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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
3671
Vol. XXXVI No. 71 2009 Editor Rainer Zaiser Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XXXV I (200 9 ) Number 71 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs , Stephanie Möller Jana Mücke , Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor : Rainer Zaiser © 2009 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Gesamtherstellung: Gruner Druck, Erlangen Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XXXVI, 71 (2009) Sommaire IN MEMORIAM JÜRGEN GRIMM............................................................... 321 LA CENSURE EN FRANCE SOUS L’ANCIEN RÉGIME MATHILDE BERNARD, MATHILDE LEVESQUE Introduction……………………………………………………………………. 325 ALAIN VIALA De la censure comme capillarité…………………………………………...... 333 CHRISTOPHE ANGEBAULT « Que cest excés mesme de parole à peine nous peut exprimer » : Censure et anathème dans la controverse autour de l’Institution de l’Eucharistie de Philippe Du Plessis-Mornay (1598)…………………….. 347 LAURIE CATTEEUW Censure, raison d’État et libelles diffamatoires à l’époque de Richelieu............................................................................. 363 FABRICE CHARTON Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres de la seconde moitié di XVII e au milieu du XVIII e siècle………………………… 377 ANNA ARZOUMANOV La Censure des libelles diffamatoires à clef………………………………… 395 MATHILDE BERNARD L’histoire sous le manteau : les stratégies éditoriales des historiens protestants pendant les guerres de Religion………………………………... 409 MELAINE FOLLIARD « Plus on presse mon mal, plus il fuit au-dedans… » : L’auteur, figure de la censure dans la première réception de l’œuvre imprimée de Théophile de Viau (1619-1626) ……………………………………............ 425 ABDERHAMAN MESSAOUDI Voltaire et la censure en France……………………………………………... 445 Sommaire 318 OLIVIER PÉDEFLOUS La Muse muselée : Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaires des Placards (1534)……………………………………………........ 459 MATHILDE LEVESQUE Du manuscrit à l’édition : Formes linguistiques de l’autocorrection dans les Lettres de Cyrano der Bergerac…………………………………….. 475 PAOLA PERAZZOLO Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire : La Liberté conquise ou le Despotisme renversé………………………………... 493 MLA CONVENTION 2007 JEAN-VINCENT BLANCHARD Claude-François Ménestrier and the « Querelle des Monuments » ………………………………………………… 507 BERNADETTE HOEFER Cartographier l’esprit : Le débat autour du mystère de la conscience……………………………………………………………………… 515 CHRISTINE MCCALL PROBES In Commemoration of the 350 th Anniversary of Pascal’s Lettres Provinciales : ‘L’Amour de Dieu’, Rhetorical Strategies of the Controversy…................................................................................. 529 ÉTUDES CHRISTOPHER J. GOSSIP Héros trop magnanime : le crime d’Horace et son châtiment................... 543 COMPTES RENDUS Claire Cazanave Le dialogue à l’âge classique. Etude de la littérature dialogique en France au XVII e siècle (VOLKER KAPP)…………………………………………………………...... 559 Laurence Devillairs (éd.) Augustin au XVII e siècle. Actes du Colloque organisé par Carlo Ossola au Collège de France les 30 septembre et 1 er octobre 2004 (FEDERICO CORRADI)……………………………………………………… 562 Sommaire 319 Jacqueline Duchêne Francois de Grignan (MARIE-ODILE SWEETSER)………………………………………………... 565 Yvan Loskoutoff Rome des Césars, Rome des papes : La Propagande du cardinal Mazarin (OREST RANUM)………………………………………………………........ 568 Larry Riggs Molière and Modernity : Absent Mothers and Masculine Births (BERNADETTE HOEFER)…………………………………………………... 573 Peter W. Shoemaker Powerful Connections: The Poetics of Patronage in the Age of Louis XIII (JEAN-VINCENT BLANCHARD)……………………………………………. 576 Laurent Thirouin L’Aveuglement salutaire : Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique (PERRY GETHNER)…………………………………………………………. 577 Theresa Varney Kennedy (ed.) Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragi-comédie. An Annotated Critical Edition (PERRY GETHNER)………………………………………………………..... 580 LIVRES RE Ç US........................................................................................... 585 PFSCL XXXVI, 71 (2009) In memoriam Jürgen Grimm Après le décès de Wolfgang Leiner en février 2005, un autre dix-septiémiste allemand mondialement réputé nous a quittés. Jürgen Grimm, spécialiste de La Fontaine et de Molière, a disparu le 20 janvier 2009 à l’âge de 74 ans. Nous avons perdu un collègue et ami qui a largement contribué aux études littéraires françaises, notamment aux études consacrées à la littérature du XVII e siècle. Jürgen Grimm naquit le 17 décembre 1934 à Düsseldorf. En 1954, il commença ses études de lettres classiques et modernes à l’Université de Cologne. En 1955, il quitta cette ville pour continuer ses études à l’Université de Fribourg en Brisgau. Hugo Friedrich, qui occupait alors la chaire de littératures romanes à Fribourg, devint le professeur le plus important dans sa formation universitaire. Erich Köhler, successeur à la chaire de Friedrich en 1970, exerça, lui aussi, une influence considérable sur les travaux de Jürgen Grimm qui fut particulièrement attiré par l’approche socio-critique de Köhler, approche qui se reflète très nettement dans les travaux de Grimm sur le Grand Siècle. Après avoir passé les examens en lettres classiques et modernes, Jürgen Grimm étudia l’italien à l’Université de Florence. Ensuite, de 1961 à 1965, il fut lecteur d’allemand à l’Université de Nancy. De retour à Fribourg, il soutint en 1965 sa thèse de doctorat de troisième cycle consacrée au motif de la peste dans les littératures romanes, thèse parue la même année aux éditions Fink à Munich. 1 A partir de 1966 il fut maître-assistant au département de langues romanes de l’Université de Fribourg où il soutint sa thèse de doctorat d’Etat en 1971 sur « Les Fables de La Fontaine comme œuvre satirique », thèse non publiée, mais reprise dans de nombreux articles. Ensuite, il occupa un poste de maître de conférence à son alma mater jusqu’à sa nomination comme professeur de littérature française à l’Université de Münster en 1974. C’est là que sont nées les études qui ont fait de Jürgen Grimm un dix-septiémiste de premier rang. En 1976, il publia son premier livre sur La Fontaine, une étude consacrée à la réception des fables lafontainiennes du XVII e siècle jusqu’au début du XX e . 2 Y succèda une monographie sur Molière 3 , parue d’abord en allemand et quelques années plus 1 Die literarische Darstellung der Pest in der Antike und in der Romania. Munich, Wilhelm Fink, 1965. 2 La Fontaines Fabeln. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976. 3 Molière. Stuttgart, Metzler, 1984. Rainer Zaiser 322 tard en traduction française sous le titre de Molière en son temps. 4 Les innombrables articles que Jürgen Grimm a écrits sur La Fontaine ont été recueillis dans deux volumes de la collection Biblio 17. 5 En outre, il a fourni une édition bilingue (français-allemand) des Fables de La Fontaine, traduites et commentées par ses soins. 6 Une histoire de la littérature française née sous sa direction et rééditée à plusieurs reprises 7 et un manuel consacré à la littérature française du XVII e siècle 8 montrent que Jürgen Grimm avait également le don d’écrire pour un large public, pour les étudiantes et étudiants en lettres modernes et pour les amateurs et amatrices de la littérature française. Fidèle aux propos de La Fontaine, « Diversité c’est ma devise » 9 , Jürgen Grimm ne s’est pas seulement intéressé à toute la richesse de la littérature française du XVII e siècle, mais aussi aux avant-gardes littéraires du premier tiers du XX e siècle. En temoignent ses livres sur Guillaume Apollinaire, 10 Roger Vitrac 11 et le théâtre de l’avant-garde. 12 Professeur émérite depuis 2000, Jürgen Grimm n’a cessé de poursuivre ses recherches, de participer aux colloques internationaux, de donner des cours à Münster, de voyager et d’écrire. Sa présence nous manquera, mais son œuvre nous laissera le souvenir d’un chercheur érudit et d’un homme au service de la littérature française. Rainer Zaiser 4 Molière en son temps. Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, 1993 (Biblio 17, 75). 5 Le pouvoir des fables: Etudes lafontainiennes, I. Paris-Seattle-Tübingen : PFSCL, 1994 (Biblio 17, 85); Le dire sans dire et le dit : Etudes lafontainiennes, II. Paris-Seattle- Tübingen, PFSCL, 1996 (Biblio 17, 93). 6 Jean de La Fontaine, Fables/ Fabeln. Ausgewählt, übersetzt und kommentiert von Jürgen Grimm. Stuttgart, Reclam, 1991. 7 Französische Literaturgeschichte. Stuttgart, Metzler, 5 2006 ( 1 1989). 8 Französische Klassik. Stuttgart, Weimar, Metzler, 2006. 9 Voir La Fontaine « Pâté d’anguille », dans Œuvres complètes, I: Fables, Contes et Nouvelles. Édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet. Paris, Gallimard, 1991 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 863. Voir aussi le titre des Mélanges offerts à Jürgen Grimm à l’occasion de son soixantième anniversaire: « Diversité c’est ma devise» : Studien zur französischen Literatur des 17. Jahrhunderts. Festschrift für Jürgen Grimm zum 60. Geburtstag, herausgegeben von Frank- Rutger Hausmann, Margarete Zimmermann und Christoph Miething. Paris-Seattle- Tübingen, PFSCL, 1994 (Biblio 17, 86). 10 Guillaume Apollinaire. München, Beck, 1993. 11 Roger Vitrac : ein Vorläufer des Theaters des Absurden. München, Fink, 1977. 12 Das avantgardistische Theater Frankreichs (1895-1930). München, Beck, 1982. LA CENSURE EN FRANCE SOUS L’ANCIEN RÉGIME Journée d’étude Samedi 19 janvier 2008, en Sorbonne organisée par Mathilde Bernard et Mathilde Levesque avec le soutien de le École Doctorale V, « Concepts et Langages » (Paris IV) et l’École Doctorale 120, « Littérature française et comparée » (Paris III) PFSCL XXXVI, 70 (2009) Introduction MATHILDE BERNARD Université Paris III-Sorbonne Nouvelle MATHILDE LEVESQUE Université Paris IV-Sorbonne Le présent recueil s’inscrit dans le renouveau spectaculaire des travaux sur la censure sous l’Ancien Régime. En 2006, Copenhague accueillait un colloque international, intitulé « L’Usage de la censure de la Renaissance aux Lumières » 1 , dans lequel Alain Viala assurait déjà la conférence plénière. Plus récemment encore, au moment même où nous organisions cette journée 2 , la BnF offrait une exposition consacrée à l’ « Enfer » de la bibliothèque. 3 Derrière cette appellation fantasmatique se cache le nom de la cote réservée aux ouvrages licencieux, et supprimée seulement en 1969. Cette exposition permit de (re)découvrir d’anciens ouvrages mis au ban des lectures sages, et d’entrer matériellement dans l’univers de la tromperie, du subterfuge, du boudoir isolé dans lequel se déploie la plume sacrilège. Ce fut peut-être l’occasion, aussi, de comprendre quelles pouvaient être les cibles privilégiées de l’empire normatif du livre. La complexité de l’histoire du livre scandaleux fut bien mise en lumière lors de la journée « Livre et censure », organisée parallèlement par les Ateliers du livre de la BnF, et à laquelle participèrent notamment conservateurs de bibliothèques et commissaires d’exposition. La liste n’est pas exhaustive mais suffit à suggérer l’étendue du champ épistémologique dans lequel nous inscrivons notre réflexion. Aux pré- 1 L’Usage de la censure de la Renaissance aux Lumières, colloque international organisé par Mogens Lærke, Copenhague, 12 et 13 mai 2006, Actes à paraître. 2 Nous publions ici les Actes de la journée d’étude « La Censure sous l’Ancien Régime », organisée par Mathilde Bernard et Mathilde Levesque le 19 janvier 2008, à la Maison de la Recherche à Paris. 3 L’Enfer de la bibliothèque : Eros au secret, exposition de la Bibliothèque nationale de France, 4 décembre 2007-30 mars 2008. Mathilde Bernard / Mathilde Levesque 326 occupations communes - celle de l’époque 4 , des modalités et des enjeux censoriaux - répond en écho un angle d’attaque qui se veut sinon différent, du moins renouvelé. En effet, la perspective interdisciplinaire est ici capitale, et permet de confronter de manière stimulante les conclusions des diverses enquêtes. La relativité des points de vue - juridique, philosophique, littéraire, linguistique ou encore historique - permet tantôt d’affermir des intuitions initiales, tantôt de les invalider, tantôt enfin de les nuancer. La diversité des approches est indissociable d’une problématisation diachronique qui interroge au cours des trois siècles de l’Ancien Régime les mouvances des instances censoriales, partagées entre l’Église et l’État, et investies d’exigences parfois contradictoires. Dans L’Épreuve libertine 5 , parue en avril 2008, S. Van Damme a définitivement établi que le contrôle de la production littéraire répond en fait à une logique politique, dans laquelle s’inscrivent, notamment, les libraires et imprimeurs eux-mêmes. L’ère de l’imprimé est aussi publicisation de la figure auctoriale, et signe la naissance de la plume réflexive : la critique génétique permet ainsi de traquer les signes de l’autocensure. Notre objet d’étude, quoique souvent abordé, n’en reste pas moins fuyant : si les grandes lignes d’action de la censure ont pu être dégagées, la diversité des études de cas laisse apparaître de nombreuses failles dans la régularité d’un phénomène lui-même soumis à de permanentes mutations. L’exemplarité de figures martyres - d’Étienne Dolet à Théophile de Viau - a sans doute contribué à une approche globalement excessive de la répression censoriale sous l’Ancien Régime : la consultation de l’Index révèle que la majorité des ouvrages recevait la mention Donec corrigatur, et ne subissait donc pas d’interdiction définitive. Le bûcher et la langue coupée de Vanini se sont progressivement érigés en motifs, néanmoins peu représentatifs d’une menace en réalité bien moins radicale. En même temps qu’elle est diabolisée, la censure est aussi souvent convoitée: pour un écrivain subversif, le sceau de l’expurgation est un gage de réussite en même temps qu’il est promesse de lecture. Paradoxalement, la censure est précisément ce qui rend public et permet de sortir de l’ombre de l’imprimé trop sage ou du manuscrit clandestin, tout en créant l’interdit ; à trop vouloir cacher, on finit par exhiber. Néanmoins, si l’Index recense des noms attendus - de Galilée à Sade, en passant par Descartes - il laisse d’autres œuvres impunies, faisant du même coup de la subversion une notion toute relative. Nous avons tenté lors de cette journée de proposer des hypothèses sur les failles 4 L’Ancien Régime constitue en effet un terrain d’investigation privilégié. 5 S. Van Damme, L’Épreuve libertine. Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS éditions, 2008. Introduction 327 censoriales ; nombre d’interrogations demeurent, et les doutes sont encore légion. Peut-on vraiment penser, par exemple, qu’une version corrigée et remaniée suffit à pardonner la nuisance d’une édition princeps, ou plus encore d’un manuscrit clandestin dont la circulation est incontrôlable ? C’est donc bien les différents visages de la censure qu’il faut questionner, en confrontant la priorité des apparences - la préservation des bonnes mœurs - et l’accès, toujours verrouillé, à l’invérifiable. La censure est en effet un objet polymorphe, ce qui impose de l’analyser avec prudence. Son sens même est soumis à des interprétations que l’étude lexicologique permet de cerner. Elle désigne tout aussi bien le regard critique que les implications légales d’un jugement parfois négatif. Elle concerne tous les domaines de la vie publique mais s’y applique différemment en fonction des instances dans lesquelles elle s’incarne, depuis le censeur répressif jusqu’à l’auteur prudent : c’est ainsi que s’élabore ce qu’Alain Viala appelle la « capillarité » de la censure. Dans les siècles qui nous occupent, l’Église et l’État se disputent le rôle censorial, et le conflit s’accentue à des époques charnières que nous avons tenté d’identifier. Christophe Angebault-Rousset, à partir de la controverse entre Duplessis-Mornay et Jacques Davy du Perron en 1600, autour de la question de l’eucharistie, ouvre le champ de la censure sur sa complexité lexicologique, et permet d’appréhender l’opposition Église-État dans toutes ses composantes sociales. L’édit de Nantes marque l’avènement d’une période où le jugement d’un livre doit se faire selon des critères nouveaux. On ne doit plus en théorie prononcer le nom d’hérésie. Mais c’est avec Richelieu que se renforce la prééminence de l’État dans le contrôle des livres. Laurie Catteeuw s’interroge sur les liens entre censure et « raison d’État ». Cette dernière ne se comprend plus comme un seul acte extraordinaire permettant la sauvegarde du royaume, mais comme une philosophie politique globale, qui dissocie les prérogatives de l’Église et celles de l’État. Richelieu la porte à son comble, et, en toute logique, la censure se cristallise alors autour de ce paradigme. Colbert crée en 1663 la Petite Académie, pour renforcer la suprématie du pouvoir royal sur la censure. Fabrice Charton montre comment cette dernière se détourne de sa fonction première en appliquant plus à elle-même qu’aux productions extérieures les règles qui auraient permis à la monarchie d’avoir un contrôle accru sur les livres ; les Lumières se font déjà sentir. Jusqu’à la fin de la période qui nous occupe, les libelles diffamatoires contre la monarchie absolue se développent : Malesherbes, au XVIII e siècle, est ainsi contraint d’accroître sa vigilance pour empêcher la multiplication des faux noms et anagrammes, refuges récurrents des brocardeurs. Anna Arzoumanov étudie la question du droit de diffamation à travers le prisme des lectures à clef, pratique Mathilde Bernard / Mathilde Levesque 328 herméneutique très en vogue sous l’Ancien Régime. La société est également garante du maintien du droit public, quand elle participe à la découverte des clefs aux côtés des censeurs officiels, et à l’obtention de preuves permettant d’inculper les auteurs. Ces derniers sont obligés de recourir aux ruses les plus diverses pour faire paraître des livres qui portent atteinte à l’intégrité du royaume ou à l’honneur de ses dirigeants. Alain Viala, à travers son concept de « formation de compromis », explique comment ils font eux-mêmes la censure de leurs propres ouvrages, en diversifiant les stratégies de contournement. Le plus fréquent consiste à faire imprimer son œuvre à l’étranger, et à la faire passer sous le manteau en France. Mathilde Bernard étudie la façon dont, à la fin du XVI e siècle, les historiens protestants composent avec le Conseil de Genève pour la diffusion de leur pensée. Les censeurs peuvent ainsi être d’une aide précieuse : non seulement les actes officieux sont parfois à l’opposé de leurs déclarations officielles, mais encore, par l’interdiction même qu’ils font peser sur certains ouvrages, ils contribuent bien souvent contre leur gré à en faciliter la diffusion. Une interdiction trop publique est source de notoriété : en France, Théophile de Viau, dont Melaine Folliard analyse les négligences travaillées, se construit une persona largement redevable aux instances censoriales. C’est sur une publicité semblable que s’est appuyé Voltaire au siècle suivant. À travers l’histoire de l’interdiction des œuvres de l’auteur le plus condamné du XVIII e siècle, c’est une analyse plus générale sur la censure au siècle des Lumières que mène Abderhaman Messaoudi, en mettant en avant les paradoxes persistants d’institutions qui, contre leur gré, font le succès des auteurs dont elles noircissent la réputation. Il ne suffit pas cependant d’être connu et reconnu ; encore faut-il être publié. Les auteurs qui optent pour une publication française doivent bien souvent se contraindre eux-mêmes à modérer leur écriture pour la diffuser, et certaines périodes sont plus critiques que d’autres. Après l’affaire des Placards, en 1534, la sphère des poètes évangéliques fut étroitement surveillée, en raison de la menace qui pesait sur l’autorité royale. Olivier Pédeflous rapporte trois stratagèmes différents élaborés par Macrin, Bourbon et Dampierre au cours des années 1530, sans perdre de vue les enjeux de leurs statuts social, politique et religieux, qui autorisent une plus ou moins grande liberté de plume. Au siècle suivant, Cyrano de Bergerac représente la malice de l’auteur qui fait de l’autocensure un ars scribendi, jouant des subtilités stylistiques de la reprise pour agrémenter son texte autant que pour le protéger. Mathilde Levesque, à travers un corpus de lettres de Cyrano, dégage les principaux mécanismes à l’œuvre dans l’auto- Introduction 329 correction exhibée, qui tire profit de la menace censoriale pour faire du texte littéraire le laboratoire d’expérimentation des possibles du dire. La Déclaration des droits de l’homme supprime la censure, mais l’interdiction d’interdire n’a qu’un temps. La censure ne meurt pas avec l’Ancien Régime, elle change de cible. Paola Perazzolo montre comment, après 1792, elle réapparaît petit à petit pour empêcher toute référence trop laudative aux rois et aux représentants du pouvoir, jusqu’alors soigneusement épargnés par l’action censoriale. Le peuple, plus que jamais, prend la place des institutions déchues. Ce dernier article est un contrepoint intéressant pour saisir, en définitive, le caractère aléatoire de l’interdit dans le domaine littéraire, à jamais soumis au visage changeant du monde politique. Les articles ici réunis apportent des éclairages sur des moments névralgiques de l’histoire de l’Ancien Régime, articulés à des problématiques éditoriales. Leur diversité reflète la complexité d’un système d’interdiction grâce auquel bien des œuvres de génie ont vu le jour. Il faudrait plus qu’une encyclopédie pour parvenir à cerner l’histoire de la censure sous l’Ancien Régime. D’autres s’y sont appliqués avec persévérance. Nous espérons pour notre part pouvoir ajouter une pierre à un édifice déjà immense. Mathilde Bernard / Mathilde Levesque 330 Bibliographie sélective BIET, C., Droit et littérature sous l’Ancien Régime : Le jeu de la valeur et de la loi, Paris, Champion, 2002. BLOCH, O., et Mc KENNA, A. (dir.), Censure et clandestinité aux XVII e et XVIII e siècles. Actes de la journée de Créteil du 25 avril 1997, La Lettre clandestine, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1997. BUJANDA, J. 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Pardonnez cette confession, mais elle me paraît d’une grande importance pour le sujet dont il est ici question. Il y a un censeur dans ma vie et pas seulement au sens freudien du terme : je veux simplement dire qu’une personne qui me touche de près exerce un métier qui consiste à décider si des messages que des lecteurs adressent au site internet d’un grand quotidien y seront ou non publiés. Ses décisions sont déterminées par une « charte » - c’est le propre terme professionnel - établie en fonction des lois, des règlements et des usages en vigueur. La censure des publications est donc, de nos jours, usuelle, quotidienne, légale, normale. Je pense qu’il convient de ne perdre à aucun moment de vue cette banalité de la pratique, cette éminente normalité. Nous entreprenons de contribuer à une histoire de la banalité. Elle peut se présenter sous deux aspects. D’une part, les restrictions, difficultés et sanctions que des auteurs ont pu rencontrer pour leurs publications entrent dans une histoire de la lente et incertaine conquête du droit à la libre expression. C’est ainsi, exemple classique dans l’histoire littéraire, que la censure de Madame Bovary scandalise et renvoie les censeurs au double tort d’être bourgeois et de détenir le pouvoir. C’est ainsi encore que s’est tenu, il y a un an à Copenhague, un colloque sur la censure au temps des Lumières 1 où toute une section y relevait de l’examen du « Censorship of Enlightenment », la censure des Lumières. Une telle démarche contribue à une histoire de la modernité conçue comme la progression de la liberté d’opinion. Certes, tout cela est vrai, mais l’observation du quotidien m’incite donc à souligner l’éminente banalité et l’incoercible normalité de la censure. Elle ne constitue en rien une exception, encore moins une aberration des pratiques sociales, mais au contraire leur ordinaire. L’autre facette de l’entreprise, complémentaire de la précédente, consiste à tenter de comprendre la banalité de la censure, donc à tenter 1 Les Actes en sont sous presse au moment où sont écrites ces lignes. Alain Viala 334 d’inscrire ses pratiques dans un tissu de comportements où liberté et contraintes apparaissent comme relatives, et à rendre compte de ces relativités. Je m’orienterai pour ma part aujourd’hui vers cette seconde perspective. Cela, au nom des significations mêmes du mot « censure » sous l’Ancien Régime et des cadres dans lesquels cette pratique s’y est exercée. Ce qui me conduira, via l’examen de quelques cas significatifs, à une interrogation sur les pouvoirs censoriaux et leur localisation, dans les appareils idéologiques de l’Église et de l’État bien sûr, mais aussi jusque dans l’autocensure. Si l’on en juge par les Dictionnaires de Richelet, de Furetière et de l’Académie française 2 , le terme de « censure » présente à cette époque une distribution de sens un peu différente de celle que nous avons spontanément à l’esprit aujourd’hui. Ainsi le Furetière donne trois définitions, dont la première s’inscrit dans l’ordre éthique en désignant un « jugement par lequel on condamne quelque action ». De là, il passe ensuite au cas des idées religieuses et de leur expression dans des livres : « On le dit particulièrement des ouvrages qui regardent la Religion ». Enfin, en un sens plus spécifique, « On le dit aussi du Jugement que fait un Critique de quelque livre où il trouve quelques fautes ». L’idée de jugement conduit à celle de « réprimande », de « correction », voire de châtiment. Elle inclut aussi l’idée d’une autorité, représentée par « un supérieur » ou par « le public », précision notable et sur laquelle j’aurai à revenir. Richelet et l’Académie sont moins précis, mais mettent eux aussi en avant le sens de « Critique, action de celui qui censure et qui reprend quelque chose » (Richelet) ou de « correction, répréhension » (Académie). Et l’Académie précise « le jugement et la condamnation d’un livre » constituent un cas particulier de la pratique usuelle. L’état de langue et de façons de penser qu’enregistrent les dictionnaires du français classique établit donc que la censure est une pratique générale et que la censure des livres n’en est qu’une application spécifique. Ce qui nous invite bien à considérer le cas des livres comme une sorte de partie émergée d’un iceberg bien plus vaste, comme un des aspects de la régulation des mœurs. C’est d’ailleurs ce que confirment les définitions du mot « censeur », lesquelles renvoient aux magistrats romains qui exerçaient le contrôle des mœurs, et les surveillants des publications ne sont mentionnés que comme une catégorie particulière d’application (Furetière). Cependant, il faut apporter aussitôt une nuance à ces évidences. Si l’on poursuit le travail d’observation en passant au verbe « censurer », il apparaît en effet que l’ordre des définitions se présente alors autrement. Les trois dictionnaires alignent les mêmes « critiquer » et « reprendre », donc le 2 Respectivement 1680, 1690 et 1694. De la censure comme capillarité 335 jugement et possiblement le blâme, mais le Furetière met en tête l’action répressive à l’égard des livres, leur condamnation pour des raisons religieuses et politiques. Ce changement dans la hiérarchie des significations pourrait être regardé comme une inadvertance ; mais il peut aussi être regardé comme un indice, celui d’une actualisation particulière d’une des facettes de l’activité censoriale. La censure des livres serait ainsi un secteur particulièrement sensible, un point névralgique dans la régulation des mœurs à cette époque. Un exemple que propose le Dictionnaire de Furetière - les exemples sont toujours une chose passionnante dans les dictionnaires - le confirme. Il écrit en effet à propos du mot « censeur » : « Il faut être le premier censeur de nos ouvrages ». Cette formule, qui se situe ainsi à michemin entre l’exemple d’emploi et le précepte de morale pratique, indique bien cette relation entre l’omniprésence de la censure, qui doit aller jusqu’à l’autocensure, et le rôle spécifique dévolu à l’imprimé. Or l’imprimé publié constitue un objet visible, lisible, opposable, mais en revanche, les autocensures qui ont présidé à son élaboration échappent inéluctablement, au moins en grande partie, en dépit de toutes les compétences que l’on peut déployer en matière d’analyse des manuscrits et des variantes, en dépit de toutes les ressources de la philologie et de la critique génétique. Et dans une époque de domination puissante de la religion chrétienne, toutes les pratiques étaient sous l’emprise de multiples instances de jugement qui instauraient de multiples refoulements, depuis l’examen de conscience personnel jusqu’aux interventions des directeurs de conscience, des confesseurs, parfois jusqu’aux condamnations prononcées par les autorités religieuses, y compris avec d’éventuelles interventions des tribunaux, voire du bourreau. Le cas particulier des textes publiés, pour sensible qu’il soit, ne peut donc se détacher de ce réseau de contrôle des esprits et des actes mais peut bien en servir de révélateur. Pour essayer de regarder ainsi la partie visible de cet iceberg comme un révélateur de l’ensemble il me paraît que les mots et les choses concernés pourraient être envisagés selon la catégorie de l’ « institution ». Petit rappel notionnel pour compléter le définitionnel : une institution est une pratique érigée en valeur, et de là, éventuellement, des organismes spécialisés chargés de cette pratique et de la gestion de cette valeur. Dans cette configuration à trois strates, la pratique, la valeur et enfin les organismes et appareils spécialisés, la démarche pour observer la censure peut alors consister à commencer par ce qui est le plus visible pour aller vers le moins visible, à partir des organismes spécialisés et de leurs actions pour aller vers le tissu des pratiques, autocensures comprises, afin de discerner les valeurs ainsi mises en action. Alain Viala 336 Les appareils de censure dans la France d’Ancien Régime ont fait l’objet de diverses études et sont assez bien connus, mais il arrive assez souvent que persistent des confusions dommageables qui rendent nécessaire un autre rappel de distinctions nécessaires. Une sorte de « mini-cas » de pratique ordinaire de publication me permet de préciser un certain nombre de termes usuels des pratiques censoriales. Ce document m’est apparu presque par hasard dans des documents sur lesquels j’ai eu l’occasion de travailler dernièrement. Il s’agit d’une édition de L’École des cocus de Dorimond 3 . Elle inclut, selon la réglementation de l’époque, la reproduction du privilège du roi qui a été concédé à son sujet. Or le terme de « privilège » est de ceux qui font aisément confusion. Celui de cette édition montre bien comment l’appareil censorial comprend à son tour trois strates : l’approbation, la permission et enfin le privilège proprement dit. Ainsi un texte devait être approuvé par une autorité compétente pour escompter recevoir une permission d’imprimer et faire éventuellement l’objet d’un privilège. Les deux premières parties de l’opération relèvent bien de la censure, la première constituant un « jugement » sur le texte et la seconde une décision qui en rend possible la diffusion. Le privilège pour sa part représente un effet commercial, la garantie d’une exclusivité d’exploitation qui permet à ceux qui ont engagé les frais nécessaires à la réalisation de l’ouvrage d’espérer rentrer dans leurs fonds et obtenir les profits appropriés. Première leçon de cet exemple, le « privilège » n’est pas en lui-même un document censorial, mais l’aboutissement commercial d’une démarche où le contrôle idéologique a eu sa part fondamentale. Dans le cas ici envisagé, le privilège est signé de Ballesdens. Or ce personnage est une figure de quelque notoriété en son temps. Il eut une carrière sociale et littéraire qui ne manque pas d’intérêt. Avocat de formation, il devint Conseiller d’État et fut un « client » du chancelier Séguier. Il se trouva ainsi exercer ses fonctions de Conseiller d’État au ministère de la Justice, au bureau de l’imprimerie et des privilèges. En cela, il n’est pas un censeur. Mais il était aussi un philologue averti, il fut le précepteur du marquis de Coislin, fils de Séguier, il traduisit Esope en français et il devint membre de l’Académie française. Il était donc tout à fait capable de juger d’un texte ; non pas d’en délivrer une approbation, car celle-ci relevait de la compétence des autorités religieuses ; mais il pouvait donner une permission au vu d’une approbation, et dans sa fonction au ministère il pouvait solliciter un représentant de l’Église pour exercer ce rôle de censeur approbateur. Et comme il était lui-même auteur et donc participant actif à la vie 3 Nicolas Drouin, dit Dorimond, Théâtre, éd. Par M. Mazzochi Doglio, Fasano/ Paris, Schena-Nizet, 1992. De la censure comme capillarité 337 littéraire et à la publication, il se trouvait à même de connaître les auteurs qui avaient affaire à la juridiction de son Bureau et au besoin de parler avec eux, de se livrer à une vérification en forme de négociation. À partir de ces définitions et de ce cas exemplaire de l’ordinaire, il me semble d’une part que nous ne pouvons parler ici que d’une partie seulement du phénomène appelé censure, la censure textuelle, littéraire si l’on préfère, en prenant bien sûr la notion de « littérature » au sens large qu’elle a à cette époque et qui est encore attesté comme tel chez Mme de Staël 4 : l’ensemble des ouvrages de l’esprit, philosophie comprise, à l’exclusion des mathématiques pures. Et d’autre part, que cette réduction, pis-aller nécessaire quoique frustrant, peut faire un bon usage si nous essayons, à partir des textes, de nous interroger sur tous les réseaux de refoulements. À cette fin, il convient donc de dégager une vue d’ensemble de la situation de la censure littéraire à cette époque, ce que je ferai ici en avançant sept propositions, parfois sous forme de simples rappels. La première est que la censure constitue alors une action à la fois ecclésiastique et laïque. Plus précisément, que les deux sortes d’autorités sont alors à la fois liées et en compétition. L’Église a instauré très vite son propre système de jugement, approbation et condamnation, l’Index (établi dès 1559, la Congrégation de l’Index étant elle établie en 1571) ou recueil des ouvrages réprouvés. À cette date-là, l’État n’avait pas encore mis au point son propre appareil censorial. De plus, du côté laïque, il exista longtemps une concurrence entre le pouvoir royal et celui du ou des Parlement(s) qui prétendaient en avoir compétence dans leur juridiction. Ce n’est qu’au fil du XVII e siècle, notamment à partir du Règlement de la Librairie de 1617 5 , que la procédure étatique se mit vraiment en place. Or si au début les censeurs accrédités par l’État sont des gens d’Église, la tâche a été de plus en plus dévolue à des laïques. La coexistence de plusieurs instances et leur rivalité de fait exigent donc que pour parler de censure dans la France d’Ancien Régime on précise à chaque fois quelle était la configuration du moment et quelles autorités sont intervenues. Un deuxième trait tient à la multiplicité des textes concernant le sujet sur l’ensemble de la période. La seule liste des Règlements de la librairie entre 1550 et 1789 excèderait l’espace ici disponible. Et elle ne suffirait pas. Car, faut-il le rappeler, ce régime là ne connaît pas la Loi comme énoncé général et transcendant - ou prétendant transcender - les circonstances. Il repose sur une stratification complexe de textes, pouvant aller de l’Édit à l’Arrêt et 4 Germaine de Staël, De la littérature, 1800. 5 Pour un historique d’ensemble, voir A. Viala, Les Institutions de la vie littéraire en France au XVII e siècle, Lille, ART, 1985. Alain Viala 338 se compiler en Règlements, qui traitent tous de situations concrètes. Ils peuvent même prendre des formes singulières, comme par exemple les Lettres patentes établissant l’Académie française, qui interdisent à celle-ci de traiter de questions de politique et de religion, donc inscrivent une censure dans son acte de naissance même. Ce temps est bien celui du privilège, c’est-à-dire, simple rappel là encore, de la décision juridique à l’échelon des « cas » et non sur une échelle générale. Deuxième idée à retenir donc : non seulement la censure est multiple, mais de plus elle est sans cesse en évolution, et dans une évolution qui n’est pas régulière et globale mais pragmatique et tâtonnante. Cependant, troisième point, on peut discerner sur l’ensemble de la période une tendance qui va vers une concentration des moyens du côté de l’État et une restriction de ceux de l’Église. Celle-ci a de plus en plus besoin de l’action concrète des autorités gouvernementales si elle veut que ses censures soient suivies d’effet. C’est donc le Bureau de la Chancellerie qui devient, comme dans le cas ci-dessus, le lieu crucial du contrôle censorial des livres. À partir du milieu du XVII e siècle, le cheminement tel que nous l’avons vu dans le privilège signé de Ballesdens est en place. Pour en compléter le croquis, je rappelle que les privilèges devaient, pour être effectifs, être inscrits dans le Registre que tenait le Syndic de la corporation des Libraires-Imprimeurs et que celui-ci constitue le seul support sur lequel ils furent enregistrés de façon un peu systématique ; de sorte que notre connaissance de la censure est tributaire de ce document à caractère professionnel et commercial… Ce qui ne fait que compliquer l’approche. Quatrième point : ce que je dis là s’applique essentiellement à la censure préventive (ou préalable) ; mais un livre, même autorisé et nanti d’un privilège pouvait bien évidemment faire l’objet d’une censure punitive si des personnes ou des instances s’estimaient lésées ou jugeaient qu’il était néfaste à l’ordre et l’intérêt publics et portaient plainte contre lui. Censure double donc dans sa multiplicité même, l’approbation d’un théologien de la Sorbonne ne garantissant en rien qu’une autre voix religieuse ou laïque ne pût s’élever pour déclencher des poursuites. J’en arrive ainsi à un cinquième point dont je donne d’emblée l’énoncé qui me paraît essentiel : la censure est en pratique une formation de compromis. L’exemple de Ballesdens cité plus haut, et ceux qui ont été auparavant examinés par Daniel Roche et Nicolas Schapira 6 montrent que les bureaux de la chancellerie étaient peuplés de gens de Lettres, les solliciteurs 6 Daniel Roche, Histoire de l’édition, II - Le Livre triomphant, 1660-1830, Paris, Promodis, 1984, (La censure, pp. 76-83) et sa préface à R. Birn, La Censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, Odile Jacob, 2005 ; Nicolas Schapira, Un professionnel des Lettres au XVII e s., Valentin Conrart, Paris, Champ Vallon, 2003. De la censure comme capillarité 339 d’autorisations de publier et de privilège de librairie les connaissaient et entre eux il était aisé que s’opèrent des négociations. En résumé, on ne soumet un texte que s’il a des chances d’être autorisé. Et les censeurs sont plus souvent amenés, s’ils jugent que le texte présente des contenus irrecevables, à demander des modifications qu’à opposer un refus catégorique. L’obligation de déposer des exemplaires de chaque imprimé correspond d’ailleurs au souci de vérifier que le texte publié est bien conforme à celui qui a été visé, modifications comprises si nécessaires. La censure préalable ne contrôle ainsi que le contrôlable. Elle a même pu, au XVIII e siècle, passer par le jeu de la « permission tacite », qui laissait justement du « jeu » dans le système. En tout état de cause, si un auteur se plie habilement à une forme d’autocensure, il peut contourner l’obstacle. Le sixième point concernera la censure punitive, mais corroborera la même idée d’une « formation de compromis ». En effet, il advient que des ouvrages poursuivis soient ensuite autorisés aux prix de corrections et d’aménagements. Molière en donne deux exemples parlants : Le Tartuffe est d’abord interdit puis autorisé avec des changements, et Dom Juan, s’il n’est pas interdit à proprement parler, est retiré par Molière lui-même (cas typique d’autocensure) puis re-publié dans une version aménagée par la réécriture confiée à Thomas Corneille avant de paraître enfin dans sa version moliéresque mais avec des cartons pour les passages jugés les plus subversifs. Cet exemple rappelle d’ailleurs qu’à cette époque nombre de textes passent d’abord par l’oral (lectures à haute voix en public ou représentations théâtrales), que cela constitue bien une forme de publication au sens premier du terme, et que l’imprimé enregistre souvent les négociations qui se sont de facto accomplies entre la publication orale et la version sur papier. À quoi il convient d’ajouter tous les procédés d’euphémisation et de dissimulation (pour reprendre le terme proposé par Jean-Pierre Cavaillé 7 ) qui permettent de jongler avec les interdits. De sorte que les ouvrages effectivement interdits ne sont au fond que ceux qui n’ont pas fait ce parcours du compromis ou qui y ont échoué. D’où le septième et dernier point de cette mise en perspective : les ouvrages interdits trichent allègrement avec les règles du contrôle. Il existe à cette époque, on le sait, une large gamme de procédés de publication clandestine, depuis l’édition à l’étranger et la diffusion en France par passage des frontières en contrebande jusqu’à l’emploi de fausses adresses éditoriales, Jean Le Blanc et Pierre du Marteau à Cologne étant les deux éditeurs les plus actifs de toute la période, et les plus factices, fictifs. 7 Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations, Paris, Champion, 2002. Alain Viala 340 Ainsi donc, plurielle, mouvante et appelant des formations de compromis, la censure d’Ancien Régime ne peut être envisagée que par des études localisées, des cas analysés selon leur contexte spécifique, dans la série d’actions (écrire, soumettre ou non à l’appareil censorial, réécrire le cas échéant, publier, lire en sachant ou non discerner les ambivalences calculées d’un auteur, etc.) où chaque censure prend sa place, ses effets et son sens. Si donc on entreprend de faire non pas une histoire d’ensemble de la censure mais l’examen de tel ou tel ouvrage, ou tel ou tel auteur ou groupe d’auteurs censurés, alors il ne peut être question de leur appliquer une règle générale mais seulement d’examiner la configuration particulière où ils se sont trouvés, tendance qui a été sensible dans le colloque de Copenhague, comme elle le sera aussi, je pense, dans les travaux réunis ici. Dans ce cadre, si l’on raisonne en suivant l’idée d’institution, il devient plus aisé de reprendre ce qui a été dit dès le tout début, à savoir que la censure est une pratique banale et normale, et de l’envisager comme une pratique érigée en valeur. Ce que je voudrais souligner maintenant, en considérant que, contrairement aux habitudes aujourd’hui dominantes, les censeurs ont pu avoir raison. Diverses remarques et analyses de Daniel Roche, dans les travaux que j’ai cités plus haut et dans son Histoire des choses banales, ou encore de Roger Chartier dans Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime 8 montrent que l’approbation à priori de la liberté d’expression doit être considérée historiquement avec nuances. Et on ne peut manquer de relever que la majorité s’est trouvée le plus souvent du côté des censeurs que du côté de ceux qui en ont subi les décisions. La censure nous renvoie donc à l’interrogation sur les valeurs en même temps que sur sa valeur propre : si elle contribue à défendre des valeurs estimées justes et positives, elle devient elle-même une valeur. Reste à voir, dans les deux cas, par qui et pour qui. J’observerai brièvement un cas en ce domaine, que j’avais présenté au colloque de Copenhague évoqué tout à l’heure. Dans son Discours sur les sciences et les arts, Jean-Jacques Rousseau lance une diatribe contre l’imprimerie et les dangers de la diffusion des livres. Signe que même les figures de proue des Lumières pouvaient trouver des raisons d’être à la censure. Mais sa diatribe n’est pas si générale qu’il y paraît. Il vise en effet particulièrement certaines catégories de textes, notamment les philosophes matérialistes et athées, et surtout certaines pratiques, en particulier celle de la vulgarisation. Lorsqu’il déplore que des auteurs aient ouvert les portes du 8 Paris, Le Seuil, 1987. De la censure comme capillarité 341 « Temple des Muses » 9 , c’est en précisant bien les catégories sociales « indignes de s’en approcher » (entendez, les femmes et le peuple). Pire, selon lui, le savoir constitue un danger pour ces fractions de la population. Il opère donc une discrimination selon les statuts et les sexes, il appelle à l’application de la censure pour les uns (l’écrasante majorité) et de la liberté de lecture pour les autres (la minorité des esprits à la fois sains et instruits). Les termes qu’il emploie pour condamner « les caractères Typographiques » 10 et les exemples qu’il met en récit dans la longue note, tout s’inscrit dans la violence d’une ironie féroce. Il est certain que son excès de virulence peut nous désarçonner ou nous amuser, mais il nous impose aussi de songer qu’aujourd’hui même nous estimons devoir interdire les appels au racisme et à la discrimination, de même que les spectacles et récits de violence et de pornographie à destination d’un public enfantin. Nos catégories sociales ont changé, mais le principe subsiste de distinguer le permis et l’interdit en fonction des contenus et des destinataires. La question plus proprement historique que soulève le réquisitoire de Rousseau tient au fait qu’il met en cause « le souverain ». Signe que l’État français d’Ancien Régime, loin d’avoir adopté une posture constante d’étouffoir des savoirs, a au contraire contribué à la promotion de leur diffusion. Une histoire de la censure se doit donc d’envisager ainsi son envers aussi bien que son endroit, de considérer s’il y a eu des cas où les pouvoirs politiques et juridiques ont protégé plus que réprimé des auteurs que la majorité estimaient dangereux. L’interdiction, lente et partielle, de L’Encyclopédie en constitue un exemple frappant. Certes, elle a été interdite, et à deux reprises ; mais la première fois, elle a obtenu le droit de reprendre sa publication, et la seconde, les textes ont été proscrits mais les volumes de planches ont été autorisés. Bel exemple de formation de compromis. C’est pourquoi, sans développer davantage ici, j’insiste sur le fait qu’aux caractéristiques déjà relevées, sa multiplicité, son caractère instable et mouvant, il convient d’ajouter que la censure d’Ancien Régime a pu être légitime et indulgente, et, dans tous les cas, qu’elle a été relative. Cette approche selon l’idée de relativité est d’ailleurs bien présente chez Rousseau. Dans le Contrat social, il déclare que toute censure trop rigoureuse est inutile, voire néfaste à l’efficacité du contrôle, et il avance l’idée qu’en la matière le ministre doit être « le déclarateur de l’opinion » 11 , qu’il doit accompagner celle-ci et non pas imaginer qu’il pourrait la déterminer. On 9 Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, [1750], éd. F. Bouchardy, in Œuvres, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, Pléiade, 1964, pp. 28-29. 10 Sic., p. 28. 11 Contrat social, éd. Pléiade cit., chap. VII, p. 458. Alain Viala 342 n’accusera pas Rousseau de contradiction, mais il s’agit bien d’une évolution dans sa réflexion. Dans le premier cas, dans le Discours sur les sciences et les arts, il envisage l’attitude du souverain et en appelle à une censure conçue comme l’exercice du pouvoir souverain ; dans le second, dans le Contrat social, il traite de la façon d’exercer ce pouvoir, et en toute logique, il la fait dépendre de la nature et de la source même de celui-ci : si le pouvoir provient d’un « contrat social », alors c’est le jugement collectif (« l’opinion ») qui constitue la source profonde, et les détenteurs du pouvoir se doivent de se conformer à celle-ci. Il est remarquable que Rousseau emploie là le terme de « ministre », façon de rappeler que les magistrats ne sont pas, en dépit de ce nom, des maîtres mais des serviteurs de la collectivité. On est donc bien renvoyé à l’interrogation sur l’origine des pouvoirs, et en cela même sur la relativité des valeurs. On est ainsi renvoyé aussi à l’interrogation sur les mœurs. Mais le texte de Rousseau suggère également une autre interrogation sur les pratiques de la censure, que je voudrais examiner à son tour, quoique brièvement toujours, dans un quatrième segment de mon propos. Rousseau fabrique une note qui, jointe à l’ensemble de sa diatribe, nantit son Discours d’une gamme à peu près complète des formes de production et de réception des textes. L’oral, le manuscrit et l’imprimé du côté de la production, et du côté de la réception, les effets de l’audition, de la lecture mais aussi de la conservation. Ce qui renvoie bien à cet autre aspect de la censure qui, en même temps que de laisser ou non fabriquer et publier des imprimés, concerne plus largement l’exercice du jugement et de la critique. Or celui-ci peut prendre la forme de ce que j’appellerai « une censure après la censure », ou encore une censure de jugement critique après celle de permission ou d’interdiction, une censure de lecture. Or du côté de la production en effet, l’oral ne peut être censuré autrement que dans l’instant et dans le lieu même de la profération d’un propos, puisqu’il est par excellence éphémère. Le manuscrit ne l’est pas, mais il conserve, même quand il fait l’objet de copies répétées, un caractère toujours au moins semi-privé. Seul l’imprimé rend la censure à la fois vraiment possible et efficace, donc en pratique vraiment nécessaire, puisqu’il est apte à la diffusion large et aléatoire. Le Discours de Rousseau opère une telle distinction entre les propos « des Leucippe et des Diagoras » 12 , dont l’effet est borné par leur caractère oral, et les écrits de large diffusion. Parmi ces derniers, une distinction entre les ouvrages premiers et utiles, les inutiles et les proprement malfaisants. On note que dans ces derniers, il range non seulement les ouvrages qui diffusent la corruption des mœurs du siècle, 12 Éd. cit., p. 27. De la censure comme capillarité 343 mais aussi les ouvrages de diffusion du savoir (les compilateurs encyclopédistes avec qui, à cette date, il était encore en relation ont dû apprécier…). Enfin, de là, sa hiérarchie des publics entre les esprits solides, les moins fermes et les tout à fait faibles. La censure consiste alors à discriminer les livres possiblement utiles selon les catégories de lecteurs concernés. Il opère ainsi une séparation entre les livres intouchables (avec évidemment un jeu ironique dans le choix du Coran comme exemple) et les « inutiles » qu’il faut brûler (et qui sont, dans cette anecdote, tous les autres). Cela, en passant de la question de l’imprimerie à celle de la bibliothèque. Comme il prend pour exemple la bibliothèque mythique d’Alexandrie, il élargit du même coup son propos de l’imprimé au manuscrit. Ses invectives, par leur extrémisme même, font ainsi apparaître une autre dimension de la censure, celle qui s’exerce dans l’espace de la bibliothèque. « Bibliothèque » est ici à entendre en deux acceptions : d’une part le lieu et l’organisme qui conservent des livres, mais d’autre part le genre littéraire qui porte ce nom et qui est en plein essor dans la période qui nous intéresse. Au moment où se tient ce colloque, sont en cours, par exemple, d’une part une exposition sur « L’Enfer » à la BnF, d’autre part une édition de La Bibliothèque française de Charles Sorel (1664) par une équipe du Grihl. L’un et l’autre de ces exemples révèle bien la « formation de compromis » que constitue la censure, du côté de la réception : on la voit se réaliser dans une forme très repérable que j’appellerai la « conception scalaire ». Dans les bibliothèques comme lieux concrets, elle se manifeste par le rangement en : usuels, ouvrages de consultation ouverte à tous, ouvrages réservés et enfin ouvrages mis dans « l’enfer » et donc soustraits à la consultation sauf autorisation particulière et spécialement motivée. On peut bien estimer qu’interviennent dans ces modalités de rangement des considérations matérielles et financières, des ouvrages rares, ou fragiles, ou manuscrits, exigeant des soins délicats et donc n’étant pas mis en accès commun. Mais il est certain qu’au moins aux deux extrémités de l’échelle interviennent des jugements selon les contenus et non selon le prix ou l’état. De toute évidence, dans le cas de « l’enfer » le jugement relève de l’ordre moral. Mais cela intervient aussi dans le cas des usuels : leur distribution reflète l’état d’une culture et des préconisations qu’elle entraîne, où les politiques d’achat et de mise en accès préférentiel constituent autant de prises de parti idéologique (en incluant bien sûr l’esthétique dans l’idéologique, ce qui je pense ne se discute plus). Cette conception scalaire n’intervient pas moins dans les livres qui relèvent du genre de la « bibliothèque », tel que celui de Sorel ou, avant lui, de Du Verdier et de La Croix du Maine, et, après lui, d’une foule d’autres (La Bibliothèque des romans, ou encore Les Soirées Alain Viala 344 des châteaux, par exemple, tant le genre eut du succès au XVIII e siècle) 13 . Car dans de tels ouvrages, il y va d’inventaires hiérarchisés. Quand il s’agit d’un répertoire ordonné par catégories et genres comme chez Sorel, le fait est patent ; mais même chez ceux qui ne classent pas autrement que selon l’alphabet ou la chronologie, la longueur des notices, voire la présence ou l’absence d’un ouvrage, constituent en elles-mêmes un ordre de jugement et donc de censure. Pour les plus complexes, comme La Bibliothèque française, le fait donc de répertorier ou non un livre, puis de le classer dans une catégorie, de prendre ou non en compte un genre, enfin les hiérarchies à l’intérieur des genres, se trouve associé à diverses procédures supplémentaires d’argumentation, parfois assez discrètes voire assez retorses, et parfois tout à fait manifestes. Du côté des procédures manifestes, Sorel fait par exemple une catégorie pour les romans, légitimant ainsi un genre qui jusque là ne l’était pas. Autre exemple, il compose parfois des sections ou des paragraphes spécifiques, pour tel ou tel auteur ou tel ou tel type d’ouvrages. Ainsi pour Montaigne ou pour Voiture. Mais ces procédures se conjoignent avec d’autres plus masquées. À maintes reprises, il donne un jugement polémique sur des livres et des auteurs ; on peut ainsi voir qu’il ne porte pas Scipion Dupleix au pinacle. Mais le plus souvent, il donne alors des vues et pro et contra, comme s’il laissait au lecteur le soin de juger par lui-même ou peut-être la charge de discerner dans les arguments ainsi mis en présence un point de vue sous-entendu. Comme l’ont montré les travaux de Michèle Rosellini, il y a là un instrument de formation du lecteur 14 , qui offre le double mérite de refuser le plus souvent la censure établie - il cite sans discrimination a priori entre catholiques et protestants, pro-Richelieu et anti- Richelieu, etc. - mais de proposer des catégories et des démarches qui permettent aux lecteurs de se composer leur bibliothèque mentale en incorporant des catégories de jugement, donc leur non plus autocensure d’expression mais autocensure de lecture si je puis m’exprimer ainsi. Et l’autocensure constitue, au fond, l’idéal de la censure. À Rome, les Censeurs étaient les magistrats en charge des mœurs et plus généralement parlant la censure est avant tout une action de régulation des mœurs, nous l’avons vu dans les définitions initiales. Or Rousseau avance à ce sujet dans le Contrat social une assertion qui me paraît capitale. Selon lui, les mœurs se fondent sur les « objets d’estime ». La littérature et les arts qui mettent en jeu les objets susceptibles d’attirer une estime sensible, un jugement de goût qui est la part affective des opinions, constituent donc des points névral- 13 On en trouvera une analyse dans l’introduction de l’édition susmentionnée de la Bibliotheque française. 14 Michèle Rosellini, Lecture et « Connaissance des bons livres » : Charles Sorel et la formation du lecteur, thèse de doctorat soutenue en 2003, en cours de publication. De la censure comme capillarité 345 giques, ou des soubassements, pour les opinions. Si le censeur doit être « le ministre déclarateur de l’opinion », son rôle consiste alors à désigner ceux qui se sont écartés du jugement commun et à les ramener à la mesure. Dans ce cadre, l’organisation du censorat et l’appareil censorial n’ont plus qu’un rôle limité puisque l’essentiel repose sur l’auto-régulation. S’accomplirait de la sorte un équilibrage du moi collectif par un exercice efficace du « surmoi » social incorporé dans le moi individuel, une juste autocensure passée en habitus. Rousseau est peut-être neuf en ce qu’il met en retrait le monarque et l’Église dans cette opération, mais il n’est pas neuf en souhaitant un tel agencement, puisque Furetière préconisait qu’« Il faut être le premier censeur de ses propres ouvrages », et que Boileau dans son Art poétique recommandait aux impétrants littérateurs de « faire choix d’un censeur rigoureux » pour les conseiller dans leurs ouvrages. Or Boileau offre lui-même un cas significatif des tensions de l’autocensure. En résumé, ceci - pour un cas ; on pourrait en envisager d’autres dans son œuvre, comme sa satire Des Femmes - : avec l’Art poétique, justement, et le Dialogue des héros de roman, Boileau à la fois s’autocensure et négocie, voire triche, avec son autocensure. Pour l’essentiel, son cheminement a été le suivant. Il compose le Dialogue des héros de roman sans doute dès 1664, mais ne le fait pas imprimer. Il le laisse circuler en manuscrit et le retouche pour l’enrichir dans les années suivantes. Or ce texte censure - au sens de « critiquer, reprendre des ouvrages dans lesquels on trouve des fautes » - les œuvres galantes alors en vogue. Le texte évolue ainsi tout en restant manuscrit et restreint à une circulation confidentielle, pour aboutir enfin, après une série de procédures compliquées dont je vous épargne le récit, à une publication imprimée tardive par les soins de Brossette. Il est alors nanti d’un Discours liminaire qui en retrace l’histoire. Boileau y explique qu’il n’a pas publié pour ne pas faire de peine à Melle de Scudéry, qu’il estimait pour sa vertu alors même qu’il la traînait dans la boue pour ses romans. Il s’agit donc bien d’une forme d’autocensure, mais incomplète puisque le texte a circulé. L’affaire est plus compliquée encore parce que l’Art poétique contient une attaque contre Clélie qui fait « Caton galant et Brutus dameret ». Or ces termes proviennent mot pour mot du texte du Dialogue. Celui-ci se trouve ainsi refoulé d’un côté et défoulé de l’autre. L’argument boléanien sur le respect qu’il porte à Melle de Scudéry paraît donc, au vu des textes et des dates, bien spécieux. Mais il n’en reste pas moins que le Dialogue a fait l’objet d’une forme d’autocensure. Apparaît ici, dans une complexité et une ambiguïté exemplaires, une formation de compromis dans toutes ses ambivalences, mais où le compromis se bâtit cette fois non entre l’appareil censorial officiel et un auteur, mais avec les codes mondains de la civilité Alain Viala 346 littéraire. Donc avec les mœurs. Mais pour un texte qui reproche aux auteurs galants (principalement Scudéry et ensuite Quinault) de corrompre les mœurs en déformant la façon de représenter le passé antique. La censure se trouve ainsi à la fois jouer le rôle d’une régulation des mœurs mais ellemême régulée par un état des mœurs. Ainsi, devant le caractère multiple, évolutif, instable et sans cesse singulier des situations de censure, il me paraît que plutôt que de tenter une histoire globale directe de celle-ci, il faut d’abord prendre en compte les formations de compromis qu’elle engage, et que les configurations où elles se manifestent doivent être envisagées dans une perspective scalaire, de la bibliothèque au bûcher, de « l’Enfer » à l’autocensure, donc, en un mot, comme un phénomène qui agit par capillarité. Dès lors, l’enjeu est celui de dresser une cartographie de ces réseaux capillaires par où passent les informations, les suggestions, les rejets et les adhésions, y compris les adhésions aux rejets. Réseaux où peuvent aussi advenir parfois des blocages, des thromboses, qui peuvent faire des bleus, des hématomes, des œdèmes, des caillots et des accidents cérébraux graves. Cartographier cette capillarité est une forme de cartographie du corps social ; chaque cas étudié peut alors permettre de situer les auteurs et les œuvres dans ce corps social, donc de collaborer à une histoire des idées et des sensibilités. Où il va de soi que le refoulé est aussi significatif que l’avoué, l’interdit que le préconisé, le clandestin que le classique. PFSCL XXXVI, 71 (2009) « Que cest excés mesme de parole à peine nous peut exprimer » : Censure et anathème dans la controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie de Philippe Du Plessis-Mornay (1598) CHRISTOPHE ANGEBAULT Université Paris III-Sorbonne Nouvelle Cercle 17-21 En juillet 1598, quelques mois après la signature de l’Édit de Nantes, paraît un ouvrage de controverse contre la messe catholique, intitulé L’Institution du Saint sacrement de l’Eucharistie 1 . Philippe Du Plessis-Mornay qui en est l’auteur dirige alors le parti protestant ; s’il semble avoir perdu la faveur du roi à cette date, il a pourtant longtemps été le plus proche conseiller d’Henri IV, et il est du reste l’un des principaux négociateurs et co-rédacteurs de l’Édit de Nantes 2 . Alors que le roi s’efforçait de pacifier le royaume et que l’Édit dans deux articles célèbres prescrit l’oubli et proscrit la polémique 3 , la publication du gros livre de Du Plessis pouvait apparaître comme une 1 Philippe Du Plessis-Mornay, De l’institution, usage et doctrine du Saint Sacrement de l’Eucharistie en l’Eglise ancienne ; ensemble comment, quand et par quels degrez la messe s’est introduite en sa place. Le tout en quatre livres par messire Ph. de M., La Rochelle, Jérôme Haultin, 1598. Cité ici d’après la seconde édition Saumur, Thomas Portau, 1604. 2 Sur le rôle de Du Plessis dans la négociation, de l’assemblée de Saumur (1595) à l’assemblée de Châtellerault (1597) voir Hugues Daussy, Les Huguenots et le roi : Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600), Genève, Droz, 2002, pp. 529-564. 3 Articles cités par Roland Mousnier, « L’Édit de Nantes », L’Assassinat d’Henri IV, Paris, Gallimard, 1964, pp. 296-297 : I. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre [...] durant les autres troubles précédents, et à l’occasion d’iceux, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non avenue. II. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit. Christophe Angebault 348 provocation délibérée. S’ensuit une âpre controverse écrite, où l’on accuse principalement Du Plessis de détourner et de falsifier ses citations patristiques pour soutenir ses thèses contre la messe. Une censure en Sorbonne le 2 juin 1599 et une condamnation par le Parlement qui fait saisir l’ouvrage ne parviennent pas à apaiser les choses, et l’affaire se prolonge jusqu’à la fameuse Conférence de Fontainebleau, le 4 mai 1600 où se sont affrontés, dans un agôn très particulier, Philippe Du Plessis-Mornay, gouverneur de Saumur, et Jacques Davy Du Perron, évêque d’Évreux, qui l’accusait publiquement de falsification de ses lieux ou citations théologiques, devant un collège de commissaires choisis parmi les érudits les plus illustres, comme le président Jacques-Auguste De Thou, Pierre Pithou ou Isaac Casaubon, le tout sous l’arbitrage du roi en personne. Une seule règle devait prévaloir : se concentrer sur la question de fait - savoir si Du Plessis cite exactement les auteurs qu’il invoque - en délaissant la question de droit, c'est-à-dire les problèmes de doctrine. L’intense journée se termine par un désastre symbolique pour Du Plessis qui est « saisi d’une maladie fort violente avec de grands vomissements et tremblements de membres » 4 sitôt la conférence finie, sur quoi il s’enfuit le 8 mai à Saumur, sans même prendre congé du roi 5 . Il est troublant de rapporter cette issue dramatique à la « Preface de l’Autheur » de l’Institution de l’Eucharistie. Adressée à « Messieurs de l’Église Romaine », celle-ci s’ouvrait en effet sur une citation de saint Paul tirée de l’Épître aux Romains qui retentit comme une étrange proclamation : Je dis verité en Christ, je ne mens point ; ma conscience m’en rend tesmoignage par le Sainct Esprit, que j’ay grande tristesse, & une perpetuelle douleur en mon cœur ; Car je desirerois estre Anatheme de Christ, estre separé de Christ pour vous. 6 Dans sa concision, cette citation inaugurale se trouve au cœur du scandale. La notion d’anathème évoque ici la principale des censures ecclésiastiques, l’excommunication majeure, qui place le fidèle au ban de la communauté ecclésiale et l’exclut des sacrements de la messe. En exprimant publiquement un désir d’anathème, et en mobilisant à cette fin une citation aposto- 4 Selon le témoignage du médecin du roi, rapporté de manière polémique par Du Perron dans les Actes de la Conference tenue entre le sieur Evesque d’Evreux, et le Sieur du Plessis, en presence du Roy, à Fontainebleau, le 4. de May, 1600. Publié par permission & autorité de sa majesté. Avec la Refutation du faux discours de la mesme Conference, dans Diverses œuvres, Paris, Pierre Chaudière, 1633, pp. 77-170. 5 Pour une analyse d’ensemble de la controverse, voir la thèse de Natacha Salliot, La Rhétorique dans la théologie : les controverses religieuses à la fin du XVI e siècle en France, sous la dir. de Claude Blum, Paris IV, décembre 2007. 6 Rom. 9.1-4, traduit par du Plessis, Institution, op. cit., 1604, f° B r°. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 349 lique, Du Plessis construit une situation d’exception justificatrice propre à mettre en crise la censure doctrinale de l’Église. Deux logiques censoriales antagonistes semblent dès lors s’opposer dans toute cette affaire. D’un côté, ni la censure de la Sorbonne, ni l’intervention du Parlement ne paraissent avoir été d’un grand secours : les deux autorités qui exercent habituellement le contrôle censorial au plan doctrinal comme au plan temporel semblent incapables de qualifier efficacement le scandale sur le fond. De l’autre, la figure d’un anathème rédempteur poursuit son chemin jusqu’à la quasi ordalie finale, dans un jeu complexe de subversion et de relégation des censures institutionnelles. En se reportant sur le terrain de l’authenticité des citations bibliques ou patristiques, la controverse échappait de fait partiellement à l’examen du sens doctrinal, ce qui a finalement imposé de recourir à une forme originale de confrontation publique centrée sur l’examen critique des citations de Du Plessis. C’est donc autour du « travail de la citation », pour reprendre l’expression d’Antoine Compagnon 7 , que semble s’être joué le déplacement de la censure. En exprimant publiquement un désir d’anathème et en jouant du registre messianique de la citation apostolique, Du Plessis a mis frontalement en cause la possibilité et le sens des censures ecclésiastiques après l’Édit de Nantes. Or, il ne s’est pas trouvé de juridiction apte à qualifier un tel scandale, et à prononcer un anathème efficace : comment en effet censurer l’hérésie tout en conduisant une politique de tolérance et de réconciliation ? 1. L’adresse au public en l’absence d’un tiers arbitre Alors que le public auquel Du Plessis s’adresse est de fait scindé entre catholiques et protestants, le choix de la citation introductive de l’Institution de l’Eucharistie retravaille ce partage tout en soulevant le problème de l’absence d’un tiers arbitre dans la controverse. Le rapprochement entre la citation de l’Épître aux Romains et l’adresse de l’épître liminaire à « Messieurs de l’Église romaine » repose en effet sur l’assimilation des Romains aux catholiques, en même temps que l’énonciation de Du Plessis se superpose au « je » paulinien. Ce système de double énonciation se trouve cependant compliqué par l’indication par laquelle du Plessis introduit sa citation : « L’Apostre Sainct Paul disoit aux Israelites ses freres selon la chair… » A la double énonciation s’ajoute donc un double niveau d’adresse, l’un aux Romains, l’autre aux Israélites, soit, de manière plausible, catholiques et calvinistes identifiés au Peuple Élu. Cette adresse vise ainsi à atteindre un public divisé, et c’est en ce point que le travail de la citation permet un premier déplace- 7 Antoine Compagnon, La Seconde Main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979. Christophe Angebault 350 ment. En effet, pour parler comme les censeurs de Du Plessis, cette indication d’adresse est manifestement erronée : si l’apôtre ici se lamente effectivement sur le sort d’Israël, son épître reste pourtant bel et bien adressée aux Romains, c'est-à-dire aux païens. Paul avait d’ailleurs souligné cette opposition en précisant ses intentions : « Or je vous le dis à vous, les païens, je suis bien l’apôtre des païens et j’honore mon ministère, mais c’est avec l’espoir d’exciter la jalousie de ceux de mon sang » 8 . Il y a de surcroît une seconde étrangeté : le texte paulinien indiquait que l’apôtre souhaitait « être anathème de Christ pour [ses] frères selon la chair », là où Du Plessis écrit : « car je désirerois estre Anatheme de Christ, estre separé de Christ pour vous ». Du Plessis s’approprie le texte en transformant le système des personnes grammaticales. Son interprétation superpose les Romains aux Israélites et tend à faire des Romains des « frères selon la chair ». Or s’il y avait bien dans le propos paulinien l’idée messianique d’un dépassement de la fraternité charnelle judaïque par la fraternité universelle en Christ, la situation est exactement inversée chez Du Plessis. Il s’adresse en effet à des catholiques romains qui sont réellement des « frères selon la chair », parfois issus de la même famille… Ces modifications font ainsi vaciller la structure de tiers qui caractérisait la situation d’énonciation de l’épître paulinienne : entre lui et ses frères selon la chair, il y avait le témoignage des païens. Entre « moi » et « eux », il y avait la possibilité de s’adresser à un « vous » qui avait pour fonction « d’exciter la jalousie de ceux de [son] sang ». Les païens, figure de la destination universelle du message christique, étaient les arbitres de la vraie foi dans la querelle intestine qui opposait par ailleurs l’apôtre à ses frères. Or dans le dispositif polémique de la citation, il n’y a plus de tiers arbitre : le frère est aux prises avec ses frères selon la chair, ceux-là même qui l’ont anathémisé comme calviniste et dont il nie pour sa part la légitimité dans la filiation de la foi. La division du public repose sur une exclusion mutuelle des frères d’avec les frères sans résolution apparente. 2. Anathème et aphorisme : la citation et l’exception La notion d’anathème opère à son tour un renversement en redéfinissant le rapport du frère aux frères. Anathème en effet est le mot qui en grec biblique traduit l’hébreu hêrém dans l’Ancien Testament, qui signifiait « retranchement, séparation, malédiction », et qui comportait originellement l’extermination, avant que le mot ne s’affaiblisse pour désigner l’exclusion de 8 Rom. 11.13-14. Par simple commodité, les traductions bibliques sont, sauf cas spécifié, empruntées à la Bible de Jérusalem. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 351 l'assemblée des fidèles. Pourtant, en grec classique, anathêma signifiait « offrande », ce qui est posé en plus et élevé vers les dieux, et c’est par un tour antiphrastique que le mot en est venu à signifier son contraire, malédiction, c'est-à-dire katathêma en grec. L’anathème, à la fois malédiction et offrande, n’est pas sans présenter certaines analogies avec le statut d’exception de la sacralité telle que Giogio Agamben la définit à partir de l’homo sacer, figure du droit romain archaïque qui désigne un criminel impur, que l’on ne pouvait sacrifier mais dont l’assassinat ne pouvait cependant pas être puni 9 . Cette figure a été interprétée comme le signe d’une confusion entre droit pénal et droit religieux, où la condamnation à mort fonctionne comme une consécration sacrificielle aux dieux. Contre cette interprétation, qu’il qualifie de mythologème de « l’ambiguïté du sacré », G. Agamben propose d’y voir une structure de double exception par rapport au droit divin et au droit humain, qui est selon lui caractéristique de l’exclusion souveraine de la communauté, et qu’il appelle « exception souveraine ». S’agissant du sens du mot anathème sous la plume de Du Plessis, la question est précisément de déterminer dans quelle mesure il s’agissait d’un geste politique adressé à Henri IV et touchant à la structure de la souveraineté, ou bien d’un sacrifice à vocation religieuse 10 . Les analyses de G. Agamben incitent à penser solidairement les deux aspects dans leur exception mutuelle. Notons tout d’abord que l’expression « anatheme ou separé de Christ » qui semble désigner ici la vocation apostolique paraît cependant la contredire : « Ce grand Apostre toutesfois, qui ne veut rien scavoir pour tout, que Christ, qui desire estre separé de tout le monde, separé en soi-mesmes, pour estre avec Christ » 11 . Il s’agit d’une allusion directe à la manière dont Paul définit sa vocation dans l’adresse initiale de l’Épître aux Romains : Paulos doulos Iesou Christou kletos apostolos aphorismenos evvagelion theou. La Bible 9 Giorgio Agamben, Homo sacer, Paris, Seuil, 1981, pp. 81 sq. Je suis ici redevable aux belles analyses d’Hélène Merlin-Kajman sur le bannissement du poète Théophile de Viau, un autre protestant : elle y montre tout le profit que l’on peut tirer du travail de G. Agamben pour l’étude du XVII e siècle (Hélène Merlin- Kajman, L’Excentricité académique, Paris, Les Belles Lettres, 2001, pp. 83 sq.). 10 Pour une interprétation sacrificielle de la Conférence de Fontainebleau, voir Isabelle Dubail, « Le Sacrifice de Fontainebleau (1600) », in Paix des armes, paix des âmes, éd. Jean-Pierre Babelon et Isabelle Pébay-Clottes, Paris, Imprimerie nationale, 2000, pp. 395-403. À son interprétation s’oppose celle d’Hugues Daussy, qui voit dans la Conférence une manœuvre politique d’Henri IV et un « suicide politique » assumé par Du Plessis. 11 Du Plessis pense ici aux avertissements du Christ à ses disciples : « Vous serez haï de toutes les nations à cause de mon nom » (Mt. 10.22 et 24.9 ; cf. Mc 13.13, Lc 21.17, Jn 15.18) ; et « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Mt. 16.24 ; cf. Mc 8-34, Lc 9.23). Christophe Angebault 352 de Genève traduit : « Paul serviteur de Jesus Christ, appelé à estre Apostre, mis à part, pour annoncer l’Evangile de Dieu 12 », mais selon une autre scansion, on pourrait aussi comprendre : « Paul, appelé comme serviteur du Christ Jésus, séparé comme apôtre pour l’annonce de Dieu », comme le souligne Giorgio Agamben dans le magnifique commentaire qu’il a donné de ce verset dans Le Temps qui reste 13 . L’apôtre est donc simultanément celui qui accepte d’être séparé du monde pour vivre avec le Christ, et celui qui est prêt à se séparer du Christ pour sauver ses frères, c’est-à-dire à endosser seul, comme le Christ dans sa Passion, l’anathème qui menace les pécheurs. Mais chez Du Plessis, le même verbe « séparer » traduit en fait deux mots grecs distincts : anathêma d’une part, et d’autre part aphorismenos, qui désigne proprement ce qui est défini, littéralement « délimité à part » - le terme désigne du reste aussi un aphorisme, une maxime ou une citation à mettre en exergue… Paul est effectivement un homme séparé, et même doublement : il est séparé du peuple des paysans (les am-hares) par son origine pharisienne, et séparé du peuple d’Israël par sa vocation apostolique, mais il n’est pas alors anathème de Christ. Du Plessis tend au contraire à réduire ces deux sens en superposant in fine la vocation apostolique et l’anathème. Dans le contexte des affrontements religieux du XVI e siècle, la formule paulinienne prend de nouvelles connotations juridiques et théologiques, et son interprétation peut diverger selon le parti considéré. D’une part, la notion d’anathème renvoie au droit de l’Église, fondé sur le droit romain, et désigne une structure d’exception souveraine au sens où la définit G. Agamben. Gratien avait établi une distinction fondamentale entre anathème et excommunication : Aliud est excommunicatio, aliud anathematizatio, en se fondant sur une lettre du Pape Jean VIII en 878 qui affirmait que l’excommunication sépare de la société des frères, a fraterna societate separat, tandis que l’anathème sépare du corps même du Christ, ab ipso corpore Christi - Gratien glose qu’il faut entendre par là l’Église 14 . Divers renversements terminologiques ont finalement conduit à faire de l’ana- 12 Rom. 1.1. Cité d’après La Bible, qui est toute la Saincte Escriture du Vieil & du Nouveau Testament : Autrement L’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Le tout reveu & conferé sur les Textes Hebrieux & Grecs par les Pasteurs & Professeurs de l’Eglise de Geneve, Genève, 1588. 13 Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, Paris, Rivage, 2000. Sur la double scansion, voir p. 18. 14 Gratien, Décret, II, caus. III, q. IV, c. 12 (PL 197, col. 676C-677A) : Aliud est excommunicatio, aliud anathematizatio : [....] Unde datur intelligi, quod anathematizati intelligendi sint non simpliciter a fraterna societate, sed etiam a corpore Christi (quod est Ecclesia) omnino separati. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 353 thème, ou excommunication majeure, l’exclusion de la communauté des fidèles, c'est-à-dire de l’ensemble de l’Église, tandis que l’excommunication mineure désignait la seule exclusion de la communion avec le corps du Christ pendant la messe. Ces flottements terminologiques résultent de l’indétermination existant dans le christianisme entre l’Église et le corps du Christ. Quoi qu’il en soit, en proclamant un désir d’être anathème de Christ, la citation paulinienne jouait ironiquement sur le double registre de la critique de l’Eucharistie (c’était l’objet même du livre de Du Plessis), et de l’excommunication majeure qui excluait les calvinistes de l’Église catholique. D’autre part, la citation de Paul prend aussi sens par rapport à la théologie protestante du salut. L’Épître aux Romains fonctionne pour les calvinistes comme une véritable clé sotériologique, comme l’indique la Bible de Genève, pour qui elle semble estre comme un sommaire tres-accompli de la doctrine du salut : de maniere que c’est aussi à bon droit qu’elle a esté mise la premiere en rang, comme estant la clef non seulement des autres Epistres, mais aussi de toute l’Escriture saincte, & par ce moyen donnant une telle entree à l’intelligence des mysteres du Seigneur, que quiconque l’entendra ainsi qu’il appartient, pourra bien aisément & avec un tres-grand profit lire & mediter le reste des livres sacrés. 15 Sur le plan doctrinal, la citation de Paul, la seule qui comporte le mot anathème dans l’Épître aux Romains, permet donc à Du Plessis de lier la question du salut et celle de l’anathème, touchant par là le point crucial de la doctrine calviniste de la prédestination qui impose au réformé de vivre en permanence dans la conscience qu’il est peut-être déjà séparé de l’Église éternelle, et que son salut n’est pas assuré. Pour un calviniste du XVI e siècle, la formule de saint Paul permet donc de renverser l’excommunication catholique en anathème confirmant la vocation apostolique, pour le salut commun 16 . 3. L’indicible et la vocation terrestre Il reste à préciser le fonctionnement de ce renversement en interrogeant les limites qu’impose la situation dans le monde à la vocation religieuse. On a raisonné jusqu’à présent comme si la citation paulinienne fonctionnait 15 La Bible, qui est toute la Saincte Escriture du Vieil & du Nouveau Testament, op. cit., « Nouveau Testament », f° 98 r°. 16 Pour une analyse rhétorique de l’« ethos sotériologique » de Du Plessis dans la Préface de l’Institution, voir Natacha Salliot, op. cit., pp. 167-168. Christophe Angebault 354 effectivement comme une prosopopée ou un masque de Du Plessis, comme l’ont fait de manière polémique la plupart de ses adversaires qui l’ont accusé d’imposture. Comme le relève Antoine Compagnon, le discours du théologien ne peut citer l’Écriture sans se trouver dans la position d’un simulacre coupable qui « mime le don de prophétie » et sur qui pèse la menace de l’anathème 17 . Face à ce danger inhérent à la citation scripturaire, Du Plessis choisit de délimiter les frontières de l’indicible en se défendant absolument d’énoncer la citation apostolique en son propre nom : Oserai-je ici, Messieurs, vous dire de mesme ? en mon regard certes, non. Je desire vostre salut de grande affection ; je le souhaitte, au peril de ceste vie ; Je dirai en bonne conscience, comme le mesme Apostre à Agrippa ; Que pleust à Dieu que vous fussiez tous tels que je suis, hors ces liens ; hors les afflictions ausquelles cette profession est subjette. Ce qu’il y a de plus n’appartient qu’a l’Apostre, auquel l’escés de cognoissance engendroit un excés d’amour envers Dieu, de charité envers ses freres ; que nous ne pouvons imiter en effect, ne devons en parole ; que cest excés mesme de parole à peine nous peut exprimer. 18 Du Plessis préfère donc substituer à la première citation un autre propos du même apôtre qu’il affirme cette fois pouvoir « dir[e] en bonne conscience », parce que ces mots tirés des Actes des apôtres sont simplement humains : « Que pleust à Dieu que vous fussiez tous tels que je suis, hors ces liens ». En revanche, l’excès proprement sublime de la parole apostolique était la manifestation accomplie de l’amour divin et de la charité qu’il inspire. Il convient donc de distinguer entre l’apôtre inspiré par l’Esprit saint et l’apôtre agissant comme homme, car si l’on doit imiter le second même en parole, il n’appartient qu’à Dieu d’accorder la grâce de son verbe au premier. Vouloir énoncer la première citation, ce serait proprement tenter Dieu et pécher contre le Christ : formule paradoxe, sinon hétérodoxe, dont la seule énonciation en propre revient de facto à son auto-réalisation, à devenir « anathème de Christ ». Voilà qui constitue un véritable aphorisme, une parole séparée et mise à part du langage, que l’on cite, mais sans l’énoncer, ou si jamais on l’énonce, c’est par un effet du sacerdoce universel et non comme personne privée. Le renoncement à la parole indicible permet une conversion mondaine de la parole, une juxtaposition de l’esprit du texte sacré et de la profession que l’on suit dans cette vie. Ce mot de « profession » joue en effet le rôle d’un commutateur entre le plan théologique et le plan mondain : c’est la 17 Antoine Compagnon, La Seconde Main, op. cit., pp. 226-228. 