eJournals

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2011
3874
Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XXXVI I (201 ) Number 7 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Michaela Doyen, Béatrice Jakobs Jana Mücke, Stephanie Schmidt-Janus Anne von Wieding PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Sommaire L A P OLYGRAPHIE À L ’É POQUE MODERNE S T É PHANIE B URETTE Introduction................................................................................................... 9 M ARIE -M ADELEINE F RAGONARD Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes…. ................ 13 BÉ ATRICE B ROTTIER Du Perron : la diversité des écritures au risque de l’incertitude du statut d’homme de lettres ....................................................................... 33 N ANCY O DDO Logique polygraphique et politesse mondaine ............................................ 47 E KATERINA V ASILIEVA Antioch Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate............................................................................... 63 C AROLE C HAPIN / S UZANNE D UMOUCHEL Conceptions et pratiques de la polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle ................................................ 83 D OROTH É E L INTNER Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière ....................................... 107 M ATHILDE B ERNARD Des « escrits de tempeste » au « bouquet de printemps » : les compilations polygraphiques de Simon Goulart................................... 121 N ICOLAS C REMONA La polygraphie face à l’histoire : les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle ............................................................. 133 M ATTHIEU D UPAS Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne ................................................................................................ 145 Sommaire 6 A DELA Ï DE C RON Polygraphie ou mémoires éclatés ? L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie ......................................................... 159 ÉTUDES B. J. B OURQUE Les formes de l’acte et de la scène : théorie et pratique chez d’Aubignac ........................................................................................ 173 GÉ RARD GÉ LINAS Un regard autre sur les contes de Perrault ................................................ 185 E SSAM S AFTY L’autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque : dramaturgie, éthique et idéologie dans l’épisode de la démence meurtrière .................. 219 COMPTES RENDUS Federico Corradi Immagini dell’autore nell’opera di La Fontaine (V INCENZO D E S ANTIS ) ........................................................................ 239 Giambattista Gori (éd.) René Descartes, Discorso del metodo (V INCENZO D E S ANTIS ) ........................................................................ 243 Marc Hersant Le discours de vérité dans les mémoires du duc de Saint-Simon (M ALINA S TEFANOVSKA )...................................................................... 248 Delphine Reguig-Naya Le Corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Madame de La Fayette, Racine (V OLKER K APP ) ..................................................................................... 252 Lewis C. Seifert Manning the Margins. Masculinity & Writing in Seventeenth-Century France (P IERRE Z OBERMAN ) ............................................................................ 255 LIVRES REÇUS…………………………………………………………………. 263 La Polygraphie à l’époque moderne Actes de la journée d’étude du 13 juin 2009 Édités par Mathilde Bernard, Stéphanie Burette, Carole Chapin, Nicolas Cremona, Suzanne Dumouchel, Matthieu Dupas, Clément Duyck, Catherine Gobert, Dorothée Lintner et Élise Rajchenbach-Teller PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Introduction S T É PHANIE B URETTE (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) « La polygraphie à l’époque moderne ». À la fois objet de critique (comment prétendre parler avec pertinence d’un sujet dont on n’est pas spécialiste ? ) et objet de louange (ne faut-il pas éviter de se borner à un seul domaine ? ), la notion de polygraphie invite non seulement à étudier, à travers les siècles, les pratiques d’écriture mais, comme l’indique Marie-Madeleine Fragonard dans son article, à nous interroger sur nos propres pratiques critiques. Ce recueil illustre ainsi une mise en perspective des études portant sur des auteurs, leurs œuvres et leur(s) public(s) avec les manières dont nous les menons. Marie-Madeleine Fragonard nous invite à célébrer la polygraphie qui se révèle, en réalité, inhérente à l’activité de tout écrivain, même si cela vient contrarier notre souci de « rangement » d’un auteur ou d’une œuvre dans un genre : « C’est […] que l’usage de ce terme accompagne ou contrarie la promotion de l’auctorialité, d’une part, et contrarie la linéarité tendancielle par laquelle nous aimerions présenter les auteurs. » À l’heure où les chercheurs sont vivement encouragés à produire davantage et rapidement ne se retrouvent-ils pas conduits à exploiter leurs talents de polygraphe ? L’idée n’était pas de suivre à travers les siècles une supposée « évolution » de la polygraphie, mais de l’envisager sous différents angles (comme stratégie, comme source de polyphonie, et dans le rapport complexe qu’elle entretient avec la question du genre), aussi, les communications suivantes tâchent d’aborder cet épineux sujet de diverses manières. La commodité qui consiste à classer un auteur dans une certaine catégorie se trouve illustrée par le cas de Mme Dunoyer, de ses Lettres (1710-1711) et Mémoires (1707 (1704 ? )-1717). L’article d’Adélaïde Cron invite à reconsidérer la grande variété de son œuvre que les éditeurs ont trop souvent voulu réduire à un projet autobiographique, quand son succès durable tiendrait justement à sa riche diversité. Si les épisodes de ses démêlés conjugaux donnent lieu à une véritable « saga familiale », l’écho Stéphanie Burette 10 qu’ils se renvoient d’une œuvre à l’autre participe également d’un « plaidoyer pour rétablir la réputation de l’auteur auprès du public », que la version de son mari pourrait entacher. À ne pas prendre en compte le caractère polygraphique de ses écrits, c’est la finalité même de son œuvre qui resterait ignorée. La biographe-polygraphe se ferait-elle stratège ? La stratégie peut, en effet, expliquer les pratiques polygraphiques d’un auteur. C’est ce que tente de montrer Ekaterina Vasilyeva dans le cas de l’écrivain et diplomate russe Antiokh Kantemir (1709-1744). S’appuyant sur sa correspondance (personnelle comme officielle) comme sur ses œuvres littéraires (ses Satires et ses traductions), l’auteure montre comment l’écrivain et diplomate use de son plurilinguisme pour servir son projet d’enrichissement de la langue et de la culture russes, dans le même temps qu’il informe ses correspondants étrangers de la culture et de la langue russes. Ce faisant, il opère un brassage linguistique et culturel, en tant qu’intermédiaire polyvalent, et place ses talents de polygraphe au service d’une entreprise à la fois littéraire et politique. Ce partage d’un auteur entre diverses activités conduit à rendre incertain son statut. Afin d’explorer cet aspect, Béatrice Brottier se penche sur l’ensemble des écrits de Du Perron, dont le titre de l’édition de 1622 suffirait seul à rendre compte de l’activité polygraphique du cardinal 1 . Se partageant entre son rôle politique et ses écrits poétiques, l’écrivain semble osciller entre une stratégie de réussite (pour son emploi à la cour) et le prolongement de son activité de clerc, ce qui conduit à rendre son statut d’homme de lettres incertain. C’est la figure même de celui qui tient la plume, variable à souhait, qui est en jeu. Mobiliser la notion de polygraphie a semblé ainsi particulièrement pertinent à Carole Chapin et Suzanne Dumouchel pour mieux saisir l’identité des journalistes, au XVIII e siècle, dont la profession invite nécessairement à la polygraphie. Par l’étude comparatiste de trois types d’articles (« Avis au lecteur », comptes-rendus et dissertations) dans des périodiques français et russes, les auteures montrent comment les journalistes opposent au statut d’auteur celui de polygraphe, se revendiquent comme tels, dans la mesure où cette identité, sinon cet ethos, rend compte de la dimension polymorphe qui les caractérise. S’il est une unité, c’est celle de la ligne éditoriale du périodique à laquelle se rattache le « colporteur » faisant tourner les masques à loisir. Pratiquer la polygraphie signifie alors : « se vêtir inlassa- 1 Les Diverses Œuvres de l’illustrissime Cardinal Du Perron, Archevesque de Sens, Primat des Gaules & de Germanie, & Grand Aumosnier de France. Contenant plusieurs Livres, Conférences, Discours, Harangues, Lettres d’Estat & autres Traductions, Poësies, & Traittez tant d’Eloquence, Philosophie que Theologie non encore veus ny publiez. Introduction 11 blement de l’habit qui convient au sujet ». Cela suppose, bien sûr, de la part du lecteur, un regard critique sur ce qui lui est transmis. C’est tout particulièrement sur cette dimension didactique et critique de la polygraphie que Dorothée Lintner porte son attention. Dans son étude comparative de Rabelais et Furetière, l’auteure s’applique à montrer comment ils mettent en tension la pratique polygraphique et l’écriture comique d’une façon assez semblable. Si l’un comme l’autre semble se donner comme point de mire une diffusion universelle des savoirs, cette belle ambition s’accompagne d’une distance critique, dont le lecteur est invité à prendre conscience par les indices que le comique rend saillant dans le texte et que le lecteur doit s’employer à déchiffrer. Décrypter pour accéder aux savoirs, telle est la posture critique à laquelle Rabelais et Furetière invitent leurs « suffisants » lecteurs, afin d’attirer leur attention sur ce que l’auteure appelle par une formule heureuse le « mirage polygraphique », et le dénoncent. La polygraphie comme « manière d’écrire de diverses façons cachées » prend alors tout son sens. En effet, lorsqu’on vend les livres au poids 2 , force est de constater que le projet savant est mis en retrait devant la compilation commerciale. Dans son article sur Pierre Boitel de Gaubertin et ses histoires tragiques (1616-1624), Nicolas Cremona insiste sur l’efficacité commerciale de l’entreprise polygraphique de l’auteur. En suivant les versions successives d’un même événement (l’affaire Concini), l’auteur examine la manière dont Boitel s’illustre dans l’auto-compilation et tend à ériger ce qui aurait pu ne faire l’objet que d’une chronique en véritable œuvre littéraire, s’inspirant des genres fictifs. Plus encore, loin de s’en tenir au récit historique, Boitel plie les événements de manière à en faire émaner une intention providentielle. À certains égards, on retrouve ce souci de donner du sens à une compilation dans l’entreprise de Simon Goulart qu’examine attentivement Mathilde Bernard. Dans le cas de cet auteur protestant, se présentant tour à tour comme simple compilateur (garantissant son objectivité) et véritable polygraphe (imposant dans différents genres sa marque), l’auteure observe des « écrits de tempeste » des Memoires de l’Estat de France au « bouquet de printemps » des Histoires admirables une variété de style en même temps qu’un désir de subsumer différentes narrations sous la recherche de la vérité. Cette œuvre multiple se cherche une unité, et elle la trouve dans une louange et une « commune soumission à Dieu, qui ne se divise pas ». Dans son article sur le Cabinet de Minerve (1596) de Verville, La Solitude ou l’amour philosophique (1640) de Sorel, le Voyage du Chevalier errant 2 Voir infra l’article de D. Lintner, sur l’inventaire de Mythophilacte dans le Roman Bourgeois de Furetière. Stéphanie Burette 12 (1557) de Carthény, et les Histoires dévotes (1620-1630) de Camus, Nancy Oddo pose également cette question du désir d’unité. Elle montre comment, en adaptant leur discours à la situation d’énonciation, suivant leur entreprise de vulgarisation théologique et scientifique, ces écrivains se font polygraphes. Cependant, ce projet didactique, comme le souligne l’auteure, est l’héritier à la fois d’une éducation humaniste érasmienne et d’une éducation janséniste. En vérité, c’est plutôt la monographie qui semblerait impossible dans ces cadres de formation à la polyvalence ! Et de cette polygraphie naît, par la mise en dialogue du divers, une socialisation par laquelle s’élabore une civilité. Un dernier angle d’approche a été envisagé au cours de cette journée : alors que la notion de polygraphie suppose une certaine stabilité générique, celle de « genre littéraire » est elle-même passablement problématique dans la période considérée. En confrontant approche poéticienne et approche culturelle, Matthieu Dupas a montré comment le traitement de l’amour dans le théâtre de Corneille met à mal la distinction entre comédie et tragédie, pourtant théorisée par l’auteur dans ses écrits critiques. Ainsi, alors qu’une lecture du théâtre classique dans une perspective « littéraire » fait généralement apparaître une logique polygraphique, une lecture « culturelle » de ce même théâtre, considérant l’amour dans sa dimension historique, politique et sociale, révèlera au contraire des phénomènes d’hybridation. L’ensemble de ces articles met, ainsi, en évidence que la notion de polygraphie se révèle être particulièrement opérante et efficace pour notre approche des textes, en ce qu’elle est peut-être ce que tous les écrivains (ou presque ? ) ont en partage. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes M ARIE -M ADELEINE F RAGONARD (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) Polygraphie, mais quelle polygraphie ? Les acceptions variables de ce terme à l’usage tardif doivent d’abord nous interroger sur la coïncidence de nos pratiques critiques et des pratiques anciennes d’écriture. Le numéro de Littératures Classiques 2003 consacré à la Polygraphie au XVII e siècle 1 , est très remarquable par le panorama qu’il établit. Dans sa préface en trois parties, qui rattache le terme et le fait de polygraphie aux définitions et à la division des sciences, aux comportements littéraires, puis à l’histoire des rangements et des divisions intellectuelles, il fait apparaître que les pulsions de scission sont perceptibles très tôt entre le projet d’encyclopédisme cher à l’humanisme et le souhait d’une compétence que seule garantirait une relative spécialisation. Mais aussi les articles qui suivent programment une discussion échelonnée autour des textes-sommes qui parlent de tout, des auteurs qui diversifient leurs matières, et des auteurs de même matière, pourrait-on dire, dans la diversité générique. Ce qui aboutit à une, voire des polygraphies dans la spécialité littéraire : l’écriture en multiples genres, la compilation, l’appropriation de la parole d’autrui et la vulgarisation. Nous leur rendons hommage et les avons lus avec attention, et même pillés quelque peu dans leur raisonnement au fil de nos discussions. Mais ce recueil n’aborde pas deux des connotations négatives que nos dictionnaires du XIX e siècle et surtout du XX e siècle épinglent : le projet didactique, le soupçon de nullité. Or nous, qui sommes du XXI e siècle devons analyser soit à partir des concepts de l’ancien monde - où le concept 1 De la polygraphie au XVII e siècle, Littératures classiques, automne 2003, n° 49. Introduction par Patrick Dandrey, Delphine Denis, Jean-Marc Chatelain. On pourra consulter aussi La République des Sciences, XVIII e siècle, 2008, n° 40 qui interroge les réseaux de transferts et les intermédiaires scientifiques, avec un article de Jean- Pierre Schandeler, « République des sciences ou fracture de la République des lettres » qui concerne notre sujet. Marie-Madeleine Fragonard 14 de polygraphie n’est pas en usage - soit par rapport à notre temps, où le concept comporte des restrictions diffamatoires. Si l’on prend donc une tranche chronologique large, au risque de dérives, - car l’évolution et des disciplines et de l’attitude des écrivains est grande -, nous sommes sensible au choc que représente le passage, au fil du temps, d’un concept établi dans des périodes où le rapport au savoir des prédécesseurs et à la fécondité verbale est valorisé, à un concept diffamatoire. Le mystère du lien de cette diffamation à la pédagogie nous laisse aussi songeurs, mieux vaut ici le laisser en pure allusion dont nos lecteurs tireront bien les conclusions. Selon que nous cherchons, dans notre corpus, les traces de la polygraphie, pratique positive, ou les traces de la polygraphie, pratique lamentable, nous aurons des résultats sensiblement différents, pour un terme peu usité et une pratique qui n’est en rien commentée sous ce terme. Ceci peut amener à s’interroger sur l’efficacité même de la recherche qui ne peut pas adopter comme instrument une variable trop variable ! Un terme, bien évolutif, de l’écriture et du savoir Refaisons, malgré les redites, un rappel rapide des définitions des dictionnaires successifs et de quelques usages, car il est évident que les dictionnaires ont un retard assez colossal sur l’usage, qui reste à fouiller. La première attestation est en 1524, Mss BnF, « Baptesme de Nicolas Monsieur, relation de la cérémonie « fait par vostre humble polygraphe N.V. [par Nicolas Volcyr de Serouville] ». Ce sera sa manière de signer son histoire de la Guerre des paysans (1526), et sa traduction de Végèce, « traduit fidèlement par le polygraphe humble secrétaire N.V. 1530 » 2 : polygraphe utilisé seul signifie sans doute Secrétaire, au sens de chargé de la correspondance et des secrets, mais n’exclut pas en somme, en adjectif ou en substantif, « homme bon à toutes écritures ». Le TLF cite cette mention et la glose comme « qui écrit sur des matières diverses, employé ici comme pseudonyme ». Rectifions, c’est bien une fonction, pas un pseudonyme, et pas nécessairement sur diverses « matières ». Suit en 1549 Gabriel du Puy-Herbault, Theotimus Sive de tollendis et expurgendis malis libris, Paris, Roigny, p. 244 : « heretici hoc tempestate polygraphae ». Cette manchette figure sur un passage équivoque : les hérétiques modernes ont renouvelé les erreurs des précédents et beaucoup écrit. Puis 2 Ou la traduction de Paul Jove, Commentaire des gestes des Turcs, translaté d’italien en latin par François Noire Bacianat et de latin en François par le polygraphe N. V., Paris, 1540. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 15 en 1555 Guillaume de la Perriere, La Morosophie, 2 e préface de Delbene, 1555. Hors des frontières, mais qui doivent avoir ensuite une influence européenne, les Polygrafi sont un mouvement d’intellectuels vénitiens, tous pratiquant diverses matières et divers genres, réunis autour d’Andrea Calmo (Théâtre, poésie), Ludovico Dolce (théâtre, traductions, histoire, linguistique, ésotérisme), Francesco Sansovino (histoire, médecine, politique), et Girolamo Ruscelli (médecine, alchimie, édition de poésies, anthologies). Ce courant de pensée d’auteurs très polyvalents veut imposer un style moderne d’écriture qui a à voir avec la varietas mondaine, et au moins Ruscelli peut être dit « écrivain professionnel », c’est à dire payé par son libraire. Leurs travaux se groupent de 1560 à 1570. En 1561, le substantif apparaît dans la traduction par Gabriel de Collange de la Polygraphie de Trithème 3 . Cette fois le substantif a un sens précis, puisque le volume traite des écritures codées. C’est le sens premier enregistré par les dictionnaires ultérieurs, renvoyant à l’exemple de Trithème ou Vigenère, aussi bien dans Cotgrave, 1611, qui glose par « Art d’écrire de plusieurs manières » que dans Furetière. En 1690 Furetière offre cette fois un panorama construit officiel, que Trévoux reprend : Polygraphe n’y figure pas. Polygraphie. L’art d’écrire de plusieurs façons cachées, comme aussi celuy de deschiffrer. On joint d’ordinaire ce mot, ou plutot on le confond, avec la stéganographie. Tritheme, A Porta, Vigenere, le Père Niceron, ont escrit de la polygraphie ou des chiffres. Les Anciens n’ont point connu cette science, et n’ont point passé plus avant que la scytale laconnienne. Voyez Scytale. Un second sens s’établit avec l’apparition d’une section Polygraphi dans le rangement des bibliothèques dans Daniel Morhoff, Polyhistor sive de Notitia aucunement et rerum commentarii, Lubeck, P. Böckmann, 1688. Comme l’a longuement commenté J.-M. Chatelain dans Littératures classiques, le terme désigne non une pratique d’écriture, mais un type d’auteurs. Morhoff réfléchit d’abord sur la connaissance globale, sous le terme de Polymathia : car déjà certains disent que cette polymathie est impossible, même si l’esprit humain est si agile. Il oppose les sciences libérales, qui sont liées entre elles, 3 Polygraphie et universelle escriture cabalistique, par M. J. Trithème, abbé, traduicte par Gabriel de Collange, Paris, Kerver, 1561, qui reprend le terme latin de Polygraphia. Elle se compose des chiffres et des alphabets secrets, à l’usage des rois. Collange qui ajoute une petite partie sous le titre de « Clavicule », clé, la nomme « traité et œuvre polygraphique ». Mais les termes dérivent : à partir du XVII e siècle, les éditions du même Trithème s’intitulent Steganographia. Marie-Madeleine Fragonard 16 et les connaissances de type pratique, dispersées, qu’il faut arriver à résorber dans ce cercle cohérent. Les polygraphes en question n’ont rien d’inférieur, au contraire. Simultanément il donne une précision intéressante pour nous, la différence entre les eruditi (à notre surprise et à contresens de notre usage, ce sont pour lui simplement les « dégrossis ») et les docti (vraiment savants), clivage culturel qui recouvre partiellement la querelle discernée dans les milieux mondains entre les « doctes » et les « galants ». Cet usage de Polygraphi, auteurs, attendra pour être enregistré son passage à la classification dans le Dictionnaire de l’Académie, de 1835, qui atteste Polygraphie, comme rubrique de Bibliothéconomie, section qui rassemble les polygraphes. Un coup d’œil sur le contenu des sections Polygraphie des bibliothèques anciennes est curieux et pourrait être systématisé. Au départ, il ne s’y réunit rien que de louables auteurs : Plutarque, cité en exemple partout. Voltaire, on le verra. Mais se glissent des sous-catégories et des cas où polygraphe finit par dire simplement inclassable ailleurs 4 . Mais c’est un cas de pratique qui nous signale une mutation forte - et d’abord l’emploi du terme rare à destination de lecteurs qu’on espère abondants : en 1736, le lancement de L’observateur, ouvrage polygraphique et périodique, par J.-B. de La Varenne 5 . À l’évidence un usage qui fait ressurgir le terme comme valorisant et devant susciter l’intérêt des futurs abonnés : on y parle de tout. En lisant autrement polycomme dans polyglotte, qui parle beaucoup de langues, « écrire à propos de beaucoup de choses » dans un support médiatique est un argument publicitaire. On ne cache rien, on révèle, on transmet. Et il est bien probable que ces périodiques se retrouvent 4 Un petit regard sur le catalogue manuscrit de l’Arsenal, du XIX e siècle : la section Polygraphes est ajoutée en fin de section des Belles Lettres quand on a épuisé la division par langues, genres et époques. Elle rassemble successivement : l’épidictique (éloge et blâmes). les ouvrages à sens cachés (le sens le plus ancien du terme) : allégories, hiéroglyphes, énigmes. les genres fragmentaires / compilés qui n’existent qu’en collection : apophtegmes, pensées. les auteurs polygraphes de tous temps et toutes langues : Lucien, Elien, Pétrarque, Politien, Erasme, Lipse, La Fontaine, Le Vayer, Pellison, Saint-Evremond, pour n’en citer que quelques uns. - Voltaire, tout. les polygraphes postérieurs à Voltaire, parmi lesquels nous apercevons Marivaux à côté de Palissot. et in fine les Recueils et Mélanges de tout et de rien, en toutes langues : l’inclassable, dont les genres internes sont indiscernables autant que les objectifs. 5 Voir ici-même la communication de Carole Chapin et Suzanne Dumouchel. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 17 dans la section Polygraphie des bibliothèques, ne pouvant rejoindre ni Histoire ni Philosophie politique. Passons sur les inventions techniques, encore que le fait que la machine, et non plus l’homme, soit capable de polygrapher de diverses façons, doive bien avoir un impact sur l’évolution du terme (1763, Polygraphe, comme instrument, présenté à l’Académie des sciences ; 1762, le Dictionnaire de l’Académie atteste Polygraphe comme en 1805, Lunier, Dictionnaire des sciences et des arts). Le Littré reste archaïsant : Polygraphe : 1auteur qui a écrit sur plusieurs matières. Le Polygraphe de Chéronée, Plutarque. 2machine avec laquelle on peut faire mouvoir plusieurs plumes à la fois et tracer ainsi plusieurs copies d’un même écrit. Polygraphe mécanique. Polygraphie : 1partie d’une bibliothèque. 2se disait autrefois de l’art d’écrire de plusieurs manières secrètes. Le Littré ajoute ultérieurement un indice, équivoque pourtant, car il n’est pas sûr qu’il vise l’art littéraire plutôt que le savoir (souvent encore dit Littérature) ou l’armoire de la Bibliothèque. Polygraphique : 1qui appartient à la polygraphie, division de la littérature. Œuvres polygraphiques. 2qui appartient à la polygraphie, art d’écrire en chiffres. Le Larousse du XIX e siècle (1866) vaut plus pour ses commentaires que pour ses définitions lexicologiques qui sont archaïques : Polygraphe : définitions. 1celui qui écrit de plusieurs matières (Aristote, Plutarque, Ciceron, Voltaire). 2machine. 3genre d’insecte coléoptère. Sa rubrique encyclopédique donne d’autres exemples : Lucien, Varron, Cicéron, Pline, « encyclopédie de son époque » : Dans le monde moderne, plus on a creusé profondement les diverses parties qui composent le domaine de l’esprit humain, plus il a été difficile d’en posseder un grand nombre, et par consequent de faire des ouvrages sur des matières diverses. Chacun a embrassé sa spécialité, et les polygraphes dignes de ce nom sont devenus fort rares. S’il en est un qui étonne par la variété de ses aptitudes et par la diversité de ses connaissances, bien qu’on puisse lui reprocher plus d’une fois d’être superficiel, c’est sans contredit Voltaire. Sans parler de ses tragédies et de ses autres poèmes, il suffit de lire les titres de ses ouvrages philosophiques et historiques, de ses romans, de ses écrits littéraires, pour rester dans l’étonnement qu’un seul homme ait pu aborder tant de sujets et y exciter l’admiration de ses contemporains et de la postérité. Marie-Madeleine Fragonard 18 Il enregistre donc à la fois l’existence de polygraphes (auteurs) valables et le déclin d’un groupe que les littéraires n’ont jamais pris le temps de reconnaître auparavant. Le choix de Voltaire est lourd d’implications : découpage des « matières » et des genres dans lesquels il excelle, stupéfaction admirative qui dénote la rareté de l’excellence dans la diversité (implicite : on ne peut être excellent qu’en une chose) ; et le venin était bien à la fin d’une phrase : « encore qu’on puisse lui reprocher d’être superficiel », il n’est pas doctus en tout. Le Grand Larousse du XX e siècle (1960-1964) enregistre le déclin : ni docte en quelque chose, ni original à défaut d’être savant, le polygraphe tombe aux enfers de la littérature. Polygraphe : 1qui écrit beaucoup et sur beaucoup de sujets. 2auteur qui écrit sur des matières variées. 3- Pej. Personne, qui n’étant pas spécialiste, traite sans originalité des sujets très variés. Polygraphie : Action d’écrire beaucoup. 1travail du polygraphe (rare). 2section des polygraphes dans la bibliothèque. 3syn. vieilli de cryptographie (1561- Collange). Et le Trésor de la Langue Française donne le coup de grâce. On se demande si la ligne réputée non péjorative est pire que la seconde. Il laisse pressentir l’horreur : que le vulgarisateur (le professeur ? ) est « le plus souvent » celui qui ne sait pas la matière à transmettre. Amusant, non ? Polygraphe. 1qui traite de sujets variés, dans un but didactique, le plus souvent sans être spécialiste. > Péj. Auteur, qui n’étant pas spécialiste, écrit sans originalité sur des matières variées. 2appareil enregistreur. Polygraphie. A- 1. Peu usuel. Art d’écrire beaucoup. 2rubrique de bibliothéconomie. Bmédical. enregistrement. Pour essayer une synthèse, le terme polygraphe signale que l’écriture complique un système sémiotique de base (ou système de convenances qui servent de référence), qui dit idéalement : « Un signe / un sens / une matière / un référent / une forme / un auteur / un savoir » 1- À l’ancienne, polygraphie comme écriture cachée dénonce : Un signe / plusieurs sens, phénomène cryptographique quand en fait il n’y a qu’un seul vrai sens, caché, sous un non-sens, ou allégorique au sens large quand un texte hiérarchise plusieurs sens de façon voulue : goétie, interprétation, clé, etc. 2- Le sens étymologique dénonce clairement : Un auteur (ou un livre) / plusieurs matières soit en plusieurs livres (Aristote), soit en un seul livre (Calepino, Athénée, les dictionnaires, les Theatrum, Panoplia, Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 19 Diversités, et tous les objets, unis ou additionnant des textes brefs, qui ont une pratique encyclopédique). 3- Depuis le XIX e siècle (la référence à Voltaire) on dérive vers Un auteur / plusieurs formes (avec ou sans grosse variété de matière) au sein d’une même grande rubrique, identifiant ainsi une polygraphie intra-littéraire. 4- Le sens moderne dénonce une aporie, l’absence du savoir final, qui accompagnerait les pratiques 2 et 3. Pour essayer d’approcher les motifs de ce discrédit, l’exploration des mots connexes, monographie, spécialité, compiler, nous apporte quelques compléments de chronologie. On remarquera que la forme monographe n’existe pas ; par contre monographie se dit pour l’étude sur un seul objet et non pour écrire sur une seule matière (une monographie sur Diderot, et me semble-t-il alors plutôt sur le côté biographique). Connotation explicite : la restriction de champ à un objet et non à une matière renonce aux vues d’ensemble que serait la vraie science bien dominée. « Étude complète et détaillée qui se propose d’épuiser un sujet précis relativement restreint » ; le TLF cite Renan, Avenir de la science, « jusqu’à ce que les parties de la science soient élucidées par des monographies spéciales, les travaux généraux sont prématurés. Or les monographies ne sont possibles qu’à la condition de spécialités sévèrement limitées ». Ceci nous rappelle que la conquête de la spécialisation est une idée moderne (au bord du scandale pour les siècles anciens). Cette évolution est parallèle aux scissions Belles Lettres / sciences, mais aussi Belles Lettres / Littérature, voire de façon plus scolaire culture générale / culture spécialisée. Quand se valorise la notion de spécialisation ? Affaire de XIX e siècle dans la tradition « scientiste » ? ou plus tard encore ? Anciennement spécial vise en droit le cas personnel, et on peut se demander si la valorisation de l’individu n’entraîne pas dans son sillage la valorisation de la vision restreinte. Pourtant après le droit, c’est le domaine économique qui suggère une réponse dans le Larousse du XIX e siècle : Spécial : 12 e s, qui concerne une espèce / une personne à l’exclusion des autres, cf. particulier. Specialiser : 1547 hapax. Spécialisation 1830, économique : concerne le fait de se cantonner dans une branche déterminée de production pour une plus grande efficacité ; dans le domaine intellectuel : « fait lié à l’accroissement des connaissances par lequel les intellectuels et les techniciens sont bien obligés de se cantonner dans une branche spéciale pour la posséder à fond et la faire progresser. » Marie-Madeleine Fragonard 20 Ajoutons une citation du Robert 6 tirée d’Auguste Comte, Cours de philosophie positive : Le véritable moyen d’arrêter l’influence délétère dont l’avenir intellectuel semble menacé, par suite d’une trop grande spécialisation des recherches individuelles, ne saurait être évidemment de revenir à cette antique confusion de travaux, […] Il consiste au contraire dans le perfectionnement de la division du travail elle-même. Il suffit en effet de faire de l’étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. Sans doute le terme se dévalue aussi vite qu’il prétend à l’excellence, car un exemple du Larousse capte ce soupir lassé : « Tout est devenu spécialité, même la confection des plats du chef et la cuisson des escargots… ». L’intervention du « spécialiste » publicitairement très rentable, des dentistes aux garagistes en passant par les politologues, est dorénavant le signe (médiatique) de l’auctoritas. Ou pourquoi on occulte que les écrivains ont un métier parfois : il faut bien qu’ils soient des spécialistes de l’écriture, sinon on court au scandale. Compiler , au XVI e siècle, est la marque ouverte d’une littérature seconde, très appréciée au demeurant comme « bibliothèque portative », sans honte de sa dépendance, engendrant une série de travaux et d’usages 7 . Pourtant au XVII e siècle même, compilé signifie qu’on a recueilli, choisi, rapproché, multigraphie certes, mais riche et honorable, et le Furetière a bien été « recueilli et compilé » par Messire Antoine Furetière. Collection, de textes ou d’objets, est seulement connoté comme travail d’amateur éclairé, plus luxueux. Compilateur apparaît fort rarement dans la typologie. Actuellement, « il n’a été qu’un compilateur » écrase quelqu’un qui recopie sans esprit critique 8 . Mais « Compilateur », dit le titre, le bon archevêque Turpin qui a recueilli les Croniques de Charlemagne (1527) ! L’ironie rabelaisienne (qui doute entre autres de l’existence du bon évêque Turpin pour écrire des balivernes) joue peut-être un rôle ironique. Compiler, c’est bien, mais est-ce tout ? La marque de la diffamation certaine apparaît dans un pamphlet contre les protestants, au titre virulent encore qu’à l’auteur énigmatique (vers 1620) : La Mouche à l’Antimoine, Sieur de Pieds, Compilateur de la 6 Dictionnaire analytique et analogique de la langue française, Le Robert, 1969. 7 Voir Ann Moss, Les recueils de lieux communs. Apprendre à penser à la Renaissance, [1996], Genève, Droz, 2002. 8 Indices dans les titres de la BnF : 1826 un libelle contre un plagiaire, « attestant que le capitaine Muller n’est qu’un compilateur » et en 1819, des facéties autour de « M. Cigogne, surnuméraire, observateur et compilateur par deux anonymes, chefs au ministère des finances », où l’on voit que l’administration fournit son référent au travail inutile. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 21 requete généalogique, copiste de divers extraits reformés, i.e. Seditieux, et cornemainbasse, contre la main-levée des biens ecclesiastiques en Bearn, par M. Guinot Bergasset, son collègue, valet de pied du sieur Bannere, slnd. Outre ses mauvaises intentions, cet anti-moine n’a même pas l’originalité de ses thèses… Par contre à partir de 1800 ce titre recouvre publicitairement des journaux ou feuilles d’annonces, petites brochures d’information, qu’on ne sent pas, au demeurant, dotées de prétentions littéraires. Les définitions sont donc fragilisées par le retard qu’elles ont sur des pratiques du terme. Aucun théoricien ne se fait le défenseur de la polygraphie. Il reste alors deux ou trois mystères dans l’évolution de ce terme, qui supposent des inversions de regard à chercher du côté du récepteur, puisque le praticien n’en dit rien : le passage du cryptage à la fiction ; le passage de la norme à la dépréciation, ou autrement dit, le passage de l’exhibition du savoir à la preuve d’une superficialité (voire de l’ignorance) ; les problèmes que nous cause l’application d’une catégorie exogène mutante 9 . Une dérive des pratiques ou une dérive des approches Du cryptage à la fiction, l’extension des sens et des fonctions de la cryptographie depuis l’abbé Trithème nous cause quelques soucis. Non parce que le sens du mystère rendrait ardus certains textes, mais parce que la suspicion de codage est anxiogène (et génératrice de commentaires inlassables : rien de pire que ce qu’on ne voit pas) et que la règle du jeu déjà diverge. L’abbé Trithème et ses émules pensent à une communication sélective, soit à l’usage des mystères sacrés, soit à l’usage des guerres. Quand on crypte, il est sûr qu’il y a en quelque sorte deux « textes ». L’un est destiné à ne pas avoir de sens utile (avec ou sans sens tout court) pour tous, et ce « tous » vise l’importun qui surprend le courrier ; l’autre est destiné à avoir un sens extrêmement important pour le seul et vrai destinataire. Le secrétaire qui porte bien son nom de gardien des secrets est aussi « chargé du chiffre » ; il transcode ou prélève dans le message reçu les morceaux qui 9 Il n’est pas sûr que toutes les traditions d’histoire littéraire réagissent de la même façon face aux mêmes pratiques anciennes et aux termes modernes. L’article italien de Wikipedia sur Girolamo Ruscelli (nous ne sortons pas du sujet de la dignité des sciences et des media ! ) affirme clairement que les polygraphes étaient nombreux dans les périodes anciennes, mais qu’ils disparaissent à cause de la spécialisation de l’époque moderne, même en littérature. Signe que la définition ici utilisée ne comporte que « écrire sur diverses matières », sans connotations péjoratives (corrélat. « Poligrafo », consulté le 17 février 2010). Marie-Madeleine Fragonard 22 ont un sens selon une convention passée auparavant entre les deux interlocuteurs. Il s’agit du scytale antique (message fait pour être roulé sur un bâton de bois) ou de la machine Enigma : la règle du jeu est la même, il faut une convention entre deux partenaires. Ce qui change lourdement dans l’allégorisme est le rapport à l’interprète, et peut-être bien le passage d’une communication quasi privée (en tout cas privilégiée) à la banalisation du public large. Le texte allégorique a deux (au moins) sens, tous deux satisfaisants, qui sont en même temps devant tous les yeux, et un peu de pratique de lecture (l’allégorie est un code conventionnel) aide à les voir ensemble et séparés. Les textes d’alchimie ont eu un statut intermédiaire, puisque l’alchimie se préserve de la divulgation et parle de secrets. Quand on table sur un groupe d’initiés, on a là comme les variantes d’un discours allégorique : il y a un sens ostensible pour tous - et ce sens doit être satisfaisant ; il y a aussi un sens qui se révèlera à « ceux qui savent », ceux qui sont dignes, ceux qui cherchent, et qui doit être satisfaisant et différent du sens premier. Les deux lectures sont possibles et coexistantes. C’est moins de la polygraphie que de la poly-lecture, avec un pacte de lecture, qui à notre surprise n’est pas caché : qui peut comprendre, comprenne. Les auteurs libertins reprendront cette stratégie de la dissimulation ostensible 10 . Par extension, la « poly-lecture », - terme qui n’existe pas, mais qui désigne bien ici le contraste que je veux marquer -, repose sur un postulat valorisant certains textes dont le pacte n’est pas explicite, dont on affirme qu’ils ont cette capacité à révéler au lecteur attentif autre chose qu’au lecteur usuel. Plusieurs cas à vrai dire fort différents d’impacts, et où la notion de polygraphie ne va pas nous éclairer. La Bible, ou la mythologie, ont été conçues comme support de lectures et de vérités d’ordre successif : histoire, sainteté, météorologie, cosmogonie, spiritualité, etc 11 ; la polylecture est institutionnelle, valorisée, et même elle s’apprend, pour constituer une communauté des savoirs. Dans un autre domaine très différent, le roman à clé par exemple, l’apprentissage mondain, s’il est à sa manière une institution, s’applique de façon « distinctive ». En somme le langage ancien, qui différencie cryptographie (un message intelligible destiné à qui de droit) et Stéganographie « message dans le 10 Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations. Religion, morale et politique au XVII e siècle, Paris, Champion, 2002. 11 Voir tout ce qui s’attache à l’acception médiévale des quatre sens de l’Écriture et à la dérive des écritures fictionnelles codées dans L’Allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Études réunies par Brigitte Perez-Jean et Patricia Eichel-Lojkine, Paris, Champion, 2004. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 23 message » (lit qui peut et qui sait 12 ) permet de définir deux modes de communication dont seul le second peut s’appliquer au processus littéraire qui veut un public. Stéganographie, qui nous impressionne fort, est évidemment un terme rare, qui semble se vider historiquement comme un ballon qu’on dégonfle ; hors de la belle phase des mages, alchimistes et inspirés, qui fait de l’abbé Trithème un précurseur initié et de l’alchimie son grand terrain (Le Livre de la Fontaine périlleuse […] autrement nommé le songe du verger. Œuvre très excellent de poésie antique contenant la stéganographie des mystères secrets de la science minérale. Avec commentaires de J. G. P. [Jacques Gohory], Paris, Ruelle, 1572 ; les romans alchimiques de Béroalde de Verville), on a l’impression que le terme rejoint vite fait les ouvrages dits « populaires », clés de songes, et jeux alphabétiques, en quatre livres ainsi titrés sur quatre siècles… La littérature s’empare du procédé stéganographique ou tout bonnement des bonnes vieilles allégories pour construire des cas de fictions dites « à clé » : Euphormion de Barclay qui raconte des amours et des guerres européennes du temps d’Henri IV, ou romans des amours mondaines de l’actualité (Mlle de Scudéry, Mme de Villedieu). Normalement cette version de la double lecture - et de la stéganographie ou polygraphie cryptée - ne concerne absolument pas le travail d’interprétation qui découvrirait des pulsions freudiennes ou un militantisme politique parmi les actants d’une fiction ou le réseau de connotations : il faut que la lecture trouve deux types d’actants et de référents. Apparemment la pratique s’affole lorsque les fictions - qui ne sont plus conçues comme des allégories ouvertes par exemple - ont des prétentions. Ou le lecteur, des prétentions. La suspicion anxiogène dont je parlais plus haut fait le reste : à défaut d’être des initiés, pourrait-on être mieux informés, plus adroits que les autres en voyant ce qui ne se voit pas ? La polygraphie ingénieuse engendre des polylecteurs, et peut-être parmi eux, des polylecteurs spécialisés (théologiens, par exemple, ou mondains assidus) plus affûtés que les autres. Ou plus inventifs. Mais à ce compte, écrire et parler de tout ont des parentés puisqu’on peut tout lire dans tout, à condition de le chercher. Le parti-pris de chercher une voie vers un surcroît de sens que le profane ne verrait pas, pour y retrouver éventuellement, comme dans le Da Vinci Code, ce que disaient déjà les Mérovingiens, est un acte de foi qui n’engage souvent que le lecteur. 12 Blaise de Vigenere [secrétaire du duc de Nevers], Traité des chiffres ou secretes manières d’escrire, Paris, L’Angelier, 1587 : c’est nettement des chiffres au sens espionnage. Voir Blaise de Vigenere, poète et mythographe au temps de Henri III, Cahiers Saulnier n° 11, Presses de l’ENS, 1994. Marie-Madeleine Fragonard 24 De la norme à la dépréciation, le regard posé sur la polygraphie s’inverse sans pour autant modifier les pratiques. Parler de toutes matières est à vrai dire la chose la plus normale de l’art des conversations, et si on la redouble par parler en tous genres littéraires, c’est aussi la chose la plus normale de l’art d’être auteur, et la plus souhaitable. Connaissez-vous un monographe ? Par contre ce qui est moins directement explicable est la sensation connotée d’impuissance, qui fait passer la polygraphie de la diversité à l’accusation d’incompétence ; puisque cela dit que plus on écrit de tout, moins on sait de rien, voire en sens inverse que quand on est nul, on écrit de tout (un polygraphe est un spécialiste raté, voire un écrivain raté). Par une suspicion inverse, le même lecteur qui peut envisager des pléthores de sens dans un texte, envisage des pléthores de vides dans l’auteur. L’explication la plus rationnelle invoque l’extraordinaire évolution des sciences dites « dures » et la scission qui écarte les Lettres et sciences à la fin du XVII e siècle, la dissociation de la conception d’une Philosophie totale en disciplines et spécialités nécessitant des compétences distinctes. L’écartèlement, historiquement explicable, entre le désir de conserver une science unie dans sa constitution intellectuelle, unie dans une cervelle bien faite, et l’accroissement vertigineux des connaissances passant par des modes de représentation non verbaux (ah ! les mathématiques…) est un débat dès l’explosion d’une modernité consciente de la nouveauté de son savoir. Commence le thème réitéré des lecteurs débordés par l’explosion des livres, dont la quantité dépasse tout zèle. Premiers débats conscients du dilemme, la constitution de la Bibliotheca selecta (qui fait quand même 900 pages in f°) du Père Possevin 13 , pour lequel la question n’est pas encore de ne pas tout comprendre (du moins ne l’avoue-t-il pas), mais de ne plus pouvoir tout lire devant le déferlement paperassier. À un moment donné, il faut que quelqu’un lise pour vous, au moins pour vous prévenir de l’intérêt ou de la nullité du produit ; et en conséquence il ne faut plus tout lire, mais écarter. Se dessine l’hypothèse d’un savoir abondant, mais déjà choisi, constitué en logique et en chronologie (étudier d’abord, puis on pourra toujours remplir les catégories amorcées) sur tous les savoirs, et pas sur tous les livres. La quantité n’est pas le meilleur critère du savoir, là où l’exhaustivité n’est pas possible. La réponse actuelle est qu’il faut reconstituer la connaissance plénière non par une cervelle, mais par plusieurs : vive le travail d’équipe et le pluri- 13 Antonio Possovino, Bibliotheca selecta, qua agitur de ratione studiorum, in Historia, in Disciplinis, in salute omnium procuranda, Rome, ex typ. Apostolica Vaticana, 1593 ; 2 e éd. augmentée 1603, Venise, Altobello Salicato, 1603. Voir M.-M. Fragonard, « Entre exhaustivité et classement raisonné : le R.P. Possevin », in Culture, collections, compilations, ss la dir. de M.T. Jones-Davies, Paris, Champion, 2005. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 25 disciplinaire, dont on nous rebat les oreilles en l’interdisant et en recrutant toujours pour des cursus spécialisés des chercheurs « pointus » ! Mais on n’a pas attendu de le découvrir : l’accroissement des connaissances repose sur l’idée de réseaux concertés depuis Francis Bacon, dont il faudrait relire la Nouvelle Atlantide avec le Novum organum et méditer les attendus. Ni Bacon ni ses successeurs Encyclopédistes ne renoncent à l’idée d’une constitution unifiante de la connaissance : reste, jusque dans l’apologie de la spécialisation la conscience diversement manifestée de la cohérence des disciplines entre elles, qui ne sont compréhensibles que par l’arborescence à laquelle elles se rattachent. Les chercheurs et penseurs, incapables de trouver seuls tous les chemins, doivent travailler en confluence, en addition, en réseau : l’article Encyclopédie de l’Encyclopédie l’affirme : « Je ne crois point qu’il soit donné à un homme de connaître tout ce qui peut être connu ; de faire usage de tout ce qui est ; de voir tout ce qui peut être vu ; de comprendre tout ce qui est intelligible. » La réalisation collective, palliative, démontre du fait même de son existence, que l’entreprise de rassemblement et de transmission est possible, sous l’invocation explicite de Bacon (je traduis) : Je juge ainsi de l’impossibilité : toutes choses sont à considérer comme possibles et profitables, qui peuvent être faites par certains, même si ce n’est pas par n’importe qui ; et qui peuvent être faites par plusieurs ensemble, même si ce n’est pas faisable par un seul ; et qui seront faites par la succession des siècles, même si ce n’est pas faisable par une même époque ; et enfin qui le seront par le soin et le financement de beaucoup, même si ce n’est pas par les richesses et le zèle de personnes singulières. La rupture de la connaissance n’est donc pas irrémédiable, ni la participation de seconde main inutile. C’est cependant en face des monuments du savoir, en face des réseaux solides des Académies 14 , que faiblissent en dignité le savoir médiatisé, l’écriture « curieuse » du rassemblement. Pourrait-on baliser quelques causes supplémentaires du sentiment que la considération de connaissances diverses, que leur transmission par une même personne, que leur rassemblement à partir de plusieurs sources sont autant de duperies ? C’est souvent par le biais de la capacité à parler une langue étrangère que se déterminent des écarts polygraphiques importants 15 , d’où la parenté 14 Voir le numéro cité de la revue XVIII e siècle, n° 40, 2008, La République des sciences, dont beaucoup d’articles rejoignent nos préoccupations, tant sur l’existence et la fragilité des intermédiaires que sur les formes d’acceptation sociale. 15 Prenons par exemple Rosset, qui publie poésie, psaumes, Lettres, Histoires tragiques, édite les Quinze joies de mariage, traduit la Vie de Philippe de Neri, Maioli Marie-Madeleine Fragonard 26 chez Morhoff entre polygraphie et philologie. L’écrivain traducteur est senti comme instrument de la pensée d’autrui, et ne maîtrisant pas en soi la matière qu’il traduit, où il se contente de changer les mots. Ensuite apparemment le mal se fait par la polémique entre les personnes, où il faut bien que l’énonciateur se trouve une supériorité sur son adversaire en dénigrant la qualité ou la quantité de son savoir. La multiplicité des savoirs peut servir de preuves qu’on n’en a pas… quand il s’agit des autres bien sûr. Sans que nous voulions défendre par ailleurs le savoir du ministre Brouaut, il prend sur la tête un déluge d’accusations de la part du franciscain Feuardent, dans une controverse écrite de 1603 sous le titre de Responses Modestes et chrestiennes aux Aphorismes et furieuses repliques de J. Brouaut, jadis prieur de Sainteny et nagueres sous-ministre, médecin, peintre, poète, philosophe, académique, alchimiste, geographe, organiste, jardinier, canonier, joueur de violon, de flute, de rebec, de la harpe, et d’autres instruments qu’il scavoit bien : Vous ne fustes jamais prestre ne moine, dites-vous, l’Eglise de Dieu en a esté plus nette ; et vous indignement recevant le bien du prieuré et bénéfice de Sainteny. Vous estes medecin de plus de 45 ans, je n’y contredis point. Vous estes peintre autodidacte 16 : je ne l’empesche. Vous estes poete, et j’adjouste pour vous honorer, tragique, lyrique, comique : et vous donneray du laurier de nos jardins pour couronner en rond vostre teste cornue [...] Hors polémique, les listes de disciplines ne déshonorent personne sous la plume d’auteurs eux-mêmes curieux et dans les biographies louangeuses d’auteurs restés à la postérité. De Nicéron sur Béroalde de Verville 17 : « Il voulut parcourir toutes les sciences, et devint Poete, gramairien, philosophe, mathematicien, medecin, chimiste, alchimiste, historien, architecte ». Autre fragilité, lorsque les producteurs de textes cessent de rêver du texte-somme pour tabler sur des textes courts : attention aux Diversitez et Mélanges, et au XVIII e siècle, à ces écrits fragiles, composites, que sont les journaux. Pour le meilleur comme pour le pire, le savoir serait-il associé au pesant ? Les auteurs ont-ils fait des longues études ? sont-ils assez bourgeois ? ne seraient-ils pas pauvres ? L’énigme alors est le temps qu’il faut (Les Jours caniculaires, de la philosophie naturelle), Camerarius (Les méditations historiques, des essais anecdotiques), la Vie des novices, L’Arioste, Boiardo, Cervantès, etc. 16 Pendant que nous y sommes à méditer sur le vocabulaire, cette apparition de « autodidacte » est sûrement une des premières. Et pour écraser l’inapte. 17 Jean-Pierre Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la République des Lettres, Paris, Briasson, 1729-1742, (43 volumes en 22 tomes in-12°). Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 27 pour que la dépréciation atteigne le terme de polygraphie qui devient « écrire beaucoup de n’importe quoi ». Mais il y a une question de taille : admettons (sans peine) que les polygraphes soient des transmetteurs, compétents ou non, qui essaient de combler à leur manière les hiatus entre des continents qui s’éloignent. Qu’en est-il de leur public, nous compris ? Les livres anciens sont souvent pour nous des grimoires, qu’ils aient été difficiles ou non pour des lecteurs moyens de leur siècle. La transmission ou la communication ne sont pas également savantes pourtant entre les propos de table (par exemple : Athénée, Deipnosophistes ; Aulu-Gelle, Nuits attiques ; Bouchet, Les Sérées), les Totalités que sont les Theatrum, Amphitheatrum, et les commentateurs latins d’Aristote (qui sont aussi des vulgarisateurs, sinon on lirait Aristote dans le texte). Toutes ces polygraphies-là, fussent-elles ludiques ou commerciales, sont pour nous également redoutables et plus qu’un commentaire théologique normé. La vulgarisation du passé est aussi difficile que sa science. Enfin la polygraphie devient aussi une pratique diffamée lorsqu’elle s’adresse à des publics de moindre instruction : c’est-à-dire à ceux qui en ont besoin, merci aux vulgarisateurs. Il faudrait donc célébrer la polygraphie. Notre attitude révèle toutes nos contradictions méthodologiques. Car on en oublie l’évidence absolue, la polygraphie n’est pas un phénomène qui distinguerait un groupe d’auteurs des autres. Tout auteur est polygraphe, sauf peut-être s’il n’écrit qu’un seul texte (et encore pourra-t-il être Athénée, inévitable exemple de polygraphe, avec un texte qui parle de tout). Nousmêmes devons bien être persuadés que nous sommes tous des polygraphes à un ou plusieurs des sens du terme. Pour s’en tenir aux temps anciens, la pratique des Lettres, complément de leur définition extensive, encourage tout auteur qui veut durer à s’inscrire dans une lignée, et simultanément à renouveler constamment, soit son style, soit ses thèmes, et en général les deux à la fois. Si chacun reste persuadé qu’on ne peut exceller qu’en une chose (qui vous constitue en parangon pour les autres), chacun non moins s’essaie à tout, et l’on peut discerner des trajets qui mènent le jeune homme des Juvenilia amoureux aux méditations religieuses, des poèmes de circonstance qui vous font remarquer des Grands aux œuvres légères des salons, des poèmes aux œuvres politiques ou historiques. Or l’obligation de diversitas frappe par la multiplication des petits genres plus que par le renouvellement de l’épopée : chansons à boire, énigmes, billets doux, et pièces de circonstance sont le lot de l’écriture. Et plus on est mondain, plus les genres se diversifient, et plus chaque genre doit sacrifier à la varietas. On peut faire des poèmes savants monotones, mais pas des poèmes galants répétitifs. La dérive d’un auteur à Marie-Madeleine Fragonard 28 travers les genres et les matières est pratiquement une obligation, et partant non significative en soi. Ce serait plutôt la monotonie qui nous révélerait une pratique extraordinaire (si c’était une pratique volontaire et pas une infirmité). Le cursus honorum impose la variété, et il n’est pas évident du tout qu’un auteur professionnel, un auteur à gages près d’un éditeur, soit plus polygraphe qu’un autre en définitive ; on risquerait même que l’éditeur doit lui commander ce qu’il sait faire et ce qui se vend (du romanesque par exemple). Le public n’est pas en soi militant pour fragmenter l’encyclopédie, par contre il est un opposant aux cultures globalement dites « scolaires » ou doctes ; il ne réclame pas de spécialisation mais un allégement des doses et des modes de transmission. Il nous faudrait poser clairement les enjeux d’une culture noble (et ensuite « bourgeoise »), celle qui a été le moteur de la transformation des XVI e et XVII e siècles. Comment supporte-t-elle la concurrence avec les Docti ? Mal. Comment envisage-t-elle le devenir des indocti ? Mal. Les types sociaux de cultures se voient comme une hiérarchie de distinction. On pourrait faire l’hypothèse que ce sont des types de pratiques polygraphiques qui divergent selon les milieux et les destinataires, et non le fait même de polygrapher. Quelle polygraphie est supportable dans le cadre de milieux d’élite et laquelle ne l’est pas ? Mannhart 18 sépare les Docti (une science peut-être, mais à fond) et les Eruditi qui ont pris de tout comme les abeilles : et l’idéal est de mêler les deux. Quelle polygraphie distingue les textes destinés aux différents sexes, dans des temps où il y a des traductions particulièrement pour les femmes ? et des éditions ad usum delphini, une naissante littérature pour enfants, une très complexe littérature pour « le peuple » ? Mais nous viendra-t-il à l’idée de parler de « polygraphie » spontanément ? Nous en usons avec une libéralité dosée selon les objectifs et les appréciations portées sur l’auteur, puisque notre XX e siècle connote mal ce terme, même si nous savons que les périodes anciennes apprécient ses pratiques. Partant, nous voyons ce que nous voulons voir de la pratique diversifiée des auteurs. Nous avons des parti-pris (le sur-moi ! ) en faveur des grands genres et des choses sérieuses et profondes, et ne gardons que la liste d’ouvrages qui convient à ce parti-pris. Nous survalorisons la poésie, laissant volontiers la prose aux plumitifs, à condition d’ailleurs d’éliminer 18 François-Xavier Mannhart, S.J., Bibliotheca domestica bonorum artium ac eruditionis studiosorum usui instructa et aperta. Opus seculi nostri studiis ac moribus accomodatum. Augsbourg, M. Rieger, 1762. Il insiste sur le fait que la nécessité de l’étude n’est plus à démontrer comme elle l’était du temps de Possevin, et que par contre le goût pour les Lettres est un élément du progrès de civilisation. « Lettres » comprend encore lettres et sciences en français. Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 29 tout ce qui est « poésie de circonstance ». Prenons un exemple, discuté en séance même : dirons-nous que Ronsard est un polygraphe ? Pour nous les auteurs constituant la Pléiade sont des poètes. Leur activité fait pourtant apparaître des écarts notables : Baïf, dans une activité poétique et musicale 19 , parcourt des sujets et styles variés ; Pelletier 20 est poète et mathématicien ; et si Jamyn 21 et Belleau 22 sont moins variés, ils glissent dans toutes sortes de thèmes et formes. Ronsard est un des plus monovalents, qui ne fait guère de prose et pas de traduction au sens exact. Pas de latin, pas de romans, pas de mathématiques. Si nous négligeons son peu de prose (petite sélection néanmoins), on constate qu’il a créé dans des genres divers, petits poèmes / hymnes, épopée / satire… et qu’il a bien parlé de tout, théologie, cosmogonie, politique, amours, sexe, plaisanteries, etc. Ses commentateurs l’en félicitent comme d’une richesse. Or il paraît contre tous nos usages, voire blasphématoire, de dire « Ronsard est un polygraphe » : c’est un « poète ». Il est bien polygraphe au sens d’auteur qui parle de plusieurs matières et au sens d’auteur qui pratique plusieurs modes d’écriture. Rien ne justifie de réserver polygraph(i)e pour la prose. Du Bartas, tout encyclopédique qu’il soit, est bien un poète et nulle prose ne l’entache ; les poèmes scientifiques sont tous susceptibles de cette même appellation que les Essais… La pratique et la théorie de l’imitation et de l’emprunt multiple ont été constituées pour parler de poésie, bien avant qu’on ne parle de polyphonie romanesque. Sans doute quelque obscur mépris pour la facilité de prosateurs, journaleux et pédagogues, nous retient-il d’appliquer un terme qui est devenu péjoratif à la belle poésie, la 19 1556 Traduction de Pic de La Mirandole, L’imagination (prose scientifique et morale) ; 1567 Le Brave (adaptation du Miles Gloriosus de Plaute, théâtre comique) ; 1567-73 Psautier en vers mesurés (poésie religieuse) ; 1569 Ode sur la victoire de Moncontour (poésie politique/ actualité) ; 1573 il reçoit patente pour la création de l’Académie de poésie et de musique (lettres+mathématiques+musique+archéologie) ; 1573 Œuvres en rimes : (Poèmes / Amours / Jeux / Passetems) traduction de Lucien, Devis des dieux, traduction d’Antigone de Sophocle ; 1576 Mimes (poésie morale) ; 1577 Poèmes grecs et latins. 20 Arithmétique et autres ouvrages mathématiques ; Art poétique (prose, théorie littéraire) ; Amours des amours (poésie, philosophie, religion). 21 La Chasse à Charles IX ; Les amours d’Eurymédon et Calirrhée (Poésie, amour, politique) ; Meslanges (poésie scientifique) ; Deploration sur la mort des mignons (poésie politique / actualité) ; Louanges des Couleurs (poésie scientifique) ; Discours de la Philosophie (poésie philosophique) ; Traduction d’Homère (poésie, narration épique). 22 Pierres Précieuses (poésie scientifique) ; Eglogues sacrés (poésie religieuse) ; traduction des Météores d’Aratos (scientifique) ; Bergerie (prose et poésie pastorale politique). Marie-Madeleine Fragonard 30 sur-valorisation du contraste prose et poésie dans nos repères d’histoire littéraire n’étant plus à démontrer. Mais si nous posons le tabou poétique, alors Corneille n’est pas non plus un polygraphe. Il ne saurait y avoir de critère ad hominem. C’est donc que l’usage de ce terme accompagne ou contrarie la promotion de l’auctorialité, d’une part, et contrarie la linéarité tendancielle par laquelle nous aimerions représenter les auteurs. Le vieux parti-pris qu’on ne saurait exceller partout a pour conséquence dérivée que nous justifions la simplification des descriptions en ne retenant que la partie excellente 23 . À ce compte, plus de polygraphie réelle, une tendance à constituer des hit-parade spécialisés : listes avec les qualités, un tel excelle dans tel genre. Les listes sont d’ailleurs mobiles : la manière dont on détermine la part ou le genre qui fait l’excellence d’un auteur est souvent l’indice des hiérarchies successives des époques (successivement) modernes. On prendra comme seul exemple, lié au succès scolaire, les errances de la présentation de Voltaire. Voltaire qui apparaît comme le dernier « polygraphe digne de ce nom » et le polygraphe qui occupe à soi seul une situation clé dans la liste des Polygraphes classés à l’Arsenal, est une succession de « Voltaires » partiels par où on lui retire sa complexité. Sa gloire est liée au succès au théâtre au XVIII e siècle, il devient le penseur historien épique aux XVIII e et XIX e siècles ; au XIX e siècle, l’agresseur coupable de tous les déclins prérévolutionnaires ; au XXe siècle, le tolérant anticlérical, pour devenir dans nos manuels le narrateur malicieux de ses ouvrages de style mineur. La polygraphie contrarie aussi la révérence que nous attachons à l’énonciation auctoriale, quand l’acception polygraphie / seconde main fait obstacle à l’énonciateur unique et révéré, et heurte l’idée d’originalité que nous aimerions trouver partout. L’effet dangereux des définitions des termes exogènes est bien qu’on a tendance à faire des critères absolus en même temps que variables, et absolus en même temps que portant sur des niveaux de contrastes différents. Nos réactions modernes sont toutes contradictoires. Explorant les temps anciens, nous n’avons de cesse d’y retrouver des pratiques dont les définitions n’y ont pas été élaborées. Soit. Mais à définitions variables trouvailles pléthoriques ou inintelligibles ou désagréables. Nous avons donc tendance à simplifier illico par réaction, donc à occulter une partie des données qui ainsi ne nous gênent plus. Et nous éviterons de devoir nommer polygraphe un auteur estimé. 23 Retour au « polygraphe digne de ce nom ». Pelisson (cité par D. Denis) : « Exceller en un seul genre d’écrire, c’est beaucoup, exceller en plusieurs, et presque opposés, comme M. Sarasin, c’est la plus certaine marque de la grandeur et de la beauté d’un génie. » Une prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes 31 La question du « ça se vend » est revenue souvent dans nos débats comme un des accompagnements inévitables de la polygraphie, usage indifférencié et mercenaire de l’écriture. Outre qu’il y a sûrement des polygraphes qui ne se vendent pas, il faudrait pouvoir prouver la corrélation entre une écriture de commande mercenaire (l’idéologique, on connaît), avec la vente, et avec les goûts du public. Écriture mercantile, écriture mercenaire ? attention aux journalistes, plumitifs, libellistes, bref mort à la canaille littéraire étudiée par Darnton ! Peut-être bien sommes-nous là, comme au XVIII e siècle... sensibles aussi au rapport capitaliste de ces petits objets payés et sensibles à la disparition des catégories classiques de l’auteur amateur/ clientéliste/ notable, qui ne laisse place qu’au clivage amateurs / professionnels, et fait apparaître chez les professionnels la présence nécessaire de l’argent rapide. Dans un coin de nos têtes utopistes, l’auteur libre écrit toujours ce qui lui plait à lui seul. Dans la vie littéraire plus rationnellement décrite, le désir de savoir et le désir de communiquer ne sont pas que des infirmités ; quant aux droits d’auteur, ils sont même une conquête, pour laquelle Ronsard et Corneille, chacun à leur manière, ont témoigné de l’excellence des auteurs, et Voltaire était riche ! Enfin nous sommes attachés aussi à la compétence : parler de ce qu’on sait. Mais quelle compétence ? Nos mémorialistes d’Ancien Régime répètent à l’envi que c’est au militaire de parler de faits d’armes (César), et au politique de parler d’affaires d’État, comme si on parlait toujours de ce qu’on a fait, et comme si la pratique ne montrait pas l’imbrication des actions et des compétences. Or quid de la compétence en écriture ? voire de la compétence du bon goût et du bon sens ? La grande difficulté de ce concept mobile est donc que nous pouvons nous accorder sur la chronologie de ses formes (cela semble possible), mais moins sur le critère de sa valeur, donc sur une définition qui ne bougerait pas tout le temps, entre les siècles, entre les objets. C’est moins la pratique qui nous gêne, quelle que soit son acception, que ses producteurs (existe-t-il des nonpolygraphes, de quelle nature et quand ? ), et ses fonctions (dans quel contexte, pour quels publics ? ). La question clé de la réception apparaît. Le bibliothécaire hait les polygraphes qu’il ne sait où ranger ; le lecteur hait la polygraphie savante qui le fatigue, mais n’utilise qu’elle pour éviter de réfléchir ; et le professeur, plus encore, condamne par fonction une pratique qu’il utilise, et même les fins didactiques qui lui sont supposées. Le rêve simplificateur (un roi, une loi, une foi) veut un auteur, un genre, un texte, qui aille dans un rayon, et en général un texte par lequel chaque auteur se range dans des genres. Au mieux, l’excellence du Panthéon sans moyenne. Au pire un bégaiement. Marie-Madeleine Fragonard 32 Fions-nous pourtant à un principe directeur : la plénitude est primordiale, ainsi que le désordre. Le découpage et la spécialité distinctive sont seconds. Nous sommes tous des polygraphes, quelle chance. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Du Perron : la diversité des écritures au risque de l’incertitude du statut d’homme de lettres BÉ ATRICE B ROTTIER (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) La polygraphie semble a priori parfaitement définir la pratique scripturaire de Du Perron, comme en témoigne le titre donné à l’édition posthume de ses écrits, qui souligne bien la diversité de son écriture à travers l’énumération des différents genres. Cette édition, en deux volumes, de l’ensemble de ses textes, parue en 1622, s’intitule ainsi : Les Diverses Œuvres de l’illustrissime Cardinal Du Perron, Archevesque de Sens, Primat des Gaules & de Germanie, & Grand Aumosnier de France. Contenant plusieurs Livres, Conferences, Discours, Harangues, Lettres d’Estat & autres Traductions, Poësies, & Traittez tant d’Eloquence, Philosophie que Theologie non encore veus ny publiez. Si le titre mentionne les poésies, il énumère dans le détail les écrits politiques et religieux, en accord avec la place prépondérante qui est la leur (en nombre de pages) dans le corps même de l’ouvrage, et ces écrits en prose sont mis en valeur par le rappel des différentes fonctions de Du Perron dès le début du titre. La fin de l’avertissement au lecteur va dans le même sens, l’imprimeur justifiant la publication de lettres non revues par Du Perron avant sa mort par son souhait de « conserver à la postérité la memoire de ses tant signalez services rendus à l’Eglise & à cet Estat » 1 . Voici donc qu’est donnée au lecteur la production d’un homme auquel furent confiées des charges ecclésiastiques, qui exerça des missions auprès du roi et dont les écrits reflètent les différentes activités. Cette présentation de l’imprimeur Pierre Chaudiere diffère cependant de celle faite par le libraire Toussaint Du Bray au début des Délices de la poésie françoise de 1618, quand il désigne Du 1 Les Diverses Œuvres… Ensemble tous ses escrits mis au jour de son vivant, & maintenant imprimez sur ses exemplaires laissez reveus, corrigez & augmentez de sa main. Troisiesme edition augmentee. A Paris, chez Pierre Chaudiere, ruë Sainct Jacques, à l’Escu de Florence. M.DC.XXXIII (réédition Genève, Slatkine Reprints, 1969, 2 volumes), « L’Imprimeur au lecteur ». Béatrice Brottier 34 Perron comme « nostre Apollon » et qualifie ses pièces de « Divins Ecrits » 2 . Deux figures semblent ainsi se concurrencer, celle d’un homme actif sur la scène politique et celle d’un homme de lettres, d’un poète, et non des moindres. La polygraphie et le statut d’homme de lettres Depuis son arrivée à la cour en 1576, Du Perron n’a cessé d’écrire dans différents domaines ; l’analyse de l’écriture polygraphique dans sa carrière et celle de son statut, éventuel, d’homme de lettres sont inséparables. En effet, la notion de polygraphie suppose de pouvoir rattacher les textes à des catégories discursives différentes, ce qui semble pouvoir s’appliquer ici puisque l’on relève des textes poétiques, des sermons, des traités, etc. Mais cela nécessite aussi de pouvoir les différencier, ou les discriminer, les uns des autres, par exemple distinguer les écrits relevant de l’écriture polémique des écrits poétiques, les textes religieux et ceux qui ne le sont pas, les textes politiques et non politiques. Or le découpage est plus complexe qu’il n’y paraît si l’on ne s’arrête pas seulement à la forme du texte ou à son contenu, mais si l’on intègre à l’analyse l’usage qui est fait des textes. Quelques exemples permettront de l’expliquer. Lorsque Du Perron publie en 1600 les Actes de la conférence de Fontainebleau, il s’agit bien d’un texte religieux, argumentant sur des points précis de théologie. Mais la publication survient en réponse à la parution du texte de Du Plessis-Mornay, donc dans une situation de publication polémique, car la défense de la doctrine catholique, par le texte imprimé, mais déjà lors de la conférence dont c’était l’enjeu, est bien aussi un acte politique. Celui-ci est d’autant plus fort qu’il s’agit de démontrer la justesse et donc la supériorité de la religion du roi face aux opposants, à une époque où les protestants résistent pour certains encore à l’autorité royale 3 . Le texte est ainsi bien religieux, mais son usage et son écriture, dès l’origine, sont des 2 Les Delices de la poësie françoise ou Recueil des plus beaux vers de ce temps, corrigé de nouveau par ses autheurs, Paris, Toussainct Du Bray, 1618, « Au lecteur » : « J’ay pris la peine de voir les Espreuves des plus belles pieces de cét ouvrage, & principallement de celles de nostre Apollon, qui quelques jours avant que le ciel nous ostait ce que la Terre avait de plus honnorable, prenait luy-mesme le soing de revoir les Divins Escrits, & de me les envoyer, ainsi que tu verras par le grand changement que l’on peut y remarquer. » 3 Rappelons que l’édit de Nantes ne date que d’avril 1598 et qu’il ne fut enregistré par les différents parlements de province que lentement et souvent avec résistance. Par exemple, Rennes et Toulouse l’enregistrent en 1600, Rouen en 1609 seulement. Du Perron : la diversité des écritures 35 gestes politiques. En témoigne déjà cet extrait d’une lettre d’Henri IV au duc d’Épernon, datée du 5 mai, soit le lendemain de la tenue des débats au château de Fontainebleau : Mon ami, le diocèse d’Evreux [celui de Du Perron] a gagné celui de Saumur [celui de Du Plessis-Mornay], et la douceur dont on y a procédé ôte l’occasion à quelque huguenot que ce soit, de dire que rien y ait eu force que la vérité. […] Certes c’est un des grands coups pour l’Eglise de Dieu qui se soit fait il y a bien longtemps suivant ces erres, nous ramènerons plus de séparés de l’Eglise en un an que par une autre voie en cinquante 4 . Le retour des protestants dans la religion catholique s’entend ici comme une conquête, pour l’Église romaine bien sûr, mais aussi pour le roi de France, qui est « roi très chrétien » et qui doit également donner à Rome des « gages » de bonne volonté et prouver la sincérité de sa propre abjuration. Les traités composés pour la conversion des protestants peuvent être analysés de même, il suffit pour en juger d’observer les réactions, par exemple, d’Agrippa d’Aubigné, qui écrivit la Confession de Sancy en réponse à la conversion de Nicolas Harlay de Sancy et attaqua violemment Du Perron dans ce texte. De même en est-il du projet de conversion de Jacques Ier d’Angleterre, projet auquel Du Perron participa entre autres par une Replique à la Reponse du Serenissime Roy de la grande Bretagne, composée en 1614 5 . Un autre exemple concerne cette fois le registre poétique : Du Perron a paraphrasé huit psaumes et composé quelques cantiques. L’exercice n’est pas exceptionnel à l’époque, nombre de poètes s’y sont exercés, et Du Perron fut, à partir de 1591, un homme d’Église. Mais la paraphrase de psaumes, sous les règnes d’Henri III et d’Henri IV, ne relève pas seulement de l’exercice poétique. La traduction des psaumes n’équivaut pas encore à la pratique d’un quasi-genre poétique comme elle le deviendra plus tard. Elle fut d’abord pratiquée par les poètes proches du parti protestant, puis reprise par les poètes catholiques. (De nombreuses poésies protestantes ou catholiques ont circulé pendant les troubles civils, attaquant, souvent avec violence, le parti adverse.) Dans l’oraison de Ronsard qu’il prononça en février 1586 au collège de Boncourt, Du Perron explique d’ailleurs que la défense de la religion catholique par des pièces poétiques fut motivée par les cantiques composés par les protestants auxquels Ronsard voulut ainsi répondre : les termes employés dans l’oraison sont explicites puisqu’ils évoquent « ce grand Ronsard prenant en main les armes de sa profession, 4 Citée in : Pierre Feret, Le Cardinal du Perron. Orateur, controversiste, écrivain. Étude historique et critique, Paris, 1877, Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 194. 5 Du Perron accompagna à cette occasion Isaac Casaubon en Angleterre. Béatrice Brottier 36 c’est à dire le papier et la plume, afin de combattre ces nouveaux écrivains » 6 . L’écriture poétique telle qu’elle est envisagée ici n’est pas hors de la sphère publique, mais s’inscrit bien, et fortement, dans l’action politique 7 . Autre exemple, les poésies d’éloge. Ainsi, en 1587, Du Perron compose-til des stances en l’honneur du duc de Joyeuse, un favori d’Henri III, mort le 20 octobre à la bataille de Coutras. Joyeuse dirigeait l’armée royale et fut défait par les troupes d’Henri de Navarre. Cette pièce, intitulée « L’Ombre de Monsieur l’Admiral de Joyeuse, sous le nom de Daphnis, parlant au Roy » (c’est son titre quand elle paraît plus tard en recueil), est longue (560 vers) et très construite. La scène, fictive, se déroule la nuit qui suit les funérailles de Joyeuse, dans la chambre d’Henri III, et relate l’apparition de l’ombre de Joyeuse au roi, et le dialogue, également fictif, entre les deux. Le poème réduit donc un événement public et militaire à une scène entre deux personnes qui pleurent leur amitié brisée par la mort de l’un, même si les allusions réelles à la bataille ou à l’état du royaume ne sont pas absentes. En 1587, Du Perron était à la cour, auprès du roi, mais il était aussi un proche de Joyeuse pour lequel il avait composé des stances pour un ballet donné lors de son mariage 8 , et peu de temps avant, lors du dernier retour à la cour de Joyeuse après ses victoires à Salvagnac et Saint-Maixent, des stances d’éloge 9 . Cependant, les stances sur la mort de Joyeuse ne s’inscrivent pas seulement dans une relation personnelle entre le défunt et Du Perron, mais dans une campagne d’écriture qui entoura la mort du duc. Dans son journal, en date d’octobre 1587, L’Estoile note qu’« en l’honneur de sa memoire et recommendation de sa valeur, furent faits et divulgués à Paris et à la cour plusieurs et divers Epitaphes, Tombeaux, Discours, Regrets funebres et Lamentations » 10 et cite Desportes, Du Baïf et Du Perron ; Bertaut composa également une pièce. Cette campagne d’écriture s’accompagna de manifestations publiques, et le roi organisa pour Joyeuse des obsèques dont le faste 6 Oraison funèbre sur la mort de Ronsard (1586), éd. M. Simonin, Genève, Droz, 1985, p. 88. 7 Je reviendrais d’ailleurs sur l’Oraison de Ronsard, car ce texte, à travers le portrait de Ronsard, donne quelques définitions du poète et de la poésie, et Du Perron l’a retouché trois fois, à plusieurs années d’intervalle, ce qui témoigne d’une certaine importance accordée à ce texte qu’il crut bon de corriger. 8 Des isles des demons, isles tristes et sombres… 9 « Stances » (Grand Duc, grand de fortune, & plus grand de valeur), in : Les Diverses Œuvres..., op. cit. 10 Pierre de L’Estoile, Registre-journal du regne de Henry III, tome V (1585-1587), éd. M. Lazard et G. Schrenck, Genève, Droz, 2001, p. 218-325. Du Perron : la diversité des écritures 37 dépassa ce qui était attendu pour une personne de son rang 11 . Mais, dépassant la relation entre le roi et son favori, favori qui était d’ailleurs un peu en disgrâce, son étoile pâlissant au profit de celle de son rival, le duc d’Epernon (resté à la cour et plus modéré), la mort de Joyeuse constituait, au-delà de sa personne, un événement politique majeur. Sa disparition signifiait surtout la lourde défaite des troupes royales qu’il commandait face à l’armée d’Henri de Navarre, après une série de victoires contre les protestants, et donc un éventuel retournement des rapports de forces, et cette défaite avait occasionné un nombre considérable de morts parmi la noblesse. Les stances de Du Perron, texte poétique, s’inscrivent donc dans une contre-offensive politique commandée par le roi. Texte sur un événement politique, il réduit l’énonciation en une scène fictive centrée sur deux personnes, presque des personnages, et une relation privée, mais se lit et agit sur la scène publique, dans une action politique organisée. Cependant, les critiques relevées par L’Estoile contre les textes de Du Perron et du Baïf visent l’aspect littéraire plus que politique. Les réponses attaquent les éloges funèbres en tant que pratique scripturaire qui profite aux poètes - parasites des défunts - et dont les vers seraient de piètre valeur. Enfin, dernier exemple que nous aborderons rapidement, les pièces encomiastiques composées en l’honneur d’Henri IV à l’occasion de différents événements de son règne, comme son entrée à Paris ou l’un des attentats dont il fut victime en 1594 ou dédiées à ses proches, comme la pièce adressée à Catherine de Bourbon 12 . Textes laudatifs qui chantent les grandes actions du roi en faveur de son royaume, de la paix civile et de la prospérité du pays, ils contiennent aussi à l’adresse du roi des conseils, voire des mises en garde, sur ce qu’il doit faire ou sur ce que la France attend et espère de lui. Du Perron multiplie notamment les appels à la prudence pour le roi et l’exhorte à ne pas s’exposer inutilement dans les batailles. Dans les pièces encomiastiques, éloges et avis politiques se mêlent, voire les conseils s’appuient sur les éloges, déployant toute une argumentation autour du courage du roi, nécessaire pendant la phase de reconquête du royaume, et de la prudence dont le monarque doit faire preuve dès lors que son trône est assuré, notamment pour conserver la paix - relative - du pays, en particulier tant que le roi n’a pas de descendance. La posture de l’énonciateur dans ces pièces, toutes très longues, est celle d’un conseiller, dont les poèmes laissent deviner la connaissance qu’il peut avoir de la situation 11 Le mariage de Joyeuse avait également donné lieu à des dépenses et à un luxe qui furent jugés excessifs. 