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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2012
3977
Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XXXI X (201 2 ) Number 7 7 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Michaela Doyen, Béatrice Jakobs Jana Mücke, Frederike Rass, Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XXXIX, 77 (2012) Sommaire LES REPRESENTATIONS DU XVII e SIECLE DANS LA LITTERATURE POUR LA JEUNESSE CONTEMPORAINE : PATRIMOINE, SYMBOLIQUE, IMAGINAIRE E DWIGE K ELLER -R AHBÉ et M ARIE P ÉROUSE -B ATTELLO Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse : patrimoine, symbolique, imaginaire.......................................................... 307 I. « Faire XVII e siècle » : modèles linguistiques et génériques A NNA A RZOUMANOV Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique dans deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc ........................................... 32 D OROTHÉE L INTNER L’héroïsme comique : l’influence des histoires comiques du XVII e siècle sur la littérature de jeunesse contemporaine ..................... 33 C LAUDINE N ÉDÉLEC Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs..................................................... 3 II. Politiques éditoriales B ERTRAND F ERRIER Quatre filles et une couronne : le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman contemporain pour la jeunesse.............................. 36 J OCELYN R OYÉ D’or et de dentelles : les représentations du XVII e siècle sur les couvertures de romans ................................................................... 37 III. Questions de genre C HRISTINE M ONGENOT Jeunes filles du XVII e siècle pour jeunes lectrices d’aujourd’hui, ou la fabrique du féminin en littérature de jeunesse ................................. 3 302 Sommaire A NNE -M ARIE M ERCIER -F AIVRE Les deux visages de la sorcière : l’affaire des poisons (1679-1681) dans le roman historique pour la jeunesse ................................................ 4 M ARIE -L AURENTINE C AËTANO La Palatine, une princesse hors du commun dans la littérature pour la jeunesse .................................................................... 43 IV. L’histoire à l’épreuve de la fiction pour la jeunesse : bienfaits et limites de la simplification L AURENT T HIROUIN Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie.................................. 4 Y VES K RUMENACKER La mémoire du protestantisme dans les romans de littérature pour la jeunesse ......................................................................................... 4 D OMINIQUE P ICCO L’éducation des enfants du Grand Siècle au prisme de la littérature de jeunesse contemporaine....................................................... 48 V. S’émanciper de Versailles H ÉLÈNE M ERLIN -K AJMAN La fiction « classique » : le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale (La Désobéissance de Pyrame) ................................. 5 M ARIE -H ÉLÈNE R OUTISSEAU Oublie-nous, les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature.......................................................................................... 52 M ATTHIEU F REYHEIT Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or......................... 53 COMPTES RENDUS Hall Bjørnstad Créature sans Créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal (A NNE RÉGENT -S USINI ) ............................................................................. 5 Sommaire 303 Patrick Dandrey Quand Versailles était conté : La cour de Louis XIV par les écrivains de son temps (O REST R ANUM )....................................................................................... 55 Jean Leclerc (éd.) L’Antiquité travestie : anthologie de poésie burlesque (1644-1658) (C LAUDINE N ÉDELEC )................................................................................ 5 Daniel Vaillancourt Les urbanités parisiennes au XVII e siècle : Le livre du trottoir (G OULVEN O IRY )...................................................................................... 5 LIVRES REÇUS …………………………………………………………………56 LES REPRÉSENTATIONS DU XVII e SIÈCLE DANS LA LITTÉRATURE POUR LA JEUNESSE CONTEMPORAINE : PATRIMOINE, SYMBOLIQUE, IMAGINAIRE Actes du colloque organisé à l’Université de Lyon par le Groupe Renaissance et Âge Classique le 12 et 13 mai 2011 réunis par Edwige Keller-Rahbé et Marie Perouse-Battello PFSCL XXXIX, 77 (2012) Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse : patrimoine, symbolique, imaginaire E DWIGE K ELLER -R AHBÉ (U NIVERSITE DE L YON ) M ARIE P ÉROUSE -B ATTELLO (P ARIS ) Le XVII e siècle : les raisons d’un engouement éditorial Si le XVII e est à la mode au cinéma 1 , il l’est également dans la littérature pour la jeunesse, où le succès du roman historique 2 ne se dément pas en raison de ses liens privilégiés avec la culture institutionnelle. Tous les parents soucieux du « bien lire » 3 de leurs enfants, a fortiori lorsqu’ils sont eux-mêmes enseignants, le savent. Mais point n’est besoin d’être parents prescripteurs pour constater un tel phénomène. Une simple flânerie dans les rayons spécialisés des grandes librairies révèle que les intrigues « roses et 1 Qu’on songe aux nombreuses versions modernisées de La Princesse de Clèves (La Lettre, de Manoel de Oliveira, 1999 ; La Fidélité, d’Andrzej Zulawski, 2000 ; La Belle Personne, de Christophe Honoré, 2008), ainsi qu’à la subtile adaptation de L’Astrée (2006), qu’Éric Rohmer a donnée peu avant sa mort, mais aussi au film inspiré des Lettres portugaises, tourné par le cinéaste américain Eugène Green (La Religieuse portugaise, 2009), et enfin à La Princesse de Montpensier (2010), de Bertrand Tavernier. 2 Voir, par exemple, les collections « Historique » (« Livre de poche jeunesse », Hachette Livre), « Mon histoire » (Gallimard jeunesse), « Voyage au temps de… » (Castor Poche Flammarion) et « Les Aventures de l’Histoire » (Oskar jeunesse)… Ce dernier titre de collection est tout à fait représentatif du dépoussiérage qui s’est opéré dans le segment éditorial de l’histoire pour la jeunesse : l’Histoire est significativement personnifiée, comme si elle se suffisait à elle seule. Elle n’est plus le moteur de l’aventure, elle incarne l’aventure. 3 Christine Détrez, « Bien lire. Lectures utiles, lectures futiles », Bulletin des bibliothèques de France, n°6, 2001, p. 14-23. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 308 dorées » 4 sur fond de XVII e siècle y occupent une place de choix. La série des Colombes du Roi-Soleil, avec ses dix volumes 5 , ne passe pas inaperçue et se décline sur tous les tons : grand format, format de poche, volumes séparés, coffrets, BD, et même produits dérivés 6 . À ce titre, elle est exemplaire de la hausse exponentielle d’un corpus dont les 9-15 ans constituent le cœur de cible. Historiquement, la percée remonte à la dernière décennie du XX e siècle : les premiers best-sellers - Complot à Versailles et À la poursuite d’Olympe, d’Annie Jay - paraissent en effet dès 1993 et 1995. L’année 2000 a vu ensuite paraître un autre fleuron du genre : Les Orangers de Versailles, d’Annie Pietri, bientôt suivi de L’Espionne du Roi-Soleil (2002). D’autres noms de la littérature pour la jeunesse se sont également signalés avec bonheur, dont Marie-Christine Helgerson, avec le célèbre Louison et Monsieur Molière (2001), Arthur Ténor, avec Jeux de surprises à la cour du Roi-Soleil (2001), ou encore Anne-Sophie Silvestre, avec Mon ami Louis (2002). Autant d’auteurs qui continuent à exercer leur plume dans l’espacetemps du XVII e siècle, parfois sous forme de séries, et autant d’ouvrages qui font régulièrement l’objet de rééditions. C’est ainsi qu’entre 2000 et 2005 sont parus environ 30 titres nouveaux, tandis qu’entre 2006 et mi-2011, on en compte déjà une cinquantaine 7 . En vue d’interroger cette vogue éditoriale s’est tenu à Lyon, les 12 et 13 mai 2011, à la Bibliothèque Municipale et à l’Institut des Sciences de l’Homme, un colloque consacré aux représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse contemporaine 8 . Écrivains, bibliothécaires et 4 Bertrand Ferrier, « Les Sexes du roman pour ados », dans La Lecture est-elle une activité réservée aux adolescentes ? , Actes de la journée d’étude du 5 octobre 2006, Lecture jeune, n°120, décembre 2006, p. 24. 5 À l’origine, la série est pensée en cinq volumes seulement et le onzième est en cours de rédaction. 6 Crée tes accessoires de rêve. Les Colombes du Roi-Soleil [loup, carnet, éventail, gants, tampon], Père Castor Flammarion, « Les activités du Père castor », 2009 ; Les Colombes du Roi-Soleil - Agenda 2009-2010, Flammarion, 2009. 7 Traductions comprises. 8 Organisé par le Groupe Renaissance et Âge Classique de l’Université Lumière Lyon 2 (GRAC, UMR 5037) : http: / / recherche.univ-lyon2.fr/ grac/ 263-MAI-2011-Les-representations-XVIIesiecle-dans-litterature-jeunesse-contemporaine.html. Pour réentendre la première journée du colloque, dont la matinée a été consacrée à une table ronde animée par Marie-Laurentine Caëtano dans le cadre des Jeudis du livre organisés par Médiat Rhône-Alpes, et réunissant Anne-Sophie Silvestre, Florence Thinard et Odile Weulersse : http: / / www.bm-lyon.fr/ spip.php? page=video&id_video=538 http: / / www.bm-lyon.fr/ spip.php? page=video&id_video=539 Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 309 universitaires ont confronté leurs expériences et leurs réflexions sur un corpus relativement étendu, pour essayer de comprendre quelles sont les causes de l’attrait, voire de la fascination, qu’exerce le XVII e siècle sur le jeune lectorat, mais aussi sur les auteurs et les prescripteurs, qui, pour des raisons distinctes, plébiscitent ce type de romans historiques. La visée pédagogique, on l’a dit, est de toute évidence primordiale : représentatifs de la « lecture utile » 9 , ces romans constituent pour les collégiens une excellente introduction aux programmes d’histoire, mais aussi aux auteurs et textes patrimoniaux 10 . On rappellera que le thème n°2 des programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique, pour la classe de cinquième, est « L’émergence du roi-absolu » (Bulletin officiel spécial n°6 du 28 août 2008), et que l’étude de Molière commence à la même période, à travers l’incontournable Médecin malgré lui. Or, significativement, le corpus sur Molière est destiné à un public « à partir de 11 ans » ou à la tranche d’âge « 9-12 ans », soit avant l’entrée au collège. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de voir que Louison et Monsieur Molière figure au trente-troisième rang des meilleures ventes de livres de poche pour la jeunesse en France en 2008 (avec 34 000 exemplaires vendus), alors même que sa parution date de 2001 11 . Mais un paradoxe mérite réflexion : pourquoi le XVII e siècle, qui connaît une désaffection dans l’enseignement du français et de l’histoire au collège en raison de sa complexité linguistique et culturelle, suscite-t-il au contraire un intérêt particulièrement vif dans la littérature pour la jeunesse ? Au-delà de leur dimension propédeutique, les romans historiques joueraient-ils un rôle compensatoire ? Ce que l’Éducation nationale ne pourrait plus enseigner, ou aurait du mal à enseigner, glisserait-il insensiblement vers le secteur florissant de l’édition jeunesse ? Une enquête auprès des éditeurs pour connaître la part de commandes institutionnelles serait certainement profitable afin de répondre à cette épineuse question. La faveur du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse s’explique aussi par sa valeur intrinsèquement romanesque, de sorte que la « lecture futile » se concilie naturellement avec la « lecture utile ». Dans l’imaginaire collectif français, le XVII e siècle s’impose comme une période historique des 9 Christine Détrez, art. cit. 10 « La littérature de jeunesse, si elle revient sur le passé, doit idéalement contribuer à l’acquisition d’une culture personnelle. Elle permet d’instaurer un dialogue avec les œuvres patrimoniales et elle facilite parfois l’accès à la lecture des œuvres classiques. » (Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008. Programmes du collège. Programmes de l’enseignement de français). 11 Voir Bertrand Ferrier, Tout n’est pas littérature ! La littérature à l’épreuve des romans pour la jeunesse, PUR, « Interférences », 2009, p. 59. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 310 plus fertiles en aventures : la cour de Louis XIV est dotée d’un extraordinaire potentiel romanesque avec ses décors féeriques, ses fêtes ininterrompues, ses intrigues de palais et ses galanteries. Toute une génération d’auteurs a été nourrie à des lectures véhiculant ces représentations, qu’il s’agisse des mémorialistes du temps (Mme de Sévigné, Mme Palatine, Mme de Caylus, Primi Visconti, Saint-Simon) ou des grands romanciers du XIX e siècle. Là encore, une enquête fructueuse serait à mener du côté des sources, mais l’on peut d’ores et déjà signaler quelques données péritextuelles qui attestent l’intérêt précoce de certains auteurs pour le XVII e siècle. Ainsi apprend-on de Dominique Joly, l’autrice d’À la cour de Louis XIV. Journal d’Angélique de Barjac, 1684-1685 (2008), qu’elle « doit son amour de l’histoire à son père qui, dès qu’elle a su lire, lui a mis entre les mains des livres racontant les exploits des grands personnages historiques. […] Le château de Versailles est pour elle une source d’inspiration inépuisable : ses époques, ses dédales, sa splendeur, la foule de personnalités et gens de peu qu’il a abrités. » 12 Le témoignage d’Annie Jay va dans le même sens, tout en convoquant d’autres supports de diffusion de l’Histoire : Ce n’est qu’adolescente que j’ai commencé à m’intéresser à l’Histoire. J’ai découvert, grâce aux programmes scolaires, l’Égypte et le monde antique, puis Louis XIV et Versailles. Ces sujets, aujourd’hui encore, me passionnent plus que tous les autres. À l’époque, dans les années 60 et 70, la télé diffusait régulièrement des « péplums », des films sur l’Antiquité, ou des films de « cape et d’épée », des films d’aventures historiques. Bien souvent, après avoir vu un de ces films, je me précipitais à la bibliothèque pour lire le roman dont il était tiré. C’est ainsi que j’ai découvert les grands romanciers populaires du XIX ème siècle : Alexandre Dumas, Paul Féval ou Théophile Gautier. C’est en compagnie des Trois Mousquetaires, du Bossu ou du Capitaine Fracasse que j’ai appris à aimer l’Histoire. Ensuite, j’ai eu envie d’en savoir plus sur les personnages historiques rencontrés au détour de mes lectures, et sur leur façon de vivre. 13 Quant à Jean-Michel Payet, il dédicace son roman Mademoiselle Scaramouche (2010) « à la mémoire de Lucien Lepreux, [son] grand-père, dont le cœur balançait entre Lagardère et d’Artagnan. » Que la posture éditoriale ou auctoriale du « romancier passionné d’Histoire depuis toujours » soit conventionnelle ou sincère, au fond, peu importe : les propos valent surtout pour la communauté de références culturelles qu’ils désignent à l’attention des lecteurs, et qui font du XVII e siècle 12 Dominique Joly, À la cour de Louis XIV. Journal d’Angélique de Barjac, 1684-1685, Gallimard jeunesse, « Mon histoire », 2008, « Pour aller plus loin. L’auteur », n.p. 13 http: / / www.anniejay.com/ auteur.html. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 311 une époque sublimée, fantasmée, théâtralisée - notamment grâce aux écrivains du XIX e siècle que furent Dumas, Féval, ou Gautier… Les auteurs se présentent donc souvent dans le double rôle de passeur de flambeau (Dorothée Lintner émet ainsi l’hypothèse, dans le présent volume, que plusieurs des ouvrages de notre corpus portent à la fois la trace des romans de cape et d’épée du XIX e siècle mais aussi, par certains aspects, celle des romans comiques du XVII e siècle) et de « détective » du XXI e siècle jouant « dans les coulisses du temps » 14 : enfants auditeurs ou lecteurs du Grand Siècle, ils inventent à leur tour des « enfants du Grand Siècle » 15 . Les représentations du XVII e siècle ne sont pas non plus exemptes de présupposés idéologiques très instructifs quant à la prédilection que lui vouent certains romanciers et quant à la séduction qu’il exerce sur le jeune lectorat. Chacun sait que, dans l’imaginaire national, le XVII e siècle est aussi la période jugée la plus glorieuse sur les plans culturel et politique. Cet état de fait influence considérablement les choix fictionnels. D’une part, on peut parler d’une veine romanesque majoritairement centrée sur Versailles et son royal occupant, Louis XIV. Encore faut-il opérer une autre restriction : du règne personnel de Louis XIV n’est guère retenu que le règne triomphant, la période dite « classique », soit les années 1670- 1680. En dehors de cet « îlot dans l’histoire », comme le décrit Anne-Sophie Silvestre, le XVII e siècle n’existe pas ou peu. Il est significatif que les règnes d’Henri IV et de Louis XIII n’aient inspiré qu’une seule fiction chacun ! 16 En aval, l’imagination est plus féconde et s’explique par deux réalités. La première a trait au phénomène éditorial des Colombes du Roi-Soleil : Anne- Marie Desplat-Duc raconte qu’elle s’était interdit de se placer sur le créneau historique du XVII e siècle car d’autres l’avaient fait avant elle, en l’occurrence Annie Jay et Annie Pietri 17 . Une exposition sur la Maison royale d’éducation de Saint-Cyr l’aurait fait changer d’avis et lui aurait donné l’idée d’écrire la série des Colombes 18 . Ainsi, la romancière a-t-elle écrit sur la fin du XVII e siècle, et non pas sur les années 1670-1680, comme ses 14 L’expression est d’Annie Jay, ibid. 15 Nous paraphrasons le titre de la série de Laure Bazire et de Flore Talamon, Les Enfants des Lumières (Nathan Poche, « Histoire »), qui comprend déjà trois volumes : Le Singe de Buffon (2005), Le Sang d’un prince (2005) et L’Envol des corbeaux (2010). 16 Bernard Gallent, Les Jumeaux du Pont-Neuf. À l’époque d’Henri IV, Oskar Jeunesse, 2008 ; Anne-Sophie Silvestre, Mon ami Louis, « Castor-Poche », 2002. 17 Extrait de l’entrevue donnée à l’occasion du festival « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo, en septembre 2009 : http: / / www.etonnants-voyageurs.com/ spip.php? article4570. 18 L’anecdote est bien connue car Anne-Marie Desplat-Duc en fait régulièrement état. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 312 consœurs. La seconde réalité est d’ordre historique et tient dans la révocation de l’édit de Nantes, épisode qui s’avère particulièrement propice aux aventures, d’où l’ancrage de quelques intrigues aux alentours de 1685. De rares fictions explorent les confins du règne, comme L’Enfant muet sur le muret (2009), de Bernard Gallent, qui se situe en 1693, alors que la France traverse de graves difficultés, ou encore Mary tempête, d’Alain Surget, qui retrace le destin de cette fameuse pirate, de 1698 à 1720. Mais on mesure à quel point il s’agit d’un cas limite sur le plan spatio-temporel. En fait, jamais le syntagme « XVII e siècle », que nous utilisons nousmêmes depuis le début de cette introduction, n’est employé dans les titres de notre corpus. En revanche, sont surexploités les termes suivants : « Louis XIV ; Roi-Soleil ; Versailles », soit une trilogie emblématique. Tout se passe comme si le XVII e siècle était tout entier contenu dans Louis XIV, qui, luimême, était contenu dans la figure du Roi-Soleil, le phénix et l’hôte de Versailles. Une fois de plus, on n’échappera pas aux clichés qui recoupent ceux qui ont déjà été mis en lumière : autour de Louis XIV gravitent de jeunes héros prêts à tout pour déjouer des complots pouvant mettre en danger sa personne ou le Royaume 19 ; prêts à tout pour sauver leur honneur et pour que justice soit faite, etc. Louis XIV apparaît incontestablement telle une figure patriarcale bienveillante, une sorte de deus ex machina qui sait reconnaître et récompenser le courage et la loyauté de ses jeunes sujets. Parallèlement, il est entouré de maîtresses qui se disputent ses faveurs, et au service desquelles entrent la plupart des héroïnes. C’est là qu’intervient le topos du Versailles galant : bien que Louis XIV soit loin d’être toujours campé en prince charmant et qu’il soit, en fait, assez rarement érotisé, il est décrit comme étant l’objet de toutes les rivalités féminines. Les romanciers, qui sont principalement des romancières, aiment à le peindre au-dessus de la mêlée pendant que ses favorites intriguent. Il en va ainsi d’Athénaïs de Montespan, systématiquement associée, ainsi que l’a montré Anne-Marie Mercier-Faivre, aux affaires de sorcellerie et d’empoisonnement 20 . Autrement dit, c’est le personnage idéal pour une intrigue se déroulant à Versailles ! D’autre part, le présupposé idéologique d’un brillant XVII e siècle induit des fictions qui cultivent l’idéalisation. Certes, les lieux communs négatifs sur le château de Versailles - puanteur insoutenable, agitation bruyante, chantier permanent - ne sont pas épargnés aux lecteurs 21 , mais ils sont tou- 19 Complot à Versailles, Guerre secrète à Versailles… 20 Voir Annie Pietri, Les Orangers de Versailles et Parfum de meurtre et Annie Jay, Complot à Versailles. 21 Et pourtant, on sait à quel point l’historiographie sur Versailles a été considérablement renouvelée ces dernières années, et ce au point de battre en brèche un Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 313 jours contrebalancés par le regard admiratif du jeune héros, à l’exemple d’Ariane dans Une robe pour Versailles : C’est magique, songea Ariane, le souffle coupé, en entrant pour la première fois à Versailles. Elle avait l’impression de s’être glissée en catimini dans un conte de fées. 22 Jeanne Albrent exploite d’autant mieux « l’effet de première vue » qu’il correspond à l’incipit de son roman. Ce coup de foudre topique est fondateur de la plupart des intrigues où l’initiation du héros, généralement contraint de se rendre à Versailles, consiste à découvrir cet univers féerique, puis à faire l’amère expérience de sa violence et de ses turpitudes, avant d’en apprivoiser les codes. La référence au conte de fées, doublée d’une importance accordée aux bals, aux robes, aux potins et aux aventures amoureuses n’est pas innocente dans un corpus qu’on pourrait qualifier de « genré » : une grande majorité de nos auteurs sont des femmes, lesquelles imaginent des personnages féminins au profit de lecteurs qui, le plus souvent, sont des lectrices. Cette spécificité du corpus, ainsi que la « fabrique du féminin » qui s’y opère, a d’ailleurs été au centre des communications de Christine Mongenot, de Dominique Picco et d’Anne-Marie Mercier-Faivre 23 . En dernier ressort, la description appuyée des ors et des fastes de Versailles peut se prêter à une interprétation sans doute plus accessible aux lecteurs adultes qu’au public ciblé par les éditeurs, en ce qu’elle relève d’enjeux sociétaux contemporains. N’est-elle pas l’expression d’une certaine nostalgie, en période de crise, d’un passé illustre, voire d’un pouvoir fort ? Le commerce galant de Louis XIV ne fait-il pas écho à une certaine pipolisation des politiques au plus haut sommet de l’État ? Cette analyse a été proposée par Odile Weulersse qui, d’emblée, a rappelé que Louis XIV avait utilisé tous les moyens de communication de son époque pour construire et alimenter sa gloire, avec le succès qu’on connaît. Au fond, a plaisanté Florence Thinard, Louis XIV est « le précurseur du bling-bling » et cette vieille recette de la mise en scène de soi fascine encore. Odile Weulersse, loin d’être en désaccord avec cette vision des choses, a néanmoins certain nombre de ces clichés. Voir, entre autres ouvrages récents, le passionnant Versailles pour les nuls, ss la dir. de Mathieu da Vinha et Raphaël Masson, avec une « Préface » de Jean-Jacques Aillagon, Paris, First Éditions, 2011. 22 Jeanne Albrent, Une robe pour Versailles, Le Livre de poche jeunesse, 2010, p. 223. 23 Voir aussi la synthèse issue du colloque sur la place des femmes de l’Ancien Régime dans la littérature pour la jeunesse, en ligne sur le site de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime), rubrique « Débats » : http: / / www.siefar.org/ debats/ la-litterature-jeunessecontemporaine.html? lang=fr&li=art676. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 314 tenu à la nuancer en précisant que le bling-bling de Louis XIV était compensé par une forte dimension culturelle. On voit à quel point le jeu d’allusions au pouvoir actuel ou, du moins, aux premières années de la présidence de Nicolas Sarkozy - lequel, il ne faut pas l’oublier, a souvent été caricaturé en Louis XIV dans la presse 24 - atteste la richesse des enjeux idéologiques de ce corpus. La fascination versaillaise : séduction et résistances À l’issue de cette analyse, il est légitime de se demander si la littérature pour la jeunesse ménage réellement une place aux aventures qui voudraient résister à l’attraction que suscite le Versailles de l’après 1660, ce lieu de tous les imaginaires romanesques. Si la réponse à cette question, nous allons le voir, s’avère positive, le fait est que c’est sans doute à partir de la relation qu’entretiennent nos auteurs avec le chronotope versaillais qu’il est le plus pertinent d’organiser notre corpus, de décrire sa « géographie ». Nous croyons en effet pouvoir partir du postulat que tout écrivain désireux de placer l’intrigue de son roman au XVII e siècle doit se situer par rapport au « centre » symbolique qu’est Versailles, et que ce choix fondateur donne une partie de son identité à l’ouvrage produit. De fait, il nous semble possible de représenter les romans qui ont fait l’objet du colloque sur une ligne continue allant des œuvres qui investissent délibérément le topos versaillais et ses codes à celles qui, à l’inverse, posent comme principe d’écriture le refus du roman « en costumes », et des conséquences esthétiques, intellectuelles, voire éthiques qu’il suppose. À un bout de la chaîne, on trouve - il est aisé de le deviner - la série des Colombes du Roi-Soleil : il en a été fait mention longuement, et de façon répétée, lors du colloque, comme du modèle de l’œuvre qui combine tous 24 Voir aussi les nombreuses comparaisons dont témoigna la blogosphère dans les mois qui suivirent l’élection présidentielle de 2007. Entre autres exemples : « Sarkozy et Louis XIV : ‘L’État, c’est moi ! ’ » (1 er juillet 2007 ; http: / / 00007.canalblog.com/ archives/ 2007/ 07/ 01/ 5414992.html). En janvier 2008, ce fut au tour de Ségolène Royal de comparer Nicolas Sarkozy à Louis XIV pour critiquer la médiatisation de sa vie privée : « Nicolas Sarkozy a choisi de faire des événements de la vie privée des événements publics, comme Louis XIV : vous avez le petit matin du roi, le déjeuner du roi, le coucher du roi, les maîtresses du roi. » (propos tenus le 14 janvier 2008 sur Europe 1). Le parallèle Nicolas Sarkozy/ Louis XIV est même devenu un lieu commun des attaques du parti socialiste si l’on en juge par d’autres déclarations, telles que celles de François Rebsamen, sénateur-maire PS de Dijon, lors d’un communiqué en date du 9 février 2011. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 315 les ingrédients du roman à succès en littérature pour la jeunesse. D’abord, Anne-Marie Desplat-Duc utilise le modèle anglo-saxon du college novel, qui, habilement adapté à l’édition jeunesse par J. K. Rowling 25 , prolifère depuis le succès planétaire des aventures du sorcier de Poudlard 26 . Le fait est que la maison d’éducation fondée par Mme de Maintenon fournit un cadre idéal au récit de romances 27 : jeunes filles en fleur, sévérité des maîtres, insalubrité propice aux langueurs et aux maladies, mais aussi excitation des spectacles, et, surtout, proximité de Versailles qui fonctionne comme envers fascinant de l’austère pensionnat. Christine Mongenot a très bien montré comment se trouve créé dans les Colombes un Saint-Cyr de fantaisie, propre à une certaine forme de création littéraire, mais bien éloigné de ce que l’histoire nous rapporte de cette expérience éducative originale. Nous sommes donc en présence, avec Anne-Marie Desplat-Duc, d’une autrice qui occupe délibérément le topos versaillais, qu’elle partage, entre autres, avec ses devancières Annie Jay et Annie Pietri, dont les romans sont aussi remplis de jeunes filles nobles en robes volantées et au cœur intrépide. Cette centralité versaillaise se retrouve du reste dans la nouvelle série d’Anne-Marie Desplat-Duc 28 , qui narre les aventures de la fille de Louise de La Vallière et de Louis XIV, et exploite largement le potentiel romanesque de la figure royale, à la fois autoritaire, séduisante et paternelle. Largement interrogées sur ces questions, les trois autrices invitées au colloque ont exposé de façon très précieuse la relation qu’elles entretiennent avec les représentations topiques du XVII e siècle louis-quatorzien. Anne- Sophie Silvestre, d’abord, fait partie des écrivains sensibles au cadre versaillais : plusieurs de ses romans s’y déroulent 29 . Significativement, on y retrouve dans tous les cas un monarque sublimé, objet de l’admiration du héros - comme si, ainsi que nous l’avons dit pour l’ensemble des romans de notre corpus, l’hôte du château en était forcément, peu ou prou, la métonymie : le palais pue et ses couloirs sont jonchés d’ordure, il n’en fait 25 Précisons que Harry Potter est évidemment loin d’être le premier college novel à succès de la littérature pour la jeunesse : songeons, par exemple, à Petite Princesse de Frances Hodgson Burnett (1905), ou encore à Papa-Longues-Jambes de Jean Webster (1912). 26 Le premier volume de la série Harry Potter paraît en Angleterre en 1997 (1998 pour la publication française). 27 On doit à Arthur Ténor, depuis 2011, le « pendant masculin » des Colombes : À l’école des pages du Roy-Soleil, Seuil, deux tomes parus. 28 Marie-Anne, fille du roi, Flammarion, quatre tomes parus depuis 2009. 29 Une princesse à Versailles (Flammarion, 2003), Course contre le Roi-Soleil (Flammarion, 2005), Les Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, t. 1 et 2 (Flammarion, 2010 et 2011). Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 316 pas moins rêver ; Louis XIV a l’haleine fétide et les dents gâtées, il demeure pourtant le maître rayonnant du palais et du monde. Précisons que si Anne-Sophie Silvestre est à son aise dans le décor versaillais, elle s’est dite aussi décidée à ébranler certaines représentations du siècle classique : affectionnant les personnages atypiques, elle a consacré un de ses romans, Une Princesse à Versailles, à la Palatine (personnalité haute en couleurs à qui Marie-Laurentine Caëtano a consacré sa communication), et à la relation peu ordinaire qu’elle a entretenue avec Monsieur, son époux. L’autrice tâche donc de montrer aussi un autre Versailles. Du reste, elle est l’une des rares à sortir du cadre temporel que nous avons dégagé, dans un roman consacré au jeune Louis XIII 30 . Florence Thinard, elle, se distingue par le fait que le roman « historique » n’est pas son genre de prédilection : Mesdemoiselles de la vengeance est unique en son genre dans sa bibliographie. Et si pour elle aussi, le XVII e siècle est une mine romanesque, elle dit très clairement que ses sources d’inspiration sont littéraires, et non historiques. En cela, elle relaie le témoignage d’Annie Jay, puisque c’est un XVII e siècle littérarisé, et, plus précisément, celui des romans de cape et d’épée du XIX e siècle, qui lui sert de référence 31 : ce qui n’est pas sans intérêt, dans la mesure où le choix d’un modèle littéraire dont la cible traditionnelle est plutôt masculine lui permet d’éviter une des tendances lourdes de notre corpus, à savoir cette omniprésence des fanfreluches et des historiettes sentimentales qu’on croit souvent devoir réserver au lectorat féminin. De plus, en s’inscrivant délibérément, et explicitement, dans l’héritage d'un XVII e siècle déjà passé par le prisme de la fiction, Florence Thinard peut se permettre de prendre ses propres libertés avec la vraisemblance historique, ce qu’elle fait allègrement en gratifiant ses jeunes héroïnes d’une liberté de mouvement et d’action presque totales. Ainsi, deux de nos trois autrices ont choisi le XVII e siècle pour les possibles romanesques qu’il présente, même si c’est à des titres bien différents. La troisième, Odile Weulersse, est, quant à elle, rompue à l’écriture des romans historiques 32 . Interrogée sur sa façon d’appréhender le « matériau » historique en vue de l’écriture de L’Or blanc de Louis XIV 33 , elle a formulé un des enjeux fondamentaux de ce type de littérature, a fortiori lorsqu’il s’adresse au jeune lectorat : rappelant que la vie d’un enfant des 30 Mon ami Louis, Flammarion, 2002. 31 Du reste, Florence Thinard a évoqué avec drôlerie l’importance qu’a tenue la série des Pardaillan dans son enfance, voire dans sa formation d’écrivain. 32 Son roman le plus connu, Les Pilleurs de sarcophage (Hachette), est constamment réédité depuis sa parution en 1984, et n’a jamais cessé d’être lu en classe de 6 e ou de 5 e . 33 Pocket jeunesse, 2010. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 317 années 1660 n’avait absolument rien de commun avec celle d’un enfant du début du XXI e siècle, elle s’est dite soucieuse de montrer clairement cette altérité radicale… quitte peut-être, pourrions-nous ajouter, à mettre en péril cette identification du jeune lecteur au héros de roman, tant commentée par les prescripteurs de la littérature pour la jeunesse. C’est, très logiquement, sans la moindre difficulté qu’elle résiste aux fastes d’un Versailles de roman, leur préférant, à Paris, les échoppes des marchands et les repères des gueux, et, dans les confins du royaume de France, les salines charentaises. Dans le paysage éditorial de notre corpus, on peut circonscrire enfin quelques romans radicalement opposés aux romans « versaillais » par un choix apparemment paradoxal : faire référence au XVII e siècle tout en refusant le roman historique. Ici, on citera Hélène Merlin-Kajman et Marie- Hélène Routisseau, venues elles-mêmes exposer le projet esthétique et intellectuel qui a sous-tendu La Désobéissance de Pyrame et Oublie-nous 34 . La première, relayant les propos d’Odile Weulersse, a insisté sur ce qu’elle considère comme un écueil de la littérature de jeunesse contemporaine : évacuer l’autre, le différent, parler uniquement aux adolescents de ce qu’ils connaissent et de ce qu’ils vivent, dans un effet-miroir stérile. Ce travers est, dit-elle, d’autant plus absurde lorsqu’on place une intrigue dans le passé. La Désobéissance de Pyrame résulte d’une tentative pour trouver un juste rapport entre la proximité et la distance : le héros, prénommé Savinien, comme Cyrano de Bergerac, est un voyageur du temps et de l’espace, dont les références sont celles d’un jeune homme du XVII e siècle français égaré au XXI e siècle. Quant à Marie-Hélène Routisseau, elle manifeste la même volonté de se dégager d’une identification appauvrissante de soi à l’autre par un jeu métatextuel dans lequel c’est la littérature même qui devient le signe de la dette que l’on doit aux générations passées : l’intrigue prend bien place au XVII e siècle, mais dans un XVII e siècle qui ne vaut que par les évocations littéraires que ce choix suscite. Deux façons, donc, de mettre le XVII e siècle et l’imaginaire qu’il véhicule au service d’un discours qui s’adresse au jeune public contemporain, tout en maintenant une juste distance. Ce rapide tour d’horizon, destiné à donner une vision d’ensemble des textes qui ont alimenté les discussions du colloque, est loin d’être exhaustif. Deux catégories de romans doivent notamment y être ajoutées. D’abord, ceux qui, comme Florence Thinard avec le roman de cape et d’épée, réinvestissent un genre traditionnellement prisé par les adolescents : en l’occurrence, le roman de piraterie, qui profite depuis quelques années d’un regain de faveur auprès du jeune public, grâce à la série cinématographique des 34 Les deux romans sont parus chez Belin dans la collection « Charivari », en 2009. Edwige Keller-Rahbé et Marie Pérouse-Battello 318 Pirates des Caraïbes 35 . Sans s’attarder sur l’influence réciproque évidente qu’entretiennent l’industrie du cinéma et celle du livre pour la jeunesse, Matthieu Freyheit, partant lui aussi du postulat que le Versailles du règne personnel de Louis XIV concentre chez le lecteur la plupart des représentations du siècle, a montré que les récits de piraterie, littérature des confins dont les héros représentent un envers du pouvoir, participent de l’élaboration symbolique d’un autre XVII e siècle, celui de la marge. Enfin, et dans un tout autre ordre d’idées, il convient de faire une place à part à un sous-ensemble particulièrement prisé par les prescripteurs, et au premier chef par ceux qui représentent l’institution scolaire. Plusieurs romans, nous l’avons dit, sont en effet centrés sur la vie et l’œuvre de Molière. Dans la mesure où ils rencontrent directement les attentes du programme de la classe de 5 e , ils disposent d’une niche éditoriale sûre et sont de ce fait moins assujettis que les autres ouvrages du corpus aux contraintes éditoriales qui pèsent sur l’écriture de la littérature pour la jeunesse, et que Bertrand Ferrier a décrites avec précision à l’occasion de sa communication. Pourtant, sans nier le profit pédagogique qui peut être retiré de la lecture de tels romans, qui ont le grand mérite d’inciter les élèves à lire les pièces de Molière en les leur rendant plus familières, Laurent Thirouin a dégagé certains des partis pris idéologiques, voire des contresens qui structurent la représentation qu’ils donnent du dramaturge. Ce qui nous ramène, pour conclure, à l’enjeu premier des journées de Lyon : à quoi sert, au juste, le XVII e siècle dans le « roman jeunesse » ? Est-il une invitation faite au jeune lecteur à s’extraire de son hic et nunc pour aller à la rencontre d’une altérité sinon radicale, du moins très réelle ? N’est-il, au contraire, qu’un artifice commode propre à susciter, chez des lecteurs qui sont avant tout des lectrices, des rêveries exotiques, mais point trop dépaysantes toutefois ? Faut-il déplorer que beaucoup d’auteurs conçoivent leurs personnages comme des adolescents tout droit sortis du XXI e siècle, qui n’ont de classique qu’un nom à particule, un pourpoint de velours ou une coiffure à la Fontanges, ainsi que l’intervention de Jocelyn Royé, consacrée aux illustrations de couverture de ces romans, pouvait le suggérer ? Cette relative réduction de l’autre au même est-elle le prix à payer au processus d’identification du jeune lecteur, souvent conçu, répétons-le, comme une condition sine qua non par maints prescripteurs ? De nombreux intervenants du colloque ont décrit cette caractéristique très présente dans les œuvres du corpus, qui s’accompagne souvent d’une grande simplification des spécificités culturelles de la période historique concernée : ainsi, Yves Krumenacker, commentant les romans qui abordent la question du pro- 35 Quatre épisodes (2003-2011) réalisés par Gore Verbinski et Rob Marshall, et produits par Jerry Bruckheimer et les studios Walt Disney Pictures. Représentations du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse 319 testantisme, a insisté sur la quasi absence de ses spécificités doctrinales les plus simples, mais aussi sur l’invraisemblance de personnages qui finissent le plus souvent par relativiser les différences confessionnelles entre protestants et catholiques, au profit d’un message de tolérance universelle certes moralement satisfaisant, mais fort dommageable à la culture historique et religieuse des lecteurs. Tout en faisant nôtres ces analyses, nous estimons qu’il convient de les accompagner de plusieurs remarques : d’abord, les nombreux spécialistes du XVII e siècle réunis à Lyon les 12 et 13 mai ne sauraient déplorer l’engouement que manifeste l’industrie éditoriale pour la jeunesse à l’égard du moment de l’histoire à laquelle eux-mêmes ont choisi de se consacrer, dûtelle favoriser une production littéraire très variable en qualité. On reconnaît généralement à ce type de littérature une fonction de « passerelle » vers le patrimoine littéraire et culturel national, et l’on peut s’accorder à penser que cette fonction se trouve correctement assumée par des romans capables de faire entrer les figures de Molière, de Racine, de La Fontaine, ou encore de Charles Lebrun, d’André Lenôtre ou de Mme de Maintenon dans l’imaginaire des jeunes lecteurs. D’ailleurs, dans le même ordre d’idées, Anna Arzoumanov a bien décrit comment Anne-Marie Desplat-Duc parvient, dans ces Colombes si discutées, à faire une place, par une série de procédés tant syntaxiques que lexicaux, à la langue classique jugée si difficile par nos collégiens : pour le coup, il n’est pas inutile de réduire, autant que faire se peut, le sentiment d’étrangeté absolue qui leur rend souvent presque impossible la lecture d’une page de théâtre classique. Précisons, enfin, qu’il n’est nullement question de nier aux auteurs pour la jeunesse le droit de projeter dans une œuvre leur perception singulière du XVII e siècle, fût-elle fantasmée, anachronique, ou encore mêlée de références empruntées à d’autres périodes de l’histoire (comme l’est par exemple, dans le domaine de la bande dessinée, lui aussi très prisé des adolescents, l’univers bigarré de la série De Cape et de Crocs, objet de l’attention de Claudine Nédelec dans ce recueil). De fait, c’est précisément à la possibilité d’y déceler un véritable « univers d’écrivain », non réductible à une somme de clichés simplificateurs, que l’on reconnaît un roman historique réussi, qu’il s’adresse ou pas à de jeunes lecteurs. Dès lors qu’un ouvrage est porteur d’une vision propre à faire de lui autre chose qu’une production en série, on peut laisser aux divers médiateurs qui accompagnent la lecture des plus jeunes la tâche de leur indiquer, si nécessaire, le départ entre l’Histoire et la fiction. PFSCL XXXIX, 77 (2012) Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique dans deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc A NNA A RZOUMANOV (U NIVERSITE P ARIS IV-S ORBONNE ) À la manière d’un pays exotique, le XVII e siècle confronte le lecteur à un ailleurs, à un monde en décalage avec le sien. Il n’y a qu’à lire les propos d’Anne-Marie Desplat-Duc pour s’en convaincre : Les romans historiques sont de merveilleuses machines à remonter le temps… On choisit l’époque dans laquelle on a envie de se promener, on ouvre le livre et hop, nous voilà partis ! 1 L’auteur insiste ici sur l’instantanéité d’un voyage, qui, à la manière d’une « téléportation », s’opèrerait dès l’ouverture du livre. Aux seuils du texte est dévolu le rôle de promettre un tel dépaysement spatio-temporel et d’en favoriser les conditions 2 . Toutefois, celui-ci ne devient effectif qu’au moment de la lecture proprement dite. Pour qu’il s’opère avec succès, la langue peut en être un des vecteurs essentiels, car elle est une des marques les plus immédiatement évidentes d’une « couleur locale ». Ce n’est donc pas un hasard si les auteurs de ce genre ont tendance à privilégier le récit à la première personne qui favorise l’identification des jeunes lecteurs et implique de recourir à une langue historiquement marquée. Pour témoigner de son appartenance à une période révolue, le narrateur-personnage doit s’exprimer dans une langue qui apparaisse en décalage avec celle parlée par le destinataire et qui puisse être reçue comme un parler XVII e , quelle qu’en soit la réalité historique. Le problème, d’autant plus fort pour les romans destinés à la jeunesse, est que ce dépaysement linguistique ne va pas sans risques, car une certaine lisibilité doit être main- 1 Interview d’Anne-Marie Desplat-Duc publiée sur le site Les Colombes du Roi-Soleil http: / / www.histoiredenlire.com/ interviews/ interview-anne-marie-desplatduc.php. 2 Sur ce point, voir l’article de Jocelyn Royé dans ce même numéro. Anna Arzoumanov 32 tenue pour ne pas décourager d’emblée les jeunes lecteurs. Il faut donc inventer une langue qui réponde à cette double exigence de lisibilité et d’étrangeté. L’attention portée à l’imitation d’un langage XVII e siècle n’est pas toujours la même chez les auteurs du genre. Certains d’entre eux reconnaissent recourir à une même langue, que le roman soit ancré au XVII e ou au XIX e siècle 3 . Le procédé le plus utilisé pour faire archaïque consiste alors à adopter un niveau de langue soutenu, perçu comme suffisamment dépaysant pour être accepté comme la marque d’un état de langue ancien. Néanmoins, dans ce tableau général, les romans d’Anne-Marie Desplat-Duc nous ont paru constituer une exception, parmi d’autres, pour l’intérêt apporté à la langue, qui selon l’auteur contribuerait largement au succès de sa série, parce qu’il serait « un bon moyen pour que le lecteur se sente transporté à cette époque » 4 . Le site internet dédié aux Colombes du Roi-Soleil illustre bien cette importance donnée au parler XVII e siècle, comme élément à part entière de l’univers si différent des Colombes : une rubrique y est spécialement réservée au « langage des Colombes » qui en répertorie un certain nombre de tours caractéristiques. La présentation qui est faite du « langage de cette époque » insiste d’ailleurs sur l’écart qui le sépare de la langue de la jeune lectrice du XXI e siècle : Au XVII e siècle, on ne parlait pas comme on parle de nos jours. Certains mots employés alors n’existent plus et actuellement on emploie des mots que l’on ne connaissait pas à l’époque de Louis XIV. 5 C’est bien ici le dépaysement linguistique qu’entraîne le parler des Colombes qui est mis en relief. On voit cependant poindre ici l’idée qu’il existerait un langage de « l’époque de Louis XIV », cohérent et stabilisé, dans lequel les Colombes s’exprimeraient. Ce langage XVII e siècle ne constitue pourtant bien évidemment qu’une fiction linguistique 6 , qu’une représentation nécessairement partielle et fantasmée, construite à partir des sources d’un auteur qui a largement tendance à privilégier la littérature féminine aristocratique (les Lettres de Mme de Sévigné, des Mémoires féminins). De plus, l’auteur sélectionne elle-même les tours lui paraissant les plus caractéristiques de ce parler XVII e siècle qu’elle cherche à imiter : 3 C’est le cas par exemple d’Anne-Sophie Silvestre. 4 Interview d’Anne-Marie Desplat-Duc citée ci-dessus. 5 http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ Le-langage-des-Colombes.html. 6 Sur ce point, voir Delphine Denis, « Ce que parler ‘prétieux’ veut dire : les enseignements d’une fiction linguistique au XVII e siècle », L’Information grammaticale, n° 78, juin 1998, p. 53-58, « Pratiques du pastiche au XVII e siècle : écrire comme un autre », Papers on French Seventeenth Century Literature, à paraître. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 32 Lorsque je trouve une tournure spéciale, un mot ancien disparu, je le note dans un cahier pour le réutiliser (laver la cornette, tomber en pâmoison, dans son particulier). 7 Dans son travail préparatoire de documentation, l’auteur note donc avec soin des « tournures spéciales », des « mots anciens disparus » afin de pouvoir les importer ensuite dans ses propres romans. Anne-Marie Desplat-Duc pratique donc une écriture que l’on peut qualifier de volontairement archaïsante. Pour examiner la forme que peut prendre cette réappropriation d’un langage suranné, nous observerons deux de ses romans, qui n’ont pas rencontré un succès égal et ne mènent pas de la même manière cette expérimentation langagière. Le premier est le tome V d’une série, Les Colombes du Roi-Soleil 8 , dont la faveur auprès des jeunes lectrices ne se dément pas (la série réunit déjà dix volumes, dont le dernier a été premier des ventes jeunesse lors de sa sortie). Il suffit d’en lire un extrait pour voir combien cette langue combine lisibilité et marquage archaïque : Cependant, sa compagnie n’était point joyeuse, car elle était amoureuse de Simon et elle hésitait entre fuir avec lui, ce que son éducation réprouvait, et attendre d’avoir vingt ans pour pouvoir l’épouser, ce qui lui coûtait beaucoup. 9 Pour toute jeune lectrice du XXI e siècle, cette langue peut être reçue comme une langue surannée, car fortement éloignée de la sienne : un certain nombre de termes ne font vraisemblablement pas partie de son vocabulaire courant (cependant, compagnie, ne… point, joyeuse, réprouvait, épouser). Cependant, cette séquence reste parfaitement compréhensible et ne présente aucune difficulté linguistique particulière. Il n’en va pas toujours de même pour le second roman du corpus, intitulé L’Enfance du Soleil. Dans ce romanmémoires qui, pour l’instant, peine à trouver son public, Louis XIV en personne nous raconte son enfance, dans une langue dont le caractère archaïque est souvent plus appuyé et qui se trouve de fait moins immédiatement lisible que celle des Colombes. En témoigne ce passage extrait de la description du cérémonial du repas : Bientôt l’huissier qui avait crié voilà une demi-heure dans la salle des gardes : Messieurs, au couvert du roi ! entra, suivi du maître d’hôtel avec son bâton ainsi que des personnes portant les plats couverts au sortir des cuisines. Deux gardes du corps fermaient la marche. 7 Interrogée sur ses sources, l’auteur nous a cité ces références. 8 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil, Paris, Flammarion, 2005- 2011, 10 volumes. 9 Anne-Marie Desplat-Duc, Le Rêve d’Isabeau, Les Colombes du Roi-Soleil, tome V, Paris, Flammarion [2007], 2011, p. 8 [désormais Colombes V, 8]. Anna Arzoumanov 3 Philippe et moi, nous nous amusâmes beaucoup de ce cérémonial. Les plats furent posés sur la desserte du prêt. Le maître d’hôtel plongea alors une mouillette dans chacun et la fit goûter à celui des valets qui le portait. Il y eut d’abord quatre petits potages, huit petites entrées, deux grands et deux petits plats de rôt, deux grands, deux moyens et deux petits entremets. 10 Un plus grand nombre de mots arrêtent ici le lecteur et constituent un obstacle à sa bonne compréhension du passage : huissier, salle des gardes, au couvert, prêt, rôt, etc. Les deux romans ne présentent certes pas le même niveau de difficulté, mais ont la caractéristique commune de mettre en œuvre une écriture archaïsante, hétérogène parce qu’elle mêle des tours empruntés à divers états de langue. Dans une langue moderne, apparaissent des éléments empruntés à un état de langue ancien, glanés au cours des lectures de l’auteur. Pourtant, pour qu’une écriture soit considérée comme archaïque, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit truffée d’expressions surannées. Il suffit qu’elle provoque un effet d’archaïsme 11 , qui peut être suscité par le seul fait qu’elle apparaisse en décalage avec la langue du lecteur. Or, entre un public de littérature pour la jeunesse et un public d’universitaires, mais aussi entre celui de L’Enfance du Soleil et celui, plus jeune, des Colombes, les compétences linguistiques ne sont pas les mêmes et les signes de reconnaissance d’un langage XVII e siècle peuvent considérablement changer en fonction du récepteur, car ils sont tributaires de l’« aspect variable de [leur] sentiment lexical » 12 . Une telle définition de l’archaïsme comme catégorie relevant pour une bonne part de la réception 13 rend illusoire toute entreprise de repérage exhaustif et objectif. Néanmoins, certains faits caractéristiques de l’écriture archaïsante d’Anne-Marie Desplat-Duc peuvent être isolés. 10 Anne-Marie Desplat-Duc, L’Enfance du Soleil, Paris, Flammarion, 2007, p. 66 [désormais Enfance, 66]. 11 Pour cette définition de l’archaïsme comme effet, voir notamment Stylistique de l’Archaïsme, Colloque de Cerisy ss la direction de Laure Himy-Piéri et Stéphane Macé, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010. 12 Paul Zumthor, « Introduction aux problèmes de l’archaïsme », Cahiers de l’association internationale des études françaises, 1967, vol. 19, p. 11-26. http: / / www.persee.fr/ web/ revues/ home/ prescript/ article/ caief_0571- 5865_1967_num_19_1_2328. 13 Pour une mise au point sur cette définition de l’archaïsme comme effet, voir notamment Stylistique de l’Archaïsme, op. cit. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 3 Archaïsmes civilisationnels Pour créer l’illusion d’un parler XVII e siècle, le procédé le plus nettement perceptible est lié à la présence de ce que l’on pourrait appeler des archaïsmes civilisationnels, autrement dit des termes renvoyant à d’anciennes normes ou coutumes qui ont disparu en même temps que le référent qu’ils désignent. Ce ne sont donc pas des archaïsmes linguistiques à proprement parler, dans la mesure où il n’y a pas concurrence entre deux états de langue, ancien et moderne. Ils ne présentent pas tous le même degré de difficulté pour le lecteur. Mis à part dans quelques contextes exceptionnels, le terme de princesse ne renvoie ainsi plus à aucune réalité en France au XXI e siècle et peut être rangé parmi les archaïsmes civilisationnels : il contribue à faire voyager le lecteur dans le temps, tout en ne faisant aucunement obstacle à la bonne compréhension du texte. Le terme de cache-cache mitoulas constitue lui aussi un archaïsme civilisationnel, dans la mesure où il renvoie à un ancien jeu, mais il ne peut être compris par le jeune lecteur qu’accompagné d’une note - et l’on sait à quel point ce type d’appareillage décourage une grande majorité de lecteurs. Ce terme introduit donc dans la langue une hétérogénéité plus grande qui entrave fortement la lecture. C’est ce qui explique que les termes appartenant à cette catégorie soient beaucoup moins fréquents que les premiers, mais aussi moins variés et rentabilisés à souhait : le jeu du cache-cache mitoulas revient ainsi à plusieurs reprises dans Les Colombes et dans L’Enfance du Soleil, si bien qu’il finit par devenir familier au lecteur. Dans L’Enfance du Soleil, ces archaïsmes civilisationnels sont cependant beaucoup plus fréquents, car de longs passages sont consacrés à des descriptions de la chasse 14 , de la guerre 15 , de la vie domestique 16 . Cette récurrence de mots renvoyant à des réalités inconnues du lecteur crée un effet d’étrangeté qui dépayse certes, mais rend le texte plus ardu. Quel que soit leur degré de difficulté, les archaïsmes civilisationnels produisent l’effet d’une langue archaïsante, parce qu’ils ont tendance à contaminer leur voisinage textuel et à lui donner une coloration surannée, à la manière de ce que Georges Molinié appelle des « connotateurs d’atmos- 14 On peut relever par exemple faisanderies, grand veneur, sonneur, curée. 15 Parmi les nombreux termes appartenant au vocabulaire militaire qui reviennent de façon récurrente, on peut relever les chevau-légers, le portefaix, l’enseigne, la pertuisane, les bouëtes, le mousquet. 16 C’est dans ce domaine que l’on retrouve le plus d’archaïsmes civilisationnels : chaufferette de braises, électuaire, grenache, emmailloter, médianoche, corps de jupe, moucheurs de chandelles, chaise d’affaire, chaise percée, etc. Anna Arzoumanov 3 phère » 17 . Accompagnés, comme on va le voir, d’un niveau de langue soutenu, ils évoquent efficacement, pour le jeune lecteur, la société d’Ancien Régime. Parler XVII e et langue soutenue Dans la plupart des romans de littérature pour la jeunesse s’opère une assimilation très puissante entre français classique et niveau de langue soutenu. Accompagné de quelques efficaces archaïsmes civilisationnels jouant le rôle de connotateurs d’atmosphère, ce niveau de langue peut largement suffire à connoter un état de langue ancien. Le terme épouser, par exemple, n’est pas nécessairement assimilable à lui seul à une manière de parler surannée, mais lorsqu’il s’accompagne d’un terme comme princesse, il peut connoter un parler XVII e siècle. Le sentiment d’archaïsme est ici d’autant plus fort chez le jeune lecteur qu’il n’a pas les mêmes usages linguistiques que ses aînés et que le niveau de langue soutenu lui apparaît à bien des égards comme une langue étrangère. Une des marques les plus reconnaissables de ce niveau de langue est l’emploi récurrent de ses tiroirs temporels caractéristiques : le passé simple et le subjonctif imparfait 18 . Une séquence célèbre du film Entre les murs nous rappelle en effet à quel point ce tiroir temporel connote, a fortiori pour les jeunes lecteurs, un état de langue désormais disparu. Lorsque le professeur fait une leçon à ses élèves sur la conjugaison du subjonctif imparfait, il se voit répliquer « Même ton arrière grand-père, il disait pas ça, c’est dans le Moyen Âge, ça ! ». Dans les deux textes, l’auteur privilégie ce tiroir temporel marqué, et la concordance des temps au subjonctif imparfait est presque toujours respectée 19 (l’on sait pourtant qu’elle était loin d’être systématique au XVII e siècle). Cette fréquence du subjonctif imparfait est également due au nombre très important de phrases complexes qui constituent elles aussi l’une des marques du niveau de langue soutenu. L’auteur choisit également des mots marqués comme littéraires, qui ont sa prédilection par rapport à leurs synonymes non marqués. Ainsi les per- 17 Georges Molinié, « Style tragique ou style racinien ? », La Licorne, n° 50, 2009. http: / / licorne.edel.univ-poitiers.fr/ document.php? id=4387. Voir aussi « Pour une sémiologie de l’archaïsme », dans Stylistique de l’Archaïsme, op. cit., p. 107-120. 18 Sur ce point, voir Gilles Magniont, « Le subjonctif imparfait entre dérision et sacré », ibid., p. 289-311. 19 Elle peut ainsi donner lieu à des subjonctifs imparfaits particulièrement dépaysants pour le lecteur moderne : « Je l’aurais imité avec plaisir, mais l’instant me semblait trop grave pour que je m’adonnasse à ces jeux d’enfants. » (Enfance, 131). Nous soulignons. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 3 sonnages utiliseront presque systématiquement songer, sot, narrer, se farder, ne…point, l’adverbe fort, le déterminant force, etc., plutôt que leurs variantes courantes, penser, idiot, raconter, se maquiller, ne…pas, très, beaucoup de. Pour la plupart, ces mots ne sont pas spécifiquement étiquetés XVII e siècle et ont pu être forgés plus tard, mais ont en commun d’être tous indiqués dans le dictionnaire comme étant peu usités ou littéraires. S’ils sont privilégiés, c’est parce qu’ils sont facilement compréhensibles, tout en connotant un état de langue ancien par le décalage avec la langue du lecteur qu’ils introduisent. Il importe donc de faire naître chez le récepteur un sentiment d’une langue renvoyant à des temps révolus et permettant de faciliter l’illusion référentielle. Une telle équivalence entre langue classique et langue soutenue est largement fondée sur une image d’Épinal transmise par notre culture scolaire, livresque et télévisuelle, à laquelle ces romans n’échappent pas : au Grand Siècle correspond une belle langue, policée et recherchée. Dans la littérature pour la jeunesse contemporaine, le sentiment d’un parler XVII e siècle peut en réalité ne reposer que sur les deux procédés identifiés jusqu’à maintenant, dans la mesure où le jeune lecteur n’est pas forcément apte à juger si cette langue archaïque constitue une imitation satisfaisante du français classique. À l’inverse, Anne-Marie Desplat-Duc a l’ambition affichée d’imiter un parler XVII e siècle et de rendre sensible sa spécificité. C’est pourquoi son écriture est également émaillée de ce que Jean-François Sablayrolles appelle des « paléologismes » 20 . Paléologismes Dans la terminologie de Jean-François Sablayrolles, avoir recours à un paléologisme, c’est préférer à son équivalent moderne un signifiant ancien, définitivement disparu, autrement dit un « mot mort ». Les paléologismes sont en général inconnus des membres d’une communauté linguistique qui n’ont pour eux aucun signifié disponible dans leur mémoire, à moins d’être spécialistes de la période en question. Ils sont dans la même situation que les néologismes, car le lecteur les rencontre pour la première fois. Comme 20 Jean-François Sablayrolles, La Néologie en français contemporain : examen du concept et analyse de productions néologiques récentes, Paris, Champion, coll. « Lexica : mots et dictionnaires », 2000, « Terminologie de la néologie : lacunes, flottements et trop pleins », dans La terminologie linguistique. Problèmes épistémologiques, conceptuels et traductionnels, sous la direction de Franck Neveu, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2006, p. 79-90, « Archaïsme : un concept mal défini et des utilisations littéraires contrastées », dans Stylistique de l’Archaïsme, op. cit., p. 43-65. Anna Arzoumanov 3 ils lui demandent un effort important de construction du sens, leur utilisation trop fréquente risque de nuire tout particulièrement à la lisibilité du texte. C’est ce qui explique qu’Anne-Marie Desplat-Duc en exploite un stock assez réduit et répétitif : on trouve par exemple deux occurrences de méliorer (ancienne forme de améliorer) dans le 5 e tome des Colombes et trois dans L’Enfance du Soleil, trois de l’interjection las (ancienne forme de hélas) dans le premier et douze dans le second. La plupart des paléologismes utilisés par Anne-Marie Desplat-Duc ont une certaine transparence morphologique qui les rend facilement compréhensibles. Dans le cas le plus fréquent, il est en effet possible d’y isoler une base. Dans les adverbes présentement et vitement par exemple, le lecteur reconnaît assez aisément les bases présent et vite. Dans ce premier type, on peut relever également repentance (base repent-), souvenance (base souven-), menterie (base ment-), énamouré (base amour), marinier (base marin-), barbaresque (base barbar-), froidure et froidureux (base froid). Ces paléo-logismes sont donc rentables, dans la mesure où ils s’exhibent comme archaïsmes du fait de leur absence d’existence en français moderne, tout en restant assez facilement compréhensibles. Le deuxième type de paléologismes est également peu coûteux d’un point de vue interprétatif. Les termes relevant de cette catégorie ont une famille dérivationnelle toujours productive en français moderne. Dans verser par exemple (qui a la plupart du temps le sens de renverser dans les deux textes), on reconnaît aisément son dérivé renverser. Appartiennent à cette catégorie des termes comme méliorer (› améliorer), las (› hélas), sieur (› monsieur), mante (› manteau). L’auteur a également recours à d’autres paléologismes, dont le suffixe, flexionnel ou dérivationnel a été refait : courre/ courir, tétins/ tétons, souris/ sourire, souvenance/ souvenir, repentance/ repentir. En ayant recours à ces trois types de paléologismes, l’auteur parie sur les compétences du lecteur en morphologie lexicale, ce qui constitue d’ailleurs un excellent entraînement à la gymnastique intellectuelle que les textes anciens demandent à leurs lecteurs. La compréhension des locutions, très fréquentes, non point, si fait repose sur ce même processus qui consiste à en déduire le sens par le rapprochement avec les éléments qui les composent. D’autres paléologismes enfin sont beaucoup moins transparents pour le jeune lecteur : des termes comme marri, deviser, heures de relevée, trépas, etc., nécessitent une note et la trop fréquente utilisation de ce type de paléologismes peut nuire à l’intelligibilité du texte. Du point de vue des prescripteurs, plus informés de l’histoire de la langue française que les jeunes lecteurs, la présence de ces paléologismes sera sûrement reçue comme la marque la plus efficace d’une langue visant à Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 3 faire XVII e siècle. Pour la plupart, ils correspondent à ces mots glanés au cours des lectures de l’auteur et répertoriés dans la liste proposée au lecteur sur le site des Colombes. Parce qu’ils présentent l’inconvénient de freiner le jeune lecteur, mais l’avantage d’être des marques particulièrement ostentatoires d’une langue archaïque, ces paléologismes sont saupoudrés ici ou là, sans réel esprit de système : Anne-Marie Desplat-Duc confie à ce propos « aimer émailler ses romans de mots ou d’expressions de cette époque » 21 . Enfin, le dernier procédé concernant les archaïsmes lexicaux employés par Anne-Marie Desplat-Duc consiste dans la réactivation du sens ancien de certains mots. Réactivation d’un sens ancien Le coût de ce dernier type d’archaïsmes lexicaux en termes de lisibilité est lourd, dans la mesure où le sens ancien risque de n’être pas activé par un lecteur croyant avoir reconnu un mot familier ne posant aucun problème de compréhension particulier. Ainsi le coquin ne désignera pas nécessairement pour tous un « bandit » 22 , les placards 23 des « affiches », incommoder 24 « rendre malade », les incommodés 25 des « castrats », marquer 26 « exprimer », un transport 27 une « vive émotion », le particulier 28 « l’intimité », les clairvoyants 29 les « voyants », les degrés de l’escalier 30 les « marches », etc. En plus de comporter des risques de mécompréhension, ce type d’archaïsmes a l’inconvénient d’être moins immédiatement perceptible. Tous ces mots, si leur sens ancien n’est pas reconnu, ne connotent pas immédiatement pour un public de littérature de jeunesse le XVII e siècle. L’on comprend dès lors que le stock de ces termes soit très réduit dans les Colombes et peu fourni dans L’Enfance du Soleil. On trouve également dans le parler XVII e des romans d’Anne-Marie Desplat-Duc un certain nombre d’archaïsmes syntaxiques, qui correspondent à certaines tendances du français classique. 21 Interview déjà citée. Nous soulignons. 22 Enfance, 122, 130, 286. 23 Ibid., 149. 24 Ibid., 20, 163, 209, 226. 25 Ibid., 96 ; Colombes, V, 196. 26 Enfance, 50, 97, 128, 150, 179, 189, 302, 317. 27 Ibid., 313. 28 Ibid., 145, 332. 29 Ibid., 13. 30 Ibid., 51. Anna Arzoumanov 33 Archaïsmes syntaxiques Dans les deux romans, certains patrons syntaxiques caractéristiques du français classique sont décelables. Cependant, ces emprunts à un état de langue ne répondent à aucun esprit de système et il serait vain d’essayer d’y trouver une cohérence. Il est ainsi probable que l’auteur importe des tournures préfabriquées, glanées au cours de ses lectures, sans recourir elle-même à une combinatoire lui permettant de forger d’autres phrases à partir des modèles repérés. Parmi ces phénomènes syntaxiques propres au français classique, on peut repérer au premier chef l’utilisation fréquente de locutions verbales à déterminants zéro 31 : avoir souvenance 32 , faire visite 33 , être bien aise de 34 , avoir grand plaisir à 35 , faire grand bruit 36 , avoir nom 37 , donner bénédiction 38 , faire faute 39 , etc. Dans les cas de déterminants zéro, on peut remarquer également l’usage de constructions déjà senties comme archaïques par Vaugelas, bien qu’encore très fréquentes durant tout le XVII e siècle : les constructions attributives en c’est suivi d’un nom abstrait avec déterminant zéro (« C’est pitié que tous ces trésors soient partis en fumée » 40 ou encore « Ce serait grand péché qu’être l’auteur de sa mort » 41 ) et les séquences de l’impersonnel à déterminant zéro (« Il y eut bal » 42 , « Il y eut grand émoi à Fontainebleau » 43 ). Pour ce qui est du système des pronoms, il est à peu près conforme au français moderne. Seuls quelques résidus du système classique sont répartis çà et là. Ainsi, alors que les pronoms démonstratifs ce et cela sont en concurrence au XVII e siècle pour être sujets de la copule être dans les constructions 31 Le déterminant zéro est une marque de la coalescence entre un verbe support et le nom prédicatif. Nathalie Fournier souligne que « le français classique se caractérise par une grande vitalité de ces formes avec une grande variété de verbes supports et de noms prédicatifs » (Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998, p. 155). 32 Enfance, 319. 33 Ibid., 62. 34 Ibid., 15, 256, 294. 35 Ibid., 47. 36 Ibid., 106. 37 Ibid., 286. 38 Ibid., 182. 39 Colombes, V, 251. 40 Enfance, 137. Nous soulignons. 41 Ibid., 202. Nous soulignons. 42 Ibid., 315. Nous soulignons. 43 Ibid., 248. Nous soulignons. Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique 33 attributives, seule une expression conserve la trace de cet ancien état de langue : « Cela est affreux ! » 44 . De l’utilisation encore fréquente du pronom relatif dit de liaison, référant à un énoncé antérieur, ne reste qu’une expression figée récurrente dans L’Enfance : « Après quoi, nous restâmes » 45 . Pour ce qui est du pronom interrogatif que, il ne conserve sa plus grande extension caractéristique du français classique que dans quelques expressions : « Je ne sais plus que faire » 46 , « Que vous semble de cet étranger ? » 47 , « Que vous semble-t-il de cette porte ? » 48 . L’ordre des mots des pronoms compléments est lui aussi dans l’ensemble assez conforme au français moderne et l’on ne peut repérer que quelques phénomènes dits de la « montée du clitique » : « Le roi s’alla mettre au lit » 49 , « Je l’allais voir » 50 , « Je voulus m’aller baigner » 51 , « s’aller coucher » 52 , « il me faut bien servir » 53 , etc. Dans cette dernière occurrence, on remarque d’ailleurs un cas d’ambiguïté référentielle caractéristique du français classique : il me fallait servir est susceptible de deux interprétations (1. Il faut que je serve, 2. Il faut qu’on me serve). Conformément aux tendances relevées dans les usages du XVII e siècle, les tournures impersonnelles sont un peu plus fréquentes qu’en français moderne : il me souvint que 54 , il vous a plu prendre 55 , il m’amusait de 56 , il n’y paraîtra plus 57 ... Hormis quelques autres cas très isolés, ce sont là les principaux phénomènes syntaxiques que l’on peut relever dans les deux romans. La recherche d’une syntaxe archaïque y est donc manifeste, même si elle repose surtout sur la réappropriation de quelques tournures « spéciales », remarquées par l’auteur. 44 Ibid., 317. Nous soulignons. 45 Ibid., 85, 116, 224 et 247. Nous soulignons. 46 Colombes, V, 153, 200. Nous soulignons. 47 Enfance, 326. Nous soulignons. 48 Ibid., 326. Nous soulignons. 49 Ibid., 33. Nous soulignons. 50 Ibid., 37. Nous soulignons. 51 Ibid., 147. Nous soulignons. 52 Ibid., 332. Nous soulignons. 53 Colombes, V, 180. Nous soulignons. 54 Enfance, 139. 55 Ibid., 182. 56 Ibid., 186. 