaker who manages to use the discourse of the demonic other to circumvent the Pauline proscription of female preaching. (By contrast with Chaduc, Dauge-Roth, and most of the other work discussed above, Daniel-Odon Hurel’s detailed account of spiritual direction in the Benedictine congregation of Saint-Maur is unconcerned with issues of agency; instead, the author reconstructs the various factors responsible for Benedictine monks’ changing involvement with nuns’ spirituality.) In a word, Carr’s study productively dedramatizes the early modern convent world: the place neither of dark repression nor of sunny female bonding, the convent, and its often rich archive, is now one site among many scholars can look for data on a host of subjects of interest to cultural and literary history - textual practices as situated at the meeting point between individuals and institutions; the role that social, familial, and institutional networks play in the constitution of identity; gender relations in historical manifestations that are instructive precisely to the extent they do not easily align with our late modern preoccupations. The Cloister and the World should become the “go-to” volume for a new generation of scholarship on religious writing. Nicholas Paige Philip pe C ho m é ty : « Philosopher en langage des dieux ». La poésie d’idées en France au siècle de Louis XIV. Paris : Champion, 2006 (Lumière classique 73). 547 p. La citation du titre provient du Poëme du Quinquina de La Fontaine. L’auteur l’a choisie parce qu’elle explique le terme de « poésie d’idées » qui circonscrit le champ de sa recherche, à savoir la poésie dont le thème est la science. Celle-ci est rattachée au XVII e siècle à la philosophie et en voie de se dissocier de la théologie qu’un autre type de poésie d’idées, écartée dans cette étude, transmet toujours. Le Moyne, « poète jésuite » (111), fait partie du riche corpus des textes analysés, mais, selon Chométy, celui-ci connote « péjorativement » les notions de physique cartésienne dans De la Paix du Sage, entretien dédié à H.-L. Habert de Montmort, éditeur des œuvres de Gassendi, qui habita et mourut chez lui. PFSCL XXXVI, 70 (2009) 282 L’ouvrage est divisé en trois parties. La première cherche à éclairer la notion de poésie d’idées en distinguant la querelle entre poètes et philosophes sur leurs affinités et en insistant sur le caractère « épidictique » (121) de ce type de poésie. Houdar de La Motte écrit en 1725 une ode, couronnée par l’Académie française, sur L’Académie des sciences, où il célèbre « la mécanique, l’astronomie, la géométrie, l’algèbre, l’anatomie, la botanique et la chimie » (133). Cet habitué des cafés philosophiques doit toutefois sa notoriété plus à son rôle dans la querelle d’Homère qu’à ses dons de poète. Le siècle de Louis le Grand de Perrault et son Parallèle des anciens et des modernes sont restés plus familiers parmi les ouvrages exaltant les sciences. C’est dans ce contexte politique de la célébration du régime de l’époque, garant des avantages des modernes, que notre critique met en évidence l’importance du Poëme du Quinquina de La Fontaine, « en quelque sorte le dépositaire de l’explication « scientifique » des effets du quinquina » (p. 152s). Ce programme correspond à la devise de Richelet qui rappelle, dans La Versification françoise, la tradition des Gaulois d’appeler les poètes « Bardes, dont les vers enseignoient les Sciences ou la Vertu » (cit. p. 157). La vertu n’est thématisée dans ce livre que dans la perspective d’une morale laïcisée, jugée comme l’apanage des sciences, qui s’oppose à la religion chrétienne. Genest, versifiant Descartes dans les Principes de Philosophie (1716), prétend être « un des premiers, en France, à faire sentir, dans les vers, la « juste cadence » des idées » (196) mais Chométy, conseillant la « précaution » (196), préfère s’en tenir à Colletet et à Marolles qui révèlent la longue tradition de la poésie d’idées dont les exemples du XVII e siècle s’inscrivent « dans une certaine continuité avec la Sepmaine » (200) de Du Bartas. La première partie se termine en précisant le concept de poésie d’idées dont Le Moyne fournit « la définition la plus stricte » (210). D’après Chométy, ses fondements « s’inscrivent dans la conscience qu’a le XVII e siècle de se trouver au débouché d’une longue tradition de relation entre la poésie et la philosophie » (211). Les porte-parole de la science, contemporains de Descartes, se rendent encore compte des présupposées philosophiques de toute méthode scientifique, clairvoyance qui explique, d’une certaine manière, le désintérêt qui affecte ce volet de la littérature dès le XIX e siècle quand les prétentions ‘scientifiques’ des critiques dévient vers le positivisme et vers l’éloge du cartésianisme du ‘siècle classique’. Boileau favorise cette évolution en insérant La Mesnardière et Magnon « dans sa liste d’auteurs détestables » (342). La deuxième partie innove le plus par rapport à l’état de la recherche car elle délimite le corpus de cette poésie tout en soulignant sa « finalité didactique » (215). Il est impossible de résumer l’abondance surprenante de Comptes rendus 283 textes provenant en partie d’auteurs aujourd’hui peu connus qu’on trouve en annexe (461-472). Contentons-nous d’évoquer les titres des trois chapitres : « Poèmes de la nature et nature des choses » (221-272), « Poèmes et philosophie(s) : traduction et trahison » (273-338), « Philosophie et puissance poétique » (307-323). Chométy perçoit dans « l’ensemble des poèmes de la nature du XVII e siècle [...] les débuts d’un esprit nouveau qui conduira à la science moderne » (253). Aussi vante-t-il Genest de se « rallier sans condition » (255) au système héliocentrique. Malgré « une forte présence de Lucrèce » (271) et de l’atomisme épicurien, les poètes libertins « semblent se préoccuper de philosophie morale et moins de philosophie naturelle » (271). L’emploi « ludique » (281) du vocabulaire philosophique prédomine dans la poésie d’idée qui « ne semble être encore qu’une intériorisation exceptionnelle des idées » (306). La troisième partie est consacrée à l’art du langage, étude difficile selon Chométy, parce qu’on « ne possède plus l’expérience de la poésie d’idées d’un lecteur « modèle » du XVII e siècle » (343). Cette problématique s’aggrave du fait « qu’il n’y a ni genre ni sous-genre, ni forme, ni style, ni tonalité caractéristique de la poésie d’idées » (357). La diversité des moyens linguistiques fait partie de sa manière d’introduire les sciences dans le domaine de l’art de la parole, même le registre humoristique ou érotique ne lui est pas étranger, étant donné que « le poète-philosophe élabore toujours son langage » (396). Aussi l’auteur qualifie-t-il l’époque de « champ d’étude particulièrement fécond pour observer la formulation poétique des philosophèmes » (413). Il se met ensuite à détecter la « délectation esthétique » (427-456) qui « naît de l’artifice, voire même du trucage et de la manipulation » (437s) dans cette poésie. N’oublions pas toutefois que la transposition d’un thème de prose en poésie signifie à l’époque toujours une manière de l’ennoblir. Chométy attire à juste titre l’attention sur la poésie d’idées, négligée à tort, et qu’on lira désormais en s’inspirant de ses analyses. Volker Kapp S o phie C o nt e ( é d .) : Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII. Actes du colloque de Troyes (septembre 2004). Berlin : Lit Verlag, 2007 (Ars Rhetorica, n°19). 358 p. Le jésuite Nicolas Caussin (1583-1651) est resté dans les mémoires comme l’auteur de la Cour sainte (1624-1645) et l’éphémère confesseur (du 23 mars au 10 décembre 1637) du roi Louis XIII, appelé puis disgracié sur ordre de PFSCL XXXVI, 70 (2009) 284 Richelieu. Le présent colloque, édité avec soin (index nominum, bibliographies par article et bibliographie générale) et richement introduit par Sophie Conte, fait aussi découvrir l’auteur de tragediae sacrae, tragédies de collège dont l’influence a été étudiée par les spécialistes du théâtre de la Compagnie de Jésus (y compris en Allemagne), au premier rang desquels Jean-Marie Valentin. Il n’oublie pas la politique - Caussin prenant place parmi ces nombreuses figures du premier XVII e siècle qui, comme René d’Argenson étudié jadis par Michel de Certeau, allient « mystique et politique », spiritualité et vie de Cour, vie mondaine (absents en revanche, comme le signale l’introduction, les écrits de controverse ; et ceux à la gloire du roi ou du dauphin - « Dieudonné », le futur Louis XIV, naquit quelques mois après son exil forcé au collège de Quimper). Mais comme l’indique le titre du volume, c’est bien la rhétorique qui en constitue le centre. La contribution de S. Conte elle-même lui est directement consacrée, avec l’étude des Parallela (1 re éd. 1619), parallèle de l’éloquence de la chaire et de l’éloquence profane visant à établir la suprématie de la première. Héritier du « cicéronianisme » de la Contre-Réforme, Caussin donne les Pères en exemples déjà de la rhétorique profane, ce qui conduit naturellement à leur triomphe dans les derniers livres du traité : Chrysostome y est présenté comme l’Idea, l’orateur même - non sans rapport avec le prédicateur de Cour (jésuite) « dans la France de Louis XIII » (Caussin est en effet l’auteur de sermons, dont il a publié deux recueils : la Sagesse