18 Du Plessis-Mornay, Institution, op. cit., éd. 1604, f° B r°. La citation de Paul est tirée des Actes des apôtres, 26.29. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 355 traduction vernaculaire du mot grec klesis, qui donne ecclesia, mais aussi kletos dans l’incipit de l’Épître aux Romains. Il désigne à l’origine l’appel apostolique, mais depuis que Luther a utilisé le mot allemand Beruf pour le traduire, qui signifie à la fois le métier et la vocation, cette ambivalence s’est retrouvée dans le terme calviniste de « profession ». Max Weber a souligné ce que le capitalisme sécularisé devait à l’éthique calviniste de la profession, à l’idée d’un accomplissement de la vocation messianique dans le monde plutôt que dans un renoncement au monde 19 . Mais là où Weber voit chez Luther et saint Paul l’idée d’une indifférence eschatologique de la condition mondaine, Giorgio Agamben a quant à lui souligné que « klesis indique la transformation particulière que tout état juridique et toute condition mondaine subissent quand ils sont mis en relation avec l’événement messianique » : non pas une indifférence, mais une transformation intime de toute condition comme « appelée ». La vocation messianique est donc une structure d’exception qui n’invalide pas l’ancienne condition ou l’ancienne loi, mais fonctionne comme si cette dernière se trouvait suspendue 20 . Cette structure décrit exactement la situation où se place Du Plessis. Il n’est effectivement pas un pasteur et encore moins un prophète inspiré, mais bien un militaire et un ancien conseiller du roi, qui pour l’instant se trouve écarté de son roi. Il affirme en même temps sa profession calviniste dans le titre de son ouvrage, allusion transparente à l’Institution chrétienne de Calvin 21 . Il parle donc comme s’il n’était plus conseiller du roi sans pour autant être devenu ministre ou apôtre. Il n’y a donc pas de simulation ou de simulacre dans son discours théologique, mais une tension vers une résolution messianique de sa condition séparée. 19 Max Weber, L’Éthique protestante ou l’esprit du capitalisme, trad. É. de Dampierre, Paris, Plon, 1964. 20 Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, op. cit., pp. 38-43 (citation p. 42). 21 L’Institution de l’Eucharistie était naturellement une allusion à l’Institution chrétienne de Calvin ; les détracteurs de du Plessis en feront un argument de la controverse en superposant les deux auteurs : attaquer le disciple, c’est aussi viser le maître. Voir par exemple Giraud du Puy, Première Descouverte des erreurs et faulssetez de Philippe de Mornay, Sieur du Plessis, en son Institution de l’Eucharistie. Par M. G. Du Puy, Docteur en Théologie, Chanoine & Chantre en l’Eglise Cathedrale de Bazas, Bordeaux, S. Millanges, 1599, f° 8 v° : « Si le tiltre luy a semblé favorable & de quelque bon presage pour la vogue & recueil de son livre, que n’a-il evité de ne tomber au principal defaut de l'autre ». Christophe Angebault 356 4. Un appel caché à l’arbitrage royal La structure même du texte souligne cette tension : à l’exception de l’anathème, circonscrite dans une formule que l’on ne peut énoncer, répond désormais sa traduction mondaine, sous la forme d’une profession de foi dans les liens de la prison. Or, qu’est-ce que dit la seconde phrase de l’apôtre que ne disait pas le premier aphorisme, et qu’est-ce que leur système dialectique trouve à dire qui pourtant demeure caché ? Pour le comprendre, il faut revenir aux circonstances particulières dans lesquelles Paul a fait cette seconde déclaration. Après avoir prêché la bonne parole au temple de Jérusalem, il a en effet été menacé de mort par la foule en émeute. Arrêté par le tribun romain Claudius Lysias, il est incarcéré dans la forteresse, puis transféré à Césarée pour être jugé. Là, alors qu’il en appelle au jugement de César, il a l’occasion de plaider sa cause devant le roi Agrippa, qui lui déclare avec bienveillance que par ses arguments, Paul va faire de lui un chrétien 22 . C’est alors que Paul répond : « Que pleust à Dieu que vous fussiez tous tels que je suis, hors ces liens. » Il faut entendre : être chrétien sans se trouver emprisonné 23 , et Du Plessis glose immédiatement : « hors les afflictions ausquelles cette profession est subjette ». Les liens désignent en effet de manière topique la prison de ce monde, et en particulier, pour les protestants, les persécutions dont ils furent victimes. Mais aussi bien, l’affliction immédiate de Du Plessis est d’avoir perdu la faveur du roi : les propos de Paul au roi Agrippa s’adresseraient-ils également en filigrane à Henri IV, qui après tout fait désormais partie de « Messieurs de l’Église romaine » ? Du Plessis n’a semble-t-il pas perdu l’espoir de ramener le roi à la profession calviniste, et il l’avouera du reste après Fontainebleau, dans son nouvel avis « Aux Lecteurs » : Roy le premier des Chrestiens, le plus grand des François, j’ose m’adresser à vous ici, je n’ai point creu avoir offensé votre Majesté, quand je l’ai faict. [...] Mon dessein estoit que comme par la grace de Dieu vous avez rendu la vie à cest Estat ; à l’Eglise vous rendissiez sa premiere face [...] L’avoir desiré, l’avoir tenté, aura si peu de louange qu’on voudra ; N’y reussir point au moins, ne peut meriter de pene. Le seul regret m’en sera assez de pene. 24 22 Actes, 26.28. 23 Ici encore, la traduction de Du Plessis est approximative : le « vous tous » confond sous un même pronom la distinction que fait le texte entre le roi Agrippa et le public présent lors de l’audience ; « hors les liens » signifie « à l’exception des liens » et non pas « libéré des liens » comme le rapprochement avec l’expression « estre hors les fers » pourrait le laisser penser. 24 Du Plessis-Mornay, Institution, op. cit., éd. 1604, Avis « Aux Lecteurs ». La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 357 Mais si l’on se souvient en outre que l’anathème porte à la fois « offrande », mais aussi anciennement « extermination », et que Paul, dans la seconde citation, vient d’échapper à sa mise à mort par ses frères émeutiers, on entend autre chose. La dialectique messianique des citations semble reposer en réalité sur l’indicible désir d’anathème des survivants de la Saint- Barthélémy, dont Du Plessis faisait partie. Denis Crouzet, dans son grand livre sur La Saint Barthélémy, a justement remarqué qu’il n’existe guère de récits du massacre par les survivants ; en revanche, ils ont développé une théodicée justifiant le mal (ici, la damnation du massacre/ anathème) comme épreuve sotériologique 25 , et qui s’accompagne d’un obscur « fantasme du sang et de l’immolation du peuple de Dieu » 26 . Le refoulement du massacre dans le texte de Du Plessis a pour revers l’espérance messianique du survivant qui s’offre, de sa prison, à être anathème de Christ pour le salut de tous, et de son roi en particulier. Mais après l’édit de Nantes, et la paix étant faite, il n’était plus question d’une mort sacrificielle pour l’ancien militaire qu’était Du Plessis. Dès lors, il a cherché à déplacer le combat en faisant appel au roi pour s’offrir en victime messianique lors d’une confrontation sur le terrain à part des citations. Car in fine, c’est bien sur ce problème que débouche la préface, qui fournit une théorie exégétique du bon usage des citations apostoliques : il y a des matieres controverses entre nous ; [...] nous ne sommes pas d’accord de l’interpretation des lieux qui sont respectivement alleguez. Et donc qui les nous interpretera ? Qui nous fera recevoir une interpretation, plustost que l’autre ? Qu’en fussions nous là, par la grace de Dieu ; & qu’y vinssions nous avec le zele de sa gloire, l’amour de la verité, le desir du salut ; mediocre science, & bonne conscience en seroient bientost venues à bout. 27 Face à l’absence de tiers dans le débat qui met aux prises les frères avec les frères, la solution est donc d’en revenir à la Bible, de proposer une méthode exégétique et de prendre le roi à témoin. Le roi, qui est à la fois Agrippa bientôt converti, mais aussi un nouveau César qui pourra être cet arbitre des lieux théologiques (Du Plessis le compare ailleurs à Constantin assistant au Concile de Nicée). Sans faire de téléologie, on peut raisonnablement penser 25 Denis Crouzet, La Nuit de la Saint Barthelémy : Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994, pp. 49-50. Sur Du Plessis et la Saint Barthélémy, voir pp. 79- 95, où D. Crouzet remarque que Du Plessis a « fermé sa mémoire à l’événement qu’il a pourtant vécu si intensément », p. 85. 26 Denis Crouzet, La Nuit de la Saint Barthelémy, op. cit., p. 159. 27 Du Plessis-Mornay, Institution, op. cit., éd. 1604, f° D r°. Christophe Angebault 358 que la conférence constituait une réponse exacte à une demande précisément formulée dès le départ. 5. De la polémique à la Conférence : le corps défait de l’Église devant la censure d’un particulier L’intervention du roi s’est cependant fait attendre deux années, pendant lesquelles de nombreuses interventions individuelles ou institutionnelles ont tâché de nommer le scandale de l’exception et de le censurer efficacement. Le premier contradicteur de Du Plessis, Giraud du Puy, a tenté de définir le problème en visant à travers l’usage de la citation paulinienne le caractère exorbitant de la position de Du Plessis : Car à voir entoner à du Plessis l’introit de sa preface, que diriés vous, sinon que c’est la verité & la charité mesme ? que c’est S. Paul, ou un nouveau Apostre, envoyé du ciel, pour nous parler, afin d’instruire ce sainct et grand corps de l’Eglise ? [...] Avec quelle plus grande douceur, que je die preéminence, pourroit parler le plus grand Monarque du monde, envers son moindre subject : ou le plus sainct, envers le plus grand pecheur ? 28 Du Plessis usurpe le droit de dire la messe en entonnant l’introït 29 ; il usurpe la parole de l’apôtre et la parole du roi. Du Puy dénonce le scandale d’un moi qui s’érige de sa propre autorité au rang du juge souverain, au point d’accuser le pape d’être l’Antéchrist. Et Du Puy peut retourner contre lui une autre parole de l’apôtre : He quoy, du Plessis [...] Quelle si bonne opinion avez vous pris de vous mesmes & de vostre valeur ? Est ce de vous, que procede la parolle de Dieu, vous diroit S. Paul ? [...] Considerez en quel estat vous estes : considerez vostre religion, vous vous trouverez des gens nuds, & qui pour tout tesmoignage, authorité & assurance n’avez que vostre privé jugement. 30 Giraud Du Puy tente donc de ramener l’exception de Du Plessis à un jugement privé, sans dignité ni autorité publique. Mais ce jugement privé n’est pas qu’une opinion particulière : c’est aussi l’état de privation du pécheur excommunié et livré à sa nudité adamique, c’est l’exception de la 28 Giraud du Puy, Premiere descouverte, op. cit., ff. 5 v°-6 r°. 29 Antoine Furetière explique qu’une préface est aussi « une partie de la Messe qui se chante par le Prestre avant la consecration sur un ton particulier. » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye-Rotterdam, Arnout et Reinier-Leers, 1690, fac simile avec une préface d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 1978, art. « Préface »). 30 Giraud du Puy, Premiere descouverte, op. cit., f. 1 r°. La référence de la citation de Paul est 1. Cor. 14. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 359 vie nue dont parle Giorgio Agamben dans Homo sacer. Le père jésuite Fronton du Duc donnera ensuite à l’argument sa forme définitive, dans la seconde édition de son Inventaire des faultes, contradictions, et faulses allegations du Sieur du Plessis, quand il dénonce ceste prodigieuse licence non seulement de reprendre & censurer les particuliers d’entre les anciens docteurs, mais de s’attaquer mesmes aux Conciles, & donner dans le gros de ces troupes venerables des pasteurs assemblez de plusieurs provinces pour le gouvernement de l’Eglise. 31 La posture souveraine de du Plessis était clairement identifiée comme un pouvoir censorial exorbitant, qui entreprenait non seulement sur les particuliers, mais sur tout le corps de l’Église universelle. C’était réduire la censure à un coup de force, et l’on voit alors les adversaires de Du Plessis renverser l’argument de sa profession en dénonçant un « homme d’espée » fourvoyé en religion et victime de sa libido dominandi : Le Sieur du Plessis, qui s’estant porté aucteur d’un œuvre theologique au titre de Capitaine, a donné droict à tous les Theologiens de le refuser aussi justement en dispute, qu’un Capitaine refuseroit le combat à un qui se tiendroit en la profession de Docteur. 32 Du Plessis figure ainsi comme une sorte de Matamore qui menace de défaire le corps constitué de l’Église. La violence du censeur n’est cependant plus exactement une violence militaire, mais une violence contre le corpus textuel de la tradition. La question de la falsification des citations tient ainsi à la manière dont Du Plessis les utilise à la hussarde pour affirmer l’autonomie de son jugement. Il est alors accusé, non sans une certaine clairvoyance, de susciter des « fantasmes » par son usage désordonné des citations bibliques et patristiques : Je n’y ay descouvert, qu’un corps pestry par luy de la terre de ses phantasmes : De la verité, rien que quelques tronçons esparpillés, ou des 31 Fronton Du Duc, Inventaire des faultes, contradictions, et faulses allegations du Sieur du Plessis remarquées en son livre de la saincte Eucharistie, par M. Fronton du Duc, Bourdelois, de la Compagnie de Jesus, Seconde edition reveüe & augmentée, Bordeaux, S. Millanges, 1599, p. 495. 32 Louis Richeome, La Saincte Messe declaree et defendue Contre les erreurs sacramentaires de nostre temps ramassez au livre de l’institution de l’Eucharistie de du Plessis : Par Louis Richeome Provençal, de la Compagnie de Jesus. Au Tres-Chrestien Roy de France & de Navarre Henri IV, Bordeaux, S. Milanges, 1600, « Aux lecteurs debonnaires », non paginé. Du Plessis lui-même, dans le titre de sa Response à l’examen du docteur Boulenger, La Rochelle, Hierosme Haultin, 1599, se présente comme « Capitaine de Cinquante hommes-d’armes [des] Ordonnances » de sa Majesté. Christophe Angebault 360 parties desguisées par son art, masquées de ses feintes, & fardées de son cornet. Car quand il allegue les saincts escrits, ou des SS. Peres, avec tant & tant d’&c. retranchans, qu’est-ce je vous demande, que nous presenter une verité despessée, ores sans teste, ores sans pieds, tantost sans estomac, puis sans bras, & à peu dire, un monstre ? 33 Dans une très belle hypotypose, le Jésuite Richeome donne à voir la tradition des pères comme un champ de bataille dévasté par les coupes de du Plessis : Ils voyent que toute ceste œuvre n’est qu’un ramas & monceau de passages des saincts Docteurs, miserablement deschirez, racourcis, & gehennez, & aussi enormement desfigurez & falsifiez ; monceau faisant un vray pourtraict d’un carnage laissé sur un champ de bataille, apres quelque furieuse meslée, où il n’y que pieces de morts, membres mutilez, bras rompus, jambes & testes coupées, & un pesle-mesle de tronçons d’hommes, de chevaux & d’armes. Et n’estoit besoing d’autre argument pour convaincre de faulseté la foy qu’il enseigne, que donner un bref advis de cecy, comme prudemment a faict la sacrée Faculté de Theologie de Paris. 34 Trancher dans les textes, c’est mutiler l’unité du corps de l’Église, tandis que la censure de l’Église cherche en retour à restaurer cette unité menacée. Face à l’autorité censoriale exorbitante de Du Plessis, l’Église catholique procure la représentation ordonnée et solidaire d’une censure autorisée par la Tradition. Celle-ci s’exerce d’abord sous la plume des différents controversistes qui s’essaient à critiquer Du Plessis, et qui ne manquent jamais de faire référence les uns aux autres dans une chaîne citationnelle ininterrompue. Mais cet ordre solidaire de la censure catholique culmine dans la Censure de la Sorbonne du 2 juin 1599, qui s’énonce sous l’autorité des maiores : De là est, que noz Majeurs estant professeurs & tres-ardens defenseurs de ceste mesme verité, & de la vraye & solide sapience, s’ils s’apercevoient, que [...] des erreurs & heresies en la foy ou bonnes mœurs, vinssent à naistre ou renaistre [...] Eux aussi tost, tant pour leur pieté & doctrine, que pour la suffisance & grand courage de leur esprit ; & pour l’authorité & 33 Jean de Bordes, Les Et caetera de Du Plessis, parsemez de leurs qui pro quo, avec autres de l’Orthodoxe mal nommé, Rotan, Loque, Vignier, & quelques pretendus Ministres. Le tout sur les poincts de la S. Messe, Eucharistie, & autres principaux controversez de present en la Religion Chrestienne. A Monseigneur l’Illustrissime Cardinal de Sourdis, Archevesque de Bourdeaux, & Primat de Guyenne. Par un prestre natif de Bourdeaus, &c., Toulouse, Vve J. Colomiez, 1600 (en date du 1 er janvier), « Avant propos », f° 2 r°. 34 Louis Richeome, La Saincte Messe, op. cit., « Aux lecteurs debonnaires », non paginé. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 361 devoir de leur faculté & compagnie, se sont estudiez & esvertuez d’aller au devant, & d’esteindre le feu de telles erreurs, impietez & heresies, en y apportant des meures & graves Censures [...] Nous estans saisis & esmeuz de mesmes affection, & suivans leur trace, & vestiges ; Comme n’a pas long temps qu’un meschant & maudit Livre, duquel le titre est, De l’Institution, Usage, &c. mis au jour par les Novateurs de ce siecle mal-heureux, souz le nom de Philippes de Mornay [...] nous fut tombé en main, ayans eu advis que ce livre couroit & se lisoit par beaucoup de gens, & que son venin mortel, estoit non tant à la porte & au dehors, penchant sur les villes esloignées, que desja glissé, emparé & attaché aux principaux membres & entrailles de ce jadis tres-florissant Royaume de France, Nous l’avons leu diligemment, quoy que non sans regret, & crevecœur : Et de peur que ce mal n’accreust, & comme un Cancer incurable ne vint à devorer mal’heureusement le troupeau de Jesus-Christ ; Il nous a semblé à propos d’y apposer la Censure. 35 Pourtant, la censure ecclésiastique n’a pas su apaiser la polémique et encore moins reconstituer le corpus défait de la Tradition. Les deux textes de Richeome et Jean de Bordes qui mettent en scène un corpus éparpillé datent de 1600 : ils sont postérieurs à la censure, et précèdent de peu la Conférence de Fontainebleau 36 . Le modèle unifié de la censure pontificale ne pouvait réduire la position d’exception de l’apostolat calviniste. Inversement, la lecture messianique proposée par Du Plessis ne pouvait non plus supprimer le contrôle exégétique de l’Église romaine. Sur les citations se greffe alors une scène fantasmatique partagée faite des morts des guerres de religion, et le cercle vicieux de l’incompréhension mutuelle risque de ramener, sinon à la violence militaire, du moins à l’émeute populaire comme le firent les attaques haineuses du prédicateur capucin Archange Dupuis lors du carême 1599, qui allait « jusqu’à exciter le peuple à lui courir sus » selon le propre témoignage de Du Plessis. Inversement, l’excommunication par la Sorbonne des lecteurs de l’Institution achevait de boucler le cercle de la justification messianique… La crise qui s’est déployée à partir de l’Institution de l’Eucharistie résultait ainsi de l’affrontement de deux paradigmes contradictoires de la censure. Le premier est le caractère absolu de l’anathème calviniste, littéralement « hors les liens », qui tend à se confondre avec la séparation de la vocation apostolique et autorise une relecture rédemptrice des lieux théologiques. Le second 35 Censure du livre du Plessis Mornay, Par les Docteurs en Theologie de la Faculté de Paris, le 2. jour de Juin 1599, Paris, Rolin Thierry, 1599, pp. 4-6. 36 L’épître au roi de Richeome date du 25 avril 1600, dix jours avant le début de la Conférence. Christophe Angebault 362 est la censure de l’Église, qui réduit l’anathème à l’excommunication majeure et lui refuse toute valeur messianique, et qui soumet parallèlement l’exégèse à une stricte censure doctrinale. Le vis-à-vis de ces deux censures achoppait et risquait chaque fois de retourner à la violence exterminatrice de l’anathème de la Saint-Barthélemy, ce qui n’était plus acceptable après l’édit de pacification de Nantes. C’est à cette aporie que la conférence de Fontainebleau s’est efforcée de répondre : en organisant un débat critique sous arbitrage royal et sur la seule question du fait, elle a contribué à réinstituer un tiers dans le conflit qui déchire les frères entre eux, tout en neutralisant d’une certaine manière « cest excés mesme de parole qui à peine nous peut exprimer ». Mais dès lors que cet excès s’est trouvé écarté du corpus exégétique, il s’est semble-t-il traduit dans les symptômes du corps souffrant de Du Plessis. PFSCL XXXVI, 71 (2009) Censure, raison d’État et libelles diffamatoires à l’époque de Richelieu LAURIE CATTEEUW EHESS, Paris La censure des libelles diffamatoires relève, à l’époque de Richelieu, de la raison d’État. Selon le cardinal, en effet, c’est un « crime de lèse-majesté, digne de mort que de publier un livre, même sans en être l’auteur, si le livre pouvait être qualifié de libelle » 1 . La peine capitale est donc requise pour ceux qui portent atteinte à la majesté du souverain et commettent un attentat contre l’intérêt de l’État en écrivant ou en publiant des libelles diffamatoires. Dès son apparition, au cours du XVI e siècle, et pendant tout le premier XVII e siècle, la notion de raison d’État désigne la raison des Politiques qui s’oppose à la raison d’Église, à son pouvoir, à ses dogmes et à ses préceptes moraux qui régulent la vie sociale. La raison d’État consiste alors en l’élaboration de la rationalité politique moderne telle qu’elle se distingue du pouvoir religieux. Pourtant, si la raison d’État est bien issue du contexte des guerres de Religion, sa signification excède largement son opposition à la raison d’Église. En vertu de sa polymorphie constitutive, la notion de raison d’État connaît, au fil de son histoire, de nombreuses définitions, souvent contradictoires 2 . Sans gommer cette richesse polysémique, son sens est ici 1 Georges d’Avenel, Richelieu et la monarchie absolue (1883), Paris, Plon, 1895, p. 163, note sur ce point : « Richelieu fait à cet égard un mémoire qui serait plaisant, si les conclusions n’en étaient sinistres, sur la législation des libelles, depuis la loi des Douze Tables, jusqu’à un arrêt du Parlement, afin de prouver que l’éditeur doit payer de sa vie la publication d’un pamphlet. » Nous présentons ici en détail le « mémoire » de Richelieu afin d’en saisir les implications au niveau des rapports entre censure, raison d’État et libelles diffamatoires à l’époque du cardinal. Cette recherche a été réalisée avec le soutien d’une bourse de la Fondation « Pour la science ». Qu’elle en soit ici remerciée. 2 Symbole de l’exercice arbitraire du pouvoir politique, la raison d’État désigne aussi la décision conforme à la plus grande prudence, prise selon les exigences du Laurie Catteeuw 364 restreint à ce qui regarde la sauvegarde de l’État : ce sur quoi un gouvernement ne saurait, à ses yeux, transiger sans mettre en péril le salut de l’État - ce domaine particulier dans lequel tombe la publication des libelles diffamatoires à l’époque de Richelieu. L’histoire des rapports entre censure et raison d’État s’enracine dans la condamnation par l’Église de l’œuvre de Machiavel. Le Florentin, tenu pour l’inventeur de la raison d’État, fut censuré dès le premier Index romain (1559) et la totalité de son œuvre fut condamnée en 1564, dans l’Index tridentin 3 . Dans son opposition à la raison d’Église, la raison d’État apparaissait comme un pouvoir délié de toute contrainte religieuse. Contre ce pouvoir de la raison d’État, alors dénoncé pour « accommoder » la Religion à la Politique 4 , la curie romaine utilisa la censure. L’Index de Clément VIII, publié en 1596, reprend les règles de l’Index tridentin 5 et dresse une liste complémentaire des motifs de censure, d’expurgation ou de correction dans laquelle apparaît explicitement la raison d’État. Selon ces nouvelles règles de l’Index, « les arguments et exemples […] qui opposent la raison d’État à la loi évangélique » étaient désormais considérés comme « matière censurable » 6 . temps. Elle exprime tour à tour la violation de toute loi et l’adaptation des règles générales aux cas particuliers, souvent nécessaire à l’application des lois. La raison d’État peut apparaître sous la figure du tyran aussi bien que sous les traits du bon prince, contraint par nécessité d’agir contre l’intérêt du particulier pour sauvegarder le bien public. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article, « La Polymorphie de la raison d’État », Revue de synthèse, n° 1, 2006, pp. 185-197. 3 Voir Jesús Martinez de Bujanda (dir.), Index de Rome. 1557, 1559, 1564, Sherbrooke/ Genève, Éditions de l’Université de Sherbrooke/ Droz, 1990, pp. 15 et 626. Les premières condamnations de Machiavel toutefois précèdent de dix ans la censure dont il fit l’objet dans l’Index de 1559. Sur ce point, voir Luigi Firpo, « La prima condanna del Machiavelli », Annuario dell’Università degli studi di Torino per l’anno accademico 1966-1967, année n° 563, pp. 1-23. 4 Voir, par exemple, la préface du Prince chrétien (1595) de Pedro de Ribadeneyra, trad. du P. Antoine de Balinghem, Douay, Bogart, 1610, rééd. Paris, Fayard, 1996, « Au lecteur chrétien », p. 15. 5 Il s’agit des dix règles essentielles en ce domaine publiées par la Bulle Dominici gregis du 24 mars 1564. L’Index de Clément VIII complète en particulier la dixième de ces règles qui rappelait l’obligation d’une autorisation préalable avant publication. Voir Henri-Jean Martin (avec la collab. de Bruno Delmas), Histoire et pouvoirs de l’écrit (1988), Paris, Albin Michel, 1996, p. 255. 6 Voir Jesús Martinez de Bujanda (dir.), Index de Rome, 1590, 1593, 1596, Sherbrooke/ Genève, Editions de l’Université de Sherbrooke/ Droz, 1994, § 2 des règles « de correctione librorum », pp. 350 et 927. Censure, raison d’État et libelles diffamatoires 365 Toutefois, si certains ouvrages devaient être censurés ou expurgés, mieux encore était de les remplacer afin que soit administré un véritable remède au « poison » qu’ils diffusaient. Ainsi, la censure de la raison d’État engagea un travail de correction, de révision doctrinale, qui aboutit à terme à une véritable production de textes. Le premier traité de raison d’État, qui affiche ostensiblement l’expression à son frontispice, ne semble d’ailleurs pas tout à fait étranger à cet aspect productif de la censure ecclésiastique : son auteur, Giovanni Botero, occupait la fonction de consulteur à la congrégation de l’Index depuis deux années déjà lorsqu’il publia, en 1589, son Della ragion di Stato 7 . L’auteur du premier traité de raison d’État fut donc aussi un agent de la censure ecclésiastique. Ainsi, dans son combat contre la raison d’État, la censure ecclésiastique utilisa deux modalités distinctes : d’un côté, elle prohibait la « mauvaise » raison d’État, celle qui s’opposait à « la loi évangélique », en mettant à l’Index les livres qui en faisaient profession ; tandis que, d’un autre côté, par son aspect productif, elle assurait la promotion de la « bonne » raison d’État, c’est-à-dire, en somme, de la raison d’Église. L’exercice de la censure ecclésiastique, considérée dans ses deux dimensions complémentaires (prohibitive et productive), détermina durablement le débat sur la raison d’État et les conditions de sa réception en France, au cours du premier XVII e siècle. Ainsi, Richelieu, à la fois cardinal et homme d’État, semble avoir adopté, dans la censure des libelles diffamatoires, un procédé similaire à celui employé par la curie romaine en fait de raison d’État. Ce procédé a probablement servi de modèle au cardinal, lorsqu’il s’est agi que la censure réponde aux exigences spécifiques de l’État français et non plus de la curie romaine. Toutefois, l’affirmation de la raison d’État, telle que Richelieu l’incarna, rendait nécessaire l’élaboration d’une censure d’État qui n’allait pas tarder à disputer à la censure d’Église ses prérogatives. I - Les libelles diffamatoires « contre le bien de l’État » Le cheminement par lequel la rédaction ou la publication d’un libelle furent élevées au rang des crimes de lèse-majesté, dignes de mort, apparaît claire- 7 La nomination de Botero, le 14 juillet 1587, en tant que consulteur de la congrégation de l’Index, est attestée par les archives de la Congregazione per la dottrina della Fede (CDF) conservées au Vatican (Archivio CDF, Diarii, vol. I, fol. 25 r°) qui ont officiellement ouvert en janvier 1998 (voir L’Apertura degli archivi del Sant’Ufficio romano, Roma, 22 gennaio 1998, Rome, Accademia nazionale dei Lincei, 1998). L’année auparavant, Gigliola Fragnito publiait cette information dans La Bibbia al rogo (Bologne, Il Mulino, 1997, p. 146, n. 12). Laurie Catteeuw 366 ment dans le « mémoire » de Richelieu sur la législation des libelles. Ce texte, qui examine la législation des libelles depuis la loi des Douze Tables jusqu’à un édit vérifié en Parlement depuis deux ans, est conservé aux archives du ministère des Affaires étrangères. Il est indiqué par Georges d’Avenel dans son édition des papiers d’État du cardinal 8 . Ce « mémoire », manifestement resté à l’état de manuscrit, et pleinement attribué à Richelieu par d’Avenel, constitue un des rares textes permettant de saisir l’articulation entre censure, raison d’État et libelles diffamatoires. Dans son ouvrage intitulé Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Étienne Thuau fait référence à ce texte 9 . Le « mémoire » de Richelieu sur la législation des libelles apparaît au cours du chapitre V qui est consacré à l’étude de la pensée politique des étatistes. Par ce terme, Thuau désigne les représentants du courant machiavélien du premier XVII e siècle français qui défendirent ostensiblement, sur la place publique, la politique de Richelieu, notamment par des traités mais aussi par des libelles rédigés en faveur du gouvernement. Ainsi, face à cet usage procardinaliste de l’imprimerie, le « mémoire » de Richelieu apparaît comme le pendant répressif touchant exclusivement les libelles hostiles au pouvoir qui (pour le dire dans les termes de l’époque) excitent le peuple à la sédition et troublent le repos public 10 . C’est donc au fil de ses remarques sur le contrôle de l’opinion publique que Thuau insère le « mémoire » de Richelieu à sa réflexion sur la raison d’État, dans une section intitulée « Richelieu et le gouvernement des esprits » 11 . Étienne Thuau et Henri-Jean Martin, notamment, ont décrit comment Richelieu constitua, au cours des années 1620, un véritable « cabinet de presse 12 » en regroupant autour de lui les meilleurs polémistes. Parmi les 8 Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du cardinal Richelieu, recueillis et publiés par M. Avenel, dans la Collection des Documents inédits sur l’histoire de France, première série : Histoire politique, t. II (1624-1627), Paris, Imprimerie impériale, 1861, p. 552, n. 3. 9 Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu (1966), Paris, Albin Michel, 2000, p. 176. 10 Cette conception des libelles diffamatoires - des « écrits séditieux » colportés « contre le bien de l’État » et dont la « licence effrénée » doit être « retenue » pour « le bien public » - s’exprimait déjà dans le Reglement du vingtième novembre 1610 : En execution des Edits, arreste et ordonnances, Pour la Reformation des desordres, abus & malversations des Marchands Libraires, Imprimeurs, Colporteurs, & autres personnes, en l’Impression, vente & exposition de toutes sortes de Livres prohibez & defendus, Libelles diffamatoires & seditieux, au prejudice du repos public, s.l.n.d. 11 Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique…, op. cit., pp. 169-178. 12 Ibid., p. 177 ; Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle (1969), Genève, Droz, 1999, vol. I, p. 272. Censure, raison d’État et libelles diffamatoires 367 figures marquantes de ce groupe, se trouvaient François Langlois, sieur de Fancan, abbé de Beaulieu et chanoine de Saint-Germain-l’Auxerrois, Mathieu de Morgues, l’aumônier de la Reine Mère, qui devint à partir de 1630 l’ennemi de Richelieu, ou encore le pamphlétaire Hay du Chastelet. Ce dernier publia le Recueil de diverses pièces pour servir à l’histoire dans lequel on trouve, par exemple, un Discours au Roy touchant les libelles faits contre le gouvernement de son Estat 13 . Dans son ouvrage sur Richelieu et la raison d’État, William F. Church considère que ce recueil constitue une « réponse officiellement sponsorisée » par Richelieu lui-même 14 . Le cardinal entendait ainsi répondre aux nombreuses critiques touchant la politique qu’il menait : les accusations portées par les libelles diffamatoires devaient être combattues non seulement par la loi mais aussi par voie de presse. Par la loi, tout d’abord, car, en effet, depuis 1563, le système des privilèges avait acquis sa forme définitive. Toutefois, le contrôle que la royauté entendait ainsi exercer sur l’ensemble des publications, qui voyaient le jour ou qui circulaient dans le royaume, demeurait bien souvent très théorique 15 . L’ordonnance de 1563, adoptée sous Charles IX, un an après le début des guerres de Religion, fait défense expresse à toute personne d’imprimer sans permission du grand sceau quelque ouvrage que ce soit : tous les livres, en rime ou en prose, les lettres, les harangues et particulièrement les libelles diffamatoires sont désormais placés sous la surveillance du pouvoir séculier. Pour autant, l’ordonnance de 1563 ne devait pas avoir acquis la force nécessaire à son application : elle fut confirmée et complétée 3 ans plus tard, en 1566, par l’ordonnance de Moulins. Par ces deux ordonnances 16 , aucun livre ne devait pouvoir être publié sans privilège du grand sceau, délivré par le Chancelier et non par les docteurs de la Sorbonne. Sur ce point, Henri- Jean Martin souligne le fait suivant : 13 Ce discours, initialement paru en 1631, sans indication du nom de l’auteur, de la ville d’édition, ni de l’imprimeur, constitue un exemple de libelle progouvernemental. L’auteur, en effet, commence par expliquer les raisons pour lesquelles il avait un temps pris le parti de ne pas répondre aux écrits calomnieux publiés contre l’honneur de Louis XIII, notamment : « […] la loüange & le blame qu’on leur donne [aux rois], n’augmente ny ne diminue leur gloire. » Mais il en vint très vite aux raisons pour lesquelles il lui sembla finalement nécessaire d’y répondre - « craignant que le silence n’en authorisast le credit ». Voir le Recueil de diverses pièces pour servir à l’histoire, s.l., 1643, p. 432. 14 William F. Church, Richelieu and the Reason of State, Princeton, Princeton University Press, 1972, part. IV-2 : « Richelieu and the Public Opinion », p. 342. 15 Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société…, op. cit., vol. I, p. 440. 16 Voir Isambert et al., Recueil général des anciennes lois françaises…, Paris, Belin/ Plon, 1821-1833 : ici Isambert et al., t. XIV, n° 63 et n° 110, art. 78. Laurie Catteeuw 368 Prises au moment où le Concile précisait les règles de l’Index, ces mesures [i.e. celles de 1563 et 1566] visaient évidemment à réserver aux souverains les moyens d’une politique personnelle en matière de presse 17 . Sous le gouvernement de Richelieu, ces mesures furent à nouveau renforcées. C’est notamment le cas avec l’édit du roi vérifié en Parlement le 19 janvier 1626. Cet édit de Louis XIII explicite la raison qui motive ce renforcement de l’arsenal juridique contre les libelles diffamatoires. Il se fonde, en effet, sur le fait suivant : […] à cause des grands troubles & desordres depuis arrivéz en ce […] Royaume, presque toutes les bonnes Lois & Institutions ont été corrompuës & meprisées […] chacun entreprend hardiment & impunement de publier & faire imprimer ce que bon luy semble au grand prejudice de la doctrine Chrestienne, [… du] bien public, [de la] paix & [de la] tranquilité de nostre Royaume 18 . L’année suivante, l’arrêt du conseil d’État du 2 novembre 1627 défend pour sa part : […] de composer, traiter, ni disputer […] des propositions concernant le pouvoir et l’autorité souveraine de Sa Majesté, et des autres rois et souverains, sans expresse permission du Roi, par ses lettres patentes […], à peine d’être puni comme séditieux et perturbateur du repos public 19 . Toutefois, la difficulté qui demeure dans l’application de ces textes rend nécessaire, aux yeux de Richelieu, de riposter aux attaques des libelles diffamatoires également par voie de presse - en utilisant, en somme, les mêmes armes que ses adversaires. Parmi les nombreux collaborateurs du « bureau de presse » du cardinal, certains sont de véritables théoriciens du pouvoir absolu. C’est le cas de l’avocat bordelais, Daniel de Priezac, qui consacra explicitement à la raison d’État, à son bien-fondé et à sa nécessité, un important chapitre de ses 17 Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, op. cit., p. 257. 18 Edict du roy, portant defenses d’imprimer aucuns livres sans permission du grand Sceau, & d’attacher & semer aucuns Placards & libelles diffamatoires sur les peines y contenuës. Verifié en Parlement le 19. Ianvier 1626, A Paris, chez F. Morel & P. Mettayer, Imprimeurs ordinaires du Roy, 1626, pp. 4-5 (Isambert et al., t. XVI, n° 130). 19 Cet arrêt est cité par d’Avenel dans Richelieu et la monarchie absolue (op. cit., p. 164, n. 2). Il renvoie lui-même aux Mémoires pour servir à l’histoire de France de Michaud et Poujoulat, 2 e sér., t. VII : Mémoires du cardinal de Richelieu, 1610-1629, Paris, 1837, pp. 433-434. Censure, raison d’État et libelles diffamatoires 369 Discours politiques 20 . Au final, l’abondante littérature étatiste qui assura la défense de la politique menée par Richelieu procéda à la promotion et à la justification de la raison d’État qui faisait pourtant scandale, par ses préceptes comme par ses pratiques. Ainsi, à l’image de la censure ecclésiastique qui prohibait la « mauvaise » raison d’État tout en assurant la promotion de la raison d’Église, Richelieu assortit à la censure des libelles diffamatoires, la publication d’ouvrages et de libelles qui défendaient la politique de son gouvernement. Ce faisant, le cardinal mit en place une censure d’État qui, à l’inverse de la censure ecclésiastique, s’exerça au profit de la raison d’État, et non plus dans le but de la combattre. Richelieu saisit, en son temps, toute la force de la « voix publique » 21 : pour satisfaire les exigences de la raison d’État, c’est-à-dire, pour assurer la sauvegarde de l’État, il fallait garantir l’obéissance des sujets et, pour ce faire, gouverner les opinions qui animaient alors la place publique. L’imprimerie constitua un instrument central de ce gouvernement : elle fut utilisée comme un moyen d’élaboration et d’imposition du pouvoir politique moderne 22 . Toutefois, dans le cadre de cet usage politique, l’imprimerie demeure simultanément « profitable » et « nuisible » 23 ; l’imprimé se révèle remède ou poison selon l’esprit qui l’anime et les idées qu’il propage. Le gouvernement de Richelieu fit l’expérience de cette ambivalence profonde du pouvoir de l’imprimerie : d’un côté, la défense et le renforcement de la politique menée par le cardinal engageaient la publication de la raison d’État ; d’un autre côté, cette publication de la raison d’État, orchestrée par les plus hautes instances du gouvernement, ne manqua pas d’attiser la production des libelles diffamatoires qui dépeignaient la politique cardinaliste sous les traits du machiavélisme. Richelieu voulut y remédier par l’exercice de la censure. Son « mémoire » sur la législation des libelles offre un témoignage probant de cette tentative. 20 Daniel de Priezac, Discours politiques, chap. « Des secrets de la domination, ou de la raison d’Estat », Paris, P. Rocolet, 1652, rééd. Paris, D. Foucault, 1666, pp. 201- 242. 21 Nouvelle figure de la scène politique, la « voix publique » apparaît par exemple dans les Considérations politiques sur les coups d’État de Gabriel Naudé (Rome, 1639), rééd. Louis Marin, Paris, Les Éditions de Paris, 1988, p. 148. Sur le rapport entre cette « voix publique », sa diversité et la constitution d’une opinion publique, examiné à travers l’exemple des querelles littéraires, voir Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, pp. 204-217. 22 Voir Elizabeth L. Eisenstein, La Révolution de l’imprimé dans l’Europe des premiers Temps modernes (1983), trad. Maud Sissung et Marc Duchamp, Paris, La Découverte, 1991, p. 122. 23 Friedrich Meinecke, L’Idée de raison d’État dans l’histoire des Temps modernes (1924), trad. Maurice Chevallier, Genève, Droz, 1973, p. 80. Laurie Catteeuw 370 II - Le « mémoire » de Richelieu sur la législation des libelles et l’affaire Rondin C’est en 1627 que se déroula « le procès criminel extraordinaire fait à la requeste du procureur du roy au Chastelet de Paris », à l’encontre d’un dénommé Jacques Rondin, « soy disant sieur de la Hoguetière », pour avoir « particippé & contribué a la composition d’un libelle diffamatoire intitulé : Lettre de la cordonnière de la Royne Mere à M. de Barradas, contre l’honneur du roi et des principaux Ministres de son Estat » 24 . Le crime dont il est ici question consiste en « la fabrication et exposition d’un libelle diffamatoire, après la lecture duquel on peut dire que la liberté effrénée de ce siècle en aiant produit plusieurs de ce genre, il n’a point paru encore si sanglant et si pernicieux que celuycy » 25 : accusant la personne du roi de « légèreté », d’« inconstance », et d’« impureté détestable », ce libelle, « remply d’impostures », « décrie le gouvernement de l’Estat, tend a exciter sedition et troubler le repos public » 26 . Ce libelle apparaît donc, en tout point, condamnable. Mais le problème qui se pose au cours de ce procès est que l’on ne sait si Rondin en est véritablement l’auteur : Rondin pourrait avoir fabriqué de faux mémoires concernant le cardinal de Richelieu à partir desquels le libelle aurait été composé. Quoiqu’il en soit, tout concourt pour démontrer que c’est bien Rondin qui se trouve à l’origine de ce libelle par lequel il aurait voulu se venger du cardinal : en 1622, Richelieu aurait fait retirer à Rondin la pension qu’il avait eue de la Reine Mère 27 . Ainsi, lors des interrogatoires, Rondin déclare que le libelle lui a été donné par un homme inconnu mais, comme le précise le texte conservé à ce propos dans les archives, « la loy ne recoit point cette excuse » 28 . Rondin est ainsi reconnu coupable du crime dont il est accusé. Reste maintenant à examiner s’il mérite, pour ce crime, la peine de mort. Pour ce 24 Pour l’ensemble de ce dossier, voir les archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Paris, série : Mémoires et documents, sous-série : France, n° 784, fol. 119 r°-136 v° (ici fol. 119 r°). 25 Ibid., fol. 122 r°. 26 Ibid. 27 Ibid., fol. 122 v°. 28 Ibid., fol. 124 v°. Les archives conservent des dépositions, des témoignages, un texte semblable à un réquisitoire et quelques réflexions d’ordre plus général, dont plusieurs pages sont rédigées, selon d’Avenel, par un secrétaire de Richelieu. Le passage qui correspond au « mémoire » sur la législation des libelles serait de la main de Charpentier. Voir Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du cardinal Richelieu, op. cit., p. 552, n. 3. Censure, raison d’État et libelles diffamatoires 371 faire, c’est bien le « mémoire » de Richelieu sur la législation des libelles qui est utilisé. Ce texte fort bref, d’une page et demie, se distingue par son souci d’efficacité. En quelques lignes, il collecte l’ensemble des éléments fondamentaux - lois, ordonnances, édits - qui structurent l’histoire de la condamnation des libelles diffamatoires. Il commence par invoquer l’autorité de la loi des Douze Tables : le premier recueil de lois écrites, qui aurait été rédigé à Rome vers 450 avant Jésus-Christ, à la demande de la plèbe, afin que le droit, jusque-là uniquement oral, ne dépendît pas de l’arbitraire des magistrats. Le « mémoire » de Richelieu débute en effet comme il suit : Par la loy des Douze Tables l’accusation de famosis libellis est capitale. Constantin et les autres Empereurs l’ont rendue telle. Les Grecs qui au commencement mesprisoient les libelles diffamatoires enfin en punirent les Autheurs de mort […]. Le droit Canon les excommunie 29 . Fort de ces précédents, le texte en vient rapidement à la situation contemporaine et rappelle les ordonnances prises contre les libelles diffamatoires au cours du XVI e siècle. C’est le cas, notamment, de l’ordonnance de 1563 et de celle de 1566, laquelle « fait deffense de publier libelles Diffamatoires A peine d’estre punis comme perturbateur du repos public » 30 . Se référant à un édit vérifié en Parlement depuis deux ans « portant peine de mort contre ceux qui font ou exposent des Libelles Diffamatoires » 31 et alléguant une loi des empereurs, le « mémoire » s’achève par ces mots : « […] quand Rondin mesme ne seroit pas Autheur du livre il meriteroit la mort pour l’avoir publié 32 . » Rondin fut ainsi convaincu de « crime de Leze Majesté » 33 et condamné « a estre pandu et estranglé a une potance […]. Son corps mort y demeurer pandu lespace de vingt quatre heures […] & ledict libelle bruslé au pied de la potence » 34 . Les documents qui relatent le déroulement du procès Rondin mettent en évidence la façon dont le « repos de l’État » devient l’objet central de l’accusation. Dans un premier temps, l’enjeu consiste à assimiler l’usage de 29 Archives du MAE, Paris, série : Mémoires et documents, sous-série : France, n° 784, op. cit., fol. 126 v°. 30 Ibid. 31 Ibid., fol. 127 r°. 32 Ibid. La sévérité de la peine traduit l’intention de faire du cas de Rondin, condamné à mort pour libelle, un exemple en la matière. 33 Ibid., fol. 129 r°. 34 Ibid., fol. 136 r°. Selon d’Avenel et Thuau, Rondin eut la tête tranchée (Georges d’Avenel, Richelieu et la monarchie absolue, op. cit., p. 165, n. 3 ; Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique…, op. cit., p. 176), mais il semble finalement avoir été condamné aux galères (voir les Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du cardinal Richelieu, op. cit., p. 553, note). Laurie Catteeuw 372 tout moyen visant à troubler ce repos, en l’occurrence un libelle diffamatoire, à un crime de lèse-majesté. Dans un second temps, la gravité de ce crime requiert que la responsabilité en soit attribuée non seulement à leurs auteurs, ici les auteurs de libelles diffamatoires, mais aussi à toute personne ayant participé à leur divulgation. Le caractère lapidaire du « mémoire » de Richelieu - qui enserre Rondin, en quelques lignes, dans la figure du criminel de lèse-majesté - ne laisse subsister que l’embase de ce mécanisme. Son déroulement peut, en revanche, être mieux suivi dans un autre texte également conservé aux archives du ministère des Affaires étrangères, dans les documents relatifs à l’année 1626 qui précède l’affaire Rondin. Ce deuxième texte, d’une dizaine de pages, est intitulé « Des libelles diffamatoires » : il semble constituer une étape préparatoire et plus détaillée du « mémoire » de Richelieu, identifié par d’Avenel 35 . Les références antiques et médiévales aux textes de lois y sont plus explicites et l’histoire des relations entre censure et libelles diffamatoires se trouve relatée à travers de nombreux exemples. On y saisit mieux l’extension de la peine capitale, déjà contenue dans la loi des Douze Tables, aux « complices » des auteurs de libelles : il y est en effet précisé que cette « infamie ne s’estend pas seulement contre les auteurs des libelles diffamatoires, mais contre tout ceux qui ont aydé a les divulguer ou qui n’ont pas aydé a les supprimer en [en] ayant le moyen » 36 . Enfin, dans la même veine, on peut encore citer un troisième texte qui formule à nouveau cette préoccupation et traduit son importance pour l’époque. Il s’agit des « Propositions qui doivent estres faites de la part du roy, à l’Assemblée des notables, en 1626 », publiées par d’Avenel dans les papiers d’État de Richelieu. Parmi ces propositions, la cinquième, qui a pour objet « le repos de l’État », réaffirme que tous - auteurs, imprimeurs ou 35 « Des libelles diffamatoires », Archives du MAE, Paris, série : Mémoires et documents, sous-série : France, n° 783, fol. 55 r°-58 r°. Tout comme le « mémoire » sur la législation des libelles, ce texte n’est pas signé. Sur la pratique d’une écriture inassignable chez Richelieu, notamment dans les archives du cardinal, voir Christian Jouhaud, La Main de Richelieu ou le pouvoir cardinal (Paris, Gallimard, 1991). Sur le rapport de cette écriture au mode particulier d’élaboration que connaît la raison d’État en France pendant le premier XVII e siècle - l’absence de signature nourrissant efficacement les mystères de l’État -, voir Gérald Sfez, Raison d’État et théâtralité (séminaire tenu au Collège international de philosophie, 1992- 1993, reproduit dans les Papiers du collège international de philosophie, n° 21, 1994, p. 106). 36 « Des libelles diffamatoires », op. cit., fol. 56 bis r°. Censure, raison d’État et libelles diffamatoires 373 colporteurs de libelles diffamatoires - « seront déclarez rebelles et factieux contre l’Estat et criminels de lèze majesté » 37 . III - L’inscription de la censure des libelles diffamatoires dans le domaine de la raison d’État Dans sa préface au Recueil de diverses pièces pour servir à l’histoire, Hay du Chastelet précise qu’en 1626 trente volumes furent imprimés contre le cardinal 38 . Cette année-là, la polémique est donc vive. Qui plus est, en attaquant nommément le cardinal, en dirigeant leur charge contre une personnalité particulière, les libelles portent atteinte à la sauvegarde de l’État dans son entier. L’Avis d’un théologien sans passion que Mathieu de Morgues fit paraître en 1626 39 énonce, de ce point de vue, le chef d’accusation principal. Dans cet Avis, en effet, les libelles diffamatoires sont jugés comme d’« infâmes écrits » qui ne cherchent qu’à « piper les ignorans, & animer les furieux », et qui, pour cela, « nous ont desia ravy deux Roys » 40 . Ainsi, quelques années plus tard, face à « l’excez de ces libelles » qui toucha Mazarin, Gabriel Naudé s’étonnait : […] quoy que l’on sache fort bien qui en sont les auteurs, l’on en a point toutesfois faits d’autres resentimens sinon d’en brusler quelques coppies au lieu de mettre lesdits auteurs sur les roues et de les faire mourir plus cruellement que l’on ne fit Ravaillacq 41 . En impliquant directement les libelles diffamatoires parmi les causes qui ont entraîné les régicides de 1589 et de 1610, l’exercice de leur censure tombe dans le domaine de la raison d’État. L’idée de raison d’État compte parmi les outils de la construction du pouvoir absolu : en France, elle acquiert une base solide à son développement par ces deux régicides ; par suite, elle contraint l’exercice de la censure à suivre l’histoire des événements 37 Voir les Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du cardinal Richelieu, op. cit., pp. 322-323. 38 Recueil de diverses pièces pour servir à l’histoire, op. cit., p. 47. 39 Avis d’un théologien sans passion, sur plusieurs libelles imprimez depuis peu en Allemagne, reproduit dans le Recueil de diverses pièces pour servir à l’histoire, op. cit., pp. 646-665. Cet Avis, paru sans nom d’auteur, est attribué à Mathieu de Morgues par Étienne Thuau (Raison d’État et pensée politique…, op. cit., p. 195). 40 Avis d’un théologien sans passion…, op. cit., p. 664. 41 Lettre de Naudé à Mazarin du 8 avril 1652, dans Considérations politiques sur la Fronde. La correspondance entre Gabriel Naudé et le cardinal Mazarin, éd. Kathryn Willis Wolfe et Phillip J. Wolfe, Paris/ Seattle/ Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature (Biblio 17), 1991, p. 128. Laurie Catteeuw 374 politiques majeurs. Comme le rappelle Henri-Jean Martin, après la signature de l’édit de Nantes par Henri IV, nombre d’ouvrages de controverses circulent sur le mode de la permission tacite. Les libelles hostiles à l’Espagne, par exemple, qui concernent la politique extérieure de la France, « font parfois rire le roi et sont tolérés par le gouvernement qui admet ainsi une certaine liberté d’expression à l’égard de ses membres et de sa politique » 42 . Du point de vue des querelles d’opinions, les années qui s’écoulent entre la signature de l’édit de Nantes et l’assassinat d’Henri IV apparaissent « comme une période d’apaisement et de calme relatifs » 43 . Mais tout change avec le coup de poignard de Ravaillac : en cette circonstance, les questions religieuses concernent au premier chef le salut de l’État. Éprouvant la dépendance profonde qui reliait alors le pouvoir religieux et le pouvoir séculier, la censure d’État chercha à s’arroger la délibération de questions qui relevait de la juridiction ecclésiastique. La censure d’État s’élabora donc concurrentiellement à l’exercice de la censure d’Église : contrairement à la censure ecclésiastique qui assurait la promotion de la raison d’Église, la censure d’État s’accorda avec la raison d’État, notamment en se donnant comme but principal, face aux querelles religieuses, d’œuvrer à la sauvegarde de l’État. Dans l’opposition entre raison d’Église et raison d’État, l’autonomie revendiquée par le pouvoir séculier vis-à-vis du pouvoir religieux dépendait de sa capacité à s’arroger des attributs divins 44 . De la même manière, la laïcisation progressive de la censure reposait sur le pouvoir de l’État à marquer de son sceau les livres de religion. Ainsi, l’autonomie politique tout comme la laïcisation de la censure ne s’enracinent pas dans le rejet des matières religieuses hors de leur sphère de compétence : elles émergent, au contraire, par leur aptitude à les y intégrer. C’est pourquoi, au sein même de ce processus d’autonomisation, les matières religieuses et les affaires d’État se trouvaient alors encore étroitement liées. Dès 1610, l’année de l’assassinat d’Henri IV, une réforme de la librairie parisienne fut entreprise : l’État s’efforça d’imposer aux libraires, imprimeurs et relieurs des statuts corporatifs précis 45 . Par les liens tissés avec les métiers du livre, que ce soit pour les réguler ou les contrôler, l’État 42 Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société…, op. cit., vol. I, p. 268. 43 Ibid. 44 Voir Jean-François Courtine, « L’héritage scolastique dans la problématique théologico-politique de l’Âge classique », in Henry Méchoulan, (dir.), L’État baroque, Paris, Vrin, 1985, pp. 89-118. 45 Voir Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société…, op. cit., vol. I, p. 461 sqq. S’agissant du règlement adopté quelques mois après le régicide d’Henri IV, voir supra, n. 10. Censure, raison d’État et libelles diffamatoires 375 cherchait à obtenir le monopole de la censure. Comme l’analyse Roger Chartier, l’enjeu consistait alors […] à la fois, [à] faire reconnaître que seule la Grande Chancellerie avait le droit d’accorder permissions et privilèges et [à] déposséder la Faculté de théologie de l’Université de Paris de la censure des livres de religion 46 . À partir de 1623, sans abolir la censure de la faculté de théologie de la Sorbonne, la censure d’État s’organisa 47 . En 1629, par l’établissement de censeurs nommés par commission royale et la promulgation du Code Michaud 48 , « les prétentions de la corporation universitaire » 49 s’étiolèrent. Toutefois, cet enjeu se manifesta de façon particulièrement probante dès que Richelieu devint premier ministre et qu’il entra au Conseil du roi. Son « mémoire » sur la législation des libelles en témoigne : il traduit la volonté du cardinal de faire appliquer les ordonnances royales existantes et de pallier leurs défaillances par de nouveaux textes de lois, par de nouveaux édits, mieux adaptés aux circonstances et aux exigences du moment. Il est vrai que dans son « mémoire », Richelieu reconnaît l’importance du droit canon et qu’il s’inscrit ainsi dans une certaine filiation vis-à-vis de la censure ecclésiastique. Mais, ce faisant, le « mémoire » mobilise le savoir passé en matière de censure dans le but de servir l’histoire contemporaine - cette histoire marquée par la diffusion de l’idée de raison d’État et la récurrence de ses pratiques. En démontrant que les libelles diffamatoires ont été interdits « de tout temps » - c’est-à-dire, dans le « mémoire » de Richelieu, dès le premier recueil de lois écrites -, les formes modernes en charge de la censure de ces libelles acquièrent une légitimité maximale tout en s’adaptant aux caractères spécifiques de leur temps. L’histoire du livre croise ici l’histoire politique engendrée par l’affirmation de la raison d’État. Sous le ministériat de Richelieu, la police du livre s’organise conformément aux exigences de la raison d’État dont le cardinal est d’ailleurs devenu le symbole. 46 Roger Chartier, préface à Henri-Jean Martin, Livres, pouvoir et société…, op. cit., vol. I, p. XIV. 47 Voir Robert Mandrou, Des humanistes aux hommes de science, XVI e et XVII e siècles, Paris, Le Seuil, 1973, p. 166 ; Mario Infelise, I Libri proibiti, Rome/ Bari, Laterza, 1999, p. 92 sqq. 48 Il s’agit de l’édit royal du 15 janvier 1629. Voir Isambert et al., t. XVI, n° 162, art. 52. 49 Roger Chartier, préface à Henri-Jean Martin, Livres, pouvoir et société…, op. cit., vol. I, p. XIV. Le Code Michaud constitue le premier texte précis concernant l’organisation de la censure préalable (voir Henri-Jean Martin, Livres, pouvoir et société…, op. cit., pp. 440-444). PFSCL XXXVI, 71 (2009) Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres de la seconde moitié du XVII e au milieu du XVIII e siècle FABRICE CHARTON EHESS-CRH-GRIHL En 1663, Jean-Baptiste Colbert, alors surintendant des bâtiments, s’active à la fabrication du règne de Louis XIV 1 . C’est dans ce contexte qu’il obtient du roi la création d’une Petite Académie, future Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres, qui va avoir pour principale mission d’immortaliser les grandes actions du règne par le biais de médailles et d’inscriptions sur les monuments publics 2 . La création de cette Académie apparaît comme acte fortifiant l’absolutisme. En effet, la fondation d’une telle institution littéraire est la marque d’un régime déjà puissant qui cherche sinon à se renforcer, en tout cas à se stabiliser dans le temps. Dans les premiers temps de son existence, la Petite Académie regroupe des hommes issus des rangs de l’Académie française : Chapelain, Bourzeis, Cassagnes puis Perrault. Le groupe va s’appliquer à la tâche qui lui est confiée en rédigeant des inscriptions pour les tapisseries des Gobelins ou encore pour la Galerie des Glaces, mais il faut attendre le début du XVIII e siècle pour qu’une première série de médailles du règne soit achevée et couronnée par un livre les expliquant 3 . C’est également à cette époque que le souverain dote l’Académie d’un règlement. Ce dernier entraîne une augmentation du nombre des académiciens et donne un cadre plus officiel à ce qui devient alors une véritable institution royale. Avec ce renouvellement, l’Académie multiplie ses activités et se tourne de plus en plus vers des 1 Nous empruntons ici le terme de « fabrication » à Peter Burke, Les Stratégies de la gloire, Paris, Seuil, 1995. 2 L.F. Maury, L’Ancienne Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, Didier et Cie, 1864. 3 Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand, Paris, Imprimerie Royale, 1702 (1723). Fabrice Charton 378 travaux d’histoires antique et nationale, délaissant partiellement la production d’images royales. L’institution joue également un rôle de plus en plus important dans la censure. C’est l’abbé Jean-Paul Bignon, directeur de la bibliothèque du roi et président des Académies des Inscriptions et Sciences qui l’oriente dans cette direction, il œuvre pour faire passer la censure des mains du clergé à celles de l’administration royale dans le premier quart du XVIII e siècle 4 . L’Académie des Inscriptions a souvent été présentée comme une ambassadrice de la censure royale ; s’il est indéniable qu’elle a œuvré dans ce domaine, elle n’en fait que peu de publicité, et en définitive, elle applique peut-être davantage à elle-même et à ses membres une forme d’auto-censure. Elle condamne également avec grande fermeté les particuliers qui empiètent sur ses prérogatives. Ce qui apparaît comme la forme de censure la plus aboutie à laquelle elle se livre 5 . 1. L’institutionnalisation de la censure En 1740, Gros de Boze, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres, depuis le début du siècle, propose une monumentalisation de son institution. À cette fin, il rédige une histoire de l’Académie d’environ 80 pages, suivie d’une compilation des académiciens morts durant l’année écoulée, en fait les éloges lus lors de la rentrée solennelle de la St Martin au mois de novembre. Dans les pages historiques, qui sont censées immortaliser les grandes phases de fondation de l’Académie, Boze revient sur le rôle que cette dernière joue dans l’activité de censure, c’est dire si pour le secrétaire général, cette activité fait partie de celles qui caractérisent l’institution : Quand M. Quinault fut chargé de travailler pour le Roi aux Tragédies en musique, Sa Majesté lui enjoignit expressément de consulter l’Académie. C’étoit là qu’on déterminoit les sujets, qu’on régloit les actes, qu’on distribuoit les scénes, qu’on plaçoit les divertissements. A mesure que 4 Sur Jean-Paul Bignon voir la thèse de Françoise Bléchet, L’Abbé Bignon et son rôle, Paris, École des Chartes, 1974 et un des articles du même auteur, « Jean-Paul Bignon, despote éclairé de la République des Lettres », dans Jolly (dir.), Histoire des bibliothèques françaises sous l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris, Promodis, 1988, pp. 216-221. 5 Ce bref travail reposera entre autres sur les Procès-Verbaux de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres conservés à la Bibliothèque de l’Institut sous l’intitulé de Registres journaux de l’Académie royale des Inscriptions (consultable en version microfilmée), sur l’Histoire de l’Académie royale des Inscriptions de Claude Gros de Boze, et sur le portefeuille de l’abbé Bignon consultable au cabinet des manuscrits de la BnF Ms. Fr. 22 225-22 236. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 379 chaque Piéce avançoit, M. Quinault en montroit les morceaux au Roi, qui demandoit toujours ce qu’en avoit dit la petite Académie, car c’est ainsi qu’il l’appeloit. Alceste, Thésée, Atys, Isis, Phaëton, &c ont été le fruit de cette attention : on en avoit pas moins à soumettre au jugement de l’Académie les différens Ouvrages sur lesquels elle étoit en état de prononcer : & ce n’est qu’après avoir subi ce jugement qu’ont paru le Dictionnaire des Arts de M. Félibien le pere, & ses Entretiens sur la Peinture 6 . En 1701, l’Académie est dotée d’un règlement qui transforme le cercle d’érudits qu’elle est depuis sa création, en une véritable institution royale. Ce texte évoque à la fois le fonctionnement administratif et les prérogatives attribuées à l’institution. Or, assez curieusement, il n’évoque qu’à demi-mot l’activité de censure. Par exemple dans l’article 20, le règlement manifeste la prédominance de l’institution dans certain domaine littéraire : LADITE Académie étant principalement établie pour travailler aux Inscriptions & autres Monumens qui ont été faits, ou que l’on pourra faire, pour conserver la mémoire des hommes célèbres & de leurs belles actions, Elle continuera de travailler à tout ce qui regarde lesdits Ouvrages tels que sont les Statues, les Mausolées, les Epitaphes, les Médailles, les Jettons, les Devises, les Inscriptions d’Edifices publics, & tous autres Ouvrages de pareille nature : Elle veillera à tout ce qui peut contribuer à la perfection de ceux qui se feront, tant pour l’Invention & les Desseins que pour les Inscriptions et les Légendes ; comme aussi à la description de tous ces Ouvrages faits ou à faire, & à l’explication historique des sujets par rapport ausquels ils auront été faits 7 . Dans l’article 26, la question de la censure est abordée avec moins de détours, même si elle est présentée comme une activité ayant pour objectif d’enrichir les connaissances académiques : L’ACADEMIE chargera quelqu’un des Académiciens de lire les Ouvrages importants dans le genre d’étude auquel doit s’appliquer, qui paroîtront, soit en France, soit ailleurs : celui qu’elle aura chargé de cette lecture, en fera son rapport à la Compagnie, sans en faire la critique, en marquant seulement s’il y a des vûes dont on puisse profiter 8 . Plutôt que de se livrer à un contrôle systématique des œuvres qui entrent dans son champ de compétence, l’Académie vérifie d’abord les travaux de ses membres : 6 Claude Gros de Boze, Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres. Depuis son établissement, avec les éloges des académiciens morts depuis son renouvellement, Paris, HL Guérin, 1740, t. I, pp. 6-7. 7 Ibid., p.30. 8 Ibid., p. 33. Fabrice Charton 380 L’ACADEMIE examinera les Ouvrages que les Académiciens se proposeront de faire imprimer : Elle n’y donnera son approbation qu’après une lecture entière faite dans les Assemblées, ou du moins qu’après un examen & rapport fait par ceux que la Compagnie aura commis à cet examens : & nul des Académiciens ne pourra mettre aux Ouvrages qu’il fera imprimer, le titre d’Académicien, s’ils n’ont ainsi été approuvez par l’Académie 9 . Il est vrai que la réputation de l’Académie dépend en partie des travaux de ceux qui la composent, même si elle se dégage de toute responsabilité comme Gros de Boze le souligne dans la conclusion de sa préface : Le Public sçait & il n’est cependant pas inutile de le répéter, qu’aucune Académie pas même celles dont l’objet semble tenir de tous côtez à l’expérience & à la démonstration, ne garantit en son nom les opinions contenues dans les divers Mémoires qu’elle fait imprimer ; qu’elle n’en adopte même les raisonnemens qu’avec toutes les restrictions d’un sage Pyrrhonisme ; mais que chaque Académicien en particulier répond seul de son Ouvrage à certains égards, & que l’espèce d’approbation que l’Académie lui donne en le publiant n’est pas un engagement à le défendre 10 . On peut alors s’interroger sur ce qui stimule le contrôle des œuvres académiques. Peut-être le pouvoir royal craint-il que des auteurs profitent de leur position au sein de l’institution pour produire des œuvres condamnables. Par exemple, Fréret, tout académicien qu’il est, va être embastillé suite aux plaintes de son confrère l’abbé Vertot, après avoir produit un Mémoire Sur l’Origine des Francs (1714) dans lequel il évoque les origines germaniques de ces derniers, alors que l’opinion commune les donnait descendants de Grèce ou de Troie. Certains académiciens jouent également un rôle important dans la censure à la librairie royale (les frontières entre les institutions royales sont mouvantes) et peuvent utiliser ce statut pour laisser passer des œuvres plus ou moins subversives, comme le fait entre autres Fontenelle. Enfin, l’Académie se définit aussi d’une certaine manière comme « auteur » en contrôlant les écrits qu’elle livre au public. Elle est l’auteur des Mémoires parce qu’elle les a sélectionnés et elle sait les expliquer 11 . Déjà l’Académie se censure dans ce qui apparaît pourtant comme un texte de première main, le Registre journal des délibérations. En effet, le secrétaire perpétuel supervise ce registre qui compile les discussions académiques et ne retient que ce qui lui paraît mémorable. Certains passages, qui se font l’écho de discussions trop âpres, sont parfois raturés. 9 Ibid., p. 34. 10 Ibid., p. XXII-XXIII. 11 Sur la définition d’auteur comme celui qui est capable d’expliquer son œuvre voir Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 381 En définitive, le règlement évoque peu l’activité de censure, l’Histoire à peine et les éloges, qui apparaissent comme autant d’éléments participant à la monumentalisation académique par le biais de la compilation de vie pseudo-héroïque de ses membres (Vaillant qui avale des médailles en revenant d’Alger et qui les remet à Lyon), ne sont guères plus bavards sur la question. Par exemple, Pouchard, un Normand qui a dirigé le Journal des Savants, académicien de 1701 à 1705 est repéré par Jean-Dominique Mellot comme un censeur actif 12 ; or la seule mention de cette activité dans son éloge est la suivante : « M. Pouchard peut avoir quelquefois trop suivi son penchant à la critique, mais il n’a pas cru que ses décisions fussent des arrêts, & nous devons croire qu’il les a faites avec simplicité & suivant ses lumières » 13 . Si l’activité de censure apparaît finalement peu dans l’Histoire de Boze et le règlement de 1701, peut-être est-ce aussi parce qu’elle prend une forme différente de la censure directe et traditionnelle. En effet, plutôt que de contrôler des œuvres, l’Académie contrôle des activités, activités qui sont en fait autant de ses prérogatives : médailles, inscriptions, etc. Le règlement le rappelle entre autres dans son article 29 : LORSQUE le Roi ou quelques Particuliers voudront faire travailler à quelques Inscriptions ou Monumens, & que l’Académie sera consultée, Elle s’appliquera très-particulièrement à donner une prompte & entière satisfaction 14 . 2. Quand la censure permet de défendre les privilèges académiques : les affaires Ménestrier et Godonnesche Non seulement l’institution royale réfléchit à la réalisation des monuments inscrivant les exploits du roi comme faits historiques, mais elle compose également les devises donnant sens à ces derniers tout en leur conservant une part de mystère liée à l’utilisation du latin 15 . Or, à la fin des années 1680, le Jésuite lyonnais Claude-François Ménestrier compose un ouvrage 12 Voir colloque sur Fontenelle organisé à l’Université de Rouen par Claudine Poulouin et François Bessire en octobre 2007. Publication des Actes à venir. 13 Claude Gros de Boze, Histoire de l’Académie royale des Inscriptions…, op.cit., p.39, t. I. 14 Ibid., p. 35. 15 Françoise Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe XVI e -XX e siècle, Paris, Albin Michel, 1998. Fabrice Charton 382 compilant les grands monuments du règne de Louis XIV 16 . Alors même qu’il est reconnu au sein de la République des Lettres, il est pourtant accusé d’empiéter sur les prérogatives académiques 17 . Son ouvrage paraît pourtant à nouveau en 1691, et crée une nouvelle polémique ; il est alors augmenté de planches gravées de médailles dites « scandaleuses » qui ont été frappées en Hollande, et qui représentent le roi dans des postures bien mortelles : vomissant, déféquant, etc. Plus que ces images insultantes, ce qui interpelle le souverain, à qui le livre est présenté, c’est l’absence de cohérence dans la politique iconographique de son Académie des Inscriptions et le petit nombre de médailles frappées 18 . Les années 1690 vont alors être consacrées à une reprise en main de l’institution par le pouvoir royal incarné en la personne des Pontchartrain (le Chancelier Louis de Pontchartrain, puis son fils le Comte Jérôme de Pontchartrain 19 ) et de leur neveu et cousin l’abbé Jean-Paul Bignon. Cette période de réforme atteint son apogée en 1702 avec la publication d’un médaillier papier. Ce dernier est un témoin fidèle de la série métallique uniforme, c’est-à-dire des 318 médailles représentant à l’avers un portrait du roi et au revers des grandes actions royales 20 . 16 Claude-François Ménestrier, Histoire du règne de Louis Le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jettons, inscriptions, armoiries et autres monumens publics recueillis et expliqués, Paris, Nolin, 1689. Édition augmentée des planches scandaleuses publiée à Amsterdam en 1691, une autre sans les planches en 1693, enfin une dernière édition corrigée et augmentée en 1700. 17 A propos de Claude-François Ménestrier voir : Paul Allut, Recherches sur la vie et sur l’œuvre du Père Claude-François Menestrier, suivies d’un recueil de lettres inédites de ce père à Guichenon et quelques autres lettres de divers savans de son temps, inédites aussi, Lyon, Scheuring, 1856, p. 375. Publication prochaine d’un colloque ayant eu lieu à Grenoble et Lyon sous la direction de Gérard Sabatier en octobre 2005. 18 « Je présentay mon livre au Roy à Versailles dans son cabinet en l’an 1689, et il eut la bonté d’en lire le titre, l’épistre dédicatoire, et le sonnet qui est la teste, et de parcourir les Médailles, les Devises, les Jetons, et les autres Figures, et estant tombé sur un endroit où je parlais de Monseigneur le Dauphin, il l’appela et luy dit venez Monseigneur, voicy choses qui vous regardent ». Cité par Stéphane Van Damme, Un jésuite homme de lettres au Grand Siècle. Contribution à une histoire sociale des auteurs. Claude-François Ménestrier (1631-1705), maîtrise sous la direction de Daniel Roche, Paris I, 1992, p. 111. 19 Voir à ce sujet Charles Frostin, Les Pontchartrain ministres de Louis XIV. Alliances et réseau d’influence sous l’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2006. 20 Médailles sur les principaux événements du règne de Louis Le Grand avec des explications historiques, Paris, Académie royale des médailles et des inscriptions, MDCCII. On consultera entre autres sur cette histoire métallique l’ouvrage de Josèphe Jacquiot, Médailles et jetons de Louis XIV d’après le manuscrit de Londres Add. 31908, Paris, Imprimerie Nationale, Klincksieck, 1968, 4 vol., ou encore le catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition autour de ces médailles à l’Hôtel des Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 383 L’obtention du règlement, comme marque de légitimation de la part du pouvoir royal, vient couronner l’activité académique 21 . C’est la première grande étape de l’institutionnalisation de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres ; une étape qui va être renforcée par l’obtention de Lettres patentes en 1713. Quelque trente années après l’épisode de l’ouvrage de Ménestrier, soit en 1728, c’est un certain Nicolas Godonnesche 22 , graveur de l’Hôtel des Monnaies, qui se lance dans une aventure littéraire similaire à celle du jésuite. Dans les deux cas, l’Académie réagit rapidement face à ce qu’elle considère comme une atteinte à ses prérogatives. De prime abord, ces affaires semblent relever uniquement du fonctionnement interne de l’institution (même s’il est vrai qu’elles mettent aux prises les académiciens avec des individus extérieurs à leur groupe). Elles masquent en réalité des enjeux beaucoup plus profonds et fondamentaux, images à échelle réduite du renouvellement des idées qui marque la France dès la fin du XVII e siècle et qui s’accentue et se confirme au XVIII e siècle. Elles soulignent encore les réactions de la monarchie absolue face à la construction et au contrôle de son image, à une époque où elle tend à lui échapper de plus en plus. Graveur à l’hôtel des monnaies, Nicolas Godonnesche commet un médaillier du règne de Louis XV et réclame un privilège de publication 23 . Face à cet auteur, l’Académie défend son graveur, l’éminent Boullongne. On retrouve trace de cette affaire non seulement dans le médaillier en question, l’auteur ayant été contraint d’intégrer à la fin une lettre d’excuse qu’il a rédigée à l’attention de l’Académie des Inscriptions, mais aussi dans les procès-verbaux de l’institution. C’est dire l’importance que l’Académie donne ou souhaite donner à cette affaire. Claude Gros de Boze, en sa qualité de secrétaire perpétuel, mène l’enquête sur cet ouvrage, après, semble-t-il, avoir été alerté par l’abbé Jean-Paul Bignon. Ainsi, les institutions et les Hommes au service de la monarchie se relaient afin de défendre efficacement leurs prérogatives et l’image de leur maître. Mr De Boze a dit qu’ayant appris au commencement du mois dernier que le Sr Godonnesche, autrefois employé en qualité d’Ecrivain sous le Garde des Médailles du Cabinet du Roy, Et travaillant presentement à des Desseins sous les ordres du Directeur de la Monoye des Médailles de Sa Majesté, Monnaies de Paris, La Médaille au temps de Louis XIV, Paris, Imprimerie Nationale, 1970 ou enfin les travaux de Mark Jones, Medals of the Sun King, Londres, British Museum, 1979. 21 Claude Gros de Boze, Histoire de l’Académie royale…, op.cit., t. 1, pp. 23-43. 22 A. Blanchet, « Les Recueils de médailles édités par Godonnesche et Fleurimont », dans Revue numismatique, 1925, pp. 204-211. 23 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, 1728. Fabrice Charton 384 avoit fait graver un Recueil de celles du Roy, dont il distribuoit dejà des Exemplaires, Et pour la vente publique duquel il sollicitoit un Privilege. Lui, Mr De Boze, auroit crû qu’il estoit de l’intérest de la Compagnie, et par conséquent de son devoir particulier de s’y opposer, et d’en porter des plaintes à Monsieur Le Duc D’Antin, par qui l’Académie reçoit les ordres du Roy, a Monsieur Le Garde des Sçeaux & à Mr Chauvelin son neveu, chargé sous ses ordres du soin de la Librairie, et qu’il leur avoit donné à chacun le Mémoire suivant 24 . S’il y a bel et bien un relais entre les institutions royales en matière de construction de l’image du souverain, on observe également des querelles de préséances, non sur la qualité des travaux réalisés mais sur la défense de prérogatives octroyées par le pouvoir royal. En effet, dans l’affaire Godonnesche, transparaît l’opposition entre « arts libéraux » et « arts mécaniques ». L’Académie des Inscriptions, si elle souligne la qualité de l’ouvrage de Godonnesche, ne le fait que pour reconnaître la perfection des gravures. La partie plus littéraire, plus intellectuelle, celle de la description de la médaille, celle qui donne sens à l’image et la devise, est jalousement défendue par l’institution 25 : Ce prétendu Recüeil des Médailles de l’histoire du Roy n’est remarquable que par les ornemens de la gravûre. D’ailleurs il fourmille de fautes ; Il n’y a presqu’aucun article où l’on n’en puisse montrer, et dans la plûpart l’imprudence egale l’ignorance 26 . L’Académie profite de l’affaire pour rappeler qu’elle est le seul organe accrédité par le pouvoir royal pour produire ce genre d’ouvrage, en dépit même de l’éventuelle qualité de travaux qui pourraient être produits par un particulier. L’institution, la compagnie, c’est-à-dire le groupe, l’emporte sur l’individu. Qui plus est, les Académiciens jaloux de leurs prérogatives, les font valoir en rappelant les concessions accordées par le pouvoir royal au fil des 24 Registre journal des délibérations de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, Institut de France, microfilm A46-47, f. 39, mardi 17 février 1728 ou encore en annexe du livre de Godonnesche, op. cit., conservé au Musée Condé à Chantilly, cote II C 26 fond Bernier. 25 Par la rédaction de ces longues notices explicatives additionnées aux gravures de médailles, l’Académie des Inscriptions comble d’une certaine manière un manque lié au fait qu’elle ne peut rédiger d’histoire littéraire du roi, prérogative qui revient plus proprement à l’Académie française, comme s’en plaint d’Argenson à son frère au milieu du XVIII e siècle : « Si nous employons du papier à former une histoire du roi ornée de quelques médailles, l’Académie françoise nous fera un procès : ce seroit à elle de la faire. » Marquis d’Argenson, Mémoire et journal inédit, Paris, Jannet, MDCCCLVII, t. V, p. 35. 26 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, op. cit., voir annexe. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 385 ans. Ces dernières ont été obtenues par un travail intellectuel mis au service du pouvoir : Mais, quand bien même cet Ouvrage seroit aussi parfait qu’il l’est peu, il ne conviendroit point d’en accorder le Privilege à un particulier. C’est à l’Académie Royale des Inscriptions & Belles Lettres qu’appartient, par le titre de son institution, de ses Reglemens, de ses statuts et Lettres patentes, le droit de faire les Médailles pour Le Roy & pour la Monarchie, de les publier & de les expliquer. C’est pour cela principalement qu’elle fut establie par le feu Roy, qui ne lui donna même d’abord que le Titre d’Académie des Inscriptions et Médailles ; Et le nom de Médailles n’a esté changé depuis en celui de Belles Lettres que parce que l’objet du travail de cette Compagnie, estant beaucoup plus étendu, et les Médailles ne faisant qu’une partie de la Littérature, elles sont comprises avec le reste sous le titre général de Belles Lettres 27 . Les Académiciens se méfient de ce qu’un particulier peut faire de leur œuvre. Plus que les prérogatives académiques, c’est l’image même de la monarchie qui est en jeu. En effet, l’Académie est productrice d’images royales, mais comme Paul Tallemant l’a spécifié dans sa célèbre préface à Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand en 1702, l’objectif des médailliers papiers est de donner une explication précise aux médailles afin que la postérité puisse lire facilement ces dernières 28 . C’est également utiliser la littérature comme une arme à convaincre, puisque les académiciens orientent aisément leurs commentaires en faveur de leur royal mécène. Bref, laisser cette liberté entre les mains d’un particulier, c’est risquer de mettre en péril la réputation historique du souverain. Qui peut, en effet, publier ces Monuments, et les expliquer d’une façon plus convenable, avec plus d’ordre, de netteté, d’élégance & de précision que ceux qui ont donné toute leur attention à les composer, qui en ont discuté tout les sens & les raports, au lieu qu’un seul mot mal entendu, comme il ne sçauroit manquer de l’estre par un Etranger change communément du tout au tout la vraye & la noble application du sujet & des termes. Le Sr Godonnesche est tombé dans cet inconvénient aux articles les plus essentiels 29 . L’Académie, elle aussi, peut commettre des erreurs dans la rédaction d’une histoire métallique. Si l’erreur est considérée comme gravissime chez un 27 Ibid. 28 La préface de Paul Tallemant, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions lors de la publication du médaillier en 1702, a été retirée de l’ouvrage à la demande du roi. Il en demeure néanmoins plusieurs exemplaires manuscrits dont un au Cabinet des manuscrits de la BnF, Ms. fr. 13070, ff. 154-161. 