Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2011
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Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XXXVI I (201 ) Number 75 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Michaela Doyen, Béatrice Jakobs Jana Mücke, Frederike Rass, Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Sommaire L A COUR ET LA V ILLE J ÖRN STEIGERWALD La cour et la ville : esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVII e siècle (1630-1680)...................................... 273 G ISELA SCHLÜTER Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle : un aperçu de la sémantique historique des concepts ............................................................................. 289 D INAH R IBARD Philosophies de ville au XVII e siècle .......................................................... 299 NICOLAS SCHAPIRA Le « salon » écrit par les professionnels des lettres (France-XVII e siècle)... 315 A NDREAS G IPPER Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel chez Guez de Balzac et Perrot d’Ablancourt .............................................. 329 STEPHANIE BUNG Une Guirlande pour Julie : le manuscrit prestigieux face au « salon » de la marquise de Rambouillet .................................................................. 347 DAVID NELTING Autorisation poétique et poésie lyrique française dans le contexte de la cour et de la ville (Malherbe, Saint-Amant)...................................... 361 M ARINE ROUSSILLON Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse .......................... 377 J ÖRN STEIGERWALD « J’ai suivi le goût de mon siècle » : Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine entre self-fashioning et interprétation littéraire de la réalité................................................................................. 391 GOULVEN OIRY Entre révérence et impertinence : la cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 .................................................... 409 Sommaire R UDOLF B EHRENS La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique : une constellation de la ‘comédie érudite’ italienne et ses échos chez Molière (Le Tartuffe).......................................................................... 42 ÉTUDES MICHAEL HAWCROFT The Death of Camille in Corneille’s Horace : Performance, Print, Theory ....................................................................... 44 M ICHAEL H AWCROFT The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille in Corneille’s Horace .................................................................................. 46 COMPTES RENDUS Nathalie Freidel La Conquête de l’intime. Public et privé dans la Correspondance de Madame de Sévigné (P AOLA PLACELLA SOMMELLA ) ............................................................ 48 James F. Gaines Molière and Paradox. Skepticism and Theater in the Early Modern Age (S TEPHEN F LECK ).................................................................................. 48 Catherine Grisé Jean de La Fontaine. Tromperie et illusions (F RANCIS ASSAF )................................................................................... 48 Catherine Guillot, Colette Scherer (éds.) Desmarets de Saint-Sorlin, Mirame, Tragi-comédie ( GOULVEN OIRY ) .................................................................................. 49 Charles Mazouer Le Théâtre français de l’âge classique. II. L’apogée du classicisme (H ELENE BABY ) .................................................................................... 49 Emmanuel Minel Pierre Corneille, le Héros et le Roi (F RANÇOIS LASSERRE ) .......................................................................... Barbara R. Woshinsky Imagining Women’s Conventual Spaces in France, 1600-1800 ( THOMAS C. C ARR ) ............................................................................... 50 LIVRES REÇUS …………………………………………………………………. 50 La cour et la ville Actes d’une séance tenue au colloque de l’Association des francoromanistes allemands Essen, 29 septembre-2 octobre 2010 édités par Jörn Steigerwald PFSCL XXXVIII, 75 (2011) La cour et la ville : esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVII e siècle (1630-1680) J ÖRN STEIGERWALD (Ruhr-Universität Bochum) « La cour et la ville » est probablement l’expression la plus connue pour décrire les relations entre ville, culture et espace à l’âge classique. Elle nous permet de classer ces relations historiques de plusieurs manières : 1° elle façonne un lieu précis, à savoir la ville de Paris, comme un espace de la pratique sociale et esthétique de l’Ancien Régime. 2° cet espace social intègre deux espaces séparés, « la cour » et « la ville », et met ainsi en relief la distinction entre ces deux espaces par l’émergence des formes d’habitus propres à chacun. 3° dans cet espace spécifique ne se forment pas seulement la culture de la société de cour, mais aussi ou surtout, une représentation esthétique de la réalité dans la littérature, analysée d’une manière magistrale par Erich Auerbach. 1 Néanmoins, l’étude d’Auerbach nous renvoie aussi à quelques aspects qui ont été jusqu’à présent souvent négligés par la recherche, malgré de nom- 1 Voir Erich Auerbach, « La Cour et la Ville », Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le XVII e siècle, introduction et traduction par Diane Meur, Paris, Macula, 1998, pp. 115-179 ; Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Gallimard, 1985 ; Erich Auerbach, « Le faux dévot », Erich Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968, pp. 365-394. Voir aussi Jean-François Solnon, La Cour de France, Paris, Fayard, 1987 ; Jeroen Duindam, Myths of Power. Norbert Elias and the Early Modern European Court, Amsterdam, Amsterdam UP, 1995 ; Hof und Theorie. Annäherungen an ein historisches Phänomen, dir. R. Butz, J. Hirschbiegel et D. Willoweit, Köln, Böhlau, 2004 ; Höfische Gesellschaft und Zivilisationsprozess. Norbert Elias’ Werk in kulturwissenschaftlicher Perspektive, dir. C. Opitz, Köln, Böhlau, 2005. Jörn Steigerwald 274 breuses études sur ce modèle historique. Je souhaiterais me concentrer dans les pages qui suivent sur trois de ces aspects, (sans vouloir réclamer l’intégrité des aspects possibles ou revendiquer de décrire la totalité des aspects nommés). Il s’agit : 1° de l’aspect historique de « la cour et la ville » 2° de l’aspect social de cette relation 3° de l’aspect littéraire de cette configuration. De plus, au lieu de présenter une hypothèse sur l’interaction de « la cour et [de] la ville » ou une synthèse de cette configuration, je voudrais m’approcher de « la cour et [de] la ville » en posant des questions qui me semblent intéressantes pour une discussion que ce volume voudrait bien (ré-)animer. 1. La dimension historique de la notion « la cour et la ville » Nous avons souvent l’habitude de nous concentrer sur la situation spécifique du règne de Louis XIV quand nous analysons la relation entre la « cour » et la « ville ». 2 Nous décrivons ainsi le lien entre la cour de Versailles et la ville de Paris, un lien qui n’existait dans ce sens spécifique qu’avant la fin du siècle classique, ou plus précisément : depuis la résidence permanente de Louis XIV à Versailles en 1682. Cela me mène à la question de savoir combien de relations il existait entre « la cour » et « la ville » au long du siècle classique et au-delà, comment ces relations spécifiques étaient configurées ? Il se pose ainsi la question de savoir si et pour quelles raisons nous nous concentrons sur la relation entre la cour et la ville sous le règne de Louis XIV ou si nous préférons élargir le cadre historique en différenciant les relations diverses au long du siècle, c’est-à-dire dès la cour de Marie de Médicis jusqu’au règne de Louis XIV. 3 2 Voir p.ex. Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine, Paris, Minuit, 1981. 3 D’après mes connaissances, la cour de Marie de Médicis n’a pas encore attiré l’attention de la recherche qu’elle mérite. Une des raisons résulte probablement de l’origine italienne de la reine et de l’italianisme de la cour qui s’opposent d’une manière évidente au concept du siècle de Louis XIV et de la naissance de la civilisation française au siècle classique. Néanmoins, il me semble être important, sinon nécessaire de s’occuper de cette interaction des auteurs, voire des artistes italiens et français à cette époque pour esquisser un tableau plus détaillé de ce temps et de cette culture ; je ne nomme que la relation entre Giovan Battista Marino et Jean Chapelain et le jeune Nicolas Poussin comme des exemples majeurs de cette interaction. Voir Le « siècle » de Marie de Médicis. Actes du Séminaire de la Chaire Rhétorique et Société en Europe (XVI e -XVII e siècles) du Collège de La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 275 Cependant, même la première option exige au moins une différence triple qui met en évidence la singularité et la différence entre trois étapes historiques différentes : 1° Le temps avant le Premier Versailles, c’est-à-dire les années autour de la prise de pouvoir de Louis XIV. 2° Le Premier Versailles, qui connaît la différence entre la résidence officielle du roi au Louvre et la résidence du roi au château de Versailles pendant les grandes fêtes de la cour ou les petits amusements du roi luimême. 3° le Deuxième Versailles de Louis XIV, qui se caractérise par la résidence permanente du roi à Versailles. La mise en scène des spectacles royaux - c’est-à-dire les spectacles donnés par le roi ainsi que pour le roi - me permet de m’approcher de ces configurations diverses de la ‘cour’ et par ce biais des relations diverses entre la ‘cour’ et la ‘ville’ à l’époque de Louis XIV. 4 Je me concentrerai sur quatre entrées et fêtes royales qui me serviront d’exemple pour mieux concrétiser les relations diverses entre la cour et la ville sous Louis XIV. France sous la direction de Marc Fumaroli de l’Académie française, dir. F. Graziani et F. Solinas, Torino, Edizioni dell’Orso, 2003, (Franco-Italia, Nr. 21-22) ; Marie de Médicis, un gouvernement par les arts, dir. P. Pacht-Bassani, T. Crépin-Leblond, N. Sainte Fare Garnot et F. Solinas, catalogue de l’exposition au Château de Blois 2004, Paris, Somogy éditions d’art, 2004 ; Maria de’ Medici : (1573-1642) : una principessa fiorentina sul trono di Francia, Firenze, Palazzo Pitti, Museo degli Argenti, 19 marzo - 4 settembre 2005, dir. C. Caneva, Livorno, Sillabe, 2005 ; Caterina e Maria de’ Medici, donne al potere : Firenze celebra il mito di due regine di Francia, Firenze, Palazzo Strozzi, 24 ottobre 2008 - 8 febbraio 2009, dir. C. Innocenti, Firenze, Mandragora, 2008. 4 Voir Die Inszenierung des Absolutismus: politische Begründung und künstlerische Gestaltung höfischer Feste im Frankreich Ludwigs XIV, dir. F. Reckow, Erlangen, Universitätsbund Erlangen-Nürnberg, 1982 ; Marie-Christine Moine, Les Fêtes à la cour du Roi Soleil (1653-1715), Paris, F. Lanore, 1984 ; Philippe Beaussant, Les Plaisirs de Versailles. Théâtre et musique, Paris, Fayard, 1996 ; Spectacvlvm Evropaevum : (1580-1750). Theatre and Spectacle in Europe, dir. P. Béhar et H. Watanabe-O’Kelly, Wiesbaden, Harrassowitz, 1999 ; Europa Triumphans. Court and Civic Festivals in Early Modern Europe, 2 Vol., dir. H. Watanabe-O’Kelly et J. R. Mulryne, London, Modern Humanities Research Association, 2004 ; L’Âge de la représentation : l’art du spectacle au XVII e siècle, Kiel 16 - 18 mars 2006, dir. R. Zaiser, Tübingen, Narr, 2007 ; Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. K. Dickhaut, J. Steigerwald et B. Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009. Jörn Steigerwald 276 Je commence par l’entrée solennelle de Louis XIV en 1660 à Paris, qui servit à inaugurer le règne officiel du roi après la démission du cardinal Mazarin. 5 Nous avons ici une fête royale qui rassemblait la cour et la ville dans un lieu spécifique mais commun, la ville de Paris, et qui permettait ainsi de mettre en évidence le système de la distinction entre la cour et la ville, mais aussi entre les couches sociales diverses de la cour ainsi que de la ville pendant et à l’occasion de l’entrée. 6 La devise de cette entrée pourrait être : chacun à sa place, car la place réelle du participant à l’entrée - soit actif dans la cérémonie, soit passif en tant que spectateur - indiquait le capital symbolique de cette personne ainsi que sa position sociale dans le système d’interdépendance de la société de cour ou de la société de la ville. Pour faire court : l’entrée (re-)produisait le système de la distinction sociale à cause de l’espace commun. 7 L’année suivante connaît une fête royale, c’est-à-dire une fête organisée pour le roi, qui montra plus que visiblement comment on pouvait faire échec si on ne respectait pas les règles de « la cour et [de] la ville » : la fête de Vaux-le-Vicomte, organisée par Foucquet pour Louis XIV. Ce qui m’intéresse ici, c’est moins la transgression complète de l’économie du statut par Foucquet, que la relation entre la ‘cour’ et la ‘ville’ qui s’y fait voir. Louis XIV venait avec sa cour à Vaux-le-Vicomte pour y célébrer une fête, organisée pour lui. 8 Mais cela implique aussi qu’il existait à cette époque non 5 Voir Karl Möseneder, Zeremoniell und monumentale Poesie. Die ‘Entrée solenelle’ Ludwigs XIV. 1660 in Paris, Berlin, Mann, 1983. Madeleine de Scudéry met en scène dans sa nouvelle Célinthe, nouvelle première une problématisation du portrait du roi et de la fabrication de Louis XIV par le biais d’un dialogue descriptif de cette entrée. Voir Jörn Steigerwald, « Madeleine de Scudérys dialogische Inszenierung von Festbeschreibungen oder : Möglichkeiten sozialer Praxis im Theaterstaat von Louis XIV », Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. K. Dickhaut, J. Steigerwald et B. Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 215-233. Pour le modèle du ‘portrait du roi’ voir Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, pour le concept de la ‘fabrication’ voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven/ London, Yale UP, 1992. 6 Voir Georges Dethan, « Paris dans ‘Célinthe’ », Les trois Scudéry. Actes du colloque du Havre (1 - 5 octobre 1991), dir. A. Niderst, Paris, Klincksieck, 1993, pp. 493- 496. 7 Voir Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; Daniel Roche, La Culture des apparences, Paris, Fayard, 1989 ; Alain Faudemay, La Distinction à l’âge classique. Emules et enjeux, Genève, Slatkine, 1992 ; Alain Viala, « Les Signes Galants : A Historical Reevaluation of Galanterie », Yale French Studies, 92 (1997), pp. 11-29. 8 Voir pour la fête de Vaux en 1661 et l’affaire de Foucquet les études de Georges Mongrédien, L’Affaire Foucquet, Paris, Hachette, 1956 ; Paul Morand, Foucquet ou La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 277 seulement une cour, c’est-à-dire la cour royale, mais plusieurs, même si la cour de Louis XIV était la plus grande et - bien sûr - la plus importante de toutes les cours de France. En regardant la relation entre la cour et la ville, on pourrait dire que nous sommes en présence d’une double structure avant le Premier Versailles. La cour était un singulier collectif qui désignait toutes les cours de la haute aristocratie et non pas seulement celle de Louis XIV. De plus, la cour de Louis XIV était encore liée à la ville de Paris et au Louvre, ce qui indiquait une relation non seulement géographiquement proche mais aussi socialement et surtout politiquement pas encore complètement stabilisée - nous ne sommes que quelques années après la Fronde. 9 Cette situation changea avec « Les plaisirs de l’île enchantée », une fête royale à Versailles qui servit à « bâtir » le Premier Versailles dans tous les sens possibles du terme. 10 Dès ce moment, la signification de la relation entre « la cour et la ville » commença à changer, car la cour connut pendant cette période deux lieux divers et établit ainsi deux formes de relation entre les cours et la ville. Versailles devint non seulement le lieu des plaisirs royaux, mais aussi le lieu préféré de la mise en scène du pouvoir royal, même si le pouvoir politique restait encore à Paris et au Louvre. 11 De plus, cette distance spatiale entre le Louvre et le château de Versailles allait de pair avec l’émergence d’un nouvel idéal social qui produisait aussi une le soleil offusqué, Paris, Gallimard, 1961 ; Claire Goldstein, Vaux et Versailles : The Appropriations, Erasures and Accidents that made Modern France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2008. Voir aussi Alain Génétiot, « Un Art poétique galant : Adonis, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché », Littératures Classiques, 29 (1997), pp. 47-66 et Patrick Dandrey, « Les Temples de Volupté : Régime de l’image et de la signification dans Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psyché », ibid., pp. 181-210. 9 Voir Hubert Méthivier, La Fronde, Paris, PUF, 1984 ; Orest Allen Ranum, The Fronde : a French Revolution, 1648-1652, New York/ Londres, Norton, 1993 ; Michel Pernot, La Fronde, Paris, Éd. de Fallois, 1994 ; voir aussi Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985. 10 Voir Alfred Marie, « Les fêtes des Plaisirs de l’isle enchantée », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français (1941), pp. 118-125 ; Marine Roussillon, « Amour chevaleresque, amour galant et discours politique de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchantée (1664) », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 65-78 ; Kirsten Dickhaut, « Fest-Spiele als höfische Gefüge. Versailles, Les Plaisirs de l’île enchantée, Paris und Molières Tartuffe ou l’imposteur », Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. K. Dickhaut, J. Steigerwald et B. Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 185-213. 11 Voir Alfred Marie, Naissance de Versailles. Le château. Les jardins, Paris, Vincent, Feal & C ie , 1968 ; Édouard Pommier, « Versailles, l’image du souverain », Les Lieux de mémoire, II, La Nation 2, dir. P. Nora, Paris, Gallimard, pp. 193-234 et Hélène Himelfarb, « Versailles, fonctions et légendes », ibid., pp. 235-292. Jörn Steigerwald 278 nouvelle distinction sociale et - ce qui est peut-être encore plus intéressant pour nous - une nouvelle esthétique : la galanterie, voire la France galante - je ne cite que La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry et la tragi-comédie Le Favori de Mme de Villedieu comme exemples littéraires de cette esthétique nouvelle du Premier Versailles. 12 Cette double distance entre la « cour » et la « ville » évoquait une orientation nouvelle de la ville à la cour, car elle essayait d’imiter les formes d’habitus et les formes de distinction de la cour de Versailles, et non celles de la cour du Louvre - ce qui provoque de nouveau des effets rétrogrades, comme le montre Molière d’une manière évidente dans sa comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme. 13 La situation changea encore une fois avec la résidence permanente de Louis XIV à Versailles, une époque qui ne connaissait plus de fêtes royales organisées par le roi. Il y avait surtout des bals ou des mascarades à Versailles, mais pas de fêtes royales. Le dernier essai de renouveler ces fêtes fut le Carrousel, organisé par le dauphin en 1685, qui échoua d’une façon lamentable. Par contre, c’est la ville de Paris qui donna à cette époque des fêtes en l’honneur du roi, des fêtes qui se passaient alors à Paris, et non à Versailles. Ces fêtes royales à Paris indiquent non seulement la distance absolue entre la cour de Versailles et la ville de Paris, mais elles mettent aussi en évidence que les pratiques sociales et esthétiques qui faisaient d’abord de Versailles le lieu « naturellement » préféré, devenaient des pratiques que partageaient la cour et la ville. On pourrait même dire que le Deuxième Versailles se basait sur un système d’interdépendance tellement stricte et rigide qu’elle produisait des effets rétrogrades qui menaient à une nouvelle forme de transgression : soit 12 Voir pour La Promenade de Versailles les études de Daniela Dalla Valle, « ‘Le Roi batissait Versailles’. Re e giardini nelle Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », La Letteratura e i giardini, Actes du colloque international de Vérone- Garde, 2-5 octobre 1985, Firenze, Olschki, 1987, pp. 255-266 ; Jean-Vincent Blanchard, « Description et rhétorique politique : du récit d’entrée royale à la promenade de Versailles », XVII e siècle, 212 (2001), pp. 476-490 ; Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 53-63 et pour la tragi-comédie Le Favori les études de Jocelyn Royé, « Le Favori ou la politique du cœur au cœur du politique », Madame de Villedieu et le théâtre, actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008), dir. N. Grande et Ed. Keller-Rahbé, Tübingen, Narr, 2009, pp. 161-170 et Jörn Steigerwald, « Sujets de l’amour : formes de la re-présentation de soi dans la société de cour d’après Le Favori », ibid., pp. 171-183. 13 Voir Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, dir. V. Kapp, Tübingen, Narr, 1991 ; Molière, Le Misanthrope, George Dandin, Le Bourgeois gentilhomme, dir. Ch. Mazouer, Littératures classiques, 38 (2000) ; Viala, « Les Signes galants ». La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 279 qu’on cherchait un espace pour l’« otium », 14 c’est-à-dire pour le plaisir civilisé à la ville, et non plus à la cour, soit qu’on cherchait une retraite, pour avoir un espace privé et civilisé, hors des intempéries de la cour - et peut-être aussi hors de la ville ; 15 soit qu’on essayait de critiquer la cour par une vue de la ville, comme le faisaient p.ex. des moralistes comme La Rochefoucauld ou Mme de La Fayette. 16 La relation entre « la cour et la ville » devient de ce point de vue une relation assez dynamique qui connaît plusieurs formes d’interdépendance, ou, si on préfère, de cohabitation. Néanmoins, la question de savoir comment la relation se constitua reste encore plus ouverte, si on essaie d’intégrer la cour de Marie de Médicis, la cour de Louis XIII ou les cours sous la régence du cardinal de Richelieu et du cardinal Mazarin. Je reviendrai sur ce point en traitant la dimension littéraire de la relation entre la cour et la ville. 2. La dimension sociale de « la cour et la ville » Il me semble qu’en parlant des formes d’habitus ainsi que des formes de distinction de « la cour et la ville », nous avons souvent tendance à nous concentrer sur l’organisation de l’espace social ou des champs divers pour analyser les règles qui y règnent et les différents types de capitaux (réel, social, culturel, symbolique) pour mieux les reconnaître. Un effet secondaire d’une telle analyse pourrait être que nous considérons l’espace social ainsi que les champs divers comme des entités presque statiques qui connaissent une dynamique interne, mais pas une dynamique concernant l’évolution de l’espace social ou des champs. Cela va de pair, d’après mes connaissances, avec la question : qu’est-ce qui fait que les idéaux sociaux de « la cour et [de] la ville » du siècle classique se transformèrent, disparurent ou, pire encore, furent complètement corrompus au siècle des Lumières ? On se 14 Voir Alain Génetiot, « Otium literatum et poésie mondaine en France de 1625 à 1655 », Le loisir lettré à l’âge classique, dir. M. Fumaroli, Ph.-J. Salazar et E. Bury, Genève, Droz, 1996, pp. 42-60 et idem, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. 15 Voir Donna C. Stanton, « The Ideal of ‘repos’ in Seventeenth-Century French Literature », L’Esprit Créateur, XV (1975), pp. 79-104 ; Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVII e siècle : loin du monde et du bruit, Paris, PUF, 1996. 16 Voir Les Moralistes. Nouvelles tendances de la recherche, dir. L. van Delft, XVII e siècle, 202 (1999) ; Michel Bouvier, La Morale classique, Paris, Champion, 1999 ; La Morale des moralistes, textes recueillis par Jean Dagen, Paris, Champion, 1999 ; An Inimitable Example. The Case for the Princesse de Clèves, dir. P. Henry, Washington, Catholic University Press, 1992 ; Autour de Madame de Lafayette, XVII e siècle, 181 (1993). Jörn Steigerwald 280 demande moins d’où venaient ces idéaux sociaux et qui étaient ceux qui les avaient préparés. Je ne donne que deux exemples qui me permettent de préciser les problèmes historiques qui se réfèrent à ces questions. Mon premier exemple est le concept d’urbanité, inauguré par Guez de Balzac dans son Deuxième Discours, Suite d’un entretien de vive voix, ou de la conversation des Romains, écrit en 1639, publié en 1644. 17 Balzac décrit dans ce discours le concept d’urbanité en se basant d’un côté sur le concept antique d’ « urbanitas » et en s’opposant, de l’autre, au concept italien de la « sprezzatura ». De plus, il s’adresse à la marquise de Rambouillet pour la présenter comme étant l’héritière naturelle de cet idéal antique et pour se représenter dans son discours comme quelqu’un qui connaît parfaitement les règles de cet idéal et qui sait les mettre en scène d’une manière exemplaire. Le succès de ce concept fut quand même limité : pendant les années 50, il eut encore une certaine résonnance, mais dès les années 60 du siècle classique, le capital symbolique de l’urbanité n’exista presque plus, car la notion disparut presque complètement des discours et des conversations qui traitaient des pratiques sociales. Néanmoins, il me semble qu’il vaut mieux différencier trois niveaux divers de l’urbanité telle que Guez de Balzac la présente : d’une part, elle désigne un idéal antique de la république romaine, c’est-à-dire des patriciens romains et permettait ainsi de la réactualiser en tant qu’idéal de la noblesse d’épée française, de l’autre, elle décrit l’idéal de l’« otium » de cette noblesse qui va de pair avec l’idéal du « negotium » de ce même ordre social décrit par Balzac dans son premier Discours : Le Romain. 18 L’urbanité se réfère ainsi à un capital d’une certaine société de cour, à savoir la société de la haute noblesse, qui était à cette époque encore plus ou moins indépendante - la Fronde n’avait pas encore eu lieu. Ces deux niveaux de l’urbanité peuvent être regardés comme deux raisons pour lesquelles un tel idéal n’était pas apprécié sous le règne de Louis XIV, car ils s’opposaient fonda- 17 Voir Edwin S. Ramage, « Urbanitas. Cicero and Quintilian, a Contrast in Attitudes », American Journal of Philology, 1963, pp. 390-414 ; idem, Urbanitas. Ancient Sophistication and Refinement, Oklahoma, University of Oklahoma Press, 1973 ; Roger Zuber, « Littérature et urbanité », Le statut de la littérature. Mélanges offerts à Paul Bénichou, dir. M. Fumaroli, Genève, 1982, pp. 87-96 ; Jörn Steigerwald, « Urbanitas : Ausfaltungen einer höfischen Ethik zwischen Guez de Balzac und Christian Thomasius », Welche Antiken ? Konkurrierende Rezeptionen des Altertums im Barock, dir. U. Heinen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011, pp. 835-848, et l’article d’Andreas Gipper dans ce volume. 18 Voir Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres diverses (1644), éd. R. Zuber, Paris, Champion, 1995 ; voir aussi Génetiot, « Otium literatum » ; idem, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 281 mentalement aux idéaux sociaux de ce roi et - ce qui est plus important - de sa société de cour. Le troisième niveau de l’urbanité par contre, la pratique sociale, était facile à intégrer dans les idéaux sociaux nouveaux ou renouvelés, soit dans l’honnêteté, soit dans la galanterie. 19 A ce niveau, l’urbanité désigne surtout une certaine compétence dans la conversation, à savoir « l’art de détourner les choses », pour qu’elles plaisent à la société de « la cour et la ville ». 20 Guez de Balzac, Paul Pellisson, Madeleine de Scudéry et beaucoup d’autres voient dans cette pratique spécifique de la conversation durant la deuxième moitié du siècle une base fondamentale, ainsi qu’une compétence exemplaire des membres de la société de cour, qui faisait que la cour et la ville puissent se réunir réellement d’une manière civilisée dans un même espace concret. 21 De ce point de vue, l’urbanité ne disparaît pas du tout, mais elle change d’abord sa position dans le système de distinction, en allant du centre à ses alentours et se transformant après, en perdant son nom, en un idéal du dialogue galant, qui reste cependant encore le capital symbolique de toute conversation galante. 22 Cela me mène à mon deuxième exemple, la galanterie ou plus précisément le galant homme. Nous savons bien que le galant homme, qui désigne l’idéal social de la société de cour dans la deuxième moitié du siècle 19 Voir Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme. 1580- 1750, Paris, PUF, 1996 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 ; Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft, 1650-1710, Heidelberg, Winter, 2011. 20 Voir Madeleine de Scudéry, « De l’Air galant » et autres conversations 1654-1684. Pour une étude de l’archive galante, éd. D. Denis, Paris, Champion, 1998 ; voir aussi Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997 ; Claire Cazanave, Le Dialogue à l’âge classique. Étude de la littérature dialogique en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2007 ; Jörn Steigerwald, « Die Selbstdarstellung der Galanterie im Dialog - am Beispiel von Madeleine de Scudérys De la conversation », Der Dialog im Diskursfeld seiner Zeit. Von der Antike bis zur Aufklärung, dir. K. W. Hempfer et A. Traninger, Stuttgart, Steiner, 2010, pp. 341-359. 21 Voir p.ex. Chroniques du Samedi suivies de pièces diverses ; (1653-1654). Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leurs amis, éd. A. Niderst, D. Denis et M. Maître, Paris, Champion, 2002. Voir aussi l’article de Stephanie Bung dans ce volume. 22 « Mais ce qu’il y a de plus nécessaire pour la [i.e. la conversation] rendre douce et divertissante, c’est qu’il faut qu’il y ait un certain esprit de politesse, qui en bannisse absolument toutes les railleries aigres, aussi bien que toutes celles qui peuvent tant soit peu offenser la pudeur : et je veux enfin qu’on sache si bien l’art de détourner les choses, qu’on puisse dire une galanterie à la plus sévère femme du monde ; qu’on puisse conter agréablement une bagatelle […] ». Madeleine de Scudéry, « De la conversation », De l’Air galant, pp. 73-74. Jörn Steigerwald 282 classique, devient au siècle des Lumières synonyme de la forme la plus corrompue des mœurs : galanterie signifie séduction et le galant homme n’est qu’un euphémisme pour séducteur. 23 Reste la question simple mais importante : comment nomme-t-on un homme de cour idéal, mais aussi un séducteur avant l’émergence de la galanterie ? Ne pouvant pas répondre d’une manière adéquate à la question, j’essaie de m’en approcher en me référant à un exemple, c’est-à-dire à L’Illusion comique de Corneille. Dans la première version de 1639, la notion de « galant homme » servait dans la pièce à désigner un séducteur et non pas un homme vertueux ou idéal. 24 Par contre, dans la deuxième version de 1660, Corneille remanie complètement la scène entière dans laquelle le séducteur se fait voir et donne ainsi une signification nouvelle, mais encore critique au « galant homme », en respectant les nouvelles règles de la bienséance. Ce qui paraît d’abord être un détail négligeable devient plus signifiant si on regarde l’épître de l’édition de 1639 et l’Examen de l’édition de 1660. Dans la première édition, Corneille considère sa pièce comme « un étrange monstre » et fait ainsi allusion à l’esthétique baroque du grotesque et, par ce biais, à la mise en scène de la grotte comme le lieu de la perception dans son Illusion comique. 25 Dans l’Examen, par contre, Corneille désigne sa comédie comme « une galanterie extravagante ». 26 Cela signifie que 23 Voir p.ex. Voltaire, « Art. Galant », Encyclopédie ou Dictionnaire des Sciences, des Arts et des Métiers, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann, 1966, Vol. VII, p. 427. Voir aussi Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, pp. 449-482. 24 « Lyse : ‘Madame, leur honneur a des règles à part : / Où le vôtre se perd, le leur est sans hasard, / Et la même action, entre eux et nous commune, / Est pour nous déshonneur, pour eux bonne fortune. / La chasteté n’est plus la vertu d’un mari ; / La princesse du vôtre a fait son favori ; / Sa réputation croîtra par ses caresses ; / L’honneur d’un galant homme est d’avoir des maîtresses ». Dans l’édition de 1660, ces vers sont remplacés. Voir Pierre Corneille, L’Illusion comique, éd. Jean-Yves Huet, Paris, Flammarion, 1997, p. 122. 25 « Voici un étrange monstre que je vous dédie ». Corneille, L’Illusion comique, p. 37 ; voir aussi Hans Sckommodau, « Die Grotte der Illusion Comique », Wort und Text. Festschrift für Fritz Schalk, dir. H. Meier et H. Sckommodau, Frankfurt/ Main, Klostermann, 1963, pp. 281-293 ; Colette Cosnier, « Un étrange monstre : L’Illusion comique », Europe, 540-541 (1974), pp. 103-113 ; Jean-Claude Vuillemin, « Illusion comique et dramaturgie baroque. Corneille, Rotrou et quelques autres », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXVIII, 55 (2001), pp. 307-325 ; Leopold Peeters, « La grotte et le théâtre », French Studies in Southern Africa, 35 (2005), pp. 94-114. 26 « Je dirai peu de chose de cette pièce : c’est une galanterie extravagante qui a tant d’irrégularités qu’elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d’y avoir perdu quelque temps ». Corneille, « Examen », L’Illusion comique, p. 143. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 283 Corneille essaie en 1660 d’intégrer son Illusion comique dans l’esthétique galante d’une double manière : 1° en déclarant que la pièce était dès le début un exemple de la nouvelle esthétique, même si on n’utilisait pas encore ces mots à l’époque et 2° en effaçant toutes les marques de l’ancien langage et - bien sûr - d’un code de distinction anachronique qui ne met en évidence que l’incompétence de celui qui l’utilise (encore). Cependant, la question reste ouverte : pour quelles raisons Corneille se voit-il contraint de changer l’esthétique de la pièce et de suivre un modèle nouveau de comportement et d’éthique ? Ou plus précisément en faisant abstraction de Corneille et en me référant directement à « la cour et la ville » : Quelles négociations eurent lieu pendant les années 30, 40 et 50 à la fin desquelles la France galante émergea ? Et, de plus, qui étaient ceux qui négocièrent et qu’est-ce qui faisait partie de cette négociation ? C’est-à-dire, quelles étaient les alternatives à la galanterie et pourquoi ne les avait-on pas préférées ? L’analyse de la galanterie - considérée comme une pars pro toto de la dimension sociale de « la cour et la ville » - ouvre ainsi deux chemins qui sont construits d’une manière complémentaire et me mènent ainsi à deux questions que je voudrais offrir à la discussion : 1 o Le premier chemin est le chemin historique qui concerne plutôt la chronologie des idéaux ou plus précisément : des idéaux sociaux hégémoniques. Reste la question : Est-ce qu’on peut parler d’une suite historique de la courtoisie, de l’urbanité, de la galanterie et finalement de l’honnêteté pour décrire les idéaux sociaux hégémoniques de « la cour et la ville » ? Et si on peut établir une telle suite, il reste la question de savoir s’il s’agit d’une évolution spécifique - p.ex. la fameuse ascension de la bourgeoisie - ou d’une (dis-)continuité ou… de je ne sais quoi ? 2 o Le deuxième chemin peut être considéré comme le chemin social et pose la question de savoir comment les espaces sociaux et les champs étaient organisés durant le siècle classique et avec cela quelle qualification sociale était nécessaire pour obtenir une certaine position dans un champ spécifique. Je ne nomme que l’idéal du « philosophe honnête homme » et de son opposant, le modèle du « Socrate à la cour », qui mettent en évidence ce besoin de se distinguer en tant que savant ou philosophe, hors des règles propres du champ auquel on appartient par profession. 27 27 Voir Jacqueline Lichtenstein, « Socrate à la cour de Louis XIV », XVII e siècle, 150 (1986), pp. 3-18 et Alain Viala, « De la galanterie comme stratégie littéraire », Paul Pellisson, L’Esthétique galante. Discours sur les œuvres de M. Sarasin et autres textes, dir. A. Viala, Toulouse, Société des Littératures classiques, 1989, pp. 13-46. Jörn Steigerwald 284 Reste, pour conclure, la question de savoir quelles formes du selffashioning et du community-fashioning de « la cour et la ville » s’étaient établies pendant le siècle classique et - naturellement - pour quelles raisons ces formes s’étaient établies ? 28 Une question que je voudrais bien lancer pour une discussion, même si elle transgresse les limites de ce volume. 3. La dimension littéraire de « la cour et [de] la ville » L’analyse d’Erich Auerbach se concentre - on le sait bien - sur la tragédie de Racine et la comédie de Molière pour donner deux exemples majeurs de la représentation de la réalité dans la littérature du siècle classique. Mais cela implique aussi - consciemment ou inconsciemment - une préférence, sinon une hiérarchie des genres à l’époque, qui est au moins à remettre en question. Pour donner un exemple : la comédie la plus couronnée de succès de Molière à l’époque n’était ni Le Misanthrope ni Le Tartuffe ni une autre comédie de caractère, mais la comédie-ballet Psyché ; cette comédie-ballet connut un très grand succès à la cour et à la ville. 29 De cela résulte 1° la question de savoir quelle position la comédie-ballet avait dans la littérature de « la cour et la ville » et 2° à quelle étape des configurations de « la cour et la ville » elle correspondait d’une manière exemplaire et garantissait ainsi ce succès ? 30 De plus, si l’on considère l’évolution des genres narratifs au siècle classique en présupposant qu’il y eût une relation entre « la cour et la ville » et la littérature, il se pose la question suivante : comment peut-on expliquer le changement dans la hiérarchie partant de l’épopée, passant par le roman (galant) et allant jusqu’au petit roman, voire la nouvelle. Cette question 28 Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning. From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980. 29 Il est assez remarquable que le ballet de Psyché était, pour la première fois, entièrement dansé par des danseurs professionnels, ce qui dispensa la Cour d’être présente à toutes les représentations au théâtre et - ce qui était plus important pour le succès financier - facilita l’accès de la ville au spectacle. Ainsi Molière transforme la relation entre la cour et la ville à sa manière. Voir aussi Laura Naudeix et Anne Piéjus, « Notice », Molière, Œuvres complètes II, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, 2010, pp. 1483-1497. 30 Voir pour le succès de Psyché au siècle classique Les genres de Psyché, dir. Ch. Rauseo et C. Barbafieri, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2005 et pour la comédie-ballet l’étude de Charles Mazouer, Molière et ses comédiesballets, Paris, Klincksieck, 1993. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 285 semble moins intéressante si l’on regarde la situation après 1650, car la recherche actuelle a bien analysé les disputes sur le roman et a montré d’une manière évidente comment cette transformation se déroula dans la seconde moitié du siècle. 31 Mais nous en savons jusqu’à maintenant moins sur la situation de la première moitié du siècle et sur les débats entre l’épopée, le roman et les pastorales de ce temps. 32 Je me réfère seulement à un exemple qui me semble assez significatif, le cas du chevalier Marin. Giovan Battista Marino arriva dans les années 1610 à Paris, invité par la reine Marie de Médicis. Il y écrivit - entre autres - son épopée Adone, une épopée qui fut publiée en 1623 à Paris et à Venise. Dans sa Lettre qui servit de préface à l’Adone, Jean Chapelain analyse la valeur et surtout la nouveauté de cette épopée en déclarant que ce texte est une œuvre majeure de la littérature qu’on ne peut pas dépasser mais qu’il faut quand même imiter. 33 Reste la question de savoir comment cette épopée fut imitée - par qui et en faisant quoi exactement ? Pour être plus précis : les auteurs de l’esthétique galante suivirent-ils l’éthique du chevalier Marin ? 31 Voir pour l’évolution des genres romanesques dans la deuxième moitié du XVII e siècle Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd. C. Esmein, Paris, Champion, 2004 ; Camille Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008 ; voir aussi Nathalie Grande, « Du long au court : réduction de la longueur et invention des formes narratives, l’exemple de Madeleine de Scudéry », XVII e siècle, 215 (2002), pp. 263-271 ; Alain Viala, « De Scudéry à Courtilz de Sandras : les nouvelles historiques et galantes », XVII e siècle, 215, (2002), pp. 287-295 et Christian Zonza, La Nouvelle historique en France à l’âge classique (1657-1703), Paris, Champion, 2007. 32 Néanmoins, je voudrais bien nommer plusieurs cas d’exception : Jean-Pierre van Elslande, L’Imaginaire pastoral du XVII e siècle, Paris, PUF, 1999 ; Deborah Blocker, Instituer un « art ». Politiques du théâtre dans la France du premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2009 ; Frank Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de l’Astrée (1585-1628). Fictions narratives et représentations culturelles, Paris, Champion, 2008 et Lire l’Astrée, dir. D. Denis, Paris, PUPS, 2008 ; Laurence Giavarini, La Distance pastorale, Paris, Vrin, 2010. Voir aussi l’article de Goulven Oiry dans ce volume. 33 « Je dis donc pour vous respondre que je tiens l’Adonis, en la forme que nous l’avons veu, bon poëme, conduit et tissu dans sa nouveauté selon les regles generales de l’épopée, et le meilleur en son genre qui puisse jamais sortir en public ». « Lettre ou Discours de M. Chapelain à Monsieur Faverau, conseiller du Roy, en sa cour des Aydes, portant son opinion sur le Poème d’Adonis du chevalier Marino », Giovan Battista Marino, L’Adone, éd. Giovanni Pozzi, Milano 1998, p. 12. Même si Chapelain évoque ici - et par plusieurs reprises au long de sa lettre - la perfection du poème d’Adonis qu’on ne peut pas surpasser, toute son argumentation sert de base à imiter le modèle de Marin décrit par lui dans sa lettre. Jörn Steigerwald 286 Suivirent-ils son « self-fashioning » en tant qu’écrivain ? Imitèrent-ils sa manière de réactualiser la mythologie antique ? Ou ne l’imitèrent-ils pas du tout ? Ce qui me semble peu vraisemblable. 34 De plus, si l’on considère qu’une imitation est possible, il reste encore une autre question : le cas du chevalier Marin était-il un cas singulier mais exemplaire ou y avait-il d’autres cas de ce genre ? Et s’il en est ainsi, il reste la question de savoir comment se constituait « la cour et la ville » dans la première moitié du siècle classique. Pour finir, je voudrais attirer l’attention sur un exemple de la deuxième moitié du siècle, qui met en évidence - je l’espère au moins - que cette question a des suites assez intéressantes. Nous avons l’habitude de considérer Molière comme l’inventeur de la comédie de caractère et ajouté à cela, de la comédie de l’intérieur. Ainsi, nous montrons la grande distance entre les comédies de Molière et celles de ces prédécesseurs - comme « la commedia dell’arte ». Cependant, le seizième siècle italien ne connaît pas seulement l’émergence de la « commedia dell’arte », mais aussi celle de la « commedia erudita », de la comédie érudite. 35 Au centre de cette comédie érudite se trouve - comme chez Molière - la famille ou pour être plus précis : la relation entre parenté, maison et sexualité. Et cette relation me mène encore une fois au centre de « la cour et la ville », qui, elles aussi, se basaient sur cette relation que l’on pourrait nommer, au sens historique de la notion, une relation « oiconomique », qui intègre l’ »oiconomia » de l’homme et celle de la famille. 36 34 L’exemple le plus connu d’une telle imitation - c’est-à-dire une imitation de la manière de réactualiser la mythologie antique - du chevalier Marin est probablement celui de Jean de La Fontaine. Voir Françoise Graziani Giaccobi, « La Fontaine lecteur de Marino : Les Amours de Psiché, œuvre hybride », Revue de Littérature comparée, 232 (1984), pp. 389-397 et Marc Fumaroli, « Politique et poétique de Vénus : l’Adone de Marino et l’Adonis de La Fontaine », Rome et Paris - Capitales de la République européenne des Lettres, avec une préface de Volker Kapp et une postface de Giovanni Pozzi, Hamburg, LIT, 1999, pp. 123-133. Voir aussi l’article de Jörn Steigerwald dans ce volume. 35 Voir Patrizia De Capitani, Du spectaculaire à l’intime. Un siècle de « Commedia erudita » en Italie et en France ; (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005. Voir aussi l’article de Rudolf Behrens dans ce volume. 36 Voir Eugenio Garin, L’Éducation de l’homme moderne, 1400-1600, préface de Philippe Ariès, Paris, Hachette, 1968 (original 1957) ; Jean-Louis Flandrin, Le Sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981 ; idem, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 ; Maurice Daumas, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, A. Colin, 2004. La cour et la ville au XVII e siècle (1630-1680) 287 Pour finir, je souhaiterais poser une dernière question : Que reste-t-il de la notion d’Erich Auerbach et de son approche de cette configuration historique de la société française au siècle classique ? J’espère avoir montré qu’il est préférable de se situer dans la continuité de ses recherches, même s’il vaut également la peine de se poser de nouveau quelques questions et d’élargir ainsi la perspective de « la cour et la ville ». Une possibilité pourrait être de regarder les émergences des formes d’habitus dans l’espace social ainsi que dans la littérature. 37 Une autre serait d’analyser les échanges entre des champs discursifs et la littérature à l’âge classique pour reconstruire les configurations spécifiques de la relation entre la cour et la ville à cette époque. 38 Une troisième possibilité pourrait être de se concentrer sur les stratégies officielles, c’est-à-dire organisées et contrôlées par les institutions de la monarchie, et les tactiques des groupes ou des individus qui tentent de trouver une position spécifique dans la configuration de « la cour et la ville » - soit qu’ils cherchent à se positionner au centre de cette configuration, soit qu’ils essaient de trouver un lieu de repos sinon de retraite. 39 Toutes ces possibilités que les auteurs de ce volume présentent - et il y en a beaucoup d’autres - montrent que « la cour et la ville » n’est pas du tout une notion hors de l’intérêt de la recherche actuelle, mais qu’elle désigne plutôt une configuration qui connaît encore beaucoup de questions ouvertes et qui montre un intérêt même ou surtout aujourd’hui. 37 Voir p.ex. Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. Voir aussi les articles de Dinah Ribard, Nicolas Schapira et de Gisela Schlüter dans ce volume. 38 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. 39 Suivant le modèle de Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle : un aperçu de la sémantique historique des concepts G ISELA S CHLÜTER (Université de Erlangen/ Nuremberg) 1. Discrétion/ indiscrétion : un parcours sémantique à travers les siècles Les concepts de la discrétion et de l’indiscrétion participent à la richesse sémantique de discernere/ discretio et des dérivés en latin. Traditionnellement, discrétion signifie discernement, prudence, modération, discernement du bien et du mal, « un savoir de la nuance » 1 et, en outre, l’autorisation à prendre une décision par jugement arbitraire (« à [la] discrétion de qn. »). En philosophie, ces significations ont été conservées, mais dès les XVI e et XVII e siècles, elles ont peu à peu commencé à s’affaiblir. Le discours théologique et monastique ayant postulé la discrétion des esprits (discretio spirituum), l’emploi de ce terme a également été constant au cours de beaucoup de siècles (v. II). À l’exception de ce terme de théologie et de spiritualité monastique, les Essais de Montaigne témoignent de l’énorme richesse sémantique du concept traditionnel en mettant, à vrai dire, un fort accent sur l’antonyme - la fréquence du mot indiscretion étant bien plus haute que celle du mot discretion dans les Essais. Montaigne anticipe sur le sens moderne des mots discrétion/ indiscrétion en tant que délicatesse, réserve et retenue dans les relations sociales, la disposition à garder un secret (et les actions et dispositions opposées) (v. III). Dès le début du dix-septième siècle, du moins en français, une nouvelle configuration sémantique se profile, la notion méthodologique et épistémologique du discernement remplaçant de plus en plus celle de discrétion en tant qu’opération intellectuelle, et la discrétion devenant synonyme de réserve dans la conversation et silence sur les relations amoureuses ; l’antonyme, l’indiscrétion, s’emploie de plus en plus fréquemment. Tout de même, la carrière des concepts dans les romans et dans 1 Voir Le Pouvoir de la discrétion. Revue des deux mondes, juillet/ août 2004 ; voir Introduction. Gisela Schlüter 290 les traités de galanterie, ainsi que chez les moralistes dès le début du dixseptième siècle français, n’empêche pas que les significations traditionnelles, voire théologiques, spirituelles et monastiques, se soient maintenues au cours du Grand Siècle (v. IV). Sur la base de recherches plus approfondies et déjà publiées, on se propose ici de retracer brièvement l’histoire des concepts de l’(in)discrétion pour faire ressortir l’apport particulier du dix-septième siècle français au profilage de la signification moderne et contemporaine de l’(in)discrétion. 2. Les significations traditionnelles 2 À l’origine, la signification du mot discrétion, dans les langues modernes, correspond à la riche sémantique du mot latin. La sémantique traditionnelle se distingue nettement de la signification moderne du mot : la discrétion, dans les textes patristiques, dans les traités du Moyen Âge et de l’humanisme, n’est pas, dans la plupart des cas, définie comme une disposition, un habitus, comme respect du tacendum et du pudendum, mais désigne une action, une pratique de l’intellect, une opération logique, une faculté de l’intellection - la prudence, l’opération de faire des distinctions, le jugement, mais aussi la modération en tant que pratique. Le substantif français discrétion est documenté à partir du XII e siècle (dans le sens de distinction, prudence, raison, modération), le verbe discerner depuis le XIII e siècle ; discerner signifie distinguer, séparer, et, à partir du XIV e siècle, en outre : percevoir distinctement. À partir du début du XVI e siècle, on emploie aussi le substantif discernement, indiquant par-là un procédé de distinction/ de séparation, une opération de l’intellect. Dans ce sens, discernement devient synonyme de discrétion. 3 Dans la philosophie française, par exemple chez Descartes, le terme philosophique de la discrétion sera remplacé par discernement - dans les autres langues, la terminologie philosophique gardera plus longtemps le terme de la discrétion ; cette particularité du français correspond probablement à la fréquence de l’emploi du mot discrétion dans le sens de tact, respect du pudendum et du tacendum. Au 2 Gisela Schlüter, « Materialien zu einem libro della discrezione. Zur historischen Semantik von discretion im Sprachvergleich », Archiv für Begriffsgeschichte 50, Hamburg, Felix Meiner, 2008, pp. 99-128 ; avec une documentation de l’histoire des mots (in)discretion et des formes dérivées en latin, français, italien, espagnol, anglais et allemand. Pour les détails de lexicologie historique, voir les sources indiquées dans cet article. Une source supplémentaire non encore utilisée dans cette recherche : http: / / frantext-fr (dernier accès le 09-03-2011). 3 À l’exception de l’allemand, cette forme parallèle se trouve dans toutes les langues prises en considération ici. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 291 cours du XVI e siècle, ce mot, aussi bien que son antonyme, l’indiscrétion, deviennent de plus en plus courants. La sémantique reste toujours proche du latin, discrétion signifiant dans la plupart des cas la distinction, la faculté de distinguer, la prudence, le jugement et la modération. Beaucoup d’occurences du terme se laissent repérer dans l’œuvre de Calvin, où les significations théologiques et morales dominent. Calvin se sert de l’expression la discrétion entre le bien et le mal. Cette expression remonte à un concept théologique et monastique de grande envergure et qui devait avoir de l’impact sur l’histoire terminologique, à savoir le concept de la discretio spirituum introduit et profilé par Cassian et d’autres théologiens et moines. 4 Celui qui possède la discretio spirituum s’efforce d’atteindre la perfection intellectuelle, spirituelle et morale et poursuit ce but avec modération. La discretio spirituum est un idéal spirituel qui remonte au Nouveau Testament, aussi bien qu’à la notion grecque de diakrisis et à la notion latine de la discretio dans le sens de prudentia et de temperantia. Idéal monastique, la discretio spirituum exige la prudence, la culture, le tact et la finesse, la dévotion et un sens de la mesure. Tout cela doit se combiner avec un savoir des pratiques monacales et des techniques d’apprentissage. Thomas, aristotélicien, souligne l’importance de l’habitualisation, c’est-à-dire de l’acquisition d’un savoir pratique pour s’orienter par l’intermédiaire de l’expérience ; la discretio, pour Thomas, est une vertu cardinale comprenant la prudence et la modération, vertu qui, transformée en habitus, permet d’agir et de prendre des décisions sans réflexion préalable. Ignace de Loyola, avec ses Exercices spirituels, s’inscrira dans cette tradition spirituelle et terminologique où l’indiscretio, d’ailleurs, équivaut à un manque de prudence, de modération et de force spirituelle. Cette dimension théologique, spirituelle et éthique du concept de la discrétion se retrouve dans le discours théologique et religieux des temps modernes. Du point de vue sémantique, le cas de Pascal sera particulièrement intéressant, car les significations religieuses et profanes, théologiques, philosophiques et mondaines du terme (in)discrétion interfèrent dans son langage (voir les Lettres provinciales). Au seizième siècle, ce sont Calvin et surtout Montaigne - et, après lui, Charron - qui redéfinissent le concept. Les Essais font briller toutes les facettes du concept, anticipant sur l’acception la plus moderne : la discrétion comme tact et réserve dans le comportement, dans la conversation et dans l’amour, l’indiscrétion comme vice opposé à cette vertu. 4 Ildefons Widnmann, « Discretio (Diakrisis). Zur Bedeutungsgeschichte », Studien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktiner-Ordens und seiner Zweige 58 (1940), H. 1, pp. 21-28 ; André Cabassut, art. « Discrétion », dans : Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, t. 3, Paris, Beauchesne, 1954-1957, pp. 1311-1330. Gisela Schlüter 292 3. Transformations du champ sémantique autour de 1600 : l’apport de Montaigne 5 Les substantifs discretion et indiscretion ainsi que les adjectifs correspondants abondent dans les Essais. Ce qui saute aux yeux, c’est, premièrement, la fréquence relative du mot indiscretion et, deuxièmement, la fréquence de l’emploi du mot discretion à multiples sens, c’est-à-dire les interférences sémantiques entre prudence-raison-jugement, modération-mesure et tactréserve dans la conduite et dans le parler. La discretion selon Montaigne, c’est la faculté et l’obligation de faire des distinctions, c’est l’exactitude, c’est aussi la modération ; mais dans son langage, la discretion signifie souvent en même temps le jugement, le tact, la réserve, une communication bien réglée, une morale du discours. Par indiscretion, par contre, il entend une pensée faible et inexacte, un manque de responsabilité intellectuelle, la démesure, l’indécence, un manque de civilité, mais aussi la loquacité ; ici, on observe la même tendance à l’amalgame des significations. En outre, son grand essai Sur des vers de Virgile anticipe sur le transfert des concepts dans le domaine de la sexualité ; cette connotation amoureuse et érotique qui s’est fixée dans le discours galant en France à partir de 1600 s’est maintenue comme un élément constitutif de la sémantique de l’(in)discrétion jusqu’à nos jours. Tout d’abord, Montaigne se sert des termes respectifs de la discretion et de l’indiscretion dans leurs significations épistémologiques et psychologiques et, d’autre part, éthiques. 6 En ce qui concerne le profil épistémologique du concept, il rejoint le concept de la discrezione chez Guicciardini qui a postulé un libro della discrezione. 7 Tous deux sympathisent avec la philosophie du pluriel et de l’empirique caractéristique de leur époque, héritant du nominalisme et du scepticisme. Dans ce contexte, la discretion, dans le sens du 5 Gisela Schlüter, « Discretion/ indiscretion bei Montaigne », Literaturwissenschaft als Begriffsgeschichte, éd. Christoph Strosetzki, Hamburg, Felix Meiner, 2010 (Archiv für Begriffsgeschichte, Sonderheft 9), pp. 173-184. Pour les détails du vocabulaire de Montaigne, voir les citations commentées dans cet article. 6 On passe ici sur l’expression « à (la) discrétion de » (dans le sens de : dépendant du jugement arbitraire de qn., de la volonté de qn. autorisé à prendre une décision), qui s’emploie fréquemment dans des contextes politiques et juridiques - une constante dans l’histoire du concept jusqu’à nos jours. 7 « Questi ricordi sono regole, che si possono scrivere in su’ libri ; ma e’ casi particulari, che per avere diversa ragione s’hanno a governare altrimenti, si possono male scrivere altrove che nel libro della discrezione. » Francesco Guicciardini, Ricordi. Storie fiorentine, éd. par Emanuella Scarano, Milan, TEA, 1991, p. 82 (Série B 35). Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 293 donum distinctionis, correspond à un certain type de rationalité qui consiste en l’attention au cas particulier, en l’intérêt pour ce qui est individuel, singulier, concret, en le refus d’éliminer les différences en généralisant. La fameuse formule méthodologique montaigniste s’inspire de ce type de rationalité sceptique : « Disting[u]o est le plus universel membre de ma logique. » 8 Par contre, là où Montaigne fait glisser le sens du mot discretion vers la réserve dans le comportement et surtout dans le parler et le sens du mot indiscretion vers l’indécence, la loquacité, voire la rupture d’un secret, il reprend le nœud traditionnel entre la discrétion et le secretum déjà manifeste dans le lexique latin et encore présent dans Il libro del cortegiano. Comme on le verra, à ce nœud s’ajoutera celui entre l’indiscrétion et la curiosité dès le début du XVII e siècle. Les Essais de Montaigne, bien qu’ils soient un document fidèle et très riche de la polyvalence traditionnelle des concepts de la discretion et de l’indiscretion, ont donc laissé des traces profondes dans la transformation de ces concepts : Montaigne multiplie et souligne les aspects communicatifs, conversationnels et érotiques de la discretion et du comportement opposé. En outre, il emploie, avec une fréquence tout à fait insolite, la forme négative et privative de l’indiscretion. La fréquence des mots indiscretion/ indiscret dans le lexique de Montaigne, aussi bien que le glissement sémantique vers un sens communicatif, conversationnel et tendanciellement même érotique, forment un héritage lexical important pour le XVII e siècle, héritage auquel De la sagesse de Charron servit souvent d’intermédiaire. Dans les traces de Montaigne et de Charron, la notion d’(in)discrétion sera souvent employée dans le sens de (manque du) tact propre à la courtoisie, (manque de) retenue dans le comportement et dans la conversation aussi bien que dans le sens d’une disposition à (ne pas) garder le silence sur les relations amoureuses. En tant que terme rhétorique, l’habitus de la discrétion se superpose aux figures traditionnelles de la praeteritio et de l’ellipse. L’indiscrétion, par contre, est bannie de la conversation comme, par exemple, la praecipitatio. 9 8 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. par Jean Balsamo, Michel Magnien, Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, 2007, p. 355 ; George Hoffmann, art. « distingo », dans : Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. par Philippe Desan, Paris, Honoré Champion, 2004, pp. 276-277. D’ailleurs, il n’y a pas d’entrée « discrétion » dans le Dictionnaire de Michel de Montaigne ; cette lacune témoigne de l’oubli du statut terminologique traditionnel de discrétion dans le français d’aujourd’hui. 9 Nicolas Faret conseillera à l’honnête homme d’éviter « l’indiscretion, l’opiniastreté, l’aigreur, le despit, l’impatience, la precipitation, et mille autres defauts » dans la Gisela Schlüter 294 4. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle : la galanterie, les moralistes, la pensée religieuse Au-delà de sa sémantique traditionnelle, le concept de la discrétion, en France, s’était donc enrichi d’une dimension strictement rhétorico-sociologique, contribuant ainsi aux standardisations des pratiques conversationnelles et sociales propres à la société et à la cour du type Ancien Régime. Pour esquisser brièvement le développement sémantique au cours du XVII e siècle, on pourrait se demander si le glissement sémantique indiqué - l’affaiblissement des significations philosophiques, épistémologiques et théologiques en faveur des significations rhétoriques et sociologiques - s’est déroulé sur un plan rhétorique : la signification rhétorico-sociologique, et particulièrement ses connotations érotiques se superposant aux signifiés traditionnels pour des raisons de rhétorique. 10 En France, c’est dans le contexte du roman baroque, de la galanterie et des traités des moralistes que, dès le début du XVII e siècle, 11 l’on avance le plus vite sur le chemin qui mène à la signification moderne de l’(in)discrétion en tant que retenue dans le comportement, dans le parler et particulièrement dans le discours amoureux et des vices opposés à ces vertus. Dans les autres langues, cette transformation sémantique sera plus tardive. En italien et en espagnol, par exemple, les significations traditionnelles (la discrétion comme prudence et modération) semblent encore dominantes au XVII e siècle - on se souviendra du Discreto de Gracián -, tandis qu’en français, la notion de discernement commence à remplacer la discrétion comme terme de philosophie (dans le sens du donum distinctionis et de l’opération intellectuelle correspondante, du jugement, mais aussi du goût) ; en outre, dans les traités de comportement, la discrétion en tant que modération sera désignée par d’autres termes. Tout de même, en France, comme partout ailleurs, les significations traditionnelles ne se perdront pas tout à fait ; on reviendra sur ce point. conversation, Nicolas Faret, L’Honneste Homme ou L’art de plaire à la cour, 1636, publié par M. Magendie, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 69. 10 Cette perspective sur le statut du concept au cadre du développement de la rhétorique a été ouverte par Rudolf Behrens pendant la discussion de notre séance au 7 e colloque de l’Association des Francoromanistes allemands, Essen, 29 septembre- 2 octobre 2010. 11 A corriger et à compléter l’article dans Archiv für Begriffsgeschichte (2008) sur ce point. Je remercie Jörn Steigerwald, spécialiste de la galanterie au XVII e siècle, qui m’a indiqué ce matériel très riche et a justement insisté sur l’affinité entre l’indiscrétion et la curiosité dans ce contexte. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 295 Dans les contextes romanesques et galants, par contre, la discrétion va presque toujours de pair avec le secret (érotique ou sentimental) à garder, la retenue verbale et la loyauté, l’indiscrétion avec la curiosité (tant psychique que physique), un certain voyeurisme, l’importunité et/ ou la loquacité. Les exemples abondent. 12 12 Quelques exemples par ordre chronologique : Antoine de Montchrestien, L’Escossoise, ou le Désastre (1601), Paris/ La Haye, Mouton, 1975, p. 86 : « Reine : On fait en deux perils du moindre eslection.- Conseiller : Mais il en faut juger avec discretion. » (ici, discretion dans la signification traditionnelle) ; ib., p. 114 : « Mais gardez en ce fait tant de discretion qu’on n’aperçoive point en vous de passion. » (discretion dans sa signification plus actuelle). Mathurin Régnier, Les Satires (1-13) (1609), Paris, F. Roche, 1930, p. 118 : « [...] et Jeanne, que tu vois, dont on ne parle point, qui fait si doucement la simple et la discrete, elle n’est pas plus chaste, ains elle est plus secrete ; elle a plus de respect, non moins de passion. Elle cache ses amours sous sa discretion. » La source la plus riche est probablement l’Astrée d’Honoré D’Urfé, parue à partir de 1610, Reprint Genève, Slatkine, 1966, 2 nde partie (1627), p. 588 : « Continuez et esperez, ce qui vous doit rapporter plus de contentement, car en cela rien ne vous est defendu ; mais souvenez-vous que la fidelité, la discretion et le silence sont les seules victimes qui se doivent immoler sur les autels où vous voulez sacrifier. » Ib., p. 379 : « [...] le roy est tellement amoureux de Dorinde qu’il n’a contentement ny repos que quand il la void, et toutesfois il en use avec tant de discretion que je ne pense pas que personne s’en soit encore pris garde. » Ib., 3 e partie (1631), p. 235 : « Et à ce mot, s’estant teu pour quelque temps, et voyant que Diane ne disoit rien : je ne vis jamais, continua-t-il en sousriant, une bergere moins curieuse que Diane. Pourquoy ne me demandez-vous qui est celle de qui je veux parler ? - ce seroit, dit-elle, une trop grande indiscretion, car je suis bien asseurée que si vous voulez la nommer, vous me la direz, et si vous la voulez taire, je serois trop indiscrette à vous en importuner. » Charles Sorel, Les Nouvelles françaises où se trouvent divers effets de l’amour et de la fortune (1623), Nouvelle 1 : Le pauvre genereux, Genève, Slatkine, 1972, pp. 18-19 : « […] Vous me servirez tousjours en telle qualité que vous voudrez, pourveu que ce soit en secret et avecque discretion, dit serieusement Elidore : Et après cela elle se teut, et rougissant de honte d’en avoir tant declaré, elle baissa la veue en terre. » Abbé François-Hédelin d’Aubignac, Relation du royaume de coquetterie, 1654/ 55, sous le titre Nouvelle Histoire du temps ou la veritable Relation du Royaume de Coqueterie à consulter online www.bsb-muenchen-digital.de (dernier accès le 09- 03-2011), p. 14 : « […] et tout ce qui s’y passe [dans la maison de Plaisance] de plus secret se peut nommer un mystere scandaleux ; le silence y commande sous l’authorité de l’Amour-coquet, mais souvent l’indiscretion et quelquefois le dégout en laissant approcher les faux-bruits qui sont les avantcoureurs de la Renommée […] » ; voir aussi Philippe Quinault, L’Amant indiscret ou le Maître étourdi, Paris, 1656 (http: / / moliere.paris-sorbonne.fr, dernier accès le 09-03-2011). Gisela Schlüter 296 Pour les moralistes, la discrétion est synonyme de décence, et l’indiscrétion enfreint à ses règles. 13 L’héritage traditionnel du concept, enrichi de ses connotations moralistes, se retrouve dans la définition très dense donnée dans le Dictionnaire universel de Furetière. Ici, la discrétion se définit comme « prudence ; judicieuse retenue ; science des égards ; modestie, qui sert à conduire nos actions, & nos paroles. » 14 Si le XVII e siècle français, malgré les innovations sémantiques à la suite du transfert des mots dans des contextes romanesques et galants, témoigne encore de la richesse sémantique du concept heritée de la tradition et bien documentée dans les Essais de Montaigne, cette adhérence aux traditions terminologiques concerne également la notion de la discretio spirituum Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine (1657), textes choisis, présentés, établis et annotés par Delphine Denis, Paris, Gallimard, 2006, p. 77 : « En effet ces amants fiers qui sont ennemis de la tendresse, et qui en médisent, sont ordinairement insolents, incivils, pleins de vanité, aisés à fâcher, difficiles à apaiser, indiscrets quand on les favorise, et insupportables quand on les maltraite. » (I, 1). Voir aussi l’Indiscretion dans la Carte de Tendre. Madeleine de Scudéry, Célinte, nouvelle première (1661), éd. par Alain Niderst, Paris, A.G. Nizet, 1979, p. 55 : « J’adjousteray mesme que la Fable qui invente tousjours les choses avec quelque vray-semblance, a donné des exemples de punition pour la curiosité, lors qu’elle est suivie de trop de hardiesse et d’indiscretion, comme l’avanture de Diane et d’Acteon le montre, et l’Histoire n’est remplie d’autre chose que de Curieux, que la curiosité a perdus. » Voir aussi Madeleine de Scudéry, Artamène (à consulter en ligne : http: / / www.artamene.org/ rechercher. php). Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678), éd. par Jean Mesnard et Jérôme Lecompte, Paris, Garnier Flammarion, 2009, pp. 202-203 : « Comment excuser une si grande imprudence, et qu’était devenue l’extrême discrétion de ce prince, dont elle avait été si touchée ? Il a été discret, disait-elle, tant qu’il a cru être malheureux ; mais une pensée d’un bonheur, même incertain, a fini sa discrétion. » Ib., p. 167 : « Elle a pour vous une passion violente ; votre discrétion vous empêche de me le dire et la mienne de vous le demander ; mais enfin elle vous aime, elle a de la défiance, et la vérité est contre vous. » 13 Évidemment, les couches sémantiques tendent à se superposer. Pour en citer un exemple caractéristique : Saint-Evremond, dans son essai Sur les vaines occupations des savans et controversistes, écrit : « Je voudrois que l’ignorance, / S’exposât moins hardiment, / Je voudrois que la science, / Se montrât discretement, / Avec moins de suffisance, / Et plus de discernement. » Cité d’après Michael Jaspers, Saint- Evremond als Vorläufer der Aufklärung, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 2002, p. 1. 14 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, corrigé et augmenté par Henri Basnage de Beauval et Brutel de La Rivière, La Haye, 1727 (Reprint Hildesheim/ New York 1972), t. 1, s.p. Discrétion/ indiscrétion au XVII e siècle 297 reprise par la théologie du temps. 15 Rien de plus fascinant pour l’historien des concepts que de voir se superposer les significations rhétorico-sociologiques, galantes et moralistes aux significations traditionnelles et surtout théologiques dans certains syntagmes d’une polyvalence extraordinaire. 16 Ce fut peut-être cette surcharge sémantique (sit venia verbo) qui décida du destin sémantique de la discrétion. Sa polyvalence diminua, et elle fut de plus en plus identifiée à une norme de conduite et à une règle discursive ; les traces de ses anciennes significations se perdirent au cours du XVIII e siècle. Un mot parent comme le discernement, un concept partiellement synonyme comme l’attention, succédèrent à la discrétion en tant que notion épistémologique et psychologique. La discrétion courtoise avait commencé à oublier ses origines terminologiques. 15 Quelques exemples : Père Marin Mersenne, L’Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, Paris, Bilaine, 1624 (Reprint Stuttgart/ Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1975), p. 741 : « […] et ce qui est bon pour l’un, est souvent mauvais pour l’autre : il faut donc que nous y apportions de la discretion, et de la moderation. » Robert Arnauld d’Andilly, Fondations faites par Sainte Thérèse de plusieurs monastères de Carmélites et de 100 Carmes deschaussez, Paris, 1670 ; citation d’après Frantext, lexème discretion, Q : « C’est pourquoy il faut extremement prendre garde à ne rien commander aux autres de ce qui leur paroist rude. Car la discretion est très importante dans le gouvernement des ames […] la discretion et la connoissance des talens […]. » Une autre ressource très riche et instructive : Antoine Arnauld, De la Fréquente Communion (1643). Dans ce contexte religieux encore proche de discretio spirituum, l’expression « zélé(s) indiscret(s) » (synonyme de fanatique[s]) devient de plus en plus courant, p.ex. chez Bossuet, à consulter http: / / www.molière.paris-sorbonne.fr, dernier accès le 09-03-2011 (« zélés indiscrets »). 16 Un exemple très instructif se trouve dans la onzième des Lettres provinciales de Pascal ; voir Schlüter (2008), pp. 127-128, note 114 (un aspect de « l’esprit de piété » : « parler avec discretion »). PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Philosophies de ville au XVII e siècle D INAH R IBARD (EHESS, GRIHL-CRH) Il n’est pas évident au premier abord que la structure « cour et ville », si importante pour l’histoire littéraire du XVII e siècle, apporte quelque chose à la compréhension de l’activité philosophique du temps. La figure du philosophe à la cour, conseiller du prince, à sa place auprès des puissants et pourtant libre de toute attache, traverse le siècle : antique et pérenne parce que bonne à penser pour penser l’écart actif entre la philosophie et la politique, elle ne connaît pas d’incarnation puissante dans la France des cardinaux-ministres puis dans celle de Louis-le-Grand 1 . Les élaborations dont elle fait l’objet - je pense notamment à l’Aristippe balzacien, « sage savant » 2 de cour qui porte la réflexion de l’auteur du Prince sur le compagnon de celuici, le ministre d’Etat - n’ont pas rejoint le corpus philosophique, peut-être parce que leur ajustement politique les rend impropres à être réutilisées ailleurs. La recherche de philosophes de cour au XVII e siècle amène pourtant à un texte qui, quoique mineur, appartient à ce corpus, et qui y fait en quelque sorte entrer la structure « cour et ville » en la travaillant. Dans le court dialogue intitulé La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, Descartes confronte trois personnages : Eudoxe, le particulier qui pense, autrement dit qui a décidé de penser par lui-même, sans qualité particulière pour le faire 3 ; Epistemon, le professeur ou le savant public, nanti des titres 1 Voir l’analyse de la parrêsia par Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, éd. établie sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, par Frédéric Gros, Paris, Gallimard / Le Seuil, 2008. 2 J’utilise l’édition de 1660 : Aristippe, ou de la Cour, par Monsieur de Balzac, Rouen, Paris, 1660, p. 5. 3 Au début de la Recherche de la vérité, Eudoxe est présenté comme « un homme de médiocre esprit, mais duquel le jugement n’est perverti par aucune fausse créance, & qui possède toute la raison selon sa pureté », Descartes, Œuvres, éd. Ch. Adam et P. Tannery (désormais A-T), rééd. Paris, Vrin, 1996, t. X, p. 498. Dinah Ribard 300 nécessaires pour assurer la transmission et la régulation du savoir ; Poliandre, l’homme de cour et de guerre. Dans la lecture de ce texte qu’ils proposent dans Qu’est-ce que la philosophie ? , Deleuze et Guattari opposent Eudoxe, le philosophe particulier, à Poliandre aussi bien qu’à Epistemon, parce que le premier a comme le second une autorité d’ordre statutaire, bien que cette autorité ne soit pas gagée sur le savoir, mais sur la compétence et l’expérience sociales et techniques 4 . Il n’en reste pas moins qu’Eudoxe déclare vouloir et pouvoir amener Poliandre à rechercher la vérité et non le savoir à sa manière, et que l’homme de cour fait ici le personnage de disciple du philosophe, de futur philosophe peut-être 5 . Si l’on accepte que le dédoublement de la figure de l’homme public ait un sens spécifique à la caractérisation du personnage conceptuel du particulier philosophe (« l’Idiot » de Deleuze et Guattari) au XVII e siècle, alors Eudoxe, dont on voit qu’il est opposé avant tout au docte doté d’un statut, c’est-àdire au docteur, face à leur interlocuteur commun, pourrait être quelque chose comme un philosophe de ville. Lue ainsi, La Recherche de la vérité par la lumière naturelle suggère d’aller voir du côté des figures de tiers dans le jeu qui confronte l’homme du monde au pédant. On verra alors que ce qui travaille dans les élaborations d’une possible philosophie de ville au XVII e siècle, c’est la question politique de la littérature plus encore que celle de la philosophie. 4 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? , Paris, Minuit, 1991, p. 61. 