évangélique, en 1635, et le Buisson ardent, en 1647). Lena Schüssler s’intéresse plus particulièrement aux sources antiques des Parallela (ce qui est aussi le moyen d’en mesurer la nouveauté), à partir d’une étude de leur « composition », et Francis Goyet aux « analyses de discours » dans leur livre XIII : son étude lui permet de réévaluer « les productions des régents » (Caussin fit d’abord carrière de professeur d’humanités puis de rhétorique, à Rouen, La Flèche et, dès sa réouverture en 1618, au Collège de Clermont), autrement dit de contester l’opposition entre rhétoriques « adulte » et « scolaire » (Marc Fumaroli), pour lui préférer la tension entre deux pôles, civil (ex. Junius, 1598) et religieux (Caussin), de l’éloquence moderne, également dotés d’enseignement et traversés de grandeur. Ces contributions appartiennent à la quatrième et dernière partie du recueil, qui s’étend à l’esthétique. Caussin, sans y tenir le rôle d’un Ménestrier ou avant lui d’un Richeome, a contribué à l’immense littérature jésuite sur l’image, dont Ralph Dekoninck s’est récemment fait l’explorateur : reprenant le titre de sa thèse (Ad imaginem, Droz, 2005), il étudie ici l’articulation entre « plaisir et connaissance dans la pensée iconologique » de notre auteur. Florence Vuilleumier-Laurens, s’intéressant aux Syntagmata publiés Comptes rendus 285 quasi en même temps (1619) que les Parallela, montre les liens entre rhétorique et symbolique. Autre experte de l’emblématique, Anne-Elisabeth Spica quitte cette fois ce domaine pour s’intéresser (dans la troisième partie, intitulée « Civilité et spiritualité ») à « la figure du courtisan chrétien » dans la Cour sainte. L’ouvrage, on l’a dit, est le plus célèbre de Caussin ; il a joui d’une longévité remarquable, Sorel le saluant encore en 1667, dans sa Bibliothèque française, comme un de ces « livres mêlés » qui ont le mérite, « comme l’on ne peut pas être toujours dans la Théologie spéculative et dans la Dévotion abstraite », de « porter la Dévotion jusque dans la vie civile, et faire reluire la Piété, parmi les autres Vertus ». La filiation est évidente avec la spiritualité salésienne et l’on ne s’étonnera pas de découvrir en Caussin, grâce à la contribution de Patrick Goujon, l’auteur d’un Traité de la conduite spirituelle selon l’esprit du B. François de Sales, publié en 1637 et donc l’un des premiers relais - après Camus - de l’influence de ce dernier. Volker Kapp livre un essai de typologie de cette littérature curiale, en particulier jésuite, à travers la comparaison avec le traité italien de Bernardino Castori (1622) dont le titre pourrait avoir inspiré le sous-titre de la Cour sainte (parue, rappelons-le, deux ans plus tard), Instruction chrétienne des grands avec les exemples de ceux qui dans les cours ont fleuri dans la sainteté. Traduit en italien dès 1634, Caussin éclipsera rapidement Castori (1543-1634), d’ailleurs oublié même des historiens, malgré ses fonctions de recteur du Collège germanique à Rome ; au lieu que le second a plutôt publié un « traité de secrétaire » (c’est-à-dire destiné « aux gens de lettres qui se mettent au service d’une Cour », autrement dit aux élites des « petites Cours » italiennes), Caussin s’adressait à la noblesse d’épée et visait à christianiser une morale aristocratique, dans le contexte monarchique. À suivre A.-E. Spica, la Cour y apparaît comme un théâtre et la pratique dévote du courtisan un « beau jeu », qu’elle rapproche du « beau risque » socratique… Le succès de la Cour sainte n’eut d’égal que l’échec, à la Cour réelle, de son auteur. Dans la première partie (consacrée aux aspects biographiques), Philippe Lécrivain s’interroge sur les raisons qui ont pu attirer les faveurs du Cardinal, puis sa défaveur - qu’il eut l’habileté de ne pas tourner contre la Compagnie, obtenant d’elle au contraire qu’elle le suive dans sa condamnation de Caussin et le remplaçant par un autre jésuite, le très âgé Sirmond. Simonetta Di Santo Arfouilloux rappelle que (comme on pouvait s’y attendre) l’épisode pourtant fort bref du confesseur prend chez les biographes une importance bien plus grande que ce qui lui paraît l’essentiel : « Caussin le rhétoricien » et prédicateur ; son enquête historiographique se donne comme le préliminaire à une entreprise biographique à venir (l’intro- PFSCL XXXVI, 70 (2009) 286 duction nous apprenant par ailleurs qu’elle achève une thèse sur « Cicéron et Démosthène à la Renaissance : la question du sublime »). C’est à la « littérature » qu’est consacrée la deuxième partie de ce volume, et d’abord à l’auteur dramatique. Jean-Frédéric Chevalier, s’intéressant en particulier au Theodoricus (publié avec quatre autres tragédies en 1620), le décrit comme « héritier de Sénèque et de Boèce » ; proche alors de ce « théâtre de la cruauté » récemment exhumé par Christian Biet et ses élèves (Laffont, coll. Bouquins, 2006), il offre des « portraits de tyrans » dont la Cour sainte pourrait apparaître ensuite comme l’opposé vertueux. Le lien entre les deux corpus caussiniens est étudié par Emmanuelle Hénin, qui relève non seulement « une parenté thématique et stylistique » mais aussi la reprise d’une intention « morale et didactique » dans le traité spirituel provenant directement de la conception alors en vogue du théâtre ; plus profondément, le tragique dit la vérité d’un « théâtre du monde » voué au malheur et à l’épreuve. Sa lecture de la section dite des « Reines et Dames » (cinquième livre du traité) se trouve prolongée par la communication que Barbara Piqué (qui en prépare une édition) lui consacre exclusivement : il s’agit de montrer comment, au fil des éditions (de 1624 à 1645), l’accent se déplace progressivement « de l’histoire exemplaire à la galerie », genre mis à la mode par le P. Le Moyne avec sa Galerie des femmes fortes 1 ; œuvre composite, l’édition finale des Reines et Dames fabrique l’apparence de l’unité par une suite de portraits gravés sur un même (et austère) modèle. Suivant aussi l’idée d’un work in progress et l’étendant jusqu’aux éditions posthumes de la Cour sainte, Dominique Mont’condhuy relève pour sa part la probable influence d’une autre galerie, celle des Illustres au Palais- Cardinal, achevée vers 1635-1637 avec le concours des meilleurs peintres du royaume mais au service de celui dont Caussin apparaissait désormais comme la victime (et donc l’adversaire) : Richelieu. Faut-il suivre la conclusion paradoxale d’Emmanuel Bury qui soutient, avec des accents parfois volontiers polémiques, que l’inculture actuelle, ayant quasi relégué aux oubliettes les auteurs du Grand Siècle, pourrait donner sa chance à Caussin ? On peut douter pourtant qu’il en soit lu davantage - mais il est vrai que des étudiants peu formés au respect des majores, baignés en revanche par le renouveau des études sur la rhétorique, la « pensée de l’image », l’histoire de la Compagnie, celle du « sentiment religieux », aient moins de prévention à intégrer à la littérature l’auteur d’un 1 Ici la date avancée pour la parution (1642) étonne. E. Hénin maintient dans sa contribution celle habituelle de 1647. Un chapitre de la 2 e édition des Peintures morales, en 1643, peut être lu comme une esquisse de la Galerie. Comptes rendus 287 traité de vie dévote. Très copieux, le présent volume montre en tout cas que Caussin, à n’en pas douter, offre matière abondante aux chercheurs. François Trémolières Nin a E k s t e in : Corneille’s Irony. Charlottesville: Rookwood Press, 2007. 210 p. As Nina Ekstein points out near the beginning of this valuable study, « Corneille is not generally associated with irony » (2). One reason the author gives for the generalized underestimation of the importance of irony for our understanding of Corneille is the prominence of the concept of heroism (and, we might add, virtue) in Corneille’s œuvre. But as Ekstein convincingly shows, a wide variety of notions traditionally associated with Cornelian classicism bear the potential for ironic treatment, both in the theater and in Corneille’s writings about his works. Ekstein’s detailed analyses advance a new and provocative vision of Corneille as a creative, complex, at times even playful playwright. This approach complements John D. Lyons’s reflection in Kingdom of Disorder on Corneille’s dramaturgical experimentation, innovation, and frequent uncertainty. In its discussions of ironic doubling of discourse (4) and of changes in reception of Corneille’s works over time (22, 82), Corneille’s Irony also parallels Christopher Braider’s Indiscernible Counterparts; Ekstein’s discussion would have been enriched significantly by direct critical engagement with Braider’s insights on Corneille’s semantic instability and diachronic textual duplicity. In addition to providing careful readings of individual plays, Ekstein guides the reader, mainly in the book’s introduction, through a theoretical discussion of the many complexities of irony. Drawing on the work of Philippe Hamon, Linda Hutcheon, Vladimir Jankélévitch, and D.C. Muecke, among others, Ekstein methodically analyzes the various manifestations (or possible manifestations, as she always carefully points out) of Cornelian irony, including « dramatic irony, the irony of fate, echoic mention, parody, sarcasm, exaggeration, coincidence, raillerie, incongruity, reversal of fortune, changes of register, and contradiction » (1). The first half of Corneille’s Irony focuses on the clearer cases of « Evident Irony, » while the book’s second major section looks at the less certain « Signals of Possible Irony. » As Ekstein explains, the cautious critic’s doubts about whether s/ he is dealing with an example of irony paradoxically contribute to that very (possibly) ironic phenomenon. PFSCL XXXVI, 70 (2009) 288 In spite of the difficulty of pinning down clear examples of irony, Ekstein makes a strong case for a new reading of Nicomède as a tragedy that develops the intriguing oxymoron of « the ironic hero » (41). Largely by means of the indirections and opposing meanings of verbal irony, the dialogue of Nicomède destabilizes the order of language to the extent that the reader/ spectator is obliged to question the heroic values embodied by the eponymous character, and by extension the notion of heroism itself. Also with the character Aspar in Pulchérie, irony contributes to subjective complexity and leads to infinite regeneration of multiple meanings in our assessments of Corneille’s irreducible characters, who are all the more memorable for being so difficult to understand fully or easily. While Corneille’s irony vigorously questions values and concepts associated with characters, it also holds the potential to function as a critical, meta-dramatic discourse. In comedies including La galerie du palais and La suite du Menteur, the outlandish multiplication of marriage proposals serves, on Ekstein’s reading, to call into question the very idea of marriage in dramatic plots, and, on a deeper level, the very rules governing dramatic production. The exploration of possibilities within Corneille’s works for the questioning of fundamental presuppositions of dramaturgy constitutes this study’s most challenging scholarly contribution. Indeed, the questioning extends to the author himself. In prefaces, dedications, and « examens, » Corneille repeatedly provokes his readers into asking whether his self-praise, self-deprecation, and/ or self-parody can possibly be taken at face value: « Corneille sets himself up as an authority and at the same time calls attention to his ability to constantly evolve by ridiculing that very authority » (107). Similarly, by reverently citing ancient sources while also mocking some of his contemporaries’ slavish adherence to them, Corneille opens up spaces of authorial freedom by leveraging ironies against precedents and constraints. Corneille’s Irony concludes with useful syntheses of the close readings of individual plays that occupy the body chapters (in addition to the plays mentioned above, Ekstein focuses extensively on L’Illusion comique, Le Menteur, Œdipe, Horace, Rodogune, Cinna, and Attila). In the final analysis, Ekstein assumes a questioning stance, emphasizing the problematic and irreducible nature of Corneille’s theater. By carefully delineating many aspects of this complexity, Ekstein’s critical insights take the reader toward a deeper understanding of the specificity of Corneille’s always (at least) double-edged art: I propose that we understand these types of irony in Corneille’s theater within a paradigm not of either/ or, but rather of both/ and, itself characteristic of irony. Corneille and his theater occupy both positions, at times Comptes rendus 289 simultaneously. Corneille seeks the sublime and mocks the sublime; his characters embody serious explorations of the nature of heroism and the playwright turns an ironic eye on heroism itself; Corneille is serious and he winks ironically at the audience. This paradoxical quality of irony, I believe, contributes strongly to Corneille’s enduring fascination as a playwright. Irony, in its play of paradox and double meaning, intent and reception, aggression and raillerie, both embodies and serves as a metaphor for Corneille’s complexity, subtlety, and undecidability. (187) As this last passage makes clear, not only is Ekstein’s study precise and rigorous; it is also very readable and will be of interest to a broad range of scholars, teachers, and students of early modern literature and culture. Roland Racevskis L u c il e Ga udin - B o r d e s : La Représentation au XVII e siècle : Pour une approche intersémiotique. Paris : Champion, 2007, 327 p. Conformément au sous-titre, l’ouvrage entend démontrer l’utilité d’une approche « intersémiotique » du concept de représentation au XVII e siècle. Cette approche inédite de l’ut pictura poesis consiste à traquer les occurrences de l’isotopie picturale pour parler de la représentation littéraire et, a contrario, de l’isotopie verbale pour parler de la représentation picturale. Dans ce but, l’auteur procède en trois temps : la première partie, « La figure, un opérateur intersémiotique », parcourt rapidement quelques textes canoniques (Le Songe de Vaux, Le Songe de Philomathe, Les Pensées de Pascal) qui mettent en jeu différentes acceptions du terme « figure », liées au procès de la représentation : sens pictural, rhétorique, théologique, et permettent de conclure : « les termes de figure et figurer apparaissent donc intrinsèquement intersémiotiques : non seulement ils appartiennent aux deux lexiques de la peinture et de la littérature, mais ils soulignent que le passage de l’une à l’autre est d’autant plus facile que la praxis de la représentation est la même ». En effet, la représentation consiste toujours à rendre présent l’objet absent et à le faire ressentir vivement au spectateur, selon le principe de l’enargeia. La seconde partie est destinée à prouver la « communauté des systèmes sémiotiques ». Elle se fonde sur une étude lexicographique, analysant les différentes définitions des termes « représenter », « décrire » et « peindre » dans les dictionnaires de Richelet, Furetière et de l’Académie. Chaque définition est rigoureusement transcrite en une équation grammaticale (par exemple, p. 117, une définition de Furetière devient V synonyme+V1+CCMO+COD+CCM+CCBut), de façon à démontrer au PFSCL XXXVI, 70 (2009) 290 terme de 60 pages que la peinture est pour la littérature une « isotopie comparante ». L’étude lexicographique se poursuit par une méthode statistique infaillible : en interrogeant la base Frantext, l’auteur a trouvé 277 occurrences du verbe « dépeindre », dont 229 au sens littéraire ; 1240 occurrences du verbe « peindre », 3251 de « représenter », etc. En examinant le contexte grammatical de ces occurrences, elle s’est aperçue qu’elles étaient souvent environnées de la corrélation « comme si », qui renvoie à l’illusion, et du « si que », système de surenchère suggérant que l’illusion est si vive qu’on dirait la réalité ; de même que des prétéritions renvoyant à l’impossibilité de décrire l’objet, ou de l’imaginer de la part du lecteur. Ainsi, malgré l’assimilation permanente des deux « sémioses », l’auteur conclut à leur spécificité : « si le peintre veut atteindre la poésie, ce sera toujours par des moyens picturaux ; si le poète se fait peintre, c’est par des moyens poétiques. L’autre système sémiotique demeure un horizon » (p. 189). Du coup, la métaphore paraît surtout valide du côté de la réception, et se déplace « du mimétique au pragmatique », puisque toute représentation « renvoie moins à l’objet qu’à l’effet qu’elle produit » (p. 211). Enfin, la troisième partie procède à la recherche inverse, d’occurrences de l’isotopie littéraire dans « la théorie picturale », réduite aux textes de Félibien et Roger de Piles. D’un auteur à l’autre, deux modèles concurrents se font jour : la lecture et la conversation. La conclusion de l’ouvrage revient sur la fonction essentiellement « pragmatique et métalinguistique » de cet échange d’isotopies. On l’aura compris, l’ampleur des moyens déployés est inversement proportionnelle à la ténuité du résultat, et ces « échantillons de citations » (p. 85) (mieux vaudrait parler de cohortes) ne nous ont été assénés pendant 300 pages que pour confirmer que le parallèle des arts s’inscrit dans la tradition rhétorique. L’auteur redécouvre donc in fine la grande loi de la rhétorique : prendre en compte le destinataire. C’est précisément la question qu’elle ne s’est pas posée pour son propre texte - à moins d’admettre qu’il parle de sémiotique à des sémioticiens, et non de représentation aux spécialistes ou aux amateurs du XVII e siècle. L’approche sémiotique, pour rigoureuse qu’elle soit (chiffres, sigles et tableaux sont là pour en témoigner à chaque page), semble exclure toute autre forme de rigueur, en réduisant à des objets lexicographiques, sémèmes et autres métasémioses, des textes profondément marqués par leur contexte historique et habituellement envisagés dans la tradition rhétorique et esthétique qui les constitue profondément, comme elle constitue toute la culture de l’époque. L’honnête homme frémit à chaque ligne, tout en saluant la performance qui rend illisibles des textes aussi limpides que ceux de Perrault, Félibien ou La Fontaine. De Platon et d’Aristote, il n’est pas un instant question, alors qu’ils sont l’horizon per- Comptes rendus 291 manent de toute la pensée de la représentation ; pas plus bien sûr que de la tradition italienne du paragone, puisque le champ est strictement borné à un corpus français du XVII e siècle. L’esthétique de la belle nature est liquidée en une page (115). Telle formule d’Horace, sur l’importance de pleurer