29 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, op. cit., voir annexe. Fabrice Charton 386 particulier, elle apparaît comme un droit au sein de l’institution. Cette dernière a en effet le privilège de revenir sur l’histoire métallique en l’augmentant, en la corrigeant, et le meilleur exemple reste sans aucun doute le médaillier de 1702, duquel le roi Louis XIV fit supprimer la préface, corriger les notices et augmenter le nombre des médailles, pour donner lieu à une seconde version en 1723, version que Gros de Boze connaît bien puisqu’il en est le principal artisan 30 : L’Académie, préposée à la composition & à l’explication de ces Monumens, s’y préte toûjours avec zéle ; Et les biensfaits, que le Roy ne se lasse point de repandre sur elle, marquent ses succés. Elle a aussi la liberté de réformer son ouvrage, d’y ajoûter, pour sa perfection, des sujets qu’on avoit peut estre trop negligez dans le temps d’en retrancher d’autres dont on avoit trop fait de cas ou que la suite des événemens a condamnez au silence & l’histoire métallique du feu Roy en fournit beaucoup d’exemples 31 . En la matière, l’affaire Ménestrier fait jurisprudence. En effet, l’Académie y revient en insistant sur deux aspects : d’une part la primeur de publication à laquelle elle a droit en matière d’histoire métallique, d’autre part le fait que Ménestrier, en dépit de sa réputation méritée, s’est néanmoins vu interdire sa publication. Donc, Nicolas Godonnesche, dont les qualités (ou plutôt la réputation) sont loin d’être égales à celles du jésuite, mérite encore moins l’autorisation de publier son ouvrage. Soulignons que dans les deux affaires, en dehors des prérogatives académiques, il est surtout question d’une affaire plus sensible, celle du contrôle de l’image royale. Dans le cas de Ménestrier, la Petite Académie doit se ressaisir dans son programme de production métallique, parce que l’ouvrage du jésuite est rempli de médailles « scandaleuses » dans sa version de 1691. Dans le cas de Godonnesche, c’est parce qu’un particulier ne peut pas expliquer correctement les médailles du règne dans la mesure où il n’est pas dans le secret du roi et ignore donc les ressorts profonds qui animent son action. Le seul et véritable auteur du médaillier ne peut être que l’Académie royale car elle est seule à pouvoir expliquer son contenu. Seule l’institution participant au mystère de l’action royale peut donc expliquer correctement cette dernière représentée en médailles : 30 Marquis d’Argenson, Mémoires..., op. cit. évoque cette réformation du médaillier de l’Académie des Inscriptions : « M. de Boze, pendant la régence, ayant fait une nouvelle édition sous les yeux de M. d’Antin, on en changea un quart, tant pour le type que pour les légendes. Je viens de les comparer. Ces changements ne se font qu’en gravant de nouveaux coins ». Claude Gros de Boze, Médailles sur les principaux événements du règne entier de Louis le Grand avec des explications historiques, Paris, Imprimerie Royale, 1723. 31 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, op. cit., voir annexe. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 387 Quelques années avant que l’Académie donnât la premiére Edition de cette Histoire, le P. Menestrier, Jésuite célébre, en voulut publier une dont il avoit même obtenu le privilége, et pour laquelle on avoit déjà gravé un grand nombre de planches. Cette Edition fut arrestée et ce ne fut que plusieurs années après que celle de l’Académie eut esté mise au jour, que l’on permit ou toléra celle du P. Menestrier, qui quoiqu’inférieure en tout sens à celle de l’Académie, pouvoit cependant lui enlever le mérite de la nouveauté, qui parmi nous met le prix à la plûpart des choses 32 . Godonnesche est d’autant plus condamnable aux yeux des académiciens qu’il profite du rang qu’il occupe au sein d’une institution royale, l’Hôtel des Monnaies, pour détourner l’ouvrage de l’Académie. Ce passage permet à nouveau d’apprécier les liens étroits qui unissent les institutions royales dans le cadre de la production des images du roi et du règne, mais également les rivalités qui existent entre activités intellectuelles - celles de l’Académie des Inscriptions - et activités manuelles - celles de la Monnaie. Gros de Boze rappelle que le directeur de la Monnaie des Médailles, même s’il occupe une place de qualité au sein de l’administration royale, n’a pas davantage de droits sur la publication de l’histoire métallique que son employé le Sieur Godonnesche. Un employé, qui comme Gros de Boze, a occupé la charge de garde du Cabinet des Médailles du roi 33 . Peut-être la succession des deux hommes à ce poste prestigieux est-elle à l’origine d’un différent personnel qui les oppose, et qu’ils rendent public dans le cadre de l’affaire qui nous intéresse ici. Bref, Claude Gros de Boze et Nicolas Godonnesche se connaissent avant même l’affaire du médaillier de Louis XV. L’âge de Godonnesche fait partie des arguments dont use son contradicteur pour justifier les prises de positions de l’institution qu’il représente. Godonnesche est trop jeune pour réaliser un ouvrage de qualité. C’est, dans le réquisitoire de Gros de Boze, un argument des plus discutables, quant on sait que lui-même a été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions à l’âge de 26 ans : Si on en a usé ainsi à l’égard du P. Menestrier homme de mérite & accrédité, Que n’auroit on point à dire en pareil cas à un jeune homme, qui sans consulter personne pour publier le travail de l’Académie abuse clandestinement de l’avantage qu’il a d’estre employé au Balancier sous les ordres du Directeur de la Monoye des Médailles, qui lui même loin d’avoir ce droit là, prévariqueroit s’il vouloit se l’attribuer. C’est comme si un des Escrivains, employé par le secretaire de l’Académie, s’avisoit de publier les 32 Ibid. 33 Alfred Franklin, Les Anciennes Bibliothèques de Paris, Paris, Imprimerie nationale, t. II, 1870. Fabrice Charton 388 Registres qu’on lui donne à transcrire, et dont il auroit fait pour lui une copie 34 . Ce passage, par la comparaison proposée par Gros de Boze, marque clairement l’existence d’une hiérarchie au sein de l’Académie des Inscriptions. Audelà même des différences de rangs occupés par les académiciens en application du règlement, se distinguent au sein de l’institution, les « auteurs » c’est-à-dire les académiciens travaillant sur des travaux précis avec une visée éditoriale, et les « écrivains », c’est-à-dire les secrétaires qui n’ont pour mission que celle de tenir la plume afin de compiler, et de laisser une trace de l’activité académique. 3. Quand les académiciens se font piéger par la censure Alors qu’ils pensent laver l’affront, et laisser une trace exemplaire de l’affaire, en compilant le déroulement de celle-ci dans leurs procès-verbaux, les académiciens sont piégés par cet écrit, en y introduisant des textes qui ont les effets d’une « bombe à retardement ». Gros de Boze et ses pairs demandent en effet à Godonnesche de rédiger une lettre d’excuse : Qu’en conséquence de ce Mémoire & des conférences que lui M. De Boze avoit eues avec ces Messieurs, non seulement le Privilege solicité par le Sr Godonnesche lui avoit esté refusé, mais que de plus il avoit esté arresté que le Sr Godonnesche écriroit à l’Académie une Lettre d’excuses sur la témérité de son entreprise, et que pour mieux lui témoigner à cet égard son repentir & sa soumission, il joindroit à sa lettre les planches mêmes & les Exemplaires de son ouvrage. Que la Compagnie entrant en commisération de son estat, et ayant encore plus d’égard à l’imperfection de l’ouvrage qu’aux excuses & à la soûmission de l’auteur, lui rendroit le tout, sous l’expresse condition néantmoins de ne pouvoir annoncer ni afficher ce prétendu Recuëil, de cesser d’en poursuivre aucun privilege capable d’induire le Public en erreur ; et surtout de ne pas récidiver par nouvelle Edition, continuation ou autre voye directe ni indirecte 35 . L’Académie des Inscriptions reconnaît bien Godonnesche comme auteur, comme celui qui a produit l’œuvre condamnable. De même, elle place celuici dans la position d’auteur, lorsqu’elle évoque le public susceptible de lire son ouvrage. Une fois de plus, on peut noter que, ce qui inquiète principalement l’institution, c’est l’éventuelle lecture détournée des images royales qu’elle a produite, sous l’effet des explications non-officielles de Godonnesche, risquant « d’induire le Public en erreur ». Les Académiciens finissent 34 Ibid. 35 Ibid. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 389 de se piéger en introduisant dans leur compte-rendu la fameuse lettre d’excuse : Qu’en conséquence de ces arrestez, Le dit Sr Godonnesche avoit écrit ce matin même à la Compagnie la lettre suivante : Messieurs, Je reconnois le tort que j’ai eu d’entreprendre le Recuëil des Médailles du Roy que je viens de faire graver avec de petites Descriptions. Quelque soin que j’y aye donné, et quelque dépense que j’y aye faite, je me suis aperçû, mais trop tard, qu’il n’y avoit que vous, Messieurs, qui eussiez les talens necessaires pour executer un pareil ouvrage ; comme vous avez seuls le droit de l’entreprendre. Je crois ne pouvoir mieux vous marquer à cet égard mon repentir & ma soûmission qu’en vous remettant toutes les planches & toutes les Epreuves que j’ai fait tirer de ce Recuëil, afin que vous décidiez plus absolument de mon sort et que si vous avez quelqu’indulgence pour ma situation, j’aye toute ma vie un nouveau titre d’estre avec la plus vive reconnoissance & le plus profond respect Messieurs Votre très humble & très obéissant serviteur signé Godonnesche 36 . Avancée comme un signe de leur victoire sur le graveur, la lettre apparaît en réalité comme une sorte de piège qui se referme sur eux, et même plus généralement sur les institutions royales. Certes, Godonnesche se plie aux exigences de l’Académie des Inscriptions en rédigeant ce billet d’excuse. On voit la force qu’accorde l’institution, et plus généralement la société d’Ancien Régime, à l’écrit. Mais, il profite également de ce papier comme d’une tribune pour faire valoir des idées nouvelles. Ainsi, sous la forme d’un éloge aux académiciens, de manière à peine voilée, il se fait le chantre du « talent » face à la « naissance ». L’auteur n’évoque pas directement le service du pouvoir royal pour justifier les prérogatives académiques, mais la reconnaissance, non sans ironie, des « talens necessaires pour exécuter un pareil ouvrage ». Dans la même phrase Godonnesche oppose les « talents » au « droit ». Plus que leur talent, c’est le droit que les académiciens ont reçu du pouvoir royal qui les autorise à commettre une histoire métallique du règne. Enfin, l’Académie délibère en corps pour mieux condamner l’œuvre de l’individu isolé : Après la Lecture de cette Lettre, l’Académie ayant examiné par elle meme l’ouvrage & les Planches, a unanimement consenti que le tout fut rendu à l’Auteur persuadée qu’une production de cette nature très imparfaite en elle même, et d’ailleurs remplie de fautes et de contresens, ne pourroit jamais estre attribuée à l’Académie par aucune personne raisonnable 37 . 36 Ibid. 37 Ibid. Fabrice Charton 390 Pourtant, les efforts mis en œuvre par l’institution pour réduire à néant l’ouvrage de Godonnesche semblent prouver le contraire. Déjà Paul Tallemant adressait les mêmes reproches à l’ouvrage de Ménestrier, et lui aussi s’en remettait au bon sens des lecteurs. L’Académie des Inscriptions n’hésite pas à mettre en scène une sorte de procès (jouant finalement pleinement son rôle de censeur) retracé par le procès-verbal, avec un accusateur public en la personne de Claude Gros de Boze, un coupable de crime de lèse-majesté le Sieur Godonnesche, et un tribunal avisé en matière littéraire, l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres. Dans un premier temps, les preuves à charge contre l’accusé sont présentées au tribunal ; en guise de défense, semblant à cours d’arguments, l’accusé produit une lettre d’excuse, mais plus « explosive » qu’il n’y paraît de prime abord ; enfin la cour délibère, et l’accusé entend le verdict, après qu’il a quitté l’antichambre dans laquelle il se trouvait pour retrouver l’assemblée. Le procès-verbal mentionne d’ailleurs avec soin et insistance ce mouvement, ce déplacement de Godonnesche de l’extérieur vers l’intérieur comme pour rappeler qu’il n’appartient pas au corps académique (un peu à l’image des futurs académiciens qui attendent dans la même antichambre l’autorisation de leurs pairs pour s’introduire dans la salle de séance ou bien comme les délégations venant de l’extérieur qui sont accueillies dans cette antichambre) : De Laquelle Délibération Procez verbal ayant esté dressé et transcrit au dos de la Lettre du dit Godonnesche qui attendoit dans l’Antichambre de l’Académie, il a esté introduit dans l’Assemblée, ou après avoir renouvellé ses excuses à l’Académie, et Lecture lui ayant eté faite et copie delivrée de la susdite Délibération, il a solemnellement promis l’observer de point en point sous les peines de droit, et a mis de sa main à la suite de cette delibération une Reconnaissance en ces termes 38 . Notons une nouvelle fois combien l’institution est sensible aux écrits. Il est vrai qu’elle attend de Godonnesche le renouvellement de ses excuses à l’oral, comme pour redoubler l’effet produit par le texte, mais ce qu’elle introduit en priorité dans le document officiel, c’est bien la reproduction intégrale de la lettre d’excuse. Non contente d’entendre Godonnesche reconnaître officiellement sa faute, et accepter le délibéré de l’institution, l’Académie lui fait inscrire : Je reconnais que Messieurs de l’Académie Royale des Inscriptions & Belles Lettres ont eu la bonté de me rendre toutes les Planches & toutes les Epreuves de l’ouvrage mentionné en la Lettre d’excuses que j’ai eu l’honneur de leur écrire ce jourd’huy après m’avoir fait lecture et donné copie de 38 Ibid. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 391 la Délibération prise à ce sujet en leur assemblée de ce même jour, aux conditions et resultat de laquelle Délibération je promets de me conformer exactement. A Paris ce 17 Février 1728 ; Signé Godonnesche 39 . L’Académie des Inscriptions, comme pour détruire les effets des écrits de Godonnesche, lui impose une nouvelle rédaction dans laquelle il reconnaît son erreur. Bref, pour l’Académie, l’action est retranscrite à l’écrit, et celle-ci passe par l’écrit en tant qu’acte productif ou contre-productif. Non seulement, cet écrit atteste que Godonnesche se plie aux délibérations de l’Académie, mais revient aussi avec insistance sur la récupération des planches de son ouvrage, qu’il avait cédées aux académiciens, comme il l’évoque précédemment dans sa lettre d’excuse. L’Académie semble ainsi se protéger contre d’éventuelles attaques de plagias, mais là encore, on peut se demander dans quelle mesure l’institution ne se piège pas elle-même en confisquant dans un premier temps, puis en rendant dans un second temps les planches, et surtout en insistant pour que l’auteur reconnaisse officiellement qu’il a bien récupéré son ouvrage. Ce va-et-vient des planches gravées (on veut les voir, on les confisque, on les examine, on les rend à son auteur, ce dernier atteste qu’on les lui a bien rendues) donne le sentiment qu’elles ont bien une certaine valeur, qu’elles peuvent avoir des effets, contrairement aux premiers jugements portés par l’Académie. L’un des enjeux importants de cette affaire reste le privilège de publication. L’exposé de l’affaire montre que la principale préoccupation de l’Académie est l’éventuelle obtention d’un privilège de publication en faveur de Godonnesche. L’octroi d’un privilège de publication aurait sonné comme une reconnaissance officielle de l’ouvrage, et donc de l’œuvre, et de la qualité d’historien en médailles de Godonnesche ; c’est-à-dire la reconnaissance à un particulier d’une fonction dévolue à l’institution. Qui plus est, le privilège de publication aurait participé à la réputation de Godonnesche, alors même que l’individu mettait le pouvoir royal en difficulté 40 . L’affaire n’en reste pas là, on apprend ainsi dans l’additif au médaillier de Godonnesche, que l’homme non content d’avoir provoqué l’Académie des Inscriptions, poursuit contre l’avis de cette dernière son médaillier, et, haut crime contre le pouvoir royal, il possède un atelier d’impression clandestin, qu’il met qui plus est au service du jansénisme 41 . On peut d’ailleurs se 39 Ibid. 40 Sur le privilège de publication voir : De la publication entre Renaissance et Lumières, Etudes réunies par Christian Jouhaud et Alain Viala, Paris, Fayard, 2002. Voir en particulier la contribution de Nicolas Schapira, « Quand le privilège de librairie publie l’auteur », pp. 121-137. 41 Le fait que Godonnesche soit janséniste n’est quasiment pas utilisé par l’Académie des Inscriptions comme argument à charge. Il faut dire que Rollin en 1707 ou Fabrice Charton 392 demander si la mise en parallèle des affaires Ménestrier et Godonnesche, n’est pas en réalité une mise en accusation de Jansénistes par le biais de Godonnesche et une défense des Jésuites par celui de Ménestrier dont les qualités sont plusieurs fois reconnues dans le procès fait au graveur de l’Hôtel des Monnaies ; d’autant plus que le secrétaire perpétuel Claude Gros de Boze a lui même été formé au collège jésuite lyonnais de la Trinité 42 : Depuis ce temps là, le Sr Godonnesche n’a pas laissé de continuer, mais en cachette, son travail sur les Médailles du Regne de Louis XV. Il a de même gravé & expliqué celles des années 1728, 1729, & 1730. Et faisant alors un dernier effort pour piquer davantage la curiosité des amateurs de ce genre de Littérature, il joignit à son Recuëil deux Médailles qu’on avoit supprimées au Balancier, l’Une sur le mariage, l’autre sur l’Entrée de l’Infante. A la vérité, il n’osa pas les faire graver comme les autres mais il les écrivit à la main en caractères moulez, qui peuvent le disputer à la gravure. Le succès n’ayant pas répondu à son attente, il abandonna l’ouvrage & résolut de consacrer ses talents au parti des Jansénistes. Il dessina & grava pour Eux douze petites Estampes destinées à servir d’épreuves & d’ornement à un de leurs Livres intitulé Explication abrégée des principales questions qui ont rapport aux affaires présentes suivies d’un parallèle des propositions du P. Quesnel avec l’Ecriture sainte & les traditions apostholiques, 1731. Le Livre fut saisi, Le Sr Godonnesche fut arresté & conduit à la Bastille le 21 juillet 1732. On trouva chez lui, les dits Desseins originaux, les planches gravées & la presse sous laquelle il en tiroit lui même les tailles douces. Il fut remis en liberté le 21 novembre suivant, après avoir donné de grandes marques de repentir & les plus fortes assûrances de sa circonspection pour l’avenir. Au sortir de la Bastille M. Delotte Directeur de la Monnoye des Médailles, qui l’y employoit en qualité de dessinateur n’ayant plus voulu se servir de lui, il s’est retiré dans le sein de sa famille chargée de veiller à sa conduite 43 . Là où les institutions royales ont échoué comme échelon de contrôle de l’individu, c’est la famille comme cellule de base de la société, qui récupère son fils, Nicolas Godonnesche 44 . Louis Racine en 1719, sortis de l’Académie française pour cause d’amitiés jansénistes, ont été récupérés dans les rangs de l’Académie des Inscriptions. Néanmoins, les sympathies jansénistes de Godonnesche ne jouent certainement pas en sa faveur. Sur ces questions voir Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation, Paris, Gallimard, 1998. 42 Stéphane Van Damme, Le Temple de la sagesse : Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon XVII e -XVIII e siècles), Paris, éd. EHESS, coll. « Civilisations et société », 2005. 43 Nicolas Godonnesche, Médailles de Louis XV, op. cit. 44 A ce sujet voir les développements d’Arlette Farge et Michel Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille, Paris, Gallimard, coll. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 393 Plus que la mise à l’écart ou le redressement d’un individu ce sont, dans ces affaires Ménestrier et Godonnesche, la protection de l’institution, des prérogatives des académiciens, et la conservation de l’image royale face à d’éventuels détournements qui sont les principaux enjeux. Comme Claude- François Ménestrier dans les années 1690, Godonnesche, pour réaliser son médaillier, profite d’une brèche laissée entrouverte par une Académie des Inscriptions qui ne manque pas de rigueur mais qui s’intéresse finalement peu à sa mission d’origine. Depuis l’obtention du règlement de 1701, les activités académiques se sont diversifiées, et l’histoire par les médailles n’est plus au premier plan. Ainsi au milieu du XVIII e siècle, le nouveau président de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le Marquis d’Argenson, dans une lettre qu’il adresse à son frère, déplore la lenteur et la mauvaise qualité de l’histoire métallique de Louis XV : Je m’occupe toujours beaucoup, mon cher frère, de l’histoire métallique du roi, et en voici des réflexions : Elle est impossible à donner au public sur ce que nous avons de médailles, que j’ai bien examinées et confrontées avec celles du feu roi. Le contraste nous seroit trop humiliant 45 . L’Académie royale des Inscriptions veut apparaître comme le seul véritable auteur de l’histoire du roi par médailles, privilège que ses secrétaires perpétuels (tour à tour dans les affaires Ménestrier et Godonnesche, Paul Tallemant et Claude Gros de Boze) défendent avec force ; elle se veut également la gardienne de l’image royale, à laquelle pourtant elle travaille de moins en moins au fil du XVIII e siècle 46 . En 1728, le graveur de l’Hôtel des Monnaies Nicolas Godonnesche, valorisant le talent sur la naissance, manifeste quant à lui le cheminement inéluctable des idées des Lumières en France. Plus que contre une institution royale (l’Académie des Inscriptions) c’est au sein même des institutions royales (l’Hôtel des Monnaies) que l’homme sévit. Ces institutions ont pour vocation de renforcer une monarchie qui se veut de plus en plus absolue en utilisant notamment la censure, mais en définitive elles lui portent atteinte de l’intérieur. Probablement ce risque de subversion interne peut-il expliquer le fait que l’Académie doit « Archives », 1982. Sur le rôle paternaliste joué par le monarque, on peut également consulter l’analyse de Pierre Ronzeaud, « La métaphore paternaliste » dans Peuple et représentation sous le règne de Louis XIV : Les représentations du peuple dans la littérature politique en France sous le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1988, chap. IX. 45 Marquis d’Argenson, Mémoire…, op. cit., t. V, pp. 34-36, le 24 août 1749. 46 L’Académie, par exemple, ne multiplie guère les images de Louis XV dans la seconde partie de son règne, époque où le souverain pourtant impopulaire aurait bien eu besoin d’une politique iconographique performative et renforcée afin de contrecarrer les critiques. Fabrice Charton 394 avant tout censurer les œuvres des siens avant celles venues de l’extérieur. En définitive, l’étude de l’activité de censure à l’Académie révèle les évolutions d’une institution quelque peu coincée entre les valeurs du Grand siècle, qui perdurent, et les idées nouvelles de celui des Lumières qui s’imposent progressivement et sûrement. PFSCL XXXVI, 71 (2009) La Censure des libelles diffamatoires à clef ANNA ARZOUMANOV Université Paris-Sorbonne Cet article 1 est né d’une interrogation face à un épisode du roman d’Alexandre Dumas, Le Collier de la reine, qui met en lumière certaines images d’Épinal associées traditionnellement aux stratégies de contournement de la censure. À la veille de la Révolution, une scène insolite se déroule sous les yeux d’une large assemblée de notables, réunis pour une séance de mesmérisme. Cette doctrine préconise la méthode dite « du baquet » qui consiste à guérir un malade en lui faisant perdre tout contrôle de soi. Cette fois-ci, la personne qui fait l’expérience n’est pas n’importe qui. C’est en effet un sosie parfait de la reine Marie-Antoinette qui est atteint d’une crise de démence, se convulsionne et éclate d’un rire hystérique. Ce spectacle est une occasion rêvée pour les adversaires de la reine de la discréditer encore un peu plus 2 . Ici, un de ces hommes de l’ombre, Joseph Basalmo, cherche à convaincre un journaliste de publier cette anecdote dans un libelle, ce qui devrait lui permettre de rencontrer un fort succès éditorial : Pendant ce temps, l’homme qui avait signalé la prétendue reine aux regards des assistants frappait sur l’épaule d’un des spectateurs à l’œil avide, à l’habit râpé. Pour vous qui êtes journaliste, dit-il, le beau sujet d’article ! Comment cela ? répondit le gazetier. En voulez-vous le sommaire ? Volontiers. Le voici : « Du danger qu’il y a de naître sujet d’un pays dont le roi est gouverné par la reine, laquelle reine aime les crises ». Le gazetier se mit à rire. 1 La réflexion proposée ici s’inscrit dans le cadre d’une thèse sous la direction de Delphine Denis, qui porte sur les lectures à clef sous l’Ancien Régime. 2 Sur l’image de Marie-Antoinette dans les libelles, voir le livre de Chantal Thomas, La Reine scélérate : Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris, Seuil, 2003. Anna Arzoumanov 396 Et la Bastille ? dit-il. Allons donc ! est-ce qu’il n’y a pas les anagrammes, à l’aide desquelles on évite tous les censeurs royaux ? Je vous demande un peu si jamais un censeur vous interdira de raconter l’histoire du prince Silou et de la princesse Etteniotna, souveraine de Narfec ? Hein ! qu’en dites-vous ? Oh ! oui, s’écria le gazetier enflammé, l’idée est admirable. Et je vous prie de croire qu’un chapitre intitulé : Les Crises de la princesse Etteniotna chez le fakir Remsem, obtiendrait un joli succès dans les salons 3 . Dans cet extrait, Joseph Basalmo propose au journaliste, comme moyen de contourner la censure, d’écrire un libelle à clef, dont les anagrammes transparentes ne trompent personne. On peut reconnaître en effet sous les noms de Silou, Etteniotna, Narfec et Remsem, ceux de Louis [XVI], [Marie-] Antoinette, France et Mesmer. Alors que le libelle diffamatoire serait traduisible par tous, le cryptage des noms permettrait à son auteur de ne pas être puni par la censure. Cet épisode laisse donc entendre que les instances de la censure ne peuvent pas lutter contre les libelles diffamatoires dès lors qu’ils ne nomment pas leurs victimes. Pourtant l’examen de plusieurs sources met en lumière une réalité beaucoup moins simple. Les Mémoires sur la liberté de la presse de Malesherbes, qui proposent de dresser un bilan sur l’état de la censure en France, ainsi que certaines archives de la prison de la Bastille révèlent qu’il existe bien des possibilités pour le censeur de punir un sens figuré dès lors qu’il lui paraît répréhensible. Il ne s’agit pas ici d’établir une synthèse sur le droit de la diffamation sous l’Ancien Régime, mais d’aborder cette question en observant des pratiques juridiques qui nous renseignent sur le travail des censeurs confrontés à des textes supposés injurieux ou calomnieux. On verra ainsi que la diffamation fait l’objet d’une réflexion qui se complexifie considérablement à la fin du XVII e siècle et durant tout le XVIII e siècle. Parallèlement, les emprisonnements d’auteurs soupçonnés d’avoir écrit des libelles diffamatoires cryptés se multiplient. L’examen de leurs dossiers révèle que, pour punir un livre suspect, les censeurs placent au centre de leur activité un type de lecture particulier, la lecture à clef. Le travail du censeur suppose une manière spécifique d’appréhender le texte, dont on évaluera les enjeux. 3 Alexandre Dumas, Le Collier de la reine, Paris, Gallimard, « Folio », 2002, pp. 259- 261. Nous soulignons. La Censure des libelles diffamatoires à clef 397 La complexification progressive de la réflexion sur la diffamation Le « libelle diffamatoire » est une catégorie qui relève de la police. Depuis l’Antiquité, tout écrit défini comme un libelle diffamatoire est susceptible d’être condamné très sévèrement. L’examen de toute une série de lois 4 sur la diffamation, de l’Antiquité romaine à l’Ancien Régime, a révélé qu’elle avait toujours été considérée comme un crime, passible de la peine de mort, et cela même lorsqu’un libelle n’attaque pas le Roi ou son entourage immédiat. Elle relève d’ailleurs toujours du pénal 5 . Jusqu’au XVIII e siècle, les lois se complexifient en définissant progressivement divers lieux d’exercice de la diffamation (discours, livres, placards) et en prévoyant des poursuites pour tous les acteurs de la publication d’un libelle (auteur, colporteur, imprimeur). Toutefois, elles ne définissent jamais ce qui doit être regardé comme de la diffamation. Comme le montre Laurie Catteeuw dans ce numéro, en examinant la question du libelle diffamatoire sous Louis XIII, il semblerait que tout cet arsenal juridique ait été dans les faits très peu opératoire. Or, à partir de la fin du XVII e siècle, que ce soit dans des études spécifiques consacrées à la question de la satire - réduite très souvent à 4 Le délit de diffamation tombe sous l’effet d’une législation extrêmement sévère. Elle remonte aux XII Tables de la Loi dans l’Antiquité romaine qui prévoyaient la peine de mort. Sous Charlemagne, la peine est commuée en exil à vie d’après le Code de famosis libellis. Dans la période moderne, plusieurs édits rappellent que ce délit est considéré comme un crime. En janvier 1571, l’édit de Charles IX stipule que les « Imprimeurs, Semeurs et Vendeurs de Placards et Libelles diffamatoires, doivent être punis, pour la première fois du fouet ; et pour la seconde, du dernier supplice ». L’édit de 1571 élargit la peine à d’autres acteurs, les auteurs et compositeurs. L’ordonnance de Moulins ajoute à ces lois l’obligation de brûler tous les « livres, libelles ou écrits diffamatoires, contre l’honneur et naissance des personnes ». Enfin, sous Louis XIII, l’Ordonnance de Paris, Janvier 1626, rétablit la peine de mort par potence pour les coupables. Elle aboutit à une loi recensée dans le Code de la librairie en 1744 : Ceux qui imprimeront ou feront imprimer, vendront, exposeront, distribueront ou colporteront des Livres ou Libelles contre la Religion, le service du Roi, le bien de l’État, la pureté des mœurs, l’honneur et la réputation des familles et des particuliers, seront punis suivant la rigueur des Ordonnances. Et à l’égard des Imprimeurs, Libraires, Relieurs ou Colporteurs, ils seront en outre privés et déchus de leurs Privilèges et Immunités, et déclarés incapables d’exercer leur profession, sans pouvoir y être jamais rétablis. 5 Elle trouve ainsi sa place dans un traité des crimes de Muyart de Vouglans, Institutes au droit criminel ou Principes généraux sur ces matières, suivant le droit civil, canonique, et la jurisprudence du Royaume, avec un traité particulier des crimes, par M. Pierre-François Muyart de Vouglans, Paris, Le Breton, 1757. Anna Arzoumanov 398 l’époque au libelle diffamatoire 6 - ou dans un manuel destiné à la formation des juristes, on peut remarquer une même tendance à complexifier la notion de diffamation 7 , ce qui implique l’examen approfondi de ses différents moyens d’expression. L’Abbé de Villiers, dans son Traité sur la satire 8 , et Charles Porée, dans son De Satyra 9 , rappellent tous deux que l’on peut diffamer de manière indirecte, distinguant ainsi les auteurs qui « nomment » leurs victimes de ceux qui les « désignent » en faisant tout pour qu’on les reconnaisse 10 . Porée consacre d’ailleurs une grande partie de son ouvrage à ce qu’il appelle une « prolixe et peut-être assommante discussion sur la désignation des noms » 11 . Le juriste Muyart de Vouglans dans sa description des « lois criminelles de France » décrit d’une façon similaire une notion voisine de celle de diffamation, l’« injure » 12 : Les injures se commettent, tantôt expressément, tantôt tacitement et obliquement, par des réticences, ironies, allégories, paroles équivoques et à double sens. 13 La description de l’injure mentionne ici la possibilité d’une parole détournée. C’est donc qu’il est possible de punir des discours dont le sens littéral ne contient aucune injure. On remarquera de plus dans cette définition l’utilisation de termes plus littéraires que juridiques, qui renvoient à des procédés d’expression : les notions de « paroles équivoques » et surtout 6 Sur ce point, voir notamment l’ouvrage de Sophie Duval et de Marc Martinez, La Satire (littératures française et anglaise), Paris, Armand Colin, 2000. Cette assimilation de la satire au libelle diffamatoire est sensible notamment dans l’ouvrage de Pierre Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, à l’occasion d’un passage de Tacite que j’ai rapporté dans l’article Cassius Severus, et qui nous apprend qu’Auguste fut le premier qui ordonna que l’on procédât par la Loi de Majestate contre ces libelles, dans Dictionnaire historique et critique, volume 4. 7 Sur la complexification progressive de la théorie de la diffamation au XVIII e siècle, voir notamment Jean-Paul Doucet, La Protection de la parole humaine : le droit criminel, Paris, Gazette du Palais, 1999. 8 Pierre de Villiers, Traité de la satire, où l’on examine comment on doit reprendre son prochain, & comment la satire peut servir à cet usage, Paris, Jean Anisson, 1695, avec privilège du roi. 9 Charles Porée, Discours sur la satire (éd. et trad. Luis dos Santos), Paris, Champion, 2005. 10 Cette prise en compte des moyens détournés d’attaquer des personnes est tout à fait inédite dans la réflexion sur la satire. On n’en trouve aucune trace dans les discours antérieurs qui lui sont consacrés. 11 Charles Porée, Discours sur la satire, op. cit., p. 183. 12 Dans le domaine du droit, on distingue traditionnellement l’injure de la diffamation par le fait que la première relève de l’oral et la seconde de l’écrit. 13 Pierre-François Muyart de Vouglans, Institutes…, op. cit., p. 349. La Censure des libelles diffamatoires à clef 399 d’« allégories ». Cette nouveauté révèle une prise de conscience de la part du monde judiciaire du fait que le sens littéral ne suffit pas pour le classement d’un discours dans la catégorie de l’injure. L’ouvrage de Malesherbes, Mémoire sur la liberté de la Presse, témoigne également de cette approche plus approfondie. Dans ce panorama des pratiques censoriales en France au XVIII e siècle, le directeur de la librairie sous Louis XV consacre une longue réflexion à la question des libelles diffamatoires à clef. D’après lui, la prise en compte des moyens indirects de s’exprimer était une spécificité française à l’époque. En effet, il distingue en matière de librairie le droit français du droit anglais 14 pour leur compréhension de la notion de diffamation. Dans les deux pays, cette catégorie juridique prévoit une peine lourde pour « l’Auteur qui dans son ouvrage outragerait un Citoyen en le nommant 15 ». En revanche, dès lors qu’un auteur utilise des procédés indirects de diffamation, il ne se voit pas condamné de la même façon : Mais si cet Auteur, sans nommer personne, fait un portrait de celui qu’il veut insulter, auquel on ne puisse pas se méprendre, le Juge anglais ne pourrait pas le condamner parce qu’aucune loi n’a pu définir les cas dans lesquels le trait d’un livre doit être réputé une satyre, et le Juge français le condamnerait sans hésiter, l’Auteur aurait beau dire qu’on lui prête une intention qu’il n’a pas eue. Quand cette intention paraîtrait évidente au Juge, cette défense de l’accusé serait regardée comme un subterfuge. 16 La France et l’Angleterre n’ont fixé dans aucune loi l’extension précise du terme de « diffamation » et n’ont pas prévu explicitement la possibilité pour un libelle d’avoir un sens figuré. Or, d’après Malesherbes, le Juge anglais doit se contenter d’appliquer les lois dont il dispose dans leur sens littéral. Il ne lui est donc pas possible de punir un libelle diffamatoire crypté. Le Juge français, au contraire, possède une plus grande marge de manœuvre. Il a le droit d’interpréter la loi, ce qui lui permet plus de souplesse dans l’application des peines. Dès lors qu’il soupçonne dans un texte un contenu crypté, il peut donc aller au-delà de sa lettre et a le droit de se livrer à une interprétation pour identifier ce qui lui semble porter atteinte à autrui. Cette 14 Sur ce point, voir Olivier Ferret, La Fureur de nuire : échanges pamphlétaires entre philosophes et antiphilosophes, 1750-1770, Oxford, Voltaire Foundation, 2007, chapitre « L’art de calomnier avec fruit ». 15 Chrétien-Guillaume Lamoignon de Malesherbes, Mémoires sur la librairie et sur la liberté de la presse, Paris, H. Agasse, 1809, p. 359. 16 Ibid, pp. 360-361. Anna Arzoumanov 400 différence notoire implique un pouvoir sans limites du monde judiciaire sur le sens d’un texte 17 . L’examen des dossiers d’individus condamnés à la Bastille révèle que, dans les faits, les censeurs ne se sont en effet souvent pas contentés d’un sens littéral honnête. Or comme il s’agit de déterminer si l’auteur a cherché réellement à attaquer des personnes, la lecture à clef est placée de manière inédite au centre de leur travail. En effet, quel élément serait le plus à même de prouver qu’un texte attaque des personnes réelles ? Parce qu’elle affirme révéler l’intention véritable d’un auteur, en donnant les noms qu’il aurait masqués volontairement, elle est réputée être un indice sûr de la portée diffamatoire d’un ouvrage. La lecture à clef au centre du travail censorial Dans cette conception élargie du délit de « diffamation », la lecture à clef est au centre du travail des censeurs. Malesherbes considère en effet qu’elle est le seul indice fiable qui permette d’attester l’« intention maligne » d’un auteur : Il n’est pas possible à celui qui lit un manuscrit, de reconnaître l’intention maligne d’un auteur satyrique parce qu’aucun homme ne peut savoir l’histoire de chaque individu, ni les anecdotes de chaque société. Cependant lorsque le livre est imprimé, la satyre est bientôt aperçue par le public entier, parce que ceux qui sont instruits des anecdotes en donnent la clef. 18 Le directeur de la librairie distingue ici deux types de lectures à clef, d’une part celles qui sont opérées par les censeurs eux-mêmes, d’autre part celles qui sont opérées par le public. Puisque celui qui est chargé d’établir si un livre appartient à la catégorie de la satire n’a souvent pas les connaissances suffisantes pour identifier lui-même les personnes qui sont visées, les clefs fabriquées par d’autres s’avèrent être une aide très précieuse. Elles constituent en effet un indice et une preuve de premier plan pour témoigner de la culpabilité d’un auteur. Nous verrons qu’elles peuvent suffire à elles seules pour faire interdire un ouvrage. Plusieurs exemples de censure au XVIII e siècle l’attestent 19 . Lorsque des clefs sont publiées 20 , il s’agit de les 17 Sur l’analogie entre le travail du juge et celui du critique littéraire, voir Christian Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime : Le jeu de la valeur et de la loi, Paris, Champion, 2002, en particulier le chapitre I « Droit et littérature, un lien nécessaire ». 18 Malesherbes, Mémoires sur la librairie…, op. cit., p. 400. 19 Certains auteurs du XVII e siècle ont aussi été soupçonnés d’avoir visé des personnes réelles dans leurs portraits satiriques. Mais ces accusations n’ont pas La Censure des libelles diffamatoires à clef 401 retrouver et d’enquêter sur leurs auteurs. Lorsqu’il n’existe pas de clef publiée, le censeur se fonde sur la réception du texte par le public. Clefs matérielles Le cas de l’affaire Bonafon est exemplaire parce qu’il montre qu’une clef publiée peut avoir une valeur juridique, avec un véritable statut de preuve à charge. Ce dossier criminel appartient aux archives de la prison de la Bastille, qui sont conservées à la bibliothèque de l’Arsenal. Il a été étudié en détail par l’historien Robert Darnton dans un article, « Vies privées et affaires publiques sous l’Ancien Régime 21 », centré sur la question de la circulation des nouvelles avant l’apparition de la presse quotidienne. Je ne reprends pas ici l’affaire dans le détail. Qu’on me permette de la résumer afin de montrer comment la clef intervient comme preuve à charge des intentions malignes d’un auteur. Le 27 août 1745, Mademoiselle Bonafon, femme de chambre de la princesse de Montauban, est conduite à la Bastille, pour avoir publié un libelle sur Louis XV et sa cour. Cet ouvrage se présente sous la forme d’un conte de fées, ayant pour titre Tanastès. Il est résumé de la façon suivante dans les dossiers de la police, au moment du transfert de la condamnée au couvent des Bernardines de Moulins : Ce livre était une histoire allégorique où il était aisé de faire des applications injurieuses au Roi, la Reine, Madame de Châteauroux, le Duc de Richelieu, le Cardinal de Fleury et autres grandes dames de la Cour. On y traitait de ce qui s’était passé pendant la maladie du Roi à Metz en 1744. Le renvoi de Madame de Châteauroux, sa rentrée en grâce et son rétablissement, sa maladie, sa mort, le nouveau choix de Madame de Pompadour, les réjouissances publiques au retour du Roi à Paris, etc. 22 . donné lieu à des mesures punitives de grande ampleur comme au XVIII e siècle. C’est le cas notamment de Molière. Sur ce point, voir l’article de Larry F. Norman : « Le Nom dit : Molière, satire et diffamation », dans Droit et littérature, Christian Biet (dir.), op. cit., pp. 209-221. 20 Les clefs publiées ont différentes formes. Elles peuvent faire l’objet de simples bruits qui courent dans le public. Elles peuvent aussi être rédigées sur une feuille manuscrite ou imprimée qui circule à part ou est insérée dans une édition. La plupart de ces clefs adoptent la forme d’une liste d’identifications qui consiste à dire qu’un personnage fictif masque en réalité une personne réelle dont elle donne le nom. 21 Robert Darnton, « Vies privées et affaires publiques sous l’Ancien Régime », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 154, 2004, pp. 24-35. 22 Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 11582, f 20. Anna Arzoumanov 402 Cet extrait fait état d’une lecture à clef du conte qui use de deux termes empruntés à la rhétorique : « applications injurieuses » et « histoire allégorique ». La possibilité d’une application de l’intrigue au roi et à sa Cour constitue ainsi le délit principal. Pour prouver la culpabilité de l’auteur, le Lieutenant général de police qui mène l’enquête, Marville, doit montrer qu’une telle lecture est conforme aux intentions malignes de cet auteur. L’instruction se fonde sur trois interrogatoires successifs de Mademoiselle Bonafon, confrontés aux aveux des autres acteurs de l’histoire. Dans un premier temps, Mademoiselle Bonafon avoue avoir été informée de la possible portée diffamatoire de son ouvrage, tout en essayant de construire sa défense sur l’opposition entre un sens littéral qui prouverait ses intentions innocentes et un sens allégorique dont elle ne serait pas responsable. Elle tente de faire croire à l’enquêteur que c’est une coïncidence malheureuse qui aurait donné à son conte une résonance particulière avec l’actualité. Marville n’a donc pour l’instant aucune preuve de ses « malignes intentions ». Mais quelques semaines plus tard, il trouve une nouvelle pièce à charge : une clef manuscrite fabriquée à partir d’informations données par l’auteur elle-même, d’après des témoins. Le deuxième interrogatoire consiste donc à savoir si elle en a eu connaissance. L’intéressée nie toute participation à la rédaction de cette clef. Pourtant, le Lieutenant général recueille peu de temps après les aveux d’un colporteur qui déclare que ce serait la femme de chambre en personne qui lui aurait fourni vingt-cinq exemplaires assortis d’une clef manuscrite. Elle serait donc l’auteur de la clef. Si le chef de la police arrive à lui faire avouer ce fait, il détiendrait la preuve de ses « malignes intentions ». Il faut donc un troisième interrogatoire. Après quelques réponses évasives, Mademoiselle Bonafon cède et avoue que c’est ellemême qui a rédigé cette clef. Elle peut donc être inculpée pour « diffamation » envers la personne du roi et crime de lèze-majesté. Elle est condamnée à une peine de prison de treize ans. Dans cet interrogatoire, on le voit, « la clef est […] au cœur de l’affaire », pour reprendre la formule de Robert Darnton 23 , parce qu’elle seule permet de connaître la véritable intention de Mademoiselle Bonafon et le sens littéral du texte n’est jamais évoqué. La clef écrite de la main de l’auteur constitue une preuve à charge de sa culpabilité : elle a donc un rôle décisif dans l’instruction d’une plainte pour diffamation. On peut noter que, dans cette affaire, Mademoiselle Bonafon a commis un délit avéré puisqu’elle a elle-même élaboré la clef de son livre, qui décrypte sa véritable intention. Au contraire, il existe de nombreux autres cas où un livre a été condamné sur la seule foi de l’interprétation sans que son sens scandaleux 23 Robert Darnton, « Vies privées… », art. cit., p. 28. La Censure des libelles diffamatoires à clef 403 n’ait été prouvé par les aveux de l’auteur. Plusieurs auteurs célèbres du XVIII e siècle ont ainsi été condamnés sur la seule foi d’une clef. Clefs immatérielles Crébillon fils, on le sait, a été emprisonné en 1734 pour son roman Tanzaï et Néadarné. On trouve dans les archives de la prison de la Bastille un témoignage qui atteste que son incarcération est la conséquence des « applications » que l’on peut faire de certains portraits : Nous avions des contes chinois qu’on attribue à Crébillon le fils ; ils sont défendus par les obscénités et certains portraits dont on fait facilement des applications. 24 Le livre a été condamné pour plusieurs délits prévus par la censure, hérésie et obscénité, mais aussi pour un troisième, celui d’avoir attaqué des personnes indirectement. Contrairement à l’affaire Bonafon, Crébillon n’a jamais avoué avoir eu l’intention de faire un libelle diffamatoire. S’il est évident que la police ne s’est pas trompée ici 25 , cette arrestation de Crébillon montre bien qu’un aveu en bonne et due forme n’est pas nécessaire dans le cas de la diffamation supposée. De surcroît, il semble que les individus identifiés variaient selon les sources. Il a donc suffi que les censeurs soient convaincus de l’existence d’un sens second pour conclure à la culpabilité du romancier. Ce cas révèle ainsi la toute-puissance de la lecture à clef face au sens littéral 26 . L’exemple du roman épistolaire Les Liaisons dangereuses révèle lui aussi ce rôle majeur des clefs dans le domaine de la censure. Le livre a en effet été interdit après sa publication, sur la seule foi des clefs qui circulaient. C’est ce que relève Moufle d’Angerville : Le roman a produit tant de sensations, par les allusions qu’on a prétendu y saisir, par la méchanceté avec laquelle chaque lecteur faisait l’application des portraits qui s’y trouvent à des personnes connues, il en a résulté enfin 24 « Lettre de Marais au président Bouhier », 5 décembre 1734, dans François Ravaisson, Archives de la Bastille, 13-14, Règne de Louis XIV et de Louis XV, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1874, p. 165. 25 On reconnaît en effet facilement dans l’instrument de l’écumoire la bulle Unigenitus, et dans certains traits de la fée Concombre et du grand-prêtre Saugrenutio une allusion à Madame du Maine et à l’Évêque de Rennes. 26 À notre époque encore, on s’interroge sur la validité de ces lectures à clef. C’est le cas par exemple de Colette Cazenobe dans Crébillon fils ou la politique dans le boudoir, Paris, Champion, 1997. Un sens figuré n’est jamais établi définitivement, parce qu’il dépend toujours de l’interprétation. Anna Arzoumanov 404 une clef générale qui embrasse tant de héros et d’héroïnes de société, que la police en a arrêté le débit, et a fait défendre aux endroits publics où l’on le lisait de le mettre désormais sur leur catalogue. 27 Cette censure du roman de Laclos montre que la police n’a pas cherché à savoir si les applications que l’on faisait du roman étaient fondées. Plutôt que de s’intéresser au sens littéral des lettres, elle a préféré tenir compte du fait qu’elles avaient suscité des lectures à clef 28 . C’est donc ici l’effet produit par le roman qui a entraîné sa condamnation. Cette répression nouvelle de la diffamation supposée a des conséquences indéniables sur le travail du censeur et de l’auteur. Les conséquences de cette nouvelle loi sur le travail du censeur et de l’auteur Le pouvoir vertigineux du censeur Le rôle du censeur, tout d’abord, est considérablement accru, puisqu’il suffit qu’il décrypte des allusions ou qu’on lui ait fait part de possibles lectures à clef pour qu’un livre soit interdit. Il doit donc faire preuve d’une grande sagacité pour exercer son métier. À l’inverse, lorsqu’il ne repère pas le régime allusif d’un texte, il encourt le risque de paraître complice de la diffusion d’un livre scandaleux. Cette responsabilité du censeur peut même 27 Moufle d’Angerville, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours, Londres, J. Adamson, 1789, t. XX (14 mai 1782). 28 Dans un « Avertissement », Choderlos de Laclos a mis le lecteur en garde contre cette interprétation. Pourtant ces lectures à clef ont perduré. Stendhal par exemple cherche toujours en 1835 les personnes cachées sous les traits de Merteuil et de la présidente de Tourvel : Je ne sais si mon lecteur de 1880 connaît un roman fort célèbre encore aujourd’hui : Les Liaisons dangereuses avaient été composées à Grenoble par M. Choderlos de Laclos, officier d’artillerie, et peignaient les mœurs de Grenoble. J’ai encore connu Mme de Merteuil ; c’était Mme de Montmaur, qui me donnait des noix confites, boiteuse qui avait la maison Drevon au Chevallon, près l’église de Saint-Vincent, entre le Fontanil et Voreppe, mais plus près du Fontanil. […] La jeune personne riche qui est obligée de se mettre au couvent a dû être une demoiselle de Blacons, de Voreppe. […] J’ai donc vu cette fin des mœurs de Mme de Merteuil, comme un enfant de neuf ou dix ans dévoré par un tempérament de feu pour voir ces choses dont tout le monde évite de lui faire dire le mot. (Stendhal, Vie de Henry Brulard [1890], chapitre VI, p. 593). La Censure des libelles diffamatoires à clef 405 conduire à sa défection, comme en témoigne une lettre au secrétaire de la librairie d’un censeur, l’abbé Guiroy, confronté à un libelle supposé : Je redoute les allusions, elles y sont assez fréquentes, et je n’ose les prendre sur mon compte. J’aurais peut-être lieu d’être tranquille si je les avais devinées mais comme j’ignore sur qui elles peuvent tomber, vous m’obligerez beaucoup si vous voulez engager M. de Malesherbes à nommer un autre censeur, peut-être sera-t-il mieux instruit que moi. 29 Dans son Mémoire sur la liberté de la Presse, Malesherbes regrette cette trop grande implication du censeur 30 et propose d’y remédier. Pour lui, il faut déresponsabiliser le censeur qui ne détecte pas un sens caché, car seul l’auteur doit être considéré comme fautif : Le libelle diffamatoire est un délit grave qui ne doit pas rester impuni ; mais le censeur n’en doit pas répondre. Il n’est pas possible à celui qui lit un manuscrit, de reconnaître l’intention maligne d’un auteur satirique, parce qu’aucun homme ne peut savoir l’histoire de chaque individu, ni les anecdotes de chaque société. Cependant, lorsque le livre est imprimé, la satire est bientôt aperçue par le public entier, parce que ceux qui sont instruits des anecdotes en donnent la clef. S’il est évident que l’intention a été de diffamer un citoyen (ce que la justice ne regarde jamais comme évident en Angleterre, et ce qu’elle regardera comme évident en France), l’auteur qui a eu cette intention, est coupable ; le censeur qui ne l’a pas devinée, n’a rien à se reprocher. 31 Ce rejet intégral de la responsabilité de la diffamation sur l’auteur permet de mesurer la deuxième conséquence d’une chasse au sens crypté. Il suffit en effet qu’on suspecte une intention maligne pour qu’un auteur soit condamné. C’est dire si les lectures à clef possèdent une influence considérable sur la réception globale d’une œuvre et peuvent s’avérer fatales pour la réputation d’un auteur. Vers une autocensure D’après Marmontel, ce poids donné aux « allusions », synonyme chez lui d’« applications », aurait conduit à une forme d’autocensure inexistante auparavant : 29 BnF, ms. Fr. 22137, fol. 151, cité par Catherine Blangonnet, « Censeurs à l’œuvre. 1750-1763 », Censures : De la Bible aux larmes d’Éros, Paris, éditions du centre Pompidou, 1987, p. 73. 30 Pour une étude plus générale des reproches adressés aux censeurs, voir ibid., pp. 70-77. 31 Malesherbes, Mémoires sur la librairie…, op. cit., p. 400. Anna Arzoumanov 406 Rien de plus effrayant alors, et de plus nuisible, en effet pour les lettres, que cette manie des allusions. De peur d’y donner lieu, on n’ose caractériser avec force ni le vice ni la vertu ; on se répand dans le vague ; on glisse légèrement sur tout ce qui peut ressembler ; on ne peint plus son siècle ; on craint même souvent de peindre à grands traits la nature ; on n’ose dire ni bien ni mal, que de loin, à perte de vue ; et alors on mérite le reproche que Phocion faisait à l’orateur Léosthène, que ses propos ressemblent aux cyprès, qui sont, disait-il, beaux et droits, mais qui ne portent aucun fruit. 32 Le primat donné à l’interprétation aurait donc développé chez les auteurs une peur d’être censurés pour une signification non intentionnelle de leur œuvre. Malesherbes considère que c’est là le défaut principal de cette possibilité de punir un sens figuré : Il ne serait pas possible […] d’écrire sans danger d’autres histoires que des chroniques sèches, dépouillées de toutes réflexions, et qui ne présentent au lecteur aucun tableau, parce qu’il n’y a aucune histoire dont on ne puisse faire l’application au temps présent, et que l’Auteur pourrait être accusé d’avoir voulu, par malignité, faire faire cette application. 33 Ainsi la possibilité effective pour un censeur de condamner un sens figuré semble avoir eu une influence indéniable sur les pratiques d’écriture au XVIII e siècle, dans la mesure où les auteurs auraient renoncé à des portraits trop individualisés, car susceptibles d’être appliqués à des individus historiques. Malesherbes souligne également les conséquences de cette pratique censoriale sur la qualité des œuvres. En effet, datant son apparition au XVIII e siècle, il compare avec nostalgie la production de son époque avec celle du Grand Siècle, considéré comme plus permissif. Pour lui, si les censeurs avaient eu le droit de condamner un sens figuré sous Louis XIV, deux monuments du patrimoine littéraire français n’auraient pas pu voir le jour légalement : Si la nouvelle loi avait eu lieu dans les siècles passés, Molière et La Bruyère auraient eu beaucoup de procès criminels à soutenir, et il y en aurait eu quelques-uns où ils auraient succombé. Ou plutôt je crois que La Bruyère aurait pris le parti de ne pas imprimer en France, et Molière, qui n’avait pas cette ressource pour la représentation de ses pièces, se serait peut-être réduit au genre de comédie qui n’est piquant que par le comique des situations, et nous serions privés de ces belles pièces de caractère, qui sont 32 Jean-François Marmontel, Éléments de littérature, Paris, Desjonquères, 2005, article « Allusion ». 33 Malesherbes, Mémoires sur la librairie…, op. cit., p. 376. La Censure des libelles diffamatoires à clef 407 devenues pour la nation une excellente école de mœurs, mais dont quelques-uns de ses contemporains étaient trop irrités . 34 Il y aurait donc une rupture très nette dans la condamnation de la diffamation entre la France de La Bruyère et de Molière et celle de Crébillon. Ce constat de Malesherbes révèle un contexte qui permet d’expliquer une inflation sans précédent d’avertissements aux lecteurs ou de préfaces dans lesquels les auteurs soulignent leurs intentions honnêtes et refusent par avance toute lecture à clef. 35 Malgré leur dimension topique, qu’il ne s’agit pas d’évaluer ici, elles peuvent être interprétées comme le résultat des nouvelles pratiques censoriales que nous avons mis au jour. Les acteurs du livre au XVIII e siècle, qu’ils soient auteurs, censeurs ou membres des instances censoriales, témoignent donc tous de l’intégration progressive à leur lutte contre la diffamation les lectures à clefs, comme instrument de dévoilement du sens scandaleux et condamnable d’un texte. Parce qu’elles donnent une extension infinie à la catégorie des « mauvais livres », ces nouvelles pratiques juridiques sont peut-être pour beaucoup dans la construction d’une relation conflictuelle entre auteurs et censeurs. Ainsi, l’épisode fictif des Crises de la princesse Etteniotna chez le fakir Remsem ne nous renseigne pas vraiment sur les pratiques censoriales sous l’Ancien Régime. Il a toutefois le mérite de nous rappeler combien le libelle à clef était en vogue au XVIII e siècle 36 . Si les auteurs ont prévu un cryptage appelé 34 Ibid, p. 401. 35 On citera, parmi de très nombreux exemples de refus des lectures à clef, les préfaces du Roman satyrique de Jean de Lannel, Paris, Toussaint du Bray, 1624, des Caractères de Théophraste traduits du grec avec les caractères ou les mœurs de ce siècle. Neuvième édition, de La Bruyère, Paris, Étienne Michallet, 1796, de Gil Blas de Santillane de Lesage, Amsterdam, 1715-1735, du Festin nuptial dressé dans l’Arabie heureuse au mariage d’Esope, de Phèdre et de Pilpai avec trois fées, divisée en trois tables, par M. de Palaidor de Bruslé de Montpleinchamp, Pirou en Basse- Normandie, chez Florent A.-Fable [Bruxelles, J. B. Leener], 1700, de Angola, histoire indienne, ouvrage sans vraisemblance de La Morlière, Agra, Paris, 1746, des Amours de Zéokinizul, Roi des Kofirans, de Crébillon fils, Amsterdam, 1746, du Voyage d’Amathonte de Rességuier, Londres, 1750, de Callophile, histoire traduite du scythe en latin par un vieux philosophe visigoth et mise en français par un jeune avocat du Languedoc de Barthez, à Euthaxis, 1759, de Paris, Histoire anecdotique, morale et critique de Chevrier, La Haye, 1767, des Contes moraux de Jean-François Marmontel, La Haye, 1761, des Mémoires pour servir à l’histoire de l’esprit et du cœur par le marquis d'Argens et par Mademoiselle Cochois, La Haye, 1744, des Mémoires pour Madame la Duchesse de Morsheim ou Suite des mémoires du vicomte de Barjac, Dublin, Wilson, 1786. 36 On peut citer entre autres Tanastès : conte allégorique de Mademoiselle Bonafons, La Haye, Van der Slooten, 1745, Les Amours de Zeokinizul, Roi des Kofirans de Anna Arzoumanov 408 à être immédiatement déjoué, c’est donc qu’ils ont vu dans cette stratégie d’écriture autre chose qu’une possibilité de se livrer à une critique du gouvernement français en toute impunité. Crébillon fils, op. cit., L’Asiatique tolérant, traité à l'usage de Zéokinizul, roi des Kofirans, surnommé le Chéri, ouvrage traduit de l'arabe du voyageur Bekrinoll, par M. de ****, de La Baumelle [1748], Paris, Durand, l’an XXIX du traducteur, Les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse, Amsterdam, Aux dépens de la compagnie, 1746, ainsi que de très nombreux libelles publiés à la veille de la Révolution. PFSCL XXXVI, 71 (2009) L’histoire sous le manteau : les stratégies éditoriales des historiens protestants pendant les guerres de Religion MATHILDE BERNARD Université Paris III-Sorbonne Nouvelle Au siècle de la Réforme, les ouvrages protestants sont malvenus en France. Sous François I er , un édit du 1 er juillet 1542 précise que tous les livres luthériens ou calvinistes doivent être remis aux autorités. Henri II durcit des mesures censoriales répressives, rendant la situation éditoriale protestante encore plus aléatoire. Le 26 juin 1551, l’édit de Châteaubriant systématise toutes les ordonnances sur l’imprimerie existant jusqu’alors. Il est bien sûr défendu d’imprimer ou de lire des livres condamnés, et les livres protestants le sont par définition, en l’absence même de procès. Afin de vérifier que ces mesures sont bien appliquées par les libraires, qui sont des maillons essentiels de la chaîne du commerce du livre, l’édit prescrit une visite des librairies deux fois par an, trois fois à Lyon. Pour éviter l’impunité, il est précisé que tout ouvrage doit porter le nom de l’auteur, de l’imprimeur, et la date, aux risques et périls de son détenteur. Enfin, afin de rendre la possession d’un livre pernicieux encore plus difficile, l’importation des ouvrages publiés à l’étranger est tout simplement interdite, sous peine de confiscation de corps et de biens. Aucune caisse expédiée de l’étranger ne pouvait être ouverte sans la présence de deux docteurs en théologie. Nombreux sont pourtant les livres protestants publiés au cours du XVI e siècle, et lus en France. Nous nous intéresserons particulièrement aux ouvrages historiques, qui, au cours des guerres de Religion, manifestent avec force la nécessité absolue de la lutte. Dans ces moments où les morts tombent par milliers, l’histoire est bien souvent la seule garantie de souvenir, et c’est aussi un moyen de combat par l’écriture. Mais, alors que la guerre par les armes se fait au grand jour, la plupart des historiens protestants choisissent d’emblée la clandestinité, l’impression de leur livre à l’étranger et sa diffusion sous le manteau en France. Certains, en revanche, font le pari de la légalité, à leurs risques et périls. Publier une histoire Mathilde Bernard 410 protestante, au moment des guerres de Religion, est une gageure. Le livre doit être non seulement lu - et donc diffusé -, influent - et donc respecté, du moins par un public choisi -, et ne pas mettre en danger son auteur, ou son imprimeur. Le choix du lieu d’impression relève de différentes stratégies, et de différentes conceptions du lectorat. L’argument sur lequel s’appuient les historiens protestants qui veulent faire éditer leur œuvre en France est le suivant : l’histoire publiée en France s’adresse à tous ; elle est modérée et vraie, donc réellement historique. Mais leur modération est souvent proche de l’autocensure, dont on peut se demander si elle est encore efficace quand le nom même de l’auteur suffit à faire brûler le livre. Ceux qui préfèrent l’édition à l’étranger refusent de se plier à la censure et de modifier leur œuvre. C’est la plupart du temps de leur propre chef qu’ils ne dévoilent pas leur nom, préférant rester dans l’anonymat plutôt que de pervertir leur pensée. L’auteur est cependant vite connu, vite dévoilé. C’est à l’efficacité des différentes stratégies éditoriales que nous nous attacherons, en considérant tout d’abord les publications françaises, puis les publications étrangères - essentiellement genevoises, quel que soit le nom sous lequel elles se cachent - , et le mode de diffusion de ces livres en France. Publications en France Publier en France confronte à un dilemme pour un auteur protestant engagé. Il doit de toute façon prendre en compte une censure qui, si elle n’est pas toujours efficace, n’est pas indulgente à son égard. S’il accepte de s’y plier, et modère son point de vue, il risque non seulement de se mettre en porte-à-faux avec sa conscience et ses coreligionnaires, mais en plus, de voir néanmoins son livre condamné. Un auteur protestant est d’avance suspect. Si, au contraire, il veut passer outre les instances de censure, le péril est grand, pour le livre, mais aussi pour l’auteur, l’imprimeur, et les libraires. À Paris, au cours des guerres de Religion, les libraires qui montrent des affinités avec la cause protestante sont régulièrement assassinés, et sont nombreux parmi les victimes de massacres. Dès lors, on peut se demander les raisons qui inciteraient à la recherche d’une publication légale en France. De telles tentatives relèvent du pari. Si l’imprimeur obtient la permission, l’ouvrage pourra se diffuser librement. L’auteur qui vise ce mode de publication veut atteindre un public large, protestant comme catholique. En revanche, les livres publiés en pays protestant sont immédiatement suspects, et ne se diffusent a priori qu’entre initiés, ce qui restreint d’avance le lectorat. Il n’en va pas tout à fait de même pour une ville comme Lyon, qui, au tout début des années 1560, est dominée par les protestants. La Roche-Chandieu opte ainsi pour une publi- Les stratégies éditoriales des historiens protestants 411 cation lyonnaise de son Histoire des persécutions 1 , en 1563. L’imprimeur omet néanmoins volontairement de mettre son nom. Au cours des guerres de Religion, cependant, la situation change lorsque Lyon redevient une ville à majorité catholique. L’auteur doit absolument choisir entre publier dans un pays hostile, ou diffuser son livre de façon illégale. Le cas d’Agrippa d’Aubigné est éloquent sur la difficulté qu’a un auteur notoirement protestant à publier en France. Il affirme à plusieurs reprises sa volonté de faire paraître légalement son Histoire universelle, et justifie même par ce seul désir la neutralité, et donc le bien-fondé 2 , de son histoire. Il écrit poursuivre un objectif particulier dans son Histoire, qu’elle touche les personnes influentes, jusqu’aux plus hautes sphères du royaume : « Si quelqu’un sent ces discours à la vanterie, je le prie de considerer que mon livre veut aller au chevet des Rois, et je lui donne ses plus beaux habits, de peur que l’Huissier ne lui ferme la porte » 3 . En évoquant l’huissier, Aubigné fait très explicitement référence à la censure. Il contraint son écriture en fonction de cette instance, si bien que l’on pourrait se demander si sa prétendue modération n’est pas plutôt de l’autocensure. Mais Agrippa d’Aubigné a le souci de parer cet argument. Son discours, dans l’Histoire universelle n’est pas faux, il est agrémenté. C’est un projet d’homme mûr, dont les Tragiques ne seraient que l’ébauche, le pendant engagé d’une histoire neutre : Que si Dieu prend à gré ces prémices, je veux Quand mes fruicts seront meurs lui payer d’autres vœux, Me livrer aux travaux de la pesante histoire, Et en prose coucher les hauts faicts de sa gloire (...) Ayant fait cette paix avec ma conscience, Je m’avance au labeur avec cette assurance Que, plus riche et moins beau, j’écris fidèlement 1 Antoine de La Roche-Chandieu, Histoire des persécutions et martyrs de l’Eglise de Paris, depuis l’an 1557. iusques au temps du Roy Charles nefviesme. Avec une Epistre contenant la remonstrance des proffits qui reviendront aux fideles de la lecture de ceste histoire : et une exhortation à ceux qui nous ont persecutez, de revoir nostre cause, et juger derechef si ç’a esté à bon droit qu’ilz ont fait mourir tant de serviteurs de Dieu, Lyon, 1563. In-8°, LXXIX + 442 p. 2 À la fin du XVI e siècle, de nombreux théoriciens de l’histoire, tels que Jean Bodin et Lancelot Voisin de La Popelinière mettent la neutralité au premier rang des vertus d’un livre d’histoire. 3 Agrippa d’Aubigné, Histoire universelle du sieur d’Aubigné, Maillé, Iean Moussat, 1616-1620, 3 tomes en 11 vol. in-2° ; édition utilisée : Histoire universelle, Paris- Genève, Droz, 1981, tome I, p. 15. Mathilde Bernard 412 D’un style qui ne peut enrichir l’argument 4 . Le style de l’Histoire universelle, à la différence de celui des Tragiques, est modéré, parce que la « pesante histoire » est par essence mesurée. La censure sert ici d’argument à l’auteur : comme il veut que l’Histoire universelle aille au chevet des rois, c’est la preuve qu’il ne se montre absolument pas partisan, et il laisse le lecteur libre de statuer : Que si les termes de Papiste et de Huguenot se lisent en quelque lieu, ce sera en faisant parler quelque partisan passionné et non du stil de l’Autheur. Je n’ennuyerai personne de protestations de ma candeur ; car si je prevarique 5 , j’ai mon lecteur pour juge 6 . Agrippa d’Aubigné méprise fortement, dans son histoire, ceux qui sont bridés par la flatterie, tels que Pierre Matthieu, ancien ligueur, qui encensait d’autant plus Henri IV, ou Pierre-Victor Palma Cayet, ancien protestant, converti, accablant ses anciens coreligionnaires. Aubigné, lui, veut pouvoir imprimer en toute légalité, mais sans flatter, en disant tous les faits. Cependant, ces déclarations d’intention, et l’exceptionnelle modération de l’Histoire universelle au regard des Tragiques ne suffisent pas à le faire échapper à la censure, qui le touche profondément, non seulement parce qu’elle menace sa personne, mais parce qu’elle dédaigne son projet. Après une époque de rare indulgence, sous Henri IV, les rênes de la censure sont reprises en main sous la régence de Marie de Médicis, et les mesures de répression vont de la demande de correction à la peine capitale, en passant par de nombreux stades : destruction publique de l’ouvrage par le feu, poursuite contre les détenteurs d’ouvrages interdits, condamnation de l’auteur à la prison ou aux galères 7 . La censure frappe lourdement l’Histoire universelle, son auteur et son imprimeur. L’arrêt du tribunal du Châtelet déclare le livre meschant, pernicieux et remply d’abominables et calomnieuses impostures contre l’honneur deub à la mémoire des deffunts Rois, Reines, Princes et 4 Les Tragiques donnez au dezert par le larcin de Prométhée, 1616, Au Dezert, par L. B. D. D M.DC.XVI. Éd. originale, impr. à Genève par Pierre Aubert d’après Tchemerzine, peut-être impr. à Maillé par Jean Moussat d’après le « Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au XVII e siècle » ; édition utilisée, Paris, Champion, 2003, tome I, livre IV, vers 43-52. 5 Prévariquer : marcher de travers, dévier. 6 Agrippa d’Aubigné, Histoire Universelle, op. cit., livre II, p. 130. 7 Sur ces questions, voir l’Histoire de l’édition française, sous la direction de Henri- Jean Martin et Roger Chartier, Promodis 1982-1986 ; 4 tomes, tome I, Le Livre conquérant, du Moyen Age au milieu du XVII e siècle, Paris, rééd. Fayard 1989, ill. restreinte, p. 367. Les stratégies éditoriales des historiens protestants 413 autres qui ont tenu les premières charges du Royaume. Et comme tel sera bruslé en la place et devant le Collège Royal en l’Université de Paris par l’exécuteur de la haute justice 8 . Aubigné doit s’exiler en Suisse, et, dépité, tente de faire éditer son histoire à Genève. Il n’a pas réussi son pari, et son exemple montre combien il est difficile de publier légalement en France pendant les guerres de Religion quand on est ouvertement protestant, et que, comme lui on ne veut ménager personne. Plutôt que d’être bridé dans leur combat même, la plupart des auteurs mal vus en France choisissent de faire imprimer leurs ouvrages en pays protestant. Publications à l’étranger Les historiens français et réformés publient majoritairement leurs textes à Genève, qui est la Rome protestante. Plusieurs problèmes subsistent néanmoins. Tout d’abord, la censure existe en pays réformé. C’est pourquoi la seconde entreprise d’édition de l’Histoire universelle n’est pas simple, puisque le livre a déjà été condamné. La Suisse est tenue à un certain respect des décisions françaises, et le Conseil de Genève considère que l’auteur a adopté un comportement trop provocateur à l’égard des grands et du roi de France pour pouvoir éditer son Histoire universelle sans cacher le nom du lieu d’édition 9 . Ce n’est pas même le livre qui est mis en cause, mais la personne de l’auteur. Agrippa d’Aubigné rentre définitivement dans la clandestinité lors de la republication de l’Histoire universelle en 1626. Un état de l’édition ne présente ni nom de lieu, ni nom d’auteur, et l’autre état est censé avoir été édité à Amsterdam, par les héritiers de Jérôme Commelin 10 . Or l’ouvrage a été imprimé à Genève, et, si l’imprimeur a caché le nom de la ville, il a laissé son nom propre, se pliant ainsi strictement aux décisions du Conseil de Genève. Le Conseil de Genève sert la cause des auteurs protestants lorsqu’ils acceptent de rester dans la clandestinité. Cependant, une fois que le livre est imprimé en Suisse, il faut le faire passer en France. Des réseaux s’organisent de Genève à Paris, par Lyon, puis, dans un second temps, par Bâle et Francfort. Les livres sont cachés sous des marchandises ou dans des tonneaux. De 8 Madeleine Lazard, Agrippa d’Aubigné, Paris, Fayard, 1998, p. 422. 9 Sur cette question, voir l’ouvrage de Gilbert Schrenck, La Réception d’Agrippa d’Aubigné, XVI e -XX e siècles : Contribution à l’étude du mythe personnel, Paris, H. Champion, collection « Études et essais sur la Renaissance », p. 27. 10 Voir l’annexe. Mathilde Bernard 414 nombreux livres réussissent ainsi à passer les frontières, en raison du manque de vigilance des douaniers. La diffusion de la littérature protestante est ensuite largement l’œuvre des pasteurs. Lyon s’est insurgée contre l’inondation du marché par les livres protestants, et les marchands de Lyon ont réclamé que le nom de la ville et de l’imprimeur fût sur les livres, mais le Conseil de Genève, et le Conseil des pasteurs sont passés outre. Il est en effet dans l’intérêt de ces conseils que la pensée huguenote se diffuse en France, et le Conseil de Genève use de beaucoup de ruse pour simuler une censure, qui, en fait, est bien limitée sur la plupart des livres protestants. Aux marchands de Lyon, les conseils répondent qu’ils vont veiller à ce que les pages de titre soient complètes, ce qu’ils ne font pas. Et lorsqu’ils condamnent un livre pour des raisons diplomatiques, la peine est très douce. Ainsi que l’écrit Ingeborg Jostock, « l’objectif de l’interdiction consiste moins dans la destruction ou confiscation des ouvrages que dans l’intention de rassurer les alliés politiques ou d’intimider les sujets » 11 . Le Conseil de Genève ne suit qu’en apparence les revendications françaises. Ses conclusions sur le Resveille-Matin des François sont révélatrices de cette attitude ambiguë. Ce pamphlet, attribué à Nicolas Barnaud, est extrêmement violent à l’égard de Charles IX, de Catherine de Médicis, d’Henri d’Anjou et du duc de Guise. Il est à l’origine de la conception de la Saint-Barthélemy comme un crime intégralement orchestré par l’entourage du roi. Le Conseil de Genève ne peut pas ne pas statuer. Mais, au moment de la parution du pamphlet, en 1574, comme à la suite des plaintes françaises de 1579 et 1584, il feint de croire que l’impression n’est pas genevoise. La page de titre 12 indique « Edimbourg ». Une enquête est ordonnée, qui ne donne pas suite. Pourtant, les lettrines figurant sur la page de titre proviennent manifestement d’un matériel genevois. Les exemplaires sont confisqués au libraire Chuppin au début de l’année 1574 ; dès septembre, on les lui rend, sans même lui demander de révéler le nom de son fournisseur. Les exemplaires du Discours merveilleux de la vie, actions et déportemens de Catherine de Médicis, pamphlet publié en 1574, attribué à Henri Estienne 13 et rempli de calomnies sur la Reine-mère, sont confisqués provisoirement à l’éditeur Abel Rivery, mais le Conseil de Genève lui rend la marchandise le lendemain, sur la seule promesse que les livres ne seront diffusés que dans le nord de l’Europe. La Satyre Ménippée, violente satire contre la Ligue parisienne, publiée en 1595, est considérée « trop picquant(e) et mal edifiant(e) » par le Conseil, mais le livre n’est défendu qu’après l’écoulement des stocks. Tous 11 Ingeborg Jostock, La Censure négociée, le contrôle du livre à Genève 1560-1625, Genève, Droz, 2007, p. 18. 12 Voir annexe. 13 Id. Les stratégies éditoriales des historiens protestants 415 ces exemples montrent l’ingéniosité que met le Conseil de Genève à propager les idées protestantes dans le monde. En effet, il ne semble pas qu’il agisse ainsi par simple indulgence ; il apparaît au contraire qu’il cherche à aider la publication de ces livres. Le fait que les Memoires de l’Estat de France, ouvrage de Simon Goulart publié en 1576, 1577 et 1578, et sur lequel la France a demandé une censure de Genève, ait néanmoins connu une diffusion très importante, l’atteste. En effet, l’auteur y insère nombre de libelles préalablement prohibés, comme par exemple Du droit des magistrats sur leurs subjects, écrit de Théodore de Bèze, dont le Conseil de Genève a interdit la publication genevoise en 1575. Les Memoires de la Ligue, du même auteur, reproduisent en 1602 la Satyre Ménippée, pourtant interdite, mais l’ouvrage n’est pas censuré. Il est rare cependant que le nom de la ville de Genève soit indiqué sur la page de titre des ouvrages destinés à une diffusion internationale, ou tout au moins française. Les imprimeurs recourent à plusieurs ruses afin d’éviter que la provenance du livre pernicieux ne soit identifiée. Ils ont ainsi l’aval tacite du Conseil de Genève. Le tableau en annexe indique toutes les fausses indications présentes sur la page de titre. La ville n’est jamais nommée. Tantôt, le lieu d’édition est laissé vierge - dans la plupart des cas - tantôt un faux nom apparaît, Bâle et La Rochelle pour les deux états de l’édition de 1572 de l’ouvrage de Lancelot Voisin de La Popelinière La Vraye et Entiere Histoire des troubles et choses memorables…, Edimbourg pour le Resveille-Matin des François, Meidelbourg pour les Memoires de l’Estat de France, Anvers pour l’Histoire ecclesiastiques des Eglises reformees de Théodore de Bèze, Amsterdam pour un des états de l’édition de 1626 de l’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné. Il s’agit de lieux moins provocateurs que Genève pour les censeurs, mais suffisamment éloignés pour que la vérification ne soit pas automatique. La Rochelle est un bastion protestant, mais le statut des livres en émanant reste différent de celui des livres issus de l’étranger. On peut noter une inscription du nom de Genève sur l’édition latine de l’Histoire des martyrs de Jean Crespin, sur les Acta Martyrum de 1556. Cependant il n’apparaît pas sur la page de titre, mais sur l’achevé d’imprimer. La précaution est gardée : les censeurs sont moins vigilants avec les livres latins, dans la mesure où les ouvrages réformés sont majoritairement écrits en français, et d’autre part, ils ne vont pas nécessairement aller regarder l’achevé d’imprimer. Robert Netz, pour expliquer ces anomalies, cite une lettre de Théodore de Bèze : Jean Crespin, lui, signe ses livres, mais, à partir de 1552, omet de plus en plus souvent la mention « Genève » tout en laissant son nom. Théodore de Bèze a expliqué cette anomalie dans une lettre : nommer Genève, c’est Mathilde Bernard 416 s’attirer les foudres des polices catholiques, mais ne mettre aucun nom d’éditeur, c’est éveiller des soupçons aussi graves 14 . Le nom de l’auteur, dans la majorité des cas, n’est pas mentionné. On remarque plusieurs exceptions à cette règle : dans la première édition de l’Histoire des martyrs, pour la raison susdite, et parce que, le livre n’a pas encore la notoriété qu’il aura lors de la parution des autres éditions ; sur la page de titre de l’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné, qui rechigne à ne pas se dévoiler ; dans les Discours militaires de François de La Nouë. L’objectif de ce dernier n’est pas de faire un brûlot, et s’il a dû cacher le nom de la ville, ces mesures viennent sans doute plus du Conseil de Genève que de lui. Les éditeurs sont en général très prudents. La plupart du temps, ils gardent leur identité secrète - sauf dans les éditions latines de l’Histoire des martyrs - mais souvent, les imprimeurs indiquent un faux nom, Pierre Davantes pour La Vraye et entière Histoire des troubles… de La Popelinière, Jacques James pour le Resveille-Matin, Heinrich Wolf pour les Memoires de l’Estat de France, Jean Rémy pour l’Histoire ecclesiastique. L’édition de 1626 de l’Histoire universelle d’Agrippa d’Aubigné fait partiellement exception. Un état de l’édition ne porte pas de nom, et le deuxième état désigne le véritable éditeur. Aubigné se contente de céder aux pressions du Conseil de Genève, qui lui impose de ne pas mentionner le nom de la ville. L’usage des noms inventés n’est pas encore très étendu en France - il se développera dans la deuxième partie du XVII e siècle, avec notamment l’emploi récurrent du faux imprimeur Pierre Marteau, qu’on fait résider à Cologne - mais les historiens protestants semblent assez peu recourir à l’édition clandestine en France. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce fait. Le 13 janvier 1536, François I er défend sous la peine de la hart 15 toute impression clandestine de livres. Si la mesure n’est pas appliquée, elle est néanmoins dissuasive. Mais surtout, à partir d’Henri II, la censure préalable est attribuée à la Sorbonne sur tous les manuscrits destinés à l’impression et les censeurs ont droit d’inspection sur toutes les imprimeries et les librairies. Il est difficile d’imprimer en secret un livre dans la boutique d’un éditeur connu. La seule solution, onéreuse, est d’avoir ses propres presses clandestines. C’est le cas de Sully, qui fait éditer son livre en France dans la première moitié du XVII e siècle, et qui mentionne un faux nom d’éditeur et un faux nom de lieu. Ainsi, Sully et son imprimeur indiquent que les Memoires des sages et royalles œconomies d’Estat, publiés en 1632, ont été imprimés à « Amstereldam », chez « Alestinosgraphe de Clearetimelee et 14 Robert Netz, Histoire de la censure dans l’édition, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Que sais-je ? », 1997, p. 21. 15 Hart : gibet. Les stratégies éditoriales des historiens protestants 417 Craphexecon de Pistariste ». Le livre vient en vérité des presses du château de Sully, et est imprimé par un typographe d’Angers. Mais les noms fantaisistes qui apparaissent alors semblent avoir pour fonction de faire explicitement référence au mauvais fonctionnement de la censure en France. Sully ne juge pas nécessaire de cacher le nom de l’auteur, et la présence d’un tel nom d’éditeur tend à retenir l’attention du lecteur. Diffusion en France Il ne s’agit pas, en effet, pour les auteurs et les imprimeurs, de tromper le public, mais le but de l’emploi des faux noms est plutôt de faciliter la propagation du livre en France, une fois qu’il a passé les frontières. Et globalement, on remarque que les ouvrages d’histoire protestants se diffusent très bien en France. La célébrité de l’Histoire des martyrs en est un exemple éloquent. Selon Jean-François Gilmont, qui a étudié de près la vie de l’éditeur Jean Crespin, le Livre des martyrs rencontre un « vif succès» 16 . Le nombre d’éditions l’atteste. Et ce succès dépasse largement les frontières de la Suisse. Tout le monde en parle, et les candidats au martyre de tous les pays y puisent le courage nécessaire à l’épreuve qui les attend : Jean Rabec était absorbé dans la lecture de ses pages quand il fut arrêté, Jean-Louis Paschale se reprochait, dans sa prison, de ne pas retrouver dans son âme une joie aussi vive que celle des martyrs dont il avait lu l’histoire, Michel Herlin, avant d’aller au supplice, se consolait en lisant ce livre. Chose étrange ! Il se rencontra des juges qui, ne sachant comment expliquer la fermeté de leurs victimes, leur reprochèrent de braver la mort « pour être mis en ce beau livre des martyrs de Genève » 17 . L’Histoire des martyrs devient un mythe. Selon Marc Vénard, tout bon protestant français possède une Bible, un psautier, et une édition de l’Histoire des martyrs de Crespin 18 . Agrippa d’Aubigné ironise sur le fait que les catholiques français craignent ce livre, qui a une influence énorme. Faisant référence à la peur qu’ils ont que le peuple puisse trouver dans la Bible des ferments insurrectionnels, il affirme dans La Confession catholique 16 Jean-François Gilmont, La Réforme et le livre (1517-70) : l’Europe de l’imprimé, Paris, les Éditions du Cerf, 1990, p. 15. 