5 Eudoxe déclare à Poliandre, qui vient de dire qu’il sera heureux d’assister simplement à son entretien avec Epistemon : « Pensez plutôt, Poliandre, que ce sera vous qui aurez ici de l’avantage, pour ce que vous n’êtes pas préoccupé, & qu’il me sera bien plus aisé de ranger du bon côté une personne neutre, que non pas Epistemon, qui se trouvera souvent engagé dans le parti contraire », A-T, X, p. 502, après avoir marqué sa différence avec celui-ci en ces termes : « Que direzvous donc de moi, si je vous assure que je n’ai plus de passion pour apprendre aucune chose, & que je suis aussi content du peu de connaissance que j’ai, comme jamais Diogène le fut de son tonneau, sans que toutefois j’aie besoin de sa philosophie. Car la science de mes voisins ne borne pas la mienne, ainsi comme leurs terres sont ici tout autour du peu de que je possède, & mon esprit, disposant à son gré de toutes les vérités qu’il rencontre, ne songe point qu’il y en ait d’autres à découvrir », p. 501. Philosophies de ville au XVII e siècle 301 Un professionnel de la philosophie Le privilège d’impression obtenu le 10 août 1648 par Louis de Lesclache pour sa Philosophie divisée en cinq parties inscrit en style juridique une pratique d’enseignement philosophique sans statut : Notre Cher & bien Aimé LOUIS DE LESCLACHE Nous a remontré, qu’ayant enseigné la Philosophie depuis plus de douze ans, il a été obligé, pour la commodité de ses Auditeurs de la faire graver en Tables avec beaucoup de Frais ; & pour en faciliter l’Explication, de faire Imprimer en Discours continué, La Philosophie, divisée en Cinq Parties […] A ces Causes, & désirant gratifier ledit Exposant, en considération de l’utilité que le Public reçoit de ses Instructions ; Nous lui avons permis […] de faire Graver, Imprimer, vendre […] lesdites Tables de Philosophie, & l’Explication d’icelles […] durant l’espace de Dix Ans […] Et faisons très expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité & condition qu’elles soient, de Graver […] lesdites Tables de Philosophie, & Explication d’icelles, divisée en Cinq Parties, ensemble, ou séparées […] Et d’autant que la Profession publique de l’Exposant a facilité le larcin de plusieurs de ses Ecrits, Nous faisons défense sur les mêmes peines d’imprimer ou débiter aucun des Ecrits de l’Exposant, sans son consentement ; & même cassons, & révoquons toutes autres Lettres de Privilège qui pourraient avoir été ci-devant obtenues par surprise. 6 Le texte des privilèges de librairie, rédigés et signés à la Chancellerie par des secrétaires du roi, reprenait l’argumentaire de la lettre qui en sollicitait l’obtention. On entend donc dans celui-ci non un libraire, mais Lesclache lui-même revendiquer ses douze années d’enseignement, ses tables gravées à grands frais pour la commodité de ses auditeurs, ses livres écrits pour en faciliter la compréhension, autrement dit (par lui) une « profession publique » de philosophe qui l’exposait particulièrement aux vols : professeur particulier, c’est-à-dire par le seul fait d’une pratique suscitée par (ou ayant créé) une demande sociale suffisante pour qu’il ait acquis au cours du temps la position non de simple précepteur, mais de philosophe connu comme tel du public parisien, il dictait à ses auditeurs des cours de philosophie ordinaire en français, ces deux traits les rendant en effet vulnérables aux appropriations 7 . Cette revendication est reprise et validée par la parole royale dans un privilège protégeant tous les écrits du philosophe, et 6 La Philosophie divisée en cinq parties par Louis de Lesclache, Paris, Charles Chastellain, 1648, Première partie n. p. 7 La philosophie de Lesclache est celle de l’Ecole : elle n’a rien de novateur, sauf le fait de son enseignement en ville et en français. Dinah Ribard 302 non pas seulement celui pour lequel il a été demandé. En somme, le livre donne ici corps, et un poids presque juridique lié aux spécificités de la police de l’imprimé sous l’Ancien Régime, à la qualification dont il est à la fois le signe et le produit : il autorise celui qui s’autorise à le publier, en reconnaissant la « profession publique » d’un particulier qui enseigne sans qualité pour le faire, au seul gré du public de ses auditeurs 8 . Il est donc, très concrètement, le lieu de cette qualification 9 . Dans les livres suivants de Lesclache, on voit réapparaître le même privilège, puis un autre le renouvelant, obtenu le 24 juin 1663 et toujours accordé au philosophe lui-même, qui s’en est servi pour protéger une nouvelle édition de sa Philosophie divisée en cinq Parties 10 et ses Fondements de la Religion chrétienne 11 . Dans ce dernier ouvrage, l’opération d’autorisation du livre par le livre est réitérée, cette fois par le biais des approbations, dont la première est la plus intéressante : Je soussigné Dom Louis Frémont Religieux Bénédictin, Docteur de la sacrée Faculté de Théologie de Paris, certifie que le Livre intitulé, Les Fondements […] ne contient rien que de très orthodoxe […] n’ayant promis que les Fondements de la Religion Chrétienne, il en donne aussi les autres parties, à savoir les Sacrements, la Grâce, les Vertus, & la suréminente Charité, qui 8 Etaient dit « publics », en principe, les cours donnés en conséquence d’un statut d’enseignant publiquement reconnu (celui d’un régent de collège, d’un docteurrégent ou d’un professeur royal), par opposition à toutes les autres formes d’enseignement : le préceptorat ; les cours dispensés par les maîtres de pension et autres répétiteurs privés (la catégorie la plus proche de ce que fait Lesclache), voire des maîtres des « petites écoles » en principe confinés à l’enseignement élémentaire, mais qui poussaient parfois jusqu’à la philosophie. Le Dictionnaire universel de Furetière oppose les « écoles » comme « lieux publics », c’est-à-dire les collèges de l’université où des maîtres enseignent à des étudiants qui visent à obtenir un titre, aux « petites écoles » qui sont des « lieux particuliers ». 9 Ce commentaire s’appuie sur l’analyse du fonctionnement des privilèges par Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, pp. 98-151 et « Le monde dans le livre, le livre dans le monde : au-delà du paratexte. Sur le privilège de librairie dans la France du XVII e siècle », Histoire et civilisation du livre, Revue internationale, VI, 2010, pp. 79-96. 10 La Philosophie divisée en cinq Parties, par Louis de Lesclache, seconde éd. augmentée, Paris, l’Auteur et Laurent Rondet, 1664. Il s’agit là d’une véritable nouvelle édition, distincte des nombreuses impressions de la première sous des formats divers. 11 Les Fondements de la Religion chrétienne, ou les ordres de Dieu, qui font reluire sa sagesse & sa bonté et les principales choses que nous devons éviter, ou pratiquer pour mériter la vie Eternelle, par Louis de L’Esclache, Paris, chez l’Auteur, 1663. Philosophies de ville au XVII e siècle 303 est le toit de l’édifice spirituel. Dans la structure de cet édifice, il prend pour Architecte l’Ange de l’Ecole saint Thomas […] ; mais par le bel ordre qu’il donne à ses propositions, il relève tellement la doctrine de cet Ange terrestre qu’il en fait un Dieu, & si l’on peut dire que saint Thomas interprétant Aristote l’a Christianisé, on doit dire que Monsieur Delesclache familiarisant saint Thomas l’a divinisé ; je veux dire qu’il en a fait un homme divin dans l’estime de tous les sages. Ceux qui liront cet Auteur ne pourront plus dire aux termes de l’Orateur Romain qu’il est bon de philosopher, mais qu’il est permis à peu : car sa méthode très rare & très excellente, donne à tous les hommes un accès si facile à sa Philosophie Chrétienne, que les plus embarrassés dans les affaires domestiques, n’ont aucun prétexte de s’en dispenser. 12 En obtenant ces approbations - c’est-à-dire en les ayant demandées à des docteurs, comme il était de règle pour les productions touchant à la religion - et donc à nouveau grâce aux exigences de la police du livre, Lesclache fait valider par l’autorité religieuse un élargissement de son enseignement à des matières théologiques. Chez beaucoup d’acteurs de ce que j’ai appelé la dé-disciplinarisation de la philosophie à l’époque moderne, on observe une tendance à étendre ses compétences à d’autres disciplines, de la grammaire à la théologie, et par là à entraîner tout le système des disciplines dans un mouvement de délocalisation 13 . Dans le cas de Lesclache, il 12 Les Fondements de la Religion chrétienne, op. cit., n. p. 13 Un rival de Lesclache, Saint-Ange, écrivait et enseignait à la fois de la philosophie et de la théologie ; chez lui comme chez Léonard de Marandé, auteur d’une Clef des philosophes (1659) et d’une Clef de St Thomas sur toute sa Somme (1668-69), ou chez Jean Macé, autrement dit le P. Léon, carme, auteur du Portrait de la sagesse universelle (1655, plusieurs rééditions) qui se présente comme ouvrant à toutes les sciences, la démarche prend la forme d’un projet systématique. Chez Jacques Du Roure, autre rival proclamé de Lesclache, elle semble plutôt s’apparenter à la construction progressive d’une offre d’enseignement la plus riche possible. La Bibliothèque française de Charles Sorel (1 ère éd. 1664) peut être lue comme un guide pour s’orienter dans cet ensemble de livres, c’est-à-dire comme un manuel d’autodidaxie ; or elle recommande particulièrement, dans le chapitre sur les livres de philosophie, le cours de Lesclache (voir aussi sa Science universelle, nouvelle éd., Paris, Nicolas Le Gras, 1668, t. IV, p. 576 : « Quelques autres montrent la Philosophie en français. Les sieurs Inviard, Vaflart et Saint-Ange ont entrepris autrefois de l’enseigner en public et en particulier […] Tant qu’il y a qu’il ne s’est trouvé aucun des professeurs de philosophie qui ait enseigné avec plus de persévérance et d’approbation que le sieur de Lesclache qui, les ayant tous précédés, subsiste encore après eux »). Sur la dé-disciplinarisation de la philosophie, Dinah Ribard, Raconter Vivre Penser. Histoires de philosophe(s), 1650-1766, Paris, Vrin/ EHESS, 2003. Dinah Ribard 304 semble qu’on puisse en outre repérer les traces d’un travail attentif d’élaboration d’une figure de professionnel du bon usage du savoir philosophique, c’est-à-dire notamment d’un usage qui le rende capable de soutenir la foi là où la théologie ne pénètre pas, tandis que la pastorale des prédicateurs n’est pas assez raisonnée pour convaincre. Un tel professionnel s’adresserait aux gens « embarrassés dans les affaires domestiques », c’est-à-dire répondrait à ce que Lesclache présente à plusieurs reprises comme un besoin familial et social de savoir, d’éducation morale et religieuse, de formation solide de la raison. L’emploi du philosophe, ainsi conçu, serait d’aller sur le terrain de la vie elle-même, jusque dans les lieux où les hommes, et aussi les femmes, agissent pour le bien ou le mal de toute la société, leurs maisons, pour y faire parvenir la science, comme Lesclache l’écrit dans un opuscule intitulé Les Avantages que les femmes peuvent recevoir de la philosophie : Mais je voudrais […] que les femmes eussent une claire connaissance des vices que nous appelons Capitaux, pour s’opposer à leur naissance […] Il leur serait sans doute très avantageux d’avoir une parfaite connaissance de la Prudence, de la Force, de la Tempérance, de la Justice, […] qui leur sont nécessaires, pour les éclairer dans la conduite de leur vie […] ; Elles devraient chercher la connaissance des choses qui leur sont utiles pour établir l’ordre dans leurs maisons, & pour entretenir leurs enfants & leurs serviteurs dans l’amour & dans la crainte de Dieu. Elles devraient connaître les merveilles qui se rencontrent dans la prière […], pour savoir ce qu’elles doivent désirer […] & pour imprimer ces lumières dans l’esprit de leurs enfants […] Elles devraient examiner avec soin les béatitudes, c’est-à-dire, les actions qu’elles doivent pratiquer pour mériter la vie éternelle. Enfin elles devraient savoir en combien de façons elles peuvent tomber dans la médisance, & quels sont les autres vices qu’elles doivent éviter dans les conversations. 14 Cet effort pour faire émerger et reconnaître une sorte de métier de philosophe de ville, dispensant un savoir à la fois général et certain 15 , utile à la 14 Les Avantages que les Femmes peuvent recevoir de la Philosophie, et principalement de la Morale, ou l’Abrégé de cette Science, par Louis de Lesclache, Paris, l’Auteur & Laurent Rondet, 1667, pp. 12-13 ; cet opuscule fonctionne comme ouverture à l’une des éditions de la partie morale du cours de philosophie de Lesclache. Celuici développe ici le plan de ses Fondements de la Religion chrétienne, tout en renvoyant, un peu plus loin, à sa Philosophie divisée en cinq Parties. 15 On en possède une trace de réception : un recueil manuscrit conservé à la BnF (Ms. fr. 2528) qui contient, au milieu d’autres notes sur des ouvrages ou des discours de philosophie, de chimie et de physique, un extrait « Du premier Discours [de] M. de l’Esclache » (fol. 127-128 v). Le rédacteur, auditeur probable de Lesclache, ne retient de ce discours que des propositions comme : « Par la Philosophies de ville au XVII e siècle 305 vie et par là à la vie civile, informe les choix éditoriaux de Lesclache : réimpressions multiples, sous des formats et des titres divers, des mêmes contenus, le plus souvent sans aucun péritexte, mais avec des signes manifestes d’une grande attention à ce qu’il publie. Beaucoup de ses livres ont en effet des frontispices allégoriques très soignés, comme le sont les tables gravées qui donnent sous forme figurée l’ensemble des divisions de la connaissance philosophique 16 , et on peut voir dans l’application de ses propositions orthographiques à la totalité de ses derniers ouvrages, page de titre et privilège compris, une autre trace de cette attention. Il n’est pas exagéré de parler ici d’une politique du livre de philosophie, caractérisée par la mise en œuvre d’une réflexion sur les effets spécifiques de la non-assignation de l’imprimé à un lieu social, par l’utilisation de la présence des autorités (politiques, ecclésiastiques) dans l’objet livre pour valider une qualification appuyée sur la publication elle-même, et par des choix de présentation. Donnée à voir comme à la fois accessible et solide parce qu’appuyée sur la réitération constante des mêmes opérations mentales (figurées sur les tables), la philosophie de Lesclache s’ajuste au rôle qu’il entend assumer. Partir de ce rôle permet de comprendre sa double critique de l’Ecole, dont la méthode d’enseignement est selon lui source de doutes et de conflits pernicieux 17 , et de la littérature : division exacte et bien ordonnée on peut parvenir à la connaissance de toutes choses. Sans la division exacte de toutes choses on ne peut rien savoir ». Ce recueil appartenait à Philippe de Béthune (frère de Sully et premier gentilhomme de la chambre de Gaston d’Orléans, mort en 1649) qui en était peut-être le rédacteur. Je remercie Didier Kahn pour cette information. 16 C’est ce que confirme une réédition posthume de la philosophie de Lesclache par un imprimeur marseillais dont il sera question plus loin : « Quelques années avant sa mort, il fit graver ces Tables sur le cuivre au nombre de 138 […] Le prix arrêté de ces Tables était vingt écus. […] L’Ouvrage est véritablement un Trésor, mais un prix si haut le rendant inaccessible à la plupart de ceux qui pourraient en avoir besoin, & le temps du Privilège étant expiré, je me suis persuadé de le mettre sous la Presse, afin de le pouvoir donner au public pour un prix beaucoup moindre », La Philosophie en tables par Monsieur de Lesclache, Marseille, Garcin, éd. nouvelle, 1675, pp. III-IV. Vingt écus représentaient une somme considérable, peut-être exagérée par l’imprimeur soucieux de faire valoir son livre, mais l’ordre de grandeur est significatif. 17 Dans Les Avantages que les Femmes peuvent recevoir de la Philosophie, op. cit., pp. 18- 20, par exemple : « Ceux qui accoutument leurs auditeurs à discourir problématiquement de plusieurs choses, pensent qu’ils ont trouvé l’art de bien exercer leur esprit ; mais ils ont trouvé celui de leur faire mépriser les sciences, car celui qui a contracté l’habitude de douter, croit qu’il n’y a rien de certain dans les Sciences, d’où vient qu’il les méprise […] On ne doit enseigner dans la Philosophie Dinah Ribard 306 Lors que ces faibles esprits veulent mettre quelqu’un au rang des hommes extraordinaires, ils soutiennent […] qu’il n’est point philosophe, mais qu’il est très savant dans les belles-lettres, & qu’il est admirable dans la conversation. […] Je demeure d’accord que celui qui entend bien les Poètes, peut être plus agréable dans la conversation, que celui qui a la connaissance de toutes les subtilités que certains Philosophes ont inventées […] ; mais ceux […] qui méprisent […] les principes du raisonnement […] ne pourront pas suivre le sentiment de Platon, qui soutient que les Républiques sont heureuses, lorsqu’elles sont gouvernées par des philosophes. Ils diront sans doute que cet avantage n’est dû qu’à ceux qui ont la connaissance des belles-lettres. Les railleries faites de bonne grâce, le génie pour faire des Epigrammes ou quelque Sonnet […], la facilité de traduire les anciens auteurs & celle de faire revivre les vieux mots de la langue Française, la connaissance des fables, & l’art de faire des lettres pour exprimer agréablement ses passions, seront donc assez dans la pensée de ces politiques les plus avantageuses qualités d’un grand Ministre d’Etat. Toutes ces choses, qui sont, ou communes, ou inutiles, ou nuisibles à la langue Française & la raison, sont, ou peu estimées, ou méprisées par les sages politiques, qui doivent connaître, par le moyen de la philosophie, les inclinations des hommes, & les maux qu’elles peuvent exciter, afin de […] s’opposer à leur naissance. Ceux qui s’appliquent aux belles-lettres, ont ordinairement assez de lumière pour condamner des questions qui ont été inventées par des Philosophes chimériques & autorisés par la coutume ; mais leur esprit n’a pas beaucoup d’étendue, quand ils s’imaginent que les songes de certains rêveurs composent la philosophie. […] Ceux qui les admirent, disent qu’il est très difficile de bien faire une lettre […] mais il faut être privé de jugement, pour […] croire qu’il est plus difficile de bien exprimer le désir que l’on a de rendre service à son ami, que de réduire toutes sortes de propositions au premier principe de la connaissance. 18 L’enjeu de telles déclarations me semble être de tenter de maintenir, dans le monde même des producteurs de livres, une hiérarchie qui donne sens au métier que Lesclache s’invente : celle qui place les savoirs disciplinaires, les sciences, et particulièrement la philosophie, à la fois à l’écart et au-dessus que des choses qui peuvent servir pour arriver à la fin qu’elle se propose, […] principalement […] les préceptes qu’il faut pratiquer pour s’opposer à la naissance de l’erreur […]. On y doit disposer par ordre les principes généraux qui sont les fondements de toutes les sciences.. » 18 La Philosophie divisée en cinq Parties, seconde éd. augmentée, op. cit., pp. 27-31. Ce passage fait partie de ceux qui sont ajoutés dans la seconde édition. Philosophies de ville au XVII e siècle 307 des compétences lettrées. Travaillant hors des institutions garantes de ces savoirs disciplinaires, il se retrouve en effet confondu parmi toutes sortes d’auteurs dont le crédit, c’est-à-dire la capacité à trouver des protections, y compris au plus près du pouvoir politique, est gagé sur leur pratique de la littérature 19 . Aussi joue-t-il - jusque dans ses ouvrages sur la réforme de l’orthographe, où Lesclache va chercher sur l’un de leurs terrains, la question de la langue, ceux qu’il raille ici 20 - la carte d’une différenciation par la réaffirmation de la place éminente de la philosophie et de son lien intime avec l’art de gouverner. Cette entreprise peut être utilement rapprochée de la politique repérable dans les écrits d’un auteur contemporain mais plus connu que lui, Charles Sorel. Ce dernier s’est efforcé de promouvoir une sorte de fonction publique d’auteur, à laquelle correspond une figure de lecteur universel, membre sans qualité particulière de la nation française 21 . A ce lecteur, l’auteur tel que le conçoit Sorel, ni pédant lié à des institutions savantes, ni littérateur mondain dépendant de patrons et de la mode, doit un savoir à la fois solide, accessible et formateur. Ces deux politiques similaires, fondées sur la mise en œuvre réfléchie - bien plus explicite chez Sorel - des effets sociaux et politiques de la multiplication des livres et des lecteurs, expliquent peut-être la rencontre de Lesclache et de Sorel sous la plume du médecin et érudit Guy Patin écrivant en 1653 à l’un de ses amis, le médecin lyonnais Charles Spon : M. Sorel me vient voir céans aussi souvent, il a un livre sur la presse […] Il a une politique et une morale à donner au public, qui ne sont point marchandise commune. Il est un homme de fort bon sens […] M. L. de Lesclache est un autre honnête homme un peu plus vieux, qui fait des leçons en français de la philosophie d’Aristote, où il est fort suivi et fort 19 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000. Il n’est pas exclu qu’en évoquant le « Ministre d’Etat », Lesclache vise ici Guez de Balzac, dont l’Aristippe, ou de la cour, consacré précisément, on l’a dit, à la figure du conseiller ou du ministre d’Etat, avait connu une publication posthume en 1658 (sur ce texte, voir les pp. 352-366 des Pouvoirs de la littérature) 20 Lesclache formule ses propositions ultra-modernistes au nom de l’utilité publique et de celle du prince (cf. Les Véritables règles de l’ortografe francèze (1668), Genève, Slatkine Reprints, 1972). 21 La 2 ème éd. de la Bibliothèque française (1667) est dédiée à la France. Comme Lesclache, Sorel n’usait pas de la pratique de la dédicace à des puissants. Il diffère fortement de lui, cependant, dans la valeur qu’il accorde à l’histoire : pour lui, la possible fonction publique de l’auteur s’incarne au mieux dans la charge d’historiographe, dont il s’est fait l’historien dans un de ses livres. Dinah Ribard 308 versé ; on dit même qu’il y gagne beaucoup. Les jeunes seigneurs de la cour le vont entendre, et quantité d’autres honnêtes gens qui illustrent fort son auditoire. Il court sous son nom une logique et une physique qu’il désavoue, et promet de faire imprimer quelque jour. 22 On voit aussi ici ce qui distingue Sorel de Lesclache. Le premier n’entendait enseigner que par ses livres. Lesclache, lui, soutenait ses livres (et viceversa) par une pratique effective et rémunératrice de l’enseignement, nécessairement locale et fragile, soumise aux aléas de la clientèle. C’est bien un philosophe de ville que Patin fait apparaître, tout comme, dix ans auparavant, Olivier Lefebvre d’Ormesson, dont le journal signale qu’il était bon pour un jeune magistrat parisien de se montrer à l’ouverture des cours de Lesclache, tout autant qu’aux soutenances de thèses qu’il évoque fréquemment : Le samedy 21 novembre [1643], je fus l’apresdisnée rue Quinquempoix, chez M. Lesclache, qui faisoit trois discours françois à l’ouverture de ses leçons de philosophie en françois. Il y avoit grand monde, des jésuites et des personnes d’esprit. Il parla de Dieu selon Aristote, et satisfit toute la compagnie. 23 . Lorsqu’il meurt à Lyon, en 1671, six ans après un mariage tardif loué comme un événement mondain par diverses publications parisiennes 24 , Lesclache avait sans doute perdu cette clientèle. Mais sa philosophie de ville mise en livres, elle, avait trouvé ses lecteurs. La philosophie en Provence En 1675, paraît à Marseille une édition de la Philosophie en tables. C’est un bel in-quarto qui s’ouvre sur une épître dédicatoire à un président au parlement de Provence, le marquis d’Oppède, alors que les livres que Lesclache publiait lui-même étaient généralement de petit format et dépourvus, on l’a dit, d’épître dédicatoire. L’avis de l’imprimeur affirme que « feu M. de Lesclache » était « comme la France sait, un Esprit des plus éclairés & des 22 Lettres de Gui Patin, éd. J-H. Réveillé-Parise, Paris, J-B. Baillière, 1846, t. II, Lettre CCXLIX, p. 83 (23 novembre 1653). 23 Journal d’Olivier d’Ormesson, éd. Cheruel, Paris, Imprimerie impériale, 1860, t. I, p. 124. 24 Ce mariage entre le philosophe et une de ses anciennes élèves, et auquel le prince de Condé assiste comme témoin, est célébré par un poème latin dû à Jean Maury et des articles de gazette. Philosophies de ville au XVII e siècle 309 plus pénétrants qu’elle ait jamais élevés » 25 : l’opération de republication à Marseille, plus encore qu’une telle déclaration, signale l’existence d’un public pour les livres de Lesclache, au-delà de son activité parisienne d’enseignement. Les tables sont en outre accompagnées ici de deux traités attribués à un certain Linville, officier lui aussi : d’une part une « Clef des tables » qui donne une méthode pour les lire, et d’autre part un « Traité second de la conduite du jugement, ou pratique des préceptes de la Logique pour toutes les sciences, et particulièrement pour la Rhétorique ». Ces traités ont une visée explicitement pédagogique ; il s’agit d’adapter l’abstraction des tables à un apprentissage pratique. L’auteur donne des conseils de lecture, des exercices à faire, des modèles d’amplification du discours à partir de la logique de Lesclache, et même des recommandations minutieuses sur la bonne manière de prendre des notes, ou sur les moments où il est bon de se taire dans les discussions et les termes de mépris à éviter avec ses interlocuteurs. Trois choses sont ici remarquables. D’abord, Linville inclut explicitement à ses traités des passages des Essais de morale de Nicole et de l’Art de penser (les règles du raisonnement cartésien, qu’il présente comme des « Règles générales et communes à toutes les Méthodes » 26 ). Lesclache l’aristotélicien se trouve donc lu à travers ou avec Descartes et Port-Royal. Deuxième chose remarquable, l’inflexion rhétorique, ou plus précisément l’orientation vers la pratique publique de la parole qui est donnée ici à la philosophie : Celui qui m’a mis ces Pièces [supplémentaires] entre les mains pour vous les donner, m’ordonne de vous dire trois choses. La première, que son but en les composant a été de venir plus au particulier, que ni Monsieur de Lesclache, ni tous les autres Auteurs de sa connaissance [...] La seconde chose que j’ai à vous dire de sa part, est, que vous ne vous étonniez pas si parmi ces pièces vous en trouvez quelques-unes qui semblent n’appartenir ni à la Logique ni à la Rhétorique, ni aux autres parties de la Philosophie, comme sont celles qui regardent en général la manière d’étudier, & celles d’enseigner ; & les vices d’esprit que l’on contracte ordinairement dans les Ecoles ; […] La manière de contredire quand il est à propos : Les termes de mépris ordinaires dans les disputes, avec les moyens de s’en abstenir. L’air ascendant, & l’air passionné, &c. […] L’on a trouvé qu’elles étaient du ressort de la Philosophie, puisqu’elles servent à la conduite du jugement, & qu’elles servent d’Antidote au Pédantisme, à l’Esprit de Chicane, & aux autres vices qu’on remporte ordinairement de l’Ecole. […] L’on a cru qu’il en fallait user de la sorte pour entrer tout à fait dans le 25 La Philosophie en tables, op. cit., p. III. 26 La Philosophie en tables, op. cit., p. XI. Dinah Ribard 310 génie de feu Monsieur de Lesclache, qui, dans ses Leçons de vive voix, touchait souvent ces matières comme très importantes pour polir les esprits de ses Auditeurs, dont il avait autant de soin que de les rendre savants. […] les Règles & les Méthodes ne sont pas seulement pour suppléer au défaut de lumière : mais encore pour aider aux esprits à produire au dehors, & pour ainsi dire à enfanter les Idées qu’ils ont conçues & ce qu’ils portent au dedans ; ou du moins pour les reproduire fortement & vivement dans la mémoire. […] La troisième chose est, que dans le second Traité vous trouverez divers préceptes ajoutés à ceux de Monsieur de Lesclache, qui sont tirés de l’Art de Penser, des Essais de Morale, & de quelques autres célèbres Ouvrages ; & qu’ainsi vous verrez en un petit volume tout ce qui (de notre âge) a été inventé de plus exquis & de plus utile pour la conduite du jugement. 27 Manifestement, l’auteur s’adresse ici à des gens qui, parce qu’ils appartiennent à des institutions ou à des milieux urbains où il faut savoir parler, ont besoin d’apprendre le discours, c’est-à-dire à en produire (d’où les exercices d’amplification), et aussi à en juger. La troisième chose remarquable dans l’opération est la manière dont cette réédition de Lesclache accentue sa distance avec la philosophie de l’Ecole qu’il enseignait, comme le redit le « Parallèle de la Philosophie de M. de Lesclache avec celle de l’Ecole » qui conclut la « Clef des tables » : […] il a pris le soin d’écarter toutes les matières inutiles, qui ne se débitent jamais que dans les Ecoles, telles que sont celles de l’Universel a Parte rei, celles de l’Etre de raison, &c. Il ne les a pas toutefois entièrement bannies, parce qu’il en dit en quatre mots tout ce qu’il est bon d’en savoir […] En quoi il nous épargne bien du temps & du chagrin […] Secondement, Un des grands avantages que l’on tire de cette Philosophie est qu’elle n’est point contentieuse : Elle donne seulement le fonds des connaissances nécessaires, & les principes pour résoudre les objections qu’on peut faire […] Troisièmement, Il faut encore mettre au nombre des biens que cette Philosophie nous fait, l’Elégance & la politesse de ses termes, l’Auteur lui ayant ôté tous les mots barbares qui la bannissaient des bonnes compagnies, & la faisant parler le langage des honnêtes gens. […] D’ailleurs, si la Philosophie contentieuse est capable de gâter les esprits des femmes […] : il n’en est pas de même de celle-ci, qui n’inspire 27 La Philosophie en tables, op. cit., pp. IV-V. Philosophies de ville au XVII e siècle 311 point l’esprit de chicane, mais seulement des connaissances propres à fortifier la raison contre l’erreur & le vice. 28 Dans sa lecture provençale, la philosophie de ville proposée par Lesclache perd les traits qui éloignaient son enseignement de la littérarisation du savoir philosophique à laquelle ses livres participaient pourtant : elle devient un prêt-à-parler pour s’intégrer au mieux à la bonne société locale, avec un grand souci d’incorporation de tous les modèles de distinction parisiens 29 , et donc une atténuation de l’écart philosophique à la mondanité des littérateurs. Une autre production, cette fois purement provençale, donnera d’un tel processus une seconde image, plus vive encore. Il s’agit d’un livre très bizarre intitulé La Philosophie pour la conversation au plaisir de la France, à une dame de distinction et publié en 1687 à Aix par un certain Sirizanis (ou Sirijanis) de Cavaillon, docteur en théologie et en droit canon, chanoine théologal, sans doute protégé du nonce Barberini, et auteur prolifique. En trois tomes, il se présente comme une sorte de manuel de philosophie pour la conversation adressée à une dame d’Aix. Il est extrêmement local, mentionnant beaucoup de noms de lieux et de gens, et faisant allusion à des événements de la chronique mondaine aixoise. Il est aussi presque exclusivement consacré à un éloge hyperbolique et proliférant de Louis XIV, qui intervient constamment comme exemple dans les raisonnements que le personnage qui dit « je » propose à son interlocutrice, et qui donne aussi lieu à ce que l’auteur appelle des « effusions de pensée », par exemple sur sa naissance, son sacre ou ses vertus. Ces « effusions » finissent par proliférer à un point tel qu’elles occupent plus de place que le dialogue philosophico-pédagogique ; elles sont mêlées de poèmes à la gloire du roi et de ses ministres, et du récit du voyage que l’auteur avait fait à Paris en 1674, où il aurait eu l’honneur de réciter quelques-uns de ses poèmes devant Louis XIV, qui l’aurait récompensé par une gratification. On pourrait penser que ce livre, pratiquement illisible, ne témoigne que de l’écart de goût entre Aix et Paris ; mais que fait-il au savoir philosophique en l’installant dans le lieu provincial ? Comme la publication marseillaise des tables de Lesclache, on peut remarquer que Sirizanis insiste sur la conduite du jugement, en adoptant la disposition des éléments dans l’Art de penser (idées simples, propositions, jugements), mais dans une perspective d’oralisation. Ce qu’il dit des règles pour apprendre à bâtir des propositions est de ce point de vue remarquable : 28 La Philosophie en tables, op. cit., p. X. 29 Cf. Isabelle Luciani, « La province poétique au XVII e siècle : sociabilité distinctive et intégration culturelle », RHMC, 47-4, 2000, pp. 545-564. Dinah Ribard 312 Les conceptions de l’esprit seraient imparfaites & sans fruit pour le plaisir & pour la vérité, si elles ne venaient à s’allier agréablement dans une juste proposition, à éclore & à communiquer notre pensée, par la parole. […] La proposition par l’alliance des pensées d’une personne qui veut parler juste, doit avoir trois perfections : la propriété des mots & du style ; la conformité aux principes ; & un éloignement raisonnable des métaphores & des hyperboles. La propriété est de la mode ; la conformité, de la Filosofie ; & l’éloignement du sens commun. La première de ces perfections rend agréable ; la seconde, plausible ; & la troisième persuade. Pour la première, les entretiens fameux d’Ariste & d’Eugène serviront beaucoup ; pour la seconde, ceux que je me donne l’honneur, Madame, de vous offrir ici ; pour la troisième, le bon sens & l’expérience la perfectionneront. L’Art des propositions consiste à savoir allier deux termes dont le premier se nomme Sujet, & le second Attribut, parce qu’il est attribué au Sujet par le moyen d’un lien, que la Grammaire appelle Verbe ; & cette espèce de verbe, doit toujours lier la proposition, expressément, ou du moins tacitement. A cette pratique, je vous donne des exemples tirés de la Physique, de la Morale, & de la Politique ; dans la première, le Soleil, Roi des Astres ; dans la deuxième, la Charité, Reine des Vertus ; dans la troisième LOUIS LE GRAND, Soleil des Rois. » 30 L’apprentissage philosophique proposé vient compléter un apprentissage de la « mode » calqué sur l’exemple de bien-dire donné par les Entretiens d’Ariste et Eugène du P. Bouhours. La conduite des pensées, la logique, dans la perspective discursive qui est celle de Sirizanis, passe ainsi par l’appropriation du style des honnêtes gens, tel qu’il est élaboré et normé à Paris. L’enjeu de distinction - le mot « vulgaire » est très présent dans le livre, comme d’ailleurs dans les traités ajoutés de Linville, où celui-ci donne des exemples concrets, en disant par exemple que c’est le vulgaire qui, au lieu de poser des principaux généraux, commence à parler en disant « par exemple » - l’emporte ici nettement sur les enjeux parisiens de constitution de champ disciplinaire ou de séparation de pratiques d’écriture proches. Un témoignage frappant de ce phénomène apparaît dans la manière dont Sirizanis parle des académies parisiennes, au moment où, dans une de ses « Effusions de pensées », il en vient à évoquer son séjour à Paris : il ne distingue manifestement pas l’Académie des Sciences de l’Académie fran- 30 La Philosophie pour la conversation au plaisir de la France, à une dame de distinction, par le Sr D. S. D. C. Ch. Th. D., Aix, Guillaume Le Gras, 1687, t. I, pp. 32-34, « Maximes à l’Alliance des Conceptions de l’Esprit ». Philosophies de ville au XVII e siècle 313 çaise 31 . Si l’occupation de toute académie doit être la seule science, conformément à l’héritage platonicien, alors il ne peut en exister qu’une à Paris, qui sera l’Académie française, occupée à l’éloge du roi puisque la philosophie, pour Sirizanis, se résume finalement à cet éloge. Dans un ouvrage qui donne comme exemple de « morale mieux tournée » et de « physique plus éclairée » 32 un débat sur l’âme des bêtes comme on en trouve dans les recueils de conversations et de poèmes mondains parisiens de l’époque, tranché en faveur de la position cartésienne, l’appropriation de la nouvelle philosophie s’identifie à celle des belles-lettres de cour : la philosophie de ville est devenue littérature. 31 « Cette effusion de pensées n’a été qu’une illustre pratique des règles de l’Art du discours pour conclure juste. La Filosofie donne la forme, & la Rétorique la répand, & forme enfin par le caractère des choses, par leur éclat & par leur perfection, ces raisonnements pompeux de l’Académie des Sciences […] L’Ecole qui a son barbarisme, appelle cet Art celui de la définition, de la division & de l’argumentation ; mais l’Académie de Paris a des termes plus doux, plus insinuants et plus agréables. Par occasion, Monsieur, je vous prie un mot de cette Académie Royale des Sciences, que le Roi honore de sa protection, & régale de ses bienfaits. Un mot, Madame ! Il faudrait un Livre entier pour s’expliquer sur le mérite original de tant de célèbres Académiciens […] Ils répondent magnifiquement, ces Messieurs, à l’espérance que s’étaient proposée leurs grands Protecteurs, Monsieur le Cardinal de Richelieu, & Monsieur le Chancelier Séguier », La Philosophie pour la conversation, op. cit., t. I, pp. 190-196. 32 La Philosophie pour la conversation, op. cit., t. I, pp. 208 et suiv. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Le « salon » écrit par les professionnels des lettres (France-XVII e siècle) N ICOLAS S CHAPIRA (Université Paris-Est - EA 3350 / GRIHL) Le « salon » du XVII e siècle a couramment été présenté comme un espace de la ville qui s’opposerait à la cour 1 . Cette thèse traditionnelle appuyée sur l’exemple de l’hôtel de Rambouillet a été renforcée par le livre de Daniel Gordon, Citizens without sovereignity, dont les analyses portent sur la fin du XVII e siècle 2 . Le « salon » représenterait un espace de retrait par rapport à une cour marquée par le principe de hiérarchie et - pour le premier XVII e siècle - par une certaine rudesse des mœurs face à la politesse raffinée des « salons ». Le « salon » est donc construit par toute une historiographie comme lieu de valeurs positives dans un face-à-face avec la cour, et dans une identification à la ville. Ajoutons que dans les études sur l’hôtel de Rambouillet, principal « salon » identifié dans la première moitié du XVII e siècle, on trouve aussi l’idée qu’il serait un foyer d’opposition à la politique de Richelieu, ce qui vient appuyer l’image d’un retrait de la cour. Pourtant, Christian Jouhaud, dans son livre Les Pouvoirs de la littérature a montré la fausseté de cette opposition s’agissant de l’hôtel de Rambouillet 3 . Il a mis en évidence que la plupart des personnages que l’on rattache à ce lieu sont issus d’une noblesse récente et inscrivent leur trajectoire dans une 1 De Pierre-Louis Roederer, « inventeur » des salons d’Ancien Régime (Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie, Paris, F. Didot frères, 1835, p. 78, 81-82) à Marc Fumaroli (« La conversation », dans Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1994, p. 138). 2 Daniel Gordon, Citizens without Sovereignty. Equality and Sociabiliy in French Thought (1670-1789), Princeton, Princeton University Press, 1994. Voir aussi la discussion de ce livre dans Daniel Roche, « République des lettres ou royaume des mœurs : la sociabilité vue d’ailleurs », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1996, pp. 293-306. 3 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, Paris, Gallimard, 2000, pp. 130- 133. Nicolas Schapira 316 proximité à la cour. Je ne retiendrai ici qu’un exemple, celui de la fille de la marquise de Rambouillet, Julie d’Angennes, et le duc de Montauzier, qui sont des figures de courtisans accomplis. Si l’on replace les trajectoires sociales des habitués de l’hôtel de Rambouillet dans la perspective d’une histoire des élites parisiennes du XVII e siècle, on s’aperçoit que ces individus adoptent des pratiques culturelles qui manifestent un rapprochement avec la cour et qui renvoient à leur engagement dans le service de l’Etat absolutiste, du côté de la justice, des finances, de l’armée, et plus généralement du côté du contrôle des populations. Ces pratiques culturelles ne manifestent pas un écart par rapport à la cour, mais au contraire servent d’instrument de distinction vis-à-vis de l’ancienne culture bourgeoise urbaine 4 . On pourrait alors s’attacher à comprendre cet écart entre l’image traditionnelle des « salons » et celle que je viens rapidement de présenter. Cela signifierait regarder comment les « salons » servent de lieu de discours à l’historiographie du XVII e siècle, et comment ainsi a pu être construite l’image des salons du côté de la ville par rapport à la cour. Mais cette histoire de l’histoire des salons a déjà été largement écrite 5 . Aussi va-t-il s’agir dans les pages qui suivent de remonter plus en amont, du côté des sources qui servent aux historiens et aux historiens de la littérature à écrire sur les salons. Ces sources - anecdotes, correspondances, mémoires - ramènent le regard sur les écrivains du Grand Siècle : non pas en tant que participants aux salons, mais en tant qu’ils les fabriquent par leurs récits - lesquels doivent dès lors être tenus pour des faits sociaux qui méritent analyse. 1. Les hommes de lettres, leurs patrons et la cour Les hommes de lettres fabriquent de l’appartenance à la cour : telle pourrait être une manière lapidaire de caractériser les rapports entre littérateurs et patrons aristocratiques. La cour est une réalité floue sous Louis XIII, et le reste en partie sous Louis XIV, même quand elle est inscrite dans le cadre de Versailles. Il y a deux manières d’interpréter ce que l’on entend par « cour » 4 Voir les analyses de Roger Chartier dans Emmanuel Le Roy Ladurie, La Ville des temps modernes de la Renaissance aux Révolutions [ 1980 ] , Paris, Points Histoire, 1998, pp. 177-195. 5 Antoine Lilti, « Les ‘salons d’autrefois’ : XVII e ou XVIII e siècle ? », dans « Quelques ‘dix-septième siècle’ : fabrications, usages et réemplois », Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 28-29, avril 2002, pp. 153-166. Pour une discussion de l’historiographie consacrée aux salons du XVII e siècle, nous nous permettons de renvoyer à Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVII e siècle, Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, pp. 227-236. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 317 dans les discours du temps : soit le lieu de l’exercice du pouvoir royal, soit le rassemblement autour de la famille royale des lignages les plus importants. Mais quelle que soit la définition que l’on choisisse, l’une des grandes fonctions de l’activité des professionnels des lettres est de fabriquer de la distinction, et donc par là de l’appartenance à la cour. Cela se voit d’abord par le cadre social de l’activité des hommes de lettres. La très grande majorité d’entre eux vivent dans l’entourage de l’aristocratie ou des patriciats urbains. Ils peuvent détenir une charge domestique dans une maison (secrétaire, précepteur le plus souvent). Le poète Vincent Voiture, par exemple, était introducteur des ambassadeurs auprès de Gaston d’Orléans tandis que Marin Cureau de la Chambre, savant, médecin du chancelier Séguier et censeur royal, habitait chez son maître. Dernier exemple, Gilles Ménage, qui faisait partie de l’entourage de Retz jusqu’à la Fronde, était logé dans le cloître de Notre-Dame, et c’est là qu’il vivra jusqu’à la fin de sa vie, bien après s’être brouillé avec son maître. Cette proximité montre bien ce que le thème du « salon » comme lieu de rencontres entre hommes de lettres et aristocrates a de factice. Les littérateurs côtoyaient en permanence les aristocrates qui étaient leurs maîtres, et par là aussi nécessairement les connaissances de leurs patrons. De même l’idée que les nobles auraient appris au salon la politesse que leur aurait enseigné les hommes de lettres fait sourire, quand tant d’auteurs du Grand Siècle, à l’instar de Jean Chapelain chez les La Trousse, ont été précepteurs dans des familles de la noblesse. Etre dans la Maison d’un grand personnage ne signifie pas obligatoirement occuper une charge domestique. Ainsi le dramaturge Mairet, dont les rapports avec son patron le comte de Belin ont été récemment étudiés par Elie Haddad, fait-il de fréquents séjours dans la résidence provinciale du comte de Belin et lui dédicace-t-il de nombreuses pièces 6 . Il interviendra dans la Querelle du Cid pour défendre les intérêts du comte, bien qu’il n’occupe pas de charge dans la maison de celui-ci. Il est un commensal et un protégé, un proche. Quelle que soit la place qu’ils occupent auprès d’un grand personnage, les hommes de lettres s’emploient à fabriquer la réputation de leurs patrons, par des épîtres dédicatoires, ou en fabriquant des généalogies, ou par bien d’autres écrits encore produits par exemple en tant que secrétaires. Ces différentes manières de rendre service peuvent et doivent être soigneusement distinguées, mais elles participent toutes de la construction de la stature politique des maîtres et ainsi de la présence de ces acteurs sociaux à la cour, qui était le principal lieu où s’énonçait et se jouait la hiérarchie du 6 Elie Haddad, Fondation et ruine d’une « maison ». Histoire sociale des comtes de Belin (1582-1706), Limoges, Pulim, 2009. Nicolas Schapira 318 pouvoir. A la cour les réputations se réalisent - au sens où l’on réalise un gain - en rang, en honneur, en pensions, en charges, mais ces réputations ont été portées, voire forgées, par les professionnels des lettres. 2. Ecrivains et espaces de la sociabilité mondaine La domesticité lettrée ne se rencontre qu’à un certain niveau de l’aristocratie : patronner des poètes, entretenir un domestique de plume qui avait sa propre renommée d’homme de lettres n’était pas à la portée de tous les nobles ni de la plupart des robins. Mais une partie des membres des patriciats urbains n’en bénéficiaient pas moins des services des professionnels des lettres, non pas dans un cadre domestique, ni même à proprement parler dans le cadre de rapports de patronage, mais sous la forme d’échanges de services. Les différents services rendus par Valentin Conrart, homme de lettres parisien, premier secrétaire de l’Académie française, à la comtesse de Maure, une aristocrate dont la puissance sociale était loin d’être l’égale de celle d’un Grand, sont fondés sur son activité spécifique de secrétaire, de notaire : c’est-à-dire sur la capacité qui lui est reconnue de conserver des papiers importants et de les divulguer à propos 7 . Il conserve ainsi dans ses recueils un certificat de noblesse, traduit en français, de la famille paternelle de la comtesse (qui était d’origine italienne). Il a aussi gardé pour elle tout un dossier qui concerne une affaire de préséances dans laquelle son rang était en jeu. Enfin il a constitué un autre dossier de lettres à propos d’un événement plus crucial encore pour elle puisqu’il regarde son attitude pendant la guerre civile de la Fronde. En effet, le comte de Maure, son mari, a été un frondeur de la première heure, que sa femme s’efforce de raccommoder avec la régente Anne d’Autriche et le cardinal Mazarin. C’est pourquoi, peu après la paix de Rueil de mars 1649, qui signe momentanément l’arrêt des hostilités militaires, mais non pas la fin des antagonismes, elle écrit une lettre à la reine pour justifier et excuser la conduite de son mari. Cette lettre, confiée à une proche de la reine pour qu’elle lui soit remise en main propre, tombe entre les mains du cardinal Mazarin, et l’épître est finalement lue au conseil du roi par le prince de Condé qui ridiculise son auteure. La lettre produit alors l’effet inverse de celui qu’en attendait la comtesse. C’est Valentin Conrart qui a raconté l’aventure de cette épître et les circonstances de sa publication dans une note attachée à l’original de la lettre ; une note qui justifie très précisément la comtesse, pour pallier le 7 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres…, op. cit., pp. 253-264. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 319 ridicule dont elle fut victime, ou peut-être pour nourrir après la Fronde le dossier de réhabilitation susceptible de ramener son mari à la cour. Un type particulier de service rendu est la promotion par les hommes de lettres de certains espaces de la sociabilité mondaine : l’action d’un Jean Chapelain donne bien à voir ce travail, quand il s’attache à faire écrire un éloge épistolaire de l’hôtel de Rambouillet précisément accordé aux vœux de la marquise par Jean-Louis Guez de Balzac, écrivain célèbre dont les lettres sont réputées avoir beaucoup d’écho 8 . Bien entendu, pour un Chapelain ou un Balzac, vanter un lieu comme l’hôtel de Rambouillet signifie soigner sa propre réputation d’homme de lettres, inclus dans cet espace à la tonalité aristocratique. Cette pratique discursive doit bien être tenue pour telle, et ne pas être recouverte par la question de ce qui se passait et se jouait dans les réceptions qui avaient lieu dans tel ou tel hôtel aristocratique. Sur ce point on dispose du témoignage précieux des frères de Villiers, jeunes hollandais de la bonne société qui passent un an à Paris entre 1657 et 1658 en menant la vie des élites de la capitale : leur Journal, dans lequel ils relatent leurs activités, et donc les lieux qu’ils fréquentent, n’est pas pris dans les mêmes pratiques discursives que les « sources » habituelles sur les « salons » 9 . Les frères de Villiers se rendent le matin à l’Académie pour s’entraîner à l’équitation et à l’escrime, se promènent en carrosse au cours de la Reine, sont fréquemment invités à dîner, et font aussi des visites d’aprèsdîner, en général chez une femme qui reçoit en compagnie de ses filles - l’enjeu matrimonial de ces rencontres se laisse deviner en filigrane des récits. On s’approche là du modèle historiographique des « salons », à ceci près que si les frères de Villiers évoquent sans cesse la « conversation », ils ne font jamais allusion à la présence d’hommes de lettres chez les personnes qu’ils visitent. Voilà qui conduit à relativiser le phénomène des « salons » qui prendrait sens dans la rencontre pensée comme telle par les acteurs du temps entre élites lettrées et écrivains. Cela ne signifie pas pour autant qu’un certain nombre de financiers ou d’aristocrates n’exercent pas un patronage « léger » envers des hommes de lettres familiers, sous la forme par exemple de dîners qui ont pour ces derniers une valeur à la fois économique et symbolique, et qui sont « payés » en réputation : on est bien là dans un type d’échange de service. Toutefois, l’analyse qui précède n’épuise pas tout à fait le phénomène exceptionnel que représente la masse d’écrits qui font allusion à l’hôtel de Rambouillet des années 1630 aux années 1660, bien après que la politique 8 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature…, op. cit., pp. 130-131. 9 Journal d’un voyage à Paris en 1657-1658 publié par A.P. Faugère, Paris, Benjamin Duprat, 1862. Nicolas Schapira 320 de réception de la marquise eut été éteinte. Peut-être faut-il alors mettre en relation ce phénomène avec l’apparition en 1635 d’un autre lieu social qui travaille l’identité des hommes de lettres : l’Académie française. On peut bien sûr considérer que la création de cette institution a représenté une promotion sans précédent pour eux, du fait qu’elle sanctionne la reconnaissance royale de leur activité 10 . Mais tel ne semble pas avoir été l’avis des principaux intéressés, les Académiciens, qui ne s’identifient guère à cette institution, laquelle paraît presque sans vie, hors la brève période intense de la Querelle du Cid. C’est que l’Académie française a « professionnalisé » les hommes de lettres, les coupant ainsi symboliquement de l’ambiance aristocratique dans laquelle ils s’épanouissaient. En ce sens, on peut lire l’enthousiasme à louanger l’hôtel de Rambouillet comme un moyen pour les hommes de lettres de ce temps-là d’identifier leur activité à un espace aristocratique. On commet ainsi un contresens fondamental en voyant dans l’hôtel de Rambouillet le modèle d’un ensemble de salons dont l’activité ou les fréquentations seraient seulement moins documentées. L’hôtel de Rambouillet est bien singulier dans le paysage du temps, il fonctionne comme balise susceptible de servir de pôle identitaire aux professionnels des lettres du premier XVII e siècle. La description générale des rapports entre hommes de lettres et patriciats urbains qui vient d’être proposée avait pour but de saisir au cœur de ces rapports le phénomène d’invention des « salons ». On voudrait maintenant entrer dans l’analyse précise de deux textes singuliers qui mettent en jeu le « salon », la cour et la ville, pour prendre la mesure que les documents sur lesquels l’historiographie a bâti du « salon » sont le produit d’opérations particulières menées par des auteurs, et pour apercevoir dans ces opérations elles-mêmes des réalités sociales qui ont été plus tard figées en une opposition entre cour et « salons » de la ville. 3. Une lecture sociale de l’Honneste homme de Nicolas Faret « Il n’y a point de lieu où cette sorte de conversation se voye avec autant d’esclat & d’apareil que dans le Louvre ; lors que les Reynes tiennent le Cercle, ou plustost qu’elles estalent comme un abregé de tout ce que l’on a iamais vanté de merveilles & de perfections dans le monde. Quiconque a leu dans les Poëtes la magnificence de ces celebres assemblées qui se faisoient dans le Ciel, lors que Junon faisoit appeler toutes les Deesses […] Celuy-là 10 Pour une discussion sur les limites de cette reconnaissance, voir Hélène Merlin, L’Excentricité académique. Littérature, institution, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001, pp. 27-68. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 321 se peut figurer, au moins imparfaitement, l’abord de tant d’illustres & belles Dames devant les Reynes, à qui elles viennent comme rendre hommage de tout ce qu’elles ont de plus charmant & de plus admirable. [ … ] C’est bien là sans doute le grand Theatre de la conversation des femmes ; mais l’estrange confusion du monde qui s’y voit, surtout à ces magnifiques heures du soir, est si importune, que les meilleurs entretiens s’en ressentent. Une bonne compagnie n’est pas si tost formée, qu’incontinent elle ne soit souillée de l’abord de quelque fâcheux, ou que la douceur n’en soit troublée par la présence de quelque personne de grande condition, ou tout à fait gesnée par le voisinage de quelques espions de Cour […] Si bien qu’en ce lieu-là c’est plustost par hasard, ou par force, que par choix, que l’on s’engage dans la conversation ; & l’on est bien souvent contraint de s’arrester à telle personne, dont hors de là l’on fuyroit la rencontre comme d’un pestiféré. Il faut donc descendre à la ville, & regarder qui sont celles d’entre les Dames de condition que l’on estime les plus honnestes femmes, & chez qui se font les plus belles assemblées, & s’il se peut, se mettre dans leur intrigue ; afin qu’elles s’interessent à nous rendre de bons offices aupres de tous ceux qui les visitent. » 11 Ce passage de l’Honneste homme n’est-il pas une illustration parfaite de l’opposition entre la cour et la ville, une opposition qui ferait par surcroît toute sa place à l’espace valorisé des salons ? La cour apparaît comme un théâtre, un espace hiérarchisé où aucune conversation n’est possible, à la différence des « belles assemblées » qui se déroulent à la ville, et que l’on pourrait assez facilement identifier aux salons dirigés par un personnage féminin. On tiendrait ainsi un écrit qui différencie clairement deux espaces, celui de la cour, et celui de la ville identifiée aux salons, en donnant un contenu à cette opposition - une perle rare par rapport au type d’écrits, souvent très vagues, mobilisés par les études sur les salons. On est bien là en présence d’un écrit propre à nourrir la fiction historiographique du salon, d’autant que le caractère général du propos laisse penser que ces salons sont très nombreux. On gagne pourtant à rapporter ce passage au projet global du livre de Faret : il s’agit de montrer comment se comporter à la cour, de manière à profiter des occasions de fortune qu’offre cet espace à nul autre pareil - mais à nul autre pareil aussi parce que s’y cristallise de la réussite qui peut être construite ailleurs, si bien que le livre ne parle pas seulement de l’univers curial. « L’art de vivre à la cour » ne se limite pas à l’exposé des règles qui régissent ce lieu exceptionnel : il enseigne les conduites qui mènent à la réussite sociale en général. 11 Nicolas Faret, L’Honneste homme ou l’art de vivre à la cour, Paris, T. du Bray, 1630, pp. 217-225. Nicolas Schapira 322 Relisons ce passage à partir d’un tel point de vue : la cour y apparaît bien comme un espace insuffisant, mais pour la bonne raison que l’on ne peut s’y livrer avec profit à la conversation, à la différence de ce qui se passe dans les « belles assemblées », où l’on peut se mettre à loisir « dans l’intrigue » de la maîtresse de maison. Faret ne précise pas à quelles « intrigues » il pense, mais on est manifestement assez loin des jeux de l’esprit et de la conversation polie qui sont censés caractériser l’univers des « salons ». Les trois facteurs identifiés par Faret comme responsables de l’échec de la conversation à la cour apparaissent alors également sous un autre jour. Le spectacle monarchique, la présence de la hiérarchie des rangs n’y sont pas critiqués pour eux-mêmes, mais parce qu’ils empêchent la conversation indispensable aux affaires, de même que l’intensité politique du lieu, qui attire les « espions de cour ». La perspective de Faret n’est donc pas ici morale, encore moins esthétique : elle semble avant tout sociale. Une telle lecture ne saurait être étendue sans précaution à l’ensemble de l’ouvrage. L’Honneste homme est un livre très négocié, où chaque discours est soigneusement ajusté en fonction d’une actualité faite de livres et sans doute aussi de politique au sens large. Prendre la cour pour objet, c’est se donner la possibilité de tenir à la fois un discours moral qui est très présent à l’époque (la cour comme lieu de perdition) mais aussi d’adopter un regard de déniaisé sur les réalités sociales, par exemple sur les « intrigues» dont les belles conversations sont le support. Faret lui-même baignait à coup sûr dans les affaires du temps : il appartenait à l’entourage du comte d’Harcourt, lui-même fidèle de Gaston d’Orléans. L’ouvrage est d’ailleurs dédicacé au frère du roi tandis qu’un texte liminaire est adressé au marquis de Puylaurens, qui est le principal conseiller de Gaston 12 . Son livre produit ainsi son auteur à la fois comme susceptible de porter un regard chrétien et un regard de déniaisé sur la cour. Faret observateur avisé des lieux sociaux du pouvoir : nul doute que c’était là une image susceptible de le servir en tant que professionnel des lettres au service d’un ou de plusieurs patrons. La mobilisation du thème de la cour et de la ville par Faret qui vient d’être décrite dissout la spécificité des « salons » comme lieux « littéraires », et dirige bien le regard vers les enjeux sociaux des pratiques de réception mondaine envisagées dans leur diversité. 12 Sur la politique de l’écriture de Nicolas Faret, voir Mathilde Bombart et Eric Méchoulan (éds.), Politiques de l’art épistolaire. Autour du « Recueil Faret », à paraître aux éditions Garnier en 2011. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 323 4. Tallemant des Réaux et l’hôtel de Rambouillet Si l’on cherche du « salon », on le trouve à coup sûr dans le rapprochement entre l’extrait de l’Honneste homme qui vient d’être lu et les pages que Tallemant des Réaux consacre à l’hôtel de Rambouillet, lesquelles semblent venir donner corps à la plus fameuse de ces « belles assemblées » de la ville - la seule en réalité, comme on l’a vu, à avoir été à ce point travaillée par l’écriture des littérateurs du XVII e siècle. Parmi toutes les évocations de l’hôtel de Rambouillet, celle de Tallemant est de loin la plus développée : on sait que les Historiettes forment un vaste recueil d’anecdotes nouées en grappes autour de noms propres, avant tout des Parisiens appartenant à la bourgeoisie, à la robe ou à l’aristocratie. Tallemant a consacré une historiette à la marquise de Rambouillet, mais aussi une à son mari, ses enfants, et à nombre d’écrivains définis par leur appartenance à l’entourage de la marquise. Mais la puissance d’incarnation de l’hôtel de Rambouillet dans les Historiettes tient moins à cette profusion - au reste toute relative - d’informations qu’à la place du célèbre « salon » dans le dispositif de l’ouvrage. Car si les Historiettes sont la principale « source » sur Rambouillet, la marquise est désignée par Tallemant comme son information principale pour les anecdotes qu’il a rassemblées dans son ouvrage : « C’est d’elle que je tiens la plus grande et la meilleure partie de ce que j’ay escrit et que j’escriray dans ce livre », écrit-il après avoir raconté comment il lui a souvent rendu visite, alors qu’elle était déjà âgée mais avait gardé toute sa vivacité d’esprit 13 . Ainsi placées tout entières sous le signe de l’hôtel de Rambouillet, les Historiettes ne pourraient-elles dès lors être considérées comme une sorte de restitution écrite des réunions qui s’étaient déroulées une génération plus tôt en ce lieu ? On voit comment l’ouvrage de Tallemant peut nourrir ou rencontrer le lieu commun historiographique de la « conversation » qui passerait naturellement à l’écrit (sous la forme de la correspondance notamment), la conversation entre Tallemant et la marquise jouant ici le rôle de connecteur parfait (sans brouillage) entre le temps des jeux de Rambouillet et les Historiettes 14 . Retrouver le geste propre de Tallemant - sans le ramener d’emblée au modèle du « salon » - passe au contraire par une prise de distance avec l’idée que l’écrivain n’aurait fait que rapporter, s’agissant du moins de Rambouillet, les anecdotes que lui livrait la marquise : il faut pour cela pleine- 13 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1961, I, p. 454. 14 Lieu commun discuté dans Myriam Maître, Les Précieuses, contribution à l’histoire de la naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999, pp. 462-463. Nicolas Schapira 324 ment considérer les Historiettes comme un écrit, et non comme un document où serait tout de go lisible l’expérience et la vision du monde de son auteur 15 . On sait le caractère essentiellement satirique, moqueur, critique des Historiettes, mais c’est pourtant un franc éloge auquel se livre Tallemant à propos de l’hôtel de Rambouillet, dont les hôtes semblent davantage préservés de l’échec, de la bassesse, du ridicule que les autres personnages des histoires qu’il rapporte. Rambouillet apparaît chez Tallemant comme un espace exceptionnel, lieu de la distinction insouciante, domaine des jeux et des ris, et la marquise est bien le modèle de la femme du monde. Le motif de son retrait de la cour est de ce fait un élément narratif supplémentaire dans la description de cet univers essentiellement distinctif - et non le geste inaugural qui a permis la naissance du « salon ». Il est bien probable que la vision de l’hôtel de Rambouillet propagée par Tallemant correspond à l’image que la marquise souhaitait voir donner de sa vie et de ses activités. Il n’en reste pas moins que l’écrivain, avec les Historiettes, ne se fait pas le simple héraut de Catherine de Vivonne : en se présentant comme la mémoire de l’hôtel de Rambouillet, qui lui aurait été ouverte par la complicité nouée avec la marquise, il s’inclut lui-même dans cet univers choisi auquel son récit s’identifie. Si l’on suit la piste des sources revendiquées par Tallemant, on découvre deux autres informateurs qui partagent avec la marquise le privilège d’être loués dans les Historiettes. Le premier est le cardinal de Retz, que Tallemant et son frère, étant jeunes, ont eu le privilège d’accompagner dans un voyage en Italie : « je l’entretins presque tousjours, durant dix mois ; et, comme il a autant de mémoire que personne [ … ] il me conta et me dit bien des choses » 16 . Or le portrait de Retz est franchement positif : c’est celui d’un ambitieux, mais qui a les moyens de ses ambitions - principalement le courage, la hardiesse et le savoir. Le troisième portrait positif qui se dégage nettement des Historiettes est celui du grand ami de Tallemant dans le livre, l’avocat et homme de lettres Olivier Patru, à la fois beau, sage, écrivain sans égal et dont les actes sont sous-tendus par une grande droiture morale. Tallemant n’écrit pas explicitement que Patru a été pour lui une source précieuse, mais le montre : Patru est présent dans maintes anecdotes sous la forme de celui à qui l’un des protagonistes a dit ceci ou cela (et que rapporte Tallemant). Son « intime amy » Patru est ainsi très visible dans les Historiettes. Qu’elles soient présentes de manière locale (Retz) ou disséminées dans tout l’ouvrage (la marquise de Rambouillet, Patru), ces figures 15 Robert Descimon, « L’exemplarité sociale des Historiettes de Tallemant des Réaux », dans Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens (XVI e -XVIII e siècles), Dijon, EUD, 2008, pp. 181-195. 16 Tallemant, Historiettes…, op. cit., II, p. 308. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 325 positives participent à l’établissement de la crédibilité des anecdotes, mais surtout elles valident la position impliquée par le regard sur le monde social que porte Tallemant, muni des récits aigus de ses précieux amis : une position à la fois dans le monde et en surplomb de celui-ci, qui justifie au fond le satirique. Le motif du retrait de la cour de la marquise apparaît à cet égard particulièrement précieux : il sert comme élément distinctif en général, mais permet aussi de fonder le regard à distance qui est celui de Tallemant. Une telle lecture des Historiettes implique de rechercher quels pourraient être les usages sociaux, pour leur auteur, d’une telle entreprise. Tallemant se présente lui-même comme à distance des engagements sociaux propres à son milieu. On sait qu’il appartenait à une famille de banquiers et de financiers que la réussite pécuniaire autorisait à se projeter dans le monde de la robe parisienne 17 . Mais Tallemant déclare dans une historiette qu’il a refusé une telle possibilité par « haine » du « métier » de conseiller au parlement, un office que lui aurait volontiers procuré son père 18 . De manière générale, dans ses récits, dont plusieurs évoquent sa propre vie, il ne se montre guère occupé par la banque familiale, ni par les diverses affaires de finance qui attachent étroitement les Tallemant à la cour. En somme c’est depuis un lieu scripturaire de la retraite que Tallemant construit la vision de l’hôtel de Rambouillet comme lieu retiré. Mais n’étaitce pas là un autre moyen pour lui de jouer le jeu de la mobilité sociale ? Pour considérer cette hypothèse, il faut passer de l’individu à la famille : n’y avait-il pas place, dans une famille de financiers comme celle des Tallemant, pour un homme de lettres qui contribuait à sa manière à la réputation de sa famille ? De même, il faudrait aussi examiner la situation de Madame Tallemant, précieuse patentée qui recevait chez elle des compagnies. A l’appui de cette hypothèse on peut citer le cas de Valentin Conrart, dont l’activité d’homme de lettres, bien plus visible que celle de Tallemant, il est vrai, s’accompagnait d’un intense investissement dans les affaires familiales, où sa sagesse et son entregent étaient reconnus, tandis que sa grande notoriété produite grâce à son pouvoir dans le domaine de la librairie rejaillissait sur toute sa parentèle 19 . Autre cas mis en lumière par le travail récent d’Oded Rabinovitch, celui de la famille Perrault. L’aîné des quatre frères Perrault est un financier prospère dans les années 1650 et qui donne le ton à toute sa famille. Charles, à ce moment là, l’assiste dans ses affaires, 17 Voir la mise au point biographique de Vincenette Maigne dans Tallemant des Réaux, Le Manuscrit 673, Edition critique par Vincenette Maigne, Paris, Klincksieck, 1994. 18 Tallemant, Historiettes, op. cit., II, p. 572. 19 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres…, op. cit., pp. 396-410. Nicolas Schapira 326 tout en étant un poète à la mode. Au début des années 1660 Pierre Perrault fait faillite : c’est alors que les frères investissent massivement, à la suite de Charles, dans la politique de Colbert en direction des lettres. Mais dès les années 1650, la réputation des Perrault s’effectue à l’aide de récits de pratiques lettrées qui réunissent les frères, notamment dans leur domaine campagnard 20 . Envisager que la famille Tallemant ait pu elle aussi secréter un homme de lettres dans le cours de la mue de ses assises socio-économiques et socio-politiques est d’autant moins incongru qu’elle a en fait donné naissance à pas moins de deux écrivains, Gédéon Tallemant des Réaux, mais aussi son frère l’abbé François Tallemant 21 . Conclusion Ni source transparente sur les pratiques de sociabilité mondaine, ni expression ou prolongement de celles-ci : les écrits qui évoquent les « salons » doivent être regardés comme des événements d’écriture singuliers, à examiner dans leur autonomie d’objets - à l’existence éventuellement problématique - posés dans le monde social de leur temps. Ainsi abordés, ils font signe moins vers la force de lieux de sociabilité que vers les mécanismes de la réputation et les espaces de la publication, où joue pleinement l’articulation entre manuscrit et imprimé 22 . Or les trajectoires individuelles ou familiales qui sont en jeu dans cet espace de la réputation ne sauraient au XVII e siècle se jouer exclusivement à la ville, et encore moins contre la cour. Dès lors la mobilisation des catégories de « la ville » et de « la cour » - et leur opposition éventuelle - doit se lire à l’aune de tels enjeux de distinction. Que reste-t-il dès lors à la ville si on la dépouille de ses « salons » ? L’une des voies pour répondre à cette question consisterait à examiner des événements curiaux résolument inscrits dans l’espace urbain parisien. Le Journal des frères de Villiers, déjà évoqué, incite à se poser une telle question : les jeunes hollandais racontent par exemple plusieurs bals donnés par de grands personnages de l’Etat dans l’hiver 1658, qui sont décrits comme des moments de mise en représentation de la cour - le roi y est présent, ainsi que les principaux courtisans - mais où une foule mêlée - et 20 Oded Rabinovitch, Anatomy of a Family of Letters : The Perraults, 1640-1705, PHD Brown University, 2011. 21 Alain Bourreau, « Contes du père et comptes des fils, le roman familial des Tallemant », dans Myriam Cottias et alii (dir.), Le corps, la famille et l’Etat. Hommage à André Burguière, Rennes, PUR, 2010, pp. 185-194. 22 GRIHL, De la publication entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002. Le « salon » écrit par les professionnels des lettres 327 parfois qualifiée spécifiquement par son appartenance « à la ville » - y assiste 23 . Qu’est-ce qui se joue de la représentation de la cour quand elle descend à la ville ? Les études sur les entrées de ville, les carrousels, voire le théâtre, donnent des éléments de réponse, mais qui pourraient être utilement complétées par une étude des pratiques de sociabilité aristocratiques envisagées sous cet angle - une autre manière encore d’aborder ensemble la cour et la ville. 23 Journal d’un voyage à Paris…, op. cit., pp. 408-413. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel chez Guez de Balzac et Perrot d’Ablancourt A NDREAS G IPPER (U NIVERSITÄT M AINZ ) 1 Depuis longtemps, on sait que la naissance des nouvelles formes de sociabilité qui caractérisent les élites urbaines à l’époque moderne a lieu sous l’influence de modèles classiques. Cela est particulièrement évident et bien documenté dans le cas de la littérature de savoir-vivre de la Renaissance italienne, dont les représentants majeurs, de Castiglione à Guazzo, puisent leur inspiration directement dans la tradition de la rhétorique classique chez Cicéron et Quintilien. Dans le cas de la ‘politesse mondaine’ en France, cette influence semble au premier abord moins évidente. Si l’on consulte par exemple l’étude classique de Maurice Magendie datant des années 1920, on constate que l’influence de l’antiquité classique y est relativement négligée. On nous renvoie, certes, à Cicéron et Sénèque, mais il n’en reste pas moins vrai que les références antiques y jouent un rôle infiniment inférieur aux modèles modernes venant d’Italie et d’Espagne. 2 Cela pourrait au moins en partie être dû au fait que les théoriciens de la politesse mondaine en France, comme Faret et Méré, ont tendance à dissimuler leurs propres sources. C’est ainsi qu’on a dû attendre les années 90 du siècle dernier pour que les liens existant entre la littérature française de l’honnêteté du XVII e siècle et les modèles de comportements de l’Antiquité classique soient mis au centre de 1 Je tiens à remercier Fabienne Detoc et Jean-François Tonard d’avoir bien voulu se charger de la révision stylistique de ce texte. 2 Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l’Honnêteté, en France, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine Reprints, 1993 (réimpression de l’édition de Paris, 1925), pp. 305 et passim. Andreas Gipper 330 toute une série de recherches par Alain Montandon, Marc Fumaroli et surtout Emmanuel Bury. 3 Dans ce cadre de recherches, et faisant suite aux travaux de Roger Zuber, les réflexions suivantes s’intéressent avant tout aux liens existant entre la naissance du concept moderne d’honnêteté à l’âge classique et une certaine appropriation de l’Antiquité par le biais de la traduction. Ce procès peut être compris d’un côté comme faisant partie des transformations que subira l’interaction des élites au cours du siècle 4 et une sorte de préhistoire de la Querelle des Anciens et des Modernes, au cours de laquelle la société du premier XVII e siècle commence - à travers une confrontation complexe avec l’Antiquité - à s’autodéfinir comme cette civilisation qu’on appellera plus tard la civilisation classique. C’est le cercle autour de Valentin Conrart et de Guez de Balzac qui joue un rôle prédominant dans ce processus au cours duquel l’héritage humaniste du XVI e siècle sera - au moins partiellement absorbé par la civilisation mondaine du premier XVII e siècle. En réduisant Conrart à son rôle de père fondateur de l’Académie française, on risque donc de sous-estimer son importance pour cette transformation sociale profonde qui consiste en la fusion d’une certaine culture humaniste et bourgeoise avec la culture aristocratique de salon en voie de formation. 5 On sait effectivement que de nombreux membres de l’Académie de Conrart (Chapelain, Godeau, Desmarets et Vaugelas, pour ne pas parler de Balzac lui-même) figurent également parmi les assidus de l’Hôtel de Rambouillet et contribuent à insérer une certaine culture humaniste dans la nouvelle culture des élites mondaines. 6 C’est une osmose sociale qui se poursuit au niveau de la codification des modèles. Ce 3 Voir p.e. Emmanuel Bury, « Savoir-vivre ou savoir parler. Les ambiguïtés du modèle cicéronien de l’honnêteté », Alain Montandon, éd., L’honnête homme et le dandy, Tübingen, Narr 1993, pp. 19-34 , et Emmanuel Bury, « A la recherche d’une synthèse française de la civilité. L’honnêteté et ses sources », Alain Montandon, éd., Pour une histoire des traités de savoir vivre en Europe, Clermond Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1994, pp. 179-214. 4 C’est un processus qui a été magistralement décrit par Niklas Luhmann dans « Interaktion in Oberschichten. Zur Transformation ihrer Semantik », Niklas Luhmann, Gesellschaftsstruktur und Semantik, Vol. 1, Frankfurt/ M., Suhrkamp, 1980 , pp. 72- 161. 5 A mentionner dans ce contexte l’excellente étude que Nicolas Schapira a consacrée à cet animateur de culture généralement sous-estimé : Un professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart. Une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. 6 C’est ce que Jean Jehasse a appelé dans sa grande étude sur Guez de Balzac et le génie romain (Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1977) « l’adaptation mondaine des ambitions poétiques de l’Humanisme », p. 194. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 331 n’est donc pas un hasard si la première présentation du traité L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour de Nicolas Faret a lieu en 1630 dans le cercle de Conrart, noyau de la future Académie de Richelieu. Il apparaît particulièrement significatif dans notre contexte qu’un des représentants majeurs de la littérature de l’honnêteté comme Faret ait compté parmi les premiers membres de l’Académie de Richelieu et qu’il soutiendra tout au long des années 30 et 40 ses stratégies culturelles et sa politique de la traduction. Les mémoires de Conrart et l’Histoire de l’Académie de Pellisson témoignent de cette symbiose qui fait de la protoacadémie de Conrart une « école d’honneur, de politesse et de savoir » où l’on s’adonnait « avec toute l’innocence et toute la liberté des premiers siècles » à la conversation. 