12 « Stances sur la venuë du Roy à Paris », « Sur la blessure du Roy, & le parricide attentat de Jean Chastel » et « Pour Madame Sœur du Roy », in : Les Diverses Œuvres…, op. cit., p. 38, 42 et 48. Béatrice Brottier 38 politique et la position qu’il occupe à la cour, proche du roi et écouté de ce dernier. De ces quelques exemples, il ressort que, si les textes peuvent être rattachés à des catégories discursives identifiables, leur usage, voire la raison de leur écriture débordent ces catégories, les dépassent, et la pratique de la polygraphie - chez Du Perron - redouble la polysémie des énoncés. La polygraphie peut donc être analysée, chez Du Perron, selon deux points de vue, deux hypothèses qui sont, dans leur exposé, nécessairement schématiques, mais qui permettent de définir deux positions différentes et possibles : - soit la polygraphie est considérée comme une activité d’écriture qui se déploie, se diversifie, se transforme selon les circonstances, les moments, les occasions, commandées ou non, les destinataires (personnes ou institutions), et l’écriture est alors tour à tour éloquente, poétique, polémique ; - soit la polygraphie s’entend comme des écritures différentes, les unes à côté des autres, avec des interactions possibles, mais séparées et distinctes, et l’écriture de Du Perron est alors d’abord celle d’un rhétoricien politique et religieux qui, à l’occasion, a composé des vers. La place tenue par les poésies dans le recueil de ses Diverses Œuvres plaiderait en ce sens, puisqu’elles ne représentent qu’une centaine de pages contre plus de mille pour les autres textes. La façon dont on définit la pratique polygraphique chez Du Perron n’est pas sans conséquence, car elle est étroitement liée au statut de Du Perron, à sa position d’homme de lettres ou non. En effet, dans le premier cas, selon les grandes catégories définies par A. Viala dans Naissance de l’écrivain, la polygraphie est le propre des hommes de lettres soucieux de réussite, ceux qui pratiquent, selon sa terminologie, la « stratégie de la réussite » et qui « pour cumuler les signes de reconnaissance décernés par les instances, […] doivent produire des textes convenant à chacune » 13 . En ce cas, le parcours de Du Perron est celui d’un homme de lettres dont les compétences scripturaires lui ont permis d’obtenir et de conserver un emploi à la cour. Dans le second cas, qui correspondrait alors à celui d’un « auteur occasionnel », la publication des textes serait, toujours selon A. Viala, le « prolongement de l’activité du clerc », souvent en réponse à une nécessité extérieure. Et de préciser que ceux qui relèvent de cette catégorie, « ne deviennent auteurs qu’à l’occasion d’une autre activité sociale, qui détermine les contenus, formes et usages de leurs écrits » et que, pour eux, « écrire n’est […] qu’une facette d’un personnage social défini par des traits autres 13 Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985, p. 194. Du Perron : la diversité des écritures 39 que littéraires » 14 . Selon cette hypothèse, Du Perron serait un homme de cour, conseiller du prince, écrivant alors selon les besoins de ses missions et de ses tâches et qui, occasionnellement, composerait des pièces poétiques, par exemple en s’occupant à traduire Virgile ou Ovide. Les quelques éléments qui vont suivre permettront, non pas de trancher entre les deux hypothèses, mais peut-être bien de constater que le statut de Du Perron oscille entre ces positions selon les moments de sa vie, et que l’écriture polygraphique contribue, parce qu’elle témoigne des différentes missions qu’il a menées et des fonctions exercées, à rendre incertain son statut d’homme de lettres. La cour comme lieu d’écriture La réflexion partira du lieu d’écriture de Du Perron, à savoir la cour, où Du Perron a fait toute sa carrière, hormis ses ambassades à Rome entre 1604 et 1607, mais qui furent commandées par le roi. Du Perron arrive à la cour très jeune, il a 20 ans et accompagne Lancosme, un gentilhomme de la cour qui était venu visiter le lieutenant général de Basse-Normandie, région dont Du Perron est originaire. Il n’est alors pas connu, on ne trouve aucune mention d’une quelconque activité antérieure, mais il est très vite remarqué pour sa culture et son érudition ainsi que pour sa mémoire, exceptionnelle aux dires de ses contemporains. La vie de Du Perron qui précède Les Diverses Œuvres s’attarde ainsi sur les témoignages de sa capacité à retenir des vers d’Homère ou de Pindare après une seule lecture ou sur les véritables « joutes » oratoires qu’il mena à ses débuts à la cour et qui lui valurent sa grande réputation. Les premières fonctions qu’il occupe auprès du roi sont celles d’un érudit : membre de l’Académie royale, puis lecteur du roi. L’écriture poétique intervient assez tôt, mais semble répondre à une nécessité extérieure, plutôt de clientélisme ; il compose ainsi plusieurs pièces d’éloge pour des nobles et une pour Desportes qui l’a protégé à ses débuts à la cour. Surtout, il semble que, très tôt, ses compétences intellectuelles, ses talents d’éloquence et son savoir furent utilisés à des fins directement politiques : il œuvre dès 1586 à la conversion d’Henri de Navarre ; les pièces encomiastiques, composées essentiellement à l’occasion d’événements importants dans le royaume, sont écrites lors des dernières années d’Henri III et pendant tout le règne d’Henri IV, et relèvent - à leur manière - de la politique royale. Sa participation déterminante à la conversion de plusieurs protestants connus, les différentes missions effectuées à Rome, dont celle avec le cardinal d’Ossat pour la reconnaissance de la conversion du roi, puis celle 14 Ibid., p. 179. Béatrice Brottier 40 plus longue dans les années 1604 et 1607 (les débats sur le gallicanisme, les tensions entre le Vatican et Henri IV occupent toutes ces années), sa mission en Angleterre relèvent du champ politique. Durant toute sa carrière, Du Perron resta très proche du pouvoir et fut un conseiller avisé et en faveur auprès du prince, y compris à la fin de sa vie pendant la Régence, comme le montre son rôle lors des États généraux de 1614 (il compose le discours prononcé par le jeune Louis XIII et est désigné comme porte-parole de la chambre ecclésiale). À partir de 1591 d’ailleurs, lorsqu’il est nommé évêque d’Évreux, Du Perron cesse d’avoir des fonctions officielles d’homme de savoir pour devenir un homme d’Église, progressant rapidement dans la hiérarchie ecclésiastique, pour finalement exercer des fonctions éminentes, celles de cardinal, primat des Gaules et Grand Aumônier de France. La cour n’est donc pas un lieu unique, elle peut être l’espace où faire valoir son érudition pour se faire connaître, le centre du pouvoir politique, mais également celui où se mène et se décide une carrière ecclésiastique, et les différentes écritures de Du Perron témoignent aussi de la convergence des différents pouvoirs en ce même lieu : la cour et la proximité du roi. L’écriture, sous ses différentes formes, n’est pas étrangère à une telle réussite, mais elle ne résume pas l’activité publique de Du Perron. En effet, à côté des textes conservés et des missions diplomatiques qui nous sont connues, toute une part - importante - de son activité publique, au sens ici de politique, nous est inconnue, activité de conseiller, construction et entretien d’un réseau de personnes. En outre, et les deux volumes des Diverses Œuvres pourraient tromper à première vue, un certain nombre des textes conservés de Du Perron, et parfois publiés uniquement à titre posthume, ne sont à l’origine pas des écrits, mais des discours destinés à être prononcés, lus, et non pas diffusés par le papier, même de façon manuscrite : ce sont tous les sermons, les harangues, certaines controverses. Quelques-unes paraissent de son vivant, comme la controverse de Fontainebleau, dont le texte publié reprend les propos, mais dont la première diffusion fut orale et qui ne fut imprimé en décembre 1600 (sous le titre d’Actes de la conférence) qu’en réponse au texte de Du Plessis-Mornay, le Discours véritable de la conférence de Fontainebleau, paru en juin 1600 15 . Il en est de même de l’Oraison de Ronsard, exercice oratoire, publié avec des remaniements ensuite, remaniements qui tiennent compte du passage de l’oral à l’écrit 16 . Mais la 15 La publication rapide du texte de Duplessis-Mornay tendait à pallier sa défaite lors de la conférence qu’il avait quittée en prétextant une maladie, sans répondre publiquement et devant le roi à Du Perron, ainsi qu’il était prévu. 16 L’Oraison de Ronsard est publiée en 1586 (chez F. Morel, à Paris) et dédiée à Desportes, avec déjà des remaniements par rapport au discours prononcé en Du Perron : la diversité des écritures 41 plupart de ces textes ne sont publiés que dans Les Diverses Œuvres, et l’on peut se demander si la carrière de Du Perron ne repose pas initialement plutôt sur des compétences rhétoriques et oratoires, ce qui remodèle alors la définition de la polygraphie appliquée à cet exemple, même si le travail mené par Du Perron, selon son biographe, pour préparer l’édition de ses œuvres à la fin de sa vie témoigne d’une volonté de fixer par l’impression l’ensemble de ses discours 17 . Du côté des lettres Toutefois, tout au long de sa carrière, Du Perron compose régulièrement des pièces en vers, qu’il s’agisse de pièces encomiastiques, de traductions, de paraphrases de psaumes et très peu de pièces amoureuses. Mais si l’on en croit ses biographes, l’écriture poétique est considérée par Du Perron comme une activité secondaire, voire récréative, du moins dans la posture affichée. Deux anecdotes sont souvent citées. La première est extraite d’une lettre adressée au chancelier de Bellièvre en 1602, où il justifie son travail de traduction de Virgile en ces termes, justification d’une écriture poétique qui se lit fréquemment à l’époque, comme si la composition en vers ne pouvait être acceptée sans explication, défense, excuse par des personnes exerçant d’autres fonctions ou ayant une position sociale indépendante de leur activité d’écriture : Comme les comédiens font des intermèzes de musique entre leurs actes, ainsi, entre les actes de theologie, je me suis dispensé de faire un intermèze de poésie pour me délasser un peu l’esprit, qui a été de tourner la tempête de l’Eneide de Virgile en vers françois 18 . La seconde anecdote le met en scène avec Henri IV auquel il aurait répondu, comme le roi lui demandait s’il écrivait encore des vers, qu’il « avait quitté cet amusement depuis que sa Majesté lui avait fait l’honneur de l’employer à ses affaires » (ce qui n’est pas tout à fait exact chronologiquement), en ajoutant : [qu’] il ne fallait pas que personne s’en mêlat après un certain gentilhomme de Normandie, habitué en Provence, nommé Malherbe, qui avait porté la février de la même année. Une troisième version paraît en 1590 à la fin des Œuvres complètes de Ronsard, une quatrième enfin est publiée en 1611. 17 Les Diverses Œuvres, op. cit., p. 43. 18 Cité in : Pierre Feret, Le Cardinal Du Perron…, op. cit., p. 27. Béatrice Brottier 42 poésie à un si haut point de perfection, qu’il n’était pas possible d’en approcher 19 . Ces deux historiettes permettent d’entrevoir la place qu’a pu accorder Du Perron à la poésie dans sa carrière, dès lors au moins que sa position auprès du roi fut assurée. La poésie est pratiquée comme loisir, dans des pauses ménagées entre d’autres activités plus régulières, plus importantes et, s’il faut en croire les propos rapportés, plus sérieuses. Toutefois, si la poésie peut être entendue chez Du Perron, et par lui-même dans ces deux anecdotes, comme une activité extérieure à ses occupations habituelles à la cour, cela ne sous-entend pas qu’elle soit une occupation secondaire en général, négligeable, sans valeur. Elle n’est secondaire à ses yeux que dans sa propre pratique personnelle. Et la référence à Malherbe dans le dialogue avec Henri IV le confirme, c’est bien parce que la poésie est une occupation sérieuse, exigeant l’excellence, qu’il ne veut plus s’en mêler (ce motif constitue aussi une excuse de modestie). Du Perron a défini, dans l’un de ses textes, la profession de poète, même s’il ne s’agissait pas de n’importe quel poète, puisque c’est l’Oraison de Ronsard. La figure du poète défunt est évidemment magnifiée, mais l’oraison est intéressante en ce sens qu’elle « traverse » la carrière de Du Perron ; il est en effet revenu trois fois sur le texte pour y apporter des remaniements. Certains passages permettent peut-être de mieux cerner la position de Du Perron à l’égard de la poésie. Ainsi, lorsque Du Perron explique le choix de Ronsard de se consacrer entièrement à l’écriture poétique, après avoir composé des poésies de façon occasionnelle, « comme en se jouant, dit-il, et en la faisant servir à une autre passion » 20 . La décision de Ronsard naît, outre des compliments que lui valent ses pièces, du constat qu’il lui est impossible de faire carrière à la cour en raison de sa surdité et que la retraite forcée à laquelle l’oblige son déficit auditif convient mieux à la poésie, avec l’espoir toutefois d’obtenir la renommée par ses vers, la poésie étant alors pour Ronsard « une profession en laquelle pour le moins il pouvoit tirer de la gloire de son incommodité » 21 . La poésie ainsi choisie par Ronsard est donc une activité qui nécessite une certaine distance, un retrait par rapport à la cour, à la vie publique, ce qui ne suppose pas l’abandon total du monde, puisqu’elle doit lui apporter la gloire, donc la reconnaissance des autres ; mais c’est aussi une activité à défaut d’une autre, celle de courtisan, et à l’exclusion des autres, car elle requiert un engagement, mesu- 19 Charles Perrault, Les Hommes illustres, éd. D.J. Culprin, Tübigen, Gunter Narr, 2003, p. 258 sq. 20 Du Perron, Oraison funèbre sur la mort de Ronsard, op. cit., p. 84. 21 Ibid., p. 84. Du Perron : la diversité des écritures 43 rable par le temps consacré au travail poétique, difficilement compatible avec d’autres occupations. Ces deux thèmes de la retraite et du travail sont développés dans la suite de l’oraison : la retraite d’abord, qui favorise « l’esprit d’imagination et de contemplation » 22 , le travail ensuite. Du Perron expose ainsi, dans sa narration des derniers jours de Ronsard, l’effort que constitue le travail intellectuel, et plus encore la poésie, activité la plus contraignante pour l’esprit, « la Poësie, qui, dit-il, a besoin d’une plus grande contention d’esprit, pour trouver force imaginations différentes et toutes séparées et éloignées du commun » 23 . Cette conception de la poésie comme coûteuse en temps et en labeur semble bien éloignée des déclarations de Du Perron selon lesquelles la composition de vers constituerait des pauses plaisantes au milieu de travaux plus arides ; elle conforte, en revanche, l’excuse donnée à Henri IV de ne plus s’en mêler et de laisser la poésie à ceux qui en font « profession » (le terme est souvent employé par Du Perron dans son oraison), comme Malherbe. Au-delà, il ressort qu’aux yeux de Du Perron, il ne suffit pas d’écrire en vers pour être poète, et qu’il ne se pose pas comme tel. Conscience des limites que lui imposent ses nombreuses activités auprès du roi, ou posture de modestie, l’une et l’autre peutêtre, mais aussi esquisse d’une hiérarchie parmi les poètes, hiérarchie qui reconnaît et consacre la poésie comme métier exclusif d’un autre. Cependant, même en se présentant comme poète occasionnel, Du Perron a entretenu de nombreuses relations avec les hommes de lettres. Aidé par Desportes à ses débuts à la cour, proche de Bertaut, il recommande Malherbe au roi et favorise les jeunes poètes à la cour pendant toute sa carrière ; on l’appelle alors le « colonel-général de la littérature » 24 . L’intérêt qu’il leur porte ne suppose pas qu’il faille nécessairement l’analyser sous l’angle des relations entre hommes de lettres, mais peut-être comme une forme de protection d’un homme réputé en cour, grand prélat, qui a du goût pour la poésie et qui profite de sa position pour les aider. Et comme certains grands personnages, il compose aussi des vers. Mais peu de pièces de Du Perron relèvent de la poésie mondaine (quelques pièces amoureuses) ; les poésies encomiastiques, les psaumes, les traductions sont plus nombreux. Ce sont des pièces longues, ce qui suppose que Du Perron leur a consacré du temps, un temps plus long que celui réservé à une occupation de loisir. Notons également que si Du Perron publie peu sous son nom de son vivant, ce qu’il fait imprimer, ce sont essentiellement l’Oraison de Ronsard, les traductions en vers d’Ovide et de l’Énéide en volumes séparés ainsi que des 22 Ibid., p. 92. 23 Ibid., p. 108. 24 Cité in : Henri Lafay, La Poésie française du premier XVII e siècle (1598-1630), Paris, Nizet, 1975, p. 356. Béatrice Brottier 44 pièces en vers dans des recueils collectifs. En effet, ses poésies sont présentes dans les recueils collectifs à partir de 1597, assez tard dans sa carrière, vingt ans après son arrivée à la cour, et elles sont régulièrement réimprimées dans différents recueils jusqu’en 1635, soit dix-sept ans après sa mort. Si l’on peut supposer que sa réputation et sa place auprès du roi ne sont pas étrangères aux premières publications, elles ne peuvent expliquer leur reprise pendant si longtemps, alors même que ses Diverses Œuvres ont paru en 1622. Pour Bertaut par exemple, les pièces disparaissent des recueils collectifs à partir de 1618, après la parution de ses Œuvres complètes. L’éloge du libraire Toussaint Du Bray déjà cité sur les « Divins Escrits » de cet « Aspollon » pourrait ainsi se lire comme une forme de reconnaissance - tardive - de son activité de poète, auparavant masquée par ses autres fonctions et les autres types d’écrits - ou discours - dont la masse aurait occulté les poésies, moins nombreuses. Les deux éloges funèbres de Du Perron reproduits dans Les Delices de la poësie françoise de 1620 semblent faire écho à la louange de Toussaint Du Bray 25 . Le sonnet composé par Meziriac, « Sur le trespas de Monseigneur l’Illustrissime Cardinal Du Perron » 26 , donne à voir, dans le premier quatrain, une figure de Du Perron poète, puisque l’auteur s’en prend au « Déloyal Apollon » (vers 2) et aux « ingrates sœurs » (vers 3) ; toutefois, les louanges ne s’appliquent pas à la seule poésie du cardinal. Sont ainsi soulignés dans le deuxième quatrain son « si beau jugement » (vers 6), son « esprit si subtil » et « son sçavoir si sublime » (vers 7), et le sonnet se termine sur « les doctes labeurs partis de son estude » (vers 12). Le second sonnet, composé par Racan (« Sur la mort de Monseigneur le Cardinal Du Perron ») 27 évoque quant à lui, à côté de « ces rares vertus » (vers 1) et de « sa belle ame » (vers 2), « ce demon de sçavoir » (vers 5). À travers ces éloges, la figure qui se dessine à nouveau de Du Perron est celle d’un lettré, érudit, plus que d’un poète ou même d’un homme de lettres. Et Du Perron reçut en définitive peu de pièces d’éloge de la part d’autres poètes, au contraire de Desportes par exemple. L’incertitude de sa position comme homme de lettres se retrouve également dans les jugements à son égard. Au-delà des attaques dont il fut l’objet de son vivant, les jugements positifs sont hésitants. Vaugelas, dans la « Préface » à ses Remarques, salue en Du Perron un modèle du beau langage auprès duquel il a fait son apprentissage linguistique et stylistique 28 , alors 25 Les Delices de la poësie françoise ou Dernier Recueil des plus beaux vers de temps, Paris, Toussainct du Bray, 1620. 26 Ibid., p. 546. 27 Ibid., p. 421. 28 Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, Paris, Augustin Courbé, 1647. Du Perron : la diversité des écritures 45 que Pelletier, dans son Histoire abrégée du cardinal, évoque les « actions de ce généreux athlète » et les « trophées qu’il a remportez sur les ennemis de la Foy » 29 . Les louanges de Du Perron oscillent donc entre ses compétences de lettré et son action politique et religieuse. La même hésitation se retrouve dans le portrait fait par Perrault dans Les Hommes illustres. Perrault met en valeur le rôle de Du Perron dans l’évolution du style et de la façon d’écrire, c’est-à-dire ce qui relève de l’éloquence. La réflexion de Perrault porte sur l’Oraison de Ronsard, et l’éloge se dit sur le mode de l’étonnement : Cette oraison funèbre est imprimée avec les œuvres de Ronsard, où elle reçoit un nouvel éclat par la comparaison qu’on ne peut s’empêcher d’en faire avec les ouvrages de ce poète. On ne peut comprendre comment un homme du temps de Ronsard a pu parler comme on parle aujourd’hui, et se saisir par avance d’un style qui ne devait être tout à fait en usage que plus de soixante ans après 30 . C’est un Du Perron avant-gardiste quant à la langue et au style qui apparaît dans ce passage. Mais le début du portrait, le premier du second volume des Hommes illustres, s’attache à de tout autres qualités de Du Perron, à travers le parallèle établi entre Du Perron et Richelieu : Comme le public a vu avec plaisir le Cardinal de Richelieu à la tête des hommes illustres de ce siècle dans le premier volume que nous avons donné, on croit qu’il ne sera pas fâché de voir le Cardinal du Perron occuper la même place dans ce second volume. Ce sont deux personnages d’un mérite très éminent, et qui seront toujours distingués pour les services qu’ils ont rendus à leur prince, à la patrie, et à la religion 31 . Du Perron reste donc, pour Perrault, homme de cour et ecclésiastique, serviteur de son roi et de son pays, homme de la scène politique plus que du monde des lettres. L’hésitation demeure donc quant à son statut et à l’usage de la polygraphie, voire à sa définition, chez Du Perron. La chronologie biographique trace un parcours d’homme de cour, de conseiller et d’ecclésiastique, dont la carrière, favorisée à l’origine par le savoir et l’érudition, s’est ensuite développée dans l’espace politique, ses compétences rhétoriques et polémiques le servant dans ses fonctions. Le tableau serait, somme toute, assez simple, si Du Perron n’avait pas aussi composé des pièces en vers, importantes, publiées dans des recueils collectifs, parmi d’autres poètes, des 29 Thomas Pelletier, L’Histoire abrégée de la vie et de la mort de feu Mgr l’illustrissime Cardinal Du Perron, Paris, A. Estienne, 1618, p. 14. 30 Charles Perrault, Les Hommes illustres, op. cit., p. 258. 31 Ibid., p. 257. Béatrice Brottier 46 pièces qui témoignent également d’un travail poétique bien sûr, mais aussi d’une certaine aptitude et facilité pour la poésie. L’écriture polygraphique chez Du Perron contribuerait donc à brouiller son statut et son éventuelle position d’homme de lettres en concurrence avec celle d’homme de cour, à moins que sa carrière, trop réussie, n’ait éclipsé et relégué une position d’homme de lettres, moins valorisante. La diversité des formes pratiquées, l’usage des écrits dans des actions politiques, mais aussi la fixation par l’écrit et la publication posthume de discours oraux, la diffusion en revanche de ses poésies de son vivant sont autant de traces des différentes fonctions et activités de Du Perron et de témoignages de son adaptabilité aux circonstances, mais empêchent dans le même temps de fixer l’homme dans une position sociale trop déterminée. La polygraphie serait alors, dans ce cas particulier, un facteur d’incertitude aussi bien que la manifestation d’une identité sociale plurielle et polymorphe. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Logique polygraphique et politesse mondaine N ANCY O DDO (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) Si le polygraphe est « un auteur qui écrit sur des matières variées (en général des sujets didactiques) sans être spécialiste de ces matières », comme l’indique Le Robert, on peut penser que le lectorat, en grande partie, suscite la polygraphie : selon le lecteur visé, l’auteur est invité à diversifier ses « matières » en amateur. Il devient polygraphe parce qu’il adapte son discours à la situation d’énonciation propre à chaque œuvre : la variété des genres peut provenir de la variété des lecteurs que l’on souhaite toucher, telle est mon hypothèse de départ. Cette prise en compte d’un public n’est pas nouvelle : déjà Lucrèce formulait le besoin d’égayer la science et de piquer la curiosité du lecteur, mais c’est néanmoins durant la période charnière des XVI e et XVII e siècles que se mettent en place des stratégies de vulgarisation théologique et scientifique cruciales qui passent par des innovations d’écriture. Le contexte de la Réforme post-tridentine explique l’effort commun à toute une génération d’ecclésiastiques, mais aussi, ce qui est particulièrement intéressant pour la question de la polygraphie, de mondains, de non-spécialistes, pour édifier les lecteurs. Cette entreprise collective, mais non concertée, mène à « sucrer la dévotion », selon la formule de Jean-Pierre Camus 1 , pour la rendre plus aimable, plus aisée, et ce bien avant que la dévotion civile ne soit théorisée. Voilà qui crée des polygraphes spirituels dont l’évêque de Belley 2 est la figure emblématique. L’éducation aux sciences se fait simultanément, dans la lignée des travaux 1 Jean-Pierre Camus, La Première partie de l’Alexis. Où sous la suitte de divers Pelerinages sont deduites plusieurs Histoires tant anciennes que nouvelles, remplies d’enseignements de Pieté, Paris, Claude Chappelet, 1622, L’Autheur à Ménandre, page non numérotée. 2 Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, est en effet l’auteur de traités dévots, comme on s’y attend chez un ecclésiastique, mais aussi de nombreux romans dévots et de terribles histoires tragiques à partir de 1620. Nancy Oddo 48 humanistes qui depuis le début du XVI e siècle se penchent sur la manière d’instituer des connaissances encyclopédiques. Dans ces entreprises de vulgarisation, l’utilisation de la fiction narrative, dont Delphine Denis a montré « la souplesse, la plasticité, [et] l’instabilité [de ce] genre ouvert à toutes les sollicitations » 3 , est essentielle : c’est sur ce « genre polygraphe » que je voudrais me pencher en scrutant des écrits de vulgarisation scientifique et spirituelle par la fiction narrative qui participent à l’élaboration d’une civilité entre la fin du XVI e et le début du XVII e siècle, moment clé qui voit émerger parallèlement sous la plume d’auteurs polygraphes le roman encyclopédique (du Cabinet de Minerve de Verville en 1596 à La Solitude ou l’amour philosophique de Sorel en 1640) et le roman dévot (du Voyage du Chevalier errant en 1557 de Jean de Cartheny aux nombreuses histoires dévotes de Camus dans les années 1620-1630). En amont de l’écriture, c’est d’abord l’éducation et la formation intellectuelle renaissantes qui font le polygraphe et, en premier lieu, les exercices d’apprentissage de la langue, comme le souligne Érasme dans son De Ratione studii qui rappelle que « le meilleur maître, pour apprendre à parler, c’est d’écrire. Il faut s’exercer à écrire. Il faudra s’exercer à écrire sur n’importe quel genre de sujet, avec soin » 4 . À cela viennent s’ajouter les apprentissages des savoirs : Rabelais comme Montaigne, pour ne citer que les plus fameux, en rendent compte dans leurs programmes éducatifs encyclopédiques. L’éducation humaniste forme des « abîmes de sciences », belle image pour définir les polygraphes, et là réside la clé du mécanisme éducatif qui engendre, comme nécessairement, une pratique polygraphique fondée sur la répétition, le recopiage, la réécriture, la collation, l’imitation et la variété. Cette formation humaniste érasmienne est complétée par l’apport des jésuites 5 qui basent leur enseignement élitiste sur ces mêmes pratiques ad majorem dei gloriam, en insistant sur des méthodes qui tressent des liens entre les arts et les genres, et surtout qui préparent leurs 3 Delphine Denis, « Le roman, genre polygraphe ? », De la Polygraphie au XVII e siècle, Littératures Classiques, n° 49, automne 2003, p. 341. 4 Érasme, Œuvres choisies, édition de Jacques Chomarat, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 228. 5 François de Daimville, La Naissance de l’humanisme moderne. Les Jésuites et l’éducation humaniste, Paris, Beauchesnes, 1940. Voir pour la distinction entre éducation humaniste et éducation jésuite Jean-Pierre Margolin, « L’éducation au temps de la Contre-Réforme » et « L’éducation à l’époque des grands humanistes », Histoire mondiale de l’éducation, sous la direction de Gaston Mialaret et Jean Vial, Paris, Puf, 1981. Logique polygraphique et politesse mondaine 49 disciples à « vivre dans le monde ». La polygraphie paraît donc inhérente à l’instruction du temps : le polygraphe procède de l’éducation humaniste. La monographie est quasi impossible dans ces cadres de formations à la polyvalence où tous les supports sont mis au service de la pédagogie et de l’apostolat, au service du salut de l’âme sans mauvaise conscience à consacrer beaucoup de temps à des « divertissements de l’esprit ». La recherche scientifique et l’étude des lettres ou de la philosophie sont perçues comme de nobles voies pour faire fructifier les dons de l’intelligence que Dieu a dispensés à l’homme. Le théâtre et les arts visuels sont utilisés depuis longtemps comme d’excellents moyens d’éduquer les chrétiens 6 : les pouvoirs de la peinture et de l’image en général ont très tôt et très souvent été exploités au point de constituer un lieu commun au XVII e siècle 7 . On trouve ainsi grand nombre d’ouvrages dévots destinés à la cour fort bellement illustrés, comme Les Triomphes de l’Amour de Dieu en la conversion d’Hermogène 8 du capucin Philippe d’Angoumois. La contribution des jésuites dans ce domaine 9 est essentielle car ils orientent vers le monde et les mondains des savoirs 6 Pour exemple, dans le Traité Catholique des Images, et du vray usage d’icelles : extrait de la Saincte Escriture & anciens Docteurs de l’Eglise, Paris, Nicolas Chesneau, 1564, p. 22-23 du père René Benoist, on trouve : « Toutes personnes bien affectées sont incitées à bien faire & fuir iniquité, voyant les images des saincts […] car il n’y a homme, lequel voyant les images, ne pense à ceux lesquels elles representent. Dequoy je fays juge chascun en sa conscience, si souvent n’est adverti par l’aspect des sacrées images, à louer, glorifier, prier & remercier Dieu, pareillement à bien faire, & éviter les occasions de mal, ce que autrement ne feroit. » L’image incite à faire le bien par imitation car sa force et son efficacité proviennent de sa capacité à réfléchir un récit de vie sainte ou un exemplum. 7 Voir Pascale Dubus, L’Art et la mort. Réflexions sur les pouvoirs de la peinture à la Renaissance, Paris, CNRS, 2006. Non seulement les traités d’éloquence sacrée avancent l’argument du recours à l’image, mais la pratique oratoire elle-même est dominée jusqu’à la fin du XVII e siècle par un déploiement d’effets verbaux destiné à mobiliser l’attention du public en lui mettant sous les yeux les images de sa turpitude. L’auteure prend pour exemple du pouvoir de la peinture la fable, tirée des Vies de Vasari, de Francesco Francia dont la peinture pouvait apporter la mort, telle la gorgone. 8 Philippe d’Angoumois, Les Triomphes de Dieu en la conversion d’Hermogène, Paris, Nicolas Buon, 1625. 9 Ralph Dekoninck a analysé les fonctions de l’image à partir de « la psychologie et l’épistémologie jésuite » dans Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVII e siècle, Genève, Droz, 2005, p. 101-128. Nancy Oddo 50 élitistes par la formation des élites intellectuelles auxquelles est inculqué le désir fort de ramifier le plus largement leurs réseaux. C’est pourtant dès 1557, non pas un jésuite, mais le prieur des carmes de Valencienne, Jean de Cartheny, qui, délaissant les Pères de l’Église, publie en langue vernaculaire un récit allégorique intitulé le Voyage du Chevalier errant, tentative pionnière d’allier discours théologique et romanesque. Il ouvre la voie à l’éducation religieuse des mondains et mondaines à travers des récits qui mêlent aventure chevaleresque et conversion religieuse. Cartheny traduit en termes simples et accessibles ce qui était jusqu’alors du ressort des clercs : il est « l’homme docte » qui choisit et trie des connaissances, les rend plus aptes à être comprises. Ce traducteur latiniste reproduit le modèle connu de la translatio studii. Il est le passeur d’une culture savante à une culture mondaine et il adresse d’ailleurs ses livrets spirituels à des femmes, la princesse Marie de Hongrie ou encore « Dame Sabine, Palatine du Rhin », à qui il écrit en 1588 : Depuis aucuns ans en ça, ay esté exhorté & sollicité de gens de bien, mettre en françois un petit traité latin, que j’avois recueilly des docteurs saincts & catholiques, touchant les quatre fins dernières de l’Homme : à fin que le peuple simple qui n’entend le Latin y print instruction & edification 10 . Il insiste plus loin sur son travail : Et de ces quatre poincts proposons nous avec l’ayde de Dieu, brievement & clairement traicter en ce petit manuel, divisé en quatre livres, selon ce qu’avons peu tirer hors des livres & ecrits des Docteurs saincts & Catholiques 11 . Il ne s’agit pas simplement de traduire un seul ouvrage du latin au français, mais de proposer une compilation, brève et claire, à partir d’un choix d’ouvrages effectué par celui qui se présente comme « Carme & Docteur en théologie », caution savante toujours exhibée précisément parce qu’elle légitime son projet édifiant. Cartheny affirme sa spécialisation dans le domaine religieux, mais son entreprise relève bien de la polygraphie puisque s’y combinent plusieurs genres profanes. Plus frappant et totalement inverse est le cas d’Antoine de Nervèze, un laïc, secrétaire au service du prince de Condé puis d’Henri IV, qui écrit des ouvrages dévots. Il répond nettement à la définition moderne 10 Jean de Cartheny, Livre des quatre fins dernières de l’homme, Rouen, Adam Mallassis, 1588. Dédicace à Dame Sabine, Palatine du Rhin, Duchesse en Bavière, Princesse douairière de Grave. 11 Ibidem, Prologue. Logique polygraphique et politesse mondaine 51 du polygraphe : sa production à caractère didactique rassemble des « matières variées » (ouvrages de dévotion, romans sentimentaux, poésie religieuse, poésie d’amour, épîtres morales et de nombreux textes encomiastiques) traitées par un auteur non-spécialiste 12 . Ce polygraphe, très certainement formé par les jésuites, mesure l’incongruité pour un mondain d’écrire sur la dévotion et, anticipant sur les attaques qui ne manquèrent pas, précise dans sa préface au Jardin sacré de l’âme solitaire : [Ces voyes celestes] seront refusees de plusieurs, comme presentées par une main profane, & regardant la profession mondaine du donnateur, & la qualité religieuse du present, diront que ces branches ne sont point du ciel, puis que l’arbre est de la terre : je dis qu’ils condamneront l’ouvrage par la mondanité de l’ouvrier, & publieront que son labeur a marié l’ignorance avec l’hyprocrisie, sans vouloir considerer qu’il n’est pas incompatible qu’un naturel mondain reçoive quelque fois des pensees dévotes, & que des lèvres impures prononcent des choses saintes 13 . Nervèze réitère ces justifications tout au long de préfaces et dédicaces où il se présente comme « un jeune mondain qui parle de sagesse » ou encore comme « un profane qui enseigne la saincteté », conscient qu’un argumentaire dévot à la cour doit s’adapter aux références mondaines : Je mesure mon discours à vos conditions : ainsi parlant à des hommes du monde qui vivent pres des Roys, & moy-mesme faisant ceste profession, je ne vous propose point des austeritez de vie : car comme j’ay desja dit en un autre endroit, la Cour n’est pas un Cloistre pour y vivre austerement, & y rechercher la perfection religieuse 14 . C’est bien la prise en compte de son lectorat qui le pousse à adopter une pratique polygraphique : il est mû par les mêmes exigences édifiantes que Cartheny, Richeome ou, plus tard, Camus, mais, parce qu’il n’est pas homme d’Église, sa parole dévote est sujette à critiques et suspicion. Voilà qui fait apparaître une limite à la polygraphie : on ne peut écrire d’ouvrages dévots sans se justifier quand on n’est pas docteur en théologie. La simple éducation religieuse ne suffit pas à cautionner 12 Pour la bibliographie complète d’Antoine de Nervèze, je me permets de renvoyer à mon article « Antoine de Nervèze : pieux Protée ou caméléon mondain ? », Littératures Classiques, n o 31, 1997, p. 39-62. 13 Antoine de Nervèze, Le Jardin sacré de l’âme solitaire (1602), Paris, Toussaint du Bray, 1612. 14 Antoine de Nervèze, Les Œuvres morales du sieur de N., Paris, Antoine du Breuil et Toussaint du Bray, 1610, f. 58. Nancy Oddo 52 l’écriture dévote qui semble requérir une formation spécifique et surtout institutionnellement reconnue. En revanche, dès que Nervèze écrit des romans dévots, les justifications disparaissent : le recours à la fiction dispense d’un argumentaire défensif. C’est pourtant là que se jouent les scènes les plus suspectes en matière religieuse : les aventures sentimentales dominent tout le texte et les conversions à la vie monastique se font in extremis, dans les dernières pages, comme dans Les Chastes et infortunées amours du Baron de l’Espine et de Lucrece de la Prade 15 où l’héroïne se jette dans un couvent par déception amoureuse à la mort de son amant enlevé par des pirates turcs puis emprisonné à Alger. Sa retraite religieuse se clôt par une mort dévote quelque peu équivoque : Ce miroir de constance en mourant eut toujours le nom de son fiancé à la bouche, & en l’appelant par son nom, elle mourut 16 . Là où l’on attendait le nom du Christ, vient celui de l’amant… En vérité, ce qui est en jeu dans ces récits relève d’une socialisation de la dévotion : les fictions de Nervèze contribuent à rendre la dévotion plus suave, à la portée de tous les mondains et mondaines. Même si le dernier mot de sa Lucrèce est le nom d’un amant perdu, ce roman offre à lire une conversion de l’amour mondain à l’amour humain par le biais d’une vision néoplatonique, et l’histoire du salut d’une âme. La fidélité amoureuse, traduite en termes moraux de « miroir de constance », peut mener à la vie dévote : telle est la leçon morale et sociale de Nervèze. Du côté de la vulgarisation scientifique, on pense au Cabinet de Minerve (1596) de Verville, mais les développements y sont plus philosophiques que proprement scientifiques. Le roman encyclopédique véritable apparaît en 1610 sous la plume d’Antoine Domayron : Le Siège des Muses, où parmi le Chaste Amour est traicté de plusieurs belles & curieuses sciences, divine, moralle & naturelle, architecture, alchimie, peincture & autres 17 est en effet un bel exemple de polygraphie interne, selon la formule de Patrick Dandrey 18 , puisque l’auteur toulousain, qui appartient au milieu parlementaire, n’a écrit que ce seul ouvrage. Il y met en scène 15 Antoine de Nervèze, Les Chastes et infortunées amours du Baron de l’Espine et de Lucrece de la Prade, du païs de gascogne, Paris, Antoine du Breuil, 1598. 16 Ibidem, f. 106. 17 Antoine Domayron, L’Histoire du siège des Muses, où parmi le Chaste Amour est traicté de plusieurs belles & curieuses sciences, divine, moralle & naturelle, architecture, alchimie, peincture & autres, par Domayron, Tholozain, Dédié à ses amis, Lyon, Simon Rigaud, 1610. 18 Dans De la Polygraphie au XVII e siècle, Littératures Classiques, n° 49, automne 2003. Logique polygraphique et politesse mondaine 53 le programme humaniste de Budé auquel le titre renvoie : le Siège des Muses semble un écho au Temple des muses, nom que Budé donnait au Collège des Lecteurs Royaux créé en 1530. La quête de la complémentarité des savoirs (lettres profanes et littérature patristique entre autres), de l’unité des lettres (grecque et latine) se traduit chez Domayron par une académie où tous les savoirs sont liés sur le modèle de l’humanitas cicéronnienne qui allie savoirs du cœur et de l’esprit, urbanité, civilité, honnêteté. L’histoire est celle d’un médecin, grand lecteur, féru d’antiques et d’alchimie, qui voyage et découvre aux environs de Raguse, l’actuelle Dubrovnik, le château du Siège des Muses, mélange d’abbaye de Thélème, d’Arcadie et de salon précieux, abritant une « académie honorable » fondée pour éduquer des jeunes hommes et jeunes filles en vue d’en faire « des philosophes en l’œuvre plus qu’en la parole ». Les conversations entre le héros-narrateur médecin et ces jeunes savants et savantes arborant costumes de bergers et houlettes organisent les neuf livres de cet épais roman en s’attachant aux doctes sujets les plus divers : l’alchimie, les trésors, l’éducation, le véritable amour, la médecine, les médailles et trésors antiques, la cosmétique et la navigation. La polygraphie inhérente au Siège des Muses est présidée par l’effort de Domayron pour s’adresser à différents lecteurs, comme s’il tentait de distinguer, dans la masse informe du public, des figures très particulières de lecteurs. Dans son Avis au lecteur où il explique l’organisation du roman, de nombreuses formules l’attestent : Parce que la petulance de la jeunesse semble ne cognoistre que l’amour de sens, il se discourt au quatrième Livre du vray Amour, de sa source 19 . Ou encore : Le plaisir que d’autres ont à la recherche de l’Antiquité l’a faict traicter en ce sixieme livre des Medailles 20 . Et enfin : Il est monstré en ce livre septième, comme le farder est premierement offence de Dieu, & puis dommageable à la santé, & qui plus est n’y en a aucun qui ne gaste la beauté du corps. C’est pourquoy les Dames feront bien de notter ce que j’en dis, lesquelles laissant ces inventions diaboliques de s’emplastrer la face, peuvent se servir d’aucun secrets que 19 Antoine Domayron, L’Histoire du siège des Muses, op. cit., p. 6. 20 Ibidem, p. 7. Nancy Oddo 54 charitablement je leur donne avec lesquels leur beauté sera augmentée, la santé conservée & Dieu n’y sera point offensé 21 . Mais à vouloir multiplier ces discours adressés, Antoine Domayron se trouve finalement acculé à cette bizarrerie d’un lecteur ni docte, ni ignorant : Vous doncques lecteur croyez la sincerité de mon escrire, quoy qu’il soit sans recherche, de tissure basse, la matiere ayant en soy assez du relevé à qui le sçaura cognoistre, qui est cause que je souhaite que vous ne soyez docte, ne ignorant : car si docte, vostre esprit sçait tout ce que je dis, & plus ; si ignorant, ne prenez pas la peine de lire que les seuls pointz narratifs de l’Histoire, sans fouiller plus avant, car vous n’entendrés pas ce que je veux dire 22 . Domayron saisit ici les limites de la vulgarisation scientifique par le roman : elle court le risque de n’intéresser pas plus les doctes, qui en savent trop, que les ignorants qui se délectent du seul récit romanesque. Il prend pourtant soin d’annoter scrupuleusement les marges de son texte et de préciser l’exactitude scientifique de ces notes à l’intention des érudits : Or touchant à plusieurs annotations qui sont au marge, c’est en cela que j’ay mis quelque diligence, les cottant en fidelité, avec les propres termes des autheurs 23 . Ces marges noircies de sources variées et encyclopédiques, parfois si longuement développées qu’elles débordent sur la page suivante et qu’elles envahissent absolument tout, le bas comme les côtés, relèvent du recyclage dans le roman d’une pratique savante. Mais les aventures sentimentales des héros risquent d’être décevantes pour le docte lecteur. Domayron corrige le constat d’un impossible lecteur pour roman polygraphique en écrivant à la fin de son avis : Toutes-fois, voyés tout au long, quoy qu’ignorant, ou docte, parce qu’il n’y a petit œuvre en laquelle le plus docte n’aye dequoy apprendre, soit en la matiere, ou à la façon de la manier ; comme aussi n’y en à de si haute & relevee que le plus ignare ne puisse atteindre en quelque chose 24 . Cette pratique polygraphique semble néanmoins déceptive : Le Siège des Muses n’aura pas la suite que son auteur évoque à deux reprises, lui 21 Ibidem. 22 Ibidem. 23 Ibidem, p. 12. 24 Ibidem, p. 13. Logique polygraphique et politesse mondaine 55 donnant même un titre (Le Palais d’Apollon), et ne connaîtra pas de rééditions. La tentative est certes retorse : elle n’est du reste pas dédiée à une personnalité, mais « à ses amis », communauté idéale basée sur le partage, à l’image de l’utopie finale du roman fondée sur un idéal à la fois alchimique, chrétien et politique 25 . Pourtant, ce lien de fraternité exhibé et répété est l’annonce d’un savoir que l’on souhaite partagé, amical et généreux : tous, les doctes et les ignorants, sont réunis par un principe de plaisir arrimé à la mise en scène romanesque où, sous le récit d’aventures, il faut savoir extraire la moelle. Domayron ne fait-il pas coexister, plus qu’il n’oppose, la polygraphie humaniste, issue de la polymathie et de l’encyclopédisme, et la polygraphie « précieuse » ? La motivation éducative est présente, mais dans un rapport différent à l’écriture et au monde. Le Siège des Muses me semble réaliser à la fois un partage du savoir et une socialisation du savoir puisque l’expression des connaissances de type humaniste s’y fait sous une forme dialoguée, comprise comme « un art de conférer » au sens montaignien, mais aussi comme un art de la conférence académique (on prépare un exposé, au sens moderne) suivie de discussions. Le roman présente une oralisation des savoirs qui passe toujours par la conversation (laquelle peut prendre la forme de la dispute comme celle de « Jannete et Marguerite sur la fidelité en amour » 26 ) ou par la préparation de discours (celui de Claudine sur les fards et la cosmétique 27 ). L’érudition se collecte bien dans les livres que les personnages consultent dans une immense bibliothèque, mais elle se diffuse en société par la parole échangée entre ces jeunes gens, hommes et femmes mêlés, portant habits de bergers et houlettes. Elle revêt d’ailleurs fréquemment l’apparence du foisonnement sans lien, voire du coq-à-l’âne : lors d’un dîner, Favonin commence un propos sur l’origine de la pourpre et enchaîne sur les fruits : « Telles paroles proferoit Favonin, le service de fruict estant sur la table, & prenant une Poire il continua de dire » 28 . Un lien existe néanmoins entre ces deux propos de table : il s’agit à travers les deux exemples de la pourpre et de la poire de montrer que les noms changent au cours du temps mais que les choses, elles, existent toujours, sous une appellation différente. Elles ne 25 Voir sur ce point Anne-Elisabeth Spica, « De l’idéal de vie mondaine à l’idéal spirituel, ou l’invention d’une pastorale alchimique, chrétienne et politique : L’Histoire du Siège des Muses d’Antoine Domayron (1610) », Mélanges Charles Brucker, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2006. 26 L’Histoire du siège des Muses, op. cit., p. 342. 27 Ibidem., p. 325. 28 Antoine Domayron, L’Histoire du siège des Muses, op. cit., p. 434. Nancy Oddo 56 disparaissent pas, mais ont été nommées autrement : comme « les pommes cottonnees des anciens nous restent soubs le nom des coins », les poissons dont la coquille donne la pourpre sont tantôt nommés « Pourpre », tantôt « Goulu ». Le rapport entre les deux remarques est bien logique : la corbeille de fruit posée sur la table rappelle le principe d’Aristote, cher aux humanistes, que l’on peut apprendre de toute chose. Telle une corne d’abondance, elle emblématise cette profusion jubilatoire qui envahit les marges, qui apparaît encore dans les nombreuses descriptions et qui culmine dans les conversations sans fin (car c’est toujours un élément extérieur qui met fin aux conversations) du Siège des Muses. Par ces marques d’oralité, cette Arcadie scientifique et mondaine réussit à gommer l’impression de traités insérés dans le récit : estce pour unifier l’ensemble et masquer l’entreprise polygraphique ? Ce désir de trouver l’unité dans l’abondance relève sans doute d’un anachronisme critique, car Domayron présente précisément un roman polygraphique qu’il exhibe comme tel dans son Avis au lecteur, dans l’utilisation de l’espace de la page (les marginalia noircies en témoignent), ainsi que dans l’organisation romanesque qui procède par amplifications jubilatoires. Une gaieté irrigue ce roman qui cherche à maintenir ensemble des discours divers : sur le plan de l’histoire, cette joie provient précisément du partage des savoirs dans une communauté, ce qui préserve le savant solitaire de sombrer dans la mélancolie traditionnellement attachée à l’étude ; sur le plan de l’écriture, elle naît de la profusion et de l’abondance, autres manières d’exprimer le plaisir face à la multiplicité et à l’unité impossible. Dans ces pratiques de polygraphie spirituelle et scientifique, le désir de vulgariser et d’édifier débouche sur une socialisation dont la conversation est la clé : les héros se parlent, confrontent leurs idées, s’opposent, cherchent à convaincre. Par ces paroles échangées s’élabore une politesse mondaine : les romans édifiants et encyclopédiques inventent de nouvelles figures héroïques qui sont des figures de civilité. L’exemple de l’ermite Théophile dans La Victoire de l’Amour divin soubs les amours de Polidore et de Virginie (1608) de Nervèze est à ce titre savoureux parce qu’il associe austères manières érémitiques et affabilité mondaine. Si Théophile vit de quelques herbes dans un rude désert, son récit de vie au héros venu le visiter dans son ermitage est plein d’éclat : cet ancien Ligueur, amoureux à dix-sept ans mais abattu par la mort de son maître, est parti faire la guerre. Il voyage ensuite jusqu’à sa rencontre avec des ermites qui le décident à se rendre à Rome pour prendre l’habit religieux avant de faire sécession dans ce désert. Là, Théophile garde ses bonnes manières d’ancien courtisan : il est courtois, avenant, sociable, il Logique polygraphique et politesse mondaine 57 a de la conversation et s’intéresse aux peines de cœur de Polidore. Pas d’austérité dans cette figure pénitentielle, ce qui peut s’analyser comme une dévotion médiocre, mais aussi comme le signe que la dévotion peut être civile et se plier aux règles de la politesse mondaine. Ce même processus s’observe chez le héros savant d’Antoine Domayron qui, tout en gardant son attirail de livres toujours à portée de main et ses manies de savant solitaire, se montre sentimental, favorise les amours des jeunes gens du Siège des Muses et même aide une jeune femme à simuler une maladie pour se soustraire à un mariage qu’elle réprouve. La multiplication de ces épisodes typiques du roman sentimental où le savant est acteur, et plus seulement orateur, participe efficacement à la création d’un héros érudit encore inédit, aux antipodes du traditionnel pédant. Le mélange des genres constitutif du roman fait émerger ces figures héroïques nouvelles, emblèmes d’une acclimatation de la notion de politesse qui passe par l’acceptation du métissage, de l’hybride et du composite. La polygraphie, interne ou externe, développe l’idée de diversité et, plus profondément, l’érige comme fonctionnement d’écriture. C’est pourquoi, dans ces entreprises de vulgarisation, l’écriture polygraphique suscite une attention particulière au style : l’idée d’adapter sa plume au lectorat mondain visé requiert une manière spécifique. Dans ce souci de diffuser auprès des mondains savoirs ou spiritualité, c’est « le style doux » qui l’emporte : toutes les marques de la suavité qui sont légion chez Camus, par exemple, se trouvent déjà dans les écrits de la génération précédente. Caractéristique des auteurs polygraphes de la fin du XVI e siècle, le style doux, élégant ou même précieux peut être analysé comme un effet de la pratique polygraphique : ce qui est d’abord une prise en compte du lectorat mondain entraîne une modulation de la parole. Cette anthropologie du style reste encore à faire. C’est précisément sur cette modulation stylistique et cet art du composite que les auteurs polygraphes de la fin du XVI e siècle sont attaqués au siècle suivant par des polygraphes d’un autre ordre. En 1664, dans sa Bibliothèque Françoise, Charles Sorel évoque avec mépris « la barbarie » de Nervèze et de ses successeurs : Nerveze & quelques autres pensans faire mieux, composerent des Histoires diverses où ils entreméloient des Dialogues si embarassez & si peu intelligibles, qu’il falloit que ceux qui prenoient plaisir à les lire, les estimassent excellens, parce qu’ils ne les entendaient pas. On se garentissoit de ceste Barbarie, en s’arrestant aux agreables inventions de Nancy Oddo 58 l’Astrée & à ses beaux & sçavans Discours, qu’on aimoit davantage, & qui depuis peu avoient acquis du credit 29 . C’est sur les « dialogues » « entremelez » aux « histoires diverses » que Sorel centre sa critique de Nervèze : la « Barbarie » provient de ces entrelacs mal faits, d’une marqueterie mal jointe, d’une polygraphie devenue inintelligible à laquelle Sorel oppose la réussite des « sçavans discours » de l’Astrée. Selon lui, là où l’Astrée a su mêler romanesque et discours savants dans « d’agréables inventions », les ouvrages de Nervèze ont échoué à assembler romanesque et discours dévot. Sorel leur reproche en outre le « galimatias », tellement caractéristique que la critique l’appelle encore « le style nervèze » 30 , fait d’affectation, de « metaphores continuelles & autres figures le plus souvent si contraintes, que le sens en estoit extravagant ou peu intelligible » 31 . N’est-ce pas une polygraphie que l’on pourrait dire mondaine que Sorel reproche à Nervèze, c’est-à-dire une polygraphie qui ne se veut justement pas savante et qui emprunte son style aux manières mondaines contemporaines ? Il épingle alors un des périls dû à la nature même de la polygraphie, plus qu’un défaut particulier à un auteur. Car écrire vite, beaucoup et / ou à la demande contraint à des stratégies de recyclage et de répétition. Les ouvrages de Du Souhait, de Béroalde de Verville et de Camus ont tous connu de nombreuses rééditions qui suggèrent l’activité zélée de ces auteurs. La prolixité de Jean- Pierre Camus, auteur d’une cinquantaine d’histoires dévotes parues entre 1620 et 1644 et d’autant de nouvelles tragiques, étonne toujours. Ce dernier se plaint d’ailleurs des exigences de ses imprimeurs qui le poussent à écrire plus encore : Jusques à present je ne voy point que les Imprimeurs, ni les Libraires se treuvent chargez de nos veilles ; leurs ordinaires importunitez qui me battent sans cesse les oreilles, me contraignent de croire qu’ils ne perdent rien à les publier. Si j’escrivois trois ou quatre fois autant, & 29 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise (1664), 2 e édition, Paris, Compagnie des libraires du Palais, 1667, Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 178. 30 Voir Roger Zuber, « Grandeur et misère du style nervèze », L’Automne de la Renaissance 1580-1630, Paris, Vrin, 1981 ; et surtout Michèle Rosellini, « Le ‘style nervèze’ : un mythe critique à l’épreuve des textes », Tendances stylistiques de la prose narrative française (XVI e -XVII e siècles), communication du séminaire de Delphine Denis, Paris IV. 31 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise, op. cit., p. 256. Logique polygraphique et politesse mondaine 59 que je fusse un Briarée en escriture, ils ne seroient pas encore satisfaicts 32 . Pour se faire Briarée, ce géant mythologique aux cent bras et cinquante têtes, l’évêque de Belley acquiert des automatismes scripturaires fondés sur la réécriture et le réemploi de formules ou d’images. Sur la trame, sensiblement identique d’une nouvelle à l’autre, du récit de conversion, il reprend fréquemment les mêmes métaphores 33 . Il en ressort que l’on répète beaucoup dans l’avidité polygraphique qui se fait réécriture ou répétition, voire simple réédition. Tant que l’imitation et la compilation sont les normes d’écriture, cela n’apparait pas scandaleux, mais, au début du XVII e siècle, la polygraphie évolue : un déplacement s’opère qui fait mentionner Sénèque et Horace à Guez de Balzac dans un entretien titré « Qu’il n’est pas possible d’écrire beaucoup et de bien écrire » 34 . Même si le public ne cesse de presser les auteurs à écrire, ces derniers doivent respecter le précepte horacien que pour bien écrire, il faut écrire peu : L’autheur de l’Art Poétique veut qu’on face & qu’on defface ; qu’on escrive & qu’on range dix fois une chose avant que de la laisser en l’estat, où il faut qu’elle demeure. Mais ce n’est pas tout, car après tant de travail & tant de façon, il veut encore qu’on garde cette chose neuf ans entiers dans le Cabinet, avant que de la produire aux yeux du Peuple 35 . On saisit mieux les reproches de Sorel à Nervèze : c’est le passage de la compilation abondante à l’invention qui s’exprime. Publier beaucoup devient suspect : le polygraphe doit se faire moins zélé et soigner son art d’écrire, c’est-à-dire renoncer à la copia et opter pour l’économie, la taille, l’absence d’afféterie. Le premier péril serait donc celui de la copia polygraphique ; le second lui est absolument contraire puisque c’est celui de la perte. En effet, la vulgarisation visée par les polygraphes et l’adaptation au public 32 Jean-Pierre Camus, Pétronille. Accident pitoyable de nos jours, cause d’une vocation religieuse, Lyon, Jacques Gaudion, 1626, p. 479. 33 Ainsi l’image viticole pour évoquer la dispositio de ses narrations : dans Alcime (1625), il souligne qu’il est bon « d’esbourgeonner comme font les vignerons, la superfluité de ces pourpres », ce qu’il reprend quasiment mot à mot dans les Evénements singuliers (1628) : « Icy je taille ma vigne & en esbourgeonne les pampres ». 34 Guez de Balzac, Les Entretiens de feu Monsieur de Balzac, Paris, Augustin Courbé, 1657, Entretien IX, dédié à Chapelain, p.181-190. 35 Ibidem, p. 185. On reconnait ici la référence au vers 388 de l’Art poétique d’Horace : nonumque prematur in annum. Nancy Oddo 60 mondain qu’elle entraîne suscitent forcément de la perte. Car la mondanisation des savoirs par le roman se traduit d’abord en volume : l’on passe des gros traités savants in quarto à des romans in octavo. Dans cet élagage, l’absolu spirituel se perd, comme la matière scientifique : les noces du romanesque et du savoir se font au détriment de l’approfondissement, quand bien même les romans sont épais comme celui de Domayron avec ses 478 pages sur d’innombrables sujets. Là où le souci de varietas prime pour tenir en haleine un lecteur supposé curieux plus que docte, se perd finalement l’invention née d’un savoir qui s’élabore. Le roman polygraphique réduit et recycle, son apport se limitant au mélange des formes, des genres et des savoirs. C’est sans doute ce qui explique le paradoxe chez Nervèze d’un auteur militant catholique, conservateur, nostalgique de la Ligue, dont l’idéologie religieuse est claire, mais dont les romans finissent par diffuser une politesse mondaine qui voile l’intolérance confessionnelle du propos. La polygraphie camoufle chez lui une idéologie ultra-catholique et la diversité formelle finit par masquer le fond très conservateur de sa pensée. De la même façon, le roman de Domayron, innovant sur bien des points formels, présente en réalité un savoir scientifique très désuet en 1610 : non seulement aucune référence n’est faite à l’actualité scientifique, mais se diffuse un discours conservateur qui conteste les avancées contemporaines, dites « abastardies 36 ». Ces deux œuvres polygraphiques sont nostalgiques et tournées vers un idéal politico-religieux (celui de la Ligue) ou scientifique (celui du premier humanisme). Leur apport réside moins dans le contenu vulgarisé, que dans la mise en place durable d’un art du mélange polygraphique. La polygraphie est perçue comme un obstacle dans notre regard rétrospectif tant l’imaginaire de l’unité est fortement ancré en nous. La quête de l’unité, de la cohérence dans le désordre polygraphique, apparaît monstrueusement composite. L’idée que le mélange est un monstre a des racines profondes. Au point que l’on tente a posteriori de retrouver une unité de l’œuvre qui serait cachée à première vue : ainsi le beau colloque consacré à Sorel polygraphe 37 révèle comment l’auteur du Roman comique et de la Science universelle a cherché à tout prix à recomposer un parcours cohérent dans la multiplicité et comment nous-mêmes qui nous penchons sur son œuvre recherchons les liens qui se tissent entre ses textes si disparates à première vue, disons-nous. Cohérence et 36 Antoine Domayron, op. cit., p. 423. 37 Charles Sorel polygraphe, textes rassemblés par E. Bury et édités par E. Van der Schueren, Sainte-Foy, Presses Universitaires de Laval, 2006. Logique polygraphique et politesse mondaine 61 unité, fil directeur qui doit gouverner un ensemble hétéroclite quitte à l’inventer après coup, au moment d’éditer ses œuvres complètes ou au moment de rédiger une synthèse. Le composite déplaît, semble-t-il, et sans doute nous effraye-t-il. Le dia-bolos est ce qui sépare, qui dissocie, qui crée du discord, qui rompt l’unité dit l’étymologie. Le polygraphe est présenté au contraire comme celui qui unit des matières diverses, mais tout dépend où se place notre propre regard : un carrefour (c’est l’image fréquemment utilisée pour le polygraphe) réunit, mais pour un moment seulement, des routes qui finissent par se séparer. Pourtant le XVI e siècle, qui connut bien le manque d’unité politico-religieuse, met à mal ces idéaux unitaires : le XVII e siècle aussi, comme Hélène Merlin- Kajman l’a montré en adoptant, non sans humour, la formule de siècle « classico-baroque» pour le nommer. Cette formule volontairement composite désigne une configuration politique marquée par la suspension du désir de faire de la communauté une communauté une, d’où des styles de vie ou de littérature qui s’installent délibérément dans la composition des différences, le mixte ou le métissé 38 . C’est ce que j’entends par sociabilité et politesse mondaine : un vivre ensemble que reflètent les romans polygraphiques marqués par un goût mondain pour l’alliance, la réunion et le métissage. 38 Voir Hélène Merlin-Kajman, « Un siècle classico-baroque ? », XVII e siècle et modernité, XVII e siècle, n° 223, avril 2004. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Antioch Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate E KATERINA V ASILIEVA (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle et Université d’État de Saint-Pétersbourg ) Être un écrivain polygraphe, dans la Russie de la première moitié du XVIII e siècle, n’est pas une démarche individuelle de l’écrivain, mais une pratique courante susceptible de satisfaire aux besoins de la littérature en voie de formation 1 . La « nouvelle » littérature russe, avec Antioch Kantemir 2 à sa tête, hérite certes de la tradition littéraire nationale, mais c’est dans la littérature européenne (et à travers elle dans la littérature antique) qu’elle recherche de nouvelles sources. Ainsi, rien d’étonnant si le célèbre auteur des Satires s’emploie autant à la poésie qu’à la théorie littéraire, la linguistique, la traduction, l’histoire et la philosophie 3 . Sensiblement plus rare est la pratique de l’écriture polygraphe chez un écrivain non professionnel. 1 D’autres exemples d’écriture polygraphe nous sont fournis par Théophane Prokopovitch, Mikhaïl Lomonosov, l’impératrice Catherine II etc. 2 Antioch Dmitrievitch Kantemir (1709-1744), fils du dernier prince de Moldavie, Dimitri Konstantinovitch Kantemir. Sa famille vivant en Russie dès 1711, Antioch étudie à Moscou et Saint-Pétersbourg avant d’être nommé en 1731 représentant diplomatique résident à Londres, puis en 1738 ministre plénipotentiaire à la cour de France. Ses activités diplomatiques ne l’empêchent pas de mener à bien un grand nombre de projets littéraires, parmi lesquels neuf satires, traduites en français, qui ont fait sa notoriété. Il pratique de nombreux autres genres : traductions, biographies, chroniques, poésie et chansons, histoire, lettres, mais aussi des genres plus « théoriques » : manuel d’algèbre, dictionnaire, traité sur la versification et dissertation sur la prosodie. La majorité de ces œuvres ont été publiées après sa mort, et l’on suppose que sa bibliographie pourrait être augmentée d’un certain nombre d’ouvrages dont les manuscrits sont aujourd’hui perdus. 3 A.V. Rastiagaev, « Диалог традиций в писательской практике Кантемира », Электронный журнал « Знание. Понимание. Умение » (« Dialogue des traditions dans la pratique littéraire de Kantemir », Revue électronique « Connaissance. Compréhension. Savoir »), № 5, 2009, Série Lettres. Ekaterina Vasilieva 64 L’origine noble et le statut d’ambassadeur que Kantemir se voit attribuer à l’âge de vingt-trois ans lui évitent de devoir vivre de sa plume. Qu’il soit d’abord écrivain avant d’être diplomate, il est difficile d’en juger sachant qu’entre les deux il n’y a que quelques années de différence. Même si la pensée politique de Kantemir se fait déjà entendre dans la Satire I (1729), antérieure à sa nomination, celle-ci est sans doute à l’origine de la politisation, d’un côté, et de la diversification, de l’autre, de son écriture. C’est ainsi que des relations diplomatiques et des textes des cérémoniaux entrent dans sa pratique littéraire, sans parler de son activité d’éditeur et de censeur. Ajoutons-y ce trait tout à fait particulier de l’œuvre de Kantemir, le plurilinguisme. L’usage, souvent arbitraire des langues russe, française, italienne, mais aussi latine, en font le plus « étranger » des écrivains russes. Ou bien la pratique polygraphique de Kantemir n’a pas d’autre logique que celle imposée par les besoins de la littérature en quête de nouvelles formes et moyens d’écriture, ou alors elle a une logique intérieure. Ce problème constitue l’objet principal du présent article qui se propose de donner des éclaircissements sur le phénomène du polygraphisme chez un écrivain-diplomate russe des premières Lumières. Par sa naissance, son éducation et les circonstances mêmes de sa vie, Antioch Kantemir est un homme des Lumières par excellence : un cosmopolite. Fils du prince moldave Dimitri Kantemir et de l’héritière des empereurs byzantins Kassandra (selon d’autres sources, Smaragda) Cantacuzen, le futur fondateur de la poésie moderne russe a pour patrie la Constantinople ottomane. Dès l’installation de sa famille en Russie, Antioch, qui n’a que deux ans, se retrouve dans un milieu multinational. De sa nouvelle patrie, il adopte le russe, de ses parents il hérite le moldave et le grec, mais aussi l’italien, car, dans la première moitié du XVIII e siècle, chez l’aristocratie moldave 4 et dans les Balkans en général, la langue italienne est un élément essentiel de l’éducation 5 . Le rôle primordial dans l’éducation du jeune Kantemir revient à ses précepteurs, Anastase Kondoïdi et Ivan Ilinski, à qui il doit, entre autres, sa connaissance du latin. Le latin est aussi la langue 4 Lorsque, après l’échec de la campagne de Prout, Dimitri Kantemir s’installe en Russie, il est suivi par près d’un ou, selon d’autres, plusieurs milliers de boyards moldaves. 5 L.V. Poumpianski, « Очерки по литературе первой половины XVIII века. Кантемир и итальянская культура », XVIII век (« Essais sur la littérature de la première moitié du XVIIIe siècle. Kantemir et la culture italienne », XVIII e siècle). Moscou-Léningrad, 1935, p. 83. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 65 d’enseignement au lycée auprès de l’Académie des Sciences 6 , à Saint- Pétersbourg, où Kantemir fait ses études en 1726-1727. Vers l’âge de dixsept ans, il maîtrise assez bien le français pour être en mesure de traduire en russe 7 la Lettre d’un Sicilien à un de ses amis, contenant une agréable critique de Paris et des François, traduite de l’Italien de Giovanni-Paolo Marana. Quelques années plus tard, lorsque Kantemir s’installe à l’étranger, et tout au long de son ambassade qui ne dure pas moins du tiers de sa courte vie, le français s’impose comme langue principale de communication, privilège partagé avec la langue italienne. Le fait d’appartenir à plusieurs cultures laisse un doute sur l’appartenance de Kantemir à l’une d’elles en particulier. D’où cette forme spécifique de polygraphie chez Kantemir, le plurilinguisme. Il influence les ouvrages littéraires autant que les textes diplomatiques, et surtout la correspondance privée de l’écrivain, qu’il s’agisse de ses œuvres de la période dite européenne ou de ses premiers écrits. Pour comprendre l’importance de ce phénomène, productif tant du point de vue littéraire que de celui, plus évident, de la diplomatie, il nous faut d’abord retracer brièvement ici l’histoire des ces enchevêtrements linguistiques. La tradition veut que sa carrière littéraire commence en 1725, mais il faut savoir que la première expérience littéraire du jeune Kantemir date de 1719 et est inspirée par la culture grecque. C’est alors qu’à l’âge de dix ans, Antioch rédige en langue grecque, certainement avec l’aide de son précepteur, L’Eloge à Dimitri de Thessalonique. Cependant, les auteurs russes ont tendance à qualifier Kantemir d’écrivain « véritablement russe ». Le russe sera la langue essentielle de son œuvre, mais aussi la mieux maîtrisée (nous dirions la moins étrangère) de son arsenal linguistique. C’est ainsi que Rostislav Ivanovitch Sementkovski, biographe de Kantemir, tire argument du choix du russe comme langue de communication dans les moments de fatigue. En témoigne cette lettre à sa sœur Marie écrite pendant les jours de 6 Parmi les académiciens, qui sont en majorité les professeurs étrangers, seuls L. Euler et G.-F. Miller maîtrisent le russe, et pour cette raison l’enseignement se fait en latin. Voir : M.I. Radovski, Антиох Кантемир и петербургская Академия Наук (Antioch Kantemir et l'Académie des Sciences de Pétersbourg). Moscou- Léningrad, 1959, p. 21. Nous rajouterions également le nom de Ch.-F. Gross dont les lettres russes échangées avec Kantemir témoignent de la maîtrise parfaite du russe. 7 C’est aussi sa première traduction en russe moderne. Un an auparavant, en 1725, il traduit du latin la Chronique de Constantin Manassis plus connue sous le titre de Synopsis. La langue de cette traduction est définie par Kantemir lui-même comme slavéno-russe, c’est-à-dire slavonne. Kantemir doit sa connaissance du slavon à Ivan Ilinksi. Ekaterina Vasilieva 66 sa dernière maladie : « Etant très faible, particulièrement aujourd’hui, je ne suis pas en état d’écrire beaucoup, ainsi écrirai-je en russe » 8 . D’ailleurs la lettre est écrite douze ans après son départ à l’étranger. À Paris, comme à Londres, la présence russe étant encore très faible, la langue russe garde, pour Kantemir, le seul et unique privilège d’être une langue d’écriture. La correspondance privée de Kantemir est probablement l’exemple le plus révélateur du plurilinguisme de son auteur. Il s’agit autant de l’usage multiple des langues que de leur usage arbitraire manquant parfois de logique apparente. On peut comprendre que s’il correspond avec les ministres d’Angleterre (lord Harrington, lord Newcastle), de Prusse (von Brakel) ou du Portugal (Azevedo) en français, c’est parce qu’il maîtrise « très peu l’anglais » 9 et encore moins l’allemand et pas du tout le portugais. L’usage des autres langues est moins systématique. Le latin, par exemple, semble avoir la fonction de langue de correspondance savante de Kantemir et lui sert à communiquer avec les cercles académiques : Georg-Berngardt Bilfinger, Joseph-Nicolas Delisle, Ivan Ilinski. Et pourtant, Kantemir s’adresse à Leonard Euler et Daniel Bernoulli, eux aussi académiciens, en français. Les lettres à Christian-Friedrich Gross, son ancien professeur de philosophie et de morale, sont rédigées tantôt en français, tantôt en russe. Une partie très importante de la correspondance de Kantemir est adressée à ses amis italiens de Londres dont on sait aujourd’hui qu’ils constituaient le cercle principal de connaissances du jeune ambassadeur. L’éducation de Kantemir soumise à une forte influence italienne explique pourquoi, à son arrivée à Londres, le jeune écrivain s’entoure de diplomates 8 Le texte de l’original est en russe : « Будучи я весьма слаб, а наипаче сегодня, не в состоянии много писать, для того ответствую по-русски ». R.I. Sementkovskij, «Условия, при которых рос Кантемир в детстве », А.Д. Кантемир. Его жизнь и сочинения. Сб. историко-литературных статей, сост. В. Покровский (« Les conditions dans lesquelles Kantemir grandit », A.D. Kantemir. Sa vie et son œuvre. Recueil d’articles historiques et littéraires, éd. V. Pokrovski). Moscou : typographie de G. Lissner et D. Sobko, 1910, p. 10-14. 9 Dans sa lettre du 9 juin 1732, Kantemir écrit au vice-chancelier Ostermann à propos de la presse anglaise : « Трудно знать все то, что в сем городе повсядневно печатается ... наипаче что весьма мало по аглицки разумею и человека, к тому способнаго, при себе не имею » (« Il est difficile de savoir ce qu’on publie quotidiennement dans cette ville ... surtout que je comprends très peu l’anglais et n’ai pas avec moi une personne qui en serait mieux instruite que moi »). A.D. Kantemir, Сочинения, письма и избранные переводы, с портретом автора, со статьею о Кантемире и с примечаниями В.Я. Стоюнина, изд. П.А. Ефремов (Œuvres, lettres et traductions choisies, avec le portrait de l'auteur, un article sur Cantemir et les commentaires de V.Y. Stojounine, éd. P.A. Efremov). Saint- Pétersbourg, 1868, vol. 2, p. 97. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 67 et surtout d’artistes et d’hommes de lettres italiens plutôt que français ou d’autres nationalités, certainement non moins présentes dans la capitale anglaise. Et même si, au début de son séjour londonien, sa connaissance de la langue italienne est réduite, selon Lev Vassilyevitch Poumpianski, à « une capacité très limitée d’écriture malgré sa facilité de lecture » 10 , à la fin de cette même période (vers le milieu de l’année 1738) la maîtrise complète de la langue italienne ne laisse aucun doute. Les lettres de Kantemir en seront la meilleure preuve : rédigées en un italien aussi parfait que celui de ses correspondants italiens, elles confirmeront le témoignage de son biographe l’abbé Guasco selon lequel Kantemir maîtrise cette langue comme sa langue maternelle 11 . Et pourtant la correspondance italienne de Kantemir se réduit pratiquement à la seule personne de Giacomo Amiconi, ou Jacopo Amigoni, peintre italien qui vient travailler en Angleterre de 1729 à 1739. Avant comme après son départ de Londres, Kantemir préfère communiquer avec ses amis italiens en français, même si eux-mêmes lui écrivent en italien, comme le font Giovanni Giacomo Zamboni, diplomate et claveciniste amateur, ou Francesco Algarotti, auteur du Newtonianisme pour les dames (1737) et des Lettres sur la Russie (1739). La correspondance privée de Kantemir suffit pour constater que sa pensée fonctionne pour ainsi dire dans un espace multiculturel, de sorte que nous ne sommes même pas en mesure d’établir laquelle des cultures dont son génie s’inspire peut et doit être considérée comme culture de référence 12 . Ce genre de cosmopolitisme culturel est un avantage pour un écrivain comme Kantemir qui en fait l’instrument de son activité littéraire, principalement orientée vers la traduction. En effet, s’il est vrai que dans la Russie du XVIII e siècle on trouve plus d’ouvrages traduits que d’originaux 13 , 10 L.V. Poumpianski, op. cit., p. 85. 11 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres de M. le Prince Cantemir, avec l’histoire de sa vie, traduites en françois. Londres : chez Jean Nourse, 1749, p. 63. 12 Telle est aussi l’opinion d’Elizaveta Babaeva. Voir : E.E. Babaeva, « Антиох Кантемир как автор дипломатических и церемониальных текстов », Язык. Культура. Гуманитарное знание. Научное наследие Г.O. Винокура и современность, oтв. ред. С.И. Гиндин, Н.Н. Розанова (« Antioch Kantemir auteur des textes diplomatiques et cérémoniaux », Langue. Culture. Sciences humaines. Héritage scientifique de G.O. Vinokour et l'actualité, éd. S.I. Guindine, N.N. Rozanova). Moscou : Univers des Sciences, 1999, p. 54. 13 Y.M. Lotman, « Езда в остров любви Тредиаковского и функции переводной литературы в русской культуре первой половины XVIII века », Проблемы изучения культурного наследия (« Voyage dans l'île d’Amour de Trediakovski et les fonctions des traductions dans la culture russe de la première moitié du Ekaterina Vasilieva 68 l’œuvre de Kantemir en est le meilleur exemple. Certes, les Satires sont l’ouvrage original le plus important de l’écrivain, il n’empêche qu’elles sont une réécriture des modèles latins (Horace) et français (Boileau). De même, Les Lettres sur la nature et l’homme généralement classées parmi les œuvres originales de Kantemir, ne le sont qu’en partie. Selon Marcelle Ehrhard, dans leur presque totalité, les Lettres sont une traduction très libre, telle qu’elle se pratique au XVIII e siècle, du I er chapitre du Traité de l’existence et des attributs de Dieu de Fénelon, avec certains emprunts aux Pensées, réflexions et maximes morales du comte Oxenstirn (Ochsenstierna) 14 . Quelle que soit la culture-source de sa réflexion, la culture-cible est toujours la culture russe. Ainsi, les biographes de l’écrivain ont-ils raison de défendre la primauté de la composante russe dans l’œuvre de Kantemir dans la mesure où l’enrichissement de la littérature, de la langue et de la culture russes constitue, effectivement, le seul et unique objet des préoccupations de Kantemir-traducteur. Son choix de l’époque et de l’espace culturel est des plus larges. Il traduit tant les auteurs classiques que contemporains, tant des langues anciennes que modernes. La stratégie de Kantemir consiste, semblet-il, à privilégier la diversité de sorte que le souci de la nouveauté aille de pair avec celui de la préservation de la tradition littéraire nationale. Si Kantemir traduit Anacréon, c’est autant pour faire découvrir au lecteur russe l’héritage classique que pour introduire dans la littérature russe un genre nouveau, celui de la poésie fugitive. S’il traduit Anacréon en vers non rimés, suivant le modèle grec, et non pas en prose comme c’est le cas des traductions françaises de l’époque, c’est pour enrichir la poésie russe d’une forme nouvelle d’écriture tout en défendant les capacités du système syllabique alors en usage 15 . La dépendance de Kantemir de deux traditions littéraires différentes, l’une nationale et l’autre européenne, se fait ainsi sentir dans le choix de genres, des plus typiques, aux yeux du lecteur russe, XVIIIe siècle », Les problèmes de l’étude de l’héritage culturel). Moscou, 1985, p. 222 . 14 Marcelle Ehrhard, « Lettres sur la nature et sur l’homme du prince Kantemir », Revue des études slaves, t. 34, Paris, 1957, p. 52. 15 S.A. Salova, « A.Д. Кантемир - оппонент В.К. Тредиаковского », В.К. Тредиаковский и русская литература, oтв. ред. А.С. Курилов (« A.D. Kantemir adversaire de V.K. Trediakovski », V.K. Trediakovski et la littérature russe, éd. A.S. Kourilov). Moscou : Institut de la littérature mondiale de l’Académie des Sciences de Russie, 2005, p. 102 ; S.I. Panov, « А.Д. Кантемир и Анакреонта Тиейца песни : у истоков русской анакреонтики », А. Кантемир и русская литература, oтв. ред. доктор филологических наук А.С. Курилов (« A.D. Kantemir et Les Odes d’Anacréon : les origines de l’anacréontée en Russie », Antioch Kantemir et la littérature russe, éd. docteur ès lettres A.S. Kourilov). Moscou : Héritage, 1999, p. 110. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 69 comme la chronique ou l’histoire (Synopsis historique, 1725 16 ; L’Histoire de Justin, 1729), aux plus novateurs comme le roman épistolaire (Lettres persanes de Montesquieu). C’est aussi le cas des dialogues (Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, 1730). Non que le genre du dialogue n’existe pas en Russie avant Kantemir, mais la littérature russe, avec la traduction des Entretiens, découvre un nouveau personnage : la femme savante. Avec les thèmes et sujets nouveaux de la littérature viennent nécessairement des notions et termes nouveaux. La traduction d’un Fontenelle ou Algarotti conduit Kantemir à faire face au problème du déséquilibre entre les langues des textes originaux et la langue-cible. Il est vrai qu’au début du XVIII e siècle, la langue russe manque de mots en usage dans d’autres langues, et le mérite d’en introduire certains dans la langue russe revient à Kantemir. Il n’hésite pas à emprunter des mots étrangers, car, effectivement, la traduction pour lui est un instrument qui sert à enrichir la langue. Dans sa préface à L’Histoire de Justin il en parle en ces termes : « Tous ces peuples traduisaient les uns les autres, ce qui contribuait au développement des sciences et des arts, mais leur langue s’enrichissait aussi de nombreux mots nouveaux » 17 . En réalité, Kantemir va au-delà des besoins de la langue. Il ne se contente pas de compléter le vocabulaire russe par des mots qui manquent réellement, mais il cherche aussi à le renouveler ou à le diversifier en introduisant des synonymes. Le Dictionnaire russe et français sur lequel Kantemir travaille aux environs de 1736-1737 et qui reste inachevé 18 porte des traces de ce souci d’« européanisation » de la langue russe. C’est ainsi qu’à côté du véritablement russe vozduh (« air ») l’on voit apparaître l’étrange aer, d’origine apparemment française. De même, vojsko (« armée ») est doublé par son homologue français armeja ; pokoj (« appartement »), par apartament ; sojuz (« alli- 16 Les dates signalées sont les dates de traduction. Les ouvrages non datés sont supposés perdus. 17 Le texte de l’original est en russe : « Все те народы один другого книги переводили от чего не только знание наук и художеств размножилось, но и язык их обогащен многими новыми словами ». Cit. : V.G. Drouzhynine, Три неизвестныя произведения князя Антиоха Кантемира (Trois œuvres méconnues du prince Antiokh Kantemir). Saint-Pétersbourg : typographie de V.S. Balachov, 1887, p. 4. 18 Le manuscrit du Dictionnaire supposé perdu pendant très longtemps a été découvert par B.A. Gradova à la Bibliothèque d’Etat de Russie, à Moscou, et publié en 2004. Voir : Русско-французский словарь Антиоха Кантемира, вступ. статья Е. Бабаевой (Dictionnaire russe-français d’Antiokh Kantemir, introduction et édition d’Elizaveta Babaeva), t. 1-2. Moscou : Langues du monde slave, 2004. Ekaterina Vasilieva 70 ance »), par alleancija. Signalés comme synonymiques, les deux mots de chaque groupe font pourtant l’objet d’articles différents, ce qui signifie sans doute que l’intention de l’auteur est d’accorder le statut d’indépendance à chacun des deux mots. Il existe d’autres ouvrages de ce type antérieurs au Dictionnaire de Kantemir et dont certains lui servent de modèle 19 . Le catalogue de sa bibliothèque à Paris fait mention de nombreux dictionnaires de langues anciennes et modernes, mais aussi de grammaires et traités linguistiques, témoins d’une réflexion permanente sur la langue. Le Dictionnaire russe et français mis à part, nous ne lui connaissons pas un seul ouvrage achevé sur la linguistique. En revanche, les observations de Kantemir sur la langue sont disséminées dans les commentaires des ouvrages traduits et originaux. Mais si dans le Dictionnaire le mot est envisagé dans l’ensemble de ses caractéristiques grammaticales, au point qu’Elizaveta Babaeva considère le système de catégories grammaticales de Kantemir mieux élaboré que ceux de la lexicographie européenne de l’époque, les commentaires sont rarement d’ordre purement linguistique. Ils comprennent une notice lexicologique, expliquent l’étymologie du mot et, très souvent, sont mis en relation avec des notions équivalentes ou similaires russes. À titre d’exemple, ce commentaire pour le mot « algèbre » : Algèbre est une branche des mathématiques, science fort compliquée et pourtant extrêmement utile, car elle sert à résoudre les problèmes les plus difficiles des mathématiques. On peut l’appeler autrement arithmétique générale, car les deux sciences se ressemblent beaucoup, sauf que dans l’arithmétique il existe des signes spéciaux pour chaque nombre et l’algèbre n’a pas d’autres signes que des signes généraux qui servent à indiquer n’importe quel nombre. On dit que cette science a été introduite en Europe par les Arabes qu’on considère comme ses fondateurs. Le mot « algèbre » est lui-même d’origine arabe, on l’appelle Alzhabr Valmoukabala, ce qui veut dire rattraper ou égaler 20 . 19 Babaeva souligne particulièrement l’influence du Треязычный лексикон (Dictionnaire trilingue) de Fedor Polikarpov (1704). Dictionnaire..., p. XXXVII. 20 Le texte de l’original est en russe : « Алгебра есть часть математики весьма трудная, но и преполезная, понеже служит в решении труднейших задач всея математики. Можно назвать ее генеральною арифметикою, понеже части их по большей мере между собою сходны, только что арифметика употребляет для всякого числа особливые знаки, а алгебра генеральные, которые всякому числу служат. Наука сия, сказывают, в Европу пришла от арап, которых мнят быть ея изобретательми ; имя самое алгебры есть арапское, которые ее называют Алжабр Валмукабала, то есть наверстать или соравнять ». A.D. Kantemir, Сочинения ... (Œuvres), 1867, vol. 1, p. 28. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 71 À l’époque de son ambassade à Paris, l’algèbre devient une des occupations préférées du prince qui rédigera un Manuel d’algèbre. Le manuscrit figure sur l’inventaire de la bibliothèque de Kantemir établi après sa mort par le secrétaire de l’ambassade russe à Paris, Heinrich Gross 21 , mais est actuellement supposé perdu. Remarquons qu’à l’époque où Kantemir crée son Dictionnaire, la linguistique comme telle n’existe pas encore, la langue russe, comme la littérature, sont en pleine période de formation, mais les connaissances dans ce domaine suffisent pour que se fasse sentir le besoin d’un ouvrage comme celui-ci. Le Dictionnaire de Kantemir s’inscrit dans la logique de l’écriture polygraphe par sa nature double. Il est en même temps un dictionnaire bilingue traditionnel (qui donne le mot et sa traduction) et un dictionnaire de type encyclopédique (qui donne le mot et son explication). Si l’auteur se contente de traduire, par exemple, apostol par apôtre, une simple traduction du mot apteka (« pharmacie ») ne lui paraît pas suffisante. Ainsi, explique-til, que apteka ou, en français, apoticairerie est un « lieu ou boutique servant à garder les drogues ». De même, il définit le mot arsenal comme « lieu servant à garder les armes, garde-armes » 22 . Le procédé est le même, mais la langue dans laquelle l’auteur donne des explications diffère : le français dans un cas et le russe dans l’autre. Serait-ce un hasard ou une démarche voulue ? Il semble que ce ne soit pas un simple effet du plurilinguisme de l’auteur, mais un signe de l’évolution de sa stratégie littéraire. D’un côté, le Dictionnaire vise certainement le lecteur russe à qui il doit servir d’outil pour apprendre la langue française. De l’autre, l’auteur a pour but d’initier le public francophone et, plus largement, européen, à la langue et la culture russes. L’ouvrage tend manifestement à réduire l’abîme qui séparerait la langue et la culture russes de la langue et de la culture françaises. Kantemir ne cherche pas seulement à « légitimer » l’usage des mots français dans la langue russe, mais à démontrer que les mots français sont faciles à assimiler au génie de la langue russe. Grâce à cette étonnante capacité d’assimilation, 21 « В другом комоде, в камере, где князь умер, нашлось много сочинений его, например, переводы Корнелия Непоса, Эпиктета, начало Энеиды, Алгебра и разные стихи русские» (« Dans l’autre commode, dans la chambre où le prince est mort, il s’est trouvé beaucoup de ses ouvrages, p.ex. les traductions de Cornelius Nepos, d’Epictète, le début d’Enéide, l’Algèbre et des poèmes divers en russe »). V.N. Aleksandrenko, « К биографии князя А.Д. Кантемира », Варшавские университетские известия (« Contribution à la biographie du prince A.D. Kantemir », Nouvelles de l'Université de Varsovie), Varsovie, 1896, n° 2, section III, p. 9. 