17 Mathieu Lelièvre, Portraits et récits huguenots du XVI e siècle, Toulouse, Société des livres religieux, 1895, rééd. Nîmes, Lacour, 1997, p. 5. 18 Marc Vénard, « La grande cassure », in Histoire de la France religieuse, tome II : Du christianisme flamboyant à l’aube des Lumières, XIV-XVIII e siècles, sous la direction de Jacques Le Goff et René Rémond, Paris, Seuil, 1988, p. 295. Mathilde Bernard 418 du sieur de Sancy que l’Histoire des martyrs est le livre « (le plus) dangereux après la Bible ». Il met cette phrase dans la bouche du sieur de Sancy : De tous les livres qui peuvent faire un Heretique, ou au moins duquel un bon Catholique Romain se doit garder, je n’en trouve pas un si dangereux, apres la Bible que ce gros livre des Martyrs. Car c’est grand cas de voir six ou sept mille morts, qui ont toutes les marques du vray martyre, à sçavoir la probité de la vie, la pureté de la cause de la Religion, non meslee d’autres forfaits, les disputes, les sollicitations, et pour derniere marque, c’est d’avoir eu le choix de la vie ou de la mort jusques à l’extremité. Cela nous a osté beaucoup de gens, qui ont veu autrefois ces Prescheurs, ayant pour chaire l’eschaffaut, l’eschelle ou le bucher 19 . Les exemples de la bonne diffusion des livres pernicieux en France sont multiples. Le chroniqueur l’Estoile en mentionne plusieurs. À la date d’octobre 1574, il écrit : En ce temps furent divulgués les Mémoires de l’Estat et Religion sous Charles IX divisés en trois tomes et imprimés in-8, qui est une rapsodie et ramas confus, et trop precipitamment mis sur la presse […]. Il y a toutefois en ces livres beaucoup de choses curieusement recherches qui méritent bien d’estre recueillies, et quelques traités singuliers, qu’on ne peult nier pouvoir servir grandement au corps de l’histoire de nostre temps, qui a esté aussi l’intention de l’escrivain, comme il proteste. Mais il y en a bon nombre aussi infectés de la maladie du siecle, qui est la passion et la mesdisance, principalement […] les injures et sornettes transcriptes du Resveille Matin des Huguenots qui sont du tout à rejetter 20 . Plusieurs points retiennent notre attention dans cet écrit de Pierre de l’Estoile. Tout d’abord, malheureusement, nous ne pouvons être informés avec certitude de la date à partir de laquelle ces écrits se sont diffusés en France, 19 Agrippa d’Aubigné, La Confession catholique du sieur de Sancy et declaration des causes, tant d’estat que de religion, qui l’ont meu a se remettre au giron de l’eglise romaine, in Recueil de diverses pièces servant à l’histoire d’Henri III, Cologne, Pierre Marteau, 1660 ; édition utilisée, Œuvres d’Agrippa d’Aubigné. Introduction, tableau chronologique et historique p.p. H. Weber, J. Bailbé et M. Soulié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, pp. 653-654. 20 Pierre de L’Estoile, Journal des choses memorables advenues durant tout le regne de Henry III roy de France et de Pologne ; à la suite duquel se trouve le procez verbal d’un nommé Nicolas Poulain, lieutenant de la prévosté de l’isle de France, qui contient l’histoire de la ligue, depuis le second janvier 1585, jusques au jour des barricades, escheües le 12 may 1588, [s.l.n.n.] [Paris, Pierre Dupuy], 1621, in-8° ; édition utilisée, Registre-Journal du règne de Henry III, Genève, Droz, 1992, vol. 1, pp. 88- 89. Les stratégies éditoriales des historiens protestants 419 dans la mesure où les souvenirs de l’Estoile semblent avoir été défaillants. Les Memoires de l’Estat de France n’ayant été publiés qu’en 1576, ils n’ont pu se diffuser en France en 1574, sous la forme d’imprimés. Cependant, il est possible que la confusion du chroniqueur vienne du fait que Simon Goulart reprend dans ses Memoires une grande partie du Resveille-Matin, qui s’est sans doute effectivement diffusé en France en octobre 1574, soit sept à huit mois après sa parution, ou peut-être même plus tôt encore. En effet, ainsi que l’explique Catherine Santschi, les éditeurs d’œuvres clandestines ont tout intérêt à faire sortir au plus vite de leurs librairies les livres qui n’ont pas reçu de permission, de peur de se voir contrôler par les visiteurs d’imprimerie 21 . La censure en France et à Genève n’aurait pas même pour effet de retarder la diffusion de l’œuvre. Elle ne s’exerce pas cependant par le seul biais des instances officielles de censure. En évoquant les Memoires de l’Estat de France et le Resveille- Matin, Pierre de L’Estoile les juge. Son appréciation est ambiguë et semble relever d’un compromis entre ce qu’il est décent de dire, et ce qu’il pense vraiment. Le chroniqueur condamne sans hésitation le Resveille-Matin, mais en revanche, s’il commence par dire que l’ouvrage de Goulart, les Memoires de l’estat de France est trop peu réfléchi, qu’il a été « trop precipitamment mis sur la presse », s’il fait cette concession au public, il note « qu’on ne peult nier [que ces mémoires servent] grandement à l’histoire de ce temps ». Il s’érige ainsi en censeur de l’œuvre, et adopte en fait intégralement la vision avouée de Simon Goulart, qui ouvre son livre par ces termes : Ce sont memoires voirement & bien petits commencemens de l’admirable histoire, pour l’agencement de laquelle ie prie Dieu qu’il reveste de son esprit quelqu’un qui y mette la main 22 . Si l’Estoile ne peut approuver sans réserve une œuvre aussi dangereuse pour la royauté, il refuse d’adopter le jugement global par lequel le livre est condamné par la société. L’ouvrage de l’Estoile, à son tour, est publié sans mention du lieu de ville et du nom d’éditeur, et est officiellement censuré en 1747, par un décret de la Congrégation de l’Index. À la fin du XVI e siècle et au début du XVII e siècle, la censure en France n’empêche pas les idées dangereuses de se propager, et de toucher les 21 Catherine Santschi, La Censure à Genève au XVII e siècle, Genève, Tribune Éditions, 1978, p. 21. 22 Simon Goulart, Memoires de l’estat de France, sous Charles neufiesme : Contenans les choses plus notables, faites et publiees tant par les catholiques que par ceux de la Religion, depuis le troisiesme edit de pacification fait au mois d’Aoust 1570. iusques au regne de Henry troisiesme, reduits en trois volumes, chascun desquels a un indice des principales matieres y contenues, Meidelbourg, Henrich Wolf, 1576, f. 3 v. Mathilde Bernard 420 milieux influents, notamment le cercle parlementaire. L’Estoile évoque les ouvrages qui les portent, ainsi que Jacques-Auguste de Thou, dans son Histoire universelle 23 . Les propos de ce dernier ne sont pas élogieux, mais ils sont inscrits dans une œuvre qui est elle-même suspecte pour Rome. Au grand désespoir du président du parlement de Paris, l’Histoire universelle est également mise à l’Index, tôt cette fois, en 1609. Nombre d’analyses de l’histoire, chez Jacques-Auguste de Thou comme chez bien d’autres, sont directement inspirées des Memoires de l’Estat de France de Simon Goulart. Les lectures de De Thou ne sont sans doute pas étrangères à ses convictions gallicanes, celles-là même pour lesquelles son œuvre a été officiellement censurée. La pensée protestante trouve un écho dans les discours catholiques de la fin du XVI e siècle, et marque durablement les esprits. Les instances de la censure manquent de cohérence, et surtout d’efficacité. L’introduction en France d’œuvres sans nom d’auteur, sans nom d’éditeur, sans nom de lieu est la plus grande marque du très mauvais contrôle de la police sur les œuvres pernicieuses. Les livres les plus saturés de calomnies ne tombent pas entre les seules mains des parlementaires, et pour reprendre l’expression d’Agrippa d’Aubigné, ils arrivent sans problème et sans correction « au chevet des rois », ainsi que l’atteste Pierre de L’Estoile : En ce temps 24 , la Vie de la Roine Mere imprimée, qu’on a depuis vulgairement appelée la Vie S te Katherine, court par tout. Les caves de Lion en sont plaines, et la Roine elle mesme se la fait lire, riant à gorge desploiée, et disant que s’ils lui en eussent communiqué devant, elle leur en eust bien apris d’autres qu’ils ne sçavoient pas, qu’ils avoient oubliées, et qui eussent bien fait grossir leur livre, dissimulant, à la Florentine, le mal talent qu’elle en avoit et couvoit contre les Huguenots, ausquels il estoit permis de crier et de se plaindre, puis qu’ils ne pouvoient autre chose. La verité est toutefois que ce livre fust aussi bien recueilli des Catholiques que des Huguenos (tant le nom de ceste femme estoit odieux au peuple) et ai oui dire à des Catholiques, ennemis jurés des Huguenots, qu’il n’y en avoit pas 23 Jacques-Auguste de Thou, Illustris viri Jacobi Augusti Thuani, …Historiarum suis temporis ab anno… 1543 usque ad annum… 1607, [lieux divers], Ambroise et Hierosme Drouart, 1606-1621, 5 tomes reliés en 4 vol. in fol. ; édition utilisée : Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou depuis 1543 jusqu’en 1607. Traduite sur l’édition de Londres - 1734, vol. VII, livre 57, pp. 18-19. 24 En septembre 1574. L’édition française du Discours merveilleux de la vie de Catherine de Médicis a été publiée en 1575, mais une édition latine circulait depuis 1574. Si on peut faire confiance aux dates données par L’Estoile, il s’agirait alors de cette édition. Les stratégies éditoriales des historiens protestants 421 la moitié de ce qu’elle avoit fait, et que c’estoit dommage qu’on n’y avoit tout mis 25 . On parle beaucoup à Paris des livres en provenance de Genève. Ils sont de notoriété publique, et, en dépit de leur caractère nuisible à la royauté, ils ne sont pas poursuivis, car grâce à l’habile complicité du Conseil de Genève, ils restent officiellement sans auteur, sans provenance, et sans éditeur. La Reine-mère peut bien rire jaune. Si l’influence de la censure française s’étend au-delà de la France, c’est sans grand succès. Les instances genevoises de contrôle sont elles-mêmes bridées par les autorités françaises, et élaborent à leur tour des stratagèmes pour passer outre la censure. En ce qui concerne les idées protestantes, la censure française en interdit l’expression, tandis que les instances genevoises aident au contraire les auteurs protestants, tout en les obligeant à rester dans le secret. Ainsi, la censure proférée par le Conseil de Genève, l’arrêt prononcé sur un livre, ne trouve pas de répondant dans les actes. On relève un écart sensible entre le discours d’interdiction et ses effets. Ce décalage trouve son explication dans les précautions langagières qui permettent au livre de trouver des portes de sortie du territoire. Des précautions similaires apparaissent dans la censure officieuse d’auteurs catholiques qui, tout en semblant condamner un livre, en justifient en fait le bien-fondé, ou du moins en assurent la publicité. Le paradoxe de l’édition clandestine est l’étendue de ses répercussions publiques. La censure sociale, en ce sens, va également à l’encontre de l’action des instances officielles de la censure française. Parler mal d’un livre, c’est avant tout en parler, et ce fait est suffisamment connu pour qu’on puisse soupçonner Pierre de L’Estoile et Jacques-Auguste de Thou d’avoir consciemment contribué à cette censure positive. 25 Pierre de L’Estoile, Journal des choses memorables advenues durant tout le regne de Henry III roy de France et de Pologne ; à la suite duquel se trouve le procez verbal d’un nommé Nicolas Poulain, lieutenant de la prévosté de l’isle de France, qui contient l’histoire de la ligue, depuis le second janvier 1585, jusques au jour des barricades, escheües le 12 may 1588, [s.l.n.n.] [Paris, Pierre Dupuy], 1621 ; édition utilisée : Registre-Journal du règne de Henry III, Genève, Droz, 1992, tome I, p. 85. Mathilde Bernard 422 Annexe : pages de titre des histoires protestantes publiées à l’étranger NB : les inscriptions en gras correspondent aux fausses indications (ou à l’absence d’indications) sur la page de titre AUTEUR LIEU ÉDITEUR DATE Recueil de plusieurs personnes qui ont constamment enduré la mort pour le nom de nostre Seigneur Jesus Christ Non mentionné (en réalité Jean Crespin) s.l. (en réalité Genève) s.n. (en réalité Jean Crespin) 1555 Acta martyrum Jean Crespin s.l. (mais l’achevé d’imprimer indique Genève) Apud Jo. Crispinum 1556 Actiones et monimenta martyrum… Non mentionné (en réalité Jean Crespin) s.l. (en réalité Genève) Apud Jo. Crispinum 1560 Actes des martyrs déduits en sept livres, depuis le temps de Wiclef et de Hus jusques à présent Non mentionné (en réalité Jean Crespin) s.l. (en réalité Genève) s.n. (en réalité Jean Crespin) 1565 Histoire des vrays tesmoins de la verité de l’Evangile Non mentionné (en réalité Jean Crespin) s.l. (en réalité Genève) s.n. (en réalité Jean Crespin) 1570 Histoire des martyrs persecutez… jusques à l’an 1574, comprinse en dix livres Non mentionné (en réalité Jean Crespin et Simon Goulart) s.l. (en réalité Genève) s.n. (en réalité Eustache Vignon) 1582 Les stratégies éditoriales des historiens protestants 423 La Vraye et Entiere Histoire des troubles et choses memorables, avenues tant en France qu’en Flandres, et pays circonvoisins… Non mentionné (en réalité Lancelot Voisin de La Popelinière) Bâle, La Rochelle (en réalité Genève) Pierre Davantes (en réalité Jacob Stoer) 1572 Le Resveille- Matin des François Eusèbe Philadelphe Cosmopolite ; attribué à Nicolas Barnaud Edimbourg (a priori Genève : Lettrine V, lettre blanche sur rinceaux hachurés, 16 mm sur 16 mm, assez commune dans le matériel typographique genevois) Jacques James 1574 Discours merveilleux de la vie de Catherine de Médicis Non mentionné ; attribué à Henri Estienne s.l. (en réalité Genève) s.n. (faux nom ; en réalité, Abel Rivery) 1575 Memoires de l’Estat de France Non mentionné (en réalité Simon Goulart) Meidelbourg Heinrich Wolf (pour la troisième édition, qui date de 1578, il est certain qu’elle a été éditée à Genève, chez Eustache Vignon) 1576, 1577, 1578 Mathilde Bernard 424 Histoire ecclesiastique des Eglises reformées au royaume de France Non mentionné (en réalité Théodore de Bèze) Anvers (en réalité Genève) J. Rémy (en réalité Jean de Laon) 1580 Memoires de la Ligue Non mentionné (en réalité Simon Goulart) s.l. (en réalité Heidelberg, ou Genève) s.n. (en réalité Jérôme Commelin) 1590 sq Discours politiques et militaires François de La Nouë s.l. (en réalité Genève) Jacob Stoer (Il semble qu’une partie du tirage ait porté « Pour François Le Feure, de Lyon ») 1596 L’Histoire universelle du sieur d’Aubigné Agrippa d’Aubigné Deux états de l’édition : 1) s.l. 2) Amsterdam En réalité Genève Deux états de l’édition : 1) s.n. 2) Les héritiers de Henri Commelin 1626 (2 ème édition) PFSCL XXXVI, 71 (2009) « Plus on presse mon mal, plus il fuit au dedans… » : L’auteur, figure de la censure dans la première réception de l’œuvre imprimée de Théophile de Viau (1619-1626) MELAINE FOLLIARD Université de Provence Les registres du Parlement de Paris rapportent qu’en 1615, la reine reprochant au premier président Nicolas de Verdun la circulation de libelles diffamatoires, le duc d’Épernon intervint et déclara qu’il était temps non plus de persécuter les imprimeurs, mais de trouver les auteurs de ces pamphlets anonymes 1 . Cette anecdote est l’écho d’une tentative d’affermissement du pouvoir monarchique, au cours des années 1610. La volonté royale s’exprime aussi bien par une réglementation plus stricte du marché de la librairie 2 , que par l’accaparement progressif des instances de la censure. Ainsi, en 1623, au moment même où s’ouvre le procès du poète Théophile, des censeurs royaux sont pour la première fois désignés. L’ordonnance en 1629 du code Michau confirme cette tendance 3 . L’anecdote rappelle également la volonté accrue de la monarchie de contrôler l’imprimé à la source. Il s’agit, dans un contexte fréquemment scandé par des « crues pamphlétaires », de freiner la prolifération de la littérature 1 Archives nationales, X, 1870, à la date du 23 mai 1625, cité par J. Sawyer, Printed Poison : Pamphlet Propaganda, Faction Politics, and the Public Sphere in Early Seventeenth-Century France, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1990, pp. 62-63. 2 Sur l’analyse des nouveaux statuts de la librairie de 1618, voir B. Barbiche, dans Histoire de l’édition française, t. I, Le Livre conquérant : du Moyen Âge au milieu du XVII e siècle, R. Chartier et H.-J. Martin éd., Paris, Fayard, « Cercle de la librairie », 1989 [1982], pp. 460-461. 3 Ibid., p. 465. Melaine Folliard 426 polémique 4 . Il s’agit aussi d’orienter la diffusion des idées. Car, comme le déclare Jean-Dominique Mellot, ce qui va émerger de cet « embryon de censure d’état » qui s’invente à partir des années 1623-1624, c’est la censure préventive 5 . Pourtant, la réception immédiate de l’œuvre de Théophile, prise dans les rets d’une condamnation religieuse et morale à partir de 1623, semble consacrer un modèle de censure répressive, où les Œuvres du poète deviennent le signe de la culpabilité libertine de l’auteur. Doit-on lire cet événement comme une perte de vitesse du pouvoir monarchique ? Faut-il au contraire considérer qu’à travers la « judiciarisation de l’œuvre » 6 , la censure royale étend son domaine ? Face à ce singulier moment censorial, deux questions se sont imposées à la critique. Celle d’abord de la transgression que représenteraient les Œuvres de Théophile de Viau : on y a répondu, de près ou de loin, par l’analyse du libertinage. L’autre question, formulée par Joan Dejean 7 , reprise plus récemment par Stéphane Van Damme - et dans laquelle l’exposé qui suit s’inscrira - cherche à savoir quel a été le rôle de la figure de l’auteur dans la condamnation de l’œuvre. Faut-il pour ce faire opposer l’intervention de la censure à la liberté de parole de l’auteur ? C’est selon cette idée conflictuelle que s’organise le discours poétique : Plus on presse mon mal, plus il fuit au dedans, Et mes désirs en sont mille fois plus ardents. À l'abord d'un censeur je sens que mon martyre, De dépit et d'horreur dans mes os se retire. Amour ne fait alors que renforcer ses traits, Et donne à ma maîtresse encore plus d'attraits. Ainsi je trouve bon que chacun me censure, Afin que mon tourment davantage me dure 8 . En 1621, l’auto-dérision des pointes dans un poème d’amour renvoie certes à un âge d’or où le poète pourrait faire des vers « sans songer à le faire » 9 . 4 R. Chartier, ibid., pp. 502-508. 5 J.-D. Mellot, « La Censure préalable en France sous l’Ancien régime : organisation et évolution », Journée d’étude à la BnF organisée par « les ateliers du livre », 11 décembre 2007. Que l’auteur soit ici remercié d’avoir bien voulu nous communiquer son étude. 6 Le concept a été forgé par S. Van Damme, L'Épreuve libertine : Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS Éditions, 2008. 7 J. Dejean, « Une autobiographie en procès, l’affaire Théophile de Viau », Poétique, XII, nov. 1981, pp. 421-448. 8 Théophile de Viau, Œuvres complètes, éd. G. Saba, Paris, Champion, « sources classiques », t. I, XLIII, Élégie, v. 49-56, p. 234. L’auteur, figure de la censure 427 Elle marque à cette date chez Viau le chevauchement d’une logique du clientélisme - en laquelle l’auteur pense trouver les protections suffisantes - et d’une logique de l’imprimé, dont il ne paraît pas pouvoir évaluer l’incidence. La négligence théophilienne pour l’imprimé pourrait aussi être une posture : en se repliant dans la fiction, il s’agirait de tempérer les percées ou de conjurer les menaces idéologiques. L’énonciation de la censure serait alors un instrument de régulation. Quel est le rôle de la catégorie de l’auteur dans la censure des œuvres profanes de Théophile de Viau ? Simple pivot, il serait l’objet qui vient sceller un échange entre le religieux et l’étatique. L’auteur permettrait de réduire la tension entre les différentes instances censoriales. Principe actif, l’auteur censuré serait un moyen d’accorder une légitimité aux différents acteurs de l’imprimé. L’auteur est-il une victime passive de la censure ? En est-il au contraire le ferment, l’acteur, voire le bénéficiaire ? Une telle question sera abordée ici selon deux points de vue : il faudra d’abord rendre compte du rôle crucial qu’occupe la figure de l’auteur dans l’organisation de l’événement censorial des Œuvres de Théophile. Il importera ensuite de discuter l’idée selon laquelle la censure de la figure auctoriale devient un principe d’écriture. La censure de Théophile, contextes et définitions Qu’entendre par censure dans le cas de Théophile de Viau ? On sait qu’à partir de 1623, l’œuvre du poète est entraînée dans une dynamique censoriale. Deux événements sont saillants. Le premier, qui a fait date dans l’histoire des idées, est l’expression d’un désaveu idéologique : La Doctrine Curieuse du père jésuite François Garasse met symboliquement à l’index une large part du corpus théophilien publié jusqu’alors 10 . Le second événement transpose le déni moral sur un terrain judiciaire 11 . Les deux arrêts du Parlement de l’été 1623 12 marquent ce changement, en décrétant la « prise au corps » de poètes licencieux convaincus du crime de lèse-majesté divine. 9 Ibid., I, 34, v. 146, p. 205. 10 La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps combattue et renversée par François Garasse, jésuite, Paris, S. Chappelet, 1623. 11 Voir S. Van Damme, L’Épreuve libertine, op. cit. 12 Voir F. Lachèvre, Le Libertinage au XVII e siècle, t. I : Le Procès du poète Théophile de Viau, Genève, Slatkine reprints, 1968 [1909], p. 132 (extrait des registres du Parlement, à la date du 11 juillet 1623) et 142-143 (arrêt du Parlement, à la date du 19 août 1623). L’Arrest de la Cour de Parlement est publié la même année à Paris par A. Vitray (Chantilly, Musée Condé : V. F. 44). Melaine Folliard 428 Théophile, qui se voit imputer la paternité du « Pernasse satiricque » 13 , est mis au premier rang des accusés. Si, dans l’articulation même de ces deux événements, tout laisse à croire que Théophile de Viau devient la cible privilégiée de la censure, on aurait tort de penser qu’il n’en est pas l’acteur. Tout d’abord, l’auteur lui-même fait appel au pouvoir censorial, en amont de la répression de ses Œuvres. Avant l’été 1623, fort de « son bon droit » ainsi qu’il le répétera dans la troisième partie de ses Œuvres, le poète tente de faire condamner la publication du Parnasse satyrique. Le recueil collectif, publié sans privilège, associe le nom de Théophile à un sonnet sodomite. Le Châtelet va rendre un avis favorable à la requête de Théophile, en produisant une sentence contre Estoc, libraire spécialisé dans la publication satirique, « portant deffenses de le [le Parnasse] plus imprimer » 14 . Ce « recours en diffamation » est contemporain d’un acte public de déni (devant témoins donc) mis en scène par l’homme civil : Théophile rappelle dans son procès, puis dans ses textes, qu’« ayant veu ledit livre entre les mains d’un librayre qui tient boutticque devant le Pallays et leu ledit sonnet, il deschira le feuillet où il estoit escript » 15 . L’argument juridique est le même quand Viau essaie d’empêcher la publication de La Doctrine curieuse, qui circule sous diverses formes depuis 1622. La tentative, pour légitime qu’elle soit, se soldera néanmoins par un échec. Les jésuites réussissent à faire annuler la demande de saisie de La Doctrine curieuse que Théophile était parvenu à obtenir 16 . L’auteur, acteur dans le champ social, sollicite la censure. Ce recours, loin d’être réservé aux seuls détracteurs du poète, est d’abord le fait de Théophile. La genèse du procès fait voir qu’existent des dynamiques judiciaires, dont le rythme et l’incidence diffèrent. La démarche censoriale de l’auteur est répétitive : il explore du Parnasse à La Doctrine curieuse, les possibles de la censure, entre prévention et répression. L’inefficacité de ses démarches est sans doute liée aux carences propres à sa position sociale. Garasse, quant à lui, est porté par un titre et une institution. Mais surtout, le jésuite privilégie une dynamique éditoriale, là où Théophile de Viau entretient un rapport litigieux à la publication. Alors que la condamnation morale du jésuite est dissociée, dans la logique et dans la chronologie, de l’entreprise judiciaire du procureur Molé, Théophile joue sur deux tableaux à la fois : la pragmatique du droit contraste fortement avec la publication de la seconde partie de ses Œuvres. Mais peut-être ne s’agit-il plus pour lui que 13 Ibid., p. 143. 14 A. Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, Slatkine reprints, 2000 [1935], p. 350. 15 Cité par A. Adam, ibid., p. 349. 16 A. Adam, Théophile de Viau, op. cit., p. 347. L’auteur, figure de la censure 429 d’assurer ses arrières : solliciter des censures, c’est définir une rationalité du droit apte à compenser les effets de la publication, qu’il avoue ne pas contrôler. Que Théophile de Viau soit par ailleurs le premier à occuper l’espace du droit contribue à accélérer l’avènement de l’épisode judiciaire. Plus précisément, en fondant sa requête censoriale sur l’argument de la diffamation, Viau se fait le porte-voix d’une dénonciation ad hominem : il ne fait que confirmer la place centrale qu’occupe la personne publique dans la genèse de cet événement censorial. Ces tentatives de conquête du droit sont transposées dans l’espace des belles-lettres. La censure des Œuvres de Théophile de Viau constitue le point de départ d’une surenchère censoriale entre les différents acteurs de la polémique des années 1623-1626. Théophile, après l’avoir reproché aux libraires 17 , va accuser Garasse d’avoir « publié ses crimes sous son nom » 18 . Garasse, de législateur, devient suspect - il doit supporter les remontrances d’un Ogier 19 -, et même coupable : sa Somme théologique parue en 1625 est condamnée par la Sorbonne 20 . Il existe une différence entre l’exercice réel de la censure et son « champ de définition », entre sa formalisation juridique et sa formulation polémique. Car la censure est aussi devenue une affaire de littérateur : elle vise dans la critique de Viau le fond et la forme, « la pensée obscure » et la « langue scélérate » du jésuite 21 . Le mot sature et structure l’espace polémique. Les titres des pièces publiées alors en font foi : on censure les censeurs, on découvre les abus de censure, on dénonce les usages abusifs du mot 22 . Bref, la publication de La Doctrine curieuse a véritablement ouvert une boîte de Pandore. 17 « On a suborné des imprimeurs pour mettre au jour, en mon nom, des vers sales et profanes, qui n’ont rien de mon style ni de mon humeur. J’ai voulu que la justice en sût l’auteur pour le punir. Mais les libraires n’en connaissent, à ce qu’ils disent, ni le nom ni le visage, et se trouvent eux-mêmes en la peine d’être châtiés pour cet imposteur. », « Au lecteur », OC, op. cit., t. II, p. 5. 18 Theophilus in carcere, op. cit., p. 162 sq. 19 F. Ogier, Jugement et censure du livre de La Doctrine curieuse, de François Garasse, Paris, 1623. 20 Le retentissement polémique de La Doctrine curieuse et de La Somme théologique a été analysée par Ch. Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, Paris, Gallimard, « Nrfessais », 2000, pp. 65-74. 21 Theophilus in carcere, OC, op. cit., t. III, pp. 163-164. 22 La publication de textes de censure n’est plus le fait seulement « de la Sacrée faculté de Théologie de Paris ». Le terme peut être employé en marge d’une caractérisation institutionnelle. L’anonymat prime alors, comme dans le cas de la Censure des principales ignorances et impostures du livre intitulé, Correction charitable, S. l., 1625. Le mot participe à cette date du genre de la satire sociale (Les Satyres Melaine Folliard 430 L’analyse de la censure de l’œuvre de Viau se complique davantage si l’on admet qu’à l’épisode censorial qu’inaugure La Doctrine garassienne préexiste un cadre pamphlétaire. Les libelles y apparaissent comme la principale cible de la censure 23 . Quand Mersenne déclare en 1623 qu’il faut étendre la censure des « pasquins » aux « ouvrages dont le contenu par ailleurs semblerait honnête » 24 , il signale que le pouvoir censorial s’est principalement construit depuis les campagnes de 1614-1617 contre les ouvrages facteurs de « séditions, rebellion, et subversion de l’État », en un mot contre tout ce qui « perturb[e] le repos public » 25 . Ce fut le cas du poète Durand et des frères Siti condamnés à la potence en 1618 pour avoir composé et diffusé, selon les mots de Colletet, « un libelle diffamatoire contre la personne du roy mesme », et convaincus de la sorte « du crime de lèse-majesté » 26 . C’est contre le risque que représente le service de plume que lutte le premier Théophile. Ne lisons pas dans la description du « supplice doux » qu’endurèrent les trois rebelles, « l’insigne lâcheté » d’un « publiciste docile et complaisant » 27 . Parcourant les virtualités du genre épidictique, ce sonnet s’applique autant à blâmer les « traîtres » qu’à célébrer la justice royale. Le poème n’est pas le signe d’une trahison théophilienne ; il manifeste avant tout la fidélité des protecteurs d'Euphormion de Lusine, contenans la censure des actions de la plus grande partie des hommes en diverses charges et vacations, composées en langue latine par Jean Barclay et mises en français par I.T.P.A.E.P., Paris, J. Petit-Pas, 1625). Le terme, au gré des renversements polémiques, subit d’importantes torsions sémantiques. Voir par exemple F. Garasse, L’Abus descouvert en la censure pretendue des textes de l’Escriture saincte, & des propositions de theologie tirées par un censeur anonyme, de la Somme theologique du P. François Garassus, Paris, 1626. Le terme est alors doté d’un sens négatif, comme dans l’Apologie du P. François Garassus, […] pour son livre contre les athéistes et libertins de nostre siècle, et response aux censures et calomnies de l'autheur anonyme, Paris, S. Chappelet, 1624. 23 Voir H. Duccini, Faire voir, faire croire : l’opinion publique sous Louis XIII, Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2003. 24 M. Mersenne, Quaestiones celeberrimae in Genesim […], 1623, cité par F. Lachèvre, « Introduction », dans Le libertinage au XVII e siècle, t. V, Les recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600 jusqu’à la mort de Théophile, Genève, Slatkine reprints, 1968, [1901-1905], pp. IX-XIII. 25 Sentence de M. le Lieutenant Civil contre les Misteria politica, à la date du 30 août 1625, Ms. Fr. 22 087, f. 266. 26 Voir F. Lachèvre, Estienne Durand poète ordinaire de Marie de Médicis (1585-1618), Paris, H. Leclerc, 1905, p. 8 sqq. et G. Saba, OC, op. cit., t. III, Notices, notes et variantes, pp. 281-282. 27 Les expressions sont celles d’A. Adam, Théophile de Viau, op. cit., p. 92. Le poème a été publié par Saba, OC, op. cit., t. III, pp. 135-136. L’auteur, figure de la censure 431 (un Candale et un Rohan) envers le roi. L’énonciation poétique se fait l’expression exemplaire d’un jugement populaire. Le discours d’un sonnet figure la censure, la poésie est l’écho du pouvoir royal. Il peut également s’agir pour Théophile, en consacrant un verdict, de se dégager d’un contexte répressif. Minimiser les implications polémiques de la plume, tel semble être l’un des enjeux de la publication de ses textes satiriques, entre 1620 et 1621 28 . Il l’assure dans la Satire seconde : Des pasquins contre aucun je ne compose ici » 29 . Le recours à la satire témoigne de l’existence d’une politique concertée du service de plume : le locuteur, en développant un style de satire qui ne mord pas, espère émousser l’acuité polémique du genre en le rattachant à l’expression d’un « publiq exemple » 30 . Dans le passage qui suit, le discours satirique se fait censure ; elle est l’image du mouvement moral que prétend incarner l’ethos théophilien : La satire au front noir, et à la voix farouche, Est pour la conscience une pierre de touche : C’est un parfait miroir, elle ne voit que ceux Qui dans leur propre objet veulent être aperçus. Encore cet avantage est joint à ma censure, Que tes yeux seulement regardent ta figure, Que toi-même, entendant reprendre tes défauts, Jugeras si je suis ou véritable ou faux 31 . La publication des Œuvres participe de cette logique. L’épître préfacielle de 1621 entend se dégager de l’emprise des délateurs de tout acabit : « Je veux sortir sans masque devant les plus rigoureux censeurs des écoles les plus chrétiennes » 32 . La posture satirique 33 est le procédé le plus efficace qu’ait trouvé l’auteur pour juguler, à l’orée du premier recueil de ses Œuvres, les inflexions parfois satyriques de sa muse : l’énonciation satirique fait alors œuvre d’autocensure. « Je ne suis point un faiseur de libelles, répète-t-il encore dans son avis au lecteur de 1623, et n'offensai jamais personne du moindre trait de 28 Pour une analyse de l’importance du genre satirique chez Viau, voir P. Debailly, « Théophile de Viau et le déclin de l’ethos satirique », dans La Parole polémique, G. Declercq, M. Murat et J. Dangel éd., Paris, Champion, 2003, pp. 149-171. 29 « Satire seconde », OC, op. cit., t. I, v. 59, p. 226. 30 Théophile s’inscrit ici dans la tradition du miroir satirique, comme le précise G. Saba lorsqu’il cite pour modèle le sonnet LXII des Regrets, ibid., pp. 381-381. 31 Cette variante des recueils collectifs est supprimée à partir de l’édition de 1621. 32 Épître au lecteur, OC, op. cit., t. I, p. 6. 33 Voir P. Debailly, art. cit. Melaine Folliard 432 plume » 34 . Au moment où le poète tente de freiner l’influence désastreuse de La Doctrine curieuse sur sa réputation sociale, il s’appuie à nouveau, « la conscience droite et l’esprit traitable », sur une incarnation satirique de la censure : J’ai sans doute trop de liberté à reprendre les fautes d’autrui ; peu de gens ont ce malheur. Mais je ne trouve que moi qui se sente obligé des censures des autres 35 . Il réitère, c’est l’autre facette d’une même stratégie, sa fidélité au pouvoir monarchique. Viau n’est pas le seul à évaluer audace et prudence selon un critère politique. Ce type d’appréciation gouverne également, de façon certes davantage maîtrisée, l’entreprise éditoriale d’un Toussaint Du Bray. Comme le suggère Roméo Arbour, c’est moins en raison du « libertinage » de Théophile de Viau que par crainte d’un châtiment politique que l’éditeur des nouveautés littéraires produit en toute hâte au cours de l’année 1620 une deuxième édition des Délices de la poésie française où les pièces de Théophile, encore exilé, n’apparaissent plus 36 . Bref, bon nombre d’acteurs de l’imprimé profane pensent éviter ou conjurer les foudres de la répréhension royale en se garantissant de toute parole diffamatoire. Toutefois, la réception immédiate des œuvres de Viau rappelle qu’il est difficile de dissocier les faits de langage du pouvoir de la réalité des visées de la censure. En 1619, le Mercure françois n’hésite pas à associer le récit des déboires de Théophile à la Cour au retentissement mondain du supplice toulousain de Vanini. Théophile est mis au ban en sa qualité de « poète athée » 37 . L’année suivante, au cœur de la seconde crue pamphlétaire, le poète est coupable du péché politique d’avoir trahi son camp : il œuvre désormais à la mémoire de Luynes qui, l’année précédente, avait fomenté son exil 38 . Le politique et le religieux sont inextricablement mêlés quand il s’agit de censurer les écarts de l’auteur Théophile, symbole en 1619 de l’étendue du pouvoir royal, ou instrument en 1620 d’un pouvoir illégitime. 34 Au lecteur, OC, op. cit., t. II, p. 7. 35 Ibid. 36 R. Arbour, Toussaint Du Bray : 1604-1636 : un éditeur d’œuvres littéraires au XVII e siècle, Genève, Droz, 1992, pp. 70-73. 37 « Condamnation à mort de Vanini et Théophile chassé hors de France », Le Mercure françois, Paris, J. Richer, 5, 1619, pp. 63-65. 38 Voir Éloges du duc de Luynes, Avec l’advis au Roy, par Theophile. Ensemble les Repliques, s.l, s.n., 1620 et La Remonstrance à Theophile, s.l., s.n., 1620. L’auteur, figure de la censure 433 Théophile à cette date devient représentatif d’une pratique et d’une critique de la médisance 39 . Les censures de La Doctrine curieuse Il va sans dire que le jésuite Garasse, rompu à l’invective anti-protestante depuis 1614 40 , va profiter de cette ambivalence, lorsqu’il fait de Théophile une figure du scandale public, dans La Doctrine curieuse. En mentionnant dès son titre que les maximes des « esprits curieux » sont « pernicieuses à la religion, à l'Estat, & aux bonnes mœurs », Garasse ne se contente pas d’inventer, à travers le « crime sexuel » et verbal, la catégorie de « l’obscène » 41 . D’une part, il adapte l’écriture apologétique au marché du texte de réprobation : si La Doctrine curieuse ne mentionne que rarement le mot de « censure », il ne faut pas oublier que l’ouvrage, dès son titre, fait la part belle à une rhétorique des « arrests » parlementaires : les manifestations éparses du libertinage vont être instituées en « doctrine », soutenues par des « maximes » qu’entend « renverser » le jésuite 42 . D’autre part, profitant de la dispersion éditoriale des pièces et du nom de Théophile à travers laquelle la rumeur qui pesait à l’origine sur la figure du poète n’a fait que croître, Garasse fait d’un dysfonctionnement légal en apparence mineur (un Parnasse amputé de ses attributs de légalité, nous y reviendrons) le signe évident d’une transgression morale. Précisons d’emblée que la censure garassienne est assurément suivie d’effets : selon le régime de la dénonciation, elle informe la procédure judiciaire du procureur Molé 43 . Il ne faut pas oublier qu’elle relève d’un fantasme de la censure qui correspond chez le jésuite à la recherche d’une 39 Voir B. Dupas, « Médisance et liberté de parole : l’œuvre menacée de Théophile », dans « Parler librement », La liberté de parole au tournant du XVI e et du XVII e siècle, I. Moreau et G. Holtz, éds., Lyon, ENS Éditions, « Feuillets », 2005. 40 Sur la spécialisation de Garasse, voir Ch. Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, op. cit., p. 50. 41 Voir respectivement J. Dejean, The Reinvention of Obscenity : Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002 et J.-C. Abramovici, Obscénité et classicisme, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003. 42 Par exemple, l’arrêt du 26 juin 1614 contre Suarez dénonce les « propositions et maximes contenues audit livre scandaleuses, et seditieuses, tendantes à subversion des Estats […] » ; l’arrêt de la Cour du Parlement du 2 janvier 1615 reproche à une « pernicieuse Doctrine d’attenter aux personnes sacrées des Roys » ; l’arrêt du Parlement du 13 juin 1616 s’insurge contre les « livres injurieux et scandaleux répandus dans le royaume », BnF, Ms. Fr. 22 087, f. 246. 43 S. Van Damme, L’épreuve libertine, op. cit. Melaine Folliard 434 autorité dans le champ des lettres profanes. Les lamentations de notre nouveau Job en sont la preuve : Helas ! flammes de Sodome, ou estes vous […] ? que ne consumés vous en cendres ces livres […] impudiques […] ? vous brulastes les pierres & pardonnés maintenant au papier ? 44 En sa qualité de docteur, Garasse entend mettre à l’index l’auteur impie. La seule évocation du nom diabolique de Vanini rappelle que la censure fonde sa pertinence sur l’actualité d’une juridiction du blasphème 45 . Mais en ouvrant au chaland la bibliothèque interdite des libertins, Garasse va se voir très rapidement accusé, pour paraphraser Pierre de Bérulle, de « faire approuver » ce qu’il voulait « faire censurer » 46 . On devra distinguer le caractère incontrôlable de la diffusion élargie de La Doctrine curieuse et les dispositifs de légitimation de la parole censoriale. Car Garasse, dans ce théâtre de la parole qu’est La Doctrine curieuse, ne se contente pas de censurer des contenus qu’il juge hétérodoxes. Sont mises en cause à la fois les pratiques discursives des « libertins », et les conditions de circulation de leur impiété. La prolifération censoriale de son texte n’est selon Garasse qu’une réponse à ces libertins qui ne prétendent au dogmatisme que pour tourner en dérision les textes et les rites sacrés. En un mot, sa censure n’est légitime qu’en ce qu’elle renverse les censeurs de la foi catholique. Plus précisément, Garasse a recours, pour énoncer et dénoncer l’existence d’un mouvement libertin, à une métaphore classique de l’apologétique : celle de la contamination d’une société où prolifèrent sourdement les scandales de l’esprit et du corps. Le tour de force du jésuite réside dans l’exploration des virtualités sémantiques de la notion. Il articule à une vision morale du monde une réalité éditoriale, des pratiques fictionnelles et des faits de langage. Réalité éditoriale que les recueils satyriques : depuis 1615, cette variété de recueil collectif suscite l’intérêt croissant des publics et des libraires ; c’est devenu en 1620 un marché. Largement diffusés, ils ne laissent pas d’interpeler les plus dévots de la Cour. Les éditeurs eux-mêmes tentent de con- 44 La Doctrine curieuse, op. cit., p. 783. 45 A. Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, XVI e -XIX e siècle, Paris, Albin Michel, « L’Évolution de l’Humanité », 1998, pp. 67-73. 46 Discours de l’estat et des grandeurs de Jésus par l’union ineffable de la divinité avec l’humanité [...] par le P. Pierre de Bérulle, [...] ensemble le narré de ce qui s'est passé sur le sujet d'un papier de dévotion, icy inséré avec ses approbations […], Paris, A. Estiene, 1623. L’auteur, figure de la censure 435 jurer les réticences morales par des préfaces bien senties 47 . C’est que l’attente, de 1600 à 1622, a changé : la structure éditoriale transite insensiblement du grivois vers l’obscène 48 . Fi des folastreries : la Muse, autrefois gaillarde et gauloise, est devenue scabreuse. Garasse parvient à associer les lieux communs pornographiques à une représentation du comportement d’un groupe social. Premièrement, le thème de la maladie sexuelle, topique du discours satyrique, devient le signe pathologique des dangers de la lecture et de la diffusion des recueils 49 . Plus précisément, à partir des censures typographiques qu’il observe dans l’édition du Parnasse de 1622, le jésuite - est-ce une feinte? - pense que les horreurs du sexe sont réalité, et non fiction. Les postures nées de la poésie ont valeur de propositions contraires à l’Évangile. Théophile a bien compris la stratégie. Dans son texte, le jésuite a commis l’impair d’abolir les censures génériques : Un homme qui a de la passion pour les beaux habits est un amoureux lubrique des étoffes et […] se couvrir du manteau d’un autre c’est commettre l’adultère 50 , ironise amèrement Théophile qui rappelle que « poète et pédéraste sont deux qualités différentes » 51 . Le langage censuré est ensuite le signe de comportements sociaux particuliers. Les miscellanées de l’« inconsidération » garassienne font feu de tout bois : l’accusation de « saleté », qui pesait sur les presses protestantes dans les années 1610, se rattache aux « saletés » de langage et de morale dont Théophile est devenu le parangon en 1619. Par leurs « ordures » dont ils « peuplent le ciel » 52 , les libertins sont l’aboutissement « éclatant » - le mot est fréquent sous la plume du jésuite - , le débordement ultime d’un athéisme historique. Or, la visibilité de la censure garassienne se fonde simultanément sur le reproche fait aux libertins de « dogmatizer en cachette », lorsqu’ils font circuler leurs ouvrages « sous la cape » 53 . Un événement récent lui a peut-être indiqué la marche à suivre. 47 Voir notre article, « Un auteur libertin avant le Parnasse satyrique ? Le libertinisme à l’épreuve de la publication : Théophile de Viau dans les recueils collectifs (1619- 1620) », Libertinage et philosophie, Université de Saint-Etienne, à paraître. 48 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle, Paris, Droz, 1999 [1969], t. I, p. 285 et F. Lachèvre, Les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques, op. cit., pp. XXIII-XXIV. 49 J. Dejean, The Reinvention of obscenity, op. cit. 50 Apologie de Théophile, OC, t. II, pp. 172-173. 51 Ibid., p. 177. 52 La Doctrine curieuse, op. cit., p. 250. 53 Ibid., pp. 77-78. Melaine Folliard 436 En effet, la ligne de partage entre la circulation privée des textes et leur diffusion imprimée constituait déjà en 1621 une pierre d’achoppement dans le procès de Fontanier. Condamné à mort pour avoir « meschamment et exécrablement […] fait, escrit, composé, enseigné, dicté le livre intitulé trésor Inestimable mentionné au procès, rempli de blasphêmes et abominations contre Dieu, la Vierge marie sa mère, et son Eglise […] » 54 , Fontanier était coupable d’avoir proféré un enseignement à la lisière du public et du privé. Le secret était le terreau et le mode de circulation de la doctrine quasiimaginaire des Montalte. Qui voulait recevoir un tel enseignement devait prêter le serment suivant : Je N… promets à Dieu tout puissant et à chacune de ses Créatures et à M. Fontanier cy présent, de ne dire ny déclarer à personne du monde, par signe, parolle, escrit, conjecture, ou autre demonstration que ce soit, le sujet de son Tresor inestimable 55 . Mais ce secret fut divulgué, d’abord par son dépositaire. Lachèvre raconte que Fontanier placarda un avis qui vantait l’attrait inouï de son enseignement : Il ne sera plus nécessaire de rechercher le Perou dans un nouveau monde, ny traverser les mers, ny les montagnes, les deserts ny les campagnes pour acquerir des trésors, vostre richesse est icy presente, il ne la faudra point rechercher ailleurs 56 . Événement public et acte privé, tel est le mythe de la culpabilité de ce personnage singulier. Fontanier est interpellé chez lui, il est littéralement arrêté au milieu d’une phrase : Le 13 novembre, raconte Lachèvre, à dix heures du matin, devant une quinzaine d’auditeurs, il en était à la phrase : Le feu n’estre capable de le punir, trop doux, la plume luy tombait des mains, quand un grand coup, frappé à la porte de sa chambre, termina brusquement la séance 57 . Qui parle à travers ce Trésor inestimable dont on a perdu la trace ? La nature de l’enseignement secret de Fontanier s’est dissoute dans sa publicité. Théophile, « ce je ne sais qui » en lequel on devra reconnaître le « chef de la bande athéiste » 58 va être l’occasion rêvée pour Garasse de dénoncer publiquement un insaisissable secret, d’une insoutenable publicité. Les écrits 54 F. Lachèvre, Le Libertinage au XVII e siècle, t. V, Mélanges, Trois grands procès de libertinage, Paris, Champion, 1920, p. 64. 55 Ibid. 56 Ibid., p. 63. 57 Ibid., p. 65. 58 La Doctrine curieuse, op. cit., p. 709. L’auteur, figure de la censure 437 du poète sont connus, son nom est célèbre, mais il dissimule et blasphème à la fois. En l’auteur Théophile se rejoignent une censure idéologique des contenus et une critique des pratiques discursives. Garasse ne prévient-il pas la loi lorsqu’il offre au pouvoir le nom de Théophile, corrupteur de la jeunesse ? Le soupçon moral n’est-il pas une raison valable pour exercer un contrôle ? L’auteur dans la diversité de ses manifestations sociales et éditoriales devient objet de scandale, et figure de la censure. Garasse cherche non seulement à attribuer le Parnasse satyrique à Théophile, mais il fait coïncider la lecture du blasphème à une intention de publication qu’il impute au seul auteur. Les imprimeurs eux-mêmes, par les censures qu’ils imposent aux termes dévergondés, témoignent de leur repentance : Les presses & les formes ont eu honte des impudicités horribles qui se sont trouvées dans la coppie, en ce que l’Imprimeur a rayé son nom […] les lettres […] ont refusé de marquer les mots les plus impudiques 59 . Tel est l’acte de naissance de la fonction libertine de l’auteur Théophile. La censure des Œuvres , ou les limites du pouvoir censorial Les arrêts successifs du Parlement pendant l’été 1623 confirment le déplacement censorial inauguré par Garasse : on passe d’une procédure collective à l’encontre des imprimeurs et des auteurs du Parnasse à un procès contre l’auteur Théophile et ses Œuvres. L’analyse des textes, au détriment de leurs dispositifs fictionnels et de leur variété générique, procède d’une évidence : Viau est coupable. « Le vœu de sodomie qu’a fait cet auteur » 60 dans le célèbre sonnet n’est plus selon Molé une observation linguistique, mais un aveu d’impiété. Cela donne lieu à une stricte paraphrase du corpus : les licences poétiques deviennent une manière d’établir les « maximes de l’athéisme » 61 . Car, quand le locuteur nous autorise « impunément » à « pécher » et à ne plus rien « craindre », la « proposition [est] si évidemment impie qu’elle n’a besoin d’aucune censure » 62 . Les textes font la preuve de l’impiété, l’auteur est le relais d’une incitation au débordement moral. Tel serait le bonheur selon Théophile, à en croire le projet d’interrogatoire de Molé : « ne […] résister 59 Ibid., p. 782. 60 Les minutes du procès reprennent ici textuellement la condamnation garassienne. Voir Lachèvre, Le procès de Théophile, op. cit., t. I, p. 386 et La Doctrine curieuse, op. cit., p. 936. 61 F. Lachèvre, Le procès de Théophile, op. cit., t. I, p. 387. 62 2 e interrogatoire (26 mars 1624), texte de la septième proposition, ibid., p. 392. Melaine Folliard 438 jamais [aux passions] ; jamais ne les brider, jamais ne les regler » 63 . La carence censoriale des textes justifie la condamnation de ce bréviaire des passions que sont ses Œuvres : « il n’[a] aucun discours qui puisse être opposé à cette nécessité » 64 . L’auteur se voit conférer une autorité qu’il ne possédait pas : le traducteur du Phédon aura beau se ranger derrière Platon, il est pour ses accusateurs le prête-nom d’Épicure. Son œuvre est dotée d’une intention et d’une unité, tant il semble pour ses juges vouloir « continuer ses maximes » au-delà de la diversité des écrits 65 . Les paroles vives, les usages différenciés du manuscrit et de l’imprimé sont autant de gestes suspects qu’incarne la figure contestée de l’auteur. La censure est manifeste : les arrêts du Parlement, la condamnation, la poursuite, l’arrestation et l’emprisonnement de Théophile de Viau deviennent matière à récit de censures. Les publications polémiques s’ancrent dans ces événements. Le fait de justice est porté sur la place publique. Et l’effigie brûlée par contumace va devenir une figure matricielle des pamphlets de Théophile. À compter de cette date, il incorpore l’événement censorial dans une poétique de l’auteur abusé : Tout contre mon brasier je te vois sommeiller, Et sa flamme et son bruit te devrait éveiller. Tu sais bien qu'il est vrai que mon procès s'achève, Qu'on va bientôt brûler mon portrait à la Grève, Que déjà mes amis ont travaillé sans fruit A prévenir l'horreur de cet infâme bruit 66 . Qu’ils sont vains, qu’ils sont rares, les amis du poète emmuré vivant ! Qu’ils sont ardents et venimeux, les ennemis qui rampent dans l’ombre de Théophile ! Ils ont tué la Muse et « censur[é] la joie », il ont « desserré la voix » et « éteint la liberté » par leur « injuste licence » 67 . Contraint de défendre son intégrité, Viau rompt avec les pratiques d’écriture antérieures. La censure devient fait de style, elle correspond aussi à une mutation éditoriale. La censure a fait passer du côté de l’illicite la publication satirique. La condamnation de Viau ne fait toutefois qu’amplifier le succès des recueils collectifs jusqu’en 1625 ; elle ne fait qu’étendre l’audience des Œuvres de Théophile. Il faudra attendre l’intervention d’Esprit Aubert en 1633 pour disposer d’une œuvre de Viau réellement censurée selon les 63 2 e interrogatoire, texte de la neuvième proposition, ibid., p. 388. 64 Ibid. 65 3 e interrogatoire (27 mars 1624), p. 398. 66 La Plainte de Théophile à son ami Tircis, OC, op. cit., t. II, v. 3-8, p. 143. 67 Montage de citations extraites des poésies de la troisième partie des Œuvres. L’auteur, figure de la censure 439 canons de la condamnation. Soucieux de faire se croiser en Théophile, nouvel Orphée chrétien, l’éloquence des Anciens et la foi des Modernes, le chanoine d’Avignon n’hésite pas à biffer, à corriger ou à supprimer les mots, les noms voire les textes qui ont trait, de près ou de loin, à la polémique anti-libertine 68 . Soulignons enfin que la censure massive de l’œuvre de Théophile n’empêche pas l’auteur de se dérober à une demande de paternité. Fort d’une dénonciation de ses œuvres qu’il réduit à leur portion congrue, l’auteur déclare être la victime de libraires imposteurs « qui impriment ordinayrement choses fausses et scandaleuses » 69 . Lui « croit fermement qu’il ne fait rien qui soit subject à sansure » 70 . S’appuyant sur ses démarches judiciaires, il peut hardiement déclarer à ses juges être « le premier de sa proffession qui, par une affectation aux bonnes mœurs et pour oster le scandalle publicq, a fait suprimer de tels œuvres comme le Pernace satyrique. » 71 Doit-on prendre pour argent comptant la posture de l’auteur victime des malversations des marchands ? Correspond-elle à une réalité historique ? Quelle en est l’efficacité rhétorique et poétique ? 68 Il ne sera plus fait allusion aux « juges noirs » ou à la « persécution » du poète, nous oublierons un temps Garasse et le Cardinal, Job ou Saint Augustin. Chez Aubert, on trouve moins de traces du Ciel, des autels, de la charité, des dieux, des destins ou des damnés. Il ne sera plus fait référence à l’absence de « foi » des « poètes rêveurs » (les « efforts » seulement leur feront défaut). Surtout, il en est fini de l’« idolâtrie » amoureuse : on oublie le « paradis » de l’amour et les amitiés « lascives ». Il ne s’agit plus d’ « adorer » Cloris, l’« honorer » suffit. Car l’être aimé n’est plus « un ange », mais « une belle » uniquement. Les « baisers » de Corinne, ce sont désormais des « discours », les « beautés » d’une maîtresse, les voilà réduites à ses « beaux yeux ». La plume n’invite plus à « passer » des « moments secrets », elle évoque désormais « quelques serments sacrés ». Avec Esprit Aubert, c’en est terminé des femmes dévoilées à la faveur des songes. La pointe d’un sonnet s’est quelque peu émoussée (« J’ai tenu dans mon lit Élise toute nue […] »). Elle est devenue : « J’ai cru d’entretenir une dame inconnue ». « La chasteté [n’]offense » plus le Théophile de 1633 ; seulement « la sagesse, parfois, lui pèse et paraît un vieux conte […] ». Tous ces exemples sont tirés de F. Lachèvre, Le Libertinage au XVII e siècle. IV. Une seconde révision des Œuvres du poète Théophile de Viau (corrigées, diminuées et augmentées) publiées en 1633 par Esprit Aubert, Genève, Slatkine Reprints, 1968, pp. 19-66. 69 F. Lachèvre, Le Procès de Théophile, op. cit., t. I, p. 467. 70 Ibid., p. 443. 71 Ibid., p. 450. Melaine Folliard 440 L’auteur à l’ombre de la librairie Remontons d’abord à ce qui fonde la rhétorique victimaire du « petit nom à l’ombre » 72 de Théophile, en formulant une hypothèse qui concerne les effets censoriaux du nom d’auteur. Pourquoi le procès n’a-t-il pas conduit à établir une responsabilité partagée dans l’affaire du Parnasse ? En 1620 pourtant, Bouchel, dans le Recueil des statuts et reglements des marchands libraires […], semble entériner l’idée selon laquelle les auteurs et les éditeurs encourent les mêmes risques 73 . Outre le privilège et le lieu d’édition, on exige qu’apparaissent sur la page de titre d’un ouvrage le nom de l’auteur et le nom de l’imprimeur. Il existe néanmoins une différence majeure entre ces deux impératifs. La présence du nom de l’imprimeur correspond à un échange d’intérêt avec le pouvoir royal. La « traçabilité » des libraires, si l’on nous permet l’expression, « tenus de faire enregistrer leur nom au syndic » a pour contrepartie leur protection accrue, de la Remonstrance des libraires de 1617 jusqu’à la réédition en 1621 des Lettres patentes du Roy pour le reglement des libraires. Les éditeurs ne sont pas tant la cible que l’outil du pouvoir. Les auteurs deviennent le parent pauvre de ce changement favorable à une professionnalisation de « l’art d’imprimer » : dans un règlement de 1610 déjà, il est dit que s’il vient aux libraires « un livre prohibé », ceux-ci sont invités, pour éviter toute poursuite, à « dénoncer » « de quelle part ils ont ledit livre ». Surtout, il leur faudra « nommer […] l’Autheur » 74 . L’auteur apparaît pour les libraires comme un gage d’immunité, autant que de prestige 75 ; et l’anonymat de devenir, autour de 1625, un lieu commun dans la reconnaissance du livre suspect 76 . Autrement dit, l’anonymat devient une catégorie « légale » de l’illicite. L’usage varie cependant. Dans le cas du Parnasse satyrique, le nom d’auteur est un garde-fou : Estoc ne dispose plus en 1622 de la garantie du privilège 72 OC, op. cit., t. II, 2, v. 8, p. 33. 73 Recueil des statuts et règlements des marchands libraires, imprimeurs et relieurs [...] de Paris, divisez par tiltres, conférez et confirmez par les ordonnances royaux, arrests des cours souveraines, sentences et jugemens sans appel, par M. L. Bouchel [...], Paris, F. Julliot, 1620. 74 Ibid., article XXIII. 75 Sur le prestige du nom d’auteur, voir M. Bombart et G. Peureux, « Politiques des recueils collectifs dans le premier XVII e siècle. Émergence et diffusion d’une norme linguistique et sociale », dans Le Recueil littéraire, Rennes, PUR, « Interférences », 2003, p. 240 sqq. 76 Voir par exemple la Déclaration de messieurs les cardinaux, BnF, Ms. fr., 22 087, f. 272. L’auteur, figure de la censure 441 pour la publication d’un recueil. Mais surtout, dans cette opération sur le très court terme qu’est au départ le Parnasse saryrique, le nom de Théophile, largement connoté, et structurant un corpus depuis 1621, devient un outil commercial. Anonymat nommé, le nom de Théophile devient un instrument de la censure, qui sert autant de « paratonnerre » légal que d’amorce publicitaire. L’auctorialité théophilienne : une pragmatique de la censure Deux approches de la censure sont possibles dans le cas des Œuvres de Théophile. Le procès engendre une rupture. Avant 1623, le ton est parfois cru ; l’audace idéologique est surtout associée à l’expression d’une modernité poétique, indissociable chez le poète de la variété générique. Le motif de la censure est alors matière à pointes, ou une manière de railler les critiques pudibondes. Dans Pyrame et Thisbé, l’auteur propose une lecture humorale de la liberté : les actes cruels du tyran bileux et jaloux s’opposent à l’exercice des passions entre les jeunes amants. Après 1623, la censure conditionne l’écriture pamphlétaire, d’un point de vue linguistique d’abord. Le choix du latin permet à Théophile de produire une censure efficace de ses œuvres, tout en imputant au style languissant de son censeur les fautes de goût et les flagorneries morales : « Pour ne pas livrer au premier venu tes aberrations, dit-il à Garasse, je n’ai pas voulu user de la langue vernaculaire pour dévoiler tes sottises au faible peuple 77 . » Mais au-delà du simple jeu de « mirouërs » 78 , les déclarations du procès vont devenir, d’aveux en désaveux, la matière première d’une mythographie de l’innocence où se réorganisent genres, formes et discours. L’événement censorial est alors devenu une condition rhétorique, tant le pathos de la prison souligne l’injuste censure de l’humilité théophilienne : Mes plus sobres repas méritent des censures, Partout ma liberté ne sent que des morsures. Il est vrai que mon sort en ceci est mauvais : C’est que beaucoup de gens savent ce que je fais 79 . La figure auctoriale entend faire la somme d’une division tragique de l’être, dont la vie est devenue publique, mais dont l’intimité garantit, plus que 77 Theophilus in carcere, OC, op. cit., t. III, p. 188. Nous citons ici la traduction de J. Desjardin. Voir notre étude « Si j’avais la vigueur de ces fameux latins. Idéal et nostalgie du latin chez Théophile de Viau », Studi Francesi, à paraître. 78 Tel qu’il a été analysé par L. Godard de Donville, Le Libertin des origines à 1665 : un produit des apologètes, Seattle, PFSCL, « Biblio 17 », 1989. 79 La Plainte de Théophile à son ami Tircis, OC, op. cit., t. III, v. 93-96, p. 145. Melaine Folliard 442 jamais, l’honnêteté. L’énonciation ne manque pas de signifier aux juges du poète la légitimité du pouvoir censorial : en un jour de carnaval où le peuple ne censure plus ses plaisirs, le locuteur établit un lien, à travers la lecture pénitentielle de saint Augustin, entre l’emprisonnement forcé, les censures du corps et la liberté de l’âme 80 . Le Traicté de l’immortalité de l’âme développe une idée analogue lorsque l’adieu philosophique de Socrate est appréhendé dans la perspective mondaine de l’exil théophilien. Aussi est-il possible d’envisager la censure à l’échelle de l’œuvre : elle engage des choix éditoriaux, linguistiques et rhétoriques. Il faut d’abord rappeler que l’autocensure est antérieure au procès. Elle relève de la volonté dès 1621 d’acquérir une légitimité dans la publication des Œuvres. Elle ressortit autant à un « toilettage » idéologique qu’à la volonté de s’inscrire dans le courant dominant de la normalisation linguistique. Dans ses Œuvres, Théophile manie une rhétorique de la censure. La plasticité de l’énonciation permet de tourner en dérision l’efficacité des effets censoriaux, la raison servant de faire-valoir à la fiction du désir dans les élégies, tout en ménageant une place, sinon à une foi tardive, du moins à la fidélité politique. La rhétorique de l’auteur censuré fait de l’œuvre de Théophile de Viau un théâtre des actes sociaux, favorisant à la fois la nostalgie ovidienne de la parole perdue, et un imaginaire de la liberté qui en est le pendant. La censure de l’auteur instaure un régime éminemment paradoxal de l’écriture chez Viau, fédéré autour du modèle du secret. Cet héritage pastoral qui court de l’« Élégie à une dame » à « La Maison de Sylvie » participe de la réalisation d’une « rhétorique du lecteur » érotique. On la rencontre dans les premiers textes descriptifs, telle la « Solitude », mais aussi dans les élégies de 1623. Le topos du lieu reclus, à l’abri des regards, est une constante dans les Œuvres. Se réécrit sans cesse un idéal de sociabilité amicale, du Traicté de l’immortalité de l’âme en 1620 aux lettres latines les plus tardives. Point de convergence des obligations sociales et des aspirations à une identité poétique, le secret trace une ligne de démarcation essentielle chez Viau. Parallèlement au repli de l’énonciation dans l’« arrière-boutique » de la conscience, la nécessité de conquérir par la plume une légitimité sociale devient pressante. La lecture de l’œuvre de Théophile de Viau n’est pas voilée par la censure, mais conditionnée par un événement répressif au cœur duquel se trouve, ou se découvre l’auteur, à la faveur d’une modernité créatrice. Théophile n’est pas seulement victime de la censure ; à travers elle, l’auctorialité conquiert une dimension pleinement éthique. Théophile en figure de la 80 La Pénitence de Théophile, OC, op. cit., t. III, pp. 148-151. L’auteur, figure de la censure 443 censure se situe dès lors au croisement d’une dépendance de l’auteur à la librairie, et d’un réinvestissement moral, social et symbolique des conditions aléatoires qui président à l’exercice de la plume en ce premier XVII e siècle. PFSCL XXXVI, 71 (2009) Voltaire et la censure en France ABDERHAMAN MESSAOUDI Université Paris-Sorbonne/ Paris VIII Lors de la conférence inaugurale de la Journée, Alain Viala a attiré l’attention sur une certaine actualité de la censure : il a été fait référence à une conférence à Copenhague, en 2006, à une exposition à la Bibliothèque Nationale de France, au livre récent de Raymond Birn... On pourrait dès lors, comme le fait la revue L’Histoire, évoquer « le retour de la censure » 1 . Maints autres signes témoignent en effet de la prégnance et de la conscience accrue de cette réalité, maintes autres manifestations, études et publications : dénonciation d’une « censure invisible » 2 , question de la censure et de l’autocensure abordée en rapport avec celles de l’« art d’écrire » 3 ou de la « genèse » 4 des textes, rééditions de la Lettre sur le commerce de la librairie 5 de Diderot (1763), etc. La censure a même son « livre noir » 6 et son « dictionnaire » 7 . Mais pourquoi s’intéresser particulièrement à la question de Voltaire et la censure en France ? C’est que l’espace, le temps et la figure choisis paraissent exemplaires au plus haut point. Raymond Birn le rappelle dans l’introduction à son ouvrage : « c’est la monarchie française qui mit en place 1 Titre du n° 317 de la revue L’Histoire, Paris, éditions scientifiques, février 2007. 2 Pascal Durand, La Censure invisible, Arles, Actes Sud, 2006. 3 Censure, autocensure, art d’écrire, actes du séminaire européen du CTEL organisé à l’Université de Nice, Faculté des lettres, arts et sciences-humaines, d’octobre 2001 à juin 2003, études réunies par Jacques Domenech, Bruxelles, Complexe, 2005. 4 Genèse, censure et autocensure, Paris, CNRS, 2005, études réunies par Catherine Viollet et Claire Bustarret. 5 Voir par exemple Lettre sur le commerce de la librairie, Rennes, Ennoïa, 2006. Préface de Mami Fujiwara. 6 Le Livre noir de la censure, études réunies par Emmanuel Pierrat, Paris, Seuil, 2008. 7 Jean-Pierre Krémer et Alain Pozzuoli, Le Dictionnaire de la censure, Paris, Scali, 2007. Abderhaman Messaoudi 446 les structures les plus élaborées de prévention et de répression. » 8 D’autre part, le XVIII e siècle correspond au point de perfection de ce système d’État 9 . Or, en rapport avec la question de la censure, Françoise Weil a rédigé un article autour de « l’exemple de Voltaire », tandis qu’Albert Bachman, traitant de « la censure en France », a centré pareillement sa thèse autour de cette même figure. Ces cas suggèrent donc que Voltaire pourrait bien avoir une valeur d’exemplarité et que, de ce fait, il pourrait fournir une excellente illustration au thème de la censure sous l’Ancien Régime. Cela dit, mettre en avant de telles études, c’est aussi rappeler que la question des rapports de Voltaire à la censure a déjà été traitée, d’autant plus qu’à celles-ci s’en ajoutent d’autres : « Voltaire et la censure » est d’ailleurs le titre d’une étude d’Arthur Boislisle mais aussi celui d’une thèse de William Hanley 10 . Plus récemment, Claudine Lavigne a soutenu une thèse et écrit un article sur ce thème 11 . Cependant, chaque auteur adopte un point de vue spécifique ou restreint son étude à une période limitée. Enfin, chacun opère aussi sa propre délimitation dans le corpus voltairien et attire l’attention sur un aspect bien précis des rapports de Voltaire à la censure. Une reprise synthétique de la question est donc tout à fait possible. Son actualité, confirmée encore par la parution d’un article de Laurence Macé-Del Vento, issu d’une de ses récentes communications 12 , semble y inviter. Je propose ici d’effectuer un panorama des différentes facettes de la censure et de rendre compte de sa réalité à l’occasion des épisodes et des exemples concrets fournis par le cas de Voltaire. Comment se résout la 8 La Censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 25. Nous soulignons. 9 Voir l’article d’André Magnan, « Censure », in Inventaire Voltaire, articles réunis par Jean Goulemot, André Magnan, Didier Masseau, Paris, Gallimard, 1995, p. 220. 10 William Hanley, Voltaire and censorship (1734-1759), Université d’Oxford, thèse publiée en 1977. Arthur de B oislisle , « Voltaire et la censure », in l’Annuaire-bulletin de la Société de l’histoire de France, in Paris, Librairie de la Société de l’histoire de France, t. IX, 1872, pp. 106-111 et pp. 197-200. 11 « L’Art du masque dans la polémique anti-chrétienne de Voltaire de 1764 à 1769 » (thèse de doctorat de troisième cycle soutenue en décembre 2001 sous la direction de Marie-Hélène Cotoni, de l’Université de Nice). « Les Stratégies de Voltaire face à la censure », in Censure, autocensure et art d’écrire, op. cit., pp. 165-182. 12 « Les Stratégies voltairiennes de la clandestinité face à la censure romaine » dans le cadre du colloque « Voltaire et les manuscrits philosophiques clandestins », 15 juin 2007 et 16 juin 2007. Actes du colloque publiés par les Presses Universitaires de Paris Sorbonne en juin 2008 dans La Lettre clandestine n o 16 et dans la Revue Voltaire n o 8. L’intervention de Macé-Del Vento se trouve dans La Lettre clandestine aux pp. 161-174 sous le titre « ‘Lancer la foudre et retirer la main’. Les stratégies clandestines de Voltaire face à la censure romaine ». Voltaire et la censure en France 447 tension entre volonté de diffuser ses idées et entrave à la liberté d’expression ? J’évoquerai dans un premier temps l’existence d’une certaine atmosphère de contrôle, de contraintes et d’interdits, entretenue notamment par la présence de tout un appareil au service de la censure et particulièrement défavorable à la saine circulation des idées. Dans un deuxième temps, j’insisterai sur les conséquences réelles (compromis, empêchements et répressions) générées par cette situation pour la diffusion des idées de l’auteur, pour finalement montrer comment, sur cet arrière-fond, la voix propre du philosophe parvient malgré tout à se faire entendre. L’enjeu de cet article serait alors de montrer que le cas de Voltaire permet d’illustrer la complexité des rapports à la censure de l’Ancien Régime, et cela en accord avec les tendances les plus récentes de la recherche, ce qui devrait renforcer le caractère inédit de cette étude. L’exemple de Voltaire le montre bien : qui veut diffuser ses idées sous l’Ancien Régime se heurte, à différents niveaux, à une censure avec laquelle il doit composer. Comment celle-ci parvient-elle à se manifester de manière particulièrement pesante ? Répondre à cette question implique une évocation des différentes manières par lesquelles elle se signale, des différentes formes qu’elle emprunte pour se signifier, en somme une recomposition du paysage de la censure et un aperçu sur son fonctionnement. C’est alors la multiplicité des occasions qui s’offrent à la censure d’intervenir qui crée et renforce l’atmosphère d’interdit et de contrôle. Tout d’abord, Voltaire doit soumettre ses écrits à une Direction de la librairie ou, avant 1750, à ce qui s’y apparente (« Bureau de la Librairie », « Bureau gracieux de la Librairie »). Celle-ci agit par délégation au nom du Chancelier ou du Garde des Sceaux (les deux fonctions ont pu être distinctes au cours de l’Histoire). Elle est chargée de la censure préventive ou a priori, c’est-à-dire celle qui consiste en une lecture préalable de l’ouvrage pour s’assurer de son caractère recevable. Elle dispose pour cela de censeurs royaux, répartis par discipline : l’abbé Dubois, censeur royal, a été ainsi chargé le 20 mars 1723 d’examiner la Henriade. En effet, un arrêt du Conseil d’État du roi du 28 février 1723, étendu à tout le royaume par une décision du 24 mars 1744, stipule : Aucuns Libraires, ou autres ne pourront faire imprimer ou réimprimer, dans toute l’étendue du Royaume, aucuns Livres, sans en avoir préalablement obtenu la Permission par Lettres scellées du grand Sceau ; lesquelles ne pourront être demandées ni expediées, qu’après qu’il aura été remis à M. le Chancelier, ou Garde des Sceaux de France, une Copie manuscrite ou Abderhaman Messaoudi 448 imprimée du Livre, pour l’impression duquel lesdites Lettres seront demandées. 13 Imprimer ou réimprimer « même des Feuilles volantes & fugitives » ou encore des « Livrets », c’est-à-dire plus précisément des ouvrages dont « l’impression n’excédera pas la valeur de deux feuilles en Caractère de Cicero », ne peut se faire sans « en avoir obtenu Permission du Lieutenant Général de police », lieutenant de police de Paris, « & sans une Approbation de Personnes capables & choisies par lui pour l’examen » 14 , approbation qui est de fait celle du censeur de la police, choisi généralement parmi les censeurs royaux. Voltaire entend-il exprimer ses idées sur scène ? Mais le théâtre fait lui-même l’objet d’une censure spéciale dépendant de la police depuis 1710. C’est alors également au : ‘censeur de la police’ (Crébillon à partir de 1733) qu’il revient d’étudier les œuvres théâtrales nouvelles. S’il juge la pièce inoffensive, il accorde le visa sous sa propre responsabilité. Sinon il en réfère aux premiers Gentilshommes de la Chambre ; dans certains cas, la question est portée devant le ministre de la Maison du Roi. 15 Les ouvrages imprimés à l’étranger sont soumis eux aussi à une permission tacite du gouvernement pour leur diffusion et donc à une inscription dans un « Registre des Livres d’impression étrangère présentés à Monseigneur le garde des Sceaux pour la permission de débiter » 16 . Un arrêt du Conseil du roi peut aussi « supprimer », c’est-à-dire interdire un ouvrage. C’est ce qui s’est passé pour le Recueil des pièces fugitives en prose et en vers le 4 décembre 1739, ou encore pour Les Lettres philosophiques le 23 octobre 1734. La vigilance d’une instance parlementaire particulièrement rapide vient redoubler celle de l’instance royale : cette dernière œuvre avait en effet été déjà condamnée par le Parlement de Paris. Par arrêt, celui-ci a condamné six ouvrages de Voltaire, non seulement Les Lettres philosophiques dès le 10 juin 1734, mais encore La Religion naturelle, le 23 janvier 1759, le Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques, le 3 septembre 1759, le Dictionnaire philosophique, le 19 mars 1765, l’Homme aux quarante écus, le 24 septembre 1768, Dieu et les hommes, le 18 août 1770. L’intervention de l’instance 13 Claude-Marin Saugrain, Code de la Librairie et imprimerie de Paris, Paris, Aux Dépens de la Communauté, 1744, p. 357. Consultable sur Google book (http: / / books. google.fr/ ). 14 Ibid., p. 369. 15 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, Tübingen, Gunter Narr Verlag et Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1980, p. 113. 16 1718-1774, BnF. Fonds fr. 21990-21994. Voir aussi les registres complémentaires de permission tacite dans BnF. Fonds fr. 21983-21989. Voltaire et la censure en France 449 religieuse contribue à renforcer l’atmosphère de censure et à réduire les chances de voir une de ses œuvres y échapper : Voltaire a vu ses textes subir les « censures théologiques » de la Sorbonne (qui a réprouvé la pièce Mahomet), ou encore être désapprouvés par l’Église de France. Les évêques peuvent, au niveau local, constituer des index de livres interdits ou encore se réunir en une Assemblée générale du clergé pour faire part de leur désapprobation. Celle-ci a condamné le 22 août 1765 le Dictionnaire philosophique, l’Essai sur l’histoire générale et La Philosophie de l’histoire. Marie- Joseph Chénier remarque à propos des déclarations épiscopales : Un homme qui aurait le courage de compulser ces nombreuses sottises ferait bien des gros volumes, s’il recueillait seulement les Mandemens [sic] où l’on a injurié Voltaire pendant sa vie et après sa mort. 17 Rome apparaît en général plus lente mais aussi plus regardante que le Parlement. Parmi la cinquantaine d’ouvrages prohibés par une trentaine de décrets, c’est-à-dire inscrits sur l’Index Auctorum et Librorum Prohibitorum, cinq seulement ont été condamnés par le Parlement et ces condamnations romaines sont très décalées par rapport à la date de publication ; elles s’échelonnent de 1751 à 1779 et seize sont des années 1770-71 18 . La voix du sage et du peuple a été condamnée par un bref du pape Benoît XIV (le 25 janvier 1751), La Pucelle d’Orléans (le 20 juin 1757) et l’édition des Œuvres de 1748 (le 6 septembre 1752) l’ont été par la Congrégation du Saint Office (ou de l’Inquisition) et les Lettres philosophiques (le 24 mai 1752), l’Histoire des Croisades (le 11 mars 1754), l’Abrégé de l’histoire universelle (le 28 juillet 1755), le Précis de l’Ecclésiaste et du Cantique des cantiques (le 3 décembre 1759) par la Congrégation de l’Index. J’ai ici repris les dates données par Goulemot 19 (qui se fonde sur une édition de 1948 de l’Index Librorum Prohibitorum). Weil indique des dates légèrement différentes pour les Lettres philosophiques (4 juillet 1752) et La Pucelle d’Orléans (20 janvier 1757) 20 . Voltaire s’est aussi heurté à un autre agent de la censure, à savoir la Chambre syndicale des imprimeurs et libraires. Bachman fournit en appendice de son ouvrage un extrait du Répertoire des livres prohibés, par ordre 17 Dénonciation des inquisiteurs de la pensée, t. IV des Œuvres de M. J. Chénier revues, corrigées et augmentées ; précédées d’une notice sur Chénier par M. Arnault..., Paris, Guillaume Libraire, 1825, p. 409. 18 Voir l’article de Françoise Weil, « Censure », in Dictionnaire général de Voltaire, articles réunis par Raymond Trousson et Jeroom Vercruysse, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 189. 19 « Index », in Inventaire Voltaire, op. cit., pp. 713-714. 20 Françoise Weil, « Censure », article cit., p. 189. Abderhaman Messaoudi 450 alphabétique, tiré des archives de cette Chambre 21 : parmi les volumes mentionnés comme interdits de circulation figurent une « Lettre apologétique de M. de Voltaire et de sa tragédie d’Alzire » pour la date de 1718, des « Remarques historiques et mythologiques de M. de Voltaire » pour la date de 1729 et un « Temple (le) du goût par M. de Voltaire » pour la date de 1733. La censure peut aussi opérer en dehors des circuits normaux ou reconnus de la machinerie administrative. Un cas de censure par mesure préventive nous est fourni lorsque des ordres ministériels ont été donnés à Versailles en 1774 pour faire saisir à Ferney, dès la mort connue de l’écrivain, ses papiers et ses correspondances. Par ailleurs, toute personne concernée, et pas seulement les censeurs, peut demander à corriger ou ôter un passage, ainsi la marquise de Pompadour a-t-elle incité à supprimer des lignes de l’épître dédicatoire à Tancrède qu’elle avait relue en 1760 (D 9 192). La censure est aussi celle qui est exercée à l’occasion par le public ou de simples particuliers : le Duc de Luynes rappelle un épisode concernant la Sémiramis de Voltaire et l’incident des « deux vers que les acteurs même vouloient retrancher » 22 . La censure est non seulement très présente mais apparaît par bien des aspects comme néfaste, dans ses motifs comme à travers son fonctionnement. Souvent conservatrice, elle se basait sur les principes du bon ordre religieux, politique et moral. Une proscription de 1737 de d’Aguesseau sévissait contre les romans. Il convenait encore de ne pas déplaire à la puissance première de l’Église et à la puissance seconde des princes. Or, cela fournissait des occasions multiples et variées à la censure de s’exercer en fonction des différentes figures de pouvoir qui pouvaient être concernées. Le second volume de l’Histoire de Charles XII n’a pas été approuvé par la censure royale en 1730, officiellement parce que l’Électeur de Saxe n’aurait pas été traité avec le respect dû à sa dignité. La censure a également interdit la Henriade pour ne pas déplaire à Rome 23 . Bien loin d’être inoffensive, la censure avait des effets très concrets et cet autre volet peut, là aussi, être illustré dans sa grande variété à travers le cas de Voltaire. Autrement dit la censure était agissante, et ne se contentait pas de déclarations. Des sanctions étaient prévues par la législation royale. Si toute l’autorité de la censure devait théoriquement revenir au roi, toutes 21 « Appendix » (d’après MS. Fonds Français 21 928 BN), in Censorship in France from 1715 to 1750 : Voltaire’s opposition. New York, Institute of French Studies (Columbia University, à New York), 1934, pp. 157-195. 22 Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV (1735-1758), Paris, Firmin Didot Frères, tome neuvième (1746-1749), 1862, p. 94. Cité par Albert Bachman, Censorship in France from 1715 to 1750, op. cit., p. 117. 23 Voir Albert Bachman, Censorship in France from 1715 to 1750, op. cit., p. 92. Voltaire et la censure en France 451 les instances censurantes avaient un certain poids. La Sorbonne continuait ainsi à se poser en gardienne de l’orthodoxie, elle pouvait porter à l’attention du Parlement les œuvres examinées par elle en vue d’actions judiciaires, et elle a pu obtenir des rétractations de certains auteurs. Si Françoise Weil met en avant le fait que les condamnations de la papauté « n’avaient pas force de loi dans la France gallicane » 24 , William Hanley nuance et rappelle qu’elles n’étaient pas sans influence ni répercussion dans une France catholique 25 . L’Assemblée générale du clergé exerçait un pouvoir de pression sur l’autorité royale grâce à sa contribution financière (le « don gratuit »). Par ailleurs, au niveau local, les évêques interdisaient les livres en brandissant la menace de l’excommunication. Le Parlement, instance juridique se posant en dépositaire et interprète des lois fondamentales du royaume, était animé par la volonté de réaffirmer son droit à exercer une censure répressive. Une interdiction par le gouvernement devait être suivie d’une saisie dépendant du pouvoir local, intendant ou lieutenant de police. Celle-ci pouvait se faire dans une chambre syndicale mais l’intendant en référait alors au pouvoir central. Des œuvres de Voltaire ont été effectivement confisquées, parmi lesquelles : le tome I de l’Histoire de Charles XII en 1731, l’édition anglaise de La Henriade en mars 1728, La Pucelle en 1757, des exemplaires de Candide en 1759, le Dictionnaire philosophique en 1765, La Philosophie de l’histoire par feu M. l’abbé Bazin le 12 décembre 1766, le Huron ou l’Ingénu en 1767, La Princesse de Babylone, L’Homme aux quarante écus et Les Colimaçons en 1768, la Collection d’anciens évangiles et l’Histoire du Parlement de Paris en 1769. Les œuvres pouvaient alors être détruites, c’està-dire brûlées par l’exécuteur public (comme La Religion naturelle, poème de Voltaire - Genève, 1756 - lacéré et brûlé le 10 février 1759 au pied du grand escalier du palais de justice de Paris, les Lettres philosophiques 26 ou encore le Dictionnaire philosophique placé sur le bûcher du chevalier de La Barre en 1766) ou mises au pilon (un arrêt du Conseil du 28 mars 1763 l’a ordonné pour La Pucelle) mais aussi conservées à la Bastille (c’est le cas de l’édition en 5 volumes des œuvres de Voltaire et d’une édition du Recueil des pièces fugitives en prose et en vers). Voltaire a aussi vu ses pièces interdites de représentation : Mahomet l’a été en 1742 après trois représentations… 24 « Le Fonctionnement de la censure en France au XVIII e siècle », in Censure, autocensure et art d’écrire, op. cit., p. 128. 25 « The Policing of Thought : Censorship in Eighteenth-Century France », in SVEC, n o 183, études réunies par Haydn Mason, Oxford, The Voltaire Foundation, 1980, p. 293. 