7 Que la transformation du cercle informel de Conrart en une institution royale protégée par Richelieu n’ait pas suscité d’abord de grands enthousiasmes parmi ses membres, ne peut pas surprendre. Tandis que l’Académie française subira rapidement au cours de cette transformation une certaine tendance à la professionnalisation, la symbiose entre héritage humaniste et mondanité restera vivante dans les milieux de la préciosité. Dans ce qui suit, la perméabilité entre l’héritage littéraire classique et les formes nouvelles de l’interaction des élites caractérisant le cercle de Conrart et de Balzac sera examinée selon deux axes. D’un côté, par une explication du concept balzacien d’urbanité, c’est-à-dire d’une forme de politesse se référant directement aux traditions rhétoriques de l’Antiquité et d’un autre côté, par une réflexion sur la tentative du cercle de Conrart de transformer le concept balzacien d’urbanité au travers d’une certaine politique de la traduction en pratique sociale vivante. 8 Le point de départ de nos réflexions sera le manifeste majeur de la fusion entre urbanité antique et politesse mondaine, tel qu’il a été publié par Balzac en 1644 avec son Entretien « De la Conversation des Romains à Madame la Marquise de Rambouillet ». Ce texte semble marquer dans l’œuvre de Balzac un tournant important. Tandis que dans ses premières années Balzac cultive une sorte de réflexe anti-pédant qui vise à éloigner les lourdeurs humanistes de la littérature et du salon, il s’agit maintenant d’éviter que les formes nouvelles de la mondanité ne s’éloignent complètement de la dignité de l’antique ‘humanitas’. Il s’agit là d’une opération rhétorique complexe. Ce qui la rend particulièrement délicate, c’est que d’un côté, Balzac a une conscience très nette 7 Paul Pellisson : Histoire de l’académie, Vol. 1, Paris, Didier, 1858, p. 9. 8 Il est inutile de souligner que la présente étude suit le fil des recherches que Roger Zuber a consacré au développement du goût classique chez Guez de Balzac et Perrot d’Ablancourt. Roger Zuber, Les belles infidèles, Paris, Albin Michel, 1995. Andreas Gipper 332 de la rupture historique séparant temps modernes et temps anciens et que de l’autre, il voudrait éviter que cette rupture ne rende impossible tout recours à l’Antiquité. Il s’agit donc pour Balzac de marquer la différence et l’autonomie de la civilisation contemporaine (et de sa propre production littéraire) tout en trouvant un moyen pour rendre le recours aux anciens plausible et pour récupérer leur prestige. A ce dessein, Balzac opère une coupure à la fois historique et épistémique. Si la moralité romaine de l’époque républicaine semble pour toujours inaccessible aux modernes, les vertus sociales de l’époque impériale continuent à lui servir de modèle. Le culte de la vertu républicaine amplement développé par Balzac et présenté d’abord comme idéal absolu et insurmontable, change ainsi soudain de caractère. Ces Paysans victorieux, ne sçachant que labourer & se battre, n’estoient sensibles qu’à des plaisirs grossiers, & proportionnés à la dureté de leur naissance. Il n’y a pas beaucoup d’apparance, qu’ils possedassent une vertu, qu’est directement opposée à la rudesse, dont ils faisoient profession & n’accompagne gueres la pauvreté, que la mauvaise humeur suit presque toujours. 9 Ce qui a pu apparaître au début de l’entretien comme une perte irremplaçable et comme le résultat d’une déplorable décadence des mœurs, obtient maintenant une odeur de triste barbarie. Le caractère irréprochable des mœurs républicaines tend à masquer leur sauvagerie. Mais les plus hautes vertus n’incitent pas à l’imitation si elles sentent l’ail et l’oignon : Tant que leur éloquence, pour user des termes de Varron, a senty les aulx & les oignons, on n’en devoit rien attendre de fort exquis, & il estoit difficile qu’une si triste austerité que la leur entendist raillerie, & se laissast toucher à la ioye. Il falloit premierement que sans s’affoiblir ils se ramolissent, qu’ils adoucissent le courage, & se desfroüillassent les mœurs, qu’ils s’avisassent à la fin de se cultiver, comme ils cultivoient leurs jardins & leurs heritages. 10 Au cœur de cette formation du moi, ajoutant la culture des mœurs à la culture des champs et des jardins, se trouve l’urbanitas, dont le terme même témoigne à travers les temps de la volonté des élites romaines de se détacher de l’habitus rural et paysan des premiers siècles. Mais au fossé qui sépare temps républicains et temps de l’Empire s’ajoute chez Balzac un deuxième clivage de caractère catégoriel. C’est que l’urbanitas que Balzac voudrait introduire sous le nom d’« urbanité » dans la langue et la société française se présente comme un idéal éminemment anti- 9 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, Rouen, Ferrant, 1658, p. 37. 10 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, p. 37-38. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 333 rhétorique. Il s’agit donc d’une qualité de la conversation qui se soustrait aux règles de la rhétorique des écoles et des collèges : [...] il est certain, Madame, que les citoyens de Rome apportoient de grands avantages dans le Monde; devoient beaucoup à leurs Meres, & à leur Naissance ; sçavoient quantité de choses, que personne ne leur avoit aprises. Il n’y a point de doute que dans leur plus familier entretien, il n’y eust des graces negligées, & des ornemens sans art, que les Docteurs ne connoissent point, & qui sont au dessus des Regles & des Preceptes. 11 Autrement dit : l’urbanitas, c’est-à-dire la politesse des anciens, a le caractère d’une rhétorique au-delà de la rhétorique, d’un art de la conversation où les hommes se trouvent libérés de toutes les formules de l’école, « de leurs Enthymemes & de leurs figures » (p. 41) et où ils trouvent un visage plus humain au-delà des « exclamations feintes » et des « choleres artificielles » de la rhétorique de palais. S’il est vrai que les caractéristiques essentielles de l’urbanitas et surtout la noble raillerie si chère à Balzac sont directement issues des modèles rhétoriques de Cicéron et de Quintilien 12 , il n’en reste pas moins que Balzac s’efforcera systématiquement - et cela pour des raisons éminemment sociales - d’obscurcir l’ancrage de l’urbanité dans l’antique rhétorique d’école. De même que dans les traités de savoir-vivre de la Renaissance italienne, la politesse mondaine sera donc mise en scène comme la forme sociale d’un répertoire comportemental naturel. Elle apparaît ainsi comme un art éminemment aristocratique. En insistant sur le « je ne sais quoi », ce don de la nature qu’il faut posséder mais qu’on ne saurait acquérir ni par la lecture ni même par l’exercice, Balzac reprend à son compte les conceptions de la grâce venues de Castiglione et Della Casa, tout en immunisant « l’urbanité » contre toute infiltration pédante. L’urbanité a donc les caractéristiques classiques de ce que Pierre Bourdieu désigne comme un ‘habitus’, c’est-à-dire un savoir-faire inscrit dans le corps et non un savoir acquis. Elle est « un air du Grand Monde [...] qui ne marque pas seulement les paroles & les opinions mais aussi le ton de la voix & les mouvemens du corps ». (p. 39). Bref, son caractère indicible, et son « je ne sais quoi » font que l’urbanitas ne saurait être un sujet d’imitation mais seulement un objet d’émulation. Quelles sont donc les caractéristiques essentielles de l’urbanité ? Nous avons vu que l’urbanité se présente comme une sorte de modèle alternatif à 11 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, pp. 40-41. 12 Comparer à cet égard le deuxième livre de L’Orateur où Cicéron traite du style simple et de l’urbanitas et le passage correspondant de L’Institution oratoire de Quintilien consacré au rire (livre VI, 3). Andreas Gipper 334 la gravitas et à la severitas de la res publica. Dans ce contexte, trois éléments obtiennent une importance particulière : la ‘douceur’, la ‘franchise’ et la ‘noble raillerie’. Cette dernière sera définie de la manière suivante : [...] une adresse à toucher l’esprit par ie ne sçay quoy de piquant, mais dont la piqueure est agreable à celuy qui la reçoit; parce qu’elle chatoüille & n’entame pas; parce qu’elle laisse un aiguillon sans douleur, & resveille la partie, que la mesdisance blesse. 13 C’est précisément cette « raillerie » qui jouera un rôle important chez tous ceux qui - par la suite - reprendront à leur compte le concept balzacien d’urbanité, comme le chevalier de Méré, le père Bouhours, Madeleine de Scudéry et d’autres. En s’opposant surtout à la sévérité de la morale républicaine, celle-ci souligne d’un côté le caractère anti-rhétorique de l’urbanité et de l’autre son lien intime avec la sociabilité du salon et les formes de la conversation mondaine. 14 Cela n’est pas sans conséquences pour la structure intime de l’entretien et contribue à lui conférer un caractère quasiment dialectique. Ce caractère dialectique devient manifeste quand on replace l’Entretien sur la conversation des Romains dans le contexte du recueil entier, où il est précédé en effet d’un Entretien sur Le Romain qui ébauche un idéal de la vertu romaine tellement hors d’atteinte et tellement inaccessible qu’il perd tout simplement sa qualité de modèle. Les vertus de Caton et de Camillus semblent tellement au-delà de nos propres possibilités qu’elles cessent de servir d’exemples : Ce n’est pas à nous à faire les Camilles ny les Catons: Nous ne sommes pas de la force de ces gens là. Au lieu d’exiter nostre courage, ils desesperent nostre ambition: Ils nous ont plutost bravé, qu’ils ne nous ont instruit par leurs actions. En nous donnant des exemples, ils nous ont obligé à une peine inutile; Ils nous ont donné ce que nous ne sçaurions prendre, ces exemples estant de telle hauteur, qu’il n’y a pas moyen d’y atteindre. 15 Ce qui fait la subtilité du texte balzacien et ce qui rend son interprétation si difficile, c’est que l’idéal du consul romain proposé dans Le Romain apparaît dans la perspective de l’entretien sur la Conversation des Romains comme un effet de pure rhétorique. Balzac lui-même nous indique qu’il a puisé son portrait du consul dans les écrits de l’historiographie républicaine, notamment chez Polybe. La pureté et la rigueur de la vertu romaine, chantées dans le premier entretien et créant un abîme infranchissable entre l’Antiquité et les temps modernes, apparaît alors dans la perspective du deuxième 13 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, p. 39. 14 On comparera les chapitres correspondants chez Nicolas Faret, L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour, Paris, Toussainct Du Bray, 1630, p. 200. 15 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, p. 25. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 335 entretien comme le simple produit de cette forme spécifique d’éloquence qui correspond aux hautes affaires d’Etat. C’est sur cette structure rhétorique que le Chevalier de Méré semble se méprendre quand il écrit plus tard dans une lettre que Balzac aurait voulu convaincre le monde „Qu’il n’y avoit parmi les Romains que des Heros & des Demi-dieux“. 16 A la fin de l’entretien se pose en effet la question de savoir si la vertu de Caton ne serait pas un effet de rhétorique républicaine. Lorsque Cicéron quitte sa toge de sénateur et les conventions de la rhétorique politique, il redonne - dans la conversation intime avec ses amis - à Caton sa vraie dimension de « pédant du Portique » (S. 41). Les exigences illimitées de la morale romaine inaccessibles aux modernes apparaissent désormais comme le produit d’un malentendu historique qui s’explique par une appréhension très fragmentaire de la tradition et par une mécompréhension totale de certaines conventions d’expression. Nous voyons dans les portraits de Caton une description de la réalité et ne comprenons pas qu’il s’agit d’un effet du style noble. Ce qui distingue dans cette perspective l’apport des entretiens de Balzac à la réflexion classique sur l’Antiquité, c’est leur caractère de conjecture historique. L’urbanité que Balzac préconise en tant qu’alternative et contreprojet au style noble, est en grande partie le produit d’une difficile reconstruction. L’aliénation croissante entre les contemporains et les anciens que Balzac ressent dans les milieux mondains, lui semble due à une transmission fragmentaire et très sélective de l’histoire. Celle-ci est le résultat du naufrage de la vie publique républicaine et de ses formes d’interaction qui ne trouvent dans la vie mondaine du premier absolutisme français aucune correspondance. Autrement dit, notre vision de l’Antiquité se nourrit de textes qui appartiennent entièrement à une rhétorique de la res publica, c’est-à-dire de la sphère publique, alors que nous ne savons peu ou presque rien des modes de sociabilité et des formes de la conversation qui se pratiquaient loin des tribunes. La question que Balzac en tire fait partie de ce qu’on pourrait appeler une histoire des mentalités avant la lettre : Quelles étaient les formes de sociabilité et les modes d’interaction des Romains dans leur vie privée ? Il s’y rajoute une deuxième question qui concerne le rapport entre l’écrit et l’oral : Comment parlait le Romain cultivé, loin des conventions de la langue écrite et littéraire. D’où l’intérêt de Balzac pour la comédie antique, pour les dialogues, pour l’art des sentences et des apophtegmes ainsi que pour les lettres privées. Quoique toutes ces formes ne soient pour Balzac que 16 Antoine Gombaud Méré, Lettres de Monsieur le chevalier de Méré, Paris, Au Palais, 1689, p. 273. Andreas Gipper 336 les copies imparfaites de la langue parlée, il croit néanmoins y trouver suffisamment de repères pour sa propre conception de l’urbanitas. Ce sont, M ADAME , leurs Entretiens immortels que ces Dialogues & que ces Lettres : Ce sont des Conversations, qui durent encore ; où nous avons liberté d’entrer à toute heure ; où se conserve l’idée de la vertu dont parle Aristote au quatriesme livre de ses Ethiques ; Où se trouve la maniere de cette raillerie noble & patricienne, comme ils la nommoient, qui compatissoit si bien avec la gravité Romaine. 17 C’est de ce projet de reconstruction linguistique et littéraire d’une éloquence loin des règles de la poétique et loin des préceptes de la rhétorique d’école que Balzac tire son importance historique. Ce projet d’ennoblissement du genus humilis au-delà des formes littéraires de la comédie ou de la littérature bucolique, ce projet d’un art de la prose dans laquelle la société de conversation de la cour et de la ville du XVII e siècle s’incarne et se reconnaît en tant qu’héritière de la grandeur antique, confère à Balzac une place de choix dans l’histoire de la genèse du classicisme. Déjà, Roger Zuber a souligné que le projet balzacien d’une nouvelle prose d’art inspirée des modèles antiques, projet faisant partie du processus de création de nouvelles formes d’interaction mondaine, est étroitement lié à une appropriation de l’Antiquité par voie de traductions mise en œuvre par la première Académie de Conrart. L’heure de naissance de cette véritable politique de la traduction qui marquera l’époque sera la traduction en 1638 des Huit oraisons de Cicéron, traduction qui réunit dans un même volume quatre des traducteurs majeurs des décennies suivantes : Perrot d’Ablancourt, Patru, Du Ryer et Giry 18 . Portant en exergue la formule cicéronienne du « verbum verbo reddere non curabis », cette traduction 17 Guez de Balzac, Les Œuvres diverses, pp. 55-56. 18 Il est vrai que déjà en 1630, Giry publie sa traduction du dialogue de Tacite sur l’Orateur Des causes de la corruption de l’éloquence, dialogue. Attribué par quelques uns à Tacite, & par d’autres à Quintilien. Cette traduction semble être la première des traductions inspirées par Conrart et elle lui est d’ailleurs dédiée. Julie Candler Hayes a consacré à cette traduction et à sa préface écrite par Godeau quelques pages pertinentes. Il n’en reste pas moins vrai que c’est seulement plus tard, avec les Huit oraisons de Cicéron, que le mouvement des belles infidèles gagne une sorte de cohérence programmatique. Cf. Julies Candler Hayes, Translation, Subjectivity & Culture in France and England, 1600-1800, Stanford, Standford University Press, 2009. Voir Fabrice Butlen, « Asianisme ou atticisme ? Les Huit Oraisons de Cicéron (1638), traduction manifeste des « Belles infidèles », in XVII e siècle 2003/ 2, n° 119, pp.1 95-216. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 337 aura dès le début le caractère d’un programme traductologique précis. 19 Les belles infidèles s’inscrivent par-là dans une certaine tradition cicéronienne et se réclament en même temps d’une inspiration anti-scolastique qui relie la pratique de la traduction à l’idéal rhétorique de l’émulation. La traduction est ainsi conçue comme une technique de la production littéraire qui s’oppose surtout aux exercices de traduction formant la moelle de l’enseignement scolaire de la grammaire. Dans ce qui suit, nous voudrions relever les convergences intimes entre la politique de la traduction poursuivie par Conrart et la première Académie et la tentative d’un refaçonnement de la politesse mondaine, tentative entreprise par Faret et d’autres dans le cadre d’une appropriation active de l’antique urbanitas, comme nous l’avons rencontré chez Balzac. Si l’accent y est mis sur l’œuvre de Perrot d’Ablancourt, c’est moins parce que son nom est si étroitement lié à la pratique des belles infidèles que surtout parce qu’il est perçu par ses contemporains comme l’incarnation de cette prose élégante et ‘urbaine’ particulièrement capable de surmonter le hiatus social entre l’érudition humaniste et la sociabilité aristocratique. A cet égard, Perrot d’Ablancourt semble être au XVII e siècle un cas unique, comparable seulement au rôle joué par Amiot un siècle auparavant. Rarement œuvre de traduction n’a exercé une telle influence sur la conscience stylistique de son époque sans faire partie d’une production littéraire propre. C’est ainsi qu’on peut lire chez Gilles Ménage : Au commencement que je vins à Paris, il n’y avoit qu’une douzaine de personnes qui écrivîssent raisonnablement en François, présentement tout le monde écrit bien. M. de Balzac étoit trop pompeux, Voiture avoit un stîle trop enjoué ; celui de Costar étoit trop affecté ; il n’y avoit que le stîle de M. d’Ablancourt qui fust d’usage. 20 Avant d’approfondir le rapport entre les traductions de d’Ablancourt et le concept balzacien d’urbanité, je voudrais caractériser dans ses grandes lignes l’œuvre du traducteur. Elle comprend un dialogue chrétien de Minucius Félix, des écrits historiques de Tacite et d’Arrien, Xénophon, César et de Thucydide, des écrits militaires de Frontin, les Œuvres de Lucien, ainsi qu’une collection d’apophtegmes tirés des œuvres de Plutarque, de Diogène Laerce, Macrobe et d’autres. 21 19 Cicero, De optimo genere oratorum, übers. u. hg. v. Theodor Nüßlein, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999. 20 Gilles Ménage, Ménagiana, Amsterdam, Brakmann, 1693, p. 324. 21 Pour compléter le tableau, il faut mentionner que Perrot d’Ablancourt a également traduit l’Afrique de l’historien espagnol Marmol de Carvajal, traduction sans rapport avec la problématique déployée ici. Andreas Gipper 338 Même si l’on concède que certains de ces auteurs faisaient partie du bagage culturel le plus répandu, il semble à première vue s’agir d’une œuvre de pure érudition, expression classique d’une culture humaniste. Quoiqu’il n’y ait que très peu de textes de la plume de d’Ablancourt même (essentiellement des préfaces et des lettres 22 ), une analyse de ces textes ainsi qu’une lecture attentive de ses traductions permet d’identifier un profil culturel qui fait de cette œuvre une partie intégrante du projet de politesse moderne que nous avons rencontré dans les entretiens de Balzac. Le lien étroit entre les traductions de d’Ablancourt et la littérature de l’honnêteté du premier XVII e ressort déjà clairement de son tout premier texte ; une préface à la deuxième édition de 1633 de L’honneste femme de Jacques Du Boscq. 23 Ce texte semble significatif à plusieurs égards. C’est que 22 Roger Zuber a publié ces textes en 1972 dans une édition richement commentée : Nicolas Perrot d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, publiées avec une introduction, des notices, des notes et un lexique par Roger Zuber, Paris, Marcel Didier, 1972. 23 Mentionnons dans ce contexte qu’Antoine Le Breton, autre traducteur proche de Balzac et de Conrart, évoque dans un véritable manifeste de la nouvelle littérature de l’urbanité le texte de Du Boscq comme exemple de pureté stylistique. (Le Breton, Préface à sa traduction du Prince d’Isocrate). Ce texte qui mériterait un commentaire plus approfondi nous fournit une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, du rapport étroit entre une certaine politique de la traduction et l’institution d’un nouvel idéal social : Breton écrit à propos d’Isocrate et de son idéal du Prince : « Il faut que ie dise encore un mot pour son Interprete. C’est pour demander à nos Grammairiens passeport pour un mot tiré du latin, qui n’est pas encore en la bouche du peuple, ni même dans leurs écrits, à savoir ‘urbanité’. Ils sont trop honnestes gens pour me refuser l’usage & la vrai expression d’une chose dont il font les leçons aux autres, & une particulière profession. L’impossibilité d’en trouver en notre langue un autre qui peut bien exprimer tout ce qu’il signifie m’a contraint à l’employer. Car de dire raillerie ou civilité, ce n’est que dire une partie de sa signification : d’autant que l’urbanité consiste non seulement à dire de bons mots de raillerie, soit en attaquant, soit en repartant : mais aussi en la grace, en l’elegance, ou plustot en ie ne sais quelle secrete energie qu’on sent bien, & qu’on ne peut exprimer, qui plaist et qui chatoüille agreablement l’imagination sans faire rire, & qui convient aux discours les plus graves & les plus serieux. [...] Ie dis donc qu’outre ce que ie viens de dire, elle regarde tout ce qui entre dans la composition de l’homme exterieur ; c’est à dire tout ce qui peut rendre sa rencontre, sa contentance, sa conversation, son entretien, & ses écrits agreables. Car estant opposée comme elle est à la Rusticité, il faut par consequent qu’elle possede toutes les proprietés contraires à l’incivilité, à la présomption, à la bizzarerie, à la contradiction, à la mauvaise grace, & à tous les autres défauts dont l’humeur rustique fait d’un home une beste. Et comme la Rhétorique par la seule action embrasse la voix, le maintien, la contenance, le geste, la prononciation, & Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 339 d’Ablancourt s’en prend au reproche que l’auteur de l’ouvrage, c’est-à-dire Du Boscq, aurait manqué à fournir à son public féminin suffisamment d’exemples et de règles morales. D’Ablancourt récuse ce reproche en s’attaquant directement à toute morale fondée uniquement sur des règles. Une morale qui fait de son destinataire « l’esclave de son exemple » semble inacceptable par le seul fait qu’elle méconnaît que toute morale demande surtout du discernement. Or, une morale basée sur l’imitation de modèles préfabriqués ne vise qu’à évincer le recours au jugement et au discernement individuel. Il est évident que cette critique de l’imitation dans le domaine des normes de comportement social est parfaitement en accord avec l’énergique refus d’une fidélité servile dans le domaine de la traduction et qu’elle s’accorde également avec l’impulsion anti-pédantesque à la base du concept balzacien d’urbanité. L’honnêteté est ainsi conçue par d’Ablancourt comme une pratique sociale reposant essentiellement sur des vertus telles que le jugement, la générosité, la franchise, la liberté et l’humeur gaie. 24 La préface montre donc que le majeur représentant des belles infidèles s’inscrit dès le début de sa carrière dans une pratique ‘urbaine’ de la vie sociale et que la tendance à considérer les belles infidèles avant tout comme l’expression d’une appropriation hégémonique de l’autre, tendance propre aux débats traductologiques récents, est incapable d’en saisir la signification culturelle profonde. 25 toutes les autres parties qui composent l’éloquence du corps : de mesme, ie pense que la Morale par la seule urbanité comprend toutes les vertus de la conversation, comme la civilité, la courtoisie, la complaisance, l’affabilité, & par excellence le don naturel de railler honnestement & agreablement, & de bonne grace. Ie dis naturel, pource qu’on ne sauroit le recevoir ny de l’art, ny de l’étude, ny de l’exercice. Il n’y a que la Nature qui le puisse donner, & il semble que cette Mere commune des hommes l’ait voulu reserver pour ses Favoris, comme celuy qui acheve, & rend aimables tous les autres qu’elle leur fait. » (Isocrate, Le Prince ou l’art de bien régner, par M. Dubreton, Paris, Sommaville, 1642, pp. 32-40) Il n’est guère étonnant que le passage conclut avec le constat que c’est en France que l’urbanité moderne a enfin trouvé refuge et que c’est par elle que se distingue « le François d’avec le Croate & le Moscovite ». 24 « Il admire dans l’Humeur Gaye, la franchise et la liberté, avec une certaine generosité qui s’y rencontre quasi tousjours. Il estime les Melancoliques de leur modestie et de leur douceur, de parler avec une grande retenue, et de bien garder un secret. Mais il n’approuve point leur façon morne, ceremonieuse et mesprisante »; [...]. (Op. cit., p. 51) 25 Quoiqu’il soit indéniable que la traduction chez d’Ablancourt soit « strongly domesticating, assimilating foreign literature to the linguistic and social values of the receiving situation » (Laurence Venuti : The Translation Studies Reader. New Andreas Gipper 340 Le meilleur exemple de ce type de traduction qui témoigne du lien entre une certaine politique de la traduction et le débat autour de l’urbanité et de l’honnêteté est la traduction des Œuvres de Lucien, publiée par d’Ablancourt en 1654. Il faut rappeler dans ce contexte que malgré ou précisément à cause de l’enthousiasme qu’il a suscité un siècle auparavant chez Erasme et chez Melanchthon, Lucien a au XVII e siècle une réputation plutôt douteuse. Par ce fait même, le cas de Lucien souligne encore une fois que les traductions ainsi protégées par Conrart ne sauraient se lire sans tenir compte du projet culturel qui les encadre. Toujours est-il que Lucien était considéré depuis la Renaissance comme le représentant majeur du plus pur atticisme. Mais le prestige littéraire de Lucien en France entre en crise à partir de la fin du XVI e siècle pour des raisons essentiellement d’ordre religieux. Or, le Lucien que d’Ablancourt présente à son public n’est plus avant tout le représentant de la pureté du style mais surtout le représentant de l’urbanité. Lucien devient ainsi porteur d’une qualité sociale qui tire son sel essentiellement d’une culture de la raillerie élégante : Comme la pluspart des choses qui sont icy, ne sont que des gentillesses et des railleries, qui sont diverses dans toutes les Langues, on n’en pouvoit faire de Traduction régulière. 26 Mais on ne peut nier que ce [i.e. Lucien] ne soit un des plus beaux Esprits de son siecle, qui a par tout de la mignardise et de l’agrément, avec une humeur gaye et enjoüée, et cét air galant que les anciens nommoient urbanité, sans parler de la netteté et de la pureté de son stile, jointes à son élegance et à sa politesse. 27 Le succès de la traduction des œuvres de Lucien présentée par d’Ablancourt est sous cet angle tout à fait remarquable. Si d’Ablancourt n’a pas été le premier à proposer au public un Lucien français 28 , c’est sa traduction qui marquera tout un style. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les Nouveaux dialogues des morts publiés par Fontenelle en 1683 ou encore la traduction York : Routledge 2004, p. 17), il semble également évident que ce constat n’est aucunement suffisant pour mesurer l’impact culturel de cette œuvre de traduction. 26 d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, éd. R. Zuber, p. 184. 27 d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, éd. R. Zuber, p. 182. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette même citation sert encore dans le Dictionnaire universel de Furetière de 1690 à définir le sens du mot ‘urbanité’. 28 Une premiere traduction française des Œuvres de Lucien fut publiée par Filbert Bretin (Paris, 1582). Des traductions partielles se trouvent déjà tout au long du XVI e siècle. Une première édition bilingue grecque-latine sera publiée par Jean Bourdelot en 1615. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 341 allemande de Lucien par Wieland cent ans plus tard 29 , également imprégnée du discours de la galanterie et dont l’appartenance à la tradition française des belles infidèles a déjà été soulignée par Goethe. 30 La traduction de d’Ablancourt fait donc de Lucien le représentant exemplaire d’une littérature urbaine, et l’impact de ce refaçonnement sur toute une tradition devient manifeste quand on lit l’épître initiale adressée à Lucien dans les Dialogues des morts de Fontenelle : Je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, vous connoissez la France par une infinité de rapports qu’on vous en a faits, & que vous savez qu’elle est aujourd’hui pour les lettres, ce que la Grece étoit autrefois. Surtout votre illustre Traducteur, qui vous a si bien fait parler notre Langue, n’aura pas manqué de vous dire que Paris a eu pour vos Ouvrages le même goût que Rome & Athènes avoient eu. Heureux qui pourroit prendre vostre style comme ce 29 Cf. Manuel Baumbach, « Annäherungen an Wielands Lukian. Zum wirkungs- und rezeptionsästhetischen Umgang mit Übersetzungen aus der Weimarer Klassik », Martin Harbsmeier, Josefine Kitzbichler, éds., Übersetzung antiker Literatur, Berlin, De Gruyter, 2008, pp. 81-102. Cf. également Manuel Baumbach, Lukian in Deutschland. Eine forschungs- und rezeptionsgeschichtliche Analyse vom Humanismus bis zur Gegenwart, München, Fink, 2002 (Beihefte zu Poetica 25). 30 « Der Franzose, wie er sich fremde Worte mundrecht macht, verfährt auch so mit den Gefühlen, Gedanken, ja den Gegenständen, er fordert durchaus für jede fremde Frucht ein Surrogat, das auf seinem eignen Grund und Boden gewachsen sei. Wielands Übersetzungen gehören zu dieser Art und Weise; auch er hatte einen eigentümlichen Verstands- und Geschmacksinn, mit dem er sich dem Altertum, dem Auslande nur insofern annäherte, als er seine Konvenienz dabei fand. Dieser vorzügliche Mann darf als Repräsentant seiner Zeit angesehen werden; er hat außerordentlich gewirkt, indem gerade das, was ihn anmutete, wie er sich’s zueignete und es wieder mitteilte, auch seinen Zeitgenossen angenehm und genießbar begegnete. » Johann Wolfgang Goethe, « Noten und Abhandlungen zum west-östlichen Diwan », Johann Wolfgang Goethe, Werke, Bd. 2, Gedichte und Epen II (Hamburger Ausgabe). München, Deutscher Taschenbuchverlag, 1998, pp. 255- 256. Pour la réception de Lucien en France voir Emmanuel Bury, « Un sophiste impérial à l’Académie : Lucien en France au XVII e siècle », Christopher Ligota, Letizia Panizza, éds., Lucian of Samosata Vivus et Redivivus, London/ Turin, Warburg Institute/ Nino Aragno Editore, 2007, pp. 145-174 ; Ludwig Schenk, Lukian und die französische Literatur im Zeitalter der Aufklärung, Univ. of California, Wolf und Sohn, 1931. Pour le lien entre les Dialogues de Fontenelle et le discours de la galanterie, voir Jörn Steigerwald, « Galante Gespräche. Bernard de Fontenelles Dialogues des morts », Dietmar Rieger, Gabriele Vickermann-Ribémont, éds., Dialog und Dialogizität im Zeichen der Aufklärung, Tübingen, Narr, 2003, pp. 13-30. Andreas Gipper 342 grand Homme le prit, & attraper dans ses expressions cette simplicité fine, & cet enjouement naif, qui sont si propres pour le Dialogue. 31 Une étude comparative des grandes traductions européennes de Lucien de Dryden à Wieland en passant par d’Ablancourt pourrait sans doute contribuer à dresser un portrait plus précis du processus de réception créatrice. Retenons surtout que la fonction sociale de ce type de traductions semble consister essentiellement à combler le fossé entre la culture littéraire humaniste et la sociabilité mondaine. Par conséquent, les traductions tendent à éliminer tout ce qui pourrait évoquer d’une manière ou d’une autre l’horizon d’une culture érudite. Faire de Lucien un auteur de l’urbanité sert ainsi de justification pour l’alléger de tous les éléments qui s’opposent au discours galant moderne. Les innombrables citations qui, dans la version originale, émaillent les textes de Lucien, risquent donc de leur conférer un relent de pédantisme et se trouvent par conséquent rangées sur le même niveau que l’amour des garçons : elles rebutent tant les modernes qu’elles doivent être nécessairement supprimées : L’Auteur alegue à tous propos des vers d’Homère, qui seroient maintenant des pédanteries, sans parler des vieilles Fables trop rebâtües, de Proverbes, d’Exemples et de Comparaisons surannées, qui feroient à present un éfet tout contraire à son dessein; car il s’agit icy de Galanterie, et non pas d’érudition. Il a donc falu changer tout cela, pour faire quelque chose d’agréable; autrement, ce ne seroit pas Lucien; [...]. 32 Cependant, la problématique de l’honnêteté et de l’urbanité ne se manifeste pas seulement dans la préface, mais également à l’intérieur du texte. Un exemple significatif se trouve dans le Dialogue Prométhée ou le Caucase. Prométhée, qui va être enchaîné aux rochers du Caucase par Vulcain et Mercure, entre avec ceux-ci dans une concurrence rhétorique au cours de laquelle il prouve qu’il a été condamné entièrement à tort. Particulièrement intéressant est un passage où Prométhée se défend du reproche de n’avoir présenté au Dieu-père Jupiter au cours d’un festin que les os du bœuf sacrifié. Regardons la scène dans les termes de la traduction de d’Ablancourt : Et premierement, j’atteste les Dieux, que j’ay pitié de voir Iupiter si chagrin & de si mauvaise humeur; que pour n’avoir pas eu la meilleure part dans un festin, il veüille crucifier non pas un home, mais un Dieu, & de ses anciens camarades, qui l’a servy dans l’occasion. Tu sçais quelle est la liberté des festins, & qu’il n’y a que les sots & les enfans qui s’en formalisent; car les honestes gens, au lieu de s’en offencer, la tournent en raillerie. Mais de 31 Fontenelle, Œuvres, éd. par Georges-Bernard Depping, vol. II, Genève, Slatkine 1968, p. 172. 32 d’Ablancourt, Lettres et préfaces critiques, ed. R. Zuber, p. 185. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 343 garder cela sur le cœur, pour s’en venger aprés si cruëllement, cela est indigne, ie ne dis pas d’un Dieu, ni du souverain des Dieux, mais mesme d’un galant Homme. Car si l’on bannit de la table ces honnestes libertés, que restera-t-il que de se soûler comme des bestes ? ce qui est tout-à-fait indigne de la table de Iupiter. 33 Comme on le voit, le comportement des dieux participant au festin olympique est examiné jusque dans les moindres détails selon les normes de l’honnêteté, et le texte de d’Ablancourt nous présente habilement un Prométhée, victime d’un comportement de mauvais goût et d’un manque impardonnable de bonne grâce face à une raillerie anodine. On pourrait multiplier à l’envie les exemples. Notons en tout cas avec quelle dextérité le passage intègre les mots clefs du discours de l’honnêteté (‘mauvaise humeur’, ‘honestes gens’, ‘galant homme’, ‘honnêtes libertés’, ‘se formaliser’, ‘raillerie’). La transformation du dialogue de Lucien en discours de l’honnêteté devient d’ailleurs particulièrement patente si l’on compare la traduction de d’Ablancourt à des traductions modernes ou même à la traduction de Wieland, pourtant si proche elle même du discours galant. L’idéal contemporain de la conversation galante forme également l’horizon de la traduction des Apophtegmes. Nous avons déjà souligné que Balzac voit dans les maximes et les bon-mots l’archétype même de l’urbanité romaine, noyau de tout art de la conversation remontant à l’époque de la République et se transformant aux temps de l’Empire en une forme artistique à part entière. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve chez Faret à côté de la ‘raillerie’ tout un chapitre consacré au ‘bon mot’. Quoique les collections d’apophtegmes forment déjà dans l’antiquité un genre littéraire particulièrement apprécié, succès dû sans doute en partie à leur fonction d’archive dans le cadre de la topologie rhétorique, leur conjoncture au XVI e siècle semble surtout le produit d’une lente transformation du genre. Peu à peu, les recueils d’apophtegmes s’éloignent de leur origine rhétorique et s’émancipent de leur ordre thématique traditionnel. 34 Désormais, la maxime et le bon-mot ne font plus partie d’un ornatum rhétorique, mais d’une culture de la conversation. L’idéal ne consiste plus à reproduire et à actualiser un savoir, mais à atteindre à une forme de spontanéité et de liberté. C’est précisément l’énorme succès des maximes et des aphorismes dans la littérature française du XVII e siècle qui nous aide à mesurer la fonction et l’impact des Apophtegmes de d’Ablancourt dans le cadre de sa tentative de faire de l’antique urbanité le germe de la politesse moderne. 33 Lucien de la traduction de M. Perrot d’Ablancourt. Divisé en deux parties. 3 e édition, Paris, Augustin Courbé, 1660, pp. 45-46. 34 Voir Ann Moss, Les recueils de lieux communs. Apprendre à penser à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 431. Andreas Gipper 344 Si le lien entre la traduction des Œuvres de Lucien et des Apophtegmes et le problème de l’urbanité est indéniable, celui-ci semble beaucoup moins évident pour ce qui concerne les traductions d’écrits militaires et historiques. Même dans ce cas, il semble pourtant possible d’établir un rapport identique en jetant encore une fois un regard sur L’honneste homme ou l’art de plaire à la cour de Nicolas Faret. Le chapitre « Des qualitez de l’esprit » du traité de Faret contient une sorte de curriculum de l’honnête homme qui se distingue surtout par son mépris des savoirs traditionnels et des enseignements du collège. En ce qui concerne par exemple les disciplines traditionnelles du Quadrivium (musique, géométrie, arithmétique et astronomie), Faret pense qu’une « médiocre teinture » 35 est largement suffisante. Alors que des connaissances approfondies en géométrie sont pour l’honnête homme purement inutiles, il suffit en arithmétique de maîtriser les quatre opérations élémentaires pour faire un bon capitaine. Pour l’astronomie et la musique, le discours est le même. Il ne semble guère souhaitable que l’honnête homme se laisse entraîner par les merveilles de l’astronomie ; et pour ce qui concerne la musique, une bonne oreille est tout ce que l’honnête homme doit cultiver. Suite à la proscription de toutes les connaissances spéciales propre à l’idéal du salon, l’honnête homme semble à première vue appelé à limiter ses lectures au « grand livre du monde ». Mais Faret est loin de prêcher un détournement complet de toute culture livresque. C’est ce que montrera le chapitre suivant sur l’histoire. L’histoire est pour Faret « la plus pure source de la sagesse civile » 36 , c’est la discipline de choix de l’honnête homme, l’ « estude des roys ». 37 Alors que les arts libéraux disparaissent en grande partie du canon des connaissances nécessaires, l’histoire revient en force et requiert un véritable programme de lecture. Ce programme comprend outre Hérodote, Polybe, Tite-Live et Quinte-Curce, exactement les auteurs qui forment l’essentiel de l’œuvre du traducteur d’Ablancourt : Xénophon, Thucydide, Plutarque, César, Tacite. Si l’on tient compte du fait qu’une grande traduction de Quinte-Curce par Vaugelas a été publiée après sa mort en 1659 38 et que Du Ryer a publié en 1653 une traduction de Tite-Live, on peut dire qu’au bout de vingt années de travail, les traducteurs du cercle de Conrart ont réussi à présenter au public français presque tout le canon de lecture de l’honnête homme, tel qu’il a été conçu par Faret. 35 Faret, L’honneste homme ou l’art de plaire à la cour, 1630, p. 49. 36 Ibid, p. 51. 37 Ibid, p. 51. 38 Malgré l’année tardive de sa publication, le Quinte-Curce de Vaugelas, auquel l’auteur a travaillé pendant trente ans, s’inscrit directement dans le programme de traduction de l’Académie esquissé plus haut. Urbanité et honnêteté : de la traduction d’un idéal culturel 345 D’Ablancourt et ses collègues ont ainsi légué à la culture mondaine tout un patrimoine qui d’une autre manière aurait été sans doute difficilement assimilable. C’est en présentant au public une littérature ‘urbaine’, qui suit de très près la sensibilité esthétique, les goûts et les besoins d’une élite nouvelle, qu’elle contribue à former cette unité de style et cette conscience d’être l’héritière légitime des meilleures traditions antiques qui sous-tendent l’idée même d’âge classique. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Une Guirlande pour Julie : le manuscrit prestigieux face au « salon » de la marquise de Rambouillet S TEPHANIE B UNG (Freie Universität Berlin) Qu’est-ce que La Guirlande de Julie ? Depuis l’institution de la notion de « salon » pour désigner les espaces de sociabilité au dix-septième siècle, 1 le manuscrit prestigieux a souvent été évoqué en tant qu’exemple privilégié des pratiques « salonnières » de l’hôtel de Rambouillet. 2 À son tour et sui- 1 La notion de salon n’est introduite dans le discours sur les formes de sociabilité qu’au dix-neuvième siècle. Dès lors, on a tendance à identifier les salons rétrospectivement à ce qu’on appelait le monde au dix-septième siècle. Or, à la différence de cette notion endogène - désignant un espace en mouvement, volontairement vague et aux contours flous qui permettent d’intégrer et de désintégrer des personnes et des groupes de personnes -, la notion de salon suggère l’existence d’un espace mieux saisissable, d’un endroit délimité où l’on peut observer directement l’interaction des gens du monde. Les contemporains ont pourtant leur propre terminologie pour désigner un endroit précis de sociabilité : ruelle, maison, société, cercle, cabale, compagnie. Il n’est pas sûr qu’on contribue à la compréhension des différentes formes de sociabilité en réduisant cette terminologie variée des contemporains à la notion de salon, car on risque de ne plus se poser la question de savoir si l’activité des ruelles diffère des pratiques de sociabilité d’une maison (de la haute noblesse par exemple) voire du cercle de la reine. Nous ne renonçons pas ici à cette notion exogène, car l’idée d’homogénéité à laquelle elle fait appel est précisément ce que nous voulons mettre en cause. Nous mettons néanmoins le terme entre guillemets pour indiquer le problème. 2 Avec plus ou moins de « sympathie » pour le côté galant du recueil, les ouvrages qui traitent de l’hôtel de Rambouillet consacrent ce statut de La Guirlande de Julie : à commencer par celui de Louis Rœderer (Mémoires pour servir l’histoire de la société polie en France [1835], Genève, Slatkine Reprints, 1969, pp. 91-92) en passant par ceux d’Émile Magne (Voiture et les années de gloire de l’hôtel de Rambouillet, 1635-1648, Paris, Mercure de France, 1922, pp. 259-267) et de Roger Picard (Les salons littéraires et la société française, 1610-1789, New York, Bretano’s, Stephanie Bung 348 vant la même trame narrative, la fameuse chambre bleue représenterait simultanément l’ouverture et l’apogée de cette société polie dont la conversation renvoie, selon Erich Auerbach, au syntagme de « la cour et la ville ». Auerbach décrit l’hôtel de Rambouillet comme le lieu de formation d’une élite aristocratique préfigurant son désœuvrement sous le règne de Louis XIV. Cette analyse, qui s’inscrit clairement dans la lignée historiographique d’une conception forte de l’absolutisme, contribue ainsi à la formation d’un dispositif qui assigne à l’hôtel de Rambouillet, locus amœnus de la conversation, véritable haut lieu de l’otium, le rôle du précurseur et celui du modèle. 3 Ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire de la chambre bleue, mis en place par les hommes de lettres contemporains et consolidé à partir du dix-neuvième siècle par les historiographes, 4 confère donc un double, voire un triple statut paradigmatique à La Guirlande de Julie : représenter les pratiques sociales et esthétiques du « salon » de la marquise de Rambouillet, de cet espace concret qui constitue un paradigme de l’art de la conversation érigée en « lieu de mémoire ». 5 Celui qui s’approche de La Guirlande de Julie se heurte à cette multiple mise en abyme des structures spatiales qui lient le manuscrit au syntagme de « la cour et la ville ». Il serait souhaitable de dénouer l’un après l’autre les fils qui composent cette narration complexe, mais c’est un projet dont la réalisation dépasserait les bornes de cet article. 6 En revanche, nous nous proposons de considérer le célèbre manuscrit en tant qu’objet digne d’une analyse méticuleuse : après en avoir présenté la 1943, pp. 42-60) jusqu’à l’Histoire de la littérature française au XVII e siècle d’Antoine Adam (tome I, Paris, Éditions mondiales, 1962, pp. 263-270). 3 Voir Erich Auerbach, « La cour et la ville », Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le XVII e siècle, introduction et traduction par Diane Meur, Paris, Macula, 1998, pp. 115-179, pp. 150-152. 4 Voir Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, pp. 227-243 ; Karine Abiven, « Le récit du monde : le discours narratif comme facteur de cohésion de la société mondaine », Papers on French Seventeenth Century Literature XXXVII, 73 (2010), pp. 291-302. Voir aussi l’article de Nicolas Schapira dans ce volume. 5 La représentation de l’hôtel de Rambouillet en tant que lieu paradigmatique de la conversation est toujours en vigueur, comme en témoigne par exemple l’ouvrage de Benedetta Craveri, L’âge de la conversation, traduit de l’italien par Éliane Deschamps-Pria, Paris, Gallimard, 2002, pp. 42-58. Pour l’institution de la conversation française comme « lieu de mémoire » voir Marc Fumaroli, « La conversation », Les lieux de mémoire III, 2 (Les Frances, Traditions), dir. Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1992, pp. 678-744. 6 Nous l’abordons dans le cadre de nos recherches en cours que nous nous permettons de signaler ici et dont le but est de mieux comprendre cette stratification du discours sur les « salons » du dix-septième siècle. Une Guirlande pour Julie 349 plurimédialité constitutive, nous l’étudierons en le comparant à un autre manuscrit prestigieux de l’époque, l’album de devises de la duchesse de La Trémoille. Ensuite, nous analyserons sa genèse, en avançant l’hypothèse que la composition des textes fut d’abord conçue comme un jeu de conversation. Or, puisque cette hypothèse risque de réanimer l’espoir de figer la conversation fugace, nous insisterons sur la différence catégoriale entre l’ordre de l’écriture et celui de la voix vive, ainsi que sur le caractère hétérogène de la médialité même de l’objet. 7 C’est justement pour dépasser une interprétation unilatérale que nous nous penchons sur les diverses facettes de ce manuscrit, dans le but d’initier la discussion sur ses fonctions multiples à l’intersection des pratiques sociales et esthétiques. 1. La Guirlande de Julie : la matérialité et la plurimédialité Le manuscrit, qui date de 1641, est un cadeau dont le marquis de Montausier honore sa future épouse, Julie-Lucine d’Angennes, fille ainée de la marquise de Rambouillet. 8 Il s’agit d’un album de poésie collective, véritable objet de prestige, dont la reliure en maroquin rouge porte les initiales dorées entrelacées de Mademoiselle de Rambouillet. Les madrigaux sont consacrés à des fleurs, dont le portrait de chacune est peint en gouache et placé devant les textes en guise d’introduction. La calligraphie des poèmes, écrits sur vélin, est réalisée par Nicolas Jarry, qui travaillera plus tard pour plusieurs maisons de la haute aristocratie ; les enluminures, également sur vélin, sont effectuées par Nicolas Robert, futur peintre botanique de Gaston d’Orléans, puis de Louis XIV. 9 Pour les deux artistes, La Guirlande de Julie est 7 En tant que formes d’incorporation de la langue, la voix et l’écriture relèvent de catégories différentes (voir Doris Kolesch, « Stimmlichkeit », Metzler Lexikon Theatertheorie, dir. Erika Fischer-Lichte, Doris Kolesch, Matthias Warstat, Stuttgart, Metzler, 2005, pp. 317-320). Ce qui n’empêche pas que la conversation au dixseptième siècle puisse être informée par la littérature et vice versa (voir Myriam Maître, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 460). 8 Depuis 1989, le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale de France, ms NAF 19735. 9 Sur Nicolas Jarry et son œuvre voir Roger de Portalis, Nicolas Jarry et la calligraphie au XVII e siècle, Paris, Techener, 1897. Sur Nicolas Robert et son œuvre voir Madeleine Pinault Sörensen, Le livre de botanique. XVII e et XVIII e siècles. Paris, BnF, 2008, pp. 229-230 ; Aline Raynal-Roques, Jean Claude Jolinon, Les Peintres de fleurs. Les vélins du Muséum, Paris, Muséum national d’histoire naturelle, Bibliothèque de l’Image, 1998 ; Claus Nissen, Die Botanische Buchillustration. Geschichte und Bibliographie, Stuttgart, Hiersemann, 2 1966, pp. 66-100 ; Albert de Mirimonde, Stephanie Bung 350 une œuvre de jeunesse dont l’exécution représente le début d’une carrière remarquable. En revanche, l’art du peintre et du maître écrivain confère à l’album son caractère prestigieux qui réside d’abord dans sa matérialité. 10 Tallemant des Réaux, qui livre une des plus belles descriptions du recueil, en témoigne : Toutes les fleurs en estoient enluminées sur du velin, et les vers escrits sur du velin aussy, en suitte de chaque fleur, et le tout de cette belle escriture dont j’ay parlé. Le frontispice du livre est une guirlande au milieu de laquelle est le titre : La Guirlande de Julie. Pour Mademoiselle de Rambouillet Julie-Lucine d’Angennes. Et à la feuille suivante, il y a un Zephire qui espand des fleurs. Le livre est relié de maroquin de Levant des deux costez, au lieu qu’aux autres livres il y a du papier marbré seulement. Il a une fausse couverture de frangipane. 11 Si l’on excepte pour l’instant l’évocation du parfum de frangipane, cet éloge de La Guirlande de Julie apparaît d’abord sous le signe du visuel. Les enluminures ainsi que l’écriture calligraphiée occupent une place importante dans ce petit portrait du manuscrit. On peut y ajouter la mise en relief du support, car la texture du vélin, qui est un parchemin très fin, renforce la luminosité des couleurs et souligne le caractère « réaliste » des fleurs, dont les pétales diaphanes sont rendus dans toute leur fragilité, du moins lorsqu’on les regarde à contre-jour. 12 La prédominance de la matérialité dans le témoignage d’un contemporain laisse songeur : pourquoi ne renchérit-il pas sur la fonction référentielle des poèmes ? Il est clair que pour Tallemant, La Un peintre de la réalité, Nicolas Robert, Paris, 1958 ; Wilfried Blunt, The Art of Botanical Illustration, London, Collins, 1950, pp. 108-111. 10 Nous utilisons la notion de « matérialité » dans une acception qui la distingue de la fonction référentielle d’un objet perçu et nous renvoie à la dimension performative de cette perception (voir Sabine Schouten, « Materialität », Metzler Lexikon Theatertheorie, dir. Erika Fischer-Lichte, Doris Kolesch, Matthias Warstat, Stuttgart, Metzler, 2005, pp. 194-196). 11 Tallemant des Réaux, Historiettes I, édition établie et annotée par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1960, p. 461. 12 Le style de Nicolas Robert invite par ailleurs à la réflexion sur le rapport entre le manuscrit et le goût prononcé des contemporains pour la représentation ad vivo des plantes et des petits animaux qui engendre la mode du livre de botanique. La « botanique », entendue au sens large, profite du réalisme introduit dans les arts et ouvre une voie professionnelle pour des peintres comme Nicolas Robert ou Daniel Rabel dont les vélins exécutés vers 1624 rappellent les fleurs de la Guirlande. Réunis dans le Recueil de cent planches de fleurs & d’insectes (Paris, BNF, Estampes, Rés. JA-19), manuscrit prestigieux dont on ignore l’origine exacte, ces vélins offrent une grande variété de fleurs (voir Pinault Sörensen, Le livre de botanique. XVII e et XVIII e siècles, op. cit., p. 17). Une Guirlande pour Julie 351 Guirlande de Julie est d’abord un objet à contempler, puis un Gesamtkunstwerk avant la lettre, dont on admire la forme et les couleurs, mais aussi d’autres qualités sensuelles qui s’étendent de la douceur de la double reliure jusqu’à l’exhalaison de la fausse couverture. Loin de se contenter d’évoquer un simple recueil de poésie, Tallemant des Réaux fait surgir devant les yeux de son lecteur un objet de prestige, un manuscrit qu’on exhibe, dont on parle, mais dont la lecture n’est pas obligatoire. 13 Or la composition, la signification et la compilation des poèmes contribuent néanmoins au prestige de l’album. Déjà la genèse collective valorise le cadeau, et Mademoiselle de Rambouillet, toujours selon Tallemant, en avait conscience : « Elle receût ce present, et mesme remercia tous ceux qui avoient fait des vers pour elle. Il n’y eut pas jusqu’à M. le marquis de Rambouillet qui n’en fist. » 14 Le manuscrit contient 61 madrigaux de fleurs, écrits par dix-neuf auteurs, parmis lesquels figurent des hommes de lettres qui fréquentent l’hôtel de Rambouillet. 15 Cependant, et Tallemant a soin de le préciser, le groupe des auteurs est également composé d’hommes d’épée, comme le marquis de Rambouillet et le marquis de Montausier. La valeur de la composition des poèmes est donc rehaussée par la composition mixte du groupe des auteurs. 16 L’hétérogénéité qui risque de s’introduire ainsi dans le recueil est contrecarrée par le but assigné aux textes : composer une couronne florale pour la « princesse Julie ». Le sujet des madrigaux est donné 13 Il est vrai que la focalisation sur les poèmes risque de fausser l’idée qu’on peut se faire de La Guirlande de Julie, et les éditeurs du dix-neuvième siècle qui publient les vers sous forme d’un recueil de poésie déplorent la séparation du texte et des images. Voir La Guirlande de Julie, augmentée de pièces nouvelles, publiée sur le manuscrit original avec une notice de Gaignières et de Bure et des notes par Ad. Van Bever, Paris, Sansot, 1907, p. 7. Nous renvoyons à cette édition pour les indications bibliographiques qui permettent de retrouver les premières éditions complètes de la Guirlande entre 1729 et 1907. Or, puisque toutes les éditions diffèrent légèrement les unes des autres, nous aurons recours au manuscrit original quand nous citerons les poèmes. 14 Tallemant, Historiettes I, op. cit., p. 461. 15 Nous signalons notamment la contribution de Chapelain, Scudéry, Conrart, Gombaud ainsi que Godeau, hommes de lettres dont l’attachement à l’hôtel de Rambouillet est attesté par Tallemant des Réaux qui contribue lui-même avec un madrigal. L’absence d’un poème de Voiture a souvent été remarquée et souligne le risque que présente la lecture de La Guirlande de Julie en tant qu’inventaire complet du « salon » de la marquise de Rambouillet. 16 « Mixte » renvoie ici à l’hétérogénéité sociale et non pas à la différence des sexes. L’absence des auteurs féminins dans La Guirlande de Julie rejoint l’observation faite dans la note précédente, à savoir le risque de lire le recueil comme l’inventaire d’un « salon » où la présence des femmes est de rigueur. Stephanie Bung 352 d’avance, et les poèmes, chacun consacré à une fleur, forment effectivement une guirlande symbolique. Le côté symbolique de La Guirlande de Julie est très prononcé. Les poèmes sont profondément ancrés dans l’iconographie chrétienne, et le recueil, véritable mise en abyme de la virginité, apparaît comme un hortus conclusus qui contient, au sein de sa chaste clôture, les fleurs attribuées à la Vierge Marie. 17 Cet univers iconographique est fortement compatible avec la figuration mondaine de la destinataire de l’album, 18 car la réticence face au mariage, élément constitutif de la figure de la « princesse Julie », joue sur le statut de jeune fille de Mademoiselle de Rambouillet. Le versant galant 19 du recueil renvoie également à l’imaginaire médiéval déployé dans La Guirlande de Julie, dont les vers semblent écrits par des chevaliers valeureux en 17 Cette comparaison n’est pas aléatoire : Delphine Denis signale le rôle que joue la métaphore horticole dans la littérature galante, dans les recueils collectifs de l’époque notamment (voir son article « Du Parterre aux Promenades : une scène pour la littérature au XVII e siècle », XVII e siècle, 209, oct-nov. 2000, pp. 655-669, pp. 656-661). Les fleurs attribuées à la Vierge dans son jardin (hortus conclusus) et mises en vers dans la Guirlande sont surtout la rose (rosa claritatis), le lys (lilium castitatis) et la violette (viola humilitatis), mais aussi le perce-neige, le muguet et l’œillet (voir Elisabeth Wolffhardt, « Beiträge zur Pflanzensymbolik. Über die Pflanzen des Frankfurter ‘Paradiesgärtleins’ », Zeitschrift für Kunstwissenschaft, Neue Folge 8 (1954), pp. 177-196). 18 Nous empruntons la notion de « figuration » à Delphine Denis qui l’emploie dans une acception sociolinguistique. Elle désigne un « travail de sémiotisation » qui permet entre autres de distinguer dans l’espace de la littérature galante la personne historique du personnage littéraire et de la persona mondaine (voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2001, pp. 125-235, p. 127). 19 Nous hésitons à désigner comme « précieux » ce versant de La Guirlande de Julie. Selon Delphine Denis, la valeur de ce terme relève surtout d’une inscription troublante du féminin dans le discours galant (voir son article « Classicisme, préciosité et galanterie », Histoire de la France littéraire, Classicismes XVII e - XVIII e siècle, dir. Jean-Charles Darmon, Michel Delon, Paris, puf, 2006, pp. 117-130, p. 124). Or, dans le cas de ces poèmes, le rôle du féminin est confiné dans celui de la destinataire de l’album, ce qui révèle une constellation plutôt classique de la galanterie (notamment en comparaison avec La Journée des madrigaux, un texte de circonstance issu du cercle de Madeleine de Scudéry, où le lieu de l’énonciation peut être masculin et féminin). Cette observation permet d’ailleurs d’éviter le retour à la question de savoir si La Guirlande de Julie peut être considérée comme une manifestation précoce de la « préciosité ». Cette question, qui a fait couler beaucoup d’encre, risque d’obnubiler l’analyse de l’objet. Une Guirlande pour Julie 353 quête de gloire et de grâce. 20 Pour conquérir la grâce de la dame inaccessible, ceux-ci se déguisent en fleurs militantes qui rivalisent entre elles pour gagner une place privilégiée sur le front de « Julie ». Du coup, le « langage des fleurs » se transforme en armes utilisées pour triompher du rival, et le recueil ressemble - du moins au niveau diégétique - à un champ de combat. Ainsi par exemple le perce-neige qui parle : Fille du bel Astre du jour, Je nais de sa seule lumiére, Alors que sans chaleur à son nouveau retour, Des mois il ouvre la carriére. [...] Fleurs peintes d’un riche dessein, Que le chaud du Soleil fait naistre, Et qui peu chastement ouvrez vostre beau sein Au Pere qui vous donna l’estre. [...] Osez-vous, peu modestes Fleurs, Prétendre couronner cette Beauté sévére ? Et ne craignez-vous point les cruelles froideurs, Dont elle sçait punir une ame téméraire ? N’ayez plus cette vanité, Puis-que seule je dois obtenir l’avantage D’orner de son beau chef l’auguste Majesté, Lors que de tous les cœurs elle reçoit l’hommage Au trosne de la Pureté. 21 Dans le discours de cette fleur, on retrouve certes l’iconographie chrétienne : par exemple dans l’isotopie de la lumière, à l’intérieur de laquelle est déployée l’opposition froid/ chaud et qui renvoie à la chasteté, voire à la divinité de « Julie ». Mais le perce-neige, qui se réclame de cette pureté, est bien déterminé à triompher des autres fleurs qu’il accuse de vanité et de luxure. Celles-ci ne sont pas plus pacifiques, et même l’humble violette - par un geste oxymorique (« Franche d’ambition ») - entre en lice : Franche d’ambition, je me cache sous l’herbe, Modeste en ma couleur, modeste en mon sejour ; Mais si sur vostre front je me puis voir un jour, La plus humble des Fleurs sera la plus superbe. 22 20 Pour l’imaginaire médiéval en tant que figuration mondaine dans la littérature galante voir Denis, Le Parnasse galant, op. cit., pp. 164-166. 21 BNF, ms NAF 19735, fol. 86-87. 22 BNF, ms NAF 19735, fol. 35. Stephanie Bung 354 L’humeur combative de ses « personnages » confère au recueil une structure scénique qui semble renvoyer à un espace extratextuel. On imagine facilement l’hôtel de Rambouillet comme théâtre, où les poètes se transforment en fleurs et la fille de la marquise en princesse, car les madrigaux s’inscrivent clairement dans le cadre d’un jeu collectif dont le caractère militant est en même temps un acte chevaleresque. L’album n’est donc pas une simple compilation de poèmes, et le moins qu’on puisse dire, c’est que ces poèmes sont liés entre eux par une structure narrative. Mais l’analyse textuelle, voire intratextuelle ne suffit pas pour rendre compte des fonctions sociales et esthétiques de La Guirlande de Julie. Il faudra donc reculer d’un pas et revenir sur la matérialité de l’ensemble qui permet de le rapprocher d’un autre manuscrit prestigieux de l’époque. 2. La Guirlande de Julie comme « portrait » d’un groupe social Le caractère collectif de La Guirlande de Julie lui confère le statut d’une liste. Puisque les auteurs qui ont contribué au recueil forment une nébuleuse autour de la chambre bleue, on pourrait se demander si l’album ne représente pas l’inventaire du « salon » de la marquise de Rambouillet. Même s’il s’agirait là d’une lecture réductrice, 23 l’idée d’inventorier leur environnement social n’est pas étrangère aux hommes et aux femmes de l’époque : on retrouve la structure accumulative dans d’autres textes de circonstances ainsi que dans les recueils galants. 24 Dans la suite, nous nous pencherons sur un manuscrit prestigieux, qui partage avec La Guirlande de Julie en dehors de son caractère collectif le primat du visuel, l’esprit ludique ainsi que le geste du don. Il s’agit d’un album de devises rassemblées pour la duchesse de La Trémoille. 25 Les devises, figures emblématiques dont la sentence de fantaisie (subscriptio) est illustrée par une représentation allégorique (pictura), 26 ressemblent à des miroirs dans lesquels les personnes qui l’ont choisie se reflètent. 27 Par conséquent, la série de ces « miroirs », enguirlandés de fleurs, peut apparaître comme le portrait d’un groupe dont les 23 Voir les notes 15 et 16 de cet article. 24 Voir Denis, Le Parnasse galant, op. cit., pp. 36-56. 25 Le manuscrit est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, ms 5217 ; les devises ont été reproduites et sont actuellement disponibles sur la banque d’images de la BNF. 26 Pour le « genre » des recueils de devises en tant que poésie aristocratique voir Anne-Elisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Honoré Champion, 1996, pp. 367-393. 27 Nous nous référons ici à leur fonction sociale et relationnelle, mais il est intéressant de voir qu’une partie des devises de la duchesse de La Trémoille ont effectivement la forme d’un miroir. Une Guirlande pour Julie 355 membres sont liés, d’une manière ou d’une autre, à la destinataire du portrait. L’album contient actuellement 37 devises peintes sur vélin. 28 On ne sait pas quand elles furent reliées, mais leur datation approximative est possible à partir des noms et des armes des personnes qu’elles représentent. 29 Ces personnes, à quelques exceptions près, sont toutes issues de la très haute noblesse et des proches parents des La Trémoille, soit par naissance, soit par alliance. 30 Le portrait de ce groupe se distingue ainsi du portrait esquissé dans La Guirlande de Julie : dans l’album de la duchesse de La Trémoille, les personnes réunies occupent toutes les plus hauts rangs à la cour, tandis que le profil social de ceux qui ont composé les poèmes pour la « princesse Julie » est très hétérogène. S’il est vrai que le caractère ludique, le primat du visuel, la destinataire féminine ainsi que l’idée d’un inventaire permettent de rapprocher les deux manuscrits, 31 l’hétérogénéité sociale de la chambre bleue les écarte l’un de l’autre. Du coup, la façon dont sont représentées les personnes souligne cette différence, car les éléments héraldiques dans l’album de la duchesse renvoient aux liens généalogiques entre les La Trémoille et leurs parents, voire à la généalogie tout court et à sa fonction cohésive. Ce facteur de cohésion fait défaut dans La Guirlande de Julie. En revanche, l’inventaire dressé dans ce recueil, où les hommes sont transformés en fleurs, est plus ludique que la liste des devises, où les personnes figurent en tant qu’elles-mêmes et en tant que représentantes de leurs familles. Ni le degré ni le rôle du ludique ne semblent être les mêmes dans les deux cas, et la question se pose de savoir si la transfiguration dans La Guirlande de Julie n’a pas une fonction « sérieuse », si les « liens littéraires » ne sont pas censés remplacer les liens généalogiques par 28 À l’origine, le manuscrit contenait 40 devises dont trois ont disparu. 29 Une partie des devises qui se signale par son homogénéité stylistique semble être réalisée autours de 1645. Y figurent Anne d’Autriche désignée comme « régente » (son titre entre 1643 et 1651), Anne Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville (son titre depuis 1642) ainsi que Claire-Clémence de Maillé, duchesse d’Enghien (son titre entre 1641 et 1646). La devise de Julie d’Angennes, Mademoiselle de Rambouillet, est antérieure à 1645, puisqu’elle témoigne de son statut de jeune fille. 30 Pour un tableau généalogique des parentés autour des La Trémoille voir Leonhard Horowski: « Konversion und dynastische Strategie : Turenne und das Ende des französischen Hochadelscalvinismus », Konversion und Konfession in der Frühen Neuzeit, dir. Ute Lotz-Heumann, Jan-Friedrich Missfelder, Matthias Pohlig, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2007, pp. 171-211, pp. 210-211. 31 Il convient de signaler aussi que trois devises ont été réalisées par des « protagonistes » de La Guirlande de Julie, à savoir le marquis de Montausier, la marquise de Rambouillet et sa fille. Les raisons de leur présence dans cet album seraient à discuter. Stephanie Bung 356 exemple. Nous y reviendrons après avoir explicité la nature de ces « liens littéraires » à partir de la genèse du manuscrit. 3. De la Ghirlanda à la Guirlande : l’esprit ludique et le « salon » Le marquis de Montausier fait réaliser les calligraphies et les enluminures de l’album en 1641. Il commence cependant à rassembler les madrigaux dès les années trente. Une lettre de Jean Chapelain qu’il écrit le 9 septembre 1633 au comte de Fiesque en témoigne : Je vous envoye un long Madrigal que j’ay esté obligé de faire pour vostre illustre Cousine Mlle de Rambouillet dans le dessein qu’un de nos Amis a pris de luy faire une couronne de fleurs dont chacun parlera ou sera pésentée à sa louange. C’est une imitation de l’Italien du Guazzo pour une certaine Contesse du Montferrat et qui réussira. 32 Selon Chapelain, le cadeau pour Mademoiselle de Rambouillet a été conçu comme une « couronne de fleurs dont chacun parlera ou sera présentée ». Cette expression est surprenante : est-ce qu’on prépare une mise en scène de poèmes ? Les madrigaux semblent du moins être destinés à la discussion (dans le cercle des amis), voire à la récitation (devant la dédicataire). Le genre du madrigal, issu du chant, se prête d’ailleurs particulièrement bien à une lecture à haute voix, ce que rappelle le caractère scénique du recueil. Il ne faut cependant pas oublier qu’en 1633, il n’est pas encore question du manuscrit prestigieux, mais de vers de circonstances qui circulent alentour de l’hôtel de Rambouillet. 33 On en parle, certes, et Tallemant des Réaux 32 Lettres de Jean Chapelain, publ. par Ph. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie Nationale, vol. I, 1880, p. 46. 33 Diverses séries de poèmes, incluses dans des publications et des manuscrits collectifs, en témoignent. Ces séries, qui s’intitulent aussi La Guirlande de Julie, diffèrent pourtant les unes des autres ainsi que de la version de 1641. Celles notamment qui contiennent des poèmes qui ne figurent pas dans le manuscrit NAF 19735 permettent d’avancer l’hypothèse qu’entre 1633 et 1641 circulaient plus de poèmes que ceux retenus finalement par Montausier pour le manuscrit prestigieux. Ces séries sont comprises dans les manuscrits suivants : ms fr 19142, bibliothèque nationale de France ; ms 3135, bibliothèque de l’Arsenal ; ms 538, bibliothèque de Chantilly. Nous ne partageons donc pas l’hypothèse d’Antoine Adam qui suggère que la série dans le manuscrit fr 19142 constitue une première Guirlande de Julie, reprise et enrichie par les enluminures de Nicolas Robert dans le manuscrit écrit par Nicolas Jarry en 1641 (voir Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, op. cit., p. 266). Pour une réfutation de cette hypothèse voir aussi : Denis Lopez, La Plume et l’épée. Montausier 1610-1690, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987, p. 122. Une Guirlande pour Julie 357 signale que les vers composés par le marquis de Montausier étaient déjà connus de Mademoiselle de Rambouillet : Je ne doute pas que Mlle de Rambouillet de mesme ne s’en aperceût [de l’amour du marquis ; S.B.], car dez le temps du roy de Suede, il avoit commencé à travailler à la Guirlande de Julie, dont nous parlerons en suitte, M. de Montauzier porta sa passion partout avec luy. Il faisoit des vers, il en parloit ; tout cela ne servoit rien. Mlle de Rambouillet disoit qu’elle ne vouloit pas se marier […]. 34 Mais La Guirlande de Julie, tel que nous l’avons présentée au début de cet article, n’existe pas encore. Or, puisque Chapelain désigne comme une « couronne de fleurs » le projet initié par le marquis de Montausier, d’où vient cette idée de composer une guirlande pour « Julie » ? Pour répondre à cette question, il convient de se tourner vers le modèle italien évoqué dans la lettre au comte de Fiesque. 35 En faisant allusion à une « imitation de l’Italien du Guazzo pour une certaine Contesse du Montferrat », Chapelain se réfère à un ouvrage de Stefano Guazzo qui avait paru en 1594 sous le titre La Ghirlanda della contessa Angela Bianca Beccaria. 36 Il s’agit d’un dialogue narratif dont le sujet est une couronne symbolique, constituée de fleurs, de fruits et de rameaux, mise en vers et offerte à la comtesse par l’auteur et ses amis. 37 Les madrigaux de cette couronne sont 34 Tallemant, Historiettes I, op. cit., p. 461. 35 Nous ne partageons pas l’hypothèse avancée par Émile Magne, reprise dans le Dictionnaire des lettres françaises (Le XVII e siècle, dir. Patrick Dandrey, Paris, Fayard et LGF, 1996, p. 571), selon laquelle Montausier, ne maîtrisant pas la langue italienne, se serait inspiré d’un modèle français (voir Magne, Voiture et les années de gloire de l’hôtel de Rambouillet, op. cit., p. 259). Il s’agit d’une série de poèmes effectivement intitulée « Guirlande ou chapeau de fleurs à Madame la comtesse de Saint-Pol, duchesse de Fronsac », mais beaucoup plus brève et écrite par un seul auteur. On n’y retrouve ni le geste d’un don collectif, ni celui d’un combat chevaleresque lié au caractère combatif du discours des fleurs (voir Adrien de La Morlière, Le Premier livre des Antiquitez, histoires et choses plus remarquables de la ville d’Amiens, Paris, chez Denys Moreau, 1627, pp. 529-538). 36 L’ouvrage est publié à Gênes sous le titre intégral de La Ghirlanda della contessa Angela Bianca Beccaria. Contesta di Madrigali di diversi Autori. Raccolti, & dicchiarati dal Sig. Stefano Guazzi, Gentil’huomo di Casale di Monferrato. Que s’introducono diverse persone à ragionare, nella prima giornata delle Frondi, seconda de’ Fiori, terza de’ Frutti intrecciati in essa Ghirlanda. 37 Pour le genre du dialogue voir Poetik des Dialogs. Aktuelle Theorie und rinascimentales Selbstverständnis, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 2004 ; Hans Honnacker, Der literarische Dialog des « primo cinquecento », Baden-Baden, Koerner, 2002 ; Möglichkeiten des Dialogs. Struktur und Funktion einer literarischen Gattung zwischen Mittelalter und Renaissance in Italien, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Stephanie Bung 358 composés par des auteurs différents et insérés ensuite dans un récit écrit par Guazzo. Cette imbrication d’une écriture collective dans un discours narratif mérite une analyse plus approfondie, mais dans le cadre de cet article, il faut se contenter de l’observation suivante : au niveau diégétique de la Ghirlanda, la scène ressemble étrangement à ce que Chapelain écrit dans sa lettre par rapport à la « couronne de fleurs dont chacun parlera ou sera présentée ». Dans un espace clos et pendant un temps défini, 38 les amis et les amies de la comtesse se réunissent autour d’un recueil de poésie, intitulé La Ghirlanda della contessa Angela Bianca Beccaria, pour déclamer à tour de rôle les madrigaux et pour en discuter la signification. Il s’agit de la fiction d’un jeu de conversation dont la fascination réside dans un effet de réel dû à la mise en abyme du titre de l’ouvrage. Le marquis de Montausier, inspiré de cette « ghirlanda », avait-il l’intention d’en renverser la mise en fiction et de l’imiter par une performance au « théâtre » de l’hôtel de Rambouillet ? Toujours est-il que les structures narratives implicites de La Guirlande de Julie ainsi que la genèse du manuscrit renvoient à la scénographie d’un jeu. La pratique ludique en germe, célébrée dans le manuscrit de prestige, rejaillit sur la renommé du groupe, la chambre bleue, dont le capital symbolique est proportionnel à son art du divertissement. Le rapport entre La Guirlande de Julie et le « salon » de la marquise de Rambouillet n’est donc pas aussi simple qu’on l’a imaginé. L’interprétation « romantique » est anachronique et réductrice : la matérialisation d’un sentiment qui lierait l’un des hôtes de l’hôtel de Rambouillet, le marquis de Montausier, à la fille ainée de la maison. 39 Mais il ne s’agit pas non plus d’une relation entre « lieu de production » et « produit », 40 puisque le jeu des Steiner, 2002 ; Spielwelten. Performanz und Inszenierung in der Renaissance, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 2002. 38 Selon Huizinga, il s’agit là des caractéristiques fondamentales du jeu (voir Johan Huizinga, Homo ludens. Versuch einer Bestimmung des Spielelementes der Kultur, Amsterdam, Pantheon Akademische Verlagsanstalt, 1939, p. 15). Nous nous servons de la notion de jeu pour désigner le mode ludique de certaines pratiques de sociabilité sans vouloir insinuer que ces pratiques relèvent d’un espace irénique où les actes ne tirent pas à conséquence. C’est au contraire l’impact du jeu sur la vie sociale des protagonistes qui nous intéresse. 39 Cette hypothèse correspond à la lecture dominante au dix-neuvième siècle. Il est pourtant vrai qu’elle est suggérée déjà par Tallemant des Reáux (voir Tallemant, Historiettes I, op. cit., p. 461). 40 Cette hypothèse apparaît par exemple ex negativo chez Maurice Magendie : « Mais on ne doit pas juger l’hôtel de Rambouillet d’après la Guirlande de Julie. » (Maurice Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté, en France, au XVII e Une Guirlande pour Julie 359 madrigaux ainsi que leur circulation remonte au début des années trente, tandis que le manuscrit ne prend forme qu’en 1641. De même, la relation entre sociabilité et manuscrit n’est pas la même que celle qui existe entre l’album de devises et la maison La Trémoille, puisque les facteurs de cohésion des groupes représentés ne sont pas identiques. Dans l’album destiné à la duchesse de La Trémoille figurent les représentants de la très haute noblesse dont les liens généalogiques sont exhibés par les blasons et les noms. La parenté est un facteur de cohésion qui précède la mise en valeur du groupe homogène par les devises emblématiques et ludiques. En revanche, l’hétérogénéité sociale de la chambre bleue ainsi que son caractère informel semblent engendrer des pratiques sociales et esthétiques dont la fonction est précisément de souder le groupe et de le rendre visible. 41 On peut d’ailleurs se demander si le facteur de cohésion esthétique ne permet pas de mieux distinguer entre les pratiques de sociabilités : la notion de « salon » pour désigner un espace social et mondain serait opérationnelle dans la mesure où ce facteur de cohésion en prime un autre, dynastique ou professionnel par exemple. On n’appellerait pas « salon » l’espace de sociabilité lié à la maison La Trémoille, tandis que les maisons Rambouillet et Montausier semblent avoir profité des pratiques ludiques qui ont fondé et consolidé le prestige de la chambre bleue. 