22 Le texte de l’original est en russe : « Место, где хранят оружие, оружехранительница». Ekaterina Vasilieva 72 n’importe quel mot français peut devenir russe. C’est ainsi que le mot avantage donne, en russe, toute une série de mots à des nuances différentes : avantažik, avantažec (« petit avantage »), avantažišče (« très grand avantage »). De même, abbé peut être abatiško (« pauvre petit abbé ») ou abatišče (« gros abbé »). Le mot air, quant à lui, entre dans la famille des mots aernyj (« aérien »), aerohodnik (« aérostat »), aerošestvuju (« je marche dans l’air »). L’intérêt porté à ces questions linguistiques et les jugements qu’il génère dans le cadre d’une « hiérarchie » des langues, peut nous conduire à nous interroger sur les implications diplomatiques d’une telle recherche. En ce sens, la polygraphie pourrait préparer Kantemir à ses futures fonctions. Si Kantemir interrompt son activité d’écrivain pendant près de cinq ans quand il prend ses fonctions d’ambassadeur, en novembre 1731, il continue pourtant à écrire. Il s’agit de ses relations diplomatiques envoyées à la Cour de Russie. L’ensemble des dépêches de Londres et de Paris représente une partie importante de l’héritage épistolier de Kantemir. C’est un type particulier d’écriture pratiqué, certes, tant par ses prédécesseurs que par ses successeurs, mais se rapprochant, sous la plume de Kantemir, de l’écriture purement littéraire. Le premier à avoir souligné la valeur littéraire des relations de Kantemir est son premier biographe l’abbé Guasco 23 . Dans la Vie d’Antiochus Cantemir, Guasco élève les lettres diplomatiques du prince au rang du meilleur de ses ouvrages : « Je ne fais pas mention de celui de ses ouvrages, qui seroit sans doute le plus estimé, s’il pouvoit voir le jour. Je veux parler des relations, qu’il a envoyées à sa Cour ... qui sont toutes bien écrites et dont plusieurs sont des chef-d’œuvre (sic) » 24 . Que l’abbé Guasco eût réellement accès aux relations secrètes d’un ministre étranger est fort incertain. Il n’en est pas moins vrai que les relations de Kantemir sont peutêtre mieux écrites que certains de ses ouvrages littéraires (par exemple, La Pétride (1730), poème épique écrit en l’honneur de Pierre le Grand et unanimement reconnu comme manquant de génie 25 ). Les relations, au contraire, sont d’un style transparent, écrites dans une langue très indépendante de la tradition slavonne, même si l’on voit s’y glisser certains mots slavons (pače (« notamment »), poneže (« parce que »), učinit’ («faire ») etc.) ou de formes anciennes (lorsque les infinitifs des verbes se terminent 23 Ottaviano di Guasco (1712-1781), abbé, écrivain et érudit italien, arrive à Paris en 1738, entre en contact avec Kantemir afin de solliciter des lettres de recommandation pour ses frères souhaitant se mettre au service de la Russie. Cette rencontre sera à l’origine d’une forte amitié entre l’abbé et l’ambassadeur. 24 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres..., p. 141-142. 25 Voir par exemple : L.V. Poumpianski, op.cit., p. 86. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 73 en -i, p.ex. byti (« être »), ispoln’ati (« accomplir »), postupiti (« procéder ») etc.). Pourtant les archaïsmes slavons frappent moins que tout un vocabulaire d’emprunts étrangers, pour la plupart des gallicismes, dont abonde chaque relation. Et même si la langue russe manque réellement des ressources nécessaires pour définir certaines notions étrangères, on ne peut s’empêcher de s’étonner devant la persistance des estima (« estime »), rekonsiliacija (« réconciliation »), diffikul’tety (« difficultés ») ou encore kommercij (« commerce »), proklamovat’ (« se proclamer »), ekskuzovat’ («excuser »), konket (« conquête ») 26 . Par l’européanisation de la langue de la correspondance diplomatique, Kantemir vise sans doute à rapprocher la langue russe des normes linguistiques de la diplomatie européenne, ambition qui s’inscrit dans un projet plus large, celui d’enrichir la culture de la Cour. Pour preuve, les descriptions de l’étiquette pratiquée à la Cour d’Angleterre et celle de France à l’égard des ministres étrangers, découvertes par Elizaveta Babaeva dans les Archives d’Etat des actes anciens (RGADA). Il est difficile de définir les circonstances dans lesquelles naît l’idée de ces textes. En effet, il s’agit de deux groupes de documents hétérogènes. Le premier, consacré au cérémonial anglais, comprend une description originale en français et sa traduction en russe, une annexe en français, de même traduite en russe, ainsi qu’une deuxième annexe en russe. Le deuxième, consacré au cérémonial français, regroupe les copies de deux textes allemands et leurs traductions en russe, une description originale en français et une annexe en russe 27 . Nous portons un intérêt particulier à l’annexe au cérémonial anglais et à la description du cérémonial français qui seules peuvent être identifiées comme étant de la main de Kantemir 28 . À en juger par sa lettre à Gian-Battista Gastaldi, secrétaire de la mission de Gênes à Londres, puis ambassadeur de la République de Gênes, Kantemir crée le premier de ces deux textes sur la base des renseignements fournis par le même Gastaldi qui sera, en outre, l’auteur du texte principal. C’est en ces termes que Kantemir s’adresse à son ami italien dans la lettre du 24 février 1739 : « ... par malheur on n’en peut pas encore trouver de vous supplier (sic) à vouloir m’envoyer les eclaircissemens sur les questions ci-jointes pour rendre plus complette la description du cérémonial que vous avez eu la 26 A.D. Kantemir, Реляции князя А.Д. Кантемира из Лондона, с введением и примечаниями В.Н. Александренко (Les relations du prince A.D. Kantemir de Londres, introduction et commentaires de V.N. Aleksandrenko). Moscou : éditions de la société impériale d’histoire et de culture ancienne russe de l’Université de Moscou, 1892-1903, t. 1-2. 27 Voir : E.E. Babaeva, op. cit., p. 54-72. 28 Ibid., p. 61. Ekaterina Vasilieva 74 bonté de m’envoyer » 29 . Comme autre témoignage indirect en faveur de l’hypothèse qui attribue les textes en question à Kantemir, on trouve cette inscription, sans doute de la main d’un copiste, sur une des pages du manuscrit : Description du cérémonial de réception des ambassadeurs à la cour d’Angleterre et de France. Faite par le prince Antiokh Kantemir. Description du cérémonial de la cour française suivi d’une annexe au cérémonial anglais à l’égard des ministres étrangers composé par son Altesse le prince Antioch Dmitritch Kantemir 30 . Remarquons que les deux textes sont rédigés directement en français, ce qui est une pratique plutôt rare chez Kantemir, bien qu’on lui connaisse d’autres ouvrages en français dont le Madrigal à madame la duchesse d’Aiguillon et les Vers sur la critique, sans parler de sa correspondance. Quelque incontestable que soit l’intérêt de Kantemir pour toute action qui vise à enrichir la culture de son pays, rien ne vient confirmer que l’idée du cérémonial appartient à Kantemir lui-même. Avec plus de certitude on peut affirmer que d’apprendre les habitudes des cours européennes est une des ambitions de l’impératrice Elizaveta Petrovna. Ne serait-ce en vue des fêtes à l’occasion de son prochain sacre que l’impératrice, qui vient de monter sur le trône, envoie, le 19 décembre 1741, ce rescrit à son ministre à Paris : ... bien que vous ayez déjà envoyé les descriptions des cérémoniaux pratiqués là-bas à l’égard des ambassadeurs et autres ministres étrangers, je souhaiterais avoir encore une description similaire relative à d’autres usages de la cour et aux manières observées les jours des fêtes publiques, comme le sacre ou autres, mais aussi à tout ce qui concerne le cérémonial et l’étiquette 31 . 29 Helmut Grasshoff, « A.D. Kantemir und Westeuropa. Ein russischer Schriftsteller des 18. Jahrhunderts und seine Beziehungen zur westeurop ä ischen Literatur und Kunst », Deutsche Akad. der Wissenschaften zu Berlin. Veröffentlichungen des Instituts für Slavistik, Berlin, 1966, n° 35, p. 312. 30 Le texte de l’original est en russe : « Описание церемониала приема послов при французском и английском дворах. Составлено кн. Антиохом Кантемиром. Описание церемониалу француского двора и с пополнением аглинского церемониалу с чюжестранными министрами сочиненному чрез его С кнзя (sic) Антиоха Дмитричя Кантемира ». L’orthographe de l’original est conservée. E.E. Babaeva, op. cit., p. 54-72. 31 Le texte de l’original est en russe : « … хотя уже присланы вами сюда описания церемониалов тамошняго двора, касательно послов и других чужестранных министров ; теперь же нам желательно такое же описание о прочих при тамошнем дворе обыкновениях и поведениях в публичных торжествах, как коронациях, так и других случаях, и вообще обо всем, что касается A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 75 L’observation de la vie de la cour est, effectivement, un souci permanent de l’ambassadeur à partir de la fin de l’année 1738. C’est alors qu’il se met à chercher des premiers renseignements sur les us et coutumes de la cour d’Angleterre. Les observations qui n’entrent pas dans les Descriptions trouvent leur place dans les relations officielles. Ainsi, sans être un ouvrage achevé, cet énorme corpus de textes a l’intérêt d’une étude ou d’un essai sur la culture diplomatique, genre plutôt inattendu chez un traducteur des Odes d’Anacréon ou un auteur des Satires. En effet, on voit l’horizon de son génie créateur s’élargir considérablement avec l’entrée de Kantemir en fonction d’ambassadeur. Désormais, son activité littéraire se retrouve sous l’influence de son activité diplomatique. Celle-ci se déroule dans un contexte de méfiance, voire d’appréhension à l’égard du pays dont il vient représenter les intérêts. Kantemir en parle dans sa lettre du 3 février 1737 adressée à Théodore Chavignard de Chavigny, ministre de Louis XV en Angleterre de 1731 à 1737 : « Je ne veux pas croire que vous m’ayez déjà oublié ; je l’attribuerai [ce long silence] plus tôt à une cause politique. Qui sait, s’il n’est pas encore dangereux pour vous d’entretenir correspondance avec un Russe ? » 32 . Et si, dans ces circonstances, Kantemir réussit à établir des rapports corrects avec ce pays, c’est avant tout grâce à ses qualités de diplomate. Mais il est aussi un homme de lettres et pour lui sa plume d’écrivain est une arme politique tout aussi efficace que l’art de la négociation. Déjà en 1729, la première satire de Kantemir qui s’intitule À ceux qui méprisent les études trouve une forte résonance politique. Kantemir se montre un critique acharné de tous les hommes d’État et surtout d’Église qui s’opposent aux réformes de Pierre le Grand en imposant l’ignorance. La deuxième satire, intitulée De l’envie et de la fierté des aristocrates de mauvaises mœurs, vise les aristocrates qui n’ont d’autre mérite que celui de porter le nom de leurs glorieux aïeux. Quoique lui-même descendant d’une famille noble, Kantemir se veut partisan du droit du mérite personnel. Les vices et les défauts de la nature humaine tels que l’avarice, l’hypocrisie ou encore la vantardise, font l’objet des autres satires. Que Kantemir ait un œil critique sévère sur les mœurs en Russie, comme en témoignent ses Satires, ne l’empêche pas, dès son installation à Londres et plus tard à Paris, de se тамошняго этикета и церемониала ». A.D. Kantemir, Сочинения ... (Œuvres), 1868, vol. 2, p. 222. 32 L.N. Majkov, « Материалы для биографии Кантемира », Сборник отдела русского языка и словесности Императорской Академии Наук (« Matériaux pour la biographie de Kantemir », Recueil du département de la langue et des belles-lettres russes). Saint-Pétersbourg : Imprimerie de l'Académie des Sciences, 1903, vol. 73, n° 1, p. 72. Ekaterina Vasilieva 76 convertir en défenseur zélé de la culture russe. Si, avant de quitter la Russie, son plus grand soin est d’enrichir la littérature, la langue et la culture russes, maintenant son activité littéraire a un double objectif. Tout en propageant les lumières parmi ses compatriotes, Kantemir ambitionne en même temps la propagation de la culture russe en Europe. Le projet du Dictionnaire russe et français en est une des étapes. Dans la première moitié du XVIII e siècle, la présence de la littérature russe en Europe est encore très faible. On peut lire dans le Journal universel de mai 1744 à propos de la prochaine édition de la traduction des Satires du prince Kantemir : « Ce sera le premier ouvrage qu’on aura vu en Europe dans cette langue » 33 . Si Kantemir veut voir ses Satires publiées en Europe, c’est parce que ses tentatives de les publier en Russie restent sans suite, mais c’est aussi une occasion, pour ce partisan du projet d’européanisation de la Russie, de familiariser le lecteur européen avec la réalité russe. C’est ainsi qu’à l’instigation de la duchesse d’Aiguillon, amie de l’ambassadeur et, comme lui, passionnée de belles-lettres, le livre est traduit en français 34 . La presse européenne ne tarde pas à répondre à cette nouveauté littéraire, sans manifester d’ailleurs beaucoup d’enthousiasme. Ce qui devrait avoir le plus grand intérêt pour un lecteur européen semble, au contraire, ne pas le toucher : Par la peinture des ridicules qui accompagnent l’ignorance, la grossièreté, la superstition, la bassesse des idées et des manières, il vouloit insinuer les vertus contraires. Cela met dans ces Satyres un ton relatif aux besoins de la Russie ; mais qui n’est pas tout-à-fait le nôtre. Certains traits qui ont du toucher et intéresser à Moscow et à Petersbourg, n’auroient aucun effet à Paris 35 . De même, Kantemir s’emploie avec ardeur à l’édition de l’œuvre de son père, Dimitri Kantemir, lui aussi connu en Europe comme écrivain et savant. Dans les premiers temps de son séjour à Londres, le jeune prince entreprend, avec l’aide de Paolo Antonio Rolli, poète et librettiste italien, une traduction italienne de L’Histoire de l’Empire ottoman de Dimitri Kantemir, rédigée en latin. Malheureusement, de nombreuses obligations diploma- 33 « Histoire littéraire. Nouvelles et mémoires littéraires et académiques », Journal universel ou Mémoires pour servir à l'histoire civile, politique, ecclésiastique et littéraire du XVIII e siècle, La Haye : L. Berkostre, mai 1744, p. 163. 34 À en croire l’abbé Guasco, Kantemir et Guasco traduisent ensemble les Satires en italien durant la dernière maladie du prince. Après la mort de Kantemir, Guasco aura traduit les Satires de l’italien en français. A.D. Kantemir, « Avertissement du traducteur », Satyres ..., p. 9. 35 Journal de Trévoux ou Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, avril 1750. Genève : Slatkine reprints, 1968-1969, p. 237. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 77 tiques l’empêchent de mener le travail à son terme et le manuscrit reste inachevé. Il se lie alors avec l’historien Nicholas Tindal pour lui confier la traduction de l’ouvrage en anglais 36 . L’édition anglaise de L’Histoire verra le jour en 1734 37 . Un an plus tard, l’ambassadeur est fort préoccupé par le sort d’un autre ouvrage qui, dès novembre 1735, devient l’objet principal des inquiétudes du gouvernement russe et oblige Kantemir à reprendre la plume. D’ailleurs, dans sa lettre du 6 janvier 1736 adressée au vice-chancelier Andreï Ivanovitch Ostermann, Kantemir ne peut pas cacher le plaisir avec lequel il se lance dans ce jeu politique et littéraire, car, effectivement, dans cette affaire sa fonction de diplomate va de pair avec sa vocation d’écrivain : Votre Excellence peut être rassurée que l’écriture ne m’a jamais été si agréable qu’elle ne l’est à cette occasion, car il s’agit de défendre et ma patrie et la bonne action de Votre Excellence à qui notre cour doit une bonne renommée dont elle jouit dans le monde entier 38 . Le livre qui menace la bonne renommée de la cour de Russie porte le titre de Lettres Moscovites. L’auteur, un certain Francesco Locatelli, vient d’arriver de Russie où il a le malheur de se faire arrêter et enfermer dans une prison, accusé d’espionnage 39 . La liberté de la presse anglaise ne fait que contribuer à la diffusion du pamphlet qui, dix ans après la mort de Pierre le Grand, présente ses sujets 36 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres ..., p. 63 ; F.Y. Prijma, « Антиох Дмитриевич Кантемир. Вступительная статья », Собрание стихотворений (« Antioch Dmitrievitch Kantemir. Introduction », Recueil de poésies). Leningrad : Ecrivain soviétique, 1956, p. 20. 37 Selon Stefan Lemny, l’édition anglaise de L’Histoire de l’Empire Ottoman date de 1735. Stefan Lemny, Les Cantemir : l’aventure européenne d’une famille princière au XVIII e siècle. Paris : Éditions Complexe, 2009, p. 307. 38 Le texte de l’original est en russe : « ... могу ваше сиятельство покорно удостоверить, что николи охотнее за перо не принимался, как при сем случае, имея защищать и отечество, и вашего сиятельства изрядное поведение, от котораго двор наш при всем свете заслужил себе крайнюю репутацию ». L.N. Majkov, op. cit., p. 39. 39 Pour plus de détails voir : M.A. Obolenski, « Сведения об авторе книги Lettres Moscovites », Библиографические записки (« Informations sur l'auteur du livre Lettres Moscovites », Notes bibliographiques), 1859, № 18, p. 545-553 ; V.Y. Stojounine, « Князь Антиох Кантемир в Лондоне (Из биографии Кантемира : 1732-1738) », Вестник Европы (« Le prince Antioch Kantemir à Londres (Pour la biographie de Kantemir : 1732-1738) », Messager de l’Europe), 1867, t. 1, p. 224- 273 ; t. 2, p. 97-139. Ekaterina Vasilieva 78 comme étant « aussi barbares qu’ils l’étoient long-tems avant son regne » 40 . Il ne reste à Kantemir d’autre moyen de préserver le prestige de son pays que celui d’une polémique littéraire. Par la même lettre à Ostermann, nous apprenons que Kantemir médite un livre sous forme de lettres. D’ailleurs à ce moment, soit vers le début de janvier 1736, le travail est déjà commencé 41 . La conception de l’ouvrage change au cours du travail qui dure deux ans. Le livre sort en Allemagne en 1738 sous le titre de Soi-disant Lettres Moscovites ou Une calomnie inconcevable et mille mensonges dirigés contre la brave nation russe et écrits par un certain Italien qui revient d’un pays étranger, sans indication du nom de l’auteur 42 . Ce n’est, en réalité, qu’une traduction allemande du livre de Locatelli, mais accompagnée d’une préface d’un ton extrêmement agressif et de vastes commentaires s’étendant à des dizaines de pages. Les Soi-disant Lettres Moscovites sont sans doute un ouvrage collectif, la traduction allemande ne pouvant pas être de Kantemir lui-même. Ainsi, la participation de Heinrich Gross, futur secrétaire de l’ambassade de Russie à Paris, dans la préparation de l’édition allemande des Lettres semble-t-elle, sinon évidente, du moins très probable. En effet, Gross rejoint la mission diplomatique en été 1736, exactement à l’époque où Kantemir travaille sur son ouvrage 43 . À la fin de l’année 1859, le baron Modest Andreevitch Korf, directeur de la Bibliothèque Publique de Saint-Pétersbourg, écrit à son correspondant intéressé par le problème : Une inscription que j’ai faite autrefois sur l’exemplaire de la traduction allemande de ce livre appartenant à la Bibliothèque Publique, dit que la traduction elle-même et les commentaires appartiennent à un certain Gross. Maintenant je ne saurai me rappeller d’où proviennent ses informations ; mais on ne connaît ici que deux Gross [Christian-Friedrich et Heinrich] ... Il 40 Francesco Locatelli, Lettres Moscovites. Paris : au [sic] depens de la Compagnie, 1736, p. 51. 41 « Впротчем опровержение на оную книгу я уже писать начал <…>. Сочинено оно будет под образом писем и составит хорошую книжку » (« D’ailleurs j’ai déjà commencé à écrire un démenti contre ce livre <...>. Ce sera un grand livre, en forme de lettres »). L.N. Majkov, op. cit., p. 39. 42 Titre original : Die so genannte Moscowitische Brieffe, Oder Die, wider die loebliche Russische Nation. Von einem aus der andern Welt zurueck gekommenen Italiaener ausgesprengte abentheuerliche Verlaeumdungen und Tausend Luegen. Franckfurth und Leipzig : Montag, 1738. 43 Voir la lettre de Kantemir à Christian-Friedrich Gross, frère d’Heinrich Gross. L.N. Majkov, op. cit., p. 47. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 79 n’y a aucun doute qu’il faut chercher le traducteur et le critique des Lettres Moscovites en la personne de celui-ci 44 . Cependant, certains auteurs contemporains 45 considèrent qu’« un auteur allemand » qui figure sur la couverture en guise du nom de l’auteur se rapporte, au contraire, à Christian-Friedrich, ancien professeur de Kantemir au lycée auprès de l’Académie des Sciences. Mais pourquoi une édition allemande ? L’affaire est trop délicate pour que ce choix se soit fait au hasard. Ne serait-ce pas lié à l’esprit antiallemand des Lettres qui « visent particulièrement les seigneurs étrangers au service de la Russie contre lesquels seigneurs l’auteur se répand en invectives inouïes » 46 ? Il s’agit avant tout des ministres Ostermann, Biron et Münnich, tous Allemands. Ainsi, sous le voile d’une apologie de la « brave nation russe » le prétendu compatriote desdits ministres cherchera, en même temps, à apaiser les angoisses liées au renforcement du pouvoir des étrangers en Russie. Car, effectivement, Locatelli n’ignore pas le mécontentement provoqué par la domination allemande à la Cour. En même temps, le mérite des Soi-disant Lettres Moscovites ne se réduit pas à donner un démenti à un livre « fort préjudiciable au ministère et tout le peuple russe » 47 . Il est ici question des commentaires qui constituent un texte indépendant au sein de la narration, tel un texte dans le texte, qui a la forme de ce type d’ouvrage qui est communément appelé en Europe « état présent » 48 . Depuis le XVI e siècle, la littérature européenne connaît beau- 44 La lettre de M.A. Korf à M.A. Obolenski du 10 novembre 1859 est publiée dans : M.A. Obolenski, « Дополнительные разыскания о судьбе книги Lettres Moscovite », Архив исторических и практических сведений, относящихся до России, опубликованный Н. Калачовым (« Recherches supplémentaires sur le sort du livre Lettres Moscovites », Archives des données historiques et pratiques concernant la Russie, publiées par N. Kalatchov), SPb, 1862, Livre 3, p. 3. 45 Voir par exemple : N.D. Bloudilina, « [А.Д. Кантемир, Х.Ф. Гросс] Так называемые Московитские письма », Россия и Запад : горизонты взаимопознания. Литературные источники XVIII века (1726-1762). Выпуск 2 (« [A.D. Kantemir, Ch.-F. Gross] Les soi-disant Lettres Moscovites », La Russie et l’Occident : les horizons de la connaissance réciproque. Les sources littéraires du XVIII e siècle (1726-1762). Série 2). Moscou : Institut de Littérature mondiale de l'Académie des Sciences de Russie, 2003, p. 153-291. 46 Lettre de Kantemir à Ostermann du 14 novembre 1735. A.D. Kantemir, Сочинения ... (Œuvres), 1868, vol. 2, p. 98. 47 Lettre de Kantemir à Ostermann du 6 janvier 1736. L.N. Majkov, op. cit., p. 39. 48 Dans sa relation du 13 février 1736 adressée à l’impératrice Anna Ioannovna, Kantemir propose de faire l’ouvrage sous forme d’une « description géographique et politique de l’Empire Russe qui existe dans tous les grands pays sous titre d’état présent » (« описания, как географического, так и политического, Российской Ekaterina Vasilieva 80 coup de ces « états présents » de la Russie ou de la Moscovie. Mais c’est un des premiers exemples d’une description historique, géographique et politique de la Russie faite par un Russe. Car l’histoire est encore un autre domaine convoité par Kantemir-écrivain. Selon son biographe, l’abbé Guasco, il « avoit aussi projetté une Histoire de Russie, pour laquelle il ramassoit des Mémoires » 49 , mais qui n’a jamais vu le jour à cause de la mort prématurée du prince. Le parcours littéraire d’Antioch Kantemir est, pour la littérature russe de la première moitié du XVIII e siècle, un exemple unique en son genre de l’écriture polygraphe. Il faut chercher les prémisses de son polygraphisme dans les conditions de sa vie et de son éducation. Certains disent que lorsqu’il parle ou écrit en italien, on peut se demander s’il n’est pas luimême Italien 50 , d’autres l’accusent d’être « plus Anglois que s’il fut né à Londres » 51 , d’autres encore l’appellent un « poète français » 52 . Et lui-même, il veut être « Russien » et défendre la cause de Pierre le Grand, comme il le fait dans sa fameuse lettre à madame Monconseil : Pour nous autres Russiens qui avons eu le bonheur d’être une fois ses sujets, nous ne saurions faire moins que d’avoir chère sa mémoire pour nous avoir tirés d’une honteuse obscurité et mis sur le chemin de la gloire, vers laquelle nous conduisent ses successeurs 53 . De cette diversité des modèles culturels qui constituent son Je naît l’œuvre littéraire de Kantemir. Chaque modèle apporte un nouvel élément dans son écriture en particulier et dans la culture russe en général, car, effectivement, империи, каковые имеются во всех знатных государствах под титлом « Ета презан »). Cit. : N.D. Bloudilina, « Так называемые Московитские письма, или Достойный ответ « клеветникам России » восемнадцатого столетия », Наш современник (« Les soi-disant Lettres Moscovites, ou une réponse digne aux calomniateurs de la Russie du XVIII e siècle », Notre contemporain), 2004, n° 4, p. 249-256. 49 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres ..., p. 141. 50 A.D. Kantemir, « Vie d’Antiochus Cantemir », Satyres ..., p. 63. 51 C’est l’opinion du secrétaire d’Etat Amelot. Cit. : L.N. Majkov « Введение. Дипломатическая служба кн. А.Д. Кантемира в Лондоне и Париже » (« Introduction. Le service diplomatique du prince A.D. Kantemir à Londres et à Paris »), op. cit., p. XII. 52 Voir : G. Lozinskij, « Le prince Antioche Cantemir, poète français », Revue des études slaves, 1925, t. V, p. 238-243. 53 L.N. Majkov, op. cit., p. 71-72. A. Kantemir : la polygraphie au service d’un écrivain-diplomate 81 le but final de son activité littéraire est de « réveiller en nous [les Russes] l’amour des sciences » 54 . Son entrée en fonction diplomatique marque un changement important dans sa carrière d’écrivain. Certes, Kantemir reste fidèle à l’idée de la modernisation de la littérature et de la langue russes. En même temps, son devoir de diplomate le conduit à défendre, auprès du public européen, la richesse et la singularité de la culture nationale de Russie. Cette tendance à la diversification de l’écriture que l’on observe chez Antioch Kantemir manifeste son polygraphisme. En effet, son œuvre vise le public le plus large : tant un jeune homme désireux de s’instruire qu’un homme d’Etat, un Russe ou un Européen sont également ses lecteurs. D’où le besoin d’utiliser les moyens littéraires les plus variés. La polygraphie, peut-être pour la première fois dans l’histoire de la littérature russe, s’impose comme une stratégie pour rendre service à la fois à un écrivain et à un diplomate. 54 Cit. : V. Drouzhynine, op. cit., p. 4. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Conceptions et pratiques de la polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle C AROLE C HAPIN ET S UZANNE D UMOUCHEL (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle) Selon le Trésor de la langue française, on considère communément, sous l’Ancien Régime, la polygraphie comme « un art d’écrire beaucoup, sans être spécialisé, sur divers sujets dans une perspective didactique ». On trouve simultanément chez Furetière une autre définition, plus éloignée de l’acception commune : Le Dictionnaire Universel indique que la polygraphie est « un art d’écrire en diverses façons cachées, comme aussi celui de déchiffrer ». La définition de Diderot dans l’Encyclopédie est sensiblement la même. La première définition pourrait tout aussi bien désigner l’activité de journaliste. Ensemble de textes courts de nature et de contenu différents, les périodiques, entre autres les périodiques littéraires, sont un exemple d’écriture polygraphique. Ce que l’on désigne sous le titre « périodique littéraire » recouvre néanmoins deux réalités, dont nous tâcherons de rendre compte : d’une part, les journaux de nouvelles littéraires, qui annoncent les parutions, décrivent des événements du monde des lettres et proposent des comptes rendus informatifs ou critiques de ceux-ci ; et d’autre part, les « spectateurs », ainsi nommés sous l’égide du Spectator de Steele et Addison, journaux à dimension essentiellement morale qui dissertent sur des sujets divers, dans un but pédagogique à destination d’une société de bonnes mœurs et d’un public « d’honnêtes gens ». Ainsi, l’écriture périodique apparaît naturellement didactique au XVIII e siècle. Le périodique littéraire est nécessairement polygraphique dans sa composition. Ce n’est donc pas cet aspect qui nous intéressera. Pour autant, les articles qui le structurent sont dotés d’une polygraphie interne intéressante à plus d’un titre : son étude enrichit la notion de polygraphie mais surtout précise la vocation du périodique. A priori, la seconde définition n’a rien à voir avec les périodiques littéraires et nous n’en aurions pas tenu compte si notre analyse n’avait pas Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 84 croisé la route d’un journal peu connu, publié en 1736, l’Observateur polygraphique, par le journaliste Jean-Baptiste La Varenne, et dont le projet rappelle singulièrement « l’art d’écrire en diverses façons cachées, comme aussi celui de déchiffrer » 1 : Il est essentiellement renfermé dans le Titre d’Observateur Poligraphique [sic] ; Titre rempli d’énergie, et qui n’a encore jamais été pris par aucun Ecrivain, que je sache ; Titre qui m’ouvre un champ illimité, pour annoncer à mes Lecteurs quantité de Vérité inconnues & de Faits innouïs ; Titre enfin à l’ombre duquel je me propose d’expliquer & de décider d’une manière aussi naturelle que surprenante tous les Phénomènes les plus extraordinaires & les Questions les plus interminables. L’importance de mon vaste & généreux dessein m’avait quasi déterminé à intituler ce rare Ouvrage ; le MOIEN DE PARVENIR, OU LE PASSE-PARTOUT DE LA SCIENCE & DE LA FORTUNE ; cependant toutes réflexions faites, j’ai préféré la qualité d’Observateur, qui m’a paru plus modeste & plus proportionnée à la méthode simple & naturelle dont je me servirai pour développer les sublimes principes de tous les Arts & les Sciences 2 . Si la première définition de la polygraphie est manifeste dans quantité de termes tels que « vérités, faits, tous les Arts & les Sciences », il n’en reste pas moins que le projet du journaliste est tout à fait original, et unique. La Varenne veut parler à ses lecteurs de choses « inouïes, extraordinaires, interminables, inconnues ». Il prend le contre-pied d’une esthétique qui rejette l’invraisemblance et l’irrationnel pour parler de choses a priori réelles mais absolument indémontrables. Et si la perspective didactique n’est pas absente de sa préface, il est évident que ce n’est pas le principal souci du journaliste qui prévoit de « décider d’une manière aussi naturelle que surprenante tous les phénomènes […] ». En d’autres termes, La Varenne cherche à surprendre sans se justifier. Il ne s’agit plus seulement d’éduquer le lecteur mais de l’attirer dans un jeu pour l’éblouir. En somme, alors que la première définition laissait supposer une clarté du discours, la seconde en est l’opposée : le discours doit être confus ou obscur. Dans son périodique, La Varenne réunit les deux définitions. De fait, il convient de s’interroger sur la pertinence de cette seconde définition dans un périodique littéraire. Pour ce faire, nous avons privilégié l’étude d’articles exemplaires constamment présents dans les périodiques littéraires de l’époque : la préface ou Avis au lecteur, le compte rendu 1 Le titre de ce périodique atteste, si besoin était, du lien évident entre la forme du journal et la notion de polygraphie. 2 L’Observateur, ouvrage poligraphique et périodique ou L’observateur Poligraphique, t. 1, n° 1, 2/ 01/ 1736 à Paris, p. 4-5. La seule collection complète de ce périodique se trouve à la bibliothèque municipale de Grenoble. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 85 d’ouvrage, et la dissertation sur des sujets variés. Ces trois types d’articles figurent dans la plupart des périodiques européens. C’est en insistant bien sur la dimension internationale du périodique au XVIII e siècle, notamment dans la dynamique des échanges entre la France et la Russie, que nous pourrons complexifier mais également préciser la notion de polygraphie. Quant à la méthode choisie, nous n’avons pu nous restreindre à la comparaison d’un périodique russe avec un français puisque nous souhaitions des articles sur des sujets communs. Cela a l’inconvénient de ne pas développer les jeux d’influences d’un périodique à l’autre mais présente l’avantage de donner un échantillon représentatif des journaux de l’époque. Les « Avis au lecteur » Les deux journaux sélectionnés, le Nouvelliste du Parnasse de Desfontaines et Granet, paru entre 1730 et 1732, et le Colporteur du Parnasse 3 de Tchoulkov, paru en 1770, ont été choisis pour leurs similitudes, dans le titre bien sûr, mais également parce qu’ils s’inscrivent dans une même tradition du périodique, celle des Spectateurs : on retrouve de nombreux points communs entre leur contenu, leur tonalité (plutôt sarcastique) et leur conception de la critique littéraire. Les titres de ces périodiques attirent l’attention, non par la mention du Parnasse - attendue dans la perspective d’un journal littéraire 4 - mais par la volonté du rédacteur de se définir. Le journaliste français est un « nouvelliste », et même si, dans ce contexte, le nom est un quasi-synonyme de celui de journaliste, il est nettement moins connoté. A contrario, le journaliste russe s’éloigne résolument du titre d’auteur pour s’appeler « colporteur ». Cette ambiguïté témoigne d’une conception toute particulière de l’auctorialité dans un périodique littéraire. Notion d’auteur Les Avis au lecteur se focalisent bien souvent sur cette notion et n’hésitent pas à la remettre en question, ce qui a pour conséquence directe de rendre problématique la notion d’écrivain polygraphe. Si le journaliste est poly- 3 La traduction initiale du titre du journal Parnaskij Chepetil’nik (Парнаский Шепетильник) était Le Vendeur du Parnasse ; la traduction Colporteur du Parnasse, adoptée ici, nous a été suggérée lors du colloque du 13 juin 2009. 4 Jean Sgard dénombre cinq périodiques dont le titre mentionne le Parnasse dans son Dictionnaire des Journaux, 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, deux volumes, XI-1209 p. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 86 graphe, quels enjeux découlent de son refus du nom d’auteur ? Est-ce par refus de la polygraphie ? Ou au contraire par une conscience forte du statut particulier du journaliste ? Dans nos deux textes, la question n’est pas posée de la même manière. Le Colporteur du Parnasse fait preuve, dès les premières lignes du journal, d’une modestie tout ironique, qui suppose qu’il ne mérite pas le nom d’auteur. Beaucoup de gens me donnent le nom d’auteur sans savoir si je souhaite être appelé ainsi. Le titre est prestigieux et agréable à entendre, mais pour en être réellement digne, alors je trouve en ma personne de nombreux obstacles, c’est pourquoi je renonce solennellement à cette honorable appellation, laissant la place à des gens du plus grand mérite, qui se chargent de tout, et qui à cause de l’immensité même de leur savoir ne mènent à terme aucun travail, bien que finis coronat opus, la fin couronne l’œuvre 5 . Le Nouvelliste, au contraire, semble rejeter le titre de journaliste avec mépris, alors même qu’il revendique une activité toute journalistique, et avant tout polygraphe, celle de diversifier les sujets et les réflexions : On s’étendra particulièrement sur les nouvelles pièces de Théâtre, & sur les petits Livres, qui ont le plus de cours dans le monde, préférant la liberté des réflexions à la régularité des extraits, dont on est résolu de s’abstenir, pour n’avoir aucunement l’air de Journaliste 6 . Cette posture place le périodique sous l’égide du Spectator d’Addison et Steele, composé pour la plus grande part de réflexions contrairement aux journaux qui se contentent de faire de la critique littéraire à partir de longs extraits de textes. Néanmoins, lorsque le nouvelliste veut différencier son ouvrage, il ne refuse plus le titre de « journaliste » : Il y a des Journalistes qui ne sont pas si scrupuleux. Enfin nous observerons toujours le précepte qu’il exprime ainsi : Nihil Criticus det rivalitati. S’il nous échappe un jour d’enfreindre ces loix [sic], nous en demandons pardon d’avance 7 . Les deux attitudes ont un but et un effet communs : rejeter un titre trop vite attribué, et particulièrement un titre qui correspond à une acception traditionnelle, définie, et par là même faisant obstacle à la liberté et à la variété. Le périodique, polygraphique par essence, a donc vocation à définir la 5 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 2. 6 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Avis au lecteur, p. 3-4. 7 Ibid., 1731, t. 2, Lettre XVII (qui introduit le second tome à la façon d’une préface), p. 11. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 87 figure du polygraphe, ce qui ne peut se faire si ce dernier est limité par des catégories traditionnelles d’écriture. Le refus du statut d’auteur ou de journaliste ne signifie pas l’absence d’une figure forte d’auctorialité, bien au contraire 8 . Ainsi s’impose un « je » très fort, première personne assumée bien qu’indéfinie. Les postures adoptées semblent n’être que des leurres : colporteur et non auteur, nouvelliste et non journaliste, le rédacteur s’impose et pourtant ne parle pas en son nom, il use d’ironie et de masques. Ainsi s’explique la multiplicité des voix dans les préfaces : le nouvelliste use et abuse du discours-citation, faisant appel par exemple à la figure d’autorité de Pierre Bayle : Si nous avions besoin de justifier notre conduite, nous ne pourrions, ce semble, mieux faire, que de nous appuyer de l’autorité de M. Bayle. « La République des Lettres (dit ce célèbre Ecrivain [Note de l’auteur : Diction. Crit. Art Catius Rem. D.]) est un Etat entièrement libre : on n’y reconnaît que l’empire de la vérité & de la raison, & sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit…. Chacun y est tout ensemble Souverain & justiciable de chacun. […] Mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un Auteur n’a pas tel & tel degré de lumières. Or comme il peut avec ce défaut de science jouir de tous les droits & de tous les privilèges de la société, sans que la réputation d’honnête homme & de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte, on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’Etat, en faisant connaître les fautes, qui sont dans un livre. Il est vrai qu’on diminue quelquefois la réputation d’habile homme, qu’un Auteur s’était acquise ; mais si on le fait en soutenant le parti de la raison, & pour le seul intérêt de la vérité, & d’une manière honnête, personne n’y doit trouver à redire [Note de l’auteur : Dictionnaire critique et philosophique de Pierre Bayle] » 9 . La convocation de la parole de Bayle participerait d’un procédé relativement banal d’appui sur une figure fondatrice et respectée, pour donner du poids aux arguments, si elle n’était pas immédiatement surenchérie par la mention d’un ouvrage publié en 1731, le De criticis oratio du père Porée : Si cette autorité ne suffit pas, voici fort à propos un ouvrage nouveau qui vient à notre secours : c’est la nouvelle harangue du P. Porée, (De Criticis Oratio) imprimée depuis peu, & dont je vais vous rendre compte 10 . 8 Nous choisissons ce terme d’auteur par commodité, étant entendu qu’il ne signifie pas la même chose dans le contexte du périodique, et qu’il est sans cesse redéfini dans la pratique du polygraphe. 9 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII (qui introduit le second tome à la façon d’une préface), p. 5-6. 10 Ibid., p. 6. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 88 Il n’est donc pas tant question de faire appel à des figures d’autorité pour combler une incompétence ou faire preuve d’humilité, que de multiplier les voix en adoptant des figures, fictionnelles ou non, qui masquent et démasquent l’insaisissable auteur du texte. On retrouve le même procédé à l’œuvre dans le Colporteur du parnasse. Celui-ci est d’autant plus net qu’il fait appel à une figure de fiction : c’est la voix d’Apollon qui se charge de la critique des mauvais auteurs et de leurs lecteurs : Je vois que tu ne connais absolument pas ces gens : c’est une marchandise de telle espèce qu’aucune personne censée n’en voudra, mais pour les examiner, alors on commencera à se presser en grande foule autour de toi, et parmi ceux qui voudront en acheter il n’y aura que ces messieurs qui, au delà de leur pauvreté et de leurs forces, ne cherchent qu’à réunir chez eux une grande et belle compagnie. Ils achèteront aussi de ces poètes, mais uniquement pour accroître le nombre de serviteurs oisifs flânant dans la cour, tout comme ils achètent leurs livres simplement pour augmenter leur bibliothèque. Ces gens ne sont doués pour rien, et ils ne veulent s’employer à rien, à part à faire des vers, c’est pourquoi tu devras les céder gratuitement, t’en défaire à crédit, en te passant de reçu 11 . Apollon avait déjà pris en charge la transformation du « je », chargeant le personnage de départ de procéder à la vente des auteurs : créateur d’un personnage de fiction, il est aussi fausse voix qui décharge l’auteur premier de la critique. Polygraphie et polyphonie développent ici des liens indissolubles dans le but de multiplier les masques du polygraphe, à mesure que se multiplient les sujets et les postures adoptées. C’est bien la définition première de la polygraphie et la volonté affirmée d’adopter ce type d’écriture qui conduit l’auteur à redéfinir sa place. La variété des sujets est au cœur de la définition de l’écriture journalistique, modestement reléguée derrière la voix des auteurs ou d’Apollon lui-même, mais clamant haut et fort sa nécessité. C’est sur ce point que les rapprochements sont les plus aisés entre le texte russe et le texte français, comme si, par delà les différences de tradition et de culture, la notion de polygraphie était la première pierre de l’édifice journalistique. Cette variété des sujets est d’ailleurs contenue dans la description des productions du Parnasse, dont les deux périodiques rendent compte. Le Colporteur : Certains étaient désignés pour créer les élégies et les chants d’amour, d’autres pour être employés en qualité de sacristains dans des villages, d’autres encore en qualité de délégués et de responsables etc. Apollon, m’ayant donné le nom de scrupuleux et à ceux des mauvais poètes qui 11 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 4. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 89 demeuraient toujours au Parnasse celui de chiffons du Parnasse, m’ordonna de les vendre aux enchères ici, à Saint-Pétersbourg la capitale, et d’utiliser les sommes rassemblées pour la subsistance de cette espèce de gens qui, bien qu’ayant beaucoup appris, est incapable de raisonner 12 . Et le Nouvelliste : Car vous savés [sic] qu’il [Apollon] n’est pas seulement le Dieu des Vers, mais qu’il est le Dieu de toutes les Sciences & de tous les beaux Arts, & que toute sorte d’ouvrages d’esprit a cours sur le Parnasse 13 . Quiconque revendique un lien avec le Parnasse, comme le fait le journaliste littéraire, est soumis à cette diversité des sujets. Le Colporteur le rappelle à la fin de l’Avis au lecteur, en guise de transition vers la vente des auteurs dramatiques, article qui suit directement notre texte : Ce marché consistera en la vente des rimeurs ainsi que des auteurs de qualité, pour qu’il y ait à la fois des choses drôles, mais aussi d’importantes et d’utiles ; de mes propres œuvres ; et d’œuvres antiques qui mériteront la curiosité de ceux qui ont du goût pour celles-ci 14 . Le Nouvelliste, qui conclut également sur la diversité des sujets qu’il va aborder, met en avant l’utilité et la nécessité de celle-ci : Nous continuerons désormais de vous écrire sur le même ton & avec la même ponctualité, & de vous exposer nos pensées sur tous les nouveaux écrits qui paraîtront. Ce sont d’utiles mémoires, si je ne me trompe, qui pourront servir un jour à l’histoire du Bel-Esprit & des Talents de ce siècle 15 . Le trajet poursuivi par l’auteur dans les textes liminaires est particulièrement intéressant : ces deux derniers exemples, qui se trouvent de manière caractéristique à la fin des textes, voient disparaître la modestie ou le mépris affiché pour un titre au début des articles. Le colporteur se reconnaît « auteur » lorsqu’il mentionne ses propres œuvres et le nouvelliste se fait mémorialiste, écrivain ou tout du moins homme investi d’une mission d’écriture régulière et utile à la société. C’est d’ailleurs ainsi qu’il définit sa position particulière lorsqu’il entre dans le débat avec le Père Porée : Le P. Porée exige dans la seconde partie de son Discours, qu’un Critique sache tout, & soit un homme universel. Mais ne suffit-il pas qu’il ait des 12 Ibid., p. 3. 13 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Lettre I (qui introduit le premier tome à la façon d’une préface), p. 6. 14 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 5. 15 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII (qui introduit le second tome à la façon d’une préface), p. 2. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 90 lumières supérieures par rapport au sujet particulier qu’il embrasse ? Je critique une Histoire, une Harangue, une Tragédie : faut-il pour cela que je sois Géomètre ou Théologien ? Un homme de goût a-t-il besoin d’érudition, pour porter son jugement sur des ouvrages de goût ? Un Philosophe a-t-il besoin de savoir l’Histoire pour renverser un faux système de Physique ? Pour exercer la critique par rapport à la Grammaire, il faut (si l’on en croit notre Orateur) savoir les langues. N’est-ce pas bien assez de bien savoir celle dont il s’agit ? Faut-il comme il le dit encore, savoir à fond la Mythologie, pour bien juger d’un ouvrage de Poésie ? Il aurait été plus court, ce me semble, de dire simplement, qu’un Critique doit être très éclairé sur la matière dont il entreprend de juger, & surtout avoir du bon sens & de la Logique 16 . Justifiant sa position, le journaliste-critique nous propose une définition du polygraphe, la plus simple certes, mais qui prend ici une valeur toute particulière. Assumer d’être celui qui maîtrise « l’art d’écrire beaucoup, sans être spécialisé, sur divers sujets dans une perspective didactique », c’est accepter un titre, une définition de son art. Si l’auteur l’assume, c’est justement parce que cette définition, loin d’imposer des bornes, lui offre la liberté nécessaire pour exercer son métier. De fait, le titre d’auteur, refusé au début de l’article, est finalement accepté par le Colporteur du Parnasse : « Au début de cette entreprise l’auteur, ou le collecteur de l’édition, fait un grand effort afin de ne pas laisser pénétrer tout ce qui pourrait nuire à son harmonie » 17 . Ainsi est pleinement justifiée l’analyse de la polygraphie dans les périodiques : si dans ce cadre, la définition de celui qui tient la plume ne correspond à aucune des catégories traditionnelles, la convocation répétée de la première définition de la polygraphie et le recours aux jeux de masques permettent au journaliste de revendiquer un titre d’auteur redéfini, non emprunté à tort mais caractéristique de sa position de polygraphe. Une fois assumée, celle-ci se manifeste par un sentiment de supériorité de l’auteur. Ainsi, il est comme Apollon, qui déteste la sote prétention de ces Prosateurs, tâche par toutes sortes de moyens, de réprimer leur poétique orgueil. Mais comme c’est un Dieu bon & sage, qui ménage tout le monde, & tolère tout, il se contente d’en rire en cent façons différentes 18 . 16 Ibid., p. 18-19. On remarque la forte présence du « je » dans cette prise de position qui oppose le « journaliste » au Père Porée. 17 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 5. 18 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Lettre I, p. 7. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 91 Nous atteignons ici une première étape dans notre étude de la polygraphie dans les périodiques. La première définition : « art d’écrire beaucoup, sur des sujets variés, etc. », est largement assumée par le journaliste, au point que celle-ci lui permet, à un moment où sa place n’est pas encore définie, de décrire sa tâche et son écriture. Pour cela, il a choisi d’endosser plusieurs masques qui ne cessent de questionner son titre et sa définition même. Le journaliste n’hésite pas à recourir au mensonge comme dans l’exemple suivant : « Au reste, le stile de ces Lettres ne sera pas toujours le même, parce que c’est une société de quatre personnes qui ont entrepris cet Ouvrage périodique » 19 . Cette précision, donnée dès l’Avis au lecteur, est totalement fausse puisque les auteurs du journal ne sont que deux (Desfontaines et Granet). Il s’agit une fois encore de multiplier les masques et les possibilités stylistiques. Néanmoins, cela reste problématique dans la mesure où il est délicat de parler de polygraphie si l’œuvre a plusieurs auteurs. Comment, en ce sens, étudier la variété des sujets comme un type d’écriture et non comme un des aléas d’une collaboration entre plusieurs auteurs ? Nous proposons d’envisager la figure d’auteur différemment, dans le contexte du périodique, et de déterminer une figure auctoriale unique, polygraphe, qui change de masque dans le jeu de l’écriture. Cette figure, propre au périodique, serait celle de la ligne éditoriale définie dans les préfaces, renvoyant aux titres des journaux qui sous-entendent un personnage unique : colporteur ou nouvelliste. En ce sens, on peut s’interroger sur les enjeux génériques, stylistiques et de composition des sujets traités dans le périodique. Organisation de la variété des sujets La polygraphie interne à l’ouvrage périodique invite l’auteur, dès la préface, à mettre en valeur sa virtuosité, prouvant sa capacité à traiter tous les sujets, quels que soient les enjeux stylistiques qu’ils impliquent. La diversité annoncée des sujets justifie l’emploi de différentes catégories génériques, faisant de l’Avis au lecteur un miroir du périodique dans son ensemble. Pour rapidement s’en représenter le tableau, nous pouvons convoquer les extraits mentionnés plus haut : plume du mémorialiste, mise en scène de soi dans un dialogue quasi-théâtral, discours-citation… autant d’éléments qui amplifient l’impression de mélange. La dimension fictionnelle et / ou mythique nous semble être l’exemple le plus intéressant ici : centrale par sa présence dans le titre sous le nom du Parnasse, et commune aux deux textes, elle permet à l’auteur de justifier la diversité des sujets : 19 Ibid., Avis au lecteur, p. 4. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 92 Il est vrai que j’y ai des amis, qui m’apprennent exactement ce qui s’y passe. C’est avec leur secours que je vais tâcher de satisfaire votre curiosité. J’aurai même l’honneur de vous écrire toutes les semaines, & de vous informer de tous les nouveaux fruits que produit cette Montagne féconde, & de tous les événements qui pourront servir à l’Histoire de ce païs-là 20 . L’accumulation, l’hyperbole et la volonté d’exhaustivité apparaissent ici comme les causes premières de la polygraphie : c’est le Parnasse, producteur abondant d’auteurs de toute sorte, qui fait du journaliste littéraire un polygraphe, car c’est le seul moyen d’en rendre compte. On retrouve le même procédé dans le périodique russe : Les sources d’Hippocrène, de Castalie et le fleuve Permesse n’ont pu désaltérer de leurs eaux salvatrices une telle foule d’écrivains avides, et ils ont commencé à se tarir, en vertu de quoi le protecteur et dieu des sciences, le grand Apollon, afin de prévenir un tel malheur, en a désigné certains, avec l’aide et l’accord des muses, pour être envoyés dans des villes lointaines, en qualité de traducteurs et d’auteurs de sermons, et d’autres chants sacrés que l’on entend souvent dans les discours théologiques 21 . Ce type de justification n’est certes pas exceptionnel à l’époque : elle apparaît volontiers dès que la nécessité de rendre compte d’un objet complexe et disparate se manifeste à l’auteur. Maints ouvrages, à l’instar de Diderot dans l’introduction à son Salon de 1763, convoquent la figure de Vertumne, créature à plusieurs mains, ou celle d’un Dieu doté des mêmes aptitudes, pour expliquer leur projet 22 . Finalement, la construction fictive d’un ou de plusieurs personnages est nécessaire pour accéder à une écriture mouvante, capable de se fixer dans le moule de n’importe quel sujet : autrement dit une écriture polygraphe. Vertumne, Colporteur envoyé du Parnasse ou Nouvelliste se renseignant à son sujet, l’écrivain polygraphe doit sa définition aussi à la création d’un personnage. L’exactitude précise de la métaphore trouvée par Diderot ne doit pas cacher la spécificité de la démarche de nos journalistes. Idée déjà effleurée dans notre étude du polygraphe, il nous semble encore plus flagrant ici que le journaliste n’endosse pas un rôle, mais plusieurs, et que la polygraphie le conduit à changer continuellement de masque. Non pas Dieu 20 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1730, t. 1, Lettre I, p. 5-6. 21 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 2. 22 « Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous, mon cher ami, ce qu’il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un cœur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d’une infinité d’enthousiasmes différents ; une variété de style qui répondît à la variété des pinceaux : […] et dites-moi où est ce Vertumne-là ? », Diderot, Essais sur la peinture, Salons de 1759, 1761, 1763, Paris, Hermann, 1984, p. 181. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 93 à plusieurs mains mais créature à plusieurs têtes, le journaliste nous permet de proposer une nouvelle définition de la polygraphie : il ne s’agirait pas tant de pouvoir écrire sur différents sujets que de pouvoir se vêtir inlassablement de l’habit qui convient au sujet, d’en saisir la plume. En ce sens, la question de la diversité des rédacteurs se résout : nous pouvons définir la figure d’auteur polygraphe, non pas comme une personne, mais comme une figure ou une ligne éditoriale définie dans les préfaces comme insaisissable et donnant naissance à une multitude de persona. Si tout est figure, la diversité des masques et des plumes qui répond à la diversité des sujets n’empêche pas de sentir la présence d’une figure d’auteur forte. Ces premières analyses nous mettent sur la voie d’un texte journalistique à déchiffrer, notamment par la multiplication des voix et des masques. De fait, il semble que la seconde définition de la polygraphie, « un art d’écrire en diverses façons cachées comme celui de déchiffrer » ne soit pas absente de nos périodiques. Le rapport du journaliste littéraire à son travail, à ce qu’il annonce et enfin à la critique renforce cette idée. Il y a un décalage apparent entre l’entreprise annoncée, dans le Nouvelliste du Parnasse : Nous jugeons librement ; mais nous tâchons toujours d’assaisonner nos jugements, & nous nous interdisons absolument tout ce qui pourrait blesser personnellement qui que ce soit. Nous jugeons, parce que les Auteurs ne publient leurs ouvrages, afin qu’on en juge 23 . comme dans le Colporteur du Parnasse : Son [l’auteur] plus cher désir est seulement que cet ouvrage ne soit soumis à la méfiance de quiconque et que le lecteur soit informé que sa nature est la même que celle de tous les mortels, mais en ce qui concerne sa plume, bien que sans notoriété, elle est juste, respectueuse et de plus, elle ne sait ni flatter ni imiter 24 . et la réalité d’un texte volontiers critique et polémique. Ce décalage entre le programme du périodique et sa mise en œuvre est autorisé par les différentes voix mises à profit par l’auteur. Ainsi l’entreprise critique, masquée derrière une entreprise plutôt didactique et d’utilité sociale, est justifiée dans le Nouvelliste à l’aide d’une autre figure faisant autorité, le Père Porée : « S’il n’y avait point de Critiques, dit-il, pour les Ouvrages nouveaux qui paraissent, qu’aurions-nous de judicieux & d’exact dans la littérature » 25 ? La multiplication des masques confère une certaine vérité au message délivré par le périodique littéraire. Chaque nouvelle figure fait autorité en la matière. Autrement dit, dans un système polygraphique comme l’est le 23 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII, p. 4-5. 24 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 5. 25 Le Nouvelliste du Parnasse, Desfontaines et Granet, 1731, t. 2, Lettre XVII, p. 6-7. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 94 périodique, la portée didactique est tributaire d’une polyphonie et du travestissement de la voix auctoriale. Néanmoins, polyphonie et travestissement contribuent également à obscurcir le texte et favorisent l’expression d’une voix critique. En effet, le polygraphe crypte son texte, mais aussi sa personne, et chemin faisant laisse sur son lecteur une empreinte forte, obligeant celui-ci à une lecture soutenue, capable de suivre les détours de la polygraphie. Rapport au lecteur Tout acte critique correspond à une volonté d’influencer l’autre, notamment lorsque cet acte se fait sous le couvert d’une perspective didactique. De fait, le « narrateur » donne à son lecteur une place extrêmement importante dans son périodique. Il imagine ses réactions et n’hésite pas à se justifier : Vous nous avertissez néanmoins que certaines personnes, qui se plaisent d’ailleurs à lire nos Lettres, nous reprochent de faire quelquefois des réflexions sur des ouvrages qui ne sont pas de la dernière nouveauté ; de ne pas traiter un assez grand nombre de matières différentes dans chaque Lettre ; & enfin de faire un peu mal notre cour à plusieurs Auteurs modernes. Comme je crois ces reproches injustes, permettez-moi d’y répondre 26 . Le préambule à la justification oriente la lecture du texte qui suit en même temps qu’il affecte la lecture de l’ensemble du périodique. Le lecteur garde en mémoire la justification première du journaliste. Le dialogisme mis en place dans le texte permet de vérifier si le lecteur possède cet « art de déchiffrer ». En outre, le travail de déchiffrage demandé au lecteur l’oblige à participer à la construction du sens du texte. De fait, la critique masquée se révèle paradoxalement plus efficace qu’une critique ouverte, grâce à la présence d’un lecteur en action. Celui-ci est d’ailleurs susceptible de se voir endosser un masque comme le souligne le périodique russe : Chacune de leurs œuvres et de leurs inventions ont été louées en public, dans toute la ville ; et nous, pauvre compagnie, avons contemplé avec angoisse, en tremblant, les ouvrages de ces gens de grand esprit. Non seulement je n’osais rendre publiques les erreurs que j’y trouvais, mais rien que d’en avoir une opinion défavorable me donnait le frisson. A cause de notre timidité et de notre servilité, tant d’auteurs se pressent aux portes du 26 Ibid., p. 2. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 95 Parnasse, qu’en dernière inspection on pouvait compter plus de cent mille personnes 27 . On retrouve les mêmes jeux énonciatifs remarqués précédemment. Le journaliste fait alors plus que de modifier ses personnages dans une écriture polygraphe variant au gré des sujets : il propose différentes persona au lecteur, au gré des articles, ou, comme ici, dans un seul et même article : le lecteur veut-il être faible, être critique, ou appartenir à la catégorie des pédants citée plus bas ? Je vois que tu ne connais absolument pas ces gens : c’est une marchandise de telle espèce qu’aucune personne censée n’en voudra, mais pour les examiner, alors on commencera à se presser en grande foule autour de toi, et parmi ceux qui voudront en acheter il n’y aura que ces messieurs qui, au delà de leur pauvreté et de leurs forces, ne cherchent qu’à réunir chez eux une grande et belle compagnie. Ils achèteront aussi de ces poètes, mais uniquement pour accroître le nombre de serviteurs oisifs flânant dans la cour, tout comme ils achètent leurs livres simplement pour augmenter leur bibliothèque. Ces gens ne sont doués pour rien, et ils ne veulent s’employer à rien, à part à faire des vers, c’est pourquoi tu devras les céder gratuitement, t’en défaire à crédit, en te passant de reçu 28 . Il va de soi que le lecteur choisit la posture critique, s’habitue à lire le polygraphe, apprend l’art de déchiffrer mais aussi l’art de changer de peau et de mode de lecture, sans être spécialiste, devant des sujets variés. A ce stade de notre analyse, il convient d’insister sur la mise en place, dès la préface ou Avis au lecteur, d’un pacte de « polylecture » (dialogisme). En effet, la polygraphie consiste en un décalage sur plusieurs niveaux : décalage entre le but affiché (didactique) et le but masqué (critique). décalage entre l’acceptation feinte des catégories habituelles et la modification de ces catégories. En ce sens, l’art d’écrire en diverses façons et la (fausse) polyphonie sont surtout des supports pour un jeu de masques (une seule voix, différents rôles). On peut dire que polygraphie tient en la démultiplication des persona plus que des sujets. Le lecteur, lui aussi, se voit attribuer différents rôles. Ainsi la polygraphie laisse une empreinte sur lui de deux manières : en le faisant déchiffrer (pacte de lecture), et en lui attribuant des rôles. La polygraphie est donc bien une entreprise didactique mais est surtout une 27 Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, p. 3. 28 Apollon s’adresse à l’auteur du journal. In Le Colporteur du Parnasse, Tchoulkov, 1770, p. 4. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 96 entreprise critique, un outil argumentatif et un moyen d’impact pour le journaliste qui fait ainsi une force de la faiblesse présumée de son statut d’auteur à la définition particulière. Si le dédoublement, la multiplication des masques et la trace laissée sur l’autre sont réellement des enjeux de la polygraphie, cela est bien plus visible et probant dans le cas des échanges internationaux. L’influence et l’entreprise de compréhension de l’autre nécessitent une plus grande variété et des décalages plus nombreux. Ces modifications apparaissent dans les traductions, l’organisation des périodiques et au sein des articles, autant de signes d’une écriture polygraphe qui s’organise par commodité, mais aussi dans une perspective d’échange et d’influence. En ce sens et avant de passer à l’étude des textes de compte rendu et critique littéraire, il nous faut souligner la ressemblance entre les deux Avis au lecteur : aucune preuve ne permet d’affirmer l’influence du Nouvelliste du Parnasse sur le Colporteur du Parnasse, toutefois, la communauté d’idées, de formes, de structures et de figures tutélaires convoquées conduisent à mettre en évidence la possible transmission entre les périodiques russes et français, dans laquelle l’usage de la polygraphie joue un rôle majeur. Comptes rendus Contrairement aux journaux précédents, les deux périodiques qui ont retenu notre attention appartiennent à la catégorie des « nouvelles littéraires ». Ils n’ont pas ou peu de lien avec les périodiques du type des spectateurs et rendent compte des œuvres qui paraissent. Néanmoins, ils ont tous deux un statut particulier parmi les autres journaux de « nouvelles littéraires » : la Correspondance Littéraire de Grimm appartient à la fois au genre de la lettre et à celui du périodique tandis que la Collection des meilleurs écrits pour la diffusion du savoir et le divertissement du professeur de l’université de Moscou Johann Gottfried Reichel est autant un recueil de textes qu’un journal. La question du genre de ces textes participe de la polygraphie, au même titre que les corpus de sujets diversifiés comme cela est sous-entendu dans les titres. L’article du compte rendu complexifie la dimension interprétative pour le lecteur : celui-ci a connaissance d’un texte premier (donné en traduction dans le texte russe), ou tout du moins en connaît l’existence (signalé dans le texte français). Apparaissent la figure problématique et polygraphe (car maîtresse d’une écriture à déchiffrer) du critique et la figure difficilement définissable de l’auteur-traducteur. Ces figures nous forcent à reconsidérer La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 97 avec attention les axes proposés plus tôt : l’organisation interne du texte sous l’influence polygraphique et le rapport conséquent au lecteur. Figure du critique Les deux articles, qui datent respectivement de 1762 (Collection) et 1764 (Correspondance Littéraire), commentent la « querelle » qui a opposé Rousseau à Voltaire suite au tremblement de terre de Lisbonne. Voltaire avait rédigé un poème qui exprimait son peu de foi en la Providence et qu’il a envoyé à Rousseau. Ce dernier, qui ne partageait pas les sentiments de Voltaire le lui fit savoir dans une lettre, non destinée à la publication, mais qui, à la suite d’une indiscrétion de Formey, a circulé en Europe et a été très rapidement traduite en russe 29 . Ces échanges se sont effectués peu de temps après le désastre de Lisbonne (1755) et ce n’est que quelques années après que le public en entend parler. Au début de l’article, la Correspondance Littéraire décrit la lettre de Rousseau en termes neutres : La plus considérable de ces lettres [sur plusieurs lettres écrites par Rousseau] est celle qu’il écrivit à M. de Voltaire, il y a huit ans, à l’occasion du tremblement de terre de Lisbonne, où il défend les principes de l’optimisme contre le poème que M. de Voltaire publia à cette occasion* 30 … Or, l’article de compte rendu a essentiellement une vocation critique. De fait, la neutralité adoptée est ici en complet décalage avec le reste de l’article qui prend fermement position pour Voltaire, ou plutôt peut-être contre Rousseau. Le journaliste adopte une posture masquée, soi-disant objective et sans parti-pris. Dans le périodique russe, la critique littéraire est assumée dès le départ. Le journaliste prend en charge le travail de commentaire : « j’ai commenté sa lettre… » 31 . Et bien qu’il ait pris soin de consolider sa critique en arguant d’une certaine neutralité (il critique Voltaire et Rousseau), il n’en reste pas moins que le parti-pris est évident. Le texte n’a pas besoin d’être cité, le journaliste-critique défend Rousseau au moyen 29 Il s’agirait même de la première traduction de Rousseau en Russie, selon T. Barran in Russia reads Rousseau, Oxford, 1998 (Chap. 1). 30 La Correspondance Littéraire, Grimm et Meister, 1764, 1 er décembre, p. 123-124. 31 Collection des meilleurs écrits pour la diffusion du savoir et le divertissement (ou bibliothèque amusante, au sujet de diverses choses physiques, économiques ou appartenant à la manufacture et au commerce.), 4 e partie, octobre, novembre et décembre 1762, Johann Gottfried Reichel, n° XIII, « Commentaire sur la lettre qui suit, envoyée par M. Rousseau à M. Voltaire », p. 231. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 98 d’éléments biographiques généraux en même temps qu’il attaque Voltaire et son orgueil légendaire ou son manque de sérieux. Cependant tout homme de qualité mérite sa gloire. [Le travail de Rousseau] dans la grande Encyclopédie parisienne est essentiel. Et bien que presque toutes ses œuvres abondent d’arguments contradictoires et imaginaires, cependant la majorité de ses livres méritent d’être lus et retenus. La lettre suivante s’arme contre Voltaire de moyens bien plus courtois et plus forts 32 . Chaque périodique défend son champion. Le journal français en jouant sur le décalage entre la neutralité affichée et l’ironie qui structure le reste de l’article : Ces deux hommes célèbres me paraissent avoir fait revivre les personnages de Démocrite et d’Héraclite : tant les hommes se ressemblent en tous les temps. L’un gémit et pleure toujours, l’autre rit et se moque de tout. Si M. Rousseau avait été en guerre avec M. de Pompignan, et qu’un parent de ce dernier, officier dans les troupes du roi, lui eût écrit une lettre menaçante, il aurait crié à l’assassin ; l’état militaire et le genre humain en général aurait remboursé cent mille injures de cette aventure ; M. de Voltaire reçoit cette lettre, s’en moque, et écrit à M. le duc de Choiseul : « Monseigneur, voilà une cruelle famille pour moi ; ce n’est pas assez que l’un m’ait écorché les oreilles toute sa vie avec ses vers, en voilà un autre qui veut me les couper**… » 33 . La Correspondance Littéraire construit une fausse anecdote destinée à ridiculiser Rousseau en l’imaginant dans une situation vécue par Voltaire. L’article n’utilise aucun argument sérieux mais parvient à dévaloriser la lettre de Rousseau et à mettre en avant l’humour de Voltaire. La multiplication des tonalités, la mention des deux philosophes antiques et l’invention de l’anecdote : tout cela nous place d’emblée dans la polygraphie. L’article de compte rendu est aussi le lieu de la plaisanterie et de la référence littéraire. Le périodique russe procède de la même façon mais sans privilégier les mêmes tonalités. La polygraphie interne mise en œuvre montre différentes persona : le critique mais également le traducteur. La multiplication des persona et des fonctions des textes (informative, critique, humoristique) oblige le lecteur à un déchiffrage permanent des 32 Ibid., p. 233. 33 La Correspondance Littéraire, Grimm et Meister, 1764, 1 er décembre, p. 123-124. La citation donnée par le journal n’est pas exacte : cf. la lettre de Voltaire (mars 1762, tome LXII, p. 231 de l’édition de Lequien) : « J’ignore ce que mes oreilles ont pu faire aux Pompignan. L’un me les fatigue par ses mandemens, l’autre me les écorche par ses vers, et le troisième me menace de les couper. Je vous prie de me garantir du spadassin : je me charge des deux écrivains ». La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 99 articles qu’il découvre. De fait, il devient également polygraphe selon la seconde définition, « art de déchiffrer ». Le journaliste-critique, par l’emploi de la polygraphie, crée ainsi un pacte de lecture spécifique, plus critique que didactique. Manifestations de ce brouillage Les différentes manifestations de ces figures constituent à la fois une difficulté et un jeu pour le lecteur polygraphe qui répond favorablement au pacte de lecture. Déjà, le titre annonce au lecteur qu’il va lire, par exemple dans le cas du périodique russe, une « collection », un ouvrage de non spécialiste portant sur des sujets divers. Mais il s’agit aussi, afin de « diffuser le savoir et le divertissement », d’un dialogue entre les auteurs et les lecteurs, dialogues cryptés et d’ailleurs compliqués par la présence systématique de deux auteurs, l’original et le traducteur qui prend en charge le commentaire. La présence d’un pré-texte et les sous-entendus dans le commentaire renvoient à la seconde définition de la polygraphie, tandis que la multiplication des figures permet d’envisager le polygraphe comme un être multiforme certes, mais toujours conforme à la ligne éditoriale fixée. Le journaliste est polygraphe dans le sens où cette figure de journaliste est celle qui est mise en place dans la préface du périodique. En cela, il est possible de parler de polygraphie malgré la présence de différents journalistes. Finalement, qu’il y ait un ou plusieurs journalistes, et même si les masques ou recours à des figures d’autorité sont constants, il est possible de parler de polygraphie, dans la mesure où seule une persona de journaliste est à l’œuvre dans ces articles : celle de la ligne éditoriale. Justement, les deux articles témoignent chacun d’un réel parti-pris pour l’un des philosophes. La Collection est franchement favorable à Rousseau, bien qu’elle se protège d’une éventuelle association complète à un auteur qui remplit ses ouvrages d’idées « contradictoires et imaginaires ». La Correspondance au contraire, par le recours à la citation, choisit des anecdotes favorables à l’image d’un Voltaire rieur et plein d’esprit. Ainsi, dans le périodique français, le journaliste se fait narrateur d’un récit anecdotique et amusant qui relaye le ton de l’ironie voltairienne. La différence de tonalité entre les deux articles est peut-être alors liée, non à une différence nationale, mais à une contamination stylistique de son « favori ». Le journaliste utilise pour la défense de son auteur préféré le ton qui, aux yeux des lecteurs, le caractérise. La multiplication des persona, propre à l’écriture polygraphe, a permis ce jeu de rôle. Ici encore, donc, la polygraphie est autant une conséquence de la forme des périodiques, qu’un moyen utilisé en vue de leur efficacité esthétique et critique. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 100 Rapport au lecteur Dans les articles de compte rendu critique, le rapport au lecteur est fondamental, dans la mesure où l’essentiel du texte est écrit en vue de laisser une trace sur l’autre. Le texte est orienté, ce à quoi l’on pouvait s’attendre, mais ici de façon singulière : « La lettre fort curieuse adressée par Rousseau à Voltaire » 34 . Le journaliste n’explique pas l’emploi du qualificatif « fort curieuse ». A l’instar du journaliste de L’Observateur Polygraphique, le jugement critique n’est pas étayé et le lecteur doit se contenter de cette affirmation péremptoire. La polygraphie apparaît ici comme un outil critique, destiné autant à séduire le lecteur qu’à l’aguerrir, lui permettant d’affiner son regard. Ainsi fonctionnent les éléments de polygraphie interne, jouant du mélange des genres tout autant que de la métaphore ; autant de lectures cryptées qui transforment le lecteur du périodique en « polygraphe » de la lecture (s’il est possible de s’exprimer ainsi). Ces deux hommes célèbres me paraissent avoir fait revivre les personnages de Démocrite et d’Héraclite : tant les hommes se ressemblent en tous les temps. L’un gémit et pleure toujours, l’autre rit et se moque de tout 35 . Introduire des figures, auxquelles il est possible de se substituer, élaborer des mises en scènes ou des situations fictionnelles sont pour le journaliste polygraphe des moyens de modeler le lecteur à son image, pour le rendre plus sensible à la critique proposée. Le texte russe va plus loin encore, lorsque le rédacteur-traducteur justifie la publication de la lettre de Rousseau : J’ai commenté sa lettre pour la simple raison qu’elle montre un exemple pour tant d’hommes de qualité de l’intelligence avec laquelle un homme de raison doit lire des écrits, et vers quel danger nous entraînons notre jeunesse, si nous lisons sans jugement tout ce qui se trouve dans les livres des hommes de renom et des nouveaux auteurs, parce que plus les avis audacieux et irréfléchis abondent, plus la juste et utile vérité s’amoindrit 36 . La lettre de Rousseau n’est pas seulement intéressante en tant que telle, mais parce qu’elle est un modèle de lecture : Rousseau prouve qu’il a correctement lu le poème de Voltaire, avec « jugement ». Cette phrase est 34 Ibid. 35 Ibid. 36 Collection des meilleurs écrits pour la diffusion du savoir et le divertissement (ou bibliothèque amusante, au sujet de diverses choses physiques, économiques ou appartenant à la manufacture et au commerce.), 4 e partie, octobre, novembre et décembre 1762, Johann Gottfried Reichel, n° XIII, « Commentaire sur la lettre qui suit, envoyée par M. Rousseau à M. Voltaire », p. 234. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 101 d’ailleurs la clé de l’édifice polygraphique et plus exactement de la recommandation codée du journaliste à son lecteur : il y a mise en abyme. Le journaliste valorise le fait que Rousseau sache si bien lire Voltaire, et montre que lui-même a su si bien lire Rousseau, tout en recommandant ainsi discrètement au lecteur de savoir aussi bien le lire, lui le journaliste. Si la polygraphie propose un texte crypté, elle suppose un lecteur critique, dont Rousseau est ici le modèle. Le lecteur du périodique comprend qu’il doit lire ainsi les œuvres qu’il aborde (et ici, si l’on se fie au contexte, nous pouvons comprendre qu’il s’agit surtout des œuvres étrangères), il comprend également que les articles du journal proposent une lecture semblable, mais aussi qu’il doit lire avec un regard critique les articles de ce même journal. La polygraphie, pilier de la critique littéraire « douce » dans les périodiques, est aussi le fondement d’un dialogisme d’une parfaite efficacité. En somme, dans ce contexte, la polygraphie est surtout le moyen de laisser une trace sur l’autre, avec une dimension critique centrale. Le thème de la réception est au cœur de l’article - réception de Voltaire, de Rousseau, puis exemple de la réception idéale : Voltaire par Rousseau et Rousseau par le rédacteur-traducteur - et correspond à la volonté du rédacteur de guider les lecteurs dans une lecture orientée. La polygraphie est construite autour d’une "communication" nationale et internationale : l’article russe témoigne d’une volonté de faire connaître Rousseau, non pour ses idées mais pour sa lecture de Voltaire. L’emploi détourné de la lettre permet de parler : d’une influence du texte français sur le traducteur russe, d’une influence de la personne du traducteur sur la personne du commentateur (dédoublement), d’une influence du commentateur sur le lecteur, d’une influence de la lecture orientée sur le texte de départ (qui n’est pas lu de la même façon). La polygraphie formelle et personnelle serait donc au service de la transmission non pas de la critique mais de l’acte critique (c’est-à-dire la transmission d’une nouvelle persona au lecteur, selon le même principe que vu précédemment). Dans le texte français, le même procédé opère, même s’il ne passe pas par le jeu de déchiffrage que suppose la dimension internationale. L’article propose néanmoins à son lecteur des images à déchiffrer, avec un renversement intéressant entre les textes et les personnes (Voltaire s’est plaint du tremblement de terre mais c’est lui qui s’amuse et Rousseau qui défend une certaine philosophie de l’optimisme est peint en personnage pleurnicheur). La participation du lecteur favorise son adhésion au point de Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 102 vue de l’auteur de l’article, mais développe également son sens critique par rapport aux textes lus, y compris ceux du périodique. Le dédoublement a bien lieu, et s’il correspond à la polygraphie, c’est aussi parce qu’il correspond à un acte de lecture particulier 37 . Ce glissement d’une perspective didactique à une perspective critique est une des multiples formes de la polygraphie qui caractérise la figure du journaliste ainsi que la figure du lecteur de périodiques. Dans ce contexte, nous pouvons déterminer une véritable spécificité de la figure d’auteur et de la figure du lecteur. La fausse humilité de départ n’est qu’une posture et masque en fait une véritable fierté pour ce statut d’auteur ou de journaliste, même si la justification n’est pas absente de nos textes, ce qui peut témoigner d’une certaine prudence, ou qui sera amené dans notre dernier exemple, à jouer un rôle supplémentaire. Dissertations Les dissertations sur des sujets moraux ou de société constituent la seconde moitié des textes les plus représentés dans les journaux littéraires d’Ancien Régime. Ils représentent la majeure partie des articles que l’on trouve dans les journaux de type « spectateur », dont le premier exemple est The Spectator, périodique anglais de 1711, publié sous la direction de Richard Steele et Joseph Addison. La popularité du Spectator en fit un modèle bientôt repris dans plusieurs pays d’Europe, notamment en France où une version traduite apparut dès 1714, Le Spectateur ou le Socrate Moderne (où l’on voit un portrait naïf des mœurs de ce siècle). Des versions traduites firent également leur apparition en Russie, même si les journalistes russes ont souvent préféré intégrer des articles du Spectateur dans leur propre périodique, préférant la variété à une traduction fidèle et suivie de l’ensemble du journal. C’est le cas des rédacteurs de Pot Pourri, journal pétersbourgeois de 1769, officiellement rédigé par V. Kozitski, secrétaire de Catherine II, et plus discrètement par l’impératrice elle-même. L’article que nous avons choisi apparaît, avec un léger décalage temporel, dans ces trois journaux. Paru en 1711 dans le premier tome du Spectator (n° 35), il est repris dans le premier tome du Spectateur en 1714 (n° 27), avant d’être inséré en 1769 en tant que 36 e article de Pot Pourri. Il 37 Le contexte d’écriture n’est pas à négliger. Alors que Rousseau est populaire en Russie, il l’est très peu en France chez les philosophes. Mais ce qui importe ici n’est pas d’expliquer les raisons d’un tel parti-pris mais de démontrer en quoi celui-ci fonde une écriture polygraphique au service d’une intention critique. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 103 développe un thème cher aux journalistes littéraires de l’époque, celui de la critique, dont ils peuvent être à la fois victimes et bourreaux. L’article traite de la bonne et de la mauvaise plaisanterie. Il s’agit de disserter sur les auteurs qui se moquent mal ou avec humour d’autres auteurs et d’autres œuvres. La bonne plaisanterie cherche à corriger les mœurs avec douceur tandis que l’autre n’a aucune vocation didactique et se montre cruelle. La mauvaise plaisanterie s’attaque aux personnes et non aux choses, objets, notions ; aux écrivains et non aux œuvres. Cette remarque témoigne immédiatement de l’objet réel du texte : faire la critique de ceux, toujours trop nombreux, qui ne savent que critiquer sans construction. Elle est constante au XVIII e siècle. La plupart des journalistes se défendent de cela mais en accusent leurs confrères. En somme, si le sujet essentiel de l’article semble être la plaisanterie, il s’agit plus exactement, après décodage, d’une critique de la mauvaise critique. Cet article, traduit, modifié, décalé dans le temps et l’espace, permet, en troisième étape, de considérer les enjeux de la polygraphie dans la communication internationale et dans ses liens étroits avec la polyphonie. De l’original anglais à la traduction française : enjeux de la polygraphie dans la transmission d’un texte étranger Dès lors qu’il y a transmission d’un texte étranger, les enjeux de la polygraphie se multiplient. Quand le texte est fidèlement traduit, ce qui est le cas de l’original anglais à la traduction française, le décalage dans le temps et l’espace permet déjà une polyphonie. Ici, par exemple, la focalisation sur le thème de la critique et le droit à celle-ci participe de la tradition des « spectateurs ». Si le journal anglais a un rapport direct avec cette revendication, le journal français, déjà quelques années plus tard, revendique par le choix de cette traduction son appartenance à un groupe, à une tradition déjà ancrée. Mais le journaliste français n’est pas seulement traducteur. Par les modifications qu’il impose, il prend en charge le texte comme en témoigne le choix de la citation liminaire : le Spectator met en exergue une citation de Martial « Risu inepto res ineptior milla est » tandis que le périodique français introduit son texte par une citation de Catulle « Nam risu inepto res ineptior nulla est » suivie d’un autre exergue à valeur de traduction : « il n’y a rien de plus sot que de rire mal à propos ». Les deux citations latines ont le même sens. Toutefois, la figure tutélaire choisie modifie sensiblement le rapport à la citation et à l’article. Martial, choisi par le Spectator, représente le nouveau classicisme, une poésie nouvelle en réaction à la poésie de son temps, figée par les conventions. Il développe et mène à son apogée la Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 104 satire, et modifie grâce à ses Epigrammes le sens du mot, qui de « texte poétique bref » devient synonyme de « raillerie mordante ». Or, il se réclame de Catulle, qui, bien qu’ayant produit une œuvre plus diversifiée, pratiquait également l’humour et l’ironie, quoique sur un ton plus doux et plus sérieux. Ainsi, l’intertextualité oriente sensiblement la lecture de l’article. Les journalistes anglais se placent dans la tradition de l’ironie mordante, que le traducteur français accepte tout en la modérant. Mais surtout, en choisissant la citation de Catulle, le Spectateur français se replace en auteur premier, et non en traducteur : il accepte la filiation mais revendique une place de modèle et non de disciple. Curieusement, le journaliste russe ne reprend aucune de ces citations. A la place, il s’autonomise totalement en insérant un paragraphe de son cru qui introduit le texte et modifie quelque peu son interprétation : On dit de moi que je ne suis bienveillant avec personne : ni femmes, ni parents, ni amis ; et que tous ne reçoivent de moi que des réprimandes. […] et je vais commencer par cette confession : mes articles sont peut-être des espiègleries ; mais celles-ci m’amusent. Vraiment, il n’y a rien que j’aime plus que ce divertissement innocent, par lequel il se peut que je donne à quelqu’un un enseignement utile, le forçant à se connaître ou à connaître les autres, ce qui vaut déjà beaucoup sur cette terre. Beaucoup me jugeront coupable, de les avoir fait sourire contre leur volonté. A ceuxlà je répondrai à l’aide de la traduction suivante, libre et abrégée. Ils y trouveront des éléments bien fondés ; qui leur donneront la possibilité de savoir sur quoi juger les bonnes et les mauvaises plaisanteries, grâce à des règles qui, je crois, n’ont pas encore été révélées au public jusqu’à ce jour. [suit la traduction] 38 . Délibérément, le périodique russe accentue encore plus le propos sur l’idée de plaisanterie et d’humour. Les enjeux de l’intertextualité n’en sont pas amoindris, car si les modifications jouent un rôle notable, la traduction même et son choix révèlent des éléments différents dans chaque contexte national. La polygraphie intervient dès lors qu’il y a décalage et décryptage, le tout dans un nécessaire dialogue avec le lecteur, fondamentalement modifié par la situation spatio-temporelle de réception et de résonance du texte traduit. 