26 BnF. Fonds fr. 22091, n o 60. Arrêt de la cour du Parlement condamnant au feu les Lettres philosophiques de Voltaire. Abderhaman Messaoudi 452 Illustrant un cas de sanction sociale, le Temple du goût qualifié d’irrévérencieux a provoqué un scandale ; il en est de même du Mondain publié en novembre 1736. Les auteurs étaient aussi sous la menace de lettres de cachet, comme ce fut le cas de Voltaire, le 3 mai 1734, lors de l’épisode des Lettres philosophiques (les poursuites ne commencèrent effectivement que le 11). Les suites en étaient soit la prison, soit l’exil. Dans sa vie, Voltaire a été embastillé deux fois : son premier séjour à la Bastille, le plus long (de dix à onze mois : arrêté le 16 mai 1717, il y fut conduit le 17 pour en sortir le 14 avril 1718), a résulté de la dénonciation de deux espions à propos du poème Regnante Puero dirigé contre le Régent Philippe II d’Orléans. Suite à cette affaire, il a été aussi exilé à Châtenay au sortir de la prison. Auparavant il avait déjà subi l’exil pour des épigrammes également contre le Régent : il avait été l’objet d’un ordre de relégation le 4 mai 1716 à Tulle, mais son père avait obtenu la permission de l’envoyer à Sully-sur-Loire (pour une peine de 6 mois à chaque fois). En effet, l’exil se traduisait d’habitude par une interdiction de présence dans la capitale. Un écrivain courait cependant le risque d’être aussi banni de tout le royaume : Voltaire ne l’a pas été directement pour cause de censure, mais dans Le Siècle de Louis XIV, il donne l’exemple du bannissement de Jean-Baptiste Rousseau 27 . La censure était aussi ce qui amenait à la fuite ; décrété de « prise de corps », Voltaire a dû fuir à cause de l’affaire des Lettres philosophiques. La peur l’a toujours accompagné. L’affaire du Mondain le tourmentait même quinze ans après, comme le montre la fin de la lettre à d’Argental du 9 décembre 1736 (D 1221) et la lettre aux d’Argental, du 28 août 1750 (D 4201) 28 . Le climat d’incertitude et d’angoisse était entretenu par l’ambiguïté du système. En effet, le système de tolérance tacite a été perfectionné, avec des niveaux subtils d’acceptation plus ou moins affichée, et étendu à des textes paraissant en France : c’était en effet un moyen pour le gouvernement de signifier une autorisation qui n’allait pas jusqu’à l’approbation. Or cela laissait l’écrivain dans une position d’autant plus fragile et ambiguë : à Zulime a ainsi été accordée en 1761 une « tolérance très tacite » 29 . Les « simples tolérances » n’étaient absolument pas reconnues par le Parlement. Les œuvres bénéficiant d’une permission tacite demeuraient, elles aussi, moins bien proté- 27 Œuvres complètes de Voltaire, Louis Moland éd., Paris, Garnier Frères, 1877-1882, t. XIV, pp. 124-25. 28 Les références commençant par D renvoient à l’édition de Theodore Besterman, Correspondence and related documents, Genève-Oxford, Voltaire Foundation, t. 85 à 134, 1968-1976 : conformément à une tradition bien établie, la référence aux lettres contenues dans cette édition dite définitive se fait par la lettre D suivie du n° de la lettre dans cette édition. 29 Lettre de Malesherbes à Joseph d’Hémery, 24 juin 1761, D 9 848. Voltaire et la censure en France 453 gées contre la piraterie ou d’éventuelles saisies que celles qui jouissaient d’un privilège. Cependant, disposer d’un privilège royal ne constituait pas non plus une garantie absolue car le Conseil du Roi était habilité à l’annuler, comme il l’a fait pour les trente volumes de l’édition de Beaumarchais des Œuvres complètes de Voltaire ; la situation a encore empiré suite à l’affaire Helvétius (de février 1758 à novembre 1759) : à cette occasion, créant un dangereux précédent, le Parlement a lancé des poursuites contre l’auteur et le censeur de l’ouvrage De L’esprit publié pourtant en toute légalité avec un privilège du 12 mai 1758. La censure avait aussi les moyens de se montrer dissuasive envers les imprimeurs et libraires : Panckoucke vendant La Pucelle a été perquisitionné (le 10 février 1763), sans doute à la suite d’une dénonciation. L’éventail des risques était large entre amendes et confiscations, d’un côté et prison, bannissement, galère, carcan et exil de l’autre. Voltaire déclare avoir été « assez promt » (sic) pour « avertir à temps » Jore d’une lettre de cachet lancée contre lui 30 . Un arrêt pouvait aussi bannir un commerçant de sa profession : Jore fils (Claude-François), René Josse et Jean-Augustin Duval se sont vu retirer leur maîtrise par un Arrêt du Conseil d’État privé du roi du 23 octobre 1734 pour leur implication dans la publication des Lettres philosophiques. La législation, qui a connu un durcissement avec une loi du 10 mai 1728, entendait afficher sa sévérité en rétablissant la peine de mort pour la publication et la distribution de livres subversifs, avec la déclaration du 16 avril 1757. Aussi les années 1730-1740 et celles qui ont suivi l’attentat de Damiens en janvier 1757 apparaissent-elles comme des moments de plus forte rigueur. Une des autres conséquences de la censure était qu’elle amenait ou obligeait l’écrivain à apporter des modifications ou corrections au texte, ce qui nous introduit à la question de l’autocensure dont les motifs (répondre aux demandes d’un censeur, éviter le déchaînement de poètes rivaux, prévenir les réactions du public...) et modalités apparaissent eux aussi, avec Voltaire, d’une grande variété. Celui-ci a dû par exemple accepter les modifications exigées par Crébillon pour faire jouer La Mort de César. Il a été aussi amené à modérer ses critiques littéraires dans le Temple du Goût, J. B. Rousseau l’ayant en effet menacé de représailles 31 . Voltaire avait encore recours au carton (« feuillet imprimé après coup, et destiné à remplacer 30 Lettre à Cideville de décembre 1731, D 446. 31 Voir Revue rétrospective, Taschereau éd., seconde série, t. IV, p. 48. Consultable sur Google book. Abderhaman Messaoudi 454 dans un volume un passage défectueux ou à modifier » 32 ) ; il a déclaré à un de ses éditeurs : « Il n’y a qu’à cartonner tout ce qui paraîtra trop fort p r des Français » 33 ). Un cas d’autocensure créative est fourni par les différences constatées entre le Traité de métaphysique, gardé en portefeuille, c’est-à-dire non publié, et la Métaphysique de Newton qui a été publiée 34 : il existe des différences de composition et d’accent qui sont sans doute à rattacher à des effets de censure. Par exemple, contrairement à ce qui se passe dans le Traité de Métaphysique, l’existence de Dieu, dans la Métaphysique de Newton, est posée d’entrée de jeu et les arguments des matérialistes sont clairement réprouvés comme « absurdes » 35 . Le tableau qui vient d’être tracé pourrait paraître bien noir : les conditions apparaissent particulièrement défavorables à l’expression d’une pensée vraiment propre (à cause d’une autocensure s’exerçant pour les motifs les plus divers) et à sa réception (à cause des destructions, des obstacles au commerce ou à la circulation des livres et des effets de dissuasion sur les lecteurs ; la mise au pilon de La Pucelle expliquerait ainsi la rareté de ses éditions). Cela dit, l’on ne saurait s’arrêter à cette peinture d’une situation qui serait uniquement défavorable et sans issue pour l’écrivain. Ainsi, comme le souligne Raymond Birn (qui reste prudent et nuancé), la censure royale pouvait être progressiste et favorable. Cela fut particulièrement vrai sous la Direction de Malesherbes (1750-1763). Daniel Roche, dans sa préface, note, d’une part, qu’elle garantit les droits des œuvres 36 - en fonction du degré d’approbation dont elles peuvent bénéficier, et d’autre part que « dans tous les secteurs du savoir, les censeurs ne sont pas des adversaires de la novation, mais [qu’] ils en définissent les normes tolérables et la portée acceptable. » 37 La censure romaine elle-même tentait d’être plus ouverte, comme le montre la promulgation de la bulle papale Sollicita ac provida (1753). En ce qui concerne Voltaire, Laurence Macé 32 Le Grand Robert de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert-VUEF, 2001, t. 1. 33 Voltaire à Cramer en 1764 : D 11 792. 34 Voir l’article de Charles Porset, « La ‘Philosophie’ de Voltaire », in Voltaire, revue Europe, études réunies par Michel Delon, Paris, Rieder, n° 781, mai 1994, pp. 53- 62 (voir surtout pp. 57-58). 35 Ibid., p. 58. 36 La Censure royale des livres dans la France des Lumières, op. cit., p. 13. 37 Ibid., p. 16. Voltaire et la censure en France 455 estime que la curie de Benoît XIV a affiné progressivement, mais certes un peu tardivement, l’image qu’elle se faisait de l’homme et du poète 38 . La censure connaissait en outre des limites et il était souvent possible d’y échapper (ainsi les ordres ministériels de 1774 n’ont pas été suivis d’effet, même si on ne sait pourquoi). Celles-ci s’expliquent par les conflits et les rivalités entre les différentes factions et instances censurantes ainsi que par l’émergence d’un secteur parallèle alimenté et fortifié par les éditions venues de l’étranger. L’existence d’une demande publique très forte, les intérêts économiques, la loi du marché, l’interdépendance européenne des facteurs de production du livre créaient également un environnement favorable. Dans cette perspective, le système illégal des permissions tacites et surtout des « tolérances », l’accentuation de la volonté de répression, sont à interpréter comme signalant des faiblesses de la censure, sa relative impuissance à maîtriser une situation de plus en plus incontrôlable. La peine de mort s’est révélée une sanction systématique inapplicable et la pratique de la permission tacite ou de la tolérance répondait à la volonté de ne pas accorder trop de publicité à un ouvrage dont on n’aurait pu de toute façon empêcher le débit, comme Zulime, dont il était « certain qu’on l’imprimeroit sans permission » (D 9 848). L’autorité de l’Église était minée par des dissensions internes, particulièrement à cause des affaires d’hérésie et de la littérature janséniste, la Chambre des syndics était gangrenée par la corruption... Tout cela fait qu’une situation apparemment très défavorable au premier abord a pu servir finalement à Voltaire. La variété des méthodes utilisées pour contourner la censure répond alors à celle des moyens que cette dernière prétendait déployer pour annihiler ou restreindre la liberté d’expression. Le cas du plus emblématique des philosophes des Lumières est là aussi très instructif. Bachman le souligne dans la dernière phrase du dernier chapitre de son livre : « He had created a regular technique of escape from censorship. » 39 (« Il avait créé une technique pour échapper régulièrement à la censure. ») Cela dit, dans le cadre même de l’appareil censorial, il y avait des arrangements possibles. L’arbitraire lié à la personne du censeur pouvait être réduit par la possibilité laissée à l’écrivain de faire part de son choix avec de bonnes chances que ce souhait soit pris en compte : c’est sans difficulté que Crémilles a été accepté comme censeur du Poème de Fontenoy avant sa publication à l’imprimerie royale (D 3237). Bien plus, en cas d’insatisfaction, un autre censeur pouvait être demandé : c’est ainsi que 38 « Les Premières Censures romaines de Voltaire », in Revue d'histoire littéraire de la France, études réunies par Sylvain Menant, vol. 98, n o 4, juillet-août 1998, pp. 531- 551. 39 Censorship in France from 1715 to 1750, op. cit., p. 125. Abderhaman Messaoudi 456 Mahomet, d’abord interdit par Crébillon, a été autorisé par la suite par d’Alembert. Voltaire était aussi conscient des effets de publicité de la censure, comme le montre une lettre à Voisenon du 24 juillet 1756 (D 6946). Misant sur la complexité de la réalité censoriale, il a su faire jouer Berryer, lieutenant de police, contre Crébillon pour sa tragédie Sémiramis : c’est ce qui lui a permis de rétablir des vers que ce dernier voulait supprimer ; il s’est fait aussi envoyer une médaille du pape pour son Mahomet pour contrarier les dévots censeurs français... Voltaire avait aussi des protections et a pu compter sur la complicité d’hommes en place : par exemple le Duc de Richelieu. Celui-ci lui a permis de déjouer la vigilance de la Chambre syndicale à Paris et de recevoir au Château de Versailles des copies du Charles XII qui était pourtant interdit 40 . La personne chargée de la Librairie, M. de Rouillé, a trouvé un compromis avec Voltaire pour sortir une édition non censurée de Zaïre. La circulation en copie manuscrite, comme ce fut le cas pendant longtemps du Sermon des Cinquante et des contes en vers, a été un autre de ces moyens pour contourner la censure. Voltaire a également eu recours à l’impression à l’étranger (le lieu d’édition pouvait alors être Amsterdam, Genève, la Haye...). Il s’en est aussi remis à l’impression clandestine, par exemple pour la Henriade, qui a été imprimée en juin 1723 à Rouen par Viret, lequel en a agi de même pour Mariamne. Dans la même ville, Jore a imprimé l’Histoire de Charles XII. Voltaire pouvait aussi indiquer en même temps de faux lieux d’édition et de faux noms d’éditeurs : il a choisi de donner Genève comme lieu de publication pour la première édition de La Henriade (Amsterdam pour Mariamne ; Basle, C. Revis pour l’Histoire de Charles XII). Il pouvait raffiner en utilisant la technique de la double édition, une en France et l’autre à l’étranger. Il a également lancé trois éditions du Temple du goût dont une seule comportait les corrections des censeurs. Il a su utiliser les services des « imprimeurs marrons » prêts à prendre des risques (les Jore, père et fils, lui furent ainsi indiqués par Cideville) et des presses plus libres comme celles de Cramer. Il s’est occupé lui-même de mettre en place des circuits de contrebande (comme lorsqu’il a voulu faire parvenir à Paris des copies de La Henriade). Voltaire avait encore recours au désaveu et prenait fréquemment la pose de l’innocent. Il feint, dans une lettre à son ami Thiériot, de s’étonner : « On a commencé, sans ma participation, deux éditions de Charles XII, en Angleterre et en France. » (D 414). Il allait jusqu’à rédiger lui-même la critique ou la dénonciation de ses propres livres. Pour brouiller les pistes, il avait recours aussi bien à l’anonymat qu’au pseudonyme ou encore à l’allonyme. Dans ce dernier cas, il 40 Voir la lettre à Formont, du 8 [août 1731], D 422. Voltaire et la censure en France 457 rejetait la responsabilité d’un ouvrage sur un personnage qui avait réellement existé : ainsi pour l’Epître à Uranie, écrite en 1722 et parue en 1732, Voltaire non seulement prétendait que la diffusion s’était faite à son insu, mais encore en rejetait la paternité sur l’abbé de Chaulieu, ancien camarade du Temple mort quinze ans plus tôt. Pour amadouer la censure, Voltaire savait aussi utiliser son image : vers la fin de sa vie, il se présentait comme un vieillard injustement persécuté. Ses talents de poète et sa notoriété lui ont été également utiles. Il s’est aussi construit une image officielle, celle d’un personnage présentable. Cela ressort du décalage entre les œuvres imprimées et celles qui circulaient sous le manteau. Les poèmes publiés dans le Mercure dénotent ce souci de l’image publique d’un poète qui cherche à asseoir sa réputation et à brouiller son image d'écrivain subversif. Voltaire mettait en avant sa respectabilité, en rappelant qu’il avait écrit des pièces comme Zaïre (jouée en août 1732) qu’il appelait « la chrétienne Zaïre », Alzire (1736) ou encore Mérope (1743). Il tentait de regagner la confiance des milieux de cour par des vers. Il est également bien connu que Voltaire savait jouer de toutes les ressources de la littérature, en particulier des genres (lettre, conte, dialogue, tragédie, dictionnaire, homélie...) pour faire passer ses messages sous le voile de la fiction ou pour brouiller les pistes. Enfin, vers la fin de sa vie, Voltaire s’est résolu à l’exil à Ferney, ce lieu frontalier étant pour lui stratégique et plus sûr. Étudier les rapports de Voltaire à la censure permet donc effectivement de recomposer de manière assez complète le paysage de la censure, de mettre en valeur l’existence des grandes instances (l’instance royale, l’instance religieuse et l’instance parlementaire) censurantes, d’évoquer le rôle des différents agents impliqués (police de Paris, chambre syndicale...) dans le jeu censorial. Exemplaire, le cas des rapports de Voltaire avec la censure suggère aussi toute la complexité de cette dernière sous l’Ancien Régime, son ambiguïté et ses contradictions, d’une part, son ambivalence et ses tentatives d’ouverture, d’autre part, enfin sa puissance mais aussi ses failles et ses limites... C’est donc l’articulation de cet ensemble qu’il conviendrait de garder à l’esprit dans un jeu d’éclairage réciproque alors que, par un effet de balancier, la recherche pourrait être tentée de minorer les aspects négatifs de la censure. Or chez Voltaire existe notamment une exploitation habile et apparemment systématique de ces derniers. PFSCL XXXVI, 71 (2009) La Muse muselée : Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 1 OLIVIER PÉDEFLOUS Université Paris-Sorbonne Louvain, 1520. Un jeune maître-ès-arts de l’Université, Konrad Nesen, publie en son nom un Dialogue des bilingues et des trilingues, ou les Funérailles de Calliope dont la paternité revient, semble-t-il, à son frère Willem et au grand Érasme lui-même 2 . Cet opuscule s’ouvre sur le tableau pittoresque de la muse Calliope en passe d’être enterrée vivante par une escouade de théologiens. Un curieux se hasarde à demander ce qu’elle a fait pour mériter cela. On lui répond que son crime est d’un genre atroce, qu’elle a été * À l’orée de ce travail, j’ai plaisir à remercier chaleureusement ceux qui ont permis que cet article voie le jour : Suzanne Laburthe qui m’a aimablement communiqué sa thèse de doctorat consacrée aux Hymnes de 1537 de Macrin ; G. Hugo Tucker qui m’a généreusement fourni des copies des pages sur le sodalitium d’Orléans figurant dans le tapuscrit inédit de Ian McFarlane, conservé à la Bibliothèque Taylorienne d’Oxford ; Marie-Elisabeth Boutroue, de l’IRHT, qui a commodément mis à ma disposition les microfiches des ms. 141 et 450 du fonds Bongars conservé à la Bibliothèque Universitaire de Berne ; Jean-Christophe Saladin a pris la peine de m’envoyer le texte de son édition des Funérailles de la Muse, malheureusement épuisée. 1 Pour l’emploi de la même formule dans un tout autre contexte historique, voir Margreet De Lange, The Muzzled Muse : Literature and Censorship in South Africa, Amsterdam/ Philadelphie, John Benjamins Pub Co [Utrecht Publications in General and Comparative Literature, n° 32], 1997. 2 Eruditi adulescentis Chonradi Nastadiensis, Germani, dialogus sane quam festivus bilinguium ac trilinguium sive de funere Calliopes, Louvain, 1520. Le texte en a été publié par W.K. Ferguson, Opuscula Erasmi, La Haye, M. Nijhoff, 1933, t. VII, p. 338 ; il se lit commodément dans l’édition avec traduction française de J.-C. Saladin, Les Funérailles de la Muse, Paris, Les Belles Lettres [Le Corps fabuleux], 2001. Pour le commentaire de ce passage, voir Erika Rummel, « Et cum theologo bella poeta gerit : The Conflict between Humanists and Scholastics Revisited », Sixteenth Century, 23-24 (198), pp. 713-726. Olivier Pédeflous 460 condamnée pour hérésie. Cette image saisissante, fruit de la propagande d’obédience érasmienne aiguisée contre la faculté de Théologie de Louvain, donne un avant-goût suggestif de ce qui attend les versificateurs de tout poil trop prompts à céder aux sirènes de la Muse. Erika Rummel qui cite ce dialogue y lit, à juste titre ce semble, un exemple de la suspicion généralisée dans laquelle est tombée la poésie, alors engagée dans ce bras de fer qui met aux prises, dans un certain nombre de villes-clés (Paris, Louvain, Alcalá de Henares), des conservateurs, théologiens surtout, d’un côté et des avant-gardistes qui se prévalent du titre d’humanistes de l’autre 3 . La poésie va se révéler une arme privilégiée dans ce long face à face. Trois poètes 4 , Jean Salmon Macrin, Nicolas Bourbon et Jean de Dampierre vivent dans cette époque charnière, troublée, qui voit naître et grandir un mouvement de méfiance entre ces deux camps en formation, appelé à s’envenimer dans les années à venir. Tous trois sont des représentants de l’humanisme triomphant de 1530 qui peut se vanter d’avoir pleinement accompli la translatio imperii et studii tant espérée, évacuant par là même tout sentiment d’infériorité à l’égard de l’Italie 5 . Or en 1534, ou plutôt au cours de l’hiver 1533-34, la stabilité relative s’effrite, puis s’effondre : l’affrontement des deux bords qui avait connu une série de répétitions générales au cours des années précédentes (affaire Reuchlin, condamnation du groupe de Meaux), atteint son acmé avec l’Affaire des Placards, matérialisation d’une opposition inévitable. Cet événement débouche sur des mesures de répression drastiques de la part du pouvoir royal qui engage alors une véritable chasse aux sorcières 6 . 3 E. Rummel, The Humanist-Scolastic Debate in the Renaissance and Reformation, Harvard, Harvard Univ. Press, 1995, pp. 25-40. Sur les remises en cause de la poésie ou de la poésie profane qui se multiplient dans ces années, outre l’ouvrage de Rummel qui s’intéresse surtout à l’humanisme rhénan (notamment Wimpfeling), voir Poétiques de la Renaissance, dir. P. Galand-Hallyn et F. Hallyn, Genève, Droz, 2001, pp. 237-238, 264-266. 4 Pour des rapprochements esthétiques entre deux de ces trois poètes, voir P. Galand-Hallyn, « Marot, Macrin, Bourbon : ‘Muse naïve’ et ‘tendre style’ », La Génération Marot : Poètes français et néo-latins (1515-1550), Actes du Colloque international de Baltimore, éd. G. Defaux, Paris, Champion, 1997, pp. 211-240. 5 Voir Nicolas Bourbon, Bagatelles, éd. V.-L. Saulnier, Paris, J. Haumont, 1945, introduction. 6 L’imprimerie est d’ailleurs purement et simplement suspendue jusqu’à nouvel ordre. Parmi l’immense littérature sur l’Affaire des Placards, j’ai utilisé V. L. Bourrilly, N. Weiss, « Jean Du Bellay, les Protestants et la Sorbonne (1520-1535) », BSHPF, 53 (1904), pp. 97-143 ; F. Higman, Censorship and the Sorbonne, Genève, Droz, 1979 ; J.K. Farge, Le Parti conservateur, Paris, Presses du Collège de France, 1992 ; D. Crouzet, La Genèse de la Réforme française (1520-1562), SEDES, Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 461 Comment écrire après cette césure de 1533-1534 qui impose aux « cercles libéraux » la plus grande réserve sous peine de représailles ? J’étudierai les trois stratégies en présence qui débouchent sur autant de conceptions de la poésie et de l’écriture, en m’efforçant de considérer la censure comme un phénomène social et psychologique à la fois, ce qui me conduira à faire une place de choix à l’autocensure 7 . I. Retour sur une escalade : du libre devis de bons compagnons à l’orage de 1534 Nos trois poètes sont plus ou moins contemporains : Macrin est né en 1490, Dampierre dans les années 1480 sans que l’on puisse être plus précis, et Bourbon, un peu plus jeune, est de 1503. Ils se connaissent fort bien par le biais des cénacles parisiens, et lyonnais pour Macrin et Bourbon ; Dampierre, après avoir été parisien, vit dans l’Orléanais. En relation épistolaire suivie, ils se rencontrent au moins une fois, à l’occasion du banquet réuni en 1537 à Paris pour fêter l’élargissement d’Étienne Dolet qui avait été accusé de meurtre. Dans une de ses odes, parmi les plus fameuses, « Ad poetas gallicos », Macrin, qui claironne l’accomplissement de la récupération de l’héritage antique en France, les célèbre tous deux parmi une liste de poètes français illustrant brillamment la langue latine more gallico 8 . Ian McFarlane va même jusqu’à considérer que Macrin et Dampierre, accompagnés de Germain de Brie ici, forment le « triumvirat de la poésie française d’expression latine en 1530 » 9 . Le plus célèbre de ces poètes, au début de la décennie 1530, est sans conteste Macrin 10 . Il est encore tout auréolé du coup d’éclat poétique du 1996. Pour l’étude du climat parisien quelques mois avant l’Affaire, voir la fine analyse de J. Dupèbe, « Un document sur les persécutions de l’hiver 1533-1534 à Paris », BHR, XLVIII-2 (1986), pp. 405-417. 7 Voir un précieux collectif à ce sujet (portant sur des textes du XVIII e au XX e siècle), Genèse, censure, autocensure dir. C. Viollet et C. Bustarret, Paris, CNRS éd., 2005. 8 J. Salmon Macrin, « Ad poetas gallicos », Hymnorum libri VI, Paris, 1537, p. 36. 9 I.D. McFarlane, « Jean Salmon Macrin », BHR, XXI (1959), p. 79. 10 Pour sa biographie, voir les études toujours fondamentales de I.D. McFarlane, « Jean Salmon Macrin », BHR, XXI-XXII, (1959-60), pp. 55-84, 311-49, 73-89, et la longue introduction de G. Soubeille à son édition des Epithalames et Odes, Paris, Champion, 1998, pp. 17-20 (version augmentée de Toulouse, 1978). Pour l’analyse de l’œuvre, voir les articles de P. Galand-Hallyn (depuis 1996) réunis dans le recueil à paraître, Le Maigre et la Souriante, Orléans, Paradigme [L’Atelier de la Renaissance]. Olivier Pédeflous 462 Carminum libellus en 1528 11 , manifeste novateur de lyrisme catullien, de poésie conjugale libérée qui acclimate en France le modèle pontanien 12 . Artisan du renouveau d’une lecture poétique d’Horace, il est le modèle pour plusieurs générations de poètes (à Paris comme à Lyon), jusqu’à la Pléiade comprise 13 . Ajoutons que Macrin, personnage en vue dès les derniers temps du règne de Louis XII, est fort de sa position officielle de valet de chambre du jeune François I er . Dampierre 14 a lui aussi connu les ors du pouvoir. Dans les années 1940, Jacques Boussard, son biographe, s’est échiné à affadir le personnage en le présentant comme un moine de province sans fantaisie, occupant ses vieux jours à débiter à l’envie de mauvais vers et régnant en bel esprit sur un cénacle en extase devant ses bouts rimés ; il en a fait une sorte de Trissotin avant la lettre, la mondanité en moins. Boussard a tout de même reconnu, sous l’influence de F. Aubert et H. Meylan 15 , les possibles liens de son auteur avec des courants réformateurs. Il a pourtant ignoré la brillante carrière de Dampierre au début du règne du jeune François I er . Protonotaire apostolique et aumônier du roi, il est un des serviteurs de la première heure du jeune Valois 16 et a certainement siégé 11 G. Soubeille, « 1528 : Une Date importante dans l'historie de la poésie néo-latine en France : La publication du Carminum Libellus de Salmon Macrin », Acta Conventus Neo-latini Amstelodamensis, dir. P. Tuynman, G. G. Kuiper and E. Keßler, Munich, W. Fink, 1979, pp. 943-958. 12 Pour l’influence de Pontano sur les néo-latins français, outre les suggestions de McFarlane (« Jean Salmon Macrin, BHR 1959, pp. 75, 83), on peut se reporter au volume dirigé par J. Nassichuk et P. Galand-Hallyn, L’Amour conjugal dans la poésie latine de la Renaissance, Genève, Droz, 2008 (à paraître). 13 Pour l’influence de Macrin sur les poètes lyonnais, voir Ph. Ford, « Jean Salmon Macrin’s Epithalamiorum liber and the Joys of Conjugal Love », in Eros et Priapus, dir. Ph. Ford et G. Jondorf, pp. 64-84 ; pour la dette de la Pléiade à l’égard de Macrin, on se reportera à F. Rouget, L’Apothéose d’Orphée : L’esthétique de l’ode en France au XVI e siècle de Sébillet à Scaliger (1548-1561), Genève, Droz, 1994. 14 Pour sa biographie, voir les travaux déjà anciens de J. Boussard, « Un poète latin directeur spirituel au XVI e siècle : Jean Dampierre », Bull. philologique et historique, 1946-47, pp. 33-58 ; la biographie de ce personnage est à reprendre, à l’aune de documents nouveaux. 15 Voir F. Aubert, J. Boussard, H. Meylan, « Un premier recueil de poésies latines de Théodore de Bèze », tiré à part de la BHR, XVI-2 (1954), pp. 164-191 et 256-294, et surtout la synthèse de H. Meylan, « Bèze et les ‘sodales’ d’Orléans », Actes du Congrès sur l’ancienne Université d’Orléans, XIII e au XVIII e siècles, Orléans, 1962 et I. D. McFarlane, Oxford, Bibl. Taylor., tapuscrit, chap. X : « Orléans and its sodalitium », pp. 437-480. 16 Catalogue des actes de François I er , t. V, n° 15.940, p. 245 (A.N., U. 757, 2 e partie) ; t. VII, n° 26 179, p. 506 (A.N., PP. 110, f. 169). Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 463 un temps au Grand Conseil 17 ; il se trouve dans l’entourage de la duchesse d’Alençon et entretient des relations étroites avec les évangéliques lyonnais des années 1520 (Antoine Papillon, Antoine du Blet), partisans avoués de Zwingli. S’il a des liens avec la duchesse, il ne fait cependant pas partie de son premier cercle de fidèles. Contrairement à son vieil ami orléanais le bailli Jacques Groslot qui apparaît dans les comptes de celle-ci jadis partiellement publiés par A. Lefranc et J. Boulenger, on ne connaît les liens de Dampierre avec Marguerite que grâce à des épaves de sa correspondance préservées à la Bibliothèque Universitaire de Berne 18 . La fin d’une lettre du 7 octobre 1524 de Papillon à Zwingli 19 le mentionne à côté d’évangéliques notoires (Michel d’Arande), et permet surtout de le situer dans un milieu d’érasmiens comme Charles Sevin 20 qui refuseront par la suite d’embrasser la cause des extrémistes des deux bords. Il y a tout lieu de penser que Dampierre est alors un sympathisant de la cause de Guillaume Briçonnet et, partant, on ne s’étonnera pas de le voir se retirer à une date incertaine (ca. 1528 ? ) au prieuré de la Madeleine-lès-Orléans : cette date hypothétique est tirée par Meylan d’une lettre de Dampierre à Groslot (que Meylan date ca. 1544) où celui-là précise qu’il y a seize ans qu’il enseigne les religieuses de la Madeleine 21 . Le prieuré en question appartient au diocèse de Meaux, établissement gagné aux idées évangéliques 22 , et relevant par ailleurs de 17 Je n’ai pour l’instant trouvé aucune confirmation dans les archives de sa présence effective au Grand Conseil, alléguée par Sainte-Marthe : « inter celebriores magni Consilii patronos » in Gallorum doctrina illustrium, qui nostra patrumque memoria floruerunt Elogia, Augustoriti Pictonum, vid. Ioannis Blanceti, 1606, lib. I, pp. 28- 29. 18 Voir la lettre de Dampierre au recteur de Bellomer où il explique avoir sollicité la reine de Navarre (ms. 450, n° 70, ff. 127 r°-v°). 19 Voir A.L. Herminjard, Correspondance des Réformateurs de langue française, I, n° 125, Bâle, G. Fischbacher, 1878, pp. 294-298 qui n’identifie pas Dampierre (pas plus que les éditeurs du monumental Zwinglis Briefwechsel, dir. Emil Egli et alii, vol. II , 1910, n° 346). 20 Sur cet Orléanais, plus connu pour ses liens avec Jules-César Scaliger et le cercle agenais, voir L. Jarry, « Charles Sevin », Revue de Gascogne, t. XIX, 1877, pp. 61- 69 ; J. Hutton, « Erasmus and France : The Propaganda for Peace », Studies in the Renaissance, 8 (1961), pp. 103-127. Sur ces milieux érasmiens et plus généralement sur le rôle de l’érasmisme dans le refus de prises de position extrêmes, voir M. Mann-Phillips, Erasme et les débuts de la Réforme française : 1517-1536, Paris, Champion, 1933. 21 H. Meylan, « Bèze et les ‘sodales’ d’Orléans », art. cit., p. 142. 22 Voir la remarque de V. L. Saulnier à ce sujet, « Recherches sur la correspondance de Marguerite de Navarre », BHR, t. XXXIX (1977), p. 468. Olivier Pédeflous 464 l’ordre de Fontevrault 23 dont on connaît les liens avec la maison royale. Sur le plan des lettres, à bien y regarder, il fait figure de conscience littéraire de l’époque ; c’est un peu le Ménage des années 30-40 du XVI e siècle, et il fait le lien entre les cénacles de Paris, Orléans, Lyon et même du Midi. Nicolas Bourbon 24 est quant à lui le nouvel arrivant le plus marquant sur la scène poétique du début des années 1530. Un détail sociologique a son importance : Bourbon ne bénéficie pas des positions enviables de ses deux aînés et, simple régent de collège de son état (ou précepteur de rejetons d’illustres familles), il conservera une certaine marginalité toute sa vie, allant de mécène en mécène et de collège en collège, à l’image de beaucoup de ses comparses régents qui ont embrassé la carrière des lettres 25 . Les Nugae (littéralement les « amusettes ») constituent son entrée en poésie, et font l’effet d’un coup d’éclat : la première édition, qui porte encore le titre d’Epigrammata, publiée à Lyon au début de l’année 1530, ne semble pas avoir eu de retentissement particulier, en dépit de la virulence des attaques contre le dogme et le personnel catholiques. On ignore tout de la diffusion de cette édition. L’unique exemplaire conservé a été retrouvé dans les plats de reliure d’une édition parisienne des Illustrations de Lemaire de Belges 26 . Il faudra attendre l’édition parisienne de 1533 pour qu’il se fasse connaître et lance la mode des recueils épigrammatiques. Étant donné leurs situations sociales (et leur histoire personnelle) variées auxquelles il faut ajouter leurs priorités respectives, les réactions de ces poètes seront nécessairement différentes devant la croisée des chemins qu’impose l’escalade de 1533-34. 23 Voir B. Palustre, « L’Abbesse Anne d’Orléans et la réforme de l’ordre de Fontevrault », Rev. des quest. hist., LXVI (1899), pp. 210-217 et la mise au point récente de J.-M. Le Gall, Les Moines au temps des Réformes, Seyssel, Champ Vallon [Epoques], 2001. 24 Pour une biographie de cet auteur, on peut se reporter à G. Carré, De vita et scriptis Nicolai Borbonii Vandoperani […], Paris, Hachette, 1888 ; V. L. Saulnier, « Recherches sur Nicolas Bourbon l’Ancien », BHR XVI (1954), pp. 172-191 et à l’introduction de la thèse d’HDR de Sylvie Laigneau, Nicolas Bourbon, Nugae (1533), édition et traduction commentée, Univ. Paris-IV, nov. 2006, t. I, pp. 3-29. 25 J. Dupèbe, « Les Persécutions… », art. cit., p. 415, et id., « Un Poète néo-latin : Jean Binet de Beauvais », Mélanges Saulnier, 1984, Genève, Droz, pp. 613-628 (p. 627). 26 Voir C. Lauvergnat-Gagnière, « Un peu de nouveau sur Nicolas Bourbon l’Ancien », BHR, 53-3 (1991), pp. 663-690. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 465 II. Les stratégies en présence Bourbon ou le choix de l’offensive - Macrin était entré dans les lettres vingt ans plus tôt avec une série de recueils pieux tout dévoués au Christ et à la Vierge 27 , encore qu’il faille certainement faire la part entre le genius propre du jeune Macrin et les impératifs promotionnels qui guident le poète commençant. En effet, il n’est quasiment pas un recueil poétique contemporain qui ne consacre une ou plusieurs odes à la Vierge. Bourbon, à l’opposé, entame sa carrière par un brûlot évangélique. Si l’on accorde foi à ses dires, l’ouvrage est le fruit (certes augmenté et remanié) de ses années d’étude à Paris 28 et l’on sait le rôle des collèges dans la diffusion de la propagande évangélique 29 ; s’y côtoient alors, à un moment ou un autre, tous les ténors européens de l’évangélisme des années 1530-40, de Beatus Rhenanus à Calvin, en passant par Guillaume Farel et Konrad Pellican. L’une des pièces des Nugae est un véritable programme évangélique : à en croire le catholique modéré Claude D’Espence, cette seule pièce aurait pu valoir le bûcher à son auteur 30 . Un jeune Allemand (ou étudiant de la nation d’Allemagne) a été trouvé par les autorités en possession de cette pièce subversive, avec l’intention de la diffuser dans le monde germanique (Ludwig Kiel ? ). Il s’agit de l’Ode à la gloire de Dieu Très Bon Très Grand en strophes saphiques 31 : 27 D. Murarasu, La Poésie néo-latine et la Renaissance des Lettres antiques en France (1500-1540), Paris, Gamber, 1928. On sait que la piété macrinienne sera fondée sur des sources bien différentes dans les Hymnes de 1537 et les Nénies de 1550. Voir Suzanne Laburthe, Les Hymnes de 1537 de Macrin, thèse dactylographiée, Univ. Paris-IV, 2007, t. I, 1 ère partie, ch. 2, pp. 45 sqq. 28 Andrew Taylor a établi dans « Between Surrey and Marot : Nicolas Bourbon and the Artful Translation of the Epigram », Translation and Literature 15-1 (2006), pp. 1-20, que l’on ne pouvait pas se fonder sur les épigrammes de John Leland (à Paris ca. 1523-1525), qui mentionnent à plusieurs reprises Bourbon, pour en déduire quoi que ce soit sur la datation des Nugae de Bourbon ; leur rencontre doit plutôt dater de l’exil anglais de Bourbon (1534) auprès d’Anne Boleyn. 29 Voir G. Brasart-de Groër, « Le Collège, agent d’infiltration de la Réforme. Barthélémy Aneau au collège de la Trinité », Aspects de la propagande religieuse, éd. G. Berthoud, Genève, Droz, 1957, pp. 167-175. 30 BnF ms. lat. 14155, f. 89 r°, dans J. Dupèbe, « Les Persécutions… », art. cit., p. 406. 31 On se reportera à l’édition critique établie par S. Laigneau dans sa thèse d’HDR, op. cit., t. II, pp. 254-257. J’ai reproduit sa traduction. CHRISTUS humani generis misertus,/ Perditum tandem reparauit orbem,/ Et sua nostras ueniens fugauit/ Luce tenebras./ […] Tanta nullius remoratur aeui/ Seruitus quanta sumus usque pressi,/ Hoc mali inuexit lupa purpurata/ Lerna malorum./ Totius reges proceresque mundi/ Subditos fecit sibi poculoque/ Strauit erroris, triplici refulgens/ Hydra Olivier Pédeflous 466 Le CHRIST a pris en pitié le genre humain, Il a, enfin, régénéré notre monde perdu Et, par Sa venue, Il a fait fuir, de Sa Lumière, nos ténèbres. […] De mémoire d’hommes, nulle époque ne connut Servitude pareille à celle que nous avons subie, Et ce fléau nous a été apporté par la louve pourpre, Cette hydre de malheur. Les rois et les puissants du monde entier, Elle les a soumis à sa puissance, sous la coupe De l’erreur les a ensevelis et de l’éclat de sa tiare à 3 étages, L’Hydre les a aveuglés. Sous des doctrines purement humaines, La vraie religion a langui et disparu, Et les Saintes Ecritures, comme ensevelies, Se sont tues. Les impies, partout, assassinaient le peuple Etranglé par les lois, les dîmes, les impôts : Race rapace, perfide, esclave de son ventre, Perdue de luxure. On prend conscience, à la lecture de ce texte, du lien entre l’optimisme du retour des bonnes lettres et une réforme de l’Église qui est censée l’accompagner. Bourbon dresse la liste exhaustive des griefs traditionnellement formulés par les évangéliques (illégitimité du Pape, persécution des partisans de la religion nouvelle, obscurantisme). Bourbon utilise la brièveté saisissante du vers adonique et son effet de rejet par opposition à l’esthétique de la liste qui prévaut dans les saphiques de chaque strophe. Précisons que Bourbon s’est pourtant un peu radouci dans l’édition de 1533 - ou peutêtre a-t-il davantage le souci des formes - depuis 1530 où il n’hésitait pas à déclarer dans la préface à son protecteur Charles de Tournon 32 : tiara./ Inde doctrinis hominum subortis/ Languit uerus periitque cultus,/ Litterae sacrae quasi consepultae/ Obticuerunt./ Impii passim populum necabant/ Vinculis legum, decimis, tributis : / Gens rapax, uecors, et amica uentris,/ Perdita luxu./ Veritas ferro rapidisque flammis/ Comprimebatur fideique sermo./ Inter et sese grauiter gerebant/ Bella monarchae. 32 Nicolas Bourbon, Epigrammata, Lyon, L. Hillayre, 1529 (a. st.), [BM Lyon, Rés. 167292], fol. 2 v° : Porro epigrammata habeo graeca latinaque non parum multa, set longe alia et argumento liberiore quam ferre possint aures istorum μ , quorum insania factum est ut veritate nihil hodie sit inudiosus et literae meliores male audiant passim. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 467 J’ai un assez grand nombre d’épigrammes grecques et latines, mais très différentes et d’un sujet trop libre pour pouvoir être supportées par les oreilles des amis des barbares et des ennemis du Christ ; leur folie est telle qu’aujourd’hui rien n’est l’objet d’une haine plus grande que la vérité, et que partout les bonnes lettres ont mauvaise réputation. Ce recueil lui vaut en tout cas plusieurs mois d’emprisonnement (janviermars 1534) et il doit sa libération à l’intervention royale. Bourbon est une des premières victimes - « le feu exclusif » - du mouvement de durcissement qui s’engage à l’automne 1533 et il est possible qu’il doive la vie au fait que son cas ait été examiné avant le déchaînement de violences par représailles qui suit l’affaire des Placards. Son livre interdit, il décide de se faire oublier en prenant le chemin de l’Angleterre où l’accueille la reine Anne Boleyn ; il connaît là l’unique moment de stabilité de sa vie et jouit d’une situation enviable en sa qualité de précepteur d’enfants issus de grandes familles. Bourbon sera forcé de s’auto-censurer pour voir ses Nugae à nouveau publiées en 1538, chez S. Gryphe, dans une édition considérablement augmentée : la longue Ode à la gloire de Dieu très grand très bon est remplacée par une pièce beaucoup plus orthodoxe à la Vierge Marie, dans le ton de la piété mariale qui a cours en ces années 33 . À partir de 1546 (index de l’Université de Louvain) et tout au long du siècle, l’œuvre de Bourbon sera systématiquement mise à l’index 34 . Macrin, ce modéré : un évangélique prudent - Macrin a toujours fait en sorte de se tenir en retrait, choisissant une position prudente, certainement par goût personnel et par souci de protéger sa famille, mais il ne refuse cependant pas de frayer avec des figures controversées (Marot, R. Estienne, M. Vascosan…). À Loudun, il s’est acquis une fâcheuse réputation d’évangélique et à la suite de l’affaire des Placards s’est répandue la légende saugrenue qui veut qu’il ait sauté dans un puits en sortant d’un entretien avec le roi, par peur d’être attrapé par les autorités 35 . Après Georges Soubeille et Suzanne Laburthe, outre l’anxiété palpable qui traverse les Hymnes, on notera la référence à une calomnie 36 , dans l’ode 33 Le poème s’intitule « Ad D. Mariam Virginem deiparam ». Voir M. Mann-Phillips, « Nicolas Bourbon and Erasmus », Acta Conventus Neo-Latini Amstelodamensis, op. cit., p. 865 ; S. Laigneau, thèse HDR, p. 24. 34 V.L. Saulnier, « Recherches… », art. cit., p. 179. 35 Anecdote rapportée par A. Varillas, Histoire de l’Hérésie, V, 21, p. 50 ; voir le commentaire de G. Soubeille, éd. Epithalames et odes, op. cit., pp. 106-107 ; S. Laburthe, Les Hymnes…, op. cit., p. 77. 36 Cf. Hymnes, V, 22, « In Nebulonem quemdam ». Olivier Pédeflous 468 De se ipso et vitæ casibus renvoyant à un incident survenu récemment 37 qui peut faire penser à la période de répression consécutive à l’Affaire des Placards. Par ailleurs, le recueil est paré de précautions oratoires remarquables : le poème liminaire insiste sur la rupture avec les recueils précédents et une série de pièces célèbrent le roi et insistent sur l’allégeance sans faille du poète à celui-ci. Mais, dans le corps du recueil, Macrin ne cache pas son adhésion à une forme de piété tout évangélique et aux idées pauliniennes de la supériorité de la foi sur les œuvres 38 ; de même une pièce sur la grâce semble contester l’inamissibilité de la prédestination 39 . C’est donc une savante alchimie que pratique Macrin entre prudence naturelle et adhésion sincère, mais dosée, réflexe de « moyenneur » diraient les réformateurs les plus radicaux. Dampierre : humanisme monastique et circulation manuscrite. Une autre voie ? Bien que l’on ignore les raisons qui ont poussé Jean de Dampierre à quitter le siècle et à abandonner de la sorte une carrière visiblement brillante, il n’en reste pas moins qu’en gagnant le cloître, il s’est soustrait à la turbulence du monde et a emboîté le pas à d’autres lettrés qui entrent dans les ordres à un âge déjà avancé avec un souci de réformation 40 . Ce n’est pas pour autant que Dampierre abdique toute implication dans les débats contemporains : figure de premier plan de l’humanisme monastique 41 , il entretient une correspondance régulière avec des moines humanistes, Denys Faucher 42 , abbé de Lérins (près Tarascon) et Pierre Pylault 43 , moine à l’abbaye de la Saulsaye-lès-Villejuif, qui manifestent aussi 37 Hymnes, II, 11. 38 Voir « Ad se ipsum », VI, 10. 39 J. Salmon Macrin, Hymnes, thèse S. Laburthe, op. cit., t. II, p. 1020. 40 J.M. Le Gall, Les Moines au temps des réformes, op. cit., pp. 48-52. 41 Voir surtout les analyses suggestives de J.-P. Massaut, Josse Clichtove, l’humanisme et la réforme du clergé, Paris, Belles Lettres, 1968, t. I, p. 438 sqq. ; J.-C. Margolin, Lettres et poèmes de Charles de Bovelles, Paris, Champion, 2002, pp. LXXIX sqq. 42 Voir V.L. Bourrilly, « Un Correspondant provençal de Jean du Bellay : Denys Faucher de Lérins », Mélanges Abel Lefranc, 1936, pp. 170-182, et plus récemment M. Venard, L’Eglise d’Avignon au XVI e siècle, thèse dactyl., Atelier de Lille, 1980, pp. 350-365 (absent de la version imprimée de 1993) ; « Humanisme et Réforme. Denis Faucher entre Italie et Provence », Humanisme et église en Italie et en France méridionale (XV e siècle-milieu du XVI e siècle), Rome, École française de Rome, 2004, pp. 269-280. 43 Ce personnage, demeuré méconnu, a latinisé son nom en Pylades ce qui a fait l’objet de nombreuses spéculations résolues par les ms. de Berne (H. Clouzot Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 469 un souci de réforme, et paraissent tiraillés entre respect de l’orthodoxie et volonté d’engager une réforme d’inspiration évangélique 44 . Pylault quitte ainsi la Saulsaye pour devenir précepteur des enfants de la duchesse René de Ferrare ; Dampierre doit faire face à des accusations de luthéranisme, suite à la prononciation d’un sermon, peut-être victime de la malveillance du provincial des Carmélites 45 . Ce mouvement essentiel que constitue l’humanisme monastique demeure largement négligé par la critique du fait de son statut même : sur le plan historique, il implique la prise en compte d’une chronologie relativement longue pour mesurer les réseaux qui se tissent, mais leur étude demande une histoire de détail, prenant en considération un chapelet de personnages de second plan qui permettent de faire le lien entre les figures majeures ; sur le terrain de la philologie, les textes en présence sont souvent manuscrits et souffrent de grandes pertes - autant dire que nous sommes devant l’un des points aveugles de l’histoire de l’humanisme. Dampierre et ses amis moines sont partisans d’une reformatio mentis fondée sur le paulinisme, dans lequel ils communient : Denys Faucher est d’ailleurs connu pour avoir rédigé des commentaires sur les épîtres de Paul, aujourd’hui perdus 46 . L’usage de la paraphrase de l’Évangile (ou des psaumes) correspond à cette recherche d’une piété toute intérieure 47 . Comme on l’a vu auparavant, Dampierre est lié à Marguerite de Navarre, pensait qu’il pouvait s’agir de Pierre Lamy, le compagnon de Rabelais à Fontenayle-Comte ! cf. R.E.R, 1905, p. 175 n. 1). Voir H. Meylan, « Les ‘sodales’… », art. cit. 44 Si, autour de 1538, Denys Faucher a des relations avec Marguerite de Navarre et s’appuie sur elle pour réformer le couvent de Tarascon (V.L. Saulnier, « Troubles au couvent de Tarascon », French Renaissance studies in honor of Isidore Silver, éd. Brown, Lexington, 1974 , pp. 309-16), il se montre, à plusieurs reprises, intraitable en matière d’orthodoxie (cf. sa lettre de 1540 à Charles de Ste-Marthe qui avait été emprisonné à ce sujet, et sa féroce justification du massacre des Vaudois ; voir M. Venard, « Humanisme et Réforme… », art. cit., p. 277). P. Pylault est devenu le précepteur des enfants de Renée de France. Voir Meylan, art. cit. 45 Voir Berne, ms. 450, n° 71, la relation qu’il en fait à son ami Jacques Groslot où il se défend de pencher pour ces idées (10 juin, s.d.). 46 Voir M. Venard, art. cit., pp. 273-274. 47 Voir la lettre de Dampierre au recteur de Bellomer, de la Madeleine-lès-Orléans, ms. Bern. 140, fol. 127 v° : « Je t’envoie les paraphrases à Mathieu et Jean que tu réclames, ainsi que celles sur les livres du De Oratore de Cicéron que réclame ton cher Jacques à qui nous enverrons le reste une fois qu’il aura achevé la lecture de ceux-ci » (Mitto paraphrases quas poscis in Math[eum] & Ioannem, libros item Ciceronis de Oratore quos poscit Iacobus tuus, cui, cum hos perlegerit reliquos mittemus). Meylan a établi que cette lettre datait du début 1528. Voir supra n. 21 (ces paraphrases n’ont pas été retrouvées jusqu’ici). Olivier Pédeflous 470 mais conservera toujours une posture d’indépendance et refusera la rupture prônée par d’autres, tentant une réforme intérieure de l’Église. Dampierre privilégie un lectorat éclairé et relativement choisi, capable de comprendre son cheminement intellectuel et spirituel, même si l’on n’est jamais à l’abri de la transmission d’une lettre compromettante à un tiers indélicat. Quant on parcourt les épaves de sa correspondance, on le voit souvent occupé à faire relire ses ouvrages dans la correspondance de ses amis moines ou laïcs 48 . À la lecture des textes qui subsistent, on constate un nombre important de manuscrits préparés en vue de constituer des exemplaires lisibles et susceptibles de reproduction 49 . III. Projet poétique, ethos des auteurs Influencé par la piété de Robert Gaguin et Pierre de Bur, et du carme Baptista Spagnoli (le Mantouan) dès sa jeunesse, au cours des années 1530, Macrin veut revenir à ces « pieuses Camènes » qu’il admire chez Dampierre et dont il a été égaré par les sirènes de la poésie profane, et des élégiaques en particulier. C’est dans l’une des trois pièces auto-réflexives du recueil intitulées Ad se ipsum que l’on trouve les questionnements les plus profonds sur l’auteur et sa poétique, qui manifeste une rupture avec le catullianisme pontanien des recueils précédents 50 : Prisonnier des charmes trompeurs des Sirènes, Et du miel de la vaine éloquence des poètes, Comme si tu avais bu à la coupe empoisonnée de Circé, Tu ne t’intéresses qu’aux fables. Tu t’y intéresses et hélas, vers les astres tes yeux ne S’élèvent point, tu ne vis pas comme il plairait à Dieu, 48 Cf. F. Aubert, J. Boussard, H. Meylan, « Un premier recueil de poésies latines de Théodore de Bèze » art. cit. 49 Voir à la BnF le ms. lat. 8349 qui contient le De Regimine, écrit à la fin de sa vie. Pour une étude du papier éclairant les pratiques de circulation manuscrite, on se reportera utilement à Claire Bustarret, « Le papier ‘écriture’ et ses usages au XVII e siècle », XVII e siècle, 192 (1996), pp. 489-511. 50 Hymnes de 1537, VI, 10, trad. de S. Laburthe. Syrenum illecebris captus inanibus / Vatum et melliflua vaniloquentia,/ Ceu Circes biberis pocula noxia/ Indulges modo fabulis./ Indulges, oculos heu nec ad æthera/ Sustollis, nec agis quæ placeant Deo/ Davides veluti vaticinus sacra/ Cælesti enucleans lyra./ […] Vites quæ posuit mollis Horatius,/ Lasciva et nimium Musa Propertii,/ Tu Nasonem aliis et Cythereias/ Prudens linque agedum faces./ Verba Evangelii sint tibi cantio/ Amplectenda magis, CHRISTVS et optimus/ Qui Patris solio missus ab aureo/ In terras hominem induit. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 471 Tel David le prophète qui met en lumière Le sacré sur sa lyre céleste. […] Ecarte-toi de ce que qu’a institué le mol Horace Et la Muse par trop lascive de Properce, Toi, ce Nason et les flambeaux De Cythérée, aie donc la sagesse de les laisser à d’autres. Ce sont les paroles de l’Evangile que ton chant Doit plutôt embrasser, et le CHRIST très Bon, Qui du haut du trône doré de son père fut envoyé Sur terre pour revêtir enveloppe humaine. Macrin est, des trois poètes, celui qui recourt le plus à la référence à la Muse pour penser sa création poétique ; il ne s’agit pas seulement d’un repli ponctuel ici, mais d’une nouvelle étape dans son cheminement « éthique » et esthétique qui reçoit une illustration exemplaire dans le passage de sa femme et inspiratrice Gelonis « de la Nymphe à la Sainte » 51 . Le recueil des Hymnes de 1537, dont les pièces remontent en général aux années 1528-36 (avec l’intégration de textes parfois bien antérieurs), porte la marque du remodèlement d’un projet poétique comme l’a très bien montré Suzanne Laburthe 52 . Dampierre, de son côté, cultive la muse chrétienne et son ami Faucher peut le féliciter de moraliser l’hendécasyllabe phalécien, contrairement à la tendance habituelle de ce vers fixée par Catulle et encore récemment par Pontano 53 . Je fais l’hypothèse que sa paraphrase du psaume 26 (27) 54 est contemporaine de l’affaire des Placards. Henri Meylan avait jadis signalé ce texte, insistant sur la spiritualité particulière qui s’y faisait jour et sur sa valeur dans l’histoire des tendances religieuses du temps ; il avait fait le vœu de publier cette paraphrase, mais ce projet est visiblement resté lettre morte 55 . Dans ce texte, Dampierre retrouve les accents du Psalmiste, comme Macrin dans un certain nombre de poèmes des Hymnes de 1537 56 . Sa 51 Voir le bel article de S. Laburthe, « De la Nymphe à la Sainte, continuité et discontinuité de la représentation de l’épouse du poète Jean Salmon Macrin », Le Lyrisme conjugal…, op. cit. 52 S. Laburthe, Les Hymnes…, thèse, t. I, 1 ère partie, pp. 17-44. 53 Dampetro Dionysius Lirinensis S.p.d. in Dampierre, De Regimine virginum, BnF, ms. lat. 8349, f. 2 r°-v°. 54 Paraphrasis in psalmum XXVI. Dominus illuminatio mea. Le texte est conservé à la BnF dans le ms. lat. 8143 (ff. 129-136), jadis décrit sommairement par E. Picot, Les Français italianisants, II, p. 152 sqq. 55 H. Meylan, « Bèze et les ‘sodales’ d’Orléans », art. cit., p. 143, 56 Voir les analyses fines de S. Laburthe, Les Hymnes…, thèse, t. I, 2 e partie, ch. 6. Olivier Pédeflous 472 paraphrase relève sans contredit de la traduction-reformulation d’ordre poétique et herméneutique que Max Engammare 57 oppose à la tendance philologico-explicative, représentée à la même époque par son ami Nicolas Bérauld par exemple 58 . Cela ne fait pas de doute qu’il y a là une influence d’Erasme dont les paraphrases de l’Évangile, parues entre 1517 et 1524, ont fait date 59 ; Dampierre a une profonde vénération qui s’exprime dans une longue épitaphe qu’il lui écrit en 1536 à la suite d’une rumeur (fausse) de la mort du Rotterdamois 60 . Après une brève entrée en matière, centrée sur les ténèbres et les tourments qui attendent le chrétien sans Dieu, voici la paraphrase des premiers mots du psaume 61 : Je suis assiégé par ces ténèbres Je suis opprimé et écrasé par ces rochers, Mais quelle que soit leur force d’attaquent et de parole, Du moment que Dieu seul est ma lumière, c’est-à-dire Qu’il éclaire mon cœur et ma vie, Qu’il les préserve et les protège, qu’aurai-je à craindre ? Les ennemis m’accablent et me menacent rudement, Tout zélés à causer ma perte et ma mort. Et tel un lion ou un ours, Ou un loup cruel ils brûlent de déchirer mes chairs Et d’en faire jaillir le sang […] Tout comme dans le texte de Macrin, nous avons là une méditation sur la foi (Illic et pietas fidesque regnet, v. 140), à partir de l’image de l’illumination, marque la plus évidente de la découverte de Dieu pour le nouveau croyant. 57 M. Engammare, « La Paraphrase biblique entre belles fidèles et laides infidèles », Les Paraphrases bibliques aux XVI e et XVII e siècles. Actes du Colloque de Bordeaux des 22, 23 et 24 septembre 2004, éd. Véronique Ferrer et Anne Mantero, Genève, Droz, 2006, pp. 19-36. 58 Nicolas Bérauld, Psalmi LXXI et CXXX enarratio homiliis aliquot distincta […], Paris, sub signo Rubri Castri (Guillaume de Bossozel ? ), 1529. 59 Voir N. Balley, « Les critiques de Noël Béda contre les paraphrases d’Erasme », Les Paraphrases bibliques aux XVI e et XVII e siècles, op. cit., pp. 241-264. 60 Voir M. Mann-Phillips, « From the Ciceronianus to Montaigne », Classical influences on European Culture, 1500-1700, éd. R.R. Bolgar, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1971, pp. 191-197 ; le texte se trouve dans J. Gruter, Delitiae C. Poetarum Gallorum, 1609, t. II, pp. 833-861. 61 Paraphrasis in psalmum XXVI, vv. 18-32 : Istis obsideor miser tenebris/ Istis opprimor obruorque saxis/ Sed quantumlibet ingruant, promantque,/ Cum mi lux deus et solus sit, hoc est/ Illustret mihi cor, meamque uitam/ Conseruetque tegatque, quem timebo ? / Vrgent me uehementer imminentque/ Hostes perniciem in meam, necemque/ Deuoti. Ac ueluti leo uel ursus/ Immanisue lupus meas cruenti/ Efferique petunt uorare carnes […]. Macrin, Bourbon, Dampierre devant l’Affaire des Placards (1534) 473 Le texte que paraphrase Dampierre fait partie d’une série de trois psaumes où David mentionne les ennemis du Christ qui l’assaillent de toute part. Dampierre met à profit la possibilité très forte d’identification avec David, perdant son moi dans ce je étendu, et il se positionne ainsi très loin du Christ des théologiens. On retrouve ici l’ajout d’images saisissantes fréquentes dans les paraphrases de psaumes avec un recours traditionnel au bestiaire (lion, ours, loup) 62 . Dampierre retrouve, dans l’esprit, les litanies de Bourbon contre la tourmente ambiante qui ne cesse que dans la lumière du Christ (deuxième strophe) ; on ne peut exclure qu’il s’agisse d’une réaction contre ceux que Dampierre juge les ennemis du Christ (les extrémistes ? ) et qu’il ait livré à une diffusion restreinte une sorte de samizdat, cryptant un message revendicatif qui serait bien dans le ton de ce partisan de la contestation silencieuse. On a certes des attestations de la circulation d’autres paraphrases de Dampierre, destinées à une transmission, mais nous ne savons rien de leur contenu ; en l’absence de preuves tangibles sur cette résistance, il convient de réserver son jugement. Il n’en demeure pas moins qu’il y a un contraste évident avec Bourbon dans la forme. Au choix de l’épigramme, d’un recueil sautillant qui alterne réflexions littéraires, traits féroces ad hominem, et professions de foi évangélique, d’une efficace de la parole immédiate, Dampierre substitue la simplicité de la paraphrase, sorte de dialogue direct avec Dieu, moyen détourné de réfléchir sur l’actualité. Alors que Macrin a besoin de marquer une réorientation de son œuvre vers la piété, pour Bourbon c’est tout un, il n’y a pas d’opposition frontale entre sujets païens et sujets chrétiens ; il avait mis son recueil de 1533 sous le double patronage des Muses et du Christ 63 . La rhétorique cumulative de Bourbon dont l’effet repose précisément sur la diversité générique, thématique, éthique, est inconciliable avec cette recherche d’ascèse que Macrin impose à sa poésie pour qu’elle rende le son juste, celui de la vérité intérieure. * * * Les trois poètes présentent certes tout un dégradé de postures de « moyenneurs », mais tandis que Bourbon fait le choix de l’action, avec les 62 Voir C. Reuben, La Traduction des Psaumes de David par Clément Marot. Aspects poétiques et théologiques, Paris, Champion, 2000. 63 Bourbon, Epigrammata, éd. cit., f. 3 r° : « ayant invoqué non seulement les Muses au complet, mais aussi le CHRIST, présent en personne, autant que faire se peut, lui qui est bien au fait de la droiture de ma conscience » (invocatis non solum musis omnibus, verumetiam praesente ipso, quoad eius fieri poterit, CHRISTO, rectae meae conscientiae conscio). Olivier Pédeflous 474 conséquences que l’on sait. Macrin et Dampierre baignent dans un univers très marqué par l’érasmisme qui s’effrite devant la montée des clivages à l’époque du floruit de Bourbon. Face à l’autocensure intériorisée de Macrin et Dampierre qui empêche de distinguer absolument les inclinations personnelles, les orientations esthétiques et les nécessités du réalisme politicoreligieux, Bourbon est beaucoup plus clairement guidé par une logique d’accommodation, une fois que son brûlot a eu fait son effet, condition sine qua non de la réédition d’un recueil qui lui avait valu la prison. PFSCL XXXVI, 71 (2009) Du manuscrit à l’édition : Formes linguistiques de l’autocorrection dans les Lettres de Cyrano de Bergerac MATHILDE LEVESQUE Université Paris-Sorbonne J’en étais là de ma lettre, adorable M..., lorsqu’un censeur à contre-sens m’arracha la plume […] Moi, ne pouvant punir cet orgueilleux plus sensiblement que par le silence, je pris une autre plume et continuai ainsi […] 1 C’est sans doute en raison d’une prudence avouée que Cyrano de Bergerac, dont les œuvres ont toutes été publiées au milieu du XVII e siècle, n’a jamais figuré à l’Index 2 : on ne peut qu’être surpris de l’absence d’interdiction de l’œuvre cyranienne, quelques décennies à peine après le retentissant procès de Théophile de Viau 3 . Cependant, bien qu’elle ait échappé aux foudres du Parlement, cette œuvre a une histoire éditoriale complexe, qui signale le risque permanent de l’action censoriale. En ce qui concerne les deux ro- 1 Cyrano de Bergerac, « Pour une dame rousse », dans Œuvres Complètes II, Lettres, Entretiens pointus, Mazarinades, textes établis et commentés par Luciano Erba et Hubert Carrier, Paris, Champion, 2001. La version manuscrite portait « cet orgueilleux idiot ». Nous abrégeons désormais en Lettres. 2 Index librorum prohibitorum, 1600-1966, sous la direction de J.-M. de Bujanda, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, et Genève, Droz, 2002. Descartes, par exemple, a été mis sept fois à l’Index et y est resté jusqu’à sa suppression en 1966. 3 À ce sujet, voir F. Lachèvre, Le Libertinage devant le Parlement de Paris : Le Procès du poète Théophile de Viau (11 jullet 1623-1 er septembre 1625), publication intégrale des pièces inédites des Archives nationales, Paris, Champion, 1909. Mathilde Levesque 476 mans 4 , un manuscrit a été perdu 5 , et l’autre considérablement mutilé lors de l’édition posthume 6 . Les Lettres quant à elles, publiées par Cyrano lui-même de son vivant, subsistent encore sous plusieurs versions, témoins d’une écriture progressive : un manuscrit 7 , une édition originale de 1654 8 , une édition cartonnée 9 , et une édition de 1662 10 . Ce sont ces lettres que nous retiendrons, dans la mesure où elles présentent des corrections relevant de l’autocensure, c’est-à-dire imputables à l’auteur lui-même. Nous aurons par ailleurs à étudier la spécificité de lettres fictives, qui ne s’inscrivent pas dans une logique épistolaire, et qui n’ont eu pour tout envoi que la publication. La comparaison préalablement établie entre des textes à vocation exclusivement clandestine 11 et des textes voués à la publication laisse apparaître l’existence d’un style propre à la menace censoriale : l’interaction entre la censure et l’autocensure, entre contrainte extérieure et processus d’écriture, a d’ailleurs déjà été soulignée dans des travaux fondateurs 12 . Nous voudrions donc, à partir des différents états des Lettres cyraniennes, dégager les constantes stylistiques intrinsèquement marquées comme correctives, 4 Les États et Empires de la Lune et du Soleil (avec le Fragment de physique), [Paris, C. de Sercy, 1657 et 1662], éd. critique, textes établis et commentés par M. Alcover, Paris, Champion, coll. « Classiques », 2000. 5 Le Bret, ainsi que Brun et Lacroix, avancent l’hypothèse du vol des Etats et Émpires du Soleil. 6 Voir annexe 1 pour un exemple des suppressions de Le Bret, qui privent les États et Empires de la Lune de leur dimension polémique. Dans le passage donné, les points de suspension remplacent « le Paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’Arbre de Vie ». 7 Conservé à la Bibliothèque Nationale sous la cote Nouv. Acq. 4557. 8 Dans Les Œuvres diverses de M. Cyrano de Bergerac, Paris, C. de Sercy, 1654. 9 Un exemplaire est conservé à l’Arsenal (cote 4°BL 5296), l’autre à l’Institut (cote 4°R.59 ABC ). 10 Dans Les Nouvelles Œuvres de Monsieur de Cyrano de Bergerac, Paris, C. de Sercy, 1662. 11 On peut raisonnablement penser que Cyrano destinait Les États et Empires de la Lune à une circulation sous le manteau. En effet, il n’en a pas orchestré la publication, et nous trouvons par ailleurs des témoignages de lecture dès 1650, soit sept ans avant l’édition de Lebret. Voir par exemple Jean Le Royer de Prade, Œuvres poétiques, Paris, N. et J. de La Coste, 1650, et particulièrement le sonnet « À l’auteur du voyage dans la Lune ». 12 Voir par exemple L. Strauss, La Persécution et l’art d’écrire [Persecution and the art of writing, 1941], trad. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, Éditions de l’éclat, 2003 ; F. Hallyn, « ‘Le Langage confus qui règne dans les pays d’Inquisition’ : Descartes et la rhétorique de la dissimulation », Poétique, 142, avril 2005, pp. 131-151 ; P. Zagorin, Ways of lying. Dissimulation, Persecution and Conformity in Early Modern Europe, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1990. Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 477 mais aussi les rattacher à la spécificité de la plume de Cyrano, chez qui la dissimulation semble davantage relever de la feinte. Il s’agirait alors pour l’auteur, grâce à deux autocensures successives 13 , de simuler l’expurgation, tout en continuant à « écrire entre les lignes » 14 . La démarche d’autocorrection ne prenant sens qu’à la lumière du contexte, nous devrons dans un premier temps faire quelques mises au point, afin de comprendre l’initiative de correction, trahissant une écriture risquée : nous nous intéresserons alors aux éléments que Cyrano choisit de modifier, ainsi qu’aux modes d’expression de la retenue, avant d’interroger le fantome de la censure au XVII e siècle. I. Quelques mises au point Auteur et écrivain au XVII e siècle Pour appréhender le lien entre le producteur d’une œuvre et la censure 15 , la distinction entre auteur et écrivain est essentielle. Dans le dictionnaire de Furetière, la définition littéraire du mot auteur est en cinquième position, de même qu’escrivain ne livre son sens contemporain qu’en dernière position (le critère graphique étant jusqu’alors prédominant). Pour Furetière, auteur, « en fait de littérature », désigne « tous ceux qui ont mis en lumière quelque livre. Maintenant on ne le dit que de ceux qui en ont fait imprimer » 16 . N’est donc auteur que celui que la publication définit comme tel ; le passage par l’imprimé engage du même coup la responsabilité de son auteur. C’est ce que laissait déjà entendre le mode de classification de l’Index, qui condamnait moins l’œuvre elle-même que celui qui en était à l’origine : 13 Celle du manuscrit à l’édition, et celle de l’édition à l’édition cartonnée. 14 L. Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, op. cit., p. 25. 15 Pour une mise au point sur ces notions, voir M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de Philosophie, 63 e année, n°3, 1969, pp. 73-104, A. Pizzorusso, « L’Idée d’auteur au XVII e siècle », Le Statut de la littérature : Mélanges offerts à Paul Bénichou, éd. M. Fumaroli, Genève, Droz, 1982, pp. 55-69 et A. Viala, Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985. 16 A. Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts [La Haye et Rotterdam, 1690], Genève, Slatkine reprints, 1970. Nous soulignons. Richelet donnait déjà : « Celui qui a composé quelque Livre imprimé ». Mathilde Levesque 478 Distinguant les œuvres en latin et les œuvres en français, les index de la Sorbonne utilisent la catégorie de l’auteur comme principe fondamental de désignation du livre 17 . L’édit de Fontainebleau du 11 décembre 1547, ainsi que l’édit de Châteaubriant du 27 juin 1551, stipulent que toute publication, après censure préalable, doit impérativement porter le lieu de publication, le nom de l’imprimeur, mais aussi, et surtout, le nom d’auteur : la censure fait bien plus sens lorsqu’elle incrimine des personnes physiques que lorsqu’elle s’attaque aux ouvrages anonymes. L’examen des signatures de Cyrano montre qu’il a travaillé sur cette présence du nom (voir annexe 2). Les lettres signées du patronyme auctorial ne sont pas majoritaires, et, surtout, pour six d’entre elles, la signature disparaît entre la version manuscrite et la version imprimée. Notre hypothèse est la suivante : Cyrano assume la responsabilité de son projet éditorial, ce dont témoigne la présence de son nom sur la couverture des Œuvres complètes . Toutefois, les lettres étant fictives, leur auteur l’est parfois tout autant : la « Lettre à Hercule », par exemple, est ainsi signée « Votre serviteur, Thésée ? » 18 . Par conséquent, l’auteur peut choisir lui-même les lettres dont il se réclame en tant que personne physique, et il le manifeste en apposant son patronyme ; il va de soi que dans une correspondance réelle ces arrangements n’ont pas les mêmes enjeux. Protéger l’homme et son œuvre Charles de Sercy, éditeur de Cyrano, après avoir fait partie des libraires du Pont-Neuf, fut reçu en 1649 et s’installa « au Palais, dans la salle Dauphine, à la Bonne Foy couronnée » 19 . Le choix des éditeurs n’est pas anodin : comme l’explique Henri-Jean Martin, Sercy était connu pour éditer des « nouveautés littéraires », tandis que Rocollet, par exemple, nommé imprimeur du roi en 1633, et protégé du chancelier 20 Séguier, se destinait surtout à une clientèle « de femmes et de gens d’esprit » 21 . Dans le catalogue de 17 R. Chartier, Culture écrite et société : L’ordre des livres (XIV e -XVII e siècles), Paris, Albin Michel, 1996, p. 64. 18 Lettres, op. cit., p. 236. 19 Selon les exigences des édits précédemment mentionnés, cette information doit également figurer sur l’ouvrage publié. 20 Depuis le code Michau de 1629, le chancelier est responsable de la censure. 21 H.-J. Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle, préface de R. Chartier, Genève, Droz, 1999, vol. 2, p. 354. Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 479 Sercy 22 , Cyrano a, comme Molière, sa propre rubrique, et l’on s’attend à trouver chez cet éditeur des ouvrages non singuliers. Le péritexte des Lettres laisse apparaître qu’en marge de l’œuvre ellemême, Cyrano a pris ses précautions à l’égard de la menace censoriale. Après consultation de divers privilèges, il ne nous a pas semblé que l’expression « il nous a supplié de luy vouloir accorder » 23 , présente dans le privilège des Œuvres diverses, soit récurrente : elle témoigne donc d’une posture particulière de l’auteur. À cette pièce royale s’ajoute une dédicace de Cyrano, adressée au duc d’Arpajon. La dédicace présente la particularité de feindre de donner alors qu’en réalité elle exprime une requête : la protection. Scarron le souligne avec ironie dans sa dédicace du Virgile travesti, qu’il adresse au cardinal de Retz : A Coadjuteur, C’est tout dire Votre nom seul porte avec soi tous les titres et tous les éloges que l’on peut donner aux personnes les plus illustres de notre siècle. Il fera passer mon livre pour bon, quelque méchant qu’il puisse être […] 24 . La posture d’humilité est attendue dans une préface, mais est particulièrement marquée chez Cyrano : Ce livre ne contient presque qu’un ramas confus des premiers caprices, ou, pour mieux dire, des premières folies de ma jeunesse ; j’avoue même que j’ai honte de l’avouer dans un âge plus avancé : et cependant, Monseigneur, je ne laisse pas de Vous le dédier avec tous ses défauts, et de Vous supplier de trouver bon qu’il voie le monde sous votre glorieuse protection 25 . Les premiers mots de la dédicace mêlent rhétorique de l’éloge et de l’humilité, cette dernière reposant sur le lexique de l’auto-dénigrement et la structure restrictive. L’épanorthose faussement corrective permet en réalité, plus qu’un ajustement, un redoublement du chleuasme. La posture d’humilité trouve cependant ses limites dans la répétition pléonastique du verbe avouer : la surenchère provoque en effet l’affadissement. L’apparition du péritexte dans l’imprimé témoigne d’une œuvre placée sous diverses protections et sur laquelle la censure a moins de prise ; cela ne 22 Catalogue des Livres imprimez à Paris chés CHARLES DE SERCY, au Palais, au sixième Pillier de la Grand’Salle, vis-à-vis la montée de la Cour des Aydes, à la bonne-Foy couronnée. 23 Lettres, p. 259. 24 P. Scarron, Œuvres, nouvelle édition, [Paris, JF Bastien, 1786], Genève, Slatkine Reprints, 1970, tome II. Nous soulignons. 25 Préface, Lettres, p. 53. Mathilde Levesque 480 saurait néanmoins remplacer le travail auctorial effectué en amont pour permettre la publication de l’ouvrage. Déconvenues éditoriales Les Lettres cyraniennes sont marquées du sceau de l’expurgation. Lorsqu’en 1833 le bibliophile Monmerqué trouve le manuscrit, il note au recto du premier feuillet : « On a malheureusement coupé quelques feuillets à la fin du volume » 26 ; quand le manuscrit est publié, en 1654, on y insère aussitôt, sous presse, des cartons à visée corrective 27 . Ces derniers sont ainsi définis par Furetière : « En termes d’Imprimerie, se dit d’un feuillet qu’on r’imprime à la place d’un autre où il s’étoit glissé quelque grosse faute » 28 . La définition est illustrée par l’exemple suivant : « on a refait plusieurs cartons de ce livre pour en empêcher la censure » 29 . Il s’agit là en effet, d’une des fonctions possibles du carton ; mais ce dernier peut aussi être le résultat, et non la prévention, de la censure. C’est d’ailleurs probablement le cas pour Cyrano, comme l’explique Madeleine Alcover : Comme il y a tout lieu de croire que cette censure [les cartons] a été imposée - le cartonnage ayant dû être très onéreux et les armes royales du baneau du carton révélant probablement une origine gouvernementale - il n’est pas exclu que les textes incriminés aient été signalés par les censeurs de la chancellerie 30 . Il est donc probable que la censure préalable ait signalé les passages trop subversifs, et que Cyrano, compte tenu de ces données, ait procédé à une seconde autocensure, distincte de celle qu’il avait déjà opérée entre la version manuscrite et la version imprimée. Par ailleurs, la baronne de Neuvillette et la mère Marguerite de Jésus, qui assuraient la protection religieuse de Cyrano à la fin de sa vie, se sont éteintes en 1657, et le texte a retrouvé sa forme originale dès 1659 31 . 26 Ibid., pp. 23-24. 27 Pour une explication du fonctionnement des cartons dans l’édition, voir J. Vercruyse, « Le Carton : typologie et apports à la textologie », La Bibliographie matérielle, Paris, Éditions du CNRS, 1983. 28 A. Furetière, Dictionnaire universel.., op. cit. 29 Nous soulignons. 30 M. Alcover, Cyrano relu et corrigé, op. cit., p. 22. 31 Le lien entre le décès des deux femmes et le retour à la version non expurgée est avancé par Madeleine Alcover, Cyrano relu et corrigé, op. cit., p. 24. Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 481 Les autocorrections sont donc repérables dans les variantes entre version manuscrite, version imprimée et version cartonnée : il s’agit alors de comprendre de quelle façon Cyrano rend son texte acceptable. II. « Serviendum tempori » 32 : menace censoriale et autocensure Luciano Erba recense quatre procédés relevant de la prudence dans l’écriture 33 : le renoncement, l’anonymat, l’allégorie et l’autocensure. Il nous semble que les trois premiers s’inscrivent ans le quatrième, et qu’ils sont tous engendrés par la menace d’un châtiment éditorial mais aussi physique : en 1619, Jules César Vanini, dont Cyrano se souvient dans Les États et Empires du Soleil, avait eu la langue coupée, avant d’être brûlé sur la place publique. L’ensemble de son œuvre avait par ailleurs été mis à l’Index l’année suivante. Certains auteurs ont su faire preuve de davantage de prudence, à une époque où la censure était peut-être moins vigilante : c’est ainsi que La Fontaine réussit en 1678 à obtenir un privilège pour ses Fables, en les faisant passer pour une traduction de l’œuvre d’Ésope. Galilée, qui n’échappa ni à l’Index ni à l’abjuration, parvint néanmoins à communiquer en langage codé avec Descartes, notamment grâce à l’anagramme. Qu’en est-il de la méthode cyranienne ? « Larvatus prodeo » 34 Cyrano procède souvent, nous l’avons vu, à la dissimulation de son identité, traditionnellement trahie par le patronyme. On remarque - et c’est bien plus rare - que le masque s’applique également au destinataire, pourtant fictif, des lettres (voir annexe 3). L’absence du nom invalide la diffamation : entre le manuscrit et l’édition, les noms explicitement mentionnés disparaissent systématiquement. Les deux seules exceptions, qui sont des cas d’adresse indirecte, sont des noms certes préservés dans l’édition, mais supprimés dans l’édition cartonnée ; la lettre « Contre Scarron » disparaît de fait intégralement. L’effacement de tout critère référentiel ne permet ainsi pas, en 32 Lettre de Guy Patin à son fils, découverte par René Pintard dans le Codex palatinus 7071 de la Bibliothèque d’État de Vienne, reproduite dans A. Adam, Les Libertins au XVII e siècle, Paris, Buchet/ Chasteel, 1986, pp. 156-157. Nous traduisons : « Il faut servir les circonstances ». 33 L. Erba, « Introduction », Œuvres complètes II, op. cit., p. 4. 34 R. Descartes, « Prœambula », Œuvres de Descartes, publiées par C. Adam et P. Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1897-1913, tome X, p. 212. Nous traduisons : « Je m’avance masqué ». Mathilde Levesque 482 l’absence des variantes manuscrites, de retrouver le destinataire initial de la lettre. Certaines identités restent d’ailleurs encore totalement « obscures » 35 quand le manuscrit lui-même ne nous les livre pas. Il est difficile d’évaluer si la suppression des noms relève uniquement de l’autocensure, ou si elle s’accompagne d’un changement de portée de la lettre. En revanche, l’absence de tout nom dans la lettre « Sur le faux bruit qui courut de la mort de Monsieur le Prince » 36 , présente dans le manuscrit mais publiée seulement en 1662, est un exemple incontestable d’autocensure. Le recours massif aux périphrases dissimulant le nom du Grand Condé fit qu’en l’absence de version manuscrite l’éditeur Lacroix crut qu’il s’agissait de Turenne. La vénération de Cyrano pour un homme devenu « hors-la-loi » 37 n’était pas publiable. Un style de la censure ? L’autocensure cyranienne, dans les différents états du texte, repose sur trois grands procédés - la suppression, la substitution et l’ajout - , qui signalent souvent chez Cyrano une double retenue : celle que la censure impose, et celle qu’il manifeste à l’égard de son énoncé final, nécessairement trop édulcoré . Comme le montre A. Viala dans son article, le texte est toujours un compromis. Cyrano, pour des raisons conjoncturelles, n’a pas souhaité publier luimême l’hommage au Grand Condé ; la publication ne se fit que de manière posthume ; la lettre « Contre Scarron » 38 , qui constitue un hapax dans la mesure où elle est bien plus virulente en 1654 que dans le manuscrit, est intégralement supprimée au moment de la deuxième révision, pour l’édition cartonnée 39 . Ce qui nous intéresse essentiellement ici, ce sont les modifications de détail, légères reformulations censées faire disparaître dans le microcontexte une portée subversive pourtant évaluable dans la macrostructure du texte. La censure est susceptible d’intervenir dans plusieurs domaines, qui touchent majoritairement au contexte contemporain, à la religion, et à l’obscène. Sur le plan lexical, les termes « viédaze » et « cul » sont par 35 Note de L. Erba, Lettres, op. cit., p. 135. 36 Lettres, op. cit., pp. 263-266. 37 M. Alcover, Cyrano relu…, op. cit., p. 26. 38 Lettres, op. cit., pp. 167-175. 39 Il s’agit des cartons 159-172. Pour le détail des longs passages supprimés dans les éditions cartonnées, voir M. Alcover, « Cyrano et la censure : l’état cartonné des Lettres de 1654 », pp. 1-27 in : Cyrano relu et corrigé, op.cit. Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 483 exemple remplacés par « coquin » et « derrière » 40 . L’autocensure distingue ici termes bas et termes indécents, les premiers tenant au seul référent, les seconds à l’implication énonciative : il s’agit alors moins de corriger ce qu’on dit que la manière dont on le dit. C’est son regard sur le monde que l’auteur modifie, et non le monde lui-même, et en particulier ses éléments bas, vis-àvis desquels il n’a aucune responsabilité. Dans le domaine religieux, le traitement du mot diable est particulièrement éclairant : le mot disparaît presque systématiquement dans la version imprimée. En général, la substitution s’accompagne d’une modification sémantique, lorsque le diable devient un « géant charmé » 41 ; la substitution est parfois même antithétique, si bien que c’est le concept de diable qui disparaît complètement. Par exemple, l’expression « vous devez être celui qui fera l’épitaphe de l’Antéchrist » devient « vous devez être celui qui fera l’épitaphe du genre humain » 42 . On le voit, les présupposés de la version imprimée ne sont accessibles qu’au regard de la version manuscrite. Parfois, la substitution lexicale vise la seule atténuation : « le diable vous agite » est remplacé par la périphrase euphémisante « votre mauvais ange s’agite contre moi » 43 : l’apparition du possessif et la disparition de la lexie diable éliminent la portée subversive du passage, et les opérations syntaxiques font disparaître l’idée de possession. Le recours à la métonymie est aussi un moyen de faire d’une attaque directe une accusation biaisée : dans la lettre « Contre le Caresme » par exemple, Cyrano remplace « je trouve que l’Église a tort de tuer » par « je trouve que les jours maigres ont tort de tuer » 44 . L’autocensure est ici d’autant plus nécessaire que l’implication énonciative est explicite. L’examen des éditions cartonnées montre que les corrections portent sur les mêmes éléments. « Le Credo de ceux qui ont trop de foi » a été remplacé par « l’entretien des gens de peu d’esprit » 45 , afin de faire disparaître, là encore, le désignateur rigide Credo, marqué par la majuscule. Ce type de corrections absolument cohérent avec les modifications effectuées entre version manuscrite et version imprimée, plaide en faveur d’une autocensure : Cyrano aurait alors effectué lui-même une deuxième série de corrections. Toutefois, les cartons 185-186 de la lettre « Contre le Carême » remplace « ces personnes que le Carême a tuées » par « ces personnes que le Caresme : abus ». L’absence de toute reformulation, palliée par une écriture 40 Lettres, op. cit., p. 146. 41 Ibid., p. 132. 42 Ibid., p. 136. 43 Ibid., p. 180. 44 Ibid., p. 186. 45 Cartons 93-96. Mathilde Levesque 484 du commentaire, trahissent davantage une intervention extérieure, et donc censoriale. Ces incohérences rendent difficile la prise de position définitive sur l’origine des corrections. L’évocation du contexte contemporain, en particulier politique, doit également être soumis à révision. Ainsi, évoquant l’eau de la fontaine d’Arcueil, Cyrano ne peut maintenir qu’elle « fait plus que le roi quand il guérit à Paris des maladies en les touchant », ce qui d’une part remet en cause le pouvoir divin du roi lorsqu’il touche les écrouelles, et d’autre part laisse croire au miracle, lequel n’a pas sa place hors de la religion. L’eau devient alors « plus savante que les docteurs de la faculté d’Hippocrate » 46 : les médecins sont eux-mêmes désignés par une périphrase 47 , qui permet elle aussi de contourner la mention explicite. Les cartons 227-228 remplacent quant à eux la mention du « siège de Paris » par une allusion métonymique aux « désastres de Paris » 48 : alors que Mazarin était initialement attaqué, l’accusation porte finalement sur ses adversaires, les Frondeurs, dont la rébellion a eu des conséquences désastreuses 49 . Modalités de l’ajout L’autocensure cyranienne n’est pas exclusivement mutilation du texte initial : un certain nombre de passages ont été ajoutés entre la version manuscrite et la version imprimée. Les plus intéressants sont deux éloges : Cyrano vante ainsi les mérites du cardinal Mazarin d’une part, et la gloire de Dieu d’autre part. Ces deux témoignages semblent absolument incohérents avec ses positions habituelles. On trouve ainsi dans la lettre « Contre Scarron », qui semble décidément avoir posé de nombreux cas de conscience éditoriaux : Comment aurait-il pu voir cet ouvrage d’un bon œil [il s’agit d’un sonnet], […] lui dont la calomnie et la rage ont osé répandre leur écume sur la pourpre d’un prince de l’Église, et tâché d’en faire rejaillir la honte sur la face d’un héros qui conduit heureusement, sous les auspices de Louis, le premier État de la chrétienté ? 