42 Le « salon » peut donc aussi être considéré comme une stratégie pour transformer - à la longue - un capital symbolique en capital social. Les différentes facettes de La Guirlande de Julie reflètent une telle transformation : depuis la fusion des maisons Rambouillet et Montausier, le manuscrit prestigieux représente un lien dynastique dont on commence à oublier l’origine ludique. Daniel Huet, qui se souvient d’avoir feuilleté La Guirlande de Julie, grâce accordée par la fille du duc et de la duchesse de Montausier, la duchesse d’Uzès, en témoigne. Huet se souvient du fait qu’il fut enfermé avec le manuscrit prestigieux, 43 mais n’est pas sûr siècle, de 1600 à 1660. Genève, Slatkine Reprints, 1993 [réimpression de l’édition de Paris, 1925], p. 134). 41 C’est aussi l’hypothèse avancée par Karine Abiven (voir Abiven, « Le récit du monde », op. cit.). 42 S’il est risqué d’expliquer l’ascension sociale du marquis de Montausier et de sa femme sous Louis XIV uniquement par leurs rôles principaux dans la chambre bleue d’antan, il est pourtant remarquable que le poste d’un gouverneur du dauphin est une charge qui n’est pas étrangère au capital culturel qu’on peut accumuler dans un « salon ». Mais il n’est pas nécessaire d’aller si loin : la présence des devises du marquis de Montausier, de la marquise de Rambouillet et de sa fille dans l’album de la duchesse de La Trémoille témoigne déjà d’une certaine ascension sociale. 43 « Comme je la connoissois fort de réputation [La Guirlande de Julie ; S.B.], j’avois demandé souvent à la voir, & souvent elle m’avoit été promise. Mais enfin Stephanie Bung 360 quant à sa date de fabrication. Il se trompe en assignant à la réalisation du manuscrit l’année de la composition d’un de ses poèmes : Voilà le présent que Julie trouva à son réveil sur sa toilette : le premier jour de l’année 1633, ou 1634 ; car ce fut peu de tems après la mort de Gustave Roi de Suede. Je remarque cette époque, parce qu’elle s’y trouve marquée dans la Couronne Impériale, qui est une des fleurs de cette Guirlande. 44 Ce télescopage des dates est significatif et témoigne de la métamorphose du recueil dans la mémoire des contemporains. Soit « album de salon » 45 , soit patrimoine dynastique, La Guirlande de Julie est un objet précieux et complexe dont l’hétérogénéité met en relief la diversité des formes de sociabilité de l’époque. L’analyse du manuscrit débouche donc sur une observation des espaces sociaux et littéraires qui se croisent dans le syntagme de « la cour et la ville », à condition de respecter sa dimension plurimédiale ainsi que les circonstances polyvalentes de sa genèse. Madame la Duchesse d’Uzets voulut bien me donner ce plaisir. Elle m’enferma sous la clef dans son cabinet une après-dînée au sortir de table avec la Guirlande ; elle alla ensuite chez la Reine, & ne vint me mettre en liberté qu’aux approches de la nuit. Je n’ai guére passé en ma vie de plus agréable après-dînée. » (Huetiana ou pensées diverses de M. Huet, evesque d’Avranches. Paris, chez Jacques Estienne, 1722, p. 105). 44 Huetiana, op. cit., pp. 104-105. 45 Nous empruntons la notion de « Salonalbum » à Margarete Zimmermann qui désigne par là un espace textuel polyphonique ainsi que la représentation par l’écriture de la mémoire d’un groupe (voir Margarete Zimmermann, « Salon », Enzyklopädie der Neuzeit, vol. 11, dir. Friedrich Jäger, Stuttgart, Weimar, Metzler, 2010, p. 554). PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Autorisation poétique et poésie lyrique française dans le contexte de la cour et de la ville (Malherbe, Saint-Amant) D AVID N ELTING (Ruhr-Universität Bochum) 1. Dans l’historiographie littéraire française, la poésie lyrique du dix-septième siècle n’occupe qu’une position faible. Cette marginalisation ne me semble pas refléter une aversion conditionnée par le goût moderne, romantique ou post-romantique. Au contraire, cette marginalisation convient tout à fait à la place historique d’une famille de genre, dans laquelle Malherbe aurait, selon le jugement bien connu de Boileau, certes apporté de l’ordre dans la poésie française, mais qui, en tant que famille de genre, sinon reste secondaire par rapport aux genres dramatiques et narratifs de la culture littéraire du siècle classique. Il s’agit là d’un changement surprenant dans le champ littéraire, si l’on considère qu’au seizième siècle, les poésies lyriques, tout particulièrement les sonnets de Ronsard et de Du Bellay, sont les chefs-d’œuvre incontestés d’une littérature qui, tout en s’orientant vers le modèle italien, dirige avec fermeté la culture française vers la Renaissance. Par la suite, je formulerai quelques réflexions sur d’éventuelles causes pour ce changement, qui, à mon avis, est en relation étroite avec la position dominante de la cour et de la ville en tant que, selon la remarque de Boileau, « modèles fertiles » de la culture littéraire du siècle classique (Art poétique III 391). Le système de normes sociales, anthropologiques et épistémiques, concrétisées par la cour et la ville et agencées autour du concept central de l’‘honnêteté’, constitue un cadre qui me semble profondément défavorable pour le déploiement de la poésie lyrique prémoderne, poésie lyrique transportant dans son identité historique comme élément central sa propre mise en scène et son autorisation ‘poiétique’. Dans ce contexte, je voudrais bien essayer de mettre en évidence mes hypothèses sur l’autorisation ‘poiétique’ en examinant quelques poèmes de Malherbe et de Saint- David Nelting 362 Amant. Avant d’entrer dans les détails, il me faut faire quelques remarques préalables générales. 2. Dans la poétique de l’imitation aux temps de la pré-modernité, l’autorité d’un modèle littéraire est, comme nous le savons, en principe un sujet à débattre. Les autorisations littéraires sont généralement constituées de manière dialogique au sens le plus large du terme. Dans ce contexte, la puissance d’un modèle poétique ne dépend pas uniquement de l’emploi de stratégies culturelles et de tactiques discursives, mais aussi bien de l’intronisation d’un auteur doté de réputation imposante en tant qu’autorité modèle pour la production poétique. Ceci est valable de manière particulièrement importante dans le domaine de la poésie lyrique, qui n’a pas de lieu conceptuel dans les grands systèmes philosophiques qui ont fait autorité à l’Antiquité, c’est-à-dire dans le platonisme et dans l’aristotélisme. 1 C’est ainsi que la poésie lyrique est marquée par un manque essentiel de dignité théorique. Platon avait déjà défini la poésie comme narration, c’est-à-dire comme un discours qui transmet une histoire, comme une diegesis (La Politie 392d- 394c). Par cela, la plus grande partie de la poésie lyrique ne peut s’insérer dans cette définition de poésie. C’est surtout selon les prémisses de l’aristotélisme de la pré-modernité qu’un discours poétique, dans lequel les personnages n’agissent pas de manière mimétique, mais parlent en propre personne, se voit confronté à des réserves poétologiques fondamentales, réserves qui ne se voient effacées qu’avec le concept romantique de la poésie lyrique comme expression authentique, spontanée d’un sentiment individuel. Dans ce contexte, il faudrait ajouter que jusqu’au dix-huitième siècle, même le concept de « poésie lyrique » dans son extension moderne n’existait pas en tant que tel. On sait bien que le mot horatien de lyricus (Carmina I, 1) a été appliqué, de manière particularisante, surtout au genre de l’ode, et cela est valable à partir de Quintilien (Inst. Orat. I, 8, 6), en passant par Thomas Sébillet qui dans son Art poétique (VI, 15) de 1548 associe « chant lyrique » à l’ode, et par Pierre de Ronsard qui n’applique le terme « lyrique » qu’à ses odes (Préface des Odes 1550), jusqu’à Charles Batteux qui, dans sa poétique sentimentale, ne considère l’ode qu’en tant 1 Voir Oliver Primavesi, « Aere perennius ? Die antike Transformation der Lyrik und die neuzeitliche Gattungstrinität », Sprachen der Lyrik, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner 2008, pp. 15-32 ; Klaus W. Hempfer, « Überlegungen zur historischen Begründung einer systematischen Lyriktheorie », ibid., pp. 33-60. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 363 que poésie lyrique profane (Principes de la littérature. VI De la Poësie lyrique, 1774). En ce qui concerne la poésie lyrique en langue vulgaire, s’ajoute le fait qu’elle ne pouvait pas réclamer son autorité par son ancienneté, comme cela était le cas pour les textes antiques : bien que Thomas Sébillet, dans son Art poétique, aborde des questions techniques de la poésie lyrique en langue française, l’influent Jules César Scaliger ne traite que des genres antiques, ce qui indique le statut théorique précaire de la poésie lyrique en langue vulgaire. Il en découle que les discours lyriques de la pré-modernité essaient moins de s’autoriser moyennant des a priori ou des ‘grandes théories’ poétiques, qu’à produire leur autorité dans la poiesis même, c’est-à-dire dans une production littéraire reliant théorie et pratique dans la création artistique (Ethique à Nicomaque 1140a1-20). Avant d’aborder ce problème dans le discours lyrique du dix-septième siècle français, je voudrais faire quelques brèves remarques concernant le statut et l’autorité de l’auteur poétique ainsi que le modèle principal d’autorisation ‘poiétique’ dans la poésie lyrique prémoderne. 3. Alastair Minnis a démontré qu’au Moyen-Age l’auteur littéraire se définit comme produit d’un auteur historique d’une part et d’une autorité sémantique ou doctrinale d’autre part, et il a également démontré qu’au cours des années, l’aspect historique, la composante biographique de l’auctor, devient de plus en plus important. 2 L’auteur en tant que facteur historique d’une œuvre devient de plus en plus déterminant pour la constitution d’un texte littéraire. Minnis se réfère tout particulièrement aux accessus des auteurs latins, mais on pourrait aussi bien penser à l’auto-représentation d’un Chrétien de Troyes, qui fonde la molt bele conjointure de l’Erec sur son propre nom et la met à l’encontre de la corruption de la tradition orale des jongleurs (Erec et Enide 9-22) et ainsi à l’encontre de la « mobilité discursive » de la variance 3 - en d’autres termes : en individualisant la fonction de l’auteur, Chrétien retire la créativité poétique de l’anonymat et s’efforce à stabiliser la création littéraire comme un texte où l’auteur fait autorité et qui ne doit pas être varié ou défiguré. Toutefois, il reste à prendre en 2 Voir Alastair Minnis, Medieval theory of authorship. Scholastic literary attitudes in the later Middle Ages, London, Solar Press, 1984. 3 Voir à propos de la variance en tant qu’élément constitutif de la culture manuscrite du Moyen-Age Bernard Cerquiglini, Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, avec son postulat bien connu : « […] l’écriture médiévale ne produit pas de variantes, elle est variance » (p. 111). David Nelting 364 considération que la réputation d’un auteur profane repose encore moins sur ses capacités poétiques au sens propre du terme que sur la sémantique, la doctrina, transportée par ses œuvres, qui garantit son autorité pour les contemporains et la postérité. Le Convivio de Dante le souligne encore au seuil du quatorzième siècle, 4 et bien qu’il transforme le modèle d’interprétation biblico-allégorique de manière profane, le Roman de la Rose, lui aussi, fonde sa grande influence sur la littérature française médiévale surtout sur ses représentations allégoriques. Dans ce sens, on peut discerner un modèle quasi univoque d’autorité littéraire au Moyen-Age: l’auctor disposant de l’auctoritas la plus importante est l’auteur biblique en tant que scriba Dei et médiateur d’une vérité absolue ; on ne rencontre guère de légitimation et d’autorisation du discours poétique dissociées de ces contraintes et basées sur la dimension proprement esthétique d’un texte. Cette situation change au début du quatorzième siècle. Sans vouloir suggérer une brusque rupture épistémique, on peut toutefois constater que la désintégration de l’analogisme médiéval, la désintégration de la compréhension du monde selon l’analogia entis, avec sa conception des lettres, en particulier de la poésie, devient de plus en plus rapide au cours du quatorzième siècle italien. C’est un argument courant de la critique littéraire et de l’histoire des idées que le courant nominaliste, contestant la rationalité cosmologique de la scolastique, marque un point tournant très important. Dans ce contexte, peu importe si l’on parle de « disparition d’ordre » 5 , de « chaotisation » 6 , d’une « relativité du concept de vérité » ou de « pluralisation » 7 . Toutes ces définitions ont un aspect central en commun, c’est-à-dire la conscience de l’époque d’une contingence qui dissout l’analogisme médiéval et la certitude d’une analogia entis ordonnant 4 Dans le Convivio, Dante s’efforce à autoriser sa propre production poétique - lyrique - en découvrant de manière allégorique la doctrine inhérente à ses textes. Tout en différenciant l’allégorie poétique de l’allégorie théologique, Dante s’oriente profondément vers des schémas d’interprétation théologiques, et cela visiblement à partir du titre de son ouvrage, qui fait recours au « Scriptura divina sapientiae convivio est » de St. Ambroise de Milan (De officiis, I, 32). 5 Voir Hans Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988 2 , p. 150. 6 Voir Joachim Küpper, Diskurs-Renovatio bei Lope de Vega und Calderón. Untersuchungen zum spanischen Barockdrama. Mit einer Skizze zur Evolution der Diskurse in Mittelalter, Renaissance und Manierismus, Tübingen, Narr, 1990, p. 21. 7 Voir Klaus W. Hempfer, « Probleme traditioneller Bestimmungen des Renaissancebegriffs und die epistemologische ‘Wende’ », Renaissance. Diskursstrukturen und epistemologische Voraussetzungen, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 1993, pp. 9-45. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 365 toute chose, transparente dans le rationalisme scolastique et sa conception du veriloquium nominis, mis en question par le nominalisme d’un Guillaume Ockham et d’autres. Dans le domaine poétique, cela implique que l’imitatio à l’époque de la Renaissance devient, elle aussi, fondamentalement imprégnée par le problème de la contingence, qui fait apparaître la légitimation allégorico-doctrinale d’une autorité comme arbitraire. Par conséquent, le domaine stylistique devient de plus en plus important : c’est surtout par des qualités rhétoriques au niveau de l’elocutio qu’un discours pourrait se maintenir dans un monde intransparent et contingent, marqué par des vérités limitées et instables. C’est là un moment décisif dans la conception historique de la poésie et de l’auteur poétique en tant qu’autorité, vu qu’au Moyen-Age, la poésie se trouvait marginalisée comme par exemple par Saint-Thomas qui, dans sa Somme théologique, définissait la poésie comme « infima inter omnes doctrinas » (S. th. I, 1, 9), et vu que la réputation d’un auteur en tant qu’autorité dépendait étroitement de sa proximité au primum verum qui n’avait pas besoin d’ornatus et d’une délectation rhétorique du lecteur, mais qui bien au contraire se déployait dans un style de simplicité sainte, de la sancta simplicitas dont parle Saint Jerôme (Ep. 57, 12). Tandis que selon la pensée patristique, il s’agissait de faire de grands efforts allégoriques pour mettre en relief une sémantique doctrinale et, par conséquent, une certaine autorité culturelle des textes poétiques, le discours poétique lui-même commence à garantir le succès et l’autorité d’un texte et de son auteur. En d’autres termes : pendant la Renaissance et dans la suite de la révolution nominaliste, l’auteur poétique devient une autorité non pas en tant que médium de doctrina, mais par ses compétences esthétiques, compétences rhétoriques qui sont de plus en plus importantes pour la transmission de toute doctrine, celle-ci ayant perdu sa transparence universelle. La poésie comme discours concevant le monde sous forme de possibilité rhétorique gagne une toute nouvelle valence pratique, indépendante de l’allégorèse médiévale. Dans ces conditions, l’autorité d’un auteur et de son œuvre découle de sa propre mise en scène en tant qu’autorité esthétique. Ce processus se déploie avec toute force dans l’œuvre de François Pétrarque. Dans toutes ses œuvres, Pétrarque met en scène sa fonction d’auteur qui s’appuie aussi bien sur des (prétendues) réalités biographiques que sur la réflexion de mouvements intérieurs, de concepts poétiques, philosophiques et historiographiques. Chez Pétrarque, l’autorité de l’auteur auprès du public et sa propre mise en scène en tant qu’auteur et en tant qu’autorité dans ses textes ne peuvent être dissociées. Pétrarque se met en scène comme un personnage exceptionnel et comme le renovator litterarum, et il le fait non seulement par des événements dans sa vie réelle, comme sa laurea, son couronnement en tant que poeta lauretaus sur le Capitole Romain David Nelting 366 en 1341, et par des références biographiques dans ses Lettres, surtout dans les Familiares. Il le fait aussi bien par la production lyrique d’une forte image de soi dans les poésies du Canzoniere. C’est le cas entre autres dans le sonnet 34, le sonnet qui était le sonnet introductif de la première rédaction du Canzoniere. 8 Dans la présente étude, je ne veux pas entrer dans les détails de ce poème. Néanmoins, je voudrais mettre l’accent sur le fait que dans ce sonnet, Pétrarque élabore une forte mise en scène de soi-même en tant qu’innovateur et en tant que puissance poétique quasi surhumaine - il produit, pour ainsi dire, dans ce sonnet sa propre autorité comme auteur poétique dans la poiesis même de son texte. Le sonnet commence par l’invocation d’Apollon. Apollon, maître des Muses et, dans sa conception ovidienne de Phoebus Apollo, Dieu victorieux et rayonnant, est prié de bien vouloir chasser le temps aspre et le gel stérile, ce qui, bien évidemment, est une allégorie des ténèbres du Moyen Age ; ensuite, Apollon est prié de faire briller de nouveau le soleil de la culture artistique sur la terre. Dans ce contexte, la voix poétique et en même temps la voix de l’auteur, mis en scène par l’enjeu textuel, s’approchent de plus en plus du personnage invoqué. Tandis qu’aux trois premières strophes, Apollon n’est invoqué et sollicité qu’afin de défendre la sacra fronde, c’est-à-dire le laurier représentant la renommée culturelle des poètes, le deuxième tercet instaure une communauté entre le poète et le Dieu antique en utilisant la deuxième personne plurielle. A cette proximité frappante entre Apollon et Pétrarque correspond l’équation entre Daphné, dont la transformation en laurier a fondé la valence apollinienne du laurier, et la donna de Pétrarque, Laure, qui par paronomase renvoie au laurier et à la laurea et qui constitue, comme Pétrarque l’indique dans son Secretum (III, 32), une allégorie de la gloire poétique. Et ici, on s’approche du noyau sémantique et performatif du sonnet : l’identification des personnages de Laure et de Daphné dans une seule « donna nostra » annihile la distance temporelle entre Pétrarque et Apollon, qui était auparavant encore marquée (« tu prima, e poi […] io »), et elle laisse apparaître l’auteur du sonnet comme un nouvel Apollon, comme un auteur quasi surhumain de la « rénovation des études de l’anti- 8 « Apollo, s’anchor vive il bel desio / che t’infiammava a le thesaliche onde, / et se non ài l’amate chiome bionde, / volgendo gli anni, già poste in oblio: / / dal pigro gielo et dal tempo aspro et rio, / che dura quanto ’l tuo viso s’asconde, / difendi or l’onorata et sacra fronde, / ove tu prima, et poi fu’ invescato io; / / et per vertú de l’amorosa speme, / che ti sostenne ne la vita acerba, / di queste impressïon l’aere disgombra ; / / sí vedrem poi per meraviglia inseme / seder la donna nostra sopra l’erba, / et far de le sue braccia a se stessa ombra » (Francesco Petrarca, Canzoniere, éd. Marco Santagata, Milano, Mondadori, 2004, p. 186). Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 367 quité », pour le dire selon les termes de Jules Michelet. Le fondement epistémique de cette mise en scène de l’auteur poétique comme une puissance singulière, est, comme je l’ai déjà indiqué, le courant nominaliste, qui, en établissant une ontologie de l’individuel, a ouvert la possibilité de conceptualiser l’individualité prémoderne en tant que telle. Dans ce contexte, Karlheinz Stierle et Gerhard Regn ont, chacun à leur tour, montré comment chez Pétrarque l’analyse de soi n’est pas détachable de la représentation et de la mise en scène rhétorique de soi. 9 C’est dans ce sens que nous devons accepter le ‘je’ du sonnet comme figuration de l’auteur, de l’auteur tel qu’il est mis en scène par la rhétorique du texte poétique, et c’est dans ce sens que l’individualité de l’auteur, telle qu’elle est produite dans la poiesis même, occupe la place jadis réservée à l’autorité d’une vérité universelle, la place décidant de la réputation culturelle d’un texte. Il me semble que la fonction prééminente de Pétrarque comme « fondateur de discursivité » 10 et comme auteur de référence pour la poésie prémoderne en France n’est pas une matière à débattre. Le recours à Pétrarque commence par la ‘Rhétorique’, par exemple chez Jean Lemaire de Belges, qui, comme j’ai tenté de montrer autre part, adopte avec son Epistre de l’amant vert des éléments centraux de la ‘chanson des métamorphoses’ de Pétrarque et qui, par là, actualise le geste pétrarquien d’une autorisation ‘poiétique’ basée sur la mythologie antique. 11 En ce qui concerne la tradition suivante de la poésie lyrique du seizième siècle français, l’importance de Pétrarque et du pétrarquisme italien est évidente. En s’insérant dans une longue tradition de la critique, Stephan Leopold 12 a récemment souligné, en examinant les poésies de Joachim Du Bellay, de Pierre de Ronsard et de Louise Labé, que la littérature française de la Renaissance suivait essentiellement Pétrarque en tant que puissant modèle de référence : bien que les 9 Voir Karlheinz Stierle, Francesco Petrarca. Ein Intellektueller im Europa des 14. Jahrhunderts, München, Hanser, 2003 ; Gerhard Regn, « Pluralisierung von Wahrheit im Individuum: Petrarcas Secretum », Francesco Petrarca, Secretum meum - Mein Geheimnis, éd. Gerhard Regn, Bernhard Huss, Mainz, Dietrich’sche Verlagsbuchhandlung, 2004, pp. 493-539. 10 Voir Gerhard Regn, « Allegorice pro laurea corona : Dante, Petrarca und die Konstitution postmittelalterlicher Dichtungsallegorie », RJb 51 (2000), pp. 128-152, p. 129. 11 Voir David Nelting, « ‘… ung autre Narcissus’. Zur Selbstabbildung frühneuzeitlicher écriture bei Jean Lemaire de Belges », …se vi rimembra di Narcisso… Metapoetische Funktionen des Narziss-Mythos in romanischen Literaturen, dir. Hans Felten, David Nelting, Frankfurt a.M., 2003, pp. 63-76. 12 Stephan Leopold, Die Erotik der Petrarkisten. Poetik, Körperlichkeit und Subjektivität in romanischer Lyrik Früher Neuzeit, München, Fink, 2009. David Nelting 368 auteurs français produisent souvent des variantes hybrides et transgressives de Pétrarque, ils restent liés au modèle italien. Dans ce contexte, les auteurs mentionnés effectuent toujours de nouveau cette forte autorisation ‘poiétique’ qu’on a pu constater chez Pétrarque et qui, dans le cas de Ronsard, aboutit à une « fière monumentalisation de soi-même » 13 , exaltant l’auteur en tant que figuration d’une ‘plénitude’ créatrice. 14 Cette tradition pétrarquienne d’autorisation poétique dans le texte lyrique même constitue une prémisse importante de la poésie lyrique française au début du dix-septième siècle ; et en prenant brièvement en considération le soi-disant ‘libertinage’ d’un Théophile de Viau 15 , on discerne même des renforcements de l’accentuation du ‘moi’ de l’auteur, renforcements établissant une forte individualité prémoderne et affirmant, avec entêtement, une diversité individuelle contre la bienséance d’une unité rhétorique et consensuelle. Je ne rappelle que les fameux vers de Théophile dans son Elégie à une Dame de 1620 : Mon âme imaginant n’a point la patience De bien polir les vers et ranger la science : La règle me déplaît, j’écris confusément ; Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément. 16 Ici, Théophile conçoit son discours lyrique comme le produit d’un auteur unique et impatient, se référant à rien d’autre qu’à son propre génie. Seule l’excellence individuelle apparaît comme la base d’une bonne poésie. Il y a déjà très longtemps que la critique a souligné que cette position constitue un affront délibéré contre les concepts énoncés par Malherbe dans son Commentaire sur Desportes 17 , et c’est ainsi que j’en viens au troisième point de mon propos. 13 Ulrich Schulz-Buschhaus, « Positionen Ronsards im Barock der europäischen Renaissance-Lyrik. Am Beispiel von zwei Ikarus-Sonetten », Romanistisches Jahrbuch 48 (1997), pp. 69-83, p. 81. 14 Rainer Warning, « Autorschaft bei Ronsard », Renaissance. Episteme und Agon, dir. Andreas Kablitz, Gerhard Regn, Heidelberg, Winter, 2007, pp. 327-349. 15 Voir Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, Droz, 1936. 16 Théophile de Viau, Elégie à une Dame (vv. 115-118), Œuvres complètes I, éd. Guido Saba, Paris, Champion 1999, p. 205. Voir David Nelting, « La règle me déplaît… - Überlegungen zur Selbstautorisierung manieristischer Lyrik am Beispiel von Théophile de Viau und Giovan Battista Marino », Sprachen der Lyrik, dir. Hempfer, op. cit., pp. 309-330. 17 Voir Käthe Schirmacher, Théophile de Viau, sein Leben und seine Werke (1591- 1626), Leipzig, Welter, 1897. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 369 4. La position de François de Malherbe, anti-ronsardienne et anti-italienne, s’étend d’abord au domaine stylistique quand il s’agit d’ordonner langue et versification, moyennant surtout l’observance rigide de la césure et l’abolition de l’hiatus, de l’enjambement et de l’apocope - dispositifs stylistiques servant à produire des effets de subjectivité et de dynamisme. Dans ce contexte, l’engagement stylistique de Malherbe est fondé sur des conceptions éthico-sociales quand le système de références pour la production d’une bonne poésie se voit délimité par une ‘raison’ trans-individuelle et par un ‘usage courant’ de la société avec ses caractéristiques de ‘pureté’ et de ‘clarté’. Il est bien connu que Claude Favre de Vaugelas, avec ses Remarques sur la langue française de 1647, s’oriente vers Malherbe dans des points centraux de sa conceptualisation du ‘bon usage’ comme langage de la cour et aussi, bien que de façon moins importante, de la ville (cette observation me semble être valable, tout en sachant que Vaugelas, à maintes reprises, s’oppose également à Malherbe, comme l’a mis en évidence Harald Weinrich 18 ). Ainsi, on peut considérer Malherbe en tant que prototype d’une poésie lyrique de l’honnêteté, de cette honnêteté qui englobe comme construction sociale et culturelle de nombreuses variantes, parfois nettement différentes, allant de Nicolas Faret jusqu’au Chevalier de Méré, mais qui a - et c’est ce qui compte pour moi dans ce contexte - son noyau conceptuel dans une socialisation du soi, qui, par une rhétorique du consensus et de la mesure - c’est-à-dire par la bienséance - cherche à dissoudre toute individualité sortant de l’ordre commun. Il est significatif que Malherbe, en tant que poète de cour, n’est qu’occasionnellement poète amoureux, mais en premier lieu auteur panégyrique, privilégiant ainsi l’orientation trans-individuelle de ses poésies lyriques déjà au niveau thématique. Cela n’implique pas l’abnégation totale de la gloire personnelle de l’auteur. Mais l’excellence propre à l’auteur acclamé n’est pas, chez Malherbe, soulignée par une forte élévation et singularisation de soi, plutôt, elle se voit généralisée et socialisée. Cela est bien visible dans une ode adressée à Henri IV - l’Ode sur l’heureux succès du voyage de Sedan - où on lit le passage suivant, basé sur la topique horatienne: Ce sera là que ma lire, Faisant son dernier effort, Entreprendra de mieux dire Qu’un cyne prés de sa mort ; 18 Voir Harald Weinrich, « Vaugelas und die Lehre vom guten Sprachgebrauch », Zeitschrift für romanische Philologie, 76 (1960), pp. 1-33, p. 15s. David Nelting 370 Et se rendant favorable Ton oreille incomparable, Te forcera d’avoüer Qu’en l’aise de la victoire, Rien n’est si doux que la gloire De se voir si bien loüer. […] Par les Muses seulement L’homme est exempt de la Parque, Et ce qui porte leur marque Demeure eternellement. […] Je deffendray ta mémoire Du trespas injurieux, Et quelque assaut que te face L’oubly par qui tout s’efface, Ta loüange, dans mes vers, D’amarante couronnee, N’aura sa fin terminee Qu’en celle de l’univers. 19 On peut donc constater que Malherbe ne s’inscrit non seulement dans la tradition horatienne de l’exegi momumentum (Carm. II, 30), s’autorisant ainsi comme auteur générant un dispositif de mémoire permanente, mais qu’il thématise aussi son produit poétique, l’ode, en tant que genre lyrique digne d’une réputation importante et en autorisant soi-même comme auteur lyrique, parlant de l’effort de sa « lire » et renvoyant ainsi aussi bien à la lyra apollinienne et orphique qu’au lyricus horatien. Toutefois, cette mise en scène de la propre excellence de l’auteur est atténuée, car en ce qui concerne l’argument de la puissance poétique de l’auteur, le ‘moi’ de l’auteur n’est pas marqué par une individualité spécifique, mais disparaît derrière la généralité d’une topique tout à fait traditionnelle. Dans l’ode malherbienne, A la Reine sur les heureux succez de sa regence, de 1611, on peut constater de pareils procédés d’autorisation, moyennant une forte désindividualisation de l’auteur. Ici, Malherbe semble mettre en scène sa propre puissance poétique dans une image assez forte : En ceste hautaine entreprise [i.e. de te louer], Commune à tous les beaux esprits, 19 François de Malherbe, Ode au feu Roy sur l’heureux succez du voyage de Sedan (vv. 191-220), Les Poésies, éd. P. Martinon, Paris, Garnier 1926, p. 28. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 371 Plus ardent qu’un athlete à Pise, Je me feray quitter le pris ; Et quand j’auray peint ton image, Quiconque verra mon ouvrage, Avoûra que Fontaine-bleau, Le Louvre, ny les Tuileries, En leurs superbes galeries, N’ont point un si riche tableau. 20 Toutefois, l’auteur perd un peu de son autorité mise en scène si brillamment dans ce passage, quand on prend en considération le côté pragmatique du texte et quand on comprend que l’importance du « riche tableau » relève non seulement de son agencement poétique, mais aussi bien de son sujet. Mais je ne veux pas du tout insister sur ce détail ; ce qui m’intéresse surtout dans le contexte de l’autorisation ‘poiétique’, c’est autre chose : dans le dizain suivant, le rôle fort du ‘moi’ de l’auteur se voit atténué quand la décision sur la qualité de l’œuvre poétique et sur l’excellence de son auteur se dérobe à l’influence de ce dernier, mais est déléguée à un « on » généralisant du public courtois et urbain : Apollon à portes ouvertes Laisse indifferemment cueillir Les belles feuilles tousjours vertes Qui gardent les noms de vieillir ; Mais l’art d’en faire les couronnes N’est pas sceu de toutes personnes, Et trois ou quatre seulement, Au nombre desquels on me range, Peuvent donner une loüange Qui demeure eternellement. 21 Cette tendance à socialiser la propre autorité me semble être caractéristique de Malherbe. En outre, dans des textes qui, par leur sujet, font supposer une constitution très émotionnelle et personnelle, Malherbe n’utilise le discours lyrique ni pour mettre en scène des mouvements affectifs ni pour obtenir l’effet d’une forte présence de l’auteur dans ses vers. Cela est bien visible dans le sonnet sur le meurtre de son fils en 1628, où Malherbe renonce à des exclamations passionnées ou à des réflexions individuelles, engendrées par cet évènement bouleversant la propre existence en tant qu’individu. Bien au contraire, Malherbe fait abstraction de soi, et l’autorisation ‘poié- 20 François de Malherbe, A la Reine sur les heureux succez de sa regence (vv. 131-140), Les Poésies, ibid., p. 56. 21 Malherbe, A la Reine sur les heureux succez de sa regence (vv. 141-150), ibid. David Nelting 372 tique’ se fonde exactement sur la désindividualisation comme dispositif central de l’honnêteté. Que mon fils ait perdu sa despoüille mortelle, Ce fils qui fut si brave, et que j’aimay si fort, Je ne l’impute point à l’injure du sort, Puis que finir à l’homme est chose naturelle. Mais que de deux maraux la surprise infidelle Ait terminé ses jours d’une tragique mort, En cela ma douleur n’a point de reconfort, Et tous mes sentiments sont d’accord avec elle. O mon Dieu, mon Sauveur, puis que par la raison Le trouble de mon ame estant sans guerison, Le veu de la vengeance est un veu legitime, Fais que de ton appuy je sois fortifié : Ta justice t’en prie, et les autheurs du crime Sont fils de ces bourreaux qui t’ont crucifié. 22 Bien que dans ce sonnet Malherbe parle du « trouble de [s]on ame » (v. 10), l’amortissement syntactique et lexématique ne peut rester inaperçu, de même qu’une certaine harmonisation des troubles affectifs, condensée dans l’« accord » du vers 8. De plus, le traitement du « veu de la vengeance » (v. 11) me semble être révélateur dans ce contexte : d’une part, ce « vœu de la vengeance » est présenté au lecteur dans une forme nominale, bloquant ainsi un rôle actif du ‘je’ lyrique en tant que possible agent d’un verbe conjugué ; d’autre part, le « vœu de la vengeance » n’aboutit pas à un acte de vengeance réel ni fantasmatique, basé sur la puissance individuelle du ‘moi’ qui parle en tant qu’auteur et que père - tout au contraire, c’est l’« appuy » du Sauveur qui est uniquement mis en considération. L’individu semble déléguer sa puissance d’agir ; l’impératif « Fais », positionné de manière révélatrice au début du premier vers du deuxième tercet, attribue la capacité d’agir à autrui et insère l’auteur, par cette dépossession, dans les normes de l’honnêteté. 5. En opposition à Malherbe, salué dans l’Art poétique de Boileau par le célèbre « enfin » (I, 131), les œuvres lyriques de Marc-Antoine Girard de Saint- Amant ont été accueillies, parmi ses contemporains et dans le siècle 22 François de Malherbe, Sonnet sur la mort de son fils, ibid., p. 90. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 373 classique en général, de manière ambiguë, pour ne pas dire très réticente. Charles Perrault ne parle pas pour la majorité, quand il traite Saint-Amant de manière bienveillante comme « aimable Poëte ». 23 Bien plus représentatif est Boileau qui, en ligne avec Tallemant des Réaux et avec Furetière, livre Saint-Amant de façon satirique au ridicule et le qualifie de porte-parole bizarre d’une poétique du « mal-à-propos », l’anéantissant ainsi pour le canon littéraire (Réflexions critiques VI). En effet, Saint-Amant est l’auteur de « Caprices » 24 subjectifs, et il est, surtout dans son Idylle héroïque du Moyse sauvé de 1653, représentant d’un style conceptiste dans la tradition de Giovan Battista Marino. 25 Vu le fait que la poétique de Marino implique une autonomie absolue du poète, il n’est pas surprenant que Saint-Amant, le mariniste déclaré, donne un poids très important à sa propre individualité dans ses poésies lyriques. C’est le cas dans son ode La Solitude, l’ode initiale de la Première Partie de ses Œuvres de 1629, qui commencent avec une Elegie à Monseigneur le Duc de Retz. Cette élégie sert d’introduction à La Solitude : de manière surprenante, le texte de l’élégie, dans ses premiers vers, ne s’adresse pas au mécène mentionné dans le titre, mais à l’ode suivante. Dans les premiers vers de l’élégie, Saint-Amant se lamente qu’avant la publication de ses Œuvres, La Solitude ait été mise en circulation sous forme corrompue et sans son autorisation : Hélas ! Quand je vous voy, mes vers, mes chers enfants, Vous que l’on a trouvez si beaux, si triomphants, Errer parmy le monde en plus triste equipage Qu’un prince mal-aisé qui marcheroit sans page, Quand je voy vos pieds nuds, vos membres mutilez, Et vos attraits sans pair flestris et desolez Par l’avare desir d’un infame libraire, Qui, sous l’espoir du gain, pour chanter me fait braire, J’avoue, en la douleur de ma tendre amitié Que j’ai de vostre estat une extresme pitié, Ou plustost qu’en tel poinct j’ay peine à reconnaistre, Vous voyant si changez, que je vous ay fait naistre. 23 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde la Poésie III, Paris, Coignard, 1692, p. 262. 24 Dans la Seconde Partie des Œuvres, on note huit « Caprices ». Sur le ‘caprice’ chez Saint-Amant, voir Guillaume Peureux, « Le rendez-vous des Enfants sans soucy ». La poétique de Saint-Amant, Paris, Champion, 2002. 25 Dorothee Scholl a analysé la physionomie mariniste du Moyse sauvé, voir Moyse Sauvé. Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint-Amant, Paris/ Seattle/ Tübingen, PFSCL, 1995 (Biblio 17, 90). David Nelting 374 O grand, o rare DUC, qui, prenant leur party, […] vistes-vous […] ma chère Solitude Ainsi défigurée en ses traits les plus beaux, […] Elle que l’univers a veue avec extase N’aller jamais qu’en pompe à cheval sur Pégase? 26 Ici aussi, comme chez Malherbe, l’auteur se réfère à un « on » social qui aurait jugé la beauté de ses vers (v. 2). Toutefois, l’importance de cet « on » se voit annihilée par la forte puissance de l’auteur dans son individualité et non pas comme personnage intégré dans l’honnête société de la cour et de la ville. Dans son élégie, Saint-Amant n’envisage pas seulement l’exceptionnalité de l’ode avec ses « attraits sans pair » comme fondement de l’« extase » du lecteur, fonctionnalisant ainsi l’élégie en tant qu’introduction à la Solitude et combinant poésie encomiastique et autorisation ‘poiétique’. Mais Saint-Amant personnifie aussi son ode. Du point de vue rhétorique, des personnifications relèvent d’une dimension fortement pathétique du discours en question, et cela surtout en combinaison avec des exclamations et avec une syntaxe répétitive et ainsi insistante. Par cela, les premiers vers de l’élégie produisent l’impression d’une subjectivité très agitée, et cette subjectivité ne détermine non seulement l’affectivité du discours, mais elle définit la Solitude, apostrophée dans la parenthèse de « mes chers enfants » dans le premier vers et « je vous ai fait naistre » dans le dernier vers du premier douzain, comme une création tout à fait individuelle. Saint-Amant, donc, commence ses Œuvres par une autorisation ‘poiétique’ très prononcée, et aussi dans la Solitude même, il poursuit cette autorisation ‘poiétique’ d’un discours lyrique lié étroitement au génie singulier de son auteur. En vingt dizains, La Solitude qui fait allusion au modèle gongorien des Soledades, développe un « fantasque tableau » (v. 173) imprégné d’éléments bucoliques. L’ode commence par une emphase auto-référentielle : O que j’ayme la solitude ! Que ces lieux sacrez à la nuit, Esloignez du monde et du bruit, Plaisent à mon inquiétude ! Mon Dieu! Que mes yeux sont contens De voir ces bois, qui se trouverent A la nativité du temps, Et que tous les siecles reverent, 26 Saint-Amant, Elegie à Monseigneur le Duc de Rets, sur ce que l’on avoit mal imprimé ma Solitude (vv. 1-20), Œuvres complètes, éd. Ch.-L. Livet, Paris, P. Jannet, 1855, p. 17. Autorisation poétique et poésie lyrique (Malherbe, Saint-Amant) 375 Estre encore aussi beaux et vers, Qu’aux premiers jours de l’univers ! 27 La rhétorique d’exclamation qui caractérise l’ouverture du poème sur La Solitude pourrait témoigner d’une spontanéité instantanée de Saint-Amant tentant de singulariser son autorité comme poète. Son ‘je’ lyrique configure sa solitude en tant qu’espace conforme à sa subjectivité et à sa création lyrique, et, dès le troisième vers (« Esloignez du monde ») distancié de manière démonstrative de la civilisation de la cour et de la ville, éloigné du « monde » social avec ses implications de « politesse mondaine » 28 . Cette solitude n’est rien d’autre qu’un espace de réflexion et d’épanouissement des états d’esprit individuels et déséquilibrés du ‘je’ lyrique - « ces lieux […] plaisent à [s]on inquiétude ». Au cours de l’ode, Saint-Amant ne cesse de varier ce thème de la délectation solitaire et quasi pétrarquienne de la propre « inquiétude ». Finalement, les variations de la solitude aboutissent, avec les deux derniers dizains, à une ferme autorisation ‘poiétique’. Cette autorisation est basée d’une part sur une affectivité antinomique, attribuant ainsi une individualité très remarquable à l’auteur du discours, et d’autre part, elle se fonde sur une liaison étroite de la puissance créatrice avec un concept d’inspiration individuelle : Tu vois dans cette poésie Pleine de licence et d’ardeur Les beaux rayons de la splendeur Qui m’esclaire la fantaisie : Tantost chagrin, tantost joyeux, Selon que la fureur m’enflame […]. 29 Je doute que les termes « fantaisie » et « fureur » soient dotés ici des implications d’un discours (néo)platonicien, très important surtout au cours du seizième siècle. Mais il n’est pas à douter que les termes « fantaisie » et « fureur » évoquent le concept d’enthousiasme de l’ode pindarienne de même que la définition de la fantaisie, telle qu’elle est donnée par la rhétorique d’un Quintilien, selon qui la phantasia est considérée en tant qu’un vice de l’âme, un vitium animi, relevant d’une forte potence créative (Inst. Orat. VI, 2, 29-30). C’est ainsi que Saint-Amant prend ici parti pour une conception de la poésie lyrique qui résiste à toute domestication sociale ou mimétique, faisant de la puissance créatrice singulière d’un auteur, opposé à 27 Saint-Amant, La Solitude (vv. 1-10), Œuvres complètes, op. cit., p. 21. 28 Pour une analyse de la « politesse mondaine », basée sur l’urbanitas et sur l’honnêteté, voir l’essai d’Andreas Gipper dans ce volume. 29 Saint-Amant, La Solitude, vv. 181-186, op. cit. David Nelting 376 la communauté sociale et culturelle, l’unique point de référence. Par conséquent, la poésie est marquée par « ardeur » et « licence », c’est-à-dire par l’affectivité individuelle et par l’excentricité poétique (et sociale 30 ). Ainsi, l’autorisation ‘poiétique’ de Saint-Amant indique que seul le recours de l’auteur à soi-même, indépendant de toute bienséance et de toute honnêteté, et que seule l’exceptionnalité individuelle de cet auteur constituent les fondements d’excellence poétique. Je résume. Dans l’univers culturel du siècle classique, imprégné par l’honnête usage de la cour et de la ville, il n’y a que peu d’espace pour le déploiement d’une poésie lyrique qui a pris, avec Pétrarque, son point de départ dans une ontologie de l’individuel, et qui est marquée par l’autorisation ‘poiétique’ et, dans ce contexte, par la singulière mise en scène d’un ‘je’ lyrique qui illumine ses capacités créatrices. Si le discours lyrique se passe de cette autorisation, si le discours lyrique, comme c’est le cas chez Malherbe, essaye de s’autoriser par un mouvement de désindividualisation et de dépossession, on doit avouer que ce discours s’insère parfaitement dans l’honnêteté socialisant l’individualité. Mais il faut également concéder qu’en adoptant les prémisses de l’honnêteté réclamée par l’usage de la cour et de la ville, le discours lyrique s’affaiblit de manière importante. De l’autre côté, un discours lyrique qui cherche à confronter de manière offensive la culture de la cour et de la ville avec une autorisation ‘poiétique’ basée sur la forte individualité du poète est nécessairement stigmatisé. L’autorisation ‘poiétique’ de Saint-Amant ne provoque que l’insignifiance; l’espace exalté par l’auteur de la Solitude et l’espace social et culturel de la cour et de la ville n’ont rien en commun. Bref : ou la poésie lyrique au dix-septième siècle s’approche de l’honnête désindividualisation de la cour et de la ville, renonçant ainsi à l’autorisation ‘poiétique’ basée sur une forte individualité du poète, ou elle actualise ce dispositif d’autorisation, s’opposant ainsi aux bienséances culturelles. Dans les deux cas, la poésie lyrique devait perdre l’importance culturelle qu’elle possédait au seizième siècle. 30 Voir Reinhard Travnicek, « Libertinismus und Freiheit der Dichtung. Zu Saint- Amants Ästhetik der Modernität », RZfLG, 34 (2010), pp. 43-69. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse M ARINE R OUSSILLON (Université d’Oxford, Worcester College) Carrousel. Feste magnifique que font des Princes ou Seigneurs pour quelque resjouïssance publique, comme aux mariages, aux entrées des Rois, etc. Elle consiste en une cavalcade de plusieurs Seigneurs superbement vestus, et équippez à la maniere des anciens Chevaliers, qui sont divisez en quadrilles. Ils se rendent à quelque place publique, où ils font des courses de bague, des joustes, tournois, et autres exercices de Noblesse. On y adjouste quelquefois des chariots de triomphe, des machines, des danses de chevaux, etc. et c’est de là que ces festes ont pris leur nom. 1 L’article consacré au carrousel par le dictionnaire de Furetière le définit d’abord comme une fête, une « réjouissance publique ». Comme l’entrée royale, le carrousel utilise l’espace public pour mieux configurer l’espace social. Le dictionnaire mentionne successivement plusieurs acteurs du carrousel : les princes et la noblesse. Plus loin dans l’article, les exemples font aussi intervenir les écrivains et les théoriciens : « Le Pere François Menestrier Jésuite a écrit des carrousels ». Le carrousel est donc à la fois une représentation du pouvoir, un exercice propre à la noblesse et un objet d’écriture 2 . 1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye, Rotterdam, Leers, 1690, article « carrousel ». 2 Sur le père Ménestrier et la réflexion des écrivains jésuites sur la représentation du pouvoir, voir Stéphane van Damme, Le temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, XVII e -XVIII e siècles), Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005. J’ai consacré un article au traitement des carrousels dans le Traité des tournois du père Ménestrier : « La théâtralité des Marine Roussillon 378 L’événement du carrousel 3 transforme la « place publique » en lieu de représentation du pouvoir 4 . Il produit cette transformation à la fois dans des actions d’ordre militaire (courses de chevaux, joutes) et dans des actions d’écriture (récits et théories). Il crée ainsi un espace, éphémère comme lorsque les rues de la ville se transforment un moment en lice pour les chevaliers, ou plus durable lorsqu’une place ou un palais sont créés pour accueillir les fêtes, et associe différents acteurs sociaux dans la représentation du pouvoir. L’organisation et l’écriture de carrousels produisent des valeurs, les mettent en circulation et contribuent à configurer l’espace social. Elles participent tout particulièrement d’un débat sur la place de la noblesse dans la société 5 . J’étudierai ici la manière dont les récits de carrousels interviennent dans ce débat à partir de trois cas singuliers : le récit d’une course de bague de la fin des années 1640 inséré dans un traité d’héraldique, les nombreuses relations officielles des grands carrousels royaux des années 1660 et le programme d’une comédie d’agrément mettant en scène un carrousel jouée par les comédiens du roi en 1676. 4 mars 1648 : le retour de la course de bague à la cour « Le 4, plusieurs seigneurs firent voir leur adresse à courir la bague devant Leurs Majestez et toute la Cour au Palais Cardinal » 6 . La Gazette évoque d’une simple phrase les courses de bagues du 4 mars 1648. Il n’est pas question ici de « réjouissances publiques » et à peine d’« exercices de Noblesse » : les participants ne sont même pas nommés. Si la course de bague et son écriture participent de la représentation du pouvoir, ce n’est que marginalement. Le public de la course est restreint et aucune relation n’en est publiée. Quant à la phrase de la Gazette, elle s’inscrit dans une énumération de divertissements royaux visant à publier la bonne santé du jeune Louis XIV quelques mois après une grave maladie. carrousels dans le Traité des tournois de Claude-François Ménestrier », dans Sabine Chaouche, dir., Le Théâtral de la France de l’Ancien Régime : de la présentation de soi à la représentation scénique, Paris, Champion, 2010, pp. 185-201. 3 Sur l’histoire des carrousels, voir Stéphane Castelluccio, Les carrousels en France du XVI e au XVIII e siècle, Paris, L’Insulaire, 2002. 4 Sur la représentation du pouvoir sous Louis XIV, voir Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981. 5 Sur ce débat et l’évolution des valeurs qui fondent la noblesse, voir Ellery Shalk, From Valor to Pedigree. Ideas of Nobility in France in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Princeton, Princeton University Press, 1989. 6 Gazette, 36, 7 mars 1648. Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse 379 Le seul véritable récit de la course publié à l’époque est inséré dans un traité des tournois, le Vrai Théâtre d’honneur et de chevalerie de Marc Vulson de la Colombière 7 . L’auteur est un spécialiste d’héraldique occupant à la cour les charges de « conseiller, maître d’hôtel du roi et gentilhomme de sa maison » 8 . Le traité s’adresse au pouvoir 9 pour promouvoir un projet politique de restauration de la noblesse comme élite guerrière à travers le rétablissement des tournois et des combats judiciaires. L’ensemble du texte construit la vision d’une noblesse en crise, oisive et décadente, pour mieux présenter un projet réactionnaire qui rendrait à cette noblesse la vertu guerrière et le rôle social qui auraient été les siens dans le passé. C’est dans ce cadre que Vulson prend la course du 4 mars comme objet d’écriture. Le récit est situé dans la « Préface servant d’Avertissement à la noblesse de France » qui ouvre le deuxième volume. Si la Noblesse apprehende de demeurer trop long temps en repos dans le long loisir de la paix, […] qu’elle imite la gentillesse de nostre jeune Roi, qui n’eust pas plustost jetté les yeux sur ce Livre, lors que j’eus l’honneur de le présenter à sa Majesté, et veû les belles matières qu’il contenoit, que tout incontinent son courage s’alluma d’un désir plein d’ardeur de les mettre en pratique ; car il commanda qu’on dressast une lice et une carrière proche du jardin du Palais Cardinal au-dessous du Balcon, où quelques jours apres, plusieurs Princes et Seigneurs de la cour des plus braves, s’exercerent à courir la bague en présence de sa Majesté, de la Reine Regente, des princesses et principales Dames de France. Que la Noblesse, dis-je, fasse comme le brave Comte de Saint Aignan, qui tout incontinent entreprit et soustint très-genereusement un combat à la barrière, sous le nom d’Arimant avec quelques autres Gentils-hommes, contre Monsieur le Marquis d’Arquyan, qui se fit nommer Alcandre, en qualité de chef des Assaillans ; me réservant d’en donner au public les particularitez tout au long, avec leurs Cartels, leurs Devises, leurs Vers, et la description de leurs entrées, de leurs belles armes, de leurs superbes habits, de leurs équipages, et de leurs combats seul à seul et en foule, lors qu’ils auront encore un coup paru en ce glorieux estat devant leurs Majestez, qui ont tesmoigné avec passion, l’envie qu’ils ont de voir faire ces beaux combats à la Pique et à l’Espée. 10 7 Marc Vulson de la Colombière, Le Vrai Théâtre d’honneur et de chevalerie ou le Miroir héroïque de la noblesse, Paris, A. Courbé, 1648. 8 Comme l’indiquent les pages de titre des deux volumes de l’ouvrage. 9 Les deux volumes sont dédiés à Mazarin et au Maréchal de la Meilleraye, qui vient d’être nommé surintendant des finances. 10 Marc Vulson de la Colombière, op. cit., t. II, « Preface servant d’Advertissement à la Noblesse de France », n.p. Marine Roussillon 380 Vulson évoque en fait deux courses : la course de bague du 4 mars organisée par le roi et un combat à la barrière organisé par le Comte de Saint-Aignan et le Marquis d’Arquian. Ce choix lui permet d’amplifier son récit et d’insister sur la dimension scénarisée des courses, les rapprochant ainsi des tournois anciens qu’il a décrits dans son premier volume. Le récit est articulé autour d’une série d’actions aussitôt imitées : les tournois racontés par le livre sont imités par le roi, puis par la cour et enfin représentés dans un récit qui les offre à l’imitation de l’ensemble de la noblesse. Le récit construit ainsi la valeur des courses en leur donnant le statut de pratiques exemplaires. Le livre est placé à l’origine de la chaine des imitations et par conséquent à la source de la valorisation des carrousels. Le roi, découvrant les récits de tournois du premier volume du Vrai Théâtre d’honneur et de chevalerie, souhaite « les mettre en pratique ». La course du 4 mars est donc interprétée comme la réalisation du projet de rétablissement des tournois porté par le premier volume, le résultat de la représentation efficace proposée par le livre. La fin du récit promet une seconde intervention de l’écrit (la production d’une relation des courses) qui mettrait son efficacité au service de la représentation du pouvoir. À travers le récit de la course, Vulson se positionne en acteur possible de la représentation du pouvoir et met ses compétences d’homme de lettres - et de spécialiste des récits de tournois - au service du roi ou des nobles de la cour. Quelques lignes plus loin, il fait explicitement appel à « la générosité des puissances supresmes » 11 , c’est-à-dire au mécénat du roi ou des courtisans. Cette promotion d’une écriture efficace et utile au pouvoir politique va de pair avec la production d’une interprétation politique des courses. Cellesci sont présentées comme des actes d’institution : la pratique du carrousel est érigée en valeur par l’intervention du pouvoir royal et par le processus d’imitation qui la suit. Elles rétablissent la noblesse dans son rôle d’élite guerrière et résolvent ainsi la crise mise en scène dans l’avertissement du premier volume. Le roi, en organisant le carrousel, témoigne de la valeur qu’il accorde à la vertu guerrière et encourage les nobles à manifester une telle vertu. Le rapprochement des deux courses prend ici tout son sens : il permet de donner à voir les effets immédiats de l’action instituante du roi sur la noblesse. Cependant, cette action ne crée pas la valeur des carrousels. L’ordre des actions dans le récit fonde la valeur des carrousels et par conséquent la valeur attachée à la vertu guerrière de la noblesse dans la longue histoire représentée par le livre. Elles viennent d’un passé que le roi se contente de réactualiser. 11 Ibid. Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse 381 Le récit juxtapose deux modèles d’organisation sociale. Le premier est un modèle spatial dans lequel le roi occupe une position centrale, entouré des nobles de la cour (qui l’imitent une première fois), puis d’un ensemble plus vaste que Vulson désigne comme « la noblesse », destinataire du récit et susceptible de produire une nouvelle imitation. Dans ce modèle, l’écrivain occupe une position intermédiaire, entre la cour et la noblesse ou le public. Le second modèle, fondé sur le temps et l’ancienneté, assujettit au contraire le roi à des valeurs produites dans le passé et en dehors de lui et fonde l’identité de la noblesse sur la longue durée de ces valeurs dont le roi n’est que l’instrument dans le présent. L’écrivain y assure la transmission des valeurs du passé dans le présent par l’efficacité de son récit. Le récit de Vulson met donc en tension deux interprétations de la pratique des carrousels, et à travers elle de l’organisation sociale. La première définit le carrousel comme une pratique noble, inscrite dans une longue histoire. Elle a pour conséquence d’affirmer une identité de la noblesse indépendante des actions et des jugements du pouvoir royal. L’action royale n’est qu’une reconnaissance des valeurs de la noblesse, que la course de bague réalise dans le présent. Une deuxième interprétation assigne le carrousel non plus à la noblesse, mais à l’espace social de la cour, défini comme entourage du roi. La noblesse n’a plus alors d’identité propre : elle tient ses valeurs de l’action royale et elle est divisée par la distinction entre la cour et le « public ». Cette dernière interprétation des carrousels est utilisée dans le récit pour promouvoir le rôle de l’écrivain dans la mise en circulation des valeurs de la cour vers le reste de la société. Les carrousels du roi, de Paris à Versailles : 1662 et 1664 Le modèle d’institution et de diffusion de la pratique du carrousel construit par Vulson n’a pas eu de traduction réelle : les courses de 1648 sont restées des évènements relativement confidentiels et n’ont pas eu de suite. Ce n’est qu’au début du règne personnel de Louis XIV qu’on assiste à une promotion de la pratique du carrousel avec l’organisation du « Grand carrousel du roi » en 1662 et des Plaisirs de l’île enchantée en 1664 12 . Ce moment de forte 12 Sur ces carrousels, voir Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris : Éditions de Minuit, 1981 ; Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, Yale University Press, 1992. Sur la fête de 1664, on pourra aussi consulter Sabine Du Crest, Des Fêtes à Versailles, Paris, Aux amateurs de livres, 1990 ; Florence Sorkine, Propagande et mécénat royal : les fêtes louisquatorziennes à Versailles et leurs représentations. 1661-1682, Thèse de doctorat : littérature française : Université Paris 3-Sorbonne nouvelle, 1993. Marine Roussillon 382 institutionnalisation est cependant de courte durée : le roi court encore dans une course de moindre importance en 1667, puis les carrousels disparaissent des divertissements royaux. Un retour du carrousel s’amorce dans les années 1680 autour du Grand Dauphin, mais avec un succès mitigé et une publicité plus réduite. L’institution des carrousels dans les années 1660 en fait des instruments non seulement du divertissement royal, mais aussi de la politique de la gloire qui se met en place autour de Louis XIV 13 : ils s’inscrivent donc pleinement dans l’espace social de la cour qui leur confère toute leur valeur. Comment cette double appropriation des carrousels, par la cour et par la politique de la gloire, configure-t-elle les valeurs de la noblesse et sa place dans la société ? Le « grand carrousel du Roi » de 1662 voit cinq quadrilles, menées par les grands du royaume (Louis XIV, son frère, Condé, le duc d’Enghien et le duc de Guise) s’affronter en courses de têtes ou de bagues durant trois jours. Dès les semaines qui précèdent les courses, tout est mis en œuvre pour donner la plus grande publicité possible à l’événement : de nombreux imprimés sont publiés 14 , l’entraînement des participants a lieu en public et les cortèges défilent longuement dans les rues de la ville. Après le carrousel, une relation officielle est élaborée sous la tutelle de la Petite Académie 15 . Deux ans plus tard, la fête des Plaisirs de l’île enchantée commence par un carrousel. Celui-ci ne dure qu’une journée et les participants ne sont pas regroupés en quadrilles : chacun représente un chevalier inspiré du Roland furieux de l’Arioste. Une fois encore, l’événement bénéficie d’une importante publicité. Un livret imprimé est distribué aux spectateurs, contenant les noms et les devises des participants ainsi que quelques vers sur chacun 13 L’expression est empruntée à Peter Burke, qui évoque le système mis en place au début des années 1660 comme un « ministère de la gloire » (Burke, The fabrication of Louis XIV, p. 59). Sur les modalités de cette politique, voir Georges Couton, « Effort publicitaire et organisation de la recherche : les gratifications aux gens de lettres sous Louis XIV », dans Le XVII e siècle et la recherche. Actes du 6 e colloque de Marseille, Marseille, Centre méridional de rencontres sur le XVII e siècle, 1976, pp. 41-55. 14 Par exemple Le Grand Carrouzel du Roy, ou la course de bague ordonnée par sa majesté, avec les noms de tous les princes et Seigneurs qui la doivent courir, et qui s’y exercent tous les jours… et l’ordre de la Marche qu’ils ont tenu à la revue générale le 3 May 1662, Paris, Cardin Besoigne, 1662 et L’ordre de la marche des cinq quadrilles du carrousel du roi,… ensemble la route pour les trois jours du carrousel, et par quelles rues passeront les quadrilles, Paris, Cardin Besongne, 1662. 15 Courses de testes et de bague faites par le Roy et par les princes et seigneurs de sa cour en l’année M.DC.LXII, Paris, Imprimerie Royale, 1670. Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse 383 d’entre eux 16 . Puis plusieurs relations des fêtes sont mises en circulation 17 , ainsi qu’une série de gravures 18 . Les carrousels des années 1660 sont donc constitués en événement par l’écriture et l’image. Plus que les courses, ce sont les imprimés dont elles sont entourées qui produisent et diffusent des valeurs. Le carrousel de 1662 a lieu au cœur de Paris. La relation des courses insiste sur la transformation du lieu opéré par le carrousel et en fait un signe du pouvoir royal. Le Roy […] n’eut pas plutôt projeté le dessein d’un Tournoy qu’en mesme temps on prepara toutes choses sur ce sujet. Jamais on ne vid la plus surprenante et la plus prompte metamorphose. Un Jardin qui depuis tant d’années se miroit dans la beauté d’un parterre, et qui servoit d’ornement à ce que l’on appeloit autrefois le Pavillon, ou le Dome de Mademoiselle, vis à vis le Jardin des Tuileries, devint en huit jours une vaste et magnifique carriere ou place carrée, environnée de superbes echaffaux, et de longues et fortes barrieres. 19 Le carrousel transforme la ville en signe du pouvoir. Le carrousel de 1664 n’a pas lieu à Paris, mais à Versailles. Cependant, le lieu versaillais est traité par les relations des courses exactement comme le lieu parisien : il est le résultat d’une transformation presque magique de l’espace par la volonté du roi, un signe de son pouvoir. Les bâtiments y ont été dressés « presque en un instant », les ronds d’eau et les théâtres ornés « en peu de jours » 20 et 16 Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague faite par le Roy, à Versailles, le 6 may 1664, Paris, Ballard, 1664. 17 Les Plaisirs de l’isle enchantée. Course de bague,… Et autres Festes galantes et magnifiques ; faites par le Roy à Versailles, le 7. May 1664. Et continuées plusieurs autres Jours. Paris, Ballard, 1664 ; Les Particularités des divertissements pris à Versailles par leurs Majestés, La Gazette, n°60, 21 mai 1664 ; Jacques Carpentier de Marigny, Relation des divertissemens que le Roy a donnés aux Reines dans le parc de Versaille. Ecrite a un gentil-homme qui est presentement hors de France, Paris, C. de Sercy, 1664. 18 Israël Silvestre, dessinateur et graveur du roi depuis 1663, consacre neuf gravures aux Plaisirs de l’île enchantée. Quatre de ces gravures représentent les courses de la première journée où y font allusion. 19 Relation des magnificences du grand carrousel du roi Louis XIV (2-5 juin), avec les noms des princes et seigneurs qui doivent courir la bague, les têtes... les nations qu’ils représentent, leurs couleurs, devises, habits, équipages, et autres particularités remarquables ; ensemble l’ordre des marches pendant les trois jours, Paris, J.-B. Loyson, 1662, n.p. 20 Les Plaisirs de l’isle enchantée. Course de bague,… Et autres Festes galantes et magnifiques ; faites par le Roy à Versailles, le 7. May 1664. Et continuées plusieurs autres Jours, éd. cit., pp. 4 et 5. Marine Roussillon 384 l’ensemble du lieu est comparé au palais enchanté de la magicienne Alcine. La relation des fêtes insiste sur l’apport de la ville dans l’organisation des fêtes, mentionnant dès les premières lignes « une infinité de gens nécessaires à la danse et à la comédie, et d’artisans de toutes sortes venus de Paris » 21 . Il n’y a pas d’opposition entre Paris et Versailles, mais bien deux avatars d’un même lieu : celui du pouvoir. Dans ce lieu, le carrousel rend visible la place occupée par la noblesse. Les courses constituent autant de défilés où de nobles courtisans donnent à voir leur habileté à cheval et leur agilité à manier la lance. Elles sont l’occasion de revendiquer une position sociale (en rendant visible une participation au pouvoir) et une compétence guerrière. Les récits des carrousels de 1662 et de 1664 produisent des interprétations sensiblement différentes des relations entre l’une et l’autre, et par conséquent des valeurs qui fondent la noblesse. La relation du carrousel de 1662 s’ouvre sur une définition du carrousel comme exercice guerrier qui fait de la vertu militaire la valeur fondatrice de la noblesse : Les Carousels n’ont esté inventez que pour exercer la Noblesse Françoise, qui ne peut estre oisive quant elle goûte le fruit d’une profonde paix, apres qu’elle a long-temps cueilli des lauriers dans les champs glorieux de la guerre. 22 Les relations du carrousel de 1664 font à peine allusion à cette fonction d’entraînement militaire de l’exercice et l’interprètent comme une célébration de la paix apportée au royaume par le traité des Pyrénées. La paix se substitue à l’exploit militaire comme source de la gloire et le roi se substitue à la noblesse comme acteur principal de cette gloire. Dans ce mouvement, les nobles participant au carrousel deviennent de simples acteurs du portrait du roi : les courses ne participent plus tant d’une présentation de soi que d’une représentation 23 . Les gravures réalisées par Silvestre pour diffuser l’image des Plaisirs de l’île enchantée ne laissent aucune place à la représentation des courtisans : les devises y sont anonymées et la seule figure reconnaissable est celle du roi 24 . 21 Id., p. 3. 22 Relation des magnificences du grand carrousel du roi Louis XIV…, éd. cit., n.p. 23 Sur ces notions, voir Erving Goffman, La Présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 1973. 24 Sur ces images, voir A. Marie, « Les fêtes des Plaisirs de l’isle enchantée, Versailles, 1664 », in Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 1941-44, Paris, Armand Colin, 1947, p. 118 sqq et mon article « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée : spectacle, textes, images », dans Kirsten Dickhaut, Markus Castor et Jörn Steigerwald (dir.), Pouvoir - Passion - Représentation : Les stratégies intermé- Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse 385 Dans les deux carrousels, les devises arborées par les participants donnent à voir une noblesse soumise à son roi. Les figures de cette soumission varient : en 1662, les devises utilisent l’image solaire pour affirmer la dépendance étroite qui lie les participants au roi 25 ; en 1664, elles privilégient l’image amoureuse, décrivant les participants à la fois comme de braves guerriers et comme des amants soumis 26 . Quoiqu’il en soit, les devises font du jugement du roi l’origine de toute valeur et les participants se définissent ainsi comme des membres de la cour autant sinon plus que comme des nobles guerriers. Cette promotion du jugement du roi va de pair avec l’effacement de l’histoire comme source de valeur. Le carrousel de 1662 « efface tout ce que les siecles passez ont admiré, et que les Historiens veulent encore que l’on admire » 27 . Si le récit de Vulson proposait deux interprétations des valeurs de la noblesse, les relations des carrousels des années 1660 privilégient clairement le modèle de la cour : c’est le jugement du roi, et pas le passé, qui fonde la valeur. Cette prise de position va de pair avec la promotion d’une cour nouvelle, formée essentiellement de ralliés et de parvenus qui doivent leur pouvoir au roi plus qu’à leur naissance. Les comtes de Saint-Aignan, de Coislin, de Noailles et de Grammont, qui participent aux deux carrousels, sont tous faits ducs et pairs du royaume à la fin de l’année 1663 en récompense de leurs services et particulièrement de leur fidélité pendant la Fronde. L’institution des carrousels dans les années 1660 et leur intégration dans la politique de la gloire peuvent donc être comprises à la lumière de la restructuration de la classe dominante. L’accès au pouvoir d’une cour nouvelle, composée de ralliés et de parvenus, s’accompagne d’une redéfinition des valeurs qui fondent la noblesse au profit du jugement du roi. Dans ce processus, les carrousels et leurs mises en récits jouent le rôle d’opérateurs d’adhésion : ils manipulent des valeurs diverses (valeurs guerrières ou valeurs galantes par exemple) pour susciter l’adhésion à la restructuration de la classe dominante. diales des arts en France à l’âge classique, Presses Universitaires Blaise Pascal, à paraître. 25 Pour une analyse précise de ces devises, voir N. Ferrier-Caverivière, L’Image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715, Paris, PUF, 1981, p. 75, ou J.- M. Apostolidès, Le roi-machine, éd. cit., p. 42. 26 J’ai consacré un article aux enjeux politiques des discours amoureux dans Les Plaisirs de l’île enchantée : « Amour chevaleresque, amour galant et discours politique de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchantée (1664) », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 65-78. 27 Ibid. Marine Roussillon 386 Le carrousel à la campagne et sur la scène : Le Triomphe des Dames de Thomas Corneille (1676) Les fêtes organisées à Versailles après les Plaisirs de l’île enchantée, en 1668 et en 1674, ne comportent aucun carrousel. À partir de 1674 l’instrument central du divertissement royal comme de la politique de la gloire n’est plus la fête mais la tragédie lyrique 28 . En 1676, pourtant, Thomas Corneille et Donneau de Visée portent un carrousel sur la scène de l’hôtel Guénégaud avec une comédie ornée de divertissements intitulée Le Triomphe des Dames 29 . Le texte de la pièce n’a jamais été imprimé, sans doute en raison de son peu de succès, mais nous disposons du programme distribué aux spectateurs. L’intrigue de la comédie est simple : un baron doit marier ses trois nièces avec leurs amants. Dans le temps qui précède le mariage, les intrigues amoureuses servent de prétexte à l’irruption de nombreux divertissements : des noces villageoises, une mascarade et, au dernier acte, un carrousel. La pièce produit ainsi une nouvelle interprétation du carrousel : elle en fait un divertissement privé, organisé par un noble à la campagne ; dans le même temps, elle le porte sur la scène d’un théâtre de la ville comme spectacle dissocié de toute représentation du pouvoir. Le programme de la pièce accorde une grande importance au carrousel et le mentionne dès les premières pages, alors qu’il n’intervient qu’à la fin du spectacle. Je ne doute point qu’on ne soit surpris d’abord du titre que porte cette Comédie ; on n’en connoistra la raison, qu’en voyant dans le cinquième acte le Combat à la Barriere qui s’y fait à l’avantage des Dames. Si je le fais faire dans une salle du Chasteau du baron, ce n’est que sur l’exemple de plusieurs Carrouzels qui ont été faits autrefois de cette manière. Il ne faut que lire ce qu’en écrit le Pere Menestrier, dans son Traite des Tournois. 30 Le programme justifie ensuite les choix de la représentation en citant le Traité des tournois de Ménestrier 31 . La convocation de ce texte théorique contribue à la construction d’une poétique du carrousel : celui-ci est interprété non plus comme une pratique guerrière, mais comme un spectacle 28 Sur cette évolution, voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, pp. 309- 310. 29 Cette pièce m’a été signalée par Agnès Vève, qui consacre sa thèse à l’étude des pièces d’agrément jouées à la Comédie Française. 30 Thomas Corneille, Le Triomphe des Dames, comédie meslée d’ornements avec l’explication du combat à la barrière et de toutes les devises représentée par la trouppe du roy, établie au fauxbourg S. Germain, Paris, J. Ribou, 1676, n.p. 31 Claude-François Ménestrier, Traités des Tournois, joustes, carrousels et autres spectacles publics, Lyon, Jacques Muguet, 1669. Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse 387 réglé. Cette définition du carrousel comme spectacle va de pair avec la promotion d’une éthique galante. Les valeurs guerrières sont absentes du récit des courses proposé par le programme. Le carrousel ne publie pas la bravoure ou les compétences militaires des participants, mais leur désir de plaire à leurs maîtresses. De la même manière, il joue dans le spectacle le rôle d’un divertissement, et recherche avant tout le plaisir des spectateurs. L’argumentation développée par le programme pour justifier le caractère peu régulier des devises est révélatrice de ces choix éthiques et esthétiques. À l’égard des devises qui sont toutes à la gloire du beau sexe, je ne les pretens point donner pour régulières, et je me suis servi pour m’en dispenser du raisonnement du P. Menestrier, dont voici les paroles. La pluspart de ces devises ne paroistront gueres justes à ceux qui voudront les mesurer aux Regles sévères des Devises Academiques que tant de Maistres ont données ; mais il faut à mon sens distinguer entre ces devises ingénieuses qui se font avec art et méthode par des Professeurs et des Sçavans, ces devises cavalières qui se font par des gens d’épée, lesquels se contentent souvent d’exprimer leurs pensées et leurs desseins d’un air libre et dégagé, sans s’assujettir à tant de regles que les Speculatifs et les Distillateurs de Quintessences ont establies quelquefois sur leurs pures rêveries avec plus de couleur que de raison. 32 Le traité de Ménestrier revendique pour les devises une esthétique noble, « cavalière », propre aux « gens d’épée ». Le programme identifie cette esthétique à une esthétique galante, « à la gloire du beau sexe ». Il confond valeurs nobles et valeurs galantes et occulte la dimension militaire de l’éthique noble au profit d’une valorisation du sentiment amoureux et du désir de plaire. La suite du programme renforce encore cette interprétation du carrousel. Plus que la vertu militaire, c’est la soumission au jugement des dames qui est valorisée : ce sont elles qui distribuent les prix du carrousel, indépendamment des résultats obtenus par chacun dans les courses. La pièce prolonge ainsi l’interprétation du carrousel construite dans les années 1660 et plus particulièrement dans les Plaisirs de l’île enchantée : le carrousel est traité comme un spectacle et valorise l’éclat et la soumission aux dames. Dans le même temps, il dissocie cette interprétation de toute représentation du pouvoir : l’éclat des participants ne représente pas l’éclat du roi, pas plus que la soumission aux dames ne figure la soumission au pouvoir royal. De ce point de vue, le double lieu du carrousel - la scène de l’Hôtel Guénégaud où jouent les comédiens français du roi et le château du baron - pourrait être interprété comme un avatar d’un lieu original et modèle : la cour, dont la pratique du carrousel tirerait son sens et sa valeur. Le baron imiterait dans sa campagne les divertissements du roi tout comme la scène 32 T. Corneille, op. cit., n.p. Marine Roussillon 388 du théâtre institutionnel en reproduirait le spectacle et en diffuserait les valeurs auprès du public de la ville. La représentation d’un carrousel dans Le Triomphe des Dames donnerait à voir la dissémination des valeurs de la cour vers la ville et la campagne. Cependant, le goût du baron pour les carrousels n’est jamais mis en relation avec une pratique de cour. Au contraire, l’introduction fait du personnage un excentrique, « un homme entesté des Spectacles de l’Antiquité » 33 . L’organisation d’un carrousel par le baron est présentée comme la reconstitution d’un spectacle du passé. La pratique du carrousel apparaît alors comme singulière : elle relève du goût particulier du baron, elle est isolée dans l’espace et dans le temps, et n’en est que plus exceptionnelle sur la scène du théâtre. Ce qui est donné à voir n’est pas la diffusion des valeurs et des pratiques de la cour vers la ville et l’ensemble du pays, mais l’investissement des valeurs de la cour dans des pratiques spectaculaires singulières par un noble excentrique et par un théâtre cherchant à surprendre son public. Ce choix de la singularité et de la nouveauté, plus que de l’imitation de la cour, est une constante des comédies de Thomas Corneille et Donneau de Visée au début des années 1670. Dans le prologue de l’Inconnu 34 , pièce ornée de divertissements donnée à la troupe de l’Hôtel Guénégaud immédiatement avant Le Triomphe des Dames, Thalie, la muse de la comédie, exprime un besoin d’innover et de se distinguer : Je promettrois encor des Divertissements Dont on aimeroit le Spectacle, Si pour faire crier miracle J’en pouvois à mon choix régler les ornemens. Quand Sémélé, Circé, la Toison, Andromède, Sur la Scene à l’envi se sont fait admirer, Par la Machine à qui tout cède, Chacun avec plaisir se laissoit attirer. Mais que pensera-t-on, si toujours je m’obstine À faire voir Machine sur Machine ? 