38 Pot-Pourri, Kozitski, 1769, « Mon regard se tourne vers la vérité », p. 98. La polygraphie dans les journaux littéraires russes et français du XVIII e siècle 105 Transmission internationale et multiplication des rôles du journaliste : le cas du texte russe Le texte russe, plus encore que le texte français, illustre la multiplication des rôles du journaliste dans ce cas précis de polygraphie. Il s’agit tout d’abord d’un cas de polygraphie interne, où, comme nous l’avons vu pour le texte de critique, le texte original traduit est précédé d’un texte liminaire personnel, qui oriente la lecture. Le rédacteur se cache sous le masque du moraliste et de l’éducateur, rôle ingrat peu apprécié par son entourage : « On dit de moi que je ne suis bienveillant avec personne : ni femmes, ni parents, ni amis ; et que tous ne reçoivent de moi que des réprimandes » 39 . Cette image peu flatteuse est vite renversée au profit du journaliste qui en vient à assumer un rôle moral utile à la société, soutenu par une justification de son rôle de journaliste (les deux se trouvant intrinsèquement liés). Le texte traduit est instrumentalisé en ce sens : Et je vais commencer par cette confession : mes articles sont peut-être des espiègleries ; mais celles-ci m’amusent. Vraiment, il n’y a rien que j’aime plus que ce divertissement innocent, par lequel il se peut que je donne à quelqu’un un enseignement utile, le forçant à se connaître ou à connaître les autres, ce qui vaut déjà beaucoup sur cette terre 40 . Au sein de cette justification apparaît en filigrane la définition du rôle du journaliste telle qu’elle nous avait été donnée, de manière cryptée, dans nos préfaces. La polygraphie y tient un rôle central : le terme d’ « espiègleries » évoque à la fois la diversité, la légèreté et l’originalité constatées dans la préface de l’Observateur Polygraphique. Le décalage entre aspect didactique, critique et plaisir, caractéristique d’un texte crypté qui multiplie ses buts est clairement revendiqué par les expressions, à résonance horatienne, « divertissement innocent » et « enseignement utile ». Nous pouvons alors reconnaître deux postures principales : celle du traducteur d’abord, puis celle du commentateur. S’ajoute à cela, la posture du « spectateur », devenue, depuis Steele et Addison, traditionnelle dans ce type de journal : une posture de justification de la critique. Il est particulièrement intéressant de voir la façon dont celle-ci est modifiée, adaptée à son nouveau contexte. Dans Pot-pourri, la justification de la critique développée par les journalistes anglais, et nuancée par le journaliste français, devient un outil de défense personnelle pour le journaliste russe. Beaucoup me jugeront coupable, de les avoir fait sourire contre leur volonté. A ceux-là je répondrai à l’aide de la traduction suivante, libre et 39 Ibid., p. 98. 40 Ibid., p. 99. Carole Chapin et Suzanne Dumouchel 106 abrégée. Ils y trouveront des éléments bien fondés ; qui leur donneront la possibilité de savoir sur quoi juger les bonnes et les mauvaises plaisanteries, grâce à des règles qui, je crois, n’ont pas encore été révélées au public jusqu’à ce jour. [suit la traduction] 41 . Ce dernier exemple regroupe alors tous les éléments que nous avons tâché de mettre en valeur au point que nous pourrions l’ériger en modèle de polygraphie dans les journaux : le palimpseste créé par les traductions et modifications successives en fait un texte de plusieurs mains, certes, mais réunies derrière une seule figure d’auteur, qui correspond à la ligne éditoriale du journal. Cet auteur, Vertumne en quelque sorte, apparaît, selon la première définition de la polygraphie, comme un homme « à plusieurs mains », capable de variations, de diversité, dans le cadre d’une seule œuvre, le journal. Ce faisant, il oriente le lecteur, qui accepte de voir son rôle déterminé dans le sens d’une lecture critique, entre les lignes, capable à la fois de passer d’un sujet à l’autre et d’éviter les pièges, les détours, au sein de chaque sujet. Ce lecteur critique est celui qui peut assumer le texte crypté, correspondant à la deuxième définition possible de la polygraphie. La redéfinition des rôles ainsi engagée permet au rédacteur du journal de se mettre en scène et de modifier son image : ce visage changeant répond à l’écriture de plusieurs mains, à la diversité des sujets, à l’écriture cryptée, et, dans notre cas, à la dimension internationale. Homme à plusieurs mains mais surtout à plusieurs têtes, « monstre » original, à la fois divertissant et utile à la société, le journaliste-polygraphe propose avant tout une redéfinition de la figure d’auteur dont la portée ne s’arrête pas aux champs moraux et génériques, mais renouvelle en partie les cadres d’écriture traditionnels. Il peut ainsi refuser le titre d’auteur - non polygraphe - , plus fier qu’il est de celui de journaliste : polygraphe. La notion complexe et délicate de polygraphie peut parfois sembler trop vaste et trop imprécise. Néanmoins, il s’avère que dans le contexte des périodiques, elle permet de mettre en avant les perspectives adoptées par le journaliste. En outre, elle rend problématique des notions pourtant classiques, comme celles d’auteur et de narrateur et oblige à porter une attention constante aux voix présentes dans les textes. 41 Ibid., p. 100. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière D OROTH É E L INTNER (Université de Paris III - Sorbonne nouvelle) Le titre de cette communication est, il faut l’avouer, ambitieux, ou du moins délicat, pour deux raisons majeures. Tout d’abord, rapprocher les notions de polygraphie et de comique c’est se heurter à de sérieux problèmes définitoires. En effet, on parle souvent pour toutes les deux de « nébuleuses » 1 , à défaut de parvenir non seulement à organiser mais aussi à hiérarchiser les acceptions de ces deux termes. Ainsi, la polygraphie peut désigner aussi bien le fait d’écrire plusieurs ouvrages de genre différent, que d’écrire au sein d’un même ouvrage, de diverses façons, sur différents sujets. Mais la polygraphie a pu être synonyme de stéganographie, ou encore désigner un classement bibliothécaire, le rayon qui comporte les ouvrages d’auteurs polygraphes. L’auteur polygraphe est donc celui qui, à la croisée des savoirs, et des publics (savants / non-savants), est inclassable. Or l’auteur comique partage avec lui la même ambiguïté disons de situation. En effet, malgré la variété des définitions, la critique s’accorde à admettre à « l’écriture » comique (pour reprendre la terminologie de Jean Sareil) un critère distinctif : celui de la distance 2 . Sans distance par rapport à l’objet visé, mais aussi par rapport au public (bien qu’une complicité soit nécessaire), le comique ne peut fonctionner. Les procédés techniques sur lesquels il repose sont inséparables des intentions et des effets qu’il provoque sur son objet d’un côté et sur son public de l’autre : dégradation, rabaissement, transgression, négation d’une part, rire de l’autre. Tous ces termes, couramment employés pour désigner l’intention comique, signalent avec évidence l’inconfortable position de l’auteur, qui est flottante. 1 Cf. Jean Émelina, Le Comique, essai d’interprétation générale, Paris, SEDES, 1991. 2 Ibid. : « La condition nécessaire et suffisante du comique est une position de distance par rapport à tout phénomène considéré comme anormal et par rapport à ses conséquences éventuelles. », p. 81. Cf. aussi Jean Sareil, L’Écriture comique, Paris, P.U.F., 1984, p. 110. Dorothée Lintner 108 En outre, en proposant une étude sur Rabelais et Furetière, on peut laisser à penser qu’on retracera ici l’évolution de la pratique polygraphique de l’un à l’autre : dans la mesure où ces deux auteurs ont pratiqué des genres d’écrire très divers (entre autres romans, pièces de vers, lettres, traductions d’auteurs antiques, almanachs et autres pour le premier, roman, satires, factums juridiques, dictionnaire pour le second), on pourrait montrer qu’à l’œuvre polymathique et facétieuse de Rabelais succéderait, cent ans plus tard, une fois la hiérarchie des genres et des styles instaurée, la production polygraphique et burlesque de Furetière 3 . Pourtant, sans renier les différences qui distinguent ces textes 4 , on cherchera ici plutôt à voir sur quelle conception de la polygraphie leurs auteurs s’accordent, et donc comment, malgré l’écart temporel, ils mettent en tension la pratique polygraphique et l’écriture comique d’une façon assez semblable. Cette étude s’inscrit ainsi dans le prolongement des quelques travaux déjà menés sur l’influence de Rabelais chez Furetière 5 . Pour ce faire, on s’appuiera sur deux célèbres épisodes de leurs productions en prose : le chapitre VII du Pantagruel, où le narrateur décrit le catalogue de la bibliothèque Saint-Victor, et l’épisode au cœur du deuxième livre du Roman bourgeois, l’inventaire de Mythophilacte 6 . Le chapitre VII raconte comment une fois son éducation finie, Pantagruel accomplit une prouesse physique en soulevant une grosse cloche à Orléans, avant de se rendre à Paris, visiter la bibliothèque Saint-Victor. S’ensuit un célèbre catalogue, dans sa version de 1542, de 141 titres des plus réels aux plus farfelus. On sait que cette liste livresque a donné lieu à beaucoup d’imitations, parmi 3 Voir à ce sujet les analyses de Patrick Dandrey sur la polygraphie dans son introduction au volume De la Polygraphie au XVII e siècle, Littératures Classiques, n o 49, automne 2003, Paris, Champion, notamment p. 7 et sqq. ; pour la notion de burlesque, voir Claudine Nédélec, Les États et Empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. 4 Voir aussi Barbara C. Bowen, « Rabelais and the Library of Saint-Victor », Lapidary inscriptions, Renaissance Essays for Donald A. Stone, Jr., edited by Barbara C. Bowen and Jerry C. Nash, Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1991, p. 159- 169. Elle conclut son étude sur la Bibliothèque Saint-Victor en réaffirmant qu’il s’agit d’un texte typique à tout point de vue de la Renaissance. 5 Sur la réception de Rabelais chez Furetière, voir : Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais ; interprètes, lecteurs et imitateurs, Paris, Gamber, 1930, et Henri Clouzot, « Furetière et Rabelais » [1915], Revue du XVI e siècle, Paris, Champion, t. III, Rééd. Slatkine Reprints, Genève, 1974, II-III, p. 76-77. Une étude exhaustive de la question s’impose. 6 Pour le cas de Furetière, voir Claire Badiou-Monferran « La Polygraphie dans le Dictionnaire Universel de Furetière », dans De la Polygraphie au XVII e siècle, op. cit., p. 85-111. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 109 lesquelles on compte celles du Don Quichotte (Livre I, chapitre 6), et du Roman bourgeois. Dans cette dernière œuvre, le catalogue de livres prend place dans la seconde partie du roman, quand Charroselles, Collantine et Belastre, trois chicaneurs ridicules, sont interrompus en plein débat par l’arrivée d’un greffier, qui apporte l’inventaire du feu Mythophilacte, un ami de Charroselles, écrivain misérable 7 . Par une étude contrastive de ces deux épisodes fameux, qui rompent avec brutalité la trame romanesque, on montrera comment le comique semble soutenir l’objectif d’ouverture aux savoirs que se donne la polygraphie ; mais aussi comment ces épisodes témoignent de l’attrait - dangereux - qu’elle suscite, en tant qu’elle propose le rêve d’une diffusion universelle des savoirs. C’est ce qu’on pourra appeler le mirage polygraphique. Voilà pourquoi, en nous donnant à lire des textes piégés, ces auteurs nous donnent une leçon comique de polygraphie. Satura comique et polygraphie : même objectif de décloisonnement ? Dans un premier temps, il semble que la satura comique, le mélange de savoirs et de procédés d’écriture que permet le comique, seconde la pratique polygraphique, vue comme un effort de décloisonnement des savoirs. En effet, les deux auteurs comiques dans ces épisodes, semblent revendiquer le même souhait que celui qui se dit polygraphe : pour reprendre l’expression de R. Barthes, il faut faire « tourner les savoirs » 8 . Rabelais et Furetière ont, dans l’ensemble de leurs œuvres, témoigné de la richesse de leur savoir et de leur insatiable curiosité : le droit, l’astronomie, la médecine, l’histoire, les langues sont quelques unes des disciplines qu’ils étudient profondément, voire qu’ils maîtrisent. Or chacun d’eux, à son époque se trouve confronté à d’autre savants, qui refusent cette circulation des savoirs, et rejettent les nouvelles méthodes de connaissance : ce sont eux que visent très précisément chacun de ces deux catalogues de livres. Ainsi, Rabelais s’en prend essentiellement aux théologiens de son époque, ces « sorbonnards » ou « sophistes » défenseurs acharnés de la scolastique. Parmi les noms de personnes réelles reconnaissables dans la liste, on peut citer Pierre Tartaret, Noël Béda, ou encore Sutor, tous professeurs ou docteurs en théologie, adversaires d’Erasme, commentateurs d’Aristote 7 La critique admet que derrière cette figure se cacherait Tristan L’Hermite. 8 Roland Barthes, « la littérature fait tourner les savoirs, elle n’en fixe, elle n’en fétichise aucun », Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 18. Dorothée Lintner 110 ou de théologiens médiévaux 9 . Mais Rabelais attaque aussi les juristes aux méthodes archaïques (les partisans d’Accurse) ou encore certains médecins : en mentionnant le titre Campi Clysteriorum per S.C. [les champs des clystères], il vise directement un médecin, Symphorien Champier avec qui il est entré en conflit. Outre ces attaques personnelles, Rabelais mentionne dans sa liste beaucoup de catégories professionnelles : on citera par exemple « La cocqueluche des moines » 10 , « Le boutavent des Alchymistes » 11 , « Le tyrepet des apothicaires » 12 . Les cibles du Pantagruel sont donc, d’une manière générale, les spécialistes, cloisonnés, les détenteurs de savoirs précis. Il n’en va pas autrement chez Furetière, qui se moque des théoriciens du style, des érudits lettrés qui hiérarchisent et cataloguent à outrance tous les genres d’écrire 13 . Les attaques ne sont pas personnelles, elles parodient directement les productions de tels spécialistes : LA SOURICIERE des envieux, ou la confutation des critiques ou censeurs de livre ouvrage fait pour la consolation des princes poëtiques detronez, où il est montré que ceux-là sont maudits de Dieu, qui decouvrent la turpitude de leurs parens et de leurs freres.[…] PLACET rimé pour avoir privilege du Roy de faire des vers de ballet, chansons nouvelles, airs de cour et de pont-neuf, avec deffenses à toutes personnes de travailler sur de pareils sujets, recommandé à monsieur de B…, grand privilegiographe de France 14 . Ainsi le comique sert-il ici le projet polygraphique en se moquant précisément de ceux qui se limitent, tel le « privilegiographe » du dernier exemple, à n’écrire qu’en un genre, et se borner à un domaine de savoir. Si le comique est un outil de l’écriture polygraphique, le genre romanesque, dont relèvent ces deux œuvres, semble la soutenir tout autant. En effet, l’accumulation de titres spécialisés dans ces catalogues n’est pas en soi une pratique polygraphique. En revanche, l’inscription, dans les deux cas, 9 Voir Michael Screech, op. cit., p. 88-89. 10 Rabelais, op. cit., p. 238. 11 Ibid., p. 239. 12 Ibid., p. 241. 13 On constate cependant ici l’écart qui sépare Rabelais de Furetière : le premier fait porter sa critique sur le contenu des savoirs à diffuser tandis que le second, à l’aube du classicisme, s’en prend au style galant, quintessencié. Ils prennent assurément part à des débats d’idée fort différents, mais leurs méthodes sont très semblables. 14 Antoine Furetière, Le Roman bourgeois [1666], éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF, 2001, p. 294-295. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 111 de ces listes au cœur de chapitres romanesques l’est. Il faut rappeler à ce propos que, comme le rappelle justement Delphine Denis, le genre romanesque se prête très bien à la pratique polygraphique, ou du moins y prétend, au XVII e siècle, pour renforcer sa légitimité 15 . Sans limiter cette considération au siècle classique, il est clair que l’absence de théorie générique, et plus encore de normes d’écriture fait du roman, et ce dès le XVI e siècle, un espace de liberté, de création, dont les auteurs savent profiter. En outre, l’écriture comique renforce parce qu’elle la légitime, cette liberté. Rien d’étonnant dans ce cas que ce soit au cœur de leurs œuvres romanesques que Furetière et Rabelais militent pour une libre circulation des savoirs. Plus précisément, la construction des épisodes des inventaires de livres rend bien compte de cette disponibilité des savoirs. En effet, comme il a été dit en introduction, les deux listes, typographiquement marquées, suivent un récit en prose, qu’elles interrompent brutalement. Chez Rabelais, la construction du chapitre VII est pleinement polygraphique. Pantagruel, ayant fini ses études à Orléans, s’apprête à partir pour Paris. Auparavant, il accomplit une prouesse merveilleuse, que Rabelais emprunte aux Grandes Chroniques, ce récit populaire qui est la source directe du motif gigantal chez Rabelais : il soulève une cloche énorme que personne n’arrive à bouger, la promène dans la ville avant de la remettre sur son clocher. Puis il arrive à Paris, sans autre explication, et découvre la bibliothèque, qu’il trouve, « fort magnificque » 16 . Vient alors la liste de titres, qui s’arrête brusquement, et clôt le chapitre. Or le chapitre suivant ne reprend pas la trame romanesque, bien au contraire : le chapitre VIII comprend la fameuse lettre de Gargantua à son fils, qui poursuit ses études. Autrement dit, le récit, emprunté à une source extérieure, est interrompu par la liste de livres, puis par la lettre, deux formes d’écriture autonomes et étrangères à lui. Force est de constater qu’il en va de même chez Furetière puisque la trame romanesque est à son tour rompue par l’insertion de morceaux de textes distincts, complètement étrangers : on nous donne ainsi à lire l’inventaire des objets, puis l’inventaire des livres, puis la table des matières d’une « somme dédicatoire » (soit soixante-quinze titres accumulés ! ), puis, un curieux document qui fixe le prix des écrits littéraires, « l’Estat et role des Sommes », et pour finir, une « Epistre dédicatoire » adressée… à un bourreau. 15 Delphine Denis : « Le roman, un genre polygraphique ? », De la polygraphie au XVII e siècle, op. cit., p. 339-366. 16 Rabelais, Pantagruel, éd. cit., p. 236. Dorothée Lintner 112 Ainsi la volonté de décloisonner les genres d’écrire est donc immédiatement mise en pratique par les deux auteurs, et vient appuyer la satire des catalogues. Tout concourt donc dans ces épisodes à favoriser l’ouverture aux savoirs, c’est-à-dire à la fois leur maîtrise et leur plus large diffusion possible. Le mirage polygraphique Plusieurs aspects de ces chapitres laissent à penser que Rabelais et Furetière sont véritablement séduits par l’idéal polygraphique et polymathique, à savoir maîtriser et mettre par écrit toutes les connaissances. En effet, comme l’ont rappelé de nombreux critiques, il est clair que Rabelais tenait à son catalogue : entre la première édition de 1532 et la dernière qu’il a corrigée en 1542 chez François Juste, il a considérablement augmenté le nombre de titres 17 . De quarante-deux en 1532 on aboutit à un catalogue long de cent quarante et un ouvrages en 1542 : cette « farcissure » progressive, ne peut s’expliquer par la seule visée satirique. Le plaisir littéraire et savant domine, d’autant qu’il se partage avec des lecteurs aptes à saisir les références. De la même façon, la taille de l’épisode de Mythophilacte dans le Roman bourgeois ne laisse pas de doute : il occupe toute la fin du roman, c’est-à-dire près de trente pages. En outre, il est remarquable que dans chacun de ces catalogues, on retrouve des titres d’ouvrage que nos auteurs vont pratiquer - ou ont pratiqué - eux-mêmes. Ainsi, chez Rabelais, on retrouve un traité militaire, les stratagèmes, une pronostication ou encore un almanach. Or, on l’a dit, Rabelais a écrit la Pantagrueline pronostication (deux autres à son nom sont plus incertaines), plusieurs almanachs dont il ne nous reste que trois fragments, et enfin, des Stratagemata (traité de stratagèmes de guerre), encore perdus à ce jour. De la même façon, Furetière se moque de ceux qui compilent, classent et trient les savoirs, mais il sera lui-même bientôt l’auteur d’un Dictionnaire Universel. Pour autant, on distingue parfaitement l’ambition polymathique de Furetière de celle des maniaques du classement dont il se moque dans sa liste, en comparant le titre du dictionnaire réel (abrégé) et celui du dictionnaire parodique : 17 Voir Les Horribles Faictz & Prouesses espouventables du tresrenomme Pantagruel, Roy des Dipsodes, filz du grant geant Gargantua, Compose nouvellement par maistre Alcofrybas Nasier, Lyon, Claude Nourry, 1532 et Pantagruel, Roy des Dispsodes, restitue a son naturel, avec les faictz et prouesses espouventables : composez par feu M. Alcofribas abstracteur de quinte essence, Lyon, François Juste, 1542. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 113 Dictionnaire Universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts 18 . DICTIONNAIRE poëtique, ou recueil succint des mots et phrases à faire des vers, comme appas, attraits, charmes, flèches, flammes, beauté sans pareille, merveille sans seconde, etc. Avec une préface où il est monstré qu’il n’y a qu’environ une trentaine de mots en quoy consiste le levain poëtique pour faire enfler les poëmes et les romans à l’infiny 19 . Le titre complet du Dictionnaire Universel, qui se trouve en deuxième page, détaille tous les savoirs abordés, soit près d’une centaine : on est loin de la « trentaine » de mots qui suffit au « levain poëtique » du dictionnaire parodique ! Enfin, au-delà de nos deux extraits, on sait à quel point les listes, le mélange des connaissances et l’amalgame de textes divers font les délices de ces deux auteurs. Ils s’inscrivent bien dans ce moment d’insatiable curiosité, où l’on rêve d’acquérir tous les savoirs. Souvenons-nous que le XVI e et le XVII e siècle voient l’émergence de nouvelles bibliothèques, et notamment de bibliothèques portatives, d’un goût pour le classement bibliographique et lexicographique (les dictionnaires se multiplient). Autrement dit, on rêve autant de tout connaître (ambition polymathique), que de tout fixer par écrit (polygraphie). C’est ainsi que Gabriel Naudé, entre autres, admet par nécessité tous les ouvrages de compilation, tous les catalogues qui abrègent certes, mais condensent ces savoirs si nombreux qu’on ne peut plus maîtriser par soi-même : Il ne faut pas oublier toutes sortes de lieux communs, Dictionnaires, Meslanges, diverses leçons, Recueils de sentences, et telles autres sortes de Repertoires, parce que c’est autant de chemin faict et de matiere preparée pour ceux qui ont l’industrie d’en user avec advantage […]. Et pour moy je tiens ces collections grandement utiles et necessaires, eu esgard que la briefveté de nostre vie et la multitude des choses qu’il faut aujourd’huy sçavoir pour estre mis au rang des hommes doctes ne nous permettent pas de pouvoir tout faire de nous mesmes 20 . Mais pourtant, on remarque que l’enthousiasme polymathique des catalogues du Pantagruel et du Roman bourgeois est en fait teinté de méfiance envers une certaine pratique polygraphique. 18 Antoine Furetière, Dictionnaire Universel [1690], éd. Alain Rey, Paris, Le Robert, 1978. 19 Le Roman bourgeois, éd. cit., p. 296-297. 20 Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque, Paris, François Targa, 1627, p. 64-66. Dorothée Lintner 114 Ainsi, l’idéal se heurte à la réalité matérielle, celle du livre et de sa circulation, qui le dévoie. Si ces romans comiques partagent au premier abord un des objectifs de la polygraphie, qui est d’avoir accès à tous les savoirs pour les diffuser ensuite, il apparaît assez vite que la satire à l’œuvre dans ces épisodes ne se limite pas aux détenteurs de vieux savoirs et aux érudits bornés : elle attaque aussi ce qui pourrait être qualifié de pratique polygraphique dévoyée, d’obsession de la compilation livresque, de diffusion incontrôlée et pernicieuse des savoirs. En effet, les deux catalogues des romans comiques étudiés insistent sur les usages du livre, nouveaux au temps de Rabelais, admis au temps de Furetière. Ainsi, au-delà des attaques contre les théologiens bornés, Rabelais semble s’en prendre aussi au grand lieu d’imprimerie, en plein développement, qu’est la ville de Tübingen en Allemagne. En effet, le catalogue, comme le chapitre se terminent sur le commentaire suivant : « Desquelz aulcuns sont jà imprimez, et les aultres l’on imprime maintenant en ceste noble ville de Tubinge » 21 . Certes, Rabelais soutient la diffusion des livres imprimés, preuves d’un renouvellement du savoir, à l’opposé des vieux manuscrits, dont la véritable bibliothèque Saint-Victor était principalement constituée. Mais pour autant, comme l’a montré F. Gray, en précipitant le nom de Tübingen au cœur de ce catalogue parodique, il semble aussi attaquer les stratégies éditoriales et commerciales des imprimeurs et des libraires : dès son époque, sont favorisés aux dépens des ouvrages savants et érudits, les ouvrages tout publics (livres de prières, mais aussi ouvrages de vulgarisation etc.) 22 . Dans le Roman Bourgeois, Furetière s’en prend aussi à tous ces écrivains prolifiques, et leurs « complices » libraires, mais avec d’autant plus de violence et d’acharnement. Dès les premières lignes de l’œuvre, et bien sûr dans l’inventaire de Mythophilacte, il insiste à son tour sur cet impératif commercial : les livres les mieux vendus sont de gros romans plein de péripéties, d’illustrations, ou les énormes compilations de savoirs éparpillés, 21 Rabelais, op. cit., p. 241. 22 Voir Floyd Gray : « opposition entre livres manuscrits, reliques d’une culture périmée, et livres imprimés, promesse de renouvellement et de ‘librairies très amples’. […] Entre autre chose donc, ce chapitre tourne sur l’événement charnière qu’est l’avènement de l’imprimé et la disparition du manuscrit, tout en visant la politique des imprimeries qui, au lieu de favoriser les ouvrages humanistes, peu ou pas rentables, continuaient à publier des livres à gros tirage de piété ou de propagande. », Rabelais et le comique du discontinu, Paris, Champion, 1994, p. 99. On peut aussi penser que Rabelais qui travaille lui-même dans les ateliers d’imprimerie lyonnais s’en prend à ce concurrent direct qu’est Tübingen. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 115 travail polygraphique dévoyé. Voilà pourquoi l’inventaire comporte essentiellement de telles sommes livresques, qu’un libraire vend au poids, non à l’unité, et dont les titres signalent l’épaisseur délirante : LA VIS sans fin, ou le projet et dessein d’un roman universel, divisé en autant de volumes que le libraire en voudra payer. […] RUBRICOLOGIE, ou de l’invention des titres et rubriques, où il est montré qu’un beau titre est le vray proxenete d’un livre, et ce qui en fait faire le plus prompt débit. Exemple à ce propos tiré des Pretieuses 23 . Le libraire est donc tout-puissant, et seul l’impératif commercial compte. Les termes payer et surtout proxenete sont éloquents : l’auteur est donc celui qui se vend au plus offrant, et dont les choix d’écriture sont déterminés par l’objet livre qu’on lui commande 24 . On comprend que dans ce cas, le polygraphe risque bien d’être un simple touche-à-tout, compilateur de savoirs peu utiles, pour remplir des volumes qu’on débite aisément 25 . Car c’est bien la matérialité du livre qui est ici pointée du doigt : seuls le nombre de pages, le nombre de tomes, le prix de ce medium entre les savoirs et leur écriture, entre les savants et le public non érudit déterminent désormais la pratique polygraphique 26 . Le comique dénonce donc le dévoiement de la 23 Antoine Furetière, op. cit., p. 294 et 297. Concernant l’Amadisiade, le premier titre du catalogue, il est précisé : « divisé en vingt-quatre chants, et chaque chant en vingt-quatre chapitres, et chaque chapitre en vingt-quatre dixains, œuvre de 1724800 vers, sans les arguments ». 24 Certes, le terme proxenete ne désigne au XVII e siècle qu’un courtier, un entremetteur de marché sans autre spécificité. Pour autant, on le retrouve à l’entrée TITRE du Dictionnaire Universel : « Ce titre est le proxenete d’un livre, ce qui le fait vendre ». 25 Voir encore Patrick Dandrey, art. cit., p. 9 : « Si l’on peut rapporter l’activité du polygraphe à celle des écrivains de lieux communs, c’est que les uns et les autres s’étendent sur un grand nombre de matières et en empruntent beaucoup à autrui, au point de constituer à eux seuls une bibliothèque vivante ». Cette « double fonction d’accumulation et de transmission », dont parle P. Dandrey est donc, selon Furetière, pervertie et dévoyée. 26 Pour dénoncer cette réalité éditoriale moderne, Furetière n’hésite pas à mobiliser toutes les ressources comiques, même les plus anciennes et les plus convenues. C’est ainsi qu’il reprend, après Martial ou Montaigne, le jeu de mot du livre de beurre : Charroselles, l’un des amis du feu Mythophilacte, explique comment il a essayé de réconforter ce dernier, un jour qu’il avait égaré près de « quatorze mille sonnets, sans les stances, épigrammes et autres pieces » : « […] j’assurai Mythophilacte que quelque beurrière les aurait ramassés, comme étant à son usage, et qu’il n’avait qu’à aller acheter tant de livres de beurre, qu’il pût recouvrer jusqu’à la dernière pièce qu’il avait perdue ». Le jeu de mots, à l’époque moderne, est devenu une réalité : le livre s’achète au poids comme la livre de beurre, les Dorothée Lintner 116 pratique polygraphique : non plus au carrefour des savoirs et des publics (savants, non savants), mais plutôt déclassée, et même, comme le veut un des sens du terme de polygraphe, inclassable, réduite à la production matérielle de ses livres imprimés. Cette marginalisation du polygraphe, et la déviation, voire la déviance de son vecteur matériel, le livre, pose bien la question de l’ouverture au public, de l’accessibilité de l’activité polygraphique aux « curieux » que Rabelais et Furetière mentionnent si souvent. Malgré l’attrait que suscite l’idée d’une connaissance universelle accessible à tous, les deux épisodes signalent la méfiance de leurs auteurs à son égard. Or cette position en retrait n’a pas toujours perçue, et la variété des interprétations de ces épisodes, au fil des siècles, dit peut-être qu’ils sont moins lisibles et moins faciles d’accès qu’ils n’y paraissent. En jouant ainsi sur l’accessibilité de leurs textes, Rabelais et Furetière donnent peut-être une leçon de polygraphie. La leçon comique de la polygraphie : fatras, singularité et déchiffrement Favorables au décloisonnement des savoirs, ces auteurs se méfient donc de leur diffusion massive et incontrôlée qui menace leur qualité et leur intégrité. Les épisodes livresques étudiés donnent peut-être finalement aux lecteurs, une triple leçon sur la pratique polygraphique. L’excès comique impose une triple mise à distance : à l’égard du savoir, à l’égard du livre et à l’égard des lecteurs. Tout d’abord, si ces auteurs se refusent à trancher entre l’opacité et le dévoilement, entre l’érudition savante et la diffusion vulgarisée, ils assument en revanche que la mise à l’écrit de toutes les connaissances, et leur diffusion universelle soient une fiction. Reconnaître la vanité des normes de classement, accepter que la diffusion universelle des connaissances est un horizon, non une réalité, autrement dit, revenir à bonne distance des savoirs, et des publics (on retrouve la problématique du positionnement), voilà une des conditions de la pratique polygraphique pour ces auteurs 27 . Par conséquent, grâce à l’écriture comique, et une fois ce postulat admis, ils peuvent laisser aller leur imagination à toutes les folies de connaissances. De ce point de vue, ces catalogues débridés rappellent peutêtre la poétique du fatras, ce poème médiéval en vers qui énumère des imconnaissances se pèsent, se trient, et se rangent selon la taille, la forme des livres qui les contiennent. Ibid., p. 295. 27 Il n’est guère étonnant que, pour accepter pleinement la fiction de l’objectif polygraphique, Rabelais et Furetière mobilisent le genre romanesque. Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 117 possibilités, c’est-à-dire des savoirs indéchiffrables. On peut ainsi considérer que même chez Furetière, qui écrit davantage de vers burlesques que de vers de fatrasies, certains titres de son catalogue énoncent bien, avec la même concision, des folies, comme en témoigne le titre suivant : ILLUSTRATIONS et commentaires sur le livre d’Ogier le Danois, où il est montré par l’explication du sens moral, allegorique, anagogique, mythologique, et aenigmatique, que toutes choses y sont contenues qui ont esté, qui sont ou qui seront ; mesme que les secrets de la pierre philosophale y sont plus clairement que dans l’Argenis, le Songe de Polyphile, le Cosmopolite et autres. Dedié à messieurs les administrateurs des Petites Maisons 28 . Des ouvrages dédiés aux administrateurs des Petites Maisons, condensent bien à proprement parler des savoirs fous. Pour autant, ces auteurs imposent dans ces épisodes une autre condition à la pratique polygraphique : la diversité matérielle du livre. Comme ils affichent à l’excès dans ces chapitres la spécificité générique de chacun des textes qu’ils insèrent dans le roman, ils marquent peut-être ainsi leur volonté de rompre avec l’uniformité menaçante des livres imprimés. L’aspect visuel de chacune des listes est soigneusement travaillé par chacun des auteurs. Pour sa part, Rabelais a été attentif, dans la mesure du possible, à choisir des imprimeurs qui lui permettaient d’inclure tous les signes diacritiques dont il avait besoin, et à partir des éditions du Pantagruel et du Gargantua par Denis de Harsy en 1537, la séparation par paragraphes, qui aèrent la page et distinguent les morceaux de texte, a été définitivement adoptée. Furetière pour sa part, joue sur tous les usages typographiques désormais disponibles, et dont on a remarqué qu’il fait un soigneux usage dans son dictionnaire, pour organiser chacune des entrées : italiques, alinéas, majuscules, espacement, tous les procédés sont mobilisés dans le Roman bourgeois pour rompre non pas tant l’unité de son ouvrage que l’uniformité de ses pages. On ajoutera aussi que Rabelais se servira tout au long de son œuvre du procédé des listes, qui visuellement viennent rompre l’uniformité de l’imprimé. En un sens, il est possible qu’il regrette la parfaite singularité des manuscrits médiévaux, aux enluminures uniques, aux marges annotées par différentes mains, au fil des lectures. Pour autant, cette dimension visuelle n’est pas nécessairement le signe d’une plus grande clarté. Alors qu’on pourrait croire que toutes les pièces qu’ajoutent Rabelais et Furetière dans ces épisodes, listes, lettres, sommes dédicatoires, bien alignées, ordonnées, nettement distinctes favorisent la 28 Le Roman bourgeois, éd. cit., p. 297. Dorothée Lintner 118 lecture, force est de constater qu’il n’en est rien. Pour le dire rapidement, l’excès (arme comique par excellence), de lisibilité, tue la lisibilité. La preuve en est que ces épisodes, et notamment celui du Pantagruel ont fait l’objet d’interprétations les plus contradictoires : la bibliothèque Saint- Victor et plus encore la lettre de Gargantua au chapitre VIII ont longtemps été étudiées comme d’authentiques manifestes humanistes, des plaidoyers d’ouverture intellectuelle et de tolérance. Grâce au travail minutieux de la critique moderne, on admet aujourd’hui que précisément, la conception humaniste défendue par ces textes est trop lisible, trop évidente pour ne pas être elle-même moquée. Autrement dit, la seule écriture et donc la seule lecture qui vaillent sont celles qui pour l’une crypte et pour l’autre déchiffre. Voilà la troisième et dernière leçon à tirer. En effet, ces passages, au-delà d’un premier coup d’œil limpide, sont ardus à la lecture : les titres, à la ligne, découragent le lecteur, accumulés, entassés, et pourtant tous distincts. À la saisie englobante, partielle et trompeuse s’oppose la lecture attentive des titres dans leur détail. Or, comme le rappelle le lourd appareil critique qui accompagne les éditions modernes, la liste de Saint-Victor est pleine de pièges : vrais titres et faux titres se mêlent, personnes réelles, personnages fictifs, latin classique, latin de cuisine, français courant, français argotique, tout se mélange. L’exemple le plus emblématique concerne peut-être le fameux « poids au lard cum commento ». On a vu que d’autres titres qui le précédaient faisaient déjà allusion aux commentaires de Pierre Lombard, base de toute formation théologique. Or plusieurs critiques ont noté qu’il était possible que ce titre fantaisiste à son tour se moque lui aussi de Pierre Lombard, puisque selon l’édition de ses commentaires, son nom était ainsi écrit : P. L ard , cum commento. Autrement dit, c’est aux initiales mêmes des titres les plus fantaisistes, qu’il faut prêter attention 29 . 29 Cf. Barbara Bowen : « Rabelais and the Library of Saint-Victor », Lapidary inscriptions, Renaissance essays for Donald A. Stone, Jr., edited by Barbara C. Bowen and Jerry C. Nash, Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1991, p. 159-169. En outre, il faut se souvenir que le narrateur, dans le prologue du Gargantua, reprendra ce titre à son compte et s’interrogera sur l’adéquation de l’en-tête et du contenu : « Par autant que vous mes bons disciples, et quelques aultres foulz de sejour lisans les joyeulx tiltres d’aulcuns livres de notre invention comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des braguettes, Des poys au lard cum commento, etc. jugez trop facilement ne estre au-dedans traicté que mocqueries, folateries, et menteries joyeuses : veu que l’ensigne exteriore (c’est le tiltre) sans plus avant enquerir, est communement receu a derision et gaudisserie. Mais par Polygraphie comique chez Rabelais et Furetière 119 S’il ne faut pas chercher une vérité unique et définitive au cœur des textes, pour autant, Rabelais (comme Furetière), défend une lecture scrupuleuse, soigneuse des textes. Autrement dit, tous deux semblent défendre une définition de la polygraphie citée en introduction, qui est l’art de la stéganographie. Mentionner finalement cette acception n’aurait guère d’intérêt si ce n’était pas là le seul et unique sens que retenait Furetière dans son Dictionnaire Universel et plus encore, s’il ne faisait pas de l’œuvre de Rabelais un modèle de polygraphie stéganographique : POLYGRAPHIE. s. m. L’art d’écrire en diverses façons cachées, comme aussi celuy de déchiffrer. On joint d’ordinaire ce mot, ou plûtost on le confond avec la Steganographie 30. CLEF, en termes de Polygraphie, signifie aussi l’Alphabet d’un chiffre, qui est secret et commun entre celuy qui escrit la lettre, & celuy qui la deschiffre. […] C’est aussi en ce sens qu’on dit, Avoir la clef d’un Roman, ou d’un livre dont on a déguisé les noms, quand on a les noms véritables, au lieu des fabuleux dont l’Auteur s’est servi, ou l’explication de plusieurs endroits obscurs qui ont relation aux temps, ou aux lieux. La clef de Cyrus, de Rabelais, du Catholicon d’Espagne, de l’Euphormion de Barclay. Rendre la lecture difficile, en usant d’une écriture cryptée, à clef, voilà peutêtre le meilleur gardien des connaissances, et le meilleur vecteur de leur diffusion : Rabelais et Furetière rêvent peut-être d’une telle écriture, à la fois cachée et pourtant universelle pour qui sait la déchiffrer. Ainsi, à bonne distance d’un public curieux mais non scrupuleux, pour éviter la dégradation des savoirs, et le leurre d’une diffusion universelle, à bonne distance des savoirs toujours plus nombreux, pour éviter de sombrer dans une érudition borgne, les excès de l’écriture comique dans ces catalogues permettent de signaler à la fois l’intérêt et le péril de cette écriture multiple. Ces auteurs qui pratiquent eux-mêmes la polygraphie, militent pour la libre circulation des savoirs, et sont favorables à leur diffusion élargie. En même temps, dans ces épisodes clés, ancrés dans la réalité éditoriale de leurs temps, ils dénoncent l’illusion d’une diffusion universelle des savoirs par le biais du livre. Voilà pourquoi, au cœur de leurs romans, ils défendent une écriture du fatras, qui admet son illusion, sa fiction, ouverte à tous les savoirs, mais qui requiert des talents de lecture stéganographique. Malgré les cent années qui les séparent, Rabelais et Furetière telle legiereté ne convient estimer les œuvres des humains. », Gargantua, O.C., éd. cit., p. 6. Le narrateur critique ainsi des lecteurs trop peu attentifs quand ils se retrouvent face à une œuvre comique. 30 Claire Badiou-Monferran, art. cit., p. 106. Dorothée Lintner 120 semblent ainsi, par leur écriture comique, par définition à la marge, défendre non pas tant une position médiane du polygraphe, que nécessairement distanciée. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Des « escrits de tempeste » au « bouquet de printemps » : les compilations polygraphiques de Simon Goulart M ATHILDE B ERNARD (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle et Université de Tel Aviv) Simon Goulart, auteur protestant engagé de la deuxième moitié du XVI e siècle, est très prolifique. Outre ses activités de traducteur, il s’applique à la compilation d’écrits de son temps. Il poursuit ainsi le travail de Jean Crespin qui regroupait les textes des procès et les lettres des protestants brûlés pour leurs opinions, afin de constituer un imposant martyrologe réformé 1 . Il récolte également des textes d’histoire, des pamphlets, des témoignages pour en faire des « mémoires » de l’histoire de son temps. Le premier volet de cette entreprise aboutit en 1576 et 1577 aux trois volumes des Memoires de l’Estat de France 2 et le second aux Memoires de la ligue 3 dont la parution complète date des années 1602-1604. Au même moment il publie ses Histoires admirables 4 , compilation qui ne regroupe plus de docu- 1 Jean Crespin, Simon Goulart, Histoire des martyrs persecutez et mis à mort pour la verité de l’Evangile, depuis le temps des Apostres jusques à l’an 1574. Comprinse en dix livres (…). Reveuë et augmentée d’un tiers en ceste derniere edition. Avec deux indices. Genève, Eustache Vignon, 1582. In-2° de 14 f. n. ch. + 732 f. + table. 2 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France sous Charles neufviesme, contenant les choses les plus notables, faictes et publiées tant par les Catholiques que par ceux de la Religion, depuis le troisième édit de pacification faict au mois d’Aoust 1570 jusques au règne de Henry troisième, & reduits en trois volumes, chacun desquels a un indice des principales matières y contenus, Meidelbourg, Ed. inconnu, tome I, 1576, tomes II et III, 1577. 3 Simon Goulart, Les Mémoires de la Ligue sous Henri III et Henri IIII, rois de France, comprenans, en six volumes, ou recueils distincts, infinies particularités mémorables des affaires de la Ligue depuis l’an 1576 jusques à l’an 1598, [s.l.n.n.], 1602-1604, 6 vol. in-8°. 4 Simon Goulart, Histoires admirables et memorables de nostre temps, recueillies de plusieurs autheurs, Paris, J. Houzé, 1600-1610 ; édition utilisée : Histoires admi- Mathilde Bernard 122 ments relatifs à la grande histoire de France, mais des textes évoquant des faits étranges, de l’ordre de l’extraordinaire, comme la naissance de monstres ou l’analyse de tempéraments déréglés. À chaque fois qu’il s’applique à l’écriture d’un nouveau livre, Simon Goulart procède de la même manière : il réunit des textes, les classe selon des thèmes (martyrs, guerres contemporaines, phénomènes extraordinaires) et en fait un recueil. Ainsi non seulement Simon Goulart n’est pas à proprement parler un auteur, mais en plus son rapport à l’écrit ne semble pas très varié. Il peut paraître surprenant par conséquent de l’intégrer à un recueil sur « la polygraphie à l’époque moderne ». Néanmoins il parle de tout. La façon qu’il a de varier les registres tout en dirigeant le sens global à conférer à un ensemble le fait apparaître conjointement comme polygraphe et comme auteur 5 . Dans la visée qu’il confère à une œuvre englobant toutes les matières, des plus sombres aux plus saugrenues, le « polygraphe-secrétaire », l’homme « bon à toutes écritures » 6 , se mue en auteur maître de son discours. C’est ce rapport de l’action polygraphique et du concept d’auctorialité que j’analyserai chez Simon Goulart. Simon Goulart compilateur-auteur Dans les Memoires de l’Estat de France, Simon Goulart suit un projet, celui de rendre visible l’histoire en réunissant les témoignages épars. Nul ne s’y est trompé : l’histoire ainsi édifiée est extrêmement partisane. Les trois tomes des Memoires sont fondés autour d’une explication de la Saint-Barthélemy 7 et les lecteurs y trouvent le plus long récit du massacre ayant jamais été publié jusqu’alors, et qui reprend les thèses d’un pamphlet protestant paru en 1574 8 . Ils peuvent y relire des pièces monarchomaques publiées peu de rables et memorables de nostre temps, recueillies de plusieurs autheurs, memoires, & avis de divers endroits, nouvellement reveües & repurgées en ceste derniere edition, Douai, Baltazar Bellere, au compas d’or, 1604. 5 Ici j’entends « polygraphe » au sens de « qui écrit sur plusieurs matières ». 6 Voir l’article de Marie-Madeleine Fragonard, « Une Prouesse honteuse ? Nous sommes tous des polygraphes. », dans ce même recueil, p. 15-33. 7 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1577, vol. 1, p. 1 : « Afin qu’elles soyent mieux entendues [les choses qui se sont passées lors des massacres faits en plusieurs villes de France és mois d’Aoust & Septembre 1572], nous reprendrons le tout de plus haut […] & iousterons apres les massacres ce qui est advenu de plus notable depuis ». 8 [Nicolas Barnaud], Le Réveille-Matin des François et de leurs voisins, composé par Eusebe Philadelphe Cosmopolite. En forme de Dialogues, édition établie par N. Bar- Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 123 temps avant 9 . Simon Goulart ne nie pas avoir fait œuvre de compilateur, il le répète même à loisir : « Il y a bien peu du mien, car la pluspart de ces memoires ont esté publiez de part & d’autre cy devant » 10 . Mais il ajoute aussitôt : « Et quant à ce qui peut estre du mien, si i’en suis accusé, il sera lors assez temps d’en respondre » 11 . On voit bien par là que Simon Goulart sait que le travail de compilation n’est pas neutre. Il se forge un ethos d’auteur en s’inscrivant dans une logique de procès. S’il est accusé, ce sera de ses ajouts à ce qui a déjà été publié. Il fait fi de l’humilitas de bon ton qu’il semblait adopter et se montre prêt au combat. Goulart adopte le même principe de compilation dans l’écriture de ses Histoires admirables et de son Thresor d’histoires admirables. Il se montre à nouveau tout d’abord en tant que scribe. C’est en ces termes qu’il s’adresse à son frère Jean Goulart, contrôleur des aides et tailles pour le roi, dans une lettre liminaire du Thresor : Mon Frere, Durant nos miseres passees ne pouvant suivre d’un train l’estude que i’ayme le plus, ie fueilletay de fois à autre & à diverses reprises l’histoire depuis cent cinquante ans, où ie marquay des particularitez notables à milliers. Ie commence à faire quelque corps de ces membres espars : & pour essay ie vous offre ce premier volume 12 . Ce ne sont plus les récits du temps présent qu’il recueille avec minutie pour servir la grande histoire mais « l’histoire depuis cent cinquante ans » qu’il feuillette par distraction, pour oublier ce qui l’occupe et l’oppresse le plus. Il ne transcrit plus fidèlement, il note des « particularitez » éparses et les rassemble pour en faire un ouvrage. Ce livre n’est qu’un « essay », une expérience dont la fin n’est pas bien définie. Dans son « Advertissement au naud ou F. Hotman [? ], Edimbourg [Genève ? ], de l’imprimerie de Jacques James, 1574, 19 f. - 159 p. - 192 p. 9 Par exemple au volume II, p. 735 sq., le Traitté tres-necessaire en ce temps, pour advertir de leur devoir, tant les Magistrats que les suiets : publié par ceux de Magdebourg l’an M. D. L. publié en 1575 de façon anonyme (l’auteur est Théodore de Bèze), au volume III, p. 80 sq., Le Politique, dialogue traittant de la puissance, authorité, & du devoir des Princes : des divers gouvernemens : iusques où lon doit supporter la tyrannie : si en une oppression extreme il est loisible aux suiets de prendre les armes pour defendre leur vie & liberté : quand, comment, par qui, & par quel moyen cela se doit & peut faire, ou encore, toujours au volume III, p. 160 sq., la première version intégrale du Discours sur la servitude volontaire, interprété de façon monarchomaque, en dépit des intentions de La Boëtie quand il a écrit ce texte. 10 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., vol. I, f. 4 r. 11 Ibid. 12 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. I, p. 3. Mathilde Bernard 124 lecteur debonnaire », Simon Goulart insiste sur le fait qu’il s’est contenté de regrouper des histoires : I’ay marqué depuis quelques années plusieurs milliers d’Histoires recueillies de divers autheurs, à la conscience desquels ie vous renvoye, ne pleigeant rien de leurs escrits que le fidele extrait que i’en fais, & voulant toutesfois penser qu’ils n’ont avancé choses fausses ou ineptes, ains ont pensé & repensé à ce qu’ils avançoyent en public 13 . Il recueille les textes, refuse d’avance tout procès en se dédouanant sur les auteurs des histoires qu’il a recopiées de manière « fidele ». Et cependant, comme dans les Memoires de l’Estat de France, dès le tome II, dans la nouvelle lettre liminaire qu’il écrit à son frère, il apporte une correction à ce qu’il établit ici de façon aussi absolue : « Ce sont pieces rapportees & enfilees grossierement, ausquelles ie n’adiouste presque rien du mien » 14 . « Presque rien » n’est pas rien et Simon Goulart ne se résout pas finalement à n’être qu’un compilateur. Il tient à laisser sa marque, dût-il en être jugé : « Quant aux autres qui ne peuvent ou ne veulent rien faire que censurer & invectiver, ie leur souhaite droite science & conscience » 15 . C’est conscience contre conscience qu’il affronte le lecteur désormais. Et c’est luimême, le « je » qui s’exprime dans la lettre, qui se sent visé par des critiques qu’il devance : Encores moins apprehende-ie ce qu’en peuvent penser & dire les malvueillans, si aucuns se trouvent si mal disposez que de ne vouloir point de bien à celuy qui ne leur fait point de mal 16 . Comme dans les Memoires de l’Estat de France, après avoir avoué que dans le travail de compilateur l’auteur apparaissait, Simon Goulart se fait l’avocat du projet. Les termes cependant diffèrent de ceux qu’il employait dans la Préface des Memoires. S’il doit défendre le Thresor, c’est contre les malveillants et non plus seulement contre ceux qui n’aiment pas la vérité. Après les Memoires, l’auteur risque d’être conspué pour toutes ses œuvres. Pourtant il semble que le projet de compilation varie selon le cas. Il n’hésite pas à blâmer ceux qui selon lui méritent de l’être en 1576. Quelques années plus tard, il « ne fait point de mal ». Les histoires rapportées sont bien différ- 13 Ibid., p. 5. 14 Ibid., vol. II, p. 557. 15 Ibid. 16 Ibid., p. 558. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 125 entes. L’époque est toujours la même 17 mais pas le sujet, la matière du livre. En cela, l’auteur se montre polygraphe. Une époque, plusieurs matières Dans la préface de 1576 des Memoires de l’Estat de France, Simon Goulart écrit : De [ma part] i’ay presenté ce qui m’a semblé aucunement convenir à ce temps, asavoir les escrits publiez de part & d’autre parmy ces tempestes 18 . Ce temps est une période de « tempestes » et les écrits des Memoires doivent répondre à la nécessité de l’époque. Simon Goulart se justifie de la dureté des textes qu’il présente par leur convenance conjoncturelle. Il s’agit d’instruire un lecteur pris dans la tourmente pour l’amener à être plus sage et de donner un recueil de contre exempla aux générations futures : Ce n’est point chose inutile, nouvelle ni mal plaisante, que les choses avenues çà & là soyent puis apres publiees & presentees par escrit, tant pour esveiller ceux qui les ont veues à estre sages pour l’avenir, si par le passé il leur est avenu de faillir, que pour laisser instruction necessaire à la posterité 19 . La « chose » selon lui n’est pas « mal plaisante ». Simon Goulart entend par là qu’elle est légitime et qu’elle ne doit pas être méjugée. Son argumentation est cependant un sophisme. Certes ce qui a déjà été publié peut l’être à nouveau, mais la teneur polémique d’un recueil qui regroupe ce qui n’a paru la plupart du temps que de façon anonyme donne aux textes choisis un sens nouveau par cette proximité même. Goulart agrémente le tout de commentaires et donne à l’œuvre une visée autre que simplement pratique, ce qu’il avoue par ailleurs : il veut « esveiller » le lecteur. Or cet éveil en soi peut être fort déplaisant pour certains. Simon Goulart sait pertinemment qu’il produit des écrits de combat et il le fait en toute conscience, comme il l’exprime dans la Préface des Memoires : Que si se taire du tout profitoit davantage que d’avertir les uns & les autres, vrayement il se faudroit taire : mais puis que le silence des uns fait croistre la fureur des autres souventesfois, & mesme apporte comme de nouveaux 17 Simon Goulart a réédité à plusieurs reprises les Memoires de l’Estat de France et son édition des Memoires de la ligue, de même facture, est contemporaine de ses Histoires admirables. 18 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1576, vol. I, f. 4 v. 19 Ibid., f. 2 r. Mathilde Bernard 126 desirs aux vicieux d’entasser un peché sur l’autre, qui osera dire qu’il ne soit meilleur, en quelque temps, de parler que de se taire 20 ? Il est véhément et provocateur, attaque aussi bien ceux qui se taisent que ceux qui sont furieux, ne nomme pas mais vise. La question rhétorique de la fin, « qui osera dire […] ? », ôte au lecteur toute possibilité de revendication. Dans les Memoires de l’Estat de France, si Simon Goulart veut instruire, il ne lui importe pas visiblement de plaire : Si ayant eu desir de faire chose qui vous fust agreable & profitable (Lecteur) vous m’en savez bon gré, i’en seray bien aise. Et si le contraire avient, ie me contenteray du tesmoignage de ma conscience 21 . Il part d’un désir d’être agréable au lecteur puisque son plus grand contentement d’auteur serait qu’en cette entreprise le lecteur reconnût la justesse d’une cause. Mais il sait bien que le livre déplaira. Tout est faux sur la première page : le nom d’auteur n’apparaît pas, le lieu d’édition (Meidelbourg) est factice, et le nom de l’éditeur (Heinrich Wolf) également. L’auteur a pris ses précautions. Il n’en va pas de même pour ses Histoires admirables. Lorsque Baltazar Bellere les fait paraître en 1604, il a « repurgé » le recueil et ce dernier reçoit une approbation du chanoine d’Arras. Le Thresor est clairement adressé au frère de Simon Goulart. L’auteur pourrait difficilement se mettre davantage en avant. C’est que, selon lui, ce livre est plaisant. Dans la lettre liminaire du deuxième volume, il lui écrit ainsi : « C’est un bouquet du Printemps : s’il vous agrée quelques heures, i’en ay ramassé les fleurs à telle fin » 22 . La métaphore du « bouquet de printemps » s’oppose à celle des « escrits de tempeste » employée dans les Memoires de l’Estat de France. Elle évoque la légèreté, la fraîcheur, la variété aussi et la douceur. Dans les Memoires, Simon Goulart employait déjà l’image florale, mais pour fustiger les lecteurs en attente de beauté et de gaieté : Car quant au langage & autres fleurs que certains desgoutez cerchent seulement, se contentans d’avoir des contes faits à plaisir, pourveu que l’oreille soit satisffaite, tant s’en faut que ie sousscrive à leur opinion, que i’estime cela estre un certain iugement d’un esprit renversé 23 . Étymologiquement, un « desgouté » serait quelqu’un à qui on a ôté le goût. Mais Furetière donne notamment le sens suivant : « drôle qui aime la débauche ». Il l’entend au sens positif de « bon vivant ». Il semble que ce soit 20 Ibid., f. 2 v. 21 Ibid., f. 4 v. 22 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. II, p. 558-559. 23 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1576, vol. I, f. 3 v. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 127 un sens similaire qui est employé par Simon Goulart, mais de valeur péjorative : un « desgouté » est alors simplement un « débauché ». Or les débauchés, dans l’optique des Memoires de l’Estat de France sont ceux qui ne prennent pas la mesure de la gravité de l’époque et veulent y trouver du divertissement ; une telle volonté est déraisonnable et déplacée. Simon Goulart n’est pas seulement polygraphe, il dédouble réellement sa persona, rejetant tantôt les fleurs de rhétorique et les tressant en bouquet dans d’autres livres. Goulart prétend dans la Préface des Memoires de l’Estat de France que ces derniers ne sont qu’un collage de textes qui demandent à être assemblés de manière plus rigoureuse : Ce sont memoires voirement & bien petits commencemens de l’admirable histoire, pour l’agencement de laquelle ie prie Dieu qu’il reveste de son esprit quelqu’un qui y mette la main, quand il sera temps 24 . Cependant, quoi qu’en dise l’auteur, l’« agencement » existe bien et les Memoires répondent à une volonté d’organisation de l’histoire, ordonnée de manière chronologique autour d’un événement central qui, nous l’avons vu plus haut 25 , est la Saint-Barthélemy. La même rigueur n’apparaît pas en fait dans les Histoires admirables et le Thresor. Le lecteur semble pouvoir parcourir un pot-pourri de brèves histoires indexées, afin de choisir selon son humeur ou ses goûts de lire plutôt une histoire sur la « punition des parricides » 26 , sur une « suffocation de matrice » 27 ou sur une « femme ayant quatre tetins » 28 . Les thèmes abordés sont très variés, et si la narration de la punition des pécheurs a très visiblement une visée moralisatrice, on trouve dans le Thresor beaucoup de considérations médicales, étrangetés ou monstruosités, de narrations de catastrophes ou d’autres phénomènes extraordinaires (apparitions, visions, etc.) moins directement orientées. Enfin beaucoup d’histoires se rapportent à Satan et aux esprits. Il est clair que tout ce que Simon Goulart n’a pas voulu faire entrer dans la grande histoire sérieuse, celle qui ne parle pas de fleurs mais de sang, doit trouver une place ailleurs. Il sépare les différentes matières, mais s’intéresse à toutes, ne peut se résoudre à ne plus parler du surnaturel, mais, en historien moderne, se refuse à l’intégrer à la marche de l’histoire. Il réunit finalement ces deux écritures dans une commune soumission à Dieu, qui ne se divise pas. 24 Ibid. 25 Voir note 7. 26 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. II, p. 923 sq. 27 Ibid., p. 1047 sq. 28 Ibid., p. 764 sq. Mathilde Bernard 128 Une fonction commune Dans les Histoires admirables, Simon Goulart prétend joindre l’utile à l’agréable. Il veut instruire et plaire, en bonne rhétorique : Dieu y apparoit en diverses sortes pres & loin, pour maintenir sa justice contre les cœurs farouches de tant de personnages qui le regardent de travers : Item pour tesmoigner en diverses sortes sa grace à ceux qui le reverent de pure affection. Nous avons d’autres enseignemens plus briefs & pathetiques : ie le confesse. Mais comme tous n’y prenent pas goust, i’estime que ceste façon d’escrire par recits divers n’est pas du tout infructueuse. Du moins i’ay ce contentement en moi-mesme, que i’ay desiré mesler le doux & l’utile ensemble 29 . Il est doux de montrer l’action de Dieu sur terre, de voir que la méchanceté est punie, que le mal ne survit pas à la volonté du Tout-Puissant. C’est utile également, comme l’action visible de la justice est utile ; par l’exemple on enseigne. Le but de Simon Goulart dans les Memoires est de constituer un recueil pour les générations futures 30 . C’est aussi ce qu’il recherche dans ses Histoires admirables. Cependant la fin dernière des Histoires admirables et du Thresor, malgré les apparences, ne semble pas être uniquement de plaire et d’instruire. Comme dans les Memoires, le but est d’apaiser les fureurs. Les récits contés ne sont pas seulement « admirables » 31 , ils sont aussi « memorables » : Elles [les histoires] sont Memorables aussi, pour le contentement, l’instruction, & les consolations que les bonnes & paisibles ames en pourront recueillir 32 . L’adjectif « memorable » rapproche le Thresor des Memoires. Trois catégories concernent le mémoire et la mémoire : le contentement, l’instruction et la consolation. Le contentement n’est pas tout à fait le plaisir. Il se rapporte davantage à la satisfaction de l’âme comblée. L’instruction participe en fait de ce contentement. Enfin l’âme apaisée pourra trouver la consolation. Simon Goulart évoque ici un processus enclenché par la lecture davantage qu’un triple objectif. Seules les âmes droites au départ pourront en bénéficier. 29 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., vol. II, p. 557. 30 Voir supra, p. 123.. 31 Simon Goulart explique ce terme ainsi : « Ie les appelle Admirables, à cause que les raisons d’une grand’part d’icelles sont fort eslongnees de mon apprehension, & qu’il y a du miracle, ce me semble » (Thresor d’histoires admirables, op. cit., tome I, p. 5). 32 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., tome I, p. 5. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 129 Les Histoires admirables peuvent en fait être appréhendées de plusieurs manières. Baltazar Bellere, l’éditeur de 1604, s’exprime en ces termes au lecteur dans la préface : I’estime que les uns, & les autres y trouveront dequoy repaistre, & recreer leurs esprits, les plus advisez ne s’amusans pas tant a l’escorce & a la surface des parolles, qu’au vray suc, & sens d’icelles 33 . Le lecteur peut soit se contenter d’une lecture superficielle soit aller chercher le vrai suc du livre sous l’écorce, ou bien sûr, la substantifique moelle sous l’os. Or ce suc rapproche de Dieu. Baltazar Bellere poursuit son raisonnement ainsi : les « plus advisez » qu’il évoquait liront en aucunes [histoires] les merveilles de Dieu, & de la nature, ez autres admireront la vivacité, & subtilité de l’entendement humain, les plus rudes se contentans du simple fil de l’Histoire, sans parler plus avant, s’en serviront aux devis particuliers, & en esgayeront parfois leurs hostes à la table, au lieu d’un recit des prodigieuses, ou pour mieux dire fabuleuses aventures d’un Amadis de Gaule, ou de quelque autre Histoire controuvée & scandaleuse, sans nullement mettre le salut de leurs ames en hazard, comme ils font en lisant, ou en racontant telles, ou semblables Histoires, qui n’ont iamais eu aucune vraisemblance de verité 34 . C’est Dieu que les « plus advisez », les plus clairvoyants, sauront trouver au cœur des histoires narrées par Goulart, comme il est au centre de l’arbre dans la métaphore précédente. Voici le sens profond des Histoires admirables. On trouve des sens secondaires acceptables selon une graduation de valeurs. Dieu et la nature ne sont pas clairement distingués dans la mesure où Baltazar Bellere comme Simon Goulart ne s’aventurent pas à séparer systématiquement ce qui dépend du cours naturel des choses dans leur aspect extraordinaire et ce qui relève d’une intervention particulière de Dieu. Ce sont toujours les plus avisés qui voient en d’autres histoires la « subtilité de l’esprit humain » plutôt que Dieu directement, mais cela n’est pas fondamentalement différent : un tel constat est un hymne au Créateur. L’usage qu’en font les moins sages ou « les plus rudes » diverge en revanche profondément ; ils ne recherchent pas le sens profond des Histoires admirables et se contentent de la distraction qu’elles procurent, les lisent en communauté et les racontent pour s’amuser. C’est un moindre mal car les histoires ne sont pas mensongères et ne nuisent pas comme cette coutume exécrable de lire les Amadis et de s’exalter pour des histoires inventées qui ne peuvent que faire obstacle à l’accomplissement de l’homme sur terre. 33 Baltazar Bellere, in Simon Goulart, Histoires admirables, op. cit., p. 3. 34 Ibid. Mathilde Bernard 130 Le pire est de ne pas approcher la vérité. La fiction est le véritable danger et tout ce qui peut en écarter l’homme le rapproche de Dieu. Simon Goulart répète dans ses préfaces et au long de ses recueils qu’il œuvre à l’établissement de la vérité. Dans son long développement sur la Saint-Barthélemy au sein des Memoires de l’Estat de France, il établit des listes de victimes pour parvenir à la comptabilité la plus exhaustive. Et il demande à quiconque peut apporter quelque enseignement à cette histoire de ne pas manquer de le faire : Nous desirons et prions tous ceux qui en savent davantage le mettre en lumiere, afin que chascun entende combien a esté horrible le iugement de Dieu sur la France malheureuse 35 . S’il faut dire et écrire c’est aussi parce qu’il faut louer. Les différentes entreprises de Simon Goulart, sous les diverses formes qu’elles peuvent prendre, ne sont jamais très éloignées en fait de la prière. Il est nécessaire d’exposer au grand jour les merveilles et les châtiments divins, de montrer Dieu sur son trône de justice. Cette louange est un acte quasi religieux tout autant qu’un enseignement. Simon Goulart écrit une phrase tout à fait similaire dans l’Avertissement au lecteur du Thresor : S’il vous souvient de choses dignes d’estre ramentues à nostre posterité, surmontez nostre exemple. Ce vous sera chose aisee. Ie vous y convie & adiure. Dieu ne peut estre trop reconu ni reveré de nous en la voye de ses iugemens & misericordes 36 . La formulation est plus explicite encore que dans les Memoires de l’Estat de France. C’est la bonté et la justice de Dieu que l’on doit montrer en réunissant les témoignages de ce qui a pu se passer sur la terre. Le lecteur superficiel s’arrêtera à la stupéfaction ; le lecteur plus subtil comprendra que tout vient de Dieu, jusqu’aux scribes : Dieu suscite des personnages, qui en divers lieux soyent soigneux de marquer en Diaires & Annales, tout ce que nous voyons digne d’estre reservé pour l’enseignement de nos successeurs 37 . Simon Goulart se pense sans doute envoyé lui-même par Dieu. De compilateur il est devenu auteur puis prophète, dans ses mémoires d’apparence plus sérieuse comme dans ses histoires distrayantes et finalement profondes. 35 Simon Goulart, Memoires de l’Estat de France, op. cit., 1577, tome I, p. 411. 36 Simon Goulart, Thresor d’histoires admirables, op. cit., tome I, p. 5. 37 Ibid. Les compilations polygraphiques de Simon Goulart 131 Simon Goulart n’a jamais poursuivi qu’une seule entreprise à travers toute son œuvre, celle de servir Dieu. Sa conception de l’histoire est large et il la sépare en plusieurs catégories. En cela finalement il ne fait que se conformer aux théories de l’histoire élaborées par Jean Bodin dans son Methodus 38 . Bodin met en avant la vérité comme facteur fondateur de l’historicité : « un récit ne peut être nommé historique s’il n’est conforme à la vérité » 39 . Simon Goulart insiste dans ses Mémoires comme dans ses Histoires admirables ou dans son Thresor sur le lien fondamental qu’il établit entre ce qu’il énonce et la vérité. Bodin enfin distingue « l’histoire humaine, l’histoire naturelle et l’histoire sacrée » : La première se rapporte à l’homme, la seconde à la nature et la troisième à son auteur. L’une expose les gestes de l’homme à travers ses sociétés ; l’autre étudie les causes opérant dans la nature et déduit leur marche progressive à partir d’un premier principe ; la dernière enfin revendique et considère l’action et les manifestations du Dieu Souverain et des esprits immortels 40 . Dans son œuvre de polygraphe, Simon Goulart est cohérent et s’affirme comme auteur par la vision globale qu’il confère à son œuvre. Les Memoires correspondent à l’histoire humaine, les Histoires admirables et le Thresor se rapprochent davantage de la seconde catégorie distinguée par Bodin. Simon Goulart impose enfin sa propre conception de l’histoire en subsumant ces deux parties de l’histoire sous la troisième envisagée par l’auteur du Methodus. Tout chez Goulart vise à « [revendiquer et considérer] l’action et les manifestations du Dieu souverain ». C’est par ce liant particulièrement fort que l’œuvre polygraphique de Simon Goulart trouve une logique interne sans faille qui réunit les « escrits de tempeste » et le « bouquet de printemps » dans une même vision globale de l’univers et dans une même louange au Créateur souverain. 38 Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem, Parisiis, apud Martinum Juvenem, 1566, trad. La Méthode de l’histoire (pour faciliter la connaissance de), traduite pour la première fois et présentée par Pierre Mesnard, Paris, Les Belles Lettres, 1941, introduction + 388 p. 39 Ibid., p. XLIII. 40 Ibid., p. 1. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) La polygraphie face à l’histoire : les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle N ICOLAS C REMONA (Université Paris III - Sorbonne Nouvelle) Au début du XVII e siècle, l’écriture de l’histoire, loin d’être figée dans un modèle unique, passe par différents formats. Chronique, histoire générale, anecdotes, pamphlets, textes de circonstances, histoires tragiques, sont autant de manière de retracer l’événement historique qu’il soit ancien ou tiré de l’actualité. Face à l’actualité, les traitements foisonnent et de nombreux polygraphes se sont adonnés à l’écriture de l’histoire, officielle ou non officielle, dans des genres extrêmement variés, quelques auteurs allant même jusqu’à réécrire le même événement de manière complètement différente, adoptant des formats narratifs fort éloignés. Pierre Boitel de Gaubertin, auteur d’ouvrages historiques et de recueils d’histoires tragiques, est un de ces polygraphes, qui sont essentiellement des compilateurs, des traducteurs et des écrivains professionnels. On s’attachera à montrer dans le parcours de cet auteur, lié aux éditeurs et à la recherche du succès, une stratégie polygraphique par excellence, qui consiste à reprendre un événement historique sous différents genres afin de satisfaire plusieurs types de public. Avant d’être stabilisé par l’histoire, l’événement peut tour à tour être raconté comme un fait divers, comme une tragédie, dénoncé par des textes de circonstance, allégorisé et transfiguré par une dimension symbolique. La polygraphie ne consisterait pas seulement à écrire beaucoup sur de nombreux sujets extrêmement variés, comme le signalaient Patrick Dandrey et Delphine Denis dans leur introduction aux actes du colloque De la polygraphie au XVII e siècle 1 , à une époque où le champ littéraire n’est pas encore compartimenté en différentes spécialisations, mais également à organiser une pluralité de traitements interne, à présenter de manières diverses voire quelquefois incompatibles un même événement historique actuel, comme 1 Patrick Dandrey, Delphine Denis, De la polygraphie au XVII e siècle, in Littératures classiques, n° 49, Paris, Honoré Champion, automne 2003. Nicolas Cremona 134 l’affaire Concini, sur laquelle nous nous concentrerons à titre d’exemple, ce qui nous donnera l’occasion d’examiner la pratique polygraphique à travers un réseau de textes de Boitel. Situation de Boitel, historien et polygraphe On dispose de peu d’informations sur la vie de Pierre Boitel, sieur de Gaubertin. Né à la fin du XVI e siècle et mort dans la première moitié du siècle suivant, cet auteur n’a guère été retenu par les bibliographies de son temps et encore moins après sa mort : il a été pourtant un auteur prolifique et un exemple parfait de polygraphe du début du XVII e siècle. Ancien militaire, il a écrit pendant une période courte, ses œuvres étant produites entre 1616 et 1624, mais son œuvre est abondante, puisqu’il est l’auteur de plus de six mille pages. Dans son ouvrage Cultures historiques dans la France du dix-septième siècle 2 , l’historien Steve Uomini souligne la prolixité exceptionnelle de cet auteur, qui s’illustra principalement dans l’écriture historique. Cette spécialisation historique n’exclut pas pour autant une diversification des genres, puisque l’œuvre de Boitel est répartie en histoires générales, en recueils d’anecdotes historiques curieuses, en recueils d’histoires tragiques et en pamphlets. Polygraphe, Boitel l’est à plusieurs titres : tout d’abord, c’est manifestement un écrivain professionnel qui vit de ses travaux littéraires, bien que propriétaire d’une petite terre à Gaubertin. Cela expliquerait l’abondance de ses publications et surtout des republications de ses livres. A ce titre, il travaille en étroite relation avec plusieurs éditeurs parisiens, lyonnais et rouennais, les trois grands centres éditoriaux de l’époque. Ces éditeurs sont pour la plupart des commerçants reconnus, comme Toussaint du Bray, éditeur de L’Astrée et des poètes galants, spécialiste de la fiction, Jacques Besogne, Pierre Billaine, Louis Loudet, spéialisés dans les publications d’ouvrages modernes et de recueils de compilations. De plus, il recherche à travers sa carrière des protecteurs et des mécènes parmi les personnages puissants du royaume, comme le montrent les différentes dédicaces de ses ouvrages. Il cherche notamment la protection de Bassompierre, mais également celle du maréchal de Vitry, assassin de Concini sur les ordres du roi. Cherchant le succès, il s’inscrit dans des genres à la mode, reprenant les histoires tragiques quelques années après la publication des Histoires tragiques de Rosset, ouvrage qui connut un grand succès au début du XVII e siècle. Cependant, il eut moins de succès que son prédécesseur, et ne fut pas autant republié que lui. C’est la conjonction de ces trois dimen- 2 Steve Uomini, Cultures historiques dans la France du dix-septième siècle, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 28. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 135 sions (proximité avec les éditeurs, tentatives de se trouver des protecteurs et des mécènes, et recherche du succès auprès du public) qui caractérise d’après Steve Uomini la « société polygraphique » dans laquelle Boitel s’inscrit. Boitel écrit pour vivre et cherche à profiter de son succès en republiant et en augmentant ses propres ouvrages : ainsi, il ajoute des anecdotes historiques à son premier ouvrage de compilation historique, Les Tragiques Accidents des hommes illustres, qui date de 1616, obtenant le Théâtre du malheur en 1621, repris et augmenté sous le titre de Théâtre tragique en 1622. A chaque fois, il ajoute des histoires tirées de l’actualité à un recueil qui couvre toute l’histoire, commençant au meurtre d’Abel par Caïn, sur le modèle du De casibus virorum illustrium de Boccace. Publiés une première fois avec privilège du roi par des éditeurs parisiens en format in 12°, ses ouvrages sont ensuite repris et augmentés en in 8° à partir de 1622. Il n’a pas de publication en format in 4°, réservé à des ouvrages luxueux. Boitel est essentiellement un tâcheron des lettres, et non un écrivain de cour ou de salon. Il cherche avant tout le succès et n’est pas un inventeur de formes ou de matières nouvelles : c’est surtout un compilateur qui reprend des événements récents ou tirés d’ouvrages historiques antiques ou modernes, auxquels il renvoie quelquefois en fin de texte. Il n’hésite pas à renvoyer son lecteur à d’autres ouvrages de son cru, annonçant dans les avant-textes de ses recueils la parution de nouveaux livres constituant des suites, organisant lui-même une forme de mise en avant et de projection publicitaire. Cette stratégie commerciale est typique de la polygraphie. Il cherche également à s’illustrer dans plusieurs genres, afin de toucher un plus large public, allant des amateurs d’histoires tragiques aux lecteurs d’histoires générales et de recueils d’anecdotes historiques. Il ne prend guère de risques, fournissant à ses éditeurs et lecteurs des ouvrages de vulgarisation et de compilation, à partir de textes déjà connus. Cette stratégie polygraphique passe aussi par un double mouvement de spécialisation et de diversification : en effet, on observe dans l’œuvre de Boitel une prédilection pour l’écriture historique de l’Antiquité au début du XVII e siècle, bien que cet auteur n’ait jamais été nommé historiographe officiel, contrairement à son contemporain Claude Malingre, lui aussi auteur d’histoires tragiques. Il n’occupe donc pas de position officielle, qui le mettrait à l’abri et assurerait ses moyens d’existence, ainsi qu’une autorité en matière d’écriture de l’histoire. Cependant, au sein de cette matière historique, Boitel varie les genres, allant de l’histoire tragique au poème héroïque et allégorique, en passant par le pamphlet sur des sujets contemporains. La polygraphie se double donc d’une forme de polyphonie, où Nicolas Cremona 136 l’auteur reprend le même événement historique contemporain sous des formats variés, multipliant les genres pour atteindre un public varié. Nous observerons comment se manifeste cette polygraphie interne à l’œuvre à travers le cas de l’affaire Concini, évoquée à plusieurs reprises par l’auteur, tout au long de sa carrière. Réécritures, reprises et auto-compilation : Boitel et l’affaire Concini L’assassinat de Concini, maréchal d’Ancre et favori de la reine mère Marie de Médicis, sur les ordres du jeune Louis XIII, le 24 avril 1617, est un événement historique tiré de l’actualité, sur lequel Boitel a écrit plusieurs textes dès 1617. L’examen de la pluralité de ces textes qui s’adressent à des publics différents et s’inscrivent dans différents genres va permettre de voir comment s’organise de manière interne l’écriture polygraphique, qui réutilise ce qui a déjà été écrit, Boitel devenant son propre compilateur. Sur l’affaire Concini, on distingue plusieurs types d’ouvrages dans la production de Boitel. Quelques mois après l’assassinat, Boitel signe deux livres dédiés au maréchal de Vitry, qui arrêta Concini, et à sa femme, La deffaicte du faux Amour et L’histoire tragique de Circé ou suite de la Deffaicte du faux amour de Boitel, parus en 1617. Ce sont des textes de service, écrits pour plaire aux nouveaux favoris, les Vitry. Dans un registre plus polémique, il écrit un pamphlet contre Concini. Ce texte de circonstance, Le coup d’estat, livret d’une quarantaine de pages, est un libelle qui voue aux gémonies le défunt, semblable à de nombreux textes satiriques anonymes qui ont tout de suite suivi la mort de l’Italien. Publié en 1620, chez Jean Oudot, éditeur de la fameuse Bibliothèque bleue, c’est un texte de large diffusion, colporté et s’adressant à un public varié et large, s’insérant dans une série de textes « populaires ». Plus on s’éloigne de l’événement, plus l’écriture se détache de la dimension de service, ou du moins cette dimension courtisane passe au second plan. Boitel reprend l’événement dans un ouvrage plus proche de l’historiographie traditionnelle, l’Histoire des choses plus memorables de ce qui s’est passé en France, depuis la mort du feu roy Henry le Grand, en l’année 1610, continuant jusques à l’assemblée des Notables, tenue à Rouen, au mois de Decembre 1617 & 1618 sous le regne de Louis XIII, Roy de France et de Navarre. Cet ouvrage historique, publié en 1618, donne une version développée et non satirique des événements. Nous la reproduisons ci-dessous : Mais à fin que nos nepveux à la posterité, touchez de la poincte de nostre antiquité, détestent nos cruelles miseres & les cruautez du mal-heureux autheur qui les avoit fait fomenter dans ce Royaume : il faut que nous leur tracions le plus grand miracle de ce temps & la merveille de ce siecle. C’est Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 137 un coup du Ciel, c’est un abbregé de nostre infortune, & un acte aussi Héroïque pour celuy qui l’a executé, comme il est tres-heureux pour nous. Ledit Mareschal d’Anchre estoit venu d’Italie à Paris avec un equipage abjectement infirme, demonstrant neantmoins plus de faveur que son extraction ne pouvoit permettre, voulant suivre les traces que la nature projettoit : faict en sorte de se mettre au rang de ceux qui depitoient pour raison de leur grande noblesse, les exploicts de son imprudence : Puis desirant de plus de s’accroitre, & se rendre comme souverain, le malheur de la France l’y ayant fort secouru à l’aspect de tous les plus Grands Princes, se revet d’un faux honneur, de forces, & de commoditez, & par un charme special, attire les esprits plus necessaires pour le lustre de l’Estat, à fin d’en disposer suivant ses pernitieuses intentions : ce qui se voyoit foisonner au des-avantage de tous les bons François depuis cinq ou six années, sans que les remedes propres y peussent faire aucune chose, jusques à ce que la Divinité jettant de son celeste habitacle, l’œil de misericorde sur nous, qui penchions en nostre ruine, en la ruine des plus grands Princes de l’Univers, investis (comme nous avons dit) de toutes parts, que touchans le courage de la prudence de notre cher Monarque, son authorité trouva l’opportunité, de terrasser ce superbe Titan qui vouloit monter sur son Throne assis au lict de sa justice comme un Salomon, ayant à ses costez la Deesse Themis, estouffa ce monstre qui l’assailloit dans son berceau. Monstre & prodige si hideux, qu’il se promettoit par une lettre qu’il envoyoit, laquelle luy fut surprise : l’assistance de trente mille estrangers, & vingt mille François qui devoient infailliblement dans le mois de May fouller aux pieds ceux qui s’opposeroient à son auctorité. Le Roy balance entre le respect & la crainte maternelle : mais l’obligation qu’il a pour le salut de son peuple, lui fait esclorre ses resolutions. Enfin les justes plaintes des Princes & des peuples, leurs offres de services, & leurs justifications estant parvenuës jusques à ses oreilles, il les escoute favorablement, mais ne desirant rien precipiter, veut apprendre d’où provenoit une si prodigieuse faveur, & par quels arts elle se conserveroit envers des gens absolument de neant, & qui n’estoient recommandables en aucune partie. Enfin il cognoit que le mal presse, qu’il est temps de faire & non pas de parler : il se resould de prendre à bon escient les rennes du gouvernement, & par une action vrayement Royalle, faire veoir qu’il sçavoit parfaitement conserver l’honneur de sa Majesté & donner la paix à son peuple. Ceste deliberation prise, il commande au sieur de Vitry Capitaine des Gardes de son corps d’arrester ledit Mareschal d’Ancre, & le constituer prisonnier, pour luy estre & à ses complices le procez fait & parfait : à quoy obeyssant, il l’aborde à l’entree du Louvre, luy dit le commandement qu’il Nicolas Cremona 138 avoit de l’arrester et en mesme temps luy prend la main gauche & le haut de la manche droicte de son pourpoint. Cet insolent qui voit toutes les choses relever de sa volonté, & pouvoit, tout au milieu de ses fatalites sans considerer le lien où il estoit, veut mettre la main à l’espee, & à son exemple quelques uns des siens s’efforcent d’offencer ledit sieur de Vitry, mais ils y sont empeschez par trois coups de pistolets qui furent tirez par quelques gentilshommes & autres de sa suitte dudit sieur de Vitry, mais l’un desdits coups porta dans la teste, l’autre dans la gorge, & le dernier dans le corps dudict Mareschal, & faisant en suitte luire l’esclat de leurs espees dans les yeux des rebelles en nombre de plus de cinquante, ceste trouppe estourdie disparut si soudainement qu’à peine peut-on s’apercevoir qu’elle estoit devenuë. L’action achevee le dit sieur de Vitry r’entra dans la Cour du Louvre où il s’esleva une acclamation si grande de VIVE LE ROY, & une voix si esclatante & accordante du peuple, dont la Cour & tous les environs estoient remplis, loüans Dieu & benissans sa majesté, qu’il sembloit que tous eussent participé à ceste execution, & eussent eu communication du dessein, & au travers de tant de voix en ceste acclamation publique, Sa Majesté fit entendre la sienne, qui tesmoignoit combien elle avoit ce service agreable ; Coup Heroïque & signalé, puisqu’il luy retrouve son authorité souveraine, approche les Princes de sa personne, & donne la paix à son peuple, ne demeurant aucun regret en l’ame de sa Majesté, que l’ambition où l’insolence avoit precipité cet audacieux, ayant par ce moyen ravy à la France la justice qu’elle s’en estoit asseurement promise. Cependant le corps porté dans le corps de garde de la porte, est despoüillé par les Archers. Et en autres choses on trouva dans ses chausses pour dixneuf cens soixante treize mille livres d’acquits & promesses, du depuis enterré dans l’Eglise de S. Germain de l’Auxerrois : La fureur du peuple fut telle qu’il en a esté tiré hors, & comme Aman, pendu par les pieds à une potence qu’il avoit fait dresser au bout du Pont-Neuf, depuis trainé par la ville, deschiré & brisé, & les pieces de son cadavre bruslées en divers endroits de Paris 3 . L’affaire Concini revient également dans les pages d’un autre ouvrage, Le théâtre tragique, paru chez Toussaint du Bray en 1622. Cet ouvrage relève proprement de la compilation historique et de l’abrégé, puisqu’en huit cents pages, l’auteur y raconte les morts tragiques les plus célèbres de la mort 3 Histoire des choses plus memorables de ce qui s’est passé en France, depuis la mort du feu roy Henry le Grand, en l’année 1610, continuant jusques à l’assemblée des Notables, tenue à Rouen, au mois de Decembre 1617 & 1618 sous le regne de Louis XIII, Roy de France et de Navarre, à Rouen chez J. Besongne, 1618, p. 458-466. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 139 d’Abel à celle du chevalier de Guise, la mort de Concini occupant deux pages. Dans son texte, Boitel ne reprend pas les épisodes annonçant la punition de Concini, il minimise la logique providentielle et présente les faits sans chercher à les expliquer, son œuvre tendant à présenter une chronique de son temps. La Decadence du Marquis d’Ancre, Mareschal de France 4 . On feroit plus de livres que Bartole de la vie de cet ambitieux. Je l’escris à la posterité. Tout le monde a cognoissance de ses actions. Ce miserable enflé du vent, d’une fortune precipitee s’estant acquis par des sortileges une Prosperité dans l’Estat du plus grand Prince du monde, qui voulant abaisser cet imprudent qui avoit abusé de sa grandeur donne charge a un des premiers & plus signalez de sa cour d’esteindre la vie de ceste flamme prejudiciable à toute l’Europe. Ce fut un coup d’Estat ; mais plustost un coup du Ciel. Le Tyran perdit la vie, & receut deux ou trois pistolades qui luy furent deslachees par quelques Gentilshommes de la suitte du sieur de Vitry. Son corps fut porté dans le corps des gardes des Archers de la porte. On trouva dans ses chausses pour dix-neuf cens treize mille livres d’acquits & promesses. Il fut depuis enterré dans l’Eglise de sainct Germain de l’Auxerrois. La fureur de la populace fut si extreme, qu’il fut arraché de sa sepulture, et comme Aman pendu par les pieds à une potence que luymesme avoit fait dresser au bout du Pont-neuf, depuis traisné par les ruës de la ville, & deschiré en morceaux, les pieces bruslees & jettees au vent. Voicy des vers que quelqu’un fit sur ce sujet. Cy devant un coyon emmené de Florence, Extrait d’un mercenaire & chetif Menuisier, Tesmoignant qu’il estoit enclos de l’imprudence, Voulut des Lys sacrez se dire l’ouvrier. Mais comme le braver porte à l’impatience, Celuy qui peut casser & l’art & le mestier, Ainsi sans y songer il eut la recompense, Telle que meritoit un pareil officier. Non content des moyens qui le faisoient paroistre, Il taschoit tous les jours d’agrandir & d’accroistre, Et terminer ceux la qui respectoient le Roy, Aussi apres le coup d’une chanceuse parque, Le mespris, le gibet ont osté la remarque, Des guides qui menoient les resnes de sa foy. Sa vie & sa mort est particulierement inseree dans un livre que j’ay fait imprimer à Paris, en l’an mil six cens dix-huict 5 . 4 Boitel, Le théâtre tragique, Paris, chez Toussaint du Bray, 1622, p. 700-702. Nicolas Cremona 140 Ce court texte met en avant sa dimension d’actualité grâce aux vers satiriques cités à la fin, il ne coupe pas le meurtre des effets qu’il a produits dans l’opinion, et la mention de l’épitaphe irrévérencieuse du maréchal d’Ancre diffère du traitement historique de l’ouvrage de 1618 : on n’est pas encore dans l’écriture historique d’ordre général, mais dans l’anecdote, dans l’ordre de l’événement et non des faits historiques clairement établis. Si l’on compare les textes, on voit comment fonctionne la polygraphie dans le détail : l’auteur renvoie à un autre de ses ouvrages, et reprend d’une édition à l’autre des expressions, voire des phrases entières. Entre la version tirée de l’Histoire de 1618 et celle beaucoup plus abrégée extraite du Théâtre tragique de 1622, on retrouve la comparaison finale entre Concini et Aman, qui sont pendus sur la potence qu’ils avaient eux-mêmes fait dresser. Mais les deux textes ne s’adressent pas tout à fait au même public et ne relèvent pas exactement du même genre. Même si Boitel place en manchette de la version de 1618 la mention « Histoire tragique du mareschal d’Ancre », il raconte en détail la préparation de l’assassinat, mettant en avant le rôle du souverain et la délégation du meurtre à des exécutants comme Vitry. Il évoque rapidement que la Divinité a puni elle-même Concini en ouverture du texte mais il développe cependant un réseau de causes et d’effets qui rationalisent l’assassinat, en montre les tenants et les aboutissants, et insiste sur la dimension politique de l’acte qui marque le début du règne personnel de Louis XIII. Au contraire, dans le Théâtre tragique, Boitel propose une version réduite du meurtre, vu comme un châtiment divin et non comme un acte politique : en cela, il se conforme au genre de l’histoire tragique, qui remporta un grand succès dans ces années, suite à la reparution en 1619 des Histoires tragiques de Rosset. Pour Boitel, il s’agit moins d’informer son lecteur en lui présentant des faits nouveaux ou de susciter sa surprise ou sa terreur que de recenser les événements marquants, à la manière d’un chroniqueur. L’historien vise ici le lectorat des auteurs d’histoires tragiques, sans pour autant adopter les codes du genre. Le renvoi à d’autres textes ainsi qu’à des sources signe cette écriture historiographique qui repousse la tendance à la fiction. La différence entre les deux modes de récit ne réside pas dans une opposition entre une version objective et un traitement subjectif, mais dans la mise en intrigue dramatique ou minimaliste et dans l’exploitation plus ou moins importante de l’explication providentielle qui transforme les faits historiques en matière de tragédie, se rapprochant ainsi d’un modèle fictionnel. C’est moins la véracité des faits et leur vérification qui tend à 5 Il s’agit ici de L’histoire tragique de Circé de Boitel. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 141 adopter une lecture fictionnelle que la conformité du récit à des modèles littéraires affichés. L’histoire tragique de Circé de Boitel : réécriture allégorique de l’affaire Concini L’écriture historique, abrégée ou développée, suivant un modèle causal ou un modèle tragique, n’est pas la seule manière de Boitel de représenter l’actualité. Les premiers textes qu’il fait paraître sur l’affaire sont des ouvrages allégoriques et mythologiques, plus proches de la fiction que de l’écriture des faits. Le polygraphe, ce n’est donc pas seulement un auteur qui écrit beaucoup sur des sujets variés, mais également un écrivain qui réécrit, remodèle inlassablement des textes déjà édités, que ce soit les siens ou ceux d’autres auteurs. La polygraphie peut se comprendre dans le sens d’une pluralité interne de traitements d’un même sujet, qui s’associe à une forme d’auto-compilation. La deffaicte du faux amour et L’histoire tragique de Circé ou suite de la Deffaicte du faux amour de Boitel, ont paru en 1617, c’est-à-dire quelques mois après l’assassinat. Dans ces deux textes, édités par le libraire parisien Pierre Chevallier, qui publiera peu de temps après les Histoires tragiques de Rosset, Pierre Boitel rompt avec ses prétentions d’historiographe pour proposer une version allégorique et mythologique de la mort du maréchal d’Ancre et de la fin de son épouse, la Galigaï. Le projet est ici tout autre, et il est probable que Boitel ait écrit une œuvre de commande pour être favorisé par le maréchal de Vitry et son épouse à qui il dédie les deux livres. Il s’agit ici de plaire, d’essayer de se placer, d’organiser une forme de propagande, et tout est fait pour mettre en valeur les protecteurs, qui deviennent véritablement héroïques alors que dans la version historique de 1618, le maréchal de Vitry n’est qu’un instrument du roi. Ces œuvres se présentent comme des textes à clefs, données dès le début de l’ouvrage : Boitel raconte de manière galante et héroïque l’affaire Concini puis dans le deuxième livre l’arrestation de Circé (Galigaï), grâce au Grand Cavalier Victorieux (Vitry) qui tua le Faux amour (Concini). La démarche courtisane fait changer les modes de narration de Boitel : dans ces textes, le récit n’est plus historique et Boitel évoque à peine l’assassinat, en quelque sorte éludé, non décrit. En effet, Boitel précise que le faux Amour, défait par le cavalier victorieux, se voit refuser l’accès au Soleil par la Parque. On le voit, on est très loin du style habituel de l’historien Boitel, tout fonctionne de manière imagée, allégorique, dans cette « histoire mystiquement escrite » 6 (cette assimilation à la stéganographie 6 Boitel, La défaite du faux Amour, Paris, Pierre Chevallier, 1617, p. 391. Nicolas Cremona 142 renvoie au mélange que l’on faisait au XVII e siècle entre écriture cachée et polygraphie) : Que sert de tant discourir de l’infortune de ce miserable, qui avoit pour heredité la fatale boite de Pandore, si nous ne faisons paroistre sur le theatre tragique, la defaite de l’histoire malheureuse de Circé sa Medee, son Alcine et son Urgande aussi difforme que la difformité mesme. Et faisons perdre dans le fleuve Lethé la memoire de nos miseres qui se sont perdues quant et quant cest Icare, lequel s’est laissé fondre ses ailes par une puissance divine, luy guerroioit que les monts enflez d’orgueil peussent enfanter d’autres natures que des prodiges 7 . Le récit galant et mythologique se rapproche plus du Roland furieux de l’Arioste et du poème héroïque que de l’histoire tragique, et le titre d’histoire tragique n’est repris que pour des raisons commerciales, tant la dimension pitoyable du destin de l’épouse de Concini est négligée au profit de récits des amours naissantes de François de L’Hospital et de sa future épouse, la maréchale de Vitry qui apparaît sous le nom d’Adraste. La deuxième partie des ouvrages est constituée par des anagrammes et sonnets galants du Grand Cavalier peignant les différents personnages historiques sous des traits mythologiques : ainsi, dans ces poèmes mythologiques suivis d’annotations, apparaissent Andromède, Persée, Pégase mais aussi Latone, mère du Soleil, qui est Marie de Médicis, Neptune, qui se révèle être Charles de Lorraine ou bien Ganimède alias Henri de Bourbon. Le texte n’a que peu de rapport avec le genre de l’histoire tragique convoqué dans son titre à des fins sans doute publicitaires, alors que le sujet choisi pouvait se prêter à un traitement tragique, comme le signale Boitel lui-même, au début du récit, en qualifiant Circé de « malheureuse, dignement capable d’estre inseree dans mes Tragiques accidens des hommes illustres » 8 . Le polygraphe ne se contente pas de changer de genre, il le module et son texte est le lieu d’un conflit générique, la louange allégorique l’emportant bien souvent sur la mise en forme tragique des événements. L’œuvre est hybride, mélange des genres pourtant peu compatibles. Ce n’est qu’à la fin de l’œuvre que le récit reprend avec l’exécution de la magicienne, fort semblable aux fins d’histoires tragiques sur l’échafaud, et l’auteur souligne l’ampleur de la parenthèse galante qui correspond aux trois quarts de son ouvrage : Or pour poursuivre l’ordre de ceste histoire tragique de Circé, il nous faut laisser ces Anagrammes, afin de donner un principe de commencement aux 7 Boitel, Histoire tragique de Circé, Paris, Pierre Chevallier, 1617, p. 27. 8 Ibid., p. 81-82. Les histoires tragiques de Boitel au début du XVII e siècle 143 restes, et à la consequence du subject que nous desirons concevoir à l’intention de la belle Adraste 9 . La fin sur l’échafaud ne renoue pas pour autant avec les codes d’écriture de l’histoire tragique, tant la dimension mythologique reste appuyée : Phébus assiste au supplice de Circé, qui avant de mourir prononce un long discours moins pathétique qu’allégorique, dérogeant à l’usage de l’histoire tragique qui place un discours de repentance dans la bouche des condamnés à mort. Ainsi, La deffaicte du faux amour et l’Histoire tragique de Circé font figure de contrepoint et s’avèrent être une variation mythologique, étrangère aux codes de l’histoire tragique et de l’écriture historique, signée par un polygraphe habitué à la compilation historique. Tentons de proposer quelques idées générales applicables au statut du polygraphe au début du XVII e siècle à partir du cas de Boitel : il faut insister sur la dimension concrète, commerciale, voire quelquefois purement utilitaire et économique de la pratique polygraphique. Le polygraphe, lorsqu’il cherche à vivre de sa plume, change de genres, et s’attache à reprendre des genres qui ont déjà du succès, soit de sa propre initiative soit pour répondre à des commandes d’éditeurs. Compilateur, il répond à une forme de curiosité pour l’histoire ou l’actualité chez un public varié, et recherche moins l’originalité du traitement qu’une mise en scène de cet événement conforme aux genres à la mode, comme l’histoire tragique ou à la commande qu’on lui a passée. En reprenant plusieurs genres, il les mélange quelquefois, et sa pratique est volontiers désinvolte, produisant des œuvres hybrides, puisque leur auteur tente de jouer sur plusieurs tableaux et de répondre aux attentes de publics variés. Cette reprise libre des genres se double d’une relation également libre avec ses confrères qui écrivent sur les mêmes sujets et qu’il pouvait rencontrer chez leurs éditeurs communs : le polygraphe peut renvoyer à d’autres auteurs, compiler des textes contemporains, voire les plagier, entrant plus dans une relation de concurrence que d’émulation créatrice, puisque son but est moins l’originalité du traitement que son efficacité commerciale. 9 Ibid., p. 182-183. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne M ATTHIEU D UPAS (Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle et Université du Michigan) Si, comme tant d’autres écrivains du XVII e siècle, Corneille pourrait à juste titre être considéré comme un polygraphe - auteur de poésie dramatique, spirituelle et mondaine, il était encore théoricien du théâtre - il n’en est pas moins resté pour la postérité un auteur essentiellement dramatique. En tenant compte de cette donnée, l’aborder sous l’angle de la polygraphie peut donc sembler une gageure. Pourtant, le XVII e siècle est une période où les genres dramatiques se constituent et se hiérarchisent, et Corneille, théoricien du théâtre, participe pleinement de cette dynamique, consacrant plusieurs pages de ses Discours à établir une distinction claire entre comédie et tragédie. Comme auteur dramatique, il fait aussi le choix de pratiquer les deux genres. Contrairement à un Molière spécialisé dans la comédie, à un Racine dont les onze tragédies ont presque fait oublier Les Plaideurs, il s’est durablement imposé, avec Mélite, comme poète comique, avant de gagner le titre de Sophocle français, sans jamais pour autant renoncer à la comédie. Au total, sur pas moins de trente pièces avouées, on compte vingt-et-une tragédies mais aussi neuf comédies (dont trois héroïques). En ce sens, sa dramaturgie - qui fonde la pratique des genres sur leur distinction préalable - s’inscrit, autant que sa carrière, dans une logique de polygraphie. Les choses ne sont pourtant pas si simples. Car, loin de se cantonner à la comédie et à la tragédie, Corneille a aussi pratiqué les genres intermédiaires de la tragicomédie et de la comédie héroïque - se faisant même l’inventeur de cette dernière. En multipliant les possibilités d’inscription générique, il a aussi singulièrement compliqué la distinction des genres. De fait, quatre au moins de ses pièces trahissent un statut générique incertain. Clitandre et Le Cid ont été qualifiées successivement de tragi-comédie et de tragédie ; Tite et Bérénice, comédie héroïque, a été dès sa création, comparée à la Bérénice de Racine, présentée la même année comme une tragédie ; et L’Illusion comique, quoique comédie, relève à la fois de la tragédie et de la tragi-comédie. Le Matthieu Dupas 146 théâtre de Corneille témoigne ainsi d’une certaine instabilité générique qui n’a d’ailleurs guère déstabilisé la critique, encline à le soumettre à une réduction tantôt quantitative - il n’était plus question que des quatre chefsd’œuvre - tantôt qualitative - la question du genre était alors reléguée au second, voire au troisième plan, derrière la thématique unificatrice de l’héroïsme, de l’histoire ou de la politique. Il revient à la critique génétique, inaugurée par Georges Forestier dans les études cornéliennes, d’avoir affronté la question. Constatant des « disparates » 1 dans l’œuvre cornélien, elle a fortement insisté sur le cadre aristotélicien dans lequel s’inscrit la démarche créatrice de Corneille et sur la séparation des genres, ainsi fondée en théorie, qui la sous-tend. La cohérence de cette distinction - sur le plan théorique - aurait ainsi permis à l’auteur de maîtriser toute irrégularité - sur le plan de l’écriture - qui, à ce titre, ferait figure d’épiphénomène. Une lecture attentive des écrits théoriques de Corneille nous conduit toutefois à nuancer ce point de vue. En particulier, l’introduction de l’amour dans le théâtre met en crise la distinction des genres. On connaît les vers de Boileau : Bientôt l’amour, fertile en tendres sentiments, S’empara du théâtre ainsi que des romans 2 . Le poète ébauche ici une trajectoire de la thématique amoureuse, qui, au XVII e siècle, passerait du roman au théâtre. Dans les vers qui suivent, il met en garde le poète tragique contre le risque de confondre héros de tragédie et héros de roman, portant aussi un coup contre la tragédie galante, dont Quinault s’était fait le champion. Depuis, sous le terme de « romanesque », la critique a souligné cette contamination du théâtre par le roman, sans du reste s’interroger sur les raisons qui ont fait que le théâtre est devenu au XVII e siècle, à la suite du roman, le lieu privilégié de l’expression du sentiment amoureux, cantonnée au siècle précédent à la poésie lyrique. Mon propos est ici de suggérer que la critique n’a pas assez vu que l’introduction de l’amour au théâtre était bien sentie par Corneille comme une nouveauté qui, en affectant aussi bien la tragédie que la comédie, mettait en crise leur distinction, et que ce phénomène prend tout son sens à la lumière du contexte culturel de la France du XVII e siècle. Aborder le théâtre de Corneille sous l’angle de la polygraphie, nous conduit à relire son théâtre aussi bien en termes d’appartenances génériques - non plus dans ce qu’elles ont de stable, mais dans ce qu’elles ont de mouvant - qu’en termes de contexte socio-historique. De manière plus générale, cela implique d’in- 1 G. Forestier, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Genève : Droz, 2004, p. 20 (1 ère éd. 1996). 2 Art poétique, chant III, v. 93-94. Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne 147 terroger cette notion, en la passant au crible non seulement de la théorie des genres, mais aussi de l’histoire culturelle. L’introduction de l’amour dans le théâtre français au XVII e siècle, est en effet perçue par Corneille comme une nouveauté qui affecte à la fois la comédie et la tragédie, et met en crise leur distinction. L’effort de celui-ci consiste alors à conjurer cette instabilité pour maintenir sa dramaturgie dans une logique de polygraphie. La question est abordée dans le premier Discours, dans un passage consacré aux « conditions du sujet » de la comédie, mais qui aborde aussi le cas de la tragédie. Le dramaturge écrit à propos du dénouement de la première : Pour la Comédie, Aristote ne lui impose point d’autre devoir pour conclusion que de rendre amis ceux qui étaient ennemis. Ce qu’il faut entendre un peu plus généralement que les termes ne semblent porter, et l’étendre à la réconciliation de toute sorte de mauvaise intelligence ; comme quand un fils rentre aux bonnes grâces d’un père, qu’on a vu en colère contre lui pour ses débauches, ce qui est une fin assez ordinaire aux anciennes Comédies ; ou que deux amants séparés par quelque fourbe qu’on leur a faite, ou par quelque pouvoir dominant, se réunissent par l’éclaircissement de cette fourbe, ou par le consentement de ceux qui y mettent obstacle ; ce qui arrive presque toujours dans les nôtres, qui n’ont que très rarement une autre fin que des mariages 3 . En soulignant l’écart entre le dénouement (ou « conclusion ») respectif de la comédie antique et de la comédie française, Corneille montre que l’introduction de l’amour dans la comédie a pour effet de redéfinir le genre comique par l’intrigue amoureuse, de sorte que la conclusion d’une pièce par un mariage devient l’indice même de la comédie 4 . S’agissant de la tragédie, le constat est le même : l’introduction de l’amour est une innovation, même si son succès a fini par le faire oublier : Cette maxime [la nécessité de reléguer l’amour à une place secondaire dans la tragédie] semblera nouvelle d’abord : elle est toutefois de la pratique des Anciens, chez qui nous ne voyons aucune tragédie, où il n’y ait qu’un intérêt d’amour à démêler. Au contraire, ils l’en bannissaient souvent, et ceux qui voudront considérer les miennes, reconnaîtront qu’à leur exemple je ne lui ai jamais laissé y prendre le pas devant, et que dans le Cid même, 3 P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Œuvres Complètes, éd. par G. Couton, Paris : Gallimard, « Pléiade », t. III, 1987, p. 126. Toutes les citations de Corneille sont tirées de cette édition. 4 Ce qui a pour conséquence de rendre remarquablement instable le statut générique des tragédies appelées matrimoniales par la critique. Voir par exemple M.-O. Sweetser, La dramaturgie de Corneille, Genève : Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », n° 169, 1977, p. 175-245. Matthieu Dupas 148 qui est sans contredit la pièce la plus remplie d’amour que j’aie faite, le devoir de la naissance et le soin de l’honneur l’emportent sur toutes les tendresses qu’il inspire aux amants que j’y fais parler 5 . En minimisant le rôle joué par l’amour dans une pièce comme Le Cid, Corneille se met donc sous le patronage des Anciens et réaffirme la séparation entre les genres - idée exprimée avec force quelques lignes plus haut : Sa dignité demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang dans le poëme, et leur laisse le premier 6 . Le terme de « dignité » indique que la distinction entre les genres est aussi bien hiérarchique. Pour maintenir la spécificité et la prééminence du genre tragique par rapport à la comédie, il importe donc de faire jouer à l’amour - affecté d’un coefficient de noblesse négatif - un rôle secondaire dans l’intrigue. Puisque c’est cette place qui détermine le statut générique de la pièce, il constitue en dernière analyse la clef de voûte de la distinction des genres. Corneille insiste à plusieurs reprises dans ses écrits théoriques, sur l’importance de ce critère, notamment à propos de la tragédie d’Œdipe, écrite en 1660 sur une commande de Fouquet. Dans cette pièce, le dramaturge s’est distingué de son modèle sophocléen en redoublant le drame œdipien d’une intrigue amoureuse, qu’il qualifie d’« ornement » 7 dans l’Avis au Lecteur, et d’« agrément » 8 dans son Examen. Il suggère ainsi qu’elle apporte un plaisir esthétique spécifique, qu’on ne saurait confondre avec le plaisir propre de la tragédie - fondé sur la pitié et la crainte - et somme toute secondaire au regard de celui-ci. Pour expliquer le succès remporté par la pièce, il mentionne encore « l’heureux épisode de Thésée et de Dircé » 9 , expression qui prend tout son sens à la lumière de sa conception de l’épisode, exposée dans le premier Discours : 5 Ibid., p. 124. 6 Ibid., p. 124. 7 Œdipe, « Avis au lecteur », op. cit., t. III, p. 19 : « L’amour n’ayant point de part dans ce sujet, ni les femmes d’emploi, il était dénué des principaux ornements qui nous gagnent d’ordinaire la voix du public. » 8 Examen d’Œdipe, op. cit., t. III, p. 20 : « L’amour, n’ayant point de part en cette tragédie, elle était dénuée des principaux agréments qui sont en possession de gagner la voix du public. » 9 Ibid., p. 20. Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne 149 Ces épisodes sont de deux sortes, et peuvent être composés des actions particulières des principaux acteurs, dont toutefois l’action principale pourrait se passer, ou des intérêts des seconds amants qu’on introduit, et qu’on appelle communément des personnages épisodiques 10 . Selon Georges Forestier 11 , l’épisode de la première sorte - « les actions particulières des principaux acteurs » - a pour fonction de motiver les actions qui ressortissent à l’intrigue principale. Il est ainsi, de manière privilégiée, dévolu à la psychologie amoureuse. L’épisode de la deuxième sorte - les « intérêts des seconds amants » - constitue ce qu’on appelle parfois le deuxième fil de l’action, secondaire par rapport à l’action principale. C’est en ce dernier sens que Corneille parle de l’épisode de Dircé et de Thésée, qui redouble le drame œdipien de l’inceste et du parricide. Mais l’équivalence qu’il établit entre « personnages épisodiques » et « seconds amants » suggère que l’épisode de la deuxième sorte est lui aussi essentiellement dévolu à l’amour. Motivation de l’action principale ou deuxième fil de l’action, l’épisode est ainsi la place naturelle de l’amour en tragédie. Toujours épisodique, celui-ci est ainsi toujours, aussi, secondaire. Au bout du compte, l’amour ne peut être dans la tragédie qu’un agrément ou un embellissement (du point de vue du plaisir esthétique), une composante épisodique de l’action (du point de vue dramatique), et un affect moins digne (du point de vue des passions internes). Continuant de faire du théâtre antique sa référence, Corneille cherche donc à limiter l’impact de l’introduction de l’amour sur sa propre dramaturgie tragique. Creusant ainsi l’écart entre comédie et tragédie, il continue de s’inscrire dans une logique de polygraphie. Les approches dramaturgiques et, plus précisément, génétiques du théâtre de Corneille ont eu tendance à insister sur l’inscription de sa dramaturgie dans la tradition aristotélicienne et à souligner l’importance du rôle que jouent les règles de l’art et notamment le principe de séparation hiérarchique des genres dans son activité créatrice. Cette tendance est particulièrement perceptible dans l’article très précis d’Hélène Baby-Litot, intitulé « Réflexion sur l’esthétique de la comédie héroïque de Corneille à Molière » 12 . L’auteure se propose d’établir la spécificité théorique du genre de la comédie héroïque, et dans ce dessein, de dégager la nature de l’action comique, par opposition à l’action tragique. Dès lors que la comédie 10 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, op. cit., t. III, p. 139. 11 G. Forestier, op. cit., p. 135-136. 12 H. Baby-Litot, « Réflexion sur l’esthétique de la comédie héroïque de Corneille à Molière », Littératures classiques, n° 27, (printemps 1996), p. 25-34. Matthieu Dupas 150 héroïque présente le même personnel dramatique que la tragédie, celui-ci ne peut plus fournir le critère de la distinction des genres. Pour maintenir leur séparation, il faut donc faire intervenir celui de l’action dramatique - comique ou tragique. Aussi l’auteure distingue-t-elle subtilement deux plans fortement imbriqués. Sur un plan thématique - celui des passions internes -, le personnel dramatique de la tragédie comme celui de la comédie héroïque, par bienséance, renonce à l’amour au profit d’une passion plus noble (« ambition » ou « vengeance », par exemple) si bien que la passion amoureuse ne saurait être « la dominante dans un poème héroïque » 13 , qu’il soit comique ou tragique. Sur un plan structurel - celui de l’intrigue - l’action comique, ordinaire, est construite de façon à aboutir à la séparation des amants - ce que Corneille appelle un « intrique d’amour entre rois » dans le cas précis de la comédie héroïque. L’action tragique, extraordinaire, se caractérise quant à elle par les grands périls - bannissement et perte d’Etat, qui donnent à la tragédie sa couleur politique, ou péril de vie, conçu, en termes aristotéliciens, comme le « surgissement des violences au sein des alliances ». C’est ce dernier péril qui constitue par excellence le conflit tragique. Comme le rappelle Hélène Baby-Litot, « l’effet tragique du péril provient [donc] de la proximité sentimentale ou familiale des protagonistes » du conflit 14 . En somme, là où la comédie héroïque concilie « la prééminence structurelle de l’intrigue d’amour en même temps que le renoncement thématique à l’amour » 15 , la tragédie se caractérise à la fois par le renoncement à l’amour sur le plan passionnel et par le critère du grand péril - en principe irréductible à l’amour - sur le plan dramatique. Mais cette différence est finalement difficile à établir lorsque d’un côté l’intrigue de comédie se termine par la séparation des amants, et que, de l’autre, le péril de vie tragique est fondé sur une « proximité sentimentale », en d’autres termes, sur le sentiment amoureux. Dans leur principe même, tragédie et comédie héroïque en viennent à se ressembler dangereusement, comme le suggère la réception de Tite et Bérénice, comédie héroïque, mais comparée depuis sa création à la Bérénice de Racine, présentée, elle, non sans polémique il est vrai, comme une tragédie. En dépit de son souci de maintenir l’amour au second rang, Corneille n’est donc pas vraiment parvenu à conjurer toute instabilité générique. L’approche de la disparate de son théâtre en termes de polygraphie - entendue comme une pratique des genres, fondée sur leur distinction - rencontre 13 P. Corneille, Lettre à Saint-Evremond, op. cit., t. III, p. 726, citée par H. Baby-Litot, ibid., p. 29. 14 H. Baby-Litot, ibid., p. 30. 15 Ibid., p. 32. Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne 151 ainsi avec la comédie héroïque un point limite. Une approche de la question en termes, non plus de théorie littéraire, mais d’histoire culturelle, nous conduit par ailleurs à faire l’hypothèse d’une hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne. Dans L’Invention de l’hétérosexualité 16 , Louis-Georges Tin insiste sur la subversion du genre tragique par l’introduction de la thématique amoureuse, non pas du point de vue de sa forme, mais de sa signification. Il y voit l’indice du triomphe au XVII e siècle de la « culture hétérosexuelle », marquée par une reconnaissance symbolique inédite du couple homme / femme dans les représentations culturelles, et notamment dans le théâtre. Mais la tragédie cornélienne se caractérise à ses yeux par une résistance à cette culture, au motif que le dramaturge accorde la primauté aux valeurs chevaleresques et homosociales - l’honneur, le devoir - au détriment de ce qui constitue l’emblème de la culture hétérosexuelle alors triomphante - l’amour. Dans cette perspective, le conflit cornélien s’explique par une tension entre tradition homosociale et culture hétérosexuelle, et l’héroïsme cornélien par le choix difficile de se conformer à la première. En choisissant de venger son père au risque de perdre sa maîtresse, Rodrigue incarne parfaitement cet héroïsme, par opposition au héros galant de la tragédie racinienne, tout acquis à l’amour 17 . Cette analyse a le mérite inestimable d’aborder la question de l’amour dans le théâtre dans une perspective d’histoire de la sexualité. Mais plus téléologique que généalogique, elle est aussi trop exclusivement thématique. Dans son étude sur la Querelle du Théâtre 18 , Laurent Thiroin nous rappelle en effet que les ennemis du théâtre y dénonçaient un phénomène de contamination des passions des acteurs aux spectateurs. S’en prenant à Corneille, ils soutenaient, non sans paradoxe, que celui qui avait tout particulièrement veillé à son honnêteté (malgré la querelle du Cid), et qui l’avait porté à sa perfection esthétique (d’où le surnom de « Sophocle français »), fournissait la preuve a fortiori de son caractère corrupteur, en présentant les passions, et notamment la passion amoureuse, sous un jour favorable. Pour eux, le choix du héros de suivre son devoir et de renoncer à l’amour, si tel était bien le cas, ne suffisait donc pas à dédouaner la tragédie cornélienne de toute responsabilité dans la valorisation des passions, et de l’amour, dans la société française du XVII e siècle. Ce qui faisait problème n’était donc pas simplement la thématisation de l’amour au théâtre, mais plutôt son inscrip- 16 L.-G. Tin, L’invention de la culture hétérosexuelle, Paris : Éditions Autrement, 2008. 17 Ibid., p. 67-71. 18 L. Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris : Honoré Champion, Champion Classiques, « Essais », 2007. Matthieu Dupas 152 tion dans le code même de la tragédie - idée que Laurent Thiroin exprime fort bien en empruntant cette formule aux sciences de la communication : « le message, c’est le média » 19 - ici, en l’occurrence, le genre. Précisément, dans une conférence récente 20 , Hélène Merlin-Kajman articule la question de la valorisation du sentiment amoureux à celle des genres théâtraux, et suggère que la comédie et la tragédie seraient opportunément mises en rapport avec des types de liens sociaux propres à la société française du XVII e siècle, plutôt qu’avec la théorie des genres héritée de la Poétique : De Corneille à Racine, la tragédie, genre qui prend pour objet les princes et les rois, c’est-à-dire des hommes publics qui appartiennent à la sphère sociale, politique et morale des plus hautes dignités, va ennoblir les liens de familiarité, notamment les liens amoureux. Ainsi, la querelle du Cid se focalise particulièrement sur la scène où Chimène reçoit chez elle Rodrigue, meurtrier de son père ; on y voit la relation amoureuse empiéter scandaleusement sur la piété filiale et le respect aux morts. Parallèlement, la comédie, qui traditionnellement plantait sa scène sur la place publique et représentait les particuliers dans leur quotidienneté familière, va, avec Molière faire rire des liens à respect et de ces quasi-dignités que sont les médecins, les marquis ridicules ou les (faux) dévots : et l’on sait quelle hostilité son théâtre a rencontrée 21 . Alors qu’une approche du théâtre par le biais de l’histoire littéraire, fidèle à la tradition aristotélicienne, mettra inévitablement l’accent sur la distinction entre les genres - la tragédie prenant pour objet « ce qui appartient à la sphère politique et morale des plus hautes dignités » et la comédie les « liens de familiarité » -, on comprend qu’une approche par le biais de l’histoire culturelle fera apparaître, d’un genre à l’autre, une sorte de chassé-croisé, en vertu duquel la tragédie en viendrait à valoriser les « liens amoureux ». Arrivant ainsi à la conclusion inverse de Louis-Georges Tin concernant le théâtre de Corneille, l’auteure nous invite de surcroît à repenser la pratique des genres théâtraux au XVII e siècle dans une perspective anthropologique. Dans cette perspective, il convient de mettre la dramaturgie polygraphique 19 M. Mac Luhan, Pour comprendre les médias (Les prolongements technologiques de l’homme), Tours : Éditions Mame et Paris : Seuil, 1968, p. 31. Cité par L. Thirouin, p. 86. 20 H. Merlin-Kajman, « Littérature : pourquoi préférer l’histoire culturelle à celle de la littérature ou du littéraire ? », communication au colloque inaugural de l’International Society for Cultural History, Université de Ghent, 28 février 2008. À paraître. Je remercie chaleureusement Hélène Merlin-Kajman d’avoir bien voulu me transmettre le texte de sa communication. 21 Ibid. Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne 153 de Corneille, qui était notre point de départ, à l’épreuve de la notion d’hybridation, et de l’articuler au contexte historique et social particulier qui est le sien. C’est faire le pari que la question de la polygraphie, au XVII e siècle, déborde le cadre de la théorie littéraire. La question est ainsi de savoir comment la tragédie cornélienne en vient à ressembler si singulièrement à la comédie, ou, plus précisément, dans quelle mesure elle encode l’expression du sentiment amoureux, de telle sorte qu’elle en vient à le légitimer, y compris lorsque le héros renonce à l’amour. Deux points sont, sous ce rapport, essentiels : la conception cornélienne du conflit tragique et celle des mœurs du personnage. La conception cornélienne du conflit tragique, seul susceptible d’inspirer au spectateur les passions tragiques de pitié et de crainte, s’inscrit dans l’héritage aristotélicien. Il est ainsi défini dans la Poétique : Dans le cas où l’événement pathétique survient au sein d’une alliance, par exemple l’assassinat, l’intention d’assassiner ou toute autre action de ce genre entreprise par un frère contre son frère, par un fils contre son père, par une mère contre son fils ou par un fils contre sa mère, ce sont ces cas qu’il faut rechercher 22 . Il se caractérise donc par le surgissement de l’« événement pathétique » au sein des alliances, qui sont essentiellement familiales, dans le texte d’Aristote. Paraphrasant cette définition dans son second Discours, Corneille suit d’assez près le Stagirite, mais s’en écarte significativement dans la série d’exemples - Horace, Le Cid, et Rodogune - qu’il propose : Pour nous faciliter les moyens d’exciter cette pitié, qui fait de si beaux effets sur nos théâtres, Aristote nous donne une lumière. Toute action, ditil, se passe, ou entre des amis, ou entre des ennemis, ou entre des gens indifférents l’un pour l’autre. Qu’un ennemi tue ou veuille tuer son ennemi, cela ne produit aucune commisération, sinon en tant qu’on s’émeut d’apprendre ou de voir la mort d’un homme, quel qu’il soit. Qu’un indifférent tue un indifférent, cela ne touche guère davantage, d’autant qu’il n’excite aucun combat dans l’âme de celui qui fait l’action ; mais quand les choses arrivent entre des gens que la naissance ou l’affection attache aux intérêts l’un de l’autre, comme alors qu’un mari tue ou est prêt de tuer sa femme, une mère ses enfants, un frère sa sœur ; c’est ce qui convient merveilleusement à la tragédie. [...] Horace et Curiace ne seraient point à plaindre, s’ils n’étaient point amis et beaux-frères ; ni Rodrigue, s’il était poursuivi par un autre que par sa maîtresse ; et le malheur d’Antiochus toucherait beaucoup moins, si un autre que sa mère lui demandait le sang de sa maîtresse, ou 22 Aristote, La Poétique, trad. Michel Magnien, Paris : Le Livre de Poche, « Classiques de poche », ch. XIV, 1990, p. 105. Matthieu Dupas 154 qu’un autre que sa maîtresse lui demandât celui de sa mère ; ou si, après la mort de son frère, qui lui donne sujet de craindre un pareil attentat sur sa personne, il avait à se défier d’autres que de sa mère et de sa maîtresse 23 . L’exemple d’Horace est conforme au modèle aristotélicien : les deux héros sont amis, mais aussi beaux-frères, puisque Sabine, sœur de Curiace, est aussi l’épouse d’Horace ; la guerre qui oppose Rome et Albe, et, surtout, le choix de combattants constituent un surgissement des violences au sein des alliances - ici familiales. L’exemple du Cid s’en écarte, lui, notablement : le tragique de sa situation vient de ce qu’il est poursuivi par sa maîtresse, qui, mue par la piété filiale, met en péril leur relation amoureuse. L’événement pathétique - la vengeance de Chimène - surgit ainsi au sein de l’amour. Contrairement à Aristote, Corneille fait donc de celui-ci une alliance où est susceptible de surgir l’événement pathétique - ce qu’il écrit plus loin en toutes lettres : C’est donc un grand avantage, pour exciter la commisération, que la proximité du sang et les liaisons d’amour ou d’amitié entre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et le poursuivi, celui qui fait souffrir et celui qui souffre. Allant plus loin dans l’Examen de la pièce, il affirme même que la relation amoureuse est, plus que toute autre, propre à susciter l’émotion du spectateur : Une Maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son Amant, qu’elle tremble d’obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa sœur 24 . L’exemple de Rodogune, enfin, est plus compliqué. Pour en saisir la portée, on peut la comparer à Médée, dont elle est mutatis mutandis une réécriture 25 . Le sujet de Médée est un sujet simple, sans péripétie ni reconnaissance, dont l’action tend de manière continue vers l’événement pathétique du cinquième acte : l’infanticide, qui rompt une alliance à la fois matrimoniale - signant la rupture de l’héroïne avec son époux Jason - et maternelle. Le pathétique culmine avec le crime, qui, faisant naître chez le spectateur la crainte et la pitié, provoque la catharsis. Le sujet de Rodogune en est assez proche. 23 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, op. cit., t. III, p. 151. 24 Examen du Cid, op. cit., t. I, p. 700. 25 Sur l’hypothèse défendue par M. Fumaroli que Rodogune serait en fait une réécriture du mythe d’Electre, voir Héros et Orateurs. Rhétoriques et dramaturgies cornéliennes, « Une dramaturgie de la liberté : tragique chrétien et tragique païen dans Rodogune », Genève : Droz, 1990, p. 170-208, ainsi que la note consacrée par G. Forestier à la question, op. cit., note 81, p. 258. Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne 155 Cléopâtre, « seconde Médée », s’apprête à assassiner son fils Antiochus, pour conserver le trône. Mais cette action principale se double d’un épisode : l’amour qui unit Rodogune au héros. Par ailleurs, le pathétique ne culmine pas au cinquième acte, parce que l’infanticide, à la faveur d’une péripétie, n’a finalement pas lieu. Au lieu de cela, il est diffus dans toute la pièce, sous forme d’une violence toujours prête à surgir, mais qui ne fera jamais irruption - ce que Georges Forestier a appelé le principe d’un tragique « continu » 26 . Dans le passage cité, Corneille fait état, par ailleurs, de deux types d’alliance qui, en s’entrecroisant dans la pièce, redoublent le conflit tragique. Il y a, au niveau de l’action principale, le lien filial qui unit Antiochus à sa mère, et que Rodogune met en péril en faisant de la mort de celle-ci une condition à leur mariage, et, au niveau de l’épisode, le lien amoureux entre Antiochus et sa maîtresse, que Cléopâtre met de son côté en péril, en lui demandant, contre le trône, la tête de celle qu’il aime. Deux conflits tragiques sont ainsi mis en concurrence, dont le second surgit au sein d’une relation amoureuse, épisodique. Outre le tragique continu, l’innovation de Corneille, par rapport à Aristote, est donc double : non seulement l’amour est un ressort du tragique, mais l’épisode devient même le lieu de ce tragique. Si l’amour est cantonné à l’épisode dans Rodogune, celui-ci soutient ainsi la moitié de ce tragique redoublé, ce que Corneille souligne lorsqu’il écrit qu’Antiochus toucherait beaucoup moins « s’il avait à se méfier d’autres que de sa mère ou de sa maîtresse ». Par rapport à Médée, il y a donc un déplacement du centre de gravité de la tragédie, de l’action principale vers l’épisode, qui vide de son sens la distinction entre ces derniers. Cette conception du conflit tragique, en rupture par rapport au modèle aristotélicien, implique par ailleurs que le sentiment amoureux ne se conforme plus simplement au modèle passionnel généralement mobilisé par la critique lorsqu’elle s’intéresse à l’amour dans le théâtre français du XVII e siècle. En effet, il n’est plus seulement envisagé comme une passion qui affecte le personnage, mais aussi comme une liaison susceptible d’être mise en balance, comme le montre l’exemple de Rodogune, avec les liens filiaux ou matrimoniaux. Si la conception cornélienne du conflit tragique valorise l’amour en en faisant le ressort du tragique, cela n’est en effet possible qu’à partir du moment où il est envisagé comme un lien social aussi fort que les liens familiaux. Le genre tragique se voit ainsi doublement subverti par Corneille : l’amour, transversal à la comédie et à la tragédie, met en crise leur distinction, et, alors même qu’il se voit cantonné au rang de brillant second comme passion, obtient le plus souvent la primauté comme liaison. 26 G. Forestier, ibid., p. 314. Matthieu Dupas 156 Mais faire de l’amour une liaison et non plus seulement une passion, c’est, encore, modifier la constitution du personnage dramatique - ou de ses « mœurs » -, du point de vue de l’éthos et du pathos. Selon Quintilien, alors que le premier est un élément stable, le second est transitoire 27 . On peut se demander dans quelle mesure l’amour, conçu comme liaison, peut encore se comprendre en termes de passion, c’est-à-dire de pathos dans ce sens technique du terme, et s’il n’en vient pas même à constituer un éthos. Hélène Merlin-Kajman note justement à propos du personnage de Chimène que « selon l’Académie, [...] le pathos se serait en somme substitué 28 à l’èthos » 29 au sens où l’amour (pathos) ne le céderait jamais à la piété filiale (éthos de jeune fille vertueuse). Il convient de donner toute sa force à ce point de vue en disant que le pathos est carrément devenu éthos chez Chimène. Si l’amour constitue l’alliance où surgit l’événement pathétique et non plus simplement une passion ; si ce n’est plus lui qui défait le lien de fidélité au père mort, mais la vengeance qui rompt celui de l’amour, alors, ce n’est plus le pathos de l’amour qui trouble transitoirement l’éthos de la piété filiale, mais l’éthos vengeur qui altère le pathos amoureux. Voilà notamment ce que les contempteurs de Corneille, lors de la Querelle du Cid, n’auraient pas supporté. Et cette analyse peut s’appliquer à Antiochus, poursuivi par sa maîtresse, qui lui demande la tête de sa mère. Dire que le tragique naît pour moitié du surgissement de la violence maternelle au sein du lien amoureux entraîne que l’éthos amoureux le dispute chez ce personnage à celui de fils, ou qu’il s’est substitué à l’amour comme pathos. Tel est précisément le fonctionnement de l’« héroïsation par l’amour » 30 pointée par Georges Forestier : ressort du tragique, celui-ci constitue par là même une donnée intrinsèque de l’héroïsme. Ainsi, l’introduction de l’amour dans le théâtre met bien en péril la distinction entre comédie et tragédie, non seulement du point de vue de l’intrigue mais aussi du personnel dramatique. Et c’est parce qu’il encodait ainsi l’amour dans le genre noble de la tragédie que Corneille s’est vu attaqué par ceux qui lui reprochaient effectivement de le légitimer, lors de la Querelle du Théâtre. On peut ainsi se demander si, en faisant de l’amour un éthos des personnages aussi bien masculins que féminins, la dramaturgie cornélienne n’en vient pas du même coup à mettre en exergue - sinon en valeur - un 27 H. Merlin-Kajman, « Horace et Chimène, ou le déchirement de l’èthos », in Ethos et pathos. Le statut du sujet rhétorique. Actes du Colloque international de Saint-Denis (19-21 juin 1997). Réunis par et présentés par François Cornilliat et Richard Lockwood, Paris : Honoré Champion, 2000, p. 305-319. 28 Je souligne. 29 H. Merlin-Kajman, ibid., p. 309. 30 G. Forestier, op. cit., p. 243. Polygraphie et hybridation des genres dans la dramaturgie cornélienne 157 renouvellement des identités de genre (au sens ici de la construction sociohistorique d’une différence des sexes). Serge Doubrovsky, dans Corneille et la dialectique du héros, a en effet décelé dans Rodogune une - très essentialiste - « inversion des sexes » 31 . De manière plus générale, les héros de Corneille ont souvent essuyé le reproche d’efféminement, et ses héroïnes, celui de virilité. À la lumière de ce qui précède, on peut reformuler la question. L’éthos amoureux, en rapprochant le personnel tragique du personnel comique, suggère que les identités de genre au XVII e siècle - telles que les explore le théâtre - se définissent de plus en plus par une composante hétérosexuelle, et de moins en moins par leur dignité, à un moment charnière où la société française, d’ordres, devient une société de classes. Par ce codage de l’amour qui transcende les catégories de comédie et de tragédie, la dramaturgie cornélienne en viendrait ainsi à fonctionner comme ce que Teresa de Lauretis a appelé, en parlant du cinéma, une « technologie du genre » 32 . L’hybridation de la tragédie et de la comédie prendrait ainsi tout son sens dans une perspective d’histoire culturelle, et même plus précisément d’histoire de la sexualité 33 , qui mettrait l’accent sur un renouvellement des identités de genre et une problématisation inédite des rapports homme / femme dans une société en profonde mutation. Aborder Corneille sous l’angle de la polygraphie nous conduit ainsi à problématiser cette notion. S’agissant de son théâtre, on peut dire que sa dramaturgie s’inscrit dans une logique de polygraphie qui, conjuguant distinction et pratiques des genres, fait de l’une la condition de l’autre. Mais les genres dramatiques, notamment, ont beau se constituer et se hiérarchiser au cours du siècle, ils n’en donnent pas moins lieu, à la faveur de l’introduction du sentiment amoureux, à des phénomènes d’hybridation, dont le drame bourgeois, qui s’affirme au XVIII e siècle, peut être considéré comme un point d’aboutissement. L’amour ne serait donc pas tant « la pierre de touche de la séparation entre les genres » 34 que ce qui, précisément, viendrait la mettre en crise. Mieux, le raffinement théorique nécessaire à cette séparation, et même la multiplication des catégories génériques - entre comédie, tragédie, tragicomédie et comédie héroïque - seraient l’indice d’une tendance à l’indistinction, autant qu’à la séparation. Au bout du 31 S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris : Gallimard, « coll. Tel », 1963, p. 292. 32 T. de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires de Foucault à Cronenberg, Paris : La Dispute, « La technologie du genre », 2007, p. 37-94. 33 Voir notamment M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I : La Volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976. 34 G. Forestier, op. cit., p. 93. Matthieu Dupas 158 compte, formuler l’hypothèse d’une dramaturgie polygraphique cornélienne, c’est la situer au croisement de ces deux logiques, entre séparation et indistinction des genres, ou dans ce tremblé entre pratique et hybridation des genres. De manière plus générale, c’est suggérer qu’on ne saurait parler de polygraphie au XVII e siècle, sans avoir à l’esprit ce que ceux-ci ont de mouvant et d’instable, mais aussi de culturellement ancré. C’est faire de la polygraphie une notion problématique et plurielle, relevant aussi bien de l’histoire culturelle que de la poétique. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Polygraphie ou mémoires éclatés ? L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie A DELAÏDE C RON (Université Paris III - Sorbonne Nouvelle et Université de Picardie - Jules Verne) L’œuvre de Mme Dunoyer, l’une des premières femmes françaises à avoir fait carrière dans le journalisme d’après Jean Sgard et la première femme à avoir pratiqué le journalisme polémique d’après Henriette Goldwyn 1 , peut apparaître comme polygraphique à plusieurs niveaux : Mme Dunoyer est à la fois la rédactrice de journaux, comme l’éphémère Nouveau Mercure Galant des Cours de l’Europe qui connut seulement deux parutions en 1710, ou la Quintessence des Nouvelles dont elle fut rédactrice en chef de 1710 à sa mort en 1719, mémorialiste (ses Mémoires en 5 tomes paraissent pour la première fois en 1710-1711), et auteur à succès des Lettres historiques et galantes publiées et régulièrement rééditées et augmentées de 1707 (peut-être 1704) à 1717. Ces Lettres se présentent comme une correspondance entre deux amies, l’une demeurant à Paris, l’autre voyageant en province, qui se rendent régulièrement compte des nouvelles et anecdotes dont elles ont entendu parler dans leurs lieux de résidence respectifs. Le fil narratif d’ensemble est très lâche, chaque nouveau tome se contentant de renouer le fil de la correspondance qui est supposée avoir été temporairement interrompue. Il s’agit clairement pour l’auteur d’utiliser le prétexte de la correspondance pour fournir à un public avide des récits variés de nouvelles supposées authentiques, comme cela se faisait souvent dans les journaux : les adjectifs « historiques » et « galantes » signalent à la fois une certaine unité du projet - les 1 Henriette Goldwyn, « Journalisme polémique à la fin du XVII e siècle : le cas de Mme Dunoyer », dans Femmes savantes, savoirs des femmes du crépuscule de la Renaissance à l’aube des Lumières, actes du colloque de Chantilly du 22 au 24 septembre 1995, Genève, Droz, 2000, p. 247-256. Adelaïde Cron 160 Lettres, publiées de Hollande comme les Mémoires, se veulent une chronique non autorisée et parfois très critique de la Cour de France, de la politique française et des persécutions envers les protestants 2 - et une diversité réelle qui fait cohabiter au sein de ce vaste ensemble de récits de faits divers spectaculaires ou sanglants dans la lignée de l’ancien genre des histoires tragiques, prodiges et superstitions, nouvelles sentimentales présentant des cas moraux assez complexes, récits grivois, nouvelles diplomatiques et chroniques galantes de la Cour, récits de voyage, vers et lettres considérés comme spirituels et recopiés à ce titre. Un tel foisonnement ne peut qu’amener à parler de polygraphie interne pour les Lettres, mais aussi pour les Mémoires qui multiplient anecdotes digressives et biographies brèves de personnages. Plus qu’entre les œuvres elles-mêmes et les genres de ces œuvres, c’est en un sens à l’intérieur de celles-ci que polyphonie et polygraphie font bon ménage. On pourrait se contenter de voir dans cette diversité le souci de succès commercial qui est celui de Mme Dunoyer, auteur qui vit essentiellement de sa plume après sa séparation d’avec son mari et son exil en Hollande. Rappelons en effet que cette Protestante originaire du sud de la France, convertie sous la pression au catholicisme lors de son mariage avec le catholique Monsieur Dunoyer, finit par quitter ce dernier en emmenant avec elle ses deux filles et ce au nom, affirment les Mémoires, du non-respect par le mari du pacte conclu entre l’époux et l’épouse au moment du mariage : les filles à venir du couple pourraient ne pas être contraintes à épouser des maris catholiques et leur liberté de conscience devrait être respectée. C’est donc tout autant en femme dont les démêlés conjugaux ont fait scandale qu’en journaliste déjà connue que Mme Dunoyer, forte du succès des Lettres, fait aussi paraître ses Mémoires. Ceux-ci se présentent avant tout comme un plaidoyer pour rétablir la réputation de l’auteur auprès du public, dans la lignée des célèbres Mémoires des sœurs Mancini parus en 1675 et 1676, à ceci près que la célébrité de Mme Dunoyer avant la publication des Mémoires, et notamment la connaissance qu’un large public avait de sa vie privée, n’a évidemment rien de comparable avec celle des fameuses sœurs. Les Mémoires furent fréquemment réédités avec les Lettres, et ce du vivant de l’auteur puis tout au long du XVIII e siècle, et de fait l’on retrouve dans les deux ouvrages, pourtant de genre différent et de finalité apparemment divergente - informer et plaire pour vendre, défendre la réputation de l’auteur - des épisodes et des personnages communs : l’un des 2 C’est cet aspect qui pour Henriette Goldwyn rapproche les Lettres des Mercures, feuilles journalistiques caractérisées par leur caractère fortement polémique, la diversité foisonnante des thèmes abordés qui en fait des textes hybrides et leur ton volontiers satirique et humoristique. Voir Henriette Goldwyn, op. cit., p. 248. L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 161 tomes s’ouvre ainsi sur l’histoire d’une jeune dame qui a eu le malheur d’épouser un certain Monsieur Desnoyers. Les Lettres font aussi le portrait très négatif de Jean Cavalier, le célèbre chef camisard qui fut le prétendant infidèle d’une des filles de Mme Dunoyer, idylle malheureuse dont il est question dans les Mémoires : la différence est que dans les Lettres ce portrait négatif se présente comme objectif et sans lien avec la biographie de l’épistolière. Reste que le lecteur qui a lu les Lettres avec attention et qui découvre les Mémoires peut aisément faire le rapprochement : le point de vue censément objectif de l’épistolière des Lettres vient en quelque sorte renforcer de l’extérieur le point de vue violemment hostile et ouvertement personnel des Mémoires. Vers une autobiographie éclatée Peut-on alors encore vraiment parler de polygraphie, ou a-t-on affaire à une œuvre d’ensemble qui offre l’originalité de présenter différents points de vue complémentaires ? Le fait est que les différents textes publiés par Mme Dunoyer semblent en partie faits pour être lus les uns avec les autres. Les Lettres et les Mémoires, sauf exception, ne relatent pas la même chose mais on constate l’existence d’un système d’écho qui organise l’ensemble qu’ils forment ; et nombre de ces échos, présents dans des anecdotes à dimension historique ou relatant des problèmes conjugaux, font référence à la vie ou à la personnalité de Mme Dunoyer, à moins que ce ne soient celles-ci qui constituent un exemple révélateur d’une destinée prise dans l’histoire collective, tant les deux sont imbriquées chez elle. On a déjà cité l’exemple de la biographie très négative de Jean Cavalier, soupirant infidèle de la fille cadette de Mme Dunoyer, qui se trouve dans les Lettres, semblant rétrospectivement préparer ou annoncer le rôle désastreux qui sera le sien dans les Mémoires. On ne saurait toutefois qualifier les Lettres d’autobiographie à clefs, du moins à l’époque de leur publication avant les Mémoires, car l’histoire de Mme Dunoyer n’était sans doute pas assez connue pour que le lecteur rapproche le ton hostile de la biographie de la vie de l’auteur ; le rapprochement apparaît en revanche inévitable pour qui connaît les deux textes. L’histoire de l’abbé de Bucquoit, dissident religieux embastillé qui parvient à s’évader, semble quant à elle relever pleinement d’une écriture typique des Mercures, relatant l’histoire d’un opposant au pouvoir de Louis XIV sous un jour favorable à ce dernier et étant insérée dans plusieurs lettres, d’où un aspect fragmentaire et un effet de tension narrative qui n’est pas sans évoquer l’art du feuilleton : demandée par l’amie parisienne, elle est relatée par l’amie voyageuse qui fragmente son récit car, prétend-elle, il Adelaïde Cron 162 est trop long pour une seule lettre. Mais ce récit, qui s’impose comme particulièrement remarquable par sa longueur au point qu’il fut réédité comme un texte autonome, ne peut manquer, pour qui lit les Mémoires en se souvenant des Lettres, de faire écho aux péripéties de Mme Dunoyer ellemême qui fut emprisonnée pour être convertie au catholicisme puis qui quitta clandestinement la France à deux reprises, avant et après son mariage. Les Mémoires contiennent du reste eux-mêmes des lettres voire des extraits de correspondance entiers, comme lorsque Mme Dunoyer reproduit ses demandes d’aide financière à son époux en faveur de leurs filles et que celui-ci refuse, de même que les Lettres contiennent la longue biographie de l’abbé de Bucquoit. Les échos sont donc aussi présents sur le plan formel. Les Lettres reproduisent en outre des pans entiers du défunt Nouveau Mercure, et l’amie qui les envoie à sa correspondante pleine de curiosité (image du lecteur ? ) fait l’éloge de son auteur ! Mme Dunoyer semble donc bel et bien vouloir sauver son journal défunt de l’oubli en le réinsérant dans l’œuvre à succès que sont les Lettres : elle constitue en quelque sorte les Lettres en recueil d’une partie de ses œuvres. Il n’est d’autre part pas impossible que Mme Dunoyer ait envisagé de tenter de relancer le journal en attirant de nouveau l’attention des lecteurs sur lui : dans ce cas les extraits du Nouveau Mercure s’inscriraient davantage dans une pratique de type polygraphique, la journaliste auteur des Lettres saisissant l’opportunité que lui offre le succès de celles-ci pour republier sans scrupules ce qu’elle a déjà écrit. Les deux interprétations ne sont du reste pas incompatibles. Le seul véritable cas d’autobiographie déguisée dans les Lettres nous semble être le récit par l’une des amies du mariage de Monsieur « Desnoyers » avec une jeune fille, mariage qui est le fruit d’une tromperie et se solde de fait par une véritable escroquerie aux dépens de la mariée. Le fait que la correspondante ne commente pas ce récit comme elle le fait d’ordinaire met en évidence sa singularité. On a là comme une première esquisse des futurs Mémoires qui renforce l’impression de polygraphie interne qui se dégage de l’ensemble des Lettres. Au travers des cas de l’insertion du Nouveau Mercure comme de celui de l’esquisse autobiographique que nous venons d’évoquer, les Lettres apparaissent bel et bien comme ayant la capacité de contenir tous les genres (elles citent aussi des vers et des chansons), par-delà la diversité de thèmes et de tons des anecdotes qu’elles relatent le plus souvent. Elles sont comme un abrégé de l’œuvre tout entière ; la polygraphie interne devient alors le signe, non plus d’une recherche de succès et / ou d’une volonté d’informer sur le plus de sujets possibles, mais de l’affirmation oblique d’une figure auctoriale qui avance masquée tout en se désignant sans cesse. Avant d’oser L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 163 écrire ses Mémoires, dont l’anonymat est tout relatif 3 , Mme Dunoyer a composé une œuvre qui semble à la fois les préparer et préparer l’émergence d’une voix à la première personne plus affirmée et moins ambiguë. Les lecteurs qui lisent l’éloge de la rédactrice du Nouveau Mercure peuvent très bien savoir qu’il s’agit d’un éloge indirect de l’auteur des Lettres ellesmêmes. Mais cet éloge et cette affirmation restent comme à couvert. On peut du reste remarquer que même dans les Mémoires, dont elle n’hésite pas à évoquer l’écriture au début de leur tome IV dans l’édition originale 4 , jamais Mme Dunoyer ne se présente comme un auteur : évoquant les moyens de survie dont elle dispose en Hollande, elle ne parle que des coiffes de perruques qu’elle fabrique. Lorsqu’il est question des Mémoires, c’est toujours comme d’un plaidoyer et d’une arme dans le combat de l’auteur pour la vérité et la justice, et pour sa propre réhabilitation. De la polygraphe à l’autobiographe : le rôle des rééditions Le fait que la première édition posthume de l’ensemble, dès 1720, choisisse de regrouper les Lettres et les Mémoires, comme le feront de façon constante les nombreuses rééditions, montre bien que l’œuvre a été lue comme un ensemble à dimension autobiographique : l’amie de province est par exemple originaire du sud de la France et voyage dans les mêmes nations protestantes que Mme Dunoyer. Les Mémoires peuvent alors apparaître comme le développement et le complément des Lettres, voir à certains égards comme leur clef : on en apprend plus sur la vie « réelle » ou prétendue telle - s’agissant de Mémoires - de l’auteur qui a mis en scène les deux « amies », ses doubles, et sur les voyages et rencontres qui l’ont amenée à constituer son stock d’anecdotes. L’œuvre de Mme Dunoyer, qui peut apparaître, au début de la publication des Lettres, comme une œuvre de type journalistique alliant chronique, nouvelles dont le caractère véridique importe parfois assez peu et pamphlets, s’oriente avec la publication des Mémoires vers une sorte d’autobiographie éclatée et de ce point de vue diffractée : le point de vue des deux amies n’est pas tout à fait celui de la mémorialiste, même si elles peuvent par certains côtés apparaître comme ses masques. Une telle pratique mémorialiste est assurément singulière, non bien sûr dans le choix de mêler destinée individuelle et événements histo- 3 Il s’agit certes des Mémoires de Madame Du N** Ecrits par Elle-même, mais dès cette première édition les dédicaces à de grands personnages qui ouvrent chaque volume sont signés « A. M. Petit Du Noyer » (Anne-Marguerite Petit Dunoyer). 4 Mémoires de Madame du N** Ecrits par Elle-même, A Cologne, chez Pierre Marteau, 1710, tome IV. Adelaïde Cron 164 riques mais bien plutôt dans cette construction a posteriori d’un vaste ensemble, d’un massif mémorialiste à voix multiples. La question se complique si l’on prend en compte la parution en 1713 des Mémoires de Monsieur Dunoyer, réponse et contre-attaque aux Mémoires de son épouse, la même année de deux Dialogues de Mme Dunoyer avec sa fille cadette, l’amante délaissée de Jean Cavalier, qui ont pour but manifeste de ridiculiser Mme Dunoyer. Ils seront réédités avec les Mémoires de Mme Dunoyer dès l’édition posthume de 1720. Selon Joan Dejean c’est également en 1713 qu’aurait été jouée à Utrecht la comédie du Mariage précipité, qui présente sous un jour grotesque le mariage que Mme Dunoyer fit conclure à la hâte à sa fille délaissée par Cavalier : cette pièce au comique lourdement farcesque est dans la lignée des Mémoires de Monsieur Dunoyer, dont la grossièreté de ton très réel contraste avec le ton plus mesuré de son épouse, et son édition est d’ailleurs soi-disant introduite par Monsieur Dunoyer luimême à la fin de ses Mémoires. Ces derniers renouent donc en quelque sorte avec la pratique polygraphique, puisque Monsieur Dunoyer, s’il est bien l’auteur des Mémoires qui lui sont attribués, introduit et présente des chansons injurieuses et une pièce de théâtre violemment satirique visant son épouse et dont l’auteur reste anonyme, ainsi qu’un « Mémoire de ma fille Constantin », prétendument œuvre de la fille aînée du couple retournée vivre avec son père et qui accuse violemment sa mère : il s’agit bien d’« un mémoire » et non de « mémoires » comme dans le cas des parents, donc d’une pièce fournie comme document à verser à un dossier juridique, selon le sens premier du terme : ici le dossier en question est celui de l’accusation. Or l’ensemble de ces nouveaux textes de 1713 est écrit dans un style violemment satirique et souvent ordurier. Le prétendu Monsieur Dunoyer écrit ses Mémoires dans un but pamphlétaire et non autobiographique, ses Mémoires sont, comme ceux de sa femme mais de façon plus unilatérale, destinés à gagner la bataille de l’opinion : tel est du moins leur objectif affiché, qui ne peut manquer de laisser perplexe le lecteur : même en tenant compte de la violence pamphlétaire, le fait est que « Monsieur Dunoyer » présente de lui-même une image bien peu glorieuse : il a épousé sa femme pour des questions bassement matérielles, il ne s’en cache pas, et ses lamentations répétées de pauvre mari traqué par une épouse diaboliquement jalouse ne peuvent manquer de faire sourire. Joan Dejean en vient à se demander si l’auteur de ces étranges contre-mémoires ne serait pas Mme Dunoyer elle-même, désireuse de montrer via le discours agressif de Monsieur Dunoyer comment la calomnie s’y prend pour détruire une réputation ; il pourrait aussi s’agir d’une faction pro-catholique, mais sûre- L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 165 ment pas de Monsieur Dunoyer car celui-ci est avant tout un militaire de profession sans aspirations intellectuelles connues 5 . C’est donc au nom d’un argument relatif à l’identité sociale de l’auteur présumé que Joan Dejean émet son hypothèse ; ce sont plutôt des arguments internes au texte que nous mettrons ici en avant : le décalage entre le personnage vertueux qu’affirme être Monsieur Dunoyer et la grossièreté des anecdotes et du ton est trop grand pour que l’on n’y voie pas un effet de sens délibéré, qui serait donc le fait d’un auteur autre que le mari de Mme Dunoyer. Les Mémoires de « Monsieur Dunoyer » pourraient alors se rapprocher des cas de « première personne ironique » mis en évidence par René Démoris à propos de certains romans-mémoires : ces romans-mémoires offrent la particularité d’amener le lecteur à se distancier de la voix du narrateur à la première personne, dont le récit devient ainsi suspect. Ici, que le lecteur soupçonne ou non l’éventuelle supercherie, la voix de Monsieur Dunoyer apparaît disqualifiée de l’intérieur même du récit, mais plus encore par comparaison avec les Mémoires de Mme Dunoyer : dans l’œuvre de Mme Dunoyer ainsi reconstruite, la polygraphie se situerait alors à un autre niveau que celui de la dichotomie Lettres / Mémoires et de la diversité interne de ces deux textes. D’un côté Mme Dunoyer aurait écrit des Mémoires « au premier degré », à lire comme tels, de l’autre elle aurait rédigé un texte donnant fictivement la parole à l’acteur d’un fait divers scandaleux réel - la séparation des époux Dunoyer - tout en disqualifiant la parole concédée à ce dernier. L’écriture de deux types de mémoires, évidemment non recensés et décrits comme tels par les poétiques de l’époque, coïnciderait avec la distinction de deux voix : la polygraphie, à vertu non commerciale mais polémique et judiciaire, rejoint ici la polyphonie. De plus, la figure auctoriale qui se dessine à travers le nouveau massif de textes - constitué pour l’essentiel par le doublet des Mémoires - est désormais une figure d’avocat habile, de rhéteur qui n’hésite pas à feindre d’adopter le point de vue de l’adversaire pour mieux disqualifier ce dernier tout en feignant de laisser le public et jury trancher. Selon que l’on considère que la diversité générique relie Mémoires et Lettres ou Mémoires de Mme Dunoyer et Mémoires de Monsieur Dunoyer, la figure auctoriale qui se dessine change, passant de l’autobiographe au plaideur. Avocate habile d’elle-même, Mme Dunoyer prend en compte, selon les règles de la polémique, le point de vue adverse, mais son originalité est, si toutefois elle est bien à l’origine des prétendus contre-mémoires voire des autres textes comme les deux Dialogues, de feindre de donner la parole au parti adverse dans des textes 5 Joan Dejean, Tender Geographies. Women and the Origins of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991, p. 145. Adelaïde Cron 166 autonomes et non sous forme de simples citations ou références dans le texte qu’elle avoue comme sien. Ce sont donc plusieurs types de mémoires qui sont constitués en massif polygraphique. Si toutefois l’on considère que les Mémoires de « Monsieur Desnoyers », ainsi que les nomme leur premier éditeur, sont bien le fait d’une faction hostile à Mme Dunoyer qui prend la figure du mari et accessoirement de la fille aînée pour porte-parole, le fait que les éditeurs ayant publié les Lettres à titre posthume les aient le plus souvent fait suivre des Mémoires de Mme Dunoyer et assez souvent de ceux de son mari et des autres textes courts évoqués prend un sens différent. On a alors une œuvre, celle de Mme Dunoyer, qui a commencé comme un ensemble de type journalistique et polygraphique, et qui s’oriente vers la fin de la vie de l’auteur vers une œuvre plus construite, avec la rédaction et la publication des Mémoires qui fonctionnent comme une sorte de reprise inversée des Lettres : alors que ces dernières sont marquées par la prédominance des anecdotes et de la chronique sur le récit personnel, les Mémoires inversent cette prédominance, le fil autobiographique d’ensemble étant fréquemment interrompu par des anecdotes relatives à tel ou tel personnage qui pourraient parfois être lues de façon autonome. Les Mémoires permettent donc, de la volonté même de l’auteur, de lire rétrospectivement les Lettres comme une sorte d’autobiographie (ou les Mémoires comme une chronique historique, ce qui est moins étonnant compte tenu de la tradition mémorialiste). Mais les éditeurs ont choisi de mettre l’accent sur cette dimension, d’inciter le lecteur à lire l’ensemble de l’œuvre de Mme Dunoyer comme une forme d’autobiographie et aussi comme une œuvre à dimension judiciaire, complétée par les textes attribués au mari, à la fille aînée et par les œuvres satiriques anonymes (la comédie du Mariage Précipité et les deux Dialogues). Ce faisant, ils ont en partie réduit le foisonnement effectif de l’œuvre de départ, moins insisté sur la diversité de ses thèmes que sur son unité : ils ont si l’on peut dire transformé la polygraphe en autobiographe. L’opération peut témoigner de l’intérêt croissant des lecteurs pour le récit personnel, et ce dès le XVIII e siècle, intérêt qui a pu guider les choix des éditeurs tout en étant en partie construit par ces mêmes choix. Le versant journalistique n’a pas disparu, mais il a été comme absorbé par le jugement sur l’autobiographe - et, de là, par le jugement sur la personne - et intégré dans ce dernier : on fait ainsi remarquer que, de même que Mme Dunoyer a selon les Mémoires de son mari la folie des grandeurs et l’esprit romanesque, d’où le caractère parfois peu fiable de ses Mémoires, de même les nouvelles rapportées par les Lettres et dans la Quintessence sont globalement peu fiables. La plupart des commentateurs du XIX e siècle vont dans ce sens, et dès le XVIII e siècle Voltaire fit beaucoup pour la mauvaise réputation de Mme Dunoyer : L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 167 soupirant contrarié de sa fille cadette alors qu’il avait dix-huit ans, il ne lui pardonna pas d’avoir contrarié leur idylle et d’avoir inséré dans les Lettres historiques et galantes, où il est simplement désigné par l’initiale A. pour Arouet, les lettres qu’il avait adressées à la jeune fille. C’est alors un autre reclassement générique qui se fait jour : il est le fait tant des éditeurs que des commentateurs et consiste à faire glisser l’œuvre du côté de la fiction. Du mensonge ou de l’invention pure et simple reprochés à Mme Dunoyer, on peut passer à la lecture axiologiquement plus neutre de l’œuvre comme relevant en partie, et ce dans son ensemble, du roman. Lenglet-Dufresnoy inclut de fait les Lettres comme les Mémoires, qu’il regroupe d’ailleurs lui aussi ensemble, dans sa Bibliothèque des Romans 6 : l’éloge qu’il fait de l’auteur s’applique du reste indistinctement aux Lettres et aux Mémoires. La diversité générique est alors à nouveau réduite, mais dans le sens d’une appartenance globale au roman ou du moins au registre romanesque et non plus à l’autobiographie. Ce passage a pu être facilité par les nouvelles présentes dans les Lettres qui présentent des problèmes moraux dans le cadre du mariage notamment ou des éléments constitutifs de ce que Henriette Goldwyn a pu qualifier d’« histoire des mentalités » avant l’heure 7 : ces histoires sont susceptibles d’être lues comme on lirait des contes ou nouvelles, car elles ne concernent pas des personnages historiques et la question de l’existence réelle de leurs protagonistes importe assez peu. L’œuvre de l’ancienne polygraphe peut alors être lue comme une sorte de vaste saga familiale, d’autant plus fascinante pour le lecteur qu’elle est censée concerner des personnages ayant réellement existé, même si au fil du temps ils ne sont plus guère connus que d’après les textes eux-mêmes, à la différence des sœurs Mancini par exemple ou des figures historiques illustres. Joan Dejean parle des Mémoires de la famille Dunoyer comme d’un « family docudrama » 8 . Ce n’est pas d’un côté à une œuvre journalistique, de l’autre à des mémoires que l’on a désormais affaire, mais à un vaste massif où la frontière ambiguë entre fiction et diction traverse tous les textes, en un brouillage des genres généralisé. Ces tentatives d’unification des textes montrent un déplacement de l’intérêt des lecteurs vers l’histoire d’une vie privée mouvementée et l’effacement progressif de la figure de la journaliste dont le succès avait pourtant été considérable du vivant de l’auteur, et probablement à l’origine du succès même des Mémoires, ce succès qui rétroactivement provoquera 6 Nicolas Lenglet-Dufresnoy, Bibliothèque des Romans, Amsterdam, chez la veuve de Poilras, 1734, p. 97-98. 7 Henriette Goldwyn, op. cit., p. 251. 8 Joan Dejean, op. cit., p. 147. Adelaïde Cron 168 une lecture de l’ensemble de l’œuvre sous le prisme biographique / autobiographique. De fait, l’extrême diversité des sujets et des types de récits présents dans les Lettres a assez tôt été gommée par l’ajout à la fin de certaines rééditions de Lettres nouvelles qui apparaissent pour la première fois en tête des Mémoires de Monsieur Dunoyer et qui commencent, comme les précédents tomes, par la reprise de la correspondance entre les deux amies après une période de silence. Mais le double objectif de cet ajout, qui n’est pas de Mme Dunoyer, apparaît vite puisque l’amie qui voyage est désormais nommée : elle n’est autre que Mme Dunoyer, et elle relate des épisodes qui sont présents dans ses Mémoires que son amie a du reste lus, de même que les tomes précédents des Lettres, leur correspondance passée à toutes deux, qu’elle s’étonne de voir publiée. Il s’agit de fournir aux attaques proférées contre Mme Dunoyer l’appui, fût-il fictif, d’une voix supplémentaire, celle de son ancienne amie, qui représente en quelque sorte la voix du sens commun, à laquelle le public peut s’identifier dans sa condamnation de la folie des grandeurs et du manque de décence de Mme Dunoyer ; et il s’agit aussi de créer une unité fictive de l’œuvre, puisque les Lettres Nouvelles servent en quelque sorte de passage entre les Lettres et les Mémoires de Monsieur Dunoyer qu’elles introduisent, tout en faisant écho aux Mémoires de Mme Dunoyer qu’elles évoquent. C’est donc dès le vivant de l’auteur que l’unification commence à avoir lieu, que ce soit ou non de son fait : les Lettres Nouvelles présentent la même ambiguïté que les Mémoires de Monsieur Dunoyer, quoiqu’en nettement moins marquée, puisque l’amie devenue hostile ne peut s’empêcher de faire l’éloge du talent de Mme Dunoyer : il n’est donc pas dit que ces lettres lui soient vraiment et totalement hostiles, d’autant plus que les éloges de l’amie sont renforcés par la citation qu’elle fait des propos du vendeur clandestin qui lui aurait vendu les Lettres et les Mémoires, vendeur qui proclame la célébrité de l’œuvre de Mme Dunoyer et l’immense talent de celle-ci, se faisant l’écho du jugement général et constituant par là-même lui aussi une forme de double possible du lecteur. La figure de Mme Dunoyer reste en partie ambivalente et en fin de compte se dérobe, l’accumulation des railleries faisant disparaître la personne derrière le type comique. De l’œuvre d’une polygraphe talentueuse et journaliste audacieuse, on passe ainsi peu à peu à une œuvre à dimension autobiographique affirmée, dans l’œuvre telle que la construit l’auteur de son vivant, constituant le massif foisonnant de ses textes en un véritable ensemble, mais aussi par le rassemblement qu’opèrent les éditeurs des différents textes relatifs à « l’affaire Dunoyer », quel qu’en soit l’auteur. La simple existence de ces textes ne L’œuvre de Mme Dunoyer, entre journalisme et autobiographie 169 pouvait du reste qu’inciter à comparer ces derniers et les versions concurrentes qu’ils donnent d’une même histoire. Pourquoi cette construction, par-delà son évidence, a-t-elle connu un tel succès, et un succès aussi durable 9 ? L’histoire du scandale familial plaît de plus en plus, à la fois sans doute du fait de l’existence des différentes « voix » des protagonistes, nul ne semblant mettre en doute l’attribution des Mémoires de Monsieur Dunoyer notamment, et du fait de l’ampleur des questions soulevées par les malheurs du couple Dunoyer et de leurs filles : question de la liberté de conscience religieuse, du droit paternel et maternel sur les enfants, de la liberté de la femme dans le mariage notamment. Il est intéressant de noter que la réédition de 1790 choisit a contrario de mettre l’accent sur la journaliste qui critique les abus de la fin de règne du Roi-Soleil plus que sur la femme ou la mère, bonne ou mauvaise : le préfacier affirme ainsi que ce n’est qu’à regret qu’il inclut les Lettres Nouvelles, les Mémoires de Monsieur Dunoyer et la comédie du Mariage précipité dans son édition 10 : il ne le fait, affirme-t-il - outre le fait passé sous silence que les lecteurs s’attendaient peut-être désormais à les trouver - que pour laisser le lecteur juger dans la querelle, mais il s’empresse d’affirmer que le contraste du ton grossier et injurieux du mari avec celui de la femme ne peut que parler en faveur de cette dernière. L’intérêt fondamental de l’œuvre se situe pour lui dans son apport historique considérable et non suspect de mensonges, qui offre avec les temps troublés de la Révolution plus d’un utile point de comparaison. Mme Dunoyer se trouve ainsi réhabilitée au nom de son œuvre et non plus d’une discussion sur sa personne et sa moralité, discussion que le préfacier ne peut manquer d’aborder mais qui demeure pour lui secondaire. Ce qui compte, c’est la grande valeur de la journaliste et plus largement de l’historienne ; ceux qui ont attaqué la véracité de la chronique historique ne sont selon lui que des auteurs mineurs jaloux, des « Auteurs à gages, esclaves de la faveur 11 » : sans doute, pourrions-nous ajouter, des polygraphes... L’œuvre 9 Au début du XX e siècle, les deux ouvrages d’« Arnelle » (Mme de La Clauzade) mettent l’accent sur cette dimension personnelle quasi exclusivement, en accentuant le jugement moral porté sur les personnages. Voir Arnelle, Mémoires et lettres galantes de Madame Du Noyer (1663-1720), Paris, Louis Michaud, 1910, et Les filles de Madame Du Noyer, 1663-1720, Paris, Albert Fontemoning, 1921. Le fait que le premier titre omette l’adjectif « historiques » du titre original au profit du seul « galantes », ainsi que l’antéposition du terme de « mémoires » sont symptomatiques du parti pris de l’auteur qui tente de reconstituer la vie de l’auteur en s’intéressant surtout à sa vie privée. 10 Lettres historiques et galantes, par Madame Du Noyer, à Paris, et se trouvent à Avignon, François Seguin 1790. 11 Ibid., p. xij. Adelaïde Cron 170 de celle qui fut elle aussi une polygraphe entre au rang des grandes œuvres destinées à traverser le temps, et la « postérité impartiale » ne pourra manquer de placer Mme Dunoyer au nombre des « Dames célèbres par leur esprit & leur érudition 12 », au nombre à la fois des femmes savantes et des femmes d’esprit. Reste que cette canonisation n’a pas convaincu nombre d’auteurs du XIX e siècle et surtout qu’elle s’effectue, similaire sur ce plan à son contraire, aux dépens de la diversité de l’œuvre, diversité qui semble décidément poser problème de façon insistante et qui semble pour les commentateurs entrer en contradiction avec la notion même d’ « œuvre » et de « grande œuvre ». 