avec celui qui pleure, est attribuée à Cicéron (p. 93) ; le peintre « Appelle » se voit gratifié d’un deuxième « p » (p. 199), tandis que les fresques de Vaux-le-Vicomte deviennent des « tableaux » (p. 32), et que l’explication du clair-obscur par Roger de Piles est totalement tirée vers l’obscur, par une comparaison avec le laboratoire d’un photographe (p. 234). Les théories littéraire et picturale ne sont connues qu’à travers des digests, permettant d’affirmer à l’apparition de chaque motif qu’il s’agit d’un « topos », appellation commode qui n’est jamais interrogée - et l’auteur ignore les travaux de F. Goyet sur la question. La notion d’enargeia est définie à travers un ou deux articles, sans aucune référence à sa tradition antique, et la « figure » devient un concept fourre-tout, permettant de comparer des textes aussi radicalement différents que le Songe de Vaux et les Pensées de Pascal, et oubliant là encore que cette notion a été étudiée de près, ne serait-ce que par le magistral ouvrage d’Auerbach, Figura. Le topos du songe au XVII e , qualifié de « procédé stylistique traditionnel au même titre que le merveilleux » (p. 30), semble encore plus étranger : « une note de notre édition confirme cette vogue en citant [...] » (p. 31). L’ekphrasis elle-même, apprend-on, a deux sens : « discours sur une œuvre d’art » ( ? ) et « description vivante » (p. 34-35), tandis que le terme de « transposition d’art », inventé par Théophile Gautier pour désigner la transposition d’un tableau en poème, se voit appliquer au Songe de Vaux (p. 32), modèle par excellence de l’ekphrasis narrative. Le terme elocutio est confondu avec le concept d’ornement (p. 114). La spécificité du théâtre, qui occupe une place intermédiaire entre peinture et littérature, est totalement ignorée (p. 141, 147), empêchant de comprendre les grands textes du parallèle peinture/ théâtre, de d’Aubignac (p. 177-179) à l’abbé du Bos (p. 207-209). Le « pathétique » invoqué par ce dernier, loin de refléter l’évolution des sensibilités au tournant du siècle (idée certes banale, mais qui a fait ses preuves), devient un synonyme de « rhétorique » : « car pour nous les deux termes sont synonymes » (p. 273). Le principe de contradiction aristotélicien est confondu avec le principe de non-contradiction (p. 58) ; il est fait allusion à la « théorie du ne quid nimis » (p. 63). L’existence d’une théologie des images est à tel point méconnue que l’auteur mentionne comme un « débat classique » la question de la représentation anthropomorphique de Dieu et des anges (p. 71) et comme une question « métaphysique » la « représentation d’un Dieu invisible » (p. 149). De manière générale, les PFSCL XXXVI, 70 (2009) 292 concepts se voient donc fort malmenés dès qu’ils ne sont pas directement issus de la sémiotique. La connaissance du contexte est toujours de seconde main, et d’une main bien légère, tant la bibliographie oublie bon nombre d’éditions critiques et d’études récentes : les Images de Philostrate-Vigenère, les Réflexions critiques de l’abbé du Bos, les Conférences de l’Académie, l’Art de peinture de Du Fresnoy, la Pratique du théâtre de d’Aubignac sont tous cités dans l’édition originale, alors qu’ils ont fait l’objet de rééditions majeures dans les quinze dernières années - sans parler évidemment des nombreux textes absents de la bibliographie quand seules ont été consultées les quelques lignes entourant l’occurrence Frantext, au prix de contresens inévitables. Les travaux anciens de René Bray et de Jacques Scherer constituent le dernier cri des études dramatiques, comme ceux de R.-W. Lee pour l’histoire de l’art. Les études capitales d’Anne Spica ou d’Annie Becq ne sont pas citées. Le pauvre Ernst Gombrich est devenu Gombricht, le Warburg Institute, le Wasburg Institute, et Le Détail de Daniel Arasse a perdu son titre d’origine. Toutes ces coquilles reflètent la méconnaissance de l’état actuel de la recherche, tout comme l’absence de toute bibliographie non francophone. Si l’auteur voulait proposer une approche innovante, elle conservera le plein bénéfice de cette nouveauté, car un tel ouvrage, qui n’emprunte aucun des sentiers battus, n’est pas de nature à en frayer de nouveaux. Emmanuelle Hénin N a tha lie Gr a n d e e t E d wig e K e ll e r - R ahbé ( é d s .) : Madame de Villedieu ou les audaces du roman, Littératures classiques, n o 61 (printemps 2007). 308 p. Ce numéro de la revue Littératures classiques est consacré aux Actes du colloque international organisé à l’Université Lumière Lyon les 16 et 17 septembre 2004 par le Groupe Renaissance et Âge classique. Les dix-huit articles réunis dans ce dossier posent un regard juste et éclairant sur la production romanesque (au sens large) de Mme de Villedieu ; ils ont le grand mérite de sortir de l’ombre certaines de ses œuvres les moins connues et celles qui ont été peu commentées jusqu’à présent. Dans « Madame de Villedieu ou les audaces du roman », on brosse le portrait d’une femme audacieuse et carriériste - elle est la première écrivaine à avoir signé ses œuvres et à vivre de sa plume - mettant au point différentes stratégies d’« auto-promotion » qui, on s’en doute, se doublent d’enjeux commerciaux. Ayant à cœur de plaire à ses lecteurs et de les divertir, elle doit sans cesse se Comptes rendus 293 renouveler. Elle n’hésite donc pas à expérimenter diverses pratiques d’écriture, ce qui place son œuvre à mi-chemin entre tradition et modernité. D’ailleurs, le fil conducteur qui sous-tend le dossier, et qui lui assure une grande cohérence, pourrait bien être la diversité de la prose narrative de Mme de Villedieu. La richesse de ses écrits tiendrait précisément à la variété des formes et des procédés auxquels elle a recours, des sources dont elle s’inspire, et des genres qu’elle mélange au sein d’un même texte. Dans leur article introductif, Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé constatent l’importante variation des dénominations auctoriales de Marie- Catherine Desjardins/ Mme de Villedieu. Elles proposent d’y voir une stratégie de l’auteure pour se tailler une place dans le champ littéraire naissant et se construire une persona. En effet, si la diversité des noms d’auteur s’explique en fonction de l’état civil, elle correspond aussi à une quête de respectabilité sociale et à une ambition littéraire. Elles s’interrogent ensuite sur l’imaginaire des noms, surnoms et pseudonymes de Mme de Villedieu, sur ce qu’ils ont éveillé chez les lecteurs et les critiques. Les études rassemblées dans la première partie ayant pour titre Textes portent sur une œuvre particulière de Mme de Villedieu. Tout en présentant au lecteur un panorama de la vaste production romanesque de l’auteure, les contributions ont encore pour avantage de se compléter les unes les autres, ce qui donne un bel équilibre à l’ensemble. En prenant pour objet d’étude Cléonice ou le roman galant. Nouvelle, Giorgio Sale souligne l’appartenance générique problématique de ce texte. Il montre les topoï et les procédés que Mme de Villedieu emprunte à la tradition romanesque mais aussi, et peutêtre surtout, comment elle s’en joue et innove afin de répondre au « goût nouveau » du public. On constate avec lui que l’œuvre se situe à la frontière de deux esthétiques, baroque par le roman héroïque et classique par la nouvelle galante. Yves Giraud pose un regard critique sans complaisance sur Le journal amoureux de Mme de Villedieu. Bien qu’il note la nouveauté de la forme (le recueil est divisé en journées plutôt qu’en chapitres), il reconnaît peu de mérite à cette œuvre imparfaite qu’il considère comme un « témoignage des débuts d’une romancière à qui il reste à prouver son talent » (p. 56). Il met l’accent sur les maladresses qu’on y trouve, soit la faiblesse de l’agencement des histoires, les anachronismes, l’absence de profondeur psychologique des personnages, la pauvreté de l’imagination de l’auteure, la fadeur du style et la fin inachevée. Voilà qui est loin de donner au lecteur l’envie de renouer avec ce texte… Les deux articles suivants se penchent sur le cas des Exilés de la cour d’Auguste. Marie-Gabrielle Lallemand fait bien voir comment l’auteure se joue de la structure formelle des romans baroques au sein de ses nouvelles PFSCL XXXVI, 70 (2009) 294 classiques, ce qui a pour effet d’accroître le plaisir des lecteurs. Elle explique ainsi ce phénomène : « [s]ans doute faut-il voir dans cette production variée un témoignage des impératifs économiques qui lui imposent de viser un public aussi large que possible » (p. 57). Pour sa part, Gérard Letexier cherche à comprendre les raisons qui ont fait des Exilés un succès retentissant. Ce roman régulier, qui respecte les six principes défendus par Georges de Scudéry dans sa préface d’Ibrahim, s’inscrit à l’évidence dans le prolongement de la tradition romanesque, mais il est aussi marqué par l’esthétique de la nouvelle classique. M. Letexier fait ce constat, qui rejoint sensiblement celui de Mme Lallemand, soit que les Exilés « sont une œuvre de transition capable de plaire aux amateurs de romans baroques […] comme à ceux des nouvelles classiques, historiques et galantes » (p. 72). Christophe Martin considère probable l’attribution des Nouvelles affricaines à Mme de Villedieu, en raison du « régime de lecture singulier que le texte propose » (p. 90). Il étudie le jeu ironique à l’égard