35 Ce prologue inscrit l’innovation dramaturgique dans le cadre de la concurrence entre les différents théâtres institutionnels. Thalie ne peut pas « à son choix régler les ornements » des divertissements qu’elle propose parce que 33 Ibid. 34 Sur ce texte, voir Jeanne-Marie Hostiou, « Grand changement d’un temps à l’autre y a : L’Inconnu et ses deux prologues », Revue d’Histoire du Théâtre, Les Théâtres institutionnels (1660-1848) : Querelles, enjeux de pouvoir et production de valeurs, à paraître en 2012. 35 Thomas Corneille, L’Inconnu, comédie meslée d’ornemens et de musique, Paris, J. Ribou, 1675, « Prologue ». Les carrousels : configurer l’espace social de la noblesse 389 l’Académie Royale de Musique a obtenu que l’usage des musiciens et des danseurs sur les autres scènes soit limité. Dans l’introduction du Triomphe des Dames, l’auteur se plaint aussi de n’avoir pas pu inclure de musique dans son carrousel : « Je sçay qu’on y faisoit entrer la musique, et souhaiterais fort ne pas avoir este obligé de pecher contre cette Regle » 36 . Le carrousel est alors un moyen de pallier l’absence d’autres ornements. Il se substitue à la musique et aux ballets comme élément spectaculaire. Ce contexte explique en partie l’effacement des origines curiales du carrousel. Présenter le carrousel comme un divertissement de cour serait en effet un aveu d’échec face à l’opéra : dans les années 1670, la cour ne pratique plus de carrousels et fait ses délices de la musique, des ballets et des opéras. Il est donc impossible pour le théâtre de reproduire les pratiques de la cour : pour attirer le public, il doit au contraire s’en distinguer. Le choix de porter le carrousel sur la scène ne s’inscrit pas dans un processus d’imitation et de diffusion des pratiques curiales à la ville. Le contexte déterminant ici est celui de la concurrence entre des institutions, des genres et des auteurs : ce contexte propre au champ littéraire produit des phénomènes de distinction qui éloignent la pratique théâtrale du divertissement curial. Dans ce processus, le carrousel devient un spectacle coupé de la représentation du pouvoir et de la configuration des relations entre le roi et la noblesse. * Le terme de carrousel ne recouvre donc pas une pratique uniforme que l’on pourrait assigner à un groupe ou à un espace social (la noblesse ou la cour). À la fois exercices militaires, spectacles publics et objets d’écriture, les carrousels figurent et interprètent l’ordre social. Pratiques culturelles que nous ne pouvons le plus souvent saisir qu’à travers des récits ou des images, ils doivent faire l’objet d’un double travail d’interprétation et de contextualisation. Un tel travail met au jour la diversité des actions, des significations et des valeurs qui peuvent être investies dans l’organisation ou l’écriture de ces courses. Le récit de la course de bague du 4 mars 1648, produit en dehors de toute institution et publié dans la préface d’un traité des tournois, est une tentative isolée d’utiliser l’écriture du carrousel pour configurer les relations entre le roi, la noblesse et l’écrivain. Le deuxième ensemble de courses, d’images et de récits étudiés ici relève au contraire d’une production fortement institutionnalisée et massivement diffusée. Le carrousel y devient l’un 36 T. Corneille, Le Triomphe des Dames, comédie meslée d’ornements avec l’explication du combat à la barrière et de toutes les devises représentée par la trouppe du roy, établie au fauxbourg S. Germain, éd. cit., n.p. Marine Roussillon 390 des instruments de la représentation du pouvoir et sert plus particulièrement la promotion d’une cour nouvelle qui tient son pouvoir de la reconnaissance royale plus que de la naissance. Enfin, le carrousel du Triomphe des Dames est lui aussi un spectacle institutionnel, mais n’est pas pour autant impliqué dans la représentation du pouvoir. Il ne participe pas d’un débat sur les valeurs de la noblesse, mais s’inscrit dans un conflit entre les scènes parisiennes. Dans ce cadre, il est investit par une esthétique galante fondée sur le plaisir et la surprise. La comparaison de ces trois objets met en lumière la dimension historique des configurations sociales, et plus particulièrement de la cour. Entre 1648 et 1676, les lieux de la cour évoluent. La cour de 1648 est mobile et peut occuper des lieux divers. Dans les années 1660 encore, la cour et la ville se mêlent et se confondent : la cour est dans la ville quand les courtisans défilent dans les rues de Paris pour le carrousel de 1662, et la ville est dans la cour lorsque les artisans parisiens investissent Versailles pour Les Plaisirs de l’île enchantée. En 1676, plusieurs espaces institués sont pris dans des relations de distinction et de rivalité : la cour et la ville, mais aussi l’Hôtel Guénégaud et l’Académie Royale de musique. La « cour » apparaît donc comme une construction symbolique prise dans une histoire : elle ne recouvre ni les mêmes lieux, ni les mêmes espaces sociaux, ni les mêmes valeurs tout au long du règne de Louis XIV. Les objets étudiés ici ont plus particulièrement mis en valeur le rôle des relations entre le pouvoir royal, la noblesse et les écrivains dans le dispositif curial. Ces relations sont marquées par des mouvements successifs ou simultanés d’intégration, d’institution et de distinction. Vulson met ses compétences d’écrivain au service du pouvoir en vain. Par contre, les années 1660 voient l’intégration des écrivains à la politique de la gloire et l’institution du carrousel comme divertissement royal. Dans le même temps, une fraction de la noblesse est intégrée à la représentation du pouvoir et instituée comme cour. En retour, elle s’approprie les valeurs nouvelles de la galanterie et délaisse dans une certaine mesure les valeurs plus anciennes de la vertu guerrière ou du lignage. Avec Le Triomphe des dames, c’est cette fois-ci la distinction qui domine, non seulement entre les différentes institutions de la politique de la gloire, mais aussi dans une certaine mesure entre l’une de ces institutions et la cour. La circulation des pratiques et des valeurs observée dans ces trois cas ne peut pas être décrite en termes de propagande ou d’imitation : plutôt que la diffusion des valeurs de ce qui serait la cour vers ce qui serait la ville (ou l’inverse), ils donnent à voir la construction de configurations complexes par des phénomènes d’appropriations. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) « J’ai suivi le goût de mon siècle » : Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine entre self-fashioning et interprétation littéraire de la réalité 1 J ÖRN S TEIGERWALD (Ruhr-Universität Bochum) En 1669, le poète Jean de La Fontaine, célèbre pour ses Contes et nouvelles en vers ainsi que pour ses Fables, publia ses Amours de Psyché et de Cupidon, 1 Je cite d’après l’édition suivante : Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, édition critique de Michel Jeanneret, Paris, Librairie Générale Française, 1991. Voir aussi Thomas H. Brown, La Fontaine and Cupid and Psyche Tradition, Provo/ Utah, Brigham Young University Press, 1968 ; Jean Lafond, « La Beauté et la Grâce. L’esthétique ‘platonicienne’ des Amours de Psyché », Revue d’Histoire littéraire de la France, 69 (1969), pp. 475-490 ; Joan DeJean, « La Fontaine’s Psyché. The Reflecting Pool of Classicism », L’Esprit Créateur, 21, 4 (1981), pp. 99-109 ; Yves Giraud, « Un mythe lafontainien : Psyché », Studi di letteratura francese, 234, XVI (1990), pp. 48-63 ; Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe. Récit, rêverie et allégorie dans Les Amours de Psyché, Paris, Champion, 1995 ; La Fontaine, Adonis, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché, Littératures classiques, 29 (1997), surtout les articles de Jean-Pierre Chauveau, « L’ambition d’un poète : La Fontaine et la transgression des genres », pp. 7-15, d’Alain Génétiot, « Un Art poétique galant : Adonis, Le Songe de Vaux, Les Amours de Psyché », pp. 47-66 et de Patrick Dandrey, « Les Temples de Volupté : Régime de l’image et de la signification dans Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psyché », pp. 181-210 ; ainsi qu’Oskar Roth, « Amor und Psyche in Versailles. Les Amours de Psyché et de Cupidon von Jean de La Fontaine », Der Mythos von Amor und Psyche in der europäischen Renaissance, dir. J. Jankovics et S. K. Németh, Budapest, Balssi Kiadó, 2002, pp. 109-130 et Kirsten Dickhaut, « L’Amour né du regard et ses fonctions poétologiques : Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine », Les genres de Psyché, dir. Ch. Rauseo et C. Barbafieri, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2005, pp. 21-38. Jörn Steigerwald 392 une œuvre qui essuya un échec dès le moment de sa publication. 2 Ce fiasco est encore plus remarquable si l’on prend en considération le contexte socioculturel du texte lafontainien, qui met en évidence que le temps était plus que favorable pour les adaptations et les réécritures du mythe de Psyché et de Cupidon : la tragédie-ballet Psyché, créée par Molière, Corneille, Quinault et Lully en 1671 par ordre du roi Louis XIV est p.ex. la pièce qui fut le plus grand succès de ces auteurs à la cour et à la ville - un succès financier et de prestige. 3 La Fontaine déclare de plus dans la préface de son œuvre : « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goust du siècle ». 4 Ainsi, semble-t-il, met-il en relief sa solidarité avec son public et avec la mode. 5 Mais ni sa solidarité ne fut honorée par son public apostrophé ni sa considération de ce même public approfondie par un succès adéquat. L’échec des Amours de Psyché et de Cupidon soulève en conséquence la question de savoir pourquoi ou - du moins - comment La Fontaine échoua d’une manière lamentable avec son œuvre ; une question qui occupe toujours la recherche sur ce texte. Je ne veux pas reprendre de nouveau cette question en essayant de trouver pourquoi ni la cour ni la ville n’estimèrent ce texte de La Fontaine comme nous le faisons aujourd’hui. Par contre, je me concentrerai sur la citation de La Fontaine - citation dans le double sens du mot - pour m’approcher de ce texte hybride par son arrière-plan socio-culturel et esthétique, car ce passage de la préface de La Fontaine que j’ai cité est lui-même une citation du chevalier Marin que La Fontaine utilisa pour se positionner ou plutôt pour s’autoriser d’une manière spécifique dans l’espace de la cour et de la ville. 6 C’est le point central sur lequel je me concentrerai dans cet 2 Voir Michel Jeanneret, « Introduction », La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 5- 42, p. 11 ; voir aussi Patrick Dandrey, « La préface de Psyché », Papers on French Seventeenth Century Literature, XVI, 27 (1987), pp. 831-839. 3 Voir Laura Naudeix et Anne Piéjus, « Notice », Molière, Œuvres complètes II, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 2010, pp. 1483-1497 ; voir aussi les contributions du volume Les Genres de Psyché, dir. Ch. Rauseo et C. Barbafieri, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2005. 4 « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goust du siècle : or après plusieurs expériences il m’a semblé que ce goust se porte au galant et à la plaisanterie : […] ». La Fontaine, « Préface », Les Amours de Psyché, p. 54. 5 Voir p.ex. Jeanneret, « Introduction », La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 24- 26. 6 Voir pour la position dans le champ littéraire ainsi que pour l’esthétique de La Fontaine Georges Couton, La Poétique de La Fontaine, Paris, PUF, 1957 ; Jean- Pierre Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, Paris, 1970 ; Marcel Gutwirth, Un Merveilleux sans éclat : La Fontaine ou la poésie exilée, Genève, Droz, 1987 ; Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 393 article qui s’interroge sur la problématisation éthique et esthétique des Amours de Psyché et de Cupidon dans cet espace socio-culturel. 7 En répondant à cette question, j’essaierai de montrer que La Fontaine prit cette citation du chevalier Marin pour l’adapter d’une manière critique et ironique aux conditions du Premier Versailles. Ce qui unit les deux auteurs, c’est qu’ils se servirent tous les deux de cette formule pour mettre en scène leurs formes du self-fashioning : ils se problématisèrent ainsi en tant qu’auteurs d’œuvres littéraires, en tant qu’honnêtes hommes exemplaires et en tant que représentants d’une éthique civilisée de leurs époques. 8 Mais la citation de La Fontaine met aussi en relief la distance entre l’époque du chevalier Marin et la sienne et expose la différence qui existe entre l’inauguration d’une éthique et d’une esthétique nouvelle et la reproduction quasiment technique de cette éthique par la machine du roi. 9 Pour être plus précis : le chevalier Marin se présenta à Paris au début des années 1620 comme le modèle exemplaire mais inégalable d’un auteur en se référant à son propre modèle de la superatio littéraire. 10 Le monument littéraire par excellence de cette superatio était selon Marino et Jean Chapelain l’Adone, car le chevalier Marin créa avec cette épopée un genre nouveau, à savoir le ‘poème de paix’, qui montre non seulement l’esthétique de la nouveauté du chevalier Marin, mais intègre Patrick Dandrey, La Fabrique des Fables. Essai sur la poétique de La Fontaine, Paris, Klincksieck, 1991 ; Jean-Pierre Collinet, La Fontaine et quelques autres, Genève, Droz, 1992 ; Jean de La Fontaine, 1695-1995, XVII e siècle, 187, 47, (1995-2) ; Emmanuel Bury, L’Esthétique de La Fontaine, Paris, Sedes, 1996 ; Marc Fumaroli, Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Ed. De Fallois, 1997 ; Jean- Pierre Collinet, Visages de La Fontaine, Paris, Classiques Garnier, 2010 ; Catherine Grisé, Jean de La Fontaine, tromperies et illusions, Tübingen, Narr, 2010. 7 Michel Foucault, « Introduction », Histoire de la sexualité II. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, pp. 9-45, surtout pp. 23-35. 8 Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning. From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980. 9 Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine, Paris, Minuit, 1981. 10 Voir pour le concept de la superatio, c’est-à-dire pour l’émulation complète et parfaite de toutes les œuvres antérieures Götz Pochat, « Imitatio und Superatio : das Problem der Nachahmung aus humanistischer und kunsttheoretischer Sicht », Klassizismus : Epoche und Probleme, dir. J. Meyer zur Capellen et G. Oberreuter- Kronabel, Hildesheim, Olms, 1987, pp. 317-335 ; idem, « Imitatio und Superatio in der bildenden Kunst », Imitatio : Von der Produktivität künstlerischer Anspielungen und Missverständnisse, dir. P. Naredi-Rainer, Berlin, Reimer, 2001, pp. 11-47 ; Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche : Die novelletta in Giovan Battista Marinos Adone », Geschichte, Erinnerung, Ästhetik, dir. K. Dickhaut et S. Wodianka, Tübingen, Narr, 2010, pp. 175-194. Jörn Steigerwald 394 aussi une nouvelle éthique civilisée qui servit après de base à une éthique française spécifique, à savoir la galanterie. 11 Cette éthique se trouve pour sa part d’une manière exemplaire dans la Novelletta de l’Adone, c’est-à-dire dans l’histoire de Psyché et de Cupidon, que Cupidon raconte à Adonis dans le quatrième chant de l’épopée. 12 Pour La Fontaine, par contre, l’éthique et l’esthétique du chevalier Marin et de Chapelain avaient perdu leur sens quarante ans après leur création. Ils ne servaient plus qu’à la plaisanterie, même si ses contemporains comme Madeleine de Scudéry essayaient encore de les prolonger ou même de les transformer en une éthique galante. 13 L’imitation distanciée de la superatio du chevalier Marin permit par conséquent à La Fontaine de se présenter en tant qu’écrivain parfait et de représenter sa réalité en littérature en décrivant le mimétisme social et littéraire de son époque ; car la superatio littéraire de La Fontaine expose sa connaissance profonde de l’original italien et fait voir le hiatus entre l’original et les imitations contemporaines, qu’il essaie de surpasser en mérite dans ses Amours de Psyché et de Cupidon. 14 11 Voir pour la position du chevalier Marin autour de 1600 Francesco Guardiani, « Giovan Battista Marino’s L’Adone : A Key to Baroque Civilisation », The Image of the Baroque, dir. A. Scaglione et G.E. Viola, New York, Lang, 1995, pp. 73-91 ; voir aussi Marie-France Tristan, La Scène de l’écriture. Essai sur la poésie philosophique du Cavalier Marin (1569-1625), Paris, Champion, 2002 ; The Sense of Marino : Literature, fine Arts, and Music of the Italian Baroque, dir. F. Guardiani, New York, LEGAS, 1994 ; Marino e il Barocco, da Napoli a Parigi, dir. E. Russo, Alessandria, Ed. dell’Orso, 2009. Pour la galanterie française voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 et Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011 (à paraître). 12 Voir Bruno Porcelli, Le misure della fabbrica. Studi sull’Adone del Marino e Sulla Fiera del Buonarroti, Milano, Marzorati, 1980 et Jörn Steigerwald, « Meraviglioso Adone : Das Wunderbare als Lizenz episch-didaktischer Dichtung in Giovan Battista Marinos Adone », Erosionen der Rhetorik, Ambiguitäts- und Umsemantisierungsstrategien in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. V. von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011 (à paraître). 13 Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant. À propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 53-63. 14 Voir Françoise Graziani Giaccobi, « La Fontaine lecteur de Marino : Les Amours de Psiché, œuvre hybride », Revue de Littérature comparée, 232 (1984), pp. 389-397 ; Donné, La Fontaine et la poétique du songe, pp. 255-262 et Marc Fumaroli, « Politique et poétique de Vénus : l’Adone de Marino et l’Adonis de La Fontaine », Rome et Paris - Capitales de la République européenne des Lettres, avec une préface de Volker Kapp et une postface de Giovanni Pozzi, Hamburg, LIT, 1999, pp. 123- 133 ; voir aussi pour un contexte plus large John C. Lapp, The Esthetics of Negligence : La Fontaine’s Contes, Cambridge, Cambridge UP, 1971. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 395 Pour mettre en évidence le statut et la fonction de la superatio de La Fontaine dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, il faut tirer au clair le modèle marinesque et son adaptation lafontainienne. Pour cela, je me référerai d’abord à la préface et aux quatre amis qui se réunirent dans le parc de Versailles en analysant leur façon de se présenter dans le dialogue. Dans un deuxième temps, je me concentrerai sur les figures de la narration, c’est-à-dire sur Psyché, Vénus et Cupidon, pour décrire la représentation dans laquelle elles sont intégrées en la comparant avec le concept du chevalier Marin, décrit par Chapelain dans sa Lettre qui servit de préface à l’Adone. Pour finir, je me focaliserai sur l’énoncé, c’est-à-dire sur les descriptions données dans le dialogue ainsi que sur la mise en scène de la mythologie dans le texte du narrateur intradiégétique Poliphile, car La Fontaine donna non seulement une interprétation assez critique de la réalité par le biais de cette représentation littéraire, mais mit aussi en relief le mimétisme des dieux nouveaux dans leur imitation des dieux antiques. 1. Les honnêtes amis à Versailles ou la superatio du narrateur lafontainien 15 Le chevalier Marin est probablement l’auteur qui reflète le plus la situation socio-culturelle des écrivains dans la première moitié du XVII e siècle. C’est surtout dans ses lettres qu’il s’occupa de l’horizon d’attente, du goût et de la mode de son public. Ces Lettere furent publiées pour la première fois en 1627 à Venise, c’est-à-dire deux ans après la mort de l’auteur et connurent un très grand succès au long du siècle, ce qui se voit par plusieurs rééditions de ces lettres à Venise et Turin à la fin des années 20, puis une nouvelle fois dans les années 70. 16 La demande du public est selon Marin qu’il faut 15 Voir aussi Jean Demeure, « Les quatre amis de Psyché », Mercure de France, 15 janvier 1928, pp. 331-336 ; Nathan Gross, « Functions of the Framework in La Fontaine’s Psyché », Publications of the Modern Language Association of America, 84, 3 (1969), pp. 557-586 et Donné, La Fontaine et la poétique du songe, pp. 23-58. 16 La première édition des lettres de Giovan Battista Marino est la suivante : Lettere del Cavalier Marino : Gravi, Argute, Facete e Piacevoli, Con diuerse Poesie del medesimo non più stampate, Venezia, Baba, 1627 ; à laquelle suivent une deuxième édition de Venise (1628), une édition de Turin (1629) et une dernière édition de Venise (1673). Voir aussi sur le statut des lettres du chevalier Marin : « Da questo punto di vista non solo le lettere familiari e apologetiche, ma anche quelle dedicatorie e burlesche sembrano tutte concorrere a dar forma e sostanza al sogno perenne del poeta di conquistarsi une tale leadership letteraria, riconosciuta dalla classe dirigente (dai ‘prencipi’), quale mai aveva osato rivendicarsi lo scrittore rinascimentale, troppo sovente incapace di liberarsi economicamente dalla prote- Jörn Steigerwald 396 « accomodandosi al costume corrente ed al gusto del secolo », ou, dans la traduction de La Fontaine : « Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là je considère le goust du siècle : or après plusieurs expériences il m’a semblé que ce goust se porte au galant et à la plaisanterie ». 17 Néanmoins, il faut prendre en considération le fait que le chevalier Marin n’y exprime pas du tout sa solidarité avec son public, mais qu’au contraire, il présente ses compétences parfaites et sa supériorité en tant qu’auteur qui lui permettent d’écrire des œuvres selon le goût et la mode de son temps - s’il voulait le faire. La citation complète le montre bien : « Io pretendo di saper le regole più che non sanno tutti i pedanti insieme ; ma la vera regola, cor mio bello, è saper rompere le regole a tempo e luogo, accomodandosi al costume corrente ed al gusto del secolo ». 18 La connaissance parfaite de son public permet en conséquence à Marin à la fois de se positionner au-dessus de ses concurrents littéraires et de diriger le goût de son public selon ses humeurs en rompant les règles de la tradition. Vient s’ajouter à ceci un autre point central : selon le chevalier Marin, le goût de son siècle se porte vers la ‘novità’, la nouveauté, ce qui constitue une situation spécifique pour un écrivain qui veut s’accommoder à son public. La nouveauté pourrait théoriquement être réalisée au niveau des res, des choses, ou au niveau des verba, des mots, mais pour le chevalier Marin, il n’existe que la deuxième possibilité, car il ne veut pas transgresser les limites du système poétique, mais seulement transformer le système en occupant des positions qui y sont logiquement intégrées, sans pourtant être remplies. 19 L’exemple le plus connu du chevalier Marin est encore une fois zione dei nobili mecenati e di sottrarsi intellettualmente al ricatto del potere maligno esercitato sull’esistenza dalla ‘fortuna’ ». Marziano Guglielminetti, « Introduzione », Giambattista Marino, Lettere, éd. Marziano Guglielminetti, Torino, Einaudi, 1966, p. XI. 17 Marino, « Lettera 216, a Girolamo Preti (Napoli 1624) », idem, Lettere, pp. 394- 397, p. 396 ; La Fontaine, « Préface », idem, Les Amours de Psyché, p. 54. 18 Marino, « Lettera 216 », p. 396. Voir aussi l’argumentation de Marin dans la même lettre : « Intanto i miei libri, che sono fatti contro le regole, si vendono dieci scudi il pezzo a chi ne può avere ; e quelli che son regolati, se ne stanno a scopar la polvere delle librarie », p. 396. Pour ce contexte voir Jörg Robert, « Kryptomnesie und Kleptomimetik - Der Fall des Cavaliere Marino ». Novità - das ‘Neue’ in der Kunst um 1600: Theorien, Mythen, Praktiken, dir. U. Pfisterer et G. Wimböck, Berlin, diaphanes, 2011 (à paraître). 19 Voir p.ex. l’argumentation du chevalier Marin dans sa lettre à Claudio Achilini qui sert de préface à La Sampogna: « Tutti gli uomini sogliono esser tirati dalla propria inclinazione naturalmente ad imitare ; onde l’imaginative feconde et gl’intelletti inventivi, ricevendo in sé guisa di semi i fantasmi d’una lettura gioconda, entrano in cupidità di partorire il concetto che n’apprendono et vanno subito machinando Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 397 son ‘poème de paix’ Adone, qui s’intègre - au moins selon Chapelain - d’une manière parfaite dans le système poétique de l’épopée en changeant le système fondamentalement, car l’épopée de son temps ne s’oriente plus vers l’homme et les armes, comme elle l’avait fait depuis Virgile jusqu’au Tasse, mais vers l’amour et l’éthique civilisée. 20 La Fontaine suit les traces du chevalier Marin en déclarant au début de sa préface que son guide était Apulée, ainsi qu’il ne lui restait que la forme, c’est-à-dire les paroles qu’il avait formées selon le goût de son siècle. 21 Cependant, la déclaration de la considération du goût de son public n’exprime ni chez le chevalier Marin ni chez La Fontaine une solidarité avec le public, mais ne révèle rien d’autre que la revendication absolue de ces auteurs de leur superatio littéraire qui se montre au mieux dans l’usage qu’ils font de la parole, et non dans l’invention d’une matière nouvelle. Reste la question de savoir si et comment les quatre amis, qui se promènent dans le parc, représentent ce modèle de la superatio littéraire. Il me semble que l’exemple le plus évident de cette émulation se trouve tout au début de la promenade après la visite de la grotte de Thétis, quand Poliphile commence sa lecture. Mais cette visite nous donne déjà une première indication de la conscience de soi de ces amis. Au moment où les eaux de la grotte commencent à monter, les amis décident de s’en aller pour se distinguer des autres visiteurs : Les quatre amis ne voulurent point estre moüillez. Ils prièrent celuy qui leur faisoit voir la Grote de réserver ce plaisir pour le Bourgeois ou pour dal simile altre fantasie, et spesso peraventura più belle di quelle che son lor suggerite dalle parole altrui, ritraendo sovente da un conciso et semplice motto d’un poeta cose allequali l’istesso poeta non pensò mai, anch’egli ne porga l’occasione et ne sia il primo promotore. » Giovan Battista Marino, La Sampogna, éd. Vania De Maldé, Parma, Fondazione Pietro Bembo, 1993, pp. 47-48. 20 Jean Chapelain, « Lettre ou Discours de M. Chapelain à Monsieur Faverau, conseiller du Roy, en sa Cour des Aydes, portant son opinion sur le Poème d’Adonis du chevalier Marino », Giovan Battista Marino, L’Adone, éd. G. Pozzi, Milano, Adelphi, 1998, pp. 11-45. 21 « Voilà assez raisonné sur le genre d’écrire que j’ay choisi : venons aux inventions. Presque toutes sont d’Apulée ; j’entends les principales et les meilleures. Il y a quelques Épisodes de moy, comme l’avanture de la Grotte, le Vieillard et les deux Bergères, le temple de Vénus et son origine, la description des enfers. Et tout ce qui arrive à Psiché pendant le voyage qu’elle y fait ». La Fontaine, « Préface », Les Amours de Psyché, p. 54. Sauf que l’épisode autour du vieillard et des deux bergères connaît une source propre, à savoir l’épisode d’Erminia et du vieillard dans la Gerusalemme liberata de Torquato Tasso. Jörn Steigerwald 398 l’Alleman ; et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert de l’eau. 22 La prière ironique de réserver ce plaisir pour le bourgeois montre tout d’abord une estime de soi et une conscience de soi qui vont de pair avec une distinction spécifique. Mais la distinction sociale des quatre amis se transforme dans la description du narrateur hétérodiégétique en une distance visible entre les amis et les autres visiteurs et souligne ainsi leur statut différent qui n’a rien d’égal avec celui des bourgeois ou des visiteurs étrangers. Pour être plus précis : le narrateur met en relief la distinction basale entre les amis, qui appartiennent à la cour, et les bourgeois, qui viennent de la ville. 23 Après avoir trouvé leur place, les amis se rassemblent autour de Poliphile qui commence aussitôt la lecture de son œuvre nouvelle, Les Amours de Psyché et de Cupidon. Ce texte se présente dès le début comme un texte à la mode galante, c’est-à-dire comme un texte hybride, mêlé de prose et de vers. Mais sous cette analogie superficielle entre les textes qui suivent l’esthétique galante et le texte de Poliphile apparaît une différence fondamentale quand on y regarde de plus près : La cour de Néptune l’accompagna [i.e. Psyché]. Cecy est proprement matière de Poësie : il ne siéroit guère bien à la Prose de décrire une cavalcate de Dieux marins : d’ailleurs je ne pense pas qu’on pust exprimer avec le langage ordinaire ce que la Déesse parut alors. C’est pourquoy nous dirons en langage rimé, Que l’Empire flotant en demeura charmé. ... 24 En parlant ainsi, Poliphile prétend suivre le goût de son siècle de deux manières diverses : Il mêle la prose et la poésie selon le goût de l’esthétique galante, et il respecte les règles de la bienséance - et probablement aussi celles de la vraisemblance - qui réclament un style élevé pour la description des dieux. Cependant le premier vers - « C’est pourquoy nous dirons en langage rimé » - n’est rien d’autre qu’une ostentation de la compétence littéraire du narrateur intradiégétique, qui se présente par ce biais comme un écrivain qui connaît les règles de la poésie et qui les applique d’une manière exemplaire. Dans ces œuvres, Poliphile dédaigne alors consciemment la règle fondamentale de l’esthétique galante qui vise au « naturel » de celui 22 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 67. 23 Voir Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 et Alain Viala, « Les Signes Galants : A Historical Reevaluation of Galanterie », Yale French Studies, 92 (1997), pp. 11-29. 24 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 70. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 399 qui présente quelque chose et au style moyen de la représentation. 25 Au lieu de la grâce naturelle que toutes les personnes des conversations de Madeleine de Scudéry, Jean-François Sarasin, Madame de Villedieu et d’autres mettent en scène, Poliphile opte pour une forme de présentation de soi, une forme de self-fashioning qui souligne son appartenance à la cour et sa compétence littéraire, sinon son pouvoir en tant qu’écrivain, du fait qu’il suit et rompt les règles selon son humeur, comme l’avait fait le chevalier Marin à son époque. Une des règles fondamentales de l’esthétique galante était de plus de donner un cadre civilisé qui permettait aux membres de la cour et de la ville de s’y réunir pour avoir un échange social, un échange entre personnes issues de couches sociales différentes mais aussi de capitaux culturels divers. Un effet secondaire de cet échange fut la formation d’un habitus nouveau, à savoir le philosophe honnête homme, qui était d’un côté un vrai savant et qui avait, de l’autre, également tous les forfaits d’un honnête homme pour qu’il puisse plaire selon le lieu, le temps et les individus qui étaient présents. 26 Cette formation allait de pair avec l’exclusion de ceux qui n’étaient que des savants ou - pire encore - des érudits, voire des pédants, comme le montre la figure du gentilhomme dans le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault qui exclut, dans son discours, Socrate de la cour. 27 Cette exclusion des savants de la cour et le bannissement de toute conversation savante de ce même espace est d’autant plus remarquable si 25 Je ne cite que le Discours sur les œuvres de M. Sarasin de Paul Pellisson ou la conversation De l’air galant de Madeleine de Scudéry comme des exemples de l’esthétique galante. Voir aussi Alain Viala, « Le naturel galant », Nature et culture à l’âge classique (XVI e -XVIII e siècles), Actes de la journée d’études au Centre de recherche, « Idées, thèmes et formes 1580-1789 », 25 mars 1996, dir. Ch. Delmas et F. Gevrey, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997, pp. 61-76 ; Elizabeth MacArthur, « La fiction du naturel (cinq descriptions de Versailles : Scudéry, La Fontaine, Félibien, Morellet, Piganiol de la Force) », XVII e siècle, 181 (1993), pp. 501-517 et Jörn Steigerwald, « L’appropriation culturelle de la galanterie en Allemagne : Christian Thomasius lecteur de Madeleine de Scudéry », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 2008, 1/ 2, pp. 31-46. 26 Voir pour l’idéal du ‘philosophe honnête homme’ Alain Viala, « De la galanterie comme stratégie littéraire », L’Esthétique galante : Paul Pellisson, Discours sur les œuvres de M. Sarasin et autres textes, dir. A. Viala, Toulouse, Société des Littératures classiques, 1989, pp. 13-46 et pour la conception de l’honnêteté au XVII e siècle Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme, 1580- 1750, Paris, PUF, 1996. 27 Jacqueline Lichtenstein, « Socrate à la cour de Louis XIV », XVII e siècle, 150 (1986), pp. 3-18. Jörn Steigerwald 400 l’on regarde la conversation entre les quatre amis à la fin de la première partie des Amours. La pause que Poliphile fait après avoir raconté la chute de Psyché sert à ses amis Acante et Ariste pour commencer une dispute sur la meilleure forme poétique. Ce qui m’intéresse ici, ce sont moins les arguments de la discussion que le style de celle-ci. Acante et Ariste citent des autorités antiques, ils débattent la valeur de leurs arguments et ceux de l’adversaire, ils donnent des exemples littéraires et philosophiques pour fonder leur position, en bref : ils agissent dans le parc de Versailles comme s’ils étaient à l’école. Le contraste entre le lieu et la pratique sociale devient encore plus grand si l’on compare cette discussion à celle sur la valeur de la description qu’on trouve dans La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry : chez Scudéry, on ne trouve ni citation des autorités antiques, ni exemples littéraires, ni dispute, mais plutôt une « conversation naturelle », c’est-à-dire une conversation galante sur la description littéraire, qui respecte les règles de l’espace social et réel du Premier Versailles. 28 On arrive au même résultat mais par une autre voie si l’on considère le Dialogue sur la question s’il faut qu’un jeune homme soit amoureux de Jean-François Sarasin, dans lequel les participants renoncent explicitement à la manière selon laquelle on discute à l’école pour inventer une forme nouvelle d’échange entre philosophes honnêtes hommes, à savoir le dialogue galant. 29 En revanche, Acante et Ariste se présentent en tant que représentants du champ littéraire et s’autorisent à discuter à leur façon, et non selon celle requise par l’espace de Versailles. Ils montrent ainsi volontairement et consciemment leur capital culturel et réclament par ce biais une position dans l’espace social qui leur est due à cause de leurs compétences littéraires, et non à cause de leurs compétences sociales. En bref : l’excellence au niveau littéraire exige selon les quatre amis une position adéquate au niveau social. 28 Voir Delphine Denis, « Du Parterre aux Promenades : une scène pour la littérature du XVII e siècle », XVII e siècle, 209 (2000), pp. 655-670 ; Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant » ; idem, « Die Selbstdarstellung der Galanterie im Dialog - am Beispiel von Madeleine de Scudérys De la conversation », Der Dialog im Diskursfeld seiner Zeit. Von der Antike bis zur Aufklärung, dir. K. W. Hempfer et A. Traninger, Stuttgart, Steiner, 2010, pp. 341-359. 29 Voir : « Je m’accommoderai même à votre manière de philosopher, qui est, sans doute, la plus propre pour la conversation, et de laquelle je me sers volontiers, quoiqu’elle ne soit pas si sévère que celle que nous pratiquons d’ordinaire. […] Ainsi donc, je continuerai de bannir de notre discours ces syllogismes de l’école qui donnent la migraine à ceux qui s’attachent à les comprendre et à les résoudre ». Jean-François Sarasin, « S’il faut qu’un jeune homme soit amoureux. Dialogue », Œuvres de Jean-François Sarasin, éd. P. Festugières, Paris, Champion, 1926, vol. 2, pp. 146-232, p. 189. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 401 Reste un point important, car la superatio vise à deux niveau divers de la narration : au niveau de l’intradiégèse la dispute ne connaît ni de gagnant ni de vrai résultat, car Poliphile interrompt la discussion de ses amis et leur propose de continuer la visite du jardin avant qu’il ne reprenne la lecture de son histoire. Ainsi il dépasse la petite querelle de ses amis et se montre - ce qui est plus important - supérieur à eux : c’est lui qui règle la conversation et les manières de ses alentours. Au niveau de l’extradiégèse par contre, la discussion d’Acante et d’Ariste va de pair avec la narration de Poliphile, car le narrateur hétérodiégétique, voire lafontainien inclut la narration intradiégétique de Poliphile et la discussion d’Acante et d’Ariste dans sa propre narration en accentuant d’une manière ironique sinon ludique la narration au lieu de la dispute. Autrement dit : le narrateur extradiégétique souligne la supériorité de sa mise en scène poétique sur la description littéraire - comme le faisait Madeleine de Scudéry - et surtout sur la description académique - suivant le modèle de Félibien - du Premier Versailles ; pour y obtenir la première place en tant que « fabricateur » de ce lieu et par ce biais de la conception nouvelle de la civilisation française de Louis XIV. 30 2. La mise en scène des figures dans la narration de Poliphile La nouveauté des adaptations italiennes du mythe de Psyché consistait au seizième et dix-septième siècle dans la subjectivation de la narration : ce n’était plus une vieille femme cruelle qui racontait à une jeune et belle victime l’histoire de Psyché et de Cupidon, c’était au contraire Cupidon luimême qui racontait l’histoire de son amour, soit à un berger, soit à un tiers, comme le fait Amour dans l’Adone du chevalier Marin. 31 Dans tous les cas, 30 Voir pour le concept de la ‘fabrication’ Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, London/ New Haven, Yale UP, 1992 ; voir aussi Michel Jeanneret, « Introduction », La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 39-42. 31 Pour la tradition du mythe de Psyché voir Véronique Gély, L’Invention d’un mythe : Psyché. Allégorie et fiction ; du siècle de Platon au temps de La Fontaine, Paris, Champion, 2006 ; Jörn Steigerwald, « Psyche », Mythenrezeption - die antike Mythologie in Literatur, Kunst und Musik von den Anfängen bis zur Gegenwart (Der Neue Pauly, Supplement 5), dir. M. Moog-Grünewald, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 2008, pp. 622-630. Pour la réactualisation du mythe de Psyché au XVI e siècle en Italie voir Bodo Guthmüller, « Amor und Psyche in Mantua. Zur Psiche des Ercole Udine », Der Mythos von Amor und Psyche in der europäischen Renaissance, dir. J. Jankovics et K. Németh, Budapest, Balssi Kiadó, 2002, pp. 69-82 ; Rainer Stillers, « Erträumte Kunstwelt. Niccolò da Correggios Fabula Psiches et Cupidinis (1491) », idem, pp. 131-150 et Lionello Sozzi, Amore e Psiche, un mito dall’allegoria alla parodia, Bologna, Mulino, 2007. Jörn Steigerwald 402 l’histoire sert d’exemple à l’auditeur, en l’instruisant non seulement sur la manière d’aimer qui doit être préférée, mais en lui donnant aussi des exemples négatifs d’un amour transgressif pour qu’il puisse s’orienter parfaitement sur la « carte d’amour ». 32 De plus, tous ces récits se basent sur une éthique implicite qui n’enseigne pas théoriquement ce qu’est l’amour, mais qui donne des exemples pratiques qui servent de points d’orientation. Dans la narration de Poliphile, par contre, on ne rencontre ni l’un ni l’autre. La subjectivité de la narration qu’on y trouve est une subjectivité de la part du narrateur, qui souligne qu’il s’agit de son récit, et non pas du récit de quelqu’un d’autre. La phrase déjà citée - « C’est pourquoy nous dirons en langage rimé » - montre cette forme nouvelle de la subjectivité, attendu que c’est le narrateur Poliphile qui parle ici et qui met en évidence sa compétence littéraire et non pas Amour ou Cupidon qui parle de son amour envers Psyché. Reste la question de savoir de quelle manière Poliphile transforme les figures de sa narration et ce qu’elles présentent dans leurs pratiques. Pour répondre à cette question, je voudrais prendre Jean Chapelain comme guide en suivant son argumentation dans sa Lettre sur l’Adone. Selon Chapelain, il y a trois points fondamentaux qu’il faut regarder pour estimer la valeur d’un texte littéraire, à savoir la nouveauté de l’espèce, l’élection du sujet et la foi qu’on peut y ajouter. 33 La nouveauté de l’Adone consiste en la mise en scène d’une action illustre durant un temps de paix, ce qui fait que l’épopée se constitue comme un poème de paix. Le choix du mythe d’Adonis va selon Chapelain parfaitement de pair avec la nouveauté, car cette histoire se déroule en paix et se base sur un amour tragique qui sert à acheminer l’homme à la vertu par la purgation des passions illicites. La foi qu’on peut ajouter à l’histoire résulte finalement du merveilleux et de la diversité des sujets de la narration, même si l’importance se concentre sur le merveilleux. Pour être plus précis : le merveilleux de l’épopée résulte surtout des personnages choisis, car seule la grandeur des dieux antiques permet la représentation vraisemblable d’une telle action illustre mais tragique, qui consiste en la purgation finale de l’amour déréglé de Vénus. 34 Le lecteur pour sa part 32 Voir Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche » et idem, « Meraviglioso Adone ». Voir aussi pour le contexte historique Au pays d’Eros. Littérature et érotisme en Italie de la Renaissance à l’âge baroque, dir. F. Glenisson, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1988. 33 Chapelain, « Lettre », Marino, Adone, p. 13. 34 Voir aussi François Bouthier, « L’educazione secondo il cavalier Marino. Mercurio e Venere maestri di Adone », Studi italiani, XVV (2000), pp. 47-58 et Giorgio Bàrberi Squarotti, « Il tragico negato : Adone, XIX », Critica letteraria, XXX, 114, 2-3 (2002), pp. 441-452. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 403 regarde de loin les actions illustres des dieux amoureux et peut ainsi prendre en considération les effets d’un amour réglé ainsi que les effets d’une passion illicite par les exemples donnés dans la narration. L’exemplarité et la grandeur des dieux antiques servent alors de base pour une distance nécessaire entre l’histoire narrée et le lecteur et exhibent en même temps l’utilité de la littérature pour la pratique sociale dans l’espace réel. La nouveauté des Amours de Psyché et de Cupidon ne résulte pas d’une action illustre au niveau de l’histoire ou de l’inauguration d’un genre nouveau. C’est plutôt la forme hybride, qui combine la prose avec la poésie ainsi que la mythologie antique avec la réalité actuelle en un texte qui fait que les Amours de Psyché peuvent être regardés comme une œuvre qui a le droit de proclamer une certaine nouveauté. Il me semble de plus que la nouveauté de Psyché résulte aussi de sa conception en tant que description du Premier Versailles, un Versailles qui était à cette époque encore en construction et permettait ainsi plusieurs conceptions possibles - La Fontaine en proposa une, même si sa proposition n’eut pas de succès. Le choix du mythe de Psyché ne décrit pas une compétence spéciale du narrateur - et par ce biais de l’auteur - car ce sujet avait déjà été traité maintes fois dans les années passées. De plus, ce mythe ne connaît aucune utilité pour le lecteur ou le spectateur, vu que les actions et les passions de Psyché mènent à une fin singulière, à savoir la métamorphose d’une femme en une déesse. Cependant, le choix de ce mythe provoque une concurrence explicite avec d’autres auteurs de l’époque et pose à la fois la question de savoir qui est celui qui a la plus grande compétence littéraire et qui a la possibilité de rendre le plus grand service au public. 35 Et, bien sûr, Poliphile connaît la réponse à la question comme la connaît La Fontaine… La foi qu’on peut ajouter à la narration des narrateurs extraet intradiégétiques me semble être le point crucial des Amours. Au temps du chevalier Marin et de Chapelain, les dieux antiques étaient des êtres divins et les hommes des êtres humains, ce qui permettait de dépeindre des passions tragiques qui avaient une utilité pour les lecteurs. Au temps de La Fontaine par contre, les hommes jouent les rôles des dieux, ou, pire encore, prétendent être des dieux antiques sans l’être. 36 La mise en scène allégorique 35 Tous les membres du cercle de Nicolas Fouquet se trouvent à peu près dans la même situation après la débâcle de la fête de Vaux-le-Vicomte : ils sont confrontés avec une situation nouvelle - à savoir le Premier Versailles - dans laquelle ils essaient plus ou moins de trouver leur propre situation : envers le roi, en face des institutions nouvelles et - bien sûr aussi - en face de leur ancien mécène. 36 Voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV ainsi que les études classiques de Réné Demoris, « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle : le portrait du Roy Jörn Steigerwald 404 du roi et de sa cour met ainsi en relief le mimétisme humain des actions illustres des dieux et soulève la question de savoir comment on peut restituer l’utilité de la littérature si les conditions cadres ne permettent plus de le faire selon la manière traditionnelle. La réponse de Poliphile consiste à mon avis en l’appropriation des faits donnés par la cour et la ville dans la littérature : si les hommes essaient d’être des dieux, pourquoi ne pas mettre en scène des dieux qui ressemblent plutôt à des êtres humains ? C’est pourquoi ni Psyché, ni Cupidon ni Vénus n’ont une grandeur exemplaire et la raison pour laquelle la première se présente comme une très belle jeune femme qui connaît tous les défauts de son sexe - du moins, selon les stéréotypes de son époque et hors du cercle des précieuses - et pourquoi son amant Cupidon ressemble plutôt à un jeune amant, un peu instable dans sa passion et même un peu cruel dans son relation avec elle. Leur amour ainsi que leur mariage et la divinisation de Psyché suivent le cadre donné par Apulée et se réfèrent même à la nouvelle éthique d’amour de la galanterie, qui connaît pour la première fois une relation d’amour et d’amitié dans le mariage - sans y ajouter trop de foi. 37 Vénus pour sa part se présente comme une femme décatie et alors jalouse de sa jeune concurrente. Elle craint le moment où elle deviendra grand-mère et devra ainsi réaliser qu’elle n’est plus jeune, aimable et belle, mais vieille, despotique et « démodée ». Je ne cite qu’un exemple assez ironique, mais aussi assez misogyne : Ces extrémitez où s’emporta la Déesse marquent merveilleusement bien le naturel et l’esprit des femmes : rarement se pardonnent-elles l’avantage de la beauté : et je dirai en passant que l’offense la plus irrémissible parmy ce sexe, c’est quand l’une d’elles en défait une autre en pleine assemblée ; cela se venge ordinairement comme les assassinats et les trahisons. 38 Les protagonistes sont ainsi humanisés et servent d’une manière nouvelle, mais actuelle, à acheminer les lecteurs à la vertu. De plus, la représentation des êtres humains, c’est-à-dire des protagonistes « normaux », ne permettait pas une telle critique ironique, car l’esthétique galante se porte surtout sur des êtres idéaux et sur leurs adversaires, sur des êtres totalement corrompus ; elle ne connaît pas les êtres vraiment humains, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui ne sont pas complètement parfaits, mais qui par Félibien », Revue des Sciences humaines, XLIV, 172 (1978), pp. 9-30 et de Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981. 37 Voir Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs: La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 118, 3 (2008), pp. 237-257. 38 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 70. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 405 connaissent des défauts et qui ont aussi des qualités. En bref, La Fontaine suit ainsi sa manière de représenter la réalité dans la littérature qu’il avait initiée avec ses Contes et surtout avec ses Fables en l’adaptant à l’esthétique galante. 39 3. La mise en scène du mimétisme de la cour et de la ville dans Les Amours de Psyché et de Cupidon Une des grandes nouveautés de l’Adone était selon Chapelain l’importance que donnait le chevalier Marin à la description des bâtiments, des palais, des jardins etc., car celle-ci va de pair avec la mise en scène des qualités morales des personnes qui y habitent. 40 Ainsi, l’espace et les personnes forment une unité. Cela se voit dans l’épopée p.ex. à l’occasion de la description des jardins et des tours dans le palais de Vénus et d’Amour qui représentent une anthropologie littéraire des sens humains et par ce biais une éthique descriptive qui sert de base à la compréhension de l’histoire de Psyché et de Cupidon et à celle de Vénus et d’Adonis. Dans les Amours, par contre, la description des bâtiments ne donne plus d’orientation au lecteur, car la cabane du vieillard que Psyché rencontre après sa chute ne montre ni la pauvreté ni l’amoralité des habitants, au contraire, elle symbolise la recherche d’une retraite pour éviter les intempéries de la vie à la cour. Les palais de Cupidon ou de Vénus pour leur part ne peuvent pas être considérés comme des espaces privilégiés de l’amour, mais comme des espaces d’un pouvoir tyrannique des dieux qui regardent surtout leurs besoins - et non ceux des autres ou ceux de leurs sujets. La description met ainsi en relief la différence entre une représentation superficielle et une présentation réelle, qui ne vont plus de pair dans le temps actuel. De plus, la description montre que la représentation dépend plus de la mise en scène d’un tiers que du naturel de celui qui est représenté, et souligne ainsi l’importance des compétences artistiques pour la fabrication d’un État, voire d’un roi idéal pour le Premier Versailles. Reste une seule mais importante exception, le temple que Myrtis à donné à Vénus. L’histoire de la construction de ce temple est intégrée dans une digression qui ne se trouve que chez La Fontaine et qui met en scène la différence entre la beauté et la grâce, personnifiées par Mégano et Myrtis. Toutes les deux furent envoyées par leur peuple au roi de Lydie pour qu’il 39 Voir aussi Alain Viala, « ‘Si Peau d’Âne m’était conté…’ ou les frontières de la galanterie », Littératures classiques, 69 (2009), pp. 79-88. 40 Chapelain, « Lettre », Marino, Adone, pp. 16-17. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant ». Jörn Steigerwald 406 puisse choisir sa femme entre les deux. Même si Mégano était plus belle que Myrtis, elle ne put évoquer l’amour du roi qui aimait Myrtis à cause de ses charmes. Après cette défaite, Mégano mourut d’une manière lamentable tandis que Myrtis savoura les plaisirs d’un vrai amour matrimonial. Mais elle ne se contenta pas de cet état, elle voulut aussi remercier Vénus de sa grâce en lui faisant bâtir un temple après sa mort. C’est alors le roi luimême qui laissa bâtir le temple avec deux mausolées, un pour elle et lui, et l’autre pour Mégano, en donnant une mémoire permanente à la contingence de la grâce ainsi qu’à la disgrâce des rois. 41 La règle qui s’en suit et qui est lisible dans les inscriptions du temple ainsi qu’à la fin de l’histoire de Psyché n’est autre que tous les rois aiment le plaisir. La seule règle, c’est le plaisir, mais le plaisir est un nom pour des choses diverses et quelquefois seulement un euphémisme pour des choses assez concrètes, comme Poliphile l’insinue à la fin de son histoire et dans l’épilogue : l’enfant de Psyché et de Cupidon porte dans l’histoire d’Apulée le nom de Voluptas, de volupté, un nom qui fut changé pendant la Renaissance italienne en Diletto, c’est-à-dire en plaisir esthétique, mais aussi plaisir sensuel. Le fils de Psyché et de Cupidon porte dans l’histoire de Poliphile de nouveau le nom de Volupté et se présente en tant que plaisir sensuel, sinon volupté dans le sens épicurien du terme. Une interprétation qui ne déplaît pas aux amis de Poliphile. 42 Cependant, si le Premier Versailles peut être considéré comme un espace qui suscite de telles fantaisies et - de plus - qui est regardé par les amis comme le lieu préféré de la mise en scène de ces fantaisies, que reste-t-il de l’éthique et de l’esthétique galantes ou plus précisément : il se pose la question de savoir ce qu’est la réalité du Premier Versailles. La réponse de Poliphile et celle de La Fontaine se réfèrent à trois niveaux divers : 1° Le Premier Versailles n’est pas une cour exemplaire, mais plutôt la tentative de mise en scène d’une telle cour et - pire encore - une cour dans laquelle règne le plaisir sinon la volupté et non pas les grâces. 2° Les pratiques sociales des habitants de Versailles montrent qu’ils ne connaissent ni les règles de la distinction ni les manières parfaites de l’imitation, ce qui transparaît dans leur mimétisme des dieux antiques. 3° Seuls les quatre amis et surtout Poliphile montrent qu’ils connaissent leur métier et qu’ils ont la compétence nécessaire pour la mise en scène adéquate d’une représentation mythologique sous les conditions actuelles de la cour et de la ville. Ainsi se présentent-ils en tant qu’artistes 41 Voir La Fontaine, Les Amours de Psyché, pp. 180-181. 42 La Fontaine, Les Amours de Psyché, p. 220. Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine 407 parfaits par la superatio de leurs prédécesseurs ainsi que par celle de leurs contemporains. Mais qui estime une telle approche qui ne met en évidence que la propre infériorité de quelqu’un envers la supériorité d’un autre ? Au moins, personne de la cour et de la ville. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Entre révérence et impertinence : la cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 G OULVEN O IRY (Université Paris-Diderot / Institut d’Urbanisme de Lyon) Notre regard sur la dramaturgie comique du début des années 1630 semble largement dépendre de l’interprétation que l’on donne des premières comédies de Corneille. La critique 1 a montré que l’auteur de Mélite, de La Veuve, de La Galerie du Palais, de La Place Royale et de La Suivante 2 invente un rire « honnête », conforme aux aspirations de la haute société parisienne. Le théâtre cornélien s’arroge un « prestige mondain » 3 en exprimant les valeurs propres à l’élite polie. L’exaltation de la civilité n’équivaut pas, toutefois, à une apologie univoque des manières de cour. Certains textes, tels Alizon de Discret, Le Railleur d’André Mareschal ou Les Vendanges de Suresnes de Pierre Du Ryer, donnent de l’univers curial et des personnages aristocratiques qui le fréquentent une représentation critique, sinon une satire corrosive. A la lumière d’une dizaine de pièces des années 1629-1635 4 , nous verrons que la 1 Voir notamment Colette Scherer, Comédie et société sous Louis XIII. Corneille, Rotrou et les autres, Paris, Nizet, 1983 ; Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme, 1580-1750, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1996, pp. 111-114 ; Véronique Sternberg, « Morale et civilité sur la scène comique au XVII e siècle », Littératures classiques, 58 (2006), pp. 177-190. 2 Mélite ou les Fausses Lettres, La Veuve ou le Traître trahi et La Galerie du Palais ou l’Amie rivale sont jouées respectivement lors des saisons 1629-1630, 1631-1632 et 1632-1633. Elles sont publiées en 1633, 1634 et 1637. La Place Royale ou l’Amoureux extravagant et La Suivante sont représentées durant la saison 1633-1634, imprimées en 1637. 3 Colette Scherer, op. cit., p. 23. 4 Outre les cinq comédies de Corneille mentionnées, nous avons pris en considération La Comédie des comédies de Du Peschier (1629), Les Galanteries du Duc Goulven Oiry 410 comédie dessine une vision ambiguë du courtisan et, sur ces bases, nous chercherons à interpréter les rapports qui se nouent entre la cour et la ville sous Louis XIII. La cour sur la scène comique, avant 1630 Pour saisir au mieux l’originalité qu’apporte le théâtre du début des années 1630, il importe de le mettre en regard de la tradition comique antérieure. A la Renaissance et au début du XVII e siècle, la cour est quasiment absente de la dramaturgie comique. La comédie française représente une ville, généralement Paris, pour mettre en scène une humanité moyenne, d’extraction essentiellement bourgeoise, mais aussi populaire. Les rares allusions à l’univers curial se lestent le plus souvent d’une signification satirique. Le marchand Josse apparaît ainsi dans les Esbahis de Jacques Grévin (représentés en 1560) pour stigmatiser la cruauté des « gens de court », et l’impunité avec laquelle ils trompent les « pauvres » citadins : non contents de leur rendre la vie toujours plus chère, ces « gentilshommes » leur voleraient leurs femmes 5 . Dans Le Morfondu de Pierre de Larivey (publié en 1579), le valet Lambert raille les embrassades démonstratives des galants Charles et Philippes, en comparant leurs « caresses » aux « nyaiseries » des courtisans 6 . L’aristocratie n’est habituellement évoquée que pour être moquée. Avatars d’une longue tradition ouverte par Plaute, les figures de soldats fanfarons permettent de tourner en dérision l’élite guerrière, ou du moins ceux qui prétendent en faire partie. Le miles gloriosus se montre fasciné par un univers nobiliaire qu’il érige systématiquement, et donc comiquement, en modèle absolu. Illustration caricaturale du type, le capitaine des Ramoneurs (1624) n’a de cesse de se réclamer de la cour : CAPITAINE : Apprend que les plus hupez de la Cour s’imputent à grandissime honneur lorsque je me familiarise avec eux de la sorte. d’Ossonne de Mairet (jouées en 1632, publiées en 1636), Les Vendanges de Suresnes de Du Ryer (jouées en 1633 ou 1634, imprimées en 1635 ou 1636), Alizon de Discret (jouée probablement en 1635, publiée en 1637) et Le Railleur de Mareschal (écrit en 1634 ou 1635, publié en 1637). La sélection ne se veut pas exhaustive. 5 Jacques Grévin, Les Esbahis, scène 1 de l’acte I, vers 8-33, Paris, Honoré Champion, « Société des Textes Français Modernes », édition d’Elisabeth Lapeyre, 1980, pp. 91-92. 6 Pierre de Larivey, Le Morfondu, scène 4 de l’acte I, dans : Ancien Théâtre François ou Collection des ouvrages dramatiques les plus remarquables depuis les mystères jusqu’à Corneille, Paris, Chez Pierre Jannet, tome V, « Bibliothèque Elzévirienne », 1855 ; Kraus Reprint, Millwood, N.Y., 1982, p. 308. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 411 PHILIPPES : Je ne desire point de rien apprendre en si mauvaise Ecole 7 . Inscrit dans l’orbite royale, le gentilhomme mégalomane se conçoit luimême comme l’astre central d’une petite cour. Mais son entourage grotesque ne rassemble qu’une foule de rôtisseurs, pâtissiers et autres taverniers : CAPITAINE : Ce mariage me remet en credit, redonne une petite Cour à ma suite, de paumiers, Taverniers, rotisseurs, parfumeurs, Barbiers d’Estuves et paticiers, qui se ruent à qui premier accolera la cuisse du Capitaine Scanderberg. Importunitez qui commancent à me facher, et qui m’obligeront de prendre quatre Suisses pour leur empecher l’abord de ma personne, si necessaire à la France. 8 Le Capitaine a beau rêver de la cour, il demeure un homme de la ville, et des plus ridicules. Cette même comédie des Ramoneurs esquisse une critique des manières et des dépenses ostentatoires des courtisans. La maquerelle Claude préfère de vieux bourgeois solvables à de jeunes courtisans prompts à payer en monnaie de singe : « J’aime mieux voir chez moy de ces Vieillards posez qui ont l’escarcelle bien garnie, que ces jeunes écervelez de Courtisans qui ne payent qu’en gambades, et croyent qu’on leur en doive de retour » 9 . Parmi les pièces comiques de la Renaissance et des débuts du XVII e siècle, seule la comédie des Néapolitaines de François d’Amboise (1584) semble traduire un regard positif sur la cour. Le protagoniste Augustin est parti retrouver son amante Angélique. Loys, son serviteur, donne le change à Ambroise, marchand parisien et père du jeune homme. Il lui fait croire qu’Augustin presse des courtisans de ses assiduités intéressées. Le prétexte, inventé, ne nous en renseigne pas moins sur l’image qui était associée aux hommes de cour. Les courtisans constituent une protection et une clientèle, une espérance de gains et de gratifications sociales. Leur faveur est donc activement recherchée par les citadins : LOYS : Sire, je viens d’avec mon maistre. AMBROISE : Où l’as-tu laissé ? (…) LOYS : En bonne compagnie, avecques gens de bien qui luy peuvent beaucoup ayder et à vostre maison. 7 Les Ramonneurs. Comédie anonyme en prose, scène 5 de l’acte II, Paris, Librairie Marcel Didier, « Société des Textes Français Modernes », édition critique d’Austin Gill, 1957, p. 55. 8 Idem, acte III, scène 5, pp. 88-89. 9 Idem, acte V, scène 5, p. 147. Goulven Oiry 412 AMBROISE : Quelles gens sont-ce ? LOYS : Ce sont des seigneurs de la court qui sont naguères venus en ceste ville. AMBROISE : Et quelle affaire avoit-il avec eux ? LOYS : Du temps qu’il a esté à la court par vostre commandement, il leur a vendu plusieurs choses, quelquefois à credit, et quelquefois argent content, leur delivrant tousjours tres bonne marchandise, à pris raisonnable. Par ce moyen, il a si bien gaigné leur amitié, qu’ils luy veulent à present beaucoup de bien et en font cas. J’ay veu souvent qu’ils luy ont fait de bonnes offres. Maintenant qu’ils sont en ceste ville, il n’a voulu faillir de les aller voir, et leur tient bonne compagnie pour entretenir leur amytié. Ce n’est pas tout d’aquerir des amis, il les faut garder. AMBROISE : Et bien ! quel profit en peut-il avoir ? LOYS : A ! sire, vous l’entendez trop mieux que moy ! AMBROISE : Et comment ? LOYS : N’estimez-vous rien avoir accointance avec gens d’auctorité et de credit ? Premièrement, vous leur vendez mieux vos marchandises que aux autres, car estant nourris aux grandeurs, ils ont le cœur plus grand et sont plus liberaux ; davantage vous aquerez un appuy, un support contre vos ennemis pour le repos de la vieillesse, et à vos enfans donnez le moyen d’esperer des estats et des benefices, s’ils sont gens de bien, ce que tous vos escuz ne sçauroient faire. 10 Le prologue des Néapolitaines affirme très fortement l’ancrage parisien de la pièce en même temps qu’il revendique le bien dire des gens de cour. Le propos liminaire fait d’Augustin l’emblème de l’intrigue : Voicy venir un enfant de Paris assez secret et discret en ses amours, qui aura l’honneur d’entamer ce gasteau. Oyez-le, s’il vous plaist, avec faveur et attention. Il dit assez proprement et parle bon courtisan pour un homme de sa sorte, car au temps qui court chacun veut prendre un peigne et s’en mesler ; chacun veut ecorcher le renard. 11 L’hommage aux belles façons pourrait n’être qu’apparent. Si le savoir-vivre courtisan est défini comme la pierre de touche du raffinement, ce n’est pas sans une certaine malice. 10 François d’Amboise, Les Néapolitaines, acte II, scène 7, dans : Théâtre français au XVI e et au XVII e siècle, ou choix des comédies les plus curieuses antérieures à Molière, Paris, Laplace et Sanchez, édition d’Edouard Fournier, 1871 ; Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 145. 11 « Prologue ou avant-jeu », idem, p. 134. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 413 Lorsque la comédie des années 1550-1630 parle de la cour, c’est donc d’abord avec irrévérence, laquelle n’exclut pas toujours une admiration inavouable. Certaines farces, comme celles que l’on attribue à Tabarin, radicalisent cette ambivalence. Le Recueil général des rencontres, questions, demandes et autres œuvres tabariniques avec leurs responses (1622), qui se présente comme une transcription a posteriori des bons mots du farceur de la Place Dauphine, est adressé aussi bien aux courtisans qu’aux bourgeois et au peuple de Paris. « Le courtisan » est censé « y apprendre une diversité et changement correspondant à son humeur » 12 . Pourtant, l’aristocratie et son mode de vie luxueux font surtout l’objet de sarcasmes. Les dialogues opposent un maître idéaliste à son valet Tabarin, trivial, facétieux et provocateur. Le premier fait volontiers référence à la cour. Les Grands servent de caution à son pédant propos. Tabarin, à l’inverse, dénigre plaisamment les courtisans en faisant valoir les métiers de Paris ou en réhabilitant les fripons 13 . L’antithèse entre la cour et la ville populaire est l’un des supports de la confrontation entre le Maistre et son turbulent valet, l’un des pivots du processus de rabaissement burlesque. Tabarin affirme appartenir à la noblesse de sang « car (son) père estoit boucher » 14 . Galants et « muguets » sont impliqués dans une série de railleries, qui compromettent la courtoisie dans des blagues scatologiques ou sexuelles 15 . La moquerie culmine dans la « fantaisie » suivante : TABARIN : Qui sont ceux qui sont les mieux suivis ? 12 « A messieurs les disciples et sectateurs ordinaires de la philosophie de Tabarin, Docteur Regent à Paris, en l’Université de l’Isle du Palais », dans les Œuvres complètes de Tabarin avec les rencontres, fantaisies et coq-à-l’âne facétieux du Baron de Gratelard. Et divers opuscules publiés séparément sous le nom ou à propos de Tabarin. Le tout précédé d’une Introduction et d’une Bibliographie Tabarinique, Paris, P. Jannet, édition de Gustave Aventin, 1858, tome I, p. 9. 13 Dans l’« Inventaire universel de toutes les fantaisies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres et conceptions de Tabarin », idem, tome II, voir les « Fantaisies et dialogues » XII (Qui sont les plus prodigues, pp. 48-49), XXX (Quel est le mestier le plus honorable, pages 77-78), XXXIV (Quel est l’homme le plus glorieux, pp. 84-85) ou LIII (Qui sont ceux qui ne doivent rien à personne, pp. 115-116). 14 Op. cit., tome I, question XXIX En quoy consiste la noblesse, p. 74. 15 Dans le « Recueil général des rencontres, demandes et responses tabariniques », op. cit., tome I, voir les questions XXV (Qui sont ceux qui sont les plus courtois, pp. 67- 68) et XXXII (A qui on doit porter plus de reverence : à un estron, ou à du musc, pp. 79-80). Dans « La seconde partie des questions et rencontres de Tabarin », op. cit., tome I, voir la question XII (Qui sont les meilleurs tripotiers de la France, pp. 161- 162). Goulven Oiry 414 LE MAISTRE : Ceux qui ont plus de suite sont ordinairement les grands de la cour… Les grands sont tousjours les mieux suivis, car ils sont les plus courtisez ; jouxte qu’un nombre infini de personnes de qualité se joignent à eux, les uns pour y avoir quelques places, les autres pour pratiquer quelque charge et y gagner le maniement de quelque office, les autres pour s’y mettre à l’abry et se deffendre des torts, injures et malefices dont on pourroit user envers eux. Enfin chacun est bien aise d’avoir accès chez les grands pour se renommer d’eux. Il n’y a personne qui ne tienne à grande faveur d’estre à leur suitte. TABARIN : Ce n’est pas là où gist le lièvre, mon maistre. Ceux qui sont tousjours les mieux suivis sont les gueux, car ils ne cheminent jamais sans un escadron de poux, et des plus gros ; ils ont une avant-garde, arrièregarde, cornette, cavallerie et infanterie pour le champ de bataille. Il est d’ordinaire dans leurs chausses ; c’est le rendez-vous de toute la compagnie 16 . La retombée burlesque nous fait passer du visage lumineux du courtisan aux chausses du vilain. Les « poux » des manants font pendant aux « courtoisies » des Grands, alors que la gueuserie est dépeinte comme une noblesse d’épée parodique. De l’honnêteté à la théâtralité : le Paris mondain dans les comédies de Corneille C’est en rupture avec ce rire extrêmement leste que Corneille conçoit ses premières comédies. Dans l’ « Examen » de Mélite, écrit en 1660, le dramaturge lie le succès de sa pièce à la volonté de distinction qu’elle mettait en œuvre : La nouveauté de ce genre de Comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune Langue, et le style naïf, qui faisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit. On n’avait jamais vu jusque-là que la Comédie fit rire sans Personnages ridicules, tels que les Valets bouffons, les Parasites, les Capitans, les Docteurs… 17 16 « Inventaire universel de toutes les fantaisies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres et conceptions de Tabarin », op. cit., tome II, « Fantaisie et dialogue » XXXVII Qui sont les mieux suivis, pp. 88-89. 17 Pierre Corneille, « Examen » de Mélite, dans : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, édition de Georges Couton, 1980, pp. 5-6. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 415 Dans son adresse « Au lecteur » de La Veuve, Corneille justifie l’usage de la « prose rimée » par la « ressemblance » voulue avec le parler des « honnêtes gens » 18 . Il ne s’agit plus de forcer le trait pour faire rire, mais de transcrire les comportements de la société polie. On a largement souligné que le nouvel art comique travaille à tisser une connivence avec son public 19 . Corneille s’adresse d’abord aux Grands : il dédie le texte de Mélite à Monsieur de Liancourt, premier écuyer du roi 20 . Entendait-il se faire valoir ? La tentative fut concluante : si l’on en croit son « Examen », la pièce permit à Corneille de se faire « connaître à la Cour » 21 . Le public de Corneille est également constitué des hauts dignitaires de la ville : des administrateurs, des officiers et des magistrats gravitant autour de la cour 22 . Les personnages de Mélite, La Veuve, La Galerie du Palais, La Place Royale et La Suivante semblent surgir de ce beau monde. La Galerie du Palais se joue ainsi dans un périmètre délimité par le faubourg Saint-Germain (au sud), la Croix du Tiroir (à l’ouest), le Palais et le Marais 23 . Les comédies de Corneille découpent une géographie des quartiers à la mode, et mettent en scène la seule microsociété huppée. La lingère, le libraire et le mercier de La Galerie du Palais n’apparaissent que pour faire ressortir les gens du bel air 24 . Dans l’épître liminaire de La Suivante, Corneille pourra bien écrire qu’il entend « plaire à la Cour et au Peuple » 25 : le « peuple » auquel il fait allusion ne saurait être confondu avec les masses populaires ; il recouvre le public cultivé, de la haute noblesse à la 18 Pierre Corneille, La Veuve, op. cit., page 202. Une épigramme de Du Ryer et un madrigal de Claveret, cités dans l’édition de la Pléiade (pp. 207-209), saluent l’adéquation du comique cornélien au goût de la cour. 19 Voir la note 1. 20 Les dramaturges de l’époque tentent de tisser une alliance directe avec le pouvoir royal. Le Railleur de Mareschal est dédié « à Monseigneur l’éminentissime Cardinal Duc de Richelieu ». La Bague de l’oubli de Rotrou (publiée en 1635) est adressée au Roi. 21 Pierre Corneille, « Examen » de Mélite, op. cit., p. 5. 22 Voir Colette Scherer, Comédie et société sous Louis XIII, op. cit., pp. 45, 50 et 233. 23 Le Marais et le faubourg Saint-Germain apparaissent à la scène 1 de l’acte III. Le « Palais », le « Marais » et « la Croix du Tiroir » sont explicitement évoqués à la scène 2 de l’acte IV. 24 Les scènes impliquant les commerçants du Palais sont les suivantes : I, 4 (la lingère, le libraire) ; I, 5 (le libraire) ; I, 6 (la lingère, le libraire) ; I, 7 (le libraire, le mercier) ; IV, 10 (la lingère, le mercier) ; IV, 11 (la lingère, le mercier, le libraire) ; IV, 13 (le mercier, la lingère). 25 Pierre Corneille, La Suivante, op. cit., p. 387. Goulven Oiry 416 petite bourgeoisie. Corneille s’adresse à l’ensemble de « la cour et la ville » tel que le définit Erich Auerbach 26 . Rassemblant la cour et la ville, la comédie manifeste leur union autour des valeurs de courtoisie et de civilité. Quelle image nous donne-t-elle de ces codes fondateurs ? Premier constat : l’univers curial fait office de référence. Les attitudes sont appréciées à l’aune de l’élégance des hommes de cour. Relisons à cet égard La Galerie du Palais : Lysandre entre sur le théâtre sortant de chez Célidée, et passe sans s’arrêter en donnant seulement un coup de chapeau à Dorimant et à Hippolyte. HIPPOLYTE : Peut-être l’avenir… Tout beau, coureur, tout beau, On n’est pas quitte ainsi pour un coup de chapeau, Vous aimez l’entretien de votre fantaisie, Mais pour un Cavalier c’est peu de courtoisie, Et cela messied fort à des hommes de Cour, De n’accompagner pas leur salut d’un bonjour. LYSANDRE : Puisque auprès d’un sujet capable de nous plaire La présence d’un tiers n’est jamais nécessaire, De peur qu’il n’en reçût quelque importunité, J’ai mieux aimé manquer à la civilité. 27 Au début de La Veuve, Philiste décrit devant Alcidon la façon dont l’ « honnête homme » doit séduire une dame : PHILISTE : Usons pour être aimés d’un meilleur artifice, Sans en rien protester rendons-lui du service, Réglons sur son humeur toutes nos actions, Ajustons nos desseins à ses intentions, 26 La cour et la ville englobaient « la haute noblesse, l’entourage du roi (la cour) et la grande bourgeoisie parisienne (la ville), qui appartenait souvent à la noblesse de robe ou s’efforçait de s’y intégrer en achetant des charges... L’expression la cour et la ville désigne communément les milieux dirigeants de la nation, en particulier ceux à qui s’adressent les œuvres littéraires et s’oppose au peuple » (Erich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 369). 27 Pierre Corneille, La Galerie du Palais, acte II, scène 2, op. cit., p. 322. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 417 Tant que par la douceur d’une longue hantise Comme insensiblement elle se trouve prise. 28 La galanterie est caractérisée comme un art de la retenue et de la maîtrise de soi. L’homme du bel air doit s’efforcer, par un strict contrôle de ses pulsions, de faire allégeance à la dame. En réponse à Philiste, Alcidon raille les circonvolutions du badinage galant : ALCIDON : Ce n’est pas là mon jeu ; le joli passe-temps D’être auprès d’une Dame, et causer du beau temps, Lui jurer que Paris est toujours plein de fange, Qu’un certain parfumeur vend de fort bonne eau d’Ange, Qu’un Cavalier regarde un autre de travers, Que dans la Comédie on dit d’assez bons vers, Qu’un tel dedans le mois d’une telle s’accorde ! 29 Cette réplique peut être lue, en creux, comme un tableau des occupations favorites des jeunes mondains. La comédie devient une mode, un divertissement, au même titre que les bals ou les promenades au Cours. Conjointement, les pratiques sociales des courtisans et des Parisiens appartenant à la haute société sont modelées par une théâtralité diffuse, qui passe par la dissimulation des affects et le jeu des regards croisés. Le théâtre comique reflète la « civilité » dont se targue le beau monde, et en révèle le sens : la civilité relève d’une forme de comédie sociale. Une satire de la civilité et des manières de cour ? Cette existence pétrie par les nécessités de la représentation peut rapidement sonner faux. Dans l’univers cornélien, le vernis de la politesse n’exclut ni la cruauté, ni la cupidité 30 . Amplifiant la critique que les pièces des années 1550-1630 contenaient en germe, les comédies de Du Peschier, Du Ryer, Discret ou Mareschal mettent directement en question les mœurs, les valeurs et les représentants de l’élite mondaine. La cour elle-même n’échappe pas à la satire. Clarimand, le railleur de la pièce éponyme d’André Mareschal, moque le « jargon » auquel se réduit la rhétorique galante, alors même que sa sœur 28 Pierre Corneille, La Veuve, acte I, scène 1, vers 33-38, op. cit., p. 220. 29 Idem, acte I, scène 1, vers 47-53, pp. 220-221. 30 Voir par exemple Roger Guichemerre, « La cruauté dans les premières comédies de Corneille », XVII e siècle, 190-1, 1996, pp. 25-31. Goulven Oiry 418 Clorinde égrène la liste des fards qu’exige le jeu mondain de la séduction 31 . A l’acte II, Clarimand blâme cette fois-ci les prétentions du financier Amédor, qu’il accuse de vouloir se faire passer indûment pour un cavalier. La parade et l’ostentation cacheraient l’arrivisme. La cour est peinte comme un terreau fertile pour le trafic d’imposture : CLARIMAND : Ce jeune Financier, en faveur de la somme, S’est fait en supputant batiser Gentilhomme ; Il morgue en Cavallier et fait du revolté, La plume sur la teste, et l’épée au côté ; Il sacrifie au Louvre, à grand feu se consume, S’échauffe où teste nue à la fin l’on s’enrume, Et croyant sur son bien se rendre plus exquis, Le dépense plus mal qu’on ne l’avoit acquis ; Il se pique d’esprit, d’amour, de gentillesse, Et pense par la Dame élever sa Noblesse ; Son cheval dans la rue, en secouant l’arson, Superbe semble dire : « Au jeune, au beau garson ! » 32 La Dupré, coquette de son état, accuse les dames du monde d’imiter les prostituées de luxe. La courtoisie dériverait de la « courtisanerie ». La galanterie ne serait qu’une variante aussi hypocrite que pernicieuse du maquerellage : LA DUPRE : Vous tranchez de la Reyne, et s’il en faut conter, Toutes vos actions vont à nous imiter ; Vous blâmez et suivez ce doux libertinage, Qui flatte la severe, et tente la plus sage ; Mille attraits, que nos jeux en public ont produits, Vous les étudiez dans vos chastes reduits, Et, par une honteuse et libre flatterie, Ce qui nous est peché vous est gallanterie ; Vous imitez nos yeux, nos gestes, nos propos ; Nous découvrons le sein, vous, la moitié du dos… 33 A l’acte II de La Comédie des comédies, d’une périphrase narquoise, Clorinde transforme la cour en « pays où les chappeaux ne sont pas faicts pour la 31 André Mareschal, Le Railleur, ou La Satyre du temps, comédie, acte I, scène 2, Bologna, Pàtron, édition de Giovanni Dotoli, 1971, pp. 111-112. 