12 Id. ÉTUDES PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Les formes de l’acte et de la scène : théorie et pratique chez d’Aubignac B. J. B OURQUE Les formes de l’acte et de la scène sont des conventions traitées par l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre (1657), ouvrage qui vise à enseigner le métier de dramaturge. Composantes intégrales de la structure externe 1 de la pièce, les actes et les scènes comportent des éléments qui créent des difficultés à d’Aubignac théoricien qui, en général, fonde ses idées sur l’expérience plutôt que sur la logique. D’Aubignac praticien est également contrecarré par ces éléments. Les trois pièces qui sont attribuées à l’auteur, c’est-à-dire La Pucelle d’Orléans (1642), La Cyminde ou les deux victimes (1642) et Zénobie (1647), 2 permettent une analyse approfondie de la pratique aubignacienne dans le contexte de la théorie sur le fonctionnement d’un ouvrage dramatique. Ces œuvres révèlent que d’Aubignac ne réussit pas à appliquer intégralement ses propres règles sur les formes de l’acte et de la scène. I. - Les Actes D’Aubignac affirme qu’à l’instar des dramaturges grecs et latins de l’Antiquité, une pièce devrait comporter cinq actes, par respect de l’accoutumance et de la patience des spectateurs : 1 Nous empruntons ce terme à Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950, p. 12. 2 La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose, Paris : Targa, 1642 ; La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose, Paris : Targa, 1642 ; Zénobie, tragédie. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique, Paris : Courbé, 1647. On attribue une quatrième tragédie à d’Aubignac, Le Martyre de Ste Catherine, publiée en 1649. Cependant, cette pièce en vers n’est probablement pas l’œuvre de cet auteur. B. J. Bourque 174 […] nous ne pouvons approuver une Pièce de Théâtre s’il y a plus ou moins de cinq Actes ; parce que nous étant imaginés ce Poème d’une certaine grandeur et d’un certaine durée, les Actes nous paraissent trop longs, s’il y en a moins ; et trop courts, s’il y en a davantage. 3 Hélène Baby fait remarquer que cette théorie illustre bien les « difficultés méthodologiques de d’Aubignac, décidément incapable de fonder exclusivement en raison l’ensemble des règles de l’art dramatique : l’expérience vérifie le fait et le fait autorise le droit. Mais ce raisonnement sur les actes pose un problème puisque c’est par l’expérience de ce qui lasse le spectateur que s’établissent la plupart des règles : comment dès lors ne pas tenir compte des pièces à succès ? » 4 D’ailleurs, l’auteur de La Pratique du théâtre avoue que les pièces anciennes ne sont pas toujours limitées à cinq actes ; parfois, elles en ont six ou sept. 5 Dans d’autres cas, les divisions en actes chez les Anciens sont très difficiles à identifier. À propos des comédies d’Aristophane, d’Aubignac déclare : […] elles ont toutes le Prologue à la façon de la Tragédie Grecque ; mais elles ne sont pas toutes pareilles : Il y en a qui sont bien régulières, et d’autres si pleines de confusion, qu’il est très difficile d’en compter les Actes distinctement, comme dans les Oiseaux, où l’on ne peut dire au vrai, quel est le premier chant du Chœur, combien il y a d’Actes, et où commence le second. 6 Par conséquent, l’exemple des poètes grecs et latins entrave la tentative de l’abbé d’invoquer une autorité à l’appui de sa thèse. Le nombre d’actes idéal d’une pièce de théâtre ne peut être trouvé dans les pièces antiques. La division de la pièce en actes est étroitement liée à la notion de la longueur d’un ouvrage dramatique. D’Aubignac préconise que chacun des cinq actes contienne « trois cents vers ou un peu plus », si bien que la pièce devrait avoir de quinze à seize cents vers. 7 Le « un peu plus » est donc équivalent à trois cent vingt vers. Encore une fois, d’Aubignac se préoccupe de la patience des spectateurs, fondant sa théorie sur l’expérience plutôt que sur la raison : [J’ai] toujours remarqué que la patience des Spectateurs ne va guère plus loin ; […] car il est assez ordinaire à tout le monde de souffrir plus 3 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001, p. 325. 4 Hélène Baby, La Pratique du théâtre, p. 325n. 5 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 326. 6 Ibid., p. 328. 7 Ibid., p. 325. Dans sa révision manuscrite, d’Aubignac remplace les mots « quinze à seize » par « seize à dix-sept ». Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 175 volontiers, et même avec quelque divertissement, une Pièce de Théâtre de moyenne grandeur dans laquelle il y aura quelques endroits qui déplairont, qu’une autre plus accomplie, quand elle passe de beaucoup cette mesure ; nous trouvons des excuses aux manquements du Poète, mais la lassitude et l’ennui ont cela de particulier qu’ils nous rendent les meilleures choses insupportables. 8 Scherer fait remarquer que la longueur des pièces classiques est légèrement au-dessus de la moyenne établie par d’Aubignac. 9 Quant aux pièces en prose au dix-septième siècle, la longueur est « sensiblement équivalente à celle des pièces en vers, à condition qu’elles aient cinq actes ». 10 Des trois tragédies de d’Aubignac, La Cyminde ou les deux victimes est la plus courte, avec à peu près quatorze mille mots. Zénobie, la plus longue, a environ dix-sept mille mots, tandis que La Pucelle d’Orléans comporte à peu près seize mille mots. Établissant l’équivalence d’un vers à entre huit et dix mots, nous en concluons que la pratique de d’Aubignac dans La Pucelle d’Orléans est conforme à sa théorie sur la longueur d’une pièce. Par contre, celle de Zénobie est légèrement au-dessus de la limite établie par le théoricien 11 . La Cyminde ou les deux victimes est un peu au-dessous de la longueur minimale. La théorie de d’Aubignac traite aussi du sujet de l’équilibre des actes, souci des dramaturges classiques. 12 Le théoricien recommande au poète de diviser les actes « en telle façon qu’ils ne soient point fort inégaux, s’il est possible, et que les derniers aient toujours quelque chose de plus que les premiers, soit par la nécessité des événements, ou par la grandeur des passions, soit pour la rareté des spectacles » 13 . Il explique que pour atteindre ce but, le dramaturge doit connaître intégralement son sujet avant de composer sa pièce : […] car celui qui connaît un Tout, en sait bien les parties ; mais celui qui ne le connaît qu’à mesure qu’il le divise, se met en état de le diviser très mal, et fort inégalement. 14 La source citée dans la marge est Aristote. Baby fait remarquer que d’Aubignac fait référence au septième chapitre de La Poétique, 15 où le Philo- 8 Ibid., pp. 325-326. 9 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 196. 10 Ibid., p. 196. 11 Cependant, la longueur de Zénobie est conforme à la limite établie dans la révision manuscrite de La Pratique du théâtre. 12 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 201. 13 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 340. 14 Ibid., p. 340. 15 La Pratique du théâtre, p. 340n. B. J. Bourque 176 sophe parle de la longueur souhaitable d’une histoire pour que « la mémoire puisse retenir aisément » 16 . Manifestement, d’Aubignac fonde encore une fois sa théorie sur l’expérience, de sorte que sa tentative d’invoquer une autorité à l’appui de ses idées témoigne un certain manque de profondeur. Dans ses pièces, d’Aubignac n’applique pas rigoureusement sa théorie sur l’équilibre des actes. Chacun des actes de La Cyminde ou les deux victimes est plus court que celui qui le précède, la plus grande différence étant de sept cents mots environ ou de soixante-dix à quatre-vingt-dix vers. De même, dans La Pucelle d’Orléans, chacun des trois derniers actes est plus court que le deuxième et, à l’exception du quatrième acte, est plus court que le premier. La différence entre l’acte le plus long (II) et les actes les plus courts (III et V) est d’environ neuf cents mots, c’est-à-dire de quatre-vingtdix à cent quinze vers. Dans Zénobie, la plus grande inégalité se trouve entre les actes IV et II, c’est-à-dire à peu près huit cents mots, ce qui donne une équivalence d’entre quatre-vingts et cent vers. Quoique le dernier acte soit plus long que les actes II et III, il est nettement plus court que le premier. Nous en concluons que d’Aubignac n’applique pas sa théorie intégralement dans ses trois pièces. Bien que ses actes ne soient pas « fort inégaux », le dramaturge ne suit pas son propre avis que les derniers soient toujours plus substantiels que les premiers. D’Aubignac théoricien est moins rigide quant à l’idée qu’un nouveau personnage devrait ouvrir chaque acte. Il ne la désapprouve pas pourvu que la présence de ces personnages soit bien préparée et que cette diversité ne manque pas de naturel. 17 Cette règle, souvent respectée dans les tragédies des Anciens, 18 n’est donc pas absolue pour d’Aubignac : […] il vaut beaucoup mieux diviser ses Actes en telle sorte, que chacun d’eux soit considérable par quelque beauté particulière, c’est-à-dire, ou par un incident, ou par une passion, ou par quelque autre chose semblable. 19 L’auteur de La Pratique du théâtre ne l’applique pas intégralement dans ses trois pièces. Dans La Pucelle d’Orléans, l’héroïne ouvre les quatrième et cinquième actes. Dans l’acte II et l’acte IV de La Cyminde ou les deux victimes, c’est le roi qui débute, alors que Diorée est la première à parler dans les deuxième et troisième actes de Zénobie. À de rares exceptions près, d’Aubignac est d’avis que le personnage qui ferme un acte ne devrait pas ouvrir le suivant. Cette théorie provient de la règle de la vraisemblance, « la première et la fondamentale de toutes les 16 Aristote, cité par Baby, La Pratique du théâtre, p. 340n. 17 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 341-342. 18 Cf. Baby, La Pratique du théâtre, p. 341n. 19 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 342. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 177 règles » 20 , qui exige qu’un acteur doive avoir le temps de faire l’action pour laquelle il est sorti de la scène. Pour couronner son argument, le théoricien déclare : « […] l’expérience découvrira la vérité de ce raisonnement » 21 . Comme l’affirme Baby, « impuissant à prouver la nécessité logique de son raisonnement, d’Aubignac fait encore une fois appel à l’expérience, invérifiable, du spectateur » 22 . D’Aubignac fait une exception à sa règle si le personnage « a peu de choses à faire, et qu’il n’aille guère loin » 23 . Dans ce cas, il peut ouvrir l’acte qui suit. La Cyminde ou les deux victimes et Zénobie sont conformes à la règle générale établie par d’Aubignac. Dans ces deux pièces, le personnage qui ferme un acte n’est pas celui qui ouvre le suivant. Une exception se trouve dans La Pucelle d’Orléans où le Comte ferme l’acte II et ouvre l’acte III. La division de la pièce en actes entraîne à sa suite la notion d’entracte, sujet traité dans le chapitre III, 6 de La Pratique du théâtre. Comme il le fait ailleurs dans son ouvrage, le théoricien compare la poésie dramatique avec la peinture. Il explique que l’action d’une pièce, comme l’image d’un tableau, ne peut être vue dans toutes ses circonstances puisqu’elle comporte des détails superflus, incommodes ou horribles : […] on y suppose des combats de deux armées entières que l’on ne saurait voir, des redites qui seraient ennuyeuses si elles étaient ouïes, et des actions qui seraient horribles à voir et à faire […]. 24 Le principal avantage que le Poète peut tirer des Intervalles des Actes est, Que par ce moyen il se peut décharger de toutes les choses embarrassantes, et de toutes les superfluités de son Sujet : car s’il ne peut rien retrancher de sa matière, et qu’il craigne d’en avoir trop, il en doit supposer toutes les rencontres incommodes derrière la Tapisserie, et surtout dans ces Intervalles qui lui fourniront un temps convenable pour tout exécuter. 25 20 Ibid., p. 346. 21 Ibid., p. 345. 22 Baby, La Pratique du théâtre, p. 345n. 23 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 345. La pratique des contemporains de d’Aubignac applique en général cette formule. Dans les cas où le même personnage ferme un acte et ouvre celui qui suit, cependant, ces dramaturges sont moins soucieux que l’abbé de la règle des vraisemblances, la sacrifiant parfois à la nécessité de bien séparer les actes. Sur ce sujet, voir Scherer, La Dramaturgie classique en France, pp. 211-213. 24 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 349. 25 Ibid., p. 353. B. J. Bourque 178 Comme l’affirme Bénédicte Louvat, « l’entracte est donc, dans le théâtre classique et tout particulièrement dans la tragédie, une sorte d’abcès de fixation, un objet fourre-tout qui permet de régler tous les paradoxes inhérents à l’application stricte de la vraisemblance et des bienséances » 26 . De même que le peintre doit évoquer dans son tableau ce qu’il cache, de même le dramaturge doit faire comprendre dans sa pièce les actions qu’il ne veut pas montrer. Les intervalles des actes, suivis de récits ou de simples dialogues qui transmettent les détails dissimulés, lui permettent d’arriver à cette fin, l’illusion étant facilitée au moyen du divertissement de la musique. 27 Toutefois, puisque le lieu de la scène est « ouvert et exposé aux yeux des Spectateurs » 28 , le dramaturge doit prendre soin de ne pas violer les vraisemblances en supposant dans l’intervalle d’un acte une action qui ne peut avoir été faite sur le lieu de la scène sans être vue. 29 L’exemple que donne d’Aubignac de cette « faute très grossière » 30 est tiré de L’Amour tyrannique de Georges de Scudéry : Comme il me souvient d’avoir assisté à la représentation d’un Poème, d’ailleurs assez considérable, dont la Scène était au pied d’un bastion de la ville assiégée, et sur lequel on voyait des gens armés pour sa défense : et puis dans l’Intervalle d’un Acte, on supposa que la ville avait été forcée et prise, sans que néanmoins on eût vu ce bastion attaqué ni défendu durant ce temps, ce qui était contre la vraisemblance . 31 De toute évidence, la théorie de d’Aubignac postule un rapport extrêmement limité et sans imagination entre le spectateur et l’image de la scène. 32 26 Bénédicte Louvat, La Poétique de la tragédie classique, Paris : Sedes, 1997, p. 82. 27 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 349-350, 352. 28 Ibid., p. 353. Dans sa note en bas de page, Baby écrit : « On a ici la confirmation de l’absence du rideau entre les actes », idée soutenue en 1950 par Scherer. Ce dernier déclare que « le rideau, quand rideau il y a, ne vient point cacher la scène pendant les entr’actes » (La Dramaturgie classique en France, pp. 173-174). C. J. Gossip souligne le maniement trop difficile du rideau au dix-septième siècle : « [...] seventeenth-century technology, and that of the eighteenth century too, for that matter, simply could not cope with the frequent movement of a large, heavy curtain », An Introduction to French Classical Tragedy, London : MacMillan, 1981, p. 27. 29 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 353. 30 Ibid., p. 353. 31 Ibid., p. 353. Baby affirme : « Contrairement à ce que suggère Pierre Martino qui propose une pièce d’Auvray, La Dorinde, la pièce évoquée ici est la célèbre pièce de Scudéry, L’Amour tyrannique (1638) », La Pratique du théâtre, p. 160n. 32 Cf. Mark Franko, « Act and Voice in Neo-Classical Theatrical Theory : D’Aubignac’s Pratique and Corneille’s Illusion », Romanic Review, 78 (1987), 311-326, p. 316. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 179 Comme l’affirme Baby, « l’auteur de La Pratique parie bien sur un effet de réel absolu au moment du spectacle et dépendant précisément de la disparition de la faculté raisonnante du spectateur ; mais comme le montre son jugement sur les pièces irrégulières, l’illusion doit être confirmée par un jugement qui fera retour sur la nature de ladite illusion » 33 . Dans La Cyminde ou les deux victimes, le dramaturge se sert d’intervalles des actes pour faire supposer les événements suivants : la tentative de la part d’Ostane d’empêcher la substitution de la victime du sacrifice, entre les actes I et II ; l’attaque contre le palais par le peuple, entre II et III ; la tentative de la part de Calionte de sauver les deux victimes, entre III et IV ; et la tentative de sauvetage de Cyminde par Ostane, entre IV et V. Dans chaque cas, l’intervalle fournit au dramaturge le temps convenable pour introduire dans la pièce tous les détails de sa matière et lui donne le moyen de garder la règle de l’unité de lieu. Dans le cas de l’intervalle entre les actes II et III, le procédé lui permet de cacher une scène de violence. D’Aubignac se sert de récits ou de simples dialogues afin de communiquer au public ce qu’il a dissimulé dans les entractes, tout en respectant la règle des vraisemblances. Il applique donc sa théorie intégralement dans sa Cyminde. Dans Zénobie, le dramaturge emploie les intervalles pour cacher la conquête sanglante par Aurélien de la ville de Palmyre, entre les actes I et II, pour faire supposer la tentative d’évasion de la part de Zénobie, entre II et III, pour dissimuler la capture violente de la reine, entre III et IV, et pour évoquer un laps de temps, entre IV et V. Au moyen de narrations et de simples dialogues, d’Aubignac réussit à transmettre les images horribles du combat et à créer l’illusion du temps écoulé, tout en gardant la règle de l’unité de lieu. La règle des vraisemblances n’est pas violée. De nouveau, d’Aubignac théoricien et d’Aubignac dramaturge sont en parfait accord. Dans La Pucelle d’Orléans, le dramaturge se sert des intervalles pour faire supposer les actions suivantes : la tentative de sauvetage de la Pucelle par le Comte, entre les actes I et II ; les préparatifs pour le procès, entre II et III ; la reprise du procès, entre III et IV ; et les préparatifs pour l’exécution de la Pucelle, entre IV et V. Conforme à sa théorie, l’auteur emploie des narrations et de simples dialogues pour faire comprendre ce qu’il ne veut pas faire voir. Par contraste avec les deux autres pièces de d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans fait mention du rideau entre certains actes. Malgré l’absence de ce procédé à l’époque, l’auteur indique à la fin du troisième acte que « le théâtre se ferme avec la toile de devant » 34 . Au début de l ’ acte IV, il introduit 33 Baby, La Pratique du théâtre, p. 664n. 34 Selon Lancaster, cette didascalie indique que La Pucelle d’Orléans fut sans doute jouée au Palais Cardinal, probablement la première salle à installer un rideau cachant tout le plateau. Cf. A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth B. J. Bourque 180 la didascalie suivante : « On ouvre le Théâtre, les Juges se trouvent assis, et la Pucelle debout, qui commence à parler. » Sans rideau, il est évident que le commencement de cette scène n’est pas réalisable, encore moins vraisemblable, problème mineur qui est facilement résolu en montrant les juges et la Pucelle prendre leurs places sous les yeux des spectateurs. En définitive, avec cette pièce d’Aubignac ne prêche pas d’exemple en ce qui concerne sa perspective théorique sur l’emploi des entractes. L’auteur fait de nouveau référence au rideau à la fin du quatrième acte - « Le Théâtre se referme » - bien qu’il n’en fasse pas mention au début de l’acte V. Dans ce cas, le problème qui se révèle est sans solution puisque la pièce ne garde plus intégralement la règle de l’unité de lieu, l’acte IV se déroulant dans le tribunal et l’acte suivant ayant lieu dans une cour. Il est possible que l’emploi du rideau entre les actes IV et V soit une tentative pour dissimuler une violation de la rigoureuse unité. 35 II. - Les Scènes Il convient maintenant d’étudier la subdivision de la pièce en scènes, procédé que l’on voit rarement dans la dramaturgie française avant le dixseptième siècle. 36 Selon d’Aubignac, l’acte manquera de variété s’il y a trop peu de scènes. Mais trop nombreuses, les scènes rendront la pièce plus agissante et ne permettront pas assez de répliques, de sorte que la confusion règnera dans l’esprit du spectateur. 37 Le théoricien déclare que l’acte d’une tragédie devrait contenir un minimum de trois scènes et un maximum de huit. De nouveau, il essaie de prouver le bien-fondé de sa théorie en faisant appel à l’expérience : […] l’expérience autorisera mon sentiment, ou en tout cas fournira des raisons pour le contredire et en avoir un meilleur. 38 Scherer affirme que la majorité des pièces classiques comportent entre vingt-cinq et quarante scènes. 39 Dans le cas des pièces en prose de Century, 5 parties en 9 vol., Baltimore : Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 359. Néanmoins, il est probable que La Pucelle d’Orléans en prose ne fut jamais jouée. 35 Sur ce sujet, voir B. J. Bourque, « L’Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique », Papers on French Seventeenth Century Literature, 35 (2008), 589-601, pp. 600-601. 36 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 214. 37 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 362-363. De nouveau, d’Aubignac se préoccupe des réactions négatives du public. 38 Ibid., p. 363. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 181 d’Aubignac, la moyenne est de vingt-neuf scènes. La Cyminde ou les deux victimes en contient vingt-six, Zénobie en a vingt-neuf et La Pucelle d’Orléans en a trente-deux. Scherer fait remarquer que le nombre total de scènes dans une pièce pourrait constituer un indicateur de la rapidité de l’œuvre. 40 Cette théorie est applicable aux tragédies de d’Aubignac. La Cyminde ou les deux victimes, qui comporte le moins de scènes parmi les trois pièces, contient beaucoup de répliques. Le rythme de la pièce est donc assez lent, comme c’est surtout le cas au quatrième acte qui ne comporte que trois scènes et dans lequel Cyminde et Arincidas discutent fort longuement du choix de la victime du sacrifice, chacun voulant surpasser l’autre en amour. Dans La Pucelle d’Orléans, œuvre au plus grand nombre de scènes parmi les trois pièces, les allées et venues des personnages sont plus rapides. Les actes I et V contiennent huit scènes chacun, nombre nécessité par l’entrée en scène de plus de la moitié des personnages au premier acte et par l’exigence de l’auteur de créer un dénouement rapide. La rapidité de Zénobie se trouve à mi-chemin entre les deux autres pièces, le nombre de scènes variant de trois, dans l’acte I, à sept, dans chacun des actes III, IV et V. La théorie de la rapidité d’une pièce basée sur le nombre de scènes pourrait donc s’appliquer aux actes individuels qui constituent la pièce. 41 Les trois scènes du premier acte de Zénobie sont longues ; elles accentuent les paroles plutôt que le mouvement des personnages. Dans les autres actes, la présence sur scène des personnages est plus courte, ce qui rend le rythme de la pièce plus enlevé. Selon d’Aubignac, le découpage des scènes est déterminé par le changement des personnages : Le dernier sens auquel on s’est servi du mot de Scène, et dont nous avons seulement ici besoin, est pour signifier cette partie d’un Acte qui apporte quelque changement au Théâtre par le changement des Acteurs. 42 De nouveau, l’auteur de La Pratique du théâtre fonde sa théorie sur l’expérience et n’offre aucun argument à l’appui de sa position. La source citée dans la marge est Gerardus Joannes Vossius, contemporain hollandais de d’Aubignac, qui ne fait que confirmer l’absence du découpage de l’acte en scènes dans les pièces des Anciens. 43 En ce qui concerne la pratique, le 39 Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 198. 40 Ibid., p. 197. 41 Ibid., p. 203. 42 Ibid., p. 358. 43 « Mais la division de la pièce en actes est ancienne et a été faite par les poètes euxmêmes. Mais le partage d’un acte en scènes a été fait par les grammairiens et ne B. J. Bourque 182 précepte n’est pas toujours appliqué dans les pièces de la première moitié du dix-septième siècle. Souvent, une nouvelle scène n’est pas créée malgré l’entrée ou la sortie d’un acteur. En fait, la règle n’est pas suivie rigoureusement avant la seconde moitié du dix-septième siècle. 44 D’Aubignac ne l’applique pas toujours dans ses propres tragédies en prose. À la troisième scène de l’acte III de La Pucelle d’Orléans, Canchon, Despinet et Mide quittent le théâtre sans qu’une nouvelle scène soit créée. Tout pareillement, dans Zénobie, il existe une scène que la théorie de d’Aubignac aurait coupée en deux. Il s’agit de la deuxième scène de l’acte II où Diorée annonce l’arrivée de Marcellin. 45 La Cyminde ou les deux victimes est la seule tragédie de d’Aubignac qui se conforme fidèlement à la théorie de l’auteur concernant le découpage des scènes. D’Aubignac identifie quatre sortes de liaisons de scènes, c’est-à-dire de présence, de recherche, de bruit et de temps. 46 Comme il le fait ailleurs, l’abbé fonde ses théories sur l’expérience, invoquant la pratique des Anciens pour illustrer ces idées. De plus, comme le note Baby, les assertions du théoricien ne sont pas toujours exactes : En fait, dans le théâtre de Plaute, cette liaison [c’est-à-dire de recherche] n’est pas si répandue. 47 figure pas dans les anciens recueils de Térence et de Plaute. » (Vossius, Poeticarum Institutionum, cité et traduit par Baby, La Pratique du théâtre, p. 358n.). 44 Scherer nous fournit l’exemple des Bergeries (1625) de Racan dont une scène équivaut à sept scènes, selon la loi établie par d’Aubignac, et dont une autre devrait être coupée en huit scènes (La Dramaturgie classique en France, p. 215). Honorat de Bueil, seigneur de Racan (1589-1670), nomme d’abord cette pièce Arthénice. 45 Scherer cite cet exemple dans sa Dramaturgie classique en France. Il offre une explication de la décision prise par d’Aubignac de ne pas créer une nouvelle scène : « [...] on y voit entrer Diorée au début de la scène, puis Marcellin. Mais Diorée n’est là que pour annoncer l’arrivée de Marcellin, et la partie de la scène où elle intervient n’a que trois lignes : il ne valait pas la peine d’en faire une scène séparée », La Dramaturgie classique en France, p. 217. D’ailleurs, Diorée est un personnage qui a très peu d’importance. Pourtant, la scène II, 4 de Zénobie ne comporte que quarante et un mots et est nécessitée par la sortie de Cléade, personnage mineur. 46 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 360-362. Dans ses écrits théoriques, Corneille parle de trois sortes de liaisons : la liaison de présence et de discours, celle de vue et celle de bruit. Cf. Pierre Corneille, Examen de La Suivante, in Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris : Gallimard, 1980, t. I, pp. 390-391 ; Discours des trois unités, in Œuvres complètes (1987), t. III, pp. 177-178. 47 Baby, La Pratique du théâtre, p. 360n. Les formes de l’acte et de la scène chez d’Aubignac 183 […] contrairement à ce qu’affirme d’Aubignac, cette liaison [c’est-à-dire de recherche] est absente du théâtre de Térence, où le personnage entrant en scène trouve présent celui ou celle qu’il cherche. 48 Malgré les affirmations de d’Aubignac, aucune pièce de Plaute ne présente de liaison de bruit. 49 Dans les tragédies de d’Aubignac, c’est la liaison de présence qui est la plus répandue, « quand en la Scène suivante il reste sur le Théâtre quelque Acteur de la précédente » 50 . Toutes les scènes de Zénobie sont liées de cette façon. Dans La Pucelle d’Orléans, une exception se trouve dans la liaison des scènes II, 2 et II, 3 qui se fait par le temps. Dans cette sorte de liaison, « un Acteur qui n’a rien à démêler avec ceux qui sortent du Théâtre, y vient aussitôt après ; mais dans un moment si juste, qu’il n’y pourrait raisonnablement venir plus tôt ni plus tard » 51 . La liaison des scènes n’est pas claire dans l’acte IV de cette même pièce. À la troisième scène, la Comtesse, en présence du Comte, du Duc et du Baron, tombe sur les bras de Dalinde. À la scène suivante, d’Aubignac ne fait mention ni de la Comtesse ni de sa suivante, et la scène se termine par la réplique du Comte qui demande au Baron et au Duc de le laisser seul. À la cinquième scène, au lieu du Comte, c’est Dalinde qui est sur scène « en emportant la Comtesse ». Dans La Cyminde ou les deux victimes, il y a trois liaisons de scènes qui se font par le temps, c’est-à-dire entre les scènes III, 1 et III, 2, les scènes III, 2 et III, 3 et les scènes IV, 2 et IV, 3. Les autres scènes de la pièce sont liées par la présence. Quant à la liaison de bruit - lorsqu’un personnage survient lors d’un bruit qui se fait sur le théâtre - et la liaison de recherche - quand un acteur vient sur la scène pour chercher celui qui en sort - nous n’en trouvons aucun exemple dans les tragédies de d’Aubignac. * Dans sa Défense de la Sophonisbe, Jean Donneau de Visé déclare que l’abbé d’Aubignac « a donné des règles qui lui ont été inutiles ; il n’a jamais su, ni faire de pièces achevées, ni en bien reprendre, ni même en faire faire à ceux qui ont pris de ses leçons ». 52 Il va sans dire que les commentaires moqueurs de Donneau de Visé sont exagérés. Personnage à l’esprit querelleur, 48 Ibid. 49 Ibid., p. 361n. 50 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 360. 51 Ibid., p. 361. 52 Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille. Par M. Dauneau de Visé, in Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, éd. François Granet, 2 vol. en 1 vol., Hildesheim : Georg Olms Verlag, 1975, t. I, p. 157. B. J. Bourque 184 d’Aubignac fut une cible facile pour ces ennemis, toujours est-il que son système théorique influença beaucoup l’art dramatique français au dixseptième siècle. 53 Œuvres médiocres, les tragédies en prose de l’auteur ont néanmoins une grande valeur historique et culturelle. N’empêche que l’abbé est parfois gêné par les notions dramaturgiques qu’il traite dans sa Pratique du théâtre et par l’application de ces théories dans ses propres ouvrages dramatiques. D’Aubignac s’efforce sans vain d’énoncer une doctrine cohérente sur les formes de l’acte et de la scène. Certains éléments, tels la longueur d’une pièce, le nombre d’actes et de scènes, l’ouverture et l’équilibre des actes, et le découpage des scènes, obligent le théoricien à fonder ses idées sur l’expérience plutôt que sur la logique. En ce qui concerne la pratique de l’auteur, nous avons constaté une application contradictoire de la théorie aubignacienne quant à plusieurs aspects des actes et des scènes. La longueur de Zénobie dépasse, bien que légèrement, la limite qu’établit le théoricien avant le remaniement manuscrit de sa Pratique du théâtre. Les références au rideau dans La Pucelle d’Orléans signalent un écart entre la théorie et la pratique de l’auteur concernant l’emploi vraisemblable des entractes. De plus, les règles concernant l’ouverture et l’équilibre des actes et celles qui gouvernent le découpage et la liaison des scènes ne sont pas appliquées d’une façon rigoureuse dans les trois pièces. 53 Scherer affirme que d’Aubignac « n’occupe pas la place qu’il mérite, et qui est à notre sens une des toutes premières, parmi les grands critiques du XVII e siècle », La Dramaturgie classique en France, p. 10. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Un regard autre sur les contes des Perrault GÉ RARD GÉ LINAS Un certain nombre de propositions sont généralement admises sur les Contes de ma mère l’Oye, à savoir qu’ils ont une origine folklorique nationale et que Charles Perrault qui en fut le rédacteur unique ou principal leur assignait une fonction morale ignorée de l’Antiquité pour ainsi en faire une arme dans la Querelle des Anciens et des Modernes. À mon avis, il est possible d’opposer une alternative plus féconde à ce modèle si on prend comme prémisses que les contes en prose sont du fils cadet de Charles Perrault, Pierre Darmancour, 1 et que le manuscrit de 1695 est authentique. 2 Incohérences et dissonances entourant la parution des contes en prose Si le recueil des Contes de ma mère l’Oye est lié aux Perrault, il n’est pas normal que le Mercure galant ait incité ses lecteurs à l’évaluer négativement, car 1 Sur les raisons pour lesquelles il est fort probable que Charles Perrault ne soit pas l’auteur des contes en prose, voir Gérard Gélinas, Enquête sur les contes de Perrault. Paris, Imago, 2004. 2 Mis au jour lors de sa vente aux enchères à Nice en 1953, le manuscrit de 1695 contient, dans des versions légèrement différentes, les cinq premiers contes du recueil que publiera Barbin en 1697. Il aurait appartenu à une vieille dame dont l’identité n’a pas été révélée et a été acheté par les amis de la Pierpont Morgan Library de New York où il se trouve actuellement. Gilbert Rouger (Contes de Perrault. Paris, Garnier, 1967, p. LXVII) a fait remarquer qu’il est surprenant, selon l’ex libris, que l’ouvrage qui était relié aux armes de Mademoiselle, nièce de Louis XIV, n’ait plus été en sa possession en 1721, alors qu’elle était encore vivante ; de plus, « quelques détails du frontispice (coiffures) paraissent un peu étranges ». Il l’a donc déclaré « suspect ». À ma connaissance, le papier du document n’a pas été analysé pour authentification et la calligraphie n’a pas été l’objet d’une expertise, mais on a quand même soutenu que c’est la même personne qui a transcrit ce texte et celui du poème épique Adam de Charles Perrault qui se trouvait au château de Chantilly. Nous prendrons comme acquis que le manuscrit de 1695 est authentique, même si un doute est possible à son endroit. Gérard Gélinas 186 la revue avait pour allié Charles Perrault. 3 Cette tactique semble avoir cherché à attirer l’attention du public pour qu’il discute du recueil des contes en prose. Une fois les discussions ouvertes dans les salons, les conversations allaient certainement rappeler que le chancelier Boucherat avait refusé le permis pour imprimer l’ouvrage. 4 On allait également se souvenir que le premier conte du recueil, à savoir la Belle au bois dormant, avait été publié par le Mercure galant dans son numéro de février 1696 et rattaché par les éditeurs à une dame qui avait inséré un an plus tôt dans la même revue une nouvelle, l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville, mais que celle-ci avait ensuite fait savoir au cours de la même année, dans une version allongée de son texte, que ce conte était d’un « fils de maître », comme l’indiquait maintenant la dédicace de l’ouvrage dont un enfant prétendait être l’auteur. Il n’y a pas de doute qu’on dut se demander qui était ce « fils de maître ». Ce ne peut être le fils de Charles Perrault, aura-ton d’abord soutenu car, bien que Mlle L’Héritier ait révélé dans ses Œuvres meslées de 1695 que ce dernier rédigeait un recueil de contes qu’elle a loué, la Belle au bois dormant ne se conforme pas au modèle moral qu’elle a mis de l’avant pour ce genre de récit. 5 Pourtant, auraient pu répliquer certains, Mlle 3 Dans son numéro de janvier 1697, la revue invite ses lecteurs à évaluer par euxmêmes le recueil des contes en prose dont la sortie est annoncée. Pour ce faire, les critères que les « connaisseurs » associent à un bon conte sont rappelés. L’un d’eux est que les récits doivent être porteurs d’une morale « très claire ». Or l’auteur de la dédicace du recueil indique que la morale de ses contes « se découvre plus ou moins selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent ». Il s’agit donc d’un défaut majeur par rapport au critère moral rappelé par le Mercure galant. De plus, lorsqu’on se livre à l’exercice, on constate que, parfois, les moralités en vers contredisent le récit ou s’annulent entre elles et qu’elles ne sont généralement pas transférables d’un conte à l’autre. Les « connaisseurs » auxquels le Mercure galant renvoie sont certainement Mlle L’Héritier et Charles Perrault car, contrairement à De Callières qui estimait que le « principal but [des contes] n’est que de réjouir leurs auditeurs » (Des bons mots et des bons contes. Paris, Barbin, 1692, p. 186), Mlle L’Héritier et Perrault leur assignaient comme fonctions d’instruire en divertissant. 4 Voir la lettre de Cabart de Villermont du 19 décembre 1696 à Bégon. Sur la récente mise au jour de cette lettre, voir Monique Brosseau et Gérard Gélinas, « Du nouveau dans le dossier Perrault », PFSCL, 2009, 70, pp. 267-276. 5 Selon Mlle L’Héritier, les contes doivent servir d’illustration à un proverbe pour en démontrer la sagesse par l’exemple, comme l’explique la Lettre à Mme De G** dans ses Œuvres meslées. La Belle au bois dormant imprimée par le Mercure galant ne contient qu’une « moralité », mais celle-ci n’est qu’un constat sociologique : bien qu’il soit normal d’attendre un certain temps pour dénicher un bon époux, on ne trouve plus aujourd’hui de femmes prêtes à dormir durant cent ans pour ce faire. Les deux moments de cette « moralité » sont peu compatibles, car la princesse Un regard autre sur les contes de Perrault 187 L’Héritier ne s’était-elle pas auparavant contredite en déclarant que mère, époux et confesseur ne trouveraient rien à redire au conte de Peau d’Âne de son cousin ? 6 Vu que Charles Perrault partageait les mêmes convictions que sa cousine sur les contes, 7 cela voulait dire que Charles Perrault s’était lui aussi contredit en composant Peau d’Âne dont la leçon morale est loin d’être claire. 8 Le public risquait d’autant moins de ne pas faire cette association que Jean-Baptiste Coignard avait publié au cours de l’année 1695 (donc en même temps que les Œuvres meslées de Mlle L’Héritier où celle-ci louait les cherchait d’autant moins un bon candidat en dormant passivement, que celui-ci lui avait été destiné dès sa naissance. Au total, cette « moralité » n’est qu’une boutade sur laquelle enchérira une deuxième « moralité » dans le recueil Barbin de 1697 où l’auteur déclare que, vu l’empressement de ses contemporaines à se marier, il n’a pas le courage de leur dire qu’on ne perd rien pour attendre quand il s’agit de prendre un époux. Il invoque comme preuve de ce principe les aventures de la Belle au bois dormant, mais peut-on conclure que la princesse fut heureuse en mariage ? Elle avait les mœurs et la culture d’il y a cent ans ; tous ses proches (à l’exception de ses domestiques et de sa chienne) étaient morts depuis bien longtemps, sans compter qu’elle n’actualise jamais les talents dont les fées l’ont dotée à sa naissance ; elle s’était mariée clandestinement (et dans la version Barbin avait eu deux enfants en cachette) ; son mari l’avait livrée sans protection à une bellemère ogresse ; elle crut durant un certain temps que ses enfants avaient été mangés par les loups et elle dut ensuite se cacher avec eux pour survivre ; enfin, on ignore comment le couple vécut le suicide public de la reine mère. On n’a qu’à s’imaginer les problèmes juridiques posés par la « résurrection » de cette princesse dont un roi étranger occupait maintenant le royaume de son défunt père pour se demander si on fait toujours bien d’attendre avant de se marier ! On est curieux de savoir ce qu’aurait dit sur ce point la Grande Mademoiselle suite à son interminable et loufoque aventure avec Lauzun… 6 Mère, époux et confesseur auraient certainement désapprouvé qu’un casuiste cautionne une union incestueuse à laquelle la victime peut échapper en désobéissant à son père sur les conseils d’une fée ignorante en amour et après s’être livrée à un chantage qui lui rapporte des robes magnifiques qu’elle apporte dans sa fuite et qui l’aident à épouser le fils d’un roi. Tous trois auraient particulièrement désapprouvé le mélange des systèmes chrétien (casuiste, curé dépité par l’annulation du mariage du roi et de sa fille, grand aumônier) et païen (fée) qui était un interdit littéraire fondamental à l’époque. 7 La morale, disait-il dans la préface de ses contes en vers, doit être la « chose principale » d’un conte et ce pour quoi il doit avoir été fait. 8 La mise bout à bout de plusieurs moralités n’ayant pas un sens univoque avait de quoi agacer un moraliste sourcilleux, comme le note Soriano (Les contes de Perrault : culture savante et traditions populaires. Paris, Gallimard, coll. Tel, n o 22, 1977, p. 339). Par ailleurs, la dédicace de Peau d’Âne présente ce conte comme un pur divertissement qui, à l’égal des spectacles de marionnettes, ne vise que le repos de la raison après ses longues heures de travail. Gérard Gélinas 188 contes du fils Perrault et renouvelait ses compliments à l’endroit de Peau d’Âne) une quatrième édition des contes en vers contenant la préface polémique sur la fonction morale des contes que Perrault avait déjà insérée dans la troisième édition de 1694 sans doute avant sa réconciliation avec Boileau. Il est donc curieux que ce texte provocateur ait à nouveau été diffusé après l’apaisement entre les deux hommes en août 1694, à moins, comme nous le suggérerons plus loin, que l’éditeur ait entrevu que la Querelle des Anciens et des Modernes était sur le point de reprendre, de sorte que l’ouvrage risquait d’être à nouveau en demande. 9 Quoi qu’il en soit, dut-on encore se demander, comment les éditeurs du Mercure galant avaient-ils pu publier la Belle au bois dormant s’ils avaient déjà en tête les critères d’un bon conte selon les « connaisseurs » puisque ce conte pèche contre la règle de base sur la morale ? Il ne pouvait donc être complètement exclu que le fils Perrault soit lié au recueil des Contes de ma mère l’Oye. Dans l’hypothèse d’un plan concerté pour attirer l’attention du public, il était plus habile de laisser planer la confusion sur l’identité de l’auteur que d’attribuer directement la Belle au bois dormant à une personne précise. Un autre fait est également curieux : peu avant la publication des contes en prose (registrés le 11 janvier 1697), Perrault fit paraître le quatrième tome de son Parallèle (achevé d’imprimer du 26 novembre 1696) dont la préface déclare soudainement que, par amour de la paix et pour conserver l’amitié de ceux avec qui il était entré en conflit, il renonçait à poursuivre son plaidoyer sur la question de la poésie, bien qu’il soit convaincu de la supériorité des poètes modernes. Ce revirement surprend car, peu avant, était paru le premier tome des Hommes illustres (achevé d’imprimer du 28 septembre 1696) où Perrault ne manquait pas une occasion de rappeler que les poètes dont il fait l’éloge dans son volume ont mené une rude concurrence aux Anciens. 10 Lorsqu’il annonça la parution des contes en 9 La troisième édition de 1694 des contes en vers est de la veuve Coignard et de son fils ; la quatrième édition de 1695 est du seul fils. 10 Par exemple, on trouverait chez Voiture « une certaine naïveté et une sorte de plaisanterie d’honnête homme qui n’avaient pas d’exemple et dont toute l’Antiquité la plus polie ne fournit point de modèle ». Quant à Sarrasin, « pour ce qui est des poésies amoureuses ou galantes, il ne s’est pas contenté d’imiter les Anciens dans ce qu’ils ont de meilleur, il y a joint une galanterie qu’ils ont ignorée et dont lui et Voiture sont en quelque sorte les premiers inventeurs ». Corneille fit un Œdipe « aussi parfait que l’Œdipe de Sophocle » et Molière a « égalé et peut-être surpassé dans le comique » les anciens poètes grecs et latins. Certains des textes de Perrault étaient certes rédigés avant sa réconciliation avec Boileau en août 1694, mais il les a ensuite certainement révisés avant de demander le privilège d’im- Un regard autre sur les contes de Perrault 189 prose, le Mercure galant signala, juste avant et à la suite, la sortie de ces deux derniers ouvrages qui sont ouvertement attribués à Charles Perrault, mais quand le chroniqueur en arrive aux contes en prose, l’auteur n’est pas désigné, quoique certains les rattachaient sans doute déjà au fils Perrault puisque l’une des premières éditions en contrefaçon qui parut deux fois au cours de l’année indiqua sur sa page de titre qu’ils étaient du « fils de M. Perrault de l’Académie française ». Les éloges que le Mercure galant fait ici aux connaissances de Charles Perrault contrastent avec la simplicité associée à ces contes dont la mission morale serait mal remplie, selon ce qu’insinue la revue. Pourquoi mettre en relief cet écart entre le père et un auteur qui pourrait être son fils, si ce n’est pour amener le lecteur à se questionner ? Lorsque l’auteur de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville avait déclaré, dans la version allongée de sa nouvelle, que la Belle au bois dormant était d’un « fils de maître », n’avait-il pas ajouté qu’il n’en était pas surpris, car il faudrait supposer, notait-il, que la personne qui a écrit ce conte a été échangée contre une autre lorsqu’elle était en nourrice si elle n’avait pas autant de talent que son père ? La présentation bout à bout du Parallèle, des Hommes illustres et des contes en prose n’était-elle pas un moyen habile de faire se souvenir au public que Charles Perrault avait déjà écrit le conte de Peau d’Âne qui contraste si mal avec son Parallèle et ses Hommes illustres, mais dont les contes en prose qu’on pouvait vraisemblablement rattacher à son fils sont en quelque sorte le prolongement ? De plus, où doit-on situer les contes en prose dans la Querelle des Anciens et des Modernes si on tient compte de la déclaration de Perrault à l’effet qu’il renonçait à la lutte sur le champ littéraire ? Par ailleurs, le Mercure galant commence sa présentation du recueil des contes en prose en rappelant que le périodique avait déjà publié la Belle au bois dormant. Or le texte primitivement paru en 1696 était plus recommandable, du point de vue de la morale et des bienséances, que celui qui figure dans le recueil Barbin de 1697, car les enfants de la princesse n’y naissaient pas clandestinement et la sauce Robert qui faisait encore partie de la gastronomie française et qui est associée au cannibalisme dans le conte était absente du récit. Les éditeurs de la revue font-ils ce rappel pour que les lecteurs songent à s’adonner à une comparaison qui leur permettrait de voir pression obtenu le 16 février 1696. Pourquoi y laissa-t-il ces allusions sur l’excellence des Modernes s’il voulait la paix avec Boileau ? Ce plaidoyer en faveur des hommes de Lettres modernes se poursuit d’ailleurs dans le deuxième tome de l’ouvrage paru en 1700 : La Mothe le Vayer est déclaré « le Plutarque de notre siècle », alors que « la galanterie dont les poésies de Benserade sont animées est toute neuve et n’a point de modèle dans l’Antiquité la plus polie, soit grecque, soit romaine ». Gérard Gélinas 190 les défauts que contient la version la plus tardivement imprimée, comme s’il avait fallu corriger le texte de départ pour le rendre plus acceptable au public mondain de la revue ? 11 Là aussi, le Mercure galant prédispose le public à s’interroger sur le recueil de contes qui vient de paraître. La dame derrière la Belle au bois dormant La dame à qui le Mercure galant avait rattaché la Belle au bois dormant en disant que c’est à elle qu’on devait ce conte pouvait éveiller au moins trois interprétations suscitant plus de questions que de réponses. Certains lecteurs ont d’abord pu estimer que la dame derrière la Belle au bois dormant était réellement l’auteur de ce conte, mais ils ont dû alors se demander pourquoi le Mercure galant l’avait publié, car Mlle L’Héritier était l’une des collaboratrices de la revue qui l’avait d’ailleurs chaleureusement louée, 12 mais celle-ci avait annoncé dans ses Œuvres meslées que des contes meilleurs que les siens allaient bientôt paraître. La Belle au bois dormant fut le premier conte à être imprimé après cette prédiction, mais celui-ci n’était pas du tout dans la lignée de ceux que Mlle L’Héritier avait annoncés. 13 De façon in- 11 L’interprétation selon laquelle le texte de la Belle au bois dormant publié par Barbin en 1697 est supérieur à celui présenté par le Mercure galant en 1696 a été faite avant la découverte du manuscrit de 1695 et n’est désormais plus soutenable, car les coupures au texte qui ont été vues dans le texte de 1697 comme des améliorations figuraient déjà dans le manuscrit de 1695. Il faudrait plutôt estimer que les deux dialogues de la princesse sont des ajouts apportés par le Mercure galant au texte de départ parce qu’ils améliorent la psychologie de la princesse qui, par le titre du conte, est le personnage principal dans cette aventure. De plus, les enfants clandestins et la sauce Robert figuraient déjà dans le manuscrit de 1695 : c’est donc le Mercure galant qui les aurait supprimés. 12 Voir Monique Vincent, Le Mercure galant : Présentation de la première revue féminine d’information et de culture, 1672-1710. Paris, Champion, 2005, pp. 612-614. 13 Mlle L’Héritier estimait que les contes qui circulaient dans le peuple provenaient de récits inventés par les Troubadours et qu’ils se seraient salis au cours de leur transmission orale. Selon elle, il fallait leur redonner leur pureté originelle tout en les adaptant aux goûts et aux mœurs modernes. La Belle au bois dormant ne se conforme pas à ce programme avec un mariage clandestin que condamnaient les lois religieuses (Décret Tametsi voté par le Concile de Trente en 1563) et civiles (Ordonnance de Bois en 1579) sur un fond de cannibalisme. Pourquoi s’en tenir à ces mœurs d’un « temps passé », pour reprendre le tire du recueil des contes en prose, s’il s’agissait de former par de bons exemples la jeunesse d’aujourd’hui qui était encore tentée par les mariages clandestins, comme l’avait montré le procès de la conteuse Mlle de la Force qui fit courir tout Paris à ce qu’on dit ? Par contre, si la Belle au bois dormant veut présenter un contre-exemple afin de faire voir les Un regard autre sur les contes de Perrault 191 cohérente et indélicate, la revue pouvait ainsi curieusement donner l’impression de se moquer de Mlle L’Héritier. Une deuxième interprétation était que cette dame protégeait quelqu’un et tentait de le lancer en le couvrant de son identité pour prendre prudemment le pouls du public. Si les contes du fils Perrault avaient déjà circulé (notamment par le biais du manuscrit de 1695), cette couverture était tout à fait inutile pour protéger le nom de l’auteur. Par ailleurs, si cette dame était la protectrice du fils Perrault, ne se dirait-on pas que c’est possiblement elle qui l’a incité à poursuivre sur la voie que son père avait tout à coup ouverte avec Peau d’Âne sans qu’on comprenne bien pourquoi il avait écrit ce conte ? 14 Le fils Perrault donnerait ainsi l’impression d’avoir été encouragé sur une voie douteuse par une dame aux idées assez souples, comme l’avait montré son Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville où le jeu et la coquetterie font bonne figure. 15 L’auteur avait d’ailleurs déconseillé aux femmes âgées de plus de 20 ans de lire sa nouvelle, compte tenu qu’à cet âge « le temps du badinage est bien avancé pour elles ». Charles Perrault ne ferait pas ici figure de bon père veillant sur l’éducation de ses enfants. Une dernière interprétation était que le rôle de cette dame au sujet de laquelle le Mercure galant s’était contenté de dire qu’on lui « devait » la Belle au bois dormant pouvait consister en ceci que cette personne avait servi d’intermédiaire pour faire parvenir à la revue ce conte sans l’autorisation de l’auteur, de sorte qu’il s’agissait d’une fuite. Les lecteurs qui soupçonnaient le fils Perrault d’être l’auteur du conte auraient peine à croire que les éditeurs du Mercure galant que fréquentaient Perrault et Mlle L’Héritier se soient fait abuser par cette personne, et comprendraient encore plus mal comment la revue avait pu accepter de diffuser un conte qui, comme nous le montrerons plus loin, pouvait mettre Perrault et son fils dans l’embarras. Chacune de ces interprétations ouvre le chemin à plusieurs possibilités, mais la conclusion la plus probable que le public risquait de dégager de leur confrontation est qu’une femme puissante était rattachée à ce dossier, car la comportements à éviter, pour nous convaincre de leurs vices, les fautifs auraient dû être plus sévèrement punis que ce que laisse entendre la fin du conte. Ce conte ne contient donc pas une « morale très claire » ; pourquoi le Mercure galant l’a-t-il dès lors publié ? Voir Roger Francillon, « Une théorie du folklore à la fin du XVII e siècle : Mlle L’Héritier » in Hermann Bausinger et al. (Éds.), Hören, Sagen, Lesen, Lernen. Bern-New York, Lang, 1995, pp. 205-217. 14 Un auteur anonyme estima, dans le recueil Moëtjens, que Perrault avait donné sa peau à Boileau avec ce conte. 15 Perrault et Mlle L’Héritier condamnaient ces deux pratiques, de sorte qu’il est peu probable qu’ils aient collaboré à la rédaction de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville comme plusieurs l’ont soutenu. Gérard Gélinas 192 personne qui avait écrit l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville avait osé faire allusion dans sa nouvelle aux habitudes de travestissement féminin auquel se livrait Monsieur, frère de Louis XIV, lors du carnaval. 16 On estimerait donc que le Mercure galant n’avait pu opposer un refus à cette dame dont on spéculerait sur l’identité et on supposerait que c’est elle qui avait demandé que soit publiée la Belle au bois dormant même si, ce faisant, la revue risquait de mettre Perrault dans l’embarras dans la mesure où le nom de son fils pouvait être directement lié à ce conte à cause du manuscrit de 1695. 17 La situation était donc idéale pour attirer l’attention du public sur la Belle au bois dormant et lancer des discussions et des débats à son sujet qui seraient renforcés par la publication subséquente des autres contes du recueil. Tel était sans doute l’effet attendu, car le moins qu’on puisse dire est qu’ambiguïtés et dissonances couvrent le lancement des contes en prose. Si le Mercure galant était un allié de Perrault, il faut croire que les interventions étranges de la revue dans le dossier des contes en prose étaient planifiées et visaient finalement à servir Perrault. 18 Or c’est sur la question 16 Cette allusion disparaîtra dans la version enrichie de la nouvelle, mais l’impression que son auteur était une personne puissante sera renforcée par cette seconde édition de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville, car le récit passe de 87 à 164 pages, ce qui nécessitera deux numéros du Mercure galant, bien que les ajouts n’étoffent en rien l’intrigue principale et, pour les longs développements, forment un tout qui aurait pu être publié séparément. 17 Tout laisse croire que la dame en question était l’abbé de Choisy qui était un proche de Monsieur, frère de Louis XIV, et un ami de Perrault, ce qui accrédite la thèse d’un coup monté pour lancer les contes en prose. Voir l’argumentation de Jacques Chupeau in Raymond Picart et Jean Lafond (Éds.), Nouvelles du XVII e siècle. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, pp. 1666 sq. à l’effet que l’abbé de Choisy serait l’auteur de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville. 18 Si on suppose qu’il y eut un plan concerté pour semer la confusion afin d’attirer l’attention sur les contes en prose et déclencher des discussions à leur sujet, on peut se demander si on ne procéda pas de façon telle à ce que Boucherat refuse le permis d’imprimer du recueil en sollicitant la duchesse de Nemours (qui protégeait Mlle L’Héritier) pour qu’elle lui en fasse directement la demande, alors que le chancelier était reconnu pour sa grande prudence et qu’il venait de se voir obligé de retirer le permis d’imprimer qu’il avait accordé aux Hommes illustres de Perrault, suite à une plainte des Jésuites qui ne voulaient pas que les éloges sur Arnauld et Pascal figurent dans le volume. Pour se couvrir, il était prévisible que Boucherat invite la demanderesse à suivre le processus normal, à savoir soumettre le manuscrit des contes en prose à ses censeurs. Selon la lettre de Cabart de Villermont qui rapporte l’événement, Mademoiselle serait ensuite intervenue pour obtenir l’accord du chancelier. Le refus initial de Boucherat pouvait laisser croire au public que le recueil des contes en prose était répréhensible, tandis que Un regard autre sur les contes de Perrault 193 de la Querelle des Anciens et des Modernes que Perrault avait à cette époque besoin d’aide depuis que sa réconciliation publique avec Boileau l’avait contraint à un silence qui donnait l’impression de la victoire de son ennemi. 19 Il est difficile de savoir exactement dans quelles circonstances furent composés les Contes de ma mère l’Oye. Il est cependant certain qu’ils ne correspondent pas au modèle moral exposé par Charles Perrault et Mlle L’Héritier. 20 Après avoir salué la « bonne éducation » que le fils Perrault a reçue de son père, 21 Mlle L’Héritier n’aurait pas loué les contes du fils l’intercession directe de Mademoiselle pouvait suggérer qu’une intervention politique avait été nécessaire pour l’impression de l’ouvrage, Boucherat pouvant difficilement s’opposer à Mademoiselle. Voilà qui était excellent pour faire parler le public et lancer les spéculations. 19 N’est-ce pas pour se protéger de ce risque que Boileau invoquera la nécessité de publier la lettre d’Arnauld ? : « Je vous prie, Monsieur, de faire réflexion que dans la préface de votre Apologie des femmes, contre laquelle cet ouvrage [à savoir la lettre d’Arnauld] me défend, vous ne me reprochez pas seulement des fautes de raisonnement et de grammaire, mais que vous m’accusez d’avoir dit des mots sales, d’avoir glissé beaucoup d’impuretés et d’avoir fait des médisances. Je vous supplie, dis-je, de considérer que, ces reproches regardant l’honneur, ce serait en quelque sorte reconnaître qu’ils sont vrais, que de les passer sous silence » (Lettre de Boileau à Perrault dans l’édition de 1701). 20 Sans qu’il s’en rende probablement compte, David Ruffel (Les contes de Perrault illustrés par Gustave Doré. Paris, Hatier, coll. Profil n o 296, 2006) a bien mis en relief ce fait car, partie de la dédicace des contes en prose et de la préface des contes en vers qui mettent l’accent sur la fonction morale des contes, l’analyse détaillée des textes montre peu à peu comment le recueil des Contes de ma mère l’Oye s’éloigne de ce programme : « Avec le conte, l’ambition de l’écrivain était d’inventer un genre moderne par excellence : national et moral. […] Mais ces moralités, loin d’être limpides et satisfaisantes, pourraient bien n’être de la part de Perrault qu’un jeu de plus » (pp. 34 et 120). Dans ces conditions, pourrait-on dire que, comme ceux des Anciens, ils « n’ont été faits que pour plaire sans égard aux bonnes mœurs qu’ils négligeaient beaucoup » (Perrault, préface des contes en vers) ? 21 En vertu de cette « bonne éducation », le fils Perrault aurait normalement dû puiser ses modèles du côté des récits que son père avait loués dans la préface de ses contes en vers, à savoir ceux « que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants » parce qu’« ils ont toujours eu un très grand soin que leurs contes renfermassent une morale louable et instructive. Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est puni ». Dans ces conditions, le fils Perrault aurait par exemple pu transcrire dans son style naïf des textes extrêmement populaires, comme la légende de Sainte Geneviève de Brabant qui est dans la lignée de Griselidis ou le Bonhomme misère dont Soriano s’étonne de l’absence dans les contes retenus par le fils Perrault (Contes de Perrault : culture savante et traditions populaires, op. cit., p. 206). Gérard Gélinas 194 Perrault s’il s’était agi des futurs contes publiés par Barbin en 1697, car cette révélation aurait pu mettre dans l’embarras le fils Perrault et encore plus son père qui s’était occupé de sa formation. 22 En ce sens, la thèse à l’effet que Charles Perrault se serait caché derrière son fils pour échapper aux sarcasmes de Boileau est insoutenable, d’une part parce qu’il aurait agi en lâche en livrant son fils aux coups des critiques (puisque, par hypothèse, les contes en question étaient passibles d’être attaqués par Boileau) ; d’autre part, cette couverture n’aurait en rien protégé Charles Perrault puisque l’imputabilité de ces contes lui serait ultimement revenue en tant qu’éduca- 22 La révélation de Mlle L’Héritier créait un effet d’attente dans le public désireux de prendre connaissance des textes du fils Perrault, notamment du côté des ennemis du chef de file des Modernes qui auraient pu en profiter pour l’attaquer si les contes de son fils n’avaient pas été irréprochables. L’auteur anonyme qui avait publié une longue critique de Griselidis et de Peau d’Âne dans le recueil Moëtjens en 1694 aurait pu reprendre la plume. De plus, Perrault aurait pu être pris à partie en se servant de textes d’anciens alliés de sa famille, comme Varet qui avait été un proche de son frère Nicolas et qui avait écrit un volume sur l’éducation des enfants à partir d’une conception augustinienne de l’enfance : voir De l’éducation chrétienne des enfants selon les maximes de l’Écriture sainte et les instructions des saints Pères de l’Église. Paris, Coignard, 1672, 3 e édition revue et augmentée, pp. 73 sq. dont les principes sont incompatibles avec des récits comme le Chat botté et le Petit Poucet notamment ! La déclaration de la dédicace des contes en prose à l’effet « qu’on ne trouvera pas étrange qu’un enfant ait pris plaisir à composer les contes de ce recueil » aurait pu se retourner contre l’auteur car, suite à la faute originelle, les jeunes sont naturellement portés au mal et à y prendre plaisir en vertu de leur faible constitution selon Saint Augustin. Perrault croyait plutôt en la « droiture naturelle » des enfants, mais les augustiniens auraient pu lui contester cette vue optimiste sur l’enfance en prenant son fils comme exemple et en arguant que ce dernier avait mal tourné suite aux sympathies modernes de son père pour les romans, les opéras et le théâtre dont Arnauld venait justement de le mettre en garde. Notons au passage que, comme plusieurs de ses devanciers qui ont analysé les Entretiens sur les contes de fées (1699), Julie Boch se trompe lorsqu’elle affirme que l’abbé de Villiers loue la morale des Contes de ma mère l’Oye (Bibliothèque des génies et des fées, tome 5. Paris, Champion, 2007, p. 337), car l’éloge des contes en prose porte ici uniquement sur leur qualité d’imitation du style des nourrices et se fait à l’intérieur d’une discussion touchant les contes qui ne se « propose[nt] aucune autre fin que de nous divertir » quoiqu’ils « ne signifiassent rien » (p. 398). Notons enfin que Charles Perrault dut certainement être questionné par ses confrères à l’Académie sur les contes de son fils et que, compte tenu de la cruauté qui existait parfois entre eux (qu’on se rappelle par exemple la note que La Bruyère trouva devant son fauteuil lors de sa réception, à l’effet qu’il fallait un zéro pour faire le chiffre 40), Perrault aurait pu se retrouver ici en situation aussi délicate que gênante. Selon toute apparence, Mlle L’Héritier n’avait aucun motif pour prendre le risque de provoquer une telle tempête. Un regard autre sur les contes de Perrault 195 teur et responsable de son fils mineur. À mon avis, il est donc peu probable que les contes du fils Perrault que Mlle L’Héritier loue dans ses Œuvres meslées soient les futurs Contes de ma mère l’Oye, à moins qu’on ait déjà commencé à mettre en place le piège contre Boileau que nous expliquerons un peu plus loin. À mon sens, compte tenu des délais pour l’obtention du privilège d’impression des Œuvres meslées délivré le 19 juin 1695 (ce qui renvoie à une date antérieure assez éloignée la rédaction des textes qui composent l’ouvrage et les contes du fils Perrault qui y sont loués), il était alors trop tôt pour qu’on entreprenne de piéger Boileau à l’aide des contes en prose. Voici pourquoi. La réconciliation entre Boileau et Perrault Perrault et Boileau se sont officiellement réconciliés en s’embrassant devant le Louvre le lundi 30 août 1694, 23 soit quelques jours après que le Dictionnaire de l’Académie française ait été remis au roi le mardi 24 août. La vignette qui précède la dédicace au roi illustre sans doute la façon dont l’Académie s’attendait à ce que le Dictionnaire soit présenté à Louis XIV. La scène nous montre le roi assis sur son trône dans la galerie des glaces à Versailles écoutant un orateur venu le haranguer et derrière lequel se trouvent rangés d’autres personnages, sans doute des Académiciens. En fait, les choses ne se sont pas du tout passées de cette façon. Le Mercure galant qui rend compte de l’événement dans son numéro du mois d’août 24 explique que le roi avait demandé qu’une délégation de l’Académie se présente à sa 23 Voir la lettre de l’abbé Du Bos du 3 septembre 1694 à l’abbé de Saint-Hilaire (Revue d’Histoire littéraire de la France, 1907 (14), p. 148 ; l’année 1695 a été mise par erreur) qui fut témoin de l’événement. Certains retiennent la date du 4 août à partir de la déclaration de Dodart à Arnauld dans une lettre datée du 6 août et qui déclare : « M. Racine me dit avant-hier qu’il avait fait la paix entre nos deux amis ». Racine prétendait avoir réconcilié Boileau et Perrault après avoir fourni à ce dernier des explications sur la lettre d’Arnauld dont Perrault avait appris l’existence, car elle circulait chez les proches d’Arnauld qu’il avait d’abord consultés, mais qu’il n’avait pas encore reçue. Le moins qu’on puisse dire est que, selon le compte rendu de Dodart, le rapport que fit Racine à Perrault était très épuré ; Perrault demanda sans doute qu’on lui remette la lettre d’Arnauld pour qu’il juge par lui-même avant de donner son accord définitif. La lecture du texte l’aura certainement fait déchanter et, ayant eu l’impression d’avoir été manipulé par Racine, il serait revenu sur sa décision. Selon nous, il fallut un événement extraordinaire pour le faire ensuite brusquement changer à nouveau d’avis le 30 août. 24 P. 296 sq. Le numéro qui paraît le premier de chaque mois porte le nom du mois précédent dont il couvre les événements. Gérard Gélinas 196 chambre après sa prière du matin pour lui remettre le Dictionnaire. Compte tenu de l’exiguïté de l’endroit, Louis XIV invita les personnes présentes à passer dans la salle du conseil adjacente où Tourreil, alors directeur de l’Académie, lui offrit l’ouvrage. 25 On peut se demander pourquoi Louis XIV préféra cette cérémonie sans éclat (dont il n’est pas fait mention dans les registres de l’Académie) à celle beaucoup plus grandiose qu’avait anticipée la vignette de la dédicace. Le Dictionnaire ne se présentait-il pas comme un monument à la gloire du roi s’inscrivant parfaitement dans le projet plus vaste de centralisation du règne ? Tout comme on disait : « Un roi, une loi, une foi » ; on ajoutait : « Un roi, une langue, un Dictionnaire », pour rendre compte du monopole obtenu par l’Académie pour la confection de son dictionnaire. Bien avant sa sortie, plusieurs avaient manifesté des doutes sérieux à l’endroit du Dictionnaire en cours de rédaction. Ces doutes venaient parfois d’Académiciens qui, comme Racine et Boileau, étaient carrément hostiles à l’ouvrage dans son état actuel. Après son expulsion, Furetière avait exposé en détail à quel point plusieurs Académiciens manquaient de zèle ou de méthode de travail, et souligné les ignorances grossières ou les absences fréquentes de plusieurs d’entre eux qui avaient accédé à leur siège par protectionnisme, à tel point que bien des Académiciens de mérite avaient fini par se dégoûter de participer aux assemblées. Le Dictionnaire avait pris près de soixante ans pour être complété, notamment parce que les premières éditions à tirage interne avaient été retenues après que des révisions en aient montré des défauts majeurs. Plusieurs querelles notoires avaient en outre divisé les Académiciens et retardé la production de l’ouvrage. 26 La dernière de ces querelles était encore en cours et opposait Perrault et Boileau sur les mérites respectifs des Anciens et des Modernes où, comme dans le cas de Furetière, les opposants en étaient venus aux gros mots qui 25 « L’ouvrage que Votre Majesté veut bien nous permettre de lui présenter, nous l’avons achevé dans votre palais, par votre ordre et sous votre protection. Pourrions-nous, Sire, n’avoir pas réussi ? Nous avons pour gages du succès le zèle attentif qu’inspirent l’ambition de vous plaire et la gloire de vous obéir » (Œuvres de Mr de Tourreil, tome 1. Paris, Brunet, 1721, p. 80). C’est peut-être pour compenser le manque d’éclat de cette cérémonie intime que, peu de temps après à Fontainebleau, Tourreil offrit une copie du Dictionnaire aux membres de la Cour en y joignant à chaque fois une allocution différente (il en aurait fait vingt-huit ! ). Voir la lettre de Racine à Boileau du 28 septembre 1694. 26 C’est probablement pour échapper à tout risque de scandale que Louis XIV a opté pour une cérémonie restreinte afin d’éviter le rassemblement de l’ensemble des Académiciens dont certains se détestaient et désapprouvaient le Dictionnaire. Un regard autre sur les contes de Perrault 197 amusaient les rieurs. 27 Il est fort possible que, lors de la réception du Dictionnaire, Louis XIV ait fait sentir son exaspération face à ces polémiques qui ternissaient la respectabilité et la compétence de l’Académie dont la fonction était, à sa manière, de contribuer à la gloire du roi. À mon avis, cette hypothèse est nécessaire pour comprendre pourquoi Perrault et Boileau se sont si « brusquement » 28 réconciliés six jours après la présentation du Dictionnaire au roi, d’autant plus que Boileau avait posé une condition sine qua non pour mettre fin aux hostilités qui ne s’était pas réalisée, à savoir la publication de la lettre d’Arnauld qui lui avait donné raison, contre Perrault, sur sa Satire X. 29 D’ailleurs, n’est-ce pas ce que Boileau laisse entendre à mots couverts lorsqu’il déclare dans sa lettre ouverte à Perrault de 1701 qu’« il est bon […] de ne pas laisser ignorer au public qu’il en a été de notre querelle sur le Parnasse comme de ces duels d’autrefois que la prudence du Roi a si sagement réprimés » ? En acceptant de se réconcilier avec Boileau, Perrault renonçait à beaucoup : il écartait la continuation qu’il avait annoncée de sa réponse aux Réflexions critiques sur Longin dans lesquelles Boileau l’avait violemment 27 L’un et l’autre allèrent jusqu’à chercher les fautes de français dans l’œuvre de son opposant ! 28 Le terme est de Boileau dans sa réponse à un mémoire de protestations de Perrault : « l’accommodement se fit au Louvre fort brusquement en présence de plusieurs personnes sans qu’il y eut aucune condition exigée de part ni d’autre ». Ce dernier détail va dans le sens d’une soudaine capitulation sans condition qui contraste avec les difficultés que l’un et l’autre des opposants avaient auparavant soulevées pour se réconcilier. 29 Voici ce qu’écrivait Boileau dans sa lettre de remerciements à Arnauld en juin 1694 : « Je ne mets qu’une condition au traité qui se fera [avec Perrault], mais c’est une conditio sine qua non. Cette condition est que votre lettre verra le jour, et qu’on ne me privera point, en la supprimant, du plus grand honneur que j’aie reçu en ma vie. Obtenez cela de vous et de lui, et je lui donne sur tout le reste carte blanche […] ». C’est sans doute parce que sa réconciliation de surface avec Perrault se fit sans la réalisation de cette condition préalable que Boileau ne publicisa pas la lettre qu’il avait envoyée à Arnauld pour le remercier. Le père Fabre la fit connaître à Brossette en 1709 et ce dernier manifesta son étonnement à Boileau : « D’où vient, monsieur, que vous ne m’en avez jamais parlé, quoique nous ayons lu ensemble la lettre de M. Arnauld qui a donné lieu à la vôtre ? D’où vient que vous ne l’ayez pas fait imprimer [en 1701] à la suite de celle de M. Arnauld » (lettre de Brossette à Boileau du 18 août 1709) ? Arnauld considérait que Claude et Charles Perrault avaient été les « agresseurs » dans toute cette affaire (voir la lettre d’Arnauld à Dodart du 10 juillet 1694). Dès lors, il s’opposait à une simple réconciliation entre Boileau et Perrault sans qu’il y ait de réparation de la part de ce dernier (voir les lettres d’Arnauld à Le Noir du 16 mai et à Varet du 31 mai 1694). Gérard Gélinas 198 humilié, et il gardait dans ses tiroirs la suite du troisième tome de son Parallèle qu’il avait également annoncée et dans laquelle il estimait démontrer d’une manière « invincible » 30 la supériorité des poètes modernes à l’aide de comparaisons avec des œuvres anciennes similaires. 31 Bref, vraisemblablement pour ne pas déplaire au roi, sa réconciliation de surface avec Boileau handicapait profondément Perrault sur ce qui était la grande affaire de sa vie depuis la lecture à l’Académie de son poème le Siècle de Louis le Grand en janvier 1687. Il avait certes plusieurs fois annoncé qu’il renoncerait au combat si celui-ci devenait une trop grande source de déplaisir 30 Préface du quatrième tome du Parallèle paru en 1696. 31 Aux yeux de Perrault, cet exercice devait certainement lui permettre de répondre aux reproches que Huet lui avait faits dans une lettre privée et de qui, en tant que modéré qui avait contenu Boileau durant la lecture du Siècle de Louis le Grand, il cherchait à se rapprocher. Huet lui avait en effet écrit : « Pour bien établir votre parallèle, il fallait opposer poème à poème, épopée à épopée ; mais vous n’aviez garde de le faire : les Modernes n’y auraient pas trouvé leur compte ». Le fait que les deux documents de Perrault, à savoir la suite de sa réponse aux Réflexions critiques de Boileau et la seconde partie du troisième tome du Parallèle, n’aient pas été conservés laisse croire que ses héritiers n’ont pas voulu qu’ils soient publiés, ce qui renforce notre hypothèse que Louis XIV avait manifesté son agacement face à la querelle opposant Boileau et Perrault. Ce sont peut-être ces mêmes dépositaires des papiers de Perrault qui ont fait se terminer ses Mémoires si brusquement avec l’épisode de la lecture du Siècle de Louis le Grand à l’Académie. Il serait en effet très surprenant que Perrault ait accordé tant de place dans ses Mémoires à ses années de travail sous Colbert, au détriment de sa querelle avec Boileau, si on admet avec Soriano (Dossier Perrault. Paris, Hachette, 1972, pp. 16-17) que ce document visait à fournir à ses descendants les renseignements et le matériel nécessaires pour se justifier après sa mort. Devait donc certainement se trouver dans ces Mémoires tout au moins le projet de réponse de Perrault à la lettre publique que Boileau lui adressa en 1701 et qui prétendait lui faire la leçon sur la résolution de la Querelle des Anciens et des Modernes. La notice nécrologique de Perrault parue dans le Mercure galant en mai 1703 indiquait également (p. 249) qu’un troisième tome d’Hommes illustres dont il n’a rien subsisté était en préparation. De même, dans sa notice nécrologique de 1704, le Journal des savants annonçait qu’une édition des œuvres de Perrault en trois volumes était en cours d’impression, mais celle-ci n’a apparemment jamais vu le jour. Faisait peut-être partie de ce projet le volume qui nous est parvenu sous le titre Œuvres posthumes de Mr. Perrault dont l’exemplaire de la Bibliothèque nationale indique que « ce livre a été supprimé au moment de paraître ». Sur l’histoire étrange de ce volume qui aurait été registré le 11 avril 1703, mais qui ne fut mis en vente qu’en 1729, suite à une modification du nom de l’éditeur, voir Jean-Luc Gauthier et Gilbert Rouger, « Le dernier recueil d’œuvres diverses de Charles Perrault imprimé de son vivant », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1976 (6), pp. 976-978. Un regard autre sur les contes de Perrault 199 mais, compte tenu de la tournure des événements, c’est son honneur qui était maintenant en jeu. Mlle L’Héritier qui détestait Boileau en tant que satirique et persifleur des femmes 32 prit sans doute sur elle de rappeler au public, dans ses Œuvres meslées de 1695, l’existence de Peau d’Âne dont elle fait l’éloge à deux reprises en même temps qu’elle expose un modèle moral des contes qui s’y applique mal. 33 Elle espérait probablement relancer ainsi parmi les salonniers la Querelle des Anciens et des Modernes là où son cousin s’était arrêté. Si on suppose que les contes du fils Perrault qu’elle a loués étaient moralement irréprochables, Peau d’Âne ferait encore plus problème et deviendrait un sujet de discussion passionnant en opposant le père et le fils ! Par ailleurs, du moins en ce qui concerne Boileau, sa réconciliation avec Perrault ne fut pas sincère, car ce dernier fit parvenir à son opposant une 32 Son Triomphe de Mme Des Houlières paru en 1694 et qui est repris (sans les ajouts de Le Noble) dans les Œuvres meslées de 1695 condamne à plusieurs reprises Boileau et sa Satire X contre les femmes. 33 Le fait que Mlle L’Héritier mette au début de son recueil sa nouvelle Marmoisan qu’elle dédie à Mlle Perrault en se donnant ainsi l’occasion de parler de son cousin et de ses contes, laisse croire que Mlle L’Héritier avait une intention secrète, car elle fait passer la fille de Perrault (de qui elle pouvait peu attendre) avant des personnages importants, comme la comtesse de Murat ou la duchesse d’Épernon à qui elle dédie également des textes, dont elle cherchait certainement la protection pour contrer sa situation matérielle précaire. Par exemple, dans le cas de la duchesse d’Épernon dont le titre de noblesse était contesté devant les tribunaux, Mlle L’Héritier consent à le lui reconnaître, mais la fin de ses Enchantements de l’éloquence qu’elle lui a dédiés laisse entendre qu’elle attend en retour un don semblable à celui de la fée Éloquentia à qui elle l’identifie et qui gratifia l’héroïne qui avait été gentille avec elle du don de cracher des perles et des diamants. Curieusement, Gilbert Rouger (Contes de Perrault, op. cit.) a supprimé la fin de ce conte dans la reproduction qu’il en a faite. Par ailleurs, Mlle L’Héritier a peut-être loué par naïveté Peau d’Âne en 1694, mais son entourage a dû par après lui faire comprendre que mère, époux et confesseur trouveraient bien des choses à redire à ce conte. Donc, si elle renouvelle ses éloges sur Peau d’Âne au moment même où elle expose son modèle moral des contes, c’est qu’elle avait sans doute l’intention d’amener le public à discuter de ce conte en donnant l’impression de se contredire, comme son cousin avait très probablement voulu le faire au plus fort de sa lutte contre Boileau en insérant une préface au recueil de ses contes en vers axée sur la morale, bien qu’il les présente comme des « contes faits à plaisir ». C’est vraisemblablement parce qu’elle ne voulait pas que son message passe inaperçu que Mlle L’Héritier le plaça dès le début de ses Œuvres meslées, rendant ainsi bizarre l’emplacement de sa Lettre à Mme de G** qui a toutes les allures d’une préface puisqu’elle y expose son modèle des contes et ses explications sur ceux qui se trouvent dans son recueil. Gérard Gélinas 200 épigramme peu après leur embrassade publique 34 dans laquelle il le narguait en invoquant le souvenir de Pradon. 35 Au début de 1695, il commença en outre à communiquer à son entourage son Épître X dans laquelle il faisait allusion à la lettre privée d’Arnauld qui maltraitait si fort Perrault. 36 La lettre publique que Boileau adressera à Perrault dans la dernière édition de ses œuvres, en 1701, confirmera le ressentiment que Boileau continuait d’éprouver à l’endroit de Perrault après leur réconciliation de surface, car son contenu ironique s’apparentait, comme certains le lui avaient fait remarquer, à une nouvelle Réflexion critique, 37 de sorte qu’elle ne plut pas à Perrault. 38 34 Dans la lettre à l’abbé de Saint-Hilaire précédemment citée, l’abbé Du Bos indique que Boileau fit parvenir cette épigramme à Perrault le 2 septembre, après une visite que ce dernier lui avait faite la veille. 35 Sentant sans doute la nécessité de se justifier, Boileau dira plus tard, dans sa lettre publique à Perrault de 1701, qu’il a mis le nom de Pradon dans son texte « pour égayer la fin de son épigramme », mais la fin d’une épigramme contient habituellement la pointe assassine qui lui donne son sens (voir Sophie Duval et Marc Martinez, La satire. Paris, Colin, 2000, p. 64). Boileau a beau dire, dans cette même lettre, qu’il a toujours fait une différence entre Pradon et Perrault, mais il n’avait cessé de les accuser tous les deux des mêmes défauts : ignorance, manque de goût, médiocrité, etc. Le message de l’épigramme de Boileau peut être interprété comme suit : « Nous nous sommes officiellement réconciliés sans que la question de fond sur la poésie soit complètement vidée, mais cela est sans importance pour moi puisque le public a déjà pris position en faveur des Anciens en sifflant les pièces de Pradon (comme l’avait déjà affirmé la Satire X) qui a voulu opposer une Phèdre à celle de Racine que les amis de Pradon avaient tenté de faire échouer en achetant les places pour les premières représentations qu’ils avaient laissées vides ». Boileau ne pouvait mieux narguer Perrault dans ce texte censé célébrer leur réconciliation. 36 « Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie./ Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l’énoncer,/ Courez en lettres d’or de ce pas vous placer » (Épître X). 37 « Ce fut à cette occasion que Monsieur Despréaux lui écrivit cette lettre ingénieuse qui, à la bien prendre, pourrait bien passer pour une dixième Réflexion contre les Perrault. Je marquai là-dessus mes scrupules à mon illustre ami, lui faisant entendre que sa lettre était poliment injurieuse et que le serpent y était caché sous les fleurs. Mais que voulez-vous, me répliqua-t-il, je ne voulais pas me raccommoder en coquin. Après tout, ne sont-ce pas ses sentiments que je lui reproche ? Et pouvais-je le faire avec plus de circonspection et de bienséance ? Comme j’insistais toujours à lui soutenir que la réparation me semblait équivoque : Eh bien, me ditil, voilà justement ce que me disait Monsieur le Premier Président de Lamoignon : Monsieur Despréaux, je ne doute pas que nous ne soyons toujours bons amis, mais si jamais nous venions à nous raccommoder après une brouillerie, point de répara- Un regard autre sur les contes de Perrault 201 On sait que, entre le 30 août 1694 (date de leur réconciliation publique) et le 23 octobre 1697 (date d’obtention du privilège d’une nouvelle édition des œuvres de Boileau), Charles Perrault fit parvenir à Boileau un mémoire de protestations. Celui-ci est curieusement perdu (tant du côté de Boileau que de Perrault), mais le brouillon de la réponse de Boileau 39 indique que Perrault demandait à son ancien ennemi d’adoucir dans ses textes les attaques qu’il avait portées contre l’ensemble de sa famille. C’était l’habitude de Boileau, quand paraissait une nouvelle édition de ses œuvres, de modifier ses textes dès qu’il se réconciliait authentiquement avec un de ses anciens ennemis. 40 Boileau répondit à Perrault que ce dernier lui faisait une querelle d’Allemand puisque aucune nouvelle édition de ses œuvres n’était en vue. On se demande pourquoi Perrault prit ici les devants si ce n’est parce que Boileau faisait à ce moment-là circuler un nouveau texte (l’Épître X) que Perrault estimait contraire au silence auquel les deux hommes auraient dû s’en tenir depuis leur embrassade au Louvre. 41 La violence avec tions, je vous prie ; je crains plus vos réparations que vos injures ». Bolaeana ou bons mots de M. Boileau. Amsterdam, L’Honoré, 1742, pp. 25-26. 38 « Il [Perrault] n’avait pas trop bien reçu la lettre que je lui ai adressée dans ma dernière édition et je doute qu’il en fût content » (Boileau à Brossette, 3 juillet 1703). 39 Ce texte se trouve dans les Œuvres complètes de Boileau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, pp. 567-568. 40 On notera que, contrairement à sa façon habituelle de faire et sauf pour les corrections spécifiques qu’Arnauld avait demandées, Boileau n’atténuera pas ses attaques contre Perrault dans les éditions subséquentes de ses œuvres sous prétexte que les gens pourraient toujours recourir aux éditions antérieures pour trouver les textes originaux (voir la fin de la lettre à Perrault insérée dans l’édition de 1701). Ce raisonnement qui ne semble pas avoir joué dans le cas de ses autres anciens ennemis (car Boileau modifia ses propos sur eux après s’être véritablement réconcilié), confirme le peu de sincérité de Boileau lors de sa réconciliation avec Perrault. Sa froideur, lorsqu’il parle du décès de Perrault, renforce cette impression (voir la lettre de Boileau à Brossette du 3 juillet 1703). 