de la topique romanesque auquel l’auteure se livre à l’intérieur même du roman, sans jamais pour autant tomber dans la parodie. Il met au jour cinq procédés créant cet effet d’ironie dans le roman, dont le quatrième, « énoncés attribués aux personnages eux-mêmes pour disqualifier l’écriture du roman » (p. 97), nous a semblé des plus efficaces. Brossant un parallèle avec La vie de Marianne, Jan Herman s’intéresse à la question de l’origine incertaine et de la naissance problématique du personnage central des Mémoires de la vie d’Henriette Sylvie de Molière. Il soutient l’hypothèse « d’un renversement de la signification du thème traditionnel de l’enfant trouvé » (p. 107), ce qu’il justifie en examinant la manière dont Mme de Villedieu détourne de sa fonction première ce thème du roman baroque. De son côté, Jean-Paul Sermain définit les caractéristiques du mot d’esprit dans les Mémoires de la vie d’Henriette Sylvie de Molière. Il en mesure la portée sociale, notamment du point de vue féminin, ainsi que les effets dans la composition des Mémoires. Dans un autre ordre d’idées, Jean Garapon montre comment Mme de Villedieu, toujours à l’affût de la dernière mode littéraire et désireuse de renouveler les formes romanesques, se distingue en composant Le Portefeuille, une nouvelle par lettres qui s’apparente à un roman d’éducation sentimentale et sociale. Il souligne l’hybridité générique qui caractérise ce texte puisque, outre les lettres, les billets, les sonnets et l’historiette finale, la comédie y occupe une large part. En effet, J. Garapon relève plusieurs procédés de l’écriture théâtrale de Mme de Villedieu, piste de recherche qui s’avère particulièrement féconde. C’est également la question du mélange des genres qui retient l’attention de Monika Kulesca. Elle met de l’avant le rôle de la maxime et l’importance de l’emploi des lettres dans Les désordres Comptes rendus 295 de l’amour, tout en montrant en quoi elles déterminent l’action et font progresser l’intrigue amoureuse. La seconde partie du dossier, Synthèses, regroupe des articles qui envisagent un plus large corpus à partir d’une problématique bien définie. Ainsi, Charlotte Simonin brosse un tableau complet du péritexte chez Mme de Villedieu en mettant en lumière sa singularité. Loin de se limiter aux formules d’usages, l’écrivaine fait preuve, dans ses épîtres et autres avis, d’un souci constant de plaire à son public et de le divertir (elle en tire d’ailleurs une certaine gloire), tout en soulignant le génie de ses écrits. Plus audacieuse encore est « [l]a fière revendication de ses œuvres passées comme de ses œuvres à venir » (p. 171) qu’on y trouve. Mme de Villedieu opte souvent pour la forme du recueil, tâchant par là de répondre au goût du public mondain friand de nouveauté et de variété. Claudine Nédélec consacre un article à l’organisation et au mode de composition des recueils de la femme de lettres, et dévoile les différents principes qui assurent une unité à ces ouvrages composites. Son expérience de dramaturge semble avoir profondément marqué Mme de Villedieu puisque l’on trouve plusieurs thèmes et procédés dramatiques dans ses nouvelles, ce qui leur confère une certaine « théâtralité ». Après avoir répertorié et présenté les scènes secrètement entendues et/ ou vues par des témoins cachés, Nobuko Akiyama fait ressortir leur fort potentiel dramatique au sein des nouvelles, ainsi que leur incidence sur le déroulement de l’intrigue. L’étude de Suzanne Guelloux porte sur l’exotisme dont sont empreintes cinq œuvres de Mme de Villedieu. Si l’auteure en fait un usage romanesque (décors, matière du récit, situations et procédés qui ont pour fonction de plaire aux lecteurs), il lui arrive aussi de lier étroitement son intrigue aux réalités historiques, sociales et politiques du pays qui lui sert de toile de fond. La plupart des nouvelles de Mme de Villedieu se situent au carrefour de la politique et de la galanterie, de la vérité historique et de la fiction romanesque. En prenant pour cas de figure Les désordres de l’amour, Christian Zonza montre bien que cette écrivaine puise ses intrigues amoureuses dans les manuels d’histoire, dont celui de Mezeray, mais qu’elle leur emprunte aussi divers procédés d’écriture et ressorts dramatiques. En guise d’ouverture, Échos, la troisième partie du dossier, présente des articles où l’on étudie la production romanesque de Mme de Villedieu en regard des écrits de ses contemporains. D’abord, Laurent Thirouin met en parallèle deux œuvres qui ont une évidente parenté, Les désordres de l’amour de Mme de Villedieu et Le discours sur les passions du pseudo- Pascal. Après avoir mis en relief leurs nombreuses similitudes, notamment PFSCL XXXVI, 70 (2009) 296 en ce qui a trait à leur visée didactique, au discours sur l’incompatibilité entre l’amour et l’ambition, et à la théorie de la délicatesse, il fait bien voir que sur le plan idéologique les deux textes divergent. Alors que selon l’auteur du Discours la passion peut avoir un caractère rationnel, chez Mme de Villedieu amour et raison sont irréconciliables. Ce constat conduit l’auteur à « relativiser le virage augustinien pris par la romancière dans la dernière partie de son œuvre » (p. 257). Ensuite, Nathalie Fournier propose une étude comparative dans une perspective stylistique entre Les désordres de l’amour et La princesse de Clèves. Si le rapprochement a maintes fois été signalé, N. Fournier a le mérite de l’appuyer par une analyse précise des ressemblances et différences lexicales, et de le confirmer par le relevé de nombreux indices textuels. Elle en conclut qu’il y a bien réécriture de la part de Mme de LaFayette, mais que celle-ci transforme la scène de l’aveu en imposant « une lecture héroïque, morale et religieuse », alors que Mme de Villedieu « invite à une lecture piquante et ironique de son ouvrage » (p. 273). Enfin, s’attachant à la diffusion et à la réception des romans et nouvelles à la mode dans le dernier tiers du XVII e siècle, Rudolf Harneit prend pour exemple quelques textes phares de deux nouvellistes qui connurent un succès éclatant et durable : Mme de Villedieu et Jean de Préchac. Bien qu’on regrette qu’il ne précise pas davantage les similitudes qui existent entre ces deux écrivains, l’auteur se livre à une enquête érudite et extrêmement fouillée sur les éditions, rééditions, réimpressions et traductions des œuvres de Villedieu et Préchac afin de mesurer leur impact réel en Europe. Les chercheurs qui s’intéressent à Mme de Villedieu consulteront avec profit la bibliographie préparée par E. Keller-Rahbé qu’on trouve en fin de volume et qui, sans être exhaustive, fait état du dynamisme et du renouvellement important des travaux de recherche dans ce domaine depuis une trentaine d’années. Nul doute, en terminant, que Madame de Villedieu ou les audaces du roman apporte une contribution significative à l’avancement des connaissances sur cette femme de lettres et, plus généralement, sur la fiction narrative en prose dans la seconde moitié du XVII e siècle. Roxanne Roy Comptes rendus 297 Fr a n ç oi s L a s s e rr e ( é d .) : Les Cinq Auteurs, La Comédie des Tuileries et L’Aveugle de Smyrne (écrites en collaboration par F. de Boisrobert, G. Colletet, P. Corneille, CL. de L’Estoile, J. Rotrou, sous la direction de Richelieu avec la participation de J. Chapelain). Édition critique, introduction et notes par François Lasserre. Paris : Champion, 2008 (Collection « Sources Classiques », 87). 462 p. François Lasserre, maintenant bien connu pour ses travaux novateurs, parfois audacieux, autour de Corneille (la pastorale d’Alidor, Corneille et le théâtre anglais, Gougenot ami méconnu de Corneille), nous propose en 2008 un nouveau détour cornélien avec son excellente édition de La Comédie des Tuileries suivie de celle de L’Aveugle de Smyrne, des fameux Cinq Auteurs réunis par Richelieu pour faire du théâtre d’État et promouvoir les lettres françaises. Les deux pièces sont connues à ce titre dans l’histoire du théâtre français (mais rarement étudiées, pour cause de médiocrité ... et d’indisponibilité du texte) ; elles sont connues aussi pour la participation (éphémère) du grand Corneille au groupe. François Lasserre nous donne l’occasion de juger sur pièce de ces deux textes, dans leur version complète, et resitue la collaboration cornélienne dans son contexte richelien d’une part, cornélien d’autre part. À une édition de poche, on aurait sans doute reproché de ne pas avoir restitué plus scolairement le contexte général, mais François Lasserre s’adresse ici à un lectorat éclairé, voire engagé dans les polémiques et les incertitudes documentaires de la recherche dix-septiémiste, et on lui fera volontiers grâce de cette absence de prolégomènes. L’édition des textes est soignée, annotée avec minutie et inventivité, sur la langue, les références ou l’état du texte. Ces comédies dépassent un peu sans doute l’intérêt de curiosité ou de document pour l’histoire littéraire lorsqu’elles nous restituent le plaisir de faire des vers de cette époque (1635) grâce justement, sans doute, à la naïveté de l’entreprise (dans laquelle aucun des poètes ne peut être autre chose qu’un exécutant, un artisan) et grâce à la juxtaposition des « manières » de chaque auteur, fort bien analysées par F. Lasserre, à l’occasion des attributions. Le lecteur a aussi accès à