57 Ibid., 275. Anna Arzoumanov 33 Le sentiment d’un parler XVII e siècle repose finalement sur l’utilisation d’un nombre assez restreint de faits de langue. Le procédé le plus utilisé reste le recours à des anachronismes civilisationnels combiné à l’adoption d’un niveau de langue soutenu. Il y a là un imaginaire de la langue empreint de nostalgie qui renvoie à l’idée de sa décadence progressive, le XVII e siècle figurant un âge d’or, où le bien parler aurait régné en maître. Cette fiction linguistique d’une langue distinguée a tout pour plaire au public privilégié des Colombes, à savoir de toutes jeunes filles aimant singer le comportement aristocratique des princesses. En revanche, dès qu’elle est poussée un peu plus loin et destinée à un autre public 58 , cette expérimentation langagière semble condamner les textes à ne pas connaître le même succès. Le relatif échec de L’Enfance du Soleil, dont la tendance archaïsante est beaucoup plus marquée, le montre de manière exemplaire. La marge de manœuvre en termes d’inventivité langagière paraît donc assez restreinte, si l’on tient compte de l’impératif commercial. Néanmoins, dans Les Colombes, l’archaïsme naît certes majoritairement d’un effet de contagion lié à d’efficaces connotateurs d’atmosphère saupoudrés dans le texte sans véritable cohérence, mais ils ont le mérite d’habituer le lecteur à se confronter à l’altérité linguistique et à l’apprécier. En ce sens, ils ont un intérêt pédagogique certain, car ils rendent le lecteur plus résistant au choc que peut constituer la lecture d’un texte appartenant au corpus classique. En cela, ils constituent indéniablement une bonne porte d’entrée dans la littérature du XVII e siècle. 58 La première de couverture de L’Enfance du Soleil cible en effet un lectorat plus large, comme le révèle l’usage du bleu (par opposition aux diverses nuances de rose pour les Colombes) et l’illustration (le Roi-Soleil). PFSCL XXXIX, 77 (2012) L’héroïsme comique : l’influence des histoires comiques du XVII e siècle sur la littérature de jeunesse contemporaine D OROTHÉE L INTNER (U NIVERSITÉ DE P ARIS III-S ORBONNE N OUVELLE ) Le titre de cette communication a de quoi étonner : comment peut-on rapprocher les récits en prose de Scarron ou de Sorel, pleins de verve satirique contre les milieux littéraires, judiciaires, politiques de leur temps, et les courts romans pour enfants, qui racontent des aventures innocentes de personnages dans un XVII e siècle reconstitué ? Le pari semble d’autant plus risqué que les auteurs d’aujourd’hui n’ont pas forcément connaissance de cette littérature malgré tout assez spécialisée. Cependant, nous voudrions montrer que cet exercice comparatif permettrait d’offrir un aperçu de prolongements peut-être méconnus de ce genre littéraire d’Ancien Régime. Notre étude, à l’angle évidemment restreint, espère en tout cas ouvrir un débat sur la réception de cette dernière : si les histoires comiques partagent avec les livres contemporains pour enfants une certaine représentation du héros et de l’héroïsme, alors la question de leur influence mérite d’être reposée et étendue. Il nous semble en effet que les récits pour la jeunesse empruntent particulièrement, par l’entremise probable des romans de cape et d’épée, une certaine représentation du héros tel qu’il apparaît dans les histoires comiques : toujours gai, toujours valeureux, et en même temps toujours un peu ridicule. Cette image, qui a de quoi sembler banale pour la littérature contemporaine, est peut-être en fait l’une des innovations des histoires comiques, qu’on rencontre déjà chez Rabelais, et qu’on observe aussi dans les récits étrangers comme le Don Quichotte : anticipant la remise en question des valeurs héroïques, ces œuvres empruntent autant à la tradition comique (farcesque et facétieuse) qu’au modèle épique et à la morale qu’il Dorothée Lintner 3 4 véhicule 1 . Dès lors, elles créent un type de héros qui s’inscrit dans la lignée des grandes figures attendues et qui s’en démarque en même temps. Pour ce faire, les auteurs font agir leurs personnages principaux (que Scarron se permet, le premier, d’appeler des « héros », loin du sens antique 2 ) dans des cadres qui reflètent cette ambiguïté : tantôt ce sont les palais des princes, tantôt les cours de bourgeois, et les ruelles pleines de voleurs. De même ces héros accomplissent des prouesses tout aussi contrastées : aux duels à l’épée, assez nobles, s’ajoutent les procès contre les vils chicaneurs, et les parties de jeux qui mettent à l’épreuve l’adresse et la ruse du héros. La comparaison des œuvres permettra de cerner les caractéristiques de cet héroïsme paradoxal tel qu’il est raconté par les auteurs pour la jeunesse, partagés entre le souci de vraisemblance et la contrainte d’une nécessaire idéalisation 3 . Mais avant d’aborder ces rapprochements, il nous faut d’abord interroger, dans un premier temps, la possibilité d’une influence. Traces d’une influence ? Pour qu’il y ait influence au sens propre, il faudrait tout d’abord être sûr que les auteurs contemporains aient bel et bien lu les romans comiques du XVII e siècle. Si pour les auteurs qui sont en même temps des universitaires, cette condition se remplit sans aucun doute, il n’en va pas de même nécessairement pour les autres. Les trois autrices présentes lors du colloque 4 ont ainsi bien rappelé qu’elles s’étaient très peu servies de sources littéraires ou historiques. Néanmoins, Florence Thinard affirme, à la fin de Mesdemoiselles de la vengeance, s’être appuyée quelquefois sur les Historiettes de Talle- 1 Ces réflexions sont le fruit d’un travail de doctorat soutenu en décembre 2011 sous le titre Les Avatars de l’épopée dans la geste rabelaisienne et les histoires comiques du XVII e siècle, sous la direction de M. Michel Magnien, Université Paris III-Sorbonne Nouvelle. 2 Comme le signale le TLF, le « père du Burlesque » est en effet le premier à avoir donné au mot héros le sens de « personnage principal de roman ». La première occurrence est ainsi attestée dans son Roman comique. 3 Pour des raisons différentes toutefois : là où les auteurs contemporains tentent de faire rêver les jeunes lecteurs, les auteurs d’histoires comiques sont influencés par les bienséances mais aussi le goût du public d’alors. Ainsi, écrire les aventures de personnages déclassés, voire foncièrement mauvais constitue assurément une nouveauté : on se souvient, par exemple, que Scarron avait imaginé surprendre ses lecteurs en imaginant qu’un de ses héros finirait pendu en place de Grève. Voir les notes de Jean Serroy dans son édition du Roman comique, Paris, Gallimard, Folio, 1985, p. 339-340. 4 Anne-Sophie Silvestre, Florence Thinard et Odile Weulersse. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 3 mant des Réaux. Cela dit, ne pas signaler ses sources ne signifie pas les méconnaître : on rappellera que les plus fameuses des histoires comiques sont éditées en livre de poche, dans une langue modernisée, ce qui les rend tout à fait accessibles 5 . En outre, d’autres auteurs pour enfants se fondent assurément sur cette littérature comique. Ainsi, dans Molière, Gentilhomme imaginaire 6 , Michel Laporte (qui est aussi l’auteur d’adaptations de l’Énéide, de Don Quichotte, de l’Iliade et de la Chanson de Roland en petits récits pour les adolescents), a imaginé un ensemble de témoignages que des contemporains de Molière auraient livré à son frère. Ces dépositions sont avant tout l’occasion d’une rêverie sur la littérature d’Ancien Régime. Parmi elles, on en retiendra deux particulièrement intéressantes pour notre propos. La première consiste dans la « déposition de Justin de Cyrano, ancien compagnon d’étude de Jean-Baptiste Poquelin au collège des pères jésuites de la rue Saint-Jacques, dit collège de Clermont ». Cette déposition est l’occasion de faire la satire des pédants (qui rappelle celle de Sorel dans Francion), et d’évoquer l’essor du courant burlesque. On ne s’étonnera pas que Michel Laporte mentionne Scarron et cite même quelques dizaines de vers du Virgile Travesti. Dans la déposition en effet, Cyrano les transmet à son frère Justin : La lettre était de mon frère Savinien qui m’annonçait s’être engagé dans la compagnie de Monsieur Carbon de Casteljaloux et qui m’adressait, copiés sur une page à part, certains vers d’un ami à lui - un certain Paul Scarron - propres, écrivait-il, à m’amuser. 7 Mais cette déposition est aussi l’occasion d’évoquer les histoires comiques de Cyrano elles-mêmes. Selon le narrateur, Molière admirait Cyrano : Il avait beaucoup d’admiration pour le talent de Cyrano, et je le suis résolument sur ce terrain. Ces Histoires comiques des Estats et empires de la Lune et Histoire comique des Estats et empires du Soleil comptent parmi les plus belles choses qu’on ait écrites en langue française. 8 Quelques grands auteurs d’histoires comiques sont donc nommément cités dans ce livre, qui rend un hommage précis non seulement à la littérature du Grand Siècle mais aussi à ses successeurs. En effet, la seconde déposition 5 Et leur inscription aux programmes des concours de l’École normale supérieure (le Roman comique en 2012) et de l’agrégation (l’Histoire comique de Francion en 2000) permet aussi de renforcer leur présence sur les stands de librairie. 6 Hachette jeunesse, 2007. 7 Michel Laporte, Molière, Gentilhomme imaginaire, Paris, Hachette jeunesse, 2007, p. 53-54. 8 Ibid., p. 72. Dorothée Lintner 3 évoque, quant à elle, « L’Impromptu de la Pomme de Pin, pièce en un acte et une scène unique de Charles de Batz-Castelmore, chevalier d’Artaignan, sous-lieutenant au régiment des Grands Mousquetaires » 9 . D’Artagnan est donc mis en scène, mais comme auteur dramatique. Michel Laporte joue finalement à la fois sur les détails connus de la biographie de d’Artagnan, qui fut chargé d’emmener Fouquet en prison, et la figure fictive, créée par Dumas, et que le public adolescent connaît beaucoup mieux. On notera aussi la mention de la Pomme de pin, cabaret fameux qui fonctionne comme un élément de la légende de l’Ancien Régime : il est cité par Rabelais 10 , repris dans diverses facéties au XVII e siècle, puis encore mentionné chez Gautier ou Dumas, et même chez Annie Jay, dans Complot à Versailles. Les éléments historiques et les éléments de fiction contribuent donc ensemble à forger une image mythique de l’Ancien Régime. Ces différentes dépositions montrent finalement l’intérêt que peuvent porter les auteurs contemporains à cette prose comique d’un autre temps, et la façon dont ils jouent sur les réceptions successives qu’elle a connues, et notamment celle du XIX e siècle. En effet, le lien le plus sûr qui relie les histoires comiques aux romans contemporains pour la jeunesse « façon XVII e siècle » réside dans la lecture qu’auteurs et critiques du XIX e siècle ont faite de l’Ancien Régime. Ces derniers ont assurément contribué à remettre à l’honneur les longues fictions en prose comiques, depuis Rabelais jusqu’aux burlesques. On se souvient de l’intérêt de Théophile Gautier pour ceux qu’il appelle les « Grotesques » : il tente de définir le courant burlesque, mais admire aussi Rabelais, en qui il voit un « Homère bouffon ». Cette appellation apparaît déjà au XVIII e siècle (chez Dufresny 11 ), mais elle s’impose chez les romantiques, avec Châteaubriand et Hugo, avant que des critiques comme Brunetière et Sainte-Beuve ne la mobilisent à nouveau. En outre, dans le même temps qu’on redécouvre cette littérature narrative jusque-là mise à l’écart, naît la vogue du roman historique et de cette catégorie mal définie qu’est le « roman de cape et d’épée ». Autrement dit, nombre d’auteurs de l’époque étudient la littérature de l’Ancien Régime tout en proposant une nouvelle représentation de cette société qui n’est plus : on pense à Dumas avec ses Trois Mousquetaires, à Gautier avec Le Capitaine Fracasse, à Rostand avec Cyrano de Bergerac, à Féval avec Le Bossu. Il nous semble que cet essor critique et littéraire au XIX e siècle est essentiel car il a probablement déterminé le regard que nombre d’auteurs pour la 9 Ibid., p. 151. 10 Dans l’épisode de l’écolier limousin, Pantagruel, VI. 11 Charles Dufresny, Parallèle burlesque entre Rabelais et Homère [1711], repris dans ses Œuvres, (éd. d’Alençon), Paris, Briasson, 1731. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 33 jeunesse peuvent porter sur le siècle de Louis XIV : en effet, on connaît le succès non seulement éditorial mais aussi cinématographique de ces œuvres. Les images ainsi délivrées ont marqué les esprits, même les plus jeunes, puisque ces romans existent dans des collections adaptées pour les enfants : les « Classiques abrégés » de l’École des Loisirs permettent d’avoir tôt accès au Capitaine Fracasse de Gautier mais aussi à l’œuvre de Rabelais ou au Don Quichotte de Cervantes. Œuvres anciennes comme avatars du XIX e siècle, inscrits dans les programmes, édités à grand tirage, sont donc des textes incontournables pour les auteurs contemporains. Ils donnent, en quelque sorte, le ton. Ainsi, l’influence, si elle n’est pas systématique, ni immédiate, est du moins très probable. Le plus efficace reste donc de comparer les œuvres, pour voir quelle représentation du héros elles proposent, et quels caractères elles lui attribuent. Aspiration héroïque et basses réalités : le brouillage des frontières Tous les romans brossent un tableau de la société du XVII e siècle qui vient assurément brouiller la morale héroïque : il intègre en effet de nouvelles catégories sociales, moyennes et basses, qui sont parties prenantes dans l’action, et qui la font advenir dans des lieux sans grandeur. Dès lors les héros et leurs ennemis se croisent dans les faubourgs des villes, au milieu de brigands, de banquiers, de notaires ni complètement criminels, ni complètement innocents. À la marge des héros : les bourgeois Examinons tout d’abord ceux qui sont de plus en plus incontournables dans ces romans : les bourgeois, qu’ils soient banquiers, usuriers, notaires ou gens de justice. En effet, toutes ces professions, alors en pleine expansion, cherchent à gagner des lettres de noblesse, et renforcer leur crédit. Dès lors, les romans représentent ces prétendants tantôt comme des obstacles, tantôt comme des aides à l’action du personnage principal. Cependant, jamais aucun d’eux ne devient héroïque de quelque façon que ce soit. Ils restent toujours en marge de la grandeur, et des succès. Ainsi, dans Le Collier de rubis d’Annie Pietri, Alix doit se rendre chez le Banquier, M. d’Hémonstoir, pour lui demander de l’aide. Tout est fait pour opposer les deux personnages. Ce seul trajet que doit emprunter Alix pour parvenir chez le banquier en témoigne : Dorothée Lintner 3 Au mépris des coupe-jarrets, Alix se faufila dans les ruelles crasseuses et sombres du vieux quartier pour déboucher enfin sur une avenue où s’alignaient les grands portails des hôtels particuliers. Elle pénétra dans la cour d’un bâtiment à la façade modeste et arrêta son cheval devant le perron. 12 Le banquier est riche et habite un grand hôtel particulier. Néanmoins, il vit dans un quartier de roturiers, aux ruelles crasseuses et pleines de voleurs. Le Roman bourgeois de Furetière, qui se déroule entièrement dans le quartier de la place Maubert à Paris, met aussi en scène de tels contrastes : alors qu’un marquis amoureux d’une bourgeoise appelée Lucrèce s’apprête, comme elle est sur le pas de sa porte à attendre les galants, à la saluer depuis la portière de son carrosse, un valet passant à cheval près d’eux les éclabousse de boue 13 … Ensuite, lorsqu’Alix se retrouve face au banquier, le texte oppose deux types de générosité : - Monsieur, dit Alix après avoir écouté une longue litanie de compliments, je suis ici dans un but précis : vous demander un service. - Avez-vous un quelconque besoin d’argent Mademoiselle ? Alix sourit : - Pas le moins du monde ! « Voilà bien un réflexe de banquier ! » pensa-t-elle. 14 Alors qu’Alix fait preuve de grandeur d’âme, le banquier se limite à lui ouvrir son coffre. Néanmoins, le banquier tente ensuite de l’aider. En effet, celle-ci le charge de récupérer le fameux collier de rubis qui est entre les mains d’une troupe de comédiens. Il fait alors tout son possible pour mener la mission qu’on lui a confiée : Pendant ce temps monsieur d’Hémonstoir, fier de la mission dont Alix l’avait investi, se rendait pour la deuxième fois au village de Chaillot, où la troupe de comédiens donnait toujours son spectacle. À sa première visite, le banquier avait seulement repéré les lieux et assisté à la pantalonnade. […] Mais, aujourd’hui, ce brave monsieur d’Hémonstoir avait décidé de passer à l’action. Après le bruyant final, il se rendit dans les coulisses pour parler à l’individu que Jacques lui avait indiqué. Il commença par le complimenter sur le jeu des comédiens, les répliques à pleurer de 12 Annie Pietri, Le Collier de rubis, Bayard jeunesse, « Estampille », 2003, p. 95. 13 « Voici une malheureuse occasion qui lui fut [au marquis] favorable : un petit valet de maquignon poussait à toute bride un cheval qu’il piquait avec un éperon rouillé, attaché à son soulier gauche ; et comme la rue était étroite et le ruisseau large, il couvrit de boue le carrosse, le marquis et la demoiselle », Le Roman bourgeois, éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF, 2001, p. 102-103. 14 Le Collier de rubis, op. cit., p. 96. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 3 rire et les magnifiques costumes, pour en arriver tout naturellement au collier. 15 Le banquier s’imagine donc en héros : fier de la mission qu’il doit accomplir, il a décidé de passer à l’action, et pense mener la conversation assez « naturellement » pour emporter la mise. Seulement, face au chef des comédiens, il doit renoncer à ses illusions, et perd la bataille : « Monsieur d’Hémonstoir était très mal à l’aise et surtout à bout d’arguments. Il transpirait beaucoup, il s’épongea le front avec un mouchoir. » 16 Ces détails physiques peu glorieux marquent son échec. Ces actions héroïques manquées, où toutes les professions bourgeoises s’essaient pourtant, sont là encore une source de comique majeure dans les romans du XVII e siècle. Simplement, le trait est en général plus satirique et plus acerbe que dans la littérature de jeunesse. Ici, d’Hémonstoir est un peu ridicule, mais fait preuve de toute la bonne volonté du monde. Chez Scarron, Ragotin est un notaire au caractère colérique et orgueilleux, et qui ne subit que des disgrâces, précisément lorsqu’il essaie de se rendre héroïque : il essaie de s’attaquer au géant Baguenodière, il tente de monter à cheval armé d’une épée et d’un fusil, mais à chaque fois il échoue 17 . En revanche, c’est un bon conteur d’histoires héroïques. Il en va de même chez Furetière, qui n’épargne aucun des bourgeois qu’il met en scène, dès qu’ils s’essaient à des comportements héroïques. Le monde des voleurs Mais la littérature de jeunesse rend aussi compte d’une autre catégorie de population à laquelle le héros doit désormais se confronter, ou même, parfois, se mêler : il s’agit des voleurs. Ici, les auteurs contemporains font preuve d’une précision assez sensible dans l’usage des termes : « coupejarrets », « tire-laine », autant d’expressions qui reviennent régulièrement sous leur plume : dans Le Collier de rubis, le cocher de la marquise manque d’écraser un charretier qui bloque la circulation. Il explique qu’il s’agissait en fait d’un voleur masqué : Pardonnez-moi, Madame, fit le cocher, mais c’est une tactique bien connue : boucher le passage à un carrosse pour qu’il s’arrête, de façon que les voleurs en profitent pour l’attaquer. On a coutume de dire que les tire- 15 Ibid., p. 121. 16 Ibid., p. 123. 17 Le Roman comique, deuxième partie, XVII, p. 301 et sqq. Dorothée Lintner 34 laine et les coupe-jarrets de tous poils sont ici toujours plus nombreux qu’ailleurs. 18 De même, dans Complot à Versailles, Malibourg, un comédien et ancien compagnon de Molière, aide le jeune noble Silvère à retrouver ses amis emprisonnés. Il lui conseille d’aller se renseigner à la cour des Miracles, où il a fait ses débuts - pas nécessairement des plus glorieux : C’est là-bas que j’ai débuté. Avec trois comparses, nous avions un numéro très au point. Je jouais les « sabouleux ». Je tombais en syncope et mimais une crise d’épilepsie avec du savon dans la bouche pour baver. Les bourgeois se précipitaient pour m’aider pendant que les trois autres leur faisaient les poches… Main d’or, un des trois, a fini sur la roue, place de Grève, en 1662. Je suis entré chez Molière, et les deux autres, Grand Pierre et Casse Bobine, tiennent aujourd’hui un cabaret où se rassemblent les tirelaine, coupe-bourse, et autres « argotiers ». 19 On retrouve ici aussi les termes de « tire-laine », « coupe-bourse », etc. Mais surtout on constatera que cette ancienne profession de Malibourg, à savoir comédien voleur, si elle ne l’honore pas, du moins ne l’avilit pas non plus. Il se démarque précisément des vrais brigands, dangereux, que doit affronter Silvère. Il lui explique en effet : « Mon jeune seigneur […], ces gens-là sont des mercenaires et pas d’honnêtes truands, comme mes amis, qui volent pour se nourrir. Ils n’ont pas votre sens de l’honneur, pas question de les provoquer en honnête duel » 20 . Cette répartition sociale et morale ressemble tout à fait à celle qu’on retrouve dans Le Capitaine Fracasse, qui semble ellemême inspirée de celle qu’on lit par exemple dans le Francion de Sorel. En effet, dans le roman de Gautier tout d’abord, le héros Sigognac doit affronter Lampourde, un mercenaire à la solde du comte de Vallombreuse, qui se révèle plein de principes moraux, et doté d’une certaine grandeur d’âme. Battu par Sigognac, enthousiasmé par ses talents de bretteur, il s’offre à son service : « Baron, permettez-moi d’être désormais votre admirateur, votre esclave, votre chien. On m’avait payé pour vous tuer. J’ai même reçu des avances que j’ai mangées. C’est égal ! Je volerai pour rendre l’argent » 21 . S’il sait reconnaître chez ses ennemis leur valeur, il juge très sévèrement ses comparses, pour peu qu’ils ne fassent pas preuve d’une certaine gran- 18 Le Collier de rubis, op. cit., p. 68. 19 Annie Jay, Complot à Versailles, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 292-293. 20 Ibid., p. 294. 21 Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, chapitre XIII, Paris, Le Livre de Poche, p. 355. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 34 deur héroïque. Ainsi, lorsqu’à la fin Agostin, un autre brigand, est sur le point d’être roué en place publique, Lampourde l’évalue en ces termes : Il ignore les raffinements de l’art. Au moindre obstacle il joue des couteaux et tue vaguement et sauvagement. Trancher le nœud gordien n’est pas le dénouer, quoiqu’en dise Alexandre. En outre, il n’emploie pas l’épée ; ce qui manque de noblesse. […] Je suis pour la méthode académique. Sans les formes, tout se perd. […] C’est un duel, ce n’est plus un meurtre. Je suis un spadassin, non un assassin. 22 La référence à Alexandre indique assez à quel point Lampourde juge selon la morale héroïque la plus élevée mais surtout la plus traditionnelle. Pour cette raison, il souhaite le respect des « formes ». Mais on remarquera aussi qu’il se place au-dessus même d’Alexandre (il se sent capable de dénouer le nœud gordien, qu’Alexandre n’avait su que trancher). Enfin, comme dans l’exemple de Complot à Versailles, le combat relève, selon lui, d’un rituel spectaculaire, hautement théâtral. Ces mêmes distinctions se retrouvent déjà dans l’Histoire comique de Francion lorsque Perrette, une ancienne prostituée pleine de bon sens, raconte ses aventures au héros éponyme. Elle a ainsi rencontré un certain Marsault, voleur notoire, qui a formé une compagnie de voleurs, les Plumets. Ils détroussent les gens qu’ils bousculent, défient, puis combattent : Il me conta qu’ils étaient dans Paris grande quantité qui vivaient de ce métier-là […] ; que leur exercice était, le jour, de se promener par les rues et y faire des querelles sur un néant, pour tâcher d’attraper quelque manteau parmi la confusion ; que la nuit, ils avaient d’autres moyens, différents, pour exercer leur volerie. 23 Ce sont donc eux aussi, en un sens, des comédiens, puisqu’ils déclenchent de faux combats. En tout cas, ils agissent ainsi pour survivre : « ils […] vivaient de ce métier-là ». Or, le même Marsault raconte que dans sa compagnie se trouvent aussi certains seigneurs. Par pur plaisir, en effet, ils s’amusent à exercer ce brigandage, mais, noblesse oblige, uniquement aux dépens d’autres gentilshommes : Je vous dirai bien plus, et à peine le croirez-vous : il y a des seigneurs des plus qualifiés, que je ne veux pas nommer, qui se plaisent à suivre nos coutumes et nous tiennent fort souvent compagnie la nuit. Ils ne daignent pas s’adresser à toutes sortes de gens comme nous ; ils n’arrêtent que les personnes de qualité, et principalement ceux qui ont mine d’être courageux, afin d’éprouver leur vaillance contre la leur. Néanmoins, ils prennent aussi bien les manteaux et font gloire d’avoir gagné cette proie à la pointe de 22 Ibid., XX, p. 481. 23 Histoire comique de Francion, Paris, Gallimard, coll. Folio, II, p. 103. Dorothée Lintner 34 l’épée. De là vient que l’on les appelle les tire-soies, au lieu que l’on ne nous appelle que tire-laines. 24 Perrette distingue donc la faute de ces seigneurs de celle des tire-laines : Je m’étonnai de la brutalité et de la vileté de l’âme de ces seigneurs indignes du rang qu’ils tenaient à la Cour, lesquels prenaient pourtant leur vice pour une remarquable vertu. Les plumets et les filous ne me semblaient pas si condamnables, vu qu’ils ne tâchaient qu’à sortir de leur nécessité et qu’ils n’étaient pas si sots ni si vains que de faire estime d’une blâmable victoire acquise sur des personnes attaquées au dépourvu. 25 Ainsi, les romans anciens et contemporains donnent à voir un monde où les seigneurs et les brigands se côtoient, et entravent nécessairement la justice. Les ennemis d’Alix, dans Le Collier de rubis, sont aussi de très grands aristocrates, des ducs, qui se protègent avec leurs titres, mais côtoient les forbans. Mais ces romans montrent aussi que les rapports de force ne se déterminent plus seulement à l’épée : de nouvelles professions, bien qu’elles restent méprisées, gagnent en influence. Nous avons cité l’épisode du banquier dans Le collier de rubis, mais on n’oubliera pas que Guerre secrète à Versailles 26 s’ouvre sur une scène entre le père du héros et un usurier. Celuici est venu lui proposer un taux de prêt à 100% qui rime, dit l’aristocrate, avec « donnez-moi votre sang ». Dès lors, dans ce contexte où les anciennes caractéristiques (noblesse de sang, des domaines, métiers d’arme) ne permettent plus de reconnaître les grands hommes, de nouvelles valeurs, de nouvelles prouesses apparaissent, qui déterminent de nouveaux héros. Héroïsme renouvelé Nouveaux héros : l’espoir de transformer la réalité La première transformation concerne le héros. S’il reste encore souvent un bien né, il arrive que cette naissance précisément ne lui soit découverte qu’à la toute fin. L’heureuse révélation qui fait d’Alix une noble de sang royal vaut celle imaginée dans Le Roman comique, où l’on apprend que Mademoiselle de l’Étoile est une jeune aristocrate 27 , comme l’est aussi le valet du 24 Ibid., II, p. 104. 25 Ibid., II, p. 105. 26 Arthur Ténor, Guerre secrète à Versailles, Paris, Gallimard jeunesse, 2003, p. 8. 27 Voir l’histoire que raconte Le Destin, première partie, XIII, p. 103 et sqq. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 34 Destin, Léandre 28 . Néanmoins, identité masquée ou pas, le personnage exercera auparavant des activités, non nobles mais malgré tout remarquables, car elles permettent d’une façon ou d’une autre de modifier la réalité. On peut penser notamment à la comédie et à l’alchimie. Nous avons déjà évoqué le rôle que jouent les comédiens dans Le Collier de rubis, mais aussi dans Complot à Versailles, à propos du personnage de Malibourg. On se souviendra que ce dernier, qui volait autrefois par nécessité, se révèle d’un grand secours pour Silvère, mais surtout qu’il a quitté le métier et souhaite désormais « s’installer », et travailler à sa réputation. Le comédien prétend donc à une certaine grandeur. Dans les romans d’époque, il suffit de penser à celui de Scarron, qui raconte l’histoire d’une troupe de comédiens, et à son avatar Le Capitaine Fracasse, pour mesurer le succès de cette nouvelle figure héroïque. Le Destin comme Sigognac sont des héros nobles de sang sinon de cœur, que la fortune contraint à devenir comédiens. Or tous deux assument ce nouveau statut, à la fois parce qu’il témoigne de leur humilité, et parce qu’il ne les empêche nullement de faire preuve de véritable vaillance lorsque l’occasion se présente. En fait, le personnage du comédien permet de décliner toutes les attentes et aussi toute la désillusion que suppose l’idée de héros, et que la réalité bat en brèche. Jouant aux grands, les comédiens savent prendre de grands airs, tenir une conversation éloquente, mais sont aussi capables de débrouillardise en toute circonstance. L’autre personnage très présent dans les romans d’époque, et qu’on retrouve encore dans la littérature de jeunesse, est l’alchimiste. Anne-Marie Desplat-Duc a consacré un roman entier à un tel personnage (Éléonore et l’Alchimiste 29 ), mais on le retrouve par exemple déjà dans la majorité des histoires comiques de l’époque. Le Page disgracié, chez Tristan l’Hermite, rencontre par exemple un alchimiste qui promet de l’initier à son art, mais qui n’accomplira jamais sa promesse : après quelques jours passés à éduquer le héros, il disparaît pour toujours. Le récit est construit de sorte que jamais on ne sache si l’alchimiste était un véritable charlatan : malgré sa fuite, il laisse au page une poudre merveilleuse qui s’avère un remède efficace contre le mal de mer lorsque le héros s’embarque pour l’Angleterre, et, surtout, qui le sauve des différentes tentatives d’empoisonnement dont il est victime. De la même façon, on rappellera que chez Scarron apparaît un magicien charlatan, du nom de Ferdinando Ferdinandi, qui berne Ragotin à la demande de La Rancune. Sorel aussi fait s’initier Francion à la « magie naturelle », si bien qu’au livre IX, il passe, auprès de paysans, pour un 28 Voir deuxième partie, V, p. 215 et sqq. 29 Anne-Marie Desplat-Duc, Éléonore et l’Alchimiste, Paris, Flammarion, 2007. Dorothée Lintner 3 magicien capable de communiquer avec les démons et de guérir les malades. Le personnage de l’alchimiste ou du magicien suscite (plutôt qu’il ne représente) les espoirs de richesse, de savoir, de conquête. Surtout, il est un outil de la narration comique qui joue ainsi avec les attentes du lecteur (jeune ou non), en matière de merveilleux. Il participe donc de ce qu’on pourrait appeler la transcendance comique. Si le héros pratique de nouvelles activités, c’est qu’il est doté de nouvelles qualités qui lui permettent, dans le meilleur des cas une ascension, et, tout au moins, un parcours tout à fait singuliers. Nouvelles qualités : l’espoir d’une ascension par l’esprit Les romans mettent en effet en avant des héros dont les qualités diffèrent de celles qui sont généralement attendues par l’aristocratie : l’héroïsme est fondé sur la bravoure militaire, la force physique, etc. On se souvient d’ailleurs que le combat de nombre d’humanistes dès la Renaissance a été d’inciter ces chefs de guerre généralement analphabètes à se cultiver. Or, tous les romans d’époque, sans exception, mettent l’esprit au-dessus de toutes les autres qualités, à condition qu’il soit bien formé, et qu’il s’accorde à une âme qualifiée de généreuse. En effet, le seul savoir ne rend que pédant, et le personnage d’Hortensius sert de parfait contre-modèle. Mais, un esprit vif et une âme généreuse permettent, en définitive, l’ascension des héros, même auprès des plus grands. Deux scènes méritent, pour finir, d’être comparées : l’une est extraite de Course contre le Roi-Soleil 30 , et l’autre du Page disgracié. Dans le premier texte, Philibert, le fils de Le Brun - donc fils de peintre et parfaitement éduqué à tout, sauf aux valeurs guerrières - fait preuve d’une audace sans borne, lorsque, pour sauver son père de l’humiliation, il vole le carrosse du Roi et se présente spontanément à ce dernier. Il veut le ramener à temps de la chasse pour que le roi assiste, avant le coucher du soleil, à la dernière réalisation de Le Brun, le Bassin d’Apollon, qui doit resplendir en pleine lumière. Philibert brave toutes les bienséances, les étiquettes, et accomplit une action hors norme, surtout quand il prend la parole le premier, avant le Roi : Ce fut moi qui rompis le silence. Encore une entorse à l’étiquette. […] J’étais déjà allé si loin que je ne pouvais plus guère aggraver mon cas. […] J’étais presque certain d’avoir raison et que le Roi le comprendrait. Et, si 30 Anne-Sophie Silvestre, Course contre le Roi-Soleil, Paris, Castor Poche Flammarion, [2005], 2011. L’influence des histoires comiques sur la littérature de jeunesse 3 5 jamais je me trompais, si le calme du Roi ne faisait que précéder la tempête qui me volatiliserait, eh bien, ce que je ressentais à cet instant n’aurait été en fait que le bonheur puissant du chevalier qui trouve une mort digne de lui. J’avais beaucoup profité des thèmes héroïques de la peinture de mon père. 31 La référence et le ton héroïques viennent justifier une action que le Roi luimême reconnaîtra comme juste et bien fondée. Le Roi seul a compris l’importance de la démarche, et, bien sûr, loue le jeune homme pour son audace. Ce soudain face-à-face avec le monarque, qu’a permis un esprit vif, rappelle tout à fait le tête-à-tête que le Page disgracié obtient avec le Roi (figure derrière laquelle on reconnaît généralement Louis XIII), pour la qualité de ses vers. En effet, ayant écrit une ode lors de l’entrée du Roi dans une ville, et que ce dernier a appréciée, le page est admis à venir le voir. La séquence dans son ensemble ménage un happy end tout à fait remarquable, car elle permet le retour en grâce du page auprès de son ancien maître, par l’entremise même du Roi. Ô que cette aventure me fut glorieuse ! Je reçus alors des faveurs que je n’aurais jamais pu espérer, j’eus l’honneur de me jeter aux pieds d’un des plus grands princes de la terre et d’en être fort bien reçu. Ce jeune et glorieux héros que le ciel destinait à de si grandes choses, et qui devait opérer tant de miracles, daigna bien me commander de lui réciter les choses qui m’étaient arrivées depuis qu’on me croyait perdu. 32 De la même façon que la confrontation avec le Roi puis le succès de Le Brun déterminent Philibert à embrasser la carrière de peintre, le page de Tristan voit ici débuter sa carrière de poète. Le Roi en effet récompensera le page en mot et en biens : Le jeune monarque rassura mon esprit craintif avec des paroles dignes de sa rare bonté, me promit de me remettre auprès de mon premier maître ou de me recevoir à son service, et donna sur l’heure un commandement pour me faire recevoir un effet de sa libéralité. 33 La vivacité de l’esprit devient donc la qualité essentielle qui permet au héros moderne de gravir l’échelle sociale et d’atteindre le roi lui-même. On aurait pu rendre compte de cette transformation de la représentation de l’héroïsme en s’intéressant aussi aux scènes de combat, ou à l’organisation du récit, qui redouble l’aventure personnelle par un arrière-plan 31 Ibid., p. 112. 32 Page disgracié, deuxième partie, XLVII, p. 245. 33 Ibid., p. 246. Dorothée Lintner 3 historique militaire 34 . On retiendra simplement, dans le cadre de cette étude, cette forte parenté, qui donne à penser que les romans comiques ont bien reformulé la problématique héroïque, ont su l’adapter à la modernisation de la société. Ni les romans comiques de l’époque de Richelieu, ni les romans de cape et d’épée, ni les romans de jeunesse ne donnent à voir une simple « démolition du héros », pour reprendre l’expression de Paul Bénichou. Ils montrent les limites d’une ancienne conception du héros, de valeurs qui sont dépassées par la réalité sociale, tout en imaginant une nouvelle forme de héros, qui essaie de s’accorder à cette réalité, mais qui là encore a conscience de ses limites. Tel est peut-être l’un des legs que les romanciers comiques du XVII e siècle ont pu transmettre, et que les auteurs de littérature pour la jeunesse ont su mobiliser. Un héroïsme qui admet la légèreté, la gaieté, mais aussi le ridicule et l’échec ; un héroïsme qui souhaite redresser les torts, essaie de changer la réalité, mais qui souvent ne sait que rire de lui-même. Bref, un héroïsme qui donne une image rêvée, parce que comique, de la réalité. 34 C’est le cas dans Guerre secrète à Versailles, d’Arthur Ténor : alors que Jean voit ses affaires mal en point, il apprend que la Cour est extrêmement agitée par des rumeurs de guerre. Comme l’explique la note de bas de page, il s’agit de la bataille de Namur, qui a opposé les Anglais et les Français en 1692. On retrouve ce même dédoublement narratif dans Le Roman comique, lorsque Le Destin, racontant son histoire aux comédiennes, évoque les batailles du Pape en Crète ; ou encore dans le Francion, lorsque Cléante, et le groupe d’amis apprennent que des troubles sont apparus. L’on devine alors qu’il s’agit de la campagne que mène Louis XIII contre les villes protestantes au début des années 1620. PFSCL XXXIX, 77 (2012) Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs C LAUDINE N ÉDÉLEC (U NIVERSITÉ D ’A RTOIS ) De Cape et de Crocs 1 est une série particulièrement intéressante à analyser en ce qui concerne la représentation actuelle du XVII e siècle dans cette forme moderne, à la rencontre de la littérature et des arts graphiques, qu’est la bande dessinée 2 . D’une part, dans un univers de référence « globalement » dix-septiémiste, la combinaison anachronique des allusions et des citations conduit à une certaine confusion dans sa représentation, si bien que le XVII e n’est là que parmi d’autres, et au travers de nombreux relais, à l’image du monde « romain » d’Astérix. D’autre part cependant, le jeu constant entre fictions « merveilleuses » et fictions vraisemblables, et surtout celui entre tonalités comiques et tonalités tragiques, me semblent fidèles « dans l’esprit » avec un XVII e siècle que j’appellerai à la fois baroque et burlesque/ grotesque, ou plutôt héroï-comique. Enfin, ce qui n’est pas sans rapport avec la question du public visé, il convient de s’interroger sur les valeurs que cette bande dessinée, qui fait la part belle au voyage imaginaire et à l’utopie, contribue à représenter - au-delà de son inscription « historique ». Le XVII e siècle, une référence culturelle parmi d’autres La carte qui orne les pages de garde du Secret du janissaire, le premier tome de la série, malgré une datation imprécise (« La Méditerranée en ce tempslà »), multiplie les indices évoquant les cartes du XVII e siècle : grand cartouche orné de fioritures, noms de villes écrits perpendiculairement aux 1 De Cape et de Crocs, Paris, Delcourt, 1995-, 9 t. (le tome 10 est annoncé pour avril 2012). Je tiens à remercier Christelle Schmit, qui m’a fait découvrir cette œuvre en me la proposant comme sujet de maîtrise (soutenue en 2003, à l’Université de Paris III-Sorbonne nouvelle, sur les quatre premiers tomes). 2 Moderne, mais on en peut trouver quelques traces au XVII e siècle… Claudine Nédélec 3 côtes, petits dessins évoquant les pays ou les mers (bateaux, animaux, hommes en costumes exotiques) et figures mythologiques. Ajoutons-y, pour les plus lettrés, les figures de Don Quichotte et de Sancho Pança, près d’un moulin à vent, au centre de l’Espagne. Cependant, quelques éléments détonnent : on lit « Hipania » et non Espagne, « Gal » et non France - sur laquelle trônent un coq, un lapin, et un mousquetaire à corps de chien… Un peu plus à l’Est, deux autres mousquetaires, à corps de loup et de renard. Ils font bien sûr écho à la couverture, où on les retrouve avec cape, épée et chapeau emplumé, tels que les ont immortalisés non la littérature du XVII e siècle, mais les romans d’Alexandre Dumas et tous les films et séries qui s’en sont inspirés. Quant à leur nature animale, elle évoque tout autant le Roman de Renart que les Fables de La Fontaine. De plus, ces silhouettes se détachent sur un décor très clairement vénitien, au clair de lune plutôt romantique, ouvert en arrièreplan sur l’évocation de lointains voyages maritimes, d’exploration, de commerce, et de course (pirates et barbaresques ne sont pas loin, comme on le verra). Venons-en à la première page : nous sommes bien à Venise ; mais nous pourrions tout aussi bien être à Paris, du côté du Pont-Neuf et de ses tréteaux : car les baladins y jouent Molière (Les Fourberies de Scapin, dont la scène « est à Naples », et non à Venise), et les « romanichels » 3 y miment des fables de La Fontaine (« Le loup et l’agneau », puis « Le renard et la cigogne ») devant ces deux personnages mi-humains mi-animaux qui n’apprécient guère d’être ainsi « mis en fables ». Certes, c’est bien le XVII e siècle qui est l’époque d’ancrage des aventures de Don Lope de Villalobos y Sangrin, le loup, d’Armand Raynal de Maupertuis, le renard, et du « Maître d’armes », Cyrano de Bergerac, dont l’apparition progressive est savamment orchestrée - et de leur repré-sentation à la fois textuelle et figurée. En dehors des personnages, très nombreuses sont les références culturelles propres au Grand Siècle : citations ou parodies (au sens strict de « détournement de texte à transformation minimale » 4 ) d’écrivains canoniques (Molière, La Fontaine, Descartes, Shakespeare, Cervantes, Pascal…), références picturales et architecturales, références aux spectacles (théâtre, mais aussi banquets, ballets de cour, opéras 5 …), évocation du fonctionnement politique de la monarchie absolue, et des conflits internes à la famille royale (la figure du frère comploteur rappelle Gaston d’Orléans)… On peut de plus noter une progression dans la succession des 3 Le terme (d’origine allemande) n’apparaît en français qu’au début du XIX e siècle (chez Vidocq). 4 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 33. 5 Voir Le Mystère de l’île étrange (t. 4, 2000), Jean sans lune (t. 5, 2002), Revers de fortune (t. 9, 2009). Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 volumes : le XVII e siècle référentiel du début renvoie à une culture canonique et partagée par nombre de lecteurs ; ensuite, les références se font plus savantes, exigeant, pour être repérées, une culture plus « rare », notamment en ce qui concerne le « vrai » Cyrano de Bergerac et son œuvre 6 . Cependant, la série se distingue nettement des romans historiques à la Dumas : les références à des faits que l’on peut dater sont très rares, et la trame narrative, qui est celle du voyage imaginaire, entraînant les héros de plus en plus loin du monde « réel », ne repose pas sur des faits historiques ; les auteurs utilisent la légende du masque de fer 7 , mais en dehors de la référence à une époque donnée. Par ailleurs, la fiction et la représentation se composent d’une marqueterie, d’un puzzle très complexe, de références littéraires, artistiques et culturelles à d’autres époques, antérieures ou postérieures, notamment celles liées aux voyages. C’est particulièrement sensible sur la Lune, où les héros débarquent dans Luna incognita 8 : la capitale, Callikinitopolis, est un étrange mélange architectural de bâtiments antiques, médiévaux, renaissants, orientaux (mobiles comme sur la lune de Cyrano)… Mais c’est un procédé constant, à grande ou à petite échelle (et parfois strictement accessible aux seuls initiés), qui envahit presque toutes les cases. Pour prendre ce seul exemple, les figures des pirates héritent de Robert L. Stevenson (L’Île au trésor, 1883, dont l’action est censée se dérouler au XVIII e siècle), mais aussi de Hergé (Le Trésor de Rackham le Rouge, 1944) et probablement de quelques films américains (Peter Pan de Walt Disney, 1953 ; Pirates de Roman Polanski, 1986) - sans compter le croisement avec le Hollandais volant de Wagner (1843), combiné avec les malchanceux pirates d’Astérix. Ainsi, le XVII e siècle n’apparaît pas comme une époque et une culture que l’on s’efforcerait de re-présenter, de reconstituer, quitte à en trahir un peu l’esprit. Il n’est qu’une des composantes, à peine majoritaire (d’autant que l’on est plutôt dans « l’âge moderne » des historiens, de la Renaissance à la fin de l’Ancien Régime, que dans le XVII e siècle au sens chronologique strict), d’une uchronie où se retrouvent mêlés les temps les plus anciens et les temps contemporains, en passant par bien des époques. De même, il n’est qu’une source culturelle parmi d’autres, extrêmement diverses : se rencontrent » les références à la culture lettrée la plus légitimée, et les références à des 6 Voir Chasseurs de chimères (t. 7, 2006). On peut mentionner aussi, dans ce volume, l’insertion d’un savoir rhétorique (noms des figures de style), ou encore l’hippogriffe emprunté à l’Arioste (Le Maître d’armes, t. 8, 2007). 7 Revers de fortune, t. 9. 8 2004, t. 6. en effet des univers visuels et lettrés de toutes époques, à l’échelle sur le même plan au moins européenne, et se trouvent mises « Claudine Nédélec 35 formes nettement moins légitimes 9 , les unes empruntant d’ailleurs allègrement aux autres. Si l’on se place du point de vue didactique, toujours plus ou moins à l’horizon de la littérature de jeunesse, ce brouillage et ce mélange des références culturelles peuvent apparaître comme en partie néfastes à la transmission patrimoniale, notamment en un temps où la structuration chronologique des savoirs culturels tend à s’effacer. L’intérêt, notamment pour un lecteur adulte, consiste dans le jeu de décryptage des références, et dans le plaisir de l’anachronisme et de la discordance ; mais pour un lectorat jeune, cela risque de conforter une certaine confusion - encore que l’on a pu constater, sur les sites dédiés, le plaisir éprouvé par certains de ces jeunes lecteurs à « trouver » la référence. Il est évident qu’il n’y a ici ni « bonne », ni « mauvaise » lecture : repérer les effets intertextuels l’enrichit, mais le lecteur peut se contenter du sentiment de « déjà-vu, déjà-lu », voire ne pas les repérer du tout, ou se tromper, sans que cela gêne sa compréhension. On retrouve là au fond les procédures qui étaient déjà celles de Molière, et de la littérature galante, programmant plusieurs niveaux de lecture possibles. Malgré tout, cette polyphonie intertextuelle fait que le XVII e siècle en tant que réalité historique et culturelle est ici partout, et nulle part… Le XVII e siècle, revu et corrigé Une autre caractéristique de la représentation du XVII e siècle ici engagée est que ces éléments « dix-septiémistes » ne lui sont pas, pour nombre d’entre eux, empruntés directement. En effet, celui-ci a connu (comme d’autres époques, mais peut-être davantage) non seulement une transmission « authentique », ou du moins qui s’est prétendue telle, par l’histoire et l’histoire littéraire officielles, mais également une transmission indirecte, par le biais de nombreux relais, avec semble-t-il comme point de départ toute une littérature du XIX e siècle qui en a offert une sorte de reconstitution à la Viollet-le-Duc, reconstitution elle-même relayée ensuite par le cinéma (et ce dès ses débuts), la bande dessinée, les jeux de rôle (dont les auteurs soulignent l’importance dans la mise au point de leur projet d’écriture). Certes, le XVII e siècle n’est pas le seul objet de cette reconstruction : le prince Jean sans Lune est inspiré de Jean sans Terre, personnage de Walter Scott qui réécrit en 1819, dans Ivanhoé, l’histoire des XII e -XIII e siècles anglais. 9 Il va de soi que j’utilise la notion de « légitimité » avec tous les guillemets qui conviennent. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 35 Le titre de la série est révélateur à cet égard : si le genre du roman de cape et d’épée trouve bien son origine au XVII e siècle, dans la comédie espagnole du temps de Lope de Vega et de Calderón dite comedia de capa y espada, sorte « de drame domestique fortement intrigué et rempli d’imbroglios très compliqués et féconds en événements tragiques », dont les personnages « portaient une cape et une épée qui marquaient leur position et leur rang » 10 , si les romans dits « baroques » de la première moitié du XVII e siècle sont bien des romans d’aventures, avec dangers (de vie et de mort), naufrages 11 et îles mystérieuses, quêtes 12 , conflits entre les bons et les méchants, amours interdites ou empêchées, retrouvailles grâce à d’heureux hasards (mais qui les lit encore ? ), le roman de cape et d’épée ne trouve en France son développement que dans les romans populaires et les romans feuilletons du XIX e siècle. La rivalité pour le trône entre deux frères jumeaux, qui se traduit par l’enfermement à vie de l’un des deux sous un masque de fer, représente aussi une combinaison de sources : la principale se trouve dans Le Vicomte de Bragelonne (1847-1850) d’Alexandre Dumas, qui lui-même avait combiné d’une part la mention historique de l’existence dans quelques prisons françaises d’un « masque de fer », et de l’autre la rumeur de celle d’un frère jumeau de Louis XIV, diffusée notamment par Voltaire. On peut repérer également quelques allusions au Bossu de Paul Féval (1857) dans Le Secret du janissaire (la balafre comme marque du méchant 13 ) et dans la botte « à la une deux trois », héritage de famille que Don Lope apprend à Armand, en échange (on le notera) de la recette du confit de poularde façon Maupertuis (comme pour les mousquetaires de Dumas, la nourriture est ici chose sérieuse 14 ). De nombreux personnages sont ainsi issus de combinaisons entre le XVII e siècle historique et sa recréation au XIX e siècle : celui de « Mademoiselle » 15 tient à la fois du personnage historique de la Grande Mademoiselle, cousine de Louis XIV, et de la Milady (personnage purement fictif) de Dumas. Cette superposition de références peut être plus complexe. Le personnage du savant est une figure composite qui tient à la fois de Copernic, 10 Wikipedia, s. v. roman de cape et d’épée. http: / / www.fr.wikipedia.org/ wiki / Roman_de_cape_et_d’épée [dernier accès 07-11-2011]. 11 Voir le récit, par le savant Bombastus, de celui du « feuriges Seepferdchen » (le fougueux petit cheval des mers), et de ses conséquences, L’Archipel du danger, t. 3, p. 30. 12 Voir celle du raïs Kader, à la recherche de sa fille Yasmina, t. 1. 13 Ibid., p. 44-45. 14 Le Mystère de l’île étrange, t. 4, p. 14. 15 Apparu dans Jean sans lune, t. 5, p. 13. Claudine Nédélec 35 puisqu’il prétend être l’auteur « du très controversé De revolutionibus orbium coelestium libri VII » 16 , et de Cyrano de Bergerac, inventeur de machines improbables ; mais il évoque aussi Léonard de Vinci (comme il apparaît dans les pages de garde de Jean sans lune, t. 5), et, par son nom, Bombastus Johannes Theophrastus Almagestus Werner von Ulm, à la fois Ptolémée (par référence à L’Almageste) et Paracelse (Philippus Theophrastus Aureolus Bombastus von Hohenheim, 1493-1541) ; autrement dit, il relève bien d’une figuration du savant encyclopédiste propre à l’âge classique, mais il hérite également de quelques autres traits plus récents 17 . Le cas le plus caractéristique de cette indistinction entre un XVII e siècle « réel » et un XVII e siècle « littéraire » (fabriqué par la littérature) est bien sûr le choix (qui semble avoir été progressif) de Cyrano de Bergerac comme personnage essentiel. On sait bien que la figure du Cyrano historique, déjà elle-même en partie « fabriquée » par la préface de Le Bret aux États et empires de la lune (1657), puis par Nodier, Gautier, Paul Lacroix 18 , est aujourd’hui définitivement mêlée à la figure post-romantique créée par Edmond Rostand 19 , au demeurant fin connaisseur de la littérature du XVII e siècle. Mais les auteurs ne s’en contentent pas, et « leur » Cyrano est ainsi à la fois l’auteur des États et empires de la lune, le héros d’Edmond Rostand, et une recréation personnelle : on se trouve donc à un troisième niveau d’élaboration. Par exemple, lorsqu’il se trouve, en compagnie du lapin Eusèbe, égaré dans la forêt vierge lunaire, il raconte une histoire manifestement inspirée d’un récit dont la plus ancienne édition connue date de 1704, sous le titre Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-neuf 20 ; mais s’opère une série de déplacements. Au lieu d’être un singe, Fagotin est ici un véritable comédien, que le maître d’armes aurait tué à la suite d’une méprise : il aurait pris son épée de bois pour une arme véritable. Combat stupide, coup d’épée de trop qui aurait poussé Cyrano à s’exiler sur la Lune… Le récit plaisant d’un combat burlesque et grotesque (où le fameux 16 L’Archipel du danger, 1998, t. 3, p. 29. 17 Les ingénieurs et savants de Jules Verne, Pancrace Eusèbe Zéphyrin Brioché, dit le savant Cosinus, de Christophe, le Professeur Tournesol, le « Doc » de la trilogie Retour vers le futur de Robert Zemeckis (1985-1990)… 18 Voir Cyrano de Bergerac dans tous ses états, Laurent Calvié éd., Toulouse, Anacharsis, 2004. 19 Voir l’évocation de sa présentation par ses amis (I, 2) dans la pièce d’Edmond Rostand (Cyrano de Bergerac, 1897) dans Luna incognita, t. 6, p. 36. 20 Cyrano de Bergerac dans tous ses états, op. cit., p. 85-92. Depuis le XIX e siècle, ce texte est habituellement attribué à Dassoucy, et daté de 1655 : cela demanderait révision, il me semble, mais peu importe ici. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 35 nez joue son rôle habituel) devient un récit mélancolique, où le héros s’interroge sur ce que signifie donner la mort 21 . Ce type de déplacement/ travestissement est une constante, pour l’ensemble des références culturelles, qui conduit le lecteur à la fois à « reconnaître » le personnage, ou le décor, ou la situation, ou la « phrase », mais à les reconnaître « sous le masque ». Le fameux « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » des Fourberies de Scapin (1671) devient successivement « Mais que diable allait-il faire dans cette chébèque » (t. 1, p. 8 : Armand vient de faire remarquer que le terme galère est impropre), « Que diable allait-il faire en ce galion ? » (t. 2, p. 41), « Que diable allions-nous faire en cette caverne ? » (t. 4, p. 30 22 ), « Que diable allait-il faire en cette galère ! » (t. 6, p. 46), « Que diable allions-nous faire en cette mission ? » (t. 7, p. 30) ; enfin, dans Le Maître d’armes 23 , il est fait allusion à l’origine de l’expression (Le Pédant joué, 1654, de Cyrano de Bergerac). L’autre XVII e siècle : le jeu baroque des masques, le mélange burlesque des tonalités et des genres Le XVII e siècle représenté n’est pas le XVII e siècle classique, et sa représentation n’est pas « classicisante ». Ce qui ne signifie pas de ce point de vue transformation, voire travestissement, mais reconstitution d’un autre XVII e siècle. Du XVII e siècle baroque, d’abord. Ainsi, l’évocation des spectacles de Cour dans Le Mystère de l’île étrange (t. 4), avec leurs machineries, leur mélange de théâtre et de musique, réinsère Molière, évoqué par la référence au célèbre tableau (1670) représentant les « Farceurs français et italiens » (p. 46), dans le contexte de la création de la comédie-ballet, concurrente de l’opéra naissant, et dans son rôle d’organisateur des fêtes royales, mêlant théâtre, musique et ballets de Cour, c’est-à-dire dans un contexte esthétique de formes artistiques et spectaculaires où l’on reconnaît quelques caractéristiques fondamentales du baroque : le goût de la « merveille », de l’illusion, de l’ostentation, du mélange… Le thème de l’illusion et du jeu de miroirs, de la confusion de l’image et du réel, se retrouve également dans la forte présence de personnages masqués (les sélénites), ou à l’identité mystérieuse (Hermine, Séléné, et le lapin Eusèbe), de personnages doubles (les deux rois jumeaux de la Lune, mais 21 Revers de fortune, t. 9, p. 17. 22 Cette page contient également des réécritures de divers vers du Cid de Corneille, déjà évoqué dans Pavillon noir ! (t. 2, p. 4, p. 43). 23 T. 8, p. 22 et 27. Claudine Nédélec 3 aussi les deux frères lapins, Eusèbe et Fulgence, et la ressemblance entre Séléné et Mademoiselle), et surtout de personnages de comédiens - ce qui induit une interpénétration entre le genre du roman d’aventures et le genre théâtral. En effet, le théâtre occupe ici une place très importante : dès le début de la série, les volumes sont numérotés en actes, les décors de théâtre trouvés dans un vaisseau échoué jouent un rôle très important dans le tome 4, dont l’édition était accompagnée d’un Impromtu […] farce héroïque en un acte (impromptu qui emprunte autant à Corneille qu’à Molière) 24 . La première planche du tome 1 (p. 3) est particulièrement révélatrice : le lecteur croit avoir affaire, dans la Venise d’autrefois, à une sombre embuscade : « Es-tu prêt, spadassin ? - Ma main ne tremblera pas ! » - mais il découvre brusquement que le spadassin est un comédien, qui fait irruption sur scène, au grand effroi d’un valet et de son maître, et qui déclame : « Scapin, fais-moi connaître un peu cet Argante, qui est le père d’Octave » (II, 6 des Fourberies de Scapin). Mais nous comprenons par la suite que ce spectacle a donné des idées au valet (Plaisant) du fils (Andréo) de l’avare et cupide Cénile Spilorcio 25 , pour lui soutirer de l’argent… Pourtant ici la chébèque turque est bel et bien réelle, si l’histoire du rapt est fausse. Ce XVII e siècle baroque est aussi un XVII e siècle burlesque, grotesque et héroï-comique 26 . Burlesque en ce que la langue est extrêmement variée, mêlant de très nombreux lexiques de toutes origines, comme dans cette réplique, à propos des notes de Bombastus : « Elles sont rédigées dans un latin amphigourique émaillé d’idiotismes où foisonnent les termes savants les plus abstrus ! ... ‘Quand le vaisseau cherra, tirez sur la bobinette’ » (laquelle permettra l’alunissage) 27 . On « saute » aussi à l’impromptu de la prose aux vers, car Armand est capable de parler « naturellement » en alexandrins (comme les héros de théâtre) 28 : ainsi le « Je ne vous aime pas et vous êtes laid » d’Armand succède à quatre alexandrins de « dédicace » au « Loup cruel pour l’agneau, chien soumis pour ses maîtres/ Qui ne connaît de loi que la force du reître » qu’est Mendoza 29 . Notons le contraste entre sens et formulation dans cette réplique d’Armand : « Dites donc, Bombastus ! Cela vous navrerait le fondement, de nous prêter main-forte ? » 30 , et cette rime à « vaincu » : « Si je me courbe en révérence,/ C’est pour vous mieux montrer 24 Voir aussi « l’ouverture » de L’Archipel du danger, t. 3, p. 3. 25 Ce qui signifie avare en italien. 26 J’utilise pour ces notions des définitions que j’ai développées dans mon ouvrage et dans plusieurs articles, et dont je ne peux reprendre ici l’examen. 27 Luna incognita, t. 6, p. 11. 28 Voir la « rixme » (duel de vers) dans Chasseurs de chimères, t. 7, p. 4-6. 29 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 43. 30 L’Archipel du danger, t. 3, p. 47. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 mon … » 31 . Souvent, il y a en même temps ce décalage typiquement burlesque entre la « définition » (on pourrait parler de l’ethos rhétorique) de celui qui parle et la forme/ le contenu de son discours. Par exemple, les pirates (dont les « dialogues » sont souvent sur le modèle des chœurs d’opéra 32 ) « chantent » très poétiquement leur sentiment tragique de l’existence, et leurs doutes métaphysiques. Burlesque aussi, au sens traditionnel (réécriture en termes bas de sujets élevés), le traitement de certaines situations : le père d’Andréo ne donne pas une épée à son fils partant pour une périlleuse expédition maritime, mais un bâton pour battre son valet 33 . Étendu aux représentations figurées, cela donne la « métamorphose » du perroquet traditionnellement attaché à la figure de Long John Silver en un « vulgaire » poulet 34 - mais le Captain Boone de la série a bien du mal à accepter cette réalité, lui préférant l’illusion. Au demeurant, cette présence constante de l’animal mêlé aux êtres humains, effaçant souvent les différences, relève de l’esthétique du grotesque, au sens français (qui produit le rire) et/ ou au sens italien (merveilles de l’imaginaire). En effet, ces éléments burlesques et grotesques ne conduisent pas à une tonalité exclusivement comique, dans ce qui ne serait qu’un jeu culturel de réécriture ludique. D’une part, ce n’est pas seulement un jeu, mais aussi une véritable leçon : comme je l’ai dit, les références sont de plus en plus savantes, et « sérieuses », ce qui donne une valeur didactique plus affirmée à la série. D’autre part, il y a bien une dimension héroïque, et même tragique, « crédible », dans ces aventures lointaines. Ainsi, lorsque Don Lope (comme le lecteur) croit relever le cadavre de son ami sur le pont de la galère, il s’écrie : « Maldito ! Tu as tué mon plus que frère ! Prépare-toi à mourir ! », et les marins lui font écho : « Que la bête meure ! » ; même si les auteurs désamorcent ensuite la situation par une petite voix, que Don Lope ne reconnaît pas pour celle d’Armand, ce qui oblige celui-ci à préciser : « Don Lope - Quoi ? - Je ne suis pas mort », le moment d’émotion a passé 35 . Certes, les topoï propres au genre sont toujours détournés, désamorcés, comme dans l’exemple ci-dessus, par une plaisanterie… Ce qui peut induire une lecture telle que celle que programment et Don Quichotte, et Le Berger extravagant de Charles Sorel : le lecteur serait invité à « découvrir » la 31 Jean sans lune, t. 5, p. 26. 32 Pavillon noir ! , t. 2, p. 35 ; Jean sans lune, t. 5, p. 10 ; Chasseurs de chimères, t. 7, p. 40. 33 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 35. 34 Qui ferait bien le prochain repas du renard (L’Archipel du danger, t. 3, p. 15-16), ce qui lui attire cette réplique de Don Lope : « Votre conduite est indigne d’un gentilhomme ! » (p. 16). 35 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 46. Claudine Nédélec 3 6 littérature comme fiction sans implication, en perpétuel mouvement de réécriture de poncifs auxquels il convient de ne pas croire, car il ne faut pas confondre les lois qui régissent les univers fictifs et celles qui régissent la « réalité », non seulement dans le roman, mais aussi au théâtre. Toute la fin du tome 4 joue sur la rencontre de la pseudo-réalité (celle du récit-cadre) et de la fiction (celle de la farce que les héros sont contraints de jouer) : lorsque Andréo embrasse Hermine, il est « sincère » ; mais la jeune gitane lui rappelle qu’il confond réalité et fiction, puisque seuls les rôles qu’ils jouent l’autorisent à ce geste : « Vous prenez votre rôle fort à cœur ! » 36 . Mais De Cape et de Crocs joue en fait à la fois sur la distanciation, et sur l’adhésion. Car il y a un « reste », du côté de l’émotion, et du côté d’un système de valeurs qui échappe et au ridicule, et au travestissement. Ce qui fait de l’ensemble une bonne illustration de ce que le poète Saint-Amant définissait comme l’héroï-comique, à partir de modèles italiens : un mélange d’héroïsme (vrai) et de comique : les héros sont à la fois grands, et donc capables de susciter la crainte et la pitié, voire le sentiment du mystère, et ridicules ; c’est une fiction - qui dit quelque chose de nos réalités. Valeurs chevaleresques, valeurs humanistes Il apparaît que, si l’on veut bien le « prendre au sérieux », le choix et de l’époque (au sens large, de la Renaissance aux Lumières), et des profils des héros rend compte d’un souci humaniste clairement affirmé. Les deux personnages principaux semblent bien fondés sur l’image, à la fois historique et littéraire, des héros chevaleresques, et bien dignes de la formule « de cape et d’épée ». Pas plus que d’Artagnan et les trois mousquetaires, ce ne sont pas pour autant des modèles de vertu : fidèles à leur dame de cœur, certes, et courageux, prêts à défendre les faibles, mais aimant au fond la bagarre, et les belles « débauches » de taverne, et parfois un peu exagérément chatouilleux sur le point d’honneur… S’y ajoute ici, assez subtilement, leur façon de revenir de temps en temps, inconsciemment, à leur nature animale de loup et de renard : « Attention qu’y vous mordent pas ! » avertit leur geôlier 37 , peu après qu’Armand a eu ce cri : « Je me ronge la patte comme tout renard pris au piège qui se respecte ! » 38 . Assez subtilement, puisque cela fait intimement écho à la « leçon » de La Fontaine : chassez le naturel, il revient au galop… et au fond, en son naturel, l’homme 36 Le Mystère de l’île étrange, t. 4, p. 43. 37 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 29. Mais le gros plan sur les mollets dudit geôlier semble prouver qu’il est lui-même assez animal… 38 Ibid., p. 28. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 n’est pas si loin de l’animalité qu’il veut bien le croire. Mais si Don Lope craint les rats, ce qu’il se reproche (« Un héros n’aurait pas eu peur »), le lapin Eusèbe lui réplique : « En ce cas, vous fûtes bien plus qu’héroïque… vous fûtes courageux » 39 . Et si Bombastus partagerait volontiers la déclaration de l’érudit lunaire Battologio d’Analepse : « Le savoir, n’est-ce pas, est un bien précieux. Trop précieux pour ne pas être partagé » 40 , cela ne l’empêche pas de se mettre au service de qui le paie, sans trop de souci d’ordre moral 41 (science sans conscience…). Parallèlement à cette image d’une humanité moyenne, représentée par des héros (humains ou animaux), qui comme le recommandait Scarron ne sont pas « incommodes à force d’être de trop honnêtes gens » 42 , donc de héros « vraisemblables », l’intrigue illustre des valeurs prises au sérieux. Surtout, le discours et le récit ne cessent d’illustrer la sottise et les conséquences néfastes du fanatisme religieux, du racisme et des préjugés fondés sur les apparences physiques, conduisant à l’oppression et au colonialisme, questions qui parcourent, depuis Montaigne, tout l’âge classique. Les relations entre le musulman Kader et le catholique Don Lope sont très longtemps tendues, à cause de cette différence de religion ; mais ils apprennent l’un et l’autre à s’estimer (notamment autour d’une table, où chacun fait apprécier ses recettes 43 ), et à s’aimer, même s’ils ont du mal à en convenir - tout comme le Turc Kader s’étonne que le juif Baltiel Ben Bezalel ne veuille pas d’argent ; à quoi celui-ci réplique : « tu finiras par t’apercevoir que rang, sang, race et dieux n’entrent en rien dans le partage du vice… et de la vertu » 44 . Le maître d’armes donne à tous une ultime leçon de tolérance, bien comprise par Armand, qui déclare : « Autour d’une gamelle assemblons notre troupe, improbable agrégat qu’unit pourtant l’honneur, la bonté, la bravoure… et le rire… et le cœur ! » 45 . Le personnage de Sabado (samedi en espagnol) que Don Lope et Armand rencontrent au début du Mystère de l’île étrange est d’abord vu par les héros comme « l’homme noir des marais maudits » 46 ; mais ils découvrent bientôt qu’il « parle » (et même très bien quoique en prose), et qu’il a été victime de la traite des noirs. Capturé une première fois par des marchands arabes, 39 Chasseurs de chimères, t. 7, p. 43. 40 Ibid., p. 16. 41 Le Maître d’armes, t. 8, p. 26. 42 Paul Scarron, Le Roman comique, Claudine Nédelec éd., Paris, Éd. Garnier, 2010, p. 162. 43 Pavillon noir ! , t. 2, p. 28-29. 44 Le Secret du janissaire, t. 1, p. 16. 45 Le Maître d’armes, t. 8, p. 39. 46 T. 4, p. 4. Claudine Nédélec 3 après avoir été au service d’un érudit « maniant le plus efficace des fouets : le respect » 47 , son désir de liberté le pousse à s’enfuir, mais il ne peut retrouver qu’un village dévasté, et il est capturé par des Français : il s’enfuit à nouveau du bateau qui l’emmenait aux Antilles pour le vendre comme esclave, et trouve enfin refuge sur une île « sauvage » où les habitants l’accueillent : « Et depuis je vis ici, homme parmi les hommes… en cette idéale république que brume et tempête préservent des tyrans » 48 . Alors pourquoi ces habitants pacifiques ont-ils cherché à manger les héros ? « Mes amis, se fiant aux apparences, vous avaient jugés un peu hâtivement » (comme étant des animaux bons à manger) ; à quoi Armand réplique « Ayant nous-mêmes agi de la sorte envers vous, nous ne saurions leur en tenir rigueur » 49 . Quant aux aventures lunaires, elles démontrent que les gens comme Mendoza sont prêts à reproduire sur la Lune les mêmes errements que les conquistadors en Amérique 50 : « Devant une nouvelle race d’indigènes… une seule question s’impose : sommes-nous plus forts qu’eux ? » 51 . S’il s’est mis au service du prince Jean, c’est parce qu’il rêve d’introduire « discorde, complots, sédition, guerre civile… » 52 dans cette utopie quasi anarchiste qu’est la lune du bon prince 53 . Ce prince Jean est une caricature féroce du tyran, avide de pouvoir et de violence autant que de louanges et de célébrations 54 , et finalement manipulé par le belliciste d’un côté (Mendoza) et le financier de l’autre (Spilorcio). Mais la belle utopie lunaire comptait ellemême quelques failles, dont celle de réduire les mimes restés « sauvages » à une caste infâme 55 : les fidèles du bon prince découvrent pourtant qu’ils sont des êtres humains, et des artistes, et que leur alliance peut les sauver… 47 Ibid., p. 7. 48 Ibid., p. 8. Rappelons que le Vendredi de Daniel Defoe (La Vie et les aventures de Robinson Crusoé, 1719) était sauvé par le « Blanc » (civilisé et chrétien) des mœurs sauvages de ses frères de sang. 49 Ibid., p. 9. 50 Une planche de Luna incognita (t. 6, p. 5) les évoque. Mendoza est d’ailleurs le nom d’un vice-roi mexicain, au service duquel on trouve un certain Ruy Lopez de Villalobos - ainsi que celui d’un des méchants dans la série Zorro (renard en espagnol). 51 Luna incognita, t. 6, p. 32-33 ; voir également la négociation aussi mensongère que solennelle avec les Mimes, dans Chasseurs de chimères, t. 7, p. 20. 52 Luna incognita, t. 6, p. 47. 53 Voir Revers de fortune, t. 9 : pas de prêtres, pas d’appareil répressif, pas d’espions… 54 Ce qui le conduit à enrégimenter les artistes (Revers de fortune, t. 9, p. 34), à l’image (caricaturale) d’un certain Colbert… 55 Celle de luthier (en rapport métaphorique avec celle des bouchers), Revers de fortune, t. 9, p. 23. Le XVII e siècle dans De Cape et de Crocs 3 Finalement, la leçon ne serait-elle pas que, qu’il soit du XVII e siècle ou du XXI e , « qu’il soit né de la terre ou du sol sélénite, qu’il soit mime ou disert, un honnête homme habite un pays que ne borne aucun mur mitoyen… de l’immense univers, il est le citoyen ! » 56 . Littérature de jeunesse ? Disons plutôt que si de jeunes lecteurs peuvent à la fois y goûter le mystère de l’aventure et y trouver un aliment à leurs interrogations culturelles et morales, les lecteurs adultes peuvent quant à eux goûter la subtilité de ces mélanges qui donnent du XVII e siècle, de façon fausse et vraie à la fois, une image esthétiquement et idéologiquement complexe. 