32 Idem, acte III, scène 2, vers 761-772, pp. 142-143. 33 Idem, acte IV, scène 3, vers 1127-1136, pp. 164-166. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 419 teste, et où l’on devient bossu à force de faire des reverences » 34 . Les Galanteries du duc d’Ossonne ont pour cadre la cour de Naples, mais cette dernière n’est pas sans rappeler celle de Paris : Basile, à la scène 5 de l’acte IV, associe la cour à la médisance 35 . Enfin, à l’acte I des Vendanges de Suresnes, Tirsis déplore la propension des « polis de ce temps » à user d’un « discours affeté ». Cette flagornerie est implicitement rapportée à la ville : Tirsis affirme qu’il « en déteste l’usage, et principalement quand (il est) au village » de Suresnes 36 . La pièce de Pierre Du Ryer met également en scène les dissensions des parents de Dorimène, à propos du mariage de cette dernière. Doripe, mère de la jeune femme, rêve d’unir sa fille à un gentilhomme, Palmédor. Mais Crisère, « bourgeois de Paris », rejette la perspective d’une alliance avec un noble désargenté. Il a jeté son dévolu sur un parti financièrement plus solide : Tirsis. Le mariage est envisagé comme une occasion de promotion sociale, ou comme une source de rentrée d’argent. Entre la qualité sociale et les écus, entre le symbole et la fortune matérielle, il faut bien choisir. Alors que Doripe fait miroiter les prestiges de la noblesse de sang, Crisère se retranche derrière des considérations strictement pécuniaires : DORIPE : On ne saurait trouver de plus grande richesse Qu’en la possession de la seule noblesse. Ce bien toujours aimable et toujours plein d’appas Ne dépend pas du sort par ce qu’il n’en vient pas. Il élève nos noms bien plus haut que les nues, Il donne de l’éclat aux maisons inconnues. CRISERE : Quel est le Courtisan qui vous fait ces leçons ? […] Un homme est assez noble alors qu’il a de l’or. […] 34 Du Peschier, La Comédie des comédies, acte II, scène 1, dans : Théâtre français au XVI e et au XVII e siècle, ou choix des comédies les plus curieuses antérieures à Molière, op. cit., p. 243. 35 Mairet, Les Galanteries du Duc d’Ossonne, acte IV, scène 5, vers 1166-1167 et 1180, dans : Théâtre du XVII e siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition de Jacques Scherer, 1975, p. 642. 36 Du Ryer, Les Vendanges de Suresnes, acte I, scène 2, vers 113-121, dans : Théâtre du XVII e siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, édition de Jacques Scherer et Jacques Truchet, 1986, pp. 7-8. Goulven Oiry 420 Enfin pour se parer de la nécessité L’or en bourse vaut mieux que le fer au côté. DORIPE : Si vous n’aviez déjà l’âme préoccupée, Vous diriez que les biens se gardent par l’épée. 37 Détentrice de la force qu’offrent les armes, la noblesse serait-elle seule garante de la pérennité des affaires et de la vie économique ? Crisère s’inscrit en faux contre cet argument. La promotion sociale pourrait bien se solder par un marché de dupes, induire une dépendance. Si la noblesse instrumentalise les mariages pour se renflouer, la protection qu’elle offrira ne sera qu’un leurre : CRISERE […] cette Noblesse, où l’on voit tant de pompe, Ne jette assez souvent qu’un éclat qui nous trompe. Pour moi, qui désire être et mon maître et ma loi, J’aime le Noble en guerre et le crains près de moi. […] Alors que ses pareils recherchent nos familles Ils font l’Amour à l’or, et non pas à nos filles. 38 Au terme de l’intrigue, Tirsis et Palmédor sont renvoyés dos à dos, et Dorimène épouse Polidor. La défaite de l’aristocratie traditionnelle n’équivaut pas pour autant à un éloge de la bourgeoisie 39 . Alizon semble aller plus loin dans la mise en cause des valeurs de la noblesse de sang. Les gentilshommes Poliandre, Belange et Roselis se détournent de la cour en la critiquant vertement, aux actes I et II. La cour laisserait place à des parvenus sans scrupule. Elle se réduirait à un microcosme superficiel, fallacieux et sournois 40 . La stigmatisation des « beautez de la cour » trouve sa contrepartie dans une promotion de la bourgeoisie : POLIANDRE : Les beautez de la Cour me paroissent fardées : Bien plus facilement je reçois les idées 37 Idem, acte II, scène 5, vers 657-663, 676, et 679-682, pp. 31-32. 38 Idem, acte IV, scène 6, vers 1309-1312 et 1333-1334, p. 60. 39 Véronique Sternberg note que la comédie n’offre pas « l’expression de valeurs positives », que l’on ne saurait surtout « faire du dramaturge le tenant d’une idéologie bourgeoise » (« Les Vendanges de Suresnes et la modernité comique », Littératures classiques, 42, 2001, p. 160). 40 Voir la scène 5 de l’acte I ainsi que la scène 3 de l’acte II. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 421 D’un visage bourgeois et d’un œil innocent Que d’un qui dans la Cour passe pour ravissant. Le rouge me deplaist aussi bien que le plastre ; Poliandre jamais n’en peut estre idolastre. 41 A la scène 3 de l’acte III, les trois aristocrates s’éprennent de Silinde, Floriane et Clariste, filles du « gagne-denier » 42 Karolu. La pièce signe-t-elle pour autant une victoire de la bourgeoisie, comme le suggère Colette Scherer 43 ? Rien n’est moins sûr. Car l’attitude des gentilshommes reste ambiguë. La cour reste malgré tout le modèle par rapport auquel se définit leur vision du monde. A la vue des trois jeunes filles, Belange s’écrie : « Mon ame à leur aspect n’a plus de mouvemens. / Je croy que sous l’habit de ces trois bavolettes / Nous voyons de la Cour les dames plus parfaites » 44 . Les bourgeoises gardent pour leur part une conscience aiguë de la disparité des conditions sociales, et se félicitent de leur bonne fortune : elles n’espéraient pouvoir prétendre à des courtisans 45 . Karolu et sa compagne Alizon Fleurie accueillent d’abord avec scepticisme et méfiance les tentatives de séduction des gentilshommes. Comment des nobles accepteraient-ils de déroger à leur statut ? Silinde doit persuader Karolu et Alizon que la noblesse est d’abord affaire morale dans l’esprit des jeunes premiers : M. KAROLU : Ne vous y fiez pas : ces esprits si courtois Pour mieux vous attraper font ainsi les matois. […] FLEURIE : J’ay de la peine à croire une faveur si grande, Et je crains que, sçachant nostre incommodité, Ils ne cherissent plus l’habit ny la beauté. SILINDE : Je ne le pense pas ; la parfaite noblesse Consiste à preferer l’honneur à la richesse, 41 Discret, Alizon, acte II, scène 3, dans : Théâtre français au XVI e et au XVII e siècle, ou choix des comédies les plus curieuses antérieures à Molière, op. cit., pp. 410-411. 42 Idem, acte I, scène 4, page 405. Edouard Fournier traduit par « courtier d’affaires », Colette Scherer par « officier », « magistrat » (op. cit., p. 169) ou « homme de robe » (p. 224). Karolu appartient à la grande bourgeoisie proche de la noblesse de robe. 43 « L’idéologie bourgeoise triomphe sur tous les plans » (op. cit., p. 168). 44 Discret, Alizon, acte III, scène 3, op. cit., p. 414. 45 Voir les scènes 1 et 2 de l’acte IV. Goulven Oiry 422 Joint qu’à tous ces perils leurs esprits disposez Ne craignent seulement que d’estre refusez. 46 L’alliance n’équivaut pas à un renoncement aux valeurs aristocratiques, mais à une reconnaissance du primat de l’amour et de la grâce sur l’argent et les hiérarchies sociales. L’étalon de référence est la « vertu », qu’invoquent aussi bien Roselis et Poliandre 47 que Silinde 48 . Cette « vertu » est d’abord l’apanage d’une noblesse suffisamment fière pour se montrer critique vis-à-vis de la cour. Mais la bourgeoisie peut elle aussi s’en réclamer. Lorsque les trois galants interrompent les chants du Batelier, d’Alizon, de Karolu et de ses trois filles, c’est au nom de la « civilité » qu’ils font amende honorable : « … excusez-nous si l’importunité, / Nous faisant oublier nostre civilité, / Force nos actions à paroistre insolentes, / Venans troubler l’accord de vos voix excellentes » 49 . La grande bourgeoisie et l’aristocratie de cour trouvent un terrain d’entente autour d’un certain nombre de codes, qui font la part belle à une forme de noblesse d’esprit. Robert Muchembled voit à l’œuvre dans les années 1630 une « transaction symbolique entre la culture urbaine et l’aristocratie » 50 . La civilité constitue « le ciment, la langue collective, contradictoire mais adaptable à chacune de ces deux grandes catégories vigoureusement antagonistes, pour amener leurs représentants à se rapprocher insensiblement », avance l’historien. « La noblesse peut ainsi faire un pas vers la délicatesse, les roturiers un autre vers les valeurs aristocratiques qui leur étaient jusque-là inaccessibles. (…) Le paradigme nobiliaire n’a pour autant jamais cessé de dominer le champ social, bien qu’il lui ait fallu composer, au moins en partie, avec les nouvelles forces montantes issues des mondes urbains et de la noblesse de robe » 51 . Alizon nous semble pleinement confirmer cette analyse. Au cours de la pièce, les lignes de discrimination sociales entre la haute bourgeoisie et la noblesse de sang sont tantôt réaffirmées, tantôt estompées. Karolu dispose d’un carrosse. Il se bat en duel 52 . Il habite un hôtel du Marais. Gentilshommes et bourgeois évo- 46 Discret, Alizon, acte IV, scène 2, op. cit., p. 422. 47 A la scène 5 de l’acte III. 48 Aux scènes 1 et 2 de l’acte IV. 49 Discret, Alizon, acte III, scène 3, op. cit., pp. 414-415. C’est Poliandre qui prononce ces mots. 50 Robert Muchembled, La Société policée. Politique et politesse en France du XVI e au XX e siècle, Paris, Le Seuil, « L’Univers historique », 1998, p. 115. L’ensemble du chapitre III, « Politesse mondaine et naissance d’un espace public sous Louis XIII », mérite une lecture attentive. 51 Idem, pp. 119 et 122. 52 Avec Jérémie, à la scène 4 de l’acte V. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 423 luent dans les mêmes quartiers, et suivent des modes de vie comparables. Les bourgeois n’en rappellent pas moins systématiquement la distance qui les sépare de leurs interlocuteurs nobles. La politesse traduit un frottement, elle trahit la tension dynamique qui lie les deux groupes : POLIANDRE : Dites-nous, s’il vous plaist, Le nom de vostre hostel. M. KAROLU : Au milieu du Marest. Demandez Karolu (c’est ainsi qu’on me nomme) : On vous l’enseignera. ROSELIS : Vous estes un brave homme. Nous ne manquerons pas de nous donner l’honneur D’aller vous visiter. M. KAROLU : Ce nous sera faveur. ROSELIS : Cependant permettez que nostre main vous meine Jusqu’à votre carrosse. FLEURIE : Ha ! seroit trop de peine. Bien qu’un mechant habit nous couvre par effet, Nous n’abuserons pas de l’honneur qu’on nous fait. Demeurez donc, Monsieur, avecques vostre suitte. POLIANDRE : Je baiseray ses mains avant que je les quitte. SILINDE : Monsieur, laissez cela : vous vous incommodez. POLIANDRE : Je le veux, puis qu’ainsi vous me le commandez. 53 La cour n’est finalement jamais autant compromise qu’avec les gentilshommes ridicules. Le bretteur dérisoire aime à convoquer les symboles de la 53 Discret, Alizon, acte III, scène 3, op. cit., pp. 415-416. Goulven Oiry 424 cour pour mieux se démarquer du bourgeois. Dans Alizon, Jérémie, vétéran des guerres de religion, raconte avoir fait ses armes comme « goujat suivant la cour » de Charles IX 54 . Le Paladin de La comédie des comédies ou encore le Taillebras du Railleur exhalent régulièrement des bouffées de virilité martiale et d’orgueil nobiliaire, quand ils ne se prennent pas pour des monarques 55 . Les démonstrations de force tournent court : les soldats cachent des pleutres, quand ils ne se voient pas interdits de combat. Ainsi, Jérémie a provoqué Karolu en duel. Sous la pression de Poliandre et Belange, il doit pourtant renoncer à croiser le fer. Le vieux soldat s’insurge, mais n’a d’autre choix que d’obtempérer : BELANGE : Je croy que ce soldat est de ma connoissance. POLIANDRE : Camarade, remets ton espée au fourreau, […] M. JEREMIE : O ! que je suis confus ! Où est le temps jadis ? où est ma hardiesse, Qui portoit la terreur au cœur de la noblesse ! 56 Voilà l’adieu d’un chevalier à l’ancienne, contrecarré dans ses velléités guerrières par deux représentants d’une aristocratie nouvelle empreinte de civilité. L’épisode, et la dérision qui frappe les soldats fanfarons, s’éclairent une nouvelle fois à la lecture de Robert Muchembled. L’origine de « la curialisation des élites définie par Norbert Elias comme un processus de pacification des mœurs des aristocrates guerriers » n’est pas à chercher à la cour, laquelle demeurait quelque peu rustre à la fin du XVI e et au début du XVII e siècle. « L’éthique du contrôle de soi paraît être une réaction de citadins cultivés contre les excès de la morale de soudards des nobles guerriers » 57 . * * * * 54 Idem, acte I, scène 2, p. 403. 55 Taillebras songe ainsi à se faire peindre par « Ferdinand » ou « Freminet » (André Mareschal, Le Railleur, acte V, scène 2, vers 1453 et 1456, op. cit., p. 182). Martin Fréminet (1567-1619) n’était autre que le premier peintre d’Henri IV. Le portraitiste Ferdinand Elle l’Ancien (1585-1637) était au service de Louis XIII. 56 Discret, Alizon, acte V, scène 4, op. cit., pp. 425-426. 57 Robert Muchembled, op. cit., pp. 80-81. La cour au miroir de la ville dans la comédie des années 1629-1635 425 Il en va de l’essence de la comédie de mettre en scène la ville. Dans une large mesure, le genre comique se montre capable de traduire les ressorts, mais aussi certaines contradictions de la société urbaine. Que nous enseigne la comédie du début des années 1630 ? Elle témoigne du prestige dont bénéficie la cour dans l’imaginaire des citadins aisés. L’attraction qu’exerce l’univers curial n’exclut pas toutefois la satire. En définitive, la comédie montre que la civilité est moins le propre de la cour que des forces urbaines dominantes. Sous le règne de Louis XIII, l’idéal de l’honnêteté fédère une haute société parisienne en pleine mutation. Il vient de la ville, avant de faire son chemin à la cour. Emmanuel Bury et Robert Muchembled s’accordent sur ce point 58 . Quel genre pouvait mieux que la comédie exprimer - parfois dénoncer lorsque les codes tournent à vide - les dimensions ludique et théâtrale qui s’attachent à la pratique de la civilité ? La comédie promeut, autant qu’elle reflète et interroge, une culture de l’apparence réglée. Les affinités qui la relient à la vie urbaine expliquent qu’elle ait pu être décrite comme l’emblème d’une époque : Si la statue de Louis XIII orne la place Royale, littérairement le souvenir de Corneille l’emplit… Les gens de cette période et de ce décor sont un peu les amoureux discuteurs de ses comédies ; toujours galants, sentencieux alambiqués, la main sur le pommeau de l’épée pour pourfendre ou plutôt pour en terminer avec une vie, que deux yeux charmants mais sévères vouaient pour un instant au malheur ; et ce malheur, ils se le détaillaient, en stances qui mettaient une musique entre leurs querelles, jalousies et froideurs qui n’étaient que souffle de vent pour attiser les braises ardentes de leur passion. 59 58 « Si l’on observe bien dans quels lieux s’élabore l’honnêteté, à bien des égards, la cour louis-quatorzienne hérite de l’‘honnête homme’ comme cadre idéal, et elle le modèle à son goût plus qu’elle ne le constitue » (Emmanuel Bury, op. cit, page 178). « Quelque chose de nouveau naît précisément sous le règne de Louis XIII. Non pas à la Cour, en attendant la splendeur de celle de Louis XIV, mais à la ville. Vieille alliée des rois, celle-ci voit se définir un espace de représentation symbolique novateur, attractif, qui peut seul contrebalancer la primauté de la noblesse en offrant au Prince le langage de médiation nécessaire pour asseoir plus largement son pouvoir » (Robert Muchembled, op. cit., p. 78). 59 Gustave Kahn, L’esthétique de la rue, chapitre 7 « Les Places : la Place Royale », Paris, Infolio éditions, Collection Archigraphy Poche, édition de Thierry Paquot, 2008 (1900), p. 116. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique : une constellation de la ‘comédie érudite’ italienne et ses échos chez Molière (Le Tartuffe) R UDOLF B EHRENS (Ruhr-Universität Bochum) 1. Ce qui nous intéresse dans les observations qui suivent, c’est le rapport qui lie la comédie du classicisme franҫais à un certain aspect de l’héritage morphologique provenant de la comédie italienne du seizième siècle, la ‘commedia erudita’. Il s’agit d’un aspect qui - selon nos hypothèses - touche une caractéristique fondamentale de la comédie moderne telle qu’elle se forme durant la diffusion du modèle italien en Europe. En quoi consiste cette caractéristique, et qu’est-ce qui attire ici notre attention ? La forme matrice italienne, c’est-à-dire l’amalgame de sujets familiers à Boccace, à Plaute et à Térence 1 mis en scène sous les conditions d’une représentation 1 Parmi les grandes études sur le genre, sa morphologie et ses sources, nous signalons seulement les plus importantes : Douglas Radcliff-Umstead, The Birth of Modern Comedy in Renaissance Italy, Chicago/ London, University of Chicago Press, 1969 ; Marvin T. Herrick, Italian Comedy in the Renaissance, Freeport, Books for Libraries Press, 1970 ; Marzia Pieri, La nascita del teatro moderno in Italia tra XV e XVI secolo, Torino, Bollati Boringhieri, 1989 ; Mario Baratto, La commedia del Cinquecento (aspetti e problemi), seconda edizione, Vicenza, Neri Pozza, 1977 ; Nino Borsellino, Rozzi e intronati. Esperienze e forme di teatro dal ‘Decameron’ al ‘Candelaio’, Roma, Bulzoni, 1974 ; Angela Guidotti, Il modello e la trasgressione. Commedie del primo ‘500, Roma, Bulzoni, 1983 ; Guido Davico Bonino, La commedia italiana del Cinquecento e altre note su letteratura e teatro, Torino, Tirrenia Stampatori, 1989 ; Giorgio Padoan, L’avventura della commedia rinascimentale, Padova, Piccin Nuova Libraria, 1996. Rudolf Behrens 42 fortement visuelle de la ‘città rinascimentale’, 2 a pour centre d’action la maison, la ‘casa’ dans le sens d’une maison ou d’un palais de ville. Loin de servir uniquement de lieu d’action scénique, cette maison comme foyer familial et structure visible des hiérarchies sociales soit internes soit externes s’érige devant le public en tant que lieu d’un pouvoir. 3 Qu’il s’agisse du pouvoir d’un pater familias (d’un marchand, d’un médecin, d’un avocat), celui d’une veuve ou d’un autre ‘lieu-tenant’, le pouvoir de la maison, miroir et synecdoque de la ville, 4 se donne ici pour une institution métonymique de tout pouvoir politique en général. 5 Mais, et cela est le point crucial, par l’action de la comédie ce pouvoir se trouve toujours mis en cause. On pourrait même dire que dans beaucoup de cas la comédie développe une infinité de variantes avec lesquelles un personnage exclu 2 Pour le rapport entre comédie et ville (ou la cour) sont à consulter : Luigi Allegri, Teatro, spazio, società, Venezia, Rebellato Editore, 1982 ; Elvira Garbero Zorzi, « La scena di corte », Le corti italiane del Rinascimento, dir. Sergio Bertelli, Franco Cardini et Elvira Garbero Zorzi, Milano, Mondadori, 1985, pp. 127-187 ; Andrea Gareffi, La scrittura e la festa. Teatro, festa e letteratura nella Firenze del Rinascimento, Bologna, Il Mulino, 1991 ; Les écrivains et le pouvoir en Italie à l’époque de la Renaissance, dir. André Rochon, Paris, Université de la Sorbonne nouvelle, 1974 ; Alois M. Nagler, Theatre Festivals of the Medici, 1539-1637, New York, Da Capo Press, 1976 ; Carmela Pesca-Cupolo, The City in Italian Renaissance Comedy (La città nella commedia italiana del rinascimento), Diss. University of Connecticut, Ann Arbor, 1996 ; Franco Ruffini, Commedia e festa nel Rinascimento. La ‘Calandria’ alla corte di Urbino, Bologna, Il Mulino, 1986 ; Ludovico Zorzi, Il teatro e la città. Saggi sulla scena italiana, Torino, Einaudi, 1977. 3 Voir Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in der Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Renaissancetheater : Italien und die europäische Rezeption. Teatro del Rinascimento: Italia e la ricezione europea, dir. Rolf Lohse Tübingen, Narr, 2007 [=Horizonte 10, 2007], pp. 165-192. 4 Il faut bien remarquer que dans la comédie érudite le lieu d’action, l’espace urbain devant et/ ou une maison bourgeoise, se réfère toujours au concept d’une ‘ville idéale’ dont les valeurs éthiques sont subverties par l’action des héros comiques. Quant au concept de la ville idéale nous signalons seulement : Lauro Martines, Power and Imagination. City-States in Renaissance Italy, New York, Alfred A. Knopf, 1979 ; Franco Ruffini, Teatri prima del teatro. Visioni dell’edificio e della scena tra Umanesimo e Rinascimento, Roma, Bulzoni, 1983 ; Gabriele Morolli, « Nel cuore del palazzo. La città ideale », Piero e Urbino. Piero e le corti rinascimentali, dir. Paolo Dal Pogetto, Venezia, Marsilio, 1992, pp. 215-230 ; Sabine Rahmsdorf, Stadt und Architektur in der literarischen Utopie der frühen Neuzeit, Heidelberg, Winter, 1999. 5 Pour le rapport entre espace théatral de la comédie, la maison comme lieu d’action et la ville vue comme ‘città ideale’ voir Giulio Ferroni, Il testo e la scena. Saggi sul teatro del Cinquecento, Roma, Bulzoni, 1980. La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique 42 utilise toute sorte de subterfuges pour introduire dans la maison ou sa propre personne (par ex. comme prétendant refusé), ou une information ou un objet de valeur délicate, tous les trois étant aptes à déstabiliser l’économie morale ou matérielle au profit d’un égoisme potentiellement a-social. Paradoxalement, et ce serait un cas limite, ce personnage exclu peut bien être le propriétaire de la maison lui-même. 6 Dans ce cas, il se fait pour ainsi dire externe, il s’aliène de ses droits et à son insu offre son aide à d’autres personnages dans leur tentative de s’emparer du foyer et des valeurs qu’il héberge. De faҫon directe ou indirecte le pouvoir de la maison est donc toujours contesté - à tort ou à raison, cela reste à être jugé au cas par cas. Et le comique, cela soit dit en passant, résulte le plus souvent du contraste frappant entre la rigidité morale, économique et politique de l’espace à défendre et les tentatives d’un minage dû à l’infiltration plus ou moins capable de susciter des sympathies ou des antipathies de la part du spectateur. Or, dans la comédie italienne la maison ne se présente jamais que par l’émergence d’une crise d’autorité. Emblème et microcosme de la ville, qui s’entend elle-même comme pétrification d’une structure sociale protégée par le pouvoir politique et le commerce des marchandises ou de l’argent, la maison fournit le cadre et la structure spatiale dans lesquels les problèmes d’une autorité vacillante s’aggravent dans la mesure où le personnage externe - un prétendant, un parasite ou un tricheur - met à l’épreuve le système du pouvoir qui est à l’origine de toute structure civique. Par ses démarches, l’intrus ‘utilise’ donc la maison en perturbant et en transformant ses potences sémantiques. Nous y reviendrons. Si donc cette double structure de pouvoir et de contestation, de l’architecture et d’un ‘art de faire’ (au sens de de Certeau) 7 régit grosso modo l’action spatiale de la comédie italienne, il faut se poser la question de savoir dans quelle mesure la comédie du classicisme franҫais, héritière de grand nombre de paramètres poétologiques du seizième siècle italien, s’inscrit dans cette filiation et la transforme. Evidemment, les données sociales auxquelles se réfère la comédie de Molière ne sont plus les mêmes que celles que visaient les comédies d’un Arioste, d’un Machiavel, d’un Ruzante ou d’un De la Porta. Mais la recherche récente a pu constater que la tradition 6 Comme p. ex. dans la plus fameuse comédie italienne du seizième siècle, La Mandragola de Machiavel. 7 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980. Rudolf Behrens 4 italienne de la comédie érudite était bien présente en France avant et après 1600. 8 Il est pourtant évident que les relations entre action comique et sémantique des lieux se déplacent au cours de cette ‘translation’ culturelle et historique. L’hôtel, lieu d’action de nombreuses comédies de l’âge classique, ne connaît ni la structure architecturale ni le système des valeurs politiques qui lient la ‘casa rinascimentale’ de Ferrare, de Florence, de Naples ou de Venise à l’ordre politique d’une société urbaine qui se double dans les représentations théâtrales en stabilisant ainsi sa propre image utopique par une sorte de mise en crise artificielle, miniaturisée dans le cadre d’une maison bourgeoise. Les lieux d’action de la comédie franҫaise, on le sait, sont bien des maisons, le plus souvent des hôtels de la basse aristocratie ou de la bourgeoisie parisienne, toutes les deux réunies dans l’imaginaire de l’honnête homme. 9 Leur rapport avec le pouvoir est plus souple, plus discret, moins visible et fortement soumis aux règles de la politesse et de la bienséance, règles qui transforment le pouvoir des forces sociales dans un réseau d’options des personnages à agir et réagir. En un mot, la ‘maison comique’ à la franҫaise ne cesse d’être un lieu de lutte pour la souveraineté relative du particulier. Mais ce lieu semble disséminer ses propres signes du pouvoir dans des stratégies verbales et symboliques. Il est pour ainsi dire ‘poreux’ dès le début. Son caractère socialement diaphane le pose dans une situation instable, vacillante même par rapport au pouvoir de l’état. Son indépendance vis-à-vis de la sphère du public est plus relative. Il est croisé par des allées et venues de personnages qui - par leur présence et plus encore par 8 Cela vaut justement pour l’influence de la ‘commedia erudita’ qui nous intéresse ici. Voir, sur ce point, Patrizia de Capitani, Du spectaculaire à l'intime : Un Siècle de commedia erudita en Italie et en France (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Honoré Champion, 2005. L’influence de la commedia dell’arte par contre est bien connue depuis les travaux de Gustave Attinger (L’esprit de la commedia dell’arte dans le théâtre français, Neuchâtel, La Baconnière, 1950), Roger Guichemerre (La comédie avant Molière, Paris, Armand Colin, 1972), Philip A. Wadsworth (Molière and the Italian Theatrical Tradition, Columbia, French Literature Publ. Co., 1977), Marco Baschera (Théâtralité dans l’œuvre de Molière, Tübingen, Narr, 1998) et Claude Bourqui (La Commedia dell’arte : introduction au théâtre professionnel italien entre le XVI e et le XVIII e siècle, Paris, SEDES, 1999). 9 Voir sur ce point Roger Duchêne, « De la chambre au salon. Réalités et représentations », Vie des salons et activités littéraires, de Marguerite de Valois à Mme de Staël. Actes du colloque international de Nancy (6-8 octobre 1999), dir. Roger Marchal, Nancy, Presses universitaires, 2001, pp. 21-28. La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique 4 leur langage - transforme la maison en un lieu de transition permanente. 10 Paradoxalement cette transition la rend vulnérable parce que la maison se situe sous le toit virtuel d’une sphère publique protégée et régie par le grand discours du pouvoir absolu qui garantit la sûreté de l’espace privé tout en réduisant ses possibilités de sauvegarde autonome. 11 2. Afin de voir plus clair dans les détails, nous proposons une lecture de quelques scènes du premier acte du Tartuffe. Pour simplifier les choses, on peut laisser de côté les problèmes d’interprétation qui résultent de la construction à deux étages de cette pièce. La divergence entre la première version en trois actes, représentée pendant la ‘Fête de l’île’ de 1664, qui aurait dû confondre Orgon dans l’impuissance à rétablir l’ordre patriarcal, et la version finale de 1669 qui a recours au deus ex machina d’une ‘seconde’ intrusion dans la maison, complémentaire à celle de Tartuffe, mais salutaire, celle du pouvoir royal, cette divergence donc est sans grande importance pour notre lecture. 12 Nous prétendons aussi que cette comédie est moins une comédie sur les dangers d’une fausse dévotion, 13 moins encore le drame manqué d’un bourgeois érotiquement séduit par une latente homosexualité incorporée dans le faux dévot. 14 De même toute interprétation mettant 10 Pour L’Ecole des femmes nous pouvons signaler une analyse courte mais précise qui développe l’importance des aspects spatiaux pour l’action qui se situe entre la sphère publique et les deux maisons d’Arnolphe : Deborah Steinberger, « Molière and the Domestication of French Comedy : Public and Private Space in L’Ecole des femmes », Cahiers du Dix-Septième, VI, 2 (1992), pp. 131-139. 11 Malheureusement dans la recherche sur Molière une analyse intégrale et pertinente de cet aspect fait encore défaut. Intéressant et très important dans ce contexte est pourtant un travail récent de Claude Bourqui (« Le drame bourgeois au XVII e siècle : premières occurrences italiennes, première expérience française », Le Drame du XVI e siècle à nos jours, dir. Philippe Baron, Dijon, Presses universitaires, 2004, pp. 29-42) qui va justement dans le sens de notre recherche. 12 Nous renvoyons, à ce sujet, à Robert Mc Bride, Molière et son premier Tartuffe. Genèse et évolution d’une pièce à scandale, Durham, University Press, 2005. Voir également la ‘notice’ sur Le Tartuffe de Georges Forestier et Claude Bourqui dans leur édition récente des Œuvres complètes de Molière dans la Bibliothèque de la Pléiade (Paris, Gallimard, 2010, pp. 1354-1389). 13 Gérard Ferreyrolles, Le « Tartuffe » de Molière, Paris, PUF, 1987. 14 Pour la discussion (polémique) de cette hypothèse due à des lectures dans la perspective d’une psychocritique de Charles Mauron, nous renvoyons à René Pommier, Etudes sur « Le Tartuffe », Paris, SEDES, 2005. Rudolf Behrens 43 l’accent sur la ‘faute originelle’ d’Orgon, faute dont la révélation par le crime de Tartuffe permet paradoxalement un pardon de la part du roi, ne se trouve pas au centre de nos considérations. L’hypothèse que nous suivrons est d’ordre plus formel. Elle suppose que le nœud conflictuel de la comédie est formé par une double opposition thématique dont les éléments se croisent, celle de l’intérieur et de l’extérieur d’une part et celle d’un voir et dire et d’un ne-pas-voir et de ne-pas-dire les choses d’autre part. Rappelons brièvement que le champ sémantique de la vision - le voir et le ne-pas-voir une chose - est bien dominant dans la comédie dont la scène centrale est un « faire voir », comme le dit Elmire lorsqu’elle cache Orgon sous la table. Ce qui rend cette double opposition brisante est justement le fait qu’elle ne se situe pas seulement au niveau de l’action. Elle se retrouve plutôt à l’intérieur du langage dont se servent les protagonistes, et là, dans la signification de leur discours, elle mine les paramètres de l’ordre sémantique de cette maison qui, dès la présence du directeur de conscience à l’intérieur du foyer, vacille et risque d’éclater. Ce n’est donc pas seulement la tricherie linguistique du faux dévot qui frappe aux yeux ; à cette décomposition du sens de la parole, décomposition que Tartuffe utilise de façon systématique, correspond une dégradation, même un empoisonnement du langage des autres personnages. Mis à part la servante Dorine, ils se perdent dans les significations flottantes de leurs paroles, dans des séries d’ironies involontaires, des bavardages, des polémiques, des formules mal à propos et des discours honteux. 15 Les répliques qui ouvrent la première scène sont bien connues, 16 elles valent quand même une relecture sous les auspices indiqués: « Allons, Filipote, allons, que d’eux je me délivre » sont les mots avec lesquels Mme Pernelle s’introduit en provoquant une dispute amère entre ses jeunes parents. 17 L’ironie de cette ouverture, qui joue sur un contre-sens, est flagrante. Pernelle, mère d’Orgon et centre caché d’un réseau de pouvoirs encore invisibles, veut « aller » pour se « délivrer d’eux» (c’est-à-dire : de ses parents hostiles à l’hôte de la maison), tandis qu’en réalité, dans les yeux des jeunes, il est ‘venu’ quelqu'un ici pour les ‘oppresser’ et qui - lui - serait bien un sujet à s’en délivrer. Une cascade de boutades fait suite à cette 15 Il nous semble que Molière est très sensible à la problématique du discours de tous les jours et ses avatars rhétoriques tels qu’ils ont été étudiés, à l’époque, dans La Logique de Port-Royal d’Arnauld et de Nicole parue en 1664. 16 Nous signalons, sur cet aspect, l’analyse pertinente de Jean Pommier (voir note 13), pp. 19-76. 17 Nous citerons le texte d’après l’édition récente dans la Bibliothèque de la Pléiade (voir note [12], mises en italiques par nous-mêmes). La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique 43 entrée, « marchez » « suivre[z] », « laissez », « venez », « sortez » en sont les formes verbales ce qui est d’autant plus signifiant que par cette ouverture de comédie la Pernelle, tout en prétendant vouloir ‘sortir’ du foyer familial, entre en scène et établit dans son harangue et des répliques une frontière délicate entre le dedans et le dehors. Par leur seule valeur d’un mouvement spatial, ces expressions indiquent déjà la direction de la problématique qui sera au cœur de la dispute. Sa pierre d’échoppe est « ce ménage-ci » ou plutôt, sa ‘vision’ divergente : C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci, Et que de me complaire on ne prend nul souci. Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée : Dans toutes mes leҫons j’y suis contrariée, On n’y respecte rien, chacun y parle haut, Et c’est tout justement la cour du Roi Pétaut. (vv. 7-12) Il n’est pas sans intérêt de voir que Molière fait parler les habitants du lieu domestique dont l’état est sur fond de disputes, dans des formes indirectes. L’état moral de la maison ne peut pas être nommé de façon directe, tout comme la maison d’Orgon elle-même en tant qu’organisme d’un oikos censé être sain et salutaire, est dépourvue d’un bon gouvernement. Ce lieu, contaminé par quelqu’un que le spectateur dans le premier acte ne connaît pas encore, ne peut pas, la Pernelle le dit de nouveau sous une forme pleine d’ironie involontaire, être inséré dans un discours raisonnable dans lequel tout serait bien visible, repérable, les choses surtout, qui - dans la conception classique d’une langue-tableau du monde - devraient se révéler à travers leurs mots : 18 « Je ne puis voir […] ». Ce lieu-là, la maison en question, est opaque (la Pernelle le dit, sans le savoir, littéralement tandis qu’elle entend son ‘ne point voir’ dans un sens métaphoriquement contraire qui veut dire : ‘je le vois très bien’, ce qui évidemment n’est pas le cas). Ce lieu, dont parle la Pernelle, ne peut être indiqué que de façon déictique (« ce ménage-ci ») et il a besoin, pour être précisé, d’un détour rhétorique, d’une métaphore populaire et discriminatoire qui - double ironie - dénonce le foyer intime abandonné d’être « la cour » d’un mendiant proverbial. En d’autres termes, l’état de cette maison n’est pas vraiment nommable. C’est pourquoi les adversaires de Tartuffe et ses sympathisants parlent également de la maison en utilisant de manière obsessive l’adverbe 18 Le discours pratiqué dans la maison d’Orgon est contaminé dans le sens qu’il ne suit pas une stricte logique de la représentation comme elle a été élaborée dans la Logique d’Arnauld et de Nicole, reprise par Foucault, dans Les mots et les choses, en tant que nœud et archétype d’une discursivité classique basée sur les relations sémantiques absolument transparentes et référentielles. Rudolf Behrens 43 « céans », adverbe qui revient douze fois dans toute la comédie. C’est là un fait remarquable étant donné que - excepté quelques mentions du mot dans L’école des femmes, une comédie sur laquelle nous reviendrons brièvement - cet adverbe apparaît rarement dans les autres comédies de Molière. Mais qu’est-ce que cette formule elliptique peut indiquer ? Qu’est-ce qu’elle découvre en cachant la chose, pour reprendre les termes de la rhétorique de l’époque ? C’est la peur de nommer les choses par leurs mots, c’est la honte de ne plus voir la maison intégrée dans un discours partagé par tout le monde et régi par le bon sens. Quand le fils Damis se plaint qu’il ne souffrira plus « qu’un cagot de critique / Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique » (vv. 44,45), et lorsque Dorine dans ses répliques osées de servante récalcitrante fait écho en se lamentant « [d]e voir qu’un inconnu céans s’impatronise » (v. 61), tous les deux ne démontrent leur impuissance réelle par rapport à l’intrus qu’en utilisant une éloquence d’indignation qui se réduit à un constat résigné. Mais c’est là un complément de la gêne que le détenteur nominal du pouvoir, Orgon, exprime lui-même à la fin de l’acte IV, lorsqu’avec une formule ridicule il bombe la poitrine envers Tartuffe dévoilé en utilisant un pluralis majestatis qui - tout en disant ironiquement la vérité littéralement - veut imposer la sortie à Tartuffe par une élégante tournure : « Allons, point de bruit, je vous prie. / Dénichons de céans, et sans cérémonie » (vv. 1552sq.). Le verbe ‘sortir’, c’est-à dire l’antonyme de ‘l’entrée’ du dévot mise en dispute pendant les quatre actes, devient ensuite un mot-clef, et cela d’autant plus que Tartuffe renverse pour ainsi dire maintenant la direction de la sortie en question. Après l’exhortation d’Orgon « Il faut, tout sur le champ, sortir de la maison » Tartuffe rétorque : « C’est à vous de sortir. Vous qui parlez en maître » (vv. 1556sq.) et dénonce ainsi le statut d’un discours de pouvoir qui est déjà radicalement miné. 3. Dans deux passages du premier acte nous voulons démontrer dans quelle mesure la thématique de l’usurpation d’un espace de pouvoir, c’est-à-dire le jeu de l’exclusion et de l’inclusion figé dans le scandale du ‘céans’, est ici liée à un autre sujet, celui du discours qui a pour objet ce ‘céans’ et qui luimême est sujet à la dispute. Toujours dans la première scène, lorsque Dorine pose la question de savoir pourquoi depuis un certain temps « aucun hante céans », c’est-à dire pourquoi personne du monde ne veut plus faire de visites et entrer dans l’intérieur du foyer, la Pernelle, Cléante et Dorine entament un débat vif sur le commerce des gens et le pouvoir du discours d’autrui : La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique 43 MADAME PERNELLE : Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites. Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites. Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez, Ces carrosses sans cesse à la porte plantés, Et de tant de laquais le bruyant assemblage Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage. Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ; Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien. CLÉANTE : Hé ! voulez-vous, Madame, empêcher qu’on ne cause ? Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose, Si pour les sots discours où l’on peut être mis, Il falloit renoncer à ses meilleurs amis. Et quand même on pourrait se résoudre à le faire, Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ? Contre la médisance il n’est point de rempart. A tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ; Éfforҫons-nous de vivre avec toute innocence, Et laissons aux causeurs une pleine licence. DORINE : Daphné, notre voisine, et son petit époux Ne seroient-ils point ceux qui parlent mal de nous ? Ceux de qui la conduite offre le plus à rire Sont toujours sur autrui les premiers à médire ; Ils ne manquent jamais de saisir promptement L’apparente lueur du moindre attachement, D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie, Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie : Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs, Ils pensent dans le monde autoriser les leurs, Et sous le faux espoir de quelque ressemblance, Aux intrigues qu’ils ont donné de l’innocence, Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés De ce blâme public dont ils sont trop chargés. MADAME PERNELLE : Tous ces raisonnements ne font rien à l’affaire. On sait qu’Orante mène une vie exemplaire : Tous ses soins vont au Ciel ; et j’ai su par ses gens Qu’elle condamne fort le train qui vient céans. (vv. 85-120) Il est significatif que le sujet de la querelle, la présence du faux dévot dans la maison abandonnée par son ‘souverain’, se dirige ici vers une dispute supplémentaire. Elle a pour sujet le trafic des gens et le dynamisme du discours, celui des protagonistes eux-mêmes, mais surtout celui ‘du monde’ : Avec la sommation « […] songez aux choses que vous dites », formule pleine de retentissements ironiques involontaires, la Pernelle ouvre le débat dont la gestion risque ensuite de lui échapper. Mais à la fin, son autorité semble Rudolf Behrens 43 se stabiliser dans l’assertion catégorique que les ‘bruits’ qui courent au dehors trouvent dans la voix de la dévote Orante une vérification définitive grâce à sa condamnation de ce qui se passe « céans ». Le discours dans sa forme des racontars est ici, nous semble-t-il, doublement sujet à dispute. Les jeunes membres de la famille, selon la Pernelle, ne font pas coїncider ‘la chose’ et ‘les mots’. Ils sont accusés - à tort, devons-nous dire - d’abuser du fait que le discours connaît - comme la maison - un dehors et un intérieur, une vérité intrinsèque et une apparence apte à faire impression dans le monde. C’est là le premier aspect qui lie le discours à la maison et lui confère son caractère controversable. Le deuxième est pourtant également important. Les jeunes parents le mettent en cause lorsqu’ils reprennent l’argument du trafic des gens du monde qui - selon la Pernelle - serait la véritable ruine morale de la maison. Cette impression de désordre, disent-ils, est aussi vaine et fausse comme le désordre produit par les paroles d’un discours de bavardage. Les exemples montrent, il est vrai, que le discours du bavardage passe et se répand dans l’espace social sans le moindre contrôle de la part de ses objets. Selon les goûts et selon les intérêts des gens qui parlent, il met des images de l’intérieur d’un lieu de ‘céans’ en circulation. Le discours entre dans les maisons, il renverse la vérité et rentre dans d’autres maisons en établissant un circuit d’opinions « teintes de […] couleur » avec l’effet de dénigrer les actions d’autrui et « d’autoriser » par ces feintes les actions des auteurs du discours-bavardage. Mais le pouvoir réel de ce discours, disent les jeunes, joue sur l’imaginaire, il est donc à juger selon les critères du vrai et du faux. Cette dispute, et c’est cela son caractère à la fois comique et amer, n’est pas celle entre des détenteurs d’une vérité et une vieille sotte. Les deux parties ont raison, au moins partiellement. Mais le spectateur peut bien reconnaître que cette dispute est ‘fausse’. Elle n’est qu’un jeu de mots symptomatique, la suite d’une sorte de mécanique de refoulement, qui cache une problématique plus profonde et élémentaire du message de cette comédie. Aucun doute est donc possible sur une parenté structurale qui nous semble former le centre de cette comédie : ‘Maison’ et ‘discours’ en tant que concepts basés sur le clivage de l’intérieur et de l’extérieur sont à la fois mis en parallèle et ils s’entrecroisent. La maison - ou disons plutôt : l’espace du ‘céans’ - veut contrôler et diriger les discours, dedans et au dehors, cela est son pouvoir à lui. Mais les discours pénètrent cet espace ‘céans’, ils le traversent et le relient au ‘monde’ qui peut bien abuser de ce pouvoir du discours. En cela le discours fonctionne comme le commerce des gens qui entrent et sortent, « plantent » leur carrosses au dehors et font à l’intérieur des choses dont la Pernelle espère que ce ne soit « rien ». La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique 43 Après l’entrée en scène d’Orgon, une lutte plus acerbe se produit dans le dialogue entre lui et Cléante, son beau-frère. Ce dialogue déplace de nouveau le sujet de Tartuffe usurpateur de la maison. Mais il garde la métaphorique spatiale, même si, vu superficiellement, il traite d’un problème de distinction sémantique. Cléante tente de convaincre Orgon de la différence entre la vraie et la fausse dévotion. Mais le discours des deux nous raconte également une autre histoire, celle d’une lutte pour et contre la clôture ou l’ouverture d’un espace : CLÉANTE : […] Les hommes la plupart sont étrangement faits ! Dans la juste nature on ne les voit jamais ; La raison a pour eux des bornes trop petites ; En chaque caractère ils passent les limites ; Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent Pour la voir outrer et pousser trop avant. Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère. ORGON : Oui, vous êtes sans doute un docteur qu’on révère ; Tout le savoir du monde est chez vous retiré ; Vous êtes le seul sage et le seul éclairé […] CLÉANTE : Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré, Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré. Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science, Du faux avec le vrai faire la différence. […] Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux, Que ces francs charlatans, que ces dévots en place […]. (vv. 399-361) Le sujet de cette discussion est toujours Tartuffe ou la fausse dévotion sournoisement entrée dans la maison. Mais de nouveau le sujet est déplacé. En vérité on parle d’une figure métaphorique de cette intrusion en parlant de ‘l’extension’ juste ou injuste du discours et de la raison. Ou est-ce-que la maison traversée par un pouvoir externe serait inversement une figure rhétorique, une forme métonymique du discours raisonnable à la dérive ? Ces deux lectures nous semblent bien possibles. De toute faҫon, Cléante dit du discours de la raison qu’il peut se limiter dans ses bornes naturelles ou qu’il peut passer ‘outre’, ne pas respecter l’espace formé par l’ordre des choses. Dans ce cas, il franchit invisiblement des limites. Certainement, Cléante lui-même semble se ranger du côté juste par ses mots pleins de bon sens. Mais sa rhétorique spatiale avec laquelle il explique patiemment les droits et les fautes de la raison provoque chez Orgon une réponse satirique qui n’est pas privée d’esprit. Il se peut, dit-il, que la raison de Cléante se soit « retirée » dans un espace un peu étroit, ce qui ironiquement n’est pas Rudolf Behrens 43 absolument faux, vu que Cléante et toute la famille viennent très tard avec leurs protestations. Le comique consiste ici dans le fait que ni l’un ni l’autre voient que les deux sujets de la discussion, l’intrusion du faux dévot et le minage du discours par de faux concepts, convergent ‘vraiment’ vers un point commun : tous les deux sont basés sur un dépassement des limites et une intrusion du malsain dans l’abri de famille. La maison d’Orgon croule moralement parce que son pouvoir, devenu impotent, n’a pas vu les dangers provenant d’un dépassement physique des limites du foyer familial. Le caractère diaphane du foyer, son empêtrement dans les réseaux sociaux qui traversent la ville par des déambulations des gens intéressés, est devenue une trappe. Mais la même transgression a contaminé le discours. Lui aussi a échappé à la surveillance, même à celle d’un auto-contrôle. Discours et maison sont ainsi de nouveau mis en parallèle, mais le discours est doublement compromis : il a contribué à l’escamotage de l’érosion de la maison, et il ne sert plus d’instrument pour rectifier les erreurs. Ce n’est pas la moindre des raisons pour lesquelles le conflit à la fin, même après les preuves flagrantes de la turpitude de Tartuffe, n’est plus à résoudre logiquement et que sa solution revendique le pouvoir absolu du roi. On pourrait ajouter quelques observations sur une autre comédie qui, elle aussi, semble directement influencée par la problématique ‘casanière’ de la ‘commedia erudita’ de la Renaissance, l’Ecole des femmes donc. Il est évident que dans cette pièce l’action soit basée sur un jeu du ‘dedans’ et du ‘dehors’, 19 qui semble permettre à Arnolphe de réussir avec sa stratégie d’éduquer Agnès en créant dans la ville, plusieurs fois apostrophée comme un espace particulier et distingué, 20 une sorte d’espace de deuxième degré constitué par le prolongement de sa propre maison dans une sorte de dédoublement dans « cette autre maison » (v. 146) où il cache Agnès tout en feignant une normalité civique. Dans cette comédie nous sommes confrontés d’une part à un va-et-vient compliqué de divers personnages entre les deux maisons, dont l’une reste dans la sphère de l’anonymat déguisé et indiqué à la fois par la transformation nominale burlesque d’Arnolphe dans ‘Monsieur de la Souche’ (‘source’, ‘bouche’ etc., comme on l’entend par méprise). D’autre part ce jeu théâtral interne d’Arnolphe 21 , jeu qui se sert des usances 19 C’est là la formule qui sert de titre au chapitre 2, dédié à L’Ecole des femmes, d’une étude importante sur la spatialité intrinsèque de l’œuvre de Molière et de ses implications sur le niveau d’une mise en scène : Max Vernet, Molière, côté jardin, côté cour, Paris, Nizet, 1991 (pp. 65-89). 20 Voir p. ex. la question posée par Arnolphe à Horace : « Hé bien ! Comment encore trouvez-vous cette ville ? » (v. 288). 21 Voir, sur ce point, l’analyse de Marco Baschera (voir note 8). La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique 43 et des coutumes dans les espaces urbains et les espaces privés dans la maison particulière, se dédouble dans la série des discours échangés qui, eux, se fondent sur diverses techniques de régir ou de subvertir l’espace de pouvoir dans lequel Arnolphe veut garder sa tutelle. 22 4. Nous allons terminer nos remarques par un résumé provisoire. Le sujet de bon nombre de comédies de la Renaissance italienne, le combat comique entre d’une part les détenteurs du pouvoir familial incorporé dans la maison et d’autre part les intrus poussés dans leurs attaques par des désirs charnels ou autres, est bien connu, nous l’avons dit au début. Mais cette thématique est liée à deux conditions qui confèrent à la ‘casa rinascimentale’ une qualité particulière : Elle est une sorte de mise en abyme de l’ordre social de la ville. Physiquement et sémiotiquement, elle ‘appartient’ aux structures urbaines dont elle est censée représenter visiblement une synecdoque. En tant qu’espace métonymique et miniaturisé, la maison n’est donc pas seulement l’espace où le conflit ‘a lieu’. C’est plutôt un espace qui sur la scène revendique les mouvements physiques des protagonistes. Ils observent la maison, se livrent à des jeux de cache-cache, y entrent ou en sortent de manière acrobatique, utilisent des escaliers, des caves, des antichambres, des rues, des places ou des endroits hors scène, pour arriver au but ou pour défendre leur position d’un pouvoir contesté. Pensons par exemple aux ruses extravagantes, imaginées ou réalisées, des héros comiques d’un Arioste qui recourent à des stratégies d’assaut en abusant de l’espace urbain de Ferrare comme d’un réseau de trappes et de cachettes. Nous pouvons de même évoquer les stratagèmes ambulatoires qui dans la Mandragola de Machiavel font de la maison du docteur Nicia une forteresse si imprenable que les dehors de la ville de Florence, une église, des rues et la piazza du marché, doivent être transformés en une sorte de théâtre, véritable inversion de la maison, qui sert à détourner l’attention du détenteur du pouvoir. On pourrait ajouter ici bon nombre d’exemples. Dans tous ces cas, le pouvoir ou l’impuissance s’articulent dans des présences physiques, dans des structures visibles et dans des itinéraires pratiqués. Dans le cas de la comédie de Molière, l’exemple du Tartuffe le montre, le statut du pouvoir et le type de ses défenses et de ses contestations se sont sensiblement déplacés. Les dimensions spatiales qui délimitaient l’organisme social de la maison ‘comique’, ne sont plus les mêmes et elles n’ont plus les 22 Nous renvoyons ici de nouveau à l’article de Deborah Steinberger (voir note 10). Rudolf Behrens 4 mêmes implications sémantiques. Ces dimensions sont réduites à des archétypes qui, dans leurs fonctions de servir de zones diaphanes entre un intérieur et un extérieur, ne nient pas leur origine italienne. Mais la relation entre maison et pouvoir contesté ou soutenu est devenue plus abstraite. La maison elle-même s’est pour ainsi dire ouverte. Elle se montre maintenant perforée de passages transversaux qui en font une zone intermédiaire de mouvements et de discours oscillant entre la sphère publique et le foyer familial, entre ce qu’on appelle ‘la raison’ et ‘l’aberration’ ridicule, entre un pouvoir usurpé et la faiblesse des contestataires. Dans cette situation instable, nous l’avons vu, le discours - le ‘commerce par mots’ - est devenu une sorte de double de la maison. C’est à travers des mots échangés, mal placés et comiquement obliques que le discours devient le miroir de la maison en crise. Le lieu du combat tend donc à s’évader vers la sphère du symbolique. La comédie du classicisme franҫais, pouvons-nous conclure, transforme ainsi ses propres racines morphologiques et met le pouvoir dans une lueur moins frappante, moins directe, plus discrète, mais - finalement - plus dangereuse. 23 23 Ce m’est un grand plaisir que de remercier ici vivement Nathalie Piquet d’avoir revu mon texte. Etudes PFSCL XXXVIII, 75 (2011) The Death of Camille in Corneille’s Horace: Performance, Print, Theory M ICHAEL H AWCROFT (Keble College, Oxford) When, in 1660, Pierre Corneille published an edition of his plays to date, he famously prefaced each of the three volumes with a discourse considering his own theatrical practice in the light of Aristotle’s Poetics and the text of each play with an “Examen”, a critical evaluation of its strengths and weaknesses as he perceived them to be in retrospect. “ [ J’ ] en dirai mes pensées tout simplement”, says Corneille at the beginning of the first discourse. 1 This claim is deceptive. It is true that Corneille’s theoretical writing, when compared to La Mesnardière’s La Poétique (1639) or d’Aubignac’s La Pratique du théâtre (1657), cultivates concision and avoids extensive explicit engagement with theorists other than Aristotle and dramatists other than himself. But concision and implication often lead to a style marked by irony and indirection so that Corneille’s apparently simple assessments of his dramatic practice can provoke much critical discussion. The “Examen” he wrote for Horace, a play first performed in 1640 and published in 1641, is an example of the provocative nature of his own critical practice. 2 Few critics fail to engage with Corneille’s own critical account of his perceived reasons for the play’s unsuccessful ending. He agrees with his seventeenth-century critics that the death of Camille spoils the ending, but not, as most of them allegedly thought, because her death 1 Pierre Corneille, Œuvres complètes, 3 vols, ed. Georges Couton (Paris: Gallimard, 1980-87), III, 119. All references to Corneille are to this edition. Although quotations from the Discours and “Examens” are taken from this edition, I acknowledge the extremely helpful annotation in the following two editions: Pierre Corneille, Writings on the Theatre, ed. H. T. Barnwell (Oxford: Blackwell, 1965); Trois Discours sur le poème dramatique, ed. Bénédicte Louvat and Marc Escola (Paris: Flammarion, 1999). 2 For a discussion of some of its complexities, see David Maskell, “Corneille’s ‘Examens’ Examined: The Case of Horace”, French Studies, 51 (1997), 267-80. Michael Hawcroft 44 was visible on stage (first paragraph), rather for a combination of three other reasons: because Horace’s murder of Camille occurs without adequate preparation (second paragraph); because there is no necessary link between Horace’s successful fight against the Albans and the murder of his sister, so the play has two actions rather than one (third paragraph); and because it is unsatisfactory that Camille suddenly becomes a major character in the fourth act, having been a minor one in the previous three (third and fourth paragraphs). Much modern critical discussion focusses on these opening paragraphs of the “Examen” as a way of exploring the unity of the play’s action. Many critics find that Corneille was too harsh on himself and find ways of restoring unity, usually by supplying a psychological motivation that seeks to make compelling sense of Horace’s triumph and his sister’s murder. 3 Others take Corneille’s critical insights seriously and explore the text of the play in the light of Corneille’s engagement with Aristotle and French critics of his time. 4 Yet others read Corneille’s bold retention of Horace’s murder of his sister for its polemical, judicial and political resonances. 5 What all the modern critics do is to skirt over the implications of the first paragraph of Corneille’s “Examen”. In one sense Merlin-Kajman is right that its topic is of secondary importance to Corneille: “L’autocritique de 1660 ne concerne donc pas vraiment le meurtre de Camille, mais le péril où ce meurtre met Horace. La question de savoir s’il faut ensanglanter la scène ou ne pas l’ensanglanter apparaît de ce point de vue secondaire” (“Réécriture cornélienne”, 104). Yet, in its apparent simplicity, the opening paragraph raises important questions about the editions of Corneille’s plays, the status of the printed form of a work of theatre, performance practices, and, above all, issues of dramatic theory as they were understood at the 3 See, for instance, the two articles by Christopher Gossip: “The Unity of Horace”, Modern Language Review, 93 (1998), 345-55; “Héros trop magnanime: le crime d’Horace et son châtiment”, Papers on French Seventeenth-Century Literature, XXXXVI-71 (2009), 543-55. 4 See, for instance, Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale: Corneille à l’œuvre (Paris: Klincksieck, 1996), pp. 74-79; and Marc Escola, “Récrire Horace”, Dixseptième siècle, 216 (2002), 445-67, and his edition of Horace (Paris: Garnier Flammarion, 2001). 5 See, for instance, Hélène Merlin-Kajman, “Ré-écriture cornélienne du crime: le cas d’Horace”, Littératures classiques, 67 (2009), 101-14, and her “Horace, l’équivoque et la dédicace”, Dix-septième siècle, 182 (1994), 121-34; and Alain Brunn and Tiphaine Karsenti, “Pourquoi Horace s’enfuit-il? La bienséance, rapport ou limite”, Dix-septième siècle, 223 (2004), 199-212. The Death of Camille in Corneille’s Horace 44 time and as they came to be understood later. 6 These issues can only be teased out by a patient reading of the text, a critical engagement with its modern commentators and an attentive ear to its intertexts. This will lead us to a better understanding of what is at stake in the opening paragraph of the “Examen”, a more accurate grasp of the nature of dramatic theory in the middle of the seventeenth century and another possible reason to account for the dramatic problems posed by Horace’s murder of Camille. This is the whole of the first paragraph of the “Examen”: C’est une croyance assez générale que cette Pièce pourrait passer pour la plus belle des miennes, si les derniers Actes répondaient aux premiers. Tous veulent que la mort de Camille en gâte la fin, et j’en demeure d’accord: mais je ne sais si tous en savent la raison. On l’attribue communément à ce qu’on voit cette mort sur la Scène, ce qui serait plutôt la faute de l’Actrice que la mienne, parce que quand elle voit son frère mettre l’épée à la main, la frayeur si naturelle au sexe lui doit faire prendre la fuite, et recevoir le coup derrière le théâtre, comme je le marque dans cette impression. D’ailleurs, si c’est une règle de ne le point ensanglanter, elle n’est pas du temps d’Aristote, qui nous apprend que pour émouvoir puissamment, il faut de grands déplaisirs, des blessures, et des morts en spectacle. Horace [the Latin writer on the art of poetry] ne veut pas que nous y hasardions les événements trop dénaturés, comme de Médée qui tue ses enfants, mais je ne vois pas qu’il en fasse une Règle générale pour toutes sortes de morts, ni que l’emportement d’un homme passionné pour sa Patrie, contre une sœur qui la maudit en sa présence avec des imprécations horribles, soit de même nature que la cruauté de cette mère. Sénèque l’expose aux yeux du Peuple, en dépit d’Horace; et chez Sophocle, Ajax ne se cache point au Spectateur lorsqu’il se tue. L’adoucissement que j’apporte dans le second de ces Discours pour rectifier la mort de Clytemnestre ne peut être propre ici à celle de Camille. Quand elle s’enferrerait d’elle-même par désespoir en voyant son frère l’épée à la main, ce frère n’y laisserait pas d’y être criminel de l’avoir tirée contre elle, puisqu’il n’y a point de troisième personne sur le Théâtre à qui il pût adresser le coup qu’elle recevrait, comme peut faire Oreste à Egisthe. D’ailleurs, l’Histoire est trop connue, pour retrancher le péril qu’il court d’une mort infâme après l’avoir tuée: et la défense que lui prête son père pour obtenir sa grâce n’aurait plus de lieu, s’il demeurait innocent. Quoi qu’il en soit, voyons si cette action n’a pu causer la chute de 6 One of the issues concerns the significance of the terms bienséance and bienséances in the mid-seventeenth century, since they are often applied by modern critics, as if in an explanatory way, to elucidations of the first paragraph of the “Examen”. I deal with this issue in a separate, though related article: “The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille in Corneille’s Horace”, see pp. 463-477 in this issue. Michael Hawcroft 44 ce Poème que par là, et si elle n’a point d’autre irrégularité que de blesser les yeux. (I, 839-40) Seventeenth-Century Reactions Corneille’s starting point is a discussion of generally held views about his play. It was thought to be a good play, but spoilt by the death of Camille because the actress playing her was struck dead on stage. We have some evidence for contemporary reaction, but it does not entirely concur with Corneille’s summary of it. 7 The first private performance of the play was on 9 March 1640; the first public performance in May of the same year. But Corneille had already consulted Chapelain, who wrote to Balzac on 19 February: “il y a une quantité de belles choses et du même esprit du Cid. Néanmoins je voudrais pour sa perfection, qu’il eût inventé et disposé autrement qu’il n’a fait” (quoted by Couton, I, 1535). These comments do not tell us any specific observations that Chapelain might have made at this stage. We know too, however, that Corneille read his play to a group that included Chapelain and d’Aubignac and sought their advice. D’Aubignac tells us this many years later in the dissertation he wrote attacking Corneille’s Œdipe (1663), and reports tartly that “il ne voulut pas suivre l’avis que j’avais ouvert”. 8 The “avis” in question might, or might not, be the same piece of advice that d’Aubignac mentions in the Pratique du théâtre (to which I shall return later). It concerns the death of Camille, but has nothing to do with its visibility on stage. 9 There is further evidence of Chapelain’s views in a letter to Balzac of 18 November 1640, detailing observations he had made to Corneille many months before. They explicitly concern the fifth act, but might have implications for the treatment of the death of Camille: “Dès l’année passée, je lui dis qu’il fallait changer son cinquième acte des Horaces, et lui dis par le menu comment; à quoi il avait toujours résisté depuis, quoi que tout le monde lui criât que sa fin était brutale et froide et qu’il en devait passer par mon avis” (quoted by Couton, I, 1537). Whatever the details of Chapelain’s advice, Corneille did not act on it. 7 The evidence is presented in the “Notice” of Couton’s edition (I, 1535-39). 8 Abbé d’Aubignac, Dissertations contre Corneille, ed. Nicholas Hammond and Michael Hawcroft (Exeter University Press, 1995), p. 75. 9 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, ed. Hélène Baby (Paris: Champion, 2001), pp. 113-14. The Death of Camille in Corneille’s Horace 44 It is clear that Corneille knew that the ending of the play was subject to criticism, but it is not clear from the available evidence that any of this criticism was focussed on the visibility of Camille’s death on stage. For the purposes of following his argument in the “Examen”, we shall have to accept Corneille’s word that that was indeed the focus of some of the criticism. Corneille and the Actress Having suggested that his contemporaries blamed the visibility of Camille’s death on stage for the play’s allegedly weak ending, Corneille is keen to disculpate himself and to blame the actress. It is particularly interesting to observe his assumptions about an actress’s skills. We do not know what was indicated in the manuscript of the play that Corneille sold to the troupe of actors at the point at which Horace loses his patience with Camille for turning against him in his moment of triumph. Nor do we know what he might have told the actors during rehearsal, if anything. Certainly the words spoken by the characters say nothing explicit about a drawn sword or movement off stage. At one extreme, it is possible that Corneille’s manuscript gave no direction at this point other than what can be inferred from the characters’ words: Horace loses patience and threatens to kill Camille (“Va dedans les Enfers plaindre ton Curiace! ” (4.5, 1320)); he commits the deed when she shouts “Ah, traître! ” (1321); and he offers it as an example of summary justice: “Ainsi reçoive un châtiment soudain / Quiconque ose pleurer un ennemi romain! ” (1321-22). The next line is spoken by Procule; the printed page indicates that a new scene has begun; and Camille is not present. If this is all the actors had to go by and if there were no further directions in the manuscript and if Corneille did not attend a rehearsal to give instructions about how this should be performed, the words of the “Examen” make it clear that the dramatist still thinks the actress is to blame if spectators see the death on stage. He expects the actress to interpret and perform her role in a stereotypical way: women are naturally fearful; so as soon as Horace threatens violence, she should automatically take flight and so be off stage by the time the blow is struck. Some modern critical discussion seems to be based straightforwardly on the assumption that Camille’s death was indeed visible on stage. Merlin- Kajman says that Horace’s crime “se trouve théâtralement détaché, et comme exposé en tant que tel, dans sa nudité, aux yeux du spectateur” (“Ré-écriture”, p. 103). Forestier refers to it as “le meurtre délibéré et sous les yeux du public de Camille par Horace” (Essai de génétique théâtrale, p. 75). Gossip discusses “the staged killing of Camille” (“The Unity of Horace”, Michael Hawcroft 44 p. 347). This approach is all very well, as long as it is also admitted that Camille’s murder was only ever seen in this fashion against the express instructions of the dramatist, when the actress was performing badly (by the dramatist’s lights) and that Corneille takes pains to say that this is not what he wanted the spectators to see. So Corneille intended the spectators to imagine Camille receiving the blow off stage. And it is as if he is using the printed form of his play in 1660 to make this intention plain (in case it had not been plain earlier) when he adds to his explanation the phrase “comme je le marque dans cette impression”. Stage Directions and Early Editions Now, the phrase “comme je le marque dans cette impression” is problematic. It is sometimes understood to refer to an explanatory stage direction or stage directions, which might have been introduced in the 1660 edition of the dramatist’s plays, i.e. the edition in which the “Examen” first appeared. This is certainly Georges Couton’s interpretation of this phrase in his Pléiade edition of Corneille’s works: “En effet, à partir de 1660, Corneille a modifié ses indications scéniques à la fin de la scène v de l’acte IV, pour bien préciser que le coup mortel est donné à Camille dans la coulisse” (I, p. 1560, n. 2). Corneille seems to imply that for the 1660 edition he has decided to make it absolutely clear that the audience should not see Camille being struck on stage. Yet this was already made perfectly clear in every preceding edition of the play. Every preceding edition, including the first, contains the stage direction “blessée derrière le théâtre”, which accompanies Camille’s cry of “Ah, traître! ”. The blow has to be imagined as being inflicted off stage. Moreover, all preceding editions have the stage direction “revenant sur le théâtre” as Horace utters the final lines of the scene. It is impossible to imagine him having left the stage and returning on to it without also imagining that what he has done off stage is kill Camille. If we imagine him killing Camille on stage, the stage direction would then seem very bizarre, because there would be no need for him to leave the stage and then come straight back on. If both these crucial stage directions, which make Corneille’s intentions clear to readers of the play, were present not only in 1660, but also in all preceding editions of the play, did he actually make any modifications to the 1660 text, as the “Examen” seems to imply and as Couton seems to confirm? There is, in fact, only one uncontested variant, and that is in the stage direction that accompanies Horace’s expression of exasperation and The Death of Camille in Corneille’s Horace 44 threat of violence. Here, in 1660, Corneille inserts the conjunction “et” between “mettant la main à l’épée” and “poursuivant sa sœur qui s’enfuit”. I cannot think that the addition of the word “et” makes any difference to the envisaged movements on and off stage. There is one further, and more problematic, variant. Both Marty- Laveaux 10 and Couton say that that editions up to 1655 give the first part of this stage direction as “mettant l’épée à la main” as opposed to the later “mettant la main à l’épée”. It could be that there is a real difference in meaning between these two formulations. The earlier formulation “Mettant l’épée à la main” might be more graphic, more suggestive of imminent violence, and so more likely to mislead the reader (and indeed the actress, if the stage direction were present in the troupe’s manuscript) into envisaging violence on stage. The later variant, “mettant la main à l’épée”, figuring in the 1660 edition, might imply that Horace is only starting to draw the sword from its sheath as he speaks words of menace, and this might therefore be less likely to mislead readers as to what they might envisage being visible on stage. However, if Marty-Laveaux and Couton had inspected more copies of the earlier editions, they would have discovered that the supposedly later variant “mettant la main à l’épée” already existed in some copies of the first edition of the play published in 1641. 11 Since the only straightforwardly new variant to the stage directions in 1660 is the insertion of the word “et” into one of them, I am inclined to think that when Corneille says “comme je le marque dans cette impression” he is simply drawing the attention of readers of the “Examen” to the printed stage directions which clarify his intentions about the movements on and off stage. Pace Couton, Corneille is not signalling that there is any 10 Pierre Corneille, Œuvres, ed. C. Marty-Laveaux, 12 vols (Paris: Hachette, 1862-68), III, 340; Couton, I, 1569. 11 I have consulted 7 copies of the 1641 editions of the play (all published in Paris by Augustin Courbé). Most contain the wording ‘mettant l’épée à la main’: in the Bibliothèque Nationale de France, RES-YF-673 (in-4°), RES-YF-3904 (in-12°), RES- YF-3905 (in-12°), SMITH-LESOUEF-R-3515 (in-12°); in the Département des Arts du Spectacle on the Richelieu site of the BNF, 8-RF-1940(RES) (in-12°). Two contain the allegedly later variant “mettant la main à l’épée”: in the BNF, RES-YF- 635; and in the Département des Arts du Spectacle 8-RF-1939(RES), both in-4°. Emile Picot’s Bibliographie cornélienne (Paris: Auguste Fontaine, 1876) identifies three editions of Horace in 1641, two in-4° and one in-12°, but this is almost certainly an oversimplification in the light of my inspection of multiple copies. Picot does not identify individual copies consulted. The 1660 edition is very rare. I have consulted only two copies (Paris: Augustin Courbé and Guillaume de Luyne): in the BNF, RES-YF-2984-86; in the Département des Arts du Spectacle, 8-RF- 1701(RES, 1-3). Michael Hawcroft 4 significantly new stage direction in the 1660 edition. Even from the first editions, he has used the printed form of his play, in particular the stage directions, to make it clear to readers that Camille is struck off stage. But for whose benefit is Corneille being so attentive when he writes, and slightly modifies, his stage directions? If it is for that of an actress playing Camille, it is unlikely that she would have been reading any printed edition of the play. The original troupe would obviously have worked from a manuscript, which might or might not have contained these stage directions. We might speculate that Corneille’s manuscript did not have sufficiently explanatory stage directions, which is why he would take the trouble, in the “Examen”, of referring specially to his wording in the printed form of the play. It is true, however, that, once a play was in print, any troupe could perform it, and such troupes would almost certainly create their part roles by getting their copyist to copy out speeches from the printed form of the play. Indeed, in his third discourse, Corneille specifically envisages stage directions in the printed text as a benefit to provincial troupes: “l’impression met nos pièces entre les mains des comédiens, qui courent les provinces, que nous ne pouvons avertir que par là de ce qu’ils ont à faire, et qui feraient d’étranges contretemps, si nous ne leur aidions par ces notes” (III, 182). So perhaps Corneille uses stage directions in printed editions of his play in the hope that they would filter their way through to provincial actresses who might not otherwise perform with stereotypical feminine fear and run off stage at the sight of Horace’s sword. In attending to his stage directions, he might also be thinking of his readers and seeking to ensure that they have a clear picture of what he wants to be visible (or not) on stage. If he is thinking of readers generally, it must be in a peculiarly pedantic spirit of wanting to help them envisage a precise stage picture. If we remember that the point at issue is whether or not seeing Camille’s death on stage spoils the end of the play, we might think that it cannot make much difference to readers whether they envisage the sword striking Camille on stage or off stage, since readers see nothing in either case. So if the stage directions here are for the benefit of readers, their purpose is not to enhance readers’ aesthetic experience, but to defend the dramatist in the eyes of any readers who might have seen, or be ready to envisage, a performance in which Camille dies on stage and who might feel that that is somehow inappropriate. It could be, in fact, that Corneille’s stage directions were intended to defend him against specific critical readers; that the stage directions had sought to do this in all printed editions of the play; and that they were deliberately reinforced in the 1660 edition by the discussion in the “Examen” which draws attention to them. The Death of Camille in Corneille’s Horace 4 Violence on Stage in Theory Scherer’s gloss on Corneille’s stage directions here and on his discussion of them in the “Examen” will lead us helpfully to identify two key issues in mid-seventeenth-century dramatic theory to which the dramatist’s reflexions give rise: Dans Horace, Corneille a soin d’indiquer dès l’édition originale que Camille est “blessée derrière le théâtre” par son frère Horace, qui, “revenant sur le théâtre” après avoir infligé à sa sœur cette blessure mortelle, prononce encore quelques vers; l’attitude d’Horace, “mettant l’épée à la main”, comme le disent les premières éditions, impliquait que Camille prît la fuite, pour pouvoir être frappée “derrière le théâtre”; malgré ces précautions, l’actrice qui jouait Camille mourait en scène, et mécontentait ainsi les spectateurs attachés aux bienséances; Corneille doit donc renforcer ses indications scéniques; au lieu d’Horace “mettant l’épée à la main”, il nous montre, plus explicitement, Horace “mettant la main à l’épée, et poursuivant sa sœur qui s’enfuit” à partir de l’édition collective de 1655 [ … ] et dans l’Examen de 1660, Corneille revient sur la nécessité de “prendre la fuite et recevoir le coup derrière le théâtre” pour l’actrice qui joue le rôle de Camille. Les indications scéniques de tous ces auteurs montrent bien qu’on s’ingénie à ne pas “ensanglanter la scène” par des meurtres. 12 Leaving aside Scherer’s small inaccuracies in connection with the variants, I want to draw attention to his main argument, which is generally shared by other critics, but which seems to me an inaccurate account of Corneille’s concern in the “Examen” and a misleading presentation of seventeenthcentury dramatic theory. For Scherer, Corneille is at pains to ensure that the murder of Camille takes place off stage, because spectators, attached to the “bienséances”, would be displeased to witness it, the “bienséances” not allowing murders to be visible on stage. In his edition of Horace, Marc Escola expresses the same argument more succinctly: ‘Corneille s’assujettissait donc aux bienséances, en évitant d’“ensanglanter le théâtre”. Voir Examen” (p. 122, note h). These modern critical comments raise two distinct but related issues. One is: what is the value of the bienséances (or bienséance) as a critical notion likely to explain Corneille’s preoccupation in the “Examen” with the visibility of Camille’s death on stage? I argue elsewhere that in 1660 neither Corneille nor anybody else would have thought of bienséances as an appropriate concept in this context. 13 In 1660 it was a concept that occupied 12 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France (Paris: Nizet, 1950), p. 418. 13 “The Bienséances and their Irrelevance”. See also Brunn and Karsenti “Pourquoi Horace”, pp. 206-09. Michael Hawcroft 45 theorists less than posterity has suggested; it was a strictly poetic concept; and it was entirely unrelated to the question of physical violence on stage. The other issue to which Scherer’s and Escola’s comments give rise is that of an alleged rule against the portrayal of violence on stage, or “bloodying the stage”. Much of Corneille’s argumentation in the first paragraph of the “Examen” is concerned with this alleged rule. His discussion is far from straightforward and calls for close scrutiny. Many modern critics tend to assume that there was indeed a rule against bloodying the stage in the seventeenth century. 14 If we look at the sentence in which Corneille himself uses the phrase, we see that he clearly does not want readers to think that there is any such prohibitive rule. His use of the conditional form “si c’est une règle de ne [ point ensanglanter le théâtre ] ” certainly suggests that Corneille has doubts about whether or not there is such a rule. His main clause increases these doubts by citing Aristotle as an authority in favour of depicting murder on stage. In fact the bulk of this paragraph deals with the question of the representation of violence on stage in such a way as to imply that Corneille is sceptical about there being any rule against it, whilst also allowing him to reserve judgement. In strictly logical terms, this might strike readers of the “Examen” as an odd development. His previous sentence had implied that he accepted that it was wrong for Camille’s death to be visible on stage, that this was not what he had wanted, and that he had ensured that stage 14 “Ces situations de violence extrême [ … ] n’ont pas droit de cité sur la scène” (Bénédicte Louvat, Poétique de la tragédie classique (Paris: SEDES, 1997), p. 80); “The bienséances also rules out the depiction on stage of all forms of violent action such as duels, battles, and murders” (John Lough, Seventeenth-Century French Drama: The Background (Oxford University Press, 1979), p. 112). Pierre Pasquier envisages Camille’s murder on stage as “transgressant l’un des interdits de la dramaturgie classique” in “Les Apartés d’Icare. Eléments pour une théorie de la convention classique”, Littératures classiques, 16 (1992), 79-101 (p. 80). Such claims are endlessly repeated. For a revisionist view, based on scrutiny of a wide range of theoretical texts, see Emmanuelle Hénin, “Faut-il ensanglanter la scène? Les enjeux d’une controverse classique”, Littératures classiques, 67 (2009), 13-32. Her account needs to be treated with some caution, however: partly because of the uncritical importance she attaches to the notion of the bienséances (it is not helpful, for instance, to claim that “le moment des bienséances coïncide avec la Querelle du Cid” (p. 21), when bienséance had only been used as a critical concept by Chapelain in the singular and was not to be used in the plural until 1639 by La Mesnardière, and in neither case in connection with violence on stage); and partly because her discussion of the murder of Camille is marred by bibilographical error (she says that Corneille has introduced new clarificatory stage directions into the 1660 edition, which is simply not the case (p. 21 and note 41)). The Death of Camille in Corneille’s Horace 45 directions in the printed version of his play made it clear that he did not wish her death to be visible on stage. We might have expected that Corneille was saying all this because he believed that it is in principle wrong to depict death on stage; but he now confounds us by suggesting that he is not persuaded that there is any ban on depicting death on stage. This should make us wonder why, in that case, he is so insistent that Camille’s death should not be visible. But he makes us wait; and by the end of his first paragraph we shall have to work out an answer to that question for ourselves. If Corneille uses the doubting formulation “si c’est une règle de ne [ point ensanglanter le théâtre ] ”, it is probably as a riposte to his hostile rival Scudéry, who had so virulently attacked Le Cid. In his Observations sur le Cid Scudéry had used the phrase “cette autre regle qui deffend d’ensanglanter le Theatre”. 15 It would no doubt have given Corneille great pleasure to quote Scudéry’s words back to him and to follow them immediately with the contradictory recommendation of Aristotle. But things are not entirely straightforward. According to Corneille, Aristotle “nous apprend que pour émouvoir puissamment il faut de grands déplaisirs, des blessures et des morts en spectacle”. Corneille is referring here to the third of three possible parts of a plot as identified by Aristotle: (1) peripeteia, (2) recognition, (3) pathetic event. This is a modern French translation of Aristotle’s account of the pathetic event: “quant à l’événement pathétique, c’est une action qui provoque destruction ou douleur, comme les agonies présentées sur la scène, les douleurs très vives, les blessures et toutes les choses du même genre” (my italics). 16 One reason why Corneille might have chosen to reserve his judgement overall in this passage, whilst wanting to maintain some scepticism about there being a rule, is that he probably knew that there was no clear agreement over the precise meaning of Aristotle’s phrase “en to phanero”, translated above as “présentées sur la scène”. Castelvetro, for instance, did not believe that Aristotle’s phrase referred to acts of violence being performed on stage. He thought that Aristotle was referring to other ways in which violent actions could be made manifest: bringing a corpse on stage; shrieks off stage; or even a messenger speech. 17 15 Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638) (Paris: Champion, 2004), p. 385. 16 Aristote, Poétique, trans. and ed. Michel Magnien (Paris: Le Livre de Poche, 1990), XI, 1452 b, p. 102. 17 Castelvetro, Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, 2 vols, ed. Werther Romani (Rome, Bari: Laterza, 1978-79), I, pp. 337-39) (cited by Hénin, “Faut-il ensanglanter”, pp. 15-16). Michael Hawcroft 45 Moreover, Corneille also knew that Horace, in the Ars Poetica, appears to say the opposite of Aristotle. Indeed Corneille seems to concede this point in his next sentence, giving one of Horace’s key examples, that of Medea murdering her children. The line “Ne pueros coram populo Medea trucidet” is much quoted and glossed (in the early modern period as well as among modern critics) as Horace’s alleged opposition to the depiction of violence on stage. But it is crucial to consider Horace’s line in its proper context. Just as Aristotle’s apparent sanctioning of on-stage violence is not absolutely clear, neither is Horace’s apparent interdiction. Here are all the relevant lines from Horace (lines 179-88): Aut agitur res in scaenis aut acta refertur. Segnius inritant animos demissa per aurem quam quae sunt oculis subiecta fidelibus et quae ipse sibi tradit spectator; non tamen intus digna geri promes in scaenam multaque tolles ex oculis, quae mox narret facundia praesens. Ne pueros coram populo Medea trucidet, aut humana palam coquat exta nefarius Atreus, aut in auem Procne uertatur, Cadmus in anguem. Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi. 18 (Either the action happens on stage or it is narrated. We are less moved by what we hear than by what we witness with our own trustworthy eyes. None the less you will not show on stage things that might better happen off stage and you will keep many things from our gaze, which an eye witness can then narrate eloquently. Do not let Medea slaughter her children in public, do not let the wicked Atreus cook human flesh in front of the audience, do not let Procne turn into a bird, or Cadmus into a snake. My disbelief will make me reject anything you show me of that nature. (my translation)) In conceding that Horace does not want a dramatist to show, on stage, Medea’s slaughter of her children, Corneille explains that this is a suspicion about depicting “des événements trop dénaturés”. But he does not, here, explain Horace’s thinking further than that. This might be because he has already done so in his second discourse, first published in the same volume of the 1660 edition as the “Examen” of Horace: “Horace ne veut pas que Médée tue ses enfants, ni qu’Atrée fasse rôtir ceux de Thyeste à la vue du peuple. L’horreur de ces actions engendre une répugnance à les croire, aussi bien que la métamorphose de Progné en oiseau et de Cadmus en serpent, dont la représentation presque impossible excite la même incrédulité, quand 18 Horace, Epîtres, trans. and ed. François Villeneuve (Paris: Les Belles Lettres, 1934), p. 212 (Pour l’Art poétique, pp. 202-26). The Death of Camille in Corneille’s Horace 45 on la hasarde aux yeux du spectateur: Quaecumque ostendis mihi sic, incredulus odi” (III, 159-60, Corneille’s italics). Corneille is clear that the objection to the depiction of certain acts of violence is that they cannot be performed without endangering the spectators’ suspension of disbelief. The fact that he mentions all Horace’s examples (and not simply that of Medea) makes his interpretation even more transparent. Horace says that Procne’s metamorphosis into a swallow and Cadmus’s into a snake should not be performed on stage for the same reason that Medea’s and Atreus’s bloody crimes should be kept off stage. The audience would not believe what they were seeing. In short, Horace can be interpreted - and Corneille clearly saw this - as condemning, not on-stage violence as such, but any on-stage action that is difficult to perform credibly. It is this same argument that leads Castelvetro to oppose the depiction of on-stage violence in particular. He goes further than Horace in spelling out the inappropriate reaction such depictions can provoke in the audience: “l’esperienza ha mostrato che simili crudeltà e orribilità non si possono verisimilmente far vedere in atto, e che fanno anzi ridere che piangere, e che producono non effeto di tragedie, ma di comedia” (Poetica d’Aristotele, I, 379). The illusion broken, the audience risks laughing at the discrepancy between what they see and what it is supposed to represent. This claim by Castelvetro is quoted by La Mesnardière, 19 who generally disagrees with his Italian predecessor. Indeed La Mesnardière is inclined to disagree with Castelvetro on this very point and to adopt a more Aristotelian view. If, he argues, the dramatist’s purpose is to maximize the arousal of pity and fear, “il luy seroit plus facile de tirer de la Pitié d’une large effusion de sang, & de provoquer la Terreur par la montre des coupables qui endureroient les supplices, que d’exciter ces sentimens par la seule relation des maux qu’ils viendroient de souffrir” (p. 201). But he goes on to develop a more nuanced position, based on the identification of three different types of death. Certain deaths, like the dismemberment of Hippolytus, cannot be shown on stage, because they would put the actor’s life in peril (p. 202). Horrible deaths like Medea’s murder of her children should not be shown for two different reasons. One reason echoes Castelvetro’s. They might be laughable in performance: “il est tres-difficile d’imiter ces bourrelleries sans que la feinte en soit grossiere, & par consequent ridicule” (p. 205). The other reason is that they might evoke the wrong emotion in the audience, horror, or as La Mesnardière puts it, “un transissement odieux & une horreur desagreable, qui surmontent infiniment la Terreur & la Pitié qui doivent regner l’une et l’autre, & toutes deux s’il est possible, dans la parfaite 19 La Mesnardière, La Poétique (Paris: Antoine de Sommaville, 1640; Geneva: Slatkine Reprints, 1972), p. 200. Michael Hawcroft 45 Tragedie” (p. 204). His third type, generous deaths, were, however, very acceptable on stage as far as La Mesnardière was concerned. He thinks particularly of the suicides of characters who have done wrong and who express repentence by their action. Such characters and their suicides would be very suitable, in his view, for the arousal of pity and fear (p. 206). That said, La Mesnardière acknowledges that ancient dramatists showed a much wider range of deaths on stage, and he glosses Horace’s line about not showing Medea committing murder on stage in a relatively permissive way: “C’est le sens de ce Précepte, qui n’abolit pas tous les meurtres, mais qui bannit de la Scene tous les meurtres odieux” (p. 210). Even if La Mesnardière reads a moral preoccupation into the Horatian tag, he does not interpret Horace’s lines as being as universally prohibitive as some modern critics do. Taking together the glosses of Castelvetro, Corneille and La Mesnardière, we can see that there was an awareness in the early modern period that Aristotle and Horace appeared to have said contradictory things and that what kind of violence could be shown on stage was a matter for debate, the criteria being linked to the illusion of reality and the emotional response of the audience. If “ensanglanter le théâtre / la scène” was a phrase that seventeenth-century French theorists and dramatists had recourse to, no clear and unanimous definition was ever attached to it. Nobody was ever clear what, if anything, was actually forbidden or why. 20 There is another reason why Corneille, in the “Examen”, might not want to repeat his own explanation of the Latin writer’s lines (already given in the second discourse): his purpose in the “Examen” is not an exegesis of Horace, but an allusion to Horace that will be sufficient to defend his own dramatic practice in Horace. He wants to show that he knows what Horace said so that he can then claim with authority that he also knows that Horace did not issue a blanket ban on the depiction of death on stage: “je ne vois pas qu’il en fasse une règle générale pour toutes sortes de morts”. Corneille was on safe ground in making this claim, which is not inconsistent with La Mesnardière’s reading of Horace. But then Corneille goes further. He draws a distinction between Medea’s murder of her children and Horace’s murder of Camille in such a way as to imply that Camille’s murder would not fall into the category of those that should not be shown on stage: “ [ je ne vois pas ] que l’emportement d’un homme passionné pour sa patrie, contre une sœur qui la maudit en sa pré- 20 Or as Emmanuelle Hénin puts it, “tout en défendant inlassablement d’“ensanglanter la scène”, ils évitent soigneusement de préciser ce qui est interdit” (p. 19). Her first phrase seems to me to take too little account of the scepticism of a writer like Corneille. The Death of Camille in Corneille’s Horace 45 sence avec des imprécations horribles, soit de même nature que la cruauté de cette mère”. Yet again, we might be puzzled by Corneille’s line of argument. On the one hand he says that he has taken pains not to allow the murder of Camille to be visible on stage; on the other, he refers to Aristotle in terms which would support the representation of her death on stage, and he now refers to Horace’s famous interdiction of Medea’s murderous act in such a way as to exclude Camille’s murder from its terms and as to imply that it would be perfectly acceptable for her death to be visible on stage. Violence on the Ancient Stage Corneille’s intellectual game with his readers goes on. He seems to pursue an argument about the acceptability of seeing Camille’s death on stage by adducing three examples of violent on-stage deaths to be found in ancient plays. The first is particularly forceful, because it is Seneca’s depiction in his Medea of the heroine slaughtering her children on stage, even though this is precisely an example of violent action that Horace would have banned. And even Corneille in the second discourse had seemed to endorse Horace’s view that such a murder could not have been performed without straining the audience’s belief in the theatrical illusion. 21 His second example is of Ajax’s on-stage suicide in Sophocles’ Ajax. There is a technical problem with this example, which he addresses in the third discourse in connection with the unity of place: “Sophocle toutefois ne l’a pas observée dans son Ajax, qui sort du théâtre afin de trouver un lieu écarté pour se tuer, et s’y tue à la vue du peuple; ce qui fait juger aisément que celui où il se tue n’est pas le même que celui d’où on l’a vu sortir, puisqu’il n’en est sorti, que pour en choisir un autre” (III, 188). How the suicide of Ajax was represented on the Greek stage was a matter of controversy amongst early modern critics, and is still controversial today. 22 None the less, in presenting it as an on-stage death, Corneille would have had the support of the likes of Heinsius (“alia [fieri] possunt [...] ut Ajacem sibi manus inferre” (“other things can be shown like Ajax taking a sword to himself”). 23 Corneille develops his third example more fully, that of Clytemnestra’s death in the two Electra plays by Sophocles and Euripides; and he relates 21 In his own play Médée, the heroine kills the children off stage before appearing on stage to boast about it (see Act 5, scene 5). 22 See Hénin, “Faut-il ensanglanter”, pp. 16-19, for a summary of the different views. 23 Daniel Heinsius, De Constitutione Tragoediae, ed. Anne Duprat (Geneva: Droz, 2001), p. 239. Michael Hawcroft 45 this example more directly to the case in hand by discussing (without mentioning him by name) d’Aubignac’s comments in the Pratique du théâtre on the death of Camille. Corneille’s discussion of Clytemnestra in the “Examen” only makes sense in the light of his fuller discussion in the second discourse, to which he makes explicit reference. Clytemnestra is no doubt invoked as a third example to support Corneille’s case about the presence of on-stage death in ancient tragedy. But Corneille’s account of Clytemnestra’s death and its implications for his own argument about the death of Camille in Horace suddenly become very complex. Corneille discusses Clytemnestra’s on-stage death at two points in the second discourse, both times to disapprove of it, but for a different reason on each occasion. His first reason is to do with performance and credibility. He thinks it such a cruel murder that it is difficult to perform it credibly: “Il faut examiner en même temps si elle n’est point si cruelle, ou si difficile à représenter, qu’elle puisse diminuer quelque chose de la croyance que l’auditeur doit à l’histoire [ … ] . Lorsque cet inconvénient est à craindre, il est bon de cacher l’événement à la vue, et de faire savoir par un récit qui frappe moins que le spectacle et nous impose plus aisément” (III, 159). This leads Corneille directly into his discussion of Horace’s views on Medea and the depiction of incredible events on stage, and Corneille’s views here tally with those he expresses in the “Examen”: that it is possible to depict on-stage death as long as it does not damage the illusion of reality. Shortly afterwards Corneille returns to the death of Clytemnestra as depicted by Sophocles and advances a second reason for disapproving of it. He appeals to a notion that Chapelain had used to criticize Chimène in Le Cid: she lacks consistency, because, having been introduced as virtuous, she too promptly agrees to marry her father’s murderer. The desired kind of character consistency is what Chapelain called bienséance. 24 Corneille does not use the term bienséance, but his anxiety concerns precisely a sudden inconsistency in the presentation of the character of Electra. Electra is suddenly too inhumane and Orestes too cruelly vengeful for the normal emotions of pity and fear to be aroused: “Je ne puis souffrir chez Sophocle que ce fils la poignarde de dessein formé, cependant qu’elle est à genoux devant lui, et le conjure de lui laisser la vie. Je ne puis même pardonner à Electre, qui passe pour une vertueuse opprimée dans le reste de la pièce, l’inhumanité dont elle encourage son frère à ce parricide. C’est un fils qui venge son père, mais c’est sur sa mère qu’il le venge” (III, 161). The overall 24 “La bienséance des mœurs d’une fille introduite vertueuse n’y est pas gardée par le poète lorsqu’elle se résout à épouser celui qui a tué son père” (Chapelain, Opuscules critiques, ed. Anne Duprat (Geneva: Droz, 2007), p. 288). For a fuller discussion see my “The Bienséances and their Irrelevance”. The Death of Camille in Corneille’s Horace 45 context of Corneille’s discussion of this example is whether or not a dramatist can change a well-known event in a story, in this case Clytemnestra’s murder by her son. Corneille’s view is that the well-known event has to be retained, but it can be presented in such a way as to make it more appropriate for performance on stage. Accordingly he ventures to suggest a re-writing of the ancient text which would diminish the cruelty of Orestes by turning the murder of his mother into an accident that occurs whilst he is attempting to murder her adulterous lover Aegisthe: “Pour rectifier ce sujet à notre mode, il faudrait qu’Oreste n’eût dessein que contre Egisthe, qu’un reste de tendresse respectueuse pour sa mère lui en fît remettre la punition aux Dieux, que cette reine s’opiniâtrât à la protection de son adultère, et qu’elle se mît entre son fils et lui si malheureusement, qu’elle reçût le coup que ce prince voudrait porter à cet assassin de son père. Ainsi elle mourrait de la main de son fils, comme le veut Aristote, sans que la barbarie d’Oreste nous fît horreur, comme dans Sophocle, ni que son action méritât des Furies vengeresses pour le tourmenter, puisqu’il demeurerait innocent” (III, 161). Sophocles’ presentation is likely, in Corneille’s view, to arouse horror rather than pity or fear. Corneille clearly agrees with La Mesnardière that there is a kind of horror that distracts from the appropriate emotional impact of tragedy. 25 Corneille rewrites Sophocles and d’Aubignac rewrites Corneille It is important to bear all this discussion of Clytemnestra in mind when reading the “Examen” of Horace. Corneille’s argument swerves from being an apparently straightforward demonstration of the evidence of ancient dramatists depicting death on stage to a consideration of the limits of the appropriateness of such depictions. He is therefore approaching his topic indirectly, but with a clear purpose in mind. That purpose is to refute d’Aubignac, who had ventured to suggest that Horace’s murder of Camille had breached the limits of appropriateness; d’Aubignac had even proposed a reworking of the scene both at the time of the first performance in 1640 and again in the Pratique du théâtre in 1657. Again without naming him, Corneille wishes to make clear in what way d’Aubignac’s proposed reworking 25 Corneille’s discussion of Clytemnestra’s visible death is based on a misunderstanding about the performance conditions in the Greek theatre. Her death would not have been visible, though it would have been heard as if it had been taking place in the skene, the building on stage supposed to represent the royal palace. Corneille’s mistake is a common one for the time. See also La Mesnardière: “Clytemnestre est poignardée sur la Scene” (p. 208). Michael Hawcroft 4 of the scene would be unsuccessful by contrasting it with his own proposed reworking of the Sophoclean scene. This is the sense of Corneille’s very allusive sentence: “L’adoucissement que j’apporte dans le second de ces discours pour rectifier la mort de Clytemnestre ne peut être propre ici à celle de Camille”. This sentence is the key to understanding the drift of Corneille’s argument, containing as it does a subtle but significant allusion to d’Aubignac. It is important to note that Corneille’s suggested re-working (“adoucissement”) of Sophocles leaves the stage every bit as bloody as Sophocles’ version does. Corneille’s concern with Sophocles is not about the presence of murder on stage; it is about the manner of the murder, given the characters involved, and the likely audience response, which Corneille wants to make appropriately tragic. Although he is acutely keen to distinguish between his proposed reworking of Sophocles and d’Aubignac’s proposed reworking of Camille’s murder in Horace, what both reworked versions have in common is that they leave death on the stage and they are both motivated by a desire to channel the audience’s emotions in ways deemed to be more appropriate. Corneille goes on to evoke, without approval, a proposed alternative treatment of Camille’s death, and it is precisely the one which d’Aubignac suggests in the Pratique: Horace would draw his sword, but before he could take any further action, Camille would thrust herself onto it in an act of suicide caused by despair. Corneille does not bother to spell out what the unnamed proponent of this version sees as its advantage. For that we need to turn to the Pratique. This, as it happens, also leads us to one of d’Aubignac’s rare uses of the word bienséance in the Pratique, and the only time in any critical writing of the period that the word bienséance is used in connection with this scene (bienséances (in the plural) is not used by d’Aubignac and is never, in the period, used in connection with this scene). D’Aubignac’s use of the word is entirely poetic, and not at all connected with the fact of violence on stage. It is important to grasp the general critical context in which d’Aubignac discusses the scene: “La Scène ne donne point les choses comme elles ont été, mais comme elles devaient être [ … ] C’est pourquoi la mort de Camille par la main d’Horace son frère, n’a pas été approuvée au Théâtre, bien que ce soit une aventure véritable, et j’avais été d’avis, pour sauver en quelque sorte l’Histoire, et tout ensemble la bienséance de la Scène, que cette fille désespérée voyant son frère l’épée à la main, se fût précipitée dessus: ainsi elle fût morte de la main d’Horace, et lui eût été digne de compassion, comme un malheureux Innocent, l’Histoire et le Théâtre auraient été d’accord” (pp. 113-14). D’Aubignac’s topic is whether dramatists should depict the truth or a modified version of the truth. In order to understand The Death of Camille in Corneille’s Horace 4 his use of the term “bienséance”, we need properly to assess the sigificance of the tense in the phrase “comme elles devaient être”. D’Aubignac is not saying that the dramatist should modify the truth in order to create a more morally acceptable version of events for the audience, a version that would have been the truth if only the world were a better place. He believes the dramatist should modify the truth when a modified version would better suit the requirements of theatrical performance and better help the dramatist to achieve the desired impact on the audience. It is true that Horace killed his sister. But d’Aubignac clearly feels that this act, in the play, diminishes the pity which the dramatist should be arousing for his main character and which is a proper tragic emotion. Hence his proposed rewriting, which aims to reconcile truth (“histoire”) and dramatic requirements (“bienséance”). Camille would still die on Horace’s sword (so the truth would thereby be acknowledged); but Horace’s responsibility would be diminished, because he would not actually be striking a blow. In this way he would emerge as a more successful tragic character “digne de compassion, comme un malheureux Innocent”. So when D’Aubignac is concerned with the “bienséance” of this scene, it is not to do with whether or not Camille dies on stage. D’Aubignac’s version would show her death on stage. His concern is the same as that of Chapelain for Chimène and Corneille for Electra. He is concerned with the consistent presentation of a character, Horace, who, in order to arouse tragic emotions, cannot, in his view, suddenly switch from triumphant patriot to murderer of his sister without forfeiting the audience’s sympathy. If Corneille is pleased with his own re-writing of Sophocles, why is he not willing to accept d’Aubignac’s re-writing of his own scene, prompted by the same motivation of channelling the audience’s emotional response? The lines in the “Examen” adumbrate Corneille’s objections (still without mentioning d’Aubignac by name). First, Horace would not appear to the audience as an unfortunate innocent, because he would still have drawn his sword against his sister and so would still appear criminal. By contrast, in Corneille’s proposed reworking of Sophocles, Orestes’ guilt would genuinely be diminished because he would be drawing his sword against Aegisthus and would only accidentally kill Clytemnestra. Secondly (and this is the major recurrent disagreement between Corneille and d’Aubignac), the historical record says that Horatius ran his sword through his sister (“transfigit puellam” according to Livy, as quoted by Corneille in certain editions (I, 837)) and this is too well known to be changed; the dramatist has to work with it. Corneille’s rewritten version of Sophocles, on the other hand, retains the image of Orestes running his sword through his mother, so Corneille is not suggesting any modification to that famous truth. And Michael Hawcroft 46 thirdly, in d’Aubignac’s rewritten version, there would also be major consequences for the trial of Horace in Act 5 and for the father’s defence of his son: that too is historically true, but would be imperilled if Horace were not actually to run a sword through Camille. So Corneille rejects d’Aubignac’s proposed reworking as an unsatisfactory attempt to deal with what the dramatist still acknowledges is a problem in his play: the death of Camille. Corneille’s final sentence sums up his first paragraph and anticipates the next ones. How? He had started by admitting that the death of Camille spoils the end of the play. He had reported that people generally thought that this was because Camille’s death was visible on stage. He then said that it was never his intention that the murder should be visible on stage, whilst, in any case, making it clear that he thinks death and murders may sometimes be shown on stage. At the end of the pararaph his argumentation might seem abruptly cavalier: “Quoi qu’il en soit, voyons si cette action n’a pu causer la chute de ce poème que par là [ i.e. by the accidental visibility of her death on stage ] , et si elle n’a point d’autre irrégularité que de blesser les yeux”. With the phrase “quoi qu’il en soit”, it is as if Corneille cannot be bothered to pursue further the issues to do with the visibility of Camille’s death on stage. And the phrase “blesser les yeux” is, I think, ironic, given that he clearly has no objection in principle to the visibility of death on stage. But it is as if he is content to have proved that death can be acceptable on stage and that if, therefore, by accident, spectators were to see Camille die on stage, that could not be the cause of the admitted weakness of the play’s ending. So he wishes now to move on to explore other reasons why Camille’s death proved problematic. This is what he goes on to do; and he does of course attach the blame to the lack of preparation, to the introduction of a second peril (when one peril would have been enough), and to the unacceptable change in importance of the character of Camille. The Problem of Camille’s Death and Corneille’s Incomplete Argument In moving on to these other arguments, Corneille has left one question hanging. Why, given that there are circumstances when death is clearly acceptable on stage, did he take pains to ensure that the audience should not see the moment of Camille’s death? and why does he not explain his motivation? It is easy to imagine why he does not explain his motivation. The point is not to his purpose, which is to explore what he thinks are the problems caused by Camille’s death in the dramatic structure of the play, having first of all swept aside the view of others that this might have something to do with the visibility of her death on stage. There is another The Death of Camille in Corneille’s Horace 46 reason why he might not have wished to explore his motivation for trying to keep her death off stage: to do so might have involved giving some credit to d’Aubignac. The issue that d’Aubignac identifies in connection with the death of Camille is that of the extent of Horace’s guilt and the need to minimize his guilt so that the audience can respond to him with appropriate tragic sympathy as an “innocent malheureux”. Hence d’Aubignac’s suggestion that Camille should impale herself on his sword. I think it is possible to deduce that Corneille had already envisaged a similar problem to do with the audience’s emotional response to Horace. His reasoning is found not in the “Examen” of Horace, but in the closing lines of the “Examen” of Le Cid, his immediately preceding play. He closes his comments on Le Cid with a reminder of Horace’s view in the Ars Poetica, when he expresses his preference for keeping Medea’s slaughter of her children off stage, that “ce qu’on expose à la vue touche bien plus que ce qu’on n’apprend que par un récit” (I, 706). 26 Corneille clearly thinks that the audience’s emotional reaction to what it sees is greater than to what it hears, and he explains how this belief determined his presentation, in Le Cid, of two moments of physical violence: “C’est sur quoi [ i.e. Horace’s precept ] je me suis fondé pour faire voir le soufflet que reçoit Don Diègue, et cacher aux yeux la mort du Comte, afin d’acquérir et conserver à mon premier Acteur l’amitié des Auditeurs, si nécessaire pour réussir au Théâtre” (I, 706). Spectators, seeing the count strike the old man, will be full of sympathy for Don Diègue and for Rodrigue who defends him. Meanwhile, ensuring that Rodrigue’s murder of the Count is not performed on stage will prevent the audience from feeling sympathy for the Count and aversion for Rodrigue. It is possible to speculate that exactly the same consideration about the emotional power of what is seen led Corneille to want to keep the moment of Camille’s murder off stage (whilst insisting on the option to represent any other physical violence that suited his emotional aims as a dramatist). Corneille therefore had anticipated the very problem that strikes d’Aubignac when he sees a bad performance in which the actress allows herself to be struck in full view of the audience. But believing that a well-known historical event has to be preserved by the dramatist, Corneille had already anticipated a more satisfactory solution than d’Aubignac’s: reducing the negative feelings that the murder might arouse in the audience towards Horace by ensuring that the blow is struck out of sight. It is only a solution, however, if the actors perform according to the dramatist’s wishes. 26 The allusion is to lines 180-81 of the Ars Poetica, already quoted above. Michael Hawcroft 46 Conclusion The opening paragraph of the “Examen” of Horace is rich, complex, and allusive. To interpret it, we have to consider Aristotle, Horace, the Greek and Roman tragedians, Castelvetro and Heinsius, the French theorists of that crucial period of dramatic fermentation 1630-60, as well as their modern commentators, whose accounts need to be treated with caution when, with retrospective knowledge, they attach a specious synthetic coherence to concepts that at the time were tentative and unformed. In accounting for Corneille’s insistence that Camille should be struck off stage and that his stage directions make this clear, we have had to verify and correct the frequently misrepresented evidence of the presence of stage directions for Camille’s murder in early editions of the play. Corneille had in fact always, in all his editions, included stage directions that made his wishes about Camille’s death clear (his words in the “Examen” have been misinterpreted by modern readers as implying new stage directions in the 1660 edition). Moreover, modern commentators’ claims that Corneille wanted to keep Camille’s death off stage in order to respect the bienséances are undermined both by a survey of the precise and limited senses attached to the term (in either its singular or plural forms) in theoretical writing of the period up to 1660 27 and by the fact that there was no straightforward prohibition against depicting violence on stage. Indeed the “Examen” makes it clear that Corneille reserved the right to depict death on stage, and suggests that the limits imposed on depicting physical violence should be related on the one hand to the practicalities of performance (can it be performed credibly? ) and on the other the need to manage the audience’s tragic response (will the violence enhance or endanger the arousal of pity and fear? ). The accidental visibility, in at least some performances, of Camille’s death on stage is a preliminary aside in Corneille’s overall argument in the “Examen”, but the issues raised by his discussion of it take us to the heart of the tragic dramatist’s creative task: how to deal with wellknown but intractable material and how to present character and action so as to maximize the audience’s feelings of pity or fear. 27 See my “The Bienséances and their Irrelevance”. I am grateful to Emma Herdman and David Maskell for their comments on a draft of this article. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille in Corneille’s Horace M ICHAEL H AWCROFT (Keble College, Oxford) The murder of Camille by her brother Horace at the climax of Act 4, scene 5 of Corneille’s Horace (first performed in 1640, first published in 1641) proved controversial both in the seventeenth century and since. It is often evoked in modern discussions of seventeenth-century dramatic theory and practice. Corneille himself fed the controversy by the way he framed his own critical account of the play in the “Examen”, first published in 1660. 1 The murder of Camille is the topic he broaches first, and he claims to agree with his critics that it spoils the play and prevents it from being his best. In this and a related article 2 I aim to question some of the received opinions about the nature of the controversy in order better to understand the play and aspects of dramatic theory of the mid-seventeenth century. The other article deals with the whole of Corneille’s argumentation about Camille’s death in the first paragraph of the “Examen”, attending to the evidence of performance, to matters of material bibliography and to the many intertexts woven into Corneille’s account. Clearing the ground for my discussion in the other article, the current one deals with one particular problem, which has been created by modern critical discussion. Can bienséance or bienséances serve as a useful critical term for understanding the issues surrounding the death of Camille? It seems to me that modern critics too readily reach for this term, as if it had a legitimate explanatory value. Thereby they short- 1 Pierre Corneille, Œuvres complètes, 3 vols, ed. Georges Couton (Paris: Gallimard, 1980-87), pp. 839-42 (for the “Examen”). All references to Corneille are to this edition. 2 “The Death of Camille in Corneille’s Horace: Performance, Print Theory”, see in this issue, pp. 441-462. Michael Hawcroft 46 circuit the complexity and subtlety of Corneille’s account. 3 The bienséances raise more problems than they solve. The word “irrelevance” in my title is meant to be deliberately provocative and to suggest that the article aims as much to reorientate our understanding of this critical concept as to elucidate the “Examen” of Horace. The Death of Camille as a Critical Problem The death of Camille occurs in the following dramatic context. Horace and his two brothers have represented the state of Rome in a fight against Curiace and his two brothers representing Rome’s enemy Alba. The outcome of the fight is for a long time uncertain, but in Act 4, scene 3 it is announced that Horace is the only surviving combattant of the six, and that he has single-handedly triumphed over the three Albans. The news causes much rejoicing for his father le vieil Horace, but not for his sister Camille, since he has killed her Alban fiancé Curiace. Corneille prepares the audience to experience a bitter confrontation between brother and sister. This is how Camille anticipates her behaviour towards him: “Offensez sa victoire, irritez sa colère, / Et prenez s’il se peut, plaisir à lui déplaire” (4.5, 1247-48, Couton). When Horace appears and invites her to admire his victory, she attacks his brutality; and when he asks her to think first and foremost of the interests of Rome, she speaks vituperatively and apocalyptically, conjuring up a vision of the pleasure she would take in Rome’s ultimate defeat. This speech whips Horace into such a state that he draws his sword and kills Camille. This is the moment that Corneille focusses on when he begins his own critical examination of the play. He is clear in his agreement with his critics that Camille’s murder spoils the end of the play. “Tous veulent que la mort de Camille en gâte la fin, et j’en demeure d’accord” (p. 839). But he thinks that people generally fail to understand the reason why Camille’s death is so damaging. He reports the commonly alleged reason, and this is the sentence that gives some evidence for what might happen on stage: “On l’attribue communément à ce qu’on voit cette mort sur la Scène, ce qui serait plutôt la faute de l’Actrice que la mienne, parce que quand elle voit son frère mettre l’épée à la main, la frayeur si naturelle au sexe lui doit faire prendre la fuite, et recevoir le coup derrière le théâtre, comme je le marque dans cette impression” (p. 839). This sentence is often quoted as evidence that in 3 For a sensitive account of Corneille’s subtlety as a critic of his own plays, see David Maskell, “Corneille’s ‘Examens’ Examined: The Case of Horace”, French Studies, 51 (1997), 267-80. The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille 46 earlier performances of the play, Horace ran his sword through Camille on stage in front of the spectators. The tenses are problematic, however. The present indicative in the phrase “on voit cette mort sur la scène” seems to make it clear that Camille’s murder and death are visible on stage. But the conditional in the following relative clause “ce qui serait plutôt la faute de l’actrice que la mienne” might imply that, if Camille’s death was visible on stage, this was only occasional; it was accidental; and it was the fault of the actress when she failed to exit with sufficient speed. Corneille’s subsequent comment seems to suggest that at no point had he expected Camille’s death to be visible on stage. A skilled actress, as soon as she sees Horace draw his sword, should know that, to play a fearful woman plausibly, she should immediately run away, and so it should be only off stage that Horace catches and kills her. The final clause “comme je le marque dans cette impression” has been taken by most critics to imply that Corneille revised the text of his play to make it clear to actors what should already have been clear, but perhaps was not clear enough to all actors, that the murder and death should happen off stage. At this point Corneille refers (tentatively) to the possibility of a rule forbidding the depiction of violence on stage. He cites the Roman poet Horace “qui ne veut pas que nous y hasardions les événements trop dénaturés”, whilst suggesting that Horace does not make this into a general rule. All these reflexions on this passage of the “Examen” are open to question - the reason for the alleged dramatic weakness, what the audience sees on stage, the play’s textual variants in the editions from 1641 to 1660, the matter of a rule about the protrayal of violence on stage - and they are explored in my other article on the topic (see note 2 above). The current article focusses critically on a move made by many modern commentators at this juncture. Instead of exploring the interpretative problems, they seize on Corneille’s reference to Horace’s Ars Poetica and his distaste for “les événements trop dénaturés”. They comment as if there were a straightforward ban on the depiction of violence on stage, and, by a kind of sleight of hand, they explain all this - the ban on violence and Corneille’s problems with Camille’s death - with reference to the alleged authority of the bienséances. This is Bénédicte Louvat’s gloss on violence on stage: “ces situations de violence extrême, constitutives, par leur caractère extraordinaire et transgressif, de la tragédie, n’ont pas droit de cité sur la scène en vertu du respect des bienséances”. 4 John Lough makes the same point: “The bienséances also ruled out the depiction on the stage of all forms of violent action such as duels, battles, and murders”. 5 In asserting the authority of the 4 Bénédicte Louvat, Poétique de la tragédie classique (Paris: SEDES, 1997), p. 80. 5 John Lough, Seventeenth-Century French Drama: The Background (Oxford University Press, 1979), p. 112. Michael Hawcroft 46 bienséances, Louvat and Lough are in line with comments made by Scherer and Escola specifically on the significance of the bienséances for the death of Camille. For Scherer the bienséances are disobeyed if the actress playing Camille dies on stage rather than in the wings: “l’actrice qui jouait Camille mourait en scène, et mécontentait ainsi les spectateurs attachés aux bienséances”. 6 For Escola Corneille’s alleged revisions to the play signal his submission to the bienséances: “Corneille s’assujettissait donc aux bienséances, en évitant d’‘ensanglanter le théâtre’”. 7 Modern Accounts of the Bienséances Now, modern critics of seventeenth-century drama use the word very frequently, sometimes in the singular, mostly in the plural as if they were referring to a seventeenth-century critical concept connected with the prohibition of what can be shown or spoken on stage. The concept is, moreover, usually presented as an important one in their accounts of the dramatic theory of the time, and it is often given equal prominence to another concept, vraisemblance. So, for instance, Louvat devotes some pages of her manual to the topic “Vraisemblance et bienséances dans la représentation”, and she explains the relationship between the two as follows: “Le principe de la vraisemblance règle tout particulièrement, on le verra, la conception du temps et du lieu théâtraux. Quant au choix des actions à représenter, il est dépendant des bienséances” (p. 79). Her explanation of the bienséances is that they govern the dramatist’s relationship with his audience. Crucially, in order to please the audience, he must not shock them: “il faut d’abord ne pas le choquer. En même temps qu’elles prescrivent des motifs et des situations, les bienséances ont donc un rôle prohibitif, dans la mesure où elles interdisent au dramaturge de représenter certaines actions, et nommément les actions violentes” (p. 79). The remainder of her account of the bienséances is entirely to do with the proscription of violent action on stage. This linking of vraisemblance and bienséances is common. John Lough: “Two other concepts to which theorists of the time attached great importance were those of vraisemblance (“verisimilitude”) and les bienséances (“the proprieties”). Neither of these terms is as easily defined as a clear-cut rule like that of the three unities; though seventeenth-century theorists and play- 6 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France (Paris: Nizet, 1950), p. 418. 7 Pierre Corneille, Horace, ed. Marc Escola (Paris: Flammarion, 2007), p. 122, n. h [ sic ] . The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille 46 wrights continually used these two terms, unfortunately they did not define them with any great precision for the benefit of posterity” (p. 106). These summary statements by Louvat and Lough owe much to the tradition represented by Scherer in his account of dramatic theory in La Dramaturgie classique and essentially promulgated before him by René Bray. 8 Scherer devotes two chapters to general theoretical concepts, one called “les vraisemblances” (part 3, ch. 1), the other “les bienséances” (part 3, ch. 2). Both are presented as concepts relating to the impact of the play on the audience. As Scherer puts it, “l’étude des bienséances consistera surtout à déterminer ce qui était considéré comme malséant par les spectateurs du théâtre classique” (p. 383). He states that “la bienséance est une exigence morale; elle demande que la pièce de théâtre ne choque pas les goûts, les idées morales, ou, si l’on veut, les préjugés du public” (p. 383). And accordingly his chapter considers vulgar or sexually suggestive expressions, references to daily life, fights and deaths as targets for proscription by the bienséances. It is in this context that he discusses the “Examen” of Horace and claims that the play’s original spectators, being attached to the bienséances, were offended by the spectacle of Camille’s death on stage (p. 418). The equal importance Scherer attaches to these two general concepts derives from Bray’s foundational account. Bray devotes part 3 of his book to “les règles générales de la doctrine classique”, chapter 1 to “la vraisemblance” and chapter 2 to “les bienséances”. To his credit, Bray recognizes the complexity of the term bienséance: “la bienséance est une chose complexe” (p. 216). But he presents a systematized account, which takes its lead from Rapin’s presentation of the concept in 1674. Indeed Bray’s account begins with a quotation from Rapin: “Sans [ la bienséance ] les autres règles de la poésie sont fausses: parce qu’elle est le fondement le plus solide de cette vraysemblance qui est si essentielle à cet art. Car ce n’est que par la bienséance que la vray-semblance a son effet: tout devient vray-semblable dès que la bienséance garde son caractère dans toutes les circonstances”. 9 In his account, Bray makes a distinction, which has proved very influential, between two types of bienséances: “les bienséances internes entre l’objet et sa propre nature, les bienséances externes entre l’objet et le sujet, c’est-à-dire le public” (p. 216). He situates the rise to prominence of the bienséances in the 1630s and identifies Chapelain and La Mesnardière as the key agents: “Ce n’est qu’au XVIIe, vers 1630, que la règle des bienséances s’établit vraiment en France [ … ] Chapelain en est le promoteur, la querelle du Cid décide de 8 René Bray, La Formation de la doctrine classique en France (Paris: Nizet, 1927). 9 René Rapin, Les Réflexions sur la poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, ed. E.T. Dubois (Geneva: Droz, 1970), p. 66 (see Bray, p. 215). Michael Hawcroft 4 son succès, La Mesnardière la codifie et lui donne une rigidité et une importance nouvelle” (p. 218). And he famously calls La Mesnardière “le grandmaître des bienséances” (p. 220). 10 If Scherer’s and Bray’s accounts of the bienséances were historically accurate, it might be plausible that Corneille’s comments on the death of Camille were determined by his, or his critics’ or his spectators’ preoccupation with the bienséances. But a reading of theoretical writings from the three decades up to 1660 suggests a rather different account of bienséances, which removes its conventionally attributed explanatory power over the “Examen” of Horace altogether. I acknowledge here the contribution of Jean-Yves Vialleton in his work on the behaviour of characters in seventeenth-century tragedy. He examines some of the definitions of bienséances (and bienséance) in the period. His conclusions are critical of Scherer and attentive to the problems to which the terms give rise: “La bienséance est moins une catégorie normative de la doctrine classique qu’une notion ambiguë constituant un problème esthétique à résoudre”. 11 Vialleton’s discussion, however, is based on a synchronic approach to the century as a whole. What interests me here is what the terms bienséance and bienséances could have meant to dramatists and dramatic theorists in the years up to 1660 when Corneille was reflecting on the ending of Horace, and whether they can have meant what modern critics mean by them. The following pages pursue a line of inquiry opened up by Brunn and Karsenti, whose own 10 Although I have given Louvat and Lough as examples of those who sum up and repeat the accounts of Bray and Scherer, there are many others. See, for instance, Pierre Pasquier, “Les Apartés d’Icare. Eléments pour une théorie de la convention classique”, Littératures classiques, 16 (1992), 79-101, for whom Camille should be killed off stage “conformément à la bienséance” (p. 80); Christian Delmas, La Tragédie de l’âge classique 1553-1770 (Paris: Seuil, 1994) (his discussion of the construction of tragedies is headed, and attaches equal weight to, “Vraisemblance et bienséance” (pp. 194-207), though he gives no definition of bienséance and no seventeenth-century account of the term); Alain Génetiot in his substantial manual Le Classicisme (Paris: PUF, 2005) deals with vraisemblance and bienséance in his chapter on “Le Pacte d’illusion mimétique” (pp. 281-331) and presents them as a pair of concepts triumphing together after 1630: “Comme la vraisemblance, [ la bienséance ] s’impose d’abord au théâtre avec la victoire des réguliers au début des années 1630” (p. 302). 11 Jean-Yves Vialleton, Poésie dramatique et prose du monde: Le Comportement des personnages dans la tragédie en France au XVII e siècle (Paris: Champion, 2004), pp. 576-85 (on bienséances), p. 585 (for the quotation), p. 583 (for his criticism of Scherer for his failure to distinguish between different dramatic genres in his treatment of the bienséances). The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille 4 discussion of the character of Horace shows sensitivity to the difference between modern and early modern uses of the term bienséances. 12 Bienséances in the Mid-Seventeenth Century The two major systematically presented works of dramatic theory from the mid-seventeenth century are La Mesnardière’s Poétique (first published 1639) and d’Aubignac’s Pratique du théâtre (1657). 13 One of the most striking differences between these works, on the one hand, and modern critical accounts of theory in the period, on the other, is that the equal prominence nowadays accorded to vraisemblance and bienséances is nowhere in evidence. D’Aubignac devotes a chapter to vraisemblance, but not to bienséances. And, as is well known, vraisemblance is the cornerstone of d’Aubignac’s view of theatre, or, as he puts it, “le fondement de toutes les Pièces du Théâtre [ … ] l’essence du Poème Dramatique, et sans laquelle il ne se peut rien faire ni rien dire de raisonnable sur la Scène” (Baby, 123). Accordingly the term is used repeatedly throughout the Pratique as the prism through which all other dramaturgical features are perceived. Unsurprisingly, the words vraisemblance and vraisemblable have by far the largest number of entries in the index of terms in Hélène Baby’s edition of d’Aubignac’s work. More surprisingly, perhaps, bienséances does not figure as a term (in either the singular or the plural) in her index. D’Aubignac does use the word, only in the singular, and I have found only 6 occurrences in over 450 pages of text. La Mesnardière devotes chapters to neither of these terms, but that is because the main organizing principle of his book is the same as Aristotle’s: a definition of tragedy; the quantitative parts of a play; and the six qualitative parts, which in La Mesnardère’s terms are “la fable”, “les mœurs”, “les sentiments”, “le langage”, “la disposition du théâtre” and “la musique”. La Mesnardière himself generously provided readers with an excellent index. Vraisemblance figures prominently, and the way La Mesnardière subdivides the entry makes it clear that, as is the case for d’Aubignac, vraisemblance is such an important concept that it has implications for almost the whole range of topics covered: for the choice of “fable”, for the presentation of “mœurs” and “sentiments” and for the “disposition du théâtre”. La Mesnar- 12 Alain Brunn and Tiphaine Karsenti, “Pourquoi Horace s’enfuit-il? La bienséance, rapport ou limite”, Dix-septième siècle, 223 (2004), 199-212 (especially pp. 205- 09). 13 Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique (Paris: Antoine de Sommaville, 1640; Geneva: Slatkine Reprints, 1972) and the abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, ed. Hélène Baby (Paris: Champion, 2001). Michael Hawcroft 47 dière’s index is 22 pages long, in two columns, but it has no entry for bienséances. This is odd for someone who has acquired the title of “grandmaître des bienséances”. He does of course use the term, but less frequently and in a considerably more limited way than modern critical accounts suggest. So what role does the term bienséances play in theoretical writing in the mid-seventeenth century? As Bray says (p. 218), Chapelain is its main promoter. But Chapelain only conceives of it in the singular and he is quite clear about the significance to be attached to it. He uses it in the second of the two versions of the Discours de la poésie représentative, composed in 1635, possibly as a sketch for the Académie’s intended work on poetics: “ [ Les poètes ] ont particulièrement égard à faire parler chacun selon sa condition, son âge, son sexe; et appellent bienséance non pas ce qui est honnête, mais ce qui convient aux personnes, soit bonnes, soit mauvaises, et telles qu’on les introduit dans la pièce”. 14 What is helpful about this statement is that Chapelain clearly distinguishes two senses of the word bienséance: a general sense, “ce qui est honnête”, and a sense peculiar to poetics, which is to do with making dramatic characters say things that are appropriate to the status that the dramatist first gives them. Characters do not have to be conventionally “honnêtes”: they can be good or bad, as long as the dramatist treats them coherently. Essentially, for Chapelain, “la bienséance” is a distillation of Aristotle’s views on character that he had already summed up in his preface to Marino’s Adone (1623) (ed. Duprat, pp. 186- 218). Aristotelian “bonté”, “convenance”, “ressemblance” and “égalité” are presented in strictly poetic, non-moralistic terms: “bonnes habitudes, non pas moralement parlant, mais en considération poétique” (p. 211). In particular he says that “le bon et le convenable” constitute “une espèce différente du bienséant” (p. 212), that is a poetic rather than a moral “bienséant”. And the reason for Chapelain’s poetic approach to bienséance is vraisemblance. The illusion of reality is broken if characters are not presented coherently. 15 This is the chief failing that Corneille was taxed with in the querelle du Cid. Scudéry, in fact, uses the word “vraisemblable” to make 14 Jean Chapelain, Opuscules critiques, ed. Anne Duprat (Geneva: Droz, 2007), p. 274. 15 The best account of bienséance in the theoretical writings of the period (by which I mean the account that seems to me to tally best with the writings of the theoreticians of the period) is that by John Lyons, Kingdom of Disorder: The Theory of Tragedy in Classical France (West Lafayette, Indiana: Purdue University Press, 1999). The subtitle of his section on bienséance (“The Verisimilar Character, or Bienséance”) makes clear his poetic understanding of the term as used by midcentury theoreticians. The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille 47 his accusation: “il est vrai que Chimène épousa le Cid, mais il n’est point vraisemblable qu’une fille d’honneur épouse le meurtrier de son Père”. 16 Corneille’s failing, according to Scudéry, is that the illusion of reality is endangered by this incoherent treatment of Chimène: it is unbelievable that a character first presented in the play as honorable would agree to marry her father’s murderer on the day of the murder. Giving his considered assessment of the controversy in the Sentiments de l’Académie Française sur Le Cid, Chapelain upheld Scudéry’s observation, and gave it its more precise terminology: “la bienséance des mœurs d’une fille introduite vertueuse n’y est [ pas ] gardée par le poète lorsqu’elle se résout à épouser celui qui a tué son père” (ed Duprat, p. 288). 17 The issue is clearly that the opinions expressed by Chimène at the end of the play are not consistent with those she expresses earlier. For Chapelain, this strains vraisemblance: “avoir fait consentir Chimène à épouser Rodrigue le jour même qu’il avait tué le comte [ … ] surpasse toute sorte de créance” (p. 292). He refers to “la bienséance” several times in the course of the Sentiments, always in terms of coherence of character presentation within the fiction. He also makes it clear that it is a main contributory factor towards the achievement of vraisemblance: “Comme plusieurs choses sont requises pour produire le vraisemblable, à savoir l’observation du temps, du lieu, des conditions, des âges, des mœurs et des passions, la principale entre toutes est que chacun agisse dans le poème conformément aux mœurs qui lui ont été attribuées” (p. 288). I am insisting on this technical, poetic sense of the word bienséance, since that seems to me to be the sense that Chapelain clearly attaches to it. It is strictly internal bienséance, to use Bray’s terminology. I do not wish to imply, however, that Chapelain’s outlook is entirely aesthetic and free from moral judgement. That is not the case. Chapelain believed that the ultimate aim of drama was to provide a useful lesson to spectators and that one way to do this was to show good behaviour rewarded and bad behaviour punished. He also, therefore, takes issue with Chimène’s consent to marry Rodrigue on the grounds that it sets a bad example (p. 289). He thinks that, in terms of moral utility, the ending could only be thought acceptable if Chimène were to receive some kind of punishment for her behaviour (p. 294) or if it turned out that her father had not really died after all or that he was not her real father or that the security of the state absolutely depended on her marriage to Rodrigue (p. 289). Chapelain is therefore attentive to the moral 16 Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid in Corneille, Œuvres complètes, I, 785. 17 The significance of this passage is explained by Georges Forestier in Passions tragiques et règles classiques: essai sur la tragédie française (Paris: PUF, 2003), pp. 273-75, who shows how, paradoxically, it is precisely this recourse to aesthetic incoherence that allows Corneille to create conflict and excitement. Michael Hawcroft 47 impact of the actions depicted because he believes in the moral utility of theatre. But the important point, for my argument, is that his moral concern is conceptually and terminologically distinct from the poetic concept of bienséance which is the requirement for coherent behaviour so that vraisemblance can be maintained. La Mesnardière, who also believes in the moral utility of theatre, does not make as much of the bienséances as modern critical accounts suggest, though it is perhaps easy to see why he has been accorded special recognition. He is the first person to use the concept in the plural form, and he uses two images that seem to promote it as a concept to a very prominent position. At one point he mentions “cet Art des Bienseances” (p. 242, his italics), at another he alludes to “la Régle des Bien-séances, tres-nécessaires sur la Scéne” (p. 293, his italics), and at yet another he describes drama as “le Théatre des Bienséances” (p. 247). But these descriptions should not blind us to the fact that he does not make much use of the term in the Poétique and he uses it in only a limited context. In fact he uses it only in his chapter on “les sentiments”, a term used to refer to the content of characters’ speeches. He does not use it when discussing “la fable” (plot) nor, interestingly, when discussing “les mœurs” (characterization). Moreover, even in his chapter on “les sentiments”, his use of the term bienséances is very limited. 18 After an introductory discussion of “sentiments” in general, he divides his chapter into 7 parts: “les sentiments forcés” (discourse that, in order to bring about a certain effect, is too obviously artificially constructed), “les sentiments abusifs” (mingling sacred discourse with profane, of which he does not approve), “les sentiments trop élevés” (discourse that is too clever or too poetic for its context), “les sentiments inégaux” (characters speaking contradictorily), “les sentiments incivils” (characters addressing their social superiors without proper terms of respect), “les sentiments déshonnêtes” (indecent and sexually suggestive language), “les sentiments horribles” (the kind of language, especially descriptions, that might provoke horror incompatible with the arousal of pity and fear). 18 The evidence of the Poétique makes it hard for me to agree with Génétiot that “la Poétique de La Mesnardière montre pour les bienséances une véritable obsession” (Le Classicisme, p. 302). Seeing the bienséances through the eyes of Bray and Scherer seems to lead critics to see the term where it cannot be found. Whilst La Mesnardière uses the term to discuss “les sentiments”, but definitely not to discuss “les mœurs”, Pierre Pasquier claims that “La Mesnardière affecte à la bienséance deux objets différents, les mœurs et les sentiments, et consacre à chacun d’entre eux un fort long chapitre”, which Pasquier then summarizes as if La Mesnardière conceived of both “mœurs” and “sentiments” in terms of bienséances (Pierre Pasquier, La Mimésis dans l’esthétique théâtrale (Paris: Klincksieck, 1995), p. 87). The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille 47 Though La Mesnardière does not often use the term, he uses the plural to indicate the poetic sense, which he shares with Chapelain (though Chapelain uses the singular), and the singular when he uses the term to refer to decent behaviour in real life (the sense that Chapelain says is distinct from the poetic sense). 19 In terms of poetics, La Mesnardière’s discussion of character discourse is in line with that of Chapelain, and derived from Aristotle. He says in his introductory pages to the chapter: “ [ Aristote ] ne veut que dans son Poëme [ le Pöete ] fasse dire aux Personnages les choses qui leur conviennent” (p. 237). This is what he means by “cet Art des Bienseances” and he spells out the consequences of not having mastered it: “plusieurs des Pöetes modernes [ … ] font parler d’une étrange sorte les Personnes qu’ils représentent” (p. 243). When he gives examples, the unfortunate effect adumbrated is an aesthetic one, a clash with vraisemblance: “Un Amant [ de la maniére de quelques-uns de ces Messieurs ] ne paroîtra généreux qu’en accomplissant en un jour cent Avantures de Romans, qui surpassent toute creance” (p. 243, my italics); “ces termes absolus qui conviennent aux Potentats, seroient tout à fait ridicules dans la bouche d’un Bourgeois” (p. 245, my italics). Throughout the chapter, La Mesnardière is concerned with consistent, plausible speech. He uses the term bienséances (in the plural) in only two of his subsections in the chapter on “les sentiments”. The first is that on “les sentiments incivils” in which he says that some ancient dramatists erred by writing uncivil language “si directement contraire à la Régle des Bienséances, tres-necessaires sur la Scéne” (p. 292). La Mesnardière’s point is that, in life, the socially inferior should address their superiors in respectful terms, and his comments here seem to mingle aesthetic and moral notions. He comments on his examples as being likely to provoke, in spectators, an effect of strangeness, which I take to imply a clash with vraisemblance: “n’est-il pas étrange de voir Jason & Médée [ … ] se dire un million d’injures? ” (pp. 294-95). Alongside the poetic incoherence which he points out, there might also be a note of moral censure in some of his descriptions of incivility: “Electre [ … ] est infiniment blasmable de parler si insolemment à Clytemnestre sa Mere” (p. 298). It is as if La Mesnardière, in places, blurs the boundary between poetic bienséance and conventionally moral bienséance, a boundary Chapelain had carefully maintained, and that La Mesnardière is fully aware of. A similar blurring of poetic and moral criteria for 19 The term bienséance (in the singular) comes to be a standard term for good behaviour in real life, but this is generally later in the century, to judge from the titles of courtesy manuals: abbé Piques, Discours sur la bienséance (Paris: Veuve de Sébastien Mabre-Cramoisy, 1688), Jean Baptiste de La Salle, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (Troyes, 1703). Michael Hawcroft 47 judging speech occurs in his next section on “les sentiments déshonnêtes”, but he never loses sight of the perceived poetic need for bienséance. So when he addresses the question of sexually suggestive language, La Mesnardière might strike us as unexpectedly permissive: “pourveu que le Poëte demeure dans la Bienseance du sexe & de la condition, il peut faire aller l’amour iusques à l’embrasement” (p. 311). What matters, above all, is that a character should always speak in a way that coheres with the information presented about that character. A final word about La Mesnardière. His discussion of the representation of violent action on stage occurs in his chapter on “les mœurs” (pp. 199- 216). His pages constitute a sustained dialogue with Castelvetro, and the criteria he invokes are the illusion of reality and the emotions appropriate to tragedy. Not once, when discussing violence on stage, does he refer to the bienséances. If d’Aubignac is consistently preoccupied with vraisemblance, the bienséances do not figure prominently in his theoretical landscape. He never uses the word in the plural form and uses it only six times in the singular. One of these occurrences has the sense of “conventional decency” and has nothing to do with dramatic theory (p. 451). One has the sense of “conventional decency” in real life which is then applied to a dramatic situation. The context is the use of the rhetorical figure of apostrophe. D’Aubignac warns against a character making a long apostrophe to someone or something absent in the presence of a father, a judge or a king because “il est contre la bienséance et le devoir qu’un homme, étant devant un autre de grande autorité, le quitte pour adresser sa parole à une personne absente, à une Idée, à une Chimère” (p. 478). The other occurrences all tally with Chapelain’s account of bienséance as coherent presentation of character through speech, as when d’Aubignac says that in order to analyse how the dramatic action can strike the audience as true, we need to examine “la vraisemblance de tout ce qui se fait dans un Poème, la bienséance des paroles, la liaison des Intrigues, et la justesse des Evénements” (p. 86 - see also pp. 87, 114, 135). According to Bray, Corneille himself makes a decisive contribution to the theoretical development of the bienséances in 1660: “Corneille, qui dans ses préfaces antérieures n’avait jamais soufflé mot de la théorie des mœurs et des bienséances, s’en fait, dans les Discours et les Examens, un souci essentiel” (p. 223). This does not concur with my own reading of the Discours. Corneille makes extensive use of the term vraisemblance and its cognates, and the word “vraisemblable” figures in the title of the second Discours. Of course, he often alludes to vraisemblance in order to contest the sense and importance attached to it by the likes of Chapelain and The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille 47 d’Aubignac, but it remains an indisputable part of his theoretical framework. By contrast, bienséances are not given the same prominence. In fact, he never uses the term bienséances (in the plural), and makes very little use of the singular form. It is true that the first discourse includes a sustained discussion of Aristotle’s four qualities of character, but without any reference to bienséances (in the singular or the plural) (Œuvres complètes III, 129-34). He uses “la bienséance” once in a general definitional context, defining “le vraisemblable” as “une chose manifestement possible dans la bienséance, et qui n’est ni manifestement vraie ni manifestement fausse” (p. 166). Bienséance seems here to have a poetic sense similar to the one attached to it by Chapelain. It is this same poetic sense that prevails in the other rare occurrences of it in the Discours, most often connected to a discussion of Le Cid. In the first discourse he deals with the changed ending of the play. Having diluted references to a marriage between Rodrigue and Chimène in order to respond to the charge that Chimène’s ready assent to a marriage flouts “la bienséance”, Corneille then faced d’Aubignac’s rather different criticism that he has failed to make clear to the audience what happens to the characters at the end of the play. 20 Corneille’s comments in the first discourse are, in effect, a response to d’Aubignac, and one of which Chapelain would have approved: “Bien [ que Rodrigue ] ait de l’amour, il n’est point besoin qu’il parle d’épouser sa maîtresse quand la bienséance ne le permet pas, et il suffit d’en donner l’idée après en avoir levé tous les empêchements, sans lui en faire déterminer le jour. Ce serait une chose insupportable que Chimène en convînt avec Rodrigue dès le lendemain qu’il a tué son père, et Rodrigue serait ridicule, s’il faisait la moindre démonstration de le désirer” (p. 126, my italics). Corneille is showing here that he has taken on board Chapelain’s criticisms: it would be jarringly out of character for Rodrigue to talk of marriage and Chimène to agree to it so soon. The “Examen” of the play measures the distance that both he and the theatre have travelled between 1637 and 1660. The play was successful in its time, he says, but it would not be successful in 1660 without the ameliorating measures he has taken: “Pour ne pas contredire l’Histoire, j’ai cru ne me pouvoir dispenser d’en jeter quelque idée, mais avec incertitude de l’effet, et ce n’était par là que je pouvais accorder la bienséance du Théâtre avec la vérité de l’événement” (Œuvres complètes I, 701-02). “La bienséance du théâtre” is the same poetic concept as Chapelain’s. Spectator credibility would be too strained if Chimène readily assented to marry her father’s murderer straight away; so even though the marriage is historically true, Corneille agrees that consistent characterization has come to be impor- 20 “L’une des plus grandes fautes qu’on ait remarquées dans le Cid, est que la Pièce n’est pas finie” (Pratique, p. 207). Michael Hawcroft 47 tant for the theatrical effect and that modification of the truth is therefore called for. Conclusions What this account of the term bienséance in writings of the mid-seventeenth century reveals is that for Chapelain and Corneille it was strictly concerned with the plausible and consistent presentation of character. Both use the term (only in the singular) in a technical, non-moral sense. La Mesnardière, on the other hand, tends to use the singular term when he is making judgements based on conventional morality and the plural in a technical sense. Curiously he does not use it in his chapter on “les mœurs”, only in his chapter on “les sentiments”, though his use of it is connected to Chapelain’s since it is very much about dramatic personages speaking consistently “in character”. Occasionally La Mesnardière’s use of the term might be thought to shade from aesthetic into moral judgement. But none of these writers uses the term bienséances as a straightforward prohibitive concept. And, crucially, none of them uses it in connection with any discussion of violence on stage. 