50 Dans cet extrait, le recours massif à la périphrase n’a bien sûr pas de visée dissimulatrice : contrairement à celles qui désignaient le Grand Condé, ces 46 Lettres, op. cit., p. 83. 47 « Docteur » au XVII e siècle n’est absolument pas synonyme de « médecin », il a le sens qu’on lui conserve dans docteur ès lettres par exemple. 48 Lettres, op. cit., p. 217. 49 Pour une explication de cette modification, voir note d dans Lettres, op.cit., p. 217. 50 Lettres, op. cit., p. 172. Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 485 structures réfèrent sans équivoque à Mazarin, mais ont l’avantage de le désigner par ses qualités, « prince » et « héros ». Dans la lettre « Contre un pédant », on lit par ailleurs : Sachez que je connais une chose que vous ne connaissez point, que cette chose est Dieu, et que l’un des plus forts arguments, après ceux de la foi, qui m’ont convaincu de sa véritable existence, c’est d’avoir considéré que sans une première et souveraine bonté qui règne dans l’Univers, faible et méchant comme vous êtes, vous n’auriez pas vécu si longtemps impuni 51 . Cette profession de foi, quelque peu surprenante sous la plume de l’auteur, est à comprendre comme secondaire par rapport au détournement satirique qu’elle subit. La preuve de l’existence de Dieu n’est pas le but ultime de cette déclaration, elle est un moyen du blâme ; et si Cyrano est inattaquable, ses propos traduisent néanmoins une certaine distance, notamment à travers le substantif « chose », appliqué - comme une hérésie bien sûr - à Dieu. Ce dernier exemple nous conduit à douter quelque peu de l’efficacité absolue de l’autocensure cyranienne ; bien qu’elle parvienne à adoucir la plume acerbe de l’auteur, elle ne réussit manifestement pas à dénuer le texte de toute sa portée subversive. Il convient donc de réfléchir à présent sur la manière exacte dont la menace censoriale conditionne l’écriture cyranienne. III. Une censure fantasmée ? Il semble en effet que la censure puisse aussi relever du fantasme, et ce à deux titres : d’une part parce qu’elle n’est pas absolument systématique, et d’autre part parce que, effective ou menaçante, elle reste un argument de vente incotestable. Souhaiter la censure Il est désormais communément admis que la menace censoriale conditionne le style des auteurs, qui pratiquent ainsi, spontanément ou après révisions, une écriture de la retenue. Mais il est toujours profitable d’avoir été incriminé par la censure, comme le montre cet extrait d’une œuvre italienne publiée une dizaine d’années avant les Lettres de Cyrano. C’est l’âme de Ferrante Pallavicino, décapité pour avoir publié des textes contre le Pape, qui parle : Il n’y a rien qui confère plus de réputation à une œuvre, que l’interdiction ; parce que la privation engendre le désir ; parce que chacun est sûr qu’il va 51 Lettres, op. cit., p. 181. Mathilde Levesque 486 y trouver de belles choses pleines de vivacité. Et à mon avis, on apprend beaucoup plus dans un [seul] livre interdit que dans beaucoup qui sont permis. De sorte que si j’étais en vie, j’aimerais que toutes mes œuvres fussent immédiatement interdites ; sachant que l’interdit stimule la curiosité 52 . Le livre censuré est l’indice d’un auteur affranchi. Cyrano de Bergerac n’a jamais été censuré 53 , il n’a jamais figuré à l’Index, contrairement à Descartes, dont il se réclamait, ou encore à Fontenelle, qui y figura en 1687 pour son Entretien sur la pluralité des mondes, dont la subversion n’a pourtant rien à envier à celle des romans cyraniens. Il y a manifestement chez Cyrano une incohérence entre la figure auctoriale et l’absence de condamnation. Toutefois, un certain nombre d’auteurs et de critiques ont tenu à faire de l’écrivain une victime de la censure, notamment à cause de La Mort d’Agrippine 54 et de ses « trente ou quarante vers qui choquent les bonnes mœurs » 55 . Alfred Rébelliau prétend qu’elle fut interdite en 1657 56 et René Jasinski que ce fut par ordonnance de la Compagnie du Saint-Sacrement 57 . Or, on ne possède aucune trace officielle de cette condamnation, qui aurait peut-être assuré la pérennité de l’ensemble de l’œuvre dans les mémoires. Au lieu de cela, lorsque Boileau mentionna Cyrano dans son art poétique de 1674, il ajouta une note précisant « Cyrano Bergerac, auteur du Voyage de la Lune » 58 . L’erreur dans le titre ainsi que la nécessité de faire une note montrent que Cyrano n’était déjà plus d’actualité, vingt ans à peine après sa mort : c’est peut-être là le destin des œuvres trop retravaillées. 52 L’Anima, di Ferrante Pallavicino [1643], Villafranca, 1671, p. 532. Traduction J.-P. Cavaillé. 53 Sauf si l’on parvient à établir que les éditions cartonnées sont le fait de la censure préalable. 54 La Mort d’Agrippine, Paris, C. de Sercy, 1654. 55 La Guerre des Auteurs Anciens et Modernes, Paris, Théodore Girard, 1671, p. 69. 56 « Deux ennemis de la Compagnie du Saint-Sacrement. Molière et Port-Royal », Revue des Deux Mondes, sept-oct 1909, p. 899. 57 Molière et le Misanthrope, Paris, Armand Colin, 1951, p. 23. Ces informations sont rapportées par M. Alcover, « Cyrano et les dévots », in : Materia actuosa. Antiquité, Âge classique, Lumières. Mélanges en l’honneur d’Olivier Bloch, éd. M. Benitez, A. McKenna, G. Paganini et J. Salem, Paris, Champion, 2000, p. 145. 58 N. Boileau, L’Art poétique, IV [Œuvres diverses, Paris, D. Thierry, 1674], Œuvres complètes, op. cit., v. 39-40. Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 487 Révisions et modalisateurs L’usage du modalisateur trahit une deuxième retenue, celle de l’auteur vis-àvis de sa propre correction. Ainsi, lorsque dans une phrase contre le Carême, Cyrano ajoute en incise « encore que je sois assez bon catholique » 59 , il marque une double retenue. D’une part, la concession apparaît comme un acte hypocrite qui semble seulement répondre aux attentes d’un censeur éventuel, et d’autre part, l’appartenance religieuse est modalisée par un « assez » qui invalide la concession. De la même façon, dans la dédicace, les lettres sont présentées comme n’étant « presque qu’un ramas confus des premiers caprices » 60 : Cyrano feint de se plier aux exigences d’humilité de la dédicace, mais il affirme en dernière instance la qualité de l’exception signalée par le modalisateur. Dans son premier roman, l’emploi de presque prétend atténuer la subversion d’un sentiment divin appliqué à un être humain : J’avais cheminé demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de myrtes, quand j’aperçus couché à l’ombre je ne sais quoi qui remuait : c’était un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration 61 . « L’adoration n’est deüe qu’à Dieu », comme le rappelle Furetière 62 , et Cyrano s’en rappelle dans ses lettres ; en témoigne le passage suivant, supprimé dans la version imprimée : Recevez donc cet acte de foi que je fais à l’agonie : premièrement je ne suis point athée puisque je vous adore ; je crus fermement que Dieu s’était incarné sitôt qu’on me dit que vous étiez né d’une femme […] l’espérance de votre possession n’a jamais enflé ma nature que je ne me sois trouvé convaincu de la résurrection de la chair 63 . On le voit, de tels propos blasphématoires ne pouvaient souffrir la publication, d’autant que le comparant divin était explicite. En revanche, dans l’extrait des États et Empires précédemment cité, l’adverbe attire l’attention sur l’adoration plus qu’il ne la dissimule. L’auteur semble alors se prémunir d’une menace qui ne l’aurait de toute façon pas atteint : en l’absence de tout référent divin, l’adoration est acceptée comme sentiment humain. Enfin, l’examen génétique des Lettres révèle que, si certains passages de portée subversive conservés dans l’édition de 1654 ont ensuite été suppri- 59 Lettres, op. cit., p. 187. 60 Ibid., p. 53. Nous soulignons. 61 Les États et Empires de la Lune et du Soleil, op. cit., nous soulignons. 62 A. Furetière, Dictionnaire universel…, op. cit. 63 Lettres, op. cit., p. 256. Mathilde Levesque 488 més dans les éditions cartonnées, il n’en demeure pas moins que d’autres passages, idéologiquement tendancieux, ont pu paraître dans la majorité des exemplaires. * * * Pour quelles raisons Cyrano n’a-t-il pas été censuré ? Le premier roman, une fois publié, n’avait plus du tout son visage manuscrit, dans la mesure où Lebret avait considérablement expurgé la version initiale ; La Mort d’Agrippine, au moment de sa première représentation, a fait scandale, mais nous n’avons toujours pas la preuve de son interdiction. En ce qui concerne les Œuvres de 1654, les seules dont Cyrano a dirigé la publication, il est certain que l’autocensure a joué un rôle majeur. Si les retouches sont multiples, elles sont toujours stratégiques, le plus souvent polyphoniques, laissent entendre, derrière la voix de la raison, celle de l’écrivain subversif. Il s’agit bien pour Cyrano de « provoquer le malentendu et le bon entendeur » 64 comme dans ce vers équivoque de La Mort d’Agrippine, où il est question des dieux : « Qui les craint, ne craint rien » 65 . Doit-on voir là l’affirmation de la permanente protection divine, ou au contraire l’expression de l’inexistence des dieux ? C’est dans cette hésitation herméneutique que réside aussi la prudence cyranienne, à une époque où ni l’intention cachée du texte ni l’équivoque ne sont juridiquement condamnées. L’examen des différentes formes d’autocorrection montre enfin que, quelques soient les modifications apportées à la version manuscrite, elles ne concernent jamais l’implication énonciative, laissant ainsi toujours le je responsable de ses assertions. 64 M. Werner, « La Dialectique de la censure : à propos de l’autocensure dans les articles journalistiques de Heine », Cahiers de textologie, 1, Paris, Minard, 1986, p. 11. 65 La Mort d’Agrippine, op. cit., II, 4. Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 489 Annexe n°1. Exemple de correction effectuée par Lebret dans L’Histoire comique […] contenant les Estats et Empires de la Lune (1657) [Source : Gallica] Mathilde Levesque 490 Tableau 1. Signatures ne faisant pas intervenir le nom d’auteur Nombre d’occurrences De Bergerac 1 Votre serviteur, de Bergerac 3 (dont 1 non adressée à une P5) Votre serviteur, D.B. 3 Votre serviteur, D.C. 1 Votre plus fidèle serviteur, DCDB 1 Votre très humble, très obéissant et très affectionné serviteur, de Cyrano Bergerac 1 Votre très humble, très fidèle et très obéissant esclave, de Bergerac 1 TOTAL 11 Tableau 2. Signatures faisant intervenir le nom d’auteur ou ses initiales Nombre d’occurrences Votre serviteur (et non plus nom d’auteur) 6 Tableau 3. Disparition du nom pour la publication Nombre d’occurrences Pas de signature 6 Signatures diverses (toutes avec un possessif à la P5) 4 Tableau 4. Divers Annexe n°2. Analyse des signatures Nombre d’occurrences Votre serviteur 18 (dont 2 non adressées à une P5) Votre obéissant serviteur 2 Le serviteur très humble 1 Votre fidèle serviteur 1 Votre affectionné serviteur 2 Votre très affectionné serviteur 1 Votre très humble et très passionné serviteur 1 Votre serviteur très ardent 1 Votre très obéissant 1 Votre esclave 1 Votre fidèle esclave 1 Vos très humbles 1 Votre très humble 1 TOTAL 32 Du manuscrit à l’édition : les Lettres de Cyrano de Bergerac 491 Nom préservé dans le titre Nom modifié dans le titre Adresse directe (emploi de la P5) - « A Monsieur de V*** » (ms : « le sieur de Tage ») - « Consolation pour un de ses amis » (ms : « M. Chapelle ») - « Contre un gros homme » (ms : « contre le gras Monfleury ») - « Contre Soucidas » (le titre était identique dans le ms, mais il était déjà anagrammatique de « Dassoucy ») - « Contre un pédant » (ms : « Au Régent de la rhétorique des Jés… », périphrase déjà partiellement dissimulatrice parce qu’interrompue) Adresse indirecte (emploi de la P3) - « Contre Scarron » (mais supprimé dans les éditions cartonnées de l’Arsenal et de l’Institut) - Dédicace « A Monsieur DLMLVLF » (mais également supprimé dans les exemplaires cartonnés » - « Contre un pilleur de pensées » (ms : « contre La Mothe brigand de pensées ») - « Autre. Sur le même sujet » (ms : « Sur le même sujet contre Chapelle ») Annexe n°3. La suppression des noms propres, entre version manuscrite et version publiée, dans les adresses des Lettres de Cyrano de Bergerac PFSCL XXXVI, 71 (2009) Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire : La Liberté conquise ou le Despotisme renversé PAOLA PERAZZOLO Université de Vérone Motivé par la nécessité de limiter la liberté d’expression et de persuasion propre à l’art théâtral, le système de censure préventive ou répressive des pièces existant dès le XV e siècle est officialisé en France en 1701 1 . À partir de 1706 et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la responsabilité du contrôle est confiée à des censeurs royaux qui, bien que de façon alternative et pas toujours très efficace 2 , sont chargés de faire respecter les impératifs politiques, moraux ou religieux de l’époque. Avec la Révolution, la situation se fait plus complexe 3 . Si les théâtres restent fermés du 12 au 21 juillet 1789, 1 Remonte à cette date la nomination de « commissaires examinateurs de toutes les pièces de théâtre avant qu’elles ne soient représentées ». Voir Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, p. 164. Voir aussi Georges Minois, Censure et culture sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1995. 2 Comme le fait remarquer Michel Corvin, les « alternances de libéralisme et de sévérité » qui caractérisent les différents jugements sont dues « moins à la personnalité des censeurs […] qu’aux pressions diverses exercées par les auteurs et leurs alliés (Voltaire, Beaumarchais notamment) et par les coteries influentes : la cour, les financiers, les ‘philosophes’, le clergé, voire les actrices » Dictionnaire encyclopédique…, op. cit., p. 164. 3 Je tire mes informations sur le théâtre de la Révolution de Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1970 ; Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution française, Paris, P.U.F., 1988 ; Erica Joy Mannucci, Il Patriota e il vaudeville. Teatro, pubblico e potere nella Parigi della Rivoluzione, Napoli, Vivarium, 1998; Giovanna Trisolini, Il Teatro della Rivoluzione. Considerazioni e testi, Ravenna, Longo Editore, 1984 ; Noelle Guibert-Jacqueline Razgonnikoff, Le Journal de la Comédie Française, 1787-1799 : La comédie aux trois couleurs, Antony, Sides, 1989. Paola Perazzolo 494 quand l’enthousiasme et l’intérêt d’une ville entière se concentrent sur ce qui se passe ou vient de se passer dans les rues, dès la réouverture des salles la question de leur liberté se pose. La Révolution est représentation. Les différentes factions saisissent rapidement les potentialités qu’offrent les tréteaux, qui deviennent un lieu privilégié d’expression. En 1790, une loi transfère les droits de censure à la municipalité. Le contrôle ne revient donc plus à la monarchie et l’approbation des œuvres est signée par Bailly, le maire de Paris, et par le censeur Suard, resté à son poste mais ne dépendant plus de l’autorité royale. La confusion qui règne dans l’univers théâtral ne porte pas seulement sur l’identité de l’organe de surveillance, mais aussi sur le bien-fondé de l’existence de cet organe même. La Déclaration des droits de l’homme ayant proclamé en août 1789 la liberté de pensée et d’expression, de plusieurs côtés on considère la censure comme déchue. De part et d’autre, on demande la mise en scène des pièces censurées sous l’Ancien Régime. Le long débat autour de Charles IX, ouvrage « historique » de Joseph-Marie Chénier sur les événements de la nuit de la Saint-Barthélemy, est un exemple évident de l’état de confusion dans lequel verse le théâtre tout autant que du nouveau pouvoir accordé à l’esprit public 4 . En janvier 1791, l’Assemblée vote la loi de « liberté des théâtres » qui sanctionne la fin des privilèges et des monopoles des répertoires - détenus par les théâtres protégés par le roi, à savoir la Comédie Française, l’Opéra et le Théâtre des Italiens - en même temps que l’abolition de la censure. Afin de faire des salles « une école de vertu et de patriotisme » 5 , l’article 6 proclame que Les entrepreneurs ou les membres des différents théâtres seront, à raison de leur état, sous l’inspection des municipalités. Ils ne recevront d’ordres que des officiers municipaux qui ne pourront pas arrêter ni défendre la représentation d’une pièce, sauf la responsabilité des auteurs et des comé- 4 Je reprends ici la distinction effectuée par Martin Nadeau entre « esprit public » et « opinion publique ». Alors que celui-là exprime « une appréhension de l’intérêt général », celle-ci reflète « l’opinion unifiée d’un groupe politique dominant ». C’est donc l’esprit public qui est davantage lié à la pratique théâtrale qui, « publique par nature, forme en quelque sorte le ‘miroir ardent’ qui reflète ou objective la complexité et la diversité de la vie publique. Le théâtre s’offre ainsi comme un lieu de débat politique immédiat, au sens de débat non médiatisé par les diverses instances représentatives qui sont en concurrence pour l’appropriation de la légitimité de porte-parole du public. Il s’agit d’un espace de ‘démocratie directe’, où le public a la parole et exerce par sa présence d’esprit une autorité indéniable », Martin Nadeau, « Théâtre et esprit public: les représentations du Mariage de Figaro à Paris (1784-1797) », in Dix-Huitième siècle, n° 36, 2004, p. 510. 5 Cité dans Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution…, op. cit., p. 96. Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 495 diens et qui ne pourront rien enjoindre que conformément aux lois et aux règlements de police 6 . Nommément abolie en 1791, à partir de 1792 la censure est progressivement réintroduite par une série de décrets qui ont pour but, dit-on, la sauvegarde du peuple et des valeurs révolutionnaires. En 1793, la commune de Paris rétablit une forme de contrôle préventif et répressif, dont le poids et l’importance s’exemplifient par l’épisode de la fermeture du Théâtre de la Nation - l’ancienne Comédie Française 7 . Entre-temps, la loi de janvier 1791 a des conséquences importantes. Elle contribue à la naissance d’un théâtre de plus en plus riche et « multiforme » 8 qui se développe en toutes directions : le nombre des salles s’accroît, les genres se diversifient, les thèmes, les sujets et les représentations se multiplient 9 . Le statut même du comédien change, l’acteur devenant maintenant « l’instituteur » 10 d’un public à la composition sociale plus étendue. Les décrets de libéralisation favorisent la naissance d’un nouveau type de spectateurs, qui participent activement - voire violemment - aux représentations. Les salles deviennent, bien plus qu’auparavant, des lieux de rencontre mondaine aussi bien que politique où l’auditeur, qui désormais « juge en homme public, et non en simple particulier » 11 , peut devenir acteur et auteur en même temps. Le public tout puissant fait vivement sentir sa voix, exprime ses idées sur toutes sortes de sujets, provoque des désordres, réclame une pièce plutôt qu’une autre en sanctionnant un jour le succès d’une œuvre qui sera abandonnée peu de temps après. Le théâtre se fait expression du goût du peuple ou des différentes factions qui l’orientent. Pour survivre, les acteurs, mais aussi les auteurs et même les directeurs des théâtres, doivent s’accommoder aux goûts des spectateurs même en ce qui concerne l’établissement des répertoires. Le choix d’un grand nombre d’ouvrages à sujet « bourgeois » ou d’actualité est à la base de cet intérêt croissant. Déjà Goldoni, Diderot et Beaumarchais avaient théorisé la nécessité d’un théâtre qui reflète davantage la 6 Cité dans Le Théâtre de la Révolution…, ibid. 7 Dès le 21 juillet 1789, jour de réouverture des salles, la Comédie Française avait pris le nom de Théâtre de la Nation, sans pour cela renoncer à son orientation conservatrice ou à son titre habituel de « Comédiens-Français ordinaires du Roi ». 8 Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution…, op. cit., p. 86. 9 Pendant la décennie 1789-1799, sur les scènes parisiennes sont jouées plus d’un millier de pièces. Voir Giovanna Trisolini, Il Teatro della Rivoluzione. Considerazioni…, op. cit., p. 19. 10 Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution…, op. cit., p. 75. 11 Louis-Sébastien Mercier, Du Théâtre ou nouvel essai sur l’art dramatique, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 202. Paola Perazzolo 496 réalité de tous les jours. À la suite des événements révolutionnaires, les spectateurs demandent des pièces qui soient en « prise directe » avec ce qui arrive dans les rues. La production de ces années est en bonne partie une production de circonstance, volontiers politique et engagée, sinon de propagande comme on l’a soutenu pendant longtemps. Désormais, c’est l’actualité qui intéresse et passe surtout sur les planches, comme le rappelle Béatrice Didier : « Ce qui fascine le plus dans cette époque, c’est certainement la remise en cause de la séparation entre la vie et la scène. Les héros de la Révolution sont immédiatement sur la scène » 12 . Pour arriver au peuple, la Révolution se sert du théâtre, moyen plus susceptible que d’autres de devenir une caisse de résonance des messages patriotiques 13 . Il est donc facile d’y saisir ou d’y insérer des significations politiques. Au fur et à mesure que les événements se précipitent et que les cœurs s’échauffent, la liberté de représentation décrétée en 1791 s’avère donc de plus en plus limitée, surtout du point de vue idéologique. Dans son Histoire de la censure théâtrale en France, Victor Hallays-Dabot résume bien la situation quand il affirme qu’en 1792 les auteurs sont obligés à une circonspection plus grande qu’autrefois, puisque « les Hébert et les Chaumette 14 n’emploient pas les ciseaux, dit un contemporain, ils font usage du lacet » 15 . Le cas de La Liberté conquise, ou le Despotisme renversé de Harny de Guerville me paraît emblématique de l’ambiguïté qui sous-tend les premières années révolutionnaires, partagées entre aspiration libertaire et pression indirecte - puisque non issue d’une institution, religieuse ou politique. La Liberté conquise, « drame » inédit et transmis par un manuscrit de souffleur 12 Béatrice Didier, La Littérature de la Révolution…, op. cit., p. 86. 13 Le célèbre passage du décret de la Convention Nationale du 2 août 1793 exprime bien l’intérêt porté par le pouvoir à l’art théâtral : « Le comité chargé spécialement d’éclairer et de former l’opinion a pensé que les théâtres n’étaient point à négliger dans les circonstances actuelles. Ils ont trop souvent servi la tyrannie ; il faut enfin qu’ils servent aussi la liberté […] à compter du 4 de ce mois et jusqu’au 1 er novembre prochain, sur les théâtres indiqués par le Ministère de l’Intérieur, seront représentées, trois fois par semaine, les tragédies républicaines telles que celles de Brutus, Guillaume Tell, Caïus Gracchus, et autres pièces dramatiques propres à entretenir les principes d’égalité et de liberté. Il sera donné, une fois la semaine, une représentation aux frais de la République ». Cité par Giovanna Trisolini, Il Teatro della Rivoluzione. Considerazioni…, op. cit., p. 21. 14 Jacques-René Hébert, journaliste et politicien, fonda en 1790 Le Père Duchesne, journal célèbre pour ses attaques violentes et ses positions radicales. Pierre Gaspard Chaumette se distinguait aussi par ses idées patriotiques et intolérantes. 15 Cité par Victor Hallays-Dabot, Histoire de la censure théâtrale en France, Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 171. Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 497 conservé à la bibliothèque de la Comédie Française 16 est une pièce de circonstance aux couleurs patriotiques qui met en scène une version romancée de la prise de la Bastille 17 . Bien que presque oublié aujourd’hui, l’ouvrage a représenté, comme le précise Hans-Jürgen Lüsebrink, « l’un des très grands succès du théâtre révolutionnaire pendant les années 1791 et 1792 » 18 . Soumise à l’approbation de la troupe en décembre 1790 et mise à l’affiche le 4 janvier 1791, la pièce est rapidement considérée par les institutions comme convenable pour l’éducation du peuple 19 , connaît plus de trente 16 Harny De Guerville, La Liberté conquise ou le Despotisme renversé, septembre 1790, Ms. 380, Archives de la Comédie Française. Toutes mes citations sont tirées de ce manuscrit. La présentation de la pièce est partiellement redevable d’un article précédent, « La Rivoluzione a teatro. Il caso de La liberté conquise ou le Despotisme renversé di Harny de Guerville », in Quaderni di Lingue e Letterature Straniere, Verona, Fiorini, 2006, pp. 155-168. 17 Les patriotes d’une ville de frontière soupçonnent le gouverneur de vouloir mettre en place une contre-révolution. Le comte se propose en effet d’affamer la ville pour pousser les citoyens à se révolter, ce qui pourrait justifier l’intervention des soldats et des armées étrangères. Les patriotes, guidés par le maire Verneuil, organisent la résistance de la ville alors que les magistrats, le clergé et les aristocrates prennent le parti du gouverneur. Mais les soldats refusent d’ouvrir le feu sur leurs concitoyens et rejoignent les patriotes, qui arrivent ainsi à conquérir le fort et à sauver la nation. 18 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise de la Bastille sur les tréteaux français et étrangers », in Annales historiques de la Révolution française, 1989, p. 349. 19 La presse aussi souligne son côté didactique. La Chronique de Paris du 6 janvier souhaite la représentation publique d’un ouvrage dont les « principes […] sont purs et vigoureux », alors que le Journal des Clubs de janvier bénit le « succès que doit avoir par tout le royaume, cette prédication théâtrale qui fera plus d’une conquête à la liberté ». Pour sa part, le Journal Universel ou Révolutions des Royaumes du 15 janvier réaffirme l’importance des tréteaux : « Les théâtres, quoiqu’en disent les bigots, sont d’une utilité inconcevable ; on ne saurait croire combien, par exemple, les représentations de Brutus et de La Liberté conquise ont servi la cause de la liberté et du patriotisme ». Paola Perazzolo 498 représentations dans le seul Paris 20 et est vue par presque cent mille spectateurs dans la France entière 21 . L’approbation des institutions et des spectateurs représente un élément fort recherché par les Comédiens français. Leur théâtre, considéré comme un symbole de l’absolutisme théâtral - il est subventionné par l’État et détenteur d’un monopole pour les pièces en prose -, est depuis longtemps délaissé par le public. L’accusation d’antipatriotisme, qui sera cause du schisme de la troupe quelques mois plus tard, porte sur le choix d’un répertoire trop aristocratique et sur l’opposition, parmi les comédiens du « parti noir », à Talma, nouvelle icône révolutionnaire 22 . Pour remplir les caisses et limiter des critiques d’autant plus dangereuses que les esprits s’échauffent, les acteurs essaient de faire preuve de patriotisme en représentant Brutus et La Mort de César de Voltaire, Jean Calas de Laya et Le Tombeau de Désilles de Desfontaines. Ils ont toutefois besoin d’une pièce plus incisive et surtout plus actuelle. La Liberté conquise fait l’affaire 23 . Composée en accord avec les acteurs par un auteur presque oublié depuis vingt ans 24 qui cherche à rattraper le succès perdu 25 , elle est rapidement mise à l’affiche 26 . Au début, la 20 D’après les Affiches, Annonces et Avis divers, ou Journal Général de France en 1791 le drame est mis en scène le 4, 6, 7, 8, 11, 13, 17, 21, 24, 28, 31 janvier, le 3, 5, 8, 12, 25, 28 février, le 6, 8, 9, 31 mars, le 5 avril, le 3 mai, le 26 et 27 juin. En 1792 il est souvent mentionné comme « en attente » en août, quand on célèbre l’« an 4 de la liberté et le 1 er de l’égalité », mais il n’est représenté que le 15, 17, 21, 31 octobre et le 15 novembre. En 1793, il est joué le 18 et le 20 août. 21 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 349. 22 Le parti « noir » de la troupe tient une position modérée à l’égard des événements révolutionnaires, en opposition avec les « rouges » de Talma. Le différend s’avère bientôt irrémédiable. En avril 1791, ces derniers quittent leurs anciens camarades et fondent le Théâtre de la République. 23 La Chronique de Paris du 12 mars souligne la réussite économique de l’opération - « La Liberté conquise a sauvé la comédie française, qui déjà avait beaucoup haussé la recette par les représentations de Brutus » ; de même, le 23 avril, le journaliste des Affiches… écrit que le public avait abandonné les comédiens qui, pour faire face à la crise, « se sont livrés alors aux pièces patriotiques; le public est revenu pour les pièces et non pour eux; car les autres jours ils ne faisaient point d’argent ». 24 Voir Clarence Brenner, A bibliographical list of plays in the French language, 1700- 1789, Berkeley, AMS Press, 1979, p. 79. 25 Harny sera récompensé pour son inspiration tardive et intéressée, puisque la renommée que lui valut l’ouvrage lui ouvrit bien des portes. D’après Marvin Carlson, cet auteur « se tourna vers la politique et devint finalement membre du Tribunal révolutionnaire, poste qui lui répugnait mais qu’il ne pouvait refuser », Le Théâtre de la Révolution…, op. cit., p. 95. Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 499 pièce est assez modérée. Bien qu’elle mette en discussion quelques privilèges des grands et qu’elle affiche un certain anticléricalisme - ce qui n’était nullement extraordinaire à l’époque -, la première version montre un aristocrate épris de liberté et de justice, un lord anglais « philosophe » et honnête, un bourgeois patriote et monarchien, un roi - Louis XVI - juste et bienfaisant aveuglé par de mauvais conseillers. L’opération paraît des plus réussies : tout en réaffirmant le respect des comédiens pour le monarque qui continue d’assurer leurs pensions, La Liberté conquise se caractérise par une exploitation habile de « tous les éléments de rhétorique et de récit qui faisaient partie de l’imaginaire social du 14 juillet et de la Bastille » 27 . Le texte, visant l’évocation d’ « applications » sociopolitiques 28 , reprend des images et des formules de l’iconographie politique, aussi bien que de nombreux discours de l’époque 29 et emploie, pour reprendre les mots de Lüsebrink, « un langage incitant à l’action (« performatif » au sens linguistique), facilement mémorisable et susceptible d’être répété par le public dans la salle » 30 . Ces éléments peuvent bien décider de la réussite d’un spectacle, 26 La distribution des rôles de la première mentionne les « noirs » les plus célèbres, voir Registres des feux n° 130.21, Archives de la Comédie Française. 27 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 349. 28 Martin Nadeau rappelle que dans l’esthétique théâtrale du dix-huitième siècle on qualifie d’« applications » les allusions à des événements ou personnages publics que les spectateurs peuvent retrouver dans la pièce. « Théâtre et esprit public: les représentations… », op. cit., p. 502. 29 Voir Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 349. Le journaliste des Affiches… du 6 janvier souligne aussi l’habileté d’un auteur qui dessine des personnages susceptibles d’émouvoir le public - Mme Dorville, sœur du maire Verneuil, parfaite citoyenne qui « offre tous ses biens à l’Hôtel-de-Ville pour les frais de l’expédition », son fils Dorville qui « s’arme d’un fusil, endosse une [sic] uniforme nationale et promet à sa mère, à ses amis, d’enlever le drapeau blanc », un aristocrate et le bourgeois Verneuil « tous deux chefs du peuple armé », le comte, « un petit officier léger et sémillant qui tient aux idées dans lesquelles il a été élevé ». Le journaliste suggère de même que « l’auteur, en compulsant le Journal des Débats sans doute, et tout ce qui a été écrit sur la Révolution, a inséré dans la pièce des fragments de discours et des principes que l’impression nous reproduit tous les jours sous mille formes, ce qui donne souvent de l’élévation à son style », et conclut que « La Liberté conquise […] doit son intérêt à la véracité et au rapprochement des faits : si l’on n’y reconnaît pas un grand mérite littéraire, on y trouve au moins un très-grand patriotisme, et l’un est maintenant plus sûr du succès que l’autre. Cet ouvrage a été reçu avec l’enthousiasme d’un peuple qui est dévoré de la soif de la liberté ». 30 Hans-Jürgen Lüsebrink, « Événement dramatique et dramatisation théâtrale. La prise… », op. cit., p. 351. Paola Perazzolo 500 puisqu’ils suscitent des réactions faciles et immédiates. C’est chose faite, si l’on en croit les principaux journaux. Lors de la première et des représentations suivantes, les spectateurs s’adonnent à des manifestations enthousiastes témoignant bien du climat passionnel de l’époque et de l’extrême popularité du drame 31 . Visé par Bailly et par le censeur Joly le 31 décembre 1790, soit peu de jours avant les décrets de libéralisation, apprécié par les patriotes et les spectateurs, l’ouvrage de Harny semblerait pouvoir jouir d’une vie tranquille que garantissent l’abolition de la censure d’un côté et l’engouement du public de l’autre. Or il n’en est rien. Le manuscrit est modifié à plusieurs reprises, soit sur liasse soit sur des becquets superposés. Il fait l’objet d’une autocensure permanente comportant l’épuration de mots, de phrases ou de passages jugés, non pas trop, mais trop peu subversifs d’un ordre constitué que l’on considère d’un jour à l’autre comme révolu. Les corrections, concertées entre l’auteur et les acteurs, d’après l’usage de l’époque, concernent le style aussi bien que le contenu. Elles sont apportées en fonction du rapport que la pièce a avec une réalité à l’évolution rapide. Les acteurs doivent adapter le texte aux revirements historiques 32 autant qu’aux changements de 31 Je ne cite que trois parmi les nombreux compte-rendus existant : « Le public, qui s’est comporté avec beaucoup de modération au milieu de son enthousiasme, a répété mille fois les mots: oui, libre ! Liberté ! etc. ainsi que le serment civique, que toute la salle a prêté presque à l’unanimité. On a chanté ça ira ; on a battu la mesure : on a répété la chanson d’Aristocrates, vous voilà confondus ! Enfin le délire de la liberté a été porté à son comble », Affiches…, op. cit. ; « Il serait impossible de peindre les transports d’enthousiasme que chaque représentation nouvelle excite dans l’âme des spectateurs ; le serment prêté sur la scène est à l’instant répété dans toute la salle, aussi bien que les éloges donnés à notre bon roi, le généreux restaurateur de la liberté française », Mercure de France, 22 janvier 1791 ; « Jamais pièce de théâtre n’a excité autant d’enthousiasme. Il a été poussé à un point qu’il est difficile d’exprimer, et la disposition des esprits ne s’est peut-être pas encore manifestée avec autant de force, ni d’une manière plus entraînante. Dans l’intervalle du troisième au quatrième acte, l’orchestre a exécuté l’air patriotique ça ira, ça ira : toute la salle unanimement a battu la mesure pendant près d’un demi quart d’heure, et de ce moment tous les spectateurs sont devenus acteurs, pour ainsi dire », Journal de Paris, 5 janvier 1791. 32 Les nombreux changements obligent la troupe et l’auteur à un travail d’adéquation non négligeable. Dans l’impossibilité d’un relevé exhaustif, je citerai juste quelques variantes à titre d’exemple. Je précise aussi que pour une plus grande clarté, j’ai modernisé l’orthographe et la ponctuation et adopté des signes diacritiques conventionnels indiquant l’ajout (^ ^) de mots ou de passages ou bien leur suppression (> <) : « la fermeté >des législateurs< ^de l’Assemblée Nationale^ » (f. 4) ; « Rien n’ébranle de vrais citoyens. Dans ces moments orageux > où les défenseurs du peuple avaient tout à craindre, nous les avons vus […] faire le Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 501 mentalité. Parfois, il s’agit seulement d’un rafraîchissement patriotique qui ne change pas véritablement la structure de l’ouvrage - on élimine par exemple tout terme trop Ancien Régime, tel que « >royaume< », « >Empire< », « >souverain< » 33 , on accroît l’ardeur patriotique des répliques, on insère des aphorismes révolutionnaires 34 , on censure toute allusion à une défaite éventuelle ou à la trop grande puissance des ennemis 35 . Dans d’autres cas, les variantes sont plus importantes car elles concernent des concepts fondant la res publica telle qu’elle était perçue à l’époque : la structure hiérarchique de la société, l’idée de souveraineté absolue, le bienfondé des prétentions des grands. On assiste à un véritable procédé d’autocensure que la pression d’un public de plus en plus politisé rend indispensable non seulement pour garantir le succès du spectacle mais aussi pour sauvegarder de toute accusation une compagnie déjà soupçonnée de sympathies antirévolutionnaires. Malgré le nom patriotique choisi, la troupe du Théâtre de la Nation garde en effet une attitude assez conservatrice. Ce n’est pas un hasard si La Liberté conquise est jouée par la partie modérée de la compagnie. Celle-ci s’accommode bien d’un texte qui présente un roi bienfaisant et qui célèbre la conquête de la forteresse par l’exclamation, plusieurs fois répétée par les acteurs et le public de « Vive la Nation ! vive le Roi ! » (f. 137). Il sera pourtant impossible de garder une attitude aussi modérée après la fuite du roi en juin 1791. Le retour à Paris du monarque se déroule dans une atmosphère lourde. Le calme n’est assuré que par la menace de mesures répressives. Le maintien de l’ordre dans les salles est devenu d’autant plus délicat que de nombreux théâtres mettent en scène des textes de circonstance aux propos virulents. Les comédiens essaient donc de faire oublier leurs penchants, ce serment de se dévouer pour la patrie< ^où nos Législateurs avaient tout à craindre, nous les avons vus […]^ » (f. 6, liasse), « Rien n’étonne de vrais citoyens. Les Montagnards de l’Assemblée ont fait le serment de maintenir la liberté ou de mourir à leur poste : ils y resteront inébranlables, et nous donneront une Constitution populaire qui sera acceptée par toute la France. » (f. 6, becquet). 33 À partir de la Déclaration des droits de l’homme, la souveraineté ne relève plus du roi, mais de la nation. Désormais, les monarques ne sont que des « rois », comme l’atteste la substitution du f. 11, alors que seuls les droits du peuple, qui représente les Français et donc la « Nation », sont reconnus comme « souverains » (f. 33). 34 « >Nos enfants mettront le feu à la ville.< ^Nous périrons toutes ensevelies sous les ruines de la ville.^ » (f. 124) ; « Plutôt mourir que >d’accepter de pareilles conditions< ^de composer sur notre liberté^ » (f. 125). 35 « >Rien ne l’ébranle. Il voit tout, prévoit tout, et semble se multiplier. Il sera la première victime.< ^Ah ! Notre généreux maire est le héros de la liberté^ » (f. 105) ; « DORSAN/ >Verneuil, le danger est grand et l’espérance incertaine. Que faut il faire ? < ^Verneuil, que faut-il faire ? ^ » (f. 109). Paola Perazzolo 502 qui se traduit dans l’effacement de la mention « Comédiens ordinaires du Roi » de l’affiche du 26 juin, premier jour de réouverture des salles. La pièce choisie pour cette date difficile est justement La Liberté conquise, dont le texte subit, de même que l’affiche, une révision évidente. La suppression la plus immédiate concerne ce « >Vive le Roi ! < » qui marquait la fin de la pièce ainsi que le moment patriotique le plus vibrant. C’est là une opération qu’a rendue nécessaire - voire indispensable - le retournement des sentiments des Parisiens, qui n’auraient guère toléré que l’on exaltât un roi qu’ils commencent à envisager comme un traître. Ce n’est que le début. Au cours de l’année, l’hostilité envers le monarque s’amplifie jusqu’à atteindre son apogée en septembre 1792, à l’occasion de son procès, quand la propagande jacobine est la plus forte. Depuis juin 1791, toute allusion à la gloire ou à la bienfaisance du souverain est effacée, sacrifiée sur l’autel de l’esprit public et de la crainte du pouvoir grandissant des clubs. Le texte présente de nombreuses modifications qui portent tantôt sur quelques mots ou phrases 36 , tantôt sur des feuillets entiers, dont les réécritures visent l’actualisation d’une pièce trop monarchiste 37 . Un sort semblable est réservé à d’autres 36 « >Bénir le Roi bienfaisant qui a préparé le bonheur de son peuple< » (f. 18); « nous la réclamons [l’égalité] pour le bien de l’humanité, >la gloire du trône<, la sûreté du peuple » (f. 47) ; « Nous en avons pour garants […] >et les vertus d’un roi citoyen< » (f. 58). 37 Je voudrais juste citer deux passages qui témoignent de la remise en cause de la conception de l’État. À ses camarades qui lui demandent ce qu’il faut faire, Verneuil répond : « Sauver la Patrie ; la délivrer des courtisans qui portent la mort dans toutes les branches de l’empire, d’autant plus criminels qu’ils chargent le trône des forfaits dont eux seuls sont coupables. Nous ne pouvons nous dissimuler […] » (f. 110, liasse). Ce qui est remplacé sur becquet par « Renverser le trône, abolir la noblesse et fonder la République… je ne me dissimule point […] » (f. 110, becquet). Plus loin, les patriotes se préparent à attaquer la forteresse et prêtent le serment rituel. Au début, le maire fait allusion aux deux souverainetés reconnues par les Français - le « roi » et la « nation » -, alors que dans une variante successive l’on efface toute mention à la monarchie : « C’est à la face de l’univers, en présence de l’Être suprême que je jure d’être fidèle à la nation, à la loi >et au roi< […] » (f. 113-114, liasse). Par la suite, un premier becquet passe sous silence l’existence du roi, alors qu’un deuxième affiche des propos virulents que l’allusion à la république « une et indivisible » permet de dater d’après septembre 1792: « voici l’instant de venger l’humanité trop longtemps outragée, et de reprendre un pouvoir que les tyrans ont usurpé sur les peuples. Le plus grand ennemi des hommes, c’est un roi. Jurons de n’en souffrir plus en France. Que le titre de roi, que ce titre odieux ne souille plus le sol heureux de notre patrie. Que les images des tyrans, livrées aux flammes et dispersées par les vents annoncent à l’univers que la nation française est vraiment libre ! Proscrivons jusqu’au souvenir de la royauté, […] unis dès cet instant par un pacte indissoluble, formons une Autocensure et (Ré)écriture pendant l’époque révolutionnaire 503 piliers de l’Ancien Régime, tels le bien-fondé des prétentions et de la sacralité des grands et de la cour 38 , de la division en classes fondée sur la naissance, de l’avilissement du peuple. Comme je l’ai mentionné plus haut, la fortune de La Liberté conquise pendant les années 1791-1792 est surtout redevable à une réécriture constante visant l’adéquation entre texte et esprit public. Les remaniements réitérés témoignent bien de l’ambiguïté d’une période pendant laquelle la censure officielle est en fait remplacée par la pratique, de la part des auteurs et des troupes, d’une véritable autocensure. Celle-ci trouve sa raison d’être dans l’actualité historique, dans la force et dans les changements rapides d’un « esprit » et d’une « opinion » publics particulièrement pressants qui arrivent à influencer l’écriture des pièces et à décider de leur représentation. Cette révision s’avère d’autant plus insidieuse qu’elle doit s’adapter à des changements imprévisibles, tout autant que rapides. Les gens de spectacle doivent finalement compter non seulement avec de nouveaux référents - les municipalités plutôt que la royauté - mais aussi avec un nouveau public bruyant, politisé et susceptible d’utiliser les salles comme un forum 39 , comme un lieu de débat et de manifestation politique. Pour paraphraser les mots de Victor Hallays-Dabot, on se doute bien que le lacet du peuple n’est pas moins dangereux que les ciseaux du censeur. République une et indivisible ; et jurons tous que nous voulons la République ou la mort […] c’est à la face de l’univers, en présence de l’Être suprême, que je jure de maintenir la liberté et l’égalité, de défendre la République et de la défendre jusqu’au dernier soupir » (f. 113-114, deuxième becquet). 38 « LE BARON/ >chacun s’enorgueillit de sa noblesse et personne ne veut remplir les obligations qu’elle impose< ^Peut-on, avec de pareils sentiments, se vanter d’être noble ! Le plus beau titre n’est souvent qu’une tache pour celui qui le porte ? Ah ! il n’y a de supériorité réelle que celle que donne la vertu.^ (f. 41, liasse) ; « LE BARON (seul) / Quels sentiments méprisables ! La noblesse n’est fondée que […] sur l’orgueil, et ne sert qu’à protéger les vices. La détruire, ce serait servir l’humanité. » (f. 41, becquet) ; « >La cour est le centre, le chef lieu de la nation ; tout français doit pouvoir s’y présenter et y réclamer en tout tems la justice ou les bienfaits du prince< » (f. 54). 39 En 1793, Fleury, ancien acteur de la Comédie Française, décrit de la sorte les pressions exercées sur les comédiens par les spectateurs : « Combien lamentable était le sort d’un auteur de génie, contraint de subir les caprices d’un tel public ! celui-ci ne savait pas ce qu’il voulait. Ou bien la pièce était jugée inopportune, ou bien le patriotisme des acteurs manquait d’ardeur. Ayant encouru depuis longtemps la disgrâce du peuple, la compagnie dont je faisais partie était la plus malmenée ». Cité par Marvin Carlson, Le Théâtre de la Révolution…, op. cit., p. 186. MLA CONVENTION 2007 Quarrels, Debates, and Controversies in Seventeenth-Century France Presiding Erec R. Koch PFSCL XXXVI, 71 (2009) Claude-François Ménestrier and the “Querelle des Monuments” JEAN-VINCENT BLANCHARD Swarthmore College Are monuments necessarily monumental? We often characterize structures such as triumphal arches or statues on pedestals as monuments because, besides signifiying notions as varied as valor and national pride, they inspire a sense of awe. But monuments have not always been vehicles for such affects. In the Humanistic tradition, they were first and foremost memory places recalling the past. Medals and inscriptions, for example, were deemed to be monuments, though they could hardly overwhelm with their size. Thus one wonders how monuments became truly monumental, in the sense of inspiring awe, and what was at stake when that happened. Consider the cultural history of art and landscape architecture in seventeenth-century France, and specifically the Parisian monuments that were erected in praise of Louis XIV in the last two decades of the seventeenth century. In a time of hyperbolic celebration and political tension - the Edict of Nantes was revoked, the War of the League of Augsburg was launched - these monuments generated a curious controversy where they were understood as objects of idolatry. Historians have described how this reaction came from religious detractors, both Catholic and Protestant. Here I argue that we should look towards the “Anciens,” the larger context of the famous “Querelle des Anciens et des Modernes,” and some fascinating celebrations designed by Claude-François Ménestrier in 1689, to explain why the monuments to Louis XIV provoked this heated criticism. By the same token, we can understand how monumentality was intrinsically bound up with notions of sovereignty and historicity when the modern French State came about, not only as an abstract concept, but also as a bodily condition. Ménestrier’s involvement in what we could call a “Querelle des Monuments” began when a new statue of Louis XIV was put in the courtyard of Paris’s Hôtel de Ville, to replace the one commissioned from sculptor Gilles Jean-Vincent Blanchard 508 Guérin early in the reign of the Sun King. The original work showed Louis quashing a monster under his foot, an allegory that was a clear warning for any would-be Parisian frondeurs. In 1689, that is, more than forty years after the Fronde had begun, the king found that the monster allegory “n’était plus de saison,” and a new statue by Coysevox was installed, together with black marble tables listing the principal events of the reign. 1 It was Ménestrier’s duty to produce a description of the new courtyard installations, which he wrote under the title Descorations de la cour de l’hôtel de ville de Paris pour l’erection de la statue du Roy. 2 In addition, the Jesuit designed a temporary monument to display the statue before it could be placed into the city hall. Finally, he conceived of a fireworks display for the inauguration. Again, a description was written to commemorate the event, titled La Statue de Louis le Grand, placée dans le Temple de l’Honneur. 3 The temporary structure was a huge octagonal temple-like building, constructed in wood, adorned with columns, statues, and trophies, and painted with elaborate trompe l’œil representations: Les quatre faces de ce temple, ornées de camayeux entre les colonnes, et de bas-reliefs avec des inscriptions, exposaient aux yeux des spectateurs, ce qu’a fait le Roi pour la religion, pour l’État, pour la dignité royale, et en faveur de la ville de Paris. On avait placé sur les quatre retours les figures de la Piété, de la Fidelité, de la Reconnaissance, et du Respect, avec des bas-reliefs, des devises, et des inscriptions […] Ce temple de soixante-douze pieds de hauteur sur trente-six de largeur était d’un ordre composite, et les seize colonnes qui portaient tout l’entablement de la corniche et le corps attique étaient feintes d’un marbre mêlé de quatre couleurs. Des palmes et des lauriers, naissant d’une touffe de feuilles d’acanthes et de glaïeuls, ou fleurs de lys composaient les chapiteaux qu’on avait faits de bronze doré. 4 Judging from such details, the sight of this temple structure must have been truly impressive. The Sun King could not expect anything less to illustrate the triumphs of his reign. Unfortunately for Ménestrier, however, the day of the inauguration was not a complete success. Fierce critics denounced the monument’s signifi- 1 The Traité des statues (Paris, A. Seneuze, 1687) alludes to this motive for removing Guérin’s statue, p. 459: “Sa Majesté ayant aperçu la statue qui lui fut érigée après la pacification des derniers troubles, ordonna aussitôt qu’elle fût ôtée, ne voulant pas qu’on se ressouvînt davantage de ce temps malheureux.” 2 Descorations de la cour de l’hôtel de ville de Paris pour l’érection de la statue du Roy, Paris, N. et C. Cailloue, 1689. 3 La Statue de Louis le Grand, placée dans le Temple de l’Honneur, Paris, N. et C. Caillou, 1689. 4 Le Mercure Galant, July 1689, pp. 317-319. Claude-François Ménestrier and the “Querelle des Monuments” 509 cance as blasphemous, claiming that it was a flattery of Louis XIV so over the top in its religious accents that it could only be literally interpreted as idolatry. The two response letters that Ménestrier was obliged to publish show how disapproval of Ménestrier’s work was all too real and stinging. In the Lettre à Mr*** sur la description du feu d’artifice de l’Hôtel de ville, sous le titre du Temple de l’Honneur, published on the 7 th of July, Ménestrier reveals that some were shocked to see the statue of Louis presented in a “temple,” as if the king was God. For them, the word “palace” would have been more appropriate in the title. Ménestrier answers his critics with great linguistic knowledge, showing that etymologically a “temple” is merely something that can be seen from different angles (as the verb “contemplate” signals), and not necessarily a sacred place. Then the Jesuit tackles the main source of concern for his critics, the temple’s dedication evoking Paris’s reverence for the monarch: “devota numini Maiestatisque eius civitas Parisiensis.” 5 For the critics, referring to the king’s numen again carried the sense that he was a godlike figure. For Ménestrier, however, numen signifies “authority,” and not “divinity.” Actually, he had made his intentions clear in the original description by translating the Latin words of the dedication into the following French passage: La ville de Paris dévouée à Dieu et non servile du roi qui est l’image de la majesté divine, par un sentiment de piété, d’obéissance et de fidélité, et pour répondre aux désirs et aux vœux de tous ses habitants, a consacré à Louis le Grand comme au père de la patrie (qui est le titre que les Romains donnaient à leur empereurs, et que les princes préféraient à celui d’Auguste), ce témoignage de son respect et de sa reconnaissance. 6 But to Ménestrier’s critic, this profession of good faith hardly mattered, and all they could see in his efforts to praise the king were scandalous words that betrayed the real god of the Catholic church. Who were these malcontents? First, there were the Protestants, who had also decried the pagan extravagance shown by the marquis de La Feuillade when, in 1686, he had unveiled on the Place des Victoires a statue of the king adorned with the motto VIRO IMMORTALI. 7 Defenders of La Feuillade’s 5 REGI LUDOVICO MAGNO PP VOTIS PUBLICIS DEVOTA NUMINI MAIESTATIQUE EIUS CIVITAS PARISIENSIS, PIA, FIDELIS, OBSEQUENS, MEMORIS OBSERVAN- TIAE MONIMENTUM DDC. 6 La Statue de Louis le Grand, p. 7. 7 On the circumstances of the Place des Victoires’s layout, the building of marquis de La Feuillade’s monument, and the controversies that it stirred up, see: A. de Boislisle, “Notices historiques sur la place des Victoires et sur la place Vendôme,” in Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 15, 1988, especially pp. 50-69; Place des Victoires. Histoire, architecture, société, eds. I. Dubois, Jean-Vincent Blanchard 510 project tried to explain that the immortality described here only concerned the memory of the king’s great actions, and not his actual being. But these efforts were useless. It did not help that votive lanterns were to be kept permanently lit around the statue, as if to encourage the kind of “adoration perpétuelle” that was usually reserved for the consecrated wafer in Catholic churches. In 1689, it was Pierre Jurieu, the Protestant minister and theologian, who led the attack against Ménestrier with the tract La Religion des Jésuites. 8 A year later, the Jesuit specifically tackled this fierce opponent with a defense of his work titled Les Respects de la ville de Paris en l’érection de la statue de Louis le Grand. 9 Let us note that the two letters produced by Ménestrier in his defense do not identify any specific opponent. Does that allow us to think of other detractors? In 1686, La Feuillade had to face ultra-Catholic critics, who were also offended by the seemingly pagan tone of the Place des Victoires’s celebration of the king. But it seems less likely that they would take the distinguished Jesuit as their target. Rather, I would consider that the “Querelle des Monuments” happened as the “Querelle des Anciens et des Modernes” was raging. Wouldn’t it be that Ménestrier’s problems, much like the “Querelle des Inscriptions” at Versailles, was a subset of the larger and well-known controversy? Many signs point towards the validity of this theory. Take the sympathetic letter that royal historiographer Claude- Charles Guyonnet du Vertron sent the Jesuit right after he published his first unapologetic letter. Against the idea that the sacred and the profane were dangerously confused in Le Temple, de Vertron wrote: Vos censeurs assurément ne sont ni habiles dans les langues, ni versés dans l’Antiquité, puisqu’ils ne connaissent pas la force du latin et du français, qu’ils ignorent les nobles hardiesses et l’éloquence de la poésie, et qu’ils ne savent pas qu’on peut quelques fois mêler sans impiété le profane et le sacré. 10 A. Gady, and H. Ziegler, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2004. 8 La Religion des jésuites, ou Réflexions sur les inscriptions du pere Ménestrier, & sur les escrits du père Le Tellier, The Hague, A. Troyel, 1689. 9 Les Respects de la ville de Paris en l’érection de la statue de Louis le Grand, justifiés contre les ignorances et les calomnies d’un hérétique français, réfugié en Hollande, Lyon, 1690. 10 “Réponse de Monsieur de Vertron Conseiller Historiographe du Roi, Académicien de L’Académie Royale d’Arles et de celle des Ricovrati [sic] de Padoue Au Révérend Père Ménestrier de la Compagnie de Jésus sur la Description du feu d’artifice de l’hôtel de ville sous le titre du TEMPLE DE L’HONNEUR.” Autograph Claude-François Ménestrier and the “Querelle des Monuments” 511 Guyonnet de Vertron was a leading figure in the moderniste camp. Before Perrault, he published two manifestos in 1685 and 1686, including Le Nouveau Panthéon, ou Le Rapport des divinités du paganisme, des héros de l’Antiquité et des princes surnommés grands aux vertus et aux actions de Louis le Grand. 11 In the author’s own words, his “new pantheon” was analogous to that monument that La Feuillade had just erected on the Place des Victoires. 12 Thus I suggest that de Vertron’s intervention in the controversy generated in 1689 at the Hôtel de ville does present evidence that Ménestrier’s work was understood in the larger context of the “Querelle des Anciens et des Modernes.” The Jesuit’s writing, it seems, belonged to the Modernist camp. That would have been a strange turn of events. Claude-François Ménestrier lived from 1631 to 1705 and wrote until his very last days. It was an extraordinarily long life for a man of his times. Perhaps the most knowledgeable scholar of symbolic images and “Renaissance” ways of knowing in the seventeenth century, he must be considered one of the last representatives of a vanishing culture in an age of rationalization. At first sight it seems quite contradictory that he should be a moderne, all the more so than to call Louis immortel was hardly a statement of modernity. But there was, I would further argue, a particular reason for the discontent that was aimed at Claude-François Ménestrier. Architecture and monuments were important factors in how the contemporaries of the Sun King perceived the modernity of their times. 13 For example, the sight of Versailles is a crucial argument in Charles Perrault’s Parallèle des Anciens et des Modernes. Following this cue, we can understand the controversial nature of Ménestrier’s statements by tracing how they related to architecture and monuments. That leads us to examine his Histoire du Roy Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jettons, inscriptions, armoiries, et autres monumens publics. 14 letter dated from Paris, July 15, 1689, bound with the copy of Le Temple de l’Honneur kept in the collections of the New York Public Library. 11 Guyonnet de Vertron, Le Nouveau Panthéon, ou Le Rapport des divinités du paganisme, des héros de l’Antiquité et des princes surnommés grands aux vertus et aux actions de Louis le Grand, Paris, J. Morel, 1686. 12 Épître, n.p. 13 Howells, R. J. “The Use of Versailles in the ‘Parrallèle des Anciens et des Modernes,’” in Newsletter for the Society for Seventeenth Century French Studies, no 5, 1983, pp. 70-77. 14 L’Histoire du Roy Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jettons, inscriptions, armoiries, et autres monumens publics, Paris, J.-B. Nolin, 1689. Jean-Vincent Blanchard 512 This superb in-folio book aims to be at heart a history of the Sun King; it proposes to inventory all the monuments that were ever produced in his honor. As the title suggests, Ménestrier had a wide definition of what a monument was, but that is exactly what makes the work interesting for us. The actions of a monarch were worthy insofar as they were “monumental.” They had value as memory places. Then they could be located in the great cycles of history, alongside the deeds of other great kings. Yet Ménestrier’s project also takes note of the perceived new times inaugurated by Louis. He explains that his goal was to publish a chronological story of the medals and monuments that celebrate the Sun King. For each year of the reign, there would be a chapter illustrated with all pertinent monuments. But the Jesuit faced a difficulty: there were so many praiseworthy actions to be noted in the period after Louis took power in 1661, so many unprecedented exploits that get celebrated in metal and stone, even much later after the events themselves took place, that it was impossible to compose such a chronological narration. About the year 1661, when Louis took personal power, he writes: Une nouvelle scène s’ouvre ici à la gloire de mon héros. Le Roi prend en mains le timon du gouvernement, et se charge de la conduite de ses états. Son histoire change aussi de face, et la multitude surprenante des grands événements qui se présentent, ne me permet pas de m’étendre […]. L’ordre des années observé en ce sommaire, et les chiffres des médailles mis à côté de chaque action qu’elles représentent, serviront de guide aux lecteurs, jusqu’à ce que j’ai le temps de recueillir un nombre prodigieux de monuments historiques épars en divers endroits, pour faire un ouvrage complet, qui sera peut être original, n’y ayant aucun prince qui ait paru jusqu’ici accompagné d’autant de marques d’honneur, ni d’autant d’ouvrage publics consacrés à sa mémoire, que le sera cette histoire du règne de Louis le Grand. 15 In other words, as far as history is a collection of monuments, Louis’s history, which describes a time of miracles, is impossible. What Ménestrier proposes is a series of monuments listed in order of their own creation, resulting in a collapse of chronology. His history is not based on the narration of Louis’s’ life as he had previously intended. Instead of documenting for each of its years the monuments that celebrated it, he ends up writing a history of Louis’s monuments. I would say that Ménestrier’s historiographic impasse actually ends up being a motif of praise that generates a new sense of history’s meaning. With the advent of Louis’s time, a historical narration is necessarily a 15 Ibid., p. 39. Claude-François Ménestrier and the “Querelle des Monuments” 513 contingent and celebratory event where the king’s greatness is manifested by the failure of that history. Ménestrier proposes to date the monuments he inventories by using a sequence starting in 1661, and not by referring to the years of the Christian era (the year 1661 is labeled year 1, and so on), as if to highlight the disjunction between remembrance of times past and the new historiographies written to supersede them. The failure of history ushers a sense of difference, where Louis’s glorious actions are unmoored from the past to be understood as modern. In this context monuments proliferate without the possibility of being arranged according to a specific design, say, that of Christian chronology, or an allegorical journey. All they do in their multitude is refer to each other to elicit wonder. If, as Carl Schmitt has argued, the concept of sovereignty was analogous to that of the miracle in theology, then one could say that in Ménestrier’s Histoire the wonder of absolutist monarchy had become the secular and modern wonder of the “monumental” event in Louis’s time. That Louis was immortal meant that his vision, manifested by a perception of awe, transcended the old understanding of history. The impact of Claude-François Ménestrier’s work in 1689 had to do with the novelty of its architectural and technical characteristics, aspects that are also often described as central to the “Moderne” ideology. But judging from the definition of monumentality that his Histoire puts forth, there was more to the modernity of the lavish structure he invented. It mattered in terms of its monumentality. Because of its sheer enormity, the monument built before Paris’s city hall embodied modern monarchic power in a performative way that made it more than just a symbolic and memorial representation. The notion of newness, of course, was the point that provoked much controversy after Perrault’s infamous Siècle de Louis le Grand was pronounced and published. The “Querelle” has often been described as pertaining to cultural and scientific productions: it would have been about works of art described as superior to those of the Ancients. I understand this view of the “Querelle” as too narrow. If one takes a wider perspective over the reign’s cultural productions to include “monuments,” it appears the “Querelle” was underpinned by crucial notions of how the subjects of the Sun King apprehended space and time. Again, it is not a given, when standing before an impressive new building or monument, that affects of national might, territorial integrity, and progress should arise. As many of the early texts by Ménestrier show (for example, the 1659 Réjouissances de la Paix that described the festivities organized by the city of Lyon for the Treatise of the Pyrenees), Renaissance monuments bound representations of historical events with moral values, elements of cosmogonies, or the disciplines of the quadrivium so that they Jean-Vincent Blanchard 514 would be remembered easily and forever. 16 In such ritualized remembrance, the monument performed the ontological unity of the political body. But Ménestrier was a man of his times, and by 1689 he must have sensed that Louis’s achievements were unprecedented, that is, a monumental history of the reign as he kept wanting to write it generated something that was essentially different. The Temple de l’Honneur featured a multitude of historical tableaux: the Coronation, the destruction of the protestant temple in Charenton, the founding of Québec’s bishopric, and, of course, many military victories. It is significant that Ménestrier organized these events under the heading of religion, the State, royal dignity, and the city of Paris. True enough, he did also place, inside the temple, four statues representing wisdom, valor, justice, magnificence, moral values which were part of the age-old indices of majesty. The fact remains, however, that these overarching signs play a limited role within the general arrangement of the building. There were also images of piety, fealty, gratitude, and respect. But these values are not virtues attributed to the King. They are those of the subservient Parisians. In other words, the structure allowed for a monumental viewing that eschewed the traditional moral values of royalty. To contemplate Ménestrier’s work was to situate oneself with regard to the scale of the State, and not within a cosmogony or an ontological theatre of morality. One begins to understand why declaring Louis to be un homme immortel had very real consequences for the times, and might have disgruntled the Anciens. In view of Le Temple de l’Honneur, I would take the blasphemy accusation seriously, and say that when Louis’s monumental lieux de mémoire gave new meaning to history, perhaps by dimming a sense of eschatology, the Anciens must have thought that a new “religion” of the monarchy had risen. It was, in fact, a strong reaction to how the monuments that were steadily erected all over Paris and France could interpellate all subjects before the sovereign power of the State. 16 On this particular text, one could consult my “L’Imaginaire politique de la machine dans les récits de fête du P. Ménestrier (1660-1663),” in Le Spectacle politique dans la rue, eds. M.-F. Wagner and C. Mavrikakis, Montréal, Éditions Lux, 2005, pp. 117-126. PFSCL XXXVI, 71 (2009) Cartographier l’esprit : Le débat autour du mystère de la conscience BERNADETTE HOEFER The Ohio State University Comment comprendre l’attention portée par les sciences neurologiques actuelles aux délibérations scientifiques et philosophiques du dix-septième siècle ? Comment expliquer la renaissance de l’intérêt particulier porté à René Descartes et à Bénédicte Spinoza et à leurs conceptions de l’interrelation entre le corps et l’esprit pour la connaissance du moi et l’entendement de la conscience ? Cet article entend étudier précisément les perspectives de ces deux philosophes du dix-septième siècle dans le contexte du débat actuel contesté à l’intérieur des neurosciences puisque les uns accusent certains de continuer à en perpétuer les « erreurs » tandis que d’autres continuent à se laisser séduire par leurs convictions. Ces deux penseurs occupent une place unique dans la mesure où ils devancent des acquis récents de la neurobiologie et s’insèrent dans la discussion actuelle à l’intérieur des neurosciences à savoir si l’être humain possède la faculté du libre arbitre et la capacité de la maîtrise de soi ou, au contraire, selon les neuroscientifiques réductionnistes, ces propriétés doivent être réfutées puisque toute pensée, action et émotion dépend uniquement d’une mécanique du cerveau. Descartes clôt la première partie de ses Passions de l’âme (1649) par une affirmation qui ancre l’un de ses objectifs éthiques fondamentaux. Il y proclame notamment : on peut avec un peu d’industrie changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, [...] on le peut encore mieux dans les hommes ; et que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire. (Art. 50) Quel que soit l’individu concerné, Descartes postule la puissance du contrôle rationnel, la possibilité que possède l’homme de se « dresser » lui-même par Bernadette Hoefer 516 l’emploi de sa raison et de sa volonté, et la souveraineté de la liberté humaine capable de dicter ses choix. Le passage de la « servitude » à la « fortitude » humaine constitue le discours essentiel de la cinquième partie de l’Ethique de Spinoza (publication posthume 1677). Si Descartes privilégie une conception de la « générosité » où le primat est accordé au bon usage du libre arbitre, la « fortitude » spinoziste 1 est acquise par la compréhension des choses telles qu’elles sont en soi - par l’entendement et la connaissance des causes de notre nature - et il définit comme bon tout ce qui nous approche de cette connaissance et comme mauvais tout ce qui nous en éloigne, sans pourtant tout à fait répondre à la « question fondamentale [à savoir] : comment devenir raisonnable » (Jaquet, Introduction 10). 2 Ce qui réunit ces deux penseurs du dix-septième siècle est leur tentative commune de penser les théories de l’esprit, d’explorer ses dimensions, et de nous procurer une explication de l’expérience subjective qui porte sur l’émergence de la conscience. Ils situent tous deux leur analyse dans le cadre de la conduite humaine dont les ressorts impliquent la volonté, la connaissance de nos affects et de nos actions, le sens de la responsabilité et la voie accessible à la liberté humaine. Si nous commençons par l’affinité de l’objectif des deux philosophes, c’est pour soulever l’importance de l’époque dite classique, dans la mesure où elle amorce une conception philosophique de l’esprit dans sa relation avec le corps, intrinsèquement liée à la dimension éthique de l’humanité. Ces questions ressurgissent de nos jours et se trouvent déplacées du domaine philosophique et religieux et insérées dans un milieu scientifique comme celui de la neuroscience ou de la neurophilosophie. 3 Les penseurs actuels sont sous l’emprise d’une polémique qui ne rend pas obsolète le vieux problème à la fois brisant et irrésolu de savoir comment « cartographier l’esprit », et cette question donne son titre à un ouvrage collectif paru 1 Spinoza divise la fortitude en fermeté (qui est la force de l’âme appliquée à l’auto conservation) et en générosité (qui est la force de l’âme utilisée à la conservation d’autrui). Sur la fortitude, voir L’Ethique V, Prop. 41, Scolie. 2 Une partie de cette connaissance consiste même dans l’acceptation de notre servitude qui signifie aussi la reconnaissance de notre incapacité d’acquérir une connaissance absolue de nous-mêmes. 3 Ce terme a été créé dans les années 1980 pour désigner une nouvelle approche qui vise à la fusion entre les sciences humaines et les sciences exactes. Pour une définition détaillée, une étude de sa genèse et de ses adhérents, voir Bernard Andrieu, La Neurophilosophie (Paris : PUF, 2007). Le débat autour du mystère de la conscience 517 en 2007. 4 Lors de ce débat, nous pouvons identifier deux questions qui remontent au dix-septième siècle : soit la question de savoir comment s’acquiert la connaissance (de soi) et quelle problématique éthique en découle. D’une façon intéressante, la nouvelle polémique se manifeste par un renvoi explicite au dix-septième siècle, et les scientifiques divergent dramatiquement dans leurs intentions. D’un côté, dans son ouvrage récent intitulé Mind (2004), John Searle consacre toute une partie intitulée « Descartes and Other Disasters » 5 au philosophe français pour montrer explicitement et de façon minutieuse l’influence catastrophique et la survivance problématique de conceptions liées à l’attribution de la conscience à une substance immatérielle - l’esprit. D’autres, tel que Daniel Dennett, considèrent l’hypothèse cartésienne subsistante d’un point de jonction matériel entre l’esprit et le corps comme une théorie totalement erronée. 6 Partant d’une réflexion sur « l’erreur » de Descartes, Antonio Damasio nous soumet dans Descartes’ Error (1994) non plus à une réflexion sur le rôle de l’esprit, mais bouleverse notre compréhension de la conscience, en insistant sur la centralité du corps tout autant dans la production des affects que dans les processus de la réflexion. La neurobiologie blâme Descartes d’avoir proclamé que la notion du soi réside dans une faculté immatérielle et détachée du corps qu’il dénomme soit âme soit esprit, sans vraiment distinguer les deux termes. Il est vrai qu’en théorie, Descartes vide l’esprit de toute réalité spatiale et conçoit les opérations du cogito comme des processus d’un esprit indivisible et immatériel. L’être humain prend conscience de lui-même en pensant, et c’est dans la faculté réflexive et la libre raison que réside toute sa dignité. Nous pouvons ainsi lire dans le Discours de la méthode : « l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps » (102). A l’opposé, le corps matériel n’a pas la capacité d’affirmer sa propre existence. La méthode du doute amène à penser qu’à l’inverse de la faculté rationnelle, « le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont 4 Massimo Marraffa, Mario De Caro, Francesco Ferretti, éd. Cartographies of the Mind : Philosophy and Psychology in Intersection (Dodrecht : Springer, 2007). Il est important de noter qu’afin de résoudre les questions non résolues portant sur l’esprit, les auteurs proposent une collaboration entre philosophie de l’esprit et psychologie scientifique (xiv). 5 Voir John R. Searle. Mind : A Brief Introduction (Oxford : Oxford University Press, 2004), pp. 13-40. 6 Ceci est la théorie de Daniel Dennett dans Consciousness explained (Boston : Little Brown, 1991), p. 1070. Dennett renvoie à l’idée de la glande pinéale comme point de connexion entre esprit et corps, émise chez Descartes. Bernadette Hoefer 518 [peut-être] que des fictions de mon esprit » (Méditations 72-73). Le « je » qui pense se différencie du corps de l’homme, qui s’avère incapable de prouver sa propre existence et d’être conçu indépendamment de la pensée : nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et ... nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée. (Méditations 91) Comme principe de mouvement, le corps est a priori un automate naturel comparable à « des horloges, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se mouvoir d’elles-mêmes » (L’Homme 119). Dieu a alors disposé du corps et, de même que l’horloge est composée par un système de rouages qui s’entraînent les uns les autres, il a créé « une machine qui se remue de soi-même » (« Lettre au Marquis de Newcastle », 23 novembre 1646, 1255). C’est exactement cette séparation radicale des matières qui réduit le corps à un automate dépourvu d’intériorité que les neuroscientifiques reprochent à Descartes. Or, ils négligent d’observer que la dualité des substances chez celui-ci ne se réduit pas toujours à leur séparation et que, lorsqu’il se rapproche d’une position d’observation de la vie réelle, il affirme aussi que l’âme et le corps forment un ensemble. L’âme étant logée dans le corps, elle doit par nécessité interagir avec celui-ci, plus que par un simple principe de constatation : il ne suffit pas qu’elle soit logée dans le corps humain ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais ... il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir outre cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme. (Discours 136-37) Alors que la séparation entre le corps et l’esprit n’a cours chez Descartes que de façon théorique et qu’une vision pratique semble la remplacer, l’idée d’une connexion entre les deux substances en vient même à recevoir, à l’heure où il travaille à sa théorie des passions, une traduction au plan théorique. Dans son dernier ouvrage, qui se veut une révision et une réorientation de certaines notions antécédentes, Les Passions de l’âme, Descartes différencie entre les actions et les passions afin de décrire par ces dernières une façon passive de concevoir la réalité. Celles-ci font pourtant partie de la cartographie de l’esprit et - ceci est important - lient l’esprit directement au Le débat autour du mystère de la conscience 519 corps par un principe physio-psychologique. 7 Descartes suggère ici une base physiologique des passions où le corps et avec lui, les esprits animaux, seraient la source et le site des passions. 8 Erec Koch a vu que chez Descartes, les passions sont une « nécessité corporelle » (« Body » 43), c’est-à-dire que dans sa définition des passions, le philosophe français ne dénue pas l’esprit humain d’une base physiologique, mais qu’il s’efforce de les ramener au corps et, par conséquent, au cerveau, par l’idée d’un point de connexion qui se situerait dans la glande pinéale. Cette incorporation du corps (et du cerveau) dans la représentation des passions et dans la construction de la réalité se fonde sur l’idée importante que les cinq passions principales (amour, haine, désir, joie et tristesse) « ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui [le corps] : en sorte que leur usage naturel est d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus parfait » (Passions Art. 137). 9 Il suggère ici une relation entre les deux substances où l’une et l’autre existeraient dans l’essence de se préserver mutuellement. James Averill souligne cette notion cognitive derrière la théorie des passions: « [the passions] are thoughts impressed upon the soul through interaction with the body » (« Analysis » 213 ; je souligne). Descartes se réfère également au corps pour façonner une réforme éthique, celle de la « générosité », dont le rôle serait de réguler la matière physiologique afin de mener l’homme à la liberté. 10 Son but est d’ajuster l’influence des passions nocives et de les suppléer par le bien et le plaisir. 11 7 Descartes explique que nos perceptions peuvent avoir comme cause soit l’âme soit le corps : « Celles qui ont l’âme pour cause sont les perceptions de nos volontés » (Passions Art. 19). Dans un prochain pas, la définition des causes extérieures (Art. 21-23) l’amène à la définition complète des passions de l’âme (Art. 27). 8 Les passions sont « des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle [l’âme], et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits » (Art. 27). 9 L’une des questions principales est de savoir où l’âme s’unit et se confond avec le corps. Descartes a tenté d’écrire de façon hypothétique ce lien matériel de l’union dans la glande pinéale, située au milieu du cerveau et agissant avec le corps par les nerfs, le sang ou les esprits animaux. (Art. 31). Ce point de connexion expliquerait alors comment une substance immatérielle et une substance matérielle peuvent entrer en contact. L’un des reproches des neurobiologistes actuels se fonde justement sur cette réduction de la conscience à un lieu où tout se réunirait. Voir en particulier Dennett dans Consciousness Explained 1070. 10 Voir à ce sujet Koch : « Body, Passion, Ethics » (44) et « Cartesian Corporality and (Aesth)Ethics », PMLA 121.2 (2006), pp. 405-420. 11 Descartes évalue les passions selon leur bénéfice ou leur fonction nocive, en jugeant d’après l’expérience et l’événement précis. Bernadette Hoefer 520 Si l’âme intervient pour diriger et perfectionner les mouvements du corps, la thérapie doit pourtant affecter à la fois la matière physique et les pensées. 12 La réussite de cette thérapeutique entraînerait alors une profonde liberté où la maîtrise de soi 13 se manifesterait par la connaissance des sources de nos motivations et mènerait aux fermes jugements portant sur ce qui est bon et ce qui est mauvais : comprenons par là ce qui entraîne la joie ou la douleur. 14 Au sens strict, l’âme prévaut chez Descartes dans les questions touchant à la conscience et à la morale, et cela pour la raison qu’il propose une pédagogie du « dressage » du corps et de ses passions dans le souci d’améliorer la condition humaine. Dans leur correspondance régulière (engagée à partir de 1643), le philosophe enseigne à la princesse Elisabeth de Bohémie 15 qu’il suffit de penser positivement, la force de l’âme ayant le pouvoir de guérir les maux corporels. Les meilleurs remèdes sont « ceux de l’âme, qui a sans doute beaucoup de force sur le corps » (« Lettres à Elisabeth », juillet 1647, 1280) . Il développe l’idée que chaque individu a la capacité de contrôler et de réprimer ses passions par la force de sa raison et l’usage de la volonté seule puisque celle-ci « ne peut jamais être contrainte » par le corps (Art. 41). 16 Pour cela, le caractère illimité de la volonté provient du seul fait que nous pensons, et elle nous permet sans entrave de maîtriser nos passions. Dans cette perspective abordée, la philosophie cartésienne prône la primauté de l’esprit, enseigne le « dressage » du corps et sous-entend un dualisme rejeté par les connaissances et sciences actuelles. Cependant, le reproche avancé par certains scientifiques que chez Descartes, l’âme est entièrement dissociée des processus corporels doit être réfuté par la théorie physio-psychologique du mécanisme des passions émis dans Les Passions de 12 Stephen Gaukroger parle d’un principe « psychosomatique » du traitement de la mélancolie : « whereby the mind is forced to concentrate on agreeable things, this having the effect of relaxing the heart and allowing free circulation of the blood. » Descartes : An Intellectual Biography (Oxford : Clarendon Press, 1995), p. 399. 13 Chez les âmes généreuses, la « raison demeure toujours [...] la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont [...] [elles] jouissent dès cette vie. » (Lettre à Elisabeth, 18 mai 1645, 1183). 14 Voir Deborah Brown. Descartes and the Passionate Mind (Cambridge : Cambridge University Press, 2005), pp. 205-06. 15 La mélancolie d’Elisabeth provoquée par l’infortune de sa lignée éveille en Descartes le désir d’éprouver le bien-fondé de sa théorie. Ainsi, même les afflictions ou maladies violentes se laissent réprimer, l’homme ayant le pouvoir d’agir sur elles. 16 Il révèle à ses lecteurs « l’empire que nous avons sur nos volontés » par le libre arbitre (Art. 152) et il nous invite à former « une ferme et constante résolution d’en bien user » (Art. 153). Le débat autour du mystère de la conscience 521 l’âme, même si cette interaction donne lieu à de nombreuses lacunes concernant l’endroit et le moyen de l’interaction. De plus, sa conception des passions en tant que phénomènes d’intériorité et ses réflexions éthiques anticipent la discussion actuelle qui est loin d’avoir répondu à la question de la liberté humaine et intrinsèquement attachée à celle-ci, à celle de la responsabilité. Nous pouvons attribuer à Descartes le souci de ne jamais perdre de vue la capacité de l’esprit de ressentir de la tristesse ou du plaisir, l’effort de percevoir l’intentionnalité qui se traduit dans nos choix et décisions, et finalement, une dimension éthique singulière dans son objectif de tenter de comprendre pourquoi nous nous engageons dans des actions parfois contreproductives, parfois néfastes et même cruelles. Le respect et l’émerveillement cartésiens portés à l’esprit sont alors radicalement mis en question par les neurobiologistes réductionnistes qui vont jusqu’à proclamer que toute la vie mentale peut être réduite au cerveau. 17 L’esprit - assimilé au cerveau - devient un ordinateur neuronal réduit à ses impulsions électriques et à des signaux chimiques, qui transmettent nos joies, nos ambitions, notre soitdisant libre arbitre, nos mémoires, nos actions et nos choix. Francis Crick se place dans cette perspective lorsqu’il explique : « ‘You,’ your joys and your sorrows, your memories and your ambitions, your sense of identity and free will, are in fact no more than the behavior of a vast assembly of nerve cells and their associated memories » (The Astonishing Hypothesis 3). 18 L’œuvre de Paul Churchland, The Engine of Reason, The Seat of the Soul (1995) porte un sous-titre polémique, A Philosophical Journey Into the Brain, qui expose son réductionnisme et, en même temps, la polémique autour de la question comment envisager un voyage philosophique valable dans un organe corporel ? 19 Daniel Dennett, lui, lance même l’argument de la disculpation humaine dont les ressorts sont déterminés par des causes matérielles : la 17 Parmi ses adhérents adonnés, on peut compter Paul Churchland et Daniel Dennett. 18 Il faut ajouter bien sûr ceux qui s’élèvent contre ce réductionnisme comme, par exemple, John Searle qui postule que le cerveau cause l’esprit, en ne réduisant nullement esprit à cerveau. Dans Minds, Brains and Science (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1984), Searle explique que le concept de nous-mêmes comme des agents libres est fondamental pour nous. Il adopte une position entre le déterminisme et l’indéterminisme classique (94). Voir aussi la position non réductionniste de Michael Gazzaniga dans The Ethical Brain (New York : Dana Press, 2005). 19 Churchland clôt par la phrase que le cerveau « is the engine of reason. It is the seat of the soul » (319), réduisant l’esprit et l’âme au cerveau qui n’est lui-même qu’une « machine. » John R. Searle, lui, limite la conscience à un attribut du cerveau : « Consciousness is caused by lower-level neuronal processes in the brain and is itself a feature of the brain » (« The Mystery of Consciousness » 62). Bernadette Hoefer 522 criminalité s’expliquerait alors par une défiance dans le cerveau en matière d’oxidase monoamine ou de sérotonine (164). 20 Depuis quelques années, le débat polémique est inscrit à l’ordre du jour et la controverse des propos a mené à la création d’un nouveau champ de recherche qui s’est formé sous le nom de « neuroéthique » et cherche à élucider les nombreux enjeux éthiques dans la technologie émergente de l’esprit. 21 A ceux qui tuent l’esprit en le réduisant à des processus ou structures du cerveau et qui perdent de vue le corps proprement dit, l’on peut opposer la conception spinoziste qui nous permet d’explorer une autre solution à cette polémique, pionnière pour ceux qui cherchent à intégrer cerveau, corps et esprit dans leur formulation d’une théorie de l’esprit. La vénération des conceptions spinozistes par Damasio, par exemple, s’explique par le fait que chez le philosophe hollandais, l’idée du soi est fondée sur le corps à travers d’images et de représentations qui proviennent du corps et de ses répertoires. Damasio ne se contente donc pas de dénoncer les erreurs propagées par Descartes mais, dans son livre le plus récent, Looking for Spinoza (2003), s’attache à démontrer que Spinoza a vu juste quand il affirme que le corps façonne les contenus de l’esprit et que les processus mentaux se reflètent dans le corps. 22 Selon Damasio, le corps et sa cartographie est central dans la production de pensées rationnelles, et Spinoza n’a non seulement transformé le dualisme hérité de Descartes en monisme, mais a cherché à expliquer que l’idée de l’esprit humain est l’idée du corps humain à travers des processus et des correspondances que Damasio examine actuellement en distinguant entre « émotions » et « sentiments ». 23 20 Paul Churchland propose dans son dernier chapitre intitulé « Neurotechnology and Human Life » : « A neurally informed and technologically sophisticated society will be able to make judgments reliably and do things effectively » (309). Tandis que Descartes cherchait lui-même le progrès et une voie à la maîtrise de soi, il n’allait jamais aussi loin que Churchland qui envisage un fonctionnement sain dans un état d’hommes « machines. » 21 Dans son The Ethical Brain, Michael S. Gazzaniga identifie son projet comme l’examen de la façon dont nous abordons les questions sociales de la maladie, de la normalité, de la mortalité et de la façon de vivre ainsi que la philosophie de la vie basée sur notre connaissance du fonctionnement du cerveau (xv). 22 Il établit ce philosophe comme un des pionniers de la neurobiologie actuelle. 23 Les premières font l’objet d’une expérience physique tandis que les seconds constituent la conscience de l’état corporel. Alors que les émotions sont des phénomènes physiques, observables (par le biais, notamment, des variations hormonales), les sentiments sont le vécu de l’émotion, ce qui est perçu de l’émotion lorsque naissent les idées correspondant à la cause, aux effets et aux transformations de l’organisme (Looking for Spinoza 53). Joseph LeDoux qui partage par ailleurs les orientations de Damasio, s’intéresse quant à lui avant tout à l’idée Le débat autour du mystère de la conscience 523 Chez Spinoza, c’est bien le corps qui donne lieu à la vie de l’esprit. L’esprit n’existe pas en dehors du corps, mais fait partie de la matière corporelle, ayant comme fonction de représenter les idées des affections physiologiques. A cet égard, Spinoza explique que « l’essence de l’esprit est l’idée du corps existant en acte » (III, Prop. 10, Dém.). Lorsqu’il écrit que « l’esprit humain imagine un corps » (II, Prop. 18, Dém.) ou que « l’esprit ... s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps » (III, Prop. 12), il préconise qu’à la source des idées de nos affections se trouve une pensée qui perçoit une expérience corporelle en forme d’image représentée à l’esprit et que ce fait d’image désigne toute connaissance sensible : perceptive ou imaginaire. De là naît aussi ce redoublement qu’exprime Spinoza en parlant de « l’idée de l’idée » et que nous pouvons comprendre comme la conscience de l’idée : « L’esprit humain perçoit non seulement les affections du corps, mais encore les idées de ces affections » (II, Prop. 22). L’homme peut donc être défini comme l’union de l’âme et du corps, non point dans le sens d’une interaction entre deux substances comme chez Descartes, mais d’une corrélation. Dans la deuxième partie de L’Ethique, Spinoza formule cette conception de leur rapport - souvent mal interprété comme un fonctionnement par parallélisme - et qui s’explique plutôt par l’idée d’un concert entre les deux modes, selon un principe d’analogie : « un cercle qui existe dans la Nature et l’idée du cercle - idée qui est aussi en Dieu - sont une seule et même chose, qui s’explique par des attributs différents » (II, Prop. 7, Sc.). Corps et esprit sont envisagés comme deux attributs de la même substance : « [l]’esprit humain, en effet, est l’idée même, autrement dit la connaissance du corps humain » (II, Prop. 19, Dém.). Chantal Jaquet explique que « le corps et l’esprit ne sont pas superposés en l’homme comme des parallèles, mais désignent une seule et même chose exprimée de deux manières » (11) qui agissent de concert. La conception spinozienne de l’union de l’esprit et du corps réside dans l’idée selon laquelle l’objet qui donne lieu à l’idée et qui par là constitue l’esprit est le corps. En même temps, il n’y a pas de connaissance possible avant d’être avancé dans celle du corps humain. Spinoza n’hésite à aucun moment à faire du principe du sum - de l’existence purement corporelle - la de « l’émotion » et, avec elle, à l’importance du soma dans la production des affects et de la conscience. Il explique que la plupart des humains ressentent leurs émotions dans leur corps (295). L’expérience physique de nos affects est par conséquent déterminante pour la connaissance (émotionnelle) « either because it provides sensations that make an emotion feel a certain way right now or because it once provided the sensations that created memories of what specific emotions felt like in the past » (298). Bernadette Hoefer 524 voie de la découverte de soi. Il ne s’agit plus comme chez Descartes de déduire les besoins physiologiques de l’affirmation première des cogitations, mais d’après Martial Gueroult, « de lire directement, dans l’être présent à notre pensée, les nécessités que cet être lui impose [...] en tant qu’il est substance » (74-75), substance matérielle et psychique réunie de façon inséparable. En même temps, Spinoza rejette une conception déterministe selon laquelle nos états psychiques seraient uniquement réglés par des processus corporels. 24 Le bien et le mal se rapportent alors à ce qui aide ou entrave le « désir », à ce qui mène à l’accroissement ou à la réduction de la puissance d’agir du corps et de la puissance de penser de l’esprit. 25 Spinoza conçoit de façon positive le désir, source de la joie d’exister et essence même de notre vie (Ethique III, 11 Scolie). Il développe ici une éthique à base corporelle où le bien-être du corps et la béatitude de l’esprit sont perçus ensemble, ressortant d’une même puissance d’agir. Enfin, la liberté de l’être humain réside d’abord dans l’acceptation que notre identité se construit à partir de nos affects toujours actifs et dans l’aptitude accrue à agir (physiquement et mentalement) en fonction de cette connaissance. Reprenons alors l’idée de la générosité cartésienne et de la fortitude spinoziste comme point de départ initial du débat actuel toujours irrésolu où les réponses pluralistes et antinomiques - si elles n’attaquent pas les conceptions des penseurs du dix-septième siècle - reconnaissent que la science n’a toujours pas réussi à définir l’esprit et admettent la difficulté de décrire adéquatement la conscience ; et ceci en dépit de la foule des ouvrages qui nous procurent une fausse idée de la solution du problème à travers des titres hardis. Une nouvelle affirmation prudente du « je pense que je pense » a remplacé dans les dernières décennies le cogito ergo sum cartésien. Néanmoins, le vieux problème philosophique demeure, toutefois transplanté dans les sciences. L’orientation progressive de la neuroéthique vers la polémique de la liberté humaine, du libre arbitre et de notre responsabilité morale, et la foule des parutions entre 2005-2008 dans ce domaine, manifestent le souci des neuroscientifiques de combiner l’étude du cerveau humain avec des questions d’ordre éthique. D’après Thomas Szasz dans The Meaning of Mind, réduire l’esprit au cerveau entraîne des conséquences nuisibles, parmi elles, 24 Voir Donald Davidson, « Spinoza’s Causal Theory of the Affect. » Desire and Affect : Spinoza as Psychologist, éd. Yirmiyahu Yovel (New York : Little Room Press, 1999), pp. 95-111, p. 100. 25 Voir l’étude de Philippe Danino « Signification, usage et enjeux des Définitions 1 et 2 de l’Ethique IV », dans Chantal Jacquet et al., Fortitude, 39. Spinoza reconnaît trois affects primaires : le désir, la joie et la tristesse. Le débat autour du mystère de la conscience 525 l’élimination de notre intentionnalité et de notre responsabilité morale. Il s’élance contre les thèses des neurobiologistes réductionnistes (75-100). D’autres penseurs comme Michael Gazzaniga, Marc Hauser ou William Uttal procurent dans leurs derniers ouvrages leur propre réponse à la question débattue de savoir si nous sommes uniquement des machines, des robots préfabriqués, et s’il faut ainsi dénier notre responsabilité et assumer une position déterministe ou si, au contraire, nous demeurons maîtres de nos choix et logiquement responsables de nos actes et pourquoi et comment. 26 Michael Gazzaniga par exemple évoque, de façon objective, le mystère et l’inconcevabilité qui entourent cette autre problématique débattue et irrésolue à savoir le problème du libre arbitre et celui de la responsabilité morale qui en découle . 27 Que signifie notre humanité ? Et comment peut-on valider notre individualité sans avoir recours à la médicalisation de nos faiblesses ou au réductionnisme de notre essence au cerveau tout en oubliant à nouveau le corps lui-même. Sans exagérer le problème, il faut être conscient qu’un nouveau débat biologique, éthique mais aussi moral, social, politique et législatif s’est instauré et qu’à travers les nouveaux outils et les nouvelles techniques, les spécialistes des neurosciences sont amenés à explorer le problème philosophique toujours brisant du « je pense » sans pourtant découvrir des expli- 26 The New York Times et le Washington Post ont, en 2007, publié une série d’articles établissant toute la gamme des interrogations, des questions médicales et éthiques en rapport avec des lésions cérébrales, jusqu’à la découverte d’un stade préliminaire à la moralité chez les chimpanzés. Une foule d’ouvrages récents, The Ethical Brain (2005) de Michael Gazzaniga ; In Search of the Soul, édité par Joel Green et Stuart Palmer (Downers Grove, IL : InterVarsity Press, 2005) ; Moral Minds : How Nature Designed our Universal Sense of Right and Wrong de Marc Hauser (New York : Ecco, 2006) ou The Immeasurable Mind : The Real Science of Psychology (New York : Prometheus Books, 2007) de William Uttal, cherchent à résoudre le problème si les pensées et actions de l’homme sont déterminées de façon absolue ou si, au contraire, l’homme dispose d’un libre arbitre et d’une volonté qui s’auto détermine. John Searle postule une position entre le déterminisme et l’indéterminisme, argumentant qu’on ne peut pas nier le déterminisme mais que les facteurs qui déterminent l’homme peuvent être imprévisibles. Voir Minds, Brains and Science, en particulier pp. 91-94. 27 Gazzaniga, The Ethical Brain. D’après Sean E. Anderson, qui fait le compte rendu du livre de Szasz intitulé « Never Mind the Need to Mind », Journal of Criminal Justice and Popular Culture 5.1 (1997) : pp. 25-30, Szasz perçoit comme une faute catastrophique de vouloir résoudre le discours moral par un discours médical. Le problème de la relation de la neurobiologie aux maladies (mentales) ne peut pas être discuté dans ce contexte. Mais il fournirait assez de matériel et de brisance pour une interrogation dans l’avenir. Bernadette Hoefer 526 cations scientifiques entièrement satisfaisantes ni des réponses complètement résolues. Concluons par l’acceptation de notre connaissance lacunaire et fragmentaire sur ce sujet et continuons à rechercher et à débattre sur cette affirmation de Spinoza qui écrivit à cet égard : Les hommes [...] se trompent en ce qu’ils pensent être libres ; et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquels ils sont déterminés. (II, Proposition, 34, Scolie ) Ouvrages cités Anderson, Sean E. « Never Mind the Need to Mind. » Journal of Criminal Justice and Popular Culture 5.1 (1997) : pp. 25-30. Andrieu, Bernard. La Neurophilosophie. Paris : PUF, 2007. Averill, James R. « An Analysis of Psychophysiological Symbolism and its Influence on Theories of Emotion. » The Emotions : Social, Cultural, and Biological Dimensions. Ed. Rom Harré et W. Gerrod Parrott. London : Sage, 1996, pp. 204-228. Brown, Deborah. Descartes and the Passionate Mind. Cambridge : Cambridge University Press, 2005. Churchland, Paul. The Engine of Reason, the Seat of the Soul. Cambridge : MIT Press, 1995. Crick, Francis. The Astonishing Hypothesis : The Scientific Search for the Soul. New York : Macmillan, 1994. Damasio, Antonio. Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain. New York : Putnam, 1994. - Looking for Spinoza: Joy, Sorrow, and the Feeling Brain. Orlando : Harcourt, 2003. 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PFSCL XXXVI, 71 (2009) In Commemoration of the 350 th Anniversary of Pascal’s Lettres Provinciales : ‘L’Amour de Dieu’, Rhetorical Strategies of the Controversy CHRISTINE MCCALL PROBES University of South Florida The controversial concept of “l’Amour de Dieu” at the center of the tenth letter of Pascal’s Provinciales occupied “les grands esprits” of seventeenthcentury France, stimulating works by turns profound, satirical and lyrical. The present study explores rhetorical strategies employed by Pascal and briefly evokes those of Boileau and Bossuet, in defense of the contritionnaires who insisted that love for God and not mere fear was necessary for salvation. Jesus’ words as reported in Matthew 22: 37-40: “You shall love the Lord your God with all your heart, with all your soul, and with all your mind [...],” inspired a defense whose rhetorical strategies embraced the lyric along with the vehement. The link between Pascal, Boileau and Bossuet, as concerns this controversy, extends beyond the thematic, providing a glimpse of a very real network of communication. Boileau, who did not cease to express his admiration for Pascal’s Lettres, vaunting it to partisans of both sides as “le plus parfaict ouvrage qui soit en nostre langue,” 1 and finding therein inspiration for his Épître XII, sent his piece to Bossuet who termed it a “hymne céleste de l’amour divin.” 2 Bossuet himself dedicated a treatise to the subject, his Traité de l’Amour de Dieu nécessaire dans le Sacrement de pénitence, published posthumously in 1736; the theme is also central to his numerous sermons, orations, meditations and letters, presenting to his diverse public, the king and court included, the obligation to love God: “Aimons, aimons [...] Dieu 1 “Lettre à Antoine Arnauld,” juin 1694 in Boileau, Œuvres complètes, ed. Françoise Escal (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966), pp. 791-94. 2 Letter to l’abbé Renaudot in Correspondance, eds. Levesque and Urbain (Paris: Hachette, 1909-1926) 15 vols. 7: pp. 75-77. Christine McCall Probes 530 de tout notre cœur. Nous ne sommes pas chrétiens, si du moins, nous ne nous efforçons de l’aimer.” 3 Linguists and historians of the French language admire in the Lettres Provinciales “la prose parlée d’un homme du monde, qui cause sur un mode plus ou moins grave.” 4 Walther von Wartburg points out that if a similar text had been written some fifty years earlier it would have been full of crude, vulgar terms (we think of Rabelais, for example, who with great effect joined important theological points to such language). Wartburg writes admiringly of Pascal’s logic and controlled power which also includes moments of lyricism: “les forces [...] se sont transfigurés en musique.” 5 Closer to our day, Erec Koch has argued that “the Provinciales is a landmark in the history of rhetoric for it typifies the shift that that field undergoes in the seventeenth century.” 6 Regarding the Biblical text at the center of the controversy (Jesus’ words in Matthew 22: 37), Pascal’s hermeneutic endeavor was facilitated by the Bibles he had at hand, in Greek and in Latin, as well as the de Sacy Bible (although the publication date is a few years after that of the Lettres Provinciales, we remember that de Sacy was one of the Solitaires and available for consultation). 7 Philippe Sellier reminds us that Pascal was participating in the first discussions about this translation, the New Testament in particular, held at the château de Vaumurier, near Port-Royal 3 “Sermon de Pentecôte de 1654” quoted by Jacques Truchet in his masterful La Prédication de Bossuet (Paris: Cerf, 1960) 2 vols. 1: p. 254. See in particular his chapter “L’Âme chrétienne,” 1: pp. 245-80. 4 Walther von Wartburg, Évolution et structure de la langue française (Berne: Francke, 1969), p. 181. 5 Ibid. 6 “Sacred/ Secular Rhetoric in Pascal’s Lettres provinciales” in Intersections, eds. Faith Beasley and Kathleen Wine (Tübingen: Gunter Narr, Biblio 17, vol. 161, 2005), p. 332. 7 For a complete picture of the Bibles that Pascal had at his disposition, see Philippe Sellier’s essay “La Bible de Pascal” in Le Grand Siècle et la Bible, ed. J.-R. Armogathe (Paris: Beauchesne, 1989), pp. 701-719. Sellier refers the reader to O. Barenne’s Une grande bibliothèque de Port-Royal. Inventaire inédit de la Bibliothèque de Issac-Louis Le Maistre de Sacy (Paris: Études Augustiniennes, 1985) and declares that Pascal’s citations allow us to determine that he worked with at least three Bibles: the Vulgate, the polyglot Bible “dite de Vatable” (containing the Greek, the Vulgate, a modern Latin translation based on the Hebrew - that of Sante Pagnino in 1528 - and the Hebrew text), and the most recent French translation by the theologians of Louvain in 1578 (Sellier remarks that the archaic language of the latter was what decided the Port-Royal scholars to undertake the “magnifique traduction connue sous le nom de Bible de Sacy”, p. 701. ‘L’Amour de Dieu’, Rhetorical Strategies of the Controversy 531 des Champs, in 1656-1657, the very time of the composition of the first letters of the Provinciales. 8 What were the circumstances and the terms at the heart of the debate on “l’Amour de Dieu”? The controversy with its long history began, as far as early modern times are concerned, with the bull Exsurge Domine of June 15, 1520 upheld by the Council of Trent (1545-1549, 1551-1552 and 1562- 1563) which promulgated “une conception plus sociale de la vie chrétienne” focusing on “attrition” or the fear of God accompanied by the sacraments. Furetière would define “attrition” some fifty years later as “le regret d’avoir offensé Dieu, causé par la seule crainte qu’on a de ses châtimens, & des peines de l’enfer,” reminding us briefly of the history of the term and its controversy, from the Church Fathers who saw the usefulness of the concept as a first step or degree of conversion, “une disposition à la repentance,” to certain medieval theologians who accepted the sufficiency of attrition accompanied by the sacraments. 9 With the publication in France of the Jesuit Antoine Sirmond’s Defense de la vertu (1641), the quarrel knew a resurgence. Pascal’s tenth letter, of August 2, 1656, supports the opposite conception, “contrition,” defined by Furetière as the “regret d’avoir offensé Dieu, causé par un parfait amour pour lui [...] une douleur animée de l’amour de Dieu, laquelle tire son origine, non de l’appréhension des supplices de l’enfer, mais du deplaisir d’avoir offensé Dieu, & de lui avoir deplu.” 10 Furetière reminds us of the ambiguity of the Council of Trent’s declarations (Sess. XIV, ch. 4) and that a series of popes had condemned attrition as scandalous (Alexander VII and Innocent XI) or as heretical (Alexander VIII). France’s clergy was divided on this point in the seventeenth century: on May 5, 1667 the Saint-Office declared the opinion of the casuists “plus commune”; in 1676 l’abbé Jacques Boileau, brother of the poet and dean of the Sorbonne’s faculty of theology, published De la contrition nécessaire pour obtenir la rémission des péchez dans le Sacrement de Pénitence; and in 1694 in the Cathéchisme de Méaux, Bossuet insisted on the necessity of loving God to obtain the remission of sins. His Traité de l’Amour de Dieu nécessaire dans le Sacrement de Pénitence similarly argues for contrition. Both Bossuet and le Père de La Chaise approved of Boileau’s Épître XII, the latter insisting on its usefulness to a wide audience (Mme de Maintenon writes to Noailles on September 28, 1696: “J’ay eu ce matin une grande conversation avec le P. de La Chaise sur l’amour de Dieu: il veut que la satire de Despréaux soit 8 Ibid., p. 705. 9 Dictionnaire universel (La Haye and Rotterdam: Arnout et Reinier Leers, 1690, rpt. New York: Georg Olms, 1972). 10 Ibid. Christine McCall Probes 532 donné au public.” As the century drew to its close, Leibnitz remarked on the crucial quality of the controversy: “Ce qui me paroît le plus important dans la dispute qu’il y a entre les Jésuites et les Jansénistes, c’est l’importance de l’amour divin ou de la pénitence sincère, indépendante de la crainte ou de l’espérance.” 11 It is important to be reminded of the political aspect of the controversy. Nicolas Caussin, the Jesuit confessor of Louis XIII in 1637, taught that contrition (the repentance which comes from sorrow at having displeased God, not due to fear of punishment) was essential. Louis XIII seems to have had psychological problems which included an incapacity to feel love, in particular toward God. Cardinal Richelieu reassured the king that that attrition was sufficient and exiled Caussin to Quimper, thereby augmenting his own ascendancy with the king. 12 In the tenth letter Pascal marshals logic, deductive reason, sustained interrogation and exclamation, the tactic of pitting Jesuit against Jesuit in his citations, ridicule (“C’est ainsi que nos pères ont déchargé les hommes de l’obligation pénible d’aimer Dieu actuellement.” 695 [italics in Pascal]), even prayer. Expressing astonishment at the teachings of the attritionnaires, “Avant l’Incarnation on était obligé d’aimer Dieu; mais depuis que Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique [John 3: 16, italics in Pascal], le monde racheté par lui sera déchargé de l’aimer. Étrange théologie de nos jours! ” (696), the author of the tenth letter of the Provinciales concludes with the highly ironic prayer for his interlocutor and collèguespères: “Je [...] prie Dieu qu’il daigne leur faire connaître combien est fausse la lumière qui les a conduits jusqu’à de tels précipices, et qu’il remplisse de son amour ceux qui en dispensent les hommes” (696). Erec Koch, in his masterful Pascal and Rhetoric: Figural and Persuasive Language in the Scientific Treatises, the Provinciales, and the Pensées, has termed the varied tactics of the Provinciales “seductive fictions,” affirming that: Pascal’s genius lies in the use of literary devices in the constitution of a fiction, an affabulation, that does not stand opposed in essence to the truth but rather can serve as its instrument and ornament [...]. Pascal does not merely rely on the literary and rhetorical as sources of ancillary devices, 11 My summary account of the controversy is drawn in part from Boileau, Œuvres complètes, eds. Antoine Adam and Françoise Escal (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966) notes, pp. 982-984. Adam and Escal cite Maintenon’s letter from Lettres, La Beaumelle 5: 107 and Leibnitz’s letter of July 14, 1690 to Prince Ernest de Hesse-Rhinfelds from Œuvres complètes of Arnauld, 4: p. 202. 12 Michel Le Guern, ed., Pascal. Œuvres complètes (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998) 2 vols. 1: pp. notes 1203-1207. Subsequent citations will appear in the text of this article. ‘L’Amour de Dieu’, Rhetorical Strategies of the Controversy 533 but he uses rhetoric as structuring principle for the representation of matters of theological debate. 13 Pascal’s use of the dialogic fiction is compelling in itself. As Montalte-Pascal opens the tenth letter preparing his “provincial reader” for the Jesuit interlocutor’s words, we learn one of the “grands principes” of the Society and a key method: “Vous y verrez les adoucissements de la confession, qui sont assurément le meilleur moyen que ces pères aient trouvé pour attirer tout le monde” (684). Then in instructing the “naïve” narrator, the Jesuit father praises the success of “nos pères” in discovering that a great many things, formerly regarded as forbidden, are [now] innocent and allowable. The reader cannot help but note the pride with which the interlocutor points toward the very “palliatives” Pascal is combating. Antithesis serves irony as the Jesuit explains the expiation of sins, “en rendant la confession aussi aisée qu’elle était difficile autrefois” (684). Elsewhere irony may be supported by antithesis or antiphrasis illuminated by semantics. The irony in the “naïve narrator’s” plea for further enlightenment is unmistakable: “Apprenez-moi donc, je vous prie, mon père, ces finesses si salutaires” (685). Since salvation is at the heart of the debate, to qualify the methods of the Jesuits as “salutaires” underscores the incongruity of both their language and their practice. Already contradictions in the father’s language begin to be apparent as what he had previously termed “easy” (“la manière d’expier facilement”) he now vaunts as “admirable subtleties” or “de pieuses [...] finesses; et un saint artifice de dévotion” (684). A dark humor accompanies narrator Pascal’s use of “finesses.” The Jesuit has been lauding and quoting the “pères de Flandres” for their “finesses.” The seventeenth-century intended reader, the cultivated elite, would not fail to grasp the negative sense - “craft, subtilitie, guile, deceit, cunning, fraud, wiliness, dissimulation.” 14 La Rochefoucauld, writing 13 (Charlottesville, VA: Rookwood P, 1997), pp. 73-74. For further discussion on the “seductive” quality of the petites lettres, see also Louis A. MacKenzie, Jr.’s “Linguistic Displacement in the Lettres Provinciales,” Modern Language Studies 20.1 (1990): pp. 79-94. MacKenzie refers to Roger Duchêne’s L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal (Aix-en-Provence: U de Provence, 1984) agreeing that “the Provinciales do continue to seduce, but in the way novels seduce. Readers are pulled into Pascal’s plot and are so enchanted by the fiction [...] that they forget to distinguish the author, Pascal, from his agent/ hero, Louis de Montalte” (MacKenzie 79). Gérard Ferreyrolles has written compellingly of the complex role of Pascal’s fiction, “un jésuite fictif [...] [,] un interlocuteur fictif [...] [, un] Montalte triple” in Blaise Pascal, Les Provinciales (Paris: PUF, 1984), pp. 44-52. 14 Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues (London: Islip, 1611, rpt. Columbia, SC: U of South Carolina P, 1968). The antiphrasis here, “ces Christine McCall Probes 534 in the same decade as Pascal in the Provinciales, elaborates on the quality in his “De la différence des esprits”: “Un esprit de finesse ne va jamais droit, il cherche des biais et des détours pour faire réussir ses desseins. Cette conduite est bientôt découverte: elle se fait toujours craindre et ne mène presque jamais aux grandes choses.” 15 Of course Pascal also wrote on “finesse” in a different sense in his “Géométrie et finesse”: “la finesse [intuition] est la part du jugement, la géométrie celle de l’esprit.” 16 A further irony occurs at this juncture since narrator Pascal’s request that his interlocutor instruct him on these “finesses si salutaires” produces, on the part of the Jesuit father, an exposition revealing the perniciousness of the “finesses.” Instead of explaining the circumstances of sin, penitence, resolution for the future (the avoidance of similar occasions, etc.), the interlocutor’s focus is ironically on the importance of staying in the good graces of the confessor. To bolster his point Pascal has the Jesuit quote “authorities” of his society, Escobar and Suarez, who advise having two confessors for commodity’s sake and the subtlety of lumping a new sin in a “general confession” so that the confessor doesn’t realize it is new. It seems that one authority is never sufficient (although these authorities often are not in agreement as Pascal frequently points out). Koch refers to Pascal’s fifth letter where the Jesuit interlocutor names no fewer than forty-six “docteurs graves” who seemingly have replaced Saint Augustine, Saint Chrysostome, Saint Jerome and the other Church Fathers in matters of “morale.” Koch points out that this “irreducible diversity of voices, clamors like the cacophonous ring of their own names.” 17 Irony may be intensified in association with logic. When narrator Pascal responds in astonishment to a series of citations made by his Jesuit interlocutor (the named authorities advise only confessing in general terms even sins as pernicious as divination and rape) he concludes logically that we should no longer call confession the sacrament of penance (687). The irony in the Jesuit’s rejoinder, “Vous avez tort [...] car au moins on en donne toujours quelqu’une [a penance] pour la forme” (687), reminds us of the etymology of the rhetorical term; the Greek eiron derives from eironeia, finesses si salutaires,” underscores the equivocity of the Jesuits as contrasted to Pascal’s “reverence for the principles of unicity, univocity and truth” so perceptively demonstrated by MacKenzie, p. 92. 15 L. Martin-Chauffier and Jean Marchand, eds. La Rochefoucauld. Œuvres complètes (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964), pp. 528-29. 16 Gérard Ferreyrolles and Philippe Sellier, eds. Blaise Pascal. Les Pensées (Paris: Garnier, 2004), pp. 1197-1201, here p. 1201. 17 Koch, Pascal and Rhetoric, p. 81. ‘L’Amour de Dieu’, Rhetorical Strategies of the Controversy 535 “dissembling.” Just as “numbers” rather than truth were stressed earlier (“pour attirer tout le monde” 684), so here “form” trumps truth. The emphasis on “form” is intensified by the logical implication of duplicity on the part of the confessors: the Jesuit father assures the narrator that the confessors absolve as if they believed the penitent’s word as true though, in point of fact, they believe no such thing. The reference both to particular authorities (Suarez and Filiutius) and the use of the official, seemingly authoritative language resuming: “ita docent omnes autores,” only adds to the ridicule and the irony. The reader is impressed by the shifting truth advocated by the Jesuits “de quoi satisfaire tout le monde” (Cinquième lettre, 626) as the Jesuit’s retort to narrator Pascal’s own reference to a Jesuit authority who opposed the seemingly unanimous view illustrates: “cela est maintenant si peu de saison” (689). Koch calls the casuist tradition with its emphasis on numbers and shifting truth a “figural dismemberment of the body and the severance of body and spirit,” contrasting it convincingly with Pascal’s picture of the unified loving body in the Pensées (372/ 404). 18 Logic, humor and still another reference to “numbers” join with irony as narrator Pascal inquires whether the assurance of always having absolution wouldn’t encourage sinners, suggesting instead that the latter be counseled to stay away from the “occasions prochaines” of temptation. This suggestion would also serve to relieve the constant demand for confession, a logical response to the Jesuit’s lament, “nous sommes accablés [...] sous la foule de nos pénitents” (689). Humor gives way to serious exchange and opposition regarding the “occasions prochaines.” While the Jesuit father quoting Father Bauny as authority focuses on externals, avoiding not the “occasions prochaines” but any “incommodité” and appearance of scandal, narrator Pascal focuses on the internal, the conversion of the heart, countermanding the ecclesiastical authority with Jesus’ own instructions in Mark 9 on avoiding “des occasions de chute.” Narrator Pascal’s unrelenting interrogation on this point provokes astonishment on the part of the Jesuit: “Comment! dit-il, ce serait là une véritable contrition! ” (691). The discussion that ensues on attrition versus contrition reveals that narrator Pascal, no longer so naïve seeming, has read and can quote precisely a number of Jesuit authorities (even some whom his interlocutor has alleged as indisputable) who accept that a certain degree of love toward God is essential (attrition should be “mêlée de quelque amour de Dieu” 691). Here again we see astonishment on the part of the Jesuit who realizes 18 Ibid., pp. 82-84. Christine McCall Probes 536 that narrator Pascal has read “nos auteurs.” However, he insists that Pascal needs to do this “avec quelqu’un de nous” so as to interpret them properly (692). Alleged friendship should bolster authority as the interlocutor cites Diana, “notre ami intime,” to establish the evolution of the concept of contrition from necessary after the commission of a “péché mortel” to an obligation on feast days, to the moment of death and even then replaceable by “attrition avec le sacrement” (692). Instead of the interlocutor’s friendship with the “authority” bringing him prestige and credibility in narrator Pascal’s eyes as well as the reader’s, the lengthy quotation brings to light the degradation of doctrine from the supernatural to the natural. Pascal makes a major point by his reminder that to deny the supernatural is a heresy condemned by the Council. The Jesuit father seems to use inverse logic as he refers not to the ultimate ecclesiastical body, but to the fathers of a particular college and their theses, attempting to show that if contrition or true repentance inspired by love of God rather than fear is deemed necessary to the sacrament, it leaves nothing for the sacrament to do. Narrator Pascal’s shocking deduction demonstrates his use of precise logic; if attrition, induced by the mere fear of punishment is sufficient, then a person could be saved “sans avoir jamais aimé Dieu en sa vie” (693). This deduction however is in the form of a question, prolonging the “seductive fiction” of the seemingly naïve narrator seeking instruction and leading the Jesuit interlocutor to trace with an admiring tone the history of the degradation of repentance inspired by love as commanded by Jesus to absolution accorded to the fearing sinner, resuming: “C’est ainsi que nos pères ont déchargé les hommes de l’obligation pénible d’aimer Dieu actuellement” (695). The Jesuit is quoting from a book which was at the very center of the controversy and which had been attacked by Antoine Arnauld since 1641 in his Extrait de quelques erreurs et impiétés contenues dans un livre intitulé “La Défense de la vertu” par le P. Antoine Sirmond (notes 1209). The powerful figure of repetition joins logic and humor, as by reiterated questions, the narrator leads the Jesuit father to trace twice and in detail the doctrine’s degradation from love to fear. The repetition extends to the conclusion drawn; the humor cannot be missed as both narrator and interlocutor agree that the logic would dispense humans from the obligation of loving God (693, 695). In the eleventh letter, Pascal himself justifies thoroughly his use of irony and humor or “raillerie” as both an “action de justice” (he appeals to Christ’s discourses as well as to the examples of the prophets Elijah, Daniel and Jeremiah and the Church Fathers), and a strategy occasioned by “l’esprit de charité” which desires the salvation of one’s adversaries (699, 705). The humor of the Provinciales was not missed by Racine who in ‘L’Amour de Dieu’, Rhetorical Strategies of the Controversy 537 justifying the theatre asks, “Et vous semble-t-il que les Lettres provinciales soient autre chose que des comédies? [...] Le monde en a ri pendant quelque temps, et le plus austère janséniste aurait cru trahir la vérité que de n’en pas rire.” 19 The use of humor or “le plaisir du rire” was essential to Pascal’s intent to reach a wide public. Taking on the persona of the “provincial,” he writes in 1656 of the agreeable quality of the first two letters: “tout le monde les voit, tout le monde les entend, tout le monde les croit. Elles ne sont pas seulement estimées par les théologiens; elles sont encore agréables aux gens du monde, et intelligibles aux femmes mêmes.” An appreciation of the first letter’s “raillerie” follows, in the testimony of a woman, identified by Racine as Madeleine de Scudéry: “elle est tout à fait ingénieuse [...] elle raille finement; elle instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses, elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent” (605-606 and notes 1151). In his rich essay “Le XVII e siècle et le statut de la polémique,” Gérard Ferreyrolles reminds us of Cicero’s recommendation of humor in polemic as a safeguard to “urbanitas” or civility. 20 Up to this point narrator Pascal has managed to keep his “cool” or composure. Although there have been several moments of astonishment, which to be sure are intended to mirror the desired reaction on the part of the reader, thereby persuading public opinion, here narrator Pascal’s exasperation cannot be contained as he exclaims: “O mon père, il n’y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d’entendre” (695). When the Jesuit attempts to distance himself from the very theologians he has quoted in support of his own reasoning, Pascal reminds him of Paul’s words in Romans 1: 32 to the effect that not only are the authors of evil condemned, but also those who approve of it. Narrator Pascal’s exasperation continues at length as he declares that it is a strange theology of our day that removes both the apostle Paul’s anathema and Jesus’ command to love God. Vehemence is combined here with an expository mode and a highly ironic intercessory prayer, that God would 19 “Lettre aux deux apologistes de l’auteur des Hérésies Imaginaires,” Racine. Œuvres complètes, ed. Raymond Picard (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960) 2 vols. 2: p. 29. 20 Littératures classiques 59 (2006): pp. 5-27, here p. 21. In his demonstration of the extensive polemic dimensions of the seventeenth century, Ferreyrolles reminds us of Emmanuel Bury’s “idée stimulante” to substitute a “périodisation fondée sur les querelles” for the usual literary ones, in his “Frontières du classicisme” Littératures classiques 34 (1998): pp. 217-35. Christine McCall Probes 538 grant to the Jesuit interlocutor and to the doctors of his society the very love from which they have dared to give man a dispensation (696). 21 While an exhaustive study of the rhetorical strategies used by all participants in the controversy surrounding “l’Amour de Dieu” is well beyond the scope of the present study, my longer study will undertake, as a complement, an analysis of Boileau’s Épistre XII and of Bossuet’s Traité de l’amour de Dieu. While a highly diverse rhetoric permitted Pascal to reach (convaincre and agréer) his intended broad readership, some were appalled by his raillerie, not only those attacked but also, as Arnauld noted, “des dévots et des dévotes, et même de nos meilleurs amis, qui croyaient que cette manière d’écrire n’était point chrétienne.” 22 To the letters being placed on the Index in 1657, Pascal would write in the “Manuscrit Périer,” fragment 746: “Si mes Lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel.” 23 Although Boileau had long pondered and defended “le vrai amour de Dieu,” he nevertheless refers to himself as “le Theologien temeraire” in the preface to the Épistres nouvelles (X, XI and XII). 24 His intended readership extends well beyond the “first reader” or dédicataire, l’abbé Renaudot, who is however not forgotten among the throng addressed directly in Épistre XII: “confesseurs insensés,” “ignorans seducteurs,” “Docteurs,” “Aveugles dangereux,” and the general reader to whom a series of interrogations inspired by several New Testament passages is directed. The multiplicity of rhetorical strategies employed in this emphatic “Discours” (v. 135) or “Prosopopée” (v. 236) underscores the protean quality of the genre 25 itself: highly dramatic tableaux or mises en scène, often antithetical; reiterated apostrophes and antiphrases; lyrical passages; proof texts and careful definitions of key 21 In his recent article “L’éthique polémique de Pascal,” Olivier Jouslin includes an analysis of Pascal as an “ironiste polémique” who rather than being a “satirique, un froid exécuteur” is instead “un ironiste philosophe qui investit dans le dialogue polémique son véritable destinataire, le public, qu’il prend bien soin de dissocier de son adversaire,” Littératures classiques 59 (2006): pp. 117-39, here p. 137. 22 Cited by Ferreyrolles, Blaise Pascal. Les Provinciales, p. 95. 23 Ferreyrolles and Sellier, eds. Blaise Pascal. Les Pensées, p. 569. 24 Lettre à Brossette of 15 November 1709, cited in Boileau, Œuvres complètes 983 notes and préface pp. 138-40, here p. 138. Boileau’s concern about the theological content of the epistle is genuine; he submitted it for approval to Bossuet, Noailles and le père de La Chaise among others, notes p. 982. 25 For an illuminating treatment of this “genre protéiforme aux virtualités multiples, non seulement métamorphique [...] mais [...] ‘gigogne,’ capable d’enchâsser une diatribe satirique, une tirade élogieuse ou un retour sur soi élégiaque,” see Alain Génetiot’s essay, “L’épître en vers mondaine de Voiture à Mme Deshoulières,” Littératures classiques 18 (1993): pp. 103-114, here pp. 104-105. ‘L’Amour de Dieu’, Rhetorical Strategies of the Controversy 539 terms; imperatives and interrogatives; rime-words which highlight either the central doctrine extolled or its adversaries (“infame/ flamme,” for example). The topos of love - man’s loving response to God’s love - is a constant in Bossuet’s colossal œuvre, whether inspirational, hortative, didactic, poetic, theoretical, directive, or polemic. Addressing by turns “la cour et la ville,” Protestant or Catholic theologians, as well as his numerous correspondants, he would remind his listeners of love’s role in the Incarnation: “C’est [...] l’amour qui l’a fait descendre pour se revêtir de la nature humaine. Mais quel cœur aura-t-il donné à cette nature humaine, sinon un cœur tout pétri d’amour? [...] ‘Dieu est charité; et qui persévère dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui’ [I John 4: 16].” 26 Although in his later conferences, 27 treatises and theoretical writings Bossuet would make fine distinctions as he interpreted ecclesiastical decrees such as those of the Council of Trent, he consistently communicates man’s response to God in terms of both an obligation and a tribute: “Le Dieu de tout l’univers ne devient notre Dieu en particulier que par l’hommage de notre amour.” 28 Specific events such as La Vallière’s profession excited broad interest in the theme, 29 central to Bossuet’s sermon of her vêture of June 4, 1675, in which he exhorts his listeners: “Laissez-lui [le Saint-Esprit] remuer au fond de vos cœurs ce secret principe de l’amour de Dieu” and constructs his argument around St. Au- 26 “Panégyrique de saint Jean, Apotre” (1658), Bossuet, Œuvres, eds. l’abbé Velat and Yvonne Champailler (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961) pp. 413- 29, here pp. 427-28. 27 Truchet in his La Prédication (1: 258, n.3) refers to Bossuet’s “remarquable conférence sur l’amour de Dieu (qui semble dater de 1699 ou de 1700) publiée dans la Revue Bossuet (année 1904).” My future study on rhetorical strategies in Bossuet’s theoretical writings, notably in his posthumously published Traité de l’Amour de Dieu, will include an examination of this conference. 28 “Sermon de l’Annonciation” (1662) in Bossuet, Œuvres oratoires, ed. Lebarq revised by Urbain et Levesque (Paris: Desclée de Brouwer, 1914-1926) 7 vols. 4: pp. 284-90. 29 In his remarkable monograph, La Chair et l’âme: Louis XIV entre ses maîtresses et Bossuet (Grenoble: PU de Grenoble, 1995), Georges Couton provides important documentation on the public’s fascination with La Vallière’s and Montespan’s “péripéties,” resuming: “ce sermon [de la vêture de La Vallière] semble avoir dérouté les contemporains” (131). Couton also cites at length two texts of this same year on love for God, Bossuet’s letter to Louis XIV of May 1675 and his Instruction sur les devoirs des rois découlant de la nécessité d’aimer Dieu. See in particular Couton’s chapter, “Les grands espoirs déçus de Pâques 1675,” pp. 103- 53, here pp. 126-28. Christine McCall Probes 540 gustine’s definition of two loves: “Amor sui usque ad contemptum Dei; amor Dei usque ad contemptum sui” [De civitate Dei 14. 28]. 30 The fact that the writings considered in this study extend over the latter half of the seventeenth century demonstrates both the intensity and duration of the controversy. The polemic writings provide a powerful example of what Jean Mesnard terms “la vraie contestation.” 31 Finally, today’s reader of another kind of letter, a “news-bearing” one (as Michèle Longino has so aptly qualified Madame de Sévigné’s 32 ) can glimpse a lively scene depicting the controversy. Reporting in 1690 to her daughter a conversation at a dinner attended by Racine, Bourdaloue and Boileau among others, Sévigné recounts the latter’s admiration of a “moderne qui surpassoit [...] et les vieux et les nouveaux.” At the insistence of the Jesuit in attendance, Boileau names the moderne - it is Pascal. Hearing the Jesuit’s rejoinder, “Pascal est beau autant que le faux peut l’être,” Boileau alludes to what he considers the false doctrine of some of the Jesuit’s co-religionnaires, “qu’un chrétien n’est pas obligé d’aimer Dieu.” In the face of the Jesuit father’s argument, “Monsieur [...], il faut distinguer,” Boileau replies in consternation: “Distinguer [...] distinguer, morbleu! Distinguer, distinguer si nous sommes obligés d’aimer Dieu! ” 33 30 Œuvres oratoires 4: pp. 36-54. 31 “Pascal et la contestation” in La Culture du XVII e siècle: enquêtes et synthèses (Paris: PUF, 1992), pp. 393-404. Mesnard specifies as a requirement the “référence à un absolu” or “une même référence, constituée par la révélation, par le message évangélique” (403). 32 “Writing Letters, Telling Tales, Making History: Vatel’s Death Told and Retold,” French Review 66.2 (1992): pp. 229-242. 33 Madame de Sévigné. Lettres, ed. Émile Gérard-Gailly (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1963) 3 vols. 3: pp. 648-52, here pp. 651-52. ÉTUDES PFSCL XXXVI, 71 (2009) Héros trop magnanime : le crime d’Horace et son châtiment CHRISTOPHER J. GOSSIP University of New England, Armidale L’idée, le besoin même, de reconfigurer l’Horace de Corneille n’a pas tardé à frapper l’esprit de ses premiers lecteurs. Pour l’abbé d’Aubignac, écrivant dès le début des années 1640, il aurait fallu qu’à l’acte IV, scène 5 « cette fille désespérée [Camille] voyant son frère l’épée à la main, se fût précipitée dessus ; ainsi elle fût morte de la main d’Horace, et lui eût été digne de compassion, comme un malheureux Innocent » 1 . De plus, il importait par la suite que « Valère cherche une plus noble voie pour venger sa Maîtresse [Camille] ; et nous souffririons plus volontiers qu’il étranglât Horace que de lui faire un procès » 2 . Il s’agissait donc à la fois de bienséances et de dramaturgie: d’une part, un suicide, complètement contraire aux récits historiques, qui remplacerait un meurtre commis en coulisse et innocenterait ainsi le héros éponyme ; d’autre part, et y faisant contrepoids en quelque sorte, un étranglement destiné à contourner la série de plaidoyers assommants qui défiguraient le dénouement de la pièce, en l’occurrence un autre « premier mouvement » ou coup de fureur qui rendrait une justice rapide en dehors du système juridique. Selon Chapelain, Corneille avait déjà accepté en 1639 qu’il fallait changer son V e acte : il « avait résisté toujours depuis, quoique tout le monde lui criât que sa fin était brutale et froide et qu’il en devait 1 La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Paris : Champion, 2001, p. 114. Dès le t. II des Œuvres, achevé d’imprimer le 28 novembre 1656, donc avant la publication de La Pratique (1 er juin 1657), avant la rédaction aussi des Examens et Discours et la grande révision de son théâtre entreprise par Corneille pour l’édition de 1660, Horace met « la main à l’épée », dans un geste certes instinctif et mal intentionné mais légèrement plus convenable. Sans doute pour la même raison, le texte de 1660 remplacera les trois soldats romains, chacun portant une épée albaine, par le seul Procule. 2 La Pratique du théâtre, p. 466. Christopher J. Gossip 544 passer par mon avis. Enfin de lui-même il vint me dire qu’il se rendait et qu’il le changerait » 3 . Dans l’Examen de 1660, ces critiques de l’auteur de La Pratique du théâtre sont expédiées, bien qu’un peu laborieusement, Corneille s’attachant plutôt, au cours de son autocensure, à examiner la présence dans la pièce de deux périls distincts, sans lien nécessaire l’un avec l’autre, qui nuisaient donc à l’unité d’action. Cette préoccupation avec la structure défectueuse de la tragédie ne cesse aujourd’hui de faire couler beaucoup d’encre. Elle explique la tentative de Marc Escola qui, dans le dossier de son édition de la tragédie, s’attèle à un travail de réfection qu’il a repris l’année suivante 4 . En voulant fusionner ce qu’il considère comme les deux parties indépendantes de l’intrigue afin d’abolir une duplicité de périls, remplacer en même temps l’action « momentanée » du meurtre de Camille et éviter l’ « inégalité de rang en un même Acteur » qui fait que Sabine et Camille changent chacune d’importance au cours de la pièce, Escola cherche à inventer des incidents qui justifieraient les actions et les caractères des actes IV et V. Pour cela il propose la création d’un épisode où, plutôt qu’une émeute populaire (v. 781-827), c’est Camille, dominée par son amour pour Curiace, qui fera différer le combat en alertant les Toscans, ennemi commun de Rome et d’Albe dont il est à peine question dans le texte de 1641. Valère deviendrait un véritable « second amant à plein temps », aidant Camille dans son projet toscan avant de trahir Curiace, son rival, en laissant reprendre le combat. Intéressant et ingénieux travail de réécriture, mais est-il vraiment nécessaire ? La nature décousue de la pièce a été beaucoup exagérée. Si Corneille a fini par ne pas changer les incidents de son intrigue ou les mobiles de ses personnages, il n’a pas touché non plus à la structure d’origine. Ailleurs j’ai essayé de montrer l’absence de duplicité de périls dans Horace 5 . La présente étude cherche plutôt à examiner les réactions de ceux et de celles qui commentent le meurtre de Camille, qui plaident la cause de son frère ou contre lui et qui le jugent. Il est logique de commencer avec Horace lui-même. La critique s’étant penchée longuement sur ce qui le fait agir, sur la « psychologie du héros » après sa nomination et celle de ses deux frères comme combattants romains, les points de vue suscités par cet examen se sont révélés aussi divergents que les commentateurs sont nombreux. On a beaucoup moins étudié la 3 Lettre du 18 novembre 1640 de Jean Chapelain à Guez de Balzac, in Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton (Paris : Gallimard, 1980-1987) (ci-après: OC), t. I, p. 1537. 4 Corneille, Horace, Paris : Flammarion, 2001 ; « Récrire Horace », XVII e Siècle, 54 (2002), pp. 445-467. 5 « The Unity of Horace », Modern Language Review, 93 (1998), pp. 345-355. Le crime d’Horace et son châtiment 545 présentation de ses actes militaires et leur rapport avec ce que nous ont laissé les historiens. Le récit de Valère (IV, 2) suit de près la description du combat offerte par Tite-Live. Loin d’insister sur la brutale sauvagerie de cette lutte entre amis, l’historien et surtout le dramaturge la traitent presque en sourdine, respectant la chronologie des événements mais en occultant la violence. Les frères d’Horace meurent les premiers. Selon Tite-Live 6 , « les deux Romains, ayant blessé les trois Albaniens, tombèrent tous roides morts l’un sur l’autre ». Chez Corneille, ce moment pourtant essentiel, qui colore tout le reste de la pièce, est relégué à quelques mots dans le récit incomplet fourni par Julie à l’acte III, v. 995 : « Des trois les deux sont morts ». Ensuite, c’est le tour de Curiace, fiancé de Camille, qui confronte Horace : « Il [un des deux autres Curiaces] trouve en les joignant que son frère n’est plus » (v. 1122), version à comparer avec ces mots de Tite-Live (OC, ibid.) : « le premier [Curiace] n’était désormais guère loin de lui [Horace]. Il retourne sur celui-là d’une très grande âpreté et furie ; et comme l’armée d’Albane écriât à ses frères de le secourir, déjà l’Horace l’ayant mis par terre se préparait pour donner au second ». Quant au deuxième représentant d’Albe, « Voulant venger son frère il tombe auprès de lui » (v. 1126). Chez l’historien (ibid.), Horace « se hâte tant qu’il peut de mettre fin à cette mêlée, si bien qu’avant que le tiers, lequel n’était plus guère loin, y pût arriver à temps, il met à mort le second Curatien ». Enfin le dernier des Curiaces, traînant une faible carcasse déjà élangourée de plaies, élangourée de courir, tout abattu et déconfit par la mort de ses frères, fut comme exposé à la gueule d’un ennemi frais et victorieux. Pourquoi il n’y eut point de résistance ; car le Romain tressaillant de joie: J’ai, dit-il, déjà envoyé là-bas deux des frères ; le troisième, avec la cause de cette guerre, je l’y vais dépêcher aussi, à ce que dorénavant le Romain commande sur l’Albanien. » Ce disant, il lui met l’épée à la gorge, qu’à grand-peine pouvait-il soutenir ses armes, et le dépouille étant tombé du coup (ibid.). Dans la pièce, cette mise à mort rituelle mais inévitable est présentée ainsi: Comme notre Héros se voit près d’achever, C’est peu pour lui de vaincre, il veut encore braver. « J’en viens d’immoler deux aux Mânes de mes frères, Rome aura le dernier de mes trois adversaires, C’est à ses intérêts que je vais l’immoler », Dit-il, et tout d’un temps on le voit y voler. La victoire entre eux deux n’était pas incertaine, 6 Dans la traduction de Blaise de Vigenère (Paris : Chesneau, 1583) citée par Couton (OC, t. I, p. 1558). Corneille ne reproduit que le texte latin. 546 L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine, Et comme une victime aux marches de l’Autel, Il semblait présenter sa gorge au coup mortel. Aussi le reçoit-il, peu s’en faut, sans défense, Et son trépas de Rome établit la puissance. (v. 1129-1140) Par ce récit Corneille ne cherche donc pas à choquer son public, à augmenter la barbarie d’une situation nécessairement violente 7 . Au contraire: c’est plutot avec retenue et par allusion qu’il evoque la mort des trois Curiaces. La lutte particulièrement difficile entre Horace et le fiancé de Camille est traitée avec discrétion, surtout si on compare la version de la pièce avec le récit de Tite-Live, où le Romain agit avec « une très grande âpreté et furie » (« magno impetu ») envers ce premier Albain, « tressaillit » de joie (« Romanus exsultans ») devant la faiblesse de la victime et lui plonge d’en haut son épée dans la gorge (« gladium superne iugulo defigit »). Valère, témoin intéressé, affirme qu’il tue le troisième Albain pour « braver », c’est-à-dire, « insulter, se moquer, gourmander » (Richelet). Mais, comme plus tard dans sa rencontre avec Camille (v. 1251, 1259), Horace évoque tout de suite la mort de ses deux frères et la raison pour laquelle il faut « dépêcher » le dernier Curiace « là-bas » : les intérêts de Rome (v. 1133). Derrière ces justifications on doit comprendre la réalité : la victoire exige que les trois représentants d’Albe soient éliminés ; il n’y a pas moyen d’arrêter le combat après le décès de deux Romains et de deux Albains, de faire match nul 8 . Le dernier Curiace est achevé rapidement, sinon humainement, avec détermination mais sans jubilation malveillante. 7 David Clarke, Pierre Corneille : Poetics and Political Drama under Louis XIV, Cambridge : Cambridge University Press, 1992, pp. 182, 187 : « a narration which is even more shocking than its model in Livy’s vivid description of the savagery of the triple combat. […] Corneille increases the horror of Livy’s brutal account of the death of the last Curiatius by the still more disturbing, and poetically essential, image of the human sacrifice to a city which has been raised to quasi-divine status ». 8 Encore moins eût-il été acceptable de « les désarmer » au lieu de les « immoler en sacrificateur ivre de sang » (André Georges, « Le procès d’Horace », Revue d’Histoire du Théâtre, 58 (2006), pp. 333-350 (p. 335)). On commet un anachronisme en proposant que la réputation d’Horace est surfaite parce qu’elle « repose, comme la victoire de Rome, sur une ruse (peu glorieuse) de guerre et sur un triple et barbare achèvement de blessés » (ibid., p. 349). Une idée qui me paraît tout aussi inadmissible est celle de Jean-Marie Apostolidès qui, dans une étude intéressante de la pièce, propose que « C’est en effet par vengeance qu’il [Horace] a tué les deux premiers Curiaces, en partie pour satisfaire au systeme de la vendetta » (« Corneille, Tite-Live et la fondation de Rome », Poétique, 82 (1990), pp. 203-222 (p. 215). Christopher J. Gossip Le crime d’Horace et son châtiment 547 Il convient de rappeler cette attitude lorsqu’on considère les suites du combat. On a longuement analysé le monologue de Camille (IV, 4), la façon dont elle se prépare mentalement pour provoquer son frère 9 , mais il faut remarquer aussi ses imaginations (par exemple « Il [Valere] porte sur le front une allégresse ouverte », v. 1227) et puis sa remarque importante que « seul des trois Albains / Curiace en mon sang n’a point trempé ses mains » (v. 1217-1218). A ses yeux son fiancé, impliqué malgré lui dans la lutte fratricide, a été une victime particulièrement innocente: premier Albain à mourir, il n’a mis en danger la vie d’aucun des trois Horaces. Au paroxysme de la douleur et de la colère, elle prend place pour confronter et discréditer le « cruel vainqueur » (v. 1245) à son retour du champ de bataille, événement que les trois unités, et surtout celle de temps, rendent plus rapide que dans les sources antiques, Tite-Live et Denys d’Halicarnasse 10 . Aucune rencontre n’est moins fortuite ; il s’agit bel et bien d’un guet-apens. Selon Escola, Corneille veut que le geste du héros qui tue sa sœur à la sortie de sa victoire soit compréhensible, même si l’acte n’est pas évalué sur le plan moral. « C’est le sens qu’il faut donner […] au vers fameux qui précède le geste fratricide [...] : « Ma patience à la raison fait place » (v. 1319) 11 . Il me paraît préférable, car plus logique, de voir dans ce cri à la fois de douleur et de colère le désespoir du guerrier qui trouve que ses raisonnements n’atteignent pas leur but, que Camille résiste aux arguments qu’il avance depuis le début de la scène (v. 1251) et qu’il a esquissés dès le II e acte (sc. 4, v. 517-530). A bout de patience, et dans un acte instinctif 12 , il veut tirer raison, faire raison du crime de cette sœur qui refuse d’accepter la primauté de Rome. Le mot « raison » en tant que réparation ou vengeance se Denys d’Halicarnasse (Antiquités Romaines, III.19.4-20.3) fournit une version sensiblement différente des combats. Le plus âgé des Albains réussit d’abord à tuer l’aîné des Romains mais est abattu à son tour. Son vainqueur reçoit un coup mortel et blesse gravement son adversaire qui, accompagné du troisième Albain, plus ou moins indemne, avance contre le seul Romain qui reste en lice, l’un l’attaquant de face et l’autre dans le dos. C’est alors que le dernier des Horatii décide de les séparer en fuyant. 9 Ce qui n’empêche pas la critique de mettre quelquefois les choses à l’envers. Ainsi André Georges, qui affirme qu’Horace se comporte de façon brutale « envers sa sœur, dont il a provoqué ainsi la révolte » (« Le procès d’Horace », ibid. C’est moi qui souligne.). 10 « The Unity of Horace », p. 347. 11 « Récrire Horace », p. 452. C’est Escola qui souligne. 12 Tout en le condamnant, Tulle trouve que le meurtre de Camille est bien « un premier mouvement » (v. 1735). 548 trouve plusieurs fois chez le jeune Corneille et plus tard aussi 13 . A la fin du siècle le dictionnaire de Furetière (1690, s. v. raison) offre un exemple qui cadre parfaitement avec la situation d’Horace: « Les braves se font euxmêmes raison des affronts qu’on leur a faits ; ils en tirent raison l’épée à la main ». La mort de Camille suscite moins de véritables censeurs qu’on ne pense 14 . Devant son mari, Sabine (IV, 7) ironise et réclame encore une fois la mort, mais ce n’est qu’au V e acte qu’elle le qualifie de « coupable » (v. 1600) et de « noble criminel » (v. 1602). Ce jugement perd de son poids lorsqu’elle s’offre à la place d’Horace, prête à mourir pour laisser vivre le guerrier dont Rome a besoin tout en augmentant sa peine. Le Vieil Horace refuse de considérer le meurtre de Camille comme étant digne de châtiment. Bien au contraire, ce sont les imprécations de sa fille qui étaient criminelles (v. 1411, 1417, 1654, se faisant l’écho des mots du fils, v. 1324, 1427). Tout au plus, celui-ci, dont l’action n’était ni « injuste ni trop prompte » (v. 1415), s’est laissé entacher par un manquement à son honneur et à celui de la famille. Si le père ne consent pas à utiliser ses droits de punir son fils, ce n’est pas qu’il soit inconscient des raisons qui peuvent déterminer un tel choix. Mais en les expliquant il ne parle pas de son propre cas mais de la situation générale, exprimée à la troisième personne dans des sentences (v. 1435-1438). Il n’y a donc pas de divergence entre les opinions du paterfamilias lorsqu’il rencontre Horace et dans la scène avec le Roi 15 où il affirme qu’« un premier mouvement ne fut jamais un crime » (v. 1648, cf. v. 1657-1658). Son désir de garder un fils est loin d’être égoïste, une expression de faiblesse personnelle : le Vieil Horace dit exprès que « Rome aujourd’hui m’a vu père de quatre enfants, / Trois en ce même jour sont 13 Par exemple, Mélite, v. 491-492: « Il fut toujours permis de tirer sa raison / D’une infidélité par une trahison » ; Médée, v. 1263-1264: « Demain je suis Médée et je tire raison / De mon bannissement et de votre prison » et v. 1596: « Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison » ; Le Cid, v. 333: « Mourir sans tirer ma raison ! ». De même Nicomède, v. 581, 1258, 1565, Sertorius, v. 816, etc. Voir aussi Horace, v. 1332, où Horace décrit son acte comme « la plus prompte vengeance ». 14 Pour John D. Lyons, The Tragedy of Origins. Pierre Corneille and Historical Perspective, Stanford: Stanford University Press, 1996, p. 58, Horace se trouve entouré d’accusateurs. 15 David Maskell, « Corneille’s Examens Examined : The Case of Horace », French Studies, 51 (1997), pp. 267-280 (p. 272): « artifice and dishonesty can also be seen in le Vieil Horace, where there is a discrepancy between his private utterances in Act V scene 1 and public utterances in Act V scene 3 ». Pour Maskell, une analyse de l’Examen d’Horace est censée révéler une disparité entre l’exégèse de l’auteur et le texte de sa pièce, des motifs cachés et des contradictions qui remettraient en question la finalité et le sens de son œuvre. Christopher J. Gossip Le crime d’Horace et son châtiment 549 morts pour sa querelle, / Il m’en reste encore un, conservez-le pour elle » (v. 1706-1708 ; je souligne). En décernant des mobiles cachés qui enjolivent la présentation d’un personnage apparemment cohérent comme le Vieil Horace, la critique est obligée de chercher midi à quatorze heures. Ainsi on a conclu que le père d’Horace possède un coté féminin parce que, comme Julie qui se méprend sur le résultat du combat, il tire des conclusions hâtives du rapport qu’elle lui fait 16 . Corneille serait alors un commentateur moins que sincère de sa propre œuvre (ou un auteur dramatique moins que compétent), car n’affirme-t-il pas dans l’Examen de 1660 qu’« un homme, qui doit être plus posé et plus judicieux, n’eût pas été propre à donner cette fausse alarme » (OC, t. I, p. 842) ? Ne pourrait-on pas avancer, cependant, que les deux situations et les deux caractères sont radicalement différents ? La confidente, témoin oculaire de l’essentiel du combat, relate ce qu’elle croit être une défaite romaine ; le père d’Horace, lui, refuse d’abord de croire la nouvelle (v. 999), puis proteste d’un ton incrédule (v. 1006-1007) avant d’accepter le bien-fondé du récit. Les suppositions de Julie, attribuables à « l’impatience d’une femme, qui suit brusquement sa première idée » (Examen ; OC, ibid.), contribuent à l’erreur du père sans porter atteinte à sa masculinité. Si la cohérence des personnages tels qu’ils nous ont été présentés au cours des trois premiers actes est toujours visible dans les deux derniers, que penser de Valère dont le rôle essentiel est limité au dénouement de la tragédie ? Pour d’Aubignac, principal commentateur de la pièce à l’époque, c’est cette utilité qui pose le plus de problèmes. Pour Corneille aussi : alors que Sabine, approuvée par d’Aubignac (p. 140, 337), « est assez heureusement inventé[e], et trouve sa vraisemblance aisée dans le rapport à l’Histoire » (Examen ; OC, t. I, p. 841), on sent que le dramaturge est plutôt gêné par le besoin de justifier sa création de quelqu’un qui puisse lancer une attaque prolongée et motivée contre le meurtre de Camille (ibid., p. 843). Il proteste un peu trop en affirmant qu’« il n’y avait point de place pour lui au premier Acte » : exclu physiquement, Valère est largement présent dans les répliques des deux premières scènes, préparant ainsi, par la surprise qui sera engendrée, le retour inopiné de Curiace dans la troisième. Et puis il y a la curieuse suggestion (ibid.) selon laquelle, à la scène 2 du IV e acte, il « tâche à gagner les bonnes grâces du père [le Vieil Horace], par la commission 16 « Corneille’s Examens Examined », p. 273, où il est question de la « désexualisation indirecte » (« oblique degendering ») du Vieil Horace, qui verse des larmes avant le combat (v. 709), autre trait uniquement « féminin ». Sa masculinité serait ainsi ébranlée (p. 276). La même confusion expliquerait la lutte du fils, en proie à une fuite devant les femmes, pour réaffirmer son côté masculin (p. 277). 550 qu’il prend du Roi de lui apporter les glorieuses Nouvelles de l’honneur que ce Prince lui veut faire, et par occasion il lui apprend la victoire de son fils qu’il ignorait ». On sait que Tulle confie à Valère la mission d’informer le Vieil Horace de sa venue et de lui présenter ses premières condoléances: Valère le dit en arrivant (v. 1072), puis aux v. 1155-1156, et le Roi le confirmera (v. 1447). Il profite de cette occasion pour lui raconter la fin du combat à laquelle Julie n’avait pas assisté. Mais est-ce qu’il essaie (ou est-ce qu’il fait exprès 17 ) de s’insinuer dans les bonnes grâces du Vieil Horace afin de gagner les faveurs de Camille ? Un critique aussi averti que H.T. Barnwell abonde dans le sens de l’Examen, parlant de la satisfaction à peine déguisée de Valère et de remarques patelines qu’il adresse au Roi 18 . Or une analyse détaillée de cette scène ne me paraît pas conforter une telle lecture. Pour la deuxième fois dans la pièce, après la méprise de Camille (I, 3), Corneille se permet un de ces quiproquos dont il était friand et qui a pour but ici (v. 1072-1101) d’augmenter le pessimisme et la honte du Vieil Horace pour mieux les remplacer par des expressions de soulagement et de joie, une fois la vérité connue (v. 1141-1148). Ce malentendu prolongé ne manque pas d’intensifier les émotions des deux hommes. Ensuite le messager donne son récit du combat suivant la mort des deux premiers Romains (v. 1103-1140), puis après les réactions du père il lui indique les intentions du Roi (v. 1149- 1161), surtout son désir de se déplacer pour remercier le Vieil Horace en personne. Les derniers mots de Valère (v. 1165-1171) soulignent la « vertu », c’est-à-dire le courage et la vigueur physique et morale, d’Horace et de son père, leur fidélité au Roi et la gratitude de ce dernier. Bien sûr, en corrigeant la désinformation dont le Vieil Horace a été victime, Valère exprime son enthousiasme de Romain devant la victoire et, ce faisant, prête peu d’attention aux sensibilités de Camille, qui ne profère qu’un seul « Hélas ! » (v. 1123) 19 , mais à mon sens il ne s’adonne à aucune exultation 17 Le verbe tacher à avait ces deux sens au XVII e siècle. 18 H.T. Barnwell, The Tragic Drama of Corneille and Racine: An Old Parallel Revisited, Oxford : Clarendon Press, 1982, p. 184 : « The background to Valère’s speech here [V, 2] is his behaviour in Act IV scene ii, where he has recounted the death of Curiace (and his brothers) with barely concealed satisfaction […] and where his account is followed by ingratiating remarks calculated presumably to dispose her father in his favour as the rival and possible successor of the Alban warrior ». 19 En modifiant son texte en 1660, peut-être pour réduire l’angoisse de Camille, Corneille remplace certaines expressions de Valère qu’on pourrait considérer comme particulièrement sensibles: « cette belle action [d’Horace] » devient « une vertu si pure » (v. 1159) et « avoir donné vos fils au bien de son Etat » cède la place à « combien vous doit l’Etat » (v. 1161). Christopher J. Gossip Le crime d’Horace et son châtiment 551 de mauvais aloi ou à des prétentions inopportunes. Il en sera de même à la scène 2 au V e acte : aucun mot de Valère, aucun autre personnage ne fait la moindre allusion à cette tentative d’influencer la personne qu’il voudrait considérer comme son futur beau-père. Encore que ce personnage de quiproquo soit un rival amoureux peu important 20 , il joue un rôle essentiel dans la structure de la pièce, car c’est lui, et lui seul, qui lancera le réquisitoire contre l’action d’Horace. Pour Valère, la situation a complètement changé de face depuis son récit de messager. Au dernier acte sa mission paraît simple : incriminer le plus possible le fils en innocentant la sœur. Mais pour qui veut examiner ses arguments, le cas qu’il propose est des plus étranges. Se voulant le porteparole de « tous les gens de bien » (v. 1482) et l’ennemi des « moyens qui sentent l’artifice » (v. 1519), il commence par louer les hauts faits d’Horace qui méritent beaucoup d’honneur (v. 1483-1486). La mort de son adversaire criminel (v. 1487) est pourtant nécessaire, sinon « le reste des Romains » sera détruit par ce même meurtrier et Tulle perdra son trône (v. 1489-1491, cf. v. 1501-1502, 1508). Puis un argument, dont les termes sont tout aussi embrouillés dans la version définitive (v. 1492-1498) que dans le texte original, récapitule les conflits privés et publics entre Albe et Rome qui existent depuis le début de la pièce. S’ensuivent des sarcasmes (v. 1509- 1510, 1514) assortis de remarques hors de propos (l’âge et la beauté de Camille, v. 1518) avant que Valère ne se lance dans une attaque contre Tulle : ne pas punir le meurtrier de Camille rendra vain le sacrifice du lendemain (cf. v. 1151-1152) et fera du Roi un jouet des Dieux, dont il devra accomplir les commandes à la place du criminel Horace (« Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine [celle d’Horace] », v. 1523). Ce sont les Dieux, plutôt que les exploits et le mérite personnel d’Horace, qui ont accompli la victoire sur Albe (v. 1526-1528). En guise de péroraison, Valère propose que la haine des Cieux, que les Dieux sont autant à craindre qu’Horace luimême (v. 1533-1534). 20 Si Corneille introduit un oracle (v. 187-202) qu’il se croit obligé de rappeler plus tard (v. 851-854, puis dans le monologue en stances de Julie qui terminait la pièce dans les éditions de 1641 à 1657), c’est en partie pour rehausser la couleur locale, ce « goût de l’Antiquité » qui donnait à l’action un air d’authenticité. Mais l’« entière assurance » que l’oracle accordait à Camille (v. 199), les « ravissements » (v. 201) auxquels elle abandonnait son âme, lui ont permis de rencontrer Valère, qui « contre sa coutume [...] ne put me déplaire » (v. 204). Toutefois, le chevalier reste une personne sans comparaison aucune avec Curiace, son véritable amant de longue date mais absent depuis deux ans. On remarque toutefois qu’après coup Horace reconnaît le statut de Valère comme « Amant » de Camille (v. 1548). 552 Curieux réquisitoire que ce « discours mêlé de douleur et d’indignation » que l’auteur de La Pratique du théâtre qualifie de « froid, inutile, et sans effet » (p. 465), ce qui explique en partie la facilité, apparemment orgueilleuse, avec laquelle il sera récusé ou plutôt esquivé par le jeune Horace. Il est évident que Valère réagit de manière excessive, prévoyant des cataclysmes, des « horreurs qu’on ne peut concevoir » (v. 1517) qui toucheraient « le reste des Romains » (v. 1490), des épanchements de sang (v. 1501). Horace, par un nouveau crime de lèse-majesté, s’est approprié le droit de vie et de mort qui est réservé au Roi et, en dépit de ses forfaits, dispensera la justice aux « criminels » que sont les Romains innocents. Ces exagérations peu judicieuses et ses tentatives de faire vibrer la corde sensible (le « nuptial flambeau » qui s’éteint « au tombeau », v. 1505-1506) sont accompagnées de remarques qui tendent à souligner l’impuissance de Tulle, et cela malgré son affirmation que « le Ciel entre les mains des Rois / Dépose sa justice, et la force des lois » (v. 1469-1470). En agitant ainsi, Valère se dessert et sera interrompu par le Roi (v. 1729), sans doute à cause de son manque de respect 21 . Dépeint par son rival comme un homme débordant de fureur, mais ayant promis seulement que sera châtié, telle Camille, « quiconque ose pleurer un ennemi romain » (v. 1322) 22 , Horace ne nie pas son acte. Mais il ne reconnaît jamais sa culpabilité 23 et n’exprimera jamais du remords. C’est d’abord à son père de le juger (« Vous pouvez d’un seul mot trancher ma Destinée », v. 1424), puis, tout comme Valère (v. 1469-1472), il se soumet entièrement aux volontés de Tulle (v. 1538-1545, 1587). Son argument paraît simple : la victoire qu’il vient de remporter 24 ne pourra jamais être 21 Barnwell, p. 185. Pour les éléments que Corneille a pu trouver et exploiter dans De l’Invention de Cicéron, voir W.J. Dickson, « Corneille’s Use of Judicial Rhetoric : the Last Act of Horace », Seventeenth-Century French Studies, 10 (1988), pp. 23-39 (pp. 25-39). 22 Tite-Live limitait encore davantage les victimes éventuelles d’Horace, qui disait simplement « qu’ainsi en puisse-t-il prendre à quelconque Romaine qui fera pour l’ennemi ? » (OC, t. I, p. 1559. C’est moi qui souligne). 23 Aux v. 1425-1426 Horace dit à son père: « Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté / A si brutalement souillé la pureté ». Comme le montre le v. 496, il utilise « la lâcheté » comme synonyme de mollesse, de nonchalance ; ce n’est pas un aveu de pleutrerie plus ou moins criminelle, d’autant plus que de 1641 à 1657 il disait « A si mal à propos souillé la pureté ». Ailleurs, ses critiques de soi après la mort de Camille sont peu nombreuses et conditionnelles (« Si […] / Si […] / Si […] », v. 1421-1424). 24 En grande partie par sa main seule, pourrait-on ajouter, car parmi les six combattants ses deux frères ont péri les premiers. Ce n’est donc pas avec un orgueil Christopher J. Gossip Le crime d’Horace et son châtiment 553 égalée. Pour protéger sa gloire personnelle (v. 1554, 1580, 1583, 1594), son honneur (v. 1552, 1570, 1582), sa vertu (v. 1556, 1568) et pour éviter qu’il ne déchoie de cette réputation méritée (v. 1572), il doit chercher une mort que seul le Roi peut autoriser. Quant au décès de Camille, c’est une « action » (v. 1536) dont Tulle doit évaluer l’importance. Afin de contourner les problèmes posés par le corps de Camille, présent dans la salle (v. 1403), et par la rivalité et les accusations de Valère, Horace revient à l’attaque, vantant ses propres actions militaires tout en dénigrant l’attente du peuple (v. 1555-1568, opinion qui sera reprise par le Vieil Horace, v. 1711-1716) et se fiant à la justice royale. Au lieu de punition, il cherche une « récompense » (v. 1592) ; son seul crime serait de « se vouloir excuser » d’une condamnation prononcée par Tulle (v. 1540-1541). Selon André Georges, la demande du guerrier est suspecte et ne doit pas être interprétée littéralement : « jamais, s’il n’avait tué sa sœur, il ne serait venu à l’esprit d’Horace de solliciter du roi la permission de se sacrifier » 25 . Il s’agirait donc d’un aveu implicite, occulté par un rappel de ses qualités indispensables (« Horace laisse entendre au roi que sa disparition le priverait de son plus ferme appui ; donc qu’elle lui serait désavantageuse » (ibid.)). Sa défense serait alors une forme de chantage : osez me tuer ou laissez-moi me suicider si vous voulez, moi qui ne suis coupable d’aucun crime avéré, mais acceptez les conséquences de cette décision ; de toute façon, ma mort évitera une condamnation éventuelle et ma gloire sera sauve. Pour tentante qu’elle soit, cette interprétation ne cadre pas avec le texte de Corneille. D’abord, la même situation existerait dans la scène 1 du V e acte, où, bien avant le réquisitoire de Valère, Horace s’en remet à la merci de son père, qui doit évaluer la « tache » (v.1428) qui vient peut-être de marquer sa maison. Pourtant le Vieil Horace sait se distancer des préoccupations de son fils : « Je te vois d’un autre œil que tu ne te regardes » (v. 1439). Dans la scène de jugement avec le Roi, la seule faute reconnue par Horace, c’est d’avoir « trop vécu » (v. 1582), de n’avoir pas cherché une mort salvatrice, protectrice de sa gloire, dès la fin du combat et avant la rencontre avec Camille. Mais pour cela il aurait fallu l’autorisation préalable du Roi. Loin de souligner la faiblesse de ce dernier sans sa protection, il affirme que « Rome ne manque point de généreux guerriers, / Assez d’autres sans moi soutiendront vos lauriers » (v. 1589-1590). Enfin, le long développement qu’Horace consacre à la superficialité du peuple n’est pas un écran de fumée destiné à persuader le Roi de le pardonner. Comme l’a excessif qu’Horace parle des « exploits de mon bras » (v. 1573) et de « mes trois combats » (v. 1574). 25 « Le procès d’Horace », p. 342. 554 montré Jacques Morel, il souligne plutôt le fait que, tout vainqueur qu’il soit, Horace a besoin d’un public qui l’accepte, qui l’estime et dont l’accueil lui ouvre le chemin d’une gloire intime, interieure. Car « on ne peut dépasser les autres, paradoxalement, qu’en se soumettant à leur jugement. […] la gloire qu’il acquiert parmi le peuple n’est que le signe d’une gloire plus haute et plus secrète, qu’il est le seul à connaître et pouvoir mesurer » 26 . Et le verdict du Roi ? Il ne sera nullement question ici, comme chez Tite- Live (OC, t. I, p. 1559), de juger Horace pour un crime de trahison (« perduellio ») où le guerrier, en punissant sa sœur, se serait approprié une fonction de l’Etat. Dès les premiers mots qu’il prononce au début de la scène 2 du V e acte, Tulle indique l’optique dans laquelle il va considérer le meurtre de Camille : il fait ses condoléances et exprime son admiration au Vieil Horace et attribue l’acte du fils, un « étrange (c’est-à-dire extraordinaire) malheur » (v. 1453), à « son trop d’amour pour la cause publique » (v. 1455), remarque que Corneille reprendra dans l’Examen (OC, t. I, p. 839) où il est question de « l’emportement d’un homme passionné pour sa Patrie ». S’agit-il d’un jugement prédeterminé ? Au contraire : témoin des combats (v. 1574), Tulle écoute soigneusement le réquisitoire de Valere et les trois plaidoyers qui le suivent avant de répondre. L’essentiel est révélé tout de suite, dans les six vers qu’il consacre à la mort de la sœur (v. 1733- 1738). L’acte d’Horace, tout imprévu et instinctif qu’il fût, était criminel et mérite la mort. Mais le Roi sait et veut distinguer entre le forfait et le coupable. Libérateur de Rome (v. 1757), auteur d’actions éclatantes qui mettent deux sceptres en la main de Tulle (v. 1743-1746), guerrier « trop magnanime » (v. 1759) mû par une ardeur « généreuse » (v. 1761) 27 qui dépasse de loin les « vœux impuissants » des hommes ordinaires (v. 1748), Horace est l’exception à la règle et mérite une seconde chance. Le cas de Romulus, fondateur et premier roi de Rome et tueur de son frère Rémus, constitue un précédent sur lequel il peut appuyer sa décision (v. 1757-1758). Jugement intéressé s’il en fut, et qui reste bien au-dessous d’un acquittement. En employant la lettre d’abolition 28 qui annule tout simplement un 26 Jacques Morel, « A propos du plaidoyer d’Horace : Réflexions sur le sens de la vocation historique dans le théâtre de Corneille », Romanic Review, 51 (1960), pp. 27-32, repris sous le titre « Le plaidoyer d’Horace » dans Agréables mensonges, Paris : Klincksieck, 1991, pp. 139-144 (pp. 142-143). 27 Corneille a fini par préférer ce synonyme de « magnanime », alors que dans les éditions de 1656 et 1657 la « chaleur » d’Horace (ou plus exactement de sa vertu) avait été qualifiée de « dangereuse ». 28 On remarque que le statut légal de la décision de Tulle n’est jamais expliqué. Le Roi affirme simplement qu’Horace et ses pareils sont « au-dessus des lois », qui Christopher J. Gossip Le crime d’Horace et son châtiment 555 forfait irrémissible sans le pardonner, Tulle montre le chemin qu’il lui reste à faire avant d’atteindre la grandeur d’un de ses successeurs, l’empereur Auguste, qui, dans un acte instinctif, un autre « premier mouvement », utilisera une clémence qui neutralise les ambitions de ses adversaires et crée des circonstances dans lesquelles une page sera tournée dans l’histoire romaine. La simple extinction du crime, cependant, nous laisse sur notre faim. Horace reste isolé, sujet à une purification obligatoire (v. 1774) qui en dit long sur l’énormité de son acte, et obligé, au service de son Roi, d’entreprendre d’autres combats qui risquent fort de le mettre « en péril de quelque ignominie » (v. 1584), car ne vient-il pas d’affirmer que « L’honneur des premiers faits se perd par les seconds, / Et quand la renommée a passé l’ordinaire, / Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire » ? (v. 1570-1572). En lui ordonnant de vivre, Tulle n’a pas réfuté cette proposition, qui fait donc partie intégrante du châtiment. Mais il ne faut pas aller jusqu’à prétendre qu’en abolissant le crime, le Roi « prend sur lui la faute ; il prend la place d’Horace comme individualité criminelle, au-dessus des citoyens romains » 29 . La monarchie de droit divin ne fait pas de Tulle un Christ qui rachète les fautes du monde. A la différence du Cid, où Rodrigue répond aux commandements de Don Fernand, ou de Cinna, où les accusés auront la chance de réagir après le jugement d’Auguste, Horace passe près de deux cents vers dans le silence avant le baisser de rideau. Pour lui, la lutte de l’existence continue, situation diamétralement opposée à tout ce qu’il vient de demander. Il ne peut pas ne pas être conscient de cette contradiction. C’est peut-être là la reconnaissance tragique que tant de critiques refusent d’accorder au vainqueur d’Albe. doivent donc se taire (v. 1754-1755). Mais si le procédé n’est pas nommé, il s’agit évidemment de la lettre d’abolition. L’Ordonnance criminelle de 1670 traite de ces lettres dans son titre XVI. L’article 4 stipule qu’il ne sera pas accordé de lettre d’abolition en cas de duel, d’assassinats prémédités « pour quelque occasion ou prétexte qu’ils puissent avoir été commis, soit pour venger leurs querelles ou autrement », de rapt avec violence, ou d’excès ou outrage contre les magistrats « ou officiers huissiers, et sergents exerçant, faisant ou exécutant quelque acte de justice »(ledroitcriminel.free.fr/ la_legislation_criminelle/ anciens_textes/ ordonnance_criminelle_de_1670.htm). Cf. dans Le Cid (OC, t. I, p. 723) les mots du Comte de Gormas : « Et quelque grand qu’il fût [mon crime], mes services présents / Pour le faire abolir sont plus que suffisants ». 29 Apostolidès, « Corneille, Tite-Live et la fondation de Rome », p. 218. COMPTES RENDUS PFSCL XXXVI, 71 (2009) Claire Cazanave : Le dialogue à l’âge classique. Étude de la littérature dialogique en France au XVII e siècle. Paris : Champion, 2007. 632 p. Le titre de cette étude focalise l’attention sur la littérature dialogique du XVII e siècle en France. L’auteur juge opportun d’expliquer la spécificité de ces textes en remontant jusqu’à l’Antiquité et en passant par la tradition italienne du genre. On ne peut que la féliciter de ce programme ambitieux dont la réalisation ne satisfait cependant pas toujours. Une des limites de ce livre consiste à promettre plus qu’il ne peut tenir. Le critique germanophone se réjouit de rencontrer dès la page 15 un titre allemand, à savoir l’étude, publiée en 1895, de R. Hirzel sur le dialogue. Que le lecteur francophone, intimidé par ce livre en allemand, se rassure, l’auteur ignore probablement cette langue et surtout quasi toutes les recherches qui s’en servent, à l’exception de celle de Ch. Strosetzki, traduite en français. On regrette l’absence de R. Kroll (Femme poète, 1996) dont l’interprétation de Mlle de Scudéry devance celle de l’auteur. Son plaidoyer en faveur des Entretiens de Félibien (234, 398-401) aurait pu profiter de la monographie magistrale de St. Germer (Kunst-Macht-Diskurs, 1997). Loin de faire grief à Mme Cazanave d’ignorer cette langue, on se demande pourquoi elle érige en repoussoir Hirzel ce qui est loin de refléter l’état actuel des recherches d’Outre-Rhin. Le domaine italien satisfait encore moins. Le genre du dialogue y fleurit et il est impossible d’en élaborer l’histoire sans dépasser le cadre du présent volume. Cette impossibilité ne dispense toutefois pas d’être précis dans la sélection qu’on opère. Un certain nombre d’ouvrages est disponible en traduction, Castiglione, della Casa, le Tasse, Guazzo. Mme Cazanave brigue d’évoquer en plus Sperone Speroni et Carlo Sigonio (89). De dialogo liber (1591) de Sigonio figure dans la bibliographie (sans indications précises), l’Apologia dei miei dialoghi de Speroni, titre qu’elle transforme en Apologia dei dialoghi (89), en est aussi bien absente que l’étude remarquable de J.-L. Fournel Les dialogues de Sperone Speroni (1990), mentionnée pourtant p. 18, où elle aurait pu s’informer (198-205) sur cette Apologie. Si l’on prétend que les commentaires de la Poétique d’Aristote créent « un climat de théorisation intensive, qui bénéficie, entre autres, au dialogue » (89), il faudrait évoquer Castelvetro au lieu de Speroni. L’analyse des théories italiennes du dialogue par J.R. Snyder dispense peut-être de la lecture de Fournel, mais elle n’autorise pas pour autant des erreurs évidentes. Ne chicanons pas l’auteur sur ce qui reste marginal et passons au centre de son travail. Le répertoire des ouvrages français en forme de dialogues 1600-1699 (509-555), complété par une liste des auteurs de dialogues (557-565), est méritoire. Il soulève toutefois une interrogation sur le travail bibliographique effectué. L’auteur s’abstient d’enregistrer les éditions critiques ou des PFSCL XXXVI, 71 (2009) 560 anthologies comme celle sur L’art de la conversation (1997) procurée par J. Hellegouarc’h, inspirée par M. Fumaroli qui en a écrit une préface de 29 pages. Cette anthologie dispenserait d’aller chercher en bibliothèque un certain nombre des dialogues analysés. À l’opposé de Fumaroli, Mme Cazanave érige Fontenelle en « gage d’une ouverture d’esprit » qui amorce une compréhension de l’entretien telle qu’elle se développe au XVIII e siècle » (427) et elle prolonge son analyse, à la suite d’A. Viala, jusqu’aux Rêveries de Rousseau. On sait que les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Bouhours ont profité (en 2003) d’une édition critique par B. Beugnot et G. Declercq, dont on apprend l’existence par la note 34, p. 373. Le lecteur aura intérêt à substituer les indications bibliographiques précises de l’édition critique à celles assez sommaires du répertoire de Cazanave (526) et à confronter la reproduction du frontispice, provenant, selon Beugnot et Declercq, de l’« édition originale », avec le cliché reproduit dans le présent ouvrage (p. 452), de moindre qualité, qui semble provenir de la seconde édition, éditée par Marbre-Cramoisy en 1671. Le peu de souci des éditions entraîne une stratégie irritante de citations, que nous nous contenterons d’illustrer par un cas typique. Les Colloques d’Erasme bénéficient d’une analyse rapide (98-99), qui mentionne d’abord l’édition par l’Imprimerie nationale (1992) et fournit ensuite des allégations provenant de celle de la Librairie des Bibliophiles de 1873. Cette négligence contraste avec le zèle, par ailleurs sympathique, à mettre en évidence les mérites d’A. Viala, son directeur de thèse. La surabondance d’allégations, qui fait sourire, pourrait donner l’impression que l’élève se contente de développer les travaux bien connus du maître. Son hypothèse de travail ne figure toutefois pas chez Viala, à savoir qu’il existe « une évolution chronologique qui, au « dialogue lettré », dominant des années 1630 à 1660, voit succéder les beaux jours de la « conversation » et de l’« entretien » dans les années 1670-1680 » (500). Sa méthode associe « l’analyse générique et l’interrogation sur les fonctions sociales » (23). Sa démarche de recherche se base sur un critère, « objectif et empirique, de la forme dialogique, afin d’envisager le domaine dans son entier » (27), même, sur la base du travail effectué par J.-C. Dhôtel, les catéchismes (107-122). La modification du genre des conversations se manifeste, entre autres, par la présence de plus en plus massive des gens du monde ainsi que par « une acclimatation des modalités de l’échange à leurs valeurs et à leurs goûts » (265). L’auteur en déduit « une définition minimale de la conversation » : c’est « un dialogue mettant en scène un groupe d’interlocuteurs accueillant à la fois hommes et femmes » (248). L’importance des hommes se réduit pendant la période envisagée sensiblement au profit des femmes, mais « la figure de la femme savante reste mal reçue pendant toute la Comptes rendus 561 seconde moitié du siècle » (314). La répartition de la prise de parole entre hommes et femmes s’équilibre chez Mlle de Scudéry qui « peut être tenue pour un modèle du genre » (258). Sa forme littéraire varie puisque la conversation « peut accueillir des récits, mais aussi des lettres […] ou des poèmes » (255). Elle s’approprie même les principes des cours d’amour de la littérature médiévale. L’évocation brève du principe ludique (264), illustré par le Recueil de pièces galantes en prose et en vers de Madame la Comtesse de la Suze et de Monsieur Pellison, rejoint le résultat des travaux, ignorés ici, sur les genres lyriques mondains. L’argumentation inclut toutefois l’interprétation d’un grand nombre de dialogues. Les « pratiques lettrées » et ses « normes » (285), largement analysées dans cet ouvrage, opèrent un déplacement « de la confrontation du pour et du contre » à « la liberté d’allure de la conversation » (258) qui « reconnaît à l’argument mondain une efficacité rhétorique » (282) et cherche « à élargir les connaissances de l’honnête homme vers les domaines réservés aux professionnels du savoir » (390). Tous ces éléments caractérisent « le passage du modèle érudit au modèle galant du dialogue » (208) qui s’accompagne d’un changement de l’endroit où il a lieu. Le salon perd son prestige en faveur de la promenade et du jardin, « espace d’échange, qui se construit comme lieu commun aussi en ce qu’il délimite un espace de la communauté partagée de la parole » (457). La déambulation, chère à la philosophie grecque, qu’évoque M. Fumaroli avec un esprit de finesse, est érigé par Mme Cazanave en principe oratoire du dialogue et le terme, provenant d’Horace, « du sermo pedestris » (458) que Fumaroli utilise, se métamorphose alors en calambour. Pour s’en consoler, il faut recourir aux développements limpides sur le style moyen de la rhétorique de la conversation qu’A. Génetiot présente dans la Poétique du loisir mondain (1997). Parmi les résultats fort éclairants, dus à l’esprit de système, il faut signaler la réflexion sur « les espaces de la sociabilité mondaine » qui se limitent à des milieux très réduits où « la circulation manuscrite […] peut être tout aussi efficace que l’imprimé » (212). La correspondance des gens de lettres confirme largement cette hypothèse. Il n’est pas faux d’alléguer dans ce contexte les dialogues de Claude Fleury, inédits à l’époque, Si on doit citer dans les plaidoyers, dont Gabriel Guéret discute le premier. Mme Cazanave aurait toutefois dû signaler que Fleury refuse de les publier en notant à la fin du manuscrit onze éléments à corriger ou à remanier. Cette étude précise bien notre vision du dialogue à l’âge classique. Sa polémique contre S. Gueullouz et les travaux remarquables qui nous ont révélé l’importance du genre, donnent toutefois envie à reprendre en main les devanciers de Mme Cazanave. Volker Kapp PFSCL XXXVI, 71 (2009) 562 Laurence Devillairs (éd.) : Augustin au XVII e siècle. Actes du Colloque organisé par Carlo Ossola au Collège de France les 30 septembre et 1 er octobre 2004. Textes réunis par Laurence Devillairs. Firenze : Leo S. Olschki Editore, 2007. XVIII + 300 p. Parler du XVII e siècle comme de l’âge d’or d’Augustin relève presque du lieu commun : de la querelle sur la grâce à l’interprétation providentielle de l’histoire, de la démystification des vertus des païens aux spéculations mystiques sur le Dieu intérieur, aucune époque n’a mis à profit si largement, dans tous les domaines du savoir, l’immense héritage légué par l’évêque d’Hippone à la culture occidentale. Ce volume, qui rassemble les actes du colloque organisé par Carlo Ossola au Collège de France à l’occasion du 1650 e anniversaire de la naissance d’Augustin, nous offre un aperçu de la question riche et diversifié, puisqu’il embrasse la littérature spirituelle aussi bien que la spéculation théologique, philosophique et scientifique. En étudiant quelques-unes de ces innombrables filiations, il fait mieux apparaître à la fois les continuités, les décalages et les ruptures qui marquent cette appropriation. Jean-Louis Quantin, dans le passionnant essai qui ouvre le volume, pose la question fondamentale du corpus pour montrer qu’il faudrait parler de plusieurs Augustins au XVII e siècle : car, même si on décide de réduire d’emblée le saint à l’auteur, on découvre d’abord que ses ouvrages les plus diffusés sont des compilations médiévales, destinées à la piété d’un public surtout féminin, qui mélangent des extraits d’Augustin à des passages d’auteurs très postérieurs. Quantin passe en revue les éditions des Opera omnia qui se succèdent au cours du siècle, depuis celle des docteurs de Louvain jusqu’à celle des mauristes : elles assurent une relative stabilité au canon augustinien sans pour autant empêcher une mobilité significative qui affecte surtout les marges du corpus, notamment les sermons et les lettres. La construction du corpus étant « indissociablement enjeu de savoir et de pouvoir », l’auteur essaie de dégager la logique qui préside à sa définition progressive. Si les nouvelles découvertes qui ont lieu au XVII e siècle ne sont pas de nature à modifier sensiblement l’interprétation de la pensée augustinienne, certaines questions philologiques, notamment l’identification des nombreux textes apocryphes mêlés aux Opera omnia, assument une importance cruciale, puisque l’autorité théologique d’un passage dépendait de son authenticité et les théologiens des camps adverses s’accusaient mutuellement de répandre des faux. Le corpus eut donc des frontières instables, déplacées selon les positions relatives des adversaires, jusqu’à ce que les jansénistes de Port-Royal ne parviennent à imposer un corpus étroit afin de dégager de manière rigoureuse le système d’Augustin sur la grâce. Cette clôture progressive, consacrée par l’édition Comptes rendus 563 mauriste, est le fruit d’un bouleversement intellectuel qui commence à se manifester à cette époque : la séparation des domaines de la théologie et de la critique. Gérard Ferreyrolles, de son côté, s’interroge sur la présence du De civitate Dei au XVII e siècle. La variété des usages que l’on fait de cette imposante summa de la pensée augustinienne en confirme la richesse. Cet ouvrage est invoqué dans plusieurs querelles du temps pour défendre des positions contradictoires. C’est ce qui se produit, par exemple, dans le débat sur la vertu des païens : Augustin semble la nier radicalement et toute l’anthropologie des moralistes classiques repose sur son analyse des conséquences désastreuses du péché originel, pourtant La Mothe Le Vayer peut alléguer des passages du chef-d’œuvre augustinien pour prouver qu’entre les vertus païennes et les vertus chrétiennes il n’y a qu’une différence de degré et non pas de nature. Mais si le Grand Siècle est bien l’âge d’or de la Cité de Dieu, c’est aussi l’âge de son déclin annoncé. Bossuet en est l’exemple le plus frappant : s’il relance de manière grandiose, dans le Discours sur l’histoire universelle, la vision augustinienne, il propose aussi une distinction des domaines de l’histoire providentielle et de l’histoire scientifique qui amorce un processus irréversible d’autonomisation de l’histoire comme science. La communication de Martine Pécharman porte sur l’analyse augustinienne du langage et son influence sur la Grammaire générale d’Arnauld et Lancelot : ceux-ci considèrent l’énonciation, à l’instar d’Augustin, comme l’effet d’une intentionnalité, d’un appetitus significandi antérieur à tout langage. Mais les auteurs de la Grammaire générale dépassent l’irréductible distance posée par Augustin entre le dehors et le dedans, entre le langage extérieur et le dire intérieur, en affirmant que les mots ont le pouvoir d’épuiser la signification de nos pensées. Mais c’est dans la dualité conceptuelle du signe et de la chose signifiée, postulée dans La Logique ou l’art de penser, que les Messieurs de Port-Royal retrouvent l’un des aspects essentiels de la spéculation augustinienne en ce domaine. Le versant philosophique de l’héritage du Père de l’Église est abordé par les deux articles d’Emanuela Scribano et de Vincent Carraud : ce dernier, dans une perspective tout à fait inattendue, s’attache à démontrer l’antiaugustinisme de Pascal ou, pour mieux dire, ses « points de résistance » à la pensée augustinienne. Selon cette thèse, les quelques citations du De civitate dei présentes dans les Pensées n’obligent pas à postuler une connaissance directe de l’ouvrage, puisqu’elles seraient toutes tirées de l’Apologie de Raimond Sebond. Carraud en conclut donc que Pascal, tout proche de Port- Royal qu’il était, a pu mettre en chantier une apologie de la religion chrétienne sans tenir compte aucunement de la Cité de Dieu. La dévalorisation de l’Augustin philosophe est particulièrement évidente dans la question du PFSCL XXXVI, 71 (2009) 564 cogito, que le philosophe latin avait formulé avant Descartes mais dont il n’avait pas soupçonné, d’après Pascal, toutes les implications. L’antiaugustinisme de Pascal ressort donc sur un fond de fidélité à la méthode cartésienne. Emanuela Scribano, par contre, centre son propos sur l’innéisme de Descartes, qui serait une réponse à la théorie augustinienne de la connaissance, fondée sur la participation directe à la vérité incréée. Si Thomas d’Aquin, suivant Augustin pour ce point, avait rejeté l’innéisme en le réservant à la connaissance des anges, Descartes applique aux hommes ce modèle, puisé dans l’angélologie thomiste ; cela lui permet, à rebours de la vision augustinienne, de fonder l’indépendance de l’entendement humain par rapport à l’entendement divin. L’article de Laurence Devillairs met en valeur l’augustinisme de Fénelon sur la question de l’amour pur, cet amour désintéressé que nous devons à Dieu et qui ne comporte pas une attitude passive, mais bien un choix de la volonté, une puissance d’agir. Cette valorisation de la liberté humaine par rapport à Dieu permet de mesurer l’écart de l’augustinisme janséniste, qui réduit l’homme à la passivité face à l’élection divine, par rapport à la pensée d’Augustin : d’après Pascal, l’homme n’est qu’un esclave du plaisir et, même quand il opte pour la grâce, c’est qu’il y trouve plus de délectation que dans le mal. Hélène Michon analyse de manière suggestive la notion de « cœur » au XVII e siècle, pour montrer comment on passe progressivement d’une relative orthodoxie augustinienne, qui consiste à désigner par ce terme l’intériorité humaine dans son ensemble sans dissocier intelligence et volonté (François de Sales), à une polarisation progressive du cœur et de la raison, qui deviendra un cliché chez les moralistes mondains de la deuxième moitié du siècle. Hélène Michon distingue deux traditions qui remontent également à Augustin mais qui restent séparées dans les auteurs postérieurs : celle qui développe l’imaginaire de l’espace intérieur, décrit par la métaphore du cellier ou de la chambre secrète, et celle qui, définissant une véritable architecture intérieure orientée selon un axe ascensionnel, voit dans le cœur le sommet, la « pointe » de l’âme. Jean-Robert Armogathe aborde la question moins connue de la contribution d’Augustin à l’émergence de nouvelles théories de la lumière et de la vision, étroitement liées à l’évolution de la spiritualité et à la doctrine théologique de l’illumination intérieure. Benedetta Papasogli nous offre une série de suggestions sur la mémoire dans la culture du XVII e siècle, « ce laboratoire obscur », où se fait le passage entre la tradition de la mémoire objective et une vision plus souple des profondeurs de la conscience. L’auteur relève la fécondité de la réflexion augustinienne sur la mémoire aussi bien dans la spéculation théologique que dans l’analyse psychologique Comptes rendus 565 la plus concrète. Il semble que ce soit dans ce dernier domaine que l’influence d’Augustin se fait sentir davantage ; mais derrière la fidélité de surface à l’imaginaire augustinien des « vastes salles », on perçoit un souci, qui est bien propre au XVII e siècle, de fermer l’espace intérieur, d’y mettre de l’ordre et d’atténuer le sentiment d’admiration et d’horreur éprouvé par Augustin face à ces profondeurs sans fin : le cas le plus frappant à cet égard est la Démonstration de l’existence de Dieu de Fénelon. L’article de Brian Stock nous offre un aperçu de l’influence augustinienne sur la littérature anglaise, notamment sur la tradition méditative de la poésie du XVII e siècle et sur les utopies politiques de Thomas More et de Francis Bacon. Le volume se termine par une étude consacrée par Carlo Ossola à une petite anthologie des Confessions largement répandue au XVII e siècle et diffusée aussi bien dans une version latine, les Piissimi in Deum affectus cordis, que dans une réélaboration française, Les plus tendres sentiments d’un cœur envers Dieu : cet ouvrage se configure comme une « miniaturisation » du texte augustinien, dont elle conserve le caractère d’oratio en effaçant complètement la narratio. Les Confessions sont donc assimilées aux Psaumes avec leur tissu continu de prière, ce qui revient à effacer dans l’anonymat la persona de l’auteur, qui occupait autrefois le centre de l’œuvre. L’auteur anonyme de ce recueil fait donc subir au texte le même traitement qu’Augustin réservait à la Bible, faisant souvent de son ouvrage une « narration par citations bibliques ». Federico Corradi Jacqueline Duchêne : François de Grignan. Marseille : Ed. Jeanne Lafitte, 2008. 175 p. Bibliographie choisie. L’auteur de cette excellente biographie fait revivre un membre important de la famille de Madame de Sévigné, son gendre, François de Grignan (1632- 1714), dans le contexte historique et social d’une grande famille aristocratique du XVII e siècle. Jacqueline Duchêne, membre de l’Académie de Marseille, bien connue par ses précédentes biographies de Françoise de Grignan, Bussy-Rabutin, Henriette d’Angleterre publiées chez Fayard, était éminemment qualifiée pour entreprendre ce travail. Elle avait collaboré à la monumentale édition de la Correspondance de Mme de Sévigné, procurée par son époux, le regretté Roger Duchêne auquel le présent ouvrage est dédié : l’éminent spécialiste admirait la personnalité et l’oeuvre du comte de Grignan, « parfait honnête homme », administrateur habile, entièrement dévoué à son souverain, Louis XIV depuis sa nomination comme lieutenant- PFSCL XXXVI, 71 (2009) 566 général de Provence en 1669 jusqu’à sa mort en 1714, au retour de la dernière assemblée qu’il avait présidée. Le gouverneur en titre, le duc de Vendôme, ne montra jamais beaucoup d’intérêt à assumer la charge de gouverneur, malgré les craintes des Grignan qui tenaient à conserver un poste prestigieux dans leur famille. François Adhémar de Monteil, comte de Grignan dont l’ascendance remontait aux Croisades, avait commencé, selon la tradition des familles aristocratiques par une carrière militaire, colonel du régiment de Champagne, puis capitaine des chevau-légers (sic) de la reine Anne d’Autriche. A Paris, il avait dans sa jeunesse fréquenté l’hôtel de Rambouillet, « gage de culture et de manières choisies » (p. 8), il y avait rencontré Mme de Sévigné, jeune veuve à la mode et avait su lui plaire. Sa touffe de cheveux noirs le faisait ressembler à un chat, ses nombreuses conquêtes féminines l’avaient fait surnommer le « Matou » par ses familiers et par les chansonniers. Ses deux premiers mariages l’avaient laissé veuf, le premier lui avait donné deux filles. Le versement de la dot de chacune des deux épouses décédées à ses héritières allait lui coûter bien des soucis financiers. Son troisième mariage avec Françoise Marguerite de Sévigné le fit entrer dans la famille de la célèbre marquise. Celle-ci, passionnément attachée à sa fille, avait compté la garder auprès d’elle à Paris et avait loué une maison dans le quartier du Marais qui devait assurer au trio une demeure confortable. La nomination du comte comme lieutenant-général de Provence en 1669 vint déranger ces beaux projets. Cette nomination représentait pour lui un honneur et un devoir qu’il ne pouvait refuser, mais il comptait bien emmener avec lui sa jeune femme qui pouvait le soutenir dans ses fonctions officielles. Pour elle, c’était une crise de partage dans ses devoirs et ses affections. Bouleversée, elle accouche prématurément à Livry, chez son oncle, en novembre 1669 d’un enfant mâle. En avril 1670, son époux part seul pour la Provence, sa belle-mère ayant fait état des dangers du voyage pour sa fille qui attendait une seconde naissance. Celle-ci, très désireuse de rejoindre son époux, ne pourra se mettre en route qu’en février 1671. Désormais, la vie du couple va être marquée par les allées et venues entre Paris et la Provence. Le comte ne peut négliger ses obligations onéreuses de représentant du roi. Il ne peut s’éloigner de son poste qu’avec la permission d’un ministre. Si le souverain est en guerre, ses représentants sont tenus à remplir leur devoir militaire, de garder leur province contre des incursions possibles de l’ennemi. M. de Grignan est appelé à reprendre la principauté d’Orange qui appartenait à Guillaume d’Orange, ennemi de Louis XIV dans la guerre franco-hollandaise (pp. 57-59, 61-65). Faute de crédits alloués par le ministre de la guerre, l’expédition d’Orange coûte cher Comptes rendus 567 au lieutenant-gouverneur : il a obtenu la victoire sans effusion de sang et reçoit des lettres de félicitations de Colbert, Louvois et de Louis XIV lui-même. D’autres devoirs militaires surgissent au cours de sa longue carrière : il avait dû rassembler des troupes pour une expédition contre la flotte hollandaise, contre Messine (p. 95). Le duc de Savoie qui a adhéré à la ligue d’Augsbourg se révèle un ennemi dangereux sur les frontières. Plus tard, Grignan participe au siège de Nice (p. 132), lutte contre les envahisseurs savoyards (p. 134-136), jusqu’à la défense de Toulon attaquée par les Autrichiens et les Piémontais en juillet 1707, il livre avec vigueur « son dernier combat, décisif» (p. 164), combat épique : « six heures de combat acharné finalement victorieux, six heures d’un combat digne d’un jeune officier, lui qui va avoir soixante-quinze ans » (p. 164). L’autre versant de son activité administrative est celui de la réunion annuelle de l’assemblée des délégués qui doivent approuver le « don gratuit », c’est-à-dire le versement de l’impôt au trésor royal, toujours à court de fonds à cause du coût énorme des guerres. Dès son arrivée en Provence, le comte avait convoqué l’assemblée générale des communautés formée des députés des trente six villes et des sept procureurs, pour éviter les rivalités entre Aix et Marseille, à Lambesc. Le roi demandait 500.000 livres, les députés en avaient proposé 200.000. Chaque année, l’offre de l’assemblée était bien inférieure aux exigences royales et provoquait des négotiations difficiles. Grignan se voit obligé de menacer de dissoudre l’assemblée récalcitrante et de faire appel à Paris. Finalement, ses manoeuvres diplomatiques lui permettent d’obtenir la somme requise, ainsi que les 5.000 livres pour l’entretien de ses gardes, malgré l’opposition des représentants de la famille rivale, les Forbin. Cette situation se répète à chaque assemblée. Au cours de celle de 1671 à Lambesc, naît leur fils Louis-Provence : les députés se proposent comme parrains et se chargent des frais d’un somptueux baptême. Pour soulager leur représentant, le pouvoir royal nomme Forbin-Janson ambassadeur en Pologne. Le roi apprécie évidemment les services et la loyauté de Grignan et estime que le duc de Vendôme manque d’expérience. Une autre difficulté financière surgit avec l’achat du régiment de Joseph de Grignan. La comtesse estime que leur jeune fils Louis-Provence, âgé de 18 ans, devrait prendre la place de son oncle et l’acheter au prix fixé de 22.500 livres. Le comte doit de nouveau emprunter. La famille s’est sacrifiée pour assurer à leur unique descendant mâle un brillant avenir. Elle a arrangé pour lui un mariage avec une jeune fille richement dotée, au prix d’une mésalliance car il faut bien « fumer ses terres » (pp. 145-148). Les deuils viennent frapper la famille en désarroi : Mme de Sévigné « se consume d’inquiétude » au sujet de l’état de santé de sa fille. Prise d’une PFSCL XXXVI, 71 (2009) 568 fièvre continue, elle refuse la visite de sa bien-aimée pour se consacrer à ses devoirs religieux et remplit d’admiration son gendre comme « une femme forte » (p. 148). Pour éviter de tristes souvenirs, le couple Grignan s’installe à Marseille dans la maison de fonction du lieutenant gouverneur. Leur fils, guerroyant en Allemagne, atteint de petite vérole meurt sans descendance en 1703 à Thionville, son régiment passe à son lieutenant-colonel (p. 159). Sa mère, accablée de chagrin, meurt en août 1705. Le comte mourra, toujours au service du roi, fin décembre 1714 : fin d’une famille, fin d’un règne. La seule héritière Pauline de Grignan, marquise de Simiane doit accepter la vente de toutes les possessions de sa famille ; seules lui restent les malles contenant les lettres de sa grand’mère à sa mère, pieusement conservées par celle-ci. Pauline en comprend la valeur et les confie à son cousin Amé- Nicolas, fils de Bussy-Rabutin qui en publie une partie avec celles de son père (pp. 172-173) et fait faire une copie de l’ensemble. Tous les lecteurs et lectrices désireux de mieux connaître la société française du XVII e siècle et quelques-unes de ses grandes figures, trouveront dans cet ouvrage concis, bien documenté sans pédantisme, écrit dans un style vivant et élégant, un complément très appréciable à la Correspondance de Mme de Sévigné, des portraits pleins de verve et de sympathie pour le comte de Grignan et son entourage. Ils éprouveront pour le personnage central toute l’estime et l’admiration que l’auteur a su susciter en sa faveur. On aurait souhaité en annexe une chronologie détaillée par année, un index des noms de personnes et des lieux. (La situation économique explique sans doute ces omissions.) Marie-Odile Sweetser Yvan Loskoutoff : Rome des Césars, Rome des papes : la propagande du cardinal Mazarin. Paris : Champion, 2007. 741 p. In 1650 Gabriel Naudé published the Judgement de tout ce qui a esté imprimé contre le Cardinal Mazarin (s.l.s.d., but Paris, Imprimerie Royale, 1650), in 718 pages, an analytical and critical inventory of the works unfavorable to his patron, Cardinal Mazarin. In 2007, Ivan Loskoutoff published the book reviewed here, a 741-page inventory/ historical analysis of the texts, images, paintings and medals produced that were favorable to Mazarin. In both, there is clarity of presentation and a sympathetic awareness of Mazarin’s strengths; but Loskoutoff sets his analyses in the grand tradition of encomiastic literature in the Western world. Inventory-taking ought not be Comptes rendus 569 thought of as an inferior type of study, but as a “genre” appropriate for the task at hand, namely, the characterization of a very complex cultural phenomenon that was not only verbal but visual. Loskoutoff first approaches the literature of praise in its totality by considering the historical definitions of the encomiastic, the panegyric, the devise, the impresa, and so forth. Next he turns to the particularly salient features of Mazarin’s biography, his Roman origins, his coats of arms, his dramatic peace-making at Casale in 1630, and so forth, which were taken up and playfully praised in a remarkably large body of literary and artistic works. The distinctions between the genres are sometimes not too clear, but this only confirms Loskoutoff’s general point that variety is evidence of creative strength. These “higher regions” of literature were about the only ways the literary could fulfill the well-established roles of offering praise and gentle advice to the great, not only a major feature of Humanist culture but present in medieval mirrors of princes and antique Greek and Roman literary culture. Yvan Loskoutoff has the sensibility and learning to appreciate historically this special sphere of early-modern culture, and to communicate in a straightforward way the arcana on which it is founded. His work is most welcome, for it recovers what res litteraria were to those of us in the twenty-first century who restrict “literature” to fiction, poetry and the theater. The often unstated trend is also to create and extend laïcité, that is, totally value-free mental spaces, unlike the seventeenth century, when every effort was made to extend and represent sacred space where man and the divine could cohabit. I also admire his straightforward corrections of the errors in current scholarship, an endangered practice as a result of the rising tendency to take criticism personally. In this spirit, it would seem that Georges Dethan’s learned, mature and analytical biography of Mazarin (Paris, Imprimerie National, 1981) escaped Loskoutoff’s keen researcher’s eye. As a prelude to the work as a whole, there is a brief elucidation of how heraldry inspired encomiastic thought. With the ancient Roman fasces, stars and ax in his coat of arms, Mazarin had a direct appeal to writers who sought to praise him. All too little was inspired by the three red chevrons in Richelieu’s blazon! In Mazarin’s case, both historical and cosmological time could quickly be constructed from the glory of ancient Rome and the heavens, and as we shall learn, heaven as well. Yvan Loskoutoff also provides a quite brief but brilliant summary of the ordering of the virtues, not only in the prevailing Thomistic thought of the seventeenth-century, but in that of the latter-day Machiavellians, notably Gabriel Naudé and Guez de Balzac. An emblem or motto could immediately be “read” by those who understand that prudence had to be placed before PFSCL XXXVI, 71 (2009) 570 justice: Machiavelli’s casuistry about prudence and the forcible displacement of justice was still influential in the 1630's, prompting dévot writers such as Silhon and Pierre Corneille to restate the Thomistic ordering, but not always with reason as the mental instrument to assure moral action. A suggestion that love displaced reason does not surprise, given the new works on the passions that appeared during Mazarin’s ministry. And not surprisingly, either, is the newer historical (historicist? ) direct reading of ancient philosophy, Plato in particular, which prompted some to place justice before providence. The encomiastic literature and art that Yvan Loskoutoff interprets in the rest of the book is much more understandable to the reader as a result of these introductions to heraldry and the ordering of the virtues, but they are also valuable in their own right. The writers and painters of encomia expressed no doubts about Mazarin’s descent from an ancient Roman patrician family, though no family with that name could be found in the sources. They also explicitly lauded him for being born in Rome, something he himself dodged when questioned. His courage at Casale in 1630, between the two armies about to charge, became a favorite theme and provided a foundation for praising him, after the Peace of the Pyrenees of 1659, as the great European peacemaker. Yvan Loskoutoff finds that Mazarin was as concerned about his public image as Richelieu was, and he unrelentingly patronized works praising himself in every genre. Neither Richelieu nor Mazarin would be shy about the pleasure they received from reading and deciphering encomia. The religious traditions about the dangers of vanity went unheeded during decades when Augustinian thought was very influential on other questions. Descartes’ thought about the importance of admiration suggests that Mazarin’s decades fostered not just a heroism à la Rodrigue and Condé, but also a radical Individualism that is apparent in the lives of François Mansart, Richelieu, Mazarin, Desargues, Mlle de Montpensier, Fermat and Descartes, to mention only a few examples. While prizes awarded by such institutions as the Collège de Navarre are noted, the general pedagogical and academic influences on behalf of the literature of praise might have been pulled together for comment. Mazarin’s and Richelieu’s conduct, and that of the writers and artists who praised them, were atypical only in the quantity of works produced; but it would be unfair to ask for more from a scholar who accomplishes so much. In his Patrons and Painters (I shall return to characterize this work), Francis Haskell found that Mazarin supported the artists whose works he and his patrons came to admire in Rome, Romanelli being a prime example, but that Mazarin did not regularly support either young artists from Italy or France during his years as minister. As a result, the coherences between Comptes rendus 571 encomiastic texts and visual representations very probably became stronger and inevitably more foreign for the Parisian elite. Though the “Sturm und Drang” anxieties about the superiority of Italian culture in the sixteenth century had diminished, there remained a critical creative distance among the younger artists in Paris that would not only contribute to the failure, in France, of Roman Baroque (Bernini) but also stimulate the distinct French classicism that would develop. Though it is obviously anachronistic to ask whether the creators of mottos (devises) incorporated the newer concepts from Baconian, Harveyian and Cartesian natural philosophy, or simply reworked the splendid corpus elaborated in the sixteenth century, such probably cultural disjunctions shed light on the increasing divide between northernand southern-European ways of viewing the self and the world. Yvan Loskoutoff finds continuities across the centuries in numerous literary and artistic currents, despite the ascetic and censuring effects of the Catholic Reformation; but has he not concentrated his work on precisely those cultural elements, notably the literature and artistry of praise, where continuities were strong? The Cardinal appears throughout the book in quite specific connections to the works discussed, and he seems less inscrutable than in most biographies about him. Encomia are songs, in this case, addressed to him. Did he have a program that extended to music his particular glorifying of sacred Christian space, in fact a coherent spiritual, cultural synthesis? The Jesuit Collegio Germanico in Rome supported the great Carissimi. Mazarin’s death may have come too early for a full project to have developed at the Collège des Quatre Nations, but when he died, the less-than-sacred operatic works and encomia would be remembered. Yvan Loskoutoff does not find that the Mazarinades were written as parodies of the works of praise sponsored by Mazarin. Attacked as a foreigner, but not as a Roman, Mazarin’s Roman and Jesuit experiences left him poorly prepared for ad hominem attacks. Gabriel Naudé would exhort his master to reply, but Mazarin seems to have counted on lofty verse and encomia to be effective eventually in calming the over-heated scribblers, particularly those supported by Condé. Yvan Loskoutoff has some very pointed observations about just how Pierre Corneille’s, the young Racine’s and La Fontaine’s writings echo the clash between order and disorder just beyond the mid-century. The final three chapters of the book explore what Johann Huizinga referred to as “historical ideals of life,” that is, the heroic lives and actions of such figures as Julius Caesar (with the inevitable play on first names), Augustus, Pompey, in a style more abstract and less intimate than Plutarch’s parallels. Pagan figures, notably Atlas, Hercules and Apollo, were also used PFSCL XXXVI, 71 (2009) 572 as exempla for Mazarin. If there are no surprises, their sheer quantity and variety pose questions. As paedeia, these works prompted writers as well as major spiritual and political worthies, to emulate, excel and, in a sense, over-achieve. A case in point is young Nantouillet, Mazarin’s nephew, who was killed while making a reckless charge at the battle of the Porte Saint- Antoine (1652). Did he have in mind his uncle’s historic recklessness at Casale, or was his mind’s eye seeing the heroic gestae of Alexander, Charles the Bold and Condé, in a blinding impresa? Writers could versify about Mazarin the peace-maker, but the literature of praise functioned the same way as the literature of peace. What were the different moral implications for writers and artists? At its most thoughtful, the literature of praise could state moral-philosophical views, on prudence, for example; but as in Pierre Corneille’s synthesis of divine sanction and might-makes-right, doubts come to mind about the dévot answers to Machiavelli’s reflections about the political in the guise of the religious. In the end, Mazarin’s mind remains inscrutable, and the minds of the poets and artists who praised him remain obvious and sophistic. Instead of being perceived as insensitive to opinions during the Fronde, Mazarin should be considered a redoubtable cultural imperialist who was sure of himself and eager to “uplift” the French by imposing his culture on them. The concetti that placed the Cardinal among the angels as a divine gift to humanity, seem not to have stirred up opposition from the more outrés among the Catholics, largely because the paths of divine-semidivine status had many sign posts, accepted if not placed by the Catholic Reformation. And Mazarin could always count on support from the Jesuits, an order that was certainly not monolithic but whose ability to recognize one of their own, possessed of great political power, rarely faltered. The 102 (sic) illustrations in the book permit the reader to follow the author’s interpretation, indeed often his decoding, of what are magnificent works of art in typography and oil. Many are unique copies presented to Mazarin and preserved ever since at the Bibliothèque Mazarine. In the welter of magnificence, the reader may lose sight of just how many printings and editions some of these works went through during Cardinal Mazarin’s era. Yvan Loskoutoff’s historical and analytical inventory of the encomia dedicated to Mazarin is a profoundly valuable work about entire spheres of creative and artistic activity in the seventeenth century that have too long been ignored. His book merits being put on the shelf alongside the other great, pivotal works on the translatio of Roman culture, ancient and modern, to France - for example, beside Francis Haskell’s Patrons and Painters, a Study in Relations between Italian Art and Society in the Age of the Baroque Comptes rendus 573 (New York, 1987); Marc Fumaroli’s L’Âge de l’Éloquence: rhétorique et ‘res litteraria’ de la Renaissance au seuil de l’époque classique (Geneva, 1980); and Françoise Waquet’s Le Modèle français et l’Italie savante; conscience de soi et perception de l’autre dans la République des Lettres (Rome, 1987). Orest Ranum Larry Riggs: Molière and Modernity: Absent Mothers and Masculine Births. Charlottesville, VA: Rookwood Press, 2005. 234 p. In this interesting and persuasive study, Larry Riggs revisits Molière’s plays in the context of emerging modernist univocalist culture. He views Molière’s theater as a response to the tensions within modernity, e.g., as a critical answer to pretensions to power and secure knowledge and to the antinomies and hierarchical binary master models of “modernity: ” the mind/ body dichotomy, the division between man/ woman, and culture/ nature. Through a reading that is inspired by postmodernist criticism, and that incorporates ecologically oriented thought and ecofeminism, the author advocates a pluralistic, polyvocal reading of Molière’s comedies. Riggs’ main preoccupation lies with cultural and intellectual issues but he also broaches questions of genre and perceptively examines comedy with regards to its subversive function. In advocating plurality, Molière’s comedies debunk paradigms and definite versions of order, in accordance with Jean Duvignaud’s conception of comedy. Overall, readers of this fine and complex study will profit from a combination of insightful and persuasive readings of major comedies, as well as insightful borrowings from cultural material, performance theory, postmodern theory, and even Lacanian psychoanalysis. The extensive introduction outlines much of the conceptual groundwork that will reappear in the following chapters, and the emphasis is placed on the early modern context. Addressing the “cultural and political trends and tensions that produced what we call ‘modernity’” (ii), Riggs wants to show how Molière is “anti-modern.” For the playwright critically examines the ideology of “progress,” aspirations of mastery and autonomy, the mind/ body antinomy, the rational “production” of culture, and the exclusion of emotion along with the body and nature, as well as the gendering of mastery or autonomy. In his reading of the early modern context, Riggs juxtaposes many of the tensions of modernity that so far have been analyzed individually by scholars. PFSCL XXXVI, 71 (2009) 574 According to Riggs, Molière’s ridicules are modernists in their attempts to follow codes of modernity. Each of his authoritarian characters embodies a certain kind or version of modernity: Arnolphe reveals a paranoia about women and chance; Orgon unfolds absolutist tendencies; Dom Juan relies on rationalism and mathematics; Alceste attempts to control others and strives for complete knowledge; Harpagon can be described as a nascent capitalist; and the femmes savantes, enforce an abstract form of knowledge that resembles coercive universalism. Molière himself critically rethinks the supposed superiority of masculine “master models,” dramatizes their dangers, and opens a vision that anticipates many of the preoccupations of recent theoretical work dealing with the impasses of modernity. Chapter one discusses the underlying fear and loss of control that prompt Arnolphe to rely on rage and repression of women. The character’s preoccupation with control is placed in the context of modernist culture, as we encounter as the central theme of the play the “disorder” in nature and an imperialistic appetite within modernity to “engrave,” “colonize” or “inhabit” space. To existing scholarship that has defined the wish to control and repress as key elements within modernizing forces, Riggs adds a new insight into the question of motherhood and “masculine birth.” On the one hand, Arnolphe tries to confine Agnès to patriarchal power by compelling her to internalize authoritarian culture and submit to it. On the other hand, the banishment or repression of female figures fails in the play. We witness the return of the feminine in the form of the absent and excluded “mother.” For Agnès is not the daughter of a peasant woman; her real, biological mother was Chrysalde’s sister Angélique, secretly married to Enrique. Even if the mother is physically absent, she is represented by her husband and her brother, and is thus surprisingly “present.” In that way, while the traditional marriage practice reinforces masculine control, the reappearance of the biological mother presents to us a return of the biological, natural order. This interesting reading of the ending is a great asset to the study. In chapter two, Molière’s attempt to denounce “masculine (re)birth” becomes even more clearly visible in a discussion of L’Avare. Once more, the absence of the mother of Harpagon’s children is telling. The character avoids passing the maternal patrimony on to his children, as he refuses a natural (female) generational succession. In addition, his substitution of money for all other values can be explained in the cultural contexts of his time. First of all, it shows how materialism and emerging competitive individualism become increasingly powerful in the seventeenth century. Secondly, that substitution, as Riggs contends, is a clear response to loss. Harpagon is trapped in his solipsistic life, grieves the death of his wife, and tries to assuage that sense of loss by punishing the female sex, as well as the Comptes rendus 575 body, for his own sense of vulnerability. Riggs provides the reader with new insights into grief and reactions to it, within the context of modernity, and he identifies important textual passages and supports his argument through a close reading of the play. Chapter three adds new elements to Riggs’ earlier readings of Le Misanthrope. He develops the topics of speech and text, the nature of sincerity, epistemological projects of fabricating a “superior world” and the critique of that project in Molière’s play. It is here that psychoanalytic theory informs the chapter. In order to be utterly convincing, Riggs could have explored this direction more closely. In contrast to the previous chapters, he also spends relatively very little time explaining the closure and the importance of Alceste’s final isolation. Yet In Les Femmes savants, Riggs shows once again convincingly how Molière consistently rejects univocal thinking and critically envisages centralized political power, culture, and language. The question of motherhood and biology is convincingly brought up through the study of the character of Philaminte and through a subtle investigation of the split between mind, body, nature, and culture. Rigg’s analysis of Dom Juan is very persuasive in that he demonstrates the multiple paradoxes of modernity that, here, come together. Riggs starts out by contending that Dom Juan is Molière’s most proto-postmodernist play, as it is marked by ambiguity or ambivalence. Dom Juan “anticipates the postmodernist portrayal of modern man as a frenzied self-seeker, lost in a proliferating chaos of means, given neither limit nor meaning by any generally acknowledged end” (160). His figure incarnates modernity itself: he is associated with patriarchal rage and power, the preoccupation with and ambivalence toward women, modern capitalist economy, calculated self-interest, misuse of language to achieve mastery, and the rejection of ethical constraint. In that way, this important figure synthesizes the various tensions discussed in the earlier chapters. While Donjuanism certainly can be seen as “the engine of progress” (194) in that it challenges its very limits, it also claims a price: the character manifests an unbridled desire and reveals an unrelieved dissatisfaction. Overall, Riggs insightful work offers a successful conflux of literary, theoretical, and critical readings of Molière. The author’s personal voice clearly stands out and thus allows for stimulating reading. Readers will not find the study too dissonant or unsettling, as it convincingly manages to consolidate the theory and cultural commentary with textual insight. Bernadette Höfer PFSCL XXXVI, 71 (2009) 576 Peter W. Shoemaker : Powerful Connections: The Poetics of Patronage in the Age of Louis XIII. Newark : University of Delaware Press, 2007. 291 p. Patronage is still often hastily associated with elitism and apolitical life, and therefore appears, from a Romantic point of view, as a hindrance to literature. To counter this perception, Peter Shoemaker highlights clearly and engagingly why patronage should be considered a central literary institution in the age of Louis XIII. When authors lent their voices to high nobles and benefited from their support, they were also prompted to find novel ways to assert their individuality. In Shoemaker’s view, literature is not produced as an antithesis to constraint, but rather in the very tension between constraint and liberty. In other words, patronage fostered dynamic relations that can be understood as entirely modern: “The social energies created by the patronage system could be also productive and exhilarating, a decisive factor in the fashioning of literary ‘selves’ and even ‘communities’” (p. 56). For Shoemaker, the very notion of literature as it is still widely understood today emerges from the “interplay […] between literary patronage on the one hand, and rhetoric on the other” (p. 19). The book opens on a historical and theoretical overview of patronage, and then focuses on Balzac’s letters. Notable here is a fine interpretation of what hyperbole as a device meant to Balzac when he became an interlocutor of grandees. Chapter Three, the only one to appear slightly disjointed and cursory, surveys painting, ballet, polemical literature, and occasional court pieces. Chapter Four studies “Irréguliers, Libertines, and their Patrons” and draws, very smartly, on the larger cultural concept of the gift to pursue its investigation. By the same token Théophile’s “La Maison de Sylvie” is given an original treatment, especially with regards to its theme of mythic violence. With the next and final two chapters, the line of argument shifts to emphasize how the notion of patronage must not be limited to individual aristocrats, but should also include institutions. This is the crux of Shoemaker’s thesis. Starting with Chapter Five on the “Public and Private Lives of Theatre,” one begins to understand how under Richelieu monarchic power sought the role of patron, and in spite of its authoritarian ways still allowed for the construction of an authorial stance. Chapter Six can thus claim that the foundation of the Académie Française “was a significant attempt to redirect the energies of patronage” (p. 194). “The French Academy reflects an initial, tentative stage in the progressive transformation of networks of literary patronage into a more stable and permanent institutional system” (p. 203). Literature, once again, is not born in or outside of Comptes rendus 577 power but in the tension between the two. Viewed from this point, even the famed engraving of the “Wheel of Immortals,” once studied by René Démoris in a groundbreaking article, can appear as an emblem of authorial affirmation. Concluding arguments are generally the place where a scholar can venture even bolder ideas. However, by explaining how “the culture of literary patronage gradually merged into practices of polite sociability and conversation” (p. 227), and even helped to create a public sphere, Shoemaker might have taken unnecessary risks. From the start, he is right to challenge idealistic and egalitarian notions of human interaction and assert the existence of power relations in conversation. That allows him to claim that the tension that he exposed in his first chapters was also at work when conversationalists in a salon had to relate to hierarchical superiors. For the author, conversation and the constitution of a public sphere through dialogue were born out of a tension and balance between competition and cooperation, inclusion and exclusion, in patterns similar to that of patronage. For this reader, on the other hand, the art of conversation in public circles was also about the “superior” seeking actively to create something in conversation with “inferiors.” That particular labor does not get recognized in Shoemaker’s book, where there are those who strive to level the conversational field, and the aristocrats who accept that leveling, as if that was a given. But that is not necessarily the case. High nobles were also fashioning themselves in progressive ways when they invited literati to their salons and were polite to them. Retrospectively, then, one might ask with regards to the entire book: what about the patrons themselves? What did they produce in these patronage relations? Shoemaker’s book provokes these many questions, and will be sure to have a staying power for many years ahead. Jean-Vincent Blanchard Laurent Thirouin : L’Aveuglement salutaire : Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique. Paris : Champion, 2007 (Champion Classiques). 289 p. Laurent Thirouin here dares to tackle a phenomenon that lovers of French classical drama tend to consider distasteful. The prolonged, and often vehement, denunciations of the stage on religious grounds, some of them coming from writers as distinguished as Pascal, Nicole and Bossuet, are often dismissed as demonstrations of inadequate literary sensibility or of PFSCL XXXVI, 71 (2009) 578 misplaced piety. This superb study invites us to reexamine the arguments, to place them in their historical context, and to understand that some elements of the critics’ positions have validity even though we may reject their conclusions. Originally published in 1997, the book has now been reissued in an affordable paperback format. One commendable feature of Thirouin’s approach is the arrangement by category of argument, as opposed to the strict chronological presentation used in some earlier studies. This allows him to explore in greater depth the philosophical and theological sources of each element in the quarrel. He is also careful to point out that the positions taken by the opponents of the drama are far from uniform and that some of the argumentation appears paradoxical. For example, enemies of the stage were often willing to accord it more influence over the spectators’ thinking and behavior than were the genre’s defenders. He also reminds us that much of the attack was directed against performers and performances, rather than against literary texts as such, and that the most vehement condemnations happened in an age when drama acquired not just a high degree of literary prestige, but also a hitherto unknown legitimacy from political authorities, social elites and the literary establishment. Even in areas where one might suppose that the opponents of the stage would be in total agreement there could be considerable variance between their positions. Although it was virtually a given to cite Church Fathers such as Tertullian and Augustine, who had issued blanket condemnations of spectacles, their authority could be used or ignored in a variety of ways. Likewise, the fact that the earliest Greek plays constituted part of religious festivals could be used either to defend drama as a whole (its original aim was to present religious and moral truths) or to condemn it (the founding link to paganism taints all future varieties of drama). Moreover, there was no agreement in either camp as to whether the plays of the current day were morally better or worse than those of antiquity. While many defenders took the drama from the period of the Roman Empire as the corpus to be used for comparison, noting that it was often obscene and scandalously immoral, attackers compared modern plays unfavorably with the great tragedies of the Greeks. Some even charged that flagrantly immoral plays present less of a danger to good Christians, because viewers find them repulsive and stay away, whereas superficially moral plays mask the underlying danger and can thus seduce us without our realizing it. Thirouin is also careful to counteract some of the standard oversimplifications. Far from there being a monolithic hostility to the stage from the Church, he shows that the opponents of the stage constituted a minority within the Comptes rendus 579 Catholic teaching and practice of the period, with some of them, especially the Jansenists, representing a dissident force. The most fascinating portion of the book is the extrapolation of the arguments to apply to issues of our own day. Some of the reservations that would now seem silly when applied to the theater have been revived in regard to newer media such as film and television. The current concerns that viewers, especially the younger and more impressionable ones, might be prompted to imitate the violent behavior they see depicted, or that people who see a steady diet of crimes and atrocities on television could become desensitized to such events in real life, make it more difficult to dismiss out of hand the charge that drama has the potential to corrupt. Another of Thirouin’s strengths is his ability to distinguish between moral, theological and psychological considerations with greater clarity than the Ancien Régime authors he is studying. For example, he argues effectively that spectators respond to plays on multiple levels. Thus, in addition to the purely intellectual response privileged by literary critics (processing the overall structure of the work and the moral lessons it is overtly trying to inculcate), there can be an emotional response in which individual scenes, characters or speeches resonate in a powerful and often unpredictable way with each viewer, sometimes in ways that conflict with the intent of the play as a whole. Thanks to our unconscious thoughts and feelings (a notion that is at times prefigured by Nicole), we could possibly identify with criminal behavior or with the erotic dimension of love, however chastely presented. At times Thirouin displays points of convergence between opposing positions that the writers themselves failed to perceive. An especially fascinating example is Pascal’s wager argument, in which the undeniably laudable goal of religious conversion could be assisted by a type of theatrical make-believe; thus, not all uses of hypocrisy and self-disguise can be dismissed as inherently immoral. The title of the book, “l’aveuglement salutaire,” a phrase borrowed from Nicole, illustrates the degree to which the Augustinian sympathies of the drama’s critics stemmed from a fundamental rejection of all forms of worldliness, which believers are urged to deliberately block out of their sight. Given that the views of human nature and of Christian values held by the two sides were so fundamentally divergent, the quarrel could not help becoming a dialogue of the deaf. Although Thirouin focuses primarily on the mid-seventeenth century, he includes Rousseau’s attack on the stage from a century later, carefully delineating how the Swiss thinker, although often reiterating arguments from Nicole, rejected the earlier critic’s world view in many areas. In particular, Rousseau accepted other forms of worldly sociability as positive, brought in political and economic considerations, PFSCL XXXVI, 71 (2009) 580 and substituted a strictly secular perspective for the Christian-centered view of his predecessors. The appendix, which gives a chronology of the major actions and publications comprising the quarrel throughout the course of the seventeenth century, is very helpful, as is the extensive bibliography. This is a superb piece of scholarship that deserves a place in every university library. Perry Gethner Theresa Varney Kennedy (ed.) : Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragi-comédie, An Annotated Critical Edition. Tübingen: Gunter Narr, 2008 (Biblio 17, 177). 239 p. It is remarkable that the year 2008 should see all six of Françoise Pascal’s plays finally back in print, with four of the newly reedited works, including this one, appearing for the first time since the seventeenth century. Theresa Kennedy provides some useful insights into Pascal’s first theatrical composition. Most notably, she shows how the young author tried to combine the two strands that would dominate her entire literary production, namely, a deep religiosity and a commitment to the précieux movement, with its promotion of a pro-female agenda. Pascal’s attempt to combine those two ideologies is not successful, despite the use of vocabulary that could equally pertain to both registers (terms like martyre, constance, divin, flamme); this leads to what Kennedy correctly calls “galimatias”. She notes how Pascal carefully emphasized or even invented episodes geared to glorify heroic women. Most notably, the heroine Triphine violates standard decorum by making advances to the man she loves, planning her own elopement, bravely defying her father and choosing martyrdom. Indeed, Triphine is more outspoken than most of her counterparts in drama of the period in that, once she is recaptured by her father, she publicly declares her rejection of parental authority and of forced marriage. Pascal’s determination to revitalize two dramatic subgenres that were gradually fading away in France, the martyr play and the romanesque tragicomedy, by fusing them, testifies to a clear familiarity with both traditions and a willingness to experiment. Unfortunately, the introduction is marred by a variety of problems. There are features that would be acceptable in a dissertation, but not in a printed volume, such as an overly detailed review of existing research, a plot synopsis of the play, and providing both English and French versions of Comptes rendus 581 some quotations, or in some cases just the English translation (especially surprising for familiar works such as Le Cid or Introduction à la vie dévote). Anyone picking up a critical edition of a French play can be presumed to have a reading knowledge of French. The discussions of the conventions of French classical dramaturgy, of the salon movement and of the vocabulary of gallantry belabor at excessive length what would be obvious to any reader sufficiently conversant with seventeenth-century French drama to have heard of Françoise Pascal. It would have been sufficient to focus on the degree to which she either innovates in her use of conventions or chooses to disregard them. Even the discussion of martyr plays featuring female protagonists, though interesting in its own right, includes far too much analysis of other works from the period, most of which Pascal is unlikely to have read, and not enough (barely over a page) on how Pascal’s play parts company with the tradition. The major weakness in the analysis is the inadequate treatment of what I consider the play’s most serious flaw: the Christian martyr element and the romanesque tragicomic structure do not mesh, and Christianity plays virtually no part in the action until the final scene; prior to that point Agathon’s religious affiliation is mentioned just a few times in passing. Unlike other hagiographic plays, where conversions are motivated (by sudden and miraculous divine intervention, watching the firmness of a martyr suffering torture and execution, or motivational speeches from an inspirational Christian sage), Pascal’s characters embrace their new faith for no perceivable reason, know absolutely nothing about the religion they are dying for and never interact with any Christian leader or priest. Nor does Christianity have any impact on their behavior: the virtuous characters were already good prior to their conversion and the villainess who reforms apparently does so independently of her decision to embrace the new religion. Triphine, as Kennedy admits, chooses death at least as much to defy her father’s authority to force her into an unwanted marriage as to show her commitment to Christianity. And her father, in his role as magistrate, would have sentenced Agathon to death for the crime of abducting his daughter, even had the young man not been a Christian. In other words, since adherence to Christianity is not the main reason for their deaths, the two protagonists’ status as religious martyrs becomes questionable. Since Pascal was a sincere believer who would spend the final part of her life composing religious poetry, the problem must be literary inexperience. The presentation of the text is seriously lacking. Instead of numbering the verses, as is standard practice, Kennedy unaccountably numbers the lines on the page, including speech headings, act and scene headings, even spaces between speeches. (The real total is 1634.) The use of brackets PFSCL XXXVI, 71 (2009) 582 around the names in all the speech headings is puzzling. There are cases where a speech starting in the middle of a line of verse is printed flush left, or where a speech that starts a line of verse is wrongly indented. The echo scene in V.1 leaves out the responses of the echo, which presumably repeats the last word (or the last part of the last word) from the preceding speeches as a prophecy of doom: malheur, mort, meurs, désespérer. If the original edition omitted these, they should have been supplied in footnotes; otherwise the entire episode becomes incomprehensible. The final scene is misnumbered; there are two scenes labeled V.2. The majority of Pascal’s liberties in prosody and grammar are left without comment. She often elides a syllable consisting of a silent E when the next word starts with a consonant; she does this not just at the césure (a frequent practice in the previous century) but anywhere within a line of verse. Although non-agreement of the past participle in compound tenses was tolerated in that period, Pascal sometimes makes agreement where it should not exist. There are rhymes that would be incorrect today and in some cases were probably incorrect then, as well as deliberate grammatical errors to create rime pour les yeux. In a few cases Kennedy notes Pascal’s use of constructions already condemned by Vaugelas, but hardly all of them. Particularly striking are the omission of the particle ne in declarative sentences (6 times), and the confusion of the relative pronouns qui/ ce qui and que/ ce que (6 times); the confusion of que/ qui, which Kennedy does mention, occurs only once and was probably just a typo. Pascal was probably admonished about these errors, since they occur rarely or not at all in her subsequent plays. In a number of passages the text contains superfluous words or phrases; at one point in the opening scene there is an entire unnecessary hemistich that does not fit into the scansion. These should have been noted and/ or corrected in footnotes; instead, they are simply ignored. The only explanation I can find for these textual anomalies is that Pascal must have delivered to the printers a working manuscript with a lot of crossed-out passages, and that where the crossing out was not done carefully enough the typesetters assumed that the passages ought to be left in. There are also cases where a stage direction is printed as if it constituted part of the speech or else put in the wrong place. I found 8 cases of missing words and over 30 additional obvious errors in the text; these should have been corrected in footnotes or at least designated with the word sic. Cases where, for metrical reasons, one needs avec instead of avecque or vice versa, and similarly with encor/ encore and jusques/ jusque, should have been noted. The volume contains typographical errors numbering in the hundreds, plus a variety of other glitches, including incorrect use of italics, improper Comptes rendus 583 formatting for indented quotations, errors of grammar and usage in both French and English, confusion of words when switching between the two languages, and errors in quotations (including some serious inaccuracies in quotations from Agathonphile itself). Occasionally the notes contain incorrect and/ or misleading information (note 7 for the introduction, notes 25, 44, 45, 98, 120, 122 and 124 for the text). Infelicities at times border on the humorous, as in the expression “female heroines”, “Pascal’s dates [sic] of death”, or Pascal’s writing as “a product of her own whimsicality”. If this edition were drastically revised, cleaning up the numerous errors, reworking the introduction and cutting it by over 50%, and translating it into French to make it accessible to a broader audience, it could constitute a real contribution to scholarship. A lot of serious research and thought went into it. In its current form, however, it is a disappointment. Perry Gethner LIVRES REÇUS PFSCL XXXVI, 71 (2009) Livres reçus ARTIGAS-MENANT, Geneviève; COUPRIE, Alain (éds.): L’idée et ses fables: Le rôle du genre. Avec la collaboration d’Élisabeth Pinto-Mathieu. Paris : Champion, 2008. 339 p. DEJARDIN, Isabel : Captives en tragédie: La captivité au féminin sur les scènes antiques et modernes. Mayenne : Nizet, 2008. 318 p. DUCHÊNE, Jacqueline : François de Grignan. Marseille : Éditions Jeanne Laffitte, 2008. 173 p. EDNEY, David (ed./ transl.) : Molière : The Lavish Lovers: A Comedy Interpreted with Music and Ballet (1670). Translation with Introduction and Notes by David Edney. Toronto : Centre for Reformation and Renaissance Studies, 2009. 286 p. FERREYROLLES, Gérard; GUION, Béatrice; QUANTIN, Jean-Louis: Bossuet. Avec la collaboration d’Emmanuel Bury. Paris : Presses Universitaires de Paris- Sorbonne, 2008. 268 p. FORESTIER, Jean (éd.) : Jean Mairet : Théâtre complet. Édition critique, Tome II : Chryséide et Arimand. La Sylvie. La Silvanire ou la Morte-vive. Textes établis et commentés par Perry Gethner, Jean-Pierre van Elslande, Françoise Lavocat. Paris : Champion, 2008 (Sources Classiques. Collection dirigée par Philippe Sellier, 91). 627 p. GRUFFAT, Sabine ; LEPLATRE, Olivier (éds.) : Discours politiques et genres littéraires. Genève : Droz, 2008 (Cahiers du Gadges, 6). 398 p. GUION, Béatrice : Du bon usage de l’histoire: Histoire, morale et politique à l’âge classique. Paris : Champion, 2008 (Lumière Classique. Collection dirigée par Philippe Sellier, 79). 631 p. HARRIGAN, Michel : Veiled Encounters: Representing the Orient in 17th-Century French Travel Literature. Amsterdam-New York : Éditions Rodopi, 2008 (Faux Titre, 321. Études de langue et littérature françaises; publiés sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans). 299 p. KOCH, Erec R. : The Aesthetic Body: Passion, Sensibility, and Corporeality in Seventeenth-Century France. Newark : University of Delaware Press, 2008. 390 p. MAZOUER, Charles (éd.) : Farces du Grand Siècle. De Tabarin à Molière : Farces et petites comédies du XVII e siècle. Introduction, notices et notes par Charles Mazouer. Nouvelle édition revue et corrigée. Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 2008 (Parcours universitaires). 483 p. MOURA RIBEIRO ZERON, Carlos Alberto de : Ligné de foi: La Compagnie de Jésus et l’esclavage dans le processus de formation de la société coloniale en Amérique PFSCL XXXVI, 71 (2009) portugaise (XVI e -XVII e siècles). Paris : Champion, 2009 (La Géographie du Monde, X. Sous la direction de Frank Lestringant). 570 p. PAPASOGLI, Benedetta : La Mémoire du Cœur au XVII e siècle. Paris : Champion, 2008 (Lumière Classique. Collection dirigée par Philippe Sellier, 80). 417 p. POMMIER, René : Études sur Dom Juan de Molière. Paris : Eurédit, 2008 (Théâtre du monde entier, 17). 119 p. STERNBERG, Véronique (éd.) : Paul Scarron: Théâtre complet. Édition établie et présentée par Véronique Sternberg. Paris : Paris: Champion, 2009 (Sources Classiques. Collection dirigée par Philippe Sellier, 76). 2 vols. 1256 p. TEYSSANDIER, Bernard : La Morale par l’image : La doctrine des mœurs dans la vie et l’œuvre de Gomberville. Paris : Champion, 2008 (Lumière Classique. Collection dirigée par Philippe Sellier, 81). 639 p. 588 Adresses des auteurs de ce numéro Christophe Angebault 136, rue du Chemin vert F-75011 Paris Anna Arzoumanov 11, rue du Pressoir F-75020 Paris Mathilde Bernard 38, Bd. Barbès F-75018 Paris Jean-Vincent Blanchard Swarthmore College Dept. of Modern Languages Swarthmore, PA 19081 Laurie Catteeuw Revue de synthèse, Caphès Ecole Normale Supérieure 45, rue d’Ulm F-75005 Paris Fabrice Charton 10, parc de Montauban F-60350 Hautefontaine Melaine Folliard Rue Saint Charles F-75015 Paris Christopher J. Gossip School of Arts University of New England Armidale, NSW 2351 Australia Bernadette Hoefer The Ohio State University 200 Hagerty Hall Dept. of French and Italian Columbus, Ohio 43210 Mathilde Levesque Université Paris-Sorbonne UFR Langue Française 1, rue Victor Cousin F-75230 Paris Cedex 05 Christine McCall Probes University of South Florida Division of World Languages 4202 E. Fowler Avenue Tampa, FL 33620 Abderhaman Messaoudi Centre d’Étude de la langue et de la littérature française des XVII e et XVIII e siècles 1, rue Victor Cousin F-75230 Paris Cedex 05 Olivier Pédeflous 14, rue Robert Fleury F-75015 Paris Paola Perazzolo Dipartimento di Romanistica Università di Verona Lungadige P.ta Vittoria, 41 I-37129 Verona Alain Viala Lady Margaret Hall Oxford, OX2 6QA (GB) Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Depuis le Molière de Léonce Perret réalisé en 1909, l’histoire du cinéma européen a vu naître un grand nombre de films sur le XVII e siècle français. Mais c’est surtout à la fin du XX e siècle que l’on note une étonnante prolifération d’œuvres cinématographiques consacrées à cette époque et que voient le jour des films tels que Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991), Le Roi danse (Gérard Corbiau, 2000), Vatel (Roland Joffé, 2000), Saint-Cyr (Patricia Mazuy, 2000) et des adaptations modernes de la Princesse de Clèves , notamment La Lettre (1999) de Manoel de Oliveira et La Fidélité (2000) d’Andrzej Zulawski. Ce volume traite donc d’un domaine central de l’histoire du cinéma français et européen. En tenant compte de l’histoire des événements et des mentalités, de l’histoire sociale, de l’art et de la littérature et en abordant des aspects de genre et d’intermédialité, les articles de ce volume analysent la manière dont notre époque perçoit la culture du XVII e siècle. Roswitha Böhm / Andrea Grewe Margarethe Zimmerman (éds.) Siècle classique et cinéma contemporain Biblio 17, Band 179 2009, 189 Seiten, €[D] 49,00/ SFr 83,00 ISBN 978-3-8233-6458-0 019609 Auslieferung Ma rz 2009.indd 5 26.02.2009 7: 55: 20 Uhr Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de En mai 2007, plus de 80 membres de la North American Society for Seventeenth-Century French Studies se sont réunis à Lincoln sous la bannière des « Origines ». Quatre articles traitent le fondateur de la philosophie moderne, Descartes : sa dialectique, son séjour en Hollande, le modèle stoïcien et l’ambiguïté de sa réforme. La farce est le genre le plus en vue dans ce recueil. En effet, six de nos auteurs s’y sont consacrés ; dans un premier temps, on examine les farceurs de la première partie du siècle ; mais l’épanouissement de la farce chez Molière domine largement, étant le sujet de la moitié de ces articles. Un autre groupe d’articles met en lumière les débuts du journalisme dans les gazettes et le Mercure galant. Le congrès a souligné l’importance des conditions matérielles de l’érudition, soit les bibliothèques du dix-septième siècle, soit l’apport contemporain d’Internet. Une large par t est dédiée aux écrits des femmes : Mme de Maintenon, Mme Deshoulières, Mme d’Aulnoy, Mme de Palatine. D’autres articles présentent des études sur des auteurs tels que Corneille, Boileau, d’Urfé, Camus, Bernier et Théophile. Russell Ganim Thomas M. Carr, Jr. (éds.) Origines Actes du 39e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature . University of Nebraska-Lincoln, 10-12 mai 2007 Biblio 17, Band 180 2009, 353 Seiten, €[D] 68,00/ SFr 115,00 ISBN 978-3-8233-6480-1 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Biblio 17 Derniers titres parus 172 Anne D EFRANCE / Denis L OPEZ / François R UGGIU (éds.) Regards sur l'enfance au XVIIe siècle 2007 (390 p.) 173 Suzanne G UELLOUZ / Marie-Gabrielle L ALLEMAND (éds.) Jean Regnault de Segrais 2007 (287 p.) 174 Rainer Z AISER (éd.) L’âge de la représentation. L’art du spectacle au XVII e siècle 2007 (341 p.) 175 Denis L OPEZ / Charles M AZOUER / Eric S UIRE (éds.) La Religion des élites au XVIIe siècle 2008 (418 p.) 176 Elise G OODMAN The Cultivated Woman. Portraiture in Seventeenth-Century France 2008 (258 p.) 177 Theresa Varney K ENNEDY (ed.) Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragi-comédie 2008 (239 p.) 178 Samuel C HAPPUZEAU Le Théâtre françois Edition critique par C. J. G OSSIP 2009 (254 p.) 179 Roswitha B OEHM / Andrea G REWE / Margarethe Z IMMERMANN (éds.) Siècle classique et cinéma contemporain 2009 (189 p.) 180 Russell G ANIM / Tom C ARR (éds.) Origines 2009 (353 p.)