56 Ibid., p. 46. C’est le Maître d’armes qui parle. PFSCL XXXIX, 77 (2012) Quatre filles et une couronne : le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman contemporain pour la jeunesse B ERTRAND F ERRIER (U NIVERSITÉ DU M AINE ) Devant une assemblée aussi riche en spécialistes de littérature pour la jeunesse et en dix-septièmistes chevronnés, oserai-je rappeler un double fait connu de tous ? Je m’y risque : la littérature pour la jeunesse n’existe pas ; le XVII e siècle, pas davantage. Inconvénient : cela rend leur définition un tantinet difficile. Avantage : partageant la même nature ectoplasmique, il est logique que l’un puisse, sous certaines conditions, révéler l’identité de l’autre. Que la littérature pour la jeunesse n’existe pas, semblera paradoxal à ceux qui s’en tiendraient aux seuls chiffres impressionnants du secteur : presque neuf mille nouveautés par an en France en 2010, deuxième secteur de l’édition en chiffre d’affaires, un livre sur quatre vendus… Néanmoins, ces éléments prouvent l’existence d’une édition pour la jeunesse, pas d’une littérature. Celle-ci peut exister, mais elle reste à définir, à construire, parfois à inventer, souvent à éditer. Tant que cet acte intellectuel, à renouveler, n’est pas accompli, la littérature n’existe pas. Le XVII e siècle non plus. Ou alors, précisons ce que cache cette appellation ! Dans notre corpus, il s’agit d’une époque imprécise, proche de la nôtre mais avec davantage de noblesse - donc de misère - réduite à une représentation rudimentaire fondée sur des stéréotypes-sens. Par ce terme, j’entends la capacité incantatoire de formules choc, dont la seule mention permet de faire l’économie d’un approfondissement scientifique ou d’une exactitude historique. La profération de quelques syntagmes suffit souvent à figurer, donner corps, faire apparaître par magie le XVII e siècle. Au point que ce XVII e siècle a des accointances étonnantes avec les licences télévisuelles, dans la mesure où il apparaît comme une marque profitable (car intégrée au programme scolaire), déclinable (car donnant lieu à des fictions, des documentaires, des docufictions, etc.) et insérable dans la logique Bertrand Ferrier 36 commerciale qui permet le développement de l’édition pour la jeunesse (notamment grâce à un positionnement marketing très sexué). Paradoxalement, cette inexistence des deux termes du sujet - la littérature pour la jeunesse et le XVII e siècle - justifie l’intérêt de ce colloque à double titre. D’une part, le XVII e siècle est omniprésent dans le roman pour la jeunesse, qui est omniprésent en librairie : bien qu’aucun des deux n’existe, ils sont très importants et parfois très liés. D’autre part, si le XVII e siècle et la littérature pour la jeunesse existaient a priori, de manière incontestable, en débattre n’aurait aucun sens, la question étant tranchée par avance. C’est pourquoi, dans cette communication, je vais essayer d’examiner le rapport entre ces deux éléments, en m’appuyant principalement sur le premier tome des Colombes du Roi-Soleil d’Anne-Marie Desplat-Duc 1 , dont les particularités linguistiques ont été exposées par Anna Arzoumanov. L’intérêt récurrent que manifestent les intervenants au colloque pour cet ouvrage atteste sans doute sa représentativité. Les Colombes est l’étalon-or du roman pour la jeunesse sur le XVII e siècle dans les années 2000. De fait, les romans pour la jeunesse regroupent essentiellement deux types d’articles : d’une part, les produits scolaires visant les prescripteurs appointés par l’Éducation nationale ; d’autre part, les produits dits de divertissement, hérités des « définisseurs de tendance » que sont les gros groupes d’édition et les gros agents anglophones. Or, mon objectif est de montrer comment le XVII e siècle peut servir d’appât pour tenter de concilier les deux cibles (prescription et divertissement), répondant ainsi à un défi commercial qui structure le marché éditorial pour jeunes lecteurs. Pour le démontrer, j’examinerai deux aspects constitutifs de la plasticité du XVII e siècle et révélateurs du roman pour la jeunesse contemporain : sa scolarisation, entendue comme l’inscription manifeste du roman dans une logique pédagogique définie, et son éditorialisation, entendue comme l’inscription manifeste du roman dans une logique commerciale précise, les deux suscitant une modernisation - un réinvestissement, une remotivation, une reconstruction : on choisira son mot préféré dans la liste et on rayera les autres - du XVII e siècle, mais certainement pas une trahison ; car, admettons-le, on ne peut trahir ce qui n’existe pas. 1 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Comédiennes de monsieur Racine, Paris, Flammarion, Les Colombes du Roi-Soleil, tome 1, 2005. Par la suite, nous désignerons ce livre sous l’expression Les Colombes. Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 36 I. Scolariser le XVII e siècle Intégrer le XVII e siècle à une logique scolaire dans des fictions pour la jeunesse suppose, en premier lieu, de le faire cadrer avec les exigences des instances légitimantes. Un prestigieux « membre de la commission nationale de choix des ouvrages de référence en littérature », a explicité ces critères 2 . Certes, ces critères ne s’appliquent pas directement aux productions romanesques telles que Les Colombes. Ils n’en donnent pas moins des indications précieuses sur ce qu’il est attendu d’un produit scolaire. Ainsi, fût-ce de biais, ils permettent de mieux cerner la part scolaire du roman dixseptièmiste pour la jeunesse. Pour le vérifier, nous évoquerons ces critères, puis nous verrons s’ils s’appliquent au travail d’Anne-Marie Desplat-Duc. A) Déterminer les critères Six exigences permettent de cerner les critères qui constituent le « bon livre » scolaire. La première consiste à équilibrer, dans une liste, œuvre patrimoniale et création. Syncrétique, le roman sur le XVII e siècle intègre les deux aspects en un. C’est une création contemporaine, mais c’est aussi une œuvre patrimoniale au sens où elle aspire à familiariser son lecteur avec le passé. Cette dualité permet de donner à lire « les personnages archétypaux », mais aussi « les principales figures, les symboles et les motifs récurrents de la littérature et des créations artistiques ». En jargonnant un brin, afin de donner à cet article l’hermétisme qui laissera supputer sa profondeur, le roman dixseptièmiste pour la jeunesse est un familiarisateur culturel, un contaminateur de topoi, un vecteur d’archétypes utiles au jeune élève pour se repérer dans la chronologie. La deuxième exigence concerne la nécessaire proximité affective. Les livres validés par le ministère doivent favoriser « l’investissement psychoaffectif du jeune lecteur ». Plus encore que l’accessibilité, la lisibilité par effet mimétique s’appuie sur des éléments concrets… quoique flous. En effet, pour qu’un texte soit lisible, entrent en jeu la longueur des textes, leur complexité linguistique, les référents culturels et les connaissances mobilisées. Par conséquent, dans notre corpus, le roman sur le XVII e siècle doit être : pas trop long, afin de ne pas excéder la capacité d’attention supposée de l’élève ; pas trop dix-septièmiste dans son expression, afin de ne pas excéder la capacité de compréhension supposée de l’élève - l’exposé pré- 2 Max Butlen, « Comment choisir ? », dans Les Cahiers pédagogiques n° 462, avril 2008, p. 22-23. Bertrand Ferrier 3 senté dans ce colloque sur les clichés linguistiques a bien mis en évidence certaines stratégies employées par l’auteur pour y parvenir ; et pas trop étrange - au sens de : distinct de nos habitudes contemporaines - afin de ne pas fragiliser la capacité de décryptage. En ce sens, le XVII e siècle apparaît comme un révélateur du bon roman scolaire pour la jeunesse ; et, de façon spéculaire, ces exigences scolarisantes indiquent, en retour, la plasticité de ce siècle revisité. On voit comment, pour l’auteur, le défi consiste à associer un cadre formel très rigide et les nécessités propres à la fiction. La troisième exigence scolaire pousse à « proposer une ouverture sur des activités créatrices ». Il est logique qu’un enseignant puisse attendre d’un livre qu’il facilite des « usages pédagogiques et éducatifs » en classe, tels que les « mises en voix, mises en images, mimes, mises en scène, théâtralisation et mises en écriture ». Mais en prenant conscience de cette demande, on comprend mieux pourquoi nombre de textes scolaires contemporains sur le XVII e siècle, notamment, insistent sur le théâtre. En plus de la facilité narrative qui consiste à raconter la préparation d’un spectacle (topos éculé des livres pour la jeunesse), ils remplissent ainsi la condition requise pour pouvoir, comme des médicaments, être prescrits. Cela renforce l’intelligibilité d’un XVII e siècle adapté aux exigences de la pratique pédagogique. En ce sens, le XVII e siècle est bien révélateur du roman scolaire pour la jeunesse, mais aussi de la tendance à l’utilitarisme de l’ensemble de ce secteur éditorial, où le « bon livre » est celui qui sert à quelque chose, par exemple consoler, soumettre l’enfant à l’adulte ou aliéner sa fantaisie en la bornant entre les limites du socialement correct - qu’il puisse ne servir à rien, ce qui serait, précisément, sa plus belle utilisé, n’est pas envisagé. La quatrième exigence amène à moraliser le lecteur ou, selon la formulation admise, « faire évoluer le lecteur dans son système de pensée, dans ses goûts, ses valeurs éthiques, littéraires ou esthétiques ». De sorte que, à la visée utilitariste (le roman pour jeunes s’insère dans un projet pédagogique), s’ajoute une visée fonctionnaliste : le livre en général et le récit dix-septièmiste en particulier ont pour fonction de conscientiser le jeune lecteur, de lui donner les règles valables dans la société. Pourtant, il doit lui donner à lire le passé selon les critères de notre siècle. La morale, l’hygiène, la politique sont, entre autres, remastérisées, pour rappeler au lecteur les codes qui lui permettront d’être un gentil citoyen - ce qui est l’objet premier du roman scolaire. La cinquième exigence incite à valoriser les textes qui nécessitent « toute l’attention de l’élève mais aussi la coopération des pairs et la médiation de l’enseignant ». Dans ce domaine, le roman dix-septièmiste pour la jeunesse confirme son statut de révélateur générique à double titre. D’une part, son genre est accessible (brièveté du récit et des chapitres, progression narrative Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 3 convenue, investissement psychoaffectif compensant la charge didactique antiromanesque). D’autre part, son sujet (« une époque très éloignée de la nôtre ») justifie son utilisation dans le cadre scolaire sous la férule d’un enseignant. Il permet de fédérer le groupe-classe autour de débats prévus sur la compréhension, l’interprétation, l’opinion et les valeurs. La sixième exigence impose de déterminer les critères de complexité. La présentation du livre, son organisation, la relation entre le texte et les éventuelles illustrations (seraient-elles réservées aux première et quatrième de couverture), la référencialité du contexte dépeint, la narration (nombre de personnages, recours aux archétypes, construction de l’intrigue, choix du système d’énonciation) permettent de juguler l’aridité apparente du sujet (le XVII e siècle) afin de le rapprocher, de gré ou de force, du jeune lecteur. Cela postulé, voyons dans quelle mesure ces critères s’appliquent précisément à deux romans pour la jeunesse évoquant le XVII e siècle. B) Appliquer les critères Deux types d’application permettent d’évaluer la scolarisation du XVII e siècle. La première application consiste en une observation stricte des critères décrits plus hauts. Plus elle l’est, plus le produit a de chances d’être adoubé par l’école. L’exemple le plus flagrant de cette conformation rigoureuse aux consignes n’est pas à chercher dans Les Colombes mais dans Louison et Monsieur Molière. Édité en 2001, ce texte de Marie-Christine Helgerson est l’un des premiers qu’a réédités Flammarion Jeunesse sous son nouveau label poche. Avec succès : en avril 2011, la quatrième meilleure vente des livres de poche pour la jeunesse avait presque épuisé son premier tirage de 250 000 exemplaires, datant d’août 2010, au point que l’éditeur annonçait « une réimpression à un niveau équivalent » pour la rentrée 2011 3 . Pour souligner la spécificité scolaire de ce produit, commençons par souligner ce qui n’est pas spécifique en comparant son résumé de quatrième avec celui des Colombes : Louison n’a que dix ans quand Molière la choisit pour jouer dans sa dernière pièce. Fille de comédiens, la fillette va enfin pouvoir réaliser son plus beau rêve : être actrice. Et pas n’importe où ! À la Comédie Française, devant la cour du Roi-Soleil, Louis XIV… (Louison…) Le célèbre monsieur Racine écrit une pièce de théâtre pour les élèves de madame de Maintenon, les Colombes du Roi-Soleil. L’occasion idéale pour s’illustrer et, qui sait ? être remarquée par le Roi. L’excitation est à son 3 Livres Hebdo n° 864, 6 mai 2011, p. 43. Bertrand Ferrier 3 comble parmi les jeunes filles. Y aura-t-il un rôle pour chacune d’entre elles ? (Les Colombes, t. I) Même thématique, même champ linguistique principal (« pièce », « comédiens », « actrice », « rôle »), proximité des mots-clefs (« Roi-Soleil », Molière contre Racine) : la différence est ténue. Les Colombes insiste plus sur l’aspect romanesque (vais-je pouvoir séduire le roi ? ), alors que Louison… souligne son aspect scolaire. Pour preuve, Louison… visant un public plus jeune, le texte s’intéresse à Molière plutôt qu’à Racine ; assumant son projet didactique, il recourt à la reformulation d’explicitation chère aux pédagogues (le « Roi-Soleil, Louis XIV »), ce qu’évite le roman pour plus grandes lectrices. De surcroît, le paratexte intérieur valorise davantage l’orientation pédagogique du produit : s’y ajoutent des annexes sur Molière, sur le théâtre au temps de Molière, et sur la vie d’acteur. Enfin, l’auteur revient, dans son autobiographie express, sur sa conformité à la troisième exigence citée supra : « D’autres livres de moi (sic) ont inspiré des classes pour créer des pièces de théâtre. Je souhaite vivement qu’il en soit de même pour Louison… ». Cette application - au double sens de mise en pratique et d’attention particulière - n’est pas la seule possible. Une application plus souple est - comme un autre monde, paraît-il - possible. Ainsi, l’intérêt des Colombes est de tenter de dépasser le strict cadre scolaire, on le verra, sans pour autant négliger ce public. Parmi les stratégies mises en œuvre pour séduire les prescripteurs, on peut en citer quatre principales. Première stratégie, le name-dropping paratextuel, consistant à bombarder le paratexte de missiles porteurs pour les enseignants : par exemple, le « Roi » est convoqué trois fois en quatrième, cinq fois sur l’ensemble de la couverture. Deuxième stratégie, la caution auctoriale vise à faire adouber l’auteur parmi les personnes légitimes pour tenir un discours sur le XVII e siècle. Marie-Christine Helgerson a ainsi écrit son roman après que son époux, universitaire, a découvert Louison lors de très sérieuses recherches sur Molière. Anne-Marie Desplat- Duc est tout aussi légitime car, explique-t-elle, elle « habite à quelques kilomètres du château », ce qui fait écho à ses héroïnes dont la quatrième nous apprend qu’elles sont « élevées aux portes de Versailles ». Cette implication autobiographique rejoint la troisième stratégie : la légitimation institutionnelle. Anne-Marie Desplat-Duc est présentée comme l’auteure d’une quarantaine de romans « dont beaucoup ont été primés » ; elle « consacre tout son temps » à l’écriture, ce qui est sacrément plus chic que d’être auteur professionnel ; et elle a des sources sûres car elle a fréquenté « l’exposition Saint-Cyr, Maison Royale, organisée par les archives départementales des Yvelines en 1999 ». La quatrième stratégie joue sur les notes de bas de page. Par leur existence même, ces ajouts sont des garants de sérieux. On peut en Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 3 7 repérer cinq grands types : les notes historiques (la guerre d’Augsbourg est résumée p. 62) ; les reportages historiques (un point sur le planning des loisirs versaillais est proposé p. 184) ; les biographies (Marie Desmares est croquée p. 174) ; les traductions (l’après-dîner est décrypté p. 81) ; et les exotismes (une note précise p. 101 que « kinkina » est l’« ancienne orthographe pour quinquina »). De la sorte, se met en place un vernis scientifique intégré au roman, afin d’en affirmer la validité, l’utilité et la pertinence pédagogiques - on voit mal, sinon, ce qui pourrait motiver la variation sur les graphies de quinquina. L’auteur et son éditeur veillent à scolariser le XVII e siècle via une mise en fiction encadrée à l’aide d’outils explicitement pédagogiques… sans négliger le créneau des « lectures plaisir ». Comment marier la cible des prescripteurs et le marché du divertissement, c’est ce que nous allons voir à présent. II. Éditorialiser le XVII e siècle Un XVII e siècle qui ne serait pas totalement scolarisé doit trouver sa place dans le créneau complémentaire du livre de divertissement pour la jeunesse. En l’espèce, Anne-Marie Desplat-Duc rapproche avec profit le roman historique pour collège du roman de divertissement pour minettes de type chick lit, id est « littérature pour poulette ». Comme pour la scolarisation, nous examinerons l’éditorialisation en deux temps : d’abord, nous déterminerons les caractéristiques du genre ; puis nous verrons comment le XVII e siècle, tel que le traite Anne-Marie Desplat-Duc, est révélateur de son identité. A) Identités de la chick lit Un roman pour filles est fondé sur trois grandes caractéristiques. Nous avons présenté ailleurs ce genre, dont nous ne proposerons donc ici qu’une présentation succincte 4 . La première caractéristique est générique : le genre chick lit fonctionne sur l’empathie mimétique (on éprouve de l’affection pour une jeune héroïne qui nous ressemble par l’âge, le sexe et les préoccupations - lesquelles sont surtout le copinage, le rêve de soutien-gorge pour les plus jeunes, les engueulades avec les adultes, le love et le développement personnel). La deuxième caractéristique est éditoriale : la chick lit telle qu’on l’entend 4 Pour plus de détails, voir par exemple : « Les Sexes du roman pour ados », in : La Lecture est-elle une activité réservée aux adolescentes ? , Actes de la journée d’étude du 5 octobre 2006, Lecture jeune, n° 120, décembre 2006, p. 24-35. Bertrand Ferrier 3 aujourd’hui s’est développée en France autour de grands formats de plus en plus roses, déclinés le long de romans écrits en série. La troisième caractéristique est narrative : le roman de chick lit fonctionne sur la distanciation humoristique : c’est du Harlequin à la sauce comique. « Twilight » a récemment apporté une nouvelle coloration noire et rouge au genre - l’éditrice française de la série de Stephenie Meyer qualifiant le résultat de « cape de vampire posée sur les épaules de Barbara Cartland ». Humour ou gothisme, la stratégie du mix est constitutive du genre. Dès lors, la question qui se pose devient : peut-on apposer une teinte dix-septièmiste sur la carcasse de Danielle Steel ? B) Application de la chick lit au XVII e siècle Les Colombes illustrent l’intérêt de l’application d’une méthode (celle du roman sentimental pour jeunes lectrices) à une thématique adaptée, ou l’inverse. Nous l’évoquerons en esquissant trois pistes : le récit, la quatrième de couverture et les personnages. Dès la quatrième, l’enjeu narratif de la série est affiché : l’objectif des Colombes est de « s’illustrer et, qui sait ? être remarquée[s] par le Roi ». On retrouve les schémas romanesques éprouvés par des décennies de produits pour la jeunesse, qui narraient jadis l’histoire d’infirmières espérant être remarquées par le bel interne très prometteur, ou de filles mal dans leur peau qui rêvent de séduire le beau gosse du collège (avant de se rendre compte qu’il est benêt et qu’il est préférable pour elles de se trouver un moche à leur mesure, sous prétexte par exemple qu’il est plus drôle). Le XVII e siècle n’exige pas un traitement spécifique. Au lieu d’un vampire ou d’un interne, on met un noble, et le résultat est très similaire. La comparaison avec l’exemplum de la chick lit, Quatre filles et un jean 5 , permet de souligner que cette proximité n’est pas une coïncidence mais s’impose comme une similitude structurelle. Les lecteurs curieux pourront développer cette petite analyse en la comparant avec le produit sorti sur le modèle de Quatre filles…, le premier tome des « LBD », « Les Bambinas Dangereuses » (sic) de Grace Dent (trad. Catherine Gibert, Gallimard Jeunesse, 2002). Les quatrièmes de couverture ne laissent aucun doute sur la plasticité du XVII e siècle, accommodé à la même sauce que l’époque actuelle. Aux quatre filles d’Ann Brashares répondent les quatre Colombes d’Anne-Marie Desplat- Duc : Carmen, Tibby, Bridget, Lena d’un côté ; Hortense, Isabeau, Charlotte et Louise de l’autre. L’avantage éditorial du XVII e siècle est de permettre 5 Ann Brashares, Quatre filles et un jean [2001] trad. Vanessa Rubio, Gallimard Jeunesse, 2002. Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 3 d’utiliser des simili-dorures, évoquant le pailleté des princesses et des danseuses qui plaisent à la cible désirée. La construction des quatrièmes (présentation de l’histoire et des personnages sur un bloc, mise en avant de l’intérêt de l’histoire dans un autre) montre elle aussi l’uniformité des productions éditoriales, qu’elles évoquent le XVII e siècle ou le XXI e siècle. Autant que le récit et les quatrièmes, les personnages soulignent l’absence de spécificité du XVII e siècle vu par un auteur de school novel pour filles. Leur nombre, leur sexe, leur âge sont identiques des Quatre filles… aux Colombes. Si bien que leurs caractéristiques, proches, rejoignent quatre éléments constitutifs de l’archétype féminin dans ce genre de romans, pardelà l’époque où se déroule le récit. Le premier archétype est sentimental : une fille rêve d’amour, du big love qui « bouleverse une vie » ou du tendre « sentiment inconnu » qui trouble la naïve damoiselle. Le deuxième archétype est social : une fille rêve d’épouser un prince charmant, si possible de bon niveau social (le rêve absolu étant que le prince soit Roi). Le troisième archétype est hiérarchique : une fille doit se soumettre au règlement, souvent explicité - qu’il le soit par les parents pour les « Bambinas », l’édiction volontaire du « Pacte du jean magique » pour les Quatre filles…, ou les maîtresses d’internat pour les « Colombes ». Le quatrième archétype est religieux : une fille doit préserver son hymen, parfois désigné sous l’euphémisme d’« honneur », afin d’en offrir le présent à son véritable amour, que ce soit pour des motifs religieux, sociaux ou carriéristes. En effet, la fille doit rester pure et rendre hommage aux garçons qui ont compris cette nécessité : - Tu sais, Kostos ne m’a jamais fait de mal. Il ne m’a pas touchée. Il n’a rien fait de déplacé. Il est bien comme tu l’imagines. (Quatre filles…, p. 231) Préservée, la fille de roman sentimental possède une valeur marchande supérieure à celle qui a été souillée. Quand elle se donnera à un homme, le roman s’achèvera. Cette thématique de la virginité comme moteur narratif obsède les auteurs de roman sentimental pour jeunes, qu’ils soient anglophones ou francophones, comme s’ils souhaitaient préserver leurs lectrices des conséquences érotiques que pourraient susciter les histoires si elles échauffaient leurs désirs amoureux. Dans le contexte du XVII e siècle revisité, les choses changent peu par rapport au XXI e siècle - seuls les euphémismes évoluent, l’antiphrase « rien de déplacé » qui désignait la virginité cédant la place à la « candeur » : - Quand je pense que, depuis que vous vous êtes montrées sur scène, ma tante a reçu plus de dix propositions de mariage de gentilshommes riches et bien nés attirés par la candeur des filles de cette maison et que vous faites Bertrand Ferrier 37 la difficile lorsqu’un damoiseau souhaite vous épouser, c’est à n’y rien comprendre ! - Quoi ? s’étonne Isabeau. Des gentilshommes s’intéressent à de pauvres filles comme nous ? - Pauvres, mais jeunes, jolies, sans aucune malformation ou tare, pieuses, bien élevées et donc aptes à porter les enfants qui assureront leur descendance. (Les Colombes, p. 183) On le voit, le roman d’amour est moins une éducation sentimentale qu’une initiation sociale de la jeune lectrice à sa valeur sociale et à l’art de jouer avec elle, en fonction des critères économique (« pauvres »), esthétique (« jolies »), moral (« pieuses »), sociologique (« bien élevées ») qui font son prix. Dans la mesure où il s’agit de susciter l’empathie des lectrices, ce genre de produit ne peut traiter différemment les XVII e et XXI e siècles. À chaque fois, il convient d’inculquer les mêmes principes aux jeunes lectrices d’aujourd’hui - sans garantie de résultat, Dieu soit loué. Conclusion L’universitaire qui se contenterait de moquer le manque d’originalité romanesque ou le peu de consistance de la reconstitution historique des Colombes passerait à côté de l’essentiel. Cette série est avant tout une magistrale illustration de l’art de dissimuler une bluette de school novel en un roman historique présenté comme sérieux quoique divertissant. L’écran de fumée qui permet ce tour de passe-passe est principalement constitué par l’invocation quasi performative du XVII e siècle, figé dans quelques stéréotypes-sens d’ordre social, linguistique et moral. En faisant aspirer quatre filles à une couronne, Anne-Marie Desplat-Duc transforme son XVII e siècle en révélateur du roman contemporain pour jeunes par cinq caractéristiques : sa prise en compte de l’horizon de réception (ou du cœur de cible) - en l’occurrence les filles ; sa vocation scolaire, très prégnante quoique non exclusive ; sa construction narrative (construction, chapitrage, sérialité…) ; sa propension à l’imitation de succès ; et son propos de socialisation, donnant comme modèle l’image de la gentille fille soumise, pour laquelle le XVII e siècle est un prétexte idéal. On peut d’ailleurs être surpris que les adultes heurtés par cet appel à la soumission ne s’émeuvent pas davantage de l’appel à la soumission du jeune que, plus généralement, la presque totalité de l’édition pour la jeunesse rabâche avec constance. Dans cette perspective, plus qu’une analyse historique, qui traquerait les erreurs de l’auteur, ou littéraire, qui pointerait les caractéristiques stylistiques d’une série qui n’en demande pas tant, Les Colombes méritent bien Le XVII e siècle, un révélateur de l’identité du roman pour la jeunesse 37 une analyse éditoriale, et pourquoi pas dès le collège ? Il ne s’agit surtout pas d’interdire de lire ce soap vaguement historique, sous prétexte d’une supposée faiblesse littéraire ou historique, mais de s’appuyer sur l’adhésion rencontrée par de tels romans pour inciter leurs admiratrices à comprendre comment on arrive à leur donner envie de lire semblables fadaises. Cet effort de lucidité ne vise pas à gâcher l’envie de lire ou le plaisir de lecture que l’on peut éprouver à fréquenter des produits à faible valeur culturelle ajoutée - que celui qui n’a jamais cédé aux joies de la facilité et de la bêtise se jette la première pierre, il a raté quelque chose ; mais une telle perspective d’intelligence, au sens de décryptage d’un phénomène, permet de ne pas laisser les jeunes lecteurs être totalement dupes des stratégies commerciales qui sous-tendent l’industrie culturelle en général et les livres pour la jeunesse en particulier. Peut-être est-ce justement l’un des intérêts majeurs de l’édition contemporaine pour la jeunesse : être, comme le XVII e siècle revisité, un révélateur de nos attitudes, de nos postures et de nos rêves de consommateur culturel. PFSCL XXXIX, 77 (2012) D’or et de dentelles : les représentations du XVII e siècle sur les couvertures de romans J OCELYN R OYÉ (U NIVERSITÉ DE V ERSAILLES -S AINT -Q UENTIN ) Est-il nécessaire, en guise d’introduction, de rappeler les deux fonctions essentielles d’une couverture de livre ? Premier lien qui se crée avec un ouvrage, son rôle est, la plupart du temps, primordial et essentiel pour amener le lecteur potentiel à choisir le livre et à en commencer la lecture. Ainsi, la couverture possède, d’une part, une fonction évidemment et immédiatement informative sur le récit à découvrir mais elle doit aussi inciter, séduire le lecteur, suggérant en préambule le plaisir et l’intérêt qu’il trouvera dans la lecture du texte. À partir d’un corpus d’une soixantaine de livres de jeunesse 1 , il est possible de dessiner une image ou plutôt des images assez précises du XVII e siècle tel qu’il apparaît représenté ou suggéré sur les couvertures. Il ne s’agit donc pas de traiter, ici, des informations éditoriales attendues et qui peuvent évidemment être déterminantes dans le choix du lecteur - notamment le nom de l’auteur, de l’illustrateur ou de la collection - mais de s’attarder davantage sur le titre et l’illustration proposés en première de couverture des romans ainsi que sur ce qui figure sur certaines quatrièmes de couverture. Paradoxalement, les différents ouvrages consultés montrent que cette représentation du Grand Siècle apparaît aussi homogène que diverse, aussi attendue que surprenante. Les dimensions historiques, sociales, culturelles et esthétiques mises en avant se conjuguent et parfois se confondent avec une information plus spécifiquement narrative. Il convient ainsi dans un premier temps d’émanciper ces différents aspects, notamment en séparant le titre de l’illustration qui lui est associé, afin de mieux souligner leur complémentarité, ce qui permettra ensuite de dégager les principaux éléments de cette représentation du XVII e siècle. 1 Je dois l’essentiel de ce corpus à Edwige Keller-Rahbé, qu’elle en soit ici une nouvelle fois remerciée. Jocelyn Royé 3 Les titres sont éloquents : le XVII e siècle est avant tout le siècle de Louis XIV. Près d’une trentaine de romans fait explicitement référence à la figure royale et à son époque. Cependant, le monarque est majoritairement désigné par la métaphore du Roi-Soleil ou par son seul titre de roi. On trouve également sa présence en filigrane de nombreux titres qui mentionnent le lieu de pouvoir qu’il s’est créé, Versailles. Ainsi, les récits tendent à privilégier la seconde moitié du siècle, celle de l’apogée politique de la monarchie absolue, dans la caractérisation la plus esthétique et la plus symbolique de ce pouvoir. Évidemment, cet aspect récurrent des titres est accentué dans le cas de séries telles que Marie-Anne, fille du roi ou Les Colombes du Roi- Soleil d’Anne-Marie Desplat-Duc 2 . On peut cependant citer, en guise d’exemples, d’autres romans comme Course contre le Roi-Soleil d’Anne- Sophie Silvestre ou encore L’Espionne du Roi-Soleil d’Annie Pietri. Dans le même champ sémantique, le roi est également associé à la cour qui gravite autour de lui : c’est le cas pour À la cour de Louis XIV, Journal d’Angélique de Barjac de Dominique Joly, À la cour du Roi-Soleil d’Annie Jay, Jeux de surprises à la cour du Roi-Soleil d’Arthur Ténor. Pourtant, il peut paraître surprenant que finalement peu de romans insistent sur les différents titres de noblesse qui composent le monde des courtisans et des courtisanes, alors que celui-ci est le sujet d’un assez grand nombre de récits et qu’il est propre à peupler l’imaginaire ainsi qu’à éveiller l’intérêt du jeune lecteur ou de la jeune lectrice. L’espace versaillais 3 permet donc d’associer la dimension historique à une représentation hautement symbolique de l’époque qui, de surcroît, est facilement identifiable aux yeux du lecteur. Deux titres d’Annie Pietri indiquent des lieux plus précis mais tout aussi emblématiques de Versailles : Les Orangers de Versailles et L’Allée de Lumière. Ainsi, on peut constater que, pour la moitié des œuvres du corpus, cette dimension historique se focalise principalement et explicitement sur le microcosme versaillais. L’étude des titres indique également que, sur le plan romanesque, le monde de la cour est associé à deux univers différents. Il est occasionnellement présenté comme un espace de plaisir et de divertissement, notamment par la référence au bal, mais il se pose surtout comme le lieu du secret, du mystère, de l’intrigue où la vengeance et le piège règnent en maîtres. Récit historique et roman d’aventure peuvent alors idéalement se conjuguer dans des ouvrages tels que Guerre secrète à Versailles, Les Énigmes de Versailles 2 Les références complètes des ouvrages cités figurent dans la bibliographie donnée en annexe. 3 Complot à Versailles et Adélaïde princesse espiègle. Une Petite fiancée à Versailles d’Annie Jay, ou bien Premier bal à Versailles d’Anne-Marie Desplat-Duc ou encore Une robe pour Versailles de Jeanne Albrent. Les représentations du XVII e siècle sur les couvertures de romans 3 d’Arthur Ténor, Un traître à Versailles dans la série des Marie-Anne, fille du roi ou bien Le secret de Louise dans celle des Colombes du Roi-Soleil ; ces titres viennent ainsi s’ajouter à ceux évoqués précédemment. Un certain nombre de titres propose également cette thématique du mystère et du danger sans toutefois plonger le lecteur dans l’univers de la cour. On peut citer À la poursuite d’Olympe et La Vengeance de Marie d’Annie Jay, Parfum de meurtre d’Annie Pietri ou Mesdemoiselles de la Vengeance de Florence Thinard. Le XVII e siècle apparaît bien comme une période propice à la narration de récits d’aventures et de suspense. Ce thème narratif est d’autant plus affirmé que certains titres évoquent des personnages doués de pouvoirs magiques. Le Grand Siècle se pose ainsi comme une époque favorable aux apparitions surnaturelles et aux sciences occultes : Carla aux mains d’or d’Annie Pietri, Éléonore et l’alchimiste ou Sorcière blanche d’Anne-Marie Desplat-Duc, Journal d’une sorcière de Celia Rees, La Fille au pinceau d’or de Marie Bertherat mêlent clairement la dimension fantastique à leur intrigue romanesque. Dans le même esprit, un certain nombre de titres engage le lecteur vers le thème du voyage, plaçant le roman à la charnière du récit d’aventures et de l’intrigue policière. Ainsi, une série, Le Secret des cartographes de Sophie Marvaud, se consacre exclusivement à ce motif romanesque. D’autres encore évoquent plus simplement l’idée de la découverte et de l’exploration de contrées lointaines : Gertrude et le nouveau monde, En route vers le nouveau monde ou encore Le Soleil d’Orient. Enfin, un ensemble de titres fait davantage référence à la vie culturelle du siècle, le théâtre bien sûr et dans une moindre mesure l’écriture épistolaire et la peinture. Pour ce qui est du théâtre, c’est évidemment Molière qui est l’objet de toutes les attentions avec des titres suggérant des récits à dominante biographique comme La Jeunesse de Molière de Pierre Lepère, Du Petit Poquelin au grand Molière de Kerbraz, Molière, gentilhomme imaginaire de Michel Laporte ou encore le célèbre Louison et Monsieur Molière de Marie- Christine Helgerson, titre qui fait référence au Malade imaginaire. Sur un autre plan d’étude, la graphie même des titres figurant sur les couvertures est très évocatrice. Ces derniers s’inscrivent explicitement dans la représentation d’un passé placé sous le signe de l’authenticité et celui du réalisme en imitant une écriture manuscrite, tracée à la plume, ou bien des caractères d’imprimerie rappelant les éditions anciennes. L’Enfance du Soleil est particulièrement remarquable par l’association du titre avec la figuration stylisée d’un soleil en arrière-plan. Cette volonté de réalisme prend une dimension supplémentaire quand, comme c’est le cas avec le roman de Pamela Oldfield, L’Année de la grande peste, paru en 2005, le sous-titre indique qu’il s’agit d’un journal intime. Jocelyn Royé 3 La plupart des titres donnent une image immédiate mais assez redondante et finalement uniforme du XVII e siècle. C’est le siècle de Louis XIV, de l’aristocratie, des sorcières, des grands voyageurs et de Molière. Cependant, le siècle semble inspirer une plus grande richesse sur un plan spécifiquement littéraire. Les titres montrent en effet que le corpus est très varié sur le plan générique, puisque l’on reconnaît des romans sentimentaux, des romans policiers, des romans d’aventure, des romans documentaires ou biographiques ; en outre, il s’avère que ces genres peuvent se mêler dans un même récit. Il convient à présent d’observer si les illustrations, surtout celles des premières de couverture, dans leur relation particulière avec le titre, confirment ou, au contraire, modifient quelque peu cette image. Comme nous avons pu le constater avec les titres, et d’une façon analogue, la représentation de Louis XIV, de Versailles et de l’aristocratie apparaît comme l’illustration de couverture la plus commune. L’image de la noblesse, et plus précisément celle de la cour de Louis XIV, apparaît majoritairement en couverture (pour quarante-cinq romans sur soixante), de façon assez répétitive là encore, puisque reviennent en général les signes les plus visibles et les plus attendus de l’ambiance aristocratique : le costume, la coiffure, l’accessoire ou bien encore le décor, notamment celui du château de Versailles. L’habillement est un élément pictural des plus utilisés pour permettre l’identification rapide de l’espace social où évoluent les personnages du roman. Placés en général au premier plan, les costumes en sont les éléments les plus repérables. Il en est ainsi avec les robes de courtisanes dans Charlotte, la rebelle ou Complot à Versailles. La robe devient même l’objet principal de l’intrigue dans Une robe pour Versailles. Rubans, dentelles, et larges décolletés sont généralement dessinés avec une extrême précision. Les coiffures étudiées des héroïnes ou les chapeaux portés par les personnages masculins sont des atouts importants pour parfaire le portrait proposé. Des objets ou des accessoires, aujourd’hui rares, permettent de compléter l’image volontairement désuète donnée par les personnages. Ainsi, certains illustrateurs ajoutent des colliers anciens, des éventails ou un chandelier. L’éclairage à la bougie permet de jouer graphiquement sur le rapport entre ombre et lumière, tout en désignant la nuit comme un élément important du récit. Si l’arrière-plan de certaines couvertures, parfois suggéré par un simple rideau, ne plante pas de décor précis, d’autres couvertures multiplient ostensiblement les signes d’identification à la cour de Louis XIV en se référant toujours à l’emblématique Versailles. Celle d’À la cour du Roi-Soleil représente, au premier plan, une haie près d’une sorte de piédestal de statue puis le grand bassin, et enfin le château. Jeux de surprises à la cour du Roi-Soleil Les représentations du XVII e siècle sur les couvertures de romans 3 montre les personnages dialoguant dans la cour du château telle qu’on peut la voir encore aujourd’hui. Deux couvertures différentes de Course contre le Roi-Soleil proposent finalement la même perspective au regard du lecteur, celle d’un jeune cavalier avec, au loin, la silhouette du château. Enfin, d’une façon moins figurative, L’Allée de Lumière semble représenter la galerie des glaces. Les illustrations peuvent également multiplier les références à l’aristocratie en les disposant séparément comme pour un collage. Une collection - « Mon Histoire » (Gallimard Jeunesse) - en fait son modèle éditorial, proposant un véritable parcours de lecture de sa couverture. Ainsi, par exemple, À la cour du Roi-Soleil met en avant un titre dont la typographie rappelle des caractères d’imprimerie anciens auquel est associé un médaillon au portrait féminin évocateur mais aussi la gravure d’un labyrinthe paysager intitulé « Plan du LABIRINTHE de Versailles ». L’ensemble de la couverture suggère, par ses couleurs et par sa forme, une édition ancienne. Il a déjà été observé, dans les titres, que le monde de Versailles est à la fois celui du jeu, du plaisir et celui de l’intrigue, de la jalousie et du mystère : image instantanée d’un moment particulier où ces tensions sont figurées pour un personnage ou pour un groupe. Ainsi, l’illustration de Guerre secrète à Versailles présente une véritable scène de la vie courtisane. Un serviteur, venu porter un rafraîchissement à une femme de la noblesse qui joue aux cartes, semble faire l’objet d’un tour de la part d’un personnage placé derrière lui. L’illustration est détaillée avec des cartes de jeux éparpillées ou montrées ostensiblement à une tierce personne, l’évidence de la tricherie, la mise d’une somme importante d’argent sur la table et l’attitude très expressive des personnages. L’image propose ainsi un important contenu narratif. On ne peut s’empêcher d’y voir également une allusion quelque peu parodique au célèbre Tricheur à l’as de carreau (1645) de Georges de La Tour. Les couvertures proposent ainsi une représentation de la vie de cour qui se veut réaliste mais qui répond à une imagerie traditionnelle et consensuelle. Si le monde de la noblesse fait l’objet d’une attention particulière, soulignant la relation de complémentarité et parfois de redondance entre les titres et les illustrations, il en est de même pour les couvertures de romans prenant pour sujet le monde culturel du XVII e siècle. Ainsi la plume se pose comme l’objet de référence pour l’écriture épistolaire 4 , tandis que des pinceaux et des toiles figurent évidemment l’univers de la peinture 5 . Mais celui-ci s’illustre aussi explicitement par des références précises à un peintre 4 Voir La Jeune fille à la plume et Pour le cœur du Roi. 5 La Fille au pinceau d’or et La Fiancée à la robe verte. Jocelyn Royé 3 8 de l’époque classique, Velázquez, qui figure sur deux des couvertures consultées. D’abord par l’illustration de L’Infante de Vélasquez qui représente une étonnante variation des Ménines (1656) et ensuite par une autre couverture qui reproduit cette fois, à l’identique, le portrait de Juan de Pareja (1656) peint par le peintre espagnol lui-même 6 . Seules les indications fournies dans la quatrième de couverture permettent de comprendre que le héros du roman était le serviteur du peintre. Cependant, c’est bien sûr le monde du théâtre, et donc celui de Molière, qui fait l’objet de toutes les attentions. Que ce soit par des portraits inventés, comme celui qui figure dans Molière, gentilhomme imaginaire de Michel Laporte, ou inspirés de ceux de son époque 7 , par l’image du comédien saluant le public sur scène mais aussi jouant Arlequin ou Le Malade imaginaire, la représentation du personnage occupe une place dominante et centrale 8 . Plus étonnante est la couverture de Molière de Sylvie Dodeller où le personnage prend l’allure discrète d’un clown. Au contraire, d’autres couvertures présentent le monde du théâtre d’une façon moins didactique, c’est le cas pour le roman Illyria de Celia Rees qui représente en gros plan le visage et le haut du corps d’un personnage féminin richement vêtu et portant un masque de théâtre. Celle de Mademoiselle Scaramouche de Jean-Michel Payet semble tout aussi énigmatique car un visage féminin est représenté à l’envers, chevelure rousse et flamboyante, dressant une épée devant lui. Pour ces deux romans, seul le résumé proposé en quatrième de couverture permet de lever la signification assez mystérieuse de l’illustration. Pour Illyria : « Le public prenant son temps pour s’installer. Un remous parcourut les galeries supérieures. On se retourna pour dévisager deux jeunes gens somptueusement vêtus à la mode italienne qui, arrivés en retard, se frayaient un passage jusqu’à leurs sièges… Londres, avril 1601, le dramaturge W. Shakespeare etc. » Et pour Mademoiselle Scaramouche : « À la mort de son père en duel, le monde de Zinia s’effondre : elle serait une enfant adoptée, la fille d’un chevalier condamné pour régicide ! Elle décide de mener l’enquête, soutenue par une troupe de théâtre dans laquelle elle s’enrôle. » Les illustrations des romans d’aventures trouvent dans le XVII e siècle une période riche en images suggestives. Le thème de la vengeance ou du meurtre s’affiche ouvertement avec des personnages portant masque et armes 9 . Les jeunes hommes sont rarement présents alors que de jeunes 6 Dans Je suis Juan de Pareja. 7 C’est le cas dans Du petit Poquelin au grand Molière de Kerbraz. 8 Dans l’ordre : L’Homme qui a séduit le Soleil ; La Jeunesse de Molière et Louison et Monsieur Molière. 9 Voir Mesdemoiselles de la Vengeance ou Parfum de Meurtre. Les représentations du XVII e siècle sur les couvertures de romans 3 femmes habillées de façon masculine et adoptant une posture virile sont plus fréquemment convoquées. Elles sont postées sur leur navire, parfois en pirates ou en corsaires, donnant une image qui déroge au lieu commun de la robe et du corset 10 . Le bateau se pose aussi comme la métaphore du voyage lointain permettant la découverte de pays nouveaux et la possibilité de changer de vie. À l’élégante robe de la courtisane ou au travestissement de la pirate s’oppose alors la simplicité, voire l’austérité de la tenue des premières femmes venues vivre en Amérique et que l’on retrouve dans des romans tels qu’En route vers le nouveau monde de Kathryn Lasky ou Gertrude et le Nouveau Monde de la série Les Colombes du Roi-Soleil. Le monde de la magie, de la sorcellerie ou du surnaturel se caractérise aussi comme un univers principalement féminin. La singularité du personnage est immédiatement évoquée par un visage dont la chevelure se veut atypique par sa couleur rousse ou brune et des cheveux défaits. Le portrait est souvent complété par un objet faisant référence à ce pouvoir extraordinaire : un livre, un bocal ou un alambic. De même, l’arrière-plan présente généralement une palette de couleurs beaucoup plus sombres ou plus ternes que celles des autres couvertures 11 . Enfin, un dernier élément pictural semble participer de cette représentation du XVII e siècle dans la littérature pour la jeunesse. Un très grand nombre de couvertures place le héros en présence de l’autre. Un personnage apparaît ou dessine sa silhouette au second plan : présence cachée, mystérieuse, inquiétante ou au contraire nécessaire et rassurante, le rapport à autrui se place ainsi comme un des traits importants du récit et de la trame narrative du roman 12 . Cette présence se vérifie également à partir d’un regard en coin, se dirigeant parfois hors du champ de l’image, laissant le lecteur perplexe. Les yeux expriment, traduisent, voire trahissent alors bien plus que ce que disent les titres. Ils peuvent suggérer le mystère, la peur ou au contraire le plaisir et la joie, sentiments qu’il faut contraindre ou cacher. Pour compléter cette étude, il est nécessaire de mentionner que certains romans ne précisent absolument pas leur lien avec le XVII e siècle. Ils s’émancipent ainsi d’un quelconque réalisme historique. Seules les quatrièmes de couverture permettent, le plus souvent, au lecteur de comprendre cette relation. C’est le cas de l’illustration de La Désobéissance de Pyrame 10 Voir Pirate rouge, Un corsaire nommé Henriette dans Les Colombes du Roi-Soleil ou la série Le Secret des Cartographes. 11 C’est le cas dans L’Ange de mai, Sorcière blanche, Journal d’une sorcière, Éléonore et l’alchimiste et La Messagère de l’au-delà. 12 Pour ne citer que quelques exemples : L’Espionne du Roi-Soleil, À la Poursuite d’Olympe. Jocelyn Royé 38 d’Hélène Merlin-Kajman qui montre une silhouette postée au sommet d’un toit d’immeuble, près d’une antenne de télévision. La mention du nom du jeune héros, Savinien Bergerac, au dos du livre, permet de replacer le XVII e siècle dans la perspective du roman. Dans Qu’est-ce qui passe ici si tard ? d’Anne-Sophie Silvestre, on peut lire : « Votre ami est en danger ! Des gens épient sa maison ! Courez, mon enfant, trouvez François, et dites-lui de ne pas mettre le pied dans la ruelle Saint-Sulpice où une souricière lui est tendue. En refusant d’écrire des poèmes à la prétendue gloire du duc d’Époisses, François se met dans une situation très délicate. À Paris, en 1602, un petit poète ne doit pas contrarier la noblesse. Heureusement, François peut compter sur ses amis... » Pour Les Énigmes de Versailles, il est écrit : « Lisette et Yann, deux collégiens du 22 ème siècle, ont été sélectionnés pour un jeu : un voyage temporel va leur faire vivre une journée à Versailles à l’époque de Louis XIV. Ils devront mettre à profit leurs connaissances historiques sur les lieux, les personnages, les événements, les règles de l’étiquette, etc... Plongés dans un décor réel mélangé d’éléments virtuels, les deux jeunes se livrent à une course contre la montre pour résoudre, en temps, les énigmes et devancer les cinq autres équipes participantes. » Cette étude sur les couvertures de romans ne peut s’achever sans que l’on remarque combien leur choix dépend d’une triangulation plus ou moins harmonieuse entre l’auteur, l’illustrateur et la maison d’édition. Le choix de l’illustration n’est pas toujours le fruit d’une collaboration, encore moins d’une co-élaboration entre l’auteur et l’illustrateur. La couverture peut alors être imposée par la maison d’édition ou la collection et sembler en décalage avec les intentions de l’auteur, voire avec le récit. Cependant, cette représentation est cruciale puisqu’elle permet de fixer le plus souvent le visage des personnages importants du roman tout en participant à la construction d’un paysage historique, celui du XVII e siècle. Le XVII e siècle paraît être une époque particulièrement féconde pour les auteurs contemporains de littérature jeunesse. Les couvertures en dressent un portrait précis mais relativement partiel, voire caricatural. En effet, on peut observer qu’elles concourent à la reproduction d’une image topique qui s’est mise en place dès le XVIII e siècle avec Le Siècle de Louis XIV de Voltaire mais surtout dans la littérature du siècle suivant avec les romans d’Alexandre Dumas ou ceux de Théophile Gautier. La couverture du programme de notre colloque en est aussi un autre exemple remarquable. L’imaginaire de notre jeune lectrice se nourrit de Louis XIV, de Molière, de Versailles, de capes et d’épées. Cette représentation qui se veut le plus souvent réaliste, multipliant les signes et les détails historiques, tend, malgré tout, à s’éloigner de la réalité du siècle. Mais cet aspect n’est peutêtre pas essentiel puisqu’il s’agit, pour les romanciers, d’entraîner le lecteur Les représentations du XVII e siècle sur les couvertures de romans 38 dans un récit qui trouve dans son expression même les qualités littéraires propres au plaisir de la lecture. Les couvertures nous offrent donc, en préliminaire, ce plaisir esthétique, que ce soit par leur titre évocateur ou bien par une illustration suggestive. C’est finalement cela le plus important : donner l’avant-goût qui attise l’envie de dévorer une histoire. Tant mieux pour le Grand Siècle. Bibliographie ALBRENT, Jeanne. Une robe pour Versailles, Hachette, Le Livre de Poche Jeunesse, 2010. BERTHERAT, Marie. La Fille au pinceau d’or, Bayard, « Estampille », 2005. BORTON DE TREVIÑO, Elisabeth. Je suis Juan de Pareja, né esclave à Séville, élève en secret de Velàzquez, peintre malgré tout, L’Ecole des loisirs, « Médium », 2001 (1 re éd. 1965). BRANTÔME, Marie. L’Infante de Vélasquez, Seuil jeunesse, 2003. 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PFSCL XXXIX, 77 (2012) Jeunes filles du XVII e siècle pour jeunes lectrices d’aujourd’hui, ou la fabrique du féminin en littérature de jeunesse C HRISTINE M ONGENOT (U NIVERSITÉ DE C ERGY -P ONTOISE ) Les enfants aiment avec passion les contes ridicules, écrivait Fénelon en 1689 dans son traité De l’Éducation des filles. On les voit tous les jours transportés de joie, ou versant des larmes au récit des aventures qu’on leur raconte : ne manquez pas de profiter de ce penchant. Quand vous les voyez disposés à vous entendre, racontez-leur quelque fable courte & jolie, mais choisissez quelques fables d’animaux qui soient ingénieuses et innocentes. Donnez-les pour ce qu’elles sont, montrez-en le but sérieux. 1 Au XXI e siècle, la littérature pour la jeunesse a désormais rompu avec un didactisme qui fut constitutif des premières fictions à l’usage d’un destinataire enfantin. Par voie de conséquence elle a aussi rompu avec la matrice formelle qui découlait de cette conception initiale : au sein de la diégèse, plus de narrateur adulte omniprésent, décidant de l’introduction des fictions, les élaborant pour éclairer l’enfant-lecteur, puis guidant étroitement leur interprétation en tirant pour le jeune émule « la leçon » des récits proposés. Sûr d’en avoir fini avec cet encombrant Mentor 2 , l’observateur naïf de la littérature de jeunesse contemporaine et l’adulte prescripteur de lecture accréditeraient volontiers la représentation d’une création - ou production ? - pour la jeunesse à présent émancipée : affranchie de l’obligation 1 Fénelon, De l’Éducation des filles (1689), édition Bassompierre, 1771, reprint Éditions d’Aujourd’hui, 1983, p. 51. Nous soulignons en gras dans la citation les termes marquant la forte intentionnalité dans l’usage de la fiction. 2 Au-delà du personnage du Télémaque de Fénelon, nous faisons ici référence au narrateur intradiégétique imaginé par l’abbé Reyre, au XVIII e siècle, dans son ouvrage d’abord intitulé L’Ami des Enfants (1 ère édition de 1765 ou 1763 selon les sources) avant de devenir le bestseller connu sous le titre Le Mentor des enfants. Christine Mongenot 3 d’être exemplaire, échappant à tout impératif démonstratif, celle-ci ne serait plus soumise qu’au principe de plaisir et l’écriture fictionnelle aux lois esthétiques susceptibles de le favoriser. Ce principe de plaisir, dominant du côté d’un auteur en relation purement empathique avec son jeune lecteur 3 , permettrait une libre affabulation, qu’il s’agisse de construire des mondes à venir ou parallèles, de mimer l’univers contemporain du lecteur projeté, ou bien encore de revisiter l’histoire nationale et plus particulièrement, pour ce qui nous occupe, la période privilégiée du XVII e siècle 4 . Cependant, si les porte-parole de Minerve semblent avoir déserté, renonçant à porter ouvertement au cœur de la fiction pour la jeunesse une morale et une somme de comportements à transmettre au jeune lecteur, l’espace ainsi libéré est-il resté vide ? Délivré du narrateur pédagogue qui soumettait l’ordre de la fiction à la double logique de l’imitation/ prévention mais qui, comme figure déclarée du discours d’autorité, s’offrait para-doxalement plus aisément à la contestation, le jeune lecteur contemporain échappe-t-il pour autant à toute « leçon sur le monde » ? Dans l’hypothèse inverse, quels discours sociaux, comportementaux, quelles catégories de compréhension du monde contemporain sont éventuellement diffusés via d’autres matrices fictionnelles et sous le voile de leur relatif ancrage historique ? L’exemple des fictions pour la jeunesse ayant pour cadre le XVII e siècle français livre quelques éléments de réponse, qui ne seront qu’esquissés dans le cadre de cet article. Ce corpus romanesque paraît d’autant plus productif pour la réflexion qu’il concerne un segment de lectorat à la fois déterminé en âge - les 9-12 ans - et très nettement sexué puisque ces romans, sans le revendiquer par un discours explicite mais en le signalant par une série d’indicateurs matériels, visent un lectorat essentiellement féminin 5 . Les 3 Cette représentation idéalisée d’une création principalement conduite par le principe de plaisir s’est très fortement affirmée lors de la table ronde qui ouvrait le colloque de Lyon des 12-13 mai 2011 : des formules telles que « j’ai envie de », « cela me plaît de » ont été fréquemment employées par les auteures de littérature de jeunesse présentes. Anne-Marie Desplat-Duc a déclaré de la même manière, pour justifier le développement de la série Les Colombes du Roi-Soleil : « et plus j’écrivais, plus j’avais envie d’écrire […] impossible d’abandonner mes héroïnes, alors j’ai continué ». Nous soulignons. 4 Cette période historique est plébiscitée, si l’on considère quantitativement la production de la dernière décennie (2002-2011) ; le Moyen Âge représente l’autre période durablement privilégiée et Cécile Boulaire a précisément analysé dans les fictions historiques pour la jeunesse des années 80 les relectures variées et idéologiquement orientées de cette période (voir Cécile Boulaire, Le Moyen Âge dans la littérature pour enfants, PUR, coll. « Interférences », 2002). 5 Rappelons que ce destinataire sexué n’est jamais explicitement mentionné dans le discours mais très largement signifié par le packaging « féminisé » (dominante de La fabrique du féminin 3 catégories de compréhension du monde mobilisées seront donc ici, plus nettement encore, posées en termes de construction du genre 6 chez le lecteur, en l’occurrence une lectrice. La question initiale se trouve ainsi reformulée : comment sous le couvert de la fiction historique une certaine catégorie de romans jeunesse participe-t-elle à la construction de cette identité féminine ? Quels en sont les traits les plus saillants ? Le corpus restreint retenu est une série qui a connu un large succès, comme l’attestent à la fois ses nombreuses rééditions dans des collections différentes 7 et sa démultiplication en titres nouveaux : il s’agit des neuf volumes de la série intitulée Les Colombes du Roi-Soleil, qu’Anne-Marie Desplat-Duc, a fait paraître depuis 2005 chez Flammarion, à raison d’une livraison annuelle. Sous ce titre de série, ont ainsi successivement été publiés 8 : Les Comédiennes de Monsieur Racine (I), 2005, Le Secret de Louise (II), 2005, Charlotte la rebelle (III), 2006, La Promesse d’Hortense (IV), 2006, Le Rêve d’Isabeau (V), 2007, Éléonore et l’Alchimiste (VI), 2007, Un corsaire nommé Henriette (VII), 2008, Gertrude et le nouveau monde (VIII), 2009, Olympe comédienne (IX), 2009. Trois facteurs ont guidé ce choix parmi une offre assez large de romans présentant des caractéristiques proches, comme ceux d’Annie Jay, Annie Piétri, Jeanne Albrent ou J. Esther Singer, pour ne citer que ces quelques auteures. Tout d’abord, une assez grande familiarité avec le donné historique qui sert d’arrière-plan à la série des Colombes 9 . Cette familiarité me permet de couleurs pastel et rose en particulier, présentant toujours une jeune fille coquettement vêtue, avec titrage doré, etc.), comme par les titres centrés sur le personnage féminin (dans la série étudiée, Le Rêve d’ Isabeau , La Promesse d’ Hortense , Charlotte la rebelle, Le secret de Louise , etc.). Si le doute était encore permis, la fréquentation du site associé à la série éditoriale (www.ColombesduRoiSoleil.fr) le lève définitivement. Le contenu des injonctions amicales faites à la jeune lectricenavigatrice sont sans ambiguïté, comme nous le soulignons en gras : « inscris-toi à la Maison Royale de Saint-Louis pour découvrir toutes les surprises que nous t’avons réservées (les portraits de tes héroïnes préférées, des informations exclusives sur la série et sur Anne-Marie Desplat-Duc […] des tests pour découvrir à quelle Colombe tu ressembles… ». 6 Nous employons ici ce terme au sens de construction historique, culturelle et sociale du sexe dans les représentations offertes par les fictions historiques. 7 Suivant un processus désormais généralisé de multi-exploitation du livre, la série a été rééditée chez Flammarion sous un format différent, en Castor Poche, puis de nouveau diffusée par les éditions France Loisirs. 8 La numérotation en chiffres romains désignera désormais le volume selon l’ordre de parution, les chiffres arabes suivants indiqueront le chapitre et la page. 9 Je renvoie ici à quelques recherches antérieurement conduites sur la pédagogie saint-cyrienne entre 1686 et 1793 : voir Conversations et Proverbes de Madame de Christine Mongenot 3 mesurer les écarts éventuels entre la fiction et une forme de vérité historique, si relative que celle-ci demeure. L’enjeu d’un tel repérage n’est pas de déplorer les libertés prises par rapport à ce donné historique, libertés qu’ont toujours revendiquées les auteurs de romans historiques. Il n’est donc nullement question d’adopter une posture normative, ou de rechercher un bon principe de régulation des régimes d’historicité au sein de la fiction. Il s’agit plutôt de reconstituer ce qui guide le procédé sélectif et oriente les transformations opérées par l’auteure de la série, pour les comprendre et pour mettre au jour, au plan de la réception, ce qui peut être ainsi activé, souvent implicitement, du côté des jeunes lectrices contemporaines. Le second facteur est le privilège donné à une série au lieu d’un corpus quantitativement équivalent de textes autonomes d’auteurs différents. L’hypothèse est ici que, derrière les éléments de structuration les plus évidents - soit la nature intrinsèque des faits historiques convoqués ou la mise en intrigue propre à chacun des neuf romans - d’autres représentations qu’on pourrait appeler « archi-représentations » guident l’élaboration d’un univers de fiction finalement situé de manière accessoire au XVII e siècle, en modèlent les descriptions, et informent le dispositif des personnages ainsi que leurs discours. La série romanesque en permettant de saisir des phénomènes de redondance à l’intérieur d’un corpus continu, interdit de les considérer comme ponctuels ou aléatoires et suggère au contraire de les interpréter selon une logique signifiante. Enfin, cette série, sa « fabrication », les caractéristiques de son auteure, sont finalement emblématiques des fonctionnements d’une certaine « littérature de jeunesse » que nous ne devons pas seulement analyser comme un texte au sens esthétique du terme, mais aussi et surtout comme un « produit » cherchant par des voies diverses à trouver une place, et donc un lectorat spécifique sur ce qui est devenu un marché éditorial. Quelles formes de recyclage le XVII e siècle français connaît-il lorsqu’il se trouve pris dans le mainstream 10 qui draine aujourd’hui l’ensemble des biens culturels de masse, et donc de nombreux secteurs de l’édition pour la jeunesse ? Pourquoi la référence historique, et plus particulièrement celle du XVII e siècle français, est-elle si fortement sollicitée dans le secteur jeunesse de la littérature de masse contemporaine qui vise essentiellement des fillettes ou des très jeunes Maintenon ou la naissance du théâtre d’éducation. Suivis de textes inédits, à paraître aux éditions H. Champion, coll. « Lumière Classique », ou « Images et exempla : les vertus de l’illustration dans la pédagogie du premier Saint-Cyr (1686-1719) », dans La Pédagogie par l’image aux temps de l’imprimé, du XVI e au XX e siècle, dir. Annie Renonciat, éditions du SCEREN, 2011. 10 Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Flammarion, 2010. La fabrique du féminin 3 9 filles ? En quoi ces romans sur fond d’Ancien Régime constituent-ils une « fabrique du féminin contemporain » en recyclant les valeurs constitutives d’un éternel féminin rarement interrogé ? I. Un certain rapport au donné historique : Quelle histoire ? Quand la fiction entend donner des gages de sérieux Dans Les Colombes du Roi-Soleil, le caractère d’historicité se manifeste à la fois par le contenu de la fiction et par des éléments para-textuels. Le donné historique nourrit tout d’abord le récit par divers procédés. Le recours à des personnages référentiels - Mme de Maintenon, Marguerite de Caylus, l’évêque Godet des Marais, ou les personnages de différentes Demoiselles de Saint-Cyr elles-mêmes, dont les patronymes sont attestés 11 , est le plus évident. Par ailleurs de nombreux éléments d’une histoire factuelle servent de cadre à la fiction ou en constituent des noyaux. À titre d’exemple, la fondation du pensionnat de Saint-Cyr 12 , devenu couvent en 1692, servira de point de départ à la série mais restera le cadre de certains tomes ultérieurs ; l’organisation de la représentation publique d’une tragédie racinienne constituera la toile de fond du premier volume - Esther en février 1689 - mais sera encore largement réutilisée au volume V 13 ; l’évocation de l’emploi du temps des pensionnaires avec ses temps d’instruction, les stations à l’église ou les repas pris au réfectoire rythment certaines des péripéties développées. Les éléments historiques se diffusent aussi dans la fiction par le discours des personnages et selon différentes modalités énonciatives : injonction, question 14 ou mise en garde 15 posée par un personnage dans le cadre d’un 11 La liste en est consultable en ligne sur le site www.yvelines.fr/ archives/ actu/ 1999/ Listedem/ index.htm. 12 La fiction met également en scène la translation de Rueil, lieu de la première fondation éducative charitable, au château de Noisy, qui précèdera l’installation à Saint-Cyr (II, 1, p. 13-14). 13 Dans ce volume intitulé Le Rêve d’Isabeau, le chapitre 2 est intégralement consacré à la mise en place des représentations d’Athalie. 14 « Olympe, oubliez-vous que les comédiens sont exclus de l’église ? J’ai ouï dire que Molière avait été enterré de nuit, murmura Henriette […]. » (V, 2, p. 19). 15 Prêter ainsi fictivement une inquiétude à Catherine Du Pérou, dame de Saint- Louis, permet de faire passer une information historique sur la réception d’Esther : « Il ne manquerait plus que Lestrange (N.B. une Demoiselle) fasse le parallèle avec la persécution des juifs décrite dans la pièce et la persécution des protestants par Christine Mongenot 39 dialogue fictif 16 , ou bien encore monologue intérieur du narrateur homodiégétique 17 . Ces éléments très nombreux fonctionnent comme des « mentions », introduisant régulièrement dans le texte des informations datées, qu’il s’agisse du nom d’une tragédie 18 , d’un objet particulier désormais disparu - « toton », « corps » pour le corset ou « courtine » - ou d’un geste d’hygiène précisément préconisé à Saint-Cyr 19 . Parmi ces marqueurs d’historicité, figurent bien évidemment les faits de langue qui émaillent le texte et qui sont autant de « rappels » datés. Quel que soit leur contenu, ces signaux assurent la continuité d’un univers de fiction historique qui ne prétend jamais au déplacement dans un autre univers des mentalités mais plutôt dans un répertoire de faits passés et indiqués comme tels. Quelle que soit la localisation de ces références - narration et/ ou discours des personnages - leur principe renvoie à une conception de l’Histoire comme somme de faits révolus, l’idée implicite étant que la mémorisation de cet ensemble disparate peut faire patrimoine. Dans le domaine littéraire seront ainsi véhiculés les éléments d’une hiérarchie fixée depuis la fin du XIX e siècle et inscrite dans une histoire littéraire largement scolarisée 20 : au sommet de cette hiérarchie apparemment incontestée les grands triomphateurs restent Racine, dans la série qui nous occupe, mais aussi, chez d’autres le Roi ! Tous ceux qui ont lu la pièce y ont pensé…mais se sont bien gardés de faire la remarque. » (I, 8, p. 80). 16 « Interprétez-nous un des Cantiques Spirituels », enjoint la Reine d’Angleterre à Louise (II, 7, p. 74). De la même manière, une discussion entre Demoiselles de Saint-Cyr permet de glisser la liste de livres que l’on retrouve effectivement dans le fonds des archives des Yvelines, et que le catalogue de l’exposition sur les Demoiselles et le catalogue associé (Les Demoiselles de Saint-Cyr, Paris, Versailles, Somogy, 1999) ont fait connaître : Hérode et Marianne, Traité du blason, L’Estat présent de la France, Voyage de l’Empereur de Chine…, Conversations de M lle de Scudéry (I, 5, p. 49). 17 Ainsi de Louise, semblant se parler à elle-même et déclarant : « Il avait bien légitimé les enfants de M me de La Vallière et ceux de M me de Montespan. » (II, 4, p. 42). 18 « Je lisais à Mme de Barville une tragédie chrétienne intitulée Débora » déclare Hortense, la narratrice du tome V (33, p. 324), citant la tragédie composée en 1706 par Duché de Vancy et qui figure effectivement dans le fonds des classes de Saint-Cyr. 19 « Me rafraîchir le visage et la bouche comme nous avions coutume de le faire à Saint-Cyr (N.B. Au lever) », dans IV, p. 175. 20 On mentionnera ici, selon un principe de continuité, l’Histoire de la littérature française de Lanson (1894), la collection des Grands Écrivains de la France créée chez Hachette dans la même période ou les anthologies toujours rééditées de Lagarde et Michard (1 ère parution en 1948). La fabrique du féminin 39 auteurs de littérature de jeunesse, évidemment Molière 21 . Signalons au passage que le souci d’historicité dans une série comme les Colombes aurait pu conduire, pour de multiples raisons 22 , à accorder une place de choix à un auteur comme Fénelon. Or son évocation n’est que ponctuelle et sans commune dimension avec celle de Racine. La différence de traitement est due à la circularité fermée de ces références littéraires, à un univers de références patrimoniales définitivement restreintes, transmis en l’état. Cette conception est d’ailleurs relayée par le narrateur homodiégétique lui-même, dans Charlotte la rebelle : Charlotte de Lestrange qui se trouve auprès du roi de Siam, n’hésite pas à exporter un tel patrimoine, lorsqu’elle déclare : Je lui vantai les musiques de Messieurs Lully et Charpentier, les pièces de Messieurs Molière et Racine, les sculptures de Messieurs Coysevox et Coustou, les peintures de Messieurs Le Brun et Nattier. 23 L’énumération et la mention valent donc ici culture. Un double destinataire Une autre caution est aussi apportée par le système de notes qui, quoique quantitativement léger, participe de cette transmission et garantit le fondement réellement historique de la fiction, gage de qualité. L’analyse attentive du contenu des notes sur l’ensemble de la série conduit cependant à le considérer plutôt comme un système de « signes » que comme un réel outil 21 Molière est évoqué directement, en tant que personnage, dans certains romans ou indirectement, via le personnage de Madeleine Béjart, dans un roman comme Une Robe pour Versailles (Le livre de poche, 2010). Même si c’est par le bout du ruban, il y a dans ce dernier roman et derrière ces « mentions » ou ces choix de focalisation narrative une manière très claire de réactiver cette même culture de référence. 22 Le précepteur du duc de Bourgogne, qui fut brièvement le directeur de conscience de Mme de Maintenon, et dirigea M lle de la Maisonfort à Saint-Cyr dans un moment critique, celui de la transformation conventuelle. Sa spiritualité, avant cette période, avait largement essaimé dans l’institution. Enfin son œuvre pédagogique, son influence sur la pensée éducative de son temps, mais aussi ses fictions à l’usage de la jeunesse - Dialogues des Morts ou Télémaque - auraient dû lui donner quelques titres à devenir un personnage important de la série. 