41 Dans une lettre du 10 février 1696, l’abbé Du Bos écrit ceci : « Mr. Despréaux fit faire sous main des propositions d’accommodement, et Mr Racine s’étant fait médiateur, la paix fut conclue entre les deux partis et publiée dans l’épigramme de Mr. Despréaux que vous avez vue » (Choix de la correspondance inédite de Pierre Bayle (1670-1706). Copenhague, G.E.C. Gas, 1890, p. 249). Si on se rappelle que Boileau affirmait dans sa réponse au mémoire de doléances de Perrault que leur réconciliation s’était faite au Louvre « sans qu’il y eût aucune condition exigée de part et d’autre », cela voudrait dire que l’abbé Du Bos qui reconstitue les événements plusieurs mois après leur déroulement se trompe. Les propositions d’accommodement dont parle l’abbé Du Bos sont probablement les offres de réconciliation que Boileau fit parvenir à Perrault après avoir lu la lettre d’Arnauld et dont il fait Gérard Gélinas 202 laquelle Boileau répondit à Perrault laisse croire que le mémoire de ce dernier était lui-même très virulent. Il fallait donc que Perrault ait été fortement brusqué par Boileau pour agir ainsi. On ignore à quel moment se sont déroulés ces échanges entre Boileau et Perrault, mais on sait par l’abbé Du Bos que Boileau fit une visite à Perrault à la fin de l’année 1695. Voici ce qu’il écrit à Bayle en date du 19 décembre 1695 : Il [Perrault] vit à présent en bonne intelligence avec Mr Despréaux que je trouvai chez lui la dernière fois que je le fus voir. Mais en vérité, si la plaie est fermée, il reste encore une grande cicatrice, et vous avez eu grande raison de dire que la haine d’érudition est implacable. On se demande ce que Boileau qui en voulait encore à Perrault pouvait aller faire chez son ancien adversaire, d’autant plus que, compte tenu de son état de santé, Boileau n’avait pas l’habitude de faire des visites. 42 À mon avis, Boileau est allé communiquer à Perrault le contenu de son Épître X qui était oralement diffusée à Paris et que des éditeurs étrangers avaient déjà publiée. 43 Ce n’était pas dans les manières de Boileau de laisser circuler longtemps un texte qui lui était attribué, car il estimait que ces versions souvent fautives lui portaient préjudice. 44 Pourtant, dans le cas de l’Épître X, il attendit plus de deux ans, comme s’il prenait plaisir à laisser se répandre, sans qu’il en soit officiellement tenu responsable, le message de cette Épître adressée à ses vers et qui entend répondre aux critiques qui avaient été état à ce dernier dans sa lettre de remerciements : « à peine en ai-je eu fait la lecture [de la lettre d’Arnauld], que frappé des salutaires leçons que vous nous y faites à l’un et à l’autre, je lui [à savoir Perrault] ai envoyé dire qu’il ne tiendrait qu’à lui que nous ne fussions bons amis […]. Ce sont les paroles que M. Racine et M. l’abbé Tallemant lui ont portées de ma part. Il n’a point voulu entendre à cet accord […]. Ainsi nous voilà plus brouillés que jamais […] ». 42 « Monsieur Despréaux s’était de bonne heure accoutumé à ne plus faire de visite, aussi disait-il qu’il était un solitaire fréquentant M. le Verrier. […] Monsieur Despréaux ne mangeait nulle part, et même chez les meilleurs amis, sans en être prié ». Bolaeana, op. cit., pp. 144-145. 43 « Plusieurs contrefaçons portent la date de 1695 » et « l’abbé Du Bos avait annoncé dès le 19 décembre 1695 la publication imminente de la pièce » (Boileau, Œuvres complètes, op.cit., p. 975). C’est dans cette même lettre que l’abbé Du Bos a annoncé à Bayle qu’il avait trouvé Boileau chez Perrault. Il y entendit probablement l’Épître X, car il en rapporte quelques vers à Bayle. C’est ce qui l’aurait amené à croire que cette épître (qualifiée de « nouvelle satire » par l’abbé Du Bos) serait incessamment publiée. 44 Voir la préface de l’édition des huit premières Satires et l’avis qui précède l’édition séparée de la Satire IX. Un regard autre sur les contes de Perrault 203 faites à sa Satire X dont Perrault avait été un opposant important avec son Apologie des femmes et sa préface agressive. Ce qui me laisse croire que Boileau est allé informer Perrault sur son Épître X est que celui-ci avait certainement eu vent de ces vers que Boileau narrait à ses hôtes depuis au moins la fin d’avril 1695, 45 et qu’il a voulu des éclaircissements et une confirmation au sujet de ce texte qui fait allusion à la lettre d’Arnauld qui devait rester privée selon le souhait de son auteur maintenant décédé, mais qui semblait facilement accessible. 46 La rencontre fut à n’en pas douter assez cordiale, comme le laisse entendre l’abbé Du Bos, Charles Perrault étant réputé pour sa retenue et Boileau jouissant de sa victoire sans probablement se rendre compte à quel point son procédé pouvait être discutable. 47 C’est après avoir été mis au fait du contenu de 45 Dans sa lettre à Maucroix du 29 avril 1695, Boileau dit au sujet de son Épître X qu’« elle n’a pas encore vu le jour et je ne l’ai pas encore écrite. Mais il me paraît que tous ceux à qui je l’ai récitée en sont aussi frappés que d’aucun autre de mes ouvrages ». 46 On sait par Pasquier Quesnel qu’une demande de privilège avait été faite pour imprimer la lettre d’Arnauld, mais que ce fidèle compagnon du défunt avait écrit le 3 septembre 1694 au conseiller d’État Harlay pour qu’il intervienne auprès du chancelier afin de protéger le caractère privé de cette lettre. Il eut gain de cause, malgré les démarches subséquentes en octobre de ceux qui voulaient faire publier cette lettre dont Boileau se vante à Maucroix le 29 avril 1695 en même temps qu’il lui annonce son Épître X, tout en lui précisant que « Mr Le Verrier en a une copie [de la lettre d’Arnauld] qu’il pourra vous envoyer quand vous voudrez supposé qu’il ne vous l’ait pas déjà envoyée ». Admirateur inconditionnel de Boileau, Pierre Le Verrier était un riche financier qui, si on en juge d’après ses Commentaires sur les satires de Boileau rédigés à partir des confidences arrachées à ce dernier, se plaisait à jouer le porte-parole de son idole. Il ne se gêna sans doute pas pour diffuser la lettre d’Arnauld puisque Boileau semblait lui en avoir donné la permission. Avant d’être insérée par Boileau dans l’édition de 1701 de ses Œuvres, la lettre d’Arnauld à Perrault parut dans le Recueil de plusieurs lettres de M. Arnauld d’abord sous l’adresse fictive de Pierre Marteau à Cologne en 1697, puis à Liège en 1698 sans nom d’éditeur. Voir Paul Bonnefon « Charles Perrault littérateur et académicien : L’opposition à Boileau », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1905 (12), pp. 606 sq. qui ignorait ce dernier point, tout comme Françoise Escal qui écrit : « En fait la Lettre d’Arnauld à Ch. Perrault sur la Satire X parut pour la première fois dans l’édition des Œuvres de Boileau de 1701. Boileau [qui déclarait qu’elle était parue deux fois auparavant] est mal renseigné » (Œuvres complètes, op.cit., p. 1113, note 16). 47 Il en fut peut-être ici comme avec Claude Perrault de qui Boileau avait écrit, au début du quatrième chant de son Art poétique, qu’un méchant médecin de Florence était devenu bon architecte. Claude Perrault s’était reconnu dans cette allusion et s’en était fâché. Craignant l’influence que Claude et Charles Perrault avaient Gérard Gélinas 204 l’Épître X par Boileau lui-même que Perrault aurait fait parvenir par un tiers son mémoire de doléances à Boileau qui lui aurait ensuite répondu par le même canal. 48 Je serais donc porté à croire que c’est à la fin de l’année 1695 ou au début de 1696 que la querelle fut sur le point de se rallumer entre Boileau et Perrault. C’est alors que le fils Perrault aurait décidé d’intervenir et de poser un piège dans la lignée de celui qui avait été autrefois tendu avec Peau d’Âne 49 en recourant à ses fameux Contes de ma mère l’Oye dont, de toute façon, le public allait finir tôt ou tard par être informé via le manuscrit de 1695 en possession de Mademoiselle. Le piège de Peau d’Âne Ce conte est paru à la fin de 1693 ou au début de 1694, c’est-à-dire juste avant que Perrault et Boileau se livrent leur combat décisif qu’ils préparaient de part et d’autre depuis quelques mois. 50 Se basant sur les arguauprès de Colbert, les amis de Boileau lui recommandèrent de désabuser Claude Perrault. Voici comment Boileau, selon les explications qu’il donne au duc de Vivonne en septembre 1676, tenta de convaincre Claude Perrault que ce n’est pas de lui qu’il avait parlé : « Je me rendis donc à leurs remontrances et, pour raccommoder toutes choses, je fis une réparation sincère au médecin par l’épigramme que vous allez voir : ‘Oui j’ai dit dans mes vers qu’un célèbre assassin,/ Laissant de Galien la science infertile,/ D’ignorant médecin devint maçon habile./ Mais de parler de vous je n’eus aucun dessein,/ Perrault, ma Muse est trop correcte./ Vous êtes, je l’avoue, ignorant médecin,/ Mais non pas habile architecte.’ Mais regardez, Monsieur, comme les esprits des gens sont faits : cette réparation, bien loin d’apaiser l’architecte, l’irrita davantage ; il pesta, il se plaignit, il me menaça de me faire ôter ma pension. À tout cela, je répondis que je craignais ses remèdes et non pas ses menaces ». Boileau ne semble décidément pas se rendre compte que ce qu’il prend pour une « réparation sincère » est une nouvelle bravade. On notera que, ici aussi, la fin de l’épigramme contient sa pointe assassine. 48 Le début de la réponse de Boileau commence en effet comme suit : « Mr. Despreaux répond au petit mémoire que je lui ai présenté de la part de Mr Perrault etc. ». 49 Le premier dialogue du Parallèle rappelle que, pour les confondre, Michel-Ange en avait été réduit à piéger les partisans intraitables de l’Antiquité qui s’opposaient aux Modernes. Le même moyen avait été utilisé contre Scaliger. 50 Perrault avait invité à plusieurs reprises ses opposants à lui exposer leurs objections à sa thèse en faveur de la supériorité des Modernes, mais il estimait avoir été victime d’une conspiration du silence : « Nous dirons toujours des raisons, écrivait-il ; ils diront toujours des injures ». En 1692, il semble avoir décidé de changer de tactique en envoyant à Boileau le troisième volume de son Un regard autre sur les contes de Perrault 205 ments de l’abbé d’Aubignac dont il avait dû prendre connaissance 51 , Perrault estimait qu’Homère n’avait jamais existé et que l’œuvre qu’on lui attribuait n’était que le rassemblement malhabile de contes qui circulaient autrefois dans le peuple de la Grèce. En ce sens, l’Iliade et l’Odyssée n’étaient, en grande partie, qu’une suite de contes de peau d’âne, cette expression signifiant à l’époque de Perrault des récits absurdes. C’est ce qu’avait tenté de faire voir Perrault dans ses attaques contre Homère en se moquant du bouclier d’Achille ou lorsqu’il attirait l’attention sur la psychologie primitive de ses personnages, leurs manquements aux bienséances et à la morale, les exagérations de l’action, le merveilleux outré, les invraisemblances etc. Tout comme Boileau avait écrit à l’intention de Perrault son Ode sur la prise de Namur à la manière de Pindare pour faire sentir à Perrault (qui ne savait pas le grec) les beautés de ce poète ancien, Perrault a vraisemblablement écrit un conte à la manière d’Homère 52 pour faire voir à Boileau les défauts de celui qu’on présentait aux écoliers comme le maître de la poésie. Si Boileau critiquait le conte de Peau d’Âne, Perrault pourrait par la suite retourner contre Homère certains éléments qui auraient été reprochés à son conte, de sorte que les défauts d’Homère seraient identifiés par un de ceux-là même qui le vénéraient le plus ! 53 Le piège de Peau d’Âne avait été sans effet, car la querelle entre Perrault et Boileau s’était déplacée sur la Satire X de ce dernier. C’est sans doute pour donner une deuxième chance au traquenard de son cousin que Mlle L’Héritier avait tant tenu à rappeler l’existence de ce conte dans ses Œuvres Parallèle accompagné d’une lettre de provocation. La manœuvre réussit, car Boileau répliqua avec son Ode sur la prise de Namur qu’il fit précéder d’un discours où il s’en prenait violemment à Perrault. Ce dernier contre-attaqua en tournant Boileau en dérision. Pressé par le prince de Conti de réagir, Boileau se met alors à rédiger ses Réflexions critiques sur Longin où il entend couler à fond Perrault. C’est au cours de cette période d’accalmie que Perrault publie son conte de Peau d’Âne, fournissant ainsi à son opposant en train d’écrire son plaidoyer une occasion en or de s’en prendre à lui. 51 Ses Conjectures académiques ne furent publiées qu’en 1715, après sa mort, Charpentier ayant retenu l’ouvrage en attente d’obtention de son privilège d’impression. L’abbé d’Aubignac dit de l’Iliade que « ce sont des fables que le peuple croyait, que les philosophes feignaient de croire à la lettre, et que les bonnes vieilles contaient aux petits enfants pour les endormir » (édition Fournier à Paris, 1715, p. 202). 52 Charles Nodier n’était pas loin de voir en Perrault un Homère français, « notre Homère », comme le note Hubert Matthey, Essai sur le merveilleux dans la littérature française depuis 1800. Paris, Payot, 1915, p. 62. 53 Voir Gérard Gélinas « Le blog des jeunes perraltistes », Cahiers Robinson, n o 25, 2009, pp. 161-172. Gérard Gélinas 206 meslées de 1695. Les contes en prose vont accentuer les défauts insérés dans Peau d’Âne pour rendre l’appât encore plus tentant, compte tenu de la facilité avec laquelle ils pourraient être critiqués en se servant de la méthode que Perrault avait utilisée à l’endroit d’Homère. 54 Le contexte d’écriture des contes en prose Considérant que le fils cadet de Perrault aurait pu voir sa vie quotidienne bouleversée par les sarcasmes auxquels il aurait pu prêter le flanc à cause des Contes de ma mère l’Oye rattachés à son nom, 55 il faut conclure qu’une telle association n’aurait jamais été répandue par les proches de Perrault si son fils âgé de 18 ans en 1696 n’avait pas réellement été l’auteur de ces contes. Il faut alors se demander comment il en est venu à les écrire. Si on admet que la Belle au bois dormant n’est pas d’origine populaire, 56 mais que 54 Tout comme Peau d’Âne dissimulée sous son déguisement n’est pas sans rappeler Lucius chez Apulée, de même, pour s’en tenir au Petit Poucet, il a souvent été noté que Polyphème, dans l’Odyssée, est un parent proche des ogres et que les bottes de sept lieues rappellent les chaussures d’or d’Athénée qui la font voyager partout avec la vitesse du vent, sans oublier le fil d’Ariane que laisse l’enfant dans la forêt pour se retrouver (voir Charles Deulin, Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault. Paris, Dentu, 1879, pp. 326 sq.). En lisant ce conte « l’équerre à la main » comme l’avait fait Perrault en abordant Homère (l’expression est de Paul Jérémie Bitaubé : Œuvres d’Homère, tome 1, 3 e éd. Paris, Didot l’aîné, 1787, p. 65), si le Petit Poucet n’avait que sept ans et si, « quand il vint au monde, il n’était guère plus gros que le pouce », on peut présumer que ce gamin pouvant encore se cacher sous une escabelle remplit ses poches de cailloux minuscules qu’il sema sur son chemin, mais on se demande comment ils lui permirent de retrouver la maison de ses parents sans l’aide d’une loupe… ou d’une fée ! Sans ce dernier expédiant, sa fortune est également douteuse, car elle reposait sur les richesses qu’il avait transportées de chez l’ogresse et dépendait du volume de la correspondance galante dont il s’était fait le messager auprès des soldats au front. De plus, comment ce petit bonhomme fit-il pour monter tout couvert de boue au haut d’un grand arbre afin de voir si la région était habitée ? Par ailleurs, il faut qu’une des petites ogresses ait miraculeusement eu la tête aussi minuscule que lui pour que l’échange de couronne et de bonnet réussît ! 55 Par exemple, Gacon dira, au sujet des contes en prose, que le fils Perrault y suit le chemin du mauvais sens de son père et qu’il risque de bientôt le devancer sur cette voie (Le poète sans fard. Cologne, 1701, p. 266). 56 « Tous les folkloristes sont unanimes à reconnaître que ce conte [la Belle au bois dormant] est probablement d’origine non populaire mais lettrée, qu’aucun conte n’en a été recensé, dans tout le monde occidental, aussi bien qu’en Orient » (Raymonde Robert, Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVII e siècle à la fin du XVIII e siècle. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1982, p. 87). « On Un regard autre sur les contes de Perrault 207 les thèmes qui s’y trouvent proviennent de Basile, et si on étend à d’autres contes cette piste (compte tenu que d’autres récits du recueil recoupent le Conte des contes de Basile), il faut alors conclure que le fils Perrault qui ne savait probablement pas le napolitain a reçu de l’aide pour écrire ses textes. Quant aux recoupements que ses récits ont avec Straparole, 57 il faut aussi admettre que quelqu’un lui a communiqué le contenu des Nuits facétieuses qui étaient à l’index et que Perrault n’aurait certainement pas laissées entre les mains de ses enfants. Qui a donc pu communiquer au fils Perrault des thèmes douteux qui s’écartent des principes de Perrault et de Mlle L’Héritier sur les contes ? Si on admet que le projet de piéger à nouveau Boileau est de la fin de 1695 ou du début de 1696, les contes que loue Mlle L’Héritier dès avant le mois de juin 1695 ne seraient pas les futurs Contes de ma mère l’Oye, mais des contes conformes à ses principes et à ceux de son cousin. Son Marmoisan qu’elle avait envoyé au fils Perrault pour qu’il l’insère éventuellement dans le recueil qu’il était en train de confectionner sous la supervision de sa sœur qui, aux dires de Mlle L’Héritier, accordait une grande importance à la morale, montre le genre de récit qui devait s’y trouver. 58 admet généralement que Perrault s’est inspiré, pour ce conte, du texte de Basile » (Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, Le conte populaire français, tome 2. Paris, Maisonneuve et Larose, 1977, p. 70). 57 Cet auteur a servi de source d’inspiration à plusieurs conteuses de la première génération, comme le reconnaît Mme de Murat dans l’avertissement de ses Histoires sublimes et allégoriques. 58 La supposition à l’effet que le fils Perrault aurait collecté ses contes lors de ses visites chez ses oncles à Rosières néglige le fait que deux de ceux-ci étaient des prêtres « très distingués par leur piété », selon ce qu’en dit la notice nécrologique de Perrault du Mercure galant (mai 1703, p. 252) et qui devaient partager les sentiments de l’abbé Tiers exposés dans son Traité des superstitions (1679, édition enrichie en 1697, puis en 1703 avec un complément en 1703 et 1704 sur les superstitions concernant les sacrements). Ils n’auraient donc certainement pas laissé cet enfant s’amuser avec ce matériel, d’autant plus que Charles Perrault n’avait que mépris pour les croyances populaires (voir ses Pensées chrétiennes, Paris-Seattle-Tuebingen, PFSCL Biblio 17 : 34, 1987, pp. 118-119), car son père « avait eu un soin tout particulier de fortifier de bonne heure ses enfants contre les erreurs populaires » (avertissement de la Morale des Jésuites extraite fidèlement de leurs livres, tome 1. Mons, Veuve Waudret, 1669) et à partir desquelles le prieur de Sennely en Sologne disait vers 1700 que ses paroissiens « sont en beaucoup de choses des idolâtres baptisés » (voir Michel Nassiet, La France du second XVII e siècle : 1661-1715. Paris, Belin SUP Histoire, 1997, p. 113). Gérard Gélinas 208 Si Mlle L’Héritier a été présentée à la nièce de Louis XIV par l’abbé de Mauroy au cours de cette période, 59 elle a certainement parlé à celle-ci des contes du fils Perrault que cette dernière aurait fait venir au Palais-Royal, ne serait-ce que pour vérifier ses talents. 60 Mademoiselle était de caractère espiègle 61 , de sorte qu’il est possible que, pour s’amuser, cette princesse qui 59 Information qui figure dans la notice nécrologique de Mlle L’Héritier publiée par le Journal des savants dans le numéro de décembre 1734 (p. 834). Les Œuvres meslées de 1695 contiennent un poème dédié à Mademoiselle qui en fait le portrait (signe probable que Mlle L’Héritier la fréquentait). 60 « L’engouement [pour les enfants prodiges au XVII e siècle] n’a d’égal que l’obstination avec laquelle on traque la supercherie. Afin de débusquer le faux talent, les enfants sont soumis à l’épreuve de l’isolement devant une plume et une feuille blanche, et sommés de composer sur un sujet donné. Le cérémonial reste immuable » (Corinne Trouchelay, « Impressions d’enfance : les éditions d’œuvres enfantines » in Michèle Sacquin (Éd.), Le printemps des génies : les enfants prodiges. Paris, Bibliothèque Nationale et Robert Laffont, 1993, p. 107). 61 Madame Palatine disait que sa fille avait le même tempérament qu’elle : voir A Woman’s Life in the court of the Sun King : Letters of Liselotte von der Pfalz, Elisabeth Charlotte, Duchesse d’Orléans, 1652-1722. Baltimore & London, Johns Hopkins University Press, 1984, pp. 30 et 33. Selon son biographe, Mademoiselle possédait un « esprit naturellement très vif » qui la rendait sujette à des « vivacités échappées par surprise (seul défaut que l’on ait remarqué en elle) » (F.C. Collins, Histoire abrégée de la vie privée et des vertus de son A. R. Élisabeth-Charlotte d’Orléans. Nancy, Héritiers de N. Baltazard, 1762, pp. 5-6). Il devait s’agir d’un trait important de la personnalité de Mademoiselle, car le père Collins conclut sur ce point dans cette biographie pourtant écrite à la gloire de Mademoiselle : « Il n’est point à craindre qu’on la méconnaisse sur ce caractère, mais on peut assurer en même temps que si l’on met à part cette légère imperfection dont elle s’humiliait devant Dieu et qui faisait sans cesse l’objet de ses gémissements, on ne voit plus quelle route il faudrait tenir pour lui trouver un défaut tant soit peu considérable » (p. 7). Il ajoute encore que, tout au long de sa vie, Mademoiselle eut ici « de grands combats à livrer en elle-même » (p. 200). J’utilise le mot « espiègle » pour décrire le caractère de Mademoiselle en référence à l’article de Muguras Constantinescu qui estime que ce terme s’applique particulièrement bien aux contes en prose qui lui avaient été dédiés (« Des contes de Perrault, du jeu, de l’espièglerie » in Jean Perrot (Éd.), L’humour dans la littérature de jeunesse. Paris, In Press, 2000, pp. 181-187). Sur les espiègleries de Madame, mère de Mademoiselle, on pourra entre autres se référer à la malice avec laquelle elle rapporte l’échange de pets qui se fit en famille au Palais-Royal en précisant, sans doute à l’intention des espions du cabinet noir, qu’elle « offre cet encens en étrennes au premier qui ouvre et lit cette lettre » avant la destinataire (lettre du premier janvier 1693) ou à sa longue lettre humoristique sur le plaisir de déféquer en privé (lettre du 9 octobre 1694) ! Toujours sur le même sujet, pensant probablement au caractère universel de la capitation nouvellement instaurée, cette bonne mangeuse de saucisses à la bière Un regard autre sur les contes de Perrault 209 eut 19 ans le 13 septembre 1695 ait demandé au fils Perrault de traduire dans son style naïf des récits qui étaient narrés dans son salon au Palais- Royal, car la mode des contes commençait déjà à se répandre. 62 Les deux contes que Mlle Bernard inséra en 1696 dans son roman Inès de Cordoue (privilège du 19 février 1696) laissent croire que, à côté des contes moraux dont Mlle L’Héritier faisait la promotion, un autre type de contes était à la mode en 1695 dans les salons de l’époque, à savoir les « contes galants » dont les aventures sont « toujours contre la vraisemblance », mais où les sentiments sont « toujours naturels », pour reprendre les termes de Mlle Bernard. 63 Si on en juge d’après le recueil des Contes de ma mère l’Oye et si on admet qu’ils reflètent les récits que l’auteur a entendus au Palais-Royal 64 allemande note qu’elle serait ruinée « si on créait un impôt sur les vents » (11 décembre 1695). 62 Dès le début de 1695, Mlle L’Héritier écrivait dans sa Lettre à Mme De G** : « On voit de petites histoires répandues dans le monde dont tout le dessein est de prouver agréablement la solidité des proverbes. […] Un Académicien illustre par quantité de beaux ouvrages et par les lumières admirables qu’il a dans tous les beaux arts a mis en vers des contes de ce caractère qui ont eu une approbation universelle. Ensuite on en a fait en prose, et enfin cette mode est devenue générale ». Mlle L’Héritier aurait été ici prise à son jeu dans la mesure où elle ne pouvait plus se retirer avec le fils Perrault de cette aventure sans donner l’impression qu’elle désapprouvait ce qui se contait au Palais-Royal. Charles Perrault lui tint peut-être rigueur d’avoir entraîné son fils dans ce guêpier, et c’est ce qui expliquerait le silence qui semble avoir été total entre lui et sa cousine après leur prise de position commune sur la nature morale des contes. 63 Ce qui renforce l’hypothèse que ce type de conte était à la mode dès ce moment est que l’abbé de Villiers affirme dans ses Nouvelles réflexions sur les défauts d’autrui dont le privilège est du 12 juillet 1696 que les femmes sont aujourd’hui « entêtées » de la Belle aux cheveux d’or, conte de Mme d’Aulnoy ; cette information se trouve dans Mary Elizabeth Storer (Un épisode littéraire de la fin du XVII e siècle : La mode des contes de fées (1685-1700). Paris, Champion, 1928, p. 29). Par ailleurs, dans la version enrichie de l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville, la Belle au bois dormant voit son style d’abord loué, mais est ensuite évaluée négativement par rapport aux critères de Mlle Bernard sous prétexte que le prince n’avait pas de sentiments très naturels en étant attiré par la beauté de la princesse qui était vieille de cent quinze ans et dont la peau commençait à être dure selon le maître d’hôtel qui devait l’apprêter ! Ce comportement contradictoire de la personne qui venait de certifier que l’auteur de ce conte avait autant de talent que son père laisse à nouveau soupçonner qu’on voulait provoquer le public pour qu’il parle de ce conte. 64 Sauf Les Fées qui s’inspirent fort probablement des Enchantements de l’éloquence de Mlle L’Héritier. Gérard Gélinas 210 où régnait une assez grande liberté 65 , alors il faut conclure que Mademoiselle avait opté pour ce type de contes. 66 On se rappellera que le Mercure galant a précisé, lors de la sortie du recueil des contes en prose, que l’auteur voulait qu’on sache qu’il n’a pas inventé ses contes, mais qu’il n’a fait que rapporter ce qu’il a entendu. C’est également ce qu’avait laissé entendre Mlle L’Héritier lorsqu’elle communiqua au fils Perrault son Marmoisan pour qu’il évalue avec sa sœur s’il méritait de figurer dans son recueil. Le fils Perrault n’aurait fait que traduire en style naïf des récits dont il avait pris connaissance. Sur la base de ce qui précède, ceci voudrait dire que le recueil des Contes de ma mère l’Oye est l’adaptation que le fils Perrault aurait faite des récits qu’il a entendus au Palais-Royal. 67 Par souci de délicatesse que Mademoiselle dut apprécier, il mit sur le dos du peuple ces récits équivoques en laissant habilement entendre, comme dans le conte d’Andersen sur les habits de l’empereur, que seuls les plus intelligents pourraient voir la « morale très sensée » qui s’y cache. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi on trouve dans ces contes des manquements aux bienséances à l’endroit de Mademoiselle que l’auteur n’aurait sans doute pas osé insérer de son propre chef s’il songeait à lui dédier le recueil. 68 On comprend également que, pour couvrir les familiers du Palais-Royal, Perrault a laissé circuler l’information à l’effet que c’est lui qui avait autrefois narré ces contes à ses enfants, 69 et qu’il a par la suite gardé un silence total sur le recueil des contes en prose, même après avoir été attaqué. 70 65 Si Mlle Bernard a pu dédier son roman Inès de Cordoue où figurent deux contes immoraux au jeune fils de six mois du duc du Maine qui était très dévot pour, disait-elle, qu’il y apprenne plus tard à lire, on peut mesurer la liberté qui régnait au Palais-Royal où Monsieur et son fils, le duc de Chartres, s’adonnaient à leurs débauches. 66 La mère de Mademoiselle adorait également les petites histoires qu’elle lisait sur sa chaise percée. Mme d’Aulnoy lui dédia son volumineux recueil des Contes des fées dont le privilège est du 21 mars 1697. 67 Le manuscrit de 1695 note que la morale des récits se laisse plus ou moins découvrir selon le degré de pénétration de ceux qui les « écoutent ». 68 Ces manquements viendraient de Mademoiselle elle-même qui, à la recherche de situations absurdes, aurait puisé dans celles de sa vie en voulant les tourner en dérision : par exemple, la référence aux menues dévotions dans la Belle au bois dormant renverrait aux pratiques superstitieuses et archaïques auxquelles sa demisœur fut soumise en Espagne pour devenir féconde. Voir Gélinas, Enquête sur les contes de Perrault, op. cit., pp. 131-132 pour les autres indélicatesses du recueil des contes en prose à l’endroit de Mademoiselle. 69 Avant même d’avoir obtenu le permis d’imprimer, Barbin déclara à l’abbé Du Bos, en septembre 1696, que le recueil des Contes de ma mère l’Oye qu’il allait publier Un regard autre sur les contes de Perrault 211 Travaillant sur commande de la nièce de Louis XIV à qui il était difficile d’opposer un refus 71 et dont la protection pouvait être prometteuse, le fils Perrault se serait mis à l’œuvre, peut-être un peu aidé par son entourage. Ainsi serait né le fameux manuscrit de 1695 découvert en 1953. 72 était constitué de récits que Charles Perrault avait autrefois faits à ses enfants. Il est pourtant difficile de croire qu’il leur ait narré le Chat botté ou le Petit Poucet, car il affirme dans ses Pensées chrétiennes (op. cit., p. 50) que le bien mal acquis par le père finit par damner ses enfants. Voir la lettre de l’abbé Du Bos du 23 septembre 1696 à Bayle sur cette déclaration de Barbin. 70 Par exemple, l’abbé de Faydit estima que « les Fées du jeune Perrault » font partie des livres « fort méprisables » et, fustigeant les Aventures de Télémaque, il déclare avec mépris que Fénelon est ici « tombé dans la basse région des faiseurs de romans, des Perraults et des perroquets » (Télécomanie. Eleuterople, Pierre Philalethe, 1700, pp. 18 et 42). De même, l’abbé de Villiers qui condamne les contes de fées dans leur forme présente et range ceux du fils Perrault parmi ceux dont la morale est absente dédia son volume aux membres de l’Académie française « pour servir de préservatif contre le mauvais goût » ! Charles Perrault ne pouvait pas ne pas se sentir visé ; il garda pourtant le silence, pas plus qu’il ne tenta de démentir l’abbé de Bellegarde qui qualifiait de « maladie » la mode de contes de fées à cause de « l’extravagance de ces sortes de livres, remplis de contes à dormir debout où il n’y a ni sens ni raison » et qui rassemblent des « aventures monstrueuses qui n’ont aucun rapport entre elles » (Lettres curieuses de littérature et de morale. Paris, Jean et Michel Guignard, 1702, p. 211). Le réquisitoire unanime de ces trois abbés qui auraient pu invoquer les versets de l’Évangile de saint Mathieu sur ceux qui scandalisent les enfants et qui méritent ainsi la mort (XVIII, 6 sq.) avait de quoi alarmer Bossuet pour qui l’enfant n’est que « corps et chair » soumis à la concupiscence (Traité de la concupiscence, fin du chapitre 7). Bossuet écrit encore : « Peut-on croire que l’enfance soit innocente ? […] Il est un enfant d’Adam : voilà son crime » (Élévations sur les mystères, VII, 4). 71 Il en fut peut-être ici du fils Perrault comme de Corneille dont les Hommes illustres disent qu’« il semblait avoir renoncé aux pièces dramatiques et, selon toutes les apparences, il allait employer le reste de ses jours à des ouvrages de piété […] si des personnes constituées dans des postes où il est presque impossible de leur rien refuser ne l’avaient engagé à s’y remettre ». Perrault cite ici la pièce Œdipe qui fut, comme on le sait, commandée par Fouquet. 72 Deux des trois contes ajoutés au manuscrit de 1695 (Cendrillon et le Petit Poucet) peuvent avoir été tirés du conte Finette Cendron que Mme d’Aulnoy avait sans doute déjà expédié à la mère de Mademoiselle en 1696 pour approbation de la dédicataire et dont le privilège d’impression fut obtenu par Barbin le 21 mars 1697. Quant à Riquet à la houppe, Jeanne Roche-Mazon estime qu’il a été inspiré du conte de Mlle Bernard inséré dans son roman Inès de Cordoue paru en mai 1696 dans la mesure où le texte de Mlle Bernard « éclaircit » celui de Perrault, « en résout les énigmes » et en « explique les faiblesses » (« De qui est Riquet à la houppe ? », Revue des deux mondes, 15 juillet 1928, p. 427). Gérard Gélinas 212 Lorsque la situation se détériora entre Boileau et Perrault à la fin de 1695 ou au début de 1696, le fils Perrault aurait décidé d’utiliser ses Contes de ma mère l’Oye pour tenter de piéger Boileau comme son père avait essayé de le faire précédemment avec Peau d’Âne. 73 Il faut estimer qu’il décida luimême de jouer le rôle d’appât et que son entourage n’accepta de collaborer à son projet pour augmenter ses chances de succès que parce que, de toute façon, le jeune homme l’aurait mis en branle même isolément, sachant que le manuscrit de 1695 en possession de Mademoiselle finirait bien par être dévoilé au public d’une manière ou d’une autre. 74 Je le répète, il est très difficile d’imaginer Charles Perrault en train d’utiliser son fils pour attirer Boileau dans un guet-apens, car l’opération n’était pas sans risques pour Pierre Darmancour. Il faut donc croire que l’initiative est venue du fils Perrault lui-même avec l’objectif de tenter de sauver l’honneur de son père et de sa famille, car il s’agissait d’une valeur importante chez les Perrault. 75 73 Le grand public commence à être informé à partir du 8 octobre 1695 (achevé d’imprimer des Œuvres meslées de Mlle L’Héritier) que le fils Perrault compose des contes. Ce dernier aura ensuite substitué ses Contes de ma mère l’Oye aux contes que Mlle L’Héritier avait loués. C’est ce qui expliquerait pourquoi ses premiers contes n’ont pas été publiés. L’écart entre les contes moralement impeccables auxquels, au premier abord, s’attendait le public suite aux éloges de Mlle L’Héritier et les Contes de ma mère l’Oye était susceptible de créer un choc chez les salonniers qui, pour s’y retrouver, en arriveraient certainement à poser les questions de fond à la base de la Querelle des Anciens et des Modernes. 74 Décidant de prendre les devants, le fils Perrault fut peut-être ici tenté, pour se faire rapidement un nom, par ce que Viala appelle la « stratégie du succès » qui consiste à faire un coup d’éclat pour attirer l’attention du public (comme le firent Les Caractères de La Bruyère), comparativement à la « voie de la réussite » qui cumule petit à petit les honneurs, l’appui de protecteurs, l’obtention de postes stratégiques, etc. comme Charles Perrault l’avait fait et qui se termina abruptement avec sa disgrâce par Louvois. Voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique. Paris, Éditions de Minuit, 1985, pp. 183 sq. 75 Perrault fut scandalisé par l’affirmation de Boileau à l’effet qu’il était doté « d’une bizarrerie d’esprit qu’il a, dit-on, commune avec toute sa famille » et répliqua à Boileau : « Cet endroit, monsieur, est trop fort et excède toutes les libertés et toutes les licences que les gens de Lettres prennent dans leurs disputes. […] Mais quand on parle de famille dans un écrit public, il faut y apporter plus de précaution que vous n’avez fait, parce que ces sortes de choses s’expliquent toujours au plus criminel ; c’est par cette raison que j’ai cru devoir répondre à tout ce qu’on pourrait entendre par cet article » (Lettre à Monsieur D**** touchant la préface de son ode sur la prise de Namur, s. l., s. d., pp. 14 et 18-19). Un regard autre sur les contes de Perrault 213 Le piège des contes en prose En un mot, il est probable que l’annonce faite par Mlle L’Héritier, en 1695, que le fils de Charles Perrault écrivait des contes amena ce dernier chez Mademoiselle qui, portée à ses habituelles « vivacités d’esprit », lui fit confectionner un recueil d’histoires véritablement absurdes comme l’indique le titre du manuscrit de 1695 (rappelé dans le frontispice de l’édition Barbin) : Contes de ma mère l’Oye. Cette expression était, à l’époque, synonyme de « conte de Peau d’Âne » et signifiait une histoire à dormir debout, comme l’était d’ailleurs en grande partie l’œuvre d’Homère selon Perrault. 76 Les contes en prose présentent dès le début un scénario vraiment insensé : un enfant prétend faire la leçon à des personnes de qualité à partir de récits superstitieux et dépourvus de bon sens à l’image de ceux qui circulent dans le peuple, et il les met au défi de trouver la leçon morale qui s’y trouve. C’est vraiment le monde à l’envers dans cette société d’ordres où on n’a que mépris pour le peuple 77 et où l’enfant est vu comme un adulte inaccompli. Les récits sont eux-mêmes bourrés d’absurdités dont la pantoufle de verre qui ne se brise pas en tombant est peut-être le meilleur exemple. 78 Le tout est rendu possible par l’action de fées qui, nous dit 76 Par exemple, après avoir rapporté l’astuce d’Ulysse qui dit au cyclope qu’il s’appelait « Personne », Perrault note que « quand on a douze ans passés, peut-on prendre plaisir à de tels contes » (Parallèle, 3, p. 85 de l’édition Coignard de 1692 et page 218 de la reproduction Slatkine) ? De même, au sujet du « récit du meurtre des amants de Pénélope » qui cumule invraisemblances sur invraisemblances, Perrault observe : « Voilà encore une espèce de merveilleux dont les Modernes n’ont plus l’adresse de se servir » (p. 107 [224]). 77 L’aversion des couches supérieures de la société envers le peuple s’était accentuée lors de la grande famine de 1694 durant laquelle on avait été dégoûté par les pratiques extrêmes de survie des affamés, mais encore plus apeuré par cette masse de mendiants dont on craignait les débordements (voir Michel Lachiver, Les années de misère : la famine au temps du Grand Roi. Paris, Fayard, 1991). Les contes en prose sont donc presque contemporains de ces terribles événements auxquels le Petit Poucet fait d’ailleurs allusion. La conteuse en sabots dans le frontispice du recueil ne devait donc pas être sympathique aux lecteurs. 78 « Si notre conteur a choisi ce matériau, écrit Soriano (Dossier Perrault, op. cit., p. 300), ce n’est pas malgré mais à cause de sa fragilité. La pantoufle devrait de toute évidence se casser, puisqu’il nous précise que la fillette la laisse tomber et pourtant elle ne se casse pas. Or la principale caractéristique du verre - que nous rappelle opportunément le Dictionnaire de l’Académie française - c’est de se briser en tombant. Il s’agit donc dans le conte d’une impossibilité logique choisie de propos délibéré, d’une trouvaille plaisante […] ». Gérard Gélinas 214 Furetière, n’étaient que le nom poli donné aux sorcières 79 , bien que, suite à l’Affaire des poisons, les tribunaux de Louis XIV aient statué que les sorcières n’existaient pas et que leurs prétendus prodiges n’étaient dus qu’à l’illusion, conformément à l’esprit rationaliste dont Perrault était un fervent partisan. 80 Dans leur contenu, les contes en prose font ainsi véritablement un retour en arrière ; ils sont des récits du « temps passé », comme le note le titre du recueil, bien que l’auteur n’hésite pas à multiplier les anachronismes en laissant ainsi entendre que certaines des absurdités du passé survivent encore aujourd’hui - ce qui dédouble alors cette absurdité et engage le texte sur la voie de la satire. 81 C’est ici que se trouveraient les fameuses moralités annoncées dans le titre du recueil, compte tenu que la fonction de la satire est de réformer les mœurs. 82 Voilà un autre élément qui pouvait attirer l’attention du public et l’inciter à discuter du recueil. Tel était en effet, semble-t-il, le but ultime visé par le recueil des contes en prose : alimenter les conversations dans les salons pour faire naître des débats qui en arriveraient à poser les questions littéraires de fond sousjacentes à la Querelle des Anciens et des Modernes que Perrault avait délaissées après sa réconciliation de surface avec Boileau. Dans un premier temps, le public ne manquerait pas de se dire que ces contes absurdes ne pouvaient être mis au nombre des grandes œuvres dont les partisans des Modernes se servaient pour mettre le siècle de Louis le Grand au-dessus de 79 Furetière écrit en effet au mot « fée » dans son Dictionnaire : « Terme qu’on trouve dans les vieux romans, qui s’est dit de certaines femmes ayant le secret de faire des choses surprenantes : le peuple croyait qu’elles tenaient cette vertu par quelque communication avec des Divinités imaginaires. C’était en effet un nom honnête de Sorcières ou Enchanteresses ». 80 Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVII e siècle : une analyse de psychologie historique. Paris, Seuil, 1980. 81 D’où découle sans doute le double titre du recueil : Histoires ou contes du temps passé, c’est-à-dire événements réels de ce temps (Histoires) ou récits inventés d’un temps qui n’est plus (Contes du temps passé), le « ou » du titre indiquant une alternative dans la façon de lire les textes pour y voir des satires ou des sornettes. 82 Le père Rapin reflétait la pensée de ses contemporains lorsqu’il écrivait que « le but principal de la satire est d’instruire le peuple en décréditant le vice. Ainsi elle peut être d’une grande utilité dans un État quand elle sait se tenir dans ses bornes » (Réflexions sur la poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes. Paris, Muguet, 1674, p. 224). Les éléments satiriques insérés avec discrétion et humour dans les contes en prose pouvaient ainsi être opposés à l’aigreur des satires de Boileau dont on avait fréquemment dénoncé les excès face aux bienséances et à la charité chrétienne. Du même coup, les éléments satiriques des contes en prose permettaient de comparer les mœurs des Modernes à celles des Anciens et de discuter des thèses de Perrault sur ce point. Un regard autre sur les contes de Perrault 215 celui d’Auguste. On commencerait sans doute par se moquer de ces récits puérils du fils du chef de file des Modernes, mais certains salonniers, peutêtre après avoir été mis sur la piste par des alliés comme Fontenelle, ne manqueraient certainement pas de rappeler qu’ils ne présentent pas tellement de différence dans leur forme avec certains passages de l’œuvre d’Homère. La Querelle des Anciens et des Modernes serait ainsi relancée par le public des salons qui, régis par des femmes généralement partisanes des Modernes, ne manquerait pas de donner raison à Perrault sur plusieurs points énoncés dans son Parallèle. Les partisans des Anciens seraient alors obligés de répliquer et leur admiration outrée pour l’Antiquité les amènerait à s’enliser eux-mêmes. La rixe qu’eut Pierre Darmancour peu de temps après la publication de ses Contes de ma mère l’Oye et qui se solda par le décès de son opposant, de même que le procès qui s’ensuivit étouffèrent probablement le piège mis en place, mais La Motte le relança plus subtilement après la mort de Boileau en profanant Homère. 83 Ceci mit hors d’elle Madame Dacier qui répliqua de façon outrée et impolie à son adversaire en se mettant le public à dos après avoir déclaré que le goût s’était perdu chez ses contemporains. Conclusion épistémologique Nous proposons de cesser d’aborder les contes en prose dans une optique morale traditionnelle. Y voir des récits volontairement absurdes permet une lecture beaucoup plus riche des textes. L’incongruité des textes du fils Perrault par rapport aux positions modernistes de son père devait réveiller le souvenir de Peau d’Âne et relancer la Querelle des Anciens et des Modernes pour que les salonniers en viennent à se rendre compte que l’œuvre d’Homère est parfois aussi absurde que ces Contes de ma mère l’Oye et se demandent ainsi pourquoi elle est présentée comme un modèle indépassable. Si c’est à ces conclusions que le piège des contes en prose souhaitait qu’en arrivent par eux-mêmes les salonniers lorsqu’ils tenteraient de solutionner les incohérences et les dissonances auxquelles les confrontaient les contes de Pierre Darmancour, le public poursuivrait ainsi à la place de 83 Bien que ne sachant pas le grec, La Motte offrit une traduction de l’Iliade dont il coupa le texte de moitié sous prétexte d’en éliminer les erreurs et il modifia le reste pour le conformer aux bienséances et à la morale de son temps. Après les moqueries du courant burlesque au début du siècle et les analyses critiques des années suivantes, il ne restait plus qu’à profaner Homère pour faire réagir avec passion les partisans des Anciens ! Gérard Gélinas 216 Perrault la Querelle des Anciens et des Modernes sans que ce dernier ne déplaise à Louis XIV et tout en respectant officiellement son pacte de réconciliation avec Boileau. 84 Le Palais-Royal étant un des fiefs des Modernes, 85 Mademoiselle se serait adonnée à la mode des contes de fées et aurait accepté de s’impliquer dans la publication du recueil des Contes de ma mère l’Oye que le fils Perrault aurait entendus dans son salon et traduits dans son style naïf à sa demande. 86 Plusieurs des difficultés que nous avons indiquées dans cet article ont été identifiées par Marc Soriano. « Nous nous trouvons là, écrit-il, devant une énigme qu’il est tout à fait inutile d’éluder car la moindre analyse historique nous y ramène ». 87 Il a tenté de résoudre cette énigme par l’hypothèse d’un épisode psychotique chez Charles Perrault au cours duquel il se serait identifié à son fils. 88 Cette piste, nous rappelle Bernadette Bricout, « fut 84 D’où l’annonce de Perrault faite sans doute par précaution en 1696 qu’il renonçait à la lutte contre Boileau sur le plan littéraire. 85 Voir Alain Niderst, « Les ‘gens de Paris’ et les ‘gens de Versailles’ », in D’un siècle à l’autre : Anciens et Modernes, Actes du XVI e colloque du CMR 17. Marseille, 1987, pp. 159-165. 86 On notera que, dans la dédicace qui lui est adressée, l’auteur n’aborde jamais les objections que Mademoiselle aurait pu faire à son recueil, mais tente uniquement de neutraliser les critiques que le public pourrait formuler après avoir pris connaissance de son contenu. Autrement dit, l’auteur semble prendre pour acquis que Mademoiselle n’a pas d’objections à faire, ce qui suggère que ce recueil provenait de son salon. Voir Jean-Michel Adam, « Textualité et polyphonie : Analyse textuelle d’une préface de Perrault ». Polyphonie - linguistique et littéraire, Samfundslitteratur Roskilde 5, juin 2002, pp. 39-84. 87 Marc Soriano, « Charles Perrault » in Pierre Abraham et Roland Desné (Éds.), Histoire littéraire de la France, tome 4 : 1660-1715. Paris, Éditions sociales, 1975, p. 346. 88 Marc Soriano, Les contes de Perrault : culture savante et traditions populaires, op. cit., p. 454. Soriano avoue qu’il en est venu à cette hypothèse en recourant avec réticence à la psychanalyse (pp. 367 sq.) parce que toutes les pistes qu’il avait suivies en rattachant Charles Perrault aux contes en prose avaient abouti à une impasse (p. iv). Une psychiatre, le Dr H.-A. Lauzier-Dèsprez, n’arrive cependant pas aux mêmes conclusions que Soriano, ne trouvant en Perrault qu’un névrosé homosexuel (« Essai de compréhension psychopathologique des Contes de Perrault », Entretiens psychiatriques, n o 11, 1965, pp. 103-143). Toujours est-il que Nicole Belmont estime, dans son compte-rendu de la recherche de Soriano, qu’« on aimerait voir la psychanalyse utilisée de façon moins naïve » (L’Homme, 1971, vol. 11, n o 5, p. 125), de sorte que, lui aussi, René Godenne « reste sceptique » devant les interprétations de Soriano et conclut que « le livre de M. Soriano appelle les plus nettes réserves » (Études littéraires, août 1970, vol. 3, n o 2, p. 252). Même son de cloche chez Jacques Barchilon qui parle d’« un livre important, qui aura son Un regard autre sur les contes de Perrault 217 d’abord vivement contestée avant d’être saluée dix ans plus tard par la critique, lors de sa réédition, comme un modèle de la recherche en sciences humaines » 89 . Il en fut peut-être ainsi parce qu’on n’a pas trouvé d’alternative plus satisfaisante à l’hypothèse de Soriano. 90 Nous en proposons une qui, quant aux critères de simplicité 91 et de cohérence servant à confronter les hypothèses rivales, me semble supérieure à celle de Soriano qui néglige par ailleurs certains faits importants que nous avons signalés et dont notre piste de travail semble heureusement rendre bien compte. Au lecteur d’en juger en se rappelant qu’une hypothèse est une proposition ouverte à ce qui peut l’affiner, la modifier… ou la miner ! 92 Dans le monde des hypothèses où règnent les probabilités, le mot d’ordre n’est-il pas : « Qui dit mieux » ? influence, mais qu’on ne saurait lire sans trop de caution » (French Review, vol. 43, n o 1, octobre 1969, p. 189). 89 « Marc Soriano : 1918-1994 », Encyclopedia Universalis, Universalia 1995, p. 541. 90 « On pourrait contester ces conclusions [à savoir celles sur l’épisode psychotique de Perrault], mais l’hypothèse est séduisante et M. Soriano mène sa démonstration de façon magistrale » (Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire. Toulouse, Privat, 1973, p. 185). 91 Pour s’en tenir à un exemple, Marc Soriano confesse (p. 372) qu’il a lu et relu les contes en prose « pendant des jours et des semaines » à la recherche d’un lapsus qui aurait pu lui indiquer une piste. Il crut en trouver un dans le titre du conte Les Fées où ne figure qu’une seule fée, mais il se pourrait bien que ce pluriel renvoie beaucoup plus simplement (et sans recourir à l’inconscient) aux diamants et aux pistoles que crache l’héroïne et qui, véritables fées, ont beaucoup plus de pouvoir que ses douces paroles sur la mère de cette dernière et, selon toute apparence, sur le fils du roi qui semble plus intéressé par sa dot qu’à son discours. Le conte remettrait ainsi en question l’optimisme de Mlle L’Héritier sur le pouvoir féerique du doux et courtois langage qui vaudrait mieux que riche héritage, tel qu’exposé dans ses Enchantements de l’éloquence ou les effets de la douceur. En laissant entendre, de façon aussi absurde que satirique et à l’encontre de la moralité qui termine le conte, que l’argent est plus puissant que les vertus de l’honnête homme (thème qui sera repris dans Cendrillon où l’argent est remplacé par un protecteur), le fils Perrault donne un indice, joint au fait qu’il n’a pas retenu Marmoisan qui lui avait été offert, à l’effet que ses Contes de ma mère l’Oye ne sont pas ceux que Mlle L’Héritier a loués dans ses Œuvres meslées. Par ailleurs, il est curieux que Soriano n’ait pas vu et considéré comme un lapsus que le marquis de Carabas, dans le Chat botté, est une fois qualifié de comte, bien qu’il cite le passage où se trouve l’erreur (p. 264). 92 À cet égard, le présent article corrige et nuance certaines affirmations de l’Enquête sur les contes de Perrault (op. cit.) relatives notamment au sens de la préface des contes en vers et à la finalité des interventions du Mercure galant reliées au fils Perrault. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque : dramaturgie, éthique et idéologie dans l’épisode de la démence meurtrière 1 E SSAM S AFTY Le héros éponyme de l’Héraclès d’Euripide, revenu de chez Hadès après avoir capturé Cerbère, dut faire face à une situation fort embrouillée : le tyran Lycos avait profité de son absence pour usurper le pouvoir ; et, en outre, il s’apprêtait déjà à faire périr son épouse Mégara et ses trois enfants. Héraclès arrive dans le palais et tue le tyran : heureux retournement, car l’innocence est sauvée in extremis, le méchant puni, et la justice rétablie. Or ce retournement est en somme dramatisation de l’action, puisqu’il prélude en vérité à l’épisode de la folie meurtrière du héros. C’est au beau milieu d’un sacrifice qu’offrait Héraclès à Zeus que la volonté de la haineuse marâtre est exécutée : précipité dans les accès de démence dont les symptômes furent soigneusement minutés par plus d’un personnage, il se saisit de ses enfants et de son épouse et, les prenant pour la famille du tyran Eurysthée, les égorge à coups de flèches et de massue tout en poussant des cris de joie féroce et de triomphe 2 . Le crime consommé et la soif jalouse d’Héra étanchée, Héraclès est plongé dans un profond sommeil, qui refrène enfin sa démesure (1002-06). Roland Brisset, dans son Hercule furieux (1589) et Nicolas L’Héritier de Nouvelon, dans sa pièce du même nom (1639), suivront à quelques vari- 1 Cette étude s’autorise de nos travaux de recherche les plus récents en matière de philosophie et de littérature grecques, et dont certains résultats sont à paraître prochainement in Antiquité classique. 2 Sénèque renchérira sur son modèle grec, puisqu’il renforcera le pathétique de la scène d’égarement en faisant mourir de terreur l’un des fils de l’Hercule furieux (Herc. fvr., 1005 sqq.) et en éclaboussant la scène (ou du moins le récit) du sang des victimes. Le père humain du héros, Amphitryon, échappe, dans la version d’Euripide, à la fureur d’Héraclès, parce que Pallas dut arrêter la fureur de celui-ci en lui lançant une pierre contre la poitrine. De même, la tradition fait échapper Méagra à la fureur d’Héraclès (Apollodore, II, 4, 12). Essam Safty 220 antes près ces mêmes détails dans les deux seules tragédies baroques, voire aux XVI e et XVII e siècles, à construire leur intrigue principale autour de cet épisode, dont le sens et la portée non seulement passèrent trop souvent inaperçus, mais donnent sa raison d’être à une figure autre du héros grec. Car en dépit de ses diverses implications, l’épisode de la fureur criminelle de ce dernier ne retint guère en effet l’attention, ni des dramaturges, ni, a fortiori, des dix-septièmistes. Aussi, dans son excellent survol du « Mythe d’Hercule au XVII e siècle » 3 , R.W. Tobin remarque-t-il que l’Hercule dramatique « a fait couler moins d’encore critique que l’Hercule poétique » : la brillante synthèse de J. Morel 4 ne traite pas de l’épisode qui nous occupe ici ; alors que d’autres études n’évoquent que de façon fort brève le devenir d’Hercule dans le théâtre français 5 . Malheureusement, Tobin, qui, dans une étude antérieure, avait soustrait ledit épisode à l’« Hercules tradition » 6 , se contente pour sa part de rappeler que l’Hercules furens de Sénèque inspire le Saül le furieux (1572) de J. de La Taille et l’Hercule furieux de Brisset ; quant à la tragédie de Nouvelon, il la qualifie simplement de « lamentable ». Excepté l’Hercule mourant (1634) de Rotrou, il tient d’ailleurs les tragédies où paraît Hercule, de Brisset à Dancourt (voir infra note 14), pour des « ouvrages que l’histoire a relégués à un très juste oubli » (p. 85). Ce jugement, qui n’est certes pas valable pour la pièce de Brisset, n’est recevable que seul dans la mesure où il est inscrit dans une perspective globale où serait considérée, du point de vue allégorique, la démythification progressive imposée à la figure du héros grec au fil du siècle ; de même, on pourrait également invoquer çà et là, du point de vue et dramaturgique et idéologique, les nombreux faux-pas dans le traitement de la légende sérieuse. Mais dans un cas comme dans l’autre, ces concessions ne seraient plus ou moins admissibles, en ce qui nous concerne, que pour la seule pièce de Nouvelon. Nous y reviendrons. Ce sont là en tout cas des questions autant de forme que de fond : certes l’appréciation de ce dernier est fonction 3 In La Mythologie au XVII e siècle : II e Colloque (Janv. 1981) ; L. Godard (éd.), Centre Méridional de Rencontre sur le XVII e s., 1982, p. 83-90. 4 Voir « L’Hercule sur l’Oeta de Sénèque et les dramaturges français à l’époque de Louis XIII », in Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, éd. J. Jacquot, Paris, C.N.R.S., 1964. 5 Voir par exemple Karl Galinsky (Herakles Theme, Totowa, New Jersey, Rowman and Littlefied, 1972), qui mentionne succinctement Hercule dans le théâtre français ; M. Jung (Hercule dans la littérature française du XVI e siècle, Genève, Droz, 1966) dont les recherches en matière théâtrale furent, semble-t-il, sans résultat. 6 Voir son « Médée and the Hercules Tradition of the Early Seventeenth Century », in Romance Notes, vol. 8, 1966, p. 65-69. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 221 de la bonne facture de la première ; mais on s’explique déjà la persistance de la négligence voire de l’inintelligence de cet épisode parmi nous. Dans son très solide historique des « Grandeur et décadence d’Hercule », des origines à la fin du XVII e siècle, M.-F. Hilgar évoque notamment, en la matière qui nous occupe, la représentation par Brisset et Nouvelon d’Hercule comme « un héros parfait, surhumain du point de vue physique et moral » : il mérite partant à ce titre d’être admis au rang des immortels. Or, seule explication de l’épisode de la folie, « la haine de Junon est implacable. Tant que son beau-fils est rationnel, il est invincible ; elle n’a donc qu’un recours, le frapper de folie » 7 . Ailleurs, la brillante étude d’A. Soare, qui traite pourtant des « tragédies d’assassinat », où en somme des héros invincibles sont traîtreusement soumis à une épreuve de dégradation ontologique temporelle, fait une large place aux imitations de l’Heracles Oetaeus de Sénèque et ne mentionne l’Heracles furens que pour souligner notamment « l’illusion du triomphe herculéen », puisque « l’exterminateur des montres et le vainqueur des enfers découvre l’un après l’autre, en lui-même, les fléaux dont il croyait avoir purgé la terre : le crime et la mort » 8 ; cela étant, il n’y a nulle référence par ailleurs à l’exploitation de cet épisode dans la tragédie française. Plus récemment, à peine congédie-t-on d’ailleurs celui-ci comme relevant « d’une esthétique surannée étrangère aux théâtres professionnels de l’époque » 9 . Ce jugement, là encore, n’est guère probant. Cette « esthétique », qualifiée de « surannée », serait-elle celle de la violence baroque ? En émettant ce jugement, Barbafieri écartait en fait de son étude l’examen de la pièce de Nouvelon, puisque tributaire de ladite esthétique. Or, trois ans avant la parution de la pièce de celui-ci, i.e. en 1636, La Calprenède donnait à son public sa célèbre Mort de Mithridate, où il offre justement au regard de ses spectateurs l’une des plus généreuses exhibitions de cadavres qu’ait jamais connues la scène tragique : des complaisances baroques à la sobre facture du classicisme le pas restait donc à franchir. Par ailleurs, cette « esthétique surannée » ne saurait non plus se justifier du sortir, relativement récent d’ailleurs, de la période de discordes civiles, politiques ou religieuses, laquelle période non seulement avait prolongé le souvenir de l’horreur jusqu’au cœur d’une époque volontiers reconnue complaisante au macabre, mais avait mis à large contribution, auprès des dramaturges fran- 7 In Australian Journal of French Studies, vol. 15, 1978, p. 157. 8 « Les Tragédies de l’assassinat et l’Hector d’Antoine de Montchrestien », in Renaissance and Reformation/ Renaissance et Réforme, vol. 7 (19), 1983, p. 181. 9 C. Barbafieri, « Hercule et Achille, héros français au XVII e siècle : De la vraisemblance à l’âge classique », in L’information littéraire, 2008/ 3, vol. 60, p. 46. Essam Safty 222 çais du XVI e siècle, la topique de la fureur criminelle 10 , inspirée notamment de ce théâtre du forcènement qu’est la tragédie sénéquienne 11 ; témoin entre autres les emprunts de La Soltane de Gabriel Bounin (1561) ou de la Médée de Jean de la Péruse (1556) à la Medea de Sénèque, ou encore bien évidemment ceux, à l’Hercules furens de celui-ci, du Saül le furieux de J. de La Taille (1572) : ce même théâtre continuera d’inspirer son souffle de l’horrible à bien des héros de la tragédie baroque 12 . Nous ne souscrivons donc pas non plus au jugement de C. Barbafieri ; et tenons par conséquent la négligence où fut noyé l’épisode de la folie meurtrière du héros pour tributaire de l’invasion du romanesque et, partant, des traits de la « galanterie croissante d’Hercule […] au fil du siècle » 13 . C’est ainsi que, inspirés par l’Hercule sur l’Œta du Pseudo-Sénèque, les dramaturges du XVII e siècle ne retinrent pratiquement de la légende d’Hercule que l’épisode de sa mort, qu’ils construirent précisément autour du thème de l’amour 14 : les attaques dirigées de bonne heure contre le pétrarquisme ni l’opposition des théoriciens du théâtre 15 ne surent en effet désarmer l’usage de peindre des figures historiques ou légendaires à la française, i.e., en amants délicats et langoureux : on s’explique donc les nombreuses reprises du thème de l’Ercole 10 Là encore, la fureur d’Hercule ne fit pas non plus l’objet d’une étude systématique : on y reconnaît tout au plus la source d’autres fureurs célèbres. Voir L. Frappier, « La topique de la fureur dans la tragédie française du XVI e siècle », in Études françaises, vol. 36, n° 1, 2000, p. 29-47. 11 Voir F. Dupont, Le théâtre latin, Paris, A. Colin, 1988 ; L’Acteur-Roi : Le théâtre dans la Rome antique, Paris, Belles Lettres, 1986. 12 Voir notre article « La question du suicide dans les tragédies du philosophe Sénèque », in Cahiers des Études Anciennes, 2006, n o 43, pp. 37-48. 13 C. Barbafieri, « Hercule et Achille […] », art. cit., p. 45. 14 Cf. L’Hercule de J. Prévost (1613) ; Les Tragédies des forces incomparables et amours du grand Hercule de P. Mainfray (1615) ; l’Hercule mourant de Rotrou (1634), l’Hercule de la Tuillerie (1681) et La Mort d’Hercule de Dancourt (1683). L’Hercule furieux de N. L’Héritier de Nouvelon (1639), la seule tragédie de l’époque qui traite de l’épisode qui nous occupe ici n’échappe pas à cet « usage si établi » qui consiste à mêler de l’amour à la tragédie (cf. le Père Rapin, Réflexions sur la Poétique. Textes littéraires français, éd. E.T. Dubois, Genève, 1970, p. 104-105), puisque, détail qui ne se trouve pas dans l’Héraclès d’Euripide mais plutôt dans l’Hercules fvrens de Sénèque, l’auteur nous montre le tyran Lycos soumettant l’épouse d’Hercule, Méagra, à son chantage amoureux. 15 Voir notre ouvrage La Mort tragique : idéologie et mort dans la tragédie baroque, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 217-24. Voir aussi C. Barbafieri : « Du bon usage de la douceur dans la peinture du héros tragique », in Actes du colloque « Le doux aux XVI e et XVII e siècles : écriture, esthétique, politique, spiritualité », Université Lyon III, 28-29 mars 2003, Presses Universitaires de Lyon, coll. « Cahiers du GADGES », n°1, 2004, p. 161-176. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 223 amante, i.e. la peinture, à l’encontre entre autres de la recommandation de Boileau 16 , d’un Hercule noyé dans la mollesse et « appuyé » par exemple, précise une indication scénique qui ouvre la scène 3 de l’acte I de l’Hercule mourant de Rotrou (1636), « sur les genoux d’Iole qui travaille en tapisserie ». On s’explique encore vers la fin du siècle, notamment dans l’Hercule de La Tuillerie (1681) et dans La Mort d’Hercule de Dancourt (1683), la transformation du mythe originel par la suppression pure et simple de l’épisode de l’apothéose du héros, au profit justement du rôle de plus en plus dévolu à l’amour : « The eighteenth century, conclut R.W. Tobin dans une autre étude par ailleurs excellente mais qui négligeait déjà aussi le sens véritable de la fureur d’Héraclès 17 , will complete the degradation of Hercules undertaken by La Tuillerie and Dancourt by forcing him into awkward roles in Italian-inspired ballets, thus effectively denying his primitive stature to the once mightiest mortals » (ibid., p. 295). Même s’il ne reçut aucune explication rationnelle de la part des dixseptièmistes, et parallèlement à ces transformations qui firent tort à la figure même d’Hercule telle que l’entendaient du moins certains cercles philosophiques dans l’Antiquité, l’épisode de la folie fit évidemment, auprès des classicistes, les frais de force interprétations. On y vit parfois « l’image de l’action pernicieuse du soleil qui brûle en été les végétaux qu’il fait éclore au printemps » ; ou encore une « invention assez tardive, [et qui] n’a été imaginée que pour relier la jeunesse du héros à sa servitude auprès d’Eurysthée » 18 . Plus récemment, on y vit aussi, en s’autorisant sans doute de la vertu initiatique 19 de la descente du héros dans l’Hadès et de la formi- 16 Cf. : « Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux ; / Mais ne m’en formez pas des bergers doucereux : / [...] que l’amour, souvent de remords combattu,/ Paraisse une faiblesse et non une vertu », Art Poétique (ch. III, 97-102). 17 L’auteur se contente en effet de quelques brèves remarques à propos de la pièce de Nouvelon, lequel aurait pour objectif d’insister tout simplement sur « the superhuman side of Hercules, for he has several of the Herculean feats narrated and causes Hercules’ virtue to be extolled at frequent intervals. The reason becomes evident : for L’Héritier de Nouvelon, Hercules incarnates divine justice. Protector of humanity (and thus superior to mankind), yet not entirely invulnerable (witness his seizure of folly and his massacre of his family). Hercules stands before us admirable (in the Latin sense of admirabile : an object of wonderment) and human - a Cornelian hero without, however, much of the typical dilemma, (« A Hero For All Seasons : Hercules in French Classical Drama », in Comparative Drama, 1 : 4, 1967/ 1968, p. 292). 18 Daremberg-Saglio-Pottier (éd.), Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, 1877-, art. Héraclès, p. 84. 19 Voir sur cette question F. Bader, « Sémiologie des travaux d’Héraclès », in Visages du destin dans les mythologies, Mélanges J. Duchemin, Actes du colloque de Essam Safty 224 dable logique de dépassement qu’elle implique, le symbole de l’impossibilité pour le héros de « retrouver la sérénité lumineuse du jour » 20 , le meurtre des enfants représentant, dans cette optique, le triomphe définitif, voire la revanche « des ténèbres ». L’épisode de la folie fut également considéré comme étant une claire allusion à des événements politiques ou des faits militaires contemporains : le tableau peu flatteur (sic) qu’offrirait Euripide du héros serait alors « a thinly disguised account » du sac de Platées en 427, et aurait donc pour objet, l’éphémère paix de Nicias ayant été conclue en 421, de discréditer parmi le public du poète la descendance spartiate du héros 21 . Enfin, la démence criminelle de celui-ci fut aussi jugée conforme 22 , dans sa brutalité crue, à une légende, véhiculée par ailleurs à son endroit, Chantilly, 1980, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 56-67 ; « Les travaux d’Héraclès et l’idéologie tripartite », in Héraclès. D’une rive à l’autre de la Méditerranée. Bilan et perspectives, Actes de la Table ronde de Rome, Academia Belgica-École Française de Rome, 15-16 septembre, 1989, éd. C Bonnet et C. Jourdain-Annequin, Bruxelles-Rome, 1992, p. 7-42. 20 J. Assael, « L’Héraclès d’Euripide et les ténèbres infernales », in Études classiques, 1994, vol. 62, p. 314. 21 Voir M. Vickers, « The political dimensions of Sophocles’ Trachiniae and Euripides’ Heracles », in Dialogues d’Histoire ancienne, 1995, vol. 21. n o 2, p. 53. 22. C’est ainsi que G.J. Fitzgerald soutient, à la suite de maint autre : « it is clear that Heracles does not behave uncharacteristically in this episode. The slaughter of what he takes to be Eurystheus’ family is thoroughly compatible with his usual modes and practices ; not only the history of his accustomed deeds […] but also his manifest aptitude for and enjoyment in the slaughter makes this clear », « The Euripidean Heracles. An Intellectual and a Coward ? », in Mnemosyne, vol. 44, 1991, p. 91-92. Pour un exposé des détails de cette légende peu flatteuse, voir entre autres M. Ryzman, « Heracles’ destructive Impulses : a Transgression of Natural Laws (Sophocles’ Trachiniae) », in Revue belge de philologie et d’Histoire, 1993, vol. 71, p. 69-79 ; D.L. Pike, « Hercules furens : some thoughts on the Madness of Heracles in Greek Literature », in The Proceedings of the African Classical Association, XIV, 1978, p. 1-6. Les interprètes de la tragédie sénéquienne eurent aussi tendance, pour la plupart, à opter en faveur de cette même hypothèse. Voir, pour détails et références, A.L. Motto et J.R. Clark, « Maxima Virtus in Seneca’s Hercules Furens », in Classical Philology, vol. 76, n o 2 (Apr., 1981), p. 101- 117 ; voir aussi C.E. Auvray, Folie et douleur dans Hercule Furieux et Hercule sur l’Oeta. Recherches sur l’expression esthétique de l’ascèse stoïcienne chez Senèque (Studien zur klassischen Philologie, 36, Frankfurt am Main, Berne, New York et Paris, Peter Lang, 1989), qui, en outre, évoque de semblables hypothèses, tout en voyant dans les épreuves subies par Hercule une « critique stoïcienne des passions » qu’expliquerait plus d’une allusion à des événements contemporains dans la Rome de Sénèque. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 225 selon laquelle Héraclès paraît un homme atteint d’hybris 23 , coupable de violation des droits de l’hospitalité, voire du meurtre de plus d’un innocent (notamment Iphitos, Lichas et Linos). Ces hypothèses sont sans doute plus ou moins valables selon les impératifs de telle ou telle démonstration ; elles ont quant à nous le grave inconvénient et de négliger l’idéalisation ou l’épurement dans la version d’Euripide, retenue par Sénèque et nos dramaturges, de la figure d’Héraclès, et de détacher celui-ci de son rapport intime avec le divin. Sans doute convient-il en effet de rappeler l’inversement par Euripide des données de la légende ordinaire (Hom., Il., XVIII, 117), puisque le poète situe l’épisode de la folie criminelle de son Héraclès après l’exécution des douze travaux : pour des raisons d’ordre moral, Euripide, qui ne voit pas d’un œil favorable la force physique (cf. Électre, 390 ; fr. 282), ne pouvait à vrai dire accepter une tradition selon laquelle cette horreur aurait servi de prélude à la glorieuse carrière de son héros. De plus, les exploits de ce dernier ne sont pas présentés comme prix de sa servitude chez Eurysthée, mais sont accomplis de plein gré afin de purger la terre et les mers de leurs monstres et de racheter de la sorte l’exil de son père, Amphitryon, à la suite du meurtre commis par celui-ci sur la personne d’Électryon, père d’Alcmène : sa descente aux Enfers, en vue de ramener Cerbère sous la voûte éthérée, marque la fin du cycle glorieux des douze travaux (20-25), et son retour, le début du drame réel. Les dramaturges français conserveront tout compte fait l’image d’un héros civilisateur : certes les travaux d’Hercule sont pour eux le prix de la servitude de celui-ci chez Eurysthée, mais ces exploits tendaient en somme, pour Brisset, à « [éteindre] le tison de la guerre » et à « [dompter] les monstres de la terre » (II), et, pour Nouvelon, à « [semer] la paix du Couchant à l’Aurore » en vue justement de « [purger] les terres et les mers » (I, 1). L’épisode de la démence criminelle doit donc s’expliquer autrement. Remarquons tout d’abord que le héros, victime de ses accès de démence, présente chez Euripide des symptômes qui l’apparentent aux épileptiques. Ainsi Lyssa, la Fureur, qui s’apprête à assaillir Héraclès, observe que, « déjà, il secoue la tête et il roule en silence des yeux convulsés et fulgurants ; sa respiration est désordonnée » (867-69). Plus loin, le messager qui reconstitue les détails de la scène d’égarement criminel précise : « […] il n’était 23 Nouvelon semble avoir retenu, fort mal à propos d’ailleurs, ce trait d’insolence dans la peinture de la figure de son héros, lequel s’écrie : « Il faut qu’un brave effort dans les astres me guide : / Le séjour de la terre est indigne d’Alcide/ […]/ Que si le gouverneur de la voûte azurée/ En faveur de Junon m’en dispute l’entrée/ Et si mon père ingrat me refuse aujourd’hui/ Le ciel dont autrefois ma tête fut l’appui/ Qu’il sache que ce bras lui prépare une guerre/ Où je veux rendre vains les traits de son tonnerre » (IV, 1). Essam Safty 226 plus le même ; le visage décomposé, il roulait des yeux où apparaissait un réseau de veines sanglantes, et l’écume dégouttait sur sa barbe touffue […] » (932-33). Ce sont là en effet des stigmates physiologiques qui laissent deviner l’origine sacrée du mal ; mais l’analgie avec les épileptiques, qui étaient en effet considérés comme des possédés, doit s’arrêter là ; car, comme le remarque Kitto, qui s’autorise de Galien, « medicine is not drama » 24 : le propre de cet état, en médecine comme en tragédie, est, en outre et en tout état de cause, de ravir la conscience. Malheureusement, ces symptômes d’égarement criminel ne furent ni minutés ni préparés avec autant de soins chez nous. Brisset se contente de faire remarquer, par Amphitryon : « Dieux quel malheur nouveau ! quel esclandre est ceci ! Las ! pourquoi votre vue égarée - vous ainsi/ Roulant les yeux de mon fils […] » (IV). Nouvelon prépare encore moins son public au passage à l’état de fureur. Son héros présente tout d’un coup ces autres symptômes relatifs aux affections névropathiques que sont les visions hallucinatoires : « Mais qu’aperçois-je ici ? Cette race exécrable/ Des crimes de Lycos n’est-elle pas coupable ? » (IV, 1). Quoi qu’il en soit, tout en étant d’une saisissante ironie tragique, l’état d’illusion où se trouve précipitée la victime de la mania divine relève du procédé du théâtre dans le théâtre puisqu’il investit la personne qui y est soumise à de nouveaux principes de vision qui demeurent inintelligibles, et partant irrationnels, pour son entourage. C’est ainsi qu’Héraclès tue l’usurpateur Lycos dans la personne de son épouse et ses enfants. Ces symptômes annoncent partant le début d’un épisode qui verra naître quelque acte criminel commis sous les sombres auspices de l’inconscience. Le crime consommé, on assiste d’ailleurs à un autre épisode, celui de la récupération, au cours duquel le criminel émerge progressivement de l’inconscience pour constater l’horreur de ses actes : la reconnaissance, dont on va voir le caractère tragique, dit le triomphe plein 24 H.D.F. Kitto, Greek Tragedy, London, Methuen, 3 e éd., 1973, p. 244. En effet, la représentation de la folie sur la scène tragique ancienne fut souvent interprétée comme reflet de l’intérêt que conçurent les poètes dramatiques pour les recherches médicales en vogue durant la seconde moitié du V e s. L’épilepsie notamment fit l’objet de descriptions plus ponctuelles dans la médecine hippocratique, où elle est rapportée non pas à une origine sacrée, mais à des phénomènes pathologiques. En matière tragique toutefois, et nonobstant les emprunts au vocabulaire médical, la folie conserve la même charge significative qu’elle avait dans le mythe et la poésie ancienne, où elle était considérée comme expression de l’intervention explicite du divin dans le cours de la pensée et de l’action humaines : le rationnel desdites pensée et action se nourrit à une logique propre, qui met la victime de la mania en rapport direct avec le divin. Voir à ce sujet, J. Mattes, Der Wahnsinn im griechischen Mythos und in der Dichtung bis zum Drama des fünften Jahrhunderts, Heidelberg, 1970. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 227 d’ironie du destin sur l’homme : « Qu’elle danse maintenant, l’illustre épouse de Zeus », s’écrie le héros d’Euripide au sortir de ses accès de démence criminelle (1303). Mis donc en parallèle avec la figure idéalisée d’Héraclès, l’épisode de la démence souligne a priori « l’arbitraire divin » 25 et, en même temps, informe la logique d’une dramaturgie qui sait bien ménager l’intérêt de curiosité : la folie d’Héraclès est d’autant plus l’œuvre de la cruauté divine et la marque d’une ironie tragique qu’elle intervient au moment où le héros, au lieu de les achever, devait sauver les siens : elle est retournement à la fois inespéré et abominable, puisque le héros n’arrache sa famille au joug du tyran Lycos que pour se souiller lui-même de son sang 26 . L’état d’abattement et le sommeil réparateur 27 qui suivent cet épisode sont d’ailleurs source d’inversement de valeurs, puisque, d’une part, ce sommeil conclut les travaux d’une journée chargée, non pas de labeur bienfaisant conformément à la tradition en la matière 28 , mais d’horreur criminelle, et que, d’autre part, le héros devient, au sortir de ses accès de folie criminelle, objet de compassion : réduit, chez Euripide, à n’être plus qu’une « barque traînée à la remorque » par le souverain d’Athènes (1424), il se présente en vieillard défaillant (1401), révèle sa face féminine (1412) 29 ; et va même 25 J. de Romilly, La Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970, p. 148. 26 Il y a là en effet une heureuse catastrophe, au sens technique du terme, marquée évidemment par l’épisode de l’Hercule sauveur, et qui s’inscrit dans le droit fil d’une dramatisation du dénouement : on sait que l’ effet de surprise est d’autant plus grand que les fausses catastrophes font espérer le contraire de ce qui doit être la vraie issue du drame. L’auteur du « manuscrit 559 » des Nouvelles Acquisitions du Fonds Français de la B.N. écrit précisément à propos de l’art de ménager la surprise : « Il faut, autant qu’on peut, que [les] fausses catastrophes soient heureuses, quand la véritable doit être malheureuse, et malheureuses, quand la véritable doit être heureuse. Par là, on varie les mouvements, et en poussant rapidement l’âme de l’espoir à la terreur, ou de la terreur à la joie, on l’affecte, on la remplit en peu de moments de deux fortes passions rendues encore plus vives par leurs oppositions [...] », Caractères de la tragédie, d’après un manuscrit (n o 559 des Nouvelles Acquisitions du Fonds Français de la B.N.) attribué à La Bruyère, Paris, Académie des Bibliophiles, 1870, Section IV, chap. III, paragraphe 4, p. 97. 27 C’est ainsi qu’Amphitryon remarque que son fils « respire et se meut en dormant », et que, du coup, « la rage et la fureur s’apaisent en ce pauvre homme ». Ses observations sont suivies par une longue invocation adressée par le chœur au sommeil, « dompteur des longs travaux des hommes » (Brisset, H.f., IV). Le Thésée de Nouvelon remarque, quant à lui, que « […] ce sommeil/ N’est envoyé des cieux que pour guérir [le] mal » dont souffre Hercule (H.f., V, 1). 28 Voir C.W. Willink, « Sleep after Labour in Euripides’ Heracles », in The Classical Quarterly, New Series, vol. 38, no. 1, 1988, p. 86-96. 29 Voir N. Loraux, « Héraclès, le surmâle et le féminin », in Revue Française de Psychanalyse, n o 4, 1982, p. 705. Pour une réflexion générale sur la question, voir II e Essam Safty 228 jusqu’à déplorer, chez nous, sa condition d’être fragile et démuni, qui ne sait plus comment « soutenir » son « corps si faible et si débile » : « J’ai perdu ma maison », gémit-il, « ma haute renommée,/ Mes armes, mes enfants, ma femme bien-aimée » (Brisset, H.f., V). Mêmes lamentations pour le héros de Nouvelon : « J’ai perdu tous mes biens, mon épouse, mes fils,/ Mes armes, mon renom qui n’avait point de prix » (H. f., V, sc. dernière). L’épisode de la folie criminelle renferme donc aussi une importante leçon à la fois éthique et dramaturgique. Sapant jusqu’au fondement ontologique de la volonté humaine, il dit en somme le tragique de la condition des mortels, dont l’action est sujette à de terribles actes de représailles de la part des divinités : la force contraignante d’un destin aveugle et implacable traduit en l’occurrence la démission de la volonté humaine face aux arrêts du sort ; en même temps, devenu de ce fait instrument commis à l’exécution de la volonté divine, le héros se vit investi d’une fureur démoniaque qui le porta nécessairement à agir dans l’inconscience. Or, cette inconscience, dûtelle puiser sa raison d’être à l’ignorance de la vérité ou s’autoriser du concours de la mania divine, est toute tragique. Aristote, parlant de la constitution de la fable (Poétique, 1453b 22 - 1454a 3), affirme que c’est là assurément une bonne manière de traiter un sujet tragique ; car, agissant dans l’inconscience, on ne peut guère être scélérat 30 ; et, de plus, quand on vient Rencontre héracléenne : Héraclès, les femmes et le féminin, Actes du Colloque de Grenoble, Université des Sciences sociales, 22-23 oct., 1992, éd. C. Jourdain- Annequin et C. Bonnet, Bruxelles, Institut belge de Rome, 1996. 30 C’est ainsi que le héros est disculpé par le chœur chez Brisset : « Car qu’y a-t-il que la manie/ Qui puisse rendre incoupable sa vie/ après tant de forfaits/ Puisque ignorer les crimes détestables/ Nous rend parfaits et quasi comparables/ Aux dieux qui nous ont faits » (H.f. IV). De même, Amphitryon le déclare « innocent », et Thésée proteste : « Qui a donné jamais nom de crime à l’erreur ? » (V). Chez Nouvelon, il est dit « malheureux et non criminel », car « il ignore sa faute » (IV, 3). La question de responsabilité criminelle jouit en l’occurrence d’un long historique. Encore qu’il ne les acquitte pas tout à fait, Platon dicte, pour les criminels ayant agi dans l’inconscience, ou sous l’empire de la colère, mais sans intention délibérée de commettre une sanglante infraction, les « peines les plus douces » : « Dans le cas où quelqu’un tue de sa main un homme libre, si l’acte a été fait par colère, il nous faut commencer par distinguer deux espèces. Une action, en effet, est commise par colère chaque fois que, tout d’un coup, sans intention délibérée de tuer, on met à mort quelqu’un par coups ou autres violences de ce genre dans un assaut soudain, et que, sitôt la chose commise, vient le repentir. Une action est encore faite par colère toutes les fois que, outragé par des paroles injurieuses ou par des actes déshonorants, on poursuit sa vengeance, et finalement, on tue avec intention de tuer, sans que survienne aucun regret de ce qu’on a fait. Il faut donc poser, semble-t-il deux espèces de meurtres, l’un et L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 229 ensuite à reconnaître ce que l’on vient d’accomplir, cette reconnaissance a quelque chose d’horrible, et qui suscite même la compassion : telle est la leçon de la célèbre catharsis 31 dont la démence meurtrière d’Hercule fit les frais : « Quels cœurs si pleins d’inimité/ N’amolliront l’objet du désastre d’Alcide ? / Quelle âme aujourd’hui si stupide/ N’aurait de sentiment de crainte ou de pitié ? » (Nouvelon, H. f., IV, 3). Certes, par ailleurs, la démence du héros est dite, ça et là, chez Euripide (830-32 ; 1127 ; 1191 ; 1311-12 ; 1303-07) comme chez nous (Brisset, H.f., V ; Nouvelon, H.f., III, 4 ; IV, 3 ; V, 2 ), tributaire de la haine jalouse l’autre, en somme, faits par colère, et qu’on devrait plus justement qualifier, en quelque sorte, d’intermédiaires entre le volontaire et l’involontaire. Cependant chacune de ces deux espèces a ses ressemblances de l’un ou de l’autre côté. Celui qui garde sa colère, et non pas à l’improviste, tout d’un coup, mais de dessein prémédité, après un laps de temps, se venge, celui-là ressemble au meurtrier volontaire ; celui qui, au lieu de réserver sa colère, en use tout de suite, sur le champ, sans délibérer, ressemble à l’involontaire sans cependant être lui-même totalement un involontaire ; il ne fait que ressembler à l’involontaire. Aussi est-il difficile de caractériser les meurtres faits par colère ; de dire s’il faut les noter, dans la loi, comme volontaires ou, quelques-uns comme involontaires. Le mieux et le plus vrai serait de les ranger tous les deux dans la ressemblance, de les distinguer tous les deux par le délibéré ou l’indélibéré, et à ceux qui tuent par colère, mais délibérément, d’infliger les peines les plus graves ; à ceux qui agissent sans délibérer et tout d’un coup, les peines les plus douces ; car ce qui ressemble au plus grand méfait doit être puni gravement ; au plus petit, moins gravement [...] » (Lois, IX, 866 d - 867 c). Sur les différents tribunaux pour meurtres, volontaires ou involontaires, cf. Aristote, Constitution d’Athènes, LVII, 3-4 ; Politique, IV, xvi, 3 ; Démosthène, « Contre Aristocrate », 63-81 (in Plaidoyers politiques). Du reste, on sait qu’il y a lieu de distinguer, chez Platon comme chez Dracon, plusieurs cas d’excuse légale en fait d’homicide : meurtre involontaire, commis à la guerre ou aux jeux ; meurtre d’un voleur de nuit ; celui du coupable d’adultère pris en flagrant délit ; cas de « légitime défense ». Sur cette question, ainsi que sur celle fixant le degré de culpabilité en vertu de la loi naturelle, de la loi non écrite ou selon le caractère volontaire ou non, cf. Platon, Lois, 874 b ; Démosthène, qui cite précisément Dracon, « Contre Aristocrate », 53 ; Aristote, Rhétorique, I, 1373 b 1 sqq. Voir aussi notre article « Les principales catégories de crimes passibles de la peine capitale dans le droit attique au temps des orateurs », in Cahiers des études anciennes, XXXIII, 1997, p. 161-72. 31 Cela étant, le langage à double sens, l’illusion, les propos ou les sentiments empreints d’incohérence, enfin toutes les amphibologies qui voient le jour à la faveur précisément de cette inconscience sont propres à conférer une ironie tragique à des actes ou des paroles dont, non seulement le public, mais encore certains personnages perçoivent la juste portée. Sur cette question, voir A. Salmon, « L’ironie tragique dans l’exodos de l’Electre de Sophocle », in Études Classiques, t. XXIX, n o 3, 1961, p. 241-270. Essam Safty 230 d’Héra ; mais Euripide eut en outre le mérite, trait d’ingéniosité qui échappa à nos dramaturges, de porter son héros, qui avait lui-même dans un premier temps souscrit à cette explication traditionnelle (1301-10), à hisser aussitôt la réflexion au niveau universel : la haine d’Héra et les amours scandaleuses prêtées aux dieux étant de purs mensonges poétiques (1340-46) ainsi que le démontrera la rude polémique contre l’anthropomorphisme 32 , les récits fabuleux qui meublaient le drame sont au fond reflet des conceptions d’un âge révolu. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Euripide eut aussi l’adresse, non imitée chez nous, d’investir Lyssa d’une morale plus proche de la nôtre que celle d’Héra, puisqu’il la montre répugnant (849-54) à exécuter les ordres iniques et cruels de celle-ci. Du point de vue éthique encore, il est loisible aussi d’invoquer les ambivalences qu’implique la problématique du double 33 , laquelle problématique inscrit la figure d’Héraclès dans une logique de filiation qui, fort embrouillée (double père : Zeus et Amphitryon ; double mère : Héra et Alcmène ; double double : son jumeau Iphiclès et son cousin Eurysthée), est négation identitaire : ainsi s’explique en outre l’effondrement de la maison du héros : « Quand une famille est fondée sur une base mal assise, les enfants qui en proviennent doivent s’attendre au malheur » (1261-62). Mais, au fond, le véritable crime d’Héraclès n’est pas tant d’être le fruit des amours adultères de Zeus que d’avoir outrepassé, par sa grandeur 34 , les limites assignées aux hommes. Hors mesure, cette grandeur, qui se traduisit notamment et par la transgression des lois de la condition humaine lors de l’incursion triomphale dans le monde infernal et par une grande fermeté d’âme face aux durs arrêts du destin, brouille les catégories du divin et de l’humain 35 ; la folie et 32 Voir notre ouvrage La Psyché humaine : conceptions populaires, religieuses et philosophiques en Grèce, des origines à l’ancien stoïcisme, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 334-36. 33 Pour un exposé détaillé de ces ambivalences, voir E. Filhol, « Héracleiè Nosos. L’épilepsie d’Héraclès », in Revue de l’histoire des religions, 1989, vol. 206, n o 1, p. 3-20 ; Th. Papadopoulou, « Herakles and Hercules : the hero’s ambivalence in Euripides and Seneca », in Mnemosyne 57 (2004), p. 257-283 ; Heracles and Euripidean Tragedy, Cambridge University Press, 2005. 34 Nous souscrivons ici à l’avis de D.L. Pike qui, ayant écarté l’hypothèse de la force brutale qui serait à l’origine de l’épisode de folie, en vient à conclure : « The truth is that it is Heracles’ greatness, alone, which brings disaster upon him : he towers too high for divine liking, not because he is arrogant, hybristic, ambitious (he is none of those things in the play) but simply because he is great », « Hercules furens : some thoughts […] », art. cit., p. 4. 35 L’idée est clairement exprimée par Junon, qui reproche à Hercule d’avoir « [osé forcer] le palais ténébreux » : « les sépulcrales ombres/ Ont bel ores échappé de leurs cavernes sombres,/ Ores que de la Mort les cachots sont ouverts,/ Et du sacré L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 231 l’exhibition de preuves de fragilité de la condition humaine qui s’ensuivit sont donc rappel à l’ordre : « les dieux compteront pour rien, expliquait Iris chez Euripide, et la race mortelle aura la puissance, si Héraclès n’est point puni » (841-42) ; et nos dramaturges placeront dans la bouche de Junon de légères variantes de ce même rappel, où l’interventionnisme du divin reçoit sa justification métaphysique : « Pour nos palais astrés douloir il me faudrait : / Voyant que ce dompteur des plus bassesses contrées/ Voudra seigneurier nos maisons éthérées » (Brisset, I). Même crainte pour l’Héra de Nouvelon : « Si de son heureux sort la faveur persévère/ Sans doute il ravira le sceptre de son père : / Nous nous verrons forcés d’abandonner les cieux/ S’ils sont jamais ouverts à cet ambitieux » (III, 4). Aussi à cette annonce fatidique du sens véritable du drame dans le prologue chez Euripide : « Ne pas persévérer est d’un lâche » (106) répond en écho le héros qui sut triompher de l’aveugle hostilité du destin : « L’homme qui ne sait pas supporter l’adversité, ne serait pas non plus capable de tenir ferme devant l’arme d’un ennemi […]. Innombrables sont […] les épreuves dont j’ai goûté ; je n’en ai refusé aucune, mes yeux n’ont pas distillé de larmes […] il faut obéir en esclave au destin » (1349-56). Pythagoriciens et stoïciens se saisiront justement de cette figure idéalisée d’Héraclès pour illustrer leurs convictions doctrinales propres : suivis plus tard par les sophistes, qui parleront du choix éclairé d’Héraclès entre le travail pénible et la débauche 36 , les premiers, dont s’inspireront les Juste Lipse, les Montaigne, les Du Vair, les Charron, etc., y voyant le modèle parfait du héros stoïcien 37 , destin les secrets découverts » (Brisset, I). De semblables reproches ressortent aussi des chefs d’accusation formulés par la même Héra à l’encontre d’Héraclès chez Nouvelon : « Il triomphe de moi : du Couchant à l’Aurore/ On vante ses exploits, on le craint, on l’adore : / Le rivage des Morts l’ont vu victorieux : / Il ne lui manque plus qu’un rang parmi les dieux […]/ [il] semble n’aspirer dans ses projets divers/ Qu’à se voir seul un jour maître de l’Univers » (III, 4). 36 Voir sur ce thème V. Nikolaidou-Kyrianidou « Prodicos et Xénophon ou le choix d’Héraclès entre la tyrannie et la loyauté », in History AND Archeology : Proceedings of an International Symposium KEA-KYTH (June, 22-25, 1994), 1998, p. 81-98. Pour une vue d’ensemble de la question du choix d’Héraclès aux XVII e et XVIII e siècles en Europe, voir P.N. Miller, « Heracles at the Crossroads in the Seventeenth and Eighteenth Centuries : Neo-Stoicism Between Aristocratic and Commercial Society », in République des lettres, République des arts : mélanges offerts à M. Fumaroli, de l’Académie Française/ réunis et édités par Ch. Mouchel et C. Nativel, Genève, Droz, 2008, p. 167-192. 37 La gloire qu’il acquit en vertu de ses Douze Travaux accomplis en fit en effet le parangon même de la sagesse, tant d’ailleurs pour les stoïciens que pour les cyniques. Cf. Épictète, Entretiens. t. I, 6, 32-36 ; t. II, 16, 44 ; t. III, 22, 57 ; 24,13 ; 26, 31-32. Essam Safty 232 i.e. une sorte de juste souffrant, menèrent très tôt à Crotone leur combat de la vertu contre le vice, de l’effort pénible et prolongé ( πόνος ) 38 contre la mollesse ( τρυφή) en s’inspirant précisément des exploits et souffrances d’Héraclès dans la construction d’un genre de vie autour de vertus morales et politiques, comme le courage, la maîtrise de soi, l’austérité et la modération ; et les derniers, s’inspirant du progrès de la religion tant recherché par Euripide, répétaient à l’envi que la soumission aux lois d’une sagesse supérieure doit trouver son fondement religieux et métaphysique dans la conviction que les arrêts du Destin, appelé aussi Providence, sont irrévocablement fixés par toute une série de causalités impénétrables à l’entendement humain, et que le mieux est de les accepter sans récriminer contre la volonté divine 39 . Moins investi de ce dynamisme moral dans la tragédie baroque, Hercule obtempère plutôt aux supplications des siens, qui le détournent de ses velléités suicidaires en lui rappelant sa bravoure passée : « Debout et d’un courage en vous tant remarqué/ Repoussez le malheur dont vous êtes attaqué,/ Que si votre vertu en quelque haute emprise/ Fut requise jamais, elle est ici requise » (Brisset, H. f., V). De même, chez Nouvelon, il est tout aussi mû par les exhortations de son entourage : « Je sais bien qu’aujourd’hui l’excès de votre peine/ Veut une fermeté qui surpasse l’humaine : / Mais vous êtes Hercule : et le ciel contre vous/ Ne décoche qu’en vain les traits de son courroux » (H. f., sc. der.). Mais là n’est pas la moindre des imperfections dans la représentation de la légende du héros. Parallèlement aux quelques faiblesses et défauts déjà relevés çà et là dans les deux tragédies françaises, on ne saurait en effet se dissimuler l’affaissement imposé à la stature ontologique d’Hercule par la pièce de Nouvelon, dont l’économie ne ménage pas suffisamment la gravité du sujet. C’est ainsi que la peinture de l’insolence d’Hercule est incompatible avec l’idéalisation du personnage telle que l’entendait expressément l’antériorité des douze travaux par rapport à l’épisode de la folie. De même, son déguisement sous un « manteau rustique » et le fait de se tenir « caché quelque part » (III, 1) pour surprendre Lycos relèvent d’une esthétique, certes fort en vogue alors, mais mieux appropriée aux personnages d’une pastorale ; la quasi-absence de symptômes minutant les progrès de la démence marque un grave défaut de transition voire de liaison en vue de préparer le public à l’épisode de la perte de conscience ; la mise au récit, réduit d’ailleurs à quelques vers, des détails 38 Pour une réévaluation de la notion du travail, voir C. Jourdain-Annequin, « Héraclès, latris et doulos. Sur quelques aspects du travail dans le mythe héroïque », in Dialogues d’histoire ancienne, 1985, vol. 11, n o 1, p. 486-538. 39 Cf. Sénèque, Epist., 16, 5 ; 77, 12 ; De prov., V, 7-8 ; Épictète, Manuel, XXVI, XXXI ; Marc Aurèle, Pensées, II, 3 ; XII, 24, 1. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 233 de cet épisode aggrave ce même défaut, amoindrit et la porté cathartique de l’action et le pathétique de celle-ci ; l’absence, relevée d’ailleurs plus haut tant chez Nouvelon que chez Brisset, des deux ministres d’Héra, Lyssa et Iris, ravit aux poètes français l’occasion de formuler, ainsi que les y autorisait le modèle grec, une éthique de condamnation du polythéisme, laquelle éthique eût pu concourir à l’effort général de christianisation du Parnasse ainsi que le promulguaient déjà les polémiques religieuses au sortir de la conjuration d’Amboise (1560). Cela dit, si l’œuvre de Nouvelon est médiocre, elle n’est pas dénuée de mérite. En dépit de quelques contradictions internes et de remarquables faiblesses dans le maniement des péripéties, Nouvelon eut en effet le mérite d’être le seul dramaturge au XVII e siècle à proposer à ses contemporains une figure qui, à défaut d’être identique à sa contrepartie grecque, est bien plus relevée que les nombreuses imitations de l’Ercole amante. Cela dit, la tragédie de Brisset n’est pas exempte, elle non plus, de défauts. En dehors de l’acte premier, tout rempli d’invectives lancées à l’encontre de Jupiter par une Junon à la langue fort acerbe, qui évoque son époux assis « […] au milieu/ D’un sérail de putains » (I, 1), on pourrait notamment lui reprocher la lenteur du rythme, le ton oratoire et le rôle démesurément accordé à un chœur dont les stances ne commentent pas toujours les péripéties ni encore moins ne les annoncent : à l’aube d’un âge féru de mouvement, où par exemple un P. Matthieu donne au public, la même année, sa Clytemnestre pleine de tensions et de soubresauts, le statisme relatif de la pièce de Brisset semble prolonger hors saison la tragédie oratoire de la Renaissance. Il est remarquable toutefois de voir Brisset mettre sur scène, au lieu de reléguer au récit comme Nouvelon et en dépit du moule oratoire prêté à sa pièce, les détails des meurtres commis par Hercule sur la personne de sa famille (le troisième fils étant mort de peur comme chez Sénèque). La contradiction est apparente ; et elle s’explique aisément par les réticences ordinaires du début d’une ère qui apprend à secouer le joug des longs et interminables récits en faveur du spectacle. Inversement, la mise au récit du même épisode chez Nouvelon peut s’autoriser du progrès de plus en plus remarquable des règles de bienséance. Cela étant, les défauts de forme chez Brisset ne doivent pas, toutefois, faire oublier les grands mérites du fond. Il convient en effet de remarquer que ce dramaturge eut l’ingéniosité d’associer dans sa représentation d’Hercule rôle de héros civilisateur et éthique du labeur. C’est ainsi qu’il lui prête, dans la prière que celui-ci adresse à Jupiter, les vœux que voici : « Donne que par la paix par le monde établie/ Tout débat, toute discorde de notre âme s’oublie/ Que le fer des harnois et des dards meurtrisseurs/ Servent dorénavant aux rustiques labeurs/ Fait qu’on n’entende plus le cliquetis des armes,/ Des lances le froissis ni l’effroi des Essam Safty 234 alarmes » (IV). De même, la tragédie de Brisset révèle, trait d’esprit religieux à l’adresse d’un libertinage naissant, une grande intelligence de certaines convictions idéologiques en matière eschatologique : telle la description du royaume de Pluton : « Là, l’Horreur et la Mort et là le Deuil soucieux,/ Là la Douleur cuisante, avec la Maladie/ Là d’un froid paresseux la Vieillesse engourdie/ Là la Guerre implacable est cachée en un coin/ Ayant l’arme en tête et le fer dans le poing » (III). Cette description, qui se souvient d’ailleurs et de l’Hercules furens (686-96) et de l’Oedipus (582-94) de Sénèque, fait en effet partie des innombrables personnifications des désastres du genre humain telles que les évoquaient, pour les asservir à des fins morales, plus d’une œuvre ancienne 40 , d’Hésiode (Théog., 736-819) à Lucien 41 en passant par bien des auteurs d’inspiration néo-platonicienne et néo-pythagoricienne 42 . À cette description s’ajoute d’ailleurs en corollaire l’évocation par Brisset, conformément à une tradition posthomérique tendant à combattre le scepticisme philosophique 43 , de la question de rétribution dans l’au-delà, de celle des supplices des grands criminels ou encore des attributions propres des juges aux Enfers (III). * L’idée de la démission démoniaque de la volonté humaine face aux arrêts du destin et de la violence criminelle qui s’ensuit fut ainsi prétexte à l’illustration de force leçons, qui échappèrent en somme au regard critique des dix-septièmistes : au-delà du crime, du sensible, il existe des liens que permet de saisir une juste intelligence des conceptions qui les informent. En matière dramaturgique, où cette idée parut indissociable et de l’idéologie du temps et des principes constitutionnels de la fable, elle permit non seulement de maintenir l’intérêt de curiosité auprès du public, mais encore de dire le triomphe du destin sur l’homme, et ce, et en multipliant les preuves de l’ironie tragique, les marques d’inversement de valeurs et les procédés de théâtre dans le théâtre, et en nourrissant les concepts fondamentaux de reconnaissance, de faute tragique et de catharsis. En matière éthique et religieuse, cette même démission préluda à l’épurement en Grèce de la conscience collective en autorisant l’avènement d’une nouvelle ère 40 Cf. Virg., Én., VI, 273-81 ; Ov., Met., IV, 431 sqq. 41 Philops. s. incred., 24 sqq. De luctu, 1-10 ; Menip. s. Necyom, 9 sqq. ; Jup. confut., 17 sqq. 42 Plut. « De ser. num. vind. », XXII sqq. ; Sallust., De d. et mundo, XIX. 43 Pind., Ném., I, 10 et schol. ; « IX e Pyth. », 111 sqq. et schol. ; « II e Olymp. », 26-30 ; Eur., Or., 872 et schol. ; Héc., 886 et schol. ; Virg., Én., VI, 595 sqq. ; X, 497 ; Pausan., II, 19, 6 ; 20, 7 ; 21, 1-2 ; 25, 4 ; III, 12, 2 ; Prop., II, 1, 37 ; Diod., IV, 63 ; Plut., Thes., 35. L’ autre figure d’Héraclès dans la tragédie baroque 235 idéologique qui, soucieuse d’une morale religieuse éclairée, récusait, dans sa polémique contre l’anthropomorphisme, la traditionnelle peinture des passions scandaleuses des dieux : l’acte criminel n’est plus nécessairement tributaire de la haine jalouse de quelque divinité, mais de quelque faute tragique commise par le héros lui-même. C’est ainsi que la violence meurtrière consécutive au grave crime d’hybris, dont l’acception reste très vaste, peut s’expliquer, en outre, par la nécessité transcendante de signifier aux hommes les fâcheuses conséquences des transgressions opérées au sein des seuils dimensionnels délimitant leur conduite. Cela dit, l’idéalisation de la légende d’Hercule, qui avait permis de démontrer que la vertu est exigence éthique et conquête triomphale, quoique laborieuse, de soi-même en vue de fuir les tentations du vice, servit dans les cercles philosophiques et, chez les uns, à l’acceptation sereine des intempéries du sort, considérées comme entrant dans les vues de la Providence, et, chez les autres, à l’élaboration, suivie de la pratique, d’un mode de vie organisé autour de bon nombre de vertus morales et politiques. Il est regrettable que, nonobstant leurs nombreux emprunts à l’Antiquité païenne, l’humanisme dévot, ni encore moins les dramaturges baroques n’aient su tirer suffisamment parti des riches enseignements consignés dans la légende de l’Hercule furieux. Sans doute les conventions et le goût de l’époque, qui avaient alors force de loi, sont-ils tributaires de cet entendement nuageux ou partiel qui empêcha de saisir l’intelligible au-delà du spectaculaire. COMPTES RENDUS PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Federico Corradi : Immagini dell’autore nell’opera di La Fontaine. Pisa : Pacini, 2009 (« Saggi critici »). 203 p. Federico Corradi, ancien élève de Francesco Orlando et Docteur de La Sapienza - Università di Roma, est un chercheur actif surtout dans le domaine du classicisme français, auquel il a consacré plusieurs articles, mais ses travaux incluent également des recherches sur la littérature contemporaine, notamment sur les écrits de Gérard Macé. Le présent essai, fruit d’une réflexion mûre et d’une analyse raffinée, s’interroge sur les différents « traits » constituant l’image de La Fontaine telle qu’elle est inscrite dans ses créations littéraires. Les lectures proposées, tout en situant le texte au centre de la réflexion, s’appuient sur une bibliographie critique extrêmement riche, dont l’auteur rend compte dans l’appareil de notes. La méthodologie adoptée, qui est exposée à chaque étape, est en grande partie originale, même si elle se base sur une tradition d’études variées et diversifiées. Les études consultées, qui vont de Starobinski à Orlando, de Lapp à Dandrey, sont réélaborées de manière à créer un système d’analyse souple, efficace et multidimensionnel. L’étude de Corradi s’ouvre sur une réflexion concernant l’image que l’auteur des Fables a léguée à la postérité, correspondant notamment à la figure du bonhomme, qui a pris progressivement des proportions que l’on pourrait définir comme mythologiques. Bien avant notre époque, d’une manière émotive et très peu scientifique, Alphonse de Lamartine avait déjà entrevu le lien existant entre l’image de La Fontaine et l’œuvre majeure du fabuliste français. Toutefois, dans sa lecture des Fables, Lamartine renverse le mythe du bonhomme et le décrit en termes péjoratifs. Dans un article publié en 1850 sur Le Conseiller du peuple, il exprimait sa répugnance pour la philosophie « dure et froide », voire « cynique » des Fables de La Fontaine et son dédain pour l’œuvre se traduisait rapidement en une sorte de mépris pour l’auteur, pour sa « fausse » bonhomie (« Comment le livre serait-il bon ? l’homme ne l’était pas »). La réflexion de Lamartine, qui naît d’un souvenir d’enfance (il était contraint d’apprendre les Fables par cœur), n’est que la confirmation de la présence de La Fontaine au sein de ses propres créations littéraires ou, du moins, du retour constant de ses images. Cette version négative du mythe du bonhomme, que nous citons à titre d’exemple, semble annoncer certains aspects de l’écriture de La Fontaine que Corradi a magistralement décrits dans son ouvrage. Le « charme » (Corradi, p. 9) qui émane de l’œuvre de La Fontaine, ainsi que la répugnance exprimée par Lamartine, qui en constitue le pendant, ne sont que l’effet produit par les différents textes qui renvoient et recomposent son image. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 240 Le point de départ de l’étude de Corradi est justement la constatation de cette présence qui se manifeste (de manière tantôt explicite, tantôt implicite) dans tout le macrotexte de La Fontaine. Dans cette recherche de l’image de l’auteur, Corradi s’appuie avant tout sur un essai de John Lapp, qui avait présenté le rapport de l’auteur à son œuvre en termes de « négligence », c’est-à-dire d’irresponsabilité, spontanéité et consubstantialité, mais qui s’était arrêté essentiellement à l’analyse des Contes (The Esthetics of Negligence : La Fontaine’s Contes, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1971). Corradi reprend chez Lapp cette idée de négligence, considérée d’un point de vue thématique et stylistique ; il peut donc amorcer l’examen de l’œuvre de La Fontaine, selon une approche à la fois « thématique » et « pragmatique » (p. 10), à la lumière de son rapport avec l’esthétique de la négligence et essayer de tracer un profil complet du fabuliste en tant que negligent writer. La première partie de son travail (L’immagine dell’autore tra « negligenza » e logica dei generi) est donc consacrée à l’étude de l’œuvre de La Fontaine dans son ensemble et aborde ce vaste corpus comme « un macrotexte unique et démesuré ». Dans la première étape de son étude, l’auteur propose une analyse de l’idée de négligence en la situant dans la tradition plus vaste de la doctrine platonicienne et néoplatonicienne, ainsi que dans les réflexions sur la mélancolie et son rapport avec la poiesis dans l’histoire de la médecine. L’idée d’irresponsabilité de l’auteur trouverait son fondement dans l’Ion de Platon, où la création poétique est décrite comme l’effet d’un délire sacré, comme le produit d’une inspiration divine. La réflexion s’articule ensuite autour du rapport de l’écriture à la melancholìa, décrite dans le Problème XXX comme un facteur physiologique, involontaire et interne à l’individu : l’homme serait ainsi déresponsabilisé dans sa création poétique, puisque cette dernière n’est que l’effet d’une pulsion corporelle. Corradi présente finalement la « philosophie de la gaité lucide » (Dandrey), réponse lafontanienne au caractère « dangereux » et « dysphorique » de l’humeur saturnine, propre de la vision ficinienne de la mélancolie. A ce propos, l’auteur parle d’une véritable « conception hédoniste du savoir, de la connaissance et de l’écriture », qui constitue un trait d’union fondamental entre La Fontaine et les deux grands auteurs du siècle précédent. Il retrace par la suite l’évolution du statut de l’auteur entre le XVI e et le XVII e siècle, où la négligence représente un élément de continuité, une sorte d’héritage que Rabelais et Montaigne ont légué aux écrivains du XVII e siècle. Corradi souligne enfin le rapport qui lie l’idéal montaignien de l’« homme savant » à la figure de l’« honnête homme » propre de l’univers littéraire du Grand Siècle. Comptes rendus 241 Chez Rabelais et Montaigne, la consubstantialité entre l’auteur et son œuvre atteint le degré maximal de liberté ; l’écrivain du Grand Siècle doit en revanche faire face à un système esthétique normatif qui proscrit de la littérature toute manifestation de l’amour propre. A travers la lecture du Discours sur les œuvres de Monsieur Sarasin de Paul Pellison, Corradi met en relief les éléments de discontinuité par rapport à la tradition précédente. Il souligne la présence d’une « double interdiction », éthique et esthétique (p. 32), s’imposant en France avec l’avènement du classicisme : la subjectivité de l’auteur doit être soumise à une véritable censure, qui implique une « adhésion forcée à l’ethos galant » (p. 38), à la logique des genres littéraires ainsi qu’aux attentes du public. La polygraphie semble être alors un choix obligé, le seul choix possible pour l’écrivain du Grand Siècle. Corradi problématise la question de la présence de la « persona » de l’auteur dans ses écrits, par rapport à l’idée de consubstantialité, propre des écrivains du siècle précédent, et aux contraintes liées au statut de l’auteur dans la littérature du Grand Siècle : le résultat de cette « double postulation » (p. 45) serait donc une unité profonde, inhérente au génie, fondée sur une « manière et un ethos » très reconnaissables (p. 39), opposée à une force centrifuge qui fragmente l’œuvre littéraire en une multitude de genres et de styles extrêmement diversifiés. La seconde partie de cette étude (I Quattro volti di La Fontaine) s’attache aux manifestations et aux modes de la présence de l’auteur dans quatre œuvres majeures de La Fontaine, le Songe de Veau, Les Amours de Psyché, les Contes et les Fables, pour explorer et exposer les différents « visages » de La Fontaine tels qu’ils apparaissent en filigrane dans ses textes. La tradition littéraire du songe, qui appartient à un genre flou et dont le classement résulte particulièrement complexe, le fait que le Songe de Veau soit le résultat du remaniement d’un ensemble de fragments antérieurs, n’ont pas suffi à l’exclure du corpus analysé. Le Songe, qui offre l’exemple d’une conception de l’écriture qu’on pourrait définir « artisanale » (p. 94), pose de manière explicite la relation de l’auteur-narrateur à son œuvre par rapport à la question de l’inspiration poétique. L’entrée en fiction est lentement préparée à partir du paratexte et se fonde sur une pluralité de niveaux narratifs qui explicitent la dimension artificielle de l’œuvre, que l’auteur peut gérer volontairement. La condition du songe, « un des avatars de l’esthétique de la négligence » (p. 97), est en revanche « subie » par Acante, véritable projection du poète, qui devient une sorte d’incarnation du negligent writer. La reprise et la parodie de nombreux clichés littéraires, qui n’est qu’amorcée dans le Songe, constitue, dans les Amours de Psyché, le centre d’une réflexion esthétique qui s’exprime souvent par la dénonciation explicite de certains topoi narratifs et stylistiques de la part d’un narrateur dont PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 242 les interventions sont très fréquentes. Dans les Amours, l’écriture négligente se manifeste en outre dans l’esthétique de la conversation, qui se traduit en une errance dirigée uniquement par le plaisir. Ce texte peut être lu comme un véritable « hymne » à la volupté, qui est ici présentée comme un « simulacre mouvant » dont le désir n’est jamais « entièrement rassasié » (p. 130). Les interventions du narrateur deviennent encore plus fréquentes et nombreuses dans les Contes : l’auteur y montre une idéologie libertine ambiguë, qu’il affirme et renie sans cesse. La Fontaine semble ici reprendre une sorte de naturalisme aristocratique, typique du théâtre de Molière, qui condamne et stigmatise la morale de l’éducation bourgeoise. De toute façon, cette reprise n’est qu’apparente, car La Fontaine s’en sert pour la détourner et pour en tirer ainsi une sorte de libertinisme jubilant qui demeure toutefois confiné à l’intérieur des frontières de l’espace textuel. La mélancolie est complètement bannie de l’univers des Contes, qui se signalent par une véritable apothéose de la gaieté. Comme en témoigne l’analyse de Les Troqueurs et de La Fiancée du roi de Garbe, les Contes sont essentiellement l’expression d’une littérature « de pure évasion », où la parodie des genres fait en sorte que l’intérêt se déplace des contenus présentés au jeu linguistique et métalittéraire qui les exprime (p. 158). A cette doctrine du plaisir, compacte et si bien définie dans les Contes, correspond l’idéologie éclectique et fragmentée des Fables, qui nous proposent l’image d’un La Fontaine moraliste. L’analyse de Corradi s’amorce par une réflexion sur la question de l’amour propre, qu’il développe à travers la lecture de plusieurs échantillons tirés des livres des Fables. Cet examen implique une comparaison entre la pensée de La Fontaine et la morale radicalement pessimiste des Maximes de La Rochefoucauld. La question de l’amour propre devient fondamentale si l’on essaye de définir le rapport de La Fontaine à son public : pour faire en sorte que les messages de ses apologues soient bien reçus, l’auteur met en œuvre toute une série de procédés rhétoriques qui sont voués à la séduction du lecteur. En ce qui concerne l’image de l’auteur, l’ensemble des Fables nous donne une idée assez complète de la pluralité des formes que l’ethos du poète peut adopter pour se manifester. L’image de lui-même qu’il nous propose dans son œuvre est toujours filtrée par celle des personnages dans lesquels l’auteur se projette. La « voix » (p. 191) de l’auteur, toujours présente au sein de son œuvre, est le plus souvent transmise par l’intermédiaire d’un personnage ou d’un narrateur hétérodiégétique. Elle ne se manifeste de manière directe et explicite que par des émissions intermittentes. Le tissu embrouillé et mouvant propre des Fables renvoie donc une image complexe et composite du « poète-psychagogue » que l’étude de Corradi a su relever. Comptes rendus 243 Lamartine avait formulé sa théorie de la fable en opposant à la « simplicité » du récit indien la « fausse naïveté » des œuvres de La Fontaine, ce dernier ayant à son avis « dépoétisé le cœur de sa nation ». Pour écrire des fables - argumente le poète - il suffit d’avoir « un esprit très ingénieux », paré d’une « fausse bonhomie » : le produit de l’écriture sera donc une « littérature falsifiée et puérile ». Le réquisitoire de Lamartine se poursuit avec une violente condamnation de ce « Diogène licencieux des poètes », démiurge d’une poésie tout à fait dépourvue de musicalité : « à l'exception de quelques vers heureux et proverbiaux épars çà et là dans deux gros volumes de négligences, sa versification est sans couleur et surtout sans harmonie » (Civilisateurs et conquérants, 1864). Ce jugement négatif et tranchant de l’auteur des Méditations Poétiques contient, sous une forme encore embryonnaire, une première formulation de l’esthétique de la négligence lafontainienne, dont la présente étude offre une définition bien plus cohérente. Derrière l’accusation de « fausse naïveté » on peut reconnaître à la fois cette conception artisanale de l’écriture qui consiste à mettre en jeu certains éléments de la tradition littéraire, tout en en dénonçant le caractère conventionnel, et la mimesis du naturel de la conversation mondaine, reproduite artificiellement dans l’ouvroir du poète. Lamartine nous offre enfin une lecture personnelle de cet épicurisme « mondain et anacréontique » (Darmon) qui caractérise la production de cet auteur, de son « ‘‘idéologie’’ mouvante et insaisissable » (p. 47), que Corradi a su montrer par une mise en perspective originale de l’œuvre de La Fontaine et de ses enjeux éthiques et esthétiques. Le travail de Federico Corradi, qui se signale avant tout par l’ampleur et la finesse des analyses textuelles, utilise des instruments méthodologiques solides, grâce auxquels l’auteur nous propose non seulement une étude méticuleuse de l’image de La Fontaine telle qu’elle se reflète dans son œuvre, mais aussi une lecture pénétrante et convaincante du macrotexte lafontainien dans son ensemble. Vincenzo De Santis Giambattista Gori (éd.) : René Descartes, Discorso del metodo, traduzione di Monica Barsi e Alessandra Preda. Milano : Rizzoli, 2010 (Classici del Pensiero). XL-183 p. En 1755, peu avant son départ pour la Suisse, Fortunato Bartolomeo De Felice publie à Naples la Dissertazione del sig. Renato Des Cartes sul metodo di ben condurre la sua ragione e di cercare la verità nelle scienze (la traduction PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 244 suit tantôt le texte français, tantôt la version latine), intégrée dans un volume qui réunit certains des textes fondateurs de l’histoire des idées du XVII e et du XVIII e siècle. Ce recueil au titre presque rousseauiste, Scelta de’ migliori opuscoli… d’Europa concernenti le scienze e le arti che la vita umana interessano, qui a récemment fait l’objet d’une édition anastatique dans un volume dirigé par M. Torrini (Napoli, Ist. Suor Orsola Benincasa, 2002), contient donc la première traduction italienne du Discours de la méthode. Si les idées et la philosophie de Descartes étaient tout à fait connues en Italie surtout par le biais de la traduction latine, c’est grâce à ce négociantphysicien que le bon sens cartésien, sous le nom de « buona mente » (p. 95 de l’édition originale), fait son entrée officielle dans la langue italienne. Il s’agit d’une traduction accompagnée de commentaires érudits (repris essentiellement de Brucker et Baillet) et destinée à un public cultivé. Plus de deux siècles nous séparent de cette première traduction du Discours (et presque quatre de sa publication à Leyden en 1637) et les écrits de Descartes ont continué d’être lus et appréciés par plusieurs générations au fil des époques. Le recueil des Opere metafisiche scelte di Renato Cartesio volgarizzate (Pavia, Capelli, Collezione dei Classici metafisici, 1818), en deux volumes, version anonyme attribuée à Defendente Sacchi, témoigne d’ailleurs de la fortune de Descartes en Italie au XIX e siècle, mais c’est au XX e et au XXI e siècle que le nombre de traductions des œuvres du philosophe a augmenté de manière significative. Cette nouvelle traduction publiée chez Rizzoli dans la collection « Classici del pensiero » naît de la collaboration d’un spécialiste d’histoire de la philosophie moderne, le professeur Giambattista Gori, et de deux spécialistes de langue et littérature française, les professeurs Monica Barsi et Alessandra Preda, tous les trois appartenant à l’Université de Milan. Le livre propose une traduction accompagnée du texte français et complétée par un appareil de notes et de commentaires synthétiques qui représentent un bon point de départ pour ceux qui commencent à aborder la pensée cartésienne, mais qui fournissent également une mise au point utile pour des lecteurs moins inexperts. Le volume se compose d’une préface, réalisée par Gori (p. I-XX), qui expose les aspects essentiels de la philosophie du Discours par rapport aux contenus de la pensée cartésienne dans son ensemble et propose un bilan critique de principales études consacrées à l’auteur des Meditationes, ainsi qu’une histoire abrégée de la réception du Discours en Europe. Descartes a choisi de « parler de la méthode par le biais du récit de son propre chemin » de façon à ce que « le chemin et la méthode finissent par coïncider » (Gori, p. XI) : l’introduction est donc suivie d’une chronologie (p. XXI-XXXI) qui met en relation les traits autobiographiques de la « fable » du Discours avec les événements les plus importants de la vie de l’auteur et Comptes rendus 245 la création de ses autres ouvrages. Gori met en relief le goût typiquement « épique » de certains passages, tout en soulignant que « les effets de la narration sont toujours soumis à la communication de vérités importantes, à l’exposition des fondements de la philosophie », ainsi qu’à « l’annonce d’un vaste programme de recherche scientifique » (p. XII). Cette introduction, qui ne néglige pas l’histoire éditoriale et la genèse du texte, est enfin complétée par une bibliographie synthétique (p. XXXIII-XXXVIII). Le Discours de la méthode, conçu d’abord comme une préface pour les Essais, qui étaient censés représenter « la preuve de sa validité » (p. XIV), a gagné dans la tradition occidentale une progressive autonomie qui l’a rendu une sorte de summa de la pensée cartésienne : les étapes de la diffusion du texte et les différents regards jetés sur le Discours au fil des siècles sont sobrement décrits dans la première partie de l’introduction. Les notes et les commentaires explicitent les passages les plus obscurs et rendent compte des principales influences de la tradition, représentée notamment par Montaigne, tout en soulignant les points de divergence. Le Discours de la méthode marque une rupture fondamentale dans l’histoire de la philosophie occidentale : la remise en cause de la tradition et des connaissances liées à la formation de l’auteur étant le point de départ de la réflexion cartésienne, la reconstruction et l’explicitation des références textuelles à la tradition scientifique et philosophique occupent une place de choix dans les commentaires. Les notes proposent également une analyse succincte des dispositifs rhétoriques auxquels le philosophe a eu recours dans les différentes étapes de sa démonstration. En ce qui concerne la traduction, il faut avant tout signaler qu’il s’agit d’une des très peu nombreuses versions reproduisant également le texte français. A l’exception d’une édition commentée dirigée par D. Monda en 2007 (Discorso sul metodo per dirigere bene la propria ragione e cercare la verità nelle scienze, introduzione di E. Frigieri ; traduzione e note di Riccardo Campi, con un saggio di Emile Faguet, Siena, Barbera, 2007), qui propose la version française à la fin du volume, et du travail de E. Scribano, qui traduit intégralement le commentaire de Gilson, republie l’édition Adam-Tannery en regard de la page et la traduction latine en appendice (Discorso sul metodo, commentato da Etienne Gilson, a cura di Emanuela Scribano, testo del Discours a fronte, versione latina in appendice, Cinisello Balsamo, San Paolo, 2003), la plupart des traductions publiaient uniquement la version italienne. Tout en introduisant des éléments de nouveauté que nous signalerons par la suite, cette dernière traduction s’insère effectivement dans une tradition d’études bien consolidée en Italie. Après l’édition de Cousin, mais surtout après l’édition Adam-Tannery des Œuvres Complètes, les traductions italiennes et les éditions commentées du Discours de la méthode se sont multipliées : entre 1911 et 1912, nous comptons jusqu’à trois publications dépendant de trois projets tout à fait PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 246 autonomes. La première, réalisée par M. Crimi (Assisi, Tipografia Metastasio, 1911) est suivie par deux autres chez Laterza, l’une est due aux soins du philosophe Adriano Tilgher, sollicitée par Benedetto Croce en 1909, parue dans la collection « Classici della Filosofia » (Discorso sul metodo e meditazioni filosofiche, 2 vol, Bari, Laterza e figli, 1912-1913) et republiée à plusieurs reprises, l’autre est une édition scolaire avec un commentaire de Giovanni Saitta. Une traduction par E. Carrara, reprenant le commentaire de Gilson, paraît en outre en 1932 (Firenze, La Nuova Italia). Néanmoins, les deux traductions les plus connues du Discours parues au XX e siècle (citées également dans la bibliographie de Gori) sont celle de Maria Garin, publiée pour la première fois chez Laterza en 1986 (republiée en 2004, p. 289-392), dans le premier volume des Opere Filosofiche, dirigée par Eugenio Garin, contenant des versions issues d’une édition précédente, qui remplace la vieille traduction du Discours de Carlini, jugée « fidèle mais non littérale » (Laterza, 1963), et la célèbre édition UTET, dirigée par Ettore Lojacono (R. Descartes, Discorso sul metodo, in Opere scientifiche, E. Lojacono, Torino, Utet, 1983, vol. 2, p. 113-173), cette dernière étant la première traduction italienne à réunir le texte du Discours et celui des trois Essais (Dioptrique, Météores, Géométrie). Le trait d’union entre ces différentes traductions est avant tout constitué par l’adoption de la même édition française de référence : tout en confrontant le texte avec l’editio princeps, les traductions ont été faites pour la plupart à partir de l’édition Adam-Tannery (vol. 6, p. 1-78), alors que les éditeurs de ce volume ont opté pour une édition plus récente. Cette nouvelle version Rizzoli adopte et reproduit en regard de la page le texte établi par Ferdinand Alquié (R. Descartes, Œuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par F. Alquié, Paris, Garnier, 1963, tome I 1618-1637, p. 567-650), qui modernise et normalise « l’orthographe flottante » de Descartes (Alquié, p. 3), en offrant ainsi un texte d’un haut degré de lisibilité. En revanche, la nouvelle « édition de référence » (Gori, p. XXXIII), parue sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner dans le troisième volume des Œuvres Complètes (Paris, Gallimard, 2009), publiée en concomitance avec cette édition bilingue, n’a pu être utilisée qu’en mesure minimale. Les principes qui ont dirigé ce travail, résumés dans une note à la traduction (Barsi-Preda p. IXL-XL), se fondent sur un respect presque bermanien du corps du texte, une recherche de fidélité maximale à la « rigueur exemplaire d’exposition et d’argumentation » (Barsi-Preda p. XL) caractérisant le tissu linguistique et rhétorique du Discours. D’un point de vue syntaxique, les traductrices ont essayé de suivre la structure phrastique de l’original : les périodes complexes, les incises et les constructions hypotaxiques n’ont été simplifiées que lorsqu’elles nuisaient sensiblement à la lisibilité. Le but de cette traduction a donc été de respecter le « rythme » de la prose cartésienne, consi- Comptes rendus 247 déré à la fois comme une véritable « contrainte stylistique » (p. XL) et comme un instrument propre aux démarches de la démonstration. En ce qui concerne le vocabulaire, une attention toute particulière a été consacrée à la variation diachronique et à l’évolution qu’a subi le lexique français de Descartes à nos jours, de façon à éviter de possibles « fausses associations » et offrir ainsi une traduction fidèle au corps et à l’esprit du texte. Comme déjà Garin et Lojacono (mais aussi, à sa manière, De Felice) le texte français a été confronté avec la traduction latine réalisée par Etienne de Courcelles, publiée à Amsterdam en 1644, que Descartes avait revue et approuvée. Cette confrontation a donc permis de rendre correctement certains termes au spectre sémantique particulièrement large ou dont il n’y avait pas d’équivalent exact en italien : les traductrices évoquent, à titre d’exemple, le terme esprit, dont la polysémie impose une traduction différenciée sur la base du contexte, qui pourrait donner lieu à des équivalents tels mente, ingegno ou même spirito. En des cas pareils, le texte latin a représenté un outil fondamental pour la désambiguïsation. Ce respect maximal de la forme a eu sans doute un certain poids dans la traduction du titre : comme déjà Lantrua en 1926 (Il discorso del metodo, nuova traduzione italiana con introduzione e commento analitico di Antonio Lantrua, Torino, Soc. Edit. Tip. Internazionale, 1926), les éditeurs ont traduit le français « de la méthode » par un calque, « del metodo », en s’éloignant ainsi du choix de la forme « sul metodo », qui avait caractérisé la plupart des traductions italiennes précédentes. Ce changement de préposition n’est pas uniquement motivé par une recherche de fidélité à l’original, mais il fait allusion à une tradition précédente : l’emploi de la préposition « di » après le terme « discorso » était effectivement assez répandu en italien, comme en témoigne le Discorso della gelosia di Torquato Tasso, cité par les éditeurs (p. 7n). Cette attention au titre implique déjà au niveau implicite une réflexion sur le discours en tant que genre littéraire. Le genre du discours permettait effectivement « d’exposer un sujet sans le traiter de manière exhaustive » (p.7n) et Descartes présente d’ailleurs son œuvre comme une « histoire », une « fable » : le « dessein » du philosophe n’étant pas « d'enseigner… la méthode que chacun doit suivre pour bien se conduire » mais plutôt de « faire voir en quelle sorte [il a] tâché de conduire la [sienne] » (I, p. 14), le Discours serait ainsi la typologie textuelle se prêtant mieux à cette démarche. Le choix de la première personne est donc une marque de cette finalité à la fois discursive, narrative et démonstrative qui prend les distances du style monolithique du traité en faveur d’une esthétique presque dialogique finalisée à éveiller l’esprit critique du lecteur. Plus de trois siècles nous séparent de la publication du Discours, et cette dernière traduction commentée est avant tout une nouvelle preuve de la vitalité de la pensée cartésienne, de l’intérêt que ce texte, véritable « récit PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 248 d’une aventure intellectuelle », comme l’a défini Giovanni Macchia, n’arrête pas de susciter chez les lecteurs les plus différents. Vincenzo De Santis Marc Hersant : Le discours de vérité dans les mémoires du duc de Saint- Simon. Paris : Champion, 2009. 944 p. A tout seigneur tout honneur : Saint-Simon a enfin trouvé un lecteur à sa taille. Dans sa monumentale étude sur cet auteur (938 pages, avec les notes), Marc Hersant lit son œuvre avec une ténacité, un esprit et une ampleur tout saint-simoniens. Qui plus est, il replace le mémorialiste dans son milieu naturel, l’historiographie, admirant chez lui cela même pour quoi il aurait voulu l’être : son amour passionné de la vérité. Courageusement, Hersant - lui-même un « littéraire » prend ainsi le contrepied de tout un versant critique tracé par Yves Coirault, qui voit dans les Mémoires de Saint-Simon un chef d’œuvre de style, le produit d’une « optique » littéraire ou romanesque. Hersant, pour sa part, juge que le souci qui les anime n’est pas le beau, mais le vrai (31), leur refuse « absolument tout statut littéraire, et plaide en faveur de leur intégration globale à l’histoire » (129). Retraçant leur historique, il relève que Saint-Simon fut d’abord aimé malgré son style, pour la « curiosité » de ses anecdotes, puis érigé en « peintre » remarquable de la comédie humaine par la critique littéraire du XIX e siècle qui le comparait, anachroniquement, aux romanciers réalistes, mais le déclarait inférieur et même faux comme historien. S’insurgeant contre une telle « récupération », Hersant récuse toute lecture basée sur des critères strictement littéraires ou sur des extraits d’anthologie, choisis pour leur style. Il considère l’œuvre de Saint-Simon en son entiéreté, comparant parfois ses Mémoires à des textes moins connus, ne négligeant aucun critère pertinent à l’historiographie. Sa lecture a le mérite de rester concrète, tout en se plaçant dans un débat informé par des historiens du XVII e siècle (de La Popelinière à La Mothe Le Vayer, Lenglet du Fresnoy ou Bossuet), aussi bien que par des théoriciens contemporains en histoire ou littérature, tels Hayden White, Reinhart Koselleck, Paul Ricœur, Carlo Ginzburg, ou Käte Hamburger, entre maints autres. Une telle perspective lui permet d’exprimer des thèses osées et parfois stimulantes, non seulement sur l’œuvre de Saint-Simon, mais sur des notions plus générales, comme la littérarité (à laquelle il dénie toute utilité), l’autobiographie (dont il affirme qu’elle « n’est pas un genre littéraire », p. 354), ou sur certains présupposés Comptes rendus 249 de la critique postmoderne (qu’il critique impitoyablement). Sa discussion situe fermement le genre des mémoires dans le domaine du vrai et non du discours ou de l’art, sans leur dénier des qualités esthétiques, mais subordonnées et agençées aux valeurs d’information, de précision, et de véridicité. Il juge en conséquent que Saint-Simon est « le très grand historien français de l’époque « moderne », peut-être bien au-dessus d’un Voltaire, si on envisage l’histoire comme création autant que comme conception » (111). Le livre se divise en trois parties. La première met en lumière l’aspect passionnel, obsessionnel, du rapport de Saint-Simon à la vérité (Hersant note que ce terme apparaît presqu’à chaque page des Mémoires, désignés par leur auteur comme « un miroir de vérité »). Y sont passées en revue certaines images récurrentes dans l’historiographie de son époque, exacerbées dans son texte : la vérité y est présentée comme « une maîtresse » qui « fait parler » son docile serviteur et qui exige son entier sacrifice, comme ce qui est « invraisemblable et pourtant vrai ». C’est elle seule et non ce que les critiques ont appelée sa « tentation romanesque » qui explique le goût de Saint-Simon pour tout ce qui est curieux ou singulier. Hersant relève avec acuité la « dimension aristocratique » (197) du discours de vérité saintsimonien qui est garanti par son honneur et entièrement soumis à l’autorité du père. Par ailleurs, note-t-il, la frénésie de convaincre le lecteur, au lieu de créer un pont avec lui, l’anéantit en quelque sorte par une parole qui, dans un paroxysme de solitude, « se montre » à lui, sans lui parler (156). Dans une conclusion forte et juste, Hersant affirme : « c’est la mort, elle seule, qui permet à la vérité des Mémoires d’exister socialement dans un futur dont l’auteur dit souverainement : ‘comme je n’en verrai rien, peu importe’ » (282). Après avoir mis en lumière cette « folie de la vérité, » une deuxième partie du livre se penche sur « sa raison », autrement dit sur les choix conscients de Saint-Simon en tant qu’historien, choix qu’il ne mentionne le plus souvent qu’en passant, mais qui se révèlent lors d’une lecture patiente de la totalité de son œuvre. Il s’agit, entre autre, du rapport à certaines catégories historiographiques fondamentales, telles que la chronologie, les sources, le débat avec d’autres historiens, la continuité du récit, la causalité en histoire, etc. Estimant que les Mémoires sont une œuvre méthodique, dont l’auteur est « de tous les mémorialistes de renom, […] le plus rigoureux » (290), il lit leur texte à la lumière de critères historiographiques : ainsi, il rappelle que toute histoire, dans la mesure où elle sort de la stricte chronologie, s’insère dans une logique narrative et devient, pour une part, fictionnalisée (301). Saint-Simon, à cet égard, garde soigneusement un équilibre, évitant tout autant la fade chronique que PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 250 « l’histoire roman » avec sa logique narrative propre. Hersant souligne la logique « informative » de son texte, l’immense structure sérielle qui lui permet de ressusciter un monde mieux que tout récit fermé (344), son engagement constant avec les savoirs historiques (ce qui le distingue de la fiction qui, elle, crée son monde représenté), son conflit latent ou déclaré avec d’autres textes (qui habite tout discours d’historien), enfin le fait qu’il dépasse la position de pur témoin qui est celle des mémorialistes, et revendique sa participation à l’écriture collective qu’est essentiellement celle de l’histoire. Tous ces traits chez Saint-Simon, de même que sa pratique de présenter des textes copiés (par exemple les mémoires diplomatiques du ministre Torcy) témoignent de son indifférence totale à toute exigence d’originalité esthétique ou artistique, ou même de simple cohérence de style, et prouvent qu’il attache une importance absolue à la valeur historique de ses Mémoires. Hersant précise que la vérité que le mémorialiste recherche n’est pas d’ordre psychologique ni métaphysique, mais bien celle des faits exacts et garantis par la crédibilité de ses sources. C’est ainsi cette vérité qui le pousse à rapporter pour les événements racontés tant de causes directes et accessoires que leur prolifération et leur enchevêtrement « sont poussés jusqu’à la dissolution presque complète de l’idée traditionnelle de causalité » (424). Enfin, Hersant souligne avec justesse que le conflit que Saint-Simon ressent entre « la vérité des pères », c’est-à-dire le discours fondé sur la seule autorité de celui qui le profère, et la vérité qui est le fruit du travail et de la science (496) le place au cœur des débats des historiens des Lumières, malgré sa volonté entière de se soumettre à la première, comme l’illustrent plaisamment certaines anecdotes des Mémoires. Une troisième et dernière partie de l’étude suit chez Saint-Simon « les traces formelles du souci de vérité, » autrement dit la résistance de son écriture à des modèles littéraires ou fictionnels, illustrée notamment par son utilisation de divers types de discours historiques, tels que les anecdotes, les généalogies, les récits de guerre, ou les portraits. Hersant invoque, parfois de manière critique, des théoriciens littéraires comme Gérard Genette ou Käte Hamburger, pour conclure à « l’impossibilité du récit historique de se laisser complètement absorber par des moules narratifs préexistants » ou de se « fondre dans l’unité d’un style ou d’une forme » (533). L’opposition qu’il emprunte à Harald Weinrich entre « la tension du monde commenté » et « la détente du monde raconté » me semble particulièrement fructueuse puisqu’elle lui permet de catégoriser le texte des Mémoires « selon le degré de tension de sa confrontation à la question de la vérité » (535). Ainsi, lorsque Saint-Simon rapporte des nouvelles, en journaliste, ou qu’il décrit des cérémonies qui se déroulent de manière prévue, il est le plus détendu, ce qui résulte en « degré zéro de présence » et produit des textes considérés Comptes rendus 251 moins intéressants par les critiques littéraires et souvent omis des anthologies. La sphère anecdotique, de même, se définit par « le degré le moins tendu de la mise en intrigue, par une détente relative » (558). À l’inverse, les récits ou portraits dans lesquels l’auteur s’investit, que ce soit positivement ou négativement, portent des traces stylistiques marquées de sa volonté de persuader, et sont pour cela même habituellement classées parmi ses chefs-d’œuvre, classification qu’Hersant critique et qu’il impute aux « littéraires ». Ses analyses des portraits saint-simoniens me paraissent moins originaux, dans la mesure où malgré sa dissension avec la critique littéraire, elles soulignent en fin de compte l’écriture du singulier, trait sur lequel l’on s’accorde généralement. Par contre, son affirmation que la violence du texte saint-simonien s’explique par sa conscience profonde d’une crise radicale de la vérité dans son monde, est aussi lumineuse que ses réflexions concernant le rapport fondamental et fondateur de la parole du mémorialiste à la mort : Hersant conclut son étude par le constat que « le lecteur ‘fantasmé’ de Saint-Simon est […] constitué d’un peuple de morts » (632), ou encore que son « écriture de l’individu […] résulte de l’impossibilité du deuil » (748). Son livre comporte en annexe un texte de Léo Spitzer sur Proust, traduit pour la première fois en français et cité pour ses références au mémorialiste. Les points forts de cette étude sont sa tenacité, son humour, sa passion admirable pour son sujet, et sa perspective holiste, juste et originale. Son intérêt, qui va bien au-delà de Saint-Simon, est de montrer qu’une « poétique » - qui ne se limite ni aux figures de style ni à la mise en intrigue - fonde inévitablement l’histoire, sans pour autant en faire de la fiction. On aimerait voir cette lumineuse intuition appliquée à nombre d’autres historiens. Dans cette discussion rigoureuse et informée, littéraires et historiens, qu’ils soient spécialistes de Saint-Simon ou non, pourront trouver ample matière à réflexion. Outre une critique un peu extrémiste des approches « littéraires », critique à laquelle bon nombre d’entre elles se prêtent d’ailleurs, on peut reprocher à son auteur de nombreuses répétitions (lui-même s’en excuse régulièrement, sans les éliminer), certains arguments digressifs quoique justes en soi, et une tendance à accumuler les exemples pour étayer ses thèses. Mais malgré la centaine de pages qui auraient pu être élaguées, je souscris entièrement à sa perspective qui corrige admirablement les travaux existants sur Saint-Simon et qui se distingue par son caractère interdisciplinaire et ses réflexions éclairantes sur l’écriture de l’histoire. Malina Stefanovska PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 252 Delphine Reguig-Naya : Le Corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Madame de La Fayette, Racine. Paris : Champion, 2007 (Lumière classique 70). 836 p. L’augustinisme est devenu depuis quelques décennies un des thèmes favoris de la critique, pourquoi faut-il lui alors consacrer une nouvelle étude tellement volumineuse ? Delphine Reguig-Naya ne pose pas cette question mais ses développements bien documentés et toujours très clairs confirment la nécessité de reprendre cet argument par une étude aussi vaste qui remonte des idées d’Arnauld et de Nicole à leur maître commun Augustin pour en éclaircir l’impact dans leur philosophie du langage ainsi que ses répercussions sur les querelles théologiques, philosophiques et littéraires qui préoccupent le « Second Port-Royal ». La critique reconnaît clairement ce qu’elle doit aux multiples travaux de ses prédécesseurs dont les recherches importantes sont complétées dans le présent volume par la focalisation sur la problématique linguistique et ses origines dans la pensée de ce Père de l’Église. La dimension théologique des réflexions sur le langage dont les liens avec les intentions et les publications religieuses du Second Port-Royal sont mis en évidence, permet de modifier notre lecture de la Logique de Port- Royal et de sa Grammaire. Illustrons cette affirmation par un des multiples résultats grâce auxquels le présent volume corrige des hypothèses devenues opinion commune parmi les spécialistes. Chomsky assimile la Grammaire générale et raisonnée au cartésianisme tandis que Reguig-Naya étudie les « présupposés théologiques et anthropologiques que Descartes ni Chomsky ne prennent en compte » (183). C’est ainsi que s’explique « la permanente association des arguments théologiques et linguistiques » (459) dans l’œuvre d’Arnauld. L’auteur propose en plus de « nuancer le cartésianisme de la Logique » (218) dont Foucault déduit son hypothèse suivant laquelle la pensée classique de la représentation exclut l’analyse de la signification. Elle démontre au contraire que les penseurs port-royalistes attribuent au langage « un statut théologique et moral éminemment problématique » (219) provenant de la vie propre du corps qui crée un décalage entre « le signe donné et le signifié reçu » (219). Les débats théologiques entre les jansénistes et leurs adversaires jésuites et les controverses avec les réformés aussi bien que leur travail de moraliste et leurs réticences vis-à-vis de la fiction littéraire ou d’un certain type de rhétorique ecclésiastique font état de ce décalage. C’est Comptes rendus 253 dans ce contexte que se manifeste également l’importance de ce Père de l’Église étant donné que leur « position est conforme à celle qu’adopte le De Magistro » (88) de saint Augustin, dont la doctrine est reprise et réélaborée différemment par Arnauld, Nicole et Pascal dans leurs respectives théories linguistiques. La première partie du livre, consacrée aux « conditions du sens » (33), commence par l’analyse du « signe », terme cher à Augustin et central dans la linguistique du Second Port-Royal. Ces développements aboutissent à une lecture suggestive des Provinciales (109-134). Le chapitre traitant de la « construction sémantique » (135) apporte des informations précieuses sur la notion d’usage (154-174) dont la définition de Vaugelas qui insiste sur la prédominance de la Cour, est contestée par Arnauld au nom d’une « primauté de la pensée sur l’expression » (172). Le Second Port-Royal traduit beaucoup et élabore une théorie de la traduction (204-220) qui importe pour le débat sur l’Écriture sainte en langue vernaculaire. L’opposition entre l’écrit et l’oral, primordiale dans les doctrines de Cordemoy (230-242) et de Bernard Lamy (242-255), importe également pour Arnauld qui préfère l’écrit, centré sur l’activité cognitive, au dialogue, jugé dangereux parce qu’il « démultiplie les conséquences de l’immédiateté par l’effet du groupe » (287). Les Essais de morale de Nicole dénoncent les effets néfastes de la conversation, idéal de convivialité de la bonne société de l’époque. Cette théorie linguistique dérive du concept augustinien du maître intérieur et du concept théologique de la « parole christique » (286). Elle inspire le programme de la Logique de Port-Royal pour laquelle il faut passer du langage en tant que « faculté de l’incohérence » au plan rationnel grâce à « la réformation de la parole par la définition et par l’écriture » (318). Arnauld et Nicole s’inspirent de Pascal, mais le chapitre consacré aux Pensées (299- 372) montre la distance qui sépare son insistance sur la polysémie, effet du « partage entre littéralité et spiritualité » (352) dans l’anthropomorphisme linguistique de l’Écriture sainte, de la tendance de la Logique de « faire de tout signe linguistique l’émanation et l’indice d’une idée » (319). La conclusion de la première partie de cette étude reconnaît ce que les penseurs de Port-Royal doivent aux Méditations métaphysiques mais elle rappelle qu’ils contestent l’idée cartésienne « du langage comme faculté de la dignité humaine » (374) au nom de « la hiérarchisation augustinienne des facultés humaines » (375). Leur théorie du langage contribue par là à sensibiliser la conscience linguistique de leurs contemporains pour le fait que les choix poétiques et la clarté de l’expression dépendent autant « d’une compétence morale » (375) que d’une compétence linguistique. C’est à cette problématique qu’est consacrée la deuxième partie du livre. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 254 Le Second Port-Royal réfléchit à la suite d’Augustin sur le rôle de la médiation (383-418) et de la fonction du signe (419-482) et discute sur la « véritable éloquence » (446), « dépouillée des fausses séductions de l’actio » (438). Arnauld invoque contre la posture intellectualiste de Goibaud du Bois les trois formes de la prédication décrites par saint Augustin dans De doctrina christiana et justifie le recours à la raillerie dans les controverses théologiques puisqu’elle a pour fonction de constituer « la marque distinctive de la fausseté » (451). Nicole s’attaque en tant que moraliste au « langage de la concupiscence » (483-568) afin de fournir « une mise en garde sûre et dynamique contre ces situations dialogiques piégées [dans la vie de société] où la morale est en danger » (498). Ses Essais de morale préconisent « un itinéraire spirituel fondé sur l’ambiguïté de la faculté du langage » (517) en réduisant la civilité de l’honnête homme à la grimace chère à une société « dont la perfection ne consisterait que dans sa pure qualité d’apparence » (552). Ses contemporains dévorent ces analyses dont se nourrissent également les ouvrages de fiction littéraire auxquels sont consacrés les deux chapitres finals du livre. Une explication passionnante de La princesse de Clèves (569-656) met en évidence la « pratique de la concision et de la distinction des expressions » (581) de Madame de La Fayette dont l’héroïne est « aux prises avec le risque perpétuel d’une perdition spirituelle par le langage » (571). Delphine Reguig-Naya qui ne néglige jamais la « flagrante opposition générique des Essais de morale et de La Princesse de Clèves, procède à une lecture parallèle des deux ouvrages afin de mettre à l’évidence le fait que la romancière invente « un art poétique paradoxal qui, en dernière instance, écarte la littérature comme un des langages du monde et met à contribution une langue nouvelle […] propre à permettre la rencontre entre un lecteur mondain et une pensée écrite » (654-655). La narratrice semble « hésiter sur les modalités du recours à la morale comme simple matrice de l’inventio romanesque » (763), et son mutisme est interprété par Reguig-Naya « comme le signe de la difficulté d’utiliser la morale moralisante hors de son cadre théologique » (763). La querelle suscitée par la publication de ce roman fait écho de cette innovation littéraire dont la spécificité n’a toutefois pas échappé à Du Plaisir (cf. 589). Le chapitre sur « Racine et la véracité » (657-756) qui conclut le volume, relève le défi de Georges Forestier qui déconstruit « l’interprétation du tragique comme manifestation d’une interrogation métaphysique » (657) et caractérise « le projet racinien comme une entreprise purement esthétique » (657). Reguig-Naya ne cesse d’évoquer, au cours de ses interprétations des tragédies raciniennes, cette lecture de Forestier dont elle se détache par sa mise en relief de « la communication dans un contexte augustinien » (748) Comptes rendus 255 qui rend douteux « la pertinence des discours et la présomption d’une parole efficace » (749) chez Racine. Les personnages des tragédies raciniennes s’éclipsent par rapport aux situations où le schéma dramatique les confronte à d’autres, et où l’action les détermine « avec ou sans leur gré » (749). Reguig-Naya tranche donc le débat infructueux sur le ‘jansénisme’ des personnages raciniens en faveur du terrain littéraire de « la peinture de la condition humaine » dans un univers « de l’impuissance » (749) qui « instrumentalise les traits d’une anthropologie augustinienne » (749). Cette structure de l’ironie tragique se manifeste dans Athalie (cf. 676). Elle détermine dans Bérénice « la lutte des personnages avec leur passion et l’investissement fantasmatique de leur parole » (692). « Andromaque représente une pièce exemplaire dans le recours au défaut de pertinence comme principe de construction des dialogues » (695). Iphigénie utilise « les ressources de la polysémie verbale » (709) parce que l’action y progresse grâce à l’incapacité de l’échange oral. Phèdre « oppose à la clarté des discours l’évidence abusive de la passion » (746). Ces quelques remarques ne rendent qu’insuffisamment la richesse de cette lecture de Racine. Delphine Reguig-Naya combine ses connaissances théologiques et philosophiques avec une haute compétence en linguistique et un don admirable d’analyse littéraire. Elle va au centre des problématiques examinées et domine les riches matériaux à un tel point que le lecteur suit aisément ses analyses éclairantes. Volker Kapp Lewis C. Seifert: Manning the Margins. Masculinity & Writing in Seventeenth-Century France. Ann Arbor: The University of Michigan Press, 2009. 319 p. Manning the Margins is a clever title for a very stimulating contribution both to the exploration of early-modern culture and to gender studies, supported by a vast knowledge of the scholarship in both domains : tackling the question of masculinity in early-modern France, Lewis Seifert fills a gap, since the issue has been slow in reaching French seventeenth-century studies (at least in France). In a kind of post-feminist stance, Seifert distances himself from the “conception of women and femininity as ‘marked’ categories as opposed to men and masculinity, the ‘unmarked’ universal” in order to “show that men can be and are ‘marked’” (17) - a PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 256 claim essential to the overall argument, though masculinity’s fallacious selfevidence has had long lasting consequences in Western culture. The book presents a very clear, double faceted hypothesis: on the one hand, accepted models of masculinity are dialectically dependent on deviant, dissident, marginal ones, which they produce differentially at the same time as they are distinguished from them ; on the other hand, those models that are embraced by the dominant circles are constantly and, as it were, constitutionally threatened by their counterparts, those viewed as negative. Hence the importance of the liminal dimension implied by the book’s title, and reflected in the overall structure (Part One : Civilizing the Margins : i. The Chevalier de Méré’s Quest for Honnête Masculinity ; ii. Effeminacy and its Meanings from Court to Salon ; iii. Vincent Voiture and the Perils of Galanterie ; iv. Madeleine de Scudéry’s Tender Masculinity ; Part Two : Sexuality and the Body at the Margins : v. Writing Sodomy : Satire, Secrets, and the ‘Self’; vi. Border Crossings : for a Transgendered Choisy), which addresses paradigms of masculinity and their ambiguities as well as individual figures who exemplify the complexities of the construction of gender identity. For, as has become common practice in genderoriented studies, Seifert is interested in the “links between an author’s work and her or his biography,” though not in the l’homme et l’œuvre tradition (17), and he proposes to examine figures which, though marginal today, may have played an important role at the time (through their actual participation in the social circles where ideals and norms of masculinity were shaped and embodied, or because of their influence as writers or trendsetters), thus touching on questions of canonical recognition. Such characterizations as “transgendered” for the cross-dressing abbé de Choisy are thought-provoking, in their cross-temporality (a modern “tag” for an earlymodern figure) ; a deeper exploration, however, of Choisy’s male heterosexual sexual practices would have been welcome to further illuminate this particular dissident figure (more individual than paradigmatic, it seems). In tracing the genealogies of seventeenth-century masculinities while rejecting any strict adherence to chronology, and depending on an overarching concept of domination drawn from Bourdieu, Seifert first examines honnêteté and points to the gendered nature of the very notion. As an art de plaire, honnêteté is agonistic in nature. A perpetual quest and an elusive goal, for Méré at least, honnête masculinity is never autonomous nor is its dominance stable : it depends on its Others - the provincial man, the professional bourgeois, the overly ceremonious man, etc. (30 ff.). The risk is that, ultimately, it resemble them too much. And in this dynamic lies one of the main threads of the overall argument, effeminacy for instance being one of the major threats against (and sources of anxiety about) the then developing Comptes rendus 257 models of masculinity. Bussy-Rabutin’s definition, given as a formulation typical of the shift away from birth and rank, as traditional signs of aristocratic prestige (“a refined man who knows [h]ow to live” 24-25) is central to the discussion : the transformation of the elite requires that new attitudes and behaviors be learned (hence the need for manuals like Faret’s L’Honneste Homme, mentioned by Seifert ; it might have been useful to emphasize the full significance of the shift away from birth and rank in the overall argument). Since the author gives, at this juncture, a very good image of the end of the century, it might be relevant to mention the exchange between Bussy-Rabutin and his cousin, Sévigné, who, in 1677 observed that her cousin would have been in a better position to write the King’s history, as a member of the nobility, than two bourgeois who could not grasp the essence of the monarch’s and the monarchy’s history. The social dimension of gender construction might, as a whole, have been more fully explored. The two cousins seem to move away from Bussy’s nonclassdefined ideal as the bourgeois-friendly nature of Louis XIV’s regime became more and more apparent (a realization that one finds at its clearest in Saint- Simon’s Memoirs). The most detailed part of Seifert’s argument concerns effeminacy as what lies at the core of men’s anxiety about the new ideal of soft masculinity (Seifert’s felicitous concept-phrase, which recurs in his analysis of tenderness in Scudéry’s world and works). Here, the the reader finds the most sustained attempts at uncovering the ever-looming negative other in the process of redefining (taming) masculinity, reshaping it from open aggressiveness and violence in rivalry to self-control and, eventually, an ostensible relinquishing of power to women (in salon circles), something that will be explored more at length with the case of Virtue. One of the ubiquitous claims is that, by being defined by women, the new standards of masculinity are inseparable from the feminine, and as it were contaminated by it, and the more refined forms of masculinity imply qualities that are ‘naturally’ attributable to women. Though one may feel the risk of effemination involved is overstated, Seifert offers a stimulating insight, in proposing that the process by which men acquire the signs of new, positively marked forms of masculinity allow them “to wrest the civilizing role from women” (60). Here the parallel with assessments of women’s natural affinities with letterwriting and the gendered opposition of modes of letter-writing is striking (see the discussion of Voiture’s galant successes in ch. 3), in that the ostensible advantage on the side of women ends up being recast as lack, and re-credited, as it were, to men (cf. La Bruyère’s fragment 37 in “Des Ouvrages de l’Esprit”, quoted by Seifert, 115, and discussed below). PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 258 The case for the dangerous proximity of soft masculinity to effeminacy is convincing (though the end of the demonstration might have been concentrated), and it is supported by a purview of some of the signs that point to effeminacy - excess, softness, weakness, and passivity. But the examples brought to bear on the discussion are not always analyzed to their full potential. Indeed, Chrysale’s weakness (62) would have appeared as a disqualifying trait. But a very specific anxiety surfaces here that can be perceived as well in some of the reactions to Lafayette’s The Princess of Clèves, a novel that questions gender roles. The risk is not that men become too much like women ; rather a reversal of gender roles may occur. In this respect the reliance on Frame’s translation for “laisser à sa femme un pouvoir absolu” (“to bow to his wife in word and deed”) is unfortunate, since the patriarchal order was reinforced (with new and/ or revised laws) as Louis XIV’s absolutist monarchy progressed. It is significant that Les Femmes savantes was produced at the same time as Lafayette’s novel was written. And this is connected to a major issue the book raises, its unproblematized and ever-shifting relationship to chronology. We are warned at the outset that the book was not following any chronological logic, yet such phrases as “Indicative of the evolving status of both the salon man and effeminacy” (which at the very end of the chapter on effeminacy, p. 96, serves to introduce a somewhat rapid overview of the petit-maître paradigm) testify to an awareness that paradigms (and perceptions) of masculinity are not fixed once and for all. However, after a mention of the drop in anxiety from the 16 th to the 17 th century, no systematic interest is attached to the diachronic evolution afterwards (see 84ff.) - despite the care with which the author circumscribes the milieus and works he analyzes (Scudéry’s salon for instance ; Seifert even expounds on the specificity of individual salons, though he fails to factor in the social make-up - see 79). Bussy’s definition pointed to the problem. It is particularly evident in the chapter on Voiture and galanterie. For instance, a characterization of Voiture by Donneau de Visé is listed among reactions from “contemporaries” (99) and referenced as quoted by Magne in his study of Rambouillet’s salon with no other contextualization. But, if Chapelain also listed is Voiture’s contemporary, Donneau de Visé’s comment is retrospective. It may already be part of what Seifert later calls an ambiguous legacy. Bringing in Bouhours, who transcends in his gendered description of languages (112-123) rigid binaries by seeing in the French language a mix of “douceur” and “force” (not a clear argument, in fact, since the King being the exemplary French speaker, would certainly remove any threat of effeminacy, as it does in Bouhours who assigns effeminacy to Italian, and grandiloquence to Spanish), Seifert points to a shifting of taste vis-à-vis Voiture. When, however, he moves on to La Bruyère, and Comptes rendus 259 eventually recognizes the latter’s efforts to relocate Voiture on the side of art as opposed to women, who are relegated to nature (115), he explains : “The risks of effeminacy that earlier generations perceived no longer exist, so it seems, because true galanterie is a thing of the past” and goes on to conclude : “From Pinchesne’s deliberate celebration fo his uncle’s ties with women to La Bruyère’s attempt to break those ties, we have come full circle. But at issue throughout the century is the place of galant masculinity in relation to femininity. How should the galant homme ‘imitate’ women ? And how should he do so in a way that paradoxically accentuates his difference and his distance from the other sex ? ” (115). But this conclusion fails to contextualize La Bruyère’s fragment (from 1689) as part of a larger move to reassert the masculine, patriarchal side of culture, a part of the political public sphere, where for instance the French Academy (of which Voiture not so coincidentally was a founding member) has a major role to play as against what has been characterized as a socio-cultural, apolitical, feminine public sphere. Incidentally, the discussion of Voiture’s posthumous fate is one of the places in the book where the author’s claim is occasionally not well supported. Using Pinchesne’s dedication to women : “Look on the works that came from his hands with as kind an eye as that with which he saw in you the most beautiful creation that came from the hands of nature” (102), Seifert states that Voiture’s works are equated with women, a claim his translation does not exactly bear out. Translation is also an issue (as has already been seen above), both in the choices made and in the reliance on them for the demonstration. “Play[ing] the role of the enticing and handsome man” seems hardly apt to translate faire l’agréable et le beau (64). The distinction between love and friendship plays an important role in the rich and very useful discussion of tendresse and tender masculinity (with the connection between tenderness and power relations between men and women implied) in Scudéry’s samedis as well as in her novels. However, as per an editorial decision, texts are only quoted in English, with the exception of phrases such as “violente amitié” and “violente amour” (132). But in seventeenth-century French, “amitié” is used to cover some of the meanings of “amour” and it would be helpful to have the whole passages quoted and discussed in the original French version. And does “joke,” the recurring equivalent for “plaisanterie” (see “exquisite jokes”, 114), really convey the pleasantries of and witty conversation ? A wrong translation can skew important discussions of gender (and) identity, as is the case in the discussion of satiric texts about Monsieur, Louis XIV’s brother, and sodomy. Increasingly, Seifert explains, sodomy and masculinity were defined in opposition (154-155). His conclusion (“By relegating sodomy to the subordinate position, satires attempt to counteract the PFSCL XXXVIII, 74 (2011) 260 fluidity between heteroand homoerotic desire.”) actually misses the full significance of the gesture, because of a mistranslation. “Car, s’il fut mort comme il avoit vescu,/ Il seroit mort le v[it] au cul” is rendered by : “For, if he’d died as he had lived,/ He would have died with his cock up an ass” (153), whereas the phrase can only mean “with a cock up his ass,’ a meaning confirmed by the context. Not only does the song assign to Monsieur a fixed sexual identity (a potential argument against the post- Foucaldian doxa), it also stigmatizes him for his (fixed) sexual role as the passive partner, a troubling departure from the expected dominance his social status would otherwise imply. Thus, Monsieur is implicated in a reversal of the ‘normal’ social hierarchy, a reversal all the more significant that Monsieur is also credited with great military prowess and valor that contrast with his mollesse and passivity, two of the signs of effeminacy studied in the book. It will be clear, then, that Manning the Margins is an important book on an very significant and until now understudied aspect of the culture of early modern France, and the “afterimage,” a reading of a 1620 male figure by Bosse also confirms that it will also contribute to a historicizing of masculinity and gender studies in general. Pierre Zoberman LIVRES REÇUS PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Livres reçus BABY, Hélène, CIVARDI, Jean-Marc, SURGERS, Anne (éds.) : Jean Mairet, Théâtre complet. Édition critique sous la direction de Georges Forestier. Tome III : La Virginie, Les Galanteries du duc d’Osonne vice-roi de Naples, L’Illustre Corsaire. Textes établis et commentés par Hélène Baby, Jean-Marc Civardi, Anne Surgers. Paris : Champion, 2010 (Sources Classiques, 103). 640 p. BIRBERICK, Anne, GANIM, Russell J., ROBERTS, Hugh G.A. (eds.) : Obscenity, Studies in Early Modern France, Vol. 14, Charlottesville : Rookwood Pess, 2010. 219 p. GORI, Giambattista (éd.) : René Descartes, Discorso del metodo, traduzione di Monica Barsi e Alessandra Preda. Milano : Rizzoli, 2010 (Classici del Pensiero). XL-183 p. CORRADI, Federico: Immagini dell’autore nell’opera di La Fontaine. Pisa : Pacini, 2009 (Saggi critici). 203 p. De VALENCE, François (éd.) : Jean de Thévenot, Voyage en Europe, 1652-1662. Édité par Françoise de Valence d’après le manuscirt M 3217, Bibliothèque de l’Arsénal à Paris. Paris : Champion, 2010 (L’Atelier des Voyages, 6). 181 p. DOERING, Pia Claudia : Jean Racine zwischen Kunst und Politik : Lesarten der Alexandertragödie. Heidelberg : Universitätsverlag Winter, 2010 (Studia Romanica, 160). 248 p. GREENBERG, Mitchel : Racine : From Ancient Myth to Tragic Modernity. Minneapolis : University of Minnesota Press, 2010. XVI-287 p. GRÜNNAGEL, Christian : Klassik und Barock - Pegasus und Chimäre : Französische und spanische Literatur des 17. Jahrhunderts im Dialog. Heidelberg : Universitätsverlag Winter, 2010 (Studia Romanica, 157). XII-369 p. GUILLOT, Catherine, SCHERER, Colette (éds.) : Desmarets de Saint-Sorlin, Mirame, Tragi-comédie. Publié avec une introduction des notes et des illustrations par Catherine Guillot et Colette Scherer. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2010 (Collection « Textes rares »). 171 p. LEVESQUE, Mathilde, PEDEFLOUS, Olivier (dir.) : L’Emphase : Copia ou brevitas ? (XVI e -XVII e siècles). Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010. 177 p. MAZOUER, Charles : Le théâtre français de l’âge classique, II : L’apogée du classicisme. Paris : Champion, 2010 (Dictionnaires & Références, 20). 748 p. PETEY-GIRARD, Bruno : Le Sceptre et la plume: Images du prince protecteur des Lettres de la Renaissance au Grand Siècle. Genève : Droz, 2010 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, CDLXVI). 636 p. Livres reçus ROTH, Oscar : La Rochefoucauld auf der Suche nach dem selbstbestimmten Geschmack. Heidelberg : Universitätsverlag Winter, 2010 (Studia Romanica, 154). 416 p. REGUIG-NAYA, Delphine : Le Corps des idées : Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Madame de La Fayette, Racine. Paris : Champion, 2007 (Lumière classique 70). 836 p. THOURET, Clotilde : Seul en scène : Le monologue dans le théâtre européen de la première modernité (1580-1640). Genève : Droz, 2010 (Travaux du Grand Siècle, XXXVII). 423 p. SCOTT, Paul (éd.) : Le Gouvernement présent ou Eloge de son Eminence, Satyre ou La Miliade. London : The Modern Humanities Research Association, 2010. 193 p. SELLIER, Philippe : Port-Royal et la littérature : Pascal. Deuxième édition, augmentée de douze études. Paris : Champion, 2010 (Champion Classiques, Série « Essais »). 697 p. WOSHINSKY, Barbara : Imagining Women’s Conventual Spaces in France, 1600- 1800 : The Cloister Disclosed. Burlington, VT : Ashgate, 2010 (Women and Gender in the Early Modern World). 344 p. PFSCL XXXVIII, 74 (2011) Adresses des auteurs de ce numéro MATHILDE BERNARD 38, boulevard Barbès F- 75018 Paris B.J. BOURQUE University of New England School of Arts Department of French Armidale, NSW 2351 Australia BEATRICE BROTTIER 45, boulevard Saint-Marcel F- 75013 Paris STEPHANIE BURETTE 190, rue Saint-Maur F- 75010 Paris CAROLE CHAPIN 17, avenue d’Italie - Apt. 004 F- 75013 Paris. NICOLAS CREMONA 8, place Alphonse Laveran F- 75005 Paris ADELAÏDE CRON 8, place Alphonse Laveran F- 75005 Paris SUZANNE DUMOUCHEL 6, place saint Hilaire F- 76000 Rouen GERARD GELINAS 955 René-Lévesque E. no 1405 Montréal, Québec Canada H2L 4R2 MATTHIEU DUPAS 48, chemin des balmes F- 69110 Sainte-Foy-lès-Lyon MARIE-MADELEINE FRAGONARD 9ter, avenue de la gaillarde bâtiment K F- 34 000 Montpellier DOROTHEE LINTNER 18, rue Lecourbe F- 75015 Paris NANCY ODDO 3, impasse des Rouquettes F- 34820 Teyran EKATERINA VASILIEVA 18, clos de l’Alizier F- 95800 Courdimanche ESSAM SAFTY Department of French Fredericton, New Brunswick Canada, E3B 5G3