quelques bons ou très bons passages de Corneille, de Rotrou ou de Boisrobert, que le commentateur signale et rapproche d’autres œuvres. L’édition de François Lasserre est cependant essentiellement importante, à l’évidence, comme contribution critique à l’histoire du théâtre des années Richelieu ... voire au-delà - puisque l’une des nombreuses démonstrations porte sur la réorientation quasi-définitive de l’inspiration cornélienne entre PFSCL XXXVI, 70 (2009) 298 Le Cid et Horace et propose de faire le lien entre La Comédie des Tuileries et Le Menteur ou entre L’Aveugle de Smyrne comédie de l’obéissance inconditionnelle et Horace tragédie de l’obéissance inconditionnelle. À la vérité, les pistes d’exploration et les belles démonstrations sont nombreuses, dans cette « introduction » de 194 pages. Celle-ci s’intéresse d’abord à « l’œuvre collective », avec le problème des attributions (solutionné de façon solide et nouvelle) et celui du contexte (Richelieu commanditaire, Chapelain théoricien, Boisrobert coordinateur). L’analyse du rapport à la doctrine (les unités) et celle de la (in)cohérence dramaturgique du canevas puis des auteurs sont menées avec précision pour les deux pièces. On regrettera peut-être seulement que l’objet-livre ne permette pas un report de manipulation très commode à ce qui concerne l’un ou l’autre des textes. Les analyses sont fortes et serrées, mais qui voudra revenir sur tel aspect de L’Aveugle devra louvoyer sans beaucoup de repères entre les pages consacrées à La Comédie. La démonstration cornélienne l’emporte sur le guide de lecture. C’est en vérité qu’il y a beaucoup à démontrer, et François Lasserre soutient l’attention du lecteur bien mieux et par bien plus de matière que les Cinq Auteurs eux-mêmes. Il est passé maître, depuis son édition en Italie de la Pastorale d’Alidor dont il a étayé l’hypothétique attribution à Corneille, dans l’analyse stylistique et lexicographique raisonnée, dans l’analyse critique des « traditions » d’attribution et des rumeurs, dans l’exhumation et la sollicitation originale des sources, qu’il manipule avec la justesse et l’humilité du véritable érudit, sachant avouer la distinction entre une hypothèse, une preuve, un sentiment de certitude et une doxa. C’est avec une prudence savante - et obstinée - qu’il donne une grande force à ses conclusions, et en particulier qu’il formule l’attribution des dix actes écrits par l’équipe de Boisrobert. Il fait ensuite le point sur le rôle spécifique de Richelieu, celui de Chapelain, celui de l’abbé poète. Puis sur l’esthétique (fort peu moderne, en termes de dramaturgie) des concepteurs du canevas, qu’il compare de façon éclairante avec celle des véritables novateurs de l’époque - parmi lesquels Corneille et Rotrou, pourtant embauchés dans l’équipe. Sur le « sujet » des pièces et sur ce qu’un commentateur plus grossier aurait sans doute appelé leur message idéologique (en particulier pour la seconde) les analyses et les rapprochements de textes sont éclairants, comme c’est le cas à propos de l’encodage allégorique (fonctionnement poétique) et mimétique (fonctionnement dramaturgique) qui sollicite, selon les explications de Chapelain luimême, « le goût italien » raffiné plutôt que celui des spectateurs français du Cid (ou, pire, celui des amateurs du théâtre anglais ! ). La deuxième partie de l’introduction se consacre au cas Corneille. La troisième est constituée des « Annexes et documents » proposés après l’exa- Comptes rendus 299 men des éditions et surtout de l’intéressant manuscrit Le Masle (le secrétaire de Richelieu) qui renferme un très exceptionnel état manuscrit de L’Aveugle de Smyrne antérieur à l’édition imprimée (ce qu’établit clairement F. Lasserre). Les annexes comportent, outre le texte des deux lettres de Chapelain à Boisrobert, toujours utile à rappeler, une magnifique analyse de l’un des pamphlets relatifs au Cid, L’inconnu et véritable ami..., et de son attribution peu probable à Rotrou et très probable à Du Ryer. Cet intéressant aperçu d’une nouvelle querelle sur la Querelle du Cid laisse envisager d’autres développements, mais vaut surtout directement pour l’analyse du contexte de la création cornélienne des années 1630-1640 et de sa logique - que F. Lasserre explore avec persévérance depuis son Corneille de 1638 à 1642 (1990). Revenons, du coup, sur la deuxième partie, intitulée « Entrée et sortie de Corneille ». On y examine les différents aspects de l’année 1634 pour Corneille, année essentielle qui voit à la fois la représentation de La Place royale, l’écriture de Médée, la publication de La Veuve, celle de l’Excusatio, celle de l’Excuse à Ariste et - conséquence stratégique - l’entrée dans le groupe des Cinq Auteurs. On examine ensuite la réalité et la nature du reproche qui aurait été fait à Corneille (par Richelieu, selon Voltaire) de « manquer d’esprit de suite ». Après une belle identification du passage de l’acte III de La Comédie logiquement concerné par la remarque, F. Lasserre analyse les raisons techniques de l’indiscipline de Corneille et mesure ainsi l’écart qui le sépare de l’esthétique chapelainienne. Après quoi, la « démission » de Corneille s’en trouve éclairée, mais aussi l’inspiration de ... L’Illusion comique. Entre-temps, une analyse de sources, concernant les Mémoires d’Henri de Campion et les Entretiens, est l’occasion d’une nouvelle excellente mise au point biographique sur les relations entre Corneille et le clan Campion (en particulier Alexandre). Elle semble prendre place dans une exploration de beaucoup plus grande envergure de la biographie cornélienne, qu’il est à espérer que François Lasserre produira quelque jour à venir, tant elle semble prometteuse et novatrice. Enfin, après avoir montré que Corneille n’avait pas du tout écrit de vers pour L’Aveugle, le critique ne pouvait pas parler de l’importance de Corneille pour cette pièce ... mais il nous parle de façon tout à fait inattendue de l’importance de cette pièce pour l’orientation future du théâtre cornélien. Même si la problématique du service et de l’obéissance est travaillée depuis longtemps, par le Corneille de 1640, la question horacienne de l’obéissance absolue (voire excessive, donc tragique plutôt que tragi-comique ou comique) prend un nouveau relief pour le lecteur. L’analyse de F. Lasserre est psychologiquement très fine et très vraisemblable de ce que Corneille a cru PFSCL XXXVI, 70 (2009) 300 risquer de la part de Richelieu, au moment de la Querelle (à savoir la prise de corps) et du travail qu’il a ensuite accompli, pour Horace, en reprenant par sécurité le thème moral richelien de L’Aveugle, à savoir l’obéissance absolue. Le trajet cornélien de 1634 à 1640, de La Place royale à Horace en passant par Le Cid et le genre tragi-comique (dont l’abandon se trouve ainsi éclairé de façon nouvelle) est donc balisé de façon extrêmement importante, à notre avis, dans cette seconde partie de l’introduction, la plus nette, la plus dynamique et la plus polémique, aussi, de l’ouvrage. Cette édition des deux comédies des Cinq Auteurs est donc à la fois un utile présent à la communauté universitaire et estudiantine et un tour de force cornélien qui mérite un intérêt durable. Curiosité. - F. Lasserre signale que l’illustration originale de L’Aveugle de Smyrne est due à un certain C. Le Brun, et attire l’attention des historiens de l’art. Humour. - L’érudit ironise heureusement, à l’occasion, sur son matériau. Ainsi, le personnage d’Asphalte est-il qualifié (p. 26) d’esprit piquant, serviable, un peu superficiel. Les compatriotes de McAdam apprécieront ce précurseur ! Mise en page. - On notera une erreur de pagination dans la table des matières, due à n’en pas douter à l’étoffement de l’index qui précède : la liste des livres cités est p. 455 et non 453. On déplorera aussi peut-être, au risque de se répéter, le manque de détail dans les surtitres de haut de page, qui ne permettent pas de se repérer dans la richesse de l’argumentation. Ainsi, pour les pages 106-120, au lieu du monotone « le poète en 1634 » on aurait aimé avoir : « la dédicace de La Veuve oriente vers Shakespeare » puis « Corneille et la connaissance de l’anglais » puis « stratégie d’autopromotion auprès de Richelieu » puis « pourquoi l’Excuse est de 1634 » puis « la chronologie des dédicaces cornéliennes ». Le même regret s’applique à d’autres passages très denses comme pp. 125-139 (sur les Campion) ou pp. 71-85 (sur Richelieu auteur). Emmanuel Minel Aur o r e E v a in , P e rry G e thn e r, H e nrie tt e Go ld wyn ( é d s .) : Théâtre de femmes de l’Ancien Régime: XVII e siècle. Publication de l’Université de Saint-Etienne, 2008 (Collection « La cité des Dames »). 622 p. The second volume of Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, directed by Aurore Evain, Perry Gethner, and Henriette Goldwyn, is an excellent intro- Comptes rendus 301 duction to some of the most important dramatic productions written by female playwrights in the second half of the 17 th century. A pioneer in the field of research on French female playwrights of the Old Regime, Gethner has already published two other volumes featuring plays written by females in the 17 th and 18 th centuries (Femmes dramaturges en France (1650-1750), pièces choisies. 