23 III, 22, p. 236. À l’énumération de ces fleurons culturels, la réaction du roi de Siam est prévisible : « Il m’écoutait avec attention, m’interrompant parfois pour obtenir un détail supplémentaire ou me dire son admiration et son regret de ne pouvoir admirer toutes ces merveilles » (ibid.). Christine Mongenot 39 de compréhension du passé. Le caractère redondant de certaines notes 24 , leur faible lisibilité 25 , voire leur intérêt douteux 26 pour une lectrice d’une dizaine d’années, suggèrent que l’enjeu est sans doute moins celui de la compréhension de l’époque historique fictivement reconstituée que l’illusion que ce travail de reconstitution est sérieusement conduit. Quel peut être le destinataire de cet argumentaire indirect ? La jeune lectrice ? L’adulte prescripteur et acheteur ? La première ignore en général pratiquement tout de l’univers historique de référence et de ce XVII e siècle choisi comme cadre pour le roman ; l’univers fictif constitue pour elle le seul véritable référent. La valeur ajoutée d’un donné historique précis, exact, est donc inexistante pour la jeune lectrice puisqu’elle ne peut en évaluer la validité. En revanche, l’indice du référent historique est interprétable par l’adulte prescripteur qui y voit là un gage de sérieux et surtout le marqueur d’une valeur culturelle : la fiction ne véhicule plus seulement de la gratuité mais aussi un capital culturel d’autant plus précieux qu’une doxa contemporaine le présente comme menacé, attaqué 27 . Selon une visée didactique devenue désormais buissonnière, il sera ainsi permis au jeune lecteur de glaner ici ou là un nom de grand auteur, la référence à une institution prestigieuse, à un événement historique précis, à l’un des éléments du patrimoine national et plus largement de la culture définie comme une somme de savoirs et non comme une praxis. En arrière-plan sont ainsi activés les différents paramètres de la fabrication scolaire de l’histoire littéraire, comme de l’histoire tout court, dans la mesure où toutes deux ont partie liée avec le roman national 28 . Laurence de Cock rappelle en effet que cette lecture du passé « repose sur des jalons 24 À titre d’exemple, le mot « après-dîner » fait l’objet de plusieurs notes récurrentes (I, 8, p. 81 ; II, 1, p. 15 ; III, 8, p. 89 ou IV, 3, p. 25). Même chose pour l’expression « à la couchée » plusieurs fois paraphrasée en note par « à l’heure du coucher ». 25 Tel est le cas pour la note clarifiant l’expression « notre Église romaine », dans III, 2, p. 21 : « Dans notre Église romaine (c’est-à-dire catholique, le siège se trouvant à Rome) ». 26 « Subdivision de l’équipage », lit-on en note pour bordée, dans III, 15, p. 163. « En général l’équipage est divisé en deux bordées ». 27 La thèse est reprise avec quelques variantes et sous des titres provocateurs par Jean-Paul Brighelli (La fabrique du crétin. La mort programmée de l’école, Gawsewitch Éditeur, 2005), par Marc Le Bris (Et vos enfants ne sauront pas lire…ni compter ! , Stock, 2004) ou par Alain Finkielkraut (« La révolution cuculturelle à l’école », Le Monde, jeudi 18 mai 2000). 28 Nous empruntons ces concepts à l’ouvrage de Laurence de Cock et Emmanuelle Picard, La Fabrique scolaire de l’histoire, Illusions et désillusions du roman national, Agone, coll. Passé & Présent, 2009. La fabrique du féminin 39 biographiques (les grands hommes) et des événements emblématiques construisant une version héroïsée d’un récit constitutif de la grandeur nationale » 29 . On conçoit aisément la rentabilité du XVII e siècle de ce double point de vue puisqu’il fait se rejoindre les deux sphères où se joue une telle reconstruction : celle de la politique avec Louis XIV et celle des Belles- Lettres avec Racine. Dans Les Colombes du Roi-Soleil, ce dernier fait l’objet d’un traitement particulier : des savoirs à son sujet sont glissés dans le dialogue - nom de telle pièce de théâtre emblématique, citation de certains vers lors de sa mise en fiction (répétition ou représentation publique), substitut lexical qui rappelle la charge qui lui a été confiée. Certains passages condensent tous ces fonctionnements référentiels en même temps qu’ils érigent par des termes redondants la statue du grand auteur : - Monsieur l’historiographe du Roi nous en a fait hier une lecture, continue Mme de Maintenon, l’œuvre est admirable et il paraît que la musique de M. Moreau la sublime encore. Je vous livre le dernier vers du prologue : « Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité. » 30 La note 1 de la même page, qui précise qu’il « avait déjà écrit tous ses chefs-d’œuvre (Andromaque, Les Plaideurs, Britannicus, Bérénice, Iphigénie, Phèdre)… », conforte cette posture admirative. Un présupposé pathétique Enfin, Anne-Marie Desplat-Duc livre elle-même une seconde clé de la représentation de l’histoire qui nourrit Les Colombes : la vision pathétique. Évoquant ce qui l’a conduite à écrire : J’habite à quelques kilomètres du château de Versailles, ce qui explique peut-être ma fascination pour l’histoire. L’exposition « Saint-Cyr, Maison Royale (1999) » m’a bouleversée. Quelle émotion de voir les cahiers 31 , les livres, les jeux, les rubans des Demoiselles de Saint-Cyr ! Je me suis promis d’écrire un jour leur histoire. L’idée est restée quelques années en sommeil, le temps de publier d’autres romans. Et puis en 2003 je me suis lancée dans l’aventure fantastique de l’écriture de ce roman. Le bouleversement initial de l’auteure n’est pas anodin : il oriente la perception du XVII e siècle qui servira de cadre à la série, la peinture de l’univers scolaire de référence (l’institution de Saint-Cyr), mais aussi celle de la condition féminine à cette époque, condition fréquemment évoquée puisque 29 Ibid., p. 7. 30 I, 6, p. 56. C’est nous qui soulignons. 31 C’est nous qui soulignons. Christine Mongenot tous les personnages de premier plan de la série sont des jeunes filles « face à leur destin » 32 . L’appel prioritaire à l’émotion sans recours à l’argumentation, l’évacuation assez globale du rationnel et de l’explicatif, la centration sur l’effet sensible 33 entraîneront logiquement quelques conséquences scripturales. La première est le choix, à partir du deuxième volume de la série, d’un mode de narration en focalisation interne : le narrateur homodiégétique, toujours une des Demoiselles, conduira ainsi un récit à la première personne, livrant de l’intérieur la perception des événements. Ce choix qui vise à favoriser la lecture empathique contient en lui-même un risque : celui de transformer la voix de la narratrice censée écrire au XVII e siècle en une voix toute contemporaine, en particulier lors des retours analytiques sur les expériences vécues, passées par le filtre du discours psychologique moderne 34 . La lecture des événements par une pensionnaire du XVII e siècle, si le but visé était celui d’une vraisemblance historique, imposerait une rupture avec des catégories modernes de perception : la dimension religieuse y aurait une place considérable, la dimension du sujet comme tel une place secondaire, etc. La voix 35 ferait entendre les fractures du temps non seulement au plan linguistique mais au plan des mentalités. Dans Les Colombes du Roi-Soleil, la focalisation adoptée aboutit au contraire à rapprocher les deux 32 Le prédicat est ici utilisé en référence au film autrichien Sissi face à son destin (Sissi - Schicksalsjahre einer Kaiserin), réalisé par E. Marischka en 1957, et nommé l’année suivante pour la palme d’or au Festival de Cannes. 33 Ces choix ne sont pas propres à Anne-Marie Desplat-Duc ; on les retrouve quoique orientés par d’autres intentions chez les réalisateurs des deux films qui ont pris Saint-Cyr comme cadre ces dernières décennies : L’Allée du Roi (Nina Companéez, 1995) et Saint-Cyr (Patricia Mazuy, 2000). Pour ce dernier nous renvoyons aux stimulantes analyses de Rotraud von Kulessa et Dominique Picco, dans Siècle classique et cinéma contemporain, Biblio 17, 179, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2009. 34 On citera à titre d’exemple le commentaire de la narratrice Gertrude : « La crainte d’être découvertes faisait battre nos cœurs et augmentait, je crois, notre plaisir de transgresser l’interdit » (Gertrude, I, p. 17). Cette mise en perspective psychologique et moderne des faits apparaît aussi dans le discours des personnages euxmêmes : « allons, Charlotte, vous dramatisez », (I, 3, p. 31) ; « je lui ai répondu que je voulais prendre mes distances avec ma mère qui m’avait élevée dans la foi huguenote » (ibid.) ; « elle refuse de se laisser dominer par son angoisse (12, p. 124/ Louise) ; « vous ôter votre timidité maladive, et le théâtre est une excellente thérapie » (9, p. 90/ Mme de Maintenon à Hortense). 35 Nous employons le terme au sens anthropologique que lui donne aujourd’hui une historienne comme Arlette Farge dans son Essai pour une histoire des voix au dixhuitième siècle, Bayard, 2009. La fabrique du féminin univers, les réactions anticipées chez la jeune lectrice contemporaine alimentant en retour un personnage-miroir fort éloigné de l’univers culturel et mental propre à la petite noblesse dans la seconde moitié du XVII e siècle. L’écart anthropologique entre la narratrice fictive et la lectrice virtuelle, déclencheur possible de l’activité imaginaire, est aboli au profit d’une empathie immédiate mais qui, par contrecoup, fait obstacle à toute autre lecture des événements rapportés. Ainsi lorsque, au tome VIII de la série, deux Demoiselles exposent leur point de vue convergent sur Godet des Marais : - Tous nos maux viennent de M. Godet des Marais, nouvel évêque de Chartres qui est le supérieur diocésain de notre maison. Il voit le mal partout. Il a juré de remettre notre institution dans le droit chemin, dont d’après lui nous nous sommes éloignées en jouant la comédie. - Hier il est venu célébrer la messe. Il a tout du corbeau : il est maigre à faire peur. Il a un nez d’aigle et un regard qui perce jusqu’au fond de l’âme. 36 La narratrice homodiégétique qui rapporte l’échange, et qui est elle-même une Demoiselle, ne peut que renforcer cette lecture dans son commentaire, ratifiant l’explication psychologisante de la transformation conventuelle de 1692 ainsi fournie : la réforme de Saint-Cyr, relue de manière univoque, n’est finalement imputable qu’au méfait d’un méchant personnage déjà évoqué plus haut, l’évêque de Chartres, Godet des Marais, assimilé par le biais de métaphores convergentes (l’aigle, le corbeau) au grand inquisiteur 37 . Ce qui est donc ainsi délivré, chemin faisant, est une « leçon d’histoire » implicitement organisée dans une fiction elle-même dominée par la catégorie du sentiment et des affects. Ceux-ci constituent le mode explicatif implicite mais prégnant des événements historiques, la complexité des accès à la compréhension du monde étant ramenée à cette logique unique et niveleuse. Seront ainsi assimilées la crise politique et la crise sentimentale personnelle, le politique n’étant ici qu’un élargissement de l’espace des relations sentimentales : Je n’étais pas la seule à me désespérer (N.B. de ne pas pouvoir sauver son amoureux François), déclarera Charlotte. Monsieur l’ambassadeur ne réussissait pas à obtenir une audience avec le Roi pour lui faire signer le traité accordant des privilèges aux missionnaires venus s’installer dans son royaume. 38 36 VIII, 10, p. 178. 37 « C’est le seul point noir de ces réjouissances, car aucune de nous ne parvient à se faire à son profil d’aigle et à ses petits yeux qui nous fouillent jusqu’à l’âme » (VIII, 12bis, p. 196). 38 III, 21, p. 221. Christine Mongenot Des réactions « modernes » Favorisée par le choix du point de vue interne, motivée par la volonté d’entretenir l’empathie avec la lectrice, cette relecture sentimentale du XVII e siècle historique est par voie de conséquence organisée par des catégories de représentation et par une hiérarchisation des valeurs radicalement modernes, éloignées en tout cas de celle qui permettrait de construire une approche anthropologique, même modeste, du XVII e siècle. Au sommet de cette hiérarchie se retrouvent placés l’individu et son libre arbitre. À partir de ce postulat implicite, la vie de la jeune pensionnaire du XVII e siècle est d’emblée posée comme une condition barbare : on l’enferme pour l’éduquer avant de la marier malgré elle, le mariage devenant la couverture juridique du viol par le mari imposé. Évalué à l’aune de nos valeurs contemporaines, et par un glissement rapide, le sort de la jeune pensionnaire du XVII e siècle, est donc directement assimilé à celui d’un prisonnier 39 . Dans l’écriture se développeront ainsi, au fil des volumes de la série, le motif de la prison et ses images : la cellule avec une note insistant sur l’exiguïté des lieux 40 , la convocation au bureau de Mme de Maintenon (surveillant général), les murs, l’enfermement… La représentation d’un univers carcéral est elle-même reconfigurée à partir d’une autre référence, image superlative de l’enfermement, celle du camp de concentration. C’est cette seconde image et non le réel historique qui active la reconstitution de scènes comme celle de l’appel aux 39 Un chercheur comme G. Snyders, quoique travaillant sur le réel historique et non sur la fiction, n’a pas échappé à cette représentation monolithique de l’institution scolaire dans La Pédagogie en France aux XVII e et XVIII e siècles, PUF, 1965. Il l’a présentée comme un « grand enfermement », appuyant essentiellement ses analyses sur des prescriptions institutionnelles et des règlements. Des travaux fondés sur des sources archivistiques, comme ceux de Dominique Julia ou ceux de Dominique Picco pour Saint-Cyr, ont au contraire souligné l’écart entre ces discours et certaines pratiques effectives à l’époque, conduisant à nuancer leur représentation. 40 « Petite chambre attribuée aux religieuses et qui a pour tout mobilier un lit étroit et un crucifix au mur » (VIII, 2, p. 30). L’association à la prison est favorisée par des formules ambiguës dans le dialogue : « quant à vous, vous passerez la journée en prière dans une cellule » (VIII, 2, p. 30) ; elle est explicite dans la narration d’Isabeau évoquant sa punition : « c’était une pièce minuscule dans laquelle il y avait un lit étroit, un prie-Dieu et une grande croix de bois au mur. J’y pénétrai, elle en sortit immédiatement et j’entendis la clef tourner dans la serrure. J’étais prisonnière. » (V, 12, p. 149). La fabrique du féminin Madelonnettes où est enfermée Gertrude 41 ou de la punition collective 42 située dans la cour de Saint-Cyr. On notera le caractère invraisemblable de cette scène en extérieur dans une institution dont l’on craignait par-dessus tout d’ébruiter les éventuels dysfonctionnements. La modification est sans doute appelée par le modèle de la scène d’exécution révolutionnaire, fréquemment représentée au cinéma 43 : La plus âgée des Dames de Saint-Louis monta à son tour sur la plate-forme et arracha un à un les rubans bleus de ma robe, puis elle me dévêtit et me laissa en chemise. C’était une première humiliation. Une novice m’ôta ensuite mon bonnet et en quelques coups de ciseau me coupa les cheveux comme si j’allais être mise à mort. Le bruit de ciseaux et leur contact froid sur ma nuque me firent frissonner. […] Le premier coup de fouet qui s’abattit sur mon dos me surprit. Je serrai les dents pour qu’aucun cri ne m’échappe. 44 La métaphore du grand enfermement rend donc compte de la vie de la pensionnaire saint-cyrienne ; l’image carcérale est aussi celle qui dominera la représentation du mariage, couplée avec celle de l’esclavage. Son caractère abominable est à l’origine d’une dynamique fictionnelle dans laquelle le motif de la fuite, de l’évasion génère des péripéties récurrentes - voyages sous un déguisement et/ ou sous une fausse identité, cachette ou hébergement auprès d’un protecteur ou d’une protectrice, recours au soutien d’une amie - même si les voies de la liberté, on le verra plus loin, sont peutêtre moins ouvertes qu’il n’y paraît. Loin d’être exhaustif, ce premier repérage permet d’établir le primat sentimental de l’ensemble du système de représentations structurant cette série. Reste à s’interroger sur la relation entre la grille de lecture du XVII e 41 « La cloche nous ordonnant de nous rassembler dans la cour retentit. Nous nous plaçâmes en rang, comme nous en avions l’habitude tous les matins et tous les soirs pour l’appel… Chaque patronyme prononcé tombait dans un silence lourd… » (VIII, 7, p. 102). 42 « Quatre jours plus tard, nos maîtresses nous ordonnèrent de nous ranger dans la cour. Mme de Maintenon allait nous parler… Mme de Maintenon nous informa que Mme de Crécy avait été empoisonnée […] » (VIII, 4, p. 53). La barbarie du kapo nazi imposant la station debout aux faibles déportés n’est pas loin lors de cette scène collective : « beaucoup de Demoiselles s’évanouirent à ce spectacle. Nous fûmes obligées de les soutenir car Mme de Maintenon avait donné l’ordre qu’aucune de nous ne fût évacuée avant la fin » (VIII, fin du chap. 13, p. 162). Nous soulignons. 43 Nous renvoyons ici à l’ouvrage collectif Les Écrans de la Révolution, Vertigo, 1989. 44 VIII, 5, p. 70-71. Christine Mongenot siècle livrée par cette fiction historique et le lectorat spécifique visé, en l’occurrence de toutes jeunes filles. II. Le XVII e siècle raconté aux filles Des stéréotypes très productifs : une vision du pensionnat remodelée par la tradition littéraire en littérature de jeunesse et par les fictions audiovisuelles Dans la série des Colombes, la visée d’un lectorat féminin oriente la construction d’ensemble et la mise en scène de la réalité historique. La représentation de la vie à Saint-Cyr, centrale dans les deux premiers tomes de la série, résiduelle dans l’avant-dernier volume où elle n’est plus qu’un procédé de rappel pour faire lien avec les tomes précédents, passe ainsi par l’activation de quelques topoï sur la vie collective. Celui du groupe en ébullition, que nous appellerons le motif de la volière, en fait partie : [D]ès qu’elles sont certaines que la marquise ne peut pas revenir les surprendre, et contrairement au règlement, elles se mettent à caqueter ; les filles se détendent en pépiant comme des moineaux. 45 Anne-Marie Desplat-Duc reprend là une représentation du groupe féminin véhiculée par de nombreux « romans de pensionnat », popularisée dès 1905 par la fiction emblématique de F. H. Burnett : Little Princess, mais aussi largement médiatisée auprès des jeunes lectrices par son adaptation télévisuelle 46 . Le topos se retrouve dans Les Petites Pensionnaires 47 qui se veut une suite explicite du roman de F. H. Burnett. Hilary McKay y évoque le groupe féminin en des propos que ne renierait pas l’auteure des Colombes du Roi-Soleil : Alors murmures et chuchotis firent place à des babillages et bavardages effrénés qui retentissaient à travers toute la maison, se répandant comme une traînée de poudre dans les escaliers, sur les paliers et dans les 45 I, 8, p. 78 et 16, p. 162. 46 En 1985, le roman a été adapté en dessin animé, par un réalisateur japonais, sous le titre Princesse Sarah et diffusé en une cinquantaine d’épisodes. La série est régulièrement rediffusée et constitue encore une référence de la culture enfantine télévisuelle, en particulier pour les fillettes. 47 Gallimard Jeunesse, 2010. La fabrique du féminin chambres. Quant à la salle d’étude, c’était une véritable volière : on ne s’y entendait plus. Chacune y allait de ses supputations et spéculations… 48 Que l’on médite ou non sur le déploiement privilégié de la métaphore aviaire dans ces romans pour filles, quelques représentations s’affirment : le groupe des jeunes pensionnaires est rarement posé, rationnel ; il s’agite, il bruisse et le babillage semble la modalité première du logos féminin. Ne s’agirait-il pas là précisément d’un éternel féminin ? On serait tenté de le croire si l’on rapproche le texte de la quatrième de couverture de deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc, l’un appartenant à la série « historique » des Colombes, l’autre à une série contemporaine écrite par la même auteure, intitulée Stéphi la star. Le noyau fictionnel est le même - la perspective d’une représentation et la logique du casting 49 . Au XVII e siècle : Le célèbre monsieur Racine écrit une pièce de théâtre pour les élèves de madame de Maintenon, les Colombes du Roi-Soleil. L’occasion idéale pour s’illustrer et, qui sait ? , être remarquée par le Roi. L’excitation est à son comble parmi les jeunes filles. Y aura-t-il un rôle pour chacune d’entre elles ? 50 Et en 2010 : Quelle agitation avant le concert de Stéphi ! La tension est à son comble dans les coulisses. Il reste encore à régler les détails d’une chorégraphie et l’oncle Claude met tout le monde sous pression. Pourvu qu’Axel et Laura aient le temps de montrer à Stéphi les chansons qu’ils ont composées pour elle ! Mais la jeune star semble préoccupée : qui donc lui a envoyé ce mystérieux bouquet de lilas blanc ? 51 Que le discours soit ici tenu par l’éditeur est secondaire : la narration romanesque correspond exactement à cette présentation programmatique de la fiction : dans les romans situés au XVII e siècle comme dans ceux qui prétendent mimer le monde contemporain, les jeunes filles rassemblées ne sont qu’ébullition et rivalités chuchotées, leur projet d’existence prend place sur le fond de star system. Mais le bavardage, modalité privilégiée du jeune personnage féminin, est encore mis en scène à partir d’un autre motif, fortement récurrent dans la série Les Colombes du Roi-Soleil, celui de la confidence nocturne au 48 On le retrouve à l’identique dans le roman de Célia Rees, La Balade de Sovay (Seuil, 2009). 49 Cette matrice de bien des fictions audiovisuelles contemporaines concerne le spectacle vivant (danse, théâtre, musique) mais aussi le mannequinat. 50 Les Comédiennes de Monsieur Racine (I), op. cit., 4 e de couverture. 51 Le Concert, dans la série Stéphi la star, J’ai lu, 2003. La série est publiée dans la collection « scènes de vie ». Christine Mongenot 40 dortoir. S’il n’est pas impossible, historiquement, d’imaginer que cette situation ait pu se produire à Saint-Cyr malgré le travail de surveillance des dortoirs constamment présenté comme une priorité 52 , à l’inverse sa très haute fréquence d’utilisation dans la série est rien moins que vraisemblable. Simple procédé pour permettre de faire avancer la narration - elle fait en effet jouer de nombreuses prolepses - et indépendamment des conditions de vraisemblance de toutes ces conversations impunément conduites dans le Saint-Cyr de la fin du XVII e siècle, le motif réinstalle aussi la confidence comme une pratique centrale des relations entre filles, image-miroir offerte aux jeunes lectrices 53 , en même temps qu’elle s’inspire de scènes stéréotypées largement diffusées par le roman de pensionnat comme par nombre de fictions audiovisuelles contemporaines 54 . Cet homme que je ne saurais voir : la sexualité entre violence et euphémisation Mais l’univers du pensionnat permet aussi de mettre en scène la seule question qui vaille finalement, celle de l’amour. En effet, à quoi les jeunes pensionnaires du XVII e siècle, désormais assimilées à des prisonnières, peuvent-elles rêver, si ce n’est au prince charmant, comme le montre le résumé de la situation observée par Louise au tome II ? Pourtant l’atmosphère n’était plus la même. Esther avait bousculé la vie de Charlotte et d’Hortense. La première ne rêvait que de fuir Saint-Cyr pour goûter aux plaisirs de Versailles et revoir François, son fiancé. La deuxième, qui avait rencontré Simon parmi les spectateurs hésitait encore entre cet 52 « Je crains toujours qu’on ne veille pas assez les pensionnaires, c’est pourtant ce qu’il y a de plus essentiel : il faut les veiller nuit et jour. Elles apprennent souvent dans les couvents ce qu’elles auraient ignoré dans le monde. J’en ai vu une qui avait traîné à la Cour dans toutes les salles des gardes et les antichambres des laquais, ayant conservé son innocence, et qui la perdit dans un couvent. Le mal qu’elle fit dans sa classe ne se peut exprimer. Grâce à Dieu, il n’en est rien, mais c’est depuis qu’on ne les perd jamais de vue et qu’elles ne se disent pas un mot tout bas. » (Mme de Maintenon, lettre du 19 mars 1713 à Mme de la Viefville, abbesse de Gomerfontaine). 53 Voir le numéro spécial de la revue Autrement et l’enquête sur les goûts des filles. 54 La scène de bavardage au dortoir, espace de l’intimité dans un lieu voué au collectif, se retrouve ponctuellement dans des films aussi différents et éloignés dans le temps que Les Diaboliques (1954), Au revoir, les enfants (1987) ou Les Choristes (2003). Elle n’est pas à ce titre un topos genré mais c’est sa haute fréquence d’utilisation dans le roman pour filles qui lui donne cette caractéristique. La fabrique du féminin 40 amour inattendu et l’existence monacale à laquelle elle se croyait destinée. 55 Ce qui semble une conséquence éminemment naturelle dans une fiction assimilant le pensionnat du Grand Siècle à une prison, comme nous l’avons montré plus haut - tout prisonnier n’attend-il pas sa grâce ou son libérateur - permet ainsi d’activer des représentations existentielles susceptibles de nourrir l’imaginaire prêté aux jeunes lectrices d’aujourd’hui 56 . Le fond historique est réel : à vingt ans les Demoiselles de Saint-Cyr, parvenues au terme de leur scolarité, pouvaient être dotées et sortir du couvent pour se marier, y rester pour être religieuses ou bien encore devenir religieuses d’autres couvents. Cette réalité connaît tout d’abord une série de glissements dans Les Colombes du Roi-Soleil, pour des raisons assez évidentes : la condition de religieuse est moins évidemment productive au plan fictionnel ; à l’inverse le mariage voulu ou subi - c’est très souvent le cas dans Les Colombes - permet d’élargir le cadre, de multiplier les péripéties et de renouer avec les caractéristiques du roman d’aventures. Mais, dans l’univers d’Anne-Marie Desplat-Duc, l’omniprésence de la relation amoureuse ne se justifie pas seulement fonctionnellement : c’est elle qui constitue la logique forte sous-jacente aux différentes situations présentées, c’est à partir de cet idéal que se définissent toutes les actions et les comportements des héroïnes de la série. Ainsi, la représentation d’Esther consacre surtout le coup de foudre d’Hortense pour Simon, la vocation d’enseignante d’Isabeau réoriente une capacité amoureuse inemployée, la corsaire Henriette touchera terre dans l’extase d’un amour d’enfance retrouvé ; aux confins du Nouveau Monde enfin, Gertrude trouvera une rédemption en échappant à son mari animal pour épouser un huron heureusement fréquentable, ancien soldat du roi. Horizon indépassable de la réalisation féminine, la relation amoureuse, sa naissance, ses obstacles constituent le cœur de la fiction dans chacun des volumes de la série. Comme pour le pensionnat, la fiction propose une « réécriture » de la condition féminine au XVII e siècle et fait glisser le mécanisme social historiquement attesté - la jeune fille du XVII e siècle ne choisit pas et le mariage obéit à des logiques familiales, patrimoniales qui laissent peu de place au choix individuel - vers une mise en fiction outrant les situations puisqu’elles contreviennent à la valeur reine du libre arbitre de l’individu. Dans cette 55 II, 3, p. 34. 56 La construction de telles fictions répond à un système clos : dans la même veine et pour la littérature destinée aux adultes, Marc Lévy a par exemple explicitement exposé comment il concevait ses romans en s’inspirant d’enquêtes d’opinion sur les préoccupations de ses lectrices virtuelles. Christine Mongenot 40 logique et selon une relecture empathique et pathétique du XVII e siècle, l’impossibilité de choisir son conjoint constitue donc la violence maximale faite à la jeune fille. Dans l’ordre de la fiction cette violence s’exprimera donc à travers deux motifs eux aussi récurrents : celui du viol légal et celui du marché aux esclaves. Le viol est l’écueil que Gertrude évitera mais qui la guette aux détours des propos de son conjoint non choisi : - L’avantage c’est qu’on aura le temps de faire un petit…, confie-t-il à Gertrude ; jusqu’à ce jour d’hui, j’ai travaillé comme une bête et j’étais si fatigué que j’avais plus de force pour…enfin tu me comprends. Je ne le comprenais que trop bien et la perspective d’être dans la maison avec lui ne me réjouit pas. 57 L’aposiopèse centrale dans le discours de Léon, comme la litote finale dans celui de Gertrude, expriment en creux le viol conjugal menaçant. L’effroi devant le mariage forcé se traduit par le motif récurrent du « vieux barbon », expression que l’on retrouve aussi bien dans le discours direct des Demoiselles-personnages, que dans celui de la narratrice homodiégétique 58 . Tout le troisième volume de la série est ainsi centré sur la situation d’Éléonore mariée à l’un de ces vieux barbons si fréquemment évoqués dans la série et auquel elle essaye d’échapper. Le motif de la jeune fille poursuivie, tentant de fuir, est encore développé d’une autre manière au volume V et hors mariage cette fois, par la tentative de viol que subit Isabeau, employée au service de la petite Victoire, auprès de la princesse de Condé, sa mère. Dans ce volume le viol est annoncé dès la première rencontre : - Oh… ricana le Prince (Condé). Une Colombe de Sa Majesté ! Mes joues s’enflammèrent. - Oui. Une Colombe, insista la princesse. - Aussi timide et pure que ce bel oiseau, reprit le prince en saisissant mon menton dans sa main pour me forcer à lever le visage. 59 Selon une gradation étudiée, le viol menace dès le chapitre 16 : le prince « ne se priva pas de me reluquer et je sentis la brûlure de son regard sur ma 57 VIII, 14, p. 226. 58 Nous en avons recensé deux ou trois emplois de cette formule qui constitue une véritable collocation, dans chacun des volumes. Le portrait de l’ambassadeur de Saxe Watzdorf, qui veut épouser Éléonore la développe en une description sans appel : « …abominablement vieux…Il n’a plus de dents, le visage ravagé par la petite vérole et de grosses verrues sur les joues. Lorsqu’il s’est mis debout, il penchait d’un côté et, s’il n’avait pas eu de canne, il serait probablement tombé. » (selon Olympe, V, 14, p. 170). 59 V, 16, p. 98. La fabrique du féminin 40 gorge dénudée », note la jeune narratrice. Il est pratiquement physiquement exécuté au chapitre 18, si l’on suit toujours son témoignage : Il me prit la main, la serra violemment, et commença de l’autre l’exploration de ma poitrine. En un éclair je compris le dilemme auquel je me trouvais confrontée : soit je luttais pour lui échapper […] soit je lui cédais, mais la honte me ferait mourir. Dans les deux cas, j’étais perdue. 60 Cette scène d’hallali sera précisément rompue par l’arrivée de chasseurs et la poursuite effective d’un « cerf affolé ». Poussant jusqu’au bout le parallélisme, Anne-Marie Desplat-Duc fait déclarer au prince de Condé qui éperonne son cheval pour poursuivre la bête : « Elle est à moi ». L’autre motif qui permet de développer la violence du mariage non consenti dans la série est celui de la vente des esclaves. Il est mis en scène comme tel dans le volume Gertrude et le Nouveau Monde où l’héroïne, mise à l’encan, se retrouve mariée par le choix brutal de Léon Gardiner, déclarant à la cantonade : « J’prends celle-là. Elle manque de tétons mais elle semble résistante… ». La réaction de la narratrice lorsqu’il reviendra sur ce choix en le regrettant devant sa mauvaise volonté - « T’étais pas la plus grasse ni la plus jolie », constate-t-il - est sans appel : « J’étais écœurée » 61 . Cette scène a son pendant dans l’univers saint-cyrien où il connaît une adaptation imposée par le cadre conventuel. C’est dans Gertrude et le Nouveau Monde que la scène prend place pour donner lieu cette fois à une variation voyeuriste : Dès qu’elle eut quitté la pièce, Marguerite s’approcha de la grille de bois qui séparait la pièce en deux et dit aux personnes placées de l’autre côté : - Voici les demoiselles dont je vous ai parlé. […] Je restais plantée, gauche et rougissante, sachant que de l’autre côté on m’observait. […] Ma fierté, mise à rude épreuve, se rebella et je m’enhardis jusqu’à chercher à apercevoir celui qui me scrutait. La pièce où il se trouvait était dans l’ombre mais je distinguai un homme jeune et assez grand, et un autre, le dos voûté par le poids des ans, appuyé sur une canne. Ce dernier était certainement l’ami de Marguerite, qui, ne pouvant plus se déplacer seul, avait sollicité l’aide d’un parent ou d’un domestique pour l’accompagner. […] J’étais au supplice. 62 On ne peut que s’étonner d’une telle mise en scène, surimposant une scène largement exploitée par la littérature érotique à la situation ordinaire de visite au parloir à Saint-Cyr : les jeunes pensionnaires qui n’avaient droit qu’à une visite par quartier, voyaient évidemment leurs parents à visage découvert, quoique la conversation tenue fût surveillée par une dame de 60 V, 18, p. 218-219. 61 VIII, 11, p. 173. 62 Ibid., 14bis, p. 240. Christine Mongenot 40 Saint-Louis. Et si Mme de Maintenon fut parfois accusée de quelques mariages contraints, leur organisation relevait sûrement plus de tractations extérieures que d’une rencontre qu’elle aurait organisée comme une mère maquerelle, image sous-jacente à l’épisode 63 . Un tel glissement n’est donc pas anodin : au-delà de son invraisemblance, c’est sa violence qui paraît ici intéressante. En effet, outrer les représentations du mariage non consenti à travers des images à la limite de la violence acceptée dans ce type de série et pour ce segment d’âge 64 , permet a contrario de leur opposer un versant positif du rapport à l’autre sexe. Celui-ci impliquera alors une euphémisation de la sexualité dans cette relation - le baiser et sa légèreté en sera l’illustration - et la déréalisation de la relation amoureuse vécue sur un mode extatique - le « transport ». L’amour foudroyant et le masculin adorable Les Colombes du Roi-Soleil cultivent en effet le paradoxe de présenter l’amour foudroyant comme une alternative à la privation de liberté que concrétise le mariage non consenti. Par un retournement nulle part justifié, la liberté des jeunes héroïnes de la série consiste à se plier à une autre loi tout aussi impérative : celle d’un amour foudroyant, fondant littéralement sur elles. Dans les images qui mettent en scène le processus, celui-ci s’opère toujours selon un processus descendant, comme dans la scène rapportée par la narratrice dans Le Secret de Louise : Soudain, une main se posa sur mon épaule, je tressaillis. - Quel énorme chagrin ! me dit une voix masculine. Dieu quelle honte d’être ainsi surprise, agenouillée contre la pierre, la robe souillée de terre, les yeux rougis, les cheveux décoiffés ! [...] Ensuite, il s’inclina devant moi et m’assura : - « Eh bien, à partir de ce jourdhui, je serai votre chevalier […]. » 65 63 L’image est encore reprise dans un propos d’Olympe : « C’est Mme de Maintenon qui devrait avoir honte de nous proposer comme de vulgaires marchandises à des hommes avides de notre jeunesse. […] Hélas, enfermée, dans Saint-Cyr, nous ne pouvons que nous soumettre. […] Tout me semble préférable aux murs de Saint- Cyr » (Olympe, dans V, 14, p. 171 et p. 173). 64 Dans une enquête modeste auprès de douze étudiantes, anciennes lectrices de la série, où il leur était demandé d’évoquer deux scènes qui les avaient marquées dans Les Colombes du Roi-Soleil, la scène de voyeurisme a été citée par toutes les jeunes femmes ; les autres références, à l’exception de deux réponses, se partageaient entre la scène du viol manqué avec l’image de la biche (citée quatre fois) et celle de Gertrude mise à l’encan sur un place publique du Nouveau Monde (citée 2 fois). 65 II, 11, p. 120-121. La fabrique du féminin 4 Le regard de la jeune fille du XVII e siècle dans Les Colombes ne connaît qu’une orientation ascendante vers l’objet masculin, qu’il s’agisse de l’homme aimé ou même du père 66 dans une logique d’adoration. Entre dégoût et adoration, la relation à l’autre sexe ne risque donc guère d’emprunter les voies d’une quelconque véracité, voire d’une simple vraisemblance, historique ou non. Dans le XVII e siècle reconstruit pour les jeunes lectrices, la distribution des caractères amoureux, au sens théâtral du terme, est aussi socialement programmée de manière intangible : aux pauvres et aux rustres les bas instincts 67 et le désir de posséder physiquement les jeunes filles 68 , aux jeunes aristocrates ou aux gens de qualité les amours pures, la délicatesse. Le prétendant en ce cas « picore » la jeune fille de baisers et son haleine n’est jamais qu’un « léger souffle », ses gestes envers elle effleurements ou caresses 69 . La leçon binaire sur le monde ainsi délivrée passe naturellement dans les propos d’une narratrice empathique, ainsi qu’un profond conservatisme dans la peinture de la rencontre amoureuse, apparemment inévitable pour ces jeunes filles du XVII e siècle : celles-ci succombent au coup porté par une force extérieure, ne provoquent quasiment jamais la relation mais déploient en revanche une grande énergie, une fois la sentence amoureuse tombée, pour permettre à ce programme existentiel de s’accomplir. 66 L’adoration se trouve d’autant plus légitime lorsque la figure masculine condense celle du père et du Roi : « J’eus alors la suprême audace de lever le visage vers lui. Nos regards se croisèrent. Je baissai promptement le mien, mais j’eus la certitude qu’il avait compris que je savais qu’il était mon père. » (II, 9, p. 100-101). 67 « Léon s’abreuvait au goulot d’une bouteille de vin qu’il n’avait pas oublié d’emporter, alors qu’il n’avait pas prévu d’eau. » (VIII, 11, p. 175) ; « Je n’étais donc pas prête à vivre avec un rustre dans une cabane de planches. » (ibid., 12, p. 186). 68 Le prétendant repoussant de Gertrude en est la parfaite illustration : « Il devait avoir dans les quarante ans, était petit, râblé, le poil noir et dru. Je me raidis […] Léon Gardiner […] J’ai nom Gertrude de Crémainville. Grand dieu, jura-t-il, une fille de la haute ! Si on m’avait dit un jour que je fricoterais avec la noblesse…vrai, quelle revanche pour un simple soldat de Sa Majesté ! Content de lui, il se tapa sur les cuisses en s’esclaffant. » (ibid., p. 170-171). Pour parachever la stigmatisation de ce mari imposé, violeur virtuel, l’auteure le gratifie aussi d’un « sourire édenté » et finit par en faire un « ivrogne » (p. 191). 69 Hortense livre : « J’avais du mal à suivre son analyse. Il me prit dans ses bras, me serra contre lui. Je sentis son odeur et ses cheveux me caressèrent délicieusement la joue… Tout mon être s’affola. Son souffle chatouilla mon cou. » (IV, 3, p. 39). Christine Mongenot 4 Les femmes font et défont les maisons 70 : vertus et défauts féminins À ce conservatisme s’ajoute enfin une stabilité absolue des valeurs traditionnellement associées au sexe féminin et le constituant en genre social. J’évoquerai ici quelques éléments qui participent également de cette fabrique du féminin. On retrouve ainsi parmi les vertus associées à la jeune fille du XVII e siècle dans la série des Colombes du Roi-Soleil, la plupart des qualités que Mme de Maintenon prônait dans ses conseils aux Demoiselles à la fin du XVII e siècle : l’industrie, le soin et l’esprit de dévouement dont le sentiment maternel constituera une variation. Sur le versant des défauts anodins concédés aux pensionnaires du XVII e siècle dans la fiction, la coquetterie reste elle aussi l’apanage de ces jeunes filles et « l’esprit de chiffon » une de leurs caractéristiques prédominantes. Au rang des vertus premières figure donc l’industrie féminine, susceptible de faire naître quelque chose du rien. La bricoleuse du quotidien morose qui voudrait « planter quelques rosiers pour égayer le devant de la maison » 71 faute de fleurs onéreuses, trouve toujours une autre solution : […] je cueillis un énorme bouquet de fleurs champêtres, puis je l’arrangeai harmonieusement dans la cruche pleine d’eau. Il donnait à cette pièce misérable un air chaleureux qui me ravit. 72 Le motif de la transformation industrieuse est déjà présent dans les Quatre filles du Docteur March (1868) - que l’on se souvienne de l’ingéniosité qui préside à la confection de robes de bal dans ce cercle de pauvreté - dans En famille d’Hector Malot (1893) ou dans La Petite Princesse 73 . Récurrent dans le roman pour la jeunesse, il est construit de manière stable autour d’un personnage féminin. Les Colombes d’Anne-Marie Desplat-Duc s’insèrent donc dans une lignée de jeunes filles ménagères qui déclinent l’art de faire des merveilles avec des riens. Plus prosaïquement d’ailleurs, la petite pensionnaire, dans la série des Colombes, lavera et repassera son jupon pour lui donner une seconde vie, se montrant ainsi apte à mettre en œuvre ce recyclage qui caractérise la vertu d’économie. Contrainte à la vie conjugale 70 Titre de l’un des Proverbes dramatisés que Mme de Maintenon a composés pour les Demoiselles de Saint-Cyr. 71 « Mais Léon s’exclama : ‘…dépenser de l’argent pour des fleurs, c’est non ! ’ » (VIII, 13, p. 202). 72 VIII, 17, p. 291. 73 L’art de conter que déploie Sara dans ce roman relève précisément de cette même industrie : elle « arrange » ainsi le quotidien douloureux et morose de la même manière qu’elle peut, matériellement cette fois, organiser un véritable festin à partir d’accessoires ordinaires (La Petite Princesse, Casterman, 1998, p. 190-193). La fabrique du féminin 4 d’une paysanne, c’est elle encore qui assurera la bonne gestion : « la truie nous donneraient des porcelets que nous engraisserions avant de les revendre un bon prix », suggère Gertrude à son mari mal dégrossi 74 . Par un autre biais, la préservation des choses, le soin qui leur est accordé, font aussi partie de cet ethos féminin conçu comme modération et retenue. Cet impératif est si profondément ancré qu’au cœur même de situations dramatiques, une dragonnade par exemple, le « réflexe » féminin joue encore : J’y passai des heures (N.B. dans une haie pendant la dragonnade) qui me semblèrent une éternité, suçant le sang qui perlait sur ma peau dans un réflexe dérisoire pour ne pas tacher ma jupe et mon bustier pourtant déchirés par les branches qui m’entraient dans le corps. 75 Les conséquences d’un billet caché sur soi sont ailleurs redoutées mais mêlées à la culpabilité implicite devant le vêtement taché : […] en espérant que l’encre ne me trahirait pas en salissant le tissu de mon vêtement. 76 Dans un autre épisode, et alors que l’héroïne est en pleine quête d’identité, la recherche de renseignements sur sa mère inconnue ne l’empêche pas de songer à sa mise, tout esprit de séduction n’étant sans doute pas mort pour autant : Je n’avais pas envie de me présenter devant le chevalier dans le même état que lors de notre première rencontre, la robe souillée et les cheveux défaits. 77 Derrière le soin des choses, le souci de la toilette peut donc s’exprimer sur un autre versant, celui de la coquetterie. C’est, dans Les Colombes du Roi- Soleil, non seulement un petit travers toléré chez le personnage, mais une tendance fortement flattée chez la jeune lectrice qui se voit à tout instant conviée à « parler chiffon ». Cette composante est centrale dans la construc- 74 VIII, 13, p. 202. 75 III, 2, p. 19. 76 VIII, 14bis, p. 237. 77 II, 12, p. 136. Ce souci d’être bien mise, l’exigence de soin sont toujours présents dès que la tension de l’aventure se relâche et l’impossibilité d’y répondre est un inconfort supérieur à celui de la situation si dramatique soit-elle par ailleurs : « Je regrettai seulement de ne pas avoir un peigne pour me coiffer, ni aucun onguent pour m’adoucir la peau. », déclarera Hortense (IV, 7, p. 62). Christine Mongenot 4 tion de ces univers pour filles : présente comme une passion chez les auteures elles-mêmes 78 . On peut, dans la série d’Anne-Marie Desplat-Duc, parler d’une omniprésence du vêtement et de la toilette. Simple élément ponctuel de description d’un personnage à un premier niveau 79 , il intervient plus largement comme un véritable motif, régulièrement réactivé dans le récit par des scènes de coiffage ou d’habillage qui se multiplient dans chacun des volumes. Rêve d’une tenue pour le bal dans Charlotte la rebelle, par exemple : […] non, pas ainsi vêtue, songe-t-elle. Mais avec la jupe de soie émeraude ornée de dentelle et le bustier de fils d’or et d’argent qu’elle vient d’apercevoir portés par une jeune élégante, oui. Charlotte ne supporte plus ses vêtements ternes. Elle rêve de couleurs, de dentelles, de broderies. Si sa mère connaissait son attrait pour les parures, elle se fâcherait. La religion huguenote recommande la sobriété […]. 80 Travestissement lors des voyages d’Hortense pour échapper à ses poursuivants, travestissement d’Henriette en corsaire qui donne lieu à une longue scène au miroir : Je me glissai dans l’antichambre de mon père. Dans un coffre je pris une chemise de baptiste, un pourpoint de daim noir, des bas […]. Nouant mes cheveux d’un lien de velours, j’enfonçai le chapeau sur ma tête. Je me regardai dans le miroir de Venise placé entre les deux fenêtres et je me plus. Je n’étais plus une demoiselle disgracieuse : le nez un peu fort, la bouche trop grande, la gorge plate, les bras maigres. J’étais un garçon agréable, glabre, les attaches fines, la chevelure opulente. Je me souris. C’était moi et ce n’était pas vraiment moi. Cette double image me satisfaisait. 81 Mais aussi tentation de Gertrude dans son Québec lointain, lors de sa rapide venue à la ville. Le vêtement est partout selon un double régime de représentation. Le premier est ludique, il réactive gratuitement dans l’ordre de la fiction le plaisir enfantin du déguisement : 78 La notice de présentation de Jeanne Albrent pour Une robe pour Versailles précise ainsi que « Sa passion pour l’histoire, les spectacles et la mode lui ont inspiré une robe pour Versailles ». Nous soulignons. 79 Ainsi pour jouer la comédie, « taffetas blanc pour les demoiselles du chœur, taffetas rouge pour celles qui interprètent la pièce. L’ensemble est simple et sobre. » (I, 11, p. 114). 80 III, 9, p. 96. 81 VII, 8, p. 85. La fabrique du féminin 4 Il se fit en grand train d’équipages et nous nous sommes toutes prises pendant quelques instants pour de véritables marquises. […] Les plus hardies d’entre nous passaient la main par l’ouverture de la portière et saluaient comme si elles avaient été des princesses. 82 Le vêtement participe également à un second niveau de représentation : il est plus globalement la clé de toute identité comme de toute émancipation. Dans Les Colombes du Roi-Soleil, Henriette est ainsi confrontée à une situation sans issue : « Je n’avais que seize ans et j’allais rester cloîtrée à Saint-Cyr ou dans un autre couvent le restant de mes jours » 83 . Pourtant, quelques pages plus loin, la solution apparaît sous la forme d’un travestissement : « le seul moyen que j’ai de sortir, conclut Henriette, c’est de changer d’aspect » 84 . Le motif du travestissement, ainsi repris non seulement chez Anne-Marie Desplat-Duc mais dans la plupart des romans historiques de cette catégorie, et souvent assimilé à un renouvellement du personnage féminin dans le discours des auteurs (émancipé, actif au lieu d’être passif), appelle deux remarques : tout d’abord le recours au vêtement masculin dans de nombreuses péripéties de la série installe le modèle, non réversible, d’une émancipation conçue par assimilation du féminin au masculin. Par ailleurs, le recours répété au travestissement dans la série accrédite l’idée que l’essentiel des évolutions de la vie d’une femme s’opère dans le domaine de l’apparence, que cette mutation de surface constitue une clé existentielle. Enfin, parmi les valeurs féminines exaltées dans la série, celle de la maternité protectrice est essentielle. Le pensionnat est de ce point de vue un lieu de fiction idéal car s’y développe la prise en charge des petites 85 . Dans le Saint-Cyr réel, cet enseignement mutuel et cet apprentissage des fonctions maternelles sont valorisés comme une spécificité de la maison Royale exportable à Bizy ou à Gomerfontaine, autres couvents émules de la Maison Royale. Le dévouement maternel peut se commuer en dévouement social à plus large échelle, il lui donne son caractère de vocation. « Cependant, une évidence m’apparut », note Isabeau après avoir donné sa cape à une pauvresse lors d’une visite à Villepreux : Si Mme de Maintenon avait choisi d’instruire les demoiselles de la noblesse, je me sentis brusquement investie d’une mission : celle d’instruire les filles 82 II, 1, p. 13-14. 83 VII, p. 43. 84 Ibid., p. 86. 85 Dans La Petite Princesse, Sara jouera ainsi le rôle de petite maman pour la jeune Lottie. Christine Mongenot 41 du peuple. Elles manquaient de tout, sauf de la joie de vivre. C’était la leçon à retenir de cette journée. 86 Ces archi-représentations, catégories profondes de compréhension du monde que recèle toute fiction organisée, convergent ici pour proposer à la jeune lectrice un monde féminin immuable, le XVII e siècle n’étant finalement qu’un élément annexe au service de cette transmission de valeurs et de comportements. On pourra objecter que c’est peut-être prêter beaucoup d’intentions à Anne-Marie Desplat-Duc. C’est que l’on aura mal compris : la force de ces représentations vient précisément de leur impensé. Et pour conclure momentanément Les quelques traits dégagés à propos d’une série prenant pour cadre le XVII e siècle, auront montré que le caractère historique dans ce type de production romanesque pour la jeunesse n’est sans doute qu’un voile de légitimation culturelle tendu, dans une société sur laquelle est entre-temps passé le féminisme. Le mouvement d’émancipation, à défaut d’entraîner toutes les transformations sociales souhaitées, aura implicitement imposé un politiquement correct, aboutissant à délégitimer une certaine littérature sentimentale en raison des stéréotypes sexistes qu’elle véhicule. Les exemples analysés plus haut suggèrent que les romans situés au XVII e siècle et visant exclusivement de jeunes lectrices ne sont peut-être rien d’autre qu’une nouvelle mue d’un roman sentimental naguère popularisé par les productions de Delly ou de la collection Harlequin que l’on hésite désormais à vendre en tant que tel 87 . Dans cet univers de fiction le stéréotype sexiste a cédé la place à une construction étroitement genrée du monde de référence peut-être aussi peu libératrice. Le phénomène ne se limite pas à la littérature de jeunesse, il affecte aussi le domaine de la lecture pour les adultes : dans un numéro de mai 2011 du magazine féminin Marie-Claire, Evelyne 86 V, 8, p. 95. 87 Ce constat concernant la littérature de jeunesse est finalement très proche de celui que dressait Anne-Marie Thiesse dans son ouvrage Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque (1984), Seuil, coll. Points, 2000. Elle y déclarait : « Le roman historique de 1900 est en effet le plus souvent transposition, dans un décor d’époque, du roman populaire le plus commun […] Il se présente comme une variante du roman sentimental et prend rarement la dimension d’une fresque épique : au mieux il offre une transposition écrite de l’image d’Épinal. Il touche donc le public féminin, tout en étant encore lu par des hommes de milieu populaire, amateurs de cape et d’épée » (p. 231). La fabrique du féminin 41 Bloch-Dano présentait ainsi le dernier roman d’Emmanuelle de Boysson, Le Salon d’Émilie 88 , lui aussi situé au XVII e siècle : Sur fond de mazarinades, de Fronde et de salons précieux, Émilie, mariée à un barbon et amoureuse d’un poète, fera son apprentissage mouvementé sous la houlette de notre collaboratrice […]. [Nous soulignons.] On voit donc que sous cette nouvelle couverture, au double sens du terme, continue à se vendre un type de fiction qui véhicule sereinement les éternelles valeurs du féminin. L’univers ainsi proposé aux lectrices participe ainsi de la construction des identités sexuées qu’il conforte dans leur radicale différence, voire, comme je l’ai montré plus haut en parlant du fantasme du viol, dans leur menaçante étrangeté. Comme l’a montré le sociologue Gérard Mauger, « les femmes sont surreprésentées dans la lecture de fiction aux deux pôles du spectre de la légitimité culturelle (les romans sentimentaux d’un côté, les auteurs classiques de l’autre), cet habitus se crée dès les lectures enfantines » 89 . Il convient donc de ne pas sous-estimer, derrière le miroir historique innocemment tendu à la jeune lectrice d’aujourd’hui, l’impact de ces fictions sur la diffusion en profondeur de représentations statiques des rôles féminin et masculin. Cataloguées comme des lectures de divertissement, celles-là même qui chez la lectrice adulte correspondront à une forme de marginalisation par rapport à l’investissement dans les principales sphères d’action extérieures (politique, entreprise, militaire, religieux, artistique), ces fictions ne cessent de renvoyer à l’infini des répartitions de rôles préétablies : aux hommes les jeux sérieux, aux femmes le « hors-jeu », le décoratif, l’accessoire ou l’abnégation, le dévouement. En profondeur, en évitant comme l’ensemble des productions de masse de déstabiliser le lectorat, en confortant au contraire ce qui lui apparaît comme un monde de sens commun, de sens partagé, ce type de « roman historique pour les filles » favorise ici l’apprentissage de schèmes d’interprétation du monde essentiellement psychologiques, construisant sa représentation dans l’ordre affectif, en tout cas à l’écart d’explications sociales, politiques ou économiques, même limitées. 88 Le livre est édité dans la collection « Le temps des femmes », Flammarion, 2011. Les procédés de « fabrication » sont identiques comme l’attestent la composition du titre centré lui aussi sur le personnage féminin ainsi que l’esthétique de la couverture livrant une jolie frimousse de jeune femme que n’aurait pas reniée Greuze. 89 Gérard Mauger, « Lire au féminin, lire au masculin », Lecture jeune, n°120, déc. 2006, p. 14-23 ; voir aussi les résultats de son enquête sur les lectures féminines dans « Les livres d’une vie », Autrement, n°201, 2001. Christine Mongenot 41 Dans le prolongement de ces premières conclusions, d’autres pistes de réflexion s’ouvrent aussi à nous. Les unes concernent la recherche en tant que telle. On pourrait ainsi essayer d’évaluer l’impact d’un investissement désormais massif de femmes auteurs dans le champ du roman historique. Si celui-ci fut originellement le fait d’auteurs essentiellement masculins 90 , la modification de cet équilibre induit-elle ou non, au-delà de l’exemple particulier analysé dans cet article, une recomposition des univers fictionnels ? Des époques privilégiées ? Des catégories de héros nouvelles ? La définition de la « littérature de jeunesse » a longtemps oscillé entre un pôle de définition matérielle et extensive - tout objet, tout livre composé pour le jeune enfant - et un pôle de définition textuelle rangeant sous cette dénomination un type spécifique de communication littéraire impliquant un destinataire enfantin. Ces deux pôles de définition semblent devoir susciter des recherches a priori segmentées entre la sociologie des pratiques et des objets culturels d’une part, et la critique littéraire d’autre part. Pourtant cette segmentation est-elle pertinente ? Peut-on développer une recherche dans le domaine des livres pour la jeunesse sans prendre en compte tout le système dans lequel cette « littérature » prend sa place : blog de l’auteur, mise en relation avec les produits dérivés 91 , secteur du paralivre 92 , etc. Le chercheur littéraire se voit alors incité, comme l’y encourage Pierre Bruno dans son dernier ouvrage, La littérature pour la jeunesse. Médiologie des pratiques et des classements 93 , à élargir son champ d’investigations au contexte de production de ces livres pour enfants, au système éditorial dans lequel ils s’insèrent, mais aussi à tenir compte du caractère souvent sériel de ces textes. Objets littéraires et création d’auteur dans certains cas, mais simples produits formatés dans d’autres, l’ensemble des textes offerts aujourd’hui au lecteur et à la lectrice implique donc une diversification des enjeux de recherche comme de l’outillage conceptuel mobilisé, la seule étude rhétorique de cette production conduisant nécessairement à sa simple 90 Anne-Marie Thiesse note qu’à l’origine le genre « attire fort peu les romancières et ne comptabilise que 7 écrivains spécialisés, tous masculins. » (op. cit.). 91 Dans le cas des Colombes du Roi-Soleil, la fréquentation du site permet d’imprimer un papier à lettres illustré avec des portraits des Demoiselles ; un livret d’activités manuelles intitulé « Crée tes accessoires de rêve : les Colombes du Roi-Soleil », a aussi été édité par Stéphanie Charpiot-Desbenoit (Père-Castor/ Flammarion, coll. « Les activités du Père Castor », 2009). 92 Nous ne citons là que quelques-uns des « Dix-huit défis stratégiques pour les éditeurs en 2010 », recensés par Bertrand Ferrier dans le dossier du n°252 de La Revue des livres pour enfants (avril 2010), titré « L’économie du livre de jeunesse en France ». 93 Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. « Sociétés », 2010. La fabrique du féminin 41 et peu rentable dévalorisation au plan esthétique, tant le stéréotype y joue un rôle important. Mais au-delà de la recherche c’est encore de création qu’il peut être question : faisons donc l’hypothèse qu’il reste, à l’écart de ce mainstream, un espace pour d’autres fictions sur le XVII e siècle qui ne tenteraient pas d’occulter les fractures du temps mais qui ne les creuseraient pas davantage à partir de la seule référence au monde contemporain et à ses valeurs communes. Consentant à la liberté d’un lecteur qui ne serait pas étroitement genré, elles pourraient évoquer le XVII e siècle comme une part de ce temps étranger que le jeune lecteur - garçon ou fille - serait alors tenté de ressaisir en essayant de le comprendre et non de le juger, en acceptant aussi son irréductible étrangeté, meilleur tremplin peut-être pour l’imaginaire. PFSCL XXXIX, 77 (2012) Les deux visages de la sorcière : l’affaire des poisons (1679-1681) dans le roman historique pour la jeunesse A NNE -M ARIE M ERCIER -F AIVRE (U NIVERSIT DE L YON ) Dans les contes, la sorcière a deux visages : d’une part, elle peut être incarnée par une très vieille femme, pauvre, cachée dans la forêt ; on lui trouve quelques attributs comme le chaudron, le chat noir et le balai ; d’autre part, elle peut apparaître sous les traits d’une jeune et belle femme qui a ensorcelé le père des héros, la fameuse belle-mère de Blanche Neige, celle du conte des cygnes sauvages. Ses armes favorites sont le poison et la métamorphose. Elle représente tout ce qui fait peur : la pauvreté, la vieillesse, la solitude, la féminité 1 . Geneviève Arfeux-Vaucher a montré à quel point la vieillesse féminine effraie 2 . La féminité stérile est un autre point de crispation, comme l’ont montré les analyses de Françoise Héritier dans Masculin féminin 3 . Le genre du roman historique permet de voir les choses sous un autre angle : un mouvement amorcé au XIX e siècle avec Michelet propose une 1 Si l’adepte de la sorcellerie apparaît le plus souvent comme une femme, Robert Muchembled indique que la France est dans ce domaine une exception : dans les 1119 procès en sorcellerie tenus par le Parlement de Paris entre 1565 et 1640, plus de 50 % des accusés sont des hommes et seuls environ 10 % des accusés et accusées sont exécutés. À l’inverse, on trouve dans le Jura 78 % de femmes parmi les accusés, 82 dans le S.O. de l’Allemagne, 92 dans le Namurois… le taux d’exécutions varie entre 40 et 60 % (La Sorcière au village (XV e -XVIII e siècle), présenté par Robert Muchembled, Julliard/ Gallimard (Archives), 1979, p. 124). 2 Contrairement à la vieillesse masculine (incarnée dans le folklore enfantin par le Père Noël). Voir Geneviève Arfeux-Vaucher, La Vieillesse et la mort dans la littérature enfantine de 1880 à nos Jours, Imago, 1992. 3 Françoise Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 nouvelle image de la sorcière : l’horreur a été remplacée par la fascination et a conduit à une apologie de celle qui représente la femme libre, incomprise et rebelle, guérisseuse connaissant les secrets de la nature. L’anthropologie, le féminisme, les études sur les minorités, l’écologie et la philosophie « new age » ont amplifié ce mouvement aux XX e et XXI e siècles. Par ailleurs, la littérature de jeunesse s’est mise à proposer de plus en plus de héros féminins ; la conjonction de ces mouvements a très logiquement produit une multiplication de jeunes sorcières « blanches », opposées à celles qui pratiquaient uniquement la magie noire 4 dans le folklore ancien. Ce thème est très présent dans les albums pour enfants et dans les romans traduits de l’anglais et de l’américain 5 . La nouvelle sorcière est devenue un personnage valorisé. Mais cette tendance générale est peu active dans le roman pour la jeunesse français ancré au XVII e siècle. Une question se pose alors, celle de savoir si c’est la France qui est en retard sur le plan du féminisme (fausse question sans doute, dont la réponse, positive, est évidente) ou si c’est l’image du XVII e siècle français qui conduit à cela. Le XVII e siècle français est présenté majoritairement dans le roman pour la jeunesse comme « le siècle de Louis XIV », celui de la rationalité, ce qui correspond en partie à une réalité (les grandes chasses aux sorcières s’achèvent en France vers 1630). Cela le rendrait-il imperméable aux influences contemporaines ? Domaines anglais et français : impossible comparaison Pour cette étude, j’ai constitué au préalable un corpus de huit romans récents. Six sont dans le domaine français : - deux romans d’Annie Jay : Complot à Versailles 6 et La Dame aux élixirs 7 , suite du précédent, où se poursuivent les aventures de Cécile la guérisseuse. 4 Les termes de « fée » et « sorcière » se partageaient jusqu’à récemment en France les champs du bien et du mal (beaucoup plus qu’au XVII e siècle) ; les « fées » anglaises (fairies), en revanche, sont méchantes (quelques textes français récents adoptent ce principe, comme Nonpareil de Marie-Aude Murail (École des loisirs, 2007). 5 Voir le mémoire de Caroline Scandale, disponible en ligne : « La sorcière, héroïne de romans-jeunesse contemporains : pour quelles images des femmes ? », Université Lumière Lyon 2, 2007. [http: / / mesbassontbleus.hautefort.com/ list/ memoiremaster-2-recherche-sorcieres/ memoire-master-2.html] 6 Hachette, Le Livre de poche jeunesse, 2007. 7 Hachette, Le Livre de poche jeunesse, 2010. Les deux visages de la sorcière 4 - trois romans d’Annie Pietri : Carla aux mains d’or 8 , histoire de Carla, guérisseuse italienne placée chez Mademoiselle, Les Orangers de Versailles et sa suite, L’Espionne du Roi-Soleil 9 , aventures de Marion la parfumeuse, au service de Madame de Montespan. - un roman d’Anne-Marie Desplat-Duc : Sorcière blanche 10 , l’histoire d’Agathe, jeune noble ruinée, dotée de pouvoirs de guérisseuse, qui voyage en Amérique et dans l’Ouest de la France où elle devient assistante d’apothicaire. À l’heure où j’écris, on pourrait ajouter un nouveau titre, Les Poisons de Versailles 11 , mais celui-ci ne fait que conforter les remarques tirées des romans étudiés. Deux titres sont issus du domaine anglais, des œuvres qui ont connu un grand succès. Isa la sorcière 12 est sans doute le plus proche de la vérité de la sorcière, ou de la chasse aux sorcières qui a fabriqué cette vérité 13 . Son auteur, Melvin Burgess, seul homme de la série, est connu pour quelques ouvrages qui ont marqué l’histoire du roman adolescent en brisant quelques tabous. Dans ce roman, l’orpheline Isa découvre qu’elle est fille de sorcière ; elle est terrifiée par l’idée d’être damnée. Journal d’une sorcière 14 , suivi de Vies de sorcières 15 de Celia Rees a remporté entre autres le prix « sorcières » 2003 (prix du réseau des librairies indépendantes jeunesse, les librairies « sorcières »). L’héroïne est proche du personnage d’Isa, elle a un don de prémonition et connaît les herbes. Le roman se passe essentiellement en Amérique, vers Salem. La différence radicale entre romans français et romans anglais est liée au contexte historique : c’est la chasse aux sorciers du début du XVII e siècle qui fait l’arrière-plan d’Isa la sorcière et l’histoire des sorcières de Salem qui fait celui de Vies de sorcières. La plupart des romans du domaine français sont polarisés autour de la Cour de Louis XIV et de l’affaire des poisons (1679-1681). J’en arrive à une première constatation : il est difficile de comparer des romans historiques anglais et français tant le contexte social 8 Bayard jeunesse, « Estampille », 2003. 9 Bayard jeunesse, « Estampille », 2000 et 2002. 10 Rageot, « Romans », 2006. 11 Guillemette Resplandy-Taï, Les Poisons de Versailles, Gulf Stream, « courants noirs », sept. 2011. Le roman se passe en 1672, donc au tout début des rumeurs. L’héroïne est une guérisseuse ; il y est question d’une affaire de vengeance de protestants contre des dragons. 12 Hachette, Le Livre de poche jeunesse, 1998. Paru en anglais en 1992 sous le titre de Burning Issy. 13 Selon l’analyse de R. Muchembled dans La Sorcière au village (op. cit.). 14 Seuil, 2002. Paru en anglais en 2000 sous le titre de Witch child. 15 Seuil, 2003. Paru en anglais en 2002 sous le titre de Sorceress. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 et culturel est différent, campagnard et profondément religieux dans le premier cas, urbain, superstitieux ou crapuleux dans le deuxième 16 . Dans l’imaginaire français, le personnage de la sorcière évoque le Moyen Âge 17 et ne va guère au-delà. Par ailleurs, les auteurs français pour la jeunesse répugnent à mélanger l’historique et le fantastique et les ouvrages de Celia Rees ont peu d’équivalents en France. Le choix des collections est parlant : le Livre de poche a fait le choix de classer Isa la sorcière en collection « fantastique » et les ouvrages des auteurs français du corpus en collection « histoire ». On accepte dans le roman historique français un surnaturel léger et familier, et surtout laïque : les héroïnes ont des pouvoirs proches de ceux des rebouteux, des dons… mais on les décrit d’abord comme guérisseuses ou parfumeuses. Les sorcières liées à l’affaire des poisons sont présentées comme de simples criminelles, sans pouvoirs magiques. Enfin, Satan n’existe pas. Ainsi, il sera ici question essentiellement du domaine français et de l’affaire des poisons, les romans anglais servant essentiellement de point de comparaison. En littérature de jeunesse plus encore que dans les autres domaines, il est important de s’intéresser au statut des personnages principaux, les processus d’identification étant plus forts 18 et la visée éducative toujours présente. Cela n’empêche cependant pas de s’intéresser aux personnages secondaires, qui incarnent souvent l’autre face (négative) du personnage dans des textes souvent structurés autour de dualités opposées. C’est le cas dans le conte (Bruno Bettelheim 19 a montré pourquoi le personnage de la mère était divisé en deux, celui de la bonne mère et celui de la marâtre) comme c’est le cas dans le roman populaire où l’on trouve des cas plus complexes (comme les trois Philippe 20 dans Le Bossu de Paul Féval). Les héroïnes de ces romans sont des guérisseuses et l’on voit très vite que la guérisseuse forme un couple antagoniste avec le personnage de la sorcière. 16 Sorcière blanche présente un cas différent : il se rapproche de Sorceress car il se passe en partie en Amérique ; les héroïnes y découvrent les pratiques magiques d’autres peuples (les esclaves noirs, ou les Indiens dans Sorceress). 17 La Sorcière de Porquerac de Roland Godel (Seuil, « chapitre », 2009) est un exemple intéressant qui montre comment les manuels de démonologie participent à l’invention de la sorcière. 18 Voir les théories de la lecture (Picard et Jouve), qui attribuent la lecture décentrée au lecteur expert et lettré. 19 Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, 1976. 20 Voir Anne-Marie Mercier-Faivre, « Le Régent bossu » dans Le Régent entre fable et histoire, éd. Denis Reynaud et Chantal Thomas, CNRS éditions, 2003, p. 143-156. Les deux visages de la sorcière 4 Dans cette perspective, deux entrées peuvent être retenues : d’une part la représentation de la sorcellerie et de l’affaire des poisons dans ces romans, d’autre part l’image de la femme proposée aux lectrices (il s’agit de romans pour filles, très nettement, vu la sur-représentation de personnages féminins et de préoccupations censées intéresser surtout les adolescentes). I. Le roman « historique » de la sorcière : problèmes de genre littéraire Sorcières et guérisseuses Sorcières et guérisseuses sont, dans la culture paysanne, les mêmes personnes. Dans La Sorcière au village, Muchembled souligne le fait que celle qui est guérisseuse dans un village y est crainte et est plus volontiers appelée à l’aide dans le village voisin. Le Journal d’une sorcière et Isa la sorcière révèlent cette complexité. Les romans français simplifient la chose en séparant clairement ce monde en deux : d’une part l’imagination 21 , une « folle du logis », ici plus dérangeante que stimulante, avec les devineresses et jeteuses de sorts, d’autre part la raison, avec les guérisseuses et les parfumeuses. Ainsi, on peut lire dans Complot à Versailles un dialogue cocasse à force d’anachronisme : on conseille une adresse à une guérisseuse qui cherche un ingrédient ; elle répond : « Chez cette sorcière, vous n’y pensez pas. Me commettre chez une diseuse de bonne aventure… » 22 . La prédiction du futur, activité assez répandue à l’époque, est assimilée au mal absolu et soigneusement distinguée de la médecine par les plantes. Les réflexions de Cécile, l’une des héroïnes de ce roman, redoublent cette volonté de distinguer les deux domaines : L’ignorance et la superstition étaient grandes. Hier une femme lui avait demandé un philtre pour ne plus avoir d’enfants, une autre voulait une formule magique pour garder son amoureux… comment expliquer à ces pauvres gens que soigner par les plantes n’est pas faire de la magie ? et « soigner » était encore un mot bien fort. On « soulageait » plutôt, et dans le meilleur des cas Dieu seul guérissait… « Fichue époque », se dit-elle avec philosophie. 23 21 Rappelons que la distinction entre médecine de l’imagination (proche de ce que nous appelons aujourd’hui « effet placebo ») et médecine officielle ne sera effective qu’à partir de l’affaire Mesmer (1784), avec le rapport des commissions nommées par le roi, notamment celle de l’Académie des sciences dirigée par Franklin. 22 Complot à Versailles, qui sera noté Complot, p. 17-18. 