21 But from these tentative developments of a poetic concept, centrally concerned with the structure of the fiction, we return to Scherer’s personification of the bienséances as an unremittingly exigent beast, always censoring, excluding and striking fear. Scherer’s text offers numerous instances. A few will suffice: “On voit qu’un abîme, creusé par les bienséances, sépare de tous ces textes [ pré-classiques ] la tragédie classique, qui n’osera mentionner l’habillement, la toilette, le sommeil ou la nourriture que par de nobles et prudentes périphrases” (p. 390); “Dans les relations sentimentales normales entre jeunes héros, les bienséances retrouvent leur force, ou du moins cherchent à l’affirmer” (p. 396); “Encore que l’idée des bienséances soit alléguée à partir de 1630 environ, elle n’est pas assez forte à ses débuts, pour lutter toujours avec succès contre le goût du sang et des cadavres” (p. 415); “Le meurtre, même lorsqu’il n’est pas sanguinaire à l’excès, est proscrit par les bienséances à partir des dernières années du règne de Louis XIII” (p. 417). These claims, and others, in Scherer’s account of the 21 Christopher Gossip is therefore right to claim that “the proprieties (les bienséances) are not discussed in great detail in seventeenth-century France”, though the reason he gives is wrong and suggests a conventional misunderstanding of the term (“perhaps because they concern not what should be included but rather what should be left out of tragedy”). See his An Introduction to French Classical Tragedy (London: Macmillan, 1981), p. 144. The Bienséances and their Irrelevance to the Death of Camille 47 bienséances are based on terminological misrepresentation, caused by a retrospective reconstruction of a concept. He attaches to the term bienséances an importance and range of resonances that for writers in the midseventeenth century it simply did not have. Yet his eloquent and picturesque views of the bienséances remain influential. Hénin’s recent article on bloodying the stage is a sensitive account of a wide range of early modern texts that address the issue, but she retains Scherer’s terminology and approach to the bienséances: “Le refus des spectacles violents [ … ] est le symptôme le plus évident du triomphe des bienséances”. 22 If we read the theoretical writings of the period 1630 to 1660 - Chapelain, La Mesnardière, d’Aubignac and Corneille - we have a quite different sense of the meaning and importance of the terms bienséance and bienséances from those we might derive from reading Bray, Scherer and their successors. For the writers of the mid-seventeenth century the terms had nothing to do with the depiction of violence on stage. When either Corneille or his spectators contemplated the murder of Camille as something potentially visible on stage, none of them can have thought that the fact of its visibility had anything to do with bienséances. It was, at the time, a term of no relevance to the topic. And we shall need to look to other factors that might explain Corneille’s ill-ease with the murder of Camille. The search requires an exploration of the single occurrence of the term bienséance being used in the period in connection with the ending of Horace, and that is by d’Aubignac in the Pratique du théâtre (pp. 113-14). But d’Aubignac’s use of the term has more to do with Horace than with Camille, and it is not at all to do with the visibility of violence on stage. Sensitivity to d’Aubignac’s use of the term can lead us to appreciate all the more the complexity and subtlety of Corneille’s argumentation in the “Examen”. 23 22 Emmanuelle Hénin, “Faut-il ensanglanter la scène? Les enjeux d’une controverse classique”, Littératures classiques, 67 (2009), 13-32 (p. 13). 23 On this, see my “The Death of Camille in Corneille’s Horace”. I am grateful to Emma Herdman and David Maskell for their comments on a draft of this article. Comptes rendus PFSCL XXXIX, 75 (2011) Nathalie Freidel : La Conquête de l’intime. Public et privé dans la Correspondance de Madame de Sévigné. Paris: Champion, 2009. 728 p. Cette étude de grande envergure sur Mme de Sévigné reprend des thèmes analysés par les plus importants spécialistes de l’épistolière, depuis les études fondamentales de Roger Duchêne, à qui on doit la dernière édition de la Correspondance chez La Pléiade avec son incontournable appareil de notes explicatives, aux études de Bernard Bray qui a ouvert le débat entre public et privé dans les lettres de la marquise. Tout en reprenant donc la thématique du public / privé, Mme Freidel insère le discours épistolaire de Mme de Sévigné dans le cadre politique, social, mondain, littéraire et religieux de son époque. Le volume est organisé en quatre parties de trois ou quatre chapitres chacune qui s’appuient sur une solide connaissance des essais critiques écrits par les spécialistes de chaque secteur sur chaque sujet. Ainsi, par exemple, la première partie, La ligne de fracture du public et du privé au XVII e siècle, qui traite le sujet dans le cadre de l’absolutisme de Louis XIV, de la religion d’Etat, de la situation particulière de l’écrivain et de la transformation de la littérature épistolaire, se rapporte, entre autres, aux études bien connues de M. Fumaroli, de N. Elias, de J.-M. Apostolidès, de B. Beugnot, de Ph. Sellier, de P. Bénichou, de H. Merlin, de J. Mesnard, de P. Dumonceaux, d’A. Viala, d’E. Bury, de B. Bray, d’I. Landy-Houillon, de L. Versini, de J. Rousset, et, bien sûr, de tous les spécialistes de Mme de Sévigné depuis R. Duchêne à S. Guénoun, F. Nies, M.-O. Sweetser, C. Montfort Howard… et de tant d’autres encore cités en note ou dans la très riche bibliographie. A ce propos il aurait été très utile d’élargir l’index des noms qui ne comprend que les noms des personnes citées dans les Lettres ou des écrivains du XVII e siècle (mais alors pourquoi citer Sainte-Beuve ? ). Dommage aussi pour la coupe syllabique que l’ordinateur fait souvent à son gré… Chaque partie - II e : Espace public, espace privé, III e : Individu et société à travers la Correspondance, IV e : Ecrire l’intime - suit le même schéma : les lettres de Mme de Sévigné sont examinées à travers un panorama complet de son siècle et tous les aspects de la vie de la marquise sont soumis à une analyse approfondie dans une continuelle dialectique entre le public et le privé, entre la nécessité, pour la marquise, de préserver la sphère intime à l’intérieur de la sphère publique à laquelle elle participe. Ainsi apparaissent les rapports d’amitié, auxquels la marquise reste fidèle même lorsque ses amis tombent en disgrâce, dans les lettres échangées avec son cousin Bussy Rabutin, en défaveur auprès du Roi et écarté de la cour, dans celles qui rapportent les phases du procès contre le surintendant Foucquet - à qui elle fait allusion en disant « notre cher et malheureux ami » - dont le pouvoir et PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 48 la magnificence avaient irrité le Roi ou enfin dans celles sur M. de Pomponne, ministre aux Affaires étrangères et Secrétaire d’Etat, à qui le Roi avait ôté sa charge sur de fausses accusations lancées par Colbert. Ainsi apparaissent les rapports familiaux avec ses amies de toujours, sa cousine Mme de Coulanges, Mme de Chaulnes, Mme de Lavardin chez qui elle se rend très souvent et où parfois elle reste à dîner « en Bavardin », selon son amusante définition, la duchesse du Lude, les amis cultivés avec qui elle discute de littérature, Ménage, Mme de La Fayette, La Rochefoucauld, Corbinelli. Les lettres témoignent de la connaissance des œuvres des Anciens, des Italiens - la lecture de l’Aminta du Tasse et du Pastor fido de G. B. Guarini est conseillée aussi à ses nièces - et les citations tirées des romans à clef de ses contemporains, des Scudéry en particulier, deviennent autant de messages en code pour camoufler des nouvelles transmises à sa fille sous le voile du secret, comme lorsqu’il s’agit d’un commérage concernant, par exemple, les amours du Roi ou pour ne pas risquer de se compromettre comme il lui était arrivé quand ses lettres, d’ailleurs innocentes, avaient été trouvées parmi d’autres qui ne l’étaient pas, dans la cassette où Foucquet les avait conservées. A ces clins d’œil complices s’ajoute son goût des devinettes, des néologismes, des hyperboles, des jeux de mots. Les lettres nous parlent de sa situation mondaine dans le cadre de la cour, de la différence entre la vie en ville et à la campagne, de ses difficultés économiques, de la religion, de son esprit brillant, du lien étroit avec sa fille, de l’angoisse de la séparation dont elles deviennent le témoignage et le moyen de la maîtriser. Il en ressort un tableau complet tant de la vie de Mme de Sévigné que de son siècle. Il y a cependant un sujet qui n’est ici qu’effleuré et qui méritait, à mon avis, une plus grande attention. Même si Mme Freidel reconnaît « l’importance cruciale accordée par la société du XVII e siècle au code vestimentaire », elle ne souligne qu’en passant l’intérêt que Mme de Sévigné portait à la mode. Au sein d’une cour si attentive aux variations de l’habillement et des coiffures, témoignages de la marque de la classe sociale privilégiée qui dicte le style et le comportement, la mode est le signe distinctif qui en identifie les membres. Paris et la cour sont les foyers où s’élabore le dernier cri. Mme de Grignan, partie vivre en Provence où son mari avait été nommé lieutenant général, doit être au courant des dernières nouveautés, dans ce domaine aussi, pour tenir son rôle et pour ne pas risquer de ressembler aux dames provençales « aux coiffures glissantes de pommades ». Les indications détaillées sur les robes et les coiffures à la mode sont fournies par sa mère qui lui fait même parvenir des poupées habillées et coiffées selon le dernier cri. L’échange de plusieurs lettres, résultat de consultations approfondies entre la marquise et son amie Mme de La Troche - la fidèle « Trochanire » - témoigne non seulement de l’intérêt pour la nouvelle coiffure à la coupe Comptes rendus 48 dégradée, que la marquise désigne d’abord comme « hurluberlu » et qu’elle ridiculise avec un néologisme, « hurlupée », créé peut-être à partir d’une crase entre hure et huppé, mais aussi du fait qu’une fois adoptée par la reine et par Mme de Montespan elle la trouve charmante au point de conseiller chaudement à sa fille aussi de l’essayer : « cela est jeune et joli ; cela est peigné, quelquefois un peu tapé, bouclé, chiffonné, taponné ». La mode « idole de la cour », selon la définition du Dictionnaire de Somaize, règne souveraine et Mme de Sévigné en enregistre toutes les nouveautés, comme, par exemple, celle qu’elle annonce dans une lettre de 1676 : « Avez-vous ouï parler des transparents ? Ce sont des habits entiers des plus beaux brocarts d’or et d’azur qu’on puisse voir, et par-dessus, des robes noires transparentes, ou de belle dentelle d’Angleterre, ou de chenilles veloutées sur un tissu, [...] cela compose un transparent, qui est un habit noir, et un habit tout d’or, ou d’argent, ou de couleur […]. Et voilà la mode ». Le succès de ce vêtement est consacré par M. de Langlée, arbiter elegantiarum de l’époque, qui fait cadeau à Mme de Montespan d’une robe « d’or sur or, rebrodé d’or, rebordé d’or, et par-dessus un or frisé, […] qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée », offerte à la favorite du roi alors à l’apogée de son influence. C’est le triomphe de l’élégance de la cour où se reflètent la magnificence et le pouvoir du Roi Soleil. Mais dans la Correspondance derrière la magnificence de l’habillement se cachent des remarques d’ordre social, comme par exemple lorsque Mme de Sévigné fait allusion au trousseau exhibé par la très riche fille du ministre Louvois qui va se marier avec François de La Rochefoucauld, duc de La Roche-Guyon : « On va voir, comme l’opéra, les habits de Mlle de Louvois ; il n’y a point d’étoffe dorée qui soit moindre que de vingt louis l’aune ». Et si elle se laisse prendre par le côté romanesque du mariage de Mlle de Blois, fille de Louis XIV et de Mlle de la Vallière, avec Louis Armand I de Bourbon, Prince de Conti et neveu du Grand Condé, - « ils s’aiment comme dans les romans » -, elle observe à la fin : « Vous pouvez penser comme ce mariage, et la manière dont le Roi le fait, donnent de plaisir en certain lieu », en faisant allusion à l’espoir que Mme de Montespan en conçoit pour ses propres filles. Espoir qui se réalisera quand l’une d’elles, Mlle de Nantes, épousera Louis III de Bourbon et une autre Philippe d’Orléans, le futur Régent. Par ailleurs, Mme Freidel analyse très bien, au-delà du lien affectif, l’enjeu « d’ordre communicationnel » de la lettre de Mme de Sévigné. Héritage de la vie de cour où chacun, agissant sous le regard des autres, est obligé de surveiller ses sentiments en s’interdisant de les étaler, la lettre obéit à ce même impératif. Tout en faisant partie de la sphère privée, la lettre peut risquer de tomber, et son expéditrice aussi, « aux mains de tout le monde » (crainte que la marquise avait, on le sait, déjà manifestée) et de PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 48 révéler alors les secrets les plus intimes. Parfois même à son destinateur privilégié, sa fille, Mme de Sévigné dissimule sa profonde angoisse, telle celle qui l’étreint par exemple à l’occasion d’un voyage périlleux que la comtesse entreprend, encore convalescente. Angoisse qu’elle laisse au contraire transparaître tout entière dans un billet adressé à son ami Guitaut où la marquise le supplie d’aller à la rencontre de sa fille avec un brancard et sans lui parler surtout de son intervention. Si la marquise renonce souvent à prendre des précautions lorsqu’elle rapporte des nouvelles parisiennes, elle emploie alors des chiffres, des codes, des citations littéraires connues des deux seules correspondantes, tout un système de références qui rend le contenu des lettres obscur aux non-initiés et plus étroit le lien qui les unit. Elle rapporte des « fagots », des « lanternes » et des « folies » dans un jeu de dit et de non dit, d’allusions voilées, de trucages onomastiques que sa fille s’amusera à deviner. Dans un siècle où la représentation est la règle du comportement et où le genre épistolaire obéit à un système de conventions littéraires, Mme de Sévigné a su donc créer un nouveau rapport dialogique qui réussit à ne pas renoncer à l’intimité du privé tout en respectant les codes de la société mondaine. Paola Placella Sommella James F. Gaines : Molière and Paradox. Skepticism and Theater in the Early Modern Age. Tübingen: Narr, 2010 (Biblio 17, 189). 151 p. “Follow the paradox”, Will Moore exhorted students, as a major, if not the royal road into the heart of Molière’s plays (“Molière: The Comic Paradox”). James Gaines’s new study on Molière and paradox is based mainly on a half-dozen previously published articles (1992-2003), but expands on them in scope and depth. It involves a wide-ranging reconsideration of Molière’s œuvre from the perspective of skepticism as formulated by Sextus Empiricus (ca. 160-210 CE) and later followers up to Gassendi and La Mothe le Vayer. At a very minimum, the study takes up the considerations presented in Robert McBride’s study Molière’s Sceptical Vision: A Study in Paradox (1977) by aiming, as the book cover states, to update Molière studies with the ‘major philosophical research of the past twenty years’ on skepticism. The study begins by defending the linking of Molière’s work and philosophy, a defense one might have thought unnecessary. After a very brief review of Sextus Empiricus’s thought (a bit too brief, perhaps, for an area Comptes rendus 48 which remains controversial among philosophers) and its great impact on Montaigne, Pierre Charron, Jean-Pierre Camus and other thinkers, and especially of Agrippa’s five “modes” or “tropes” of argumentation and correspondingly flawed arguments as set forth by Sextus Empiricus—“disagreement”, “infinite regression”, “relativity”, “hypothesis”, and “circularity”, none of them mutually exclusive, in all of which “paradox plays a central role” and which altogether form an “important rhetorical arsenal” for writers (15-16)—the author reviews aspects of Molière’s career before launching into applying these forms of skeptical thought to Molière works. Having noted that Molière’s “very vocation as a comic writer and satirist stood opposed to much of what was happening in Louis XIV’s new society, even as he was required to praise it. How to give vent to these subversive tendencies became the main concern of Molière’s career […] from 1662- 1668”, the author argues that Molière’s “main answer” to the dilemma of expressing subversive tendencies under an absolutist regime “was provided in part by skepticism, that is, the construction of epistemological puzzles in the body of his theater” (19-20). In the case of the Précieuses ridicules: “Where real préciosité stopped, if anywhere, and false began was left to the spectator to determine. The epistemological refusal to identify a criterion of truth persists throughout his work. Many a character takes refuge behind the statement, ‘Je ne dis pas cela,’ as does Alceste in his equivocal critique of Oronte’s bad verses.” (20) The extensive use of such aporias permitted bridging the gap between particulier and général, the individual and a social group, in a most ingenious and, of course, deeply paradoxical fashion: “Molière was the first comic writer to exploit with consistency this [satirical] property” in which, as the author notes by invoking Jonathan Swift, “beholders do generally discover everybody’s face but their own” (20). Separate chapters on the “tetralogy” of L’Ecole des femmes, Dom Juan, Le Misanthrope, and Tartuffe as well as Le Malade imaginaire are buttressed with chapters on more general themes. Striking observations on varieties of almost certainly skeptically-derived uses of paradox are shown through analyses of Molière’s onstage philosophers and early protagonists such as Mascarille and Sganarelle (chapter 2); of Alceste’s “Cartesian nostalgia for simple knowledge” and Philinte’s “classical skeptical approach” to human relations (chapter 3); of the dépit amoureux in Tartuffe embodying “a form of natural transcendence, faithful to the Lucretian theories expressed by Éliante in Le Misanthrope, that figures divine grace, permitting fallible human lovers to rise above their egotism and fear” (102) versus Orgon’s status as “a believer who doesn’t really believe” (104); and of Molière’s possible debts to both Calderón (Life is a Dream) and, most interestingly, Quevedo (Dreams and Visit of the Jests) along with Descartes’s Médi- PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 48 tations (53-56); and of the interplay of the farcical and the metaphysical in Amphitryon (111ff). The reader may be somewhat less impressed, however, by the treatment of “the paradox of [emotional] consciousness” in L’École des femmes: “The individual needs company in order to learn how to feel” (p. 41), or of the analysis of Harpagon: does anyone doubt that “the miser has only himself to blame” for his discomfiture—but is it certain that “the only one who can really reduce his wealth is the miser himself” (p. 119)? Regrettably numerous typographical errors, such as “theodocy”, “extention”, “existance” or printing “Argan” for “Argas” (pp. 96, 104) or “exalted” for “exulted” (p. 25) mar this study’s presentation. More editorial care would have obviated other errors, too, such as the statement that “Skepticism does not deny a priori that it is impossible to establish any truth...” when surely the opposite sense was intended (p. 14); attributing the line “J’enrage d’avoir tort lorsque j’ai raison” to Alceste instead of George Dandin (35); or the inconsistency from chapter to chapter of citation and documentation of both primary and secondary sources. The reader may also be surprised to find in a work devoted to updating research in a field that remains a topic of lively controversy among philosophers, that except for a title from 2008 by the financier George Soros, the latest bibliographic reference dates from 2005. Too, while the “fine Latin edition” of Sextus Empiricus’s Hypotyposes (Outlines of Skepticism or of Pyrrhonism) produced by Henri Estienne in 1562 is mentioned in the text, no Greek, Latin or French version finds its way into the bibliography, just Julia Annas’s and Jonathan Barnes’s translation — and that, misleadingly, listed under the translators’ names. The forme, in sum, does less than justice to the fond; the author’s long-established erudition is not always shown to best advantage in this volume. Moore noted also that “paradox is everywhere in Molière”. Despite the flaws and questions noted herein, Gaines’s slim volume offers a very knowledgeable and useful, often thought-provoking successor to McBride’s study, thanks to its generally coherent working approach to this ubiquitous, yet also—paradoxically—central feature of Molière’s works. As such it should stimulate discussion and, quite likely, application in Molière studies. Stephen Fleck Comptes rendus 48 Catherine Grisé : Jean de La Fontaine. Tromperies et illusions. Tübingen : Narr Verlag (Biblio 17, n° 187), 2010. 251 p. In 1998, the author had published Cognitive Space and Patterns of Deceit in La Fontaine’s Contes with Rookwood Press in Charlottesville, Virginia. This new book expands the deceit thematic to cover the Fables as well. It is no mere cosmetic do-over of the 1998 work, however, but explores entirely new avenues, and features up-to-date research. Like its predecessor, it displays farreaching, first-rate scholarship. It is divided into two parts: “Illusions et fausses perspectives”, and “Paroles piégées et détournements”, plus an introduction, a short conclusion, and an extensive bibliography (18 pages) and index. The first part is further divided into three chapters, dealing respectively with relativism in the Fables, magic in the Contes, and specularity, exclusively devoted to La Fontaine’s longest fable, “Les Filles de Minée,” next-to-last in the last book of fables. The second part, consisting of four chapters, deals with strategic lies, casuistry in the Contes, the theme of the false promise—also in the Contes—and the seduction of a young shepherdess in the tale titled “La Clochette”. The introduction presents clearly the author’s methodology, laying out a plan for the book itself. The conclusion (barely over 2 pages) relates the thematic (or, rather, the multiple thematics) of the book to broad currents of thought and diverse perspectives of the 17 th century, while at the same time showing that La Fontaine’s “ample comédie aux cent actes divers” functions both as an anamorphic mirror that reflects a universe that is deceitful and devious in many ways, and as a vast exercise in the polysemic theatricality of language, keeping in mind that theatre is essentially deception. In the first chapter, after an exposé of the rebirth of relativism since the Renaissance, Grisé examines the multiple ways in which La Fontaine expresses it in his fables. Drawing upon Jean-Pierre Collinet’s studies and his superb Pléiade edition of the Fables and the Contes, as well as numerous other sources, she embarks upon a taxonomic study of relativism, dividing it in two main categories: cognitive and moral. Cognitive relativism subdivides in turn in perceptual, egocentric, and proportional. To illustrate those subcategories, she cites—among many others—such fables as “Le Chameau et les bâtons flottants” (IV, 10) and “Le Cerf se voyant dans l’eau” (VI, 9), which present visual distortions and false perceptions. She examines masterfully the interplay of imagination vs. reality. She exemplifies egocentric relativism with “L’Âne portant des reliques” (V, 14). Proportional relativism is to be found everywhere in the fables, she says, pointing out the numerous comparisons between the strong and the weak, the cunning and the naïve, the big and the small (47), etc. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 4 Grisé introduces La Fontaine’s moral (cultural) relativism by broadly surveying predecessors who explicitly spoke about moral relativism, citing—isn’t it quasi-mandatory? —Montaigne’s “Des cannibales” and his “Apologie de Raymond Sebond.” La Mothe Le Vayer and even Pascal are also brought to bear in that prelude. Here again, an abundance of fables illustrate this reality: “La Perdrix et les deux coqs” (X, 7), “La Tortue et les deux canards” (X, 2), and others. Particularly interesting is her study of “Le Loup et le chien” (I, 5), where she presents the competing ideologies as relative liberty vs. absolute liberty, with the wolf opting for the latter, despite the corollary of a life of deprivation, which of course has its own drawbacks, something that la Fontaine implicitly values over the comfortable but restricted life of the dog. Grisé asks whether the wolf can comprehend the concept of relative freedom (the dog is not completely free, yet not completely enslaved either). She cites Marie-Odile Sweetser and Ralph Albanese’s 2002 Studi francesi article on the subject. It is an interesting microstudy with the larger framework of the one on moral or cultural relativism in La Fontaine. Follows a section on inter-species cultural relativism that shows how La Fontaine, rejecting the Cartesian view of animals as machines, endows them with the ability to bear moral judgments, which generally show Man as wanting, as in “L’Homme et la couleuvre” (X, 1). Grisé concludes that La Fontaine sees animals as moral beings deserving of tolerance and a certain respect (60), certainly an enlightened attitude in that day and age. She goes on to examine the role of magic and its implications in La Fontaine’s Contes, an excellent way, she says, to display his skepticism at a time rife with stories and rumors about supernatural practices, including black masses. His skepticism goes also hand in hand with eroticism, such as the tale titled “L’Abbesse”, whose strange illness (mal d’amour) requires male “company” as a remedy. Grisé cites on that subject both Ambroise Paré and Hippocrates. She makes it clear, however, that La Fontaine did not consider “hysteria” a real disease, but uses it as a theme for amusing tales, whereby he displays both his skepticism and his penchant for raciness, something that can be found in abundance in the Contes. Grisé also comments on the author’s propensity to display the lustfulness of male clergy, whether secular or regular. Next, she shows that La Fontaine does not shy away from deviltry. The tale titled “Belphégor,” reprising the Machiavelli one, appears in print for the first time in 1682 (to be incorporated in 1692 in Book XII of the Fables). Grisé performs a very skilled comparative analysis of the two stories, with quotations from both authors (she quotes the original Italian which she then footnotes in French), pointing out that, unlike Machiavelli, La Fontaine Comptes rendus 49 seeks not to determine the true nature of women, but to find out whether marriage is indeed what precipitated so many men into Hell. Her analysis occupies almost 7 pages (82-88). Then comes a disquisition on the old theme of the Devil deceived by feminine wiles (a comic portrayal of the Devil). The treatment follows a now-familiar pattern: an introductory section recalling the sources and origins of the topos, invariably with abundant documentation testifying to Grisé’s scholarship, followed by the analysis of the La Fontaine text(s) proper. The two examples chosen include the familiar topos of the Devil deceived by a cunning peasant, concerning crop sharing, which can be found in Rabelais. Equally in Rabelais (Quart Livre), we find the rather raunchy “L’Isle de Papefiguière,” reiterated by La Fontaine in verse, where a woman scares off the Devil, who is to fight her husband in a clawing match, by revealing to the Devil her (enormous) genital slit, claiming that her husband inflicted that gash on her for practice. Magic is a corollary of relations with the Devil, as Grisé shows in four Contes: “Joconde,” “La Gageure des trois commères,” “Le Petit chien qui secoue de l’argent et des pierreries,” and “La Coupe enchantée.” After the mandatory introductory passages and evocation of those stories’ sources, she demonstrates how magic (real or false) can help distort perception, primarily in the case of a woman’s infidelity to her husband. Chapter 3 is occupied in its entirety by an analysis of “Les Filles de Minée” (XII, 28), a reflection by Grisé on instability and ambiguity generated by illusions and magical spells. The tale is found originally in Ovid’s Metamorphoses (IV, v. 1-415). The essay is illustrated by the reproduction of a drawing by Fragonard, showing the three daughters of Minaeus transformed into bats by an angry Bacchus. With a great deal of erudition, Grisé compares the La Fontaine version to the Ovid original, listing the variations the fabulist brought to the original tale, both in the names of the daughters and the nature of the tales they spent the day telling. She calls the fable a specular text because the daughters of Minaeus decide, instead of engaging in religious celebrations (that day is the feast of Bacchus) to stay at home and engage simultaneously in weaving cloth and telling stories, two activities that mirror each other. The textual analysis is quite elaborate, using extensively the metaphor of weaving and the weaving loom as a textproducing machine. It makes for very interesting reading. Grisé concludes that the fable carries a double message: overt and covert. The first is an open condemnation of narrative activity, since Minaeus’s daughters were turned into bats by an angry god for spending their time telling stories instead of honoring him; but the implicit one is that the fable is in fact a celebration of narrativity and of the seductive power of narrative poetry. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 49 One quibble I may have with her interpretation of the fable’s end is that she says “…le narrateur-fabuliste abandonne ses héroïnes et tire des événements du récit la leçon qu’il faut respecter les fêtes des dieux (126).” Rather, I detect an ironic intention in La Fontaine’s words, that one must observe feast days, not out of piety, but rather for fear of punishment. La Fontaine’s libertinism is abundant enough in the Contes to warrant such an interpretation in a fable. The second part of the book opens on Chapter 4: “Mensonges stratégiques”. It is prefaced by a detailed historical examination of mendacity, from a literary, historical, and theological standpoint. The key fable here is “Le Dépositaire infidèle” (IX, 1). She cites Saints Augustine and Thomas Aquinas on what constitutes a sinful lie, and what is permitted. Of course, she examines the purpose of lying in La Fontaine, concluding that lying may be justified for a good end, or to recover one’s stolen goods. She goes on to examine other types of lying, such as the lie of aggression (Le mensonge d’attaque), which can be used to dupe or to seduce, or the lie by infiltration, which, she says, functions somewhat like a Trojan horse (144-145), to convey a (true) message under false appearances. She examines flattery next, in the Fables, several of which she uses as exemplars to analyze the fate of flattery, as in “La Matrone d’Éphèse” (XII, 27), whereby the object of flattery is seduction, or “Les Animaux malades de la peste (VII, 1), whereby the fox’s flattery is applauded, or again in “La Cour du Lion” (VII, 6), whereby the monkey is punished for the same thing. Curiously, “Le Corbeau et le renard” (I, 2) is left out; perhaps that one is too obvious. She goes on to examine other kinds of lying, such as the “mensonge pieux” in its various forms, and lying by omission (keeping silent about something). All these varieties of lying are analyzed in a thorough and elaborate fashion, with a wealth of examples and solid theoretical and historical foundations. Chapter 5 is devoted to casuistry in the works of La Fontaine. She cites two of the tales in the Deuxième partie des Contes: “Les Frères de Catalogne” (originally from the Cent nouvelles nouvelles) and “Le Calendrier des vieillards” (originally from the Decameron). Her analysis and presentation of casuistry in the two tales are straightforward, following the usual overview of the history and use of casuistry in the Ancien Régime. In seeking to uncover casuistry in the Contes, she examines equally other tales: “Pâté d’anguille” (Originally from Les Cent nouvelles nouvelles, X), “Les Troqueurs,” and (of course) “La Fiancée du roi de Garbe.” From casuistry to false promise: the latter is the theme of Chapter 6. Grisé defines false promise as “…une subversion du pacte implicite qui assure dans un acte de communication la transmission de la vérité” (181). She goes on to give several excellent examples of false promise, from “La Comptes rendus 49 Grenouille et le rat” (IV, 11) and “Le Renard et le bouc” (III, 5) to such tales as “A Femme avare, galant escroc”, and “Pâté d’anguille”, with detailed analyses and explanations. Of course, in the tales, it is the expectation of sexual favors that is subject to false promises. Like the third chapter, which was devoted to a single text, “Les Filles de Minée,” the seventh and last one is devoted to a single tale, “La Clochette” (1685), which La Fontaine composed without any reference to older sources, and which deals with a rather delicate topic, the rape of a 13-yearold shepherdess, or rather, “cowherdess.” Grisé shows the author to be aware of the controversial nature of the story by citing the seventeen first verses of the poem (203), whereby La Fontaine explains to the reader what he’s about to do and why. Follows a very erudite digression on the medieval pastourelle, which Grisé relates to the tale at hand (A pastourelle is generally the tale of an encounter between a knight and a shepherd girl, often ending with the male protagonist forcing himself on the female, but as often with the girl escaping rape through clever discourse or some other narrative device). She quotes an extensive fragment in Old French of a pastourelle (which she identifies as an excerpt from no. XXXV in vol. 3 of an 1870 edition by Karl Bartsch—205); she translates it immediately below in modern French. Follows a two-page disquisition on the reception of the pastourelle genre, which, while informative, seems to stray a bit from the subject at hand, as is the passage analyzing in detail why Isabeau, the heroine of the tale, herds cows rather than sheep. The tale consists of the cowherd girl losing track of one of her heifers, which is spirited away by a young cad intent on having his way with the girl. Upon returning home at night, she is ordered by her mother to go back in the darkness of the woods to look for the lost animal. Her would-be seducer uses the heifer’s cowbell to entice the girl deeper and deeper in the wood, where he eventually rapes her. Grisé’s conclusion is not unexpected: the tale is a cautionary one, meant to serve as a warning to girls who venture alone in the dark woods (215). She compares it to other tales featuring a (sexual) predator, such as Little Red Riding Hood, concluding that “La Clochette,” with its elaborate narration, is more than a moral tale, attempting to please as much as to instruct, somewhat perhaps like Molière. The chapter closes on another Fragonard illustration. A book of such extensive scholarship is bound to present a few flaws, although none detract seriously from the quality of the work. I noted some small lapses in proofreading, resulting in minor spelling and/ or agreement errors, such as “détallé” for “détaillé” (p. 172 fn 27). In an apparently more serious lapse, Grisé seems to imply that (p. 174) in “La Fiancée du roi de Garbe” (1666), La Fontaine may have sought inspiration from the 1666 PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 49 version of Tartuffe (v.1487-1492). That may well be, but her bibliography does not mention Molière (or Poquelin), much less which edition of his works she used for the 1666 version of Tartuffe, although the index cites him 6 times. Despite such glitches, the book is one that unites first-rate scholarship with a comprehensive reading of La Fontaine from the point of view of deceit, misperception, and illusion, and does so in elegant, easy-to-read prose, remarkably free of jargon. A must-have for anyone contemplating work on La Fontaine, whether for publication or for the teaching of a graduate course. Francis Assaf Catherine Guillot, Colette Scherer (éds.) : Desmarets de Saint- Sorlin, Mirame, Tragi-comédie. Publié avec une introduction, des notes et des illustrations par Catherine Guillot et Colette Scherer. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2010 (Collection « Textes rares »). 171 p. Catherine Guillot et Colette Scherer proposent, dans la collection « Textes rares » des Presses Universitaires de Rennes, une nouvelle édition de Mirame, tragi-comédie de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1641). L’introduction comprend une notice sur la carrière littéraire de l’auteur. Le propos envisage d’abord les liens qu’entretient l’œuvre de Desmarets avec l’esthétique du ballet de cour. Mirame est ensuite replacée dans la trajectoire de l’artiste : les éditrices rappellent l’influence exercée par Richelieu sur la pratique dramatique de Desmarets. La tragi-comédie a été représentée pour la première fois le 14 janvier 1641, à l’occasion de l’inauguration de la grande salle du Palais Cardinal. Catherine Guillot et Colette Scherer décrivent le faste de ce spectacle, destiné à exalter la gloire du règne de Louis XIII. Dans un second temps, l’introduction fournit une série d’informations précieuses sur la texture de la pièce proprement dite : résumé analytique, éléments de structure, réflexions sur la distribution de la parole à l’intérieur de l’intrigue. La présentation de l’œuvre l’inscrit enfin dans l’histoire du genre. Mirame marque en quelque sorte l’extinction de la tragi-comédie, la pièce ne se distingue de la tragédie pure et simple qu’in extremis - dénouement heureux oblige. Comptes rendus 49 La troisième partie du propos liminaire commente les illustrations accompagnant l’édition in-folio de 1641. La publication du texte, dans la foulée de la première représentation, intègre non seulement un frontispice mais aussi cinq planches, disposées au seuil de chacun des actes. Ces estampes sont le fait du graveur Stefano Della Bella (1610-1664), protégé de Richelieu. L’« introduction » s’efforce de décrypter les significations de ces images. L’analyse détaille les effets de cadrage associés à cette série iconographique : le texte est rendu solidaire de l’espace. La page se fait rideau ; l’entrée dans le livre mime symboliquement la restriction du regard qu’engageait le spectacle. Le procédé crée une attente en même temps qu’il resserre le champ visuel. L’expérience de la lecture retrouve, ou prolonge, les plaisirs de la représentation scénique. En reproduisant des éléments du décor, les gravures gardent également une trace de l’émerveillement suscité par la nouvelle salle du somptueux Palais Cardinal. L’édition du texte, en 1641, prend la forme d’un hommage aux possibilités qu’avait offertes une scénographie à l’italienne d’importation récente. Les images confèrent au lecteur l’« œil du prince », en l’installant au centre du jeu de la perspective. L’illustration conforte l’importance de la ressemblance illusionniste : elle définit un foyer perceptif et reconduit l’unité de regard. D’une image à l’autre, on retrouve le jardin du palais, ses terrasses et ses colonnades. Mais les gravures scandent l’avancée de l’intrigue : on passe du jour à la nuit, on assiste au lever du soleil, on voit évoluer les protagonistes. Catherine Guillot et Colette Scherer décrivent avec minutie la représentation des visages et les mouvements des personnages. La succession des dessins montre que l’unité de lieu fonde l’écoulement du temps. Dans le sillage des travaux d’Emmanuelle Hénin, les éditrices insistent sur la richesse des échanges entre le théâtre, la littérature et la peinture. Poésie dramatique et art pictural sont rassemblés dans ce qui est appelé une « syntaxe spectaculaire ». Le livre devient un équivalent esthétique de la représentation autant que l’illustration vient compléter le texte. La mise en circulation d’images du spectacle est interprétée in fine comme une façon privilégiée de célébrer le prestige de la Cour et la grandeur de la France. L’originalité de la Mirame des Presses Universitaires de Rennes tient essentiellement à la reproduction et à l’analyse des gravures. L’intérêt que l’on trouve à cet ouvrage est néanmoins terni par des impairs grammaticaux. L’introduction laisse apparaître un nombre non négligeable de fautes ou maladresses syntaxiques, qui arrêtent la lecture. D’autre part, si la bibliographie mérite l’attention, l’édition du texte proprement dit est décevante. L’apparat critique se réduit à la définition de PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 49 quelques mots ou expressions passées de mode. Minimal, l’appareil de notes est emprunté à l’édition du Théâtre complet de Desmarets, assurée par Claire Chaineaux et parue en 2005 chez Honoré Champion. Ce travail, dont Catherine Guillot avait préparé le dossier iconographique, fournissait davantage de documents et de précisions que l’édition des Presses Universitaires de Rennes : étaient notamment cités de larges extraits de la Gazette du 19 janvier 1641, et… reproduites les six planches ! La lecture croisée ne laisse aucun doute : l’« introduction » des PUR reprend, souvent littéralement, la majeure partie de l’« étude iconographique » de l’édition Champion. En somme : la Mirame de 2010 fait double emploi avec celle de 2005, tout en s’avérant moins aboutie. Goulven Oiry Charles Mazouer : Le Théâtre français de l’âge classique, Tome II. L’apogée du classicisme. Paris: Champion, 2010 (Collection « Dictionnaires & références », 20). 757 p. La collection « Histoire du théâtre français » publiée par les éditions Champion est destinée à dresser l’histoire du théâtre français jusqu’au XXI e siècle. Le professeur Charles Mazouer met tout son savoir et toute son érudition au service de cette vaste entreprise en signant les ouvrages consacrés à l’Ancien Régime : après Le Théâtre français de la Renaissance (2002) et le premier volume consacré au Théâtre français de l’âge classique et intitulé Le premier XVII e siècle (2006), voici le deuxième volume intitulé très « classiquement » L’apogée du classicisme. Entre les pages 400 et 401, les illustrations rassemblent des frontispices, des costumes, des décors et des affiches, et proposent au lecteur les plans des principales salles de spectacle. Deux précieux index, où se trouvent répertoriées plus de 550 œuvres, rendent cet outil de recherche très efficace, d’autant que le genre de chaque pièce est indiqué après son titre. Déjà justifiée dans le premier volume, la périodisation choisie par Charles Mazouer ne recoupe pas la tradition critique qui situe l’apogée du classicisme entre 1660 et 1680, car même si son terminus ad quem correspond bien au début de « la crise de la fin du siècle » situé en 1680 (p. 10), son terminus a quo néglige le début du règne personnel de Louis XIV (1660- 1661) pour se fixer à l’année de la Fronde (1650). Comptes rendus 49 Divisé en deux sections d’inégale longueur, la première consacrée à « la vie théâtrale dans la société classique » (p. 13-148) et la seconde aux « œuvres de théâtre » (p. 149-658), l’ouvrage a le mérite de commencer par la description matérielle de l’activité dramatique, véritable métier où se rencontrent des comédiens, des décorateurs, des danseurs, des costumiers, des dessinateurs, des musiciens, des mécènes, et le public. Salutaire mise au point que celle de la page 133, qui précise que le prix élevé des spectacles rend le divertissement théâtral accessible seulement à un public aisé. Cette donnée économique, permettant au lecteur de réévaluer l’habitude critique qui faisait du parterre une assemblée populaire, ouvre ainsi la voie à la révision d’un Molière auteur du peuple, mythe romantique que les deux éditeurs de Molière dans la collection de « La Pléiade », G. Forestier et C. Bourqui, ont à leur tour dénoncé dans leur édition de 2010. La deuxième section du livre est elle-même divisée en six chapitres qui recoupent la taxinomie générique habituellement admise en faisant se succéder l’étude d’abord du théâtre religieux (« la Muse chrétienne »), puis des deux genres nés de la modernité des années 1630 (« l’effacement de la pastorale », « le déclin de la tragi-comédie »), et enfin des trois grands genres qui dominent la scène classique, tragédie, comédie et théâtre en musique (« la tragédie de Corneille à Racine », « Molière et la comédie », « théâtre et musique »). Ce plan, générique pour la macrostructure des chapitres, se subdivise ensuite selon la chronologie des trente années envisagées et selon les auteurs rencontrés. Car la gageure consiste à maîtriser un triple objectif : décrire les différents genres afin de dégager la poétique propre à chacun ; montrer, entre 1650 et 1680, leurs inflexions et leurs évolutions ; et enfin faire apparaître l’apport des différents dramaturges, petits et grands, dans toute leur singularité. Pour mener à bien cette tâche, Charles Mazouer a choisi de combiner la description générique des œuvres, leur périodisation, et leur traitement auteur par auteur. Aussi cette combinatoire appliquée à un objet dont l’ampleur est véritablement encyclopédique ne pouvait-elle éviter certaines répétitions, susceptibles d’égarer un lecteur peu attentif : il en est ainsi pour la « grande comédie », traitée une première fois dans une perspective chronologique (jusqu’en 1662), une deuxième fois dans son rapport aux contemporains de Molière, et une troisième fois à travers la seule création moliéresque ; de même, dans le chapitre portant sur les « sujets » de la tragédie se trouve convoquée de façon précise une œuvre tragique (par exemple Oropaste de Claude Boyer, p. 254), tandis que la description et l’analyse de la même pièce se retrouvent plus loin, dans le chapitre consacré aux dramaturges (p. 328-329). Pour autant, et malgré cette nécessaire structure répétitive, le résultat est excellent car la périodisation microstructurelle épouse précisément, dans PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 49 les nuances mêmes de sa progression, les modifications génériques et la singularité des divers dramaturges. La très grande originalité de cette démarche d’historien de la littérature réside aussi dans la volonté de ne pas isoler les trois grands dramaturges en des sections singulières : c’est donc bien délibérément que, pour la tragédie, Charles Mazouer « déséquilibre volontairement les faits au détriment des grands dramaturges » (p. 257) et que, pour la comédie, il souhaite ne « jamais abstraire [Molière] du reste de la production contemporaine » (p. 406). Ce choix, hautement revendiqué, de ne pas traiter des trois grands dramaturges en des chapitres étanches s’avère très efficace, car il permet au lecteur de mesurer combien la création théâtrale est une affaire vivante, plurielle, multiple, et combien les « grands » doivent aux petits, ces minores comme Claude Boyer, Thomas Corneille ou Philippe Quinault. C’est pourquoi, avant même de rencontrer Corneille et Racine, le lecteur découvre les intrigues du Lyncée et de l’Argélie d’Abeille (p. 237 et 257), de l’Adraste de Ferrier (p. 256), ou encore de La Mort du grand Cyrus de Rosidor (p. 254). Cette méthodologie rend toutes ses nuances, non seulement au panorama des créateurs, mais aussi à la palette des genres dits secondaires (mineurs ou minorés par l’histoire littéraire), et en particulier à la farce, certes déguisée sous le nom de « petite comédie » (p. 436) mais néanmoins toujours bien vivante. Grâce à de nombreuses citations, le lecteur peut ainsi avoir accès à cette production mal connue dont Charles Mazouer prouve toute l’importance. Enfin et surtout, par un effet de retour paradoxal mais bien calculé, ce choix de traiter des grands au sein des petits a bien pour conséquence de rendre à tous trois leur juste et singulière place, et propose pour chacun, Corneille, Racine et Molière, de remarquables synthèses interprétatives (pages 317 sq., pages 395 sq., pages 603 sq.). Revisiter les perspectives figées de l’histoire littéraire nécessite le détour par la critique qui la construit : on sait gré à Charles Mazouer de rappeler les principaux essais sur Molière, comme les ouvrages de Gérard Defaux ou de Patrick Dandrey (p. 621-622), de dessiner les axes de la polémique encore vive sur les lectures jansénistes de Racine en évoquant Mauriac ou Péguy (p. 393). L’auteur ne se contente pas de citer ces éléments bibliographiques mais il prend la peine de les mettre en perspective en quelques lignes, de façon à résumer les apports de chaque interprétation. Aussi cette histoire littéraire des œuvres théâtrales dit-elle très bien que la lecture des pièces plus de trois siècles après leur création s’accompagne forcément des commentaires qui les escortent, et Charles Mazouer, avec pertinence, nous propose, parallèlement à celle des œuvres, l’esquisse (qui parfois va d’ailleurs jusqu’aux détails) d’une histoire de leur critique. Comptes rendus 49 C’est en ce sens qu’il développe des mises au point essentielles qu’on aimerait lire plus souvent dans l’ensemble de la critique universitaire. Ainsi, si Charles Mazouer reprend à son compte l’expression désormais consensuelle de « tragédie galante », il rappelle de façon salutaire la distinction entre amour « tendre » et amour « galant » (p. 227) afin que les personnages de la « tragédie galante » ne soient pas forcément assimilés à des « galants » mais bien plutôt à des héros tendres issus des idéaux romanesques. De même, on apprécie l’introduction à la tragédie qui rappelle avec fermeté (p. 258) que la poétique de la tragédie classique est constituée en 1650 et que la nouveauté racinienne se construit sur les créations tragiques des années 1630. On apprécie aussi la mise au point sur Corneille et l’amour. Sans doute Charles Mazouer aurait-il d’ailleurs dû insister davantage sur l’importance du sentiment dans la tragédie de Corneille, tant les artefacts critiques sur la virilité des héros cornéliens ont la vie dure… alors même que Corneille est un grand importateur des « tendresses » au cœur du conflit aristotélicien. C’est bien ce que laisse entendre la page 294 en une subtile analyse de la jalousie de Sophonisbe, farouche reine de Numidie mais peutêtre d’abord femme amoureuse. On apprécie encore la vigoureuse conclusion qui rappelle que Molière voulait faire rire et non pleurer (p. 617). Comprendre le contraire serait en effet, comme l’écrit Charles Mazouer, « le plus grave des contresens ». Peut-être quelques lignes sur l’archéologie de cette fiction critique qui construit un « Molière sérieux, tenté par le tragique » eussent davantage éclairé et convaincu un lecteur encore attaché au serio ludere. On peut enfin préciser qu’une thèse récente sur Claude Boyer (de Sylvie Benzekri) a remis en question le statut d’« abbé » que l’histoire littéraire lui donne trop facilement depuis Furetière ; on peut aussi regretter un nombre assez grand de coquilles, même si elles ne gênent finalement pas la lecture de ce vaste ensemble. Vétilles au regard de l’apport de cet ouvrage dont la lecture est absolument nécessaire à qui voudrait comprendre et aimer le théâtre du XVII e siècle. Comprendre, car cette étude éclaire les méandres d’une création théâtrale française qui est le produit à la fois d’influences complexes, tant littéraires que sociologiques et politiques, de modèles anciens et modernes, latins, grecs, médiévaux, italiens, espagnols, et aussi de génies multiples, musicaux, lyriques, picturaux. Aimer surtout, car cet ouvrage magistral est celui d’un « universitaire honnête homme » qui, au service de la diffusion éclairée d’un savoir immense et parfaitement maîtrisé, sait nous faire partager ses émotions de lecteur et ses enthousiasmes d’amateur de théâtre. Voilà pourquoi, à cette somme toujours scientifiquement précieuse mais rarement aimable que constitue le Lancaster, il faut absolument ajouter PFSCL XXXVIII, 75 (2011) l’opus de Charles Mazouer qui réconcilie la sécheresse de l’histoire littéraire et la lumière d’un théâtre toujours extraordinairement vivant. Hélène Baby Emmanuel Minel : Pierre Corneille, le Héros et le Roi. Stratégies d’héroïsation dans le théâtre cornélien. Paris: Eurédit, 2010. 602 p. Le connaisseur souhaiterait tenir dans le creux d’une explication définitive, toute l’image de l’auteur, objet de son admiration poétique. L’érudition n’approuve pas ce rêve. Scrupuleusement érudit, le livre d’Emmanuel Minel tente néanmoins la gageure (sous l’angle des sentiments politiques) de « découvrir » Pierre Corneille. L’arme douteuse de la subjectivité intellectuelle est écartée, grâce à la structure du système proposé. C’est bien l’action dramatique qui prime, mais en outre, allant jusqu’à radicaliser cette précaution, au lieu de travailler la seule notion de « héros », l’auteur met en regard deux rôles antithétiques, aucun des deux ne pouvant fonctionner sans la sanction de son complémentaire. Chacune des deux positions, par ailleurs, a sa garantie d’historicité, réinterprétation de l’esprit chevaleresque, attestée en son temps, pour le héros, et conscience tutélaire du monarque régnant, pour le roi. Mais dans quel sens prendra-t-on les mots de « système politique » appliqués à un dramaturge ? Non pas à la manière du philosophe, ni non plus en ce sens que « telle pièce présenterait à tel personnage [actuel] un reflet » de ses actions. Mais un « système de places », toujours présent, « repris de la doxa monarchiste chrétienne », système indicatif, dans lequel l’intrigue joue à « faire sortir chaque acteur de son rôle assigné dans l’ordre politique, et à l’y faire rentrer au terme d’un parcours où chacun dit ce qu’il est ». On trouvera, pages 261 à 269, l’exposé de ce fil conducteur. Sous l’apparence rigide, le cadre se prête, au contraire, à une grande variété, à une perception fine des évolutions, et nous mène finalement, bien au-delà d’une amertume philosophique, au rêve difficile mais concret d’une politique qui serait digne de notre héritage spirituel. L’ouvrage se divise en deux parties de chacune deux chapitres : l’Univers Dramatique (1, la Séduction cornélienne, 2, le Mariage cornélien), et l’Univers Politique (1, le Théâtre du Héros et du Roi, 2, Reconnaissance d’un Roi). La table des matières foisonne de subdivisions, sous-titres, repères. Le texte occupe 450 p., plus 150 de notes, bibliographie, index, annexes (signa- Comptes rendus lons annexe II, liste des pièces de Hardy, types de dénouements, tragiques, et « à tombeau » - Th. Corneille entre autres). Pourquoi la Séduction ? Le choix de cet angle d’attaque inattendu n’est pas arbitraire. Il différencie le nouvel âge théâtral, tragi-comique d’abord, puis tragique, par rapport au forcènement qui s’imposait au héros des tragédies humanistes, aussi bien que par rapport à la simplicité pastorale. L’amour chez le héros ne va pas sans conquête ; le pouvoir ne s’affranchit de la tentation tyrannique qu’en séduisant (« le souverain se donne à regarder, à comprendre et à admirer »). La notion de séduction exprime donc avec exactitude un tournant de l’histoire politique, reflété dans celle du théâtre. Référence bien choisie, puisqu’elle permettra d’englober au fil de l’étude maint aspect de l’essor dramaturgique, mainte digression érudite capable de situer les options comparées du dramaturge d’une part, et d’autre part, de ses prédécesseurs, émules, critiques, successeurs même. Citons sans ordre (déplorant l’impératif de concision) : qu’est-ce qu’un dénouement heureux ; distinction entre héroïsme et monstruosité ; impasse sur la revendication méritocratique (telle que chez Mairet ou Du Ryer, respectivement Massinisse ou Alcionée) ; démêlés du dramaturge, au long de sa carrière, avec les modes galantes ; malentendu concernant la morale (Nicole ne prenant en considération que l’imitabilité des personnages, cependant que Corneille en appelle au sens global de l’action, que percevra la conscience du spectateur) ; notion de l’achèvement d’une fiction (d’Aubignac s’arrêtant à la fascination émotionnelle, cependant que Corneille ouvre les perspectives) ; etc. Notons que les comédies sont prises en compte, fournissant des analyses de séduction, et d’autant plus aisément que le « comique » cornélien mêle « cœur pur » et jeu social. Emmanuel Minel a, par ailleurs, scruté les sources historiques du poète avec une attention perçante, et en tire, non sans prudence, de précieuses informations. Les pages initiales concernent au premier chef la présence coordonnée, chez l’amoureux, de l’amour et de l’ambition, pour former la générosité. Celle-ci « n’est pas tant à définir comme un compromis, que comme un choix de l’amour et de l’ambition légitimes (tous deux également civilisés) contre le désir amoureux et le désir de pouvoir, caractéristiques de la tyrannie » (p. 49). Deux séries d’exemples montrent comment le « pouvoir sans désir de séduction » et la « séduction sans désir de pouvoir » sont respectivement tyrannie, et libertinage. L’orientation donnée par Corneille au caractère héroïque métamorphose dynamiquement la notion de dramaturgie. Le Héros, serviteur hors-norme (« coupable »), que récompensera l’acquiescement royal à son bonheur amoureux, le Roi, qui s’authentifie dans le renoncement au bonheur privé, et le Prince, pouvant parvenir à un tel bonheur, mais seulement selon une logique politique, sont les « rôles » du système. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 50 Le Mariage Cornélien, selon Emmanuel Minel, n’est jamais envisagé sous l’aspect sensuel que cultive la pastorale, jamais sublimé par le platonisme ou les subtilités précieuses, mais il est presque toujours différé, ou empêché (indéfiniment, même), et parfois conclu dans l’amertume. Au reste, le mariage intéresse l’ambition (l’établissement, dans les comédies), plus qu’il ne comble une aspiration sentimentale. Le motif intimement cornélien de ces réticences reste à discuter. Il me paraît douteux que l’éviction des « tendresses de l’amour content » (préface d’Attila), relève de la discipline religieuse. Doit-on parler d’une « fuite » du héros devant l’amour, ou bien l’inachèvement ne tient-il pas plutôt (Emmanuel Minel suggère cette 2 ème explication), au caractère épique du héros-sans-repos ? Et comment ne pas goûter la nostalgie amoureuse d’Othon perdant Plautine, du jeune Pompée repoussant encore Aristie, avant de la retrouver par hasard ? Retenons que la question est posée, avec une grande maîtrise dans l’analyse, qui éclaire d’une manière toute nouvelle notre connaissance de l’amour cornélien, si traditionnellement maltraité. Ce même chapitre débouche sur les problématiques radicales (La Place Royale, L’Illusion) qui présageaient le passage à la tragédie. Au début de la 2 ème partie la primauté de l’insertion politique du héros, par différenciation d’avec la complaisance et le respect absolus qui restaient de règle chez le galant, est soigneusement établie. La galanterie parfois imputée aux héros de la seconde carrière reste chez eux superficielle. L’esprit politique des héroïnes n’est pas difficile à montrer. Un retour attentif sur les exemples comparés du Cid et d’Horace décrit comment le rôle du Héros s’est déployé. Le progrès, d’une pièce à l’autre, est considérable. J’avoue être impressionné par l’adresse d’Emmanuel Minel à rendre compte de l’extrême tension dans laquelle s’impose une parenté étroite entre Rodrigue et Horace, justiciables, tous deux d’un pardon gratuit du roi, mais avec quelle disproportion de l’un à l’autre : coupables très inégalement, et par ailleurs, l’un amoureux, l’autre dispensé de séduire, puisqu’il est marié. Si l’on se souvient que le sujet d’Horace a des chances de s’être imposé à Corneille par devoir, contre un Cid né dans les élans de la tragi-comédie, on appréciera, au terme des élucidations méticuleuses de Minel, le coup de génie par lequel le dramaturge s’assimila si profondément et si brillamment la problématique d’Horace. La progression de la physionomie royale, le discours normatif de cette fonction, l’acheminement difficile vers le célibat souverain (incluant les délicieuses finesses d’Agésilas), complètent le chapitre. Un rappel d’Auguste se sacrifiant à l’intérêt public, résume le fil conducteur proposé dans l’ouvrage. La 2 ème partie, chapitre 2, après une distinction entre le caractère (qui est donné) et le statut (qui se construit), analyse les émergences du statut royal, Comptes rendus 50 exigence ardue, ou au contraire leur apostasie, à la lumière de Rodogune, Héraclius (distinction du Roi et du Héros), Don Sanche, Œdipe (confusion des deux), Cléopâtre, Pertharite, Massinisse, Pacorus (régression héroïque du Roi), Grimoald, Othon, Agésilas (avatars d’une promotion royale). Le théâtre politique trouve son accomplissement ultime dans un théâtre d’histoire au sens plénier, prospectif. Signalons très succinctement trois points qui contribuent à la séduction des analyses d’Emmanuel Minel. Il commente avec une subtilité attentive les pièces dont la réputation a été chahutée. Théodore, d’abord. Approfondir comment le sujet scabreux faussa la conduite de la pièce. Au 4 ème acte, l’action frise le comique… Plus intéressant, le cas de Pertharite, pièce irréprochable au fond, si ce n’est pour son authentique sincérité amoureuse. Deuxième point, une heureuse polarisation du commentateur sur Othon, sur Suréna, nous convaincant de voir dans la seconde de ces pièces une stigmatisation des pernicieuses monarchies non-chrétiennes, plus subtile que dans Attila, et aussi une contestation du romanesque royal des flatteurs de Louis XIV. Toujours plus combattif est Corneille. Troisième point... une abondance de rapprochements aussi suggestifs qu’inattendus surgissant d’analyses raffinées. La synthèse ample et subtile contenue dans ce livre est à aborder par étapes, le fil principal fléchissant au besoin pour l’accueil des précieux encarts historiques. La typographie des sous-titres est trop floue pour une lecture fluide. Inconvénients légers, au demeurant. Corneille annonçait à l’abbé de Pure ses trois Discours, après lesquels, disait-il, « il n’y a plus guère de question d’importance à remuer, ce qui reste n’est que la broderie qu’y peut ajouter la rhétorique, la morale et la politique ». Options intimes. Discrètement, Minel affronte (morale, politique) ce programme laissé en suspens par le poète, et sa réponse nuancée, mais sans timidité, éveille les multiples échos d’une conscience politique méditative, qu’on ne pourra plus réduire à des images simplificatrices, d’héroïsme insatisfait, ou de placide acquiescement. François Lasserre Barbara R. Woshinsky : Imagining Women’s Conventual Spaces in France, 1600-1800: The Cloister Disclosed. Farnham, England; Burlington, Vermont: Ashgate, 2010. 344 p. This book has a much wider purview than its title suggests, and readers well beyond scholars interested in convent studies will find it valuable. Porno- PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 50 graphy, allegory, women’s empowerment, and the body are only a few of the themes that receive extensive treatment. This is possible because the convent was so omnipresent in the experience of early modern women, “an open secret taken for granted by everyone, or at least by women” that required “little description simply because it [was] so familiar” (p. 302- 303). The contribution of Woshinsky’s book is to open up for twenty-first century readers this “secret” as it was seen by men and women in early modern literary representation. The book does so first of all by examining a broad range of texts spanning (despite the subtitle) five centuries. Of course, it offers innovative analyses of the canonical novels with convent settings one would expect to find: La Religieuse, La Vie de Marianne, Les Lettres portugaises. But it captures a truly panoramic view of imagined convent space by devoting as much attention to writers of texts where convent life is more episodic: canonical authors like La Fayette, recently recognized ones like Villedieu, or ones struggling for recognition like Jean-Pierre Camus; mémoire writers like the Mancini sisters and Mademoiselle de Montpensier; the English writer Margaret Cavendish. Woshinky’s conclusion extends past René, Ourika, and Lélia, to Toni Morrison’s Paradise. Woshinsky uses numerous spatial grids to explore this wide-ranging corpus and to break down the popularly held dichotomy of convent space that sees the cloister as a prison or, on a somewhat more positive note, as a refuge. Two strike me as most crucial to her project. The first privileges the issue of positioning without or within and includes the modern usage of “inner space” and the early modern notion of a spiritual intérieur (p. 13). Convents can also be seen in terms of a gendered version of Foucault’s heterotopia, an alternative world on the margins; to Foucault’s term, Woshinsky adds feminotopia, a community composed and controlled by women, and feminutopia, an ideal feminine space (p. 3 n8; 300). Such categories insure conceptual rigor, but are applied without forcing the texts conform to preconceived molds. Another strength of the book is to compare secular and convent spaces: the cabinet with the cell, the salon with the parlor. The Introduction sets the stage historically (Woshinsky makes fine use throughout of sure authorities like Elizabeth Rapley) and presents her gendered approach to the language of space whether Foucauldian, architectural, spiritual or geographical. Two preliminary chapters deal with the early seventeenth-century failure to conceive the body/ soul dichotomy in gendered terms. In the second, she analyzes Camus’s novel Agathonphile and several of his histoires tragiques and contrasts him with the more open attitude toward women of his mentor, François de Sales. Camus’s inability Comptes rendus 50 as an author to sublimate the sensual makes writing fiction a form of guilty self-pleasuring for him. In his fiction itself, his misogyny “imperatively leads to the narrative enclosure of women, alleged sources of temptations, in convents—or in tombs” (p. 115). He rails against lax convents because of his anxiety over the increased role of women in the Catholic Reformation. A series of elegantly entitled chapters (Thresholds, Parlors, Cells, and Tombs) continues the chronological presentation of imagined convent spaces from the Fronde through the Revolution and beyond. Most begin with a historical or sociological introduction to the type of space stressed in the chapter. I found the discussion of the architectural plans of the up-scale Parisian convent, the Abbaye royale de Pentemont, in the Encyclopédie particularly fascinating. Woshinsky had devoted her first book in 1973 to La Princesse de Clèves; here, her discussion of place in the novel uncovers a dilation and contraction of spaces that concludes in a retreat that is as much an action as a place. Her treatment of badinage in Vénus dans le cloître highlights Jean Barrin’s misogynistic views of women’s propensity for lasciviousness. She points out the many ways in which the convent setting in La Vie de Marianne is more a help than a hindrance for its heroine. She offers a balanced assessment of Diderot’s case against monasticism in La Religieuse pointing out how many of his own presuppositions about women’s nature and the family weaken it. The final chapter on the closing of convents during the Revolution and their reopening by Napoleon and the Restoration is more historical than literary, but ably brings together the themes of Woshinsky’s analysis throughout the book. In general, she finds the maleauthored texts more melodramatic and erotic, with a heavy dose of anachronism that tends to demonize convents as a social aberration, than those written by females. Women, on the other hand, depicted convents in a more matter-of-fact way, with a realistic sense of their limits and possibilities. Women, after all, were just as aware of the restrictions imposed by male-dominated marriage. She shows how traditional anticlericalism migrated by the eighteenth century from the tract to the new memoir-novel. One bémol: despite the 2010 imprint, the criticism cited largely stops around 2006. Works like Barbara Diefendorf’s From Penitence to Charity or Mita Choudhury’s Convents and Nuns in Eighteenth-Century French Politics and Culture don’t appear in the Works Cited. While I doubt that they would have substantially modified Woshinky’s conclusions, particularly for the seventeenth century, readers will want to consult them for complementary nuance. Imagining Women’s Conventual Spaces makes a major and timely contribution to early modern literary studies in general as well as to convent studies. The book is enhanced by twenty-six photographs and PFSCL XXXVIII, 75 (2011) 50 reproductions. It has been over forty years since Jeanne Ponton’s 1969 La Religieuse dans la littérature française. Woshinsky’s gendered spatial perspective offers readings that bring out the full complexity of the works she treats. Her book also stands as a model to scholars who deal more directly with convent writing by the nuns themselves. Although Woshinsky does at times discuss texts written by nuns, her stress is on how outsiders imagine monastic space. As Woshinsky points out, the important community aspect of convent life is largely absent from such texts written by non nuns. If specialists of convent writing take up her spatial approach, they may find a powerful tool for analyzing communal writings such as convent chronicles and normative texts. It may allow them to pierce through the hagiographic commonplaces that permeate nuns’ writing, just as Woshinsky has broken down the stereotype of the convent as prison or refuge. Thomas C. Carr, Jr. PFSCL XXXVIII, 75 (2011) Livres reçus ARMOGATHE, Jean-Robert, BLOT, Daniel : Blaise Pascal, Penséss sur la religion et sur quelques autres sujets. Etude et édition comparative de l’édition originale avec les copies et les versions modernes par Jean-Robert Armogathe et Daniel Blot. Paris : Champion, 2011 (« Sources classiques », 102). 719 p. + Annexes. BAUSTERT, Raymond (éd.). Le jansénisme et l’Europe. Actes du colloque international organisé à l’Université du Luxembourg les 8, 9 et 10 novembre 2007. Textes édités avec répertoire bibliographique et index par Raymond Baustert. Tübingen : Narr Verlag, 2010 (« Biblio 17 », 188). 330 p. + Répertoire des études et des œuvres citées et Index des noms. BJØRNSTAD, Hall. Créature sans créateur : Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal. Québec : Les Presses de l’Université de Laval, 2010 (« Les Collections de la République des Lettres, Etudes »). 186 p. + Bibliographie et Index. GAINES, James F.. Molière and Paradox : Skepticism and Theater in the Early Modern Age. Tübingen : Narr Verlag, 2010 (« Biblio 17 », 189). 151 p. GRANDE, Nathalie. Le rire galant : usages du comique dans les fictions narratives de la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 2011 (« Lumière classique », 87). 303 p. + Bibliographie et Index. HUCHARD, Cécile, ROIG MIRANDA, Marie (éds.). Réalités et représentations de la richesse dans l’Europe des XVI e et XVII e siècles. Nancy : Groupe « XVI e et XVII e siècles en Europe », 2010. 190 p. KAHN, Didier (éd.). Henri de Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes, avec l’adaptation du Liber de Nymphis de Paracelse par Blaise de Vigenère (1583). Édition présentée et annotée par Didier Kahn. Paris : Champion, 2010 (« Sources Classiques », 105). 265 p. + Annexes et Index. ICARD, Simon. Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709) : Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean. Paris : Champion, 2010 (« Lumière Classique », 88).488 p. + Annexes, Bibliographie, Index. MINEL, Emmanuel. Pierre Corneille, le héros et le roi : stratégies d’héroïsation dans le théâtre cornélien. Paris : Eurédit, 2010. 564 p. + Bibliographie et Index. SEIFERT, Lewis C., STANTON, Domna C. (eds.) : Enchanted Eloquence : Fairy Tales by Seventeenth-Century French Women Writers. Edited and Translated by Lewis C. Seifert and Domna C. Stanton. Toronto : Centre for Reformation and Renaissance Studies, 2010 (« The Other Voice in Early Modern Europe : The Toronot Series », 9). 310 p. + Appendix, Bibliography and Index. Livres reçus 5 THOUVENIN, Pascale (éd.). René Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684). Edition critique et présentation par Pascale Thouvenin. Paris : Champion, 2011 (« Champion Classiques »). 639 p. + Annexes, Bibliograpphie, Index. TRIBOUT, Bruno. Les récits de conjuration sous Louis XIV. Québec : Les Presses de l’Université de Laval, 2010 (« Les Collections de la République des Lettres, Etudes »). 606 p. + Bibliographie et Index. YARROW, P.J., BROOKS, William. Mademoiselle de Monspensier, Mémoires. Selected, translated, and introduced by P. J. Yarrow. Edited by William Brooks. London : The Modern Humanities Research Association, 2010. 246 p. ZONZA, Christian (éd.). L’île au XVII e siècle : jeux et enjeux. Actes du X e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle, Ajaccio, 3-5 avril 2008. Tübingen : Narr Verlag, 2010 (« Biblio 17 », 190). 312 p. PFSCL XXXVIII , 75 (2011) Adresses des auteurs de ce numéro RUDOLF BEHRENS Ruhr-Universität Bochum Romanisches Seminar Gebäude GB Postfach 102148 D-44721 Bochum STEPHANIE BUNG Freie Universität Berlin Frankreich-Zentrum Rheinbabenallee 49 D-14199 Berlin ANDREAS GIPPER Universität Mainz Fachbereich Translations- Sprach- und Kulturwissenschaft An der Hochschule 2 D-76726 Germersheim MICHAEL HAWCROFT Keble College Oxford OX1 3PG Great Britain DAVID NELTING Ruhr-Universität Bochum Romanisches Seminar Gebäude GB Postfach 102148 D-44721 Bochum DINAH RIBARD EHESS (GRIHL-CRH) 190-198 Avenue de France F-75244 Paris Cedex 13 GOULVEN OIRY 20, rue des Chevaucheurs F-69005 Lyon MARINE ROUSSILLON Worcester College Oxford OX1 2JF Great Britain NICOLAS SCHAPIRA Université Paris-Est Marne-la-Vallée Laboratoire Analyse Comparée des Pouvoirs Bois de l’Etang C 118 F-77454 Marne-la-Vallée GISELA SCHLÜTER Universität Erlangen-Nürnberg Institut für Romanistik Bismarckstr. 1 D-91054 Erlangen JÖRN STEIGERWALD Ruhr-Universität Bochum Romanisches Seminar Gebäude GB Postfach 102148 D-44721 Bochum Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG NOVEMBER 2010 JETZT BESTELLEN! Christian Zonza (éd.) L’île au XVII e siècle: jeux et enjeux Actes du X e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle Ajaccio, 3-5 avril 2008 Biblio 17, Band 190 2010, 312 Seiten, €[D] 68,00/ SFr 96,90 ISBN 978-3-8233-6578-5 Ce colloque sur l’île au XVIIe siècle conduira le lecteur sur un chemin à la fois géographique, philosophique et générique. En effet, la lecture de cet ouvrage sera d’abord un voyage dans des îles réelles que d’authentiques voyageurs ont rencontrées sur leur route et dans des îles imaginaires et fantasmées comme Thalassie ou les îles Fortunées. Mais ce sera également l’occasion de lire dans ce cheminement insulaire une réflexion philosophique : l’île est non seulement un refuge spirituel pour ceux qui cherchent Dieu ou ceux qui veulent échapper à la persécution religieuse mais également un contremodèle politique et social où s’élabore une réflexion sur la société utopique. Enfin, il s’agira également d’un parcours littéraire : les romans trouvent dans l’île une forme d’expérience générique dans cette succession d’étapes et de péripéties où le romanesque voisine avec le vraisemblable, le théâtre y trouve le moyen d’exprimer son souci d’unité de lieu et d’action, la poésie, enfin, y puise ses images. 108610 Auslieferung November 2010.indd 6 25.11.10 16: 34