2 vols. Tübingen: Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », 1993 and 2002). Evain, an actress herself, is currently preparing her thesis on the topic of 17 th -century female authors. And Goldwyn has published several articles on Mme de Villedieu’s theatrical works (See for instance « Mme de Villedieu, la transformation théâtrale: de l’héroïsme à l’épicurisme galant. » Cahiers du dix-septième 11: 1 (2006): 107-119). Divided into five sections, this volume highlights the dramatic works of five female playwrights; Françoise Pascal, Mme de Villedieu, la sœur de La Chapelle, Anne de la Roche-Guilhen, and Mme Deshoulières, representing divergent social and economic milieus. Each author is introduced by her respective editor, who gives information on the life and career of the playwright in question and a brief preface to the dramatic works to follow. The introduction to this volume gives a helpful overview of the social, cultural, and artistic climate in the second half of the 17 th century and explains how these conditions created a favorable environment for female playwrights’ reentry into the world of theater. The editors have chosen the works of these female writers in particular since they represent innovative contributions to the diverse dramatic genres of the 17 th century: mainly the comic play in one act, the tragicomedy, the comedy ballet, and the tragedy. Although some of the plays have been published in other editions, at least half of them have been reproduced in this volume for the first time. The initial section dedicated to Françoise Pascal, the first professional female playwright, includes two of her one-act comedies inspired by the traditional French farce and the Italian comedy, L’Amoureuse extravagant and L’Amoureux vaine et ridicule (1657). Gethner’s analysis demonstrates how the physical comedy, which so characterizes the farce, has been replaced by the frivolous language and manners of the société mondaine in these plays. Also included in this section is Pascal’s charming comic play Le Vieillard amoureux, performed at the Hôtel de Bourgogne in Paris, and her full-length tragicomedy Sésostris performed in Lyon in 1661. The latter, edited by Deborah Steinberger who has published a critical edition of Françoise Pascal’s epistolary novel Le Commerce de Parnasse, is a fairly faithful rendition of the story of the corrupt King Amasis of Egypt found in Le Grand Cyrus by Mlle de Scudéry. Featured in the next section is la sœur de La Chapelle’s L’Illustre philosophe, ou l’histoire de sainte Catherine d’Alexandrie (1663), a lost PFSCL XXXVI, 70 (2009) 302 martyr play rediscovered by the editor himself, Paul Scott, who has done extensive research on representations of Saint Catherine in sacred drama. La Chapelle’s work is situated within a new literary female tradition of producing plays on the theme of martyrdom in the 17 th century. As Scott demonstrates, La Chapelle’s play is set apart from other hagiographic plays featuring Saint Catherine from the same time period since her interpretation of the female martyr seems to celebrate the triumph of female reason and the intellectual equality of men and women. The following section, edited by Goldwyn, contains Mme de Villedieu’s full-length tragicomedies Manlius (1661), performed by Molière for the King at the court of Versailles, and Le Favori (1665). According to Goldwyn, the former, performed at the Hôtel de Bourgogne in 1662, marks an evolution of the tragicomic genre and the development of the post-Fronde romanesque tragedy in which history serves only as a backdrop. Le Favori, a wonderfully entertaining comedy, demonstrates the changing values of courtly society. Particularly intriguing is Goldwyn’s suggestion that the play, featuring a gracious monarch who forgives his subjects, is perhaps a commentary on the King’s harsh ruling in the case of Nicolas Fouquet who was arrested the year the play was written. Anne de la Roche-Guilhen’s comedy ballet, edited by Juliette Cherbuliez, is also presented as a transitional piece. Rare-en-tout, performed at the court of England for Charles II in 1677, combining music, singing, dancing, and theater, bridges the gap between the comedy ballet and the lyrical tragedy which emerged at the end of the century. Most interesting is the editor’s discussion which points out the propagandic elements seen in this play, written by a descendant of a Huguenot family forced to flee France, and printed in Amsterdam by a publishing house operated by Huguenot families. And finally, Mme Deshoulière’s Genséric, performed at the Hôtel de Bourgogne in 1680, is a pessimistic political tragedy based on the legend of the notorious Genséric, King of the Vandals and of Africa who invaded Rome in 455 and kidnapped the Empress and her daughters. As Gethner underlines, the play is dominated by anti-heroes, who are more motivated by greed and ambition than by love. This tragedy is an appropriate ending to the volume since, as the editor notes, it witnesses the destruction of the gallant world illustrated in L’Astrée and marks an evolution of the tragedy through its rejection of the concept of heroism. In terms of annotation, the editors have made careful modifications to the original typography of these plays in order to render them more accessible to 21 st -century readers. The editors focus on clarifying the original meanings of words in the glossary. In addition, some spellings as well as Comptes rendus 303 vocabulary expressions have been modernized to make them more comprehensible. In the case where a syllable is missing in a verse, prefixes and suffixes have been added in brackets so as to respect the rules of versification. In sum, instructors who wish to include female playwrights’ contributions to 17 th -century theater in their course syllabi will find this volume to be an essential tool in choosing which authors and plays to include in their programs. The editors’ efforts to make these plays available to researchers, readers, professors, and students encourage the study of female playwrights and how they contributed to the dramatic genres of the 17 th century. We impatiently await the arrival of the final volumes of this edition which will feature plays written by female playwrights from the very end of the 17 th century and throughout the 18 th century. Theresa Varney Kennedy C hri s tia n Zo n za : La Nouvelle historique en France à l’âge classique (1657-1703). Paris : Honoré Champion (Lumière classique n° 68), 2007. 776 p. Christian Zonza commence son étude en rappelant l’importance des travaux de René Godenne pour la connaissance de la nouvelle des XVII e et XVIII e siècles. Un même jugement peut être porté sur La Nouvelle historique en France à l’âge classique. La première partie de cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2003 à la Sorbonne sous la direction du professeur Gérard Ferreyrolles, est consacrée à l’examen des différents critères qui permettent de constituer un corpus de « nouvelles historiques ». L’ouvrage de René Godenne, paru en 1970, a montré que les récits brefs de la seconde moitié du XVII e siècle étaient très hétérogènes, d’une part, et, d’autre part, que de nombreuses nouvelles, par leur structure et par leur matière, s’apparentaient aux romans qui les avaient précédées. De plus, comme le fait remarquer C. Zonza au terme d’une minutieuse analyse des titres, les mentions génériques sont d’une utilité relative pour constituer un corpus : quand elles sont employées, ce qui est loin d’être toujours le cas, c’est approximativement. Ainsi « historique » peut-il signifier très largement « vrai ». Le corpus est constitué selon trois critères principaux : la présence de la matière historique (une même période de l’histoire de France est généralement le cadre de ces nouvelles : le règne des derniers Valois), la brièveté des histoires, qui sans cesser de recourir aux procédés romanesques les ont PFSCL XXXVI, 70 (2009) 304 adaptés, et, enfin, l’unité du récit. Christian Zonza travaille donc sur la cinquantaine de nouvelles qui portent dans leur sous-titre la mention « nouvelle historique » et sur celles qui comportent seulement dans leur titre l’adjectif « historique » ou la mention d’un genre historique : journal, annales... A ces récits s’adjoignent les nouvelles dont la matière est historique, comme le fait savoir la mention, dans les titres, de personnages historiques (ou pseudo-historiques). Tous ces textes sont recensés dans les quatre premières annexes placées à la fin de l’étude. Dans la cinquième, est précisé, pour nombre de ces récits, à quelle époque historique l’intrigue se déroule et en quel lieu, ainsi que les principaux événements historiques qui y sont évoqués. Ce recensement, comme les résumés d’environ soixante-dix nouvelles qui constituent la dernière annexe, fournit de précieuses informations. Les bornes temporelles de l’enquête menée sont, pour la première, sans surprise, 1657, année de parution du recueil de nouvelles de Segrais ; le terminus ad quem est a priori plus étonnant : 1703. C’est qu’il permet d’intégrer au corpus notamment La Princesse de Portien ainsi que la critique de cette nouvelle publiée dans le journal de Trévoux. Nombre de ces nouvelles sont anonymes, d’autres émanent d’auteurs connus (Lafayette, Villedieu, Bernard, Aulnoy…) mais la part est importante de ceux qui sont oubliés voire inconnus (Guy Allard, le sieur de Chassepol, Isaac Claude…). Au cours de cette première partie, C. Zonza étudie la récurrence de personnages et de situations, ainsi que les phénomènes de réécriture à l’intérieur de son corpus (p. 94-117). Ici comme partout dans cet ouvrage, les analyses sont précises, qui prennent en considération de nombreuses nouvelles. On ne saurait trop insister sur cet aspect du travail de C. Zonza : la connaissance et la prise en compte d’un corpus important de récits. Cela permet d’affiner et de nuancer des analyses qui ont pu être faites sur la nouvelle, qui trop souvent ne s’appuient que sur quelques textes théoriques (Du Plaisir et Valincour particulièrement) et quelques nouvelles (celles de Madame de Lafayette, de Saint-Réal et de Boursault en tête). La deuxième partie s’attache à l’étude de la relation entre le récit historique et le texte fictionnel, qui constitue ce genre hybride, héritier de l’histoire et du roman, qu’est la nouvelle historique. L’analyse menée sur des passages extraits de Mézeray concernant la période privilégiée des auteurs de nouvelles (les derniers Valois), pour montrer comment l’historien écrit parfois exactement comme un romancier, est éclairante. Plus avant dans cette partie, cette analyse sur Mézeray aide à poser d’une manière non anachronique le problème de la contradiction entre la vérité à laquelle doit s’assujettir l’histoire et l’omniscience du narrateur de nouvelle historique. Ce narrateur, en effet, de même que les historiens écrivant comme Mézeray, Comptes rendus 305 lit dans l’âme des personnages, et, comme eux, il trouve les motifs qui poussent les hommes à agir (p. 372). Toujours dans cette partie, on trouvera une étude du traité du père Menestrier sur l’histoire, paru en 1669 et réécrit en 1694, qui met en évidence de façon convaincante la parenté entre certaines formes d’écriture de l’histoire et la nouvelle (p. 234-243). L’histoire et le roman sont en butte à des critiques qu’inventorie Christian Zonza, et qui l’amènent à conclure : « Le moment semblait donc favorable pour que la nouvelle historique profitât de leurs difficultés conjointes et les résolût en partie. Il fallait pour cela que le nouveau genre satisfît tout à la fois les détracteurs du roman et de l’histoire » (p. 301). Pour satisfaire ces derniers, les auteurs de nouvelles utilisent des procédés qui vont donner aux lecteurs l’illusion de lire un texte historique (noms, dates et événements historiques, description de batailles, citation des sources…). C’est à l’étude de ces procédés qu’est consacrée la fin de la seconde partie : le moindre n’est pas celui qui consiste à établir entre l’histoire secrète et amoureuse, matière privilégiée de la nouvelle historique, et l’histoire événementielle, celle qui est connue de tous, un lien de nécessité, qui consiste donc à faire de l’une la cause ou la conséquence de l’autre. Il est l’application de l’injonction que formulait Du Plaisir, dans son fameux texte sur la nouvelle : que rien n’arrivât dans un récit qui ne fût préparé de longue main. Certaines assertions concernant les romans héroïques et le rôle que l’histoire joue dans ces fictions pourraient être discutées et sans doute nuancées (p. 435, par exemple). La troisième partie, « Axiologie et idéologie de la nouvelle historique », montre comment la nouvelle historique est parfois empreinte du souvenir de l’ancienne galanterie, et qu’elle propose toujours à son public, en grande partie féminin, une galerie de femmes fortes. Elle transmet aussi, dans certains cas, une représentation héroïque de la noblesse. Cependant, s’inscrivant dans la lignée des travaux de Jean-Marie Goulemot sur l’histoire aux XVII e et XVIII e siècles et de ceux de René Démoris sur les récits de la fin du XVII e siècle et du début du siècle suivant, C. Zonza montre, à l’aide d’exemples nombreux, que d’autres nouvelles historiques rendent compte des mutations politiques et sociales de la fin du siècle, tout comme elles témoignent de l’inflexion pessimiste de la représentation de l’amour, ainsi que de la faiblesse humaine, idées qui fondent plus particulièrement la morale de la fin du siècle de Louis XIV. L’intérêt de cette recherche sur les valeurs que véhiculent les nouvelles, parce qu’elle s’appuie sur un corpus important, est de montrer que, d’un texte à l’autre, ces valeurs sont diverses jusqu’à être opposées. PFSCL XXXVI, 70 (2009) 306 Cette riche étude est complétée d’une importante bibliographie critique (p. 740-765). Il y a une trentaine d’années, un critique pouvait écrire : « Entre Madame de La Fayette et Lesage, c’est Préchac, Le Noble, Courtilz de Sandras : autant dire rien ». Le travail de C. Zonza est un de ceux qui contribuent à convaincre que ce « rien » n’est pas sans intérêt. Marie-Gabrielle Lallemand LIVRES REÇUS PFSCL XXXVI, 70 (2009) Livres reçus BANDERIER, Gilles (éd.) : La Chapelle : Mémoires pour servir à l’histoire de la vie d’Agrippa d’Aubigné. Paris : Champion, 2008 (Textes de la Renaissance, 128). 115 p. BERTRAND, Dominique (éd.) : Charles Coypeau Dassoucy : Les Aventures et les Prisons. Édition critique. Paris : Champion, 2008 (Sources Classiques, 84). 687 p. BIANCARDI, Élisa (éd.) : Madame de Villeneuve : La Jeune Américaine et les contes marins (la Belle et la Bête), Les Belles Solitaires. Madame Leprince de Beaumont : Magasin des enfants (La Belöle et la Bête). Paris : Champion, 2008 (Sources Classiques, 83. Bibliothèque des Génies et des Fées, 15). 1636 p. CHATELAIN, Marie-Claire : Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 2008 (Lumière Classique, 77). 763 p. EVAIN, Aurore ; GETHNER, Perry ; GOLDWYN, Henriette (éds.) : Théâtre de femmes de l’Ancien Régime. XVII e siècle. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2008 (La cité des dames, 6). 622 p. DÜRRENMATT, Jacques (éd.) : La note d’autorité : Aperçus historiques (XVI e -XVII e s.). Paris : Champion, 2008 (littératures classiques, n° 64 printemps 2008). 218 p. JEHASSE, Jean (éd.) : Jean-Louis Guez de Balzac : Socrate chrestien. Paris : Champion, 2008 (Sources Classiques, 88). 443 p. ORTOLA, Marie-Sol ; ROIG MIRANDA, Marie (éds.) : Mémoire-Récit-Histoire dans l’Europe des XVI e et XVII e siècles. I. Actes du colloque international organisé à Nancy (24, 25 et 26 novembre 2005). Groupe « XVI e et XVII e siècles en Europe » Université Nancy II, 2007. Nancy : Université Nancy II, 2007 (Europe XVI-XVII, 10). 323 p. ORTOLA, Marie-Sol; ROIG MIRANDA, Marie (éds.) : Mémoire-récit-histoire dans l’Europe des XVI e et XVII e siècles. II. Actes du colloque international organisé à Nancy (24, 25 et 26 novembre 2005). Groupe « XVI e et XVII e siècles en Europe », Université Nancy II, 2007. Nancy : Université Nancy II, 2008 (Europe VII-XVII, 11). 227 p. POUZET, Régine (éd.): Robert Arnauld d’Andilly : Mémoires suivis de : Antoine Arnauld, dit l’abbé Arnauld : Mémoires. Edités, présentés et annotés par Régine Pouzet. Avant-propos d’Antony McKenna. Paris : Champion, 2008 (Bibliothèque des Correspondances, Mémoires et Journaux, 37). 696 p. SUSINI, Laurent : L’Écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les « Pensées ». Paris : Champion, 2008 (Lumière Classique, 72). 693 p. PFSCL XXXVI, 70 (2009) 310 TOURRETTE, Eric : Les formes brèves de la description morale : Quatrains, maximes, remarques. Paris : Champion, 2008 (Moralia, 14). 520 p. TRONE, Dominique (éd.) : Madame Guyon : Œuvres mystiques. Etude par le P. Max Huot de Longchamp. Paris : Champion, 2008 (Sources Classiques, 86). 796 p. VAN DELFT, Louis : Les moralistes: Une apologie. Paris : Gallimard, 2008 (Folio essais. Inédit). 458 p. Adresses des auteurs de ce numéro Monique Brosseau 31, avenue Michelet F-49300 Cholet Edmonde Charles-Roux 7 bis, rue des Saints-Pères F-75006 Paris Jean Contrucci 15, rue de Bruys F-13006 Marseille Patrick Dandrey Université de Paris IV-Sorbonne 1, rue Victor Cousin F-75230 Paris Cedex 05 Christian Delmas 25, rue Louis Parant F-31300 Toulouse Claude Dulong 204, rue de Rivoli F-75001 Paris Christiane et Michel Éon 224, rue Paradis F-13006 Marseille Jean Garapon Université de Nantes Chemin de la Censive du Tertre B.P. 81227 F-44312 Nantes Cedex 3 Gérard Gélinas 955 René-Lévesque E. no 1405 Montréal, Qc. Canada H2L 4R2 Mireille Gérard 8, rue Pertuizot F-92340 Bourg-la-Reine Jürgen Grimm Finkenweg 50 D-64295 Darmstadt Solange Guenoun University of Connecticut Dept. of Modern & Classical Langs. Storrs, CT 06269 François Lasserre 5 bis, rue du Colonel Oudot F-75012 Paris Francine de Martinoir 49, rue Lamarck F-75018 Paris Charles Mazouer Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 Domaine Universitaire F-33607 Pessac Cedex Alain Niderst 40, Bd. de la Bastille F-75012 Paris Fritz Nies Mörikestr. 28 D-41564 Kaarst Jacqueline Plantié 30 A, cours de la Trinité F-13001 Aix-en-Provence René Pommier 5, rue du docteur Nodet F-01000 Bourg-en-Bresse Pierre Ronzeaud Université de Provence 29, Avenue Robert Schuman F-13621 Aix-en-Provence Cedex 1 Joël Schmidt 38, rue de Vaugirard F-75006 Paris Jean Serroy Université de Stendhal-Grenoble 3 Domaine Universitaire B.P. 25 F-38040 Grenoble Cedex 9 Sylvie Taussig 4, square Vermenouze F-75005 Paris Alain Viala Lady Margaret Hall Oxford, OX2 6QA (GB) Allen Wood Purdue University Department of Foreign Languages and Literatures West Lafayette, IN 47907-2039 Myriam Yardeni Université de Haïfa Mont Carmel Haïfa, Israël PFSCL XXXVI, 70 (2009)