23 Complot, p. 49. Anne-Marie Mercier-Faivre 42 Ces curieuses guérisseuses « philosophes » sont de notre temps. Le propos, « fichue époque », peut être lu comme un clin d’œil au lecteur con-temporain, montrant à quel point les mentalités ont changé, pour le convaincre des beaux progrès accomplis par la raison depuis lors. Le roman historique pour la jeunesse, en France, n’est pas nostalgique et ne cesse au contraire de dire les bienfaits apportés par l’hygiène, le progrès scientifique, la démocratie et le féminisme. En guise de première conclusion, on peut donc noter que si, comme souvent en littérature de jeunesse française - comme en littérature de « genre » - les frontières sont fortement marquées entre des couples d’antagonistes (Bien/ Mal, Vrai/ Faux, Raison/ Imagination), dans le cas du roman historique, cela revient à opposer dans la même logique Présent/ Passé. Sorcières ou Empoisonneuses ? Si on reprend l’analyse que fait Robert Muchembled de l’édit qui conclut l’affaire des poisons, en juillet 1682, il n’y a plus de crime de sorcellerie, mais des empoisonneurs ou des charlatans. Les romans du corpus les nomment cependant « sorcières », comme les contemporains, et nous ferons de même tout en gardant en mémoire que ces sorcières empoisonneuses ou ces charlatans appartiennent au monde de la raison. Le contexte de cette affaire des poisons et les procédures judiciaires sont très présents. Si les romans d’Annie Pietri ne sont pas très exacts sur l’affaire, Annie Jay est plus informée. Mais ses personnages le sont aussi, ce qui est plus discutable historiquement. Les procès de Lesage, Guibourg, etc., liés à l’affaire Montespan, de même que tout ce qui se passait dans la chambre dite « ardente », n’étaient pas connus du public. Mais elle donne de nombreux détails authentiques. Par exemple, dans Complot à Versailles : O]n venait de bruler vive [la Voisin], le 22 février. Jusqu’au dernier moment lorsqu’on la menait au supplice sur le tombereau des ordures, elle n’avait cessé de hurler des insanités et de cracher sur la foule… Catherine et Cécile avaient vu passer avec effroi celle qui avait été autrefois une honnête sage-femme, avant de tourner empoisonneuse et diseuse de bonne aventure par appât du gain. La Voisin avait résolu le problème des enfants abandonnés : son jardin était jonché des cadavres de bébés qu’elle assassinait lors de messes sataniques. 24 24 Ibid., p. 48. Ici, on peut noter une timidité d’A. Jay, bien compréhensible vu le tabou qui règne sur ce sujet en littérature de jeunesse : la Voisin, sage-femme, était aussi avorteuse et ces corps d’enfants étaient ainsi parfois « recyclés » dans ses autres activités. Les deux visages de la sorcière 42 Enfin, elle rend bien l’atmosphère de suspicion qui envahit Paris avant l’affaire proprement dite : La folie du poison gagnait Paris. Au bûcher ! criait-on partout. Pas de quartier : la Bosse y était passée, ainsi que la Chéron, la Lepert et Belot. La Vigoureux, morte sous la torture, la Trianon qui n’en finissait pas de donner ses complices. Mais la pire, la Voisin, avait nommé ses clients avant de rôtir, mettant toute la noblesse sur les dents. Car les plus grands noms de France se voyaient éclaboussés par le scandale, jusqu’à Madame de Montespan, la favorite du roi. Tous accusés d’avoir acheté des poisons ou des philtres ! La Reynie, le lieutenant général de police qui dirigeait la chambre ardente […] commençait à trembler car il était impensable d’inculper des intimes du roi. 25 Carla, dénoncée comme sorcière, est emmenée à la Bastille pour y être interrogée par La Reynie. « Que m’arrivera-t-il si je suis reconnue coupable ? - […] tu seras soumise à la question ordinaire puis extraordinaire, ensuite tu seras brûlée place de Grève » 26 . Annie Jay détaille ces tortures dans La Dame aux élixirs 27 . Ces romans font ainsi un portrait assez sombre de la justice du temps. « Fichue époque », que les fastes de Versailles ne rachètent guère. Ainsi, il pourrait sembler que la rigueur historique soit respectée et que ces romans - en mettant à part leur goût pour les clichés et leur faible qualité littéraire - seraient de bons supports pour comprendre l’époque. Le problème est qu’ils se rattachent à d’autres genres moins porteurs de vérité historique ou de vérité tout court : le roman sentimental 28 , le conte et le roman policier ; s’il ne se rattachent pas au roman fantastique, c’est une autre façon de passer à côté d’une certaine vérité. 25 Ibid., p. 48. 26 Ibid., p. 175. 27 « Sais-tu ce qu’ils ont fait à la Trianon ? Ils lui ont arraché la langue ! La Vigoureux est morte pendant son interrogatoire. La petite Dodée avait les pieds si écrasés qu’ils ont dû la porter jusqu’au bûcher… À la Filastre ils ont arraché des chairs avec des pinces rougies au feu… Et le supplice du bûcher ! Quelle horreur ! » (La Dame aux élixirs, qui sera noté Dame, p. 277). 28 Cet aspect a peu à voir avec la problématique de la sorcière, je le laisserai donc de côté. Anne-Marie Mercier-Faivre 42 Brouets de sorcières : le conte Le Paris de cette époque est décrit comme un lieu où l’on se procure divers poisons et philtres avec facilité. Le folklore des crapauds de sorcières est mis en évidence dans Complot à Versailles : - [Q]u’attend le roi pour interdire la vente de l’arsenic et des bêtes à venin ? Figurez-vous, ma bonne, que chaque semaine je soigne une personne qui se croit empoisonnée… - M’étonne pas, ma brave. La « poudre de succession » est à la mode. Et dites-vous qu’aux Halles on vendra bientôt plus de crapauds que de poulets… 29 Plus loin, on voit sur le marché la Leroux beugler « telle une marchande de poissons : ‘Y sont beaux mes crapauds, y sont beaux ! ’ » 30 , ce qui donne à cette pratique un air justement banal, mais est comique pour un lecteur moderne. Le pittoresque des ingrédients des philtres et crèmes de beauté est très proche des fantaisies des albums de jeunesse. « Bave de chauve-souris, pattes d’araignées, sang menstruel ou semence de curé… Plus la recette est dégoûtante, et plus les gens en redemandent ! » 31 . Pour un lecteur moderne non informé, cela peut sembler totalement farfelu. Mais les rapports de La Reynie font état des mêmes ingrédients. On doit se demander comment ces passages sont reçus par un jeune lecteur, tant ils rapprochent les romans historiques du genre du conte merveilleux. De plus, les auteurs ne donnent pas leurs sources. Du coup, le genre « historique » est brouillé, bien involontairement. De cela découle une première constatation : tout ce qui touche à l’histoire des mentalités a du mal à passer dans le roman historique lorsque celles-ci sont trop éloignées des représentations du lecteur. C’est encore plus vrai lorsque ces traits se rapprochent d’éléments perçus comme appartenant à un genre qui repose sur la fausseté, le conte merveilleux. La sorcière serait donc un personnage impossible dans le roman historique pour la jeunesse sans un dispositif très élaboré pour placer le lecteur à la bonne place. Isa la sorcière est une réussite sur ce plan. 29 Complot, p. 18. 30 Ibid., p. 20. Dans le même roman, plus tard, en juillet 1681, on apprend au détour d’une conversation que « Les crapauds et vipères ne seront plus vendus que sur prescription médicale » (p. 54). C’est le reflet d’une nouvelle réglementation apparue à cette époque. 31 Dame, p. 260. Les deux visages de la sorcière 42 Les crimes de Madame de Montespan : le roman policier Les romans historiques français se rapprochent plus fréquemment du roman policier, ici à bon escient puisque l’affaire des poisons est du domaine criminel. Mais on trouve des situations hautement invraisemblables montrant des groupes d’enfants ou de très jeunes gens déjouant des pièges, avec ou sans l’aide de la police, et parfois malgré elle, comme dans la série fameuse du Club des cinq. Ainsi, Cécile et ses amis sont convoqués par le roi et Colbert et Marion est mandatée par le roi dans L’Espionne du Roi-Soleil. Pour les héroïnes des deux romancières, comme pour les autres personnages, notamment le roi ou Colbert auprès de qui elles jouent le rôle d’enquêteuses, la culpabilité de Madame de Montespan ne fait pas de doute. En cela, les auteurs suivent de nombreux historiens, mais ne tiennent pas compte des recherches de Jean Lemoine, reprises par Mongrédien dans son livre de 1953 32 . Nos romans ajoutent aux rumeurs connues (tentatives d’empoisonnement sur ses rivales, usage de philtres sur le roi, messes noires…) d’autres intentions : chez Annie Pietri, celle de faire mourir son mari, la reine, et le Dauphin, chez Annie Jay, celle d’empoisonner le petit-fils de Louis XIV à sa naissance et de se débarrasser du Dauphin. Dans les deux romans, on voit Louis XIV étouffer l’affaire. Tout cela est très invraisemblable. Le problème de l’affaire des poisons est que la réalité a dépassé la fiction et que dès que la fiction en rajoute, cela n’apporte rien, à part un doute sur la fiction elle-même. C’est peut-être dans La Dame aux élixirs qu’Annie Jay réussit le mieux en attribuant à une jeune fille de la Cour des tentatives similaires - messes noires et empoisonnement uniquement, les aphrodisiaques étant proscrits en littérature de jeunesse. Les messes noires : du fantastique ? Le comble est atteint, dans l’affaire des poisons, par les messes noires et les sacrifices de nouveaux-nés qui y ont été perpétrés, semble-t-il, de façon massive. La dimension sacrilège 33 de ces messes est totalement occultée. Dans la bouche de Madame de Montespan vue par Annie Pietri, la messe noire n’est qu’une formalité ennuyeuse : Une messe noire ! Encore ! J’en ai assez de rester allongée nue, sur un grabat pendant que l’on consacre l’hostie avec le sang d’un nouveau-né ! Je 32 Georges Mongrédien, Madame de Montespan et l’affaire des poisons, Hachette, 1953. 33 Il faut ajouter à l’invocation satanique le statut de l’avortement et de l’assassinat d’enfants non baptisés. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 suis mère de trois princes que le roi vient de légitimer, ne l’oubliez pas ! Désormais mon rang m’interdit de me livrer à de telles extravagances ! 34 On est ici devant une pure comédie grotesque. Quant à la question de l’infanticide, à laquelle les modernes sont sensibles, elle est relativisée dans Les Orangers de Versailles. Le médecin Daquin répond à Marion : « on trouve sans peine des femmes miséreuses pour qui un enfant n’est rien d’autre qu’une bouche de plus à nourrir. Certaines sont prêtes à l’abandonner pour quelques pièces » 35 . S’il y a ici une intéressante mise en perspective, cette déclaration se conclut sur cette remarque : « de nos jours, l’amour maternel n’est guère à la mode ! » 36 . Ce type de phrase fait croire que tout est toujours pareil et seulement affaire de plus ou de moins : les modifications des mentalités ne sont que variations du même. Enfin, cela est montré comme affaire de « mode », ce qui n’est pas un critère très opératoire en histoire, ni même en histoire des idées. La question du diable est absente, à l’exception d’une scène, assez réussie, chez Annie Jay. L’épisode est décrit du point de vue de la jeune Héloïse qui a exigé une messe noire, et ce n’est qu’après qu’elle se sera évanouie, terrifiée par l’apparition du diable, que le lecteur apprendra que tout cela n’était qu’une mise en scène : - Voyez-vous ces têtes de mort ? dit la prêtresse des Ténèbres en lui montrant les cinq colonnes. Ce sont celles de parricides. Et ces cierges… ils sont faits de graisse humaine, de graisse de pendus. Le bourreau est mon amant 37 … Il me donne tout ce dont j’ai besoin. Quant au sang dans ce calice d’or, c’est le sang d’un nouveau-né… Il n’aura vécu que quelques heures, le pauvre… Héloïse voulut s’enfuir, mais ses muscles ne lui répondaient plus. Lucifer riait ! il riait si fort ! […] A présent les flammes semblaient atteindre le plafond… la pièce s’embrasait… 38 Dans Isa la sorcière, on est proche d’une situation similaire, mais ce qui est bien réel dans les deux cas, c’est la terreur que le diable inspire aux personnages. Dans les autres romans, Dieu comme Diable ne sont que des mots. Ainsi, par une position rationaliste, un aspect fondamental des mentalités d’autrefois est gommé, aspect que seule la veine fantastique d’aujourd’hui permettrait d’approcher. 34 Les Orangers de Versailles, désormais noté Orangers, p. 141. 35 Orangers, p. 167-168. 36 Ibid. 37 C’était le cas de la Voisin… la littérature frénétique n’a rien inventé. 38 Dame, p. 93, 95. Les deux visages de la sorcière 4 Il n’y aurait donc pas de sorcière véritablement diabolique dans ces romans ? Il se pourrait que si. Une image m’a particulièrement intéressée : aussi bien chez Annie Jay que chez Annie Pietri, on trouve un épisode relatant un accès de diarrhée de Madame de Montespan ; cela est repris dans Les Poisons de Versailles qui insiste sur la gourmandise de la marquise. On pourrait y voir un trait « historique ». Mais dans Les Orangers de Versailles la description est si insistante que l’on peut se demander ce que cela révèle : Tout à coup son teint vira au gris, puis au jaune, elle réclama une bassine et sa chaise percée. Les servantes et les valets se regardèrent, stupéfaits. Madame, la marquise ? […] La beauté triomphante, la reine de cœur du plus grand roi du monde se tordait de douleur sur sa chaise percée. La tempête grondait au plus profond de ses nobles entrailles. Son ventre d’hirondelle se relâchait, et cette débâcle n’avait d’égale que la violence des jets de vomissure qui manquaient l’étouffer… Marion pensa qu’il y avait une justice. […] L’odeur pestilentielle qui flottait sur la chambre des bains était proprement insupportable, surtout pour Marion. [Daquin examina la chaise percée de la marquise en se baissant] comme s’il voulait y plonger la tête. - Voilà un flux de ventre bien extraordinaire et fort puant, dit-il l’air grave, en se relevant. 39 Cette puanteur, associée à l’extrême beauté et à la puissance de la Montespan, peut apparaître comme une revanche (« Marion pensa qu’il y avait une justice »). Mais il y a aussi dans ce passage un écho d’idées plus anciennes. Ce « flux de ventre bien extraordinaire » et l’étonnement des domestiques montrent le caractère exceptionnel de la chose. Cela peut évoquer des procès en exorcisme dans lesquels des sorcières évacuent le Malin par tous les orifices. Au sujet de Jeanne Fey, religieuse au couvent de Mons, exorcisée en 1584-85, R. Muchembled rapporte : [L]es exorcismes lui font sortir du corps « avec l’urine, vingt pièces de chair pourrie, qui rendaient grande puanteur » et « elle jeta par la bouche et narines, extrême quantité d’ordure et punaises ». […] Charogne, puanteur, vermine, vers velus, parlent du corps diabolique tel que le décrivait Jean- Pierre Camus dans le puant concubinaire [Dans L’Amphithéâtre sanglant […], 1630, histoire X]. Celui de Jeanne Frey se transforme sous l’effet de l’exorcisme, rejetant littéralement le mal par toutes les ouvertures. 40 39 Orangers, p. 84-91. 40 Robert Muchembled, Une Histoire du diable, XII e- XX e siècle, Seuil, 2000, p. 196. Anne-Marie Mercier-Faivre 4 Madame de Montespan, « la beauté triomphante, la reine de cœur du plus grand roi du monde » expulsant par tous les orifices des matières immondes et puantes, se rapproche de ces modèles démonologiques. Ainsi, la vraie sorcière, ce serait elle. Le roman d’horreur des odeurs Le signe de la sorcellerie et le déclencheur de l’horreur ne seraient pas la mention du sacrilège, difficile à saisir pour un lecteur moderne et surtout un jeune lecteur, mais la puanteur. On aurait ici une transposition intéressante - sans doute inconsciente - de l’idée de sacrilège vers ce qui semble le plus repoussant pour le lecteur moderne. On sait combien, pour les enfants, les odeurs sont importantes et peuvent être un facteur de rejet, dans tous les domaines. Si cet usage des odeurs est le plus souvent anachronique (le lecteur s’identifie aux personnages et suppose qu’ils ont aux odeurs un rapport semblable au sien 41 ) et contre-productif 42 dans les romans historiques qui évoquent Versailles, il est ici intéressant. Marion représente ce jeune lecteur et apparaît comme l’antisorcière car elle ne supporte pas les mauvaises odeurs : La chaise percée trônait toujours dans la ruelle et répandait ses pestilences. […] Marion mourait d’envie d’ouvrir tout grand les fenêtres pour chasser cette atmosphère corrompue et laisser entrer l’air frais de la nuit. Mais on avait soigneusement fermé les volets, car la marquise n’aurait pas supporté d’entrevoir l’obscurité du ciel nocturne. Marion avait envie de vomir, d’autant que l’odeur du sang l’avait apparemment suivie. 43 41 Pour ceux qui en douteraient, il suffit de noter qu’on remarque aujourd’hui en France dans les transports en commun des odeurs (tabac, transpiration…) auxquelles on n’était pas sensible dans les années 1950, alors que de nombreux voyageurs étrangers s’en plaignaient alors. 42 Cette insistance sur la puanteur du passé ne peut que nuire à l’intérêt de la plupart des jeunes lecteurs pour ce passé. Il est remarquable qu’on insiste beaucoup moins sur ce point dans les romans qui traitent d’autres époques. Le souci de vérité historique n’est sans doute pas seul en cause : cliché garant de sérieux ? Volonté de contrebalancer ou de masquer un retour de la fascination pour la monarchie absolue ? Tentative de liquidation du Grand Siècle ? Pour une vue nuancée, voir Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age (1985), Seuil, « Points », 1987, p. 99 et suiv. 43 Orangers, p. 90-91. Les deux visages de la sorcière 4 La puanteur est ici associée à la noirceur 44 , une noirceur différente de celle de la nuit, tout intérieure, aux deux sens du terme. La « corruption » est autant physique que morale. La vraie sorcière de ces romans est donc, sur le plan fantasmatique et inconscient, la Montespan. Une autre scène de ce roman la montre sous l’image d’une ogresse qui se protège en utilisant de jeunes enfants. Le personnage positif qui lutte contre elle la neutralise non seulement en l’empêchant d’agir, mais aussi en dissipant les mauvaises odeurs : c’est ce que fait Marion la parfumeuse qui invente un produit qui a ainsi le pouvoir de rendre Versailles (et tout le XVII e siècle) habitable. Il est intéressant de voir que tous les auteurs semblent se copier. Plus que du plagiat, j’y verrais le signe de la présence d’une figure très active sur le plan fantasmatique : la marquise de Montespan serait l’une des deux faces de la sorcière pour cette fin du XVII e siècle. Elle incarne parfaitement le rôle de la superbe belle-mère qui asservit la figure paternelle sous son charme. Elle lui fait oublier ses devoirs, ses enfants légitimes et son peuple. Elle essaie d’éliminer ses rivales (« qui est la plus belle ? », dit la belle-mère de Blanche Neige - Madame de Montespan est proche de ce modèle). Face à cette sorcière puissante, masquée sous une apparence jeune et superbe, l’autre figure, celle de la vieille sorcière empoisonneuse, serait incarnée par la Voisin. II. La condition des femmes L’image des femmes dans ces romans est peu flatteuse. Est-ce uniquement lié à la période et au sujet ? Les relations entre les femmes sont dominées par une compétition âpre, le besoin d’éliminer les rivales, les ragots, les jalousies, et les héroïnes elles-mêmes y échappent peu. Certes, le contexte de la Cour veut cela, mais il est significatif que les personnages masculins nobles n’y participent pas dans ces romans. La condition des femmes est présentée avec insistance et mise en rapport aussi bien avec le thème de la sorcière qu’avec celui de la guérisseuse. 44 A. Pietri rejoint ici d’anciens schémas (voir Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social, XVIII e -XIX e siècles, Aubier, Montaigne, 1982). Anne-Marie Mercier-Faivre 4 « Raisons » de la sorcière, raison de la guérisseuse : l’indépendance féminine Chez Annie Jay, on trouve des considérations intéressantes sur l’usage du poison par les femmes : filles violées et femmes battues n’ont que ce recours. Elle propose à travers des personnages secondaires une image de la condition des femmes au XVII e siècle. Ainsi, Charlotte, pourtant placée dans le mauvais camp, celui de Madame de Montespan, a des excuses ; on le voit à travers ce récit placé sous son point de vue : [E]n quelques années il avait ruiné leur famille au jeu et en débauches. Le duc était violent. Souvent il s’en prenait à elle pour l’obliger à mendier auprès d’Athénaïs de quoi payer leurs dettes. Fort heureusement, Charlotte avait eu le courage d’y mettre bon ordre… Elle était à présent libre de vivre à sa guise : son époux était mort. 45 La Leroux justifie son entrée dans la profession par les mêmes motifs ; par la suite, elle a continué, dit-elle, « dans des cas extrêmes, lorsque les gens avaient été, comme [elle], dans une détresse telle que la mort semblait le seul remède » 46 . La compassion peut être un motif pour une empoisonneuse et la condition des femmes est souvent présentée comme insupportable. La Leroux est donc un personnage trop ambigu pour la moralité d’une littérature de jeunesse timide : à la fin du roman, Annie Jay la fait retomber dans ses anciennes pratiques criminelles, et - forcément - mourir. Plus convenable, on s’en doute, est la place des guérisseuses ; elles aussi sont féministes avant l’heure. Les jeunes héroïnes savent toutes lire. « Toutes les femmes devraient savoir lire, ainsi elles n’auraient plus besoin des hommes » 47 ; leur talent leur permet d’obtenir une indépendance. Dans le roman réaliste, c’est souvent ce métier qui est attribué aux filles du peuple dont on veut faire des héroïnes 48 (elles fréquentent aussi la cour, d’où différents subterfuges). Pour les garçons, ce sera pirate 49 ; aux unes le soin d’autrui, aux autres les grands espaces et l’aventure… La fille qui travaille dans le domaine de la médecine a plusieurs problèmes à affronter. Tout d’abord, elle travaille. Sorcière blanche présente le cas intéressant d’une héroïne qui à la fin du roman fait un mariage de raison et accepte de ne plus exercer ses talents. La Cécile d’Annie Jay est une enfant trouvée ; 45 Dame, p. 152. 46 Ibid., p. 261. 47 Ibid., p. 195. 48 L’autre moyen est de les déguiser en garçons. 49 Anne-Marie Desplat-Duc a exploité les deux filons à travers Sorcière blanche et le roman qui lui fait suite, Pirate rouge, Rageot, « Romans », 2008. Les deux visages de la sorcière 4 lorsqu’elle se révèle noble et riche, elle continue son activité, mais discrètement. Enfin, si on assure maintes fois que la guérisseuse craint d’être accusée de sorcellerie, son pire ennemi n’est pas l’inquisiteur mais le médecin. La raison sorcière : le médecin On trouve un écho des querelles d’aujourd’hui entre médecine traditionnelle et médecine dite « douce ». Mais, sur le plan imaginaire, des signes tirent les médecins du côté des sorcières, du mal, du nauséabond. Les guérisseuses sont présentées comme des femmes qui utilisent les « simples », la médecine par les plantes : « Ces herbes sont utilisées depuis des siècles » 50 dit la guérisseuse qui initie Cécile. La grand-mère de Carla résume la situation : « les simples ne sont plus à la mode ; les médecins s’en servent encore. Le problème est qu’ils ajoutent toutes sortes de matières animales, minérales, et que sais-je encore, qui rendent les mélanges infects, voire dangereux » 51 . Dans ce roman, on décrit la recette des onguents cicatrisants qu’on a administrés à Louis XIV après un accident, un « mélange à base de nids d’oiseaux, de chair de hibou, de poudre de cloporte, et que sais-je encore ! » La grande Mademoiselle proteste son dégoût et Louis XIV lui répond qu’elle remet en cause « la pharmacopée tout entière » 52 . On retrouve l’image traditionnelle des médecins en « oiseaux de mauvais augure, affublés de leur long bec » 53 . Les méthodes des médecins sont décrites de manière caricaturale, comme en un pastiche de Molière. Dans Les Orangers de Versailles, l’ennemi de Carla est le ridicule médecin Bellay. Chez Annie Jay 54 , on lit une scène comique, vrai dialogue de théâtre, entre Fagon, médecin du roi, et Daquin, médecin de la reine : « - Purgare primore, commentait Fagon dans son latin de cuisine. - Non, répliquait Daquin, la malade est née sous le signe de la Balance et la lune est décroissante, ce serait criminel ! ». Ainsi, aussi bien sur le plan des remèdes (puants ou absurdes) que des diagnostics (qui utilisent l’astrologie) les médecins sont du côté du mal, du faux. Les romans cherchent à susciter la surprise et le dégoût dans leur description de pratiques (essentiellement la saignée et la purge, l’examen par l’odeur et l’allure des excréments). 50 Dame, p. 192. 51 Carla aux mains d’or, qui sera noté Carla, p. 19. 52 Ibid., p. 162. 53 Ibid., p. 190. 54 Complot, p. 175. Anne-Marie Mercier-Faivre 43 Chez Annie Pietri comme chez Annie Jay, on trouve cependant des médecins fréquentables. Marion considère Fagon avec sympathie 55 . Il est celui qui l’aide à mener l’enquête ; ils ne sont pas directement en compétition puisqu’elle est parfumeuse. Le même Fagon a avec la Cécile d’Annie Jay des conversations pleines de bon sens - que les jeunes lectrices apprécieront à leur manière - sur la manie des femmes à vouloir grossir ou maigrir, etc. 56 ; ils ont un dialogue franc sur ce qui les oppose (les années d’études) et sur ce qui les réunit (le souci du patient) 57 . On n’épiloguera pas sur la représentation du savoir dans ces romans qui rejoignent une vogue très répandue, l’apologie du « don », du « pouvoir » inné… Enfin, la réponse de Fagon apporte une nuance intéressante : « je n’aime pas les guérisseurs. Ce ne sont que charlatans et gens superstitieux. Mais vous, je vous crois honnête » 58 . Ainsi, dans ce roman, la véritable opposition serait non dans le couple antagoniste médecin/ guérisseur mais dans honnête/ malhonnête, ce qui introduit un peu de complexité, et beaucoup de morale. Conclusions Le roman historique pour la jeunesse a entre autres pour fonction d’inviter à « mettre en rapport ce qui est et ce qui fut » 59 . On a vu que c’est au grand désavantage de ce qui fut. Les jeunes héroïnes incarnent la modernité. Elles se battent aussi bien contre l’ignorance, la superstition, le préjugé social, l’injustice, le sexisme, que contre le manque d’hygiène et la médecine officielle. Elles incarnent la mentalité du XXI e siècle plaquée sur le XVII e siècle. En ce sens, on peut dire que Marion, la parfumeuse des Orangers de Versailles, est la véritable magicienne « blanche », elle qui sait supprimer les odeurs de Versailles. Il semble donc que le roman historique pour la jeunesse soit davantage un lieu de promotion de la modernité qu’un espace de représentation fidèle du passé. Peut-on voir du féminisme dans ces romans modernes ? Oui, dans la mesure où on donne aux jeunes filles le beau rôle et où certaines sont 55 Orangers, p. 164 et suiv. 56 « Les femmes n’ont vraiment rien dans la cervelle ! Il n’y a que leur apparence qui compte ! » (Dame, p. 17). Plus loin (p. 117), il est dit que l’excès de maquillage est responsable d’éruptions cutanées… 57 Cécile : « nous ne sommes guère amis, vous et moi. Je n’ai pas votre savoir, vous nous méprisez, moi et mes semblables. » (ibid., p. 18). 58 Ibid., p. 18. 59 Ganna Ottevaere-van Praag, Histoire du récit pour la jeunesse au XX e siècle (1929- 2000), PIE, Bruxelles, Peter Lang, 1999, p. 172. Les deux visages de la sorcière 43 indépendantes. Non, dans la mesure où la naissance, le paraître et la faveur qui y sont attachés sont bien plus prégnants que les déclarations d’indépendance. Enfin, les personnages de femmes adultes y sont passablement maltraités. Le roman historique de l’affaire des poisons pose des problèmes de genre : il tient au roman policier (énigmes, tentatives de meurtre, enquête policière), comme beaucoup de romans pour la jeunesse qui croient que cela est nécessaire pour captiver le lecteur. Mais du coup, il est hautement invraisemblable, ce qui pose problème. Les rapprochements inévitables avec le genre du conte lui nuisent également. Le genre biographique lui conviendrait mieux (voir la réussite des Marie-Antoinette 60 d’Anne-Sophie Silvestre). Quelques touches de fantastique ne lui nuisent pas 61 ; les deux romans anglais qui en usent sont très justes sur l’histoire des mentalités. Le thème de la sorcellerie pose un problème particulier : les messes noires sont improbables pour les lecteurs non informés. Et si les lecteurs sont informés, c’est un autre problème (la question du satanisme n’est pas anodine chez les adolescents). Enfin, il y a du politique dans les représentations de Madame de Montespan. On a vu qu’elle incarnait la méchante belle-mère des contes, la figure paternelle étant incarnée par Louis XIV. Tout en étant écrits par des femmes, les romans contemporains pour la jeunesse que j’ai évoqués développent une exécration du féminin lorsqu’il intervient dans le pouvoir masculin. C’est ce que l’on retrouve au XVIII e siècle dans les pamphlets contre Marie-Antoinette 62 et dans le genre des vies privées 63 . Il est encore actif aujourd’hui dans l’articulation entre vie privée et politique. Ainsi certaines auteures de romans historiques, sans doute bien inconsciemment, reprendraient aussi bien des archétypes anciens (les deux faces exécrées du féminin) qu’un schéma toujours présent dans notre imaginaire politique, l’horreur de l’intrication du privé et du public, c’est-à-dire du corps dans le politique. 60 Les Marie-Antoinette d’Anne-Sophie Silvestre, publiés chez Flammarion depuis 2006, en sont au 3 e volume en 2011 (t. 3 : Le Printemps du règne) : ira-t-on jusqu’à la Révolution ? 61 Sur la compréhension des mentalités, le sorcier de Henri II, dans le premier tome des Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron d’Anne-Sophie Silvestre, est un vrai magicien sans nuire au reste du roman. 62 Voir Chantal Thomas, La Reine scélérate, Marie-Antoinette dans les pamphlets, Seuil, 1989. 63 Voir Dictionnaire des Vies privées (1722-1842), éd. Olivier Ferret, Anne-Marie Mercier-Faivre et Chantal Thomas, Oxford, Voltaire Foundation (SVEC), 2011. PFSCL XXXIX, 77 (2012) La Palatine, une princesse hors du commun dans la littérature pour la jeunesse M ARIE -L AURENTINE C AËTANO (U NIVERSITÉ DE L YON ) La lecture d’Une Princesse à Versailles, roman d’Anne-Sophie Silvestre consacré à la Palatine 1 (Flammarion, 2003), nous a conduite à nous interroger sur la place de cette princesse dans la littérature pour la jeunesse. Il se trouve en effet que cette figure atypique est présente dans d’autres fictions 2 : À la cour de Louis XIV, journal d’Angélique de Barjac, 1684-1685, de Dominique Joly (Gallimard jeunesse, 2008) ; la série Les folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, d’Anne-Sophie Silvestre (deux tomes parus aux éditions Flammarion en 2010 et 2011) ; et le quatrième tome de la série Marie-Anne, fille du roi. Une mystérieuse reine de Pologne, d’Anne-Marie Desplat-Duc (Flammarion, 2011). Tandis qu’Une Princesse à Versailles se veut le récit autobiographique des premières années de la Palatine à Versailles, À la cour de Louis XIV se présente comme le journal d’Angélique de Barjac pour les années 1684 et 1685, alors que l’héroïne est demoiselle d’honneur de Madame. Dans la série d’Anne-Sophie Silvestre, la jeune Eulalie de Potimaron, pour sa part, est demoiselle d’honneur de Marie-Louise, fille de Monsieur, et donc belle-fille de la Palatine. Enfin, dans Une mystérieuse reine de Pologne, Marie-Anne, fille de Mademoiselle de la Vallière et de Louis XIV, rencontre la Palatine lors d’un après-midi chez la reine. À partir de ce corpus, nous avons souhaité étudier la façon dont la littérature pour la jeunesse met en scène la princesse Palatine. Notre but n’est pas tant de vérifier s’il y a respect ou non de la vérité historique quant à la reconstitution de sa vie, mais de montrer quel portrait se dessine d’un per- 1 Princesse allemande qui devint la seconde épouse de Monsieur, frère de Louis XIV. Voir la notice de William Brooks en ligne sur le site de la SIEFAR : http: / / www.siefar.org/ dictionnaire/ fr/ Élisabeth-Charlotte_de_Wittelsbach. 2 Notre étude ne se veut pas exhaustive : il va de soi que les occurrences témoignant de la présence de la Palatine dans ce type de fictions sont très nombreuses, notamment dans la série Les Colombes du Roi-Soleil. Marie-Laurentine Caëtano 4 4 sonnage dont on peut penser que les jeunes lecteurs n’ont jamais entendu parler, ni à l’école ni au collège, et, qu’a fortiori, ils n’ont pas eu l’occasion de rencontrer à travers leurs primes lectures. Quel est l’intérêt de leur raconter les faits et gestes de la Palatine, dont le nom même ne doit susciter en eux qu’étrangeté, voire moquerie ? En somme, pourquoi ce choix, et que dit-il de la représentation du XVII e siècle dans notre corpus ? Quoique Élisabeth-Charlotte de Bavière ne soit pas une princesse de conte de fées, nous allons voir que, d’une manière générale, les romans élaborent d’elle une image éminemment positive et sympathique, aucun d’entre eux ne lui prêtant un rôle ingrat. Sa mise en scène donne aussi l’occasion aux auteurs de développer des thèmes tantôt attendus, comme la vie à la cour de Louis XIV, tantôt délicats à traiter, comme les mœurs de Monsieur, frère du roi (l’époux de la Palatine), et la religion. Dans cette perspective, trois axes ont retenu notre attention : la Palatine comme figure singulière, la Palatine comme figure de tolérance et, en dernier lieu, la Palatine comme figure de femme de lettres, sa célèbre correspondance tenant lieu à la fois de matériau historique et de source d’inspiration romanesque. Une princesse si peu princesse À rebours des clichés littéraires La figure de la Palatine détone dans un corpus assez fleur bleue car elle ne répond ni aux canons de beauté traditionnellement associés à une princesse, ni aux attentes des lectrices : avec elle, point de potins et point de conversations sur les robes et autres fanfreluches. À lire les autoportraits que lui prête Anne-Sophie Silvestre, elle se présente plutôt comme une anti-princesse : De nos jours, pour être belle, il faut être blonde, avoir les yeux bleus, la bouche petite et la peau couleur de lys. La nature m’a faite grande, solide, mes traits n’ont aucune finesse et mon visage devient rouge brique dès que je cours ou que je ris ; et je ris et je cours souvent. Je le sais, je suis laide. Je m’en accommode. Et ce n’est pas de me priver de promenades ou de soleil qui y changera quelque chose. Mon seul vrai regret, c’est de ne pas être un garçon. 3 Dès lors, Anne-Sophie Silvestre se sent obligée de voler à son secours par une note de bas de page : 3 Anne-Sophie Silvestre, Une Princesse à Versailles, Flammarion, 2003, p. 8. Une princesse hors du commun 4 La Princesse Palatine exagère. Ses portraits montrent une jeune femme pas désagréable du tout. Seulement, en bon garçon manqué, elle ne se donnait aucune peine pour séduire ou charmer par sa féminité. 4 En entremêlant deux discours, le fictif et l’auctorial, Anne-Sophie Silvestre nous en apprend autant sur le personnage de la Palatine que sur la façon dont elle conçoit son travail romanesque, à la fois divertissement et entreprise de réhabilitation historique. En cela, elle se fait d’ailleurs l’écho de quelques jugements contemporains, comme celui de Thomas-François Chabot, marquis de Saint-Maurice, qui écrivait : « [Je] vis l’épousée de Monsieur pour la première fois. Je la trouvai jolie, l’air jeune et spirituel. On dirait qu’elle a été élevée en cette Cour ; il ne lui manque plus qu’un peu de langage. Elle n’est pas étonnée et a l’air de grandeur qu’apportent les princes du berceau » 5 . Mais la Palatine revient à nouveau sur son apparence physique disgracieuse lors de sa rencontre avec son mari, Philippe d’Orléans : […] je vis bien à la toute première impression qui passa rapidement sur son visage que je ne lui plaisais pas. Je ne puis pas dire que je n’en ai pas été attristée, mais, dans le secret de mon cœur, je m’y étais préparée. Je sais depuis des années que je suis trop grande, trop solide, trop garçonnière, que j’ai le nez de travers et que je ne suis pas jolie. Mais j’ai l’intention de faire si bien, d’entourer Monsieur de tant d’amitié qu’il s’habituera à mon apparence. 6 L’énumération des « trop » suggère à nouveau l’exagération, mais le constat est identique : « je ne suis pas jolie ». En évoquant sa vie de jeune mariée, la Palatine confesse encore : Quand l’emploi du temps de la cour me permettait d’échapper à la corvée du grand habit, je ne portais que des vêtements de chasse, pas toujours d’une grande élégance, c’est vrai, mais commodes et confortables. « ... Il était heureux que je fusse de cette humeur, car Monsieur qui aimait extrêmement la parure aurait eu mille querelles avec moi pour savoir qui porterait les diamants les plus beaux. » 7 Anne-Sophie Silvestre s’amuse visiblement à battre en brèche le cliché de la princesse tout droit sortie du conte de fées et à prendre néanmoins sa 4 Ibid. 5 Thomas-François Chabot, marquis de Saint-Maurice, Lettres sur la cour de Louis XIV, 1667-1673, éd. Jean Lemoine, Paris, Calmann-Lévy, 1910, II, « Lettre du 11 décembre 1671 », p. 205. 6 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 47. 7 Ibid., p. 60. Voir aussi Anne-Sophie Silvestre, Le Serment, tome 2 des Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, Flammarion, 2011, p. 31. Marie-Laurentine Caëtano 4 défense - quitte, peut-être, à l’idéaliser dans le rôle de l’anti-héroïne. Notons au passage l’affection prononcée de l’autrice pour son personnage, empathie qui l’a conduite à en faire l’héroïne de son roman, alors qu’il est assez rare qu’un personnage historique de haute naissance ait ce statut dans notre corpus, la prédilection allant plutôt aux héroïnes fictives. Le portrait de la Palatine proposé par Dominique Joly est bien différent en ce qu’il montre une princesse pour le moins ridicule. Lors de sa première rencontre avec Madame, Angélique de Barjac la décrit ainsi : Non loin de là, Madame, dont on apercevait seulement le visage, disparaissait derrière un fatras de tissus jetés sur elle [...] Mon étonnement fut plus grand encore quand elle commença à parler : - Au pied, les chhhiens ! - Ma ponne Amélie, approchez ! - Che zuis zûre que vous êtes accompagnée de fotre petite Anchelique. Approchez ! L’accent avait une nette consonance germanique. Il était encore très prononcé [...] Je me prosternai à ses pieds parmi les chiens échauffés et me relevai en me rapprochant de la princesse à la corpulence très imposante. Je ne me trompais pas : son embonpoint est considérable. Il lui donne des traits épais et la rend hommasse. 8 Dominique Joly est la seule à faire parler la princesse avec un fort accent, lequel frise la caricature, mais elle fournit un contrepoint positif en soulignant que celui-ci est justifié par la nostalgie qu’a le personnage pour son Palatinat natal, que « treize années à la cour de France n’avaient pu [...] effacer 9 ». Surenchère comique par rapport à Anne-Sophie Silvestre, la romancière choisit pour axe de description le caractère hommasse de la Palatine. Ainsi Angélique de Barjac rapporte-t-elle les commérages au sujet de son embonpoint 10 et évoque-t-elle sa « voix d’homme » 11 . À cela s’ajoute un accoutrement des plus bizarres : la princesse portait une tenue de chasse taillée apparemment à la va-vite : une longue veste de drap couleur marron foncé sur une jupe d’un rouge éclatant. Autour du cou, une cravate de soie prune, à laquelle elle avait donné deux tours, quitte à paraître étranglée. Mais, surtout, ce qui prêtait 8 Dominique Joly, À la cour de Louis XIV, journal d'Angélique de Barjac, 1684-1685, Gallimard jeunesse, 2008, p. 20-21. 9 Ibid., p. 20. 10 Ibid., p. 21. Cf. aussi Anne-Marie Desplat-Duc, Adélaïde et le Prince Noir, tome 10 des Colombes du Roi-Soleil, Flammarion, 2011, p. 393-394. 11 Ibid., p. 48. Une princesse hors du commun 43 le plus à rire était sur sa tête : un tricorne d’où sortait un semblant de perruque en faux cheveux filasses... Quelle allure ! 12 Ce portrait cocasse tranche avec celui des autres princesses du corpus, jeunes et belles, et tout occupées à leur toilette de premier bal 13 . Angélique de Barjac remarque : « Tout le monde souriait. Était-ce à cause [...] de son étrange accoutrement qui pouvait faire croire à un déguisement ? » 14 Le comique de situation ne peut pas non plus échapper au jeune lecteur. Aussi le bénéfice d’un tel portrait est-il évident : d’une part, en faisant rire, la Palatine humanise la cour de Versailles, souvent vue comme un univers lisse et rigide ; d’autre part, on peut supposer que ce personnage haut en couleurs frappe tant l’imagination que le lecteur n’est pas prêt de l’oublier, ce qui constitue un profit pédagogique non négligeable. Une forte personnalité Les romans du corpus sont unanimes : la Palatine est une princesse d’une intelligence et d’une gaieté hors du commun. Marie-Anne, l’héroïne d’Anne- Marie Desplat-Duc, avoue à son sujet : « Je l’aime bien. Elle est vive et joyeuse. Ses reparties, inattendues, amusent tout le monde. » 15 Angélique, sitôt qu’elle a été présentée à Madame, écrit dans son journal : Une chose est sûre : c’est que Madame et Monsieur, qu’ils s’entendent bien ou mal, sont des personnes, l’une et l’autre, bien insolites. Elles chassent l’ennui sur leur passage. Vivre à leurs côtés promet d’être diablement amusant ! Chaque jour m’apportera son lot d’anecdotes cocasses, de petites ou de grandes histoires que je me délecterai à rapporter ici dans ce cahier… 16 Une fois de plus, on mesure quel intérêt représente ce personnage pour un romancier : princesse originale évoluant dans le cadre très réglé de Versailles, la Palatine incarne manifestement l’esprit de liberté, de transgression et de drôlerie susceptible de plaire aux jeunes lecteurs. Au vrai, les romans qui se situent à la cour de Louis XIV ne manquent pas d’évoquer l’étiquette 12 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 27-28. 13 Cf. Anne-Marie Desplat-Duc, Premier bal à Versailles, tome 1 de Marie-Anne fille du roi, Flammarion, 2009. 14 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 27. 15 Anne-Marie Desplat-Duc, Une mystérieuse reine de Pologne, tome 4 de Marie-Anne fille du roi, Flammarion, 2011, p. 118-119. Même discours chez Eulalie (Le Serment, op. cit., p. 93). 16 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 25. Marie-Laurentine Caëtano 4 à respecter. Or la Palatine ne cesse de s’en affranchir 17 , ce qui réjouit tout particulièrement Eulalie, elle-même un brin rebelle : Le côté merveilleux du séjour à Saint-Cloud m’apparaissait dès ce premier soir : il n’y avait pas d’étiquette ! Pas de repas réglés, pas de ces programmes établis qui faisaient ressembler Versailles à la scène d’un immense ballet dont nous étions tous les figurants... Au demeurant, c’était assez logique, Madame et Mademoiselle fuyaient l’entourage du Roi précisément pour se reposer des contraintes de l’étiquette [...]. 18 À l’exemple du jeune lecteur, qui n’aspire qu’à échapper aux contraintes de son âge et à faire l’école buissonnière, la Palatine se dégage de ses devoirs dès qu’elle le peut et confesse aimer le grand air et la chasse 19 . Dans ses appartements, elle s’entoure de chiens 20 ; c’est d’ailleurs leur présence qui surprend - entre autres choses - Angélique lors de sa première rencontre avec elle 21 . En tout état de cause, le lecteur est confronté au trublion de Versailles, à la forte tête de la cour, la seule princesse qui préfère être à la chasse plutôt que dans un salon ! Dans le même temps, le portrait est contrebalancé par une image maternelle 22 , voire sentimentale, Dominique Joly reprenant à son compte la rumeur historique selon laquelle Madame était amoureuse de son beaufrère, le roi Louis XIV 23 . Du reste, c’est peut-être le seul endroit où la Palatine n’est pas à contre-emploi dans son rôle de princesse, mais n’est-il pas amusant de relever que c’est l’autrice du portrait physique le plus caricatural qui fait état de ce détail ? 17 Le Serment, op. cit., p. 11-12. 18 Ibid., p. 19. 19 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 54-55. 20 Le Serment, op. cit., p. 55-56. 21 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 20. Cf. aussi p. 27. Eulalie remarque que, d’une manière générale, la Palatine est « l’amie des bêtes », et pas seulement des chiens (Le Serment, op. cit., p. 95). 22 La Palatine est soucieuse du confort de son entourage, et tout particulièrement de celui d’Angélique de Barjac (À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 29, 81 et 139). 23 Ibid., p. 62. « […] on pourrait dire que madame est amoureuse du roi (on en fera d’ailleurs un thème de plaisanteries, à la cour. Une lettre de Mme de Sévigné et une autre de Mme de Montespan en témoignent). », Lettres de la princesse Palatine, 1672-1722, édition établie et annotée par Olivier Amiel, Mercure de France, collection « Le Temps retrouvé », 2009, p. 16. Une princesse hors du commun 4 Une princesse tolérante et moderne Du sexe à Versailles On sait que les questions de sexualité sont particulièrement délicates à aborder dans le cadre du roman pour la jeunesse, bien qu’avec la mort, il s’agisse d’un des « deux piliers de l’initiation » 24 . Or Anne-Sophie Silvestre n’hésite pas à traiter des fameuses « mœurs italiennes » de Monsieur, c’est-àdire de son homosexualité. Il en va tout autrement chez Dominique Joly, qui passe sous silence les préférences sexuelles de Monsieur : seul un lecteur adulte quelque peu érudit peut comprendre ce que cache sa coquetterie 25 , même si l’autrice signale qu’il « fait jaser toute la cour » 26 . Anne-Sophie Silvestre préfère expliquer les choses clairement et simplement, par la voix de la duchesse de Hanovre, tante de la Palatine. C’est cette dernière qui informe la jeune fille sur les mœurs de son futur époux 27 . Par un discours sensible, elle apaise son inquiétude et lui permet d’appréhender la réalité de ce que sera son couple 28 . Ayant suivi les conseils de sa tante, la Palatine peut témoigner de l’harmonie qui règne entre elle et son époux : « mœurs italiennes ou pas, nous vivions en bons bourgeois, comme mari et femme » 29 , quand bien même sa bonne volonté ne suffit pas et que l’entente est de courte durée 30 , comme le rappelle Anne-Sophie Silvestre dans l’épilogue. Il convient de signaler que cette prise de position tolérante sur l’homosexualité, laquelle relaie les luttes contemporaines contre l’homophobie, a valu à son autrice un article élogieux sur le site altersexualité.com 31 - qui salue le traitement novateur d’un tel sujet dans la littérature pour la jeunesse, loin des censures habituelles - ainsi qu’un prix 32 . La duchesse de Hanovre présente aussi à sa nièce la situation du roi et de ses favorites. Si la Palatine est tout d’abord choquée et parle de « scandale », elle nuance rapidement son jugement 33 : 24 Marie-Hélène Routisseau, Des romans pour la jeunesse ? Décryptage, Belin, 2008, p. 149 et suiv. 25 Cf. À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 22. 26 Ibid., p. 23. 27 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 28. 28 Cf. ibid., p. 28-29. 29 Ibid., p. 60. 30 Ibid., p. 108. 31 http: / / www.altersexualite.com/ spip.php? article135. 32 http: / / www.altersexualite.com/ spip.php? article136. 33 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 36. Marie-Laurentine Caëtano 44 J’estime que les rois et les princes doivent mener une existence digne et ont le devoir de donner le bon exemple à leur peuple. Mais je voyais que ce n’était pas souvent le cas. À commencer par mon père, le Prince-Électeur Palatin. Il avait une épouse - ma mère - qui habitait à Cassel. Et lui, à Heidelberg, vivait sans se cacher le moins du monde avec sa maîtresse, Louise, qui mettait au monde avec une admirable régularité un enfant chaque année. J’avais treize demi-frères et sœurs. [...] Je n’approuve pas cette situation, mais qu’y puis-je ? Est-ce que je fais mauvais visage à mon père, à Louise et à mes demi-frères et sœurs ? La situation est à peu près la même. 34 Ce type de réflexion pourrait encore faire écho à une réalité sociale contemporaine, à savoir celle des familles recomposées. Ainsi, comme c’est généralement le cas dans les romans pour la jeunesse, les auteurs procèdent à une « récupération » du personnage historique afin que les lecteurs puissent aisément s’identifier à lui. Paris vaut-il une messe ? La nationalité étrangère de la Palatine ne se prête pas seulement à un traitement cocasse. Les romancières y voient également l’occasion de développer des réflexions plus graves sur les croyances religieuses puisqu’en Allemagne, son pays d’origine, le personnage a été élevé dans la foi protestante. Les fictions dans lesquelles elle figure abordent donc naturellement la question du heurt religieux entre catholiques et protestants et, en particulier, la révocation de l’édit de Nantes. Dans Une Princesse à Versailles et dans le Journal d’Angélique de Barjac, où les dragonnades font rage, la Palatine adopte une posture de tolérance religieuse qu’on peut sans peine qualifier d’anachronique, tant elle ressemble plutôt à celle d’un esprit éclairé du XVIII e siècle 35 . Alors que sa tante la prévient qu’elle devra se convertir pour épouser Monsieur, Liselotte répond vivement : « - Oh, cela, ma tante, n’est pas une difficulté ! » 36 Ce n’est pas qu’elle prenne cette conversion à la légère, mais elle explique : J’ai dû me plier dès l’enfance aux différentes pratiques du protestantisme. Rite de Calvin chez mon père, rite de Luther chez ma tante. Calvinistes et luthériens prétendant chacun avec la même rigidité - pour cela, ils se ressemblent tout à fait - détenir le monopole de la vérité. Il y a déjà 34 Ibid., p. 36-37. 35 Cela dit, certaines de ses lettres laissent à penser que la Palatine avait une position éclairée en matière de religion. Voir, par exemple la lettre du 16 novembre 1704. 36 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 31. Une princesse hors du commun 44 quelques années que je me suis fait en secret une petite religion pour moi toute seule. Je pense qu’il est bien égal à Dieu qu’on le prie en latin ou en français du moment qu’on l’honore sincèrement dans son cœur et qu’on pratique la vertu. Mais il ne sert à rien non plus de choquer les gens. Le plus simple me paraît de suivre le rite pratiqué là où on habite. S’il faut être catholique à Paris, je serai catholique. De plus, il paraît qu’à la messe du roi la musique est admirable. 37 Lors de son départ pour la France, la Palatine raconte « la comédie de [sa] conversion » 38 , tout en rappelant que « cela ne [la] gênait pas beaucoup » 39 . Selon elle la religion appartient explicitement au domaine du privé, ce qui n’est pas non plus sans rappeler les débats sur la laïcité qui agitent depuis plusieurs années la société contemporaine française. Tout se passe comme si, en tant qu’étrangère, elle était un exemple idéal « d’intégration » avant la lettre. À la cour de Louis XIV développe le sujet sur fond de contexte religieux dramatique. Angélique est en effet issue d’une famille protestante qui s’est convertie sous la contrainte, d’où sa quête identitaire. Demoiselle d’honneur de la Palatine, elle a la chance d’être initiée par elle à la faveur de la découverte d’une Bible, un jour, sous un meuble. Le récit de la conversion de Madame diffère radicalement de celui que propose Anne-Sophie Silvestre : Oh ! za n’a pas été facile... ze qui était noir la feille était devenu planc... Il me fut défendu de ziter Luther et Calvin, les grands penseurs du protestantisme, reconnaître le pape et croire tout ce que dizaient les prêtres, zuivre la messe en latin... 40 Sans entrer dans les détails, Dominique Joly sous-entend que les différences entre le protestantisme et le catholicisme sont plus importantes qu’une simple question de rite et l’on peut se demander si elle n’a pas souhaité faire un parallèle entre les conversions forcées au temps des dragonnades et la conversion de la Palatine. Quand le personnage avoue : « Ch’ai gardé mon petit relichion à moi, Anchélique » 41 , on pense à la phrase d’Anne-Sophie Silvestre : « il y a déjà quelques années que je me suis fait en secret une petite religion pour moi toute seule » 42 . C’est pourquoi il est naturel que la Palatine conseille à Angélique : 37 Ibid., p. 31-32. 38 Ibid., p. 43. 39 Ibid. 40 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 94. 41 Ibid. 42 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 32. Marie-Laurentine Caëtano 44 Priez notre Dieu. Priez-le autant que vous pouvez. Après tout, n’est-il pas le même que l’on soit protestant ou catholique ? C’est l’aveuglement, l’intolérance qui cherchent à en faire deux différents ! 43 Les deux autrices se rejoignent dans l’idée que la religion ne doit être source ni d’intolérance ni de violence, mais, dans le roman d’Anne-Sophie Silvestre, la Palatine semble se convertir facilement au nom de la raison d’État, tandis que dans le roman de Dominique Joly, elle apparaît comme une victime écartelée entre son devoir et ses convictions intimes 44 . Autre différence : dans le roman de Dominique Joly, la princesse Palatine reste protestante 45 - en privé toutefois - puisqu’elle transmet la religion de ses parents à Angélique, lui explique la signification de la rose de Luther 46 , lui apprend une prière - en fait, quatre versets de Psaumes - et répond à toutes les questions que la jeune fille se pose sur le protestantisme 47 . La Palatine qui, dans le roman d’Anne-Sophie Silvestre, est catéchisée pour devenir catholique 48 , devient ici catéchiste d’une jeune protestante élevée dans la foi catholique 49 . Les deux romans s’accordent néanmoins sur deux points : la Palatine est tolérante et se recrée sa religion personnelle, tout en pratiquant en public la religion catholique. Cette laïcité affichée est sans nul doute bénéfique pour le jeune lecteur dans la mesure où elle l’initie à l’ouverture d’esprit ainsi qu’au respect des cultures religieuses, mais elle l’est beaucoup moins si l’on considère qu’elle ne donne pas à penser ce qu’étaient les conflits religieux au XVII e siècle 50 . La Palatine : une femme de lettres Du décor à l’intrigue Dans l’histoire, la Palatine est renommée pour les nombreuses lettres qu’elle a écrites à ses proches, et qui fourmillent d’anecdotes sur la cour et ses illustres habitants. Il se trouve que cette correspondance est au cœur de l’écriture romanesque, d’abord comme motif : Dominique Joly choisit d’évoquer l’activité favorite de la Palatine et la décrit « la plume à la 43 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 118. 44 Ibid., p. 117-118. 45 Ibid., p. 94. 46 Cf. ibid., p. 119. 47 Cf. ibid., p. 126-127. 48 Cf. Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 44. 49 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 127. 50 Nous renvoyons à l’article d’Yves Krumenacker dans le présent volume. Une princesse hors du commun 44 main » 51 avec « une écritoire jonchée de feuilles de papier » 52 . La romancière aime à camper Madame dans cette position d’épistolière 53 , mais c’est Anne- Sophie Silvestre qui explique très clairement que la Palatine écrivait assidûment. Lorsque la jeune princesse quitte sa tante, celle-ci lui dit, pour la consoler, qu’il leur restera le commerce épistolaire : - Nous nous écrirons..., dit-elle encore. - Ça, oui, ma tante, dis-je en essuyant mes larmes. Ça, je vous le promets, je vous écrirai. 54 Plus loin, la Palatine assure qu’elle tient sa promesse, et écrit à sa tante « chaque fois qu’[elle a] un instant à [elle] » 55 . Ou encore : J’écrivis : « Ma très chère tante, le roi est grand et d’un brun clair. Il a l’air mâle et extraordinairement bonne mine... » 56 Une note explique au jeune lecteur : Madame Palatine, fidèle à sa promesse, écrivit très régulièrement à sa tante. Une grande partie de sa correspondance a été conservée. Toutes les lettres citées dans cet ouvrage sont écrites par la Palatine elle-même. 57 Au vrai, le roman est émaillé de citations directement tirées de la correspondance de Madame, ce que souligne l’usage de l’italique. Grâce à elles, et de manière assez touchante, le lecteur pénètre dans l’intimité de la Princesse. Pourtant, lors de la naissance de son fils, Anne-Sophie Silvestre cite une lettre avant de la contredire par un commentaire du personnage : « Saint-Cloud, le 5 août 1673. Ma chère tante, ... Enfin ce drôle est sorti. Mon petit est si énormément gros et fort, qu’avec votre permission, il ressemble plutôt à un Allemand qu’à un Français, comme vous pourrez en juger par son portrait... Tout le monde ici dit qu’il me ressemble ; vous pouvez bien penser dès lors que ce n’est pas précisément un très beau garçon... » Bien entendu, je ne pensais pas un mot de ce que j’avais écrit dans cette lettre. Tout le monde aura compris qu’il ne s’agissait que de fausse 51 À la cour de Louis XIV, op. cit., p. 20. 52 Ibid. 53 Ibid., p. 48. 54 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 40. 55 Ibid., p. 49. 56 Ibid., p. 53. 57 Ibid. Marie-Laurentine Caëtano 4 modestie. Mon petit duc de Valois est le plus bel enfant du monde, et jamais, jamais, personne n’a rien vu d’aussi parfait ! 58 Cet exemple contraste avec les autres citations qui sont en principe justifiées et étayées par le récit fictif de la Palatine. Dès lors se pose la question du genre : avons-nous encore affaire à un roman, d’autant que le final laisse le lecteur sur sa faim ? Le récit s’achève en effet à la naissance du premier fils de Monsieur et Madame, sans qu’il y ait véritablement de dénouement. Un épilogue écrit à la troisième personne vient alors le compléter et le clore. Ce dispositif narratif témoigne, une fois de plus, du caractère singulier d’Une Princesse à Versailles, entre autobiographie romancée, réécriture historique et plaidoyer pour la tolérance. Dans le second tome des Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, les lettres de la Palatine sont librement détournées au profit de l’intrigue romanesque. Pour que le Dauphin puisse rencontrer Marie-Louise, dont il est épris, Eulalie a une idée qu’elle lui soumet : Un grand bonheur de Madame, c’est d’échanger des lettres avec sa famille en Allemagne, et particulièrement avec sa tante, la duchesse de Hanovre, pour qui elle a la plus grande amitié... [...] Quand Madame reçoit une lettre de Mme de Hanovre, elle s’installe aussitôt à son bureau pour lui donner réponse et rien ne peut plus la détourner de son encrier ni de sa plume. Si Monseigneur rendait visite à l’improviste pendant que Madame a une lettre en route, malgré tout le plaisir qu’elle éprouve dans la compagnie de Monseigneur, je crois qu’elle ne s’interromprait pas pour autant, et Mademoiselle n’aurait qu’à se proposer pour faire la maîtresse de maison à sa place. 59 Lorsque le Dauphin se présente un après-midi, « Madame sortit précipitamment sur son perron ; pour un peu, elle aurait eu sa plume à la main » 60 . Au salon : Madame, de toute évidence, avait l’esprit ailleurs. Elle était heureuse de la présence de Louis, mais on l’avait arrêtée dans ses écritures. On avait coupé son inspiration. Sa plume l’appelait, c’était facile à deviner. 61 Le Dauphin présente ses excuses pour le dérangement, mais la Palatine répond : Louis, y songez-vous, comment pourriez-vous jamais me déranger ? J’ai une lettre à terminer, mais quelle importance ? elle attendra. 58 Ibid., p. 101. 59 Le Serment, op. cit., p. 53. 60 Ibid., p. 94. 61 Ibid., p. 100. Une princesse hors du commun 4 - Madame, intervint Marie-Louise, le courrier part ce soir et je sais à quel point vous regretteriez de le manquer. Allez finir votre lettre, je vais faire de mon mieux pour vous remplacer. [...] - Si vous ne retournez pas à votre lettre, ma tante, je serai obligé de partir, dit Louis, et j’en serai triste car on est bien chez vous. 62 Convaincue, « Madame se retira dans son cabinet pour achever son courrier ; à mon avis, elle y exposait à son amie la duchesse de Hanovre, sans mâcher ses mots, ce qu’elle pensait de la naissance d’une nouvelle bâtarde légitimée à Versailles » 63 . Au passage, on aura remarqué que le contenu supposé de la lettre se veut une confirmation du caractère piquant et acerbe du personnage. Quoi qu’il en soit, grâce à la correspondance de la Palatine, le Dauphin et Marie-Louise peuvent trouver la solitude propice à l’échange amoureux. Anne-Sophie Silvestre entremêle donc habilement vérité historique et fiction. De la lettre au roman Les lettres de la Palatine sont également profitables dans la mesure où elles fournissent de nombreuses anecdotes aux romans qui se situent à la cour de Versailles. Anne-Sophie Silvestre utilise à plusieurs reprises, dans deux textes, la lettre du 14 décembre 1676. Adressée à la duchesse de Hanovre, celle-ci est riche en événements : la Palatine y raconte sa chute de cheval, confie que, désormais, elle est « à la mode » parce qu’elle est invitée au médianoche de Madame de Montespan, et encore que sa vieille zibeline fait fureur. La romancière reprend ces trois éléments dans Une Princesse à Versailles, mais dans un ordre différent 64 et, surtout, les situe au cours des années 1672- 1673. Pour les besoins de la narration, elle anticipe les événements, mais ce qui est intéressant, c’est qu’elle utilise à nouveau la chute de cheval de la Palatine dans Les folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, lesquelles se déroulent en 1677. Cette fois, toujours pour les besoins de la fiction, les événements historiques sont retardés. De longues citations de la lettre sont données, preuve qu’elle a frappé l’imagination d’Anne-Sophie Silvestre qui a su y voir tout le potentiel romanesque à en tirer : comique de situation pour la chute de cheval, digression historique pour le médianoche de la Montespan et réflexion sur la versatilité de la cour pour la zibeline. 62 Ibid. 63 Ibid., p. 101-102. 64 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 71-81. Marie-Laurentine Caëtano 4 Dans Les folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, immobilisée à cause de sa chute, Madame ne peut suivre la cour et reste en compagnie de Marie- Louise. Le Dauphin peut ainsi leur rendre visite et c’est l’occasion pour Anne-Sophie Silvestre de faire relater à la Palatine sa mésaventure 65 . À la fin du tome 1, la Palatine annonce au Dauphin son départ pour Saint-Cloud, lequel lui promet encore des visites 66 . Le tome 2 reprend là où les choses en étaient restées et les allusions à la convalescence de Madame ne manquent pas. La continuité narrative entre les deux tomes aura donc été assurée grâce à la chute de cheval. Un autre cas de réécriture est à signaler dans Les Colombes du Roi-Soleil. Dans une de ses lettres, la Palatine raconte qu’une maîtresse de Saint-Cyr que Madame ne nomme pas - a été empoisonnée 67 . C’est le point de départ qu’a choisi Anne-Marie Desplat-Duc pour créer le personnage de Gertrude, la jeune empoisonneuse. La romancière exploite trois fois l’événement dans deux romans : dans le tome 5 des Colombes du Roi-Soleil, nous apprenons qu’une des jeunes filles empoisonne sa maîtresse. De là une première version, celle d’Isabeau 68 , camarade de Gertrude injustement accusée du forfait. Le tome 8 est un roman à deux voix, celles de deux amies : Gertrude 69 et Anne 70 , qui donnent deux autres points de vue sur l’épisode. Le travail de la romancière apparaît assez nettement : là où la Palatine ne parlait que très peu des motivations de la demoiselle (« l’une des bleues se brouilla avec sa maîtresse et résolut de l’empoisonner » 71 ), Anne-Marie Desplat-Duc développe les raisons de la brouille - l’amitié -, mais aussi ce qui arrive après le châtiment de la coupable : c’est l’objet du tome 5 pour Isabeau, et du tome 8 pour Gertrude et Anne. Anne-Marie Desplat-Duc a repris toutes les informations de la lettre, à l’exception des larmes de Madame de Maintenon, même si elle conserve l’idée de la honte. À l’inverse, elle ne reprend pas la punition collective pour la classe bleue car, en réalité, seule Isabeau avait démasqué la coupable. Si dans la version d’Isabeau, Gertrude est envoyée au Refuge, comme le dit la Palatine, dans le tome 8, il s’agit des Madelonettes. Comme Anne-Sophie Silvestre, Anne-Marie Desplat-Duc joue avec les dates. L’action se situe en 65 À nous deux Versailles, op. cit., p. 102-103. 66 Ibid., p. 149. 67 Lettres de la princesse Palatine, 1672-1722, op. cit., p. 222-223. 68 Anne-Marie Desplat-Duc, Le Rêve d’Isabeau, tome 5 des Colombes du Roi-Soleil, Flammarion, 2007, p. 148 ; 157-158 et 160-162. 69 Anne-Marie Desplat-Duc, Gertrude et le Nouveau Monde, tome 8 des Colombes du Roi-Soleil, Flammarion, 2007, p. 67-72. 70 Ibid., p. 75-76. 71 Lettres de la princesse Palatine, 1672-1722, op. cit., p. 222. Une princesse hors du commun 4 1691 alors que la lettre est datée de 1698, mais comme la série débute avec la tragédie d’Esther en 1689, Anne-Marie Desplat-Duc a été contrainte par la chronologie. Simple élément de mise en scène dans Le Journal d’Angélique de Barjac, élément biographique de premier ordre dans Une Princesse à Versailles, ou encore élément dramatique dans Les folles Aventures d’Eulalie de Potimaron : la correspondance de la Palatine est assurément présente à l’esprit de certaines autrices, marque indéniable de leur goût pour la littérature du XVII e siècle, mais aussi de leur culture et de leur méthode de travail érudite. Il est toutefois curieux que leur prédilection ne soit pas allée à Madame de Sévigné, l’autre grande femme de lettres célèbre pour sa correspondance. Celle-ci ne fait que de rares apparitions dans les fictions qui nous intéressent 72 , ce qui nous ramène à la question initiale : pourquoi la Palatine ? Sans doute parce qu’elle est méconnue du grand public, ce qui permet une exploration plus libre de sa vie, et qu’elle est une étrangère à Versailles, porteuse d’un regard excentrique, et parfois comique, sur la société dans laquelle elle évolue. Pour toutes ces raisons, la Palatine n’est pas un personnage conçu pour faire rêver le jeune lecteur, mais plutôt pour qu’il s’y attache. Anne-Sophie Silvestre confie d’ailleurs : Madame Palatine est quelqu’un de très sympathique, ce n’est pas moi qui l’imagine comme cela, ses écrits le révèlent à chaque ligne, alors forcément c’est un personnage qui suscite plutôt l’affection. 73 Belle invitation à l’adresse des jeunes lecteurs, en dernier ressort, à retourner aux sources elles-mêmes et à aller lire la correspondance de la Palatine, si féconde en événements romanesques. 72 Une Princesse à Versailles, op. cit., p. 49. 73 Interview d’Anne-Sophie Silvestre, propos recueillis par Lionel Labosse, pour altersexualite.com : http: / / www.altersexualite.com/ spip.php? article136. PFSCL XXXIX, 77 (2012) Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie L AURENT T HIROUIN (U NIVERSITÉ DE L YON ) Si le XVII e siècle jouit d’une place privilégiée, et surprenante, dans la littérature de jeunesse, le personnage même de Molière, au sein de cette collection, inspire un sous-ensemble tout à fait considérable. Edwige Keller-Rahbé l’a exploré récemment, en en montrant la richesse 1 . Je reprendrai ici la question par le petit bout de la lorgnette, en m’attachant à un épisode particulier, la querelle de Tartuffe, mais qui nous introduira plus largement à une interrogation d’ordre idéologique. Quatre ouvrages seront ici sollicités, tous parus depuis 2005 2 : - Denis Kerbraz, Du petit Poquelin au grand Molière 3 - ouvrage assez didactique, espèce de cours de littérature mis en dialogue. Le jeune Thomas interpelle ainsi son grand-père : « Grand-père, je suis désolé de t’interrompre, mais je ne comprends toujours pas bien la différence entre les farces et les comédies. » (p. 102). La quatrième de couverture confirme que le sentiment produit par la lecture correspond à un dessein assumé : « Auteur de jeunesse, Kerbraz cherche toujours à mêler dans ses écrits le ludique et le didactique qui, pour lui, vont de pair. » 1 Edwige Keller-Rahbé, « Quel Molière pour les collégiens français ? Portraits du dramaturge dans la littérature de jeunesse contemporaine », Actes de la V e Biennale « Molière » de Pézenas, L’Ombre de Molière du XVII e siècle à nos jours, 4 et 5 juin 2009, à paraître aux éditions Armand Colin, 2012. 2 L’énergie m’a manqué pour introduire dans mon corpus la très belle transposition de la pièce en BD, tout à fait passionnante, mais qui pose des problèmes d’ordre assez différent (Duval et Zanzim, Tartuffe de Molière, éd. Delcourt, 2008-2010, 3 vol.). 3 Édition du Rocher, coll. « Grand-Père… Raconte ! », 2005 - abrégé dorénavant [PPGM]. Laurent Thirouin 45 - Sylvie Dodeller, Molière 4 . Le site internet de l’éditeur donne quelques renseignements biographiques concernant l’auteur : « De sa vocation de journaliste, Sylvie Dodeller conserve une inaltérable curiosité pour les choses nouvelles. […] Elle allie dans son écriture la rigueur de l’enquête livresque au travail de terrain. Dans un style accessible et précis, Sylvie Dodeller redonne vie au quotidien d’autrefois. […] Soucieuse d’offrir à ses jeunes lecteurs, comme elle le fait déjà avec son jeune fils, le mode d’emploi d’une époque révolue, Sylvie Dodeller multiplie les allers-retours dans le temps, et parvient à nous rendre Molière aussi familier qu’un vieux copain de collège. » 5 - Michel Laporte, Molière, gentilhomme imaginaire 6 . Il s’agit là de pseudo-documents : « témoignages délivrés par des personnages ayant connu l’auteur du Malade imaginaire » (p. 9), interviewés par la fille de l’écrivain, Esprit-Madeleine, qui donne ensuite ses propres commentaires. La partie qui concerne Tartuffe est la Déposition d’Alcofribas, alias François, fils d’un digne bourgeois de la ville de Luçon (p. 165- 176). - Jeanne Albrent, Une robe pour Versailles 7 . Née en 1987, l’auteur a poursuivi des études de théâtre au Royaume-Uni et est actuellement élève de l’Ens-Lyon. Le livre n’est pas une biographie romancée, mais un pur roman de jeunesse, qui ne craint pas de virer au rocambolesque et joue sur les ficelles les plus éprouvées : l’orpheline, couturière, associée par les circonstances à la troupe de Molière, rencontre à Versailles un triomphe professionnel (elle se fait engager par la reine) et le grand amour. Le plus ouvertement engagé d’un point de vue idéologique, l’ouvrage est aussi le plus habile dans l’intégration de la matière historique à la fiction, tout en restant solide sur le plan de l’information historique. L’attention permanente aux costumes et à la couture, outre tout le bénéfice attendu auprès de jeunes lectrices 8 , 4 L’École des loisirs, 2005, coll. « Belles vies » ; rééd. (janv. 2011) sous le titre : Molière, que diable allait-il faire dans cette galère ? - abrégé dorénavant [Dod]. Coïncidence ? Kerbraz comme Sylvie Dodeller sont aussi l’un et l’autre auteurs d’une biographie de Léonard de Vinci - respectivement : Léonard de Vinci, quel génie ! et Léonard De Vinci. Artiste ? Vous rigolez. 5 http: / / www.ecoledesloisirs.fr/ php-edl/ auteurs/ ficheauteur.php? codeauteur=1088. 6 Hachette, livre de poche, 2007 - abrégé dorénavant [MGI]. 7 Hachette jeunesse, Mars 2010 - abrégé dorénavant [RPV]. 8 Qu’on en accepte pour gage l’enthousiasme d’une jeune lectrice s’exprimant sur internet (6/ 1/ 2011) : « J’ai adorer ce livre il est tellement exitant ! ! ! ! ! Je vous le conseil vraiment car pour toute l’ex jeunes filles entre 12/ 15 il est vraiment approprier et je pense qu’on rêvent toutes d’être a sa place ! ! ! ! ! » [sic]. Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 45 est particulièrement bienvenue pour traiter du théâtre et de Tartuffe même, dont l’habit est au cœur de la polémique : petit collet en 1664, l’hypocrite en 1667 est déguisé en homme du monde. Ce sont ainsi quatre livres sur Molière, proposés aux jeunes lecteurs en moins de dix ans, qui illustrent quatre stratégies différentes : du romanesque échevelé à l’effet de connivence, de la récupération idéologique assumée à la leçon d’histoire. Quoique canonique, et classique - à tous les sens du terme - la matière n’est cependant pas commode, et particulièrement d’un point de vue idéologique. Le statut de Molière à cet égard est complexe : écrivain officiel, protégé par le Roi, mort richissime, il incarne aujourd’hui dans les mémoires une forme idéale de liberté de pensée, un esprit anticonformiste, frondeur, pré-révolutionnaire. La pièce même de Tartuffe, qui nous retiendra ici, pivot de l’œuvre dramatique, reste déroutante : dans une France gouvernée par le Roi très chrétien, où le catholicisme est une religion d’État (ou cherche désespérément à l’être), comment comprendre la signification de cette œuvre ambiguë, la violente polémique qu’elle a suscitée, l’immense succès qu’elle a ensuite remporté ? Il ne s’agit pas ici de faire la leçon, en tant que détenteur du savoir, et de pointer les erreurs de perspective des auteurs de littérature pour la jeunesse. L’exercice serait stérile autant que déplaisant. L’intérêt du dossier, en l’occurrence, est de voir comment un épisode de l’histoire littéraire peut se trouver investi d’une charge idéologique nouvelle - ce qui contribue à assurer une permanence à l’objet historique. Quand bien même il y aurait contresens, ou violence extrême faite à la vérité historique, le processus en lui-même dénote une dimension « brûlante » du matériau de départ, laquelle mérite notre réflexion. Au demeurant, que la littérature de jeunesse ait partie liée avec l’idéologie est aujourd’hui une évidence pour tout le monde. On ne peut s’empêcher de sourire quand on parcourt les grands livres qui furent proposés naguère à la jeunesse. Il suffit d’ouvrir, au hasard, Le Tour de la France par deux enfants, pour être confronté à une morale et un enseignement dont la naïve assurance nous saute maintenant aux yeux 9 . La littérature pour (http: / / www.livredepochejeunesse.com/ spip.php? page=voir_commentaires&id_ar ticle=958). 9 Par exemple : « La France, toujours généreuse, donne à tous, sans compter, ses bienfaits et ses secours » (chap. CXXII). « Comme c’est bon d’avoir l’estime de tous ceux avec lesquels on vit ! », dit le jeune André en recevant un certificat de bonne conduite (chap. XXVIII), accompagné d’une gratification de la généreuse logeuse. Le commentaire suit : « L’économie a cela de bon, voyez-vous, que non seulement elle vous empêche de devenir à charge aux autres, mais encore elle vous permet Laurent Thirouin 45 jeunesse est, par excellence, un genre idéologique, tout pédagogue se sentant les meilleurs droits du monde d’inculquer aux jeunes têtes la bonne pensée. Le problème, c’est que l’idéologie est invisible pour son époque et pour ses interprètes ; celle qu’on repère est toujours l’idéologie de l’autre. On la perçoit quand elle est surannée, quand elle a cessé d’être en vigueur. Une robe pour Versailles entend ainsi présenter au jeune lecteur une sortie de l’idéologie : le triomphe de Molière sur les dévots est célébré comme une défaite du manichéisme - attitude propre à la Compagnie du Saint-Sacrement, incarnée par le marquis, oncle du héros. Avec le marquis tout était très facile, il n’y avait pas besoin de se poser de questions : il y avait le Bien et le Mal, et il suffisait de faire le Bien. (RPV, p. 279) Mais la romancière ne semble pas percevoir qu’à ce manichéisme archaïque se substitue un système de pensée tout aussi binaire, idéologique, et pour tout dire manichéen. Il faut reconnaître en effet que les valeurs victorieuses n’apparaissent pas dans le roman sous un jour plus problématique ou indécis que celles du marquis : Molière, qui incarnait la joie et le rire dans le royaume de France, méritait qu’on le défendît. (ibid., p. 50) Les deux camps en présence n’offrent aucune ambiguïté : « L’avenir, c’est le théâtre, c’est la Cour », proclame ainsi l’une des jeunes couturières (RPV, p. 106). Les choix s’imposent d’eux-mêmes, donnant la tranquille satisfaction d’aller dans le sens de l’histoire, et - en prime - d’avoir échappé au manichéisme ! Le manichéisme, ce sont les valeurs de l’autre, les alternatives du passé… Les considérations sur Molière, les leçons tirées de sa carrière littéraire et de sa vie tumultueuse nous donneront une référence, une sorte d’échelle, qui permettra de mesurer plus objectivement la charge idéologique de textes destinés à un jeune public. 1) L’Écrivain et la Littérature Pour un jeune Français, Molière n’est certes pas n’importe quel auteur. Seul rescapé, ou presque, de l’effacement de la littérature classique dans l’enseignement, l’auteur de Tartuffe en est venu à représenter l’écrivain par excellence. Il est pour ainsi dire la figure tutélaire de tous ceux qui s’expriment dans… la langue de Molière ! Loin de moi l’envie de déplorer une telle notoriété ni de contester ce statut symbolique. Mais la notion même de de secourir à l’occasion ceux qui souffrent. » « C’est surtout quand le malheur arrive, qu’on est heureux d’avoir une petite épargne. » (chap. LXIX). Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 45 littérature est une invention romantique. L’enrôlement de Molière comme porte-étendard de la cause impose un certain nombre d’aménagements, un travail de sélection et d’interprétation. L’épisode de Tartuffe, l’âpreté et la durée de la querelle provoquée par la pièce, sont au cœur de cette recréation romantique. Sylvie Dodeller invite ainsi le jeune lecteur à s’apitoyer sur les conséquences de la querelle : Mais Molière aura payé cher le plus grand succès de sa carrière. Cette affaire l’a miné, à la période la plus noire de sa vie. (Dod., p. 69) Tartuffe accrédite l’image d’un Molière écrivain maudit, victime de son audace idéologique, et conforte l’idée que la littérature entraîne persécution et menaces. Depuis le romantisme, l’écrivain authentique prouve sa nature en payant de sa personne. Le génie s’accompagne inévitablement du malheur, et conduit, idéalement, à la mort. Un grand écrivain heureux, reconnu et fêté par le public, garde toujours quelque chose de suspect. La querelle de Tartuffe est donc un gage précieux de la valeur de l’œuvre, et une première étape vers la mort de l’auteur sur scène, « miné » par la maladie. Dangereuse et provocatrice, la pièce appartient bien à la littérature. La pièce créée en 1664 ne s’est jamais démodée. Mieux, elle reste si bien d’actualité qu’elle suscite toujours l’hostilité des fanatiques de tout poil. Il y a presque dix ans, Ariane Mnouchkine avait choisi de la mettre en scène. Elle n’avait pas touché un mot du texte de Molière, mais elle avait simplement transposé l’action dans l’Algérie d’aujourd’hui. Tartuffe était un barbu en djellaba qui régentait la maison d’Orgon, à coups de fatwas et d’interdits. En douce, le faux dévot tentait de séduire la femme d’Orgon et de s’approprier ses richesses. La pièce fit grand bruit. Et devinez ce qui se passa ? Ariane Mnouchkine reçut des menaces d’attentat. Si bien que tous les spectateurs se virent fouillés à l’entrée du théâtre… (ibid., p. 66-67) Les déboires d’Orgon face à l’imposteur dévot servent de la sorte une conception engagée du théâtre, pour laquelle l’utilité morale est réinterprétée dans un sens quasi politique. Molière, parangon de l’homme de théâtre, est présenté dans nos ouvrages comme un éveilleur. La lutte que le comédien a dû mener en faveur d’un genre déprécié, auquel il a donné ses lettres de noblesse, change subrepticement de sens. Dans Une robe pour Versailles, le directeur de la troupe doit répondre à ses amis, inquiets des audaces qu’il s’autorise. C’est l’occasion d’une déclaration solennelle : La mission du théâtre, la mission de la comédie, c’est d’instruire par le rire. Je refuse d’être un simple amuseur public ! Le théâtre est là pour ouvrir les yeux des gens. (RPV, p. 90) Laurent Thirouin 4 La dernière formule est d’un réjouissant anachronisme. À partir de la devise de Santeul (castigat ridendo mores), la correction s’est transformée en instruction (« instruire par le rire »), et l’instruction en lutte pour la libération. Celui qui met toute sa gloire, dans la Critique de l’École des femmes, à faire rire les honnêtes gens 10 , se défend maintenant d’être « un simple amuseur public ». Dans la même logique, L’École des femmes devient « l’histoire d’une jeune fille qu’on a enfermée, tyrannisée, et qui se libère du joug que lui imposait la société » (RPV, p. 105). Sans vouloir réduire la portée libératrice de la pièce, je ferai remarquer que, pour Molière, le on qui enferme et tyrannise porte un nom précis - Arnolphe. Le personnage du barbon, et les maximes dont il se réclame sont la cause du joug, et non la société, laquelle est une instance positive dans la pièce. C’est Arnolphe qui est contre la société et la sociabilité : deux notions qui n’en font qu’une, dans les catégories de Molière et de son temps. L’audacieux éveilleur ne s’est certes pas toujours maintenu à la hauteur des ambitions que lui imposait la littérature. L’existence des comédiesballets, la complaisance du dramaturge pour les divertissements du roi, gênent le biographe moderne, en ménageant dans la vie héroïque de l’auteur, des plages de non-littérature. Jeanne Albrent témoigne de cette gêne ; la fin de son roman, pendant les fêtes de Versailles, exprime cette tension entre les deux Molière, l’auteur de la La Princesse d’Élide et celui de Tartuffe - pièce qui vient d’être brûlée par les dévots : On détruit mon Tartuffe, mais ces petites comédies, ces divertissements, ça, il faut que je les écrive ! J’ai le droit de faire rire les gens, de les émouvoir avec ces petites histoires d’amour, mais de les faire réfléchir, surtout pas ! (ibid., p. 258) Il importe en effet que l’écrivain, mis en contradiction avec le statut romantique qu’on lui assigne rétrospectivement, condamne lui-même, ou tout au moins déprécie, la part de son œuvre qui échappe à la littérature que nous qualifierions d’engagée - celle dont la fonction première est de « faire réfléchir ». Dès lors le dramaturge manifeste une certaine in-adaptation à son temps, qui est précisément la marque de sa valeur, de la puissance de son écriture. Il est victime de discriminations, avant même la provocation de Tartuffe : C’est Molière, n’est-ce pas ? Vous refusez de travailler pour lui ? Vous avez peur d’être mêlée à un scandale ? D’être attaqué par l’Église ? […] Tous les tailleurs me répondent la même chose ; personne n’accepte de travailler pour Molière ! (ibid., p. 34) 10 « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. » (Critique de l’École des femmes, Dorante, sc. 6). Je souligne. Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 4 La pusillanimité des tailleurs est un hommage indirect à l’homme de lettres. Si personne n’accepte de travailler pour lui, s’il suscite la peur de ses contemporains, c’est bien la preuve que ses pièces de théâtre appartiennent à la vraie et grande littérature. Cette incompatibilité essentielle de l’auteur et de son temps sera illustrée de façon exemplaire par les problèmes que rencontre Tartuffe. Mais la pièce ne correspond pas sans mal à ce cadre idéologique ; la matière historique résiste. 2) Complexité de Tartuffe La situation est en effet plus complexe. Même s’il est romanesque d’insister sur la solitude de l’écrivain, dressé contre des adversaires qui le dominent et qu’il parviendra à vaincre par la seule force de sa plume, on se doute bien que ce conflit, comme tout conflit, doit être analysé en termes de rapport de forces. C’est ce que fait Kerbraz, avec le sentiment d’aller à l’encontre d’une tradition établie : Certains historiens ont écrit que Molière s’était dressé seul contre la Compagnie du Saint-Sacrement et le parti dévot, mais ce n’est sans doute pas le cas, car les princes de sang considéraient, sans pour cela rejeter la religion, qu’ils n’avaient nul besoin d’hommes d’Église pour surveiller et diriger leurs actes. Molière est donc soutenu, même si ce soutien est plutôt discret. (PPGM, p. 127-128) L’intérêt du dossier vient précisément de sa complexité sur le plan idéologique, de l’impossibilité de le ramener à des conflits élémentaires. Ce n’est pas le lieu ici d’examiner la question sur le fond, mais pour apprécier l’exploitation idéologique de l’épisode dans la littérature de jeunesse, il est nécessaire de rappeler rapidement les difficultés que pose la pièce à l’historien de la littérature. La question première est, bien sûr, celle du rapport au pouvoir impliqué par cette œuvre « audacieuse ». Qui lutte contre qui ? Quels sont les camps en présence ? L’histoire ne peut pas se réduire à celle d’un écrivain génial (et persécuté) en opposition au pouvoir (et à la société). Tartuffe s’achève par un hommage appuyé à la figure du nouveau monarque et à une politique de réconciliation, mettant un terme définitif aux troubles de la Fronde. « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,/ Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs… » proclame l’exempt dans la dernière scène, au moment où, par son entremise, le souverain s’apprête à dénouer la comédie et à ruiner les intrigues de l’imposteur. Le règne qui s’annonce est ainsi magnifiquement symbolisé par la lucidité du Prince et sa volonté de lutter contre toutes les impostures. Molière rajoute ici une pièce à la célébration Laurent Thirouin 4 6 royale. Habileté de sa part, pour compenser les audaces de l’œuvre ? Ou marque que le dramaturge avance plutôt ici en porte-parole du nouveau pouvoir, représentant la jeunesse et les forces vives de la cour ? Il reste que la victoire de Tartuffe, après cinq années d’âpres affrontements, est directement due à la volonté du jeune Louis XIV, et qu’un écrivain bénéficiant de l’appui du monarque absolu ne saurait faire figure de marginal, ni de révolté. Quant à l’adversaire, le groupe représenté par le personnage de Tartuffe, il est habituel de l’assimiler à la Compagnie du Saint-Sacrement. Mais quelle est la nature, la réalité, le statut exact de cette société secrète, interdite déjà en 1664 depuis plusieurs années ? Même un ouvrage aussi didactique et scrupuleux que celui de Kerbraz est désemparé devant l’étrangeté de cette association : L’année 1656 sera un tournant pour Molière et ses comédiens, tout particulièrement les deux derniers mois […] Conti rejoint un ordre religieux extrêmement austère qui rejette beaucoup de choses, dont le théâtre… (ibid., p. 58 - je souligne) Le terme d’ordre religieux est bien entendu très mal venu pour désigner un groupement hétérogène de laïcs et d’ecclésiastiques, dénué de toute organisation officielle. La nature secrète de la Compagnie excite notre imagination, et se prête à tous les fantasmes d’emprise religieuse. Mais, dans une société aussi religieuse que celle de la France du XVII e siècle, la dévotion n’est pas scandaleuse en soi, bien au contraire. Elle connaît de multiples formes. Reconstituer la géographie spirituelle des groupes dévots n’est pas chose simple. L’hostilité au théâtre, par exemple, ne caractérise pas la Compagnie du Saint-Sacrement, qui désapprouve certes les farces et les comédies, mais milite pour une christianisation de la scène, en complet désaccord avec d’autres chrétiens fervents, comme ceux de Port-Royal 11 . Pour comprendre la croisade de Molière contre les faux dévots, il faudrait s’entendre déjà sur la véritable dévotion, ses diverses réalisations, les appuis dont bénéficie chacune d’entre elles. On bute alors sur la question essentielle, et passionnante, de comprendre la position exacte de Molière et la portée idéologique de son Tartuffe. La pièce entend-elle lutter contre la fausse dévotion, comme elle le proclame, ou s’en prend-elle à la religion elle-même ? Quelle est exactement l’imposture ici dénoncée : celle d’un escroc, couvert des oripeaux de la religion, ou celle d’une pratique religieuse qui se laisse si généreusement 11 Voir Laurent Thirouin, « Les dévots contre le théâtre. Ou de quelques simplifications fâcheuses », Littératures Classiques (39), printemps 2000 (« Littérature et religion »), p. 105-121. Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 4 contrefaire ? Faut-il prêter foi aux protestations de l’auteur, qui à de multiples reprises signale le bénéfice qu’une authentique dévotion tirerait de cette satire contre l’hypocrisie ? À travers Tartuffe et Orgon, tous les comportements religieux ne se trouvent-ils pas, en quelque sorte, ridiculisés ? La cabale à laquelle l’œuvre a dû faire face est en conséquence difficile à interpréter. Les opposants à Tartuffe étaient-ils des tartuffes ? On simplifie volontiers la situation en affectant de le croire, en présentant ce conflit sous sa forme la plus caricaturale : les hypocrites de tout poil se seraient élevés contre une œuvre qui mettait en scène leurs turpitudes. Mais des religieux plus honnêtes et plus convaincus ont d’emblée perçu les ambiguïtés de la pièce. Certains ont jugé nécessaire de s’y opposer. La querelle de Tartuffe est aussi équivoque que l’œuvre qui l’a suscitée. Toutes ces questions, que je laisse bien entendu pendantes, imposent d’aborder le chef-d’œuvre de Molière avec précaution ; elles interdisent de le transformer en manifeste. Mais cela ne fait pas le compte d’un type de littérature qui a besoin de clarté, de schématisme presque. Comment la littérature de jeunesse s’accommode-t-elle d’une matière aussi incertaine, aussi rétive aux convictions simples ? 3) Dévots et fanatiques La clef de l’affaire, sur le plan de l’imaginaire comme de l’idéologie, tient à la désignation des « méchants » et à leur détestation renouvelée. L’échec de l’imposteur dans la pièce, l’échec des adversaires de la pièce dans la vie réelle, marquent la défaite d’un camp, celui des hypocrites et des ennemis de la liberté. Pour faire cause commune avec Molière, pour continuer la marche vers le progrès qu’il inaugure, il faut partager son combat contre des ennemis toujours menaçants. Qui sont-ils ? Plusieurs formulations se présentent dans les livres, pour régler cette délicate question. Une première catégorie, utilisée par Sylvie Dodeller, résout le problème sans s’embarrasser de subtilités historiques ou de difficiles transpositions : Molière est en conflit avec les « bien-pensants ». Les bien-pensants estiment que l’École des Femmes est une pièce dangereuse qui remet en question la morale et l’éducation des jeunes filles, qui bouscule les règles du mariage, qui tient des propos indécents, obscènes… (Dod., p. 56) Qui sont les « bien-pensants » ? Le Dictionnaire de l’Académie de 1694 ignore cette expression, et ne connaît que les « mal-pensants » - ceux qui jugent défavorablement de leur prochain. Il faut attendre sa cinquième édition (1798) pour voir apparaître les bien-pensants, mais dans une Laurent Thirouin 4 définition louangeuse, quoique bien floue 12 . La formule aujourd’hui l’est restée, mais devenue ironique, propre à désigner toute pensée convenue, quelle que soit sa teneur. L’expression est ainsi commode et fournit un bon moyen de ne pas historiciser la lutte de Molière, de la transposer directement dans notre propre sphère, sans se préoccuper des enjeux. Le bienpensant est par définition celui contre qui il est intelligent et courageux de lutter. Chacun s’estime aux prises avec les bien-pensants. Quand il s’agit de Tartuffe cependant, le terme qui s’impose, et qui est en effet le plus juste, est celui de dévots. On le retrouve dans tous les ouvrages. Encore faut-il donner au lecteur une idée un peu plus nette de cette qualification plutôt archaïque. Très neutre, Kerbraz propose une définition factuelle, peu contestable : Un dévot est une personne très attachée à la religion […] Mais le parti dévot, à l’époque de Molière, était davantage une tentative de certains d’avoir plus de pouvoir politique. (PPGM, p. 59 - je souligne) La distinction ici proposée entre un dévot et le parti dévot est adroite, et épargne bien des amalgames et des facilités anachroniques. Jeanne Albrent est d’emblée plus militante : Molière avait commencé à écrire une comédie qui prenait pour cible, leur avait-il dit, la religion un peu trop ostentatoire pour être honnête. La pièce attaquait le puissant groupe des dévots, ces catholiques fervents persuadés que la religion devait gouverner la société… (RPV, p. 75) La définition est particulièrement juste et synthétique. Mais la réplique suivante, objection mise dans la bouche de la Marquise Du Parc, introduit aussitôt la confusion dans la cible de l’écrivain : Nous sommes là pour divertir les gens, pas pour donner des leçons d’athéisme. (ibid., p. 76) De l’opposition à une certaine forme d’emprise religieuse, on est passé subrepticement à la lutte contre la religion elle-même. Dans nos ouvrages, le terme de dévot prend rapidement une coloration très inquiétante. Tel personnage est ainsi présenté comme « un dévot notoire » (RPV, p. 157) - comme si la dévotion impliquait clandestinité, et que la notoriété de la chose ajoutait au scandale. Dans le même roman, l’héroïne, cachée dans un escalier de service, assiste à une réunion de la Compagnie du Saint-Sacrement : 12 « On dit d’un homme qui a de bons sentiments, C’est un homme bien pensant. Tous les hommes instruits et bien pensants, sont d’avis qu'on vous nomme à cette place. » (Acad. 1798). Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 4 Des dévots ! Ces hommes étaient des dévots ! comprit soudain Ariane. Un frisson d’effroi la parcourut… (ibid., p. 151) Le terme se charge peu à peu d’une puissance maléfique, qui rejaillit sur le jeune Racine lui-même (« N’avait-il pas été élevé parmi des dévots, à Port- Royal ? » RPV, p. 155 - je souligne). Le mot devient, au fil des pages : - un terme inquiétant : Elle se retourna, assez vite pour distinguer une silhouette noire qui s’enfonçait entre les arbres. « Les dévots ! » songea-t-elle. (ibid., p. 221) - une insulte : Vous êtes un dévot ! cria encore Ariane… (ibid., p. 222) - une désignation catégorique : Ce qu’elle distingua la glaça d’effroi. Dans le fond de la grange, un dévot avait entrepris de fouiller les affaires de la troupe. (ibid., p. 224 - je souligne) À quelques mètres, quatre ou cinq dévots discutaient à mi-voix, décidant sans doute de son sort. (ibid., p. 230 - je souligne) Il se retourna. Derrière lui, une épée à la main, se trouvait un dévot. (ibid., p. 240 - je souligne) Il ne s’agit plus d’une qualification politique ou partisane. Le « dévot » représente une espèce à part, l’autre absolu. Les personnes qu’il désignent se confondent absolument avec cette désignation : elles ne sont rien d’autres que des dévots. Mais le terme de dévot, tribut rendu à la réalité historique, cède bientôt la place dans notre corpus à une nouvelle catégorie, bien plus familière au jeune lecteur, celle du fanatique : Molière quitte Versailles le front soucieux… Sa nouvelle pièce, Tartuffe, a été applaudie et le public a bien ri. Mais il a remarqué qu’une partie des spectateurs était restée de marbre et que la reine mère avait serré les dents pendant tout le spectacle. Mauvais présage… On murmure déjà que certains partis religieux fanatiques veulent faire interdire cette histoire de faux dévot qui manipule son monde sous couvert de religion. Le prince de Conti, l’ancien protecteur de Molière, en serait l’un des chefs. Molière voit déjà se profiler une nouvelle bataille. Ce sera la plus importante et la plus difficile de sa carrière. (Dod., p. 65 - je souligne) On touche là à la véritable proposition de modernité, à la parenté essentielle suggérée entre l’univers de Tartuffe et le nôtre. L’opposition moliéresque entre dévots et faux dévots, disparaît au bénéfice d’une assimilation Laurent Thirouin 46 dévots/ fanatiques 13 . Le dictionnaire autorise cet usage, d’une certaine manière 14 . Mais sous l’appellation de fanatique, le dévot du XVII e siècle, qu’il soit ou non hypocrite, devient dans nos ouvrages un simple avatar de nos modernes terroristes, qui ensanglantent l’actualité 15 . Une allusion au supplice récent de Claude Le Petit, auteur du Bordel des Muses 16 , atteste la violence des dévots/ fanatiques et la réalité de leur menace. Si le dévot sonne un peu suranné pour le lecteur moderne, le fanatique le ramène à la réalité. Lui, il ne connaît aucun scrupule ; comme le répète la romancière, il ne « plaisante pas ». À la fin de l’ouvrage, quand l’héroïne est traînée à la mort, ligotée et bâillonnée, elle sait à quoi s’en tenir et ne nourrit aucun espoir : Elle savait qu’ils ne plaisantaient pas. Ils étaient fanatiques, ils étaient prêts à tout. (RPV, p. 241 - je souligne) La liberté de la fiction autorise les représentations romanesques extrêmes : un homme masqué s’apprêtant dans l’obscurité à égorger l’héroïne qui ne veut pas renier la troupe de Molière 17 , ou encore - apogée de l’ouvrage - l’autodafé final, au cours duquel les dévots, dissimulés dans une grotte, font brûler les seuls manuscrits de Tartuffe : Le marquis se saisit du dernier Tartuffe […] Il l’approcha de la bougie, une lueur de triomphe dans le regard. […] Comme les autres, le dernier Tartuffe mit quelques secondes à s’enflammer ; mais comme les autres, il fut bientôt au sol, à flamber, à crépiter, à étinceler joyeusement ! (ibid., p. 236-237) 13 Deux exemples, tirés du roman de Jeanne Albrent : « Désormais, ces fanatiques ne les laisseraient plus en paix : on n’aurait pu rêver déclaration de guerre plus directe et plus franche. » (RPV, p. 88 - je souligne). Quelques pages plus loin, Molière s’insurge : « Les dévots mentent, trompent, nous assaillent sans cesse d’attaques mesquines et de préjugés, et nous devrions leur laisser les coudées franches parce que nous avons peur ? […] Ils dirigent le monde sous prétexte d’obéir à la parole divine. Je refuse de me laisser gouverner par ces fanatiques ! Personne ne m’empêchera de dire ce que je pense, de défendre ce en quoi je crois ! » (RPV, p. 90-91 - je souligne). 14 Le lien du fanatisme et de la religion est souligné dans la définition de l’Académie : « F ANATIQUE : Fou, extravagant, aliéné d’esprit. Qui croit avoir des visions, des inspirations. Il ne se dit guère qu’en fait de religion. Les Illuminés, les trembleurs sont fanatiques » (Dict. Acad. 1694). 15 « Les dévots […] ces fanatiques pour qui il n’existe rien d’autre que la religion » (RPV, p. 34 - je souligne). Relire supra l’allusion de Sylvie Dodeller à Ariane Mnouchkine et aux nouveaux fanatiques. 16 « Les dévots ne plaisantent pas […] Il n’y a pas deux ans, ils ont envoyé un poète, Claude Le Petit, sur le bûcher pour blasphème » (RPV, p. 76). 17 « Il faut parfois faire des exemples » (RPV, p. 93). Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 46 C’est un trait constitutif du fanatique que sa haine des idées, de la littérature, des livres en général. Enfin, pour achever cette scène fantasmatique, dans une sorte de martyre inversé, les dévots décident de livrer l’héroïne aux lions - nouvelle Blandine d’une cause moderne. L’intolérance a clairement changé de camp ; les victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui. 4) Hypocrisie Tout cela est de bonne guerre ! Il n’est pas inutile de grossir les traits, ou de recourir aux éléments les plus outrés de l’imaginaire collectif, si l’on veut frapper le jeune lecteur et s’assurer que la leçon est bien assimilée. Comment cependant penser l’hypocrisie dans un tel contexte ? Dès lors qu’on confond l’hypocrite et le fanatique, on a profondément bouleversé la leçon de Molière. Il faut concevoir un fanatique sincère - ce qui n’enlève rien à sa malfaisance, au contraire. Mais dans Tartuffe, comme dans nombre de ses autres pièces, Molière met en scène l’imposture, la tricherie, le mensonge. Y a-t-il moins fanatique que son méchant, dans la mesure précisément où il est hypocrite et n’adhère jamais réellement aux propos qu’il tient ? La seule catégorie du fanatisme est bien insuffisante pour considérer toute la diversité, psychologique et sociologique, de l’engagement religieux. Chez Kerbraz, la nature même de l’imposture de Tartuffe finit ainsi par poser problème ; le conteur manque l’essentiel de la situation. Ayant signalé l’existence de plusieurs versions de la pièce, il conclut : Cependant il est certain que le cœur de la pièce, un imposteur se faisant passer pour un homme d’Église, était le même que celui de la version en cinq actes. (PPGM, p. 125 - je souligne) Tartuffe ne se fait jamais passer pour un homme d’Église ! L’imposture de l’hypocrite est plus subtile, plus difficile à énoncer, et bien plus inquiétante au bout du compte. Ce n’est pas une usurpation de fonction 18 , mais une 18 Même analyse un peu plus loin, et même problème. Le grand-père érudit se réfère cette fois explicitement à sa compétence d’historien : « À cette époque, il y avait beaucoup de faux hommes d’Église qui, prétendant vivre uniquement des offrandes des gens, étaient accueillis dans des familles aisées dont ils essayaient de s’approprier les biens ou de diriger la vie. » (PPGM, p. 178). La notion de faux homme d’Église, surtout présentée comme une réalité sociologique, est une rationalisation commode, mais bien loin des problèmes soulevés par la pièce de Molière. L’exemple de Mazarin, évoqué quelques lignes plus bas, révèle ce que l’auteur entend par un « faux homme d’Église ». « Il n’était pas cardinal pour de vrai » (PPGM, p. 174), remarque la jeune auditrice Camille, approuvée aussitôt par son grand-père : « il a profité de son poste [sic] pour s’enrichir personnelle- Laurent Thirouin 46 usurpation de croyance ; l’exploitation, à des fins intéressées, d’un idéal religieux qui se donne pour généreux. Heureusement, pour concilier hypocrisie et fanatisme, l’histoire du Tartuffe de Molière propose un élément romanesque et saisissant, avec l’intervention, dans la querelle, de la Compagnie Secrète du Saint- Sacrement… Jeanne Albrent décrit une réunion de la Compagnie elle-même, sorte de Ku Klux Klan avant l’heure. Tous les participants sont habillés de noir (sauf un évêque) et forment un cercle. La scène est effrayante : Elle ne distinguait qu’un des murs de la pièce, dont les fenêtres avaient été aveuglées à l’aide de rideaux de velours sombre. Le lieu était éclairé par des bougies, suspendues aux parois par des chandeliers en forme de bras. Face à Ariane, un lustre de cristal illuminait un immense tableau du Christ en croix ; les plis pâles et sanglants de sa peau achevaient de rendre l’endroit inquiétant et sinistre. (RPV, p. 150) La mise au grand jour de cette société (interdite, en réalité, depuis 1660) est présentée comme un événement considérable : Elle avait appris l’existence de la Compagnie. De la société la plus secrète de Paris ! Quoi qu’elle ait pu surprendre, c’était une catastrophe. (ibid., p. 163) Dans l’ouvrage de Michel Laporte, les admirateurs de Molière créent eux aussi, par dérision, une compagnie secrète, hostile aux Tartuffes de tout poil, qui se réunit sous une chapelle en ruine : Nous nous réunissions avec tout le mystère nécessaire dans la crypte d’une chapelle abandonnée. […] Notre compagnie demeurait secrète. Nous lui avions trouvé un joli nom, la Congrégation des Contra-Tartuffenitouche… (MGI, p. 165-167) Notons au passage que toutes ces scènes soulèvent un certain problème logique, dans la perspective d’un Molière révolté, aux prises avec l’ordre établi : si les victimes - et les adversaires - de la pièce de Molière sont euxmêmes installés dans la clandestinité, cela ne traduit pas, en ce qui les concerne, une participation très harmonieuse au pouvoir officiel… Mais le secret est une marque de culpabilité : Quand on a la conscience tranquille, on ne se réunit pas en catimini pour comploter ! On ne fait pas partie d’une société secrète ! (RPV, p. 163). Cette compagnie secrète du XVII e siècle, puissante et interdite, protégée et combattue, organisée et informelle, pose évidemment problème à un lecteur ment… ». Mais ce soupçon institutionnel à l’égard du cardinal est pleinement anachronique. Mazarin, simple diacre certes, était un cardinal authentique ! Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 46 d’aujourd’hui. Pour la situer, il faudrait entrer dans les subtilités d’un État chrétien en difficulté avec ses propres croyances ; il faudrait penser le fait religieux comme une réalité complexe, et non comme un pur objet détestable ; il faudrait accepter que la foi puisse correspondre à des convictions… Mais la nécessaire clarté du message ne peut s’accommoder de telles finesses. La confusion maintenue dans les livres entre les divers groupes religieux se traduit naturellement dans la réception de ces ouvrages. On le perçoit à l’occasion dans telle critique, signalant le roman aux jeunes lecteurs : Petit livre facile à lire, destiné aux filles de onze-douze ans, cette Robe pour Versailles nous fait pénétrer moins dans le fameux palais que dans les coulisses de la troupe de Molière. C’est ainsi que Jeanne Albrent nous fait assister aux démêlés de Molière avec la Compagnie de Jésus, qui s’acharnera contre son Tartuffe, tâchant par tous les moyens de le faire interdire. La vérité historique est un peu malmenée mais le récit est plaisant et la jeune Ariane tout à fait charmante. 19 La Compagnie du Saint-Sacrement s’est transformée ici en Compagnie de Jésus - confusion bien pardonnable évidemment, mais particulièrement malvenue, et très symptomatique de l’assimilation, dans une même réprobation, de toutes les formes d’engagement religieux. La Compagnie de Jésus, officielle par excellence, est l’alliée du pouvoir royal, origine de tous les confesseurs du Roi pendant le XVII e siècle, favorable au théâtre dans sa pédagogie, et vraisemblable formatrice de Molière, comme de Corneille. Elle est assimilée ici à une compagnie secrète et interdite. Seul Kerbraz, une fois encore, avec la perspective plus scolaire qui est la sienne, se rattache à la réalité historique. Il manifeste sa réprobation morale et moderne pour la Compagnie, rattachée idéologiquement aux massacres de la Saint-Barthélemy, et à tous ces groupes de catholiques pour qui « seule leur religion devait subsister […] même si cela voulait dire qu’il fallait égorger tous ceux qui ne pensaient pas comme eux » (PPGM, p. 122). Mais la définition qui fait suite présente, de façon nette et complète, la diversité des facettes de cette étrange association, où s’entremêlent des préoccupations sociales et charitables, des objectifs d’ordre plus directement idéologique et un désir d’emprise politique : La Compagnie a été créée en 1627 par un duc et regroupait des membres de la noblesse ainsi que de la bourgeoisie. Leurs buts étaient très divers et comportaient aussi bien la fondation d’hôpitaux ou d’institutions pour les victimes de guerres que l’enfermement des mendiants et des prostituées, la 19 http: / / siletaitencoreunefois.hautetfort.com/ archive/ 2010/ 05/ 07/ une-robe-pourversailles-j-albrent.html (je souligne). Laurent Thirouin 4 lutte contre les protestants, et plus généralement contre toutes les personnes dont ils considéraient les agissements contraires à leur morale. Pour ce faire ils ont besoin d’accéder partout où se trouve le pouvoir, la Cour, la justice et l’armée. (PPGM, p. 122-123) Dans nos ouvrages, on l’a compris, Molière est présenté à la fois en lutte contre les imposteurs et les dévots ; les deux termes sont devenus synonymes. Le grand dramaturge est tout simplement une victime des dévots 20 . Le commentaire prêté par Michel Laporte à la fille de Molière reprend les mêmes termes, en soulignant les conséquences paradoxales de la querelle : L’acharnement des dévots contre [mon père] a produit des effets inverses à ce qu’ils espéraient. (MGI, p. 174) Le succès de la pièce en 1669, élément parfaitement avéré, est incontestablement redevable à la cabale de cinq années qui a tenté d’en obtenir l’interdiction. Mais la conclusion tirée par Esprit-Madeleine s’affranchit des exigences d’objectivité : Ce qui démontre que les excès des religieux nuisent à la cause qu’ils prétendent servir et défendre plus qu’ils ne lui sont bénéfiques. (ibid.) Qu’on veuille bien méditer quelques instants cette étrange formulation. Tout en restant implicite, la confusion est ici totale entre religieux et imposteur : la « cause » dont il s’agit est celle de tous les religieux, sans distinction, et c’est une cause hypocrite, puisqu’on ne peut que prétendre la servir. Il faudrait théoriquement choisir entre une de ces deux formules : *Les excès des religieux nuisent à la cause qu’ils servent ; ou bien : *Les religieux nuisent eux-mêmes à la cause qu’ils prétendent servir - selon que l’on incrimine les mauvais comportements ou les convictions. Mais le texte garde le flou. De quelle cause parle-t-il donc ici ? Et quels seraient, dans la société, ses authentiques serviteurs ? On comprend bien qu’il n’y a aucune réponse à ces deux questions. Ce que notre jeune lecteur est incité à conclure de toute cette affaire est que la religion est une imposture, et que, par bonheur, les artisans de cette imposture sont conduits à la ruiner eux-mêmes. Une hypothèse est écartée d’emblée, celle de la conviction religieuse. Le chapitre s’achève d’ailleurs sur une réflexion d’ordre général, frappée au coin de la philosophie, mais moins consensuelle qu’elle ne semble le dire : Le Tartuffe restera une pièce dont la pertinence ne diminuera jamais. Ou bien je connais mal l’homme ou il cherchera toujours des certitudes derrière quoi se réfugier avant de tenter de les imposer aux autres pour 20 « Nous avons suivi, autant que possible, les contrariétés qu’a subies la pièce et les démêlés de l’auteur, victime des dévots. » (MGI, p. 166 - je souligne) Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 4 mieux se rassurer. Ce qui a tellement déplu aux dévots, c’est que la pièce démonte le mécanisme de leur pouvoir. Ils se sont vus à nu et ne l’ont pas supporté. (ibid., p. 175-176) Il devient parfaitement clair dans ces dernières lignes que la distinction moliéresque entre dévots et faux dévots n’a pas lieu d’être, puisque tout dévot est structurellement un imposteur, et que les abus de pouvoir qu’il commet lui sont nécessaires pour s’imposer à lui-même des croyances que leur inanité rend fragiles même à ses propres yeux. Le personnage de Tartuffe, d’imposteur qu’il était dans la pièce de Molière, est devenu le symbole même de l’impossibilité de croire, cruellement éprouvée par les « croyants » eux-mêmes. Dans Une robe pour Versailles, malgré le choix d’un romanesque débridé et un engagement idéologique appuyé, le rapport au pouvoir fait l’objet d’analyses plus justes. La notion de pouvoir est plus problématisée, moins fantasmatique. La tension entre les deux cours est rendue perceptible, comme l’importance de Louis XIV et de son éventuel appui 21 . Molière est présenté comme parfaitement conscient de la place stratégique du roi dans toute cette affaire : il faut s’assurer que le roi reste du côté des comédiens (« la seule opinion qui compte, c’est celle du roi » RPV, p. 176), mais l’appui royal ne peut être déterminant (« lui non plus, il ne peut faire complètement abstraction du pouvoir de l’Église » ibid.). Le monarque est le seul allié possible de Tartuffe, dans une lutte où le roi lui-même voit son pouvoir limité. Avant la grande fête de Versailles, les comédiens observent de loin Molière s’efforçant de convaincre le jeune Louis XIV et de lutter contre l’influence de son ancien précepteur, l’archevêque de Paris, Péréfixe. Le sort de la pièce est clairement au centre d’enjeux de pouvoir qui dépassent le monde des comédiens 22 . Cette situation politique inspire une dramatisation, assez juste sans doute sur le plan historique, et très efficace sur le plan romanesque : de l’unique représentation du Tartuffe en trois actes, à la fin des journées festives de Versailles, et de la réaction du jeune roi, dépend tout l’avenir de la pièce. Cette unique représentation du Tartuffe devait être parfaite, si Molière voulait espérer sauver la pièce. (RPV, p. 274) 21 « Il faut que le ballet soit parfait et qu’il plaise au roi : lui seul peut nous protéger de tous ceux qui nous attaquent » (RPV, p. 54). 22 Même prise en compte de cette dimension politique chez Kerbraz : « C’est sans doute pour cette raison que la pièce n’est pas interdite avant d’avoir été jouée. Le roi souhaite montrer aux dévots qu’il est le maître dans son royaume » (PPGM, p. 124). Laurent Thirouin 4 Mais malgré la justesse des allusions quant à la situation de la Compagnie du Saint-Sacrement en 1664, vis-à-vis du pouvoir notamment 23 , le combat que le roman prête à Molière est d’une tout autre nature. C’est un combat contre l’Église en général. La question des dévots est balayée par le dramaturge : Ce qu’il y a, poursuivit Molière, c’est que la Compagnie du Saint-Sacrement n’est qu’une infime portion du problème. Derrière les dévots, il y a l’Église - et l’Église est toute-puissante en France. Elle est richissime. Elle se sert de la religion pour asseoir son pouvoir, et tout le monde croit ce qu’elle dit. (ibid., p. 176) La conclusion du passage est tirée par l’héroïne, qui dans un mouvement de révolte resitue la querelle de Tartuffe dans une plus longue histoire et invite par-là même le lecteur à prendre la mesure des enjeux : Elle se révolta : Molière ne pouvait pas accepter cela ! L’Église était toutepuissante, l’Église était soutenue par tous, mais allait-on la laisser éternellement triompher ? N’y aurait-il pas des gens pour s’insurger contre son pouvoir ? (ibid.) La défaite des dévots est d’ailleurs représentée dans la fiction par la transformation du jeune comte, Antonin de Vilez, qui trahit la Compagnie du Saint-Sacrement, sauve l’héroïne, sauve la pièce de Molière, et abandonne enfin toute conviction religieuse : Vous n’êtes plus dévot ? insista-t-elle. Il haussa les épaules : au fond, il n’en savait rien. En quoi croyait-il ? De cela même, il n’était pas certain. Il ne savait qu’une chose : il voulait plaire à Ariane. (ibid., p. 265) Je vous aime plus que mon salut, je vous aime plus que mon âme et plus que Dieu. (ibid., p. 280) La métamorphose vestimentaire du jeune homme, qui quitte l’habit noir des dévots pour « un tissu blanc éclatant » est l’image symbolique de la victoire de Molière et de sa pièce - sur les faux dévots, sur les fanatiques bien sûr, mais aussi sur tous les dévots, et en fin de compte sur les croyants en général. *** De la même façon que Montaigne au siècle précédent, Molière produit une impression de proximité. On est conduit naturellement à lui prêter nos sentiments, à le voir réagir dans le cadre de nos catégories. Michel Laporte se demande dans sa préface pourquoi ajouter encore un livre sur Molière : 23 « Ils ont été interdits par le roi, il y a… oh, je ne sais pas, plusieurs années… […] Ils sont assez malins pour se dérober à la justice royale » (RPV, p. 175). Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie 4 7 En écrivant un livre sur Molière, on acquiert le sentiment agréable de devenir un proche, un intime, même, un ami - qui sait ? Et devenir l’ami de quelqu’un d’aussi sympathique, c’est agréable ! Ce qui explique aussi que plus on avance dans le projet d’écrire le livre, plus on a envie de l’écrire et plus la question sur la nécessité de le faire s’estompe. Cela devient comme vouloir dire à chaque lecteur : « Tiens j’ai un ami formidable et il faut absolument que tu le connaisses ! » (MGI, p. 8) C’est un sentiment que ne risque guère d’éprouver le lecteur de Pascal - Pascal refusant qu’on l’aime, et mettant en garde le lecteur contre un tel risque ! Le même son de cloche se fait entendre chez Sylvie Dodeller, quand elle se flatte de « nous rendre Molière aussi familier qu’un vieux copain de collège » 24 . La littérature de jeunesse rapproche de nous l’œuvre et son auteur - et ce faisant, elle les enrôle, pour ses propres causes, mais elle accède à de vraies questions d’interprétation. Les difficultés idéologiques modernes, les assimilations inopportunes, sont la manifestation de l’ambivalence originelle de l’œuvre. Quand le roman de Jeanne Albrent évoque la répétition de Tartuffe par les comédiens de Molière, et la fameuse scène du mouchoir (« Couvrez ce sein que je ne saurais voir… »), les protagonistes réalisent soudain toute l’audace de l’entreprise : Ainsi, ils allaient le faire. Il allait ridiculiser les faux dévots - et peut-être même un peu les vrais - devant toute la Cour. (RPV, p. 112) La romancière excède ici les intentions explicites de l’auteur et enrôle son œuvre en vue d’une offensive qu’il désavouerait peut-être. Mais la frontière entre vraie et fausse dévotion reste un point fragile de la comédie. De façon un peu cavalière, et sans souci excessif de la vérité historique, le roman agit ici comme un révélateur. La plasticité de la littérature, et notamment sa disponibilité idéologique, sont de toute façon un gage de permanence. Les grandes œuvres sont celles que chaque époque peut s’approprier, qui permettent des relectures sans cesse nouvelles et fécondes. Que Tartuffe puisse servir d’outil idéologique, de caution littéraire, pour penser les tensions de notre époque, même au prix du contresens et de l’anachronisme, c’est la marque que l’œuvre reste vivante. L’écrivain pour la jeunesse remplit ici parfaitement son rôle de passeur. Peut-être d’ailleurs l’œuvre la plus délirante du corpus, la plus « malhonnête » à sa manière, est-elle la plus réussie et la plus utile, alors 24 Page de présentation de l’auteur chez son éditeur, citée plus longuement supra. Laurent Thirouin 4 que le livre le plus respectueux des données historiques, celui de Kerbraz, se révèle d’une moindre efficacité sur le plan de l’imaginaire 25 . Mais en même temps, un bénéfice de la littérature, surtout quand, s’écartant de notre temps, on remonte jusqu’aux époques révolues de l’Ancien Régime, c’est de nous forcer à bouleverser nos catégories, à ébranler nos habitudes de pensées, à prendre conscience que nos évidences sont relatives. Lire Tartuffe, c’est une possibilité de penser différemment les jeux du pouvoir et de la religion, et pas seulement faire bénéficier l’idéologie aujourd’hui en vigueur de la caution d’une grande figure littéraire. En d’autres termes, le recours au passé est une opportunité de penser à neuf. Peut-on fixer une telle mission à la littérature de jeunesse ? Probablement pas. Elle a déjà rempli un rôle de première importance en maintenant en vie les œuvres et les auteurs du passé - Molière et son Tartuffe en l’occurrence. Mais il faut impérativement ensuite recourir à d’autres passeurs. 25 Abordant la question du statut des comédiens, le grand-père du livre de Kerbraz formule une règle essentielle, que tout critique littéraire pourrait faire sienne : « On ne peut pas prétendre juger une époque passée avec nos critères du présent. Il faut prendre le temps d’apprendre et de comprendre les manières de vivre et de penser des gens. » (PPGM, p. 143). Mais ce principe tout à fait remarquable ne se révèle pas d’une parfaite fécondité littéraire. PFSCL XXXIX, 77 (2012) La mémoire du protestantisme dans les romans de littérature pour la jeunesse Y VES K RUMENACKER (U NIVERSITÉ DE L YON ) Le XVII e siècle est une période importante pour le protestantisme français. Celui-ci vit alors sous le régime de l’édit de Nantes, depuis 1598, ce qui lui permet de s’épanouir, l’exercice du culte et l’égalité civile des réformés étant garantis par la loi. Mais la volonté de Louis XIV de n’avoir qu’une religion en son royaume aboutit à une interprétation très rigoureuse de l’édit, avant les persécutions légales et, finalement, l’édit de Fontainebleau d’octobre 1685, qui révoque celui de Nantes, entraînant des abjurations, une résistance clandestine et la fuite hors de France de certains fidèles. Il peut donc sembler normal que les romans historiques pour la jeunesse abordent ces sujets, ne serait-ce que furtivement. Nous pouvons ainsi étudier l’image qui est donnée du protestantisme dans cette littérature destinée aux enfants et aux adolescents, à l’âge où ils apprennent ces événements au collège ou au lycée. Un corpus très limité Une première surprise, cependant, provient du faible nombre d’ouvrages traitant du protestantisme. Nous avons consulté le catalogue en ligne du Centre national de la littérature pour la jeunesse La Joie par les livres 1 , en prenant comme mot-clé « protestant* », ce qui nous a donné 139 résultats, mais seuls cinq titres se rapportent au XVII e siècle. Le catalogue des éditions protestantes « La Cause » 2 , celui de la librairie, également protestante, « Arrêt aux pages » 3 , la Boutique en ligne du Musée du Désert 4 , n’ont pas 1 http: / / lajoieparleslivres.bnf.fr/ masc/ Default.asp? INSTANCE=JOIE. 2 http: / / www.lacause.org/ pages/ editions/ enseigne_index.html. 3 http: / / www.arretauxpages.com/ univers_6_Jeunesse. 4 http: / / www.museedudesert.com/ boutique/ index.php? cPath=1_9&osCsid=ece Yves Krumenacker 47 permis d’en trouver davantage. D’autres sites d’éditeurs protestants (Empreinte, Olivétan) ont été consultés, mais ils ne publient pas de romans historiques pour la jeunesse. Finalement, seuls deux ouvrages, découverts en discutant avec de jeunes lecteurs, ont pu s’ajouter à cette maigre liste. Sept livres : ce nombre très faible est en soi significatif : le protestantisme est largement exclu de l’histoire de France telle qu’on l’enseigne aux enfants. Mais il faut aller plus loin, et découvrir ces titres. Deux font partie de la série Les Colombes du Roi-Soleil d’Anne-Marie Desplat-Duc: Charlotte, la Rebelle et La promesse d’Hortense 5 . Deux autres ont également pour cadre la Cour de Louis XIV : Carla aux mains d’or, d’Annie Pietri 6 , et À la Cour de Louis XIV. Journal d’Angélique de Barjac, de Dominique Joly 7 . Il faut encore citer La Nuit des dragons, de Fred et Sigrid Kupferman 8 , Aux Pattes de la louve : Académie protestante de Saumur, 1671, d’Éliane Itti 9 , et Sorcière blanche, encore d’Anne-Marie Desplat-Duc 10 . Il est difficile de connaître les motivations de ces auteurs pour de tels sujets. Annie Pietri, d’ascendance corse, bretonne et irlandaise, n’est sans doute pas protestante et s’intéresse surtout à Versailles, cadre de presque tous ses romans 11 . D’Anne-Marie Desplat-Duc, prolixe auteur de romans pour enfants, on ne sait guère qu’elle est née à Privas en Ardèche, ce qui a pu la sensibiliser à la question protestante, le Musée du Vivarais protestant étant situé non loin de Privas. Fred Kupferman, historien spécialiste des relations franco-allemandes au XX e siècle, décédé en 1988, était d’origine juive ; son épouse Sigrid, documentaliste, est d’origine allemande. La solidarité dans la persécution entre huguenots et juifs, le retentissement de l’exil huguenot en Allemagne après 1685 peuvent expliquer l’écriture de leur roman, autant que l’actualité, puisqu’il est paru au moment où l’on commémorait le 3 e centenaire de la révocation de l’édit de Nantes. Dominique Joly 0ed2060cad39b54ca1065e836e00b. 5 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil. Charlotte, la Rebelle, Flammarion, 2006 ; id., Les Colombes du Roi-Soleil. La promesse d’Hortense, Flammarion, 2006. 6 Annie Pietri, Carla aux mains d’or, Hachette, 2005. 7 Dominique Joly, À la Cour de Louis XIV. Journal d’Angélique de Barjac, Gallimard Jeunesse, 2008. 8 Sigrid et Fred Kupferman, La Nuit des dragons, Paris, Livre de Poche Jeunesse, 1985. 9 Éliane Itti, Aux Pattes de la louve : Académie protestante de Saumur, 1671, Carrièressous-Poissy, La Cause, 2006. 10 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, Paris, Rageot, 2006. 11 Les renseignements biographiques sur l’auteur proviennent de son site : http: / / www.anniepietri.com/ index.htm. La mémoire du protestantisme 47 ne semble pas non plus faire partie du milieu protestant ; auteur de nombreux ouvrages pour la jeunesse sur des sujets très variés, elle se présente néanmoins comme très marquée par son éducation religieuse et passionnée par la Bible 12 . Quant à Éliane Itti, professeur de français, auteur de nombreux manuels scolaires et d’une thèse portant sur l’image des civilisations francophones dans les manuels scolaires 13 , elle apparaît beaucoup plus engagée dans le protestantisme, ayant publié récemment des lettres d’un élève de l’Académie de Saumur dans le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 14 ; son roman Aux Pattes de la louve a été publié par une maison d’édition très confessionnelle, La Cause, membre de la Fédération protestante de France et voulant explicitement « faire entendre la voix de l’Évangile, la Bonne Nouvelle du salut offert à tous et l’espérance qu’il fait naître » 15 . Dans notre corpus, La Cause est la seule maison d’édition confessionnelle. Les autres livres ont en effet été publiés chez Flammarion, Gallimard, Hachette et le Livre de Poche, dans leurs collections « Jeunesse ». En dehors donc d’Aux Pattes de la louve, sans doute lu plutôt par un public protestant, ce sont des livres non destinés à un public confessionnel, écrits par des auteurs ne se réclamant pas d’une religion particulière, qui font l’objet de notre étude ; des livres qui participent d’une vision « laïque » de l’histoire de France et dont il est intéressant de savoir si elle se démarque d’une vision plus protestante. Mais avant d’en venir là, il faut dire un mot de leur contenu, en les résumant très brièvement. La série Les Colombes du Roi-Soleil raconte les aventures de jeunes filles pensionnaires de la maison d’éducation de Saint- Cyr, dirigée par Mme de Maintenon. Parmi celles-ci se trouve Charlotte de Lestrange, fille d’un petit noble protestant du Vivarais qui a abjuré au moment des dragonnades. Elle est entrée à Saint-Cyr pour éviter le mariage avec l’intendant, le marquis de Réaumont, et, si elle pratique extérieurement le catholicisme, elle reste en esprit fidèle à sa religion - même si elle dit ne pas se sentir complètement huguenote et s’il lui arrive d’avouer que la religion l’ennuie. Mais elle est éprise de son cousin François. Quand elle 12 D’après le site : http: / / www.bibliopoche.com/ ecrivain/ Joly-Dominique/ 29884.html. 13 Éliane Itti, L’image des civilisations francophones dans les manuels scolaires, Paris, Publibook, 2003. 14 Éliane Itti, « Lettres d’Élie Bouhereau, élève de première à l’Académie de Saumur, à ses parents (mai 1684-août 1684) », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 2008, p. 609-630. 15 Extrait de la présentation de l’éditeur sur son site : http: / www.lacause.org/ pages/ editions/ enseigne_index.html. Yves Krumenacker 47 apprend que François est aux galères et que Réaumont veut toujours l’épouser, elle réussit à s’enfuir au Siam afin de trouver de l’argent pour libérer son fiancé. Elle rentre un an plus tard, et retrouve François, libéré entretemps par une de ses amies. L’histoire ne dit pas comment ils vont pouvoir vivre en protestants… on est en 1689-1690 16 . Parmi les compagnes de Charlotte se trouve Hortense de Kermenet, catholique bretonne, amoureuse de Simon, le frère de Charlotte ; celui-ci, comme son père et Charlotte, a abjuré sa foi afin d’avoir une charge auprès de M. de Pontchartrain. En septembre 1689, Simon enlève Hortense. Pourchassés par les mousquetaires du roi, les amoureux se rendent en Vivarais. Après maintes aventures, ils retrouvent M. de Lestrange, qui se laisse mourir car sa femme et une autre de ses filles, Héloïse, sont parties au « Refuge » pour vivre leur foi en liberté et qu’il n’a aucune nouvelle d’elles. Comme il repousse Hortense à cause de sa religion, celle-ci décide de partir avec Simon à la recherche de sa mère et sa sœur. Suit le récit mouvementé de la fuite hors de France, au cours de laquelle Simon se fait arrêter. Hortense poursuit seule sa route et arrive à Genève, où elle apprend qu’Héloïse et sa mère sont parties à Zurich. C’est là qu’elle les retrouve, à l’hospice, grâce à un notaire, Dunoyer. Elle réussit à les convaincre de rentrer en Vivarais. Dunoyer épouse Héloïse, lui donnant ainsi la nationalité suisse et donc le droit de rester protestante. À Lyon, Dunoyer leur permet de voir Simon, prisonnier dans la prison de l’archevêque. Hortense repart à la Cour et elle retrouve une de ses amies, Louise, qui obtient du roi la libération de Simon 17 . Il est moins question de protestants dans l’histoire de Carla, une petite couturière vénitienne venue à Versailles au service de la Grande Mademoiselle. Parmi les intrigues secondaires, néanmoins, on trouve l’amour du prince de Champagné pour une noble protestante, Adélaïde, qui refuse de renier sa foi, ce qui rend tout mariage impossible, le roi l’interdisant. Adélaïde finit par fuir en Angleterre, mais elle meurt en voyage, son bateau ayant fait naufrage. On est au printemps 1681 18 . On trouve également peu le protestantisme dans Sorcière blanche, l’histoire d’une jeune aristocrate, Agathe de Préault-Aubeterre, qui part aux Caraïbes en 1677 avec ses parents et rencontre au cours de la traversée deux jeunes huguenots, Marguerite et Samuel Guiraud, qui fuient la France avec leurs parents car leur père, pasteur, a célébré un mariage mixte, provoquant ainsi la fermeture du 16 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil. Charlotte, la Rebelle, Flammarion, 2006. 17 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil. La promesse d’Hortense, Flammarion, 2006. 18 Annie Pietri, Carla aux mains d’or, Hachette, 2005. La mémoire du protestantisme 47 temple. Arrivés dans les îles, les Guiraud entrent au service d’un planteur qui les exploite et Samuel se lie avec les esclaves noirs à qui il parle de liberté ; il finit par préparer une révolte. Mais Agathe rentrant en France, nous n’en saurons pas plus 19 . Les trois derniers livres portent en revanche entièrement sur le protestantisme. Le journal que tient une jeune noble du Languedoc, demoiselle d’honneur de la princesse palatine, Angélique de Barjac, nous plonge dans les années 1684-1685 à la Cour. Cette adolescente, orpheline, apprend que ses parents avaient été protestants avant d’abjurer, quand elle est née, pour la protéger et assurer son avenir, au moment où il est question des conversions forcées. Elle découvre alors cette religion, souffre pour tous ceux qui sont persécutés, s’ouvre à la Palatine, elle-même réformée, et finit par devenir réellement protestante. Au moment de la révocation de l’édit de Nantes, elle décide de suivre un apothicaire, Simon, également protestant, qui veut retrouver sa famille près de Montpellier. En Cévennes, elle assiste à des cultes clandestins et elle retrouve sa marraine, qui a aussi rejeté le catholicisme. Toutes deux quittent la France et se réfugient à Francfort 20 . Il est encore question des dragonnades dans La Nuit des dragons : ce récit débute avec l’arrivée des dragons dans la ferme de Jeanne Mazel, près d’Anduze, qui réussissent à faire abjurer la famille. Mais Jeanne, devenue en apparence catholique modèle, visite en réalité les malades pour leur faire dire des prières protestantes au moment de leur mort ; prise sur le fait, elle est envoyée à l’hôpital de Valence où on cherche en vain, par de terribles sévices, à la faire abjurer. Son fils Antoine s’est enfui et voyage, sous divers pseudonymes, avec un médecin ambulant, Cornelius. Puis, ému par le spectacle d’un culte clandestin surpris par les dragons, il décide d’aider un groupe de femmes et d’enfants à quitter la France et les mène jusqu’au pays de Gex, où il rencontre à Joux une fille catholique de son âge, Marie. Les deux jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre. Après d’autres péripéties, Antoine retrouve sa mère, à la maison de la Propagation de la Foi, où elle est heureuse au milieu de religieuses qui ne cherchent plus à la convertir. Il peut enfin rentrer chez Marie qui, entre-temps, a retrouvé sa petite sœur, Élisabeth, qui avait été enfermée au couvent des Nouvelles Converties de Dôle 21 . Notre dernier livre est l’histoire d’un étudiant de l’Académie protestante de Saumur, Élie de Swaen, originaire de Bergues, en Flandre. On découvre 19 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, Paris, Rageot, 2006. 20 Dominique Joly, À la Cour de Louis XIV. Journal d’Angélique de Barjac, Gallimard Jeunesse, 2008. 21 Sigrid et Fred Kupferman, La Nuit des dragons, Paris, Livre de Poche Jeunesse, 1985. Yves Krumenacker 4 d’abord la vie des étudiants, passionnés par les études de théologie, mais aussi par la musique, l’équitation et l’escrime, en butte à une législation royale qui contraint les étudiants étrangers à quitter la France et aux pressions des dévots saumurois qui se lancent dans la controverse, organisent des missions, mènent une bataille juridique contre les réformés. Élie, brillant étudiant, puis enseignant, soutient sa thèse, et tombe amoureux d’une jeune catholique, Marie-Blanche, qu’il finit par épouser. Sa femme se convertit par la suite au protestantisme. Mais les persécutions obligent à des choix dramatiques ; alors que plusieurs de leurs amis choisissent l’exil, les deux jeunes gens optent pour une abjuration de façade, instruisant leurs enfants dans la religion réformée. Bien plus tard, leur petit-fils Pierre, qui s’est battu pour la libération des derniers galériens pour la foi, assiste à l’inauguration (en 1810) de la faculté de théologie de Montauban 22 . Une histoire partielle et partiale La première surprise, à la lecture de ces romans, vient de l’étroitesse du champ chronologique couvert. Le voyage d’Agathe aux Caraïbes a lieu en 1677, l’histoire de Carla se déroule en 1681, le journal d’Angélique de Barjac couvre les années 1684-1685, les tribulations de la famille Mazel ont lieu en 1685 et les années suivantes, les « Colombes » vivent leurs aventures en 1689-1690. Seule l’histoire de l’Académie de Saumur couvre une période plus longue, de 1671 à 1685 (avec un appendice entre 1746 et 1810), mais près de la moitié du livre est consacrée aux années 1680. C’est donc bien la révocation de l’édit de Nantes, avec les mesures qui l’annoncent, les persécutions, les dragonnades et l’exil vers les pays du Refuge qui est le thème principal de ces récits, ce qui ne recouvre évidemment pas toute l’histoire du protestantisme au XVII e siècle, loin s’en faut. Il n’y a rien sur la période plus tranquille de la fin du règne d’Henri IV, de celui de Louis XIII ou des débuts de celui de Louis XIV, en dehors de l’évocation de quelques années heureuses, là encore dans Aux Pattes de la louve. Il est vrai que les périodes de tranquillité sont moins propices aux romans d’aventure (mais on aurait pu évoquer la guerre de Rohan - 1621-1622 - ou le siège de La Rochelle) et que Louis XIV fascine les romanciers comme les historiens. L’inconvénient est que les protestants n’apparaissent que comme des victimes de l’intolérance politique et religieuse ; et ceci, qu’ils soient les protagonistes principaux des récits ou non, que les auteurs des romans soient eux-mêmes protestants ou non. 22 Éliane Itti, Aux Pattes de la louve : Académie protestante de Saumur, 1671, Carrièressous-Poissy, La Cause, 2006. La mémoire du protestantisme 4 Ces limites posées, on peut noter chez tous les auteurs un réel effort d’information historique. Manifestement, certains ont utilisé directement des sources historiques ; c’est notamment le cas d’Éliane Itti, dont le récit des dragonnades décalque d’assez près les témoignages de Jean Migault ou d’Abraham Papot 23 . Dans l’ensemble, l’évocation des événements est assez juste. Curieusement, c’est dans La Nuit des dragons, pourtant œuvre d’un historien et d’une documentaliste, que les invraisemblances sont les plus nombreuses. Le livre débute tout de même par une introduction historique de deux pages pour situer le sujet et, sur le rabat de la couverture, est présentée une chronologie rapide du protestantisme français. Mais ce souci pédagogique est gâché par le fait que l’introduction relève d’une historiographie déjà dépassée en 1985, à propos des motifs de la Révocation : l’orgueil de Louis XIV et les pressions de l’Église catholique. Le récit luimême prend beaucoup de libertés avec la chronologie : les dragons arrivent après la Révocation, pour la faire appliquer, alors qu’Anduze abjure le 7 octobre, avant même l’arrivée des soldats 24 ; les morts sont enterrés dans le jardin, avec un cyprès à côté de la tombe, alors que la pratique ne se développe qu’après la Révocation, quand il n’y a plus de cimetière protestant, et c’est plutôt au XIX e que l’habitude de planter un cyprès se généralise. Un culte dans un temple après la Révocation est hautement improbable, et aurait donné lieu à une répression autre que la simple arrestation du pasteur pour propos offensants envers le roi (et le temple d’Anduze est d’ailleurs, à cette date, démoli). Une assemblée clandestine est décrite, présidée par un personnage ayant réellement existé, Fulcran Rey, qualifié de pasteur alors qu’il ne l’a jamais été ; les auteurs le font mourir sur la roue à Tournon, probablement en septembre 1687 (la chronologie est difficile à reconstituer), alors qu’il est mort pendu à Beaucaire le 8 juillet 1686 25 . On voit apparaître un « prophète », Josué Theis, qui tue des curés et brûle des églises, ce qui n’apparaîtra que bien plus tard, avec les camisards. Enfin, des clichés depuis longtemps remis en cause comme celui de la dépopulation de la France à cause de la fuite au Refuge sont présents. Les autres livres ne posent pas autant de problèmes sur le plan historique, même si l’on peut se demander comment Simon de Lestrange, son amie Hortense et les deux protestantes qu’ils rencontrent en voyage espèrent faire croire longtemps qu’ils sont des pèlerins de Saint-Jacques de Compos- 23 Journal de Jean Migault, présenté par Yves Krumenacker, Paris, Éditions de Paris, 1995 ; Henri Clouzot, « Une dragonnade en Poitou en 1681 », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 1903, p. 256-268. 24 Charles Bost, Les Prédicants Protestants des Cévennes et du Bas-Languedoc, 1684- 1700, Paris, H. Champion, 1912, t. 1, p. 35. 25 Ibid., p. 148-150. Yves Krumenacker 4 telle, alors qu’un édit d’août 1671 réclame des pèlerins une permission écrite de l’évêque de leur diocèse et que la déclaration du 7 janvier 1686 a plus radicalement interdit tout pèlerinage à l’étranger, justement pour éviter la fuite des protestants. La révolte anti-esclavagiste de Samuel Guiraud n’est pas impossible, mais il faudra quand même attendre encore un bon siècle pour que les protestants se mettent vraiment à lutter contre l’esclavage. On peut aussi s’étonner qu’Angélique de Barjac obtienne une médaille protestante offerte à ses parents par un orfèvre de Nîmes, une « rose de Luther », symbole des églises luthériennes, alors que sa famille est calviniste. Et, menu détail, Angélique apprend le 20 septembre 1685 la conversion des protestants de la région de Bordeaux, de Castres, de Nîmes, d’Uzès, de Lyon, alors que ces derniers n’ont abjuré en corps que le 7 octobre 26 et ceux de Nîmes le 4, dans la cathédrale 27 . Enfin, les Kupferman expliquent que les protestants sont tous capables de lire la Bible, ce qui est faux, surtout pour les femmes, même si globalement l’alphabétisation est supérieure à celle des catholiques ; mais les auteurs des autres romans font également tous lire et écrire leurs héros huguenots. C’est d’ailleurs la lecture de la Bible par Marguerite et Samuel qui montre à Agathe de Préault- Aubeterre qu’ils sont huguenots - dans ce cas, leurs connaissances n’ont rien d’étonnant, puisqu’ils sont enfants de pasteur. Cependant, même si la vraisemblance historique est globalement respectée, certains faits sont systématiquement grossis et contribuent à donner une image particulière du protestantisme et de cette période. La violence est évidemment très présente, et apparaît comme un des ressorts dramatiques de ces romans. Le choix de raconter des événements des années 1680 ne peut que renforcer cet aspect qui, nous l’avons déjà souligné, présente les protestants avant tout comme des victimes de l’intolérance. Mais, s’il y a violence, elle n’est pas le fait de tous les catholiques. Tous les auteurs veillent à présenter un tableau très nuancé des relations entre catholiques et protestants, retrouvant la solidarité interconfessionnelle que l’historiographie contemporaine a récemment beaucoup développée. On trouve ainsi dans La Nuit des dragons des catholiques détestant les protestants, haineux, prêts à profiter de leurs malheurs en achetant leurs meubles à vil prix, les dénonçant ; mais aussi des religieuses humaines, et surtout la famille de Marie, les Lemonnier, qui ne comprennent pas pourquoi la différence de religion doit empêcher de vivre en paix. Les « Colombes », Charlotte et Hortense, n’ont guère de mal à trouver du soutien parmi leurs camarades. Pour se rendre en Suisse, Hortense doit compter sur des passeurs 26 Yves Krumenacker, Des Protestants au Siècle des Lumières. Le modèle lyonnais, Paris, H. Champion, 2002, p. 23-24. 27 Bost, Les Prédicants Protestants…, op. cit., p. 34-35. La mémoire du protestantisme 4 catholiques, certains compatissants, d’autres agissant surtout pour l’argent, d’autres enfin qui dénoncent les protestants en fuite ; elle et Simon, pourtant « nouveau converti » resté protestant de cœur, obtiennent même des sauf-conduits d’un curé vivarois précisant qu’ils sont catholiques. Angélique de Barjac, elle, ne voit guère que des courtisans satisfaits du retour des « brebis égarées » au « troupeau » ; mais sa marraine, pourtant bonne catholique, s’est convertie au vu des persécutions que l’on fait subir aux protestants. Quant aux étudiants de l’Académie de Saumur, ils sont « pleins de mépris pour les pompes des papistes » 28 et ils se moquent des diables de Loudun, mais ils admirent l’église Notre-Dame des Ardilliers et ce n’est qu’au bout de quelques années qu’ils ont des relations tendues avec les oratoriens du collège. En revanche, ils fréquentent des familles catholiques, au grand dam des dévots qui en viennent à les surveiller et à tenter de faire cesser ces liens amicaux. Éliane Itti dresse un portrait assez sombre de ces dévots saumurois (la Compagnie du Saint-Sacrement ? ), qui voudraient réduire les protestants à la misère et qui contestent les droits de l’Académie et du temple, mais elle ajoute que certains s’inquiètent de ces mesures, car ce sont les réformés qui apportent la richesse à la ville. Finalement, dans tous les romans, les seuls à être presque toujours stigmatisés sont les dragons, avec malgré tout des nuances dans le récit des Kupferman. Le roi, également, apparaît intolérant, mais il reste toujours à l’arrière-plan, et finalement très peu critiqué. La possibilité d’une bonne entente entre catholiques et protestants éclate avec la naissance des sentiments amoureux des héros ou héroïnes, passage presque obligé de tous les romans pour la jeunesse. Antoine Mazel, en effet, s’éprend d’une jeune catholique, Marie Lemonnier ; dans Carla aux mains d’or, une noble protestante, Adélaïde, est amoureuse du prince de Champagné - mais le roi interdit ce mariage « bigarré ». Hortense est une catholique bretonne qui veut se marier avec un protestant vivarois et Élie de Swaen épouse la fille d’un apothicaire catholique, Marie-Blanche, malgré les préventions de leurs parents, alors qu’Isaac van Ruytten, un ami d’Élie, n’est pas indifférent aux charmes de Madeleine, la sœur de Marie-Blanche. Agathe a de tendres sentiments pour Samuel Guiraud, avant de devoir le quitter. Finalement, seule Charlotte est amoureuse d’un protestant, son cousin François, et il n’est pas question d’amour dans le journal d’Angélique de Barjac. Bien entendu, de tels sentiments n’étaient pas impossibles à la fin du XVII e siècle, mais toutes les études montrent que les mariages mixtes étaient relativement rares. Or ils sont ici presque systématiques. C’est, pour les 28 Éliane Itti, Aux Pattes de la louve, op. cit., p. 18. Yves Krumenacker 4 8 auteurs, l’occasion de mettre en valeur les qualités de leurs héros qui n’hésitent pas à braver les préjugés et les difficultés pour faire triompher leur amour, telle Hortense à qui le père de Simon refuse sa bénédiction et qui part en terre protestante rechercher la mère et la sœur de son fiancé. Cela permet aussi de donner une leçon de tolérance. Ainsi, l’amour de Marie pour Antoine Mazel fait que, bientôt, tout le village aide les fugitifs protestants. Mais ce message se combine à un autre, qui relativise les différences entre catholiques et protestants pour ne retenir qu’un message chrétien. C’est, par exemple, la princesse palatine qui conseille à Angélique : « Priez notre Dieu. Priez-le autant que vous pouvez. Après tout, n’est-il pas le même que l’on soit protestant ou catholique ? C’est l’aveuglement, l’intolérance qui cherchent à en faire deux différents. » 29 De même, Claude-Marie de Boisjourdan, huguenote convertie de force, qui rencontre Hortense, avoue qu’elle n’a plus de religion : « En ce qui me concerne, mon choix est fait, ce n’est ni la religion catholique ni la religion huguenote, mais une petite religion à moi […] je prie Dieu, tout simplement, sans lui demander s’il veut que je sois catholique ou protestante… parce que Dieu n’a pas de religion. Il est Dieu, c’est tout. » 30 Inutile de dire que ces sentiments, fréquents chez les chrétiens de la génération des auteurs, n’étaient guère courants aux lendemains de la Révocation. Il va de soi que les protestants, héros de ces livres, sont présentés de manière sympathique, mais avec cependant beaucoup de nuances. La peinture la plus fine est présentée par Éliane Itti : ses étudiants sont pieux, pleins de zèle, assidus à l’étude, passionnés par la théologie ; mais ils aiment se promener, ils courtisent des jeunes filles, ils montent une pièce de théâtre. Isaac van Ruytten joue du luth, son frère Gédéon apprécie la salle d’armes, Élie fréquente l’Académie d’équitation et va au bal : des activités qui leur attirent des réprimandes du consistoire. Au moment de la Révocation, ils sont partagés sur l’attitude à avoir : fuite vers le Refuge, ou pratique clandestine au Désert ? Il est aussi question de protestants qui se sont convertis et font preuve de prosélytisme pour leur nouvelle religion. Ce livre, Aux Pattes de la louve, publié par une maison d’édition protestante, a un caractère confessionnel plus marqué qui lui permet d’aller plus loin dans l’évocation du vécu des réformés (il y est aussi question des prières, de la lecture de la Bible, de controverses théologiques, etc.). Les autres livres, destinés a priori à un lectorat plus varié, entrent moins dans les détails. La Nuit des dragons repose néanmoins en partie sur l’opposition entre Antoine Mazel et Élie Cazaubon, jeune huguenot converti, qui n’aide les candidats au Refuge que pour mieux connaître leurs complices et les 29 Dominique Joly, À la Cour de Louis XIV, op. cit., p. 118. 30 Anne-Marie Desplat-Duc, La promesse d’Hortense, op. cit., p. 84-85. La mémoire du protestantisme 4 dénoncer. Dans Sorcière blanche, le protestantisme des enfants Guiraud ne joue guère de rôle ; c’est plus pour l’auteur un moyen de rappeler la diversité des émigrants vers le Nouveau Monde. Marguerite et Samuel vont d’ailleurs à la messe, pour ne pas se faire remarquer, et prient les psaumes dans leur cœur, tandis que leur amie Agathe, catholique et bretonne, aime lire les récits de l’Ancien Testament. Mais c’est surtout dans La promesse d’Hortense qu’on voit deux manières d’être protestant. À Genève, Musard, qui a hébergé un temps Héloïse et sa mère, apparaît comme un calviniste rigide, qui ne pardonne pas aux Lestrange leur conversion et divise le monde en calvinistes parfaits et en affreux papistes. Quant à Zurich, c’est une ville caricaturalement protestante : les femmes « sont vêtues de gros drap noir plissé et ample comme les frocs des religieux bénédictins avec des manches pendantes sur les côtés. Elles portent sur la tête un bandeau qui descend jusqu’aux yeux et un grand linge épais par-dessus, et sous le menton un autre linge plissé qui leur couvre jusqu’à la lèvre si bien qu’on ne leur voit que le bout du nez » 31 . Au contraire, Hortense, habillée avec plus d’élégance, fait scandale. Héloïse se plaint de devoir porter des tissus lourds, de ne pas pouvoir sortir, de ne pas pouvoir danser, que les filles soient mariées à des hommes choisis par le pasteur, et qu’on fasse tout pour les inciter à partir en Allemagne, en Angleterre ou en Hollande. Constantin, chez qui Héloïse et sa mère s’étaient réfugiées, est habillé de noir, il est raide et considère la France comme un « pays de débauche et de luxure » 32 . Par contraste, le protestantisme français apparaît beaucoup plus aimable. Il est d’ailleurs peu décrit dans ces romans, sauf dans Aux Pattes de la louve. C’est surtout une religion de la Bible, « le livre de chevet des huguenots » 33 , avec des adeptes qui n’hésitent pas à risquer leur vie pour leur foi, en assistant à des cultes clandestins. Sans que ce soit vraiment dit, ils apparaissent de ce fait comme des défenseurs de la liberté de conscience. Quelle image du protestantisme se dégage de ces romans ? Il importe tout d’abord de rappeler leur très petit nombre qui fait que, pour beaucoup de jeunes, il n’y a pas d’image du tout, d’autant que l’apparition de la Réforme n’est vue qu’assez rapidement dans les programmes d’histoire du collège et que les protestants ne réapparaissent ensuite qu’à l’occasion des guerres de religion et de la révocation de l’édit de Nantes, événements traités généralement sous l’angle politique. La lecture de ces romans renforce encore l’impression qu’il s’agit avant tout de personnes persécutées, voire de héros de la liberté de conscience, ce qui est à la fois réducteur et anachronique (ce 31 Ibid., p. 209-210. 32 Ibid., p. 212. 33 Dominique Joly, À la Cour de Louis XIV, op. cit., p. 75. Yves Krumenacker 48 n’est guère qu’au XVIII e siècle que les protestants considèrent que la liberté de conscience fait partie de leurs principes fondamentaux). Mais ce sont des persécutés sans véritables persécuteurs, en dehors peut-être des dragons. On a vu l’image nuancée donnée du catholicisme, qui n’est d’ailleurs pas fausse, et l’absence de véritables critiques contre Louis XIV, roi presque intouchable dans la littérature pour la jeunesse. Dans Sorcière blanche, l’auteur va encore plus loin en reprenant le cliché du protestant persécuté défenseur des autres persécutés, avec Samuel Guiraud qui aide les esclaves à lutter contre les planteurs. L’austérité des mœurs comme de l’apparence, qui fait partie des lieux communs les plus courants sur le protestantisme, est bien présente, mais assez discrètement, et renvoyée à l’étranger (la Suisse) ou à des autorités (le consistoire) très peu présentes. Les protestants présentés dans ces récits sont finalement assez proches de nous, car il faut que les jeunes lecteurs puissent s’identifier à eux. Même l’étrangeté de lecteurs de la Bible, de personnes pieuses, apparaît assez peu (c’est, sans que cela surprenne, dans le roman d’Éliane Itti que c’est le plus présent) ; on a surtout affaire à des adolescents qui se battent pour leur liberté, pour leur amour ou, dans le cas d’Angélique de Barjac, par fidélité à ses parents et par solidarité envers les persécutés. Dans ces conditions, le religieux n’a pas l’importance qu’il pouvait avoir à l’époque. Il n’est bien entendu pas gommé. Mais il prend la forme de préjugés qui font obstacle à l’amour de jeunes gens, d’une volonté oppressive de la part du roi et de ses agents, les dragons, ou d’une manière de préserver sa liberté, de rester fidèle à sa conscience. Le contenu même de la foi n’est guère détaillé, ce qui, évidemment, peut s’expliquer par le genre littéraire et l’âge des lecteurs. On apprend simplement qu’elle se fonde sur la Bible et, dans Sorcière blanche, qu’elle refuse toute superstition, ce qui ne peut que nous la rendre sympathique : le père Guiraud « assure que seul Dieu sauve les hommes. Ceux qui prétendent le contraire sont des charlatans » 34 . Seul, bien entendu, le roman d’Éliane Itti donne davantage de renseignements. Mais il y a sans doute plus que cela. Les quelques remarques doctrinales contenues dans ces livres, l’amour fréquent entre catholiques et protestants suggèrent que les différences confessionnelles n’ont pas beaucoup d’importance. Il semble qu’il suffise de prier Dieu… De tels sentiments n’étaient pas inconnus à l’époque : le maître d’école Jean Migault, réfugié en Hollande après les dragonnades, a bien écrit : « Il ne nous sera pas demandé, au grand jour, si nous avons été protestants ou si nous avons été papistes, mais si Dieu a été l’unique objet de notre amour. » 35 Mais il s’agit surtout, pour les auteurs, de considérations très actuelles. Ce 34 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, op. cit., p. 83. 35 Journal de Jean Migault, op. cit., p. 135. La mémoire du protestantisme 48 qui apparaît très nettement, à la faveur des anachronismes, des inexactitudes chronologiques, des exagérations, c’est une idéologie, celle de la tolérance, de l’acceptation des différences. On ne peut qu’y souscrire, tout en déplorant, en tant qu’historien, que cela masque l’attachement de beaucoup d’hommes et de femmes du XVII e siècle à des affirmations doctrinales précises. Des personnes persécutées parce qu’elles ne croient pas, ne pensent pas comme les autres, mais qui triomphent des obstacles : tels apparaissent les protestants français du XVII e siècle dans ces romans pour la jeunesse. Cela participe à une image plus globale du protestantisme en France, partagée apparemment aussi bien par les protestants que par ceux qui ne le sont pas, même si l’étroitesse de notre corpus ne permet pas d’être catégorique. Un retour rapide sur le catalogue de La Joie par les livres montre en effet que les livres consacrés à d’autres époques de l’histoire du protestantisme français sont très peu nombreux et qu’ils concernent presque tous des périodes où les réformés se battent pour pouvoir exercer leur foi : La Nuit des huguenots 36 raconte le début des Guerres de Religion, illustrées également par La Nuit de la Saint-Barthélemy 37 et La Prophétie de Nostradamus 38 , la fin de cette période étant illustrée par Une Croix dans le sable 39 . Le XVIII e siècle est, pour sa part, représenté par La Révolte des camisards 40 et par La Tour du silence 41 qui, tous deux, se rapportent à des conséquences proches de la révocation de l’édit de Nantes. C’est donc cette identité que les jeunes lecteurs découvriront dans les romans. Une identité qui n’est pas fausse, mais partielle, et qui caractérise bien plus le protestantisme proprement français que la Réforme en général. 36 Mary Casanova, La Nuit des huguenots, Toulouse, Milan, 2003. 37 Guy Jimenes, La Nuit de la Saint-Barthélemy, « Je lis des histoires vraies », Paris, Bayard, 2006. 38 Theresa Breslin, La Prophétie de Nostradamus, Toulouse, Milan, 2009. 39 Évelyne Brisou-Pellen, Une Croix dans le sable, Paris, « Le Livre de Poche », 2004. 40 Bertrand Solet, La Révolte des camisards, Paris, Flammarion, 2011. 41 Christine Féret-Fleury, La Tour du silence, Paris, Flammarion, « Castor Poche », 2011. PFSCL XXXIX, 7 7 (2012) L’éducation des enfants du Grand Siècle au prisme de la littérature de jeunesse contemporaine D OMINIQUE P ICCO (U NIVERSITÉ DE B ORDEAUX ) Dans les dernières années du XX e siècle et les premières du suivant, à côté des sept volumes des aventures d’Harry Potter et des multiples titres d’heroic fantasy aux tirages millionnaires, les romans historiques occupent en France une place non négligeable dans le paysage de la littérature de jeunesse contemporaine. Parmi les récits censés se dérouler au XVII e siècle, certains rencontrent un grand succès : nombreux sur les étals des rayons spécialisés des librairies, ils sont souvent absents des rayonnages des bibliothèques publiques. La série des Colombes du Roi-Soleil, d’Anne-Marie Desplat-Duc, dont l’action se situe tout ou partie à Saint-Cyr, maison d’éducation fondée par Louis XIV à l’intention des filles de la noblesse, en est l’exemple le plus frappant. Après Les Comédiennes de monsieur Racine, publié en mai 2005 chez Flammarion, les neuf volumes suivants sont parus au rythme soutenu de deux par an, en grand format 1 , rapidement réunis en coffret 2 , puis en poche 3 , avant de donner naissance en septembre 2011 à une bandedessinée 4 . Le phénomène éditorial Colombes du Roi-Soleil 5 s’accompagne de 1 Le Secret de Louise, octobre 2005 ; Charlotte, la rebelle, février 2006 ; La Promesse d’Hortense, septembre 2006 ; Le Rêve d’Isabeau, mai 2007 ; Éléonore et l’alchimiste, octobre 2007 ; Un corsaire nommé Henriette, mai 2008 ; Gertrude et le nouveau monde, janvier 2009 ; Olympe comédienne, février 2010 ; Adélaïde et le prince noir, janvier 2011 ; Jeanne et les parfums, janvier 2012. 2 En novembre 2007 deux coffrets ont regroupé les six premiers volumes ; l’opération n’a pas été reconduite depuis. 3 Les six premiers volumes sont parus en poche, chez Flammarion, dans la collection « Roman cadet » entre octobre 2009 et mai 2011. 4 Anne-Marie Desplat-Duc, Mayalen Goust, Roger Seiter, Les Comédiennes de monsieur Racine. Les Colombes du Roi-Soleil, Paris, Flammarion, 2011. Dominique Picco 4 la création d’un site internet 6 , de blogs 7 , d’un club offrant de multiples avantages à ses membres 8 . Il ne doit pas pour autant faire oublier la faveur dont jouissent, auprès du jeune public, d’autres ouvrages ayant pour toile de fond le XVII e siècle français, en particulier ceux d’Annie Jay 9 et d’Annie Pietri 10 . Une historienne moderniste, spécialiste de l’éducation des filles, et en particulier de la maison royale de Saint Louis - installée à Saint-Cyr entre 1686 et 1793 - ne peut qu’être interpellée par la fréquence et le contenu de ces romans, d’autant que, dans l’espace de sa vie privée, elle fut aussi prescriptrice de telles lectures à ses propres enfants, filles et garçon. Cette étude naquit donc au croisement de champs de recherches, de lectures familiales mais aussi des représentations de l’époque moderne de jeunes étudiants en histoire, nées de leurs savoirs scolaires et de leurs lectures. Au sein de cette production littéraire, un corpus de vingt-deux romans pour jeunes adolescents publiés entre 1993 et 2011 et ayant pour cadre la France du Grand Siècle, a été constitué et interrogé. Quelle place les auteurs accordent-ils dans leurs romans à l’éducation des enfants, filles et garçons, et de quelle manière l’abordent-ils ? L’éducation dessinée dans ces ouvrages correspond-elle aux réalités historiques dévoilées par les sources normatives et par les témoignages de contemporains ? Y a-t-il, de la part de ces romanciers, recherche de la vérité historique, de la véracité ou simplement de la vraisemblance ? Cherchent-ils à reconstituer le plus fidèlement possible les pratiques éducatives du temps ou bien s’en écartent-ils, volontairement ou non, élaborant par là même un imaginaire de l’éducation des enfants dans la France du Grand Siècle ? Peut-on déterminer si l’option choisie résulte des 5 500 000 exemplaires vendus, toutes éditions confondues au 1 er août 2011. Source : Flammarion. 6 http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ . 7 anne-marie-desplat-duc.over-blog.com/ ; a.desplatduc. free.fr/ . 8 Fonds d’écran. Présentation des héroïnes et de l’intrigue des différents volumes accompagnée de compléments « pédagogiques ». Fiches intitulées L’Univers des colombes. 9 Annie Jay, Complot à Versailles, Paris, Hachette jeunesse, 1993 ; La Vengeance de Marie, Paris, Hachette jeunesse, 1993 ; À la poursuite d’Olympe, Paris, Hachette jeunesse, 1995 ; Au nom du roi, Paris, Hachette jeunesse, 2006 ; La Dame aux élixirs, Paris, Hachette jeunesse, 2010. 10 Annie Pietri, Les Orangers de Versailles, Paris, Bayard Jeunesse, 2000 ; L’Espionne du Roi-Soleil, Paris, Bayard Jeunesse, 2002 ; Le Collier de Rubis, Paris, Bayard Jeunesse, 2003 ; Le Serment de Domenico, Paris, Bayard Jeunesse, 2007 ; Carla aux mains d’or, Paris, Hachette Jeunesse, 2008 ; L’Allée de Lumière, Paris, Bayard Jeunesse, 2008 ; Parfum de meurtre, Paris, Bayard Jeunesse, 2009 ; Pour le cœur du roi, Paris, Bayard Jeunesse, 2010. L’éducation des enfants du Grand Siècle 4 connaissances de l’auteur (ou de ses lacunes) ou bien d’une volonté d’infléchir les réalités historiques en fonction du récit et d’un objectif à atteindre ? Un aspect particulier a également retenu l’attention, celui de la différence d’éducation entre les filles et les garçons en fonction des milieux sociaux. Les auteurs de ces romans y sont sensibles et choisissent d’en retenir quelques éléments mais, là encore, avec quels objectifs ? Nous verrons que cet échantillon permet de réfléchir, à partir de l’éducation des enfants, au rapport de ces auteurs à la vérité historique et à la construction des genres, c’est-à-dire des identités sexuées des personnages. Détermination du corpus Face à la surabondance de romans pour la jeunesse ayant pour cadre chronologique le XVII e siècle français et publiés dans les vingt dernières années, une sélection s’imposait. Afin de déterminer le corpus le plus cohérent possible, plusieurs critères ont été retenus. Le premier XVII e siècle, rare toile de fond de ces romans, a été écarté au profit du seul règne de Louis XIV. Les premières lectures et autres livres considérés comme tels par les éditeurs ont été exclus 11 , tout comme les ouvrages destinés à un lectorat adolescent, dont L’Or blanc de Louis XIV d’Odile Weulersse 12 . Enfin, les ouvrages centrés sur un personnage célèbre, tel Louis XIV 13 ou Molière 14 ont, eux aussi, été éliminés, le caractère exceptionnel du héros pouvant fausser la diversité de l’échantillon. En voulant introduire une dimension genrée à cette étude par la comparaison du traitement de l’éducation des filles et des garçons dans ces différents romans, il a fallu repérer des œuvres où l’épaisseur des personnages n’était pas trop déséquilibrée en faveur de l’un ou l’autre sexe. Par ailleurs, pour ne pas limiter le propos à la vision d’un seul romancier sur l’éducation des enfants au XVII e siècle, le choix a été de ne pas s’appuyer sur la seule série à succès d’Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil. De plus, 11 En particulier deux livres d’Annie Jay, À la cour du Roi-Soleil, Paris, Milan poche, 2002 et Adélaïde, princesse espiègle, Paris, Éveil et Découvertes, 2010. 12 Odile Weulersse, L’Or blanc de Louis XIV, Paris, Pocket Jeunesse, 2010, est annoncé pour treize ans et plus. 13 Anne-Marie Desplat-Duc, L’Enfance du Soleil, Flammarion, 2007. 14 Pierre Lepère, La Jeunesse de Molière, Paris, Gallimard, 2003 ; Marie-Christine Helgerson, Louison et Monsieur Molière, Paris, Castor Poche, 2003 ; Sylvie Dodeller, Molière, Paris, L’École des Loisirs, 2005 ; Kerbraz, Du petit Poquelin au grand Molière, Paris, Éd. Du Rocher, 2005 ; Michel Laporte, Molière, gentilhomme imaginaire, Paris, Hachette 2007 ; Jean-Côme Noguès, L’Homme qui a séduit le soleil, Paris, Pocket, 2008. Dominique Picco 4 pour ne pas trop déséquilibrer le corpus en faveur de quelques auteurs très attirés par le XVII e siècle comme Annie Jay, Annie Pietri ou Anne-Marie Desplat-Duc, des choix ont été opérés parmi leurs œuvres 15 . Toujours à des fins de comparaison dans le traitement accordé à l’éducation des enfants, des auteurs 16 et des héros masculins 17 ont été inclus dans le corpus. Enfin l’échantillon prend en compte une dernière variable, très personnelle cette fois, celui d’y inclure les lectures de mes enfants 18 , même si cela impliquait de faire remonter les dates de publication jusqu’en 1993 19 . Au final, le corpus rassemble vingt-deux titres dont cinq séries de deux à cinq livres 20 . Les sept auteurs retenus 21 ont un profil très hétérogène. Six femmes pour un seul homme, nés entre 1948 et 1962 22 , exerçant ou ayant exercé - parfois avant de vivre de leur plume - des activités professionnelles très diverses. Comptable, orthophoniste, médecin, consultant, journaliste, ils ont très rarement suivi une formation universitaire en histoire 23 . Leur choix d’écrire des romans historiques pour la jeunesse est justifié par l’éditeur a posteriori - à l’intérieur des livres, sur la quatrième de couverture - ou par l’auteur lui-même sur son propre site 24 , lors d’interviews publiées dans des 15 Ont été écartés la série Marie-Anne fille de roi d’Anne-Marie Desplat-Duc (Premier bal à Versailles, Paris, Flammarion, 2009 ; Un traître à Versailles, Paris, Flammarion, 2010 ; Le secret de la lavandière, Paris, Flammarion, 2010 ; Une mystérieuse reine de Pologne, Paris, Flammarion, 2011) et trois livres d’Annie Pietri, Carla aux mains d’or, op. cit., Le Serment de Domenico, op. cit. et L’Allée de Lumière, op. cit. 16 Arthur Ténor, Guerre secrète à Versailles, Paris, Gallimard, 2003 et, du même, Sabotages en série à Versailles, Paris, Seuil, 2011. 17 Anne-Sophie Silvestre, Course contre le Roi-Soleil, Paris, Castor poche, 2005. De la même auteure, présente au colloque, on a retenu Les Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, Paris, Flammarion, 2010. La participation de Florence Thinard à la table ronde explique l’intégration dans le corpus de Mesdemoiselles de la Vengeance, Paris, Folio junior, 2010. 18 Annie Jay, Complot à Versailles, op. cit., et À la poursuite d’Olympe, op. cit. ; Adeline Yzac, Mondane de Fénelon, Castelnaud, L’Hydre, 2003 ; Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, Rageot, 2006. 19 Complot à Versailles et À la poursuite d’Olympe ont cependant été réédités en 2007 et 2011. 20 Voir tableau en annexe. 21 Idem. 22 Anne-Marie Desplat-Duc, 1948 ; Adeline Yzac, 1954 ; Annie Pietri, 1956 ; Annie Jay, 1957 ; Arthur Ténor, 1959 ; Anne-Sophie Silvestre, 1960 ; Florence Thinard, 1962. 23 Florence Thinard est la seule à avoir fait une licence d’histoire avant l’IEP de Paris. Source : www.florencethinard.fr/ 24 En plus des sites déjà mentionnés, on peut citer ceux, peu actualisés depuis plusieurs années, d’Annie Pietri, www.anniepietri.com/ et d’Adeline Yzac : L’éducation des enfants du Grand Siècle 4 revues pour la jeunesse, ou encore sur des sites plus ou moins professionnels comme Ricochet 25 . Ils sont motivés, disent-ils, par l’envie de raconter des histoires situées dans le passé, par leur passion pour l’histoire et parfois même par un attrait tout particulier pour le XVII e siècle. Anne-Marie Desplat-Duc est de loin la plus explicite : J’habite à quelques kilomètres du château de Versailles, ce qui explique peut-être ma fascination pour l’histoire. L’exposition Saint-Cyr, Maison royale, organisée en 1999 par les Archives départementales des Yvelines m’a bouleversée. Quelle émotion de voir les cahiers, les livres, les jeux, les rubans des demoiselles de Saint-Cyr ! Je me suis promis d’écrire leur histoire. L’idée est restée quelques années en sommeil, le temps de publier d’autres romans. Et puis en 2003, je me suis lancée dans l’aventure fantastique de l’écriture de ce roman. Et plus j’écrivais, plus j’avais envie d’écrire sur cette époque foisonnante qu’est le règne de Louis XIV. Après Les Comédiennes de monsieur Racine, impossible d’abandonner mes héroïnes, alors j’ai continué ! 26 Ces auteurs remercient rarement les personnes qui ont pu les aider dans leurs recherches 27 et sont encore moins nombreux à donner une liste des sources ou des ouvrages utilisés 28 . Les romans sélectionnés s’adressent à un public relativement homogène, celui d’enfants à partir de dix ans, à l’exception de Course contre le Roi-Soleil d’Anne-Sophie Silvestre 29 , destiné aux neuf ans et plus, qui a néanmoins été retenu dans notre échantillon en raison de son héros masculin. Si ces livres ont une taille variant entre 140 à 350 pages, toute comparaison est impossible compte tenu de la différence de taille des caractères, en particulier entre les ouvrages publiés chez Bayard jeunesse et en Folio junior ou en Livre de poche. Si leur arrière-plan historique couvre théoriquement la http: / / adelineyzac.monsite-orange.fr/ et ceux, très actifs, d’Annie Jay http: / / www.anniejay.com/ et d’Arthur Ténor : http/ / arthurtenor.canalblog.com/ ; http: / / www.bibliotenor.canalblog.com/ ; http: / / pageduroysoleil.canalblog.com/ . 25 www.ricochet-jeunes.org/ sommaire. Signalons également un site consacré aux fictions historiques pour la jeunesse http: / / www.histoiredenlire.com/ . 26 Ce texte figure à la fin des quatre premiers tomes des Colombes du Roi-Soleil pour être remplacé ensuite par la liste des tomes précédents accompagnée, à partir du volume VI, par le résumé de ceux-ci. 27 Le plus souvent figure uniquement un prénom (Annie Jay, Adeline Yzac). Seul Arthur Ténor est plus explicite, voir Sabotages en série à Versailles, op. cit., p. 2. 28 Voir Florence Thinard, op. cit., p. 298 et 299. 29 Op. cit. Dominique Picco 4 période du règne personnel de Louis XIV 30 , les décennies 1670, 1680 et 1690 sont les plus représentées. Le cadre géographique unique de cinq de ces romans est Versailles - le château et la ville, et dix autres contiennent au moins une scène qui s’y déroule. Rares sont donc ceux qui se passent totalement ailleurs, à Paris, en province ou en des lieux multiples, parfois exotiques comme les Caraïbes 31 ou le Siam 32 . Le tropisme versaillais se retrouve dans quatre titres et à côté de l’appellation générale de la série des Colombes du Roi-Soleil, quatre autres contiennent le mot « roi », dont deux « Roi- Soleil ». Le héros de ces romans est bien plus souvent une héroïne puisque en effet seuls trois garçons, pour cinq des vingt-deux romans du corpus, conduisent l’intrigue : Exupère Lecoq, héros de Au nom du roi et de La Vengeance de Marie d’Annie Jay, Philibert Le Brun dans Course contre le Roi- Soleil et Jean de Courçon, le page espiègle de Guerre secrète et Sabotages en série à Versailles. Il existe cependant de nombreux personnages secondaires masculins dont certains occupent une place essentielle dans l’intrigue, en particulier Lambert Frémond dans À la poursuite d’Olympe. L’âge des personnages principaux est parfois donné ou bien calculable : ils ont entre onze et dix-neuf ans et, pour la moitié d’entre eux, quinze ou seize ans, soit quelques années de plus que leurs lecteurs. Socialement, ils sont bien plus souvent nobles que roturiers. En effet, seuls deux héros sont issus du tiers état : Exupère Lecoq, fils d’un officier de police parisien, et Philibert Le Brun, fils imaginaire de Charles Le Brun, premier peintre de Louis XIV 33 . Quelques rares personnages féminins sont de basse extraction telle Mondane, paysanne du Périgord, à moitié sauvageonne 34 , Marion Dutilleul, fille d’un jardinier du château de Versailles 35 , Sylvine, vigoureuse paysanne saintongeaise cherchant à se venger du Commodore 36 , ou encore la chère amie de Pauline de Saint-Meryl, Cécile Drouet, enfant trouvée des rues de Paris mais en réalité de noble naissance 37 . L’écrasante majorité des personnages est donc noble, ce que le lecteur saisit de suite grâce à leurs prénoms vieillots et à leurs noms de famille à rallonge, affublés d’au moins une particule : Louise de Maison Blanche, Charlotte de Lestrange, Hortense 30 Exactement entre 1664 et 1715. La première date est l’année de naissance d’Agathe Françoise Clémence de Préault Aubeterre, héroïne de Sorcière blanche, op. cit., et la seconde celle de l’épilogue de Mondane de Fénelon, op. cit. 31 Environ un tiers de Sorcière blanche, op. cit. 32 Une petite moitié de Charlotte, la rebelle, op. cit. 33 Héros de Course contre le Roi-Soleil, op. cit. 34 Adeline Yzac, Mondane de Fénelon, op. cit. 35 Personnage principal des Orangers de Versailles et des volumes suivants, op. cit. 36 Florence Thinard, Mesdemoiselles de la Vengeance, op. cit. 37 Voir Annie Jay, Complot à Versailles et La Dame aux élixirs, op. cit. L’éducation des enfants du Grand Siècle 4 9 de Kermenet, Isabeau de Marsanne (les quatre premières colombes), Olympe de Clos Renault, Pauline de Saint-Meryl, Alix de Maisondieu, Eulalie de Potimaron, Olympe d’Avermont, etc. L’éducation, marqueur social au XVII e siècle Les héros de ces différentes aventures étant des enfants ou presque des adolescents, il pouvait paraître d’emblée évident que leur éducation retienne l’attention des romanciers. Or, l’intérêt qu’ils portent à cet aspect - pourtant indissociable de l’âge de leurs héros ou héroïnes - est extrêmement variable, allant de l’allusion à l’objet central de l’intrigue. Cependant, malgré des différences en termes de quantité et qualité, tous ces auteurs transmettent à leurs lecteurs l’idée que l’éducation était au XVII e siècle un marqueur social essentiel. S’il est toujours plus ou moins question d’éducation dans les romans de ce corpus, trois catégories peuvent néanmoins être distinguées parmi eux. Les ouvrages appartenant à un premier groupe montrent peu d’intérêt pour l’éducation reçue par les personnages - avant le début de l’intrigue ou pendant son déroulement - ce qui se manifeste par de rares et brèves allusions. Ainsi, dans la série d’Annie Pietri, qui débute par Les Orangers de Versailles, à peine quelques phrases signalent-elles la maîtrise de la lecture et de l’écriture par Marion Dutilleul et la nécessité d’une transmission intergénérationnelle des savoir-faire horticoles. Dans L’Espionne du Roi-Soleil et sa suite - du même auteur - les héros sont de noble extraction, leur oncle et tuteur est chargé de leur éducation, mais du contenu de celle-ci le roman ne dit mot ou presque. Dans la seconde catégorie, la place de l’éducation est importante, le romancier y faisant souvent référence, ce qui n’est pas synonyme pour autant de descriptions détaillées. Les remarques, souvent brèves, sont fréquentes, voire récurrentes, en particulier dans la présen-tation des personnages ou dans la perception qu’ils ont les uns des autres. Les romans d’Annie Jay, d’Anne-Sophie Silvestre, de Florence Thinard et Sorcière blanche, d’Anne-Marie Desplat-Duc, entrent dans ce cas de figure. Enfin, la place de l’éducation est centrale dans un dernier groupe d’ouvrages. Au sein du premier tome des Colombes du Roi-Soleil, elle forme le cadre spatial du roman puisqu’il se déroule dans un établissement scolaire, dont l’auteure met en avant quelques contenus éducatifs et peu de méthodes pédagogiques. Dans les volumes suivants, l’éducation reçue à Saint-Cyr constitue à la fois le lien entre les héroïnes et une composante récurrente de leur identité. Enfin, même si l’action de Mondane de Fénelon n’est pas située dans un établissement scolaire, l’éducation des filles en est le thème central, au point qu’on peut y voir un roman d’éducation. Pour clore cette typologie, reste à Dominique Picco 49 signaler combien Arthur Ténor privilégie l’invention romanesque dans sa présentation de l’éducation reçue par un page à la grande écurie de Versailles. Dans la France du XVII e siècle, le peuple se caractérisait, entre autres choses, par son absence d’instruction, ce que ces romanciers mettent en exergue en insistant sur le caractère exceptionnel de la maîtrise de la lecture et de l’écriture chez un enfant issu de milieux modestes. Dans Les Orangers de Versailles, lors d’une de ses premières rencontres avec Marion Dutilleul, M me de Montespan s’exclame : « Tu sais lire ! Qui t’a appris ? », et elle de répondre : « Je sais écrire aussi. » 38 Mondane, qui vit seule avec son chien dans les bois entourant le château de la famille Fénelon, en Périgord, est « moins que pauvre. […] sans maison ni famille ni personne » 39 . Elle ne sait ni lire, ni écrire, mais Adeline Yzac la rend consciente des clivages sociaux en matière d’accès à l’instruction : « sur la paroisse, le curé donnait quelques leçons aux fils de laboureurs, des négociants en batellerie. Les fils Magnac de la Forge, qui fabriquaient des cylindres de moulins à sucre, avaient, eux, un précepteur comme les enfants du château. » 40 La plupart des personnages secondaires féminins ne savent pas lire, telle Prunelle dans les romans d’Arthur Ténor ou les lavandières parisiennes d’À la poursuite d’Olympe. Mais les enjeux de cette ignorance ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi Prunelle est-elle gênée dans sa relation amoureuse avec Jean de Courçon car elle ne peut lui écrire : « ‘Un billet… mais je ne sais pas écrire’. Jean ferme les yeux. Il s’en veut de ne pas avoir songé qu’une jardinière, si jolie et si délurée soit-elle, ne sait pas écrire. » 41 Quant à Annie Jay, elle pose la question de la nécessité de l’éducation pour les petites gens à travers une discussion entre des lavandières : Je veux que mes deux petits frères sachent lire et écrire. Le curé de Saint- Paul nous demande quatre livres pour leur apprendre à lire et six livres pour écrire. - Lire et écrire cela ne sert à rien, fit doctement Rose. Dans la vie si tu sais compter, tu peux toujours t’en sortir. Pourquoi leur fatiguer la cervelle avec ces idioties ? - C’est ce que je lui ai dit, renchérit bien haut Margot. Dans la famille, personne ne sait lire, et nous vivons honnêtement. 38 Annie Pietri, Les Orangers de Versailles, op. cit., p. 34. 39 Adeline Yzac, Mondane de Fénelon, op. cit., p. 23. 40 Ibid., p. 69. 41 Arthur Ténor, Guerre secrète à Versailles, op. cit., p. 102. L’éducation des enfants du Grand Siècle 49 Autour d’elles, on approuva bruyamment. Pourtant Marianne souffla d’une petite voix : Moi, j’aimerais bien savoir lire. Chaque fois que Nicolas me dit, « j’ai écrit ceci ou j’ai lu cela », je me dis qu’il doit me trouver bien bête. - Moi aussi, j’aimerais bien, fit à son tour Céleste. Mais sans argent... 42 Ce débat autour de l’intérêt de savoir lire et écrire se retrouve dans un autre roman d’Annie Jay, La Dame aux élixirs, où Céline Drouet veut instruire son valet Rémi pourtant bien rétif : « Lire et écrire, ça sert à rien ! Tudieu, il me reste encore un bras pour travailler honnêtement […] Attends-moi, pesta Cécile. Préfères-tu être valet d’écurie toute ta vie ? À graisser des harnais et à panser des chevaux ? Avec de l’instruction, tu pourrais devenir secrétaire et ne point te fatiguer […] » 43 . Si les rudiments d’instruction sont donnés ici par une jeune fille à son protégé, dans ce corpus de romans, ils peuvent l’être aussi par un curé ou, plus souvent encore, par la famille. Ainsi Marion Dutilleul explique-t-elle à M me de Montespan : « C’est ma mère qui m’a enseigné tout ce que je sais. » 44 Dans Parfum de meurtre, la Voisin sermonne sa fille : « J’espérais beaucoup de toi, mais tu ne seras qu’une piètre sorcière. Voilà pourquoi je ne souhaite pas que l’on sache que tu es ma progéniture » 45 . En matière de savoirs professionnels, le père est plus souvent évoqué que la mère, tel celui de Marion Dutilleul, jardinier à l’origine de sa vocation de parfumeuse. Rares sont les auteurs qui font allusion à la classe faite par le curé, en ville ou à la campagne, et aucun ne mentionne l’existence d’un important réseau d’écoles de charité lié à la réforme catholique. Au sein des élites sociales, certains auteurs signalent avec pertinence la différence d’éducation entre enfants de bourgeois et de nobles. Ainsi, Philibert Le Brun, onze ans, héros de Course contre le Roi-Soleil, connaît son destin : « Il allait de soi que j’allais apprendre le métier de peintre. Le fils du Premier peintre du roi ne pouvait devenir autre chose que peintre. » 46 Au cours de l’intrigue, il craint la réaction du roi : « Si le roi, d’un geste de la main, écrasait l’insolent moucheron qui s’était permis de troubler l’étiquette si parfaitement réglée de sa cour, tous s’empresseraient de crier haro, de fustiger la lamentable éducation de la jeunesse chez les bourgeois […]. » 47 Alors que Philibert hésite à commencer son apprentissage de peintre, un comte lui propose de devenir officier, et l’enfant de répondre : « Je remercie 42 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 131-132. 43 Annie Jay, La Dame aux élixirs, op. cit., p. 116. 44 Annie Pietri, Les Orangers de Versailles, op. cit., p. 34. 45 Annie Pietri, Parfum de meurtre, op. cit., p. 43. 46 Anne-Sophie Silvestre, Course contre le Roi-Soleil, op. cit., p. 6-7. 47 Ibid., p. 126. Dominique Picco 49 beaucoup monsieur le comte, mais mon père m’a élevé pour être peintre. Devenir peintre est ce que je souhaite le plus au monde. » 48 Le caractère insupportable de toute transgression de l’ordre inhérent à la société d’Ancien Régime, parfaitement intériorisé par les individus d’alors, se retrouve dans bien des situations romanesques, en particulier lorsqu’une famille noble sombre dans l'indigence. Ainsi, la tante d’Agathe de Préault, héroïne de Sorcière blanche, se lamente-t-elle auprès de sa sœur : « Ma pauvre amie, une prison n’est pas un lieu propice pour la bonne éducation des enfants ! » 49 La tante propose alors d’emmener Agathe et son frère chez elle où « ils bénéficieraient d’une nourriture saine et d’une éducation convenable » 50 . Après bien des hésitations, leur mère consent à les laisser partir : « Oh ! j’aurais tellement voulu que vous receviez une bonne éducation et que vous puissiez tenir votre rang » 51 . Après un bain, un bouillon, du sommeil, de nouveaux habits, la vie au grand air 52 , le retour de ces enfants à une vie conforme à leur rang est couronné par la prise en main de leur éducation : « Notre tante voulait que nous soyons instruits avec ses enfants. Tous les matins, l’abbé Brentano franchissait à pied le portail […]. » 53 Cette distinction entre les individus du fait de leur éducation joue un rôle central dans l’intrigue de Complot à Versailles. Par son entremise, l’auteur suggère rapidement au lecteur l’origine sociale de Cécile, jeune fille amnésique recueillie par les héros : « Comme elle suivait les leçons que l’abbé donnait à Pauline, on s’aperçut vite qu’elle lisait et écrivait tant le français que le latin. Elle parlait couramment l’espagnol et avait, en outre, de bonnes notions d’algèbre et de géométrie. Il semblait évident que sa famille n’avait pas négligé son éducation. » 54 Cécile a tout oublié de son enfance, mais elle recouvre petit à petit la mémoire en retrouvant fortuitement ses premiers apprentissages. Ainsi, au cours d’une leçon de clavecin de Pauline, elle repère les fausses notes de son amie avant « d’approcher de l’instrument. Elle regarda la partition où les notes semblaient danser, et comme hypnotisée, posa les mains sur le clavier. La mélodie s’éleva mécanique et sans âme mais juste. La dernière note achevée, 48 Ibid., p. 160. 49 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, op. cit., p. 12. Remarquons ici les similitudes avec l’enfance de M me de Maintenon. 50 Idem. 51 Ibid., p. 15. 52 Ibid., p. 23-24. 53 Ibid., p. 36. 54 Annie Jay, Complot à Versailles, op. cit., p. 33. L’éducation des enfants du Grand Siècle 49 Cécile se leva comme une automate […]. » 55 Une seconde étape est franchie au moment de monter à cheval avec Guillaume, le frère de Pauline : « Tu sais monter au moins ? » […] Elle siffla dans ses dents, puis regarda l’étrier comme pour en comprendre le mode d’emploi. « Nous allons bientôt le savoir » finit-elle par avouer. « Comme pour le clavecin ? » Elle ne prit pas la peine de répondre, mit son pied sur l’étrier en s’agrippant au pommeau de la selle et se propulsa à califourchon, gênée par ses jupes. « Je sais » dit-elle sans plus d’explication en partant au pas jusqu’à l’entrée. 56 Ici, le message de l’auteur est clair et s’éloigne du seul XVII e siècle, pour tendre vers l’intemporalité : l’éducation et ses apprentissages sont ce qui reste quand on a tout oublié. L’éducation, un marqueur de genre Sauf exception, dans ces romans, la différence d’éducation entre les deux sexes est très sensible et participe de la construction d’une identité genrée des personnages. Ainsi, dans Complot à Versailles, la tante des enfants a « pris en charge l’éducation de ses neveux : maîtres de musique et de danse pour Pauline, leçons d’escrime et d’équitation pour Guillaume. » 57 Atypique, le père d’Eulalie de Potimaron l’est tout à fait lorsqu’il explique à sa fille, juste avant son départ pour Versailles où elle va parfaire son éducation afin de devenir une « demoiselle accomplie » 58 : « vous savez que je n’aime guère les règles et les principes. Je vous ai élevée jusqu’à ce jour sans me demander si ce que je vous apprenais convenait plutôt à un garçon ou plutôt à une fille » 59 . Plusieurs structures éducatives réservées aux garçons des élites sociales sont évoquées dans ces romans comme les académies, les collèges et l’école des pages décrite en ces termes par Arthur Ténor : Comme chaque élève de l’école des pages de Versailles, cet adolescent de quinze ans au caractère bien trempé recevait les enseignements d’élégante écriture, de pieux latin, et d’utiles mathématiques, des leçons de bonnes manières, des cours de danse, mais aussi des entraînements de première qualité en équitation et escrime. 60 55 Ibid., p. 41. 56 Ibid., p. 224. 57 Ibid., p. 23-24. 58 Anne-Sophie Silvestre, Les folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, op. cit., p. 6. 59 Ibid., p. 9. 60 Arthur Ténor, Sabotages en série à Versailles, op. cit., p. 5-6. Dominique Picco Si les frasques des pages sont bien rendues par l’auteur, son appréciation quelque peu fantaisiste des contenus éducatifs se confirme quand son héros, à la recherche d’un « curé » pour se faire traduire son thème latin, a « la divine surprise de tomber sur le confesseur du roi en personne, le père Lachaise. Celui-ci se [fait] un plaisir de rendre service à un garçon si aimable, d’autant que le texte [est] un extrait du Manuel du parfait courtisan. » 61 Dans L’Espionne du Roi-Soleil, Louis Étienne de Maisondieu reçoit une « noble éducation » 62 , mais l’auteur n’en retient que la fréquentation régulière d’une académie d’escrime, citée à cinq reprises au cours du roman, et la lecture de livres de géographie 63 . Le père d’Exupère Lecoq a dû « emprunter une grosse somme pour payer les études de son fils » 64 , en effet il « lui a fait faire des études au collège et il a d’excellentes manières. » 65 Exupère lui exprime sa reconnaissance au moment de recevoir une récompense du roi pour services rendus. « Je souhaite partager cette somme avec mon père », dit-il. « Sans l’éducation qu’il m’a fait donner, je ne serais pas avec vous aujourd’hui. » 66 Néanmoins, du contenu de ladite éducation, Annie Jay ne dit mot. Du séjour au collège de Guillaume de Saint-Meryl, frère de Pauline (personnage principal de Complot à Versailles), elle mentionne uniquement le coût des études au collège : Quatre années d’internat chez les jésuites de Chartres l’attendaient, entrecoupées de rares vacances pendant lesquelles il ne pensait pas revoir les siens faute d’argent. En effet, Guillaume, conscient de la charge financière qu’il représentait pour sa tante avait décidé de ne pas lui imposer le coût supplémentaire des voyages. De nombreux adolescents, comme lui sans fortune, payaient une partie de leur scolarité en travaillant pour les collèges. Les plus jeunes aidaient aux cuisines ou aux écuries, les plus âgés en servant de répétiteur ou de surveillant. Il espérait ainsi se faire un petit pécule qui lui permettrait, qui sait ? de poursuivre ses études au-delà du collège. 67 Quant à Lambert Frémont, fils d’un négociant fraîchement anobli et l’un des héros d’À la poursuite d’Olympe : « À sa sortie du collège, voilà deux ans, il avait décidé de voyager en Europe. C’est ainsi que grâce aux relations de son père, il avait vu les splendeurs antiques de Rome. Il avait ensuite séjour- 61 Ibid., p. 118-119. 62 Annie Pietri, L’Espionne du Roi-Soleil, op. cit., p. 11. 63 Ibid., p. 37. 64 Annie Jay, Au nom du roi, op. cit., p. 61-62. 65 Ibid., p. 20. 66 Ibid., p. 216. 67 Annie Jay, Complot à Versailles, op. cit., p. 32. L’éducation des enfants du Grand Siècle né à la cour de Savoie à Milan. Et il avait visité Venise, Prague et Varsovie. » 68 L’auteure interprète à sa façon la formation des fils de négociants qui, dès le XVI e siècle, comportait un séjour en relation avec l’affaire familiale dans différentes places commerciales, en y mêlant le « grand tour » des jeunes aristocrates européens. Si un personnage masculin bénéficie d’une éducation domestique, l’auteure insiste alors sur la transmission du métier ou bien sur la différence de comportement du garçon vis-à-vis des maîtres et des apprentissages par rapport à sa sœur. Ainsi dans Sorcière blanche, tandis qu’Agathe a « soif de tout connaître » 69 , son frère, « peu porté sur les études, [détestait le précepteur] et s’efforçait d’écourter les leçons » 70 en inventant sans cesse de nouvelles bêtises sanctionnées par de multiples punitions. Finalement, dans cette vingtaine de romans, l’historien est frappé par la quasi-absence de précisions quant au déroulement et au contenu de l’éducation reçue par ces garçons et ne peut que s’interroger sur ces silences. Ils peuvent être liés, soit au manque de connaissance des auteurs, soit à leur absence d’intérêt pour une éducation masculine allant de soi, contrairement à celle des filles, ou bien encore à l’indifférence supposée d’un lectorat très largement féminin. Pour les filles, la présentation est très différente selon les milieux sociaux. Ainsi, Adeline Yzac prête-t-elle à Mondane cette remarque à propos des petites campagnardes : « Mais des filles qui apprenaient, aucune. À part les demoiselles de Fénelon, bien sûr » 71 . Une telle affirmation est à nuancer au regard de la fréquentation féminine, attestée par les sources, des leçons de catéchisme accompagnées de rudiments de lecture données par les curés des villages de France au XVII e siècle. Dans les bonnes familles, la finalité de l’éducation des filles est brossée en ces termes par Annie Jay : Une jeune fille devait connaître les saintes écritures, la broderie et les bonnes manières. Cela suffisait pour devenir une bonne épouse et une bonne mère. Car une femme qui lit et qui réfléchit, c’est bien connu, c’est la porte ouverte à tous les ennuis… On lui avait même expliqué qu’en société elle devait écrire en faisant des fautes afin de ne pas paraître pédante, qu’elle devrait rire d’un air niais si on parlait philosophie, ou rougir dès qu’un homme lui adresserait la parole. 72 Si le début de la phrase offre bien des similitudes avec des textes d’époque, en particulier avec les écrits pédagogiques de M me de Maintenon, la chute 68 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 72. 69 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, op. cit., p. 37. 70 Ibid., p. 36. 71 Adeline Yzac, Mondane de Fénelon, op. cit., p. 69. 72 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 19. Dominique Picco relève plus de l’imagination de la romancière. Pour les filles nobles mais pauvres, comme Agathe de Préault, l’éducation est vue comme indispensable à leur avenir. « Sachez ma fille » lui dit sa tante « que votre seule dot est votre joli minois et votre éducation. Sans un sou, le couvent ne vous accueillera pas, la seule solution qui s’offre à vous est d’accepter un mari riche que votre beauté saura séduire. » 73 Lire et écrire étant rare parmi les filles des milieux populaires, la maîtrise de ces savoir-faire offre à ces auteurs un élément constitutif du caractère exceptionnel de l’héroïne. Dans Les Orangers de Versailles, un médecin de la cour s’étonne que Marion sache lire : « Tu voudrais me faire croire que tu sais lire ! Et d’abord comment t’appelles-tu ? […] savoir lire est une chose rare et précieuse pour une fille de ta condition. Tu n’es donc pas idiote […] » 74 Ce caractère la distingue aussi auprès du roi : « Ainsi, vous savez aussi lire et écrire. Vous êtes décidément une bien étonnante petite personne ! » 75 Dans tous ces romans, le cadre privilégié de l’éducation des filles est la maison familiale, ce qui correspond bien à la situation du temps. Dans les milieux modestes, « voir faire et ouïr dire » sa mère permet l’acquisition des gestes et des savoirs de la ménagère, auxquels s’ajoutent parfois ici d’autres connaissances, dont celle des plantes et des remèdes, voire des pratiques magiques 76 . Dans les maisons nobles, les fillettes bénéficient, à l’instar d’Alix et Clémence de Maisondieu 77 , de leçons de maîtres de musique ou de danse. En dehors des abbés Godart 78 et Brentano 79 , le lecteur ne connaît ni le nom de leurs enseignants, ni le contenu de leurs enseignements, ni leur conception de l’éducation des filles. La description du « vieux professeur ronchon » 80 d’Olympe de Clos-Renault n’en est que plus exceptionnelle, lui qui a « longtemps renâclé à enseigner à une fille » et qui pense que les filles ont une « cervelle trop molle pour apprendre comme les garçons l’algèbre et la géométrie, le latin ou le grec. Il fallait s’en tenir à la lecture et à l’écriture, car on avait déjà vu des filles qui, ayant trop d’instruction, s’étaient retrouvées avec une tête difforme. » 81 Dans le cadre familial, certaines apprennent à monter à cheval, telle Alix de Maisondieu que son frère 73 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, op. cit., p. 196. 74 Annie Pietri, Les Orangers de Versailles, op. cit., p. 133. 75 Ibid., p. 168. 76 Voir les romans d’Annie Pietri. 77 Annie Pietri, Le Collier de Rubis, op. cit., p. 166. 78 Annie Jay, Complot à Versailles, op. cit., p. 22-23 et p. 33. 79 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, op. cit., p. 36 et p. 57. 80 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 20. 81 Idem. L’éducation des enfants du Grand Siècle considère comme « une excellente cavalière » 82 tout en réprouvant qu’elle monte en habit d’homme : « Les robes d’écuyères sont tout de même plus convenables pour une jeune fille de votre âge et de votre rang » lui dit-il 83 . La maîtrise de l’équitation s’accompagne souvent de celle de l’escrime, comme chez Eulalie de Potimaron qui, après son arrivée à Versailles, s’entraîne dans les greniers du château. La pratique d’activités propres à l’identité masculine de l’époque justifie là encore la singularité de l’héroïne. Lors d’une entrevue avec Alix de Maisondieu, Louis XIV lui tient ses propos : « Je vous sais capable de monter à cheval et de vous battre à l’épée comme les meilleurs escrimeurs. J’ai reconnu en vous la force de caractère et la détermination de votre père. » 84 Les activités considérées comme masculines suscitent pourtant la méfiance des éducatrices ; Eulalie de Potimaron se voit ainsi réprimandée en ces termes : « Êtes-vous sotte à ce point ? Ne comprenez-vous pas que, perchée sur un arbre, tous les passants - mêmes les gardes et les valets ! - pouvaient voir vos jambes et l’envers de vos jupons ? » 85 Elle qui aime par-dessus tout tirer l’épée a saisi qu’en certaines circonstances il fallait adopter l’habit d’homme : « Si on nous aperçoit, on croira voir deux pages indisciplinés, ce qui est banal, et même toléré. Si l’on voit deux filles, il y aura drame, scandale, enquête. » 86 Même si les historiens connaissent nombre de femmes qui, au XVII e siècle, maniaient l’épée, montaient à cheval, s’habillaient en homme et transgressaient les normes de genre, il semble plutôt que les romanciers qui dotent leurs personnages de telles passions, cherchent à dessiner une héroïne éloignée de la vulgate de la femme du Grand Siècle et qui puisse séduire les lectrices d’aujourd’hui, plutôt que refléter l’existence de tels comportements à cette époque-là. L’éducation conventuelle qui, dans la France du XVII e siècle, ne concernait qu’un faible nombre de petites filles, est dépeinte ici d’une manière très négative. Olympe de Clos-Renault, qui a séjourné depuis la mort de sa mère chez les Visitandines de la rue Saint-Antoine à Paris ne cesse au fil des pages de répéter son horreur d’un couvent dont elle a réussi à s’échapper. Lieu d’enfermement, il l’est pour la plupart des héroïnes, telle Henriette, une des Colombes du Roi-Soleil : « Ma parole, vous êtes devenue folle ! S’enfermer dans un couvent alors que la vie du dehors est si palpitante, c’est bien la dernière chose à conseiller. » 87 Au-delà de telles appré- 82 Annie Pietri, L’Espionne du Roi-Soleil, op. cit., p. 45. 83 Ibid, p. 33-34. 84 Ibid, p. 182-183. 85 Anne-Sophie Silvestre, Les Folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, op. cit., p. 65. 86 Ibid., p. 97. 87 Anne-Marie Desplat-Duc, Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 53. Dominique Picco ciations, les contenus de l’éducation en milieu conventuel sont rarement détaillés. L’apothicaire que rencontre la sorcière blanche, Agathe de Préault, n’y voit qu’enseignement de « la piété, la charité, la broderie et le chant » 88 . Quant à Olympe, baronne d’Haussy, l’une des héroïnes de Mesdemoiselles de la Vengeance, elle narre sa propre expérience en ces termes : « À neuf ans, je fus confiée à l’Abbaye aux Dames avec d’autres filles aussi nobles que démunies. Les nonnes nous enseignèrent l’obéissance, la prière, et la broderie. » 89 Au couvent, les livres pieux étant les seuls autorisés, Annie Jay imagine une circulation clandestine d’ouvrages interdits. Ainsi, une jeune religieuse annonce à Olympe qu’elle lui a « trouvé la République de Platon, […] ouvrage païen » 90 , et qu’une dame qui loue une cellule va lui « prêter des poèmes de Ronsard » 91 . Même si une telle circulation n’était pas impossible au XVII e siècle dans un couvent huppé comme celui-ci, la plupart des héroïnes de ces romans ne découvrent néanmoins les livres interdits qu’à leur sortie. Isabeau de Marsanne, l’une des Colombes du Roi-Soleil lit Le Grand Cyrus à la princesse de Condé 92 ; une autre découvre Clélie dans la chambre de Madame de Caylus 93 . Olympe d’Haussy, fouillant dans le butin amassé par le pirate Commodore y puise « L’Histoire naturelle de Pline, le Discours de la méthode de Descartes, une Théorie de l’art de l’épée ou du fleuret, le Message céleste où Galilée prétend que la terre tourne autour du soleil » 94 et cherche à initier son ravisseur un peu trop empressé à la carte du tendre 95 . Présentée de la sorte, l’éducation conventuelle risque fort d’être perçue de façon négative par les lectrices d’aujourd’hui, d’autant que s’y ajoutent nombre de remarques sur la discipline, la clôture, la séparation d’avec les parents. Seule la présentation de Saint-Cyr proposée par Anne-Marie Desplat-Duc est plus nuancée. Dans les Colombes du Roi-Soleil, elle souligne en effet que cette institution peut convenir à certaines fillettes et pas à d’autres. Elle donne quelques précisions sur les contenus éducatifs, insistant sur la place du théâtre, montrant l’enseignement de l’histoire et de la géographie et signalant les méthodes pédagogiques utilisées 96 . De ce fait, le corpus prend 88 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, op. cit., p. 164. 89 Florence Thinard, Mesdemoiselles de la Vengeance, op. cit., p. 186-187. 90 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 18. 91 Ibid., p. 2. 92 Anne-Marie Desplat-Duc, Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 275. 93 Anne-Marie Desplat-Duc, Charlotte, la rebelle, op. cit., p. 110. 94 Florence Thinard, Mesdemoiselles de la Vengeance, op. cit., p. 134. 95 Ibid., p. 199-200. 96 De nombreuses scènes se situent dans les classes et font allusion à l’organisation du travail en bande, c’est-à-dire en groupe. L’éducation des enfants du Grand Siècle en compte la différence qui existait, à la fin du XVII e siècle, entre l’éducation délivrée dans les couvents ordinaires et celle de Saint-Cyr, et cela même après sa transformation en communauté régulière dont l’auteure fait d’ailleurs état dans le volume cinq 97 . La romancière montre combien l’éducation reçue valorise ces jeunes femmes qui, même issues d’une noblesse désargentée, peuvent ainsi prétendre à des fonctions de demoiselles d’honneur à la cour ou de gouvernantes dans de puissantes familles. Elle met en exergue le goût pour l’instruction des enfants qui leur a été transmis par l’institution, en particulier dans Le Rêve d’Isabeau mais également dans d’autres épisodes. De son voyage de retour de Siam, Charlotte de Lestrange raconte : Je passais beaucoup de temps à instruire les jeunes esclaves. Je m’attachais beaucoup à Pan […]. En trois mois, il parlait un français correct et je lui enseignai ce que j’avais moi-même appris à Saint-Cyr : le calcul, l’histoire, la géographie. Il me semblait que si on lui en donnait l’occasion, il pourrait s’élever au-dessus de sa condition, d’autant qu’il était plutôt bien fait de sa personne, qu’il avait les traits fins, de grands yeux et un sourire charmeur. 98 La fin de ce passage laisse percer des préoccupations plus proches des Lumières que de la fin du XVII e siècle, en particulier sur la possibilité de sortir de sa condition par l’instruction, encore que, pour les esclaves, la réflexion reste très marginale. Au terme de cette étude, l’historien se doit de souligner combien l’utilisation de l’éducation comme marqueur d’identité sociale et de genre par les auteurs de la vingtaine d’ouvrages retenus correspond aux réalités de la société française du XVII e siècle. À l’opposé, la place centrale de la religion dans l’éducation des enfants est, en très grande partie, occultée par ces romanciers. Au détour d’une phrase, Eulalie de Potimaron affirme avec dépit que, « oui, à Versailles, il était plus qu’obligatoire d’aller à la messe tous les jours » 99 . Négative, sœur Marie-Victoire l’est aussi sur le couvent : « Tu sais, Olympe, ce qui m’ennuie au couvent, c’est qu’on n’y parle que de religion. » 100 Prendre le voile n’est d’ailleurs jamais envisagé comme le résultat d’une vocation mais comme le signe d’un sacrifice à d’autres exigences, comme pour Clémence de Maisondieu dans L’Espionne du Roi- Soleil 101 . Mondane, cherchant l’origine du plaisir que lui donne la lecture, est 97 Anne-Marie Desplat-Duc, Le Rêve d’Isabeau, op. cit., chapitres 7 à 10. 98 Anne-Marie Desplat-Duc, Charlotte, la rebelle, op. cit., p. 249. 99 Anne-Sophie Silvestre, Les folles Aventures d’Eulalie de Potimaron, op. cit., p. 35. 100 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 21. 101 Annie Pietri, L’Espionne du Roi-Soleil, op. cit., chapitres 3 et 7. 50 la seule héroïne en proie à des angoisses religieuses : « Au fond le Bon Dieu et Jésus n’avaient rien à voir avec ce qui lui arrivait. Le jour où elle avait découvert ces jolies lectures qui fleurissent et embaument comme des roses, elle aurait dû s’enfuir à toutes jambes, voilà tout. C’est le diable qui l’avait eue et il la tenait bon. » 102 On sent bien ici combien certains auteurs ont du mal à se départir des critiques des Lumières pour envisager le siècle précédent, celui de la réforme catholique, et pour s’immerger dans une époque antérieure à la déchristianisation. Peut-être faut-il voir là aussi une volonté de ne pas ennuyer le lectorat avec des préoccupations religieuses éloignées de son quotidien. Il est sinon impossible d’interpréter la remarque de Charlotte de Lestrange, profond contresens sur le XVII e siècle : « Moi-même je ne me sentais pas franchement catholique. À dire vrai, je ne me sentais pas non plus totalement huguenote. Il me semblait que la religion était une source d’ennui et qu’il était préférable de ne pas exposer ses opinions. » 103 Finalement qu’apprenaient-ils, ces enfants, filles et garçons au Grand Siècle ? Peu de choses selon la plupart des auteurs, dont Annie Jay, pour qui la vraie école est celle de la vie. Ainsi, à Olympe, elle prête cette remarque : « Depuis trois semaines qu’elle était avec les lavandières, elle avait plus appris sur la vie qu’avec les religieuses en trois ans. » 104 Il en est de même pour les garçons, dont Silvère, personnage de Complot à Versailles, au cours d’un duel. Il se rend compte qu’« il y avait un monde entre la théorie de l’académie et la pratique […], même s’il avait eu les meilleurs maîtres d’armes de la place de Paris » 105 . Si les institutions scolaires paraissent souvent sans intérêt à ces romanciers, les maîtres et les leçons qu’ils dispensent le sont aussi. Seuls les parents sont un peu mieux traités, en particulier la mère d’Olympe de Clos-Renault qui fréquentait des précieuses dont la tête remplie n’avait rien de difforme, et pouvait se vanter de savoir plus de latin que bien des hommes. Elle avait donc fait apprendre à sa fille le latin et le grec […] À treize ans, lorsque sa mère était morte, Olympe lisait couramment Virgile, Cicéron et Homère. 106 En matière de transmission éducative, ces romanciers ont du mal à se départir de l’opinion de Rousseau sur les vertus de l’éducation familiale mais aussi du point de vue des Lumières et du siècle suivant sur les structures éducatives ayant précédé les lois scolaires du XIX e siècle. 102 Adeline Yzac, Mondane de Fénelon, op. cit., p. 61. 103 Anne-Marie Desplat-Duc, Charlotte, la rebelle, op. cit., p. 79. 104 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 104. 105 Annie Jay, Complot à Versailles, op. cit., p. 297. 106 Annie Jay, À la poursuite d’Olympe, op. cit., p. 20. Dominique Picco L’éducation des enfants du Grand Siècle 50 Sous couvert d’une toile de fond historique, celle de la société française du XVII e siècle, ces romans véhiculent ainsi l’image traditionnelle de la répartition des rôles entre hommes et femmes, mais aussi de l’exclusion des femmes de certaines études et de certaines professions. Or, s’il est exact qu’au XVII e siècle, une femme de condition n’avait pas le droit d’exercer une profession, que les filles n’avaient pas accès aux études secondaires et supérieures, la généralisation fait sens. Agathe, qui cherche à se faire embaucher par un apothicaire de La Rochelle, se voit répondre : « Vous n’êtes pas à votre place dans cette officine. Les femmes n’ont pas un cerveau bâti pour les sciences et la médecine. Vos parents vous ont fort mal éduquée. » 107 La remarque du père de Marion Dutilleul est du même registre : L’an passé, j’ai voulu la placer comme apprentie chez un parfumeur. Mais ils ne veulent que des garçons. Pourtant, elle connaît le parfum de chaque plante, de chaque fleur. Jamais vu une mémoire pareille ! Elle pourrait être jardinière. Mais ça pour sûr, c’est pas un métier de fille ! 108 L’analyse proposée par Isabelle Nières-Chevrel s’avère donc tout à fait pertinente pour le corpus étudié : « Le dépaysement historique présente l’immense avantage de concilier aventures et exploits exceptionnels, arrièreplan d’une vie quotidienne ‘autre’ et mise en avant de la transmission d’un savoir ; savoir de fait souvent pauvre et stéréotypé, mais qui permet de mettre discrètement en scène les enjeux du présent. » 109 107 Anne-Marie Desplat-Duc, Sorcière blanche, op.cit., p. 164. 108 Annie Pietri, Les Orangers de Versailles, op. cit., p. 12. 109 Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier, 2009, p. 103. Titre Éditeur Année Série ou non Desplat-Duc, A.-Marie CSR 110 : Les Comédiennes de monsieur Racine Flammarion 2005 Desplat-Duc, A.-Marie CSR : Le Secret de Louise Flammarion 2005 suite du précédent Desplat-Duc, A.-Marie CSR : Charlotte, la rebelle Flammarion 2006 suite du précédent Desplat-Duc, A.-Marie CSR : La Promesse d’Hortense Flammarion 2006 suite du précédent Desplat-Duc, A.-Marie CSR : Le Rêve d’Isabeau Flammarion 2007 suite du précédent Desplat-Duc, A.-Marie Sorcière blanche Rageot 2008 Jay, Annie Complot à Versailles Hachette jeunesse 1993 Jay, Annie La Dame aux élixirs Hachette jeunesse 2010 suite du précédent Jay, Annie À la poursuite d’Olympe Hachette jeunesse 1995 Jay, Annie Au nom du roi Hachette jeunesse 2006 110 CSR est l’abréviation de Colombes du Roi-Soleil. Dominique Picco 50 Jay, Annie La Vengeance de Marie Hachette jeunesse 2008 suite du précédent Pietri, Annie Les Orangers de Versailles Bayard jeunesse 2000 Pietri, Annie Parfum de meurtre Bayard jeunesse 2009 suite du précédent Pietri, Annie Pour le cœur du roi Bayard jeunesse 2010 suite du précédent Pietri, Annie L’Espionne du Roi-Soleil Bayard jeunesse 2002 Pietri, Annie Le Collier de Rubis Bayard jeunesse 2003 suite du précédent Silvestre, A.-Sophie Course contre le Roi-Soleil Castor poche 2005 Silvestre, A.-Sophie Les folles Aventures d’Eulalie de Potimaron Castor poche 2010 Ténor, Arthur Guerre secrète à Versailles Gallimard 2003 Ténor, Arthur Sabotages en série à Versailles Seuil 2011 Thinard, Florence Mesdemoiselles de la Vengeance Gallimard 2009 Yzac, Adeline Mondane de Fénelon L’hydre 2003 L’éducation des enfants du Grand Siècle 50 PFSCL XXXIX, 77 (2012) La fiction « classique » : le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale ( La Désobéissance de Pyrame ) H ÉLÈNE M ERLIN -K AJMAN (U NIVERSITÉ P ARIS III-S ORBONNE N OUVELLE ) Ce n’est pas sans une certaine appréhension que je prends aujourd’hui la parole, car c’est la première fois que je me présente sous mes deux personnes « littéraires » à la fois, d’un côté, l’écrivain quelque peu précaire que je suis, et de l’autre, l’universitaire dont l’autorité est institutionnellement plus assurée. J’ignore du reste si l’on attend de moi que je privilégie l’une ou l’autre de ces deux personnes. La seule originalité, peut-être, de mon propos, consistera dans le fait que ce ne sera pas seulement la seconde qui commentera la première, comme on pourrait s’y attendre, mais aussi l’écrivain qui aura quelque chose à dire de/ à la chercheuse. Je vais essayer de montrer comment, particulièrement pour le petit roman dont je vais parler, les deux personnes se sont vraiment aidées l’une l’autre ; et aussi comment l’expérience de cette écriture m’a renforcée dans la réflexion que je mène sur la transmission de la littérature : c’est-à-dire sur ce qui constitue le soustitre du colloque : patrimoine, symbolique, imaginaire. Dans son dernier livre, Vincent Kaufmann ironise cruellement à propos de l’un des mots d’ordre majeurs du mouvement théorique-réflexif qui a, selon lui, marqué la recherche littéraire, et bien des écritures, dans les décennies 1960-1980, le décret de mort de l’auteur dont « tous les déshérités volontaires de la fonction-auteur » rêvent la « résurrection » : La mort de l’auteur a été affirmée de toutes les manières possibles, mais a-telle jamais été prouvée ? A-t-on jamais retrouvé le cadavre ? Le tombeau est désespérément vide, et compte tenu de la santé médiatique affichée par Hélène Merlin-Kajman 5 beaucoup d’auteurs autrefois énergiquement morts, on peut douter qu’ils y aient passé beaucoup de temps. 1 Mais la nouvelle critique visait la figure de l’auteur comme catégorie critique, celle dont on faisait dépendre l’interprétation en ramenant le texte à ses intentions, sa biographie, ses engagements, etc. : bref, l’auteur comme avatar du sujet souverain, foyer organisateur du sens de son œuvre. Personnellement, je suis restée assez fidèle à cette « mort de l’auteur » : ni ses intentions, ni sa biographie, ni même ses manuscrits je l’avoue, ne me paraissent devoir constituer le dernier mot en matière d’interprétation du texte. Cela ne condamne pas à congédier sa personne historique réelle, d’autant que le mode de relation que l’auteur entretient avec son texte peut s’inscrire dans le texte lui-même, et j’en dirai un mot pour finir. Cette petite digression vise à clarifier la façon dont j’envisage ma contribution à notre colloque : je n’ai pas la prétention de me mettre en position d’exégète autorisé de mon petit roman, La Désobéissance de Pyrame 2 . Il est hors de question de cumuler les autorités. Du reste, je suis toujours très réceptive à ce qu’on me dit de mes textes, très reconnaissante qu’un lecteur ait envie de m’en parler, et je ne cherche jamais à contredire une lecture, même quand elle me heurte. La lecture est, à mon sens, un acte libre, le commentaire critique aussi, et plus je vieillis, plus je suis convaincue qu’il convient aujourd’hui de mettre autant l’accent sur la dimension éthique de l’acte critique que sur sa dimension philologique, herméneutique, épistémologique, etc. En somme, du point de vue de la lecture de mon livre, j’ai spontanément davantage envie d’écouter que de parler ; et c’est ce que j’ai fait quand j’ai rencontré une classe de seconde cette année : je me suis mise à la disposition des élèves plutôt que de leur parler du haut d’une chaire. Comme auteur physique, historique, c’est, selon moi, la moindre des choses. Mais ici où il s’agit d’analyse, j’ai choisi de me situer en amont de mon texte et de vous expliquer pourquoi, avec quelles questions et quels outils, j’ai choisi d’écrire un roman de jeunesse qui parle du XVII e siècle, et qui en parle non seulement à des adolescents, puis de là, du moins c’est mon vœu, non seulement à leurs parents et à leurs enseignants, mais aussi (assez gaiement, je dois l’avouer) à mes collègues dix-septiémistes. Il ne m’appartient pas de dire si mon intention a été couronnée de succès ou non. Mais je peux expliquer comment j’en suis arrivée là, et dans quel but. En conclusion, je vous livrerai les nouvelles réflexions qui ont surgi, pour moi, de la réaction 1 Vincent Kaufman, La faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Seuil, 2011, p. 71. 2 La Désobéissance de Pyrame, « Charivari », Belin, 2009. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 de certains de mes lecteurs, notamment lors de cette rencontre avec une classe de seconde que j’évoquais il y a une minute. La Désobéissance de Pyrame, c’est un point très important, est une commande. Il y a une dizaine d’années déjà, j’ai écrit un roman pour enfants qui n’a pas - pas encore, je l’espère - trouvé d’éditeur, peut-être parce qu’il ne rentre dans aucun genre, donc dans aucune politique éditoriale. Une amie l’ayant lu et beaucoup aimé m’a proposé de le donner à lire à une éditrice qu’elle connaissait. Cette éditrice, c’était Nicole Czechowski, la directrice de la collection « Charivari » de chez Belin. Nicole Czechowski m’a contactée très rapidement pour m’expliquer qu’il ne rentrait pas dans le projet de sa collection, mais qu’elle serait très heureuse si j’acceptais d’écrire pour ladite collection, dont elle m’a alors expliqué le but. Il s’agit de publier des romans qui mettent en intrigue un concept ou une opinion de manière à conduire des adolescents à réfléchir et à se détacher de leurs préjugés ordinaires. On ne peut pas imaginer une définition plus proche de l’idéal dit « classique » : il s’agit de plaire, bien sûr, mais de plaire pour instruire, même si l’instruction en question, conformément à la modernité, vise moins à se traduire en préceptes qu’en questionnement. Cela m’allait. Cependant, la difficulté était évidente. Certes, mon roman précédent s’était bien préoccupé d’un tel questionnement moral, mais de façon très libre, et c’était d’abord le plaisir qui avait conduit mon écriture. Ici, le pari était risqué : car avoir d’abord un but moral, et un but moral étroitement soumis à un concept ou problème, voilà qui constituait à coup sûr une énorme difficulté. Mes deux premiers romans sont parus aux éditions de Minuit 3 . Je viens de la modernité : celle de la mort de l’auteur, précisément, avec ce qui l’accompagnait, par exemple, la théorie de la « production du sens », le privilège accordé à la fiction, au signifiant et à l’inconscient, plutôt qu’au message - au signifié - et au vraisemblable. Une citation de Barthes, qui porte sur « le partage historique qui oppose le récit classique, sorti tout armé d’une préparation antérieure, au texte moderne, qui, lui, ne veut pas préexister à son énonciation et, donnant à lire son propre travail, ne peut finalement se lire que comme travail », illustre assez bien l’enjeu : Le narrateur classique s’installe devant nous, comme on dit : se mettre à table (même au sens policier de l’expression) et expose son produit (son âme, son savoir, ses produits [...]). 4 3 Hélène Merlin, Rachel, Paris, Minuit, 1981 ; Le Caméraman, Paris, Minuit, 1983. 4 Roland Barthes, « Drame, poème, roman », dans Tel Quel, Théorie d’ensemble, Seuil, 1968, p. 31. Hélène Merlin-Kajman 5 Écrire un roman de jeunesse centré sur un thème conceptuel exige bel et bien de se mettre à table, c’est-à-dire de réfléchir avant d’écrire, de se livrer à une préparation antérieure, ce qui n’est pas du tout mon mode d’écriture habituel. Si déjà La Désobéissance de Pyrame concerne le XVII e siècle, c’est donc d’abord parce qu’il est, de ce point de vue-là, un roman « classique » ; comme c’est bien sûr la raison pour laquelle je peux « me mettre à table » pour en parler. Lors de ce premier contact, Nicole Czechowski et moi-même avons longuement parlé de nos conceptions de l’éducation. J’ai évoqué l’association que je dirigeais encore à l’époque, L’Observatoire de l’éducation, et son projet d’écrire un « manifeste de la civilité ». Nicole Czechowski m’a alors suggéré d’écrire un roman sur ce thème. J’y ai réfléchi pendant quelques jours, ruminant déjà l’idée d’écrire un roman historique dont l’intrigue se situerait au XVII e siècle. Mais comment éviter quelque chose d’assez morne, ou de très manichéen, une sorte de version moderne des Petites filles modèles rejetées au XVII e siècle ? Comment éviter une leçon de morale sèche et peu excitante dans la mesure où la civilité, comme thème romanesque, est sans doute condamnée à plonger le lecteur dans un certain ennui ? Tout le monde a fait l’expérience de ce que l’enfer de Bosch ou de Dante est beaucoup plus captivant que leur paradis. La civilité est une question théorique et politique passionnante, qui est au centre de ma réflexion. Mais pour écrire un roman, elle ne m’inspirait pas du tout. Et là, le déclic est venu au détour d’un raisonnement élémentaire. Le travail de l’Observatoire concernait autant les problèmes d’autorité que de civilité. Malgré le risque « idéologique » d’un tel sujet, risque de dérive à mon insu, ou de contresens de la réception et de récupération autoritariste, l’autorité constituait au moins, pour un roman, une promesse dramatique. C’est comme cela que je me suis engagée dans ce thème conceptuel, tout en lui associant celui de l’autonomie. Mais il fallait être d’autant plus vigilant : se mettre d’autant plus « à table » et réfléchir. Ma seconde vague de réflexions a concerné la représentation - le miroir que j’allais promener le long d’un chemin, si vous me permettez ce clin d’œil. Personne n’ignore qu’aujourd’hui, il est très difficile, et/ ou très illégitime, d’écrire un roman « réaliste » : pas question de faire du Hector Malot. Donc, quel miroir, quel chemin ? Je suis convaincue que trop de romans de jeunesse cherchent à parler aux enfants ou aux adolescents directement de ce qu’ils vivent, car ces romans interviennent en fait de la sorte de façon très directe et très normative sur ce qu’ils vivent. Je voyais, plus précisément, surgir un grand nombre de difficultés. Tout scénario stéréotypé de l’autorité devait être évité, au moins dans la mimésis : le Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 scénario de la classe indisciplinée, celui des mauvais parents, sous le stéréotype actuel des « parents démissionnaires » par exemple. Je ne voulais en aucun cas tomber dans le didactisme lourd, la morale facile. Comment écrire en « instruisant » selon le contrat franchement difficile, exigeant, de la collection, sans que personne fasse la leçon à l’intérieur d’un même monde mimétique, sans qu’on soit en face de modèle, tout ceci dans une intrigue accessible à des adolescents ? Comment éviter de distribuer des bons points et des mauvais points ? En particulier, ce que je ne voulais surtout pas, c’est qu’un jeune lecteur se sente engagé, en fermant le livre, à faire des comparaisons, qu’il puisse avoir l’impression de reconnaître sa situation, ou ses parents, ou bien encore son collège ou son lycée, ou ses camarades enfin, et être induit à mesurer son malheur (ou son bonheur) par rapport à la situation plus ou moins proche de tel ou tel ami, connaissance, etc. Je suis très modérément favorable à la satire, en tout cas aujourd’hui, et c’est un point sur lequel je reviendrai ; et surtout pour la littérature de jeunesse. Ma conviction est que les enfants ont autant besoin de nourrir leur imagination et de faire confiance à ce qu’on leur transmet que d’acquérir un esprit critique. Mais comment nourrir leur imagination avec un tel sujet, l’autorité ? Envisageant de nouveau d’écrire un roman historique, j’ai assez rapidement écarté ce choix, pour deux raisons liées. La première, c’est mon « surmoi historien », quoique je ne sois pas historienne. Ayant travaillé souvent avec des historiens de la société d’Ancien Régime, j’en sais suffisamment pour savoir tout ce que je ne sais pas, notamment concernant tous les détails qu’il faut mobiliser pour écrire un roman historique. De ce point de vue-là, être spécialiste est plutôt inhibant, d’autant que les historiens avec qui je travaille pensent que la pire des erreurs, pour un historien, est l’anachronisme - et même, que les hommes d’aujourd’hui n’ont proprement rien de commun avec les hommes de l’Ancien Régime. Mais ma seconde raison concerne derechef la question de la mimésis. Il m’est apparu assez rapidement que le XVII e siècle était, comme référent historique, inutilisable pour le but que je cherchais à atteindre. Même si la société est alors en train de faire craquer les hiérarchies féodales, ce qui explique le développement, tout de même encore timide, de la civilité, même si on assiste nettement au début d’un processus d’individuation ; bref, même si on pourrait dire que les bienfaits et les méfaits de la revendication du bonheur, de l’individualisme commencent alors - car au XVII e siècle, Pascal ne peut déclarer le moi haïssable que parce qu’il est justement trop adoré à son goût -, il n’empêche que la structure de l’autorité d’un côté, de la famille de l’autre, continue d’être aux antipodes de ce que nous Hélène Merlin-Kajman 51 connaissons, et toute transposition m’aurait semblé tout à fait ridicule : au XVII e siècle, la majorité des enfants est d’abord mise en nourrice ; les femmes meurent encore en couches ; les belles-mères sont légion. Choisir de transposer l’intrigue dans la famille élargie ? Mais ce n’était pas mon sujet. Les mariages se font sur la base d’alliances de maisons, y compris dans le tiers état. L’honneur est une valeur plus importante que la civilité, l’autorité est contestée, mais difficilement, et jamais par un individu isolé. J’aurais certainement pu situer mon intrigue dans un collège comme celui où Francion, dans le roman de Sorel, fait ses classes : mais alors, je retombais en fait sur l’objection précédente : comment éviter de montrer des bons et des méchants à l’intérieur d’un même monde ? Comment transformer Hortensius, la figure du pédant, en individu doté d’une subjectivité qui puisse le rapprocher d’un enseignant d’aujourd’hui ? Comment, surtout, éviter le contexte religieux, si impossible à éliminer de la représentation de la vie au XVII e siècle ? La solution à ces questions, c’était manifestement de construire une intrigue fondée sur la rencontre entre des personnages appartenant pleinement à notre temps, c’est-à-dire plongés sans distance dans les bouleversements sociétaux que nous connaissons, modelés par eux et réagissant à eux, et des personnages qui regarderaient ces premiers personnages comme des étrangers, des inconnus : en d’autres termes, de mobiliser le bon vieux procédé que les formalistes russes ont appelé l’estrangement - la distanciation -, tel que l’illustrent Les Lettres persanes de Montesquieu, ou... Les Mémoires d’un âne de la Comtesse de Ségur. Les Lettres persanes, surtout, avaient pour moi ceci d’intéressant que le roman me fournissait non seulement le modèle d’un Persan plongé dans la société française, selon la technique du « Paysan du Danube », mais aussi celui d’un regard jeté, du lieu de ce trouble, sur une autre société que la société française. Mais nous ne sommes pas au XVIII e siècle : la mondialisation, les mouvements de population, le multiculturalisme, rendent le détour par des « Persans » tout à fait improbable, voire ridicule : notre monde ne contient plus d’étrangers assez étrangers pour qu’on puisse fonder sur eux le procédé de l’estrangement, sauf à tomber dans des stéréotypes plutôt désastreux, et en tout cas, exactement de la nature de ceux que je cherchais non seulement à éviter, mais aussi à dénoncer. Peut-être peut-on s’y risquer si l’on a des connaissances très fines et très informées de ces « autres » : mais ce n’est pas mon cas. Quant aux animaux, je n’ai pas de sympathie suffisante pour eux pour me sentir attirée par l’hypothèse de leur donner la parole ; et de façon générale, j’éprouve une grande colère à l’égard de la sorte d’empathie que les albums de jeunesse et les documentaires cherchent à faire ressentir aux Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 51 enfants pour les animaux, une grande méfiance quant à leur allégorisation imprudente en figures de victimes : dans l’ordre de la nature, un loup s’attaque aux moutons, et il me paraît très dangereux de fonder une allégorie sur l’inversion de ce fondement naturel comme tant d’albums de jeunesse le font. Cette empathie à l’égard des animaux dans laquelle les enfants et les adolescents baignent a deux effets contraires à ce que je cherchais : un effet de détestation de la culture humaine, supposée exploiter les animaux ; une angoisse face à leur disparition. Je ne dis pas que ces deux positions soient illégitimes : le problème est qu’elles conduisent souvent les enfants, les élèves, à mettre sur le même plan les génocides et la menace pesant sur la biodiversité. J’ai alors pensé au genre de l’utopie qui, au lieu d’amener un regard étranger parmi « nous », nous transporte dans une société tout autre, construite comme un miroir critique de la nôtre, ce qui nous permet de regarder la nôtre avec distance et de la juger. Mais les utopies construisent des sociétés idéales très rigides. Il serait impossible derechef, en passant par ce genre, d’éviter de construire un modèle univoque, de donner des leçons de vertu, etc. Surtout avec le thème de l’autorité, le choix de l’utopie pouvait se révéler redoutable. En outre, une utopie serait fort ennuyeuse pour de jeunes lecteurs, car généralement il ne s’y passe pas grand-chose. Sauf dans l’utopie de Cyrano de Bergerac, ou plutôt, dans les éclats d’utopie de L’Autre monde, qui réunit, comme chacun sait, les deux histoires comiques des États et Empires de la lune et des États et Empires du soleil. Croisant alors le modèle cyranien, et les Lettres persanes, j’ai décidé d’amener les « lunaires » en France. C’est à partir du moment où je me suis arrêtée sur cette idée que l’intrigue a commencé à naître dans mon esprit et à s’y développer assez rapidement. L’Autre monde en effet résolvait d’un coup un certain nombre de mes problèmes. Mais avant de l’expliquer, il est peut-être temps que je fasse un bref résumé de mon roman pour ceux qui ne l’ont pas lu, malgré ma répugnance à ce type d’exercice quand il s’agit de ce que j’écris, car un résumé, c’est toujours un peu une blessure. Le récit est pris en charge par un enseignant de français, ami de Juliette Silvanire, l’enseignante de français de la classe de 1 ère S des principaux protagonistes du roman, à savoir Savinien Bergerac, Hamla, Polo, Tim, Roxane, Raphaëlle, Rose et Clarice. Savinien Bergerac est un nouveau, comme Hamla, et ils deviennent rapidement amis. Hamla, dont on devine qu’il est musulman d’origine maghrébine, vient d’un établissement difficile de banlieue. Savinien vient de Bergerac, et présente quelques caracté- Hélène Merlin-Kajman 51 ristiques bizarres dont le lecteur comprendra l’origine grâce au savoir du narrateur, lequel tient l’histoire du jeune homme de sa bouche, car Savinien viendra la lui raconter avant de repartir. Savinien est donc le descendant de Cyrano de Bergerac et vient, non pas de la ville française de Bergerac, mais d’une planète cachée dans un trou noir, appelée Étoile Bergère dont la capitale s’appelle aussi Bergerac, et qui est la lune du récit de Cyrano. La démocratie d’Étoile Bergère se trouve menacée par un parti terroriste, celui des Pédocrates, qui ont trouvé une drogue pour fixer les individus à l’étape de l’adolescence, afin d’établir le règne sans partage des enfants, conformément à ce qui s’était passé avant la « Sage Révolution » de 1789. Comme certaines informations provenant de la Terre donnent à penser que les démocraties occidentales connaissent une évolution allant vers une société de ce type, où l’autorité passerait à une classe d’âge (en gros, les adolescents), le gouvernement de Bergerac a envoyé en mission à Paris Savinien et son frère Pyrame. Ils sont chargés d’observer et de comprendre les comportements des jeunes terriens, afin que leurs renseignements aident les historiens d’Étoile Bergère à analyser plus en finesse le Vieux Régime, celui qui précédait donc la Sage Révolution. Pour ce faire, Savinien, qui a vingt ans mais se fait passer pour un lycéen de seize ans, a été envoyé dans un lycée de centre-ville ; et Pyrame, qui en a seize mais se fait passer pour un collégien de quatorze ans, a été quant à lui envoyé dans un tout autre poste d’observation, un collège de banlieue très difficile. Le premier joue le bon élève, ce qui ne lui est pas difficile ; le second, le mauvais élève, jeu auquel il va laisser beaucoup de plumes. Or, de leur côté, les Pédocrates ont aussi intérêt à observer quels mécanismes permettraient de hâter leur révolution, et ils ont découvert comment on pouvait, d’Étoile Bergère, se rendre sur terre, et où étaient Savinien et Pyrame ; ils ont donc envoyé deux jeunes filles, Rose dans le lycée où se trouve Savinien, et Cloris, dans le collège de Pyrame, afin de les surveiller et de faire un espionnage parallèle au leur. Mais Pyrame tombe amoureux de Cloris, laquelle l’entraîne dans un guet-apens en l’invitant à une fausse fête qu’elle dit organiser. Il s’y rend malgré l’interdiction de ses supérieurs hiérarchiques de continuer à la fréquenter, car ils ont appris la vraie identité de Rose et de Cloris. C’est la « désobéissance » de Pyrame. Je viens de résumer le cadre fictionnel qui permet de justifier mon thème conceptuel. J’ai cependant essayé qu’il reste le plus discret possible. La Désobéissance de Pyrame est d’abord un roman d’aventures et de dialogues, de rencontres émotionnellement fortes, du moins je l’espère. Le choix d’écrire ce roman dans l’ombre, si je puis dire, de celui de Cyrano m’a permis en effet de jouer sur différents plans à la fois, tous Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 51 n’étant certainement pas visibles à tous les lecteurs - et c’est volontaire : on peut tout à fait le lire en passant à côté de toutes les références au XVII e siècle et d’un grand nombre de questions que j’y ai inscrites. Je voulais absolument privilégier le plaisir. J’ai donc fait l’épreuve de l’exigence classique de l’écriture, pour laquelle il faut effacer les marques de l’art, et laisser quelque chose à penser... Cette euphémisation des marques d’écriture, je le signale au passage, est un terrible exercice d’humilité, contrairement à ce que la citation de Barthes à propos de la différence entre narrateur classique et narrateur moderne donnerait à croire : car ne pas montrer l’écriture au travail suppose de ne rien théâtraliser. Quand j’ai eu terminé le roman, je me suis demandée si mes lecteurs pourraient voir qu’une partie de l’art que j’y ai mis (l’art, au sens de la technè) résidait dans ce que je n’y ai pas écrit : dans l’absence totale de spectacle de l’écriture. La fiction que j’avais choisie résolvait des problèmes de vraisemblance, d’abord. Malgré le cadre fantaisiste de la fiction, je me suis en effet donné des contraintes de vraisemblance très fortes : mon roman joue du merveilleux, du fantastique et de la science-fiction, mais l’on pourrait presque en croire la fable possible - en tout cas, personnellement, je la crois presque possible, sans doute notamment parce qu’elle m’a permis d’inscrire à son horizon certains drames tout à fait contemporains, comme le dénouement le laisse entendre : la mondialisation actuelle s’accompagne en effet d’une restriction grandissante des déplacements. Savinien comme Pyrame sera obligés de repartir à la fin du roman ; or, ce départ est, pour Savinien, déchirant non seulement à cause des amitiés qu’il a nouées avec Hamla puis Polo, mais surtout à cause de son amour partagé pour Roxane. J’ai cherché à tout motiver, notamment le fait que Savinien vienne raconter son histoire au narrateur, qui sera le seul à connaître l’origine extra terrestre de Savinien et de Pyrame, de Rose et de Cloris, le nom de Bergerac permettant de maintenir, au niveau de la fiction, l’indécision sur le statut référentiel de la ville. Mais surtout, en partant, non pas de la réalité historique, mais d’une fiction du XVII e siècle à laquelle j’ai donné un statut historique - le voyage dans la lune du héros-narrateur de Cyrano, Dyrcona, devenant « réel » dans la perspective de ma propre fiction -, je pouvais imaginer des extra terrestres très proches de mes lecteurs, parlant français de façon plausible, ayant une histoire très proche de l’histoire de France : j’ai décalqué volontairement leur histoire de la nôtre, jusqu’à situer leur « Révolution » en 1789, jusqu’à leur prêter la devise « Liberté, Égalité, Civilité » : jeu, certes, mais jeu sérieux évidemment ; je leur ai imaginé un XVIII e siècle succédant, non au siècle de Louis XIV, etc., mais à une société libertine comme on peut supposer qu’un Cyrano de Bergerac fondant une nouvelle société en aurait Hélène Merlin-Kajman 5 instauré une, pédocratique : et, de la sorte, un passé antérieur au XVII e siècle intégralement commun avec les personnages « d’ici ». Cela me permettait d’inscrire la question des racines (la question des « Français de souche ») dans une zone de pure fiction - de jeu avec le passé -, et d’imaginer un monde où la couleur de la peau n’identifierait plus une origine. Le personnage de Pyrame est noir contrairement à son frère : la fiction me permettait de déplacer le cadre de la question de la différence ethnique. Ainsi, tous les Français d’aujourd’hui peuvent descendre de ces autres Français, ces Français d’Étoile Bergère ; ou pour le dire autrement, la littérature classique peut instituer un passé commun, ce que le récent documentaire de Régis Sauder, Nous, Princesses de Clèves, démontre magnifiquement. D’où les noms que j’ai donnés aux personnages d’Étoile Bergère : ils sont systématiquement empruntés, non pas au XVII e siècle historique à part celui de Savinien - c’est une chance pour moi que le prénom, méconnu, de Cyrano ait été Savinien : d’abord, précisément parce qu’il est méconnu ; ensuite, parce que je l’aime - j’ai donc pu l’investir comme signifiant. Ils sont empruntés aux fictions galantes, sauf celui de Rose et celui de Pyrame sur lequel je vais revenir dans un instant. Cela me permettait de marquer un autre monde, sans que la différence soit caricaturale, par de légères variations - un monde parallèle, un peu comme celui de la littérature, précisément : elle peut jouer en faisant rêver... D’où cet exercice de français initial, ce sujet d’invention donné aux élèves au tout début du roman : « Écrivez la biographie d’un de vos aïeuls qui a vécu au XVII e siècle. Vous utiliserez la première personne du singulier afin que l’histoire paraisse bien se raccorder à votre propre famille, et vous justifierez comment et pourquoi vous êtes en possession de la biographie de cet aïeul. » 5 La copie de Savinien me permet de lancer l’intrigue et de jouer, dans le registre du pastiche, de la référence à certains éléments de l’Autre monde, que je ne vais pas détailler : chacun peut faire ce repérage aisément. Je précise simplement que la dissertation de Savinien imagine de faire parler des choux mythiques qui révèlent sa généalogie. C’est là une référence à la prosopopée prêtée au chou par le démon de Socrate, où le chou revendique sa part de l’intellect universel. Mais la copie de Savinien me permet aussi de régler, par l’écart du pastiche, la question de la différence des langues. Faire de mes extra terrestres des descendants de Français du XVII e siècle - du siècle classique ! - revient à dédoubler l’origine et conduit à désolidariser le classicisme de l’histoire littéraire « nationale » (il émigre vers une possible mondialisation de l’histoire littéraire, post-coloniale), l’ethnie de la langue. 5 Hélène Merlin-Kajman, La Désobéissance de Pyrame, op. cit., p. 13-14. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 Reste que la langue posait une difficulté. J’ai prêté à Savinien et à Pyrame des études différentes de celles des jeunes Français, notamment en matière de langues mortes : ils ont appris le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe classiques. Certains lecteurs en ont conclu que je défendais l’enseignement des langues mortes : oui, et non. Je n’avais pas envie d’inventer des langues vivantes inconnues : je trouvais cela inesthétique ; et le mot d’ordre de l’apprentissage précoce des langues vivantes comme remède universel me paraît futile, comme toutes les modes. Surtout, ce qui comptait pour moi, c’était d’inscrire l’égalité de ces quatre sources linguistiques et culturelles : j’ai hésité à ajouter le chinois, mais il déchirait la vraisemblance de la fiction, car, au XVII e siècle, on ne peut pas dire que le chinois soit pratiqué par les lettrés, contrairement à l’hébreu et à l’arabe classiques - même si cela reste rare. Qu’il ait appris des langues mortes, qu’il provienne d’une autre culture, justifie de plus que Savinien, qui est un excellent élève, ne soit cependant pas bon partout. Et de même, quand il écoute les discussions politiques, il n’y répond pas : ce n’est pas son monde, ni sa mission. Cet écart me laissait de la latitude pour jouer assez librement avec ce que je pouvais décider de lui attribuer comme intérêts : or, je ne voulais pas insérer des éléments directement politiques dans ce roman. Je me suis amusée à insérer des éléments venus de ma connaissance du XVII e mais à chaque fois, sans aucun souci de vérité historique, puisqu’il s’agit d’un héritage possible, ailleurs, de ce XVII e siècle historique : l’essentiel pour moi était que mes « projections » construisent un monde plausible, merveilleux et intéressant pour le but didactique que je m’étais donné. Je profite de cette précision pour signaler que l’on peut trouver la définition des « pois à visage » à l’article « Phaséole » du Furetière, « ronce de cerf » à « Salsepareille » et « myrobolan » à « Torréfaction » et « Behen ». Et on comprend rapidement la raison des particularités orthographiques de Savinien, qui écrit par exemple « sçavoir » au lieu de « savoir », et qui appelle les personnes « Monsieur Monsieur » ou « Madame Madame », ce qui est une transposition d’une pratique honorifique consistant à écrire, à des destinataires respectés, « Monsieur, Monsieur X ». L’Autre monde me fournissait par ailleurs un modèle rhétorico-philosophique : celui de la discussion, du dialogue, socratique si l’on veut, en tout cas, un modèle polyphonique. Pour moi, jouer l’intrigue dans les dialogues - et, plus encore que l’intrigue, jouer le thème de l’autorité surtout dans les dialogues -, me permettait de diffracter au maximum ce que ce thème risquait d’importer de monologique. Je voulais faire de mes personnages des héros de la discussion en évitant de les présenter pris dans une complète fascination à l’égard de Savinien, dans un rapport d’adhésion Hélène Merlin-Kajman 5 à un personnage charismatique. Savinien, du moins je l’espère, n’a rien d’un meneur. Du reste, lui aussi change au cours de la narration, change et doute, même si je ne pouvais pas le faire trop douter, car il fallait bien, pour parvenir à mon but, que les personnages terrestres se heurtent à une parole plus adulte que la leur, mais éclairée par son statut d’étranger, sans compter qu’il me fallait motiver son obsession de l’autorité, raisons pour lesquelles je lui ai donc inventé cette mission qui fait de lui une sorte d’espion ethnologue pédagogue. Cela me permettait de ce fait de poser le problème de l’autorité à partir d’un étonnement intéressé, qui cependant n’emprunterait aucun des cadres de débat actuels. Sous ce rapport en effet, la référence à Cyrano me fournissait une scène qui entrait en écho direct avec mon sujet - et du coup, faisait entrer le XVII e siècle en écho avec notre époque sans passer par l’écueil du référent historique et de l’anachronisme. On se souvient que le narrateur, sauvé de l’inquisition lunaire par le démon de Socrate, est accueilli chez lui et y rencontre deux professeurs d’académie et le fils de son hôte, jeune homme traité par les premiers avec « un respect aussi profond que d’esclave à seigneur [...] parce qu’en ce monde-là les vieux rendaient toute sorte d’honneur et de déférence aux jeunes » 6 . À un moment d’interruption des discussions - qui comprennent la prosopopée du chou -, le père du fils de l’hôte - l’hôte, en somme - se fait rudement rabrouer, et même punir, parce qu’il n’a pas obéi aveuglément à un ordre donné par son fils. Après avoir fouetté « durant un gros quart d’heure » son effigie et l’avoir condamné « à ne marcher que sur deux pieds le reste de la journée » pour l’offrir à la risée publique, le jeune homme prononce ce commentaire : « Messieurs, je vous prie d’excuser les friponneries de ce poste 7 . J’en espérais faire quelque chose de bon, mais il abuse de mon amitié. Pour moi, je pense que ce coquin-là me fera mourir ; en vérité, il m’a déjà mis plus de dix fois sur le point de lui donner ma malédiction. » 8 Cette scène m’a permis d’imaginer le parti des Pédocrates. Et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai appelé Pyrame Pyrame : la tragédie Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, poète, condamné à mort et emprisonné pour libertinage en 1624, puis partiellement gracié et condamné au bannissement en 1625, conteste violemment la tyrannie parentale. 6 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la lune et du soleil, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 102. 7 Dans l’édition de Maurice Laugaa, on trouve « cet emporté » : Cyrano de Bergerac, Voyage dans la lune, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 95. 8 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la lune et du soleil, op. cit., p. 120. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 D’un certain point de vue, la scène burlesque du fils de l’hôte reste aujourd’hui « subversive ». Mais avec cet adjectif subversif, je touche au sens de mon dialogue avec notre époque, et plus particulièrement avec les dixseptiémistes. Notre époque d’abord. Contrairement à l’époque où écrivait Cyrano, où l’autorité des parents était abusive, il y a aujourd’hui des parents battus, des mères surtout. Je partage sur cette question le point de vue Francis Martens qui, dans un article intitulé « L’affaire Dutroux est-elle une affaire de pédophilie ? », diagnostique l’émotion causée par l’affaire Dutroux en Belgique et au-delà de la Belgique en rappelant que ce genre de crime, pour horrible qu’il soit, n’est pas nouveau dans l’histoire. Selon lui, les adultes qui ont défilé en Belgique en signe de protestation « s’identifient à des enfants abusés » : De nos jours, il n’y a plus d’enfants, bien que peu de gens semblent l’avoir remarqué. Il est clair pourtant que des positions symboliques, codées par le système social, comme celles de « parent » ou de « professeur », apparaissent pratiquement dépassées [...] Les conséquences de cette mutation symbolique sont on ne peut plus concrètes : augmentation des purs rapports de force, règlement des conflits par la violence ou la séduction, accroissement spectaculaire du nombre de parents battus et de professeurs maltraités. Jadis, il était exceptionnel qu’un enseignant doive négocier avec la classe et se montrer « sympa » pour pouvoir donner cours. De même, il y a une trentaine d’années, un père roué de coups répétitivement par son jeune fils, laissait mal augurer de la carrière psychiatrique de ce dernier. De nos jours, le pronostic individuel est beaucoup moins pessimiste. C’est au plan collectif qu’il y a lieu de s’inquiéter. Car une société qui laisse malmener ses éducateurs, et n’ose contenir ceux qu’elle a charge d’éduquer, angoisse profondément les enfants. Obsédée par le problème de la maltraitance, incapable de soutenir la position de ceux qui ont charge d’éduquer, elle devient elle-même gravement maltraitante. [...] Pour les enfants réels, un monde où les adultes s’identifient à des enfants sexuellement abusés est plutôt angoissant. Qui peut encore les protéger ? 9 C’est ce problème-là que j’ai cherché à traiter avec mon petit roman. Et à cette fin, j’ai, en toute conscience, écrit un roman anti-libertin. C’est là que je m’adresse aussi aux chercheurs - et aux enseignants aussi, du reste. Je combats une lecture qui a pour réflexe de voir dans le libertinage, dans les formes burlesques ou parodiques, un écho à nos positions progressistes. Mes propres recherches m’ont amenée au contraire à montrer que le style burlesque n’est pas transgressif en tant que tel. Je suis de ce fait convaincue 9 Francis Martens, « L’affaire Dutroux est-elle une affaire de pédophilie ? », dans Procès Dutroux. Penser l’émotion, (consultable sur internet), p. 168-169. Hélène Merlin-Kajman 5 qu’il est très négatif de le présenter aux élèves, constamment, sans distance critique (oui), comme un style subversif, transgressif. J’ai donc voulu opérer un retournement humoristique en faisant des descendants de Cyrano, écrivain libertin, des jeunes gens plus civils et disciplinés que les descendants des libertins terrestres. C’est une anti-satire si l’on veut. Mais je n’en ai pas moins cherché à conserver, du « libertinage » de Cyrano, la liberté du questionnement et un certain frémissement épicurien. Pyrame, plus adolescent que Savinien, plus joyeux, libère son frère, par ses questions et ses réflexions intempestives, du poids excessif de l’autorité de Bergerac sur lui. Le contact avec la Terre fait que les jeunes gens sont amenés à porter un regard critique sur leur propre monde : et c’est ainsi que Savinien va s’autoriser à aimer Roxane, à le lui avouer, à le lui montrer. Faire d’un roman inspiré par Cyrano un roman anti-libertin quoique joyeux se voulait un pied-de-nez dénué d’agressivité (du moins je l’espère) à destination de mes amis dix-septiémistes que j’appellerais volontiers les zélés du libertinage. Mais, encore une fois, j’ai voulu conserver des éléments « libertins ». Mes héros, Savinien et Pyrame, fument... du thé, boivent du vin. J’ai conservé, discrètement, la référence à l’homosexualité de Cyrano : l’homosexualité est un devenir possible, dans mon roman. Je me suis même efforcée de ne pas caricaturer les Pédocrates : Pyrame se souvient avec plaisir de la maison d’amis chez qui il allait jouer petit, et qui étaient des enfants de Pédocrates. Je voudrais conclure en soulignant qu’en écrivant ce roman, j’ai pensé aussi à l’intérêt pédagogique qu’il pourrait avoir dans le cadre d’un cours de français. L’intertextualité y est foisonnante, notamment par le clin d’œil à la pièce de Rostand, et le récit fournit un cadre facile à la construction de séquences. Mon but, c’est de montrer qu’une transmission vivante de la littérature est possible, une transmission qui montrerait que la littérature classique n’est pas qu’affaire de « patrimoine », ni de passé révolu ; et qui associerait ce qu’on veut parfois opposer : d’abord, du plaisir immédiat ; des connaissances d’histoire littéraire ; une méthodologie précise, rigoureuse, voire formaliste ; et un horizon de questions morales très concrètes 10 . Ma seconde conclusion est digressive : sur le plan théorique, elle relance la question de ce que c’est qu’un auteur. Lors du débat que j’ai eu avec la classe de seconde, des adolescentes m’ont demandé pourquoi, dans ce roman, les filles étaient toutes négatives : pourquoi Rose et Cloris face à Savinien et Pyrame ? 10 C’est aussi le but de la série « Tropes d’Helio » d’Helio Milner publié par Transitions, mouvement que je dirige : www.mouvement-transitions.fr. Le plaisir du dépaysement et de l’interrogation morale 5 J’ai objecté le personnage de Roxane. Mais leur opinion était que Roxane se faisait « avoir » par Savinien, qui selon elles n’était pas amoureux de la jeune fille. Cela m’a saisie. S’en est suivi un débat passionnant, et, je le dis en passant, alarmant sur l’état de la confiance amoureuse de cette tranche d’âge. Mais reste la dissymétrie, réelle, entre le groupe des filles et le groupe des garçons, tous peu ou prou des figures héroïques, car à Savinien et Pyrame il convient d’ajouter Polo et Hamla. Sur cette question, je n’ai pas de réponse « idéologique ». Là se joue quelque chose qui n’est pas « explicable », même si j’en ai conscience. Le livre est dédié à mes deux fils. Puisque c’est écrit, nulle raison d’en faire mystère : une dédicace est le lieu fugace d’une articulation entre le public et le privé. Le roman comprend deux fois deux frères : Savinien et Pyrame, Polo et Jules, même si on ne voit Jules qu’à travers quelques mentions ou souvenirs de Polo. Chaque fois que, consciente de ce déséquilibre que mon engagement féministe réprouve, j’ai essayé d’introduire une fille à la place de l’un de ces garçons, mon désir d’écrire le roman disparaissait : je ne pouvais plus l’adresser mentalement à mes fils, l’écrire habitée par leur présence. Impossible cependant d’écrire un roman où il n’y aurait eu que des garçons ! Et voilà pourquoi je me retrouve avec un partage des sexes assez traditionnel malgré mes convictions. J’ai essayé de compenser en valorisant l’enseignante de français, en mettant une femme à la tête du gouvernement d’Étoile Bergère, et surtout, en donnant à Roxane une pleine consistance face aux garçons. Reste ce défaut de mon roman - l’auteur classique ici n’a pas pu maîtriser ce qu’il y a de pulsionnel dans le désir d’écrire... PFSCL XXXIX, 77 (2012) Oublie-nous , les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature M ARIE -H ÉLÈNE R OUTISSEAU (U NIVERSITÉ DU M AINE ) Comme j’interviens dans ce colloque au double titre d’auteur et de critique, me voici dans la délicate situation d’analyser un roman que j’ai moi-même écrit. Ce périlleux exercice de dédoublement suppose que je puisse entreprendre une réflexion sur un récit qui fut aussi bien le résultat d’une rêverie éveillée que le fruit d’un travail théorique. Pour tenter de dépasser cette difficulté, je souhaiterais reconstituer, fût-ce naïvement, le cheminement complexe qui présida à l’écriture de ce roman. Oublie-nous fut écrit un an après la publication d’un ouvrage consacré aux romans pour la jeunesse 1 . Cet essai avait l’ambition de rendre compte des évolutions les plus récentes du genre en considérant la complexité des liens tissés entre exigences éditoriales et ambitions éducatives dans la production du texte. Le roman historique était, de ce point de vue, tout particulièrement exemplaire de la mission culturelle et pédagogique assignée à la littérature pour la jeunesse. Il affichait une intention informative plus ou moins explicite. Il était aussi progressivement devenu perméable à d’autres influences romanesques, comme celles du roman policier, du roman gothique et du roman affilié à la Fantasy, auquel il empruntait des éléments de merveilleux. J’affirmais 2 aussi que la narration, en évoluant de manière significative vers une instance narrative à la première personne - une narration en « je » - s’orientait vers des récits qui s’adressaient d’abord à la subjectivité du jeune lecteur au détriment d’un discours critique ou d’une parole d’autorité portée par le « il ». On pouvait remarquer que la multiplication des dialogues, qui limitaient la distance énonciative, visait à réduire la distinc- 1 Marie-Hélène Routisseau, Des romans pour la jeunesse ? Décryptage, Paris, Belin, 2008. 2 Ibid., p. 101-102. Marie-Hélène Routisseau 52 tion entre fiction et réalité. Cet aspect me semblait symptomatique de ce que l’on pourrait nommer, comme chez Borgès, l’écrasement de la carte sur le territoire, autrement dit de la représentation sur la présentation 3 . Alors que le récit tentait de se rapprocher d’une réalité qui ne relevait que du subjectif et du ressenti du jeune lecteur, l’absence du narrateur omniscient et l’effacement du discours d’autorité allaient de pair avec une représentation non valorisante de la fonction parentale. Je pensais qu’il y avait dans cette posture une imposture qui consistait à prendre la parole de l’autre (ici le jeune personnage) au nom d’une expertise (un adulte sait). Ce vol de subjectivité prétendait, comme une mère toute-puissante, tout donner et tout dire sans différencier les subjectivités. Là où la différenciation subjective permettait de signifier à l’enfant ce qu’est le vrai sans avoir la prétention de lui faire du bien, la psychologie du roman pour la jeunesse avait donc la prétention de faire du bien sans prendre la peine de dire le vrai. Ce constat m’amena à penser que le succès récent des romans pour la jeunesse ayant pour cadre le XVII e siècle était peut-être exemplaire d’une tendance inverse. Ceux-ci mettaient en représentation de la distance, une distance temporelle et une distance énonciative, formalisée par une narration fréquemment hétérodiégétique, souvent soutenue par des archaïsmes de langue. Ils insistaient aussi volontiers sur la différence des places dans l’ordre des générations et sur la distinction des positions sociales. Oublie-nous est le résultat d’une commande. Ce roman a été écrit pour Charivari, une collection créée en 2008 par l’éditeur scolaire Belin et destinée à des lecteurs de 11 ans et plus. Le projet éditorial avait initialement pour ambition de faire « chavirer les idées reçues ». Le récit qui devait mettre en représentation une problématique, renouait avec la tradition récréative et éducative des premiers ouvrages destinés à la jeunesse 4 . J’avais proposé à Nicole Czechowski, la directrice de collection, d’interroger la notion de « devoir de mémoire », d’abord parce qu’il s’agit d’un sujet pédagogique fréquemment abordé au collège - Jean-Pierre Vernant n’a pas manqué de souligner en 1999 les dangers d’une telle officialisation -, ensuite parce que le président de la République avait souhaité en février 2008 que la mémoire d’un enfant juif déporté soit prise en charge par un élève de CM2 5 . Cette proposition proprement fantastique m’inspira plusieurs 3 On pourra utilement se reporter à l’ouvrage de Daniel Bougnoux, La crise de la représentation, Paris, La Découverte, 2006. 4 On se rappellera Le Magasin d’éducation et de récréation créé par Jules Hetzel en 1864. 5 « Les enfants de CM2 devront connaître le nom et l’existence d’un enfant mort dans la Shoah », avait-il déclaré. Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 52 questions. Je les rapporte ici telles qu’elles m’apparurent alors, décousues et désordonnées. Bien que nous ayons une dette vis-à-vis du passé, il semblait manifeste que l’Histoire ancienne, tout comme la mémoire que nous en avons, faisait actuellement les frais d’une liquidation au profit de l’Histoire immédiate. Si le déficit d’Histoire passait ainsi par un déficit d’histoires, le champ de la littérature pour la jeunesse conçu comme le lieu privilégié de la transmission intergénérationnelle ne pouvait-il pas en être l’une des expressions ? Les nombreux effets d’intertextualité, présents dans les romans pour la jeunesse, n’attestaient-ils pas justement une mémoire inscrite au cœur du texte ? Si l’on insistait aussi follement sur le devoir de mémoire, n’était-ce pas parce que l’on était en train de la perdre ? Là où l’Histoire collective nous rassemblait, la mémoire, en nous renvoyant à l’individu, ne nous divisait-elle pas ? L’oubli n’était-il pas dès lors du côté de la fragmentation, un arrachement de l’individu à l’Histoire collective ? Le devoir de mémoire, notion apparue il y a une trentaine d’années environ avec Primo Lévi, n’était-il pas finalement un monstre sémantique, une aberration intellectuelle dont le plus sûr moyen de rendre compte était le fantastique ? Pour aborder des sujets aussi complexes, je ne pouvais que recourir, d’une part, à la métaphore qui transporte le sens et, d’autre part, à l’allégorie qui métaphorise l’idée. Il me semblait que le XVII e siècle était devenu dans la littérature de jeunesse un espace-temps entrant en résonance avec ce que le psychanalyste Charles Melman a nommé L’Homme sans gravité 6 , et que j’appellerais volontiers l’homme sans transcendance. En effet, si l’on assiste actuellement, ainsi que l’explique Ch. Melman, à une liquidation de la référence à l’instance phallique - c’est-à-dire à un espace-temps où se reconnaît encore le lieu du sacré et de l’autorité symbolique -, celle-ci paraît en revanche revenir sous une forme nostalgique idéalisée dans les romans pour la jeunesse. Le XVII e siècle était, de mon point de vue, devenu le dépositaire de cet ordre symbolique révolu. J’ai donc décidé que l’action se déroulerait pendant la fin du règne de Louis XIV, entre 1694 et 1695. Comme je l’ai dit, outre la nécessité de relier la mémoire à un genre romanesque spécifique, en l’occurrence celui du roman historique, j’avais à cœur de me situer dans une période et dans un type de roman qui idéalisait la parole d’autorité du roi et du pouvoir royal 7 , - Roi-Soleil éblouissant « qu’un royal sourire illumine ! » 8 -, autorité 6 Charles Melman, L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002. 7 « Ce que le roi donne, seul le roi peut le reprendre », Annie Jay, Complot à Versailles, Paris, Hachette jeunesse, 1993, p. 254. 8 Arthur Ténor, Guerre secrète à Versailles, Paris, Gallimard jeunesse, 2003, p. 57. Marie-Hélène Routisseau 5 solaire transcendantale, qui glorifie au fond la fonction symbolique paternelle. J’ai ainsi imaginé le personnage d’une jeune aristocrate privée de mémoire, hantée par d’étranges visions et poursuivie par des lambeaux de voix, qui lui parlent et l’appellent. Aux injonctions de son précepteur lui ordonnant de se souvenir, elle oppose un silence froid et têtu jusqu’à ce que des images affluent vers elle en une réminiscence très proustienne. Comme dans À la recherche du temps perdu, « le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ». La mémoire fait donc retour, non pas organisée par les lieux de la rhétorique, non pas dressée par la mnémotechnique, non pas éduquée par les arts de la mémorisation, mais indécise, opaque, énigmatique et désobéissante, mélancolique comme un objet perdu. Les greniers de la mémoire sont dès lors pleins de ces rebuts précieux et signifiants, les mots sont des vestiges, les livres des souvenirs et les patronymes le legs de nos aïeux. Au-delà de la mise en représentation de la mémoire, il s’agissait également pour moi de jouer avec un genre fortement stéréotypé, celui du romanhistorique-pour-la-jeunesse-ayant-pour-cadre-le-règne-de-Louis XIV en travaillant sur des topoï propres à ce type de récit et en effectuant un travail de réplication critique. Les motifs récurrents des jardins de Versailles, de la botanique et des fleurs, présents notamment dans Les orangers de Versailles 9 ou dans Guerre secrète à Versailles 10 , réapparaissent ainsi dans Oublie-nous avec insistance. La fleur y est investie d’une fonction symbolique lourde : le pavot symbolise l’oubli, les myosotis, le souvenir, la tulipe, l’amour, la pensée favorise la concentration et la fleur est plus généralement évanescence du temps qui passe. Le jardin labyrinthique matérialise une intériorité. C’est un lieu où l’on se perd pour mieux se retrouver : Le parc réservait, à présent, de continuelles surprises aux promeneurs. Marguerite découvrait, au détour d’une allée, un bosquet abritant quelque dieu assoupi ou bien le géant Encelade, écrasé sous un amas de rochers ou encore Atalante poursuivie par Hippomène. C’était comme si le jardin se jouait continuellement des lois de la perspective. Les distances n’étaient jamais fiables. Tout au bout de la large allée dans laquelle Marguerite venait de s’engager, se trouvait ainsi, en ce moment, un Paul Vertuchoux minuscule, qui donnait des ordres à des ouvriers minuscules tandis que des sculpteurs non moins minuscules tra- 9 Roman d’Annie Piétri, Paris, Bayard jeunesse, « Estampille », 2000. 10 Op. cit. Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 5 vaillaient au décor d’une fontaine tout aussi minuscule. Marguerite avançait lentement vers eux. Pourtant, à l’instant où elle crut les rejoindre, elle se retrouva soudainement seule au centre d’un carrefour surveillé par un faune grimaçant. Et lorsqu’elle se pencha sur le miroir d’eau de la vasque de marbre, placée aux pieds de la statue, elle eut l’impression de voir flotter sur ses lèvres le sourire de la dame en bleu. 11 Filant le motif de la fleur, mon héroïne porte le nom de Marguerite, tandis que sa tante se nomme Mme de Champfleuri. Lorsque Marguerite rêve en s’interrogeant sur son identité à la manière d’Alice au pays des merveilles, elle songe à des noms de fleur : Est-ce que je rêve encore ? Où bien suis-je éveillée ? Qui suis-je ? Où suisje ? Suis-je ? Suis-je seulement quelqu’un ? Voyons, je m’appelle… Athénaïs ? Non, c’est beaucoup trop chic, trop élégant, sans doute déjà porté par quelqu’un d’autre. Pourquoi pas Belle-d’onze-heures ou Casque-de-Minerve ? Très prétentieux et un peu long. J’ai l’impression qu’il y a un lien avec La Reine des prés… ou la Reine des bois, je ne sais plus. À moins que ça ne commence par la lettre M ? M…, une fleur commençant pas la lettre M… Voyons voir ! Myosotis peut-être ? Myosotis, c’est joli Myosotis, ça me rappelle quelque chose, mais quoi ? Je ne sais plus… Pourquoi pas Rose, Lilas ou Coquelicot ? 12 Marguerite s’éprend finalement d’un poète herboriste, qui lui parle de botanique. La préférence donnée à des héroïnes féminines (Les Colombes du Roi- Soleil 13 , Complot à Versailles 14 , Une princesse à Versailles 15 ) pour des romans s’adressant prioritairement à des filles, m’incita aussi à opter pour un personnage féminin. Ce jeu sur le stéréotype alla même jusqu’à introduire des références littéraires emblématiques de la période. Les apparitions de Jean Racine (Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil, Les Comédiennes de Monsieur Racine 16 ), de Jean de La Fontaine (Annie Jay, Complot à Versailles 17 ) ou de Molière (Annie Jay encore ; Sylvie Dodeller, Molière 18 ; Marie-Christine Helgerson, Louison et Monsieur Molière 19 ) qui permettaient à la fiction de s’ancrer dans un champ culturel et historique, prit chez moi la 11 Marie-Hélène Routisseau, Oublie-nous, Paris, Belin, 2010, p. 48. 12 Oublie-nous, op. cit., p. 65. 13 Série d’Anne-Marie Desplat-Duc, Paris, Flammarion, 2005-2010. 14 Roman d’Annie Jay, Paris, Hachette, Le Livre de Poche Jeunesse, 2001. 15 Roman d’Anne-Sophie Silvestre, Paris, Flammarion, Castor Poche, 2005. 16 Premier tome de la série, paru en 2005. 17 Op. cit. 18 Paris, L’École des loisirs, 2005. 19 Paris, Flammarion, Castor Poche, 2001. Marie-Hélène Routisseau 5 forme d’une évocation - Phèdre et son labyrinthe, le songe de Marguerite, Athalie 20 - et d’une parodie - j’imitai certains des dialogues de Molière entre maître et domestique 21 . L’importance accordée au lignage, aussi bien comme marqueur de classe sociale que comme expression symbolique de l’appartenance à une lignée, m’encouragea à imaginer une héroïne ignorante et de son nom et de la destinée de ses parents, si bien que la réminiscence joue finalement ici un rôle comparable à celui de la reconnaissance dans les pièces de Molière et de Racine. Dans la mesure où beaucoup de ces romans ont la particularité d’aborder le contexte historique et social de manière approximative et caricaturale - la noblesse est volontiers opposée au peuple 22 et le clergé absent -, les relations que Marguerite entretient avec sa domesticité reproduisent ce mélange de familiarité propre à la bourgeoisie, telle qu’elle est représentée chez Molière, et de mépris hautain caractéristique de la noblesse. Je préférai enfin à un lexique suranné (parfois explicité dans des notes de bas de page) et à une syntaxe légèrement archaïsante, un style teinté de préciosité. Si tous ces topoï dressent un décor tout au plus vraisemblable et tissent un réseau de significations autour d’un XVII e siècle perçu comme un âge d’or de la littérature et de la langue française fortement investi symboliquement, il me paraît intéressant de m’arrêter sur l’un de ces topoï parce qu’il relie la représentation du XVII e siècle à un trait proprement romanesque. Je veux parler de Versailles et de ses jardins. On pourrait dire que, dans les romans pour la jeunesse, Versailles, c’est tout à la fois la cueillette miraculeuse et la folie du déploiement romanesque, tant ce lieu condense de significations emblématiques de la période. Il est certain que dans un tel contexte, le jardin peut être considéré comme une « hétérotopie », au sens où l’entend Michel Foucault : il s’agit d’un espace à partir duquel nous sommes attirés hors de nous-mêmes 23 . « On a peut-être l’impression », écrit Foucault, « que les romans se situent facile- 20 Oublie-nous, op. cit., p. 65, p. 75 et p. 78. 21 Ibid., p. 34. 22 « L’hiver de l’année 1694 s’annonçait exceptionnellement rigoureux. La neige était tombée dès le mois de novembre et, en décembre, les rivières avaient gelé. Ceux qui le pouvaient, restaient chez eux. Les autres, l’immense majorité de paysans, de laboureurs, de journaliers, chaussaient comme à l’accoutumée leurs sabots de bois et s’engageaient prudemment sur les chemins verglacés. » (ibid., p. 7). 23 « Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante […]. » (Michel Foucault, Le Corps utopique, Les Hétérotopies, Fécamp, Nouvelles éditions Lignes, 2009, p. 29-30). Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 5 ment dans les jardins : c’est en fait que les romans sont sans doute nés de l’institution même des jardins. L’activité romanesque est une activité jardinière ». En ce sens, Versailles, et plus généralement le jardin à la française, est traversé d’une « topique littéraire » 24 , qui lui permet d’incarner une caractéristique proprement romanesque, en proposant un modèle contre la réalité, dominé par une esthétique de la surprise. Un projet littéraire est à l’œuvre dans le projet architectural. Les jardins de Versailles sont, de ce point de vue, un lieu littéraire signifiant, un lieu où vacillent la fiction et la réalité. Le labyrinthe de Versailles de Charles Perrault, qui propose une lecture allégorique du lieu, en est l’illustration la plus célèbre. Alors qu’Annie Pietri souhaitait faire la démonstration du caractère romanesque de ce lieu en proposant une description relevant du merveilleux hyperbolique 25 , j’ai pour ma part préféré développer quelques autres de ces aspects, qui proviennent de la littérature romantique : le jardin à la française est un lieu propice à la rêverie, c’est un lieu poétique, le lieu du temps retrouvé. Les jardins deviennent en cela ce point nodal où peut s’inscrire et se condenser la symbolique d’une temporalité de la transmission. Dans Les orangers de Versailles, Marion enfouit des messages dans la terre ; autour de la fleur s’articulent la symbolique du temps et celle de la mémoire dans Oublie-nous. Le jardin est tout à la fois conquête d’un Éden par l’élaboration virtuose d’une nature artificielle et application de la géométrie à un paradis « mathématique » 26 . Le XVII e siècle, qui appartient à un temps d’avant les Lumières, qui est le siècle d’avant la rationalité, est peut-être d’abord le temps de la condensation et celui du conte. Marc Soriano a montré que les contes en vers de Charles Perrault opposaient à un premier niveau « la rêverie féerique […] aux conceptions rationnelles » 27 . Mon héroïne Marguerite repère bien cette contradiction : « Décidément, son siècle était devenu si rationnel qu’il en avait oublié la mort. » 28 Même si une telle remarque concerne évidemment davantage notre siècle que celui de Marguerite, j’ai souhaité, tout comme 24 Emmanuel Bury, « Versailles dans la littérature d’Ancien Régime : les fondements d’un mythe », dans Versailles dans la littérature. Mémoire et imaginaire aux XIX e et XX e siècles, éd. Véronique Léonard-Roques, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2005, p. 28. 25 Op. cit. 26 « Elle avait l’habitude de se promener avec lui dans ce qu’elle nommait un « ‘paradis mathématique’ » (Oublie-nous, op. cit., p. 84). 27 Voir Marc Soriano, Les Contes de Perrault : culture savante et traditions populaires, Paris, Gallimard, 1977, p. 474. 28 Oublie-nous, op. cit., p. 80. Marie-Hélène Routisseau 5 Perrault s’y était essayé dans ses contes, obéir à mes propres démons. C’est pourquoi la préciosité cultive la fonction poétique du langage pour ses visées signifiantes, procédant, comme un rêve, d’une écriture de la dérive. La métaphore est au sens propre une renaissance 29 . Elle allège le sujet, figé dans ce temps immobile et incertain où l’oubli la maintient : L’éventail s’ouvrait et se refermait comme les ailes d’un oiseau souple et gracieux. Il avait la légèreté d’une parure de plumes. Il palpitait, frémissait sous la main, s’animait d’une vie presque animale. D’un geste sec, Marguerite le replia en imitant l’élégance experte des courtisanes. Mais au lieu d’un nuage de poussières, c’est un parfum de violette qui s’envola dans un poudroiement doré. Un parfum envoûtant, un parfum entêtant et familier, un parfum pour lequel Marguerite aurait volontiers tout donné. Elle renouvela l’expérience et l’éventail libéra de nouveau l’impression vague d’un souvenir perdu. Elle croyait voir s’étendre un coteau vert dans le couchant… 30 Loin de toute intention historico-informative, prévaut ici la signification allégorique : la mémoire est foncièrement désobéissante, elle ne cède pas aux injonctions. Le devoir de mémoire est une incongruité. Nous ne pouvons, comme le rappelle sentencieusement François, le poète botaniste, « vivre avec les morts qu’à condition de les oublier. Pourtant, on ne peut leur rester fidèle qu’à la seule et unique condition que leur histoire nous ait été transmise. » 31 Telle est sans doute la grande leçon morale de ce roman, même si la mémoire se redécouvre du même coup inconsciente et freudienne, soumise aux refoulements et aux aléas du traumatisme. Au-delà de la lecture critique, les nombreuses références intertextuelles ont alors pour fonction de rappeler que toute œuvre s’inscrit dans une filiation littéraire et dans une histoire. La littérature transmet en cela un savoir intemporel capable de relier entre elles les générations. Il y a une dette symbolique à payer à l’égard des générations passées, dette que la littérature est la plus à même de symboliser et de représenter. Cette idée primordiale, aujourd’hui remise en question dans l’enseignement des lettres, est implicite mais insistante. Le texte est ainsi enrichi de citations, soulignées par des italiques, empruntées notamment à Virgile, François Villon, Pierre de Ronsard et Gérard de Nerval. La traversée du texte s’avère une traversée du temps par laquelle le sujet s’accomplit. La descente aux Enfers inspirée de l’Énéide devient ainsi une mise en page/ mise en texte du sujet incorporé 29 On pense à ce qu’en dit Pascal Quignard dans sa Rhétorique spéculative : « La metaphora, si elle ne guérit pas, allège : c’est une relevatio - c’est déjà une renaissance. » (Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 44). 30 Oublie-nous, op. cit., p. 31. 31 Ibid., p. 72. Les paradoxes de la mémoire à l’épreuve de la littérature 5 à une œuvre, dont il participe : « S’ils étaient vraiment les héros d’une histoire, nul doute qu’ils seraient maintenant arrivés sur une page blanche. Comme celle-ci. » 32 S’il y a du côté des topoï de la simplicité, il y a finalement du côté de la distanciation critique à l’égard du roman historique une complexité qui tient à un écart ironique plus ou moins perceptible. Cet écart devient explicite dans les conclusions d’un professeur d’histoire à la Sorbonne, le Professeur Laurier, qui s’interroge sur la pertinence historique d’un tel roman : Agacé, il repoussa le livre dans le fatras de cours, de copies et de dossiers, qui jonchaient son bureau, et ne put réprimer un petit rire nerveux. La mémoire était peut-être une armoire du temps de François Villon mais elle était devenue une sacrée passoire sous Marcel Boueldecque. Quand il y pensait ! Oser faire parler une aristocrate, née sous le règne de Louis XIV, du devoir de mémoire ! Il fallait vraiment n’avoir peur de rien ! Surtout pas des anachronismes ! Et justement, lui, Augustin Laurier, professeur d’histoire à la Sorbonne, il en avait trouvé des anachronismes, qui, franchement, n’étaient pas piqués des hannetons ! 33 Le roman historique n’est pas le genre le plus à même de mettre l’histoire en représentation. Nulle rigueur, nulle exactitude dans un tel projet. L’objet de la fiction historique pour la jeunesse ne questionne pas la signification de l’histoire mais s’attarde sur un destin singulier en relatant la transformation de la personnalité d’un enfant en train de devenir adulte. À l’instar d’autres romans initiatiques, Oublie-nous retrace donc le parcours d’un personnage parti à la recherche de ses origines, c’est-à-dire d’un personnage qui par son individuation se trouve en rupture avec l’histoire collective. Il est certain que ce rétrécissement du point de vue narratif à une éthique de l’affect autorise tous les anachronismes, historique, épistémologique 34 et littéraire. 32 Ibid., p. 58. 33 Ibid., p. 89. 34 Les interprétations d’inspiration psychanalytique sont ainsi tournées en dérision : « Ah ! Les analyses de rêve ! C’était quelque chose tout de même que ces interprétations pseudo-psychanalytiques ! Il devait se retourner dans sa tombe, le pauvre Sigmund. Dire qu’en 1900, il avait déjà renvoyé aux calendes grecques toutes les lectures symboliques biscornues ! Il ricana, chassa une mèche folle de son front comme s’il voulait balayer ce tissu d’inepties. Elle était belle la littérature française ! Quand il y pensait ! Mais fallait-il qu’il y pensât ? À l’heure où il était de bon ton de réécrire l’Histoire en y allant allègrement de son petit couplet fleur bleue, - et pas des myosotis, croyez-moi ! - fallait-il qu’un obscur scribouillard s’appliquât à démontrer la vérité, au demeurant ultra-banale, que la mémoire refusait d’obéir aux ordres... Cette fois-ci, il ne put réprimer un bâillement d’ennui. Il était évident, lui-même n’avait aucun doute là-dessus, que la mémoire ne se laisserait pas gouverner, fût-ce par des tyrans aussi cultivés que des chaussettes Marie-Hélène Routisseau 53 Un tel constat ne peut que mener à un retour vers des récits d’enfance, fondateurs : Non ! Décidément, mieux valait lire Peau d’âne, au moins on était tout de suite fixé. Ça finissait par une bonne leçon de morale à l’ancienne, parfaitement claire. Il l’avait d’ailleurs apprise par cœur… Ce conte est difficile à croire, Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants, Des Mères et des Mères-grands, On en gardera la mémoire. C’était une histoire à dormir debout, bien sûr, mais un bon conte, c’était tellement bon… Et tout en suivant intensément le fil de ses pensées, il s’assoupit et risqua un sourire heureux en direction des anges. 35 N’est-ce pas dès lors la fonction même du conte que la mémoire convoque ? Et la conclusion de Peau d’âne n’est-elle pas, sur ce point, éloquente ? Car si celle-ci affirme sa fidélité au folklore traditionnel, elle relie également le conte à un savoir intergénérationnel nourrissant la mémoire collective et permettant la circulation d’une histoire. Il y a dans ces histoires « à dormir debout » quelque chose qui s’entête à rester du rêve, et nous fonde 36 . percées. Mais de là à confondre l’histoire familiale et l’Histoire avec une grande hache, il y avait des limites… » (ibid., p. 90). 35 Ibid., p. 91. 36 Nous pensons encore à Pascal Quignard : « Le conte, au contraire de ma vie, est un morceau qui est resté du rêve. » (Le nom sur le bout de la langue, Paris, POL, 1993, Folio n° 2698, p. 99). PFSCL XXXIX, 77 (2012) Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or M ATTHIEU F REYHEIT (U NIVERSITÉ DE H AUTE -A LSACE ) Théâtre d’événements intérieurs considérables, au centre de plusieurs guerres européennes, la France du XVII e siècle se concentre sur sa métropole. C’est, du moins, ce que retiennent majoritairement les domaines qui l’appréhendent. On s’étonnerait presque de constater que la littérature de jeunesse ne suit pas le mouvement académique lorsqu’elle fait se jouer le siècle de Louis XIV, dans toute une part de sa production, sur les mers et dans les colonies. Cette seule observation justifie une série de questionnements : mettre l’action au large permet-il de s’arracher aux griffes d’un siècle dont l’historicité est perçue de manière aiguë ? Ou, plus subtilement, d’exposer au lecteur un autre XVII e siècle ? Les récits d’aventuriers de la mer sont pour la littérature de jeunesse l’occasion de rappeler à notre mémoire une époque de voyages, de développement des colonies, d’aventures et de dangers. Et si l’esthétique de la péripétie semble échapper à celle de l’événement historique, la mer et le lointain sont cependant l’occasion pour le jeune lecteur d’aborder une histoire connexe de la France et du monde. On ne saurait dans cette approche avoir de meilleurs guides que les pirates, forbans et autres flibustiers qui peuplent la littérature adolescente et enfantine. De l’île de la Tortue à l’histoire des renégats et des Guerres de Religion, du soutien de Louis XIV aux corsaires à son abandon, de l’âge d’or des Antilles au paradis de Madagascar, de la flibuste à la piraterie, du sang des batailles à l’or des fonds de cales, l’aventurier des mers livre un portrait hors et loin du siècle, qui pourtant se lit comme une histoire parallèle, le revers obscur du soleil des Antilles et des grandeurs de Versailles. « La piraterie, écrit Gilles Lapouge, appartient à l’historie comme un parasite à sa branche, plus secrètement comme le mal concourt au bien, comme Satan accomplit Dieu » 1 . C’est en compagnie de ce parasite que nous nous proposons de 1 Gilles Lapouge, Les Pirates. Vers la terre promise, Paris, Balland, 1976, p. 9. Matthieu Freyheit 53 voyager pour découvrir comment se lit, dans les productions confiées aux yeux et aux mémoires de nos jeunes lecteurs, l’histoire parasitaire d’un siècle lumineux. Le succès actuel du pirate n’a guère besoin d’une démonstration : littérature, bande dessinée, cinéma et dessins animés, il est aujourd’hui une figure incontournable de la production culturelle. La littérature jeunesse n’est pas en reste, loin s’en faut, et se donne pour maîtres Stevenson et d’autres comme James Matthew Barrie. Voilà quelques années maintenant que les historiens se sont penchés à leur tour sur ce personnage qui, jusquelà, demeurait dans les sphères de l’imaginaire. L’histoire de la piraterie connaît sous cette impulsion une forme de normalisation, de cadre permettant de la relier à l’histoire officielle. Pourtant, loin des nouvelles recherches, l’histoire demeure bien souvent absente des récits de pirates. Ainsi Daniel Vaxelaire, spécialiste de l’histoire de l’océan Indien, saisit-il l’occasion de romans de pirates - les aventures du jeune Bastien dans La Baie des requins puis Le Trésor des forbans 2 - pour échapper aux formes de l’histoire, et se contente de situer l’action sous le règne de Louis XIV, sans autre détail. Dans l’ambivalence qui se joue entre redécouverte de la piraterie et défaut apparent d’histoire, comment la littérature de jeunesse, qui fait la part belle au XVII e siècle comme aux personnages de pirates, fait-elle se rencontrer ces deux motifs ? Il va sans dire que la piraterie, présente aussi bien sous l’Empire romain que dans presque tous les siècles de l’histoire sous des formes diverses, ne se résume ni à un siècle ni à une période précise. Plus qu’une solution de facilité, s’emparer du personnage de pirate à l’heure où celui-ci est au haut de l’affiche constitue un choix à assumer, tandis que le choix supplémentaire de le situer au XVII e siècle engage des problématiques particulières. Ajoutons à cela les perspectives d’une littérature qui se distingue tant dans ses rapports à la littérature académique que dans ses rapports à l’histoire ; et, bien entendu, à son lectorat. À partir de ce triangle qui relie un sujet (la piraterie), une temporalité (le XVII e siècle) et un support (la littérature pour la jeunesse), quelles représentations du XVII e siècle les auteurs contemporains choisissent-ils de confier au jeune lecteur ? Quels discours sur le public visé, enfance et adolescence, y engagent-ils ? Quelle portée didactique accorder à ce personnage de forban, dont on ne sait s’il est nié par l’histoire ou si c’est lui qui la nie ? La situation historique mise en avant par les auteurs et la perspective selon laquelle ils y associent le lectorat particulier qu’est la jeunesse établissent une première série de questionnements conjugués selon les modalités suivantes : hésitation, soumission, transgression. Dans ce cadre, la littérature destinée à la jeunesse 2 Daniel Vaxelaire, La Baie des requins, Paris, Flammarion Jeunesse, 2003 ; Le Trésor des forbans, Paris, Flammarion Jeunesse, 2003. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 53 interroge plus généralement le rapport de l’enfant et de l’adolescent avec l’histoire, ainsi que son propre rôle de médiateur, faisant du pirate un moteur de réinvention ou d’anticipation historiques. Enfin, le pirate tend souvent vers la légende davantage que vers le personnage historique : un choix qui, entre modèle utopique et modèle déceptif, n’est pas sans lien avec la vision de la jeunesse véhiculée dans ces textes. Une fin de siècle très… Louis XIV Le premier constat, historique, est fort simple à formuler : les romans de piraterie situés au XVII e siècle engagent tous leur action dans la seconde moitié du XVII e siècle, sous le règne du (semble-t-il incontournable) roi Louis XIV. Plus précisément, les aventures maritimes qui nous intéressent se déroulent majoritairement en fin de siècle, c’est-à-dire au moment où, le gouvernement anglais ayant interdit la flibuste, les Français deviennent maîtres du jeu, jusqu’à la fin de la guerre de Succession. Mary Read, femme pirate, apparaît la première fois au XVIII e siècle dans la célèbre Histoire générale des plus fameux pirates du mystérieux capitaine Johnson, sous l’identité duquel nombre de chercheurs s’accordent aujourd’hui à voir l’écrivain Daniel Defoe. L’histoire peu commune de cette pirate, reprise maintes fois depuis sa version première et racontée, au sein de la littérature de jeunesse, par Alain Surget dans un roman intitulé Mary Tempête 3 , commence en 1698. Pirate rouge 4 , d’Anne-Marie Desplat-Duc, conte les aventures du jeune Josselin. Celles-ci se déroulent entre 1675 et 1684, alors que Henry Morgan, ancien boucanier, pirate ou corsaire selon ses heures, occupe un poste de vice-gouverneur de la Jamaïque. L’histoire d’Henriette, dans le septième volume des Colombes du Roi-Soleil 5 , de la même auteure, se joue également en fin de siècle pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg. Yves Heurté, en reprenant dans Le Forban magnifique 6 l’histoire de Libertalia, cité mythique fondée par un forban français - là encore, le récit premier apparaît dans l’Histoire générale de Johnson/ Defoe -, s’engage lui aussi dans le tournant du siècle. Seul Alain Surget fait exception avec sa série Pavillon Noir 7 dont les aventures débutent dans les années 1660. Deux jumeaux, Benjamin et P’tite Louise, y sont kidnappés par une bande de pirates avant d’apprendre qu’ils 3 Alain Surget, Mary Tempête, Paris, Flammarion, 2007. 4 Anne-Marie Desplat-Duc, Pirate rouge, Paris, Rageot, 2008. 5 Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil, t. 7. Un Corsaire nommé Henriette, Paris, Flammarion, 2008. 6 Yves Heurté, Le Forban magnifique, Paris, Gallimard, 2005. 7 Alain Surget, Pavillon Noir (11 volumes, en cours), Paris, Flammarion, 2005-2009. Matthieu Freyheit 5 4 sont eux-mêmes les enfants d’un célèbre forban. Les auteurs font le choix d’un XVII e siècle du passage, de la transition, qui se matérialise dans le devenir des héros : passage vers la mer et vers une zone marginale de l’histoire, passage vers la flibuste dans laquelle les personnages réalisent une partie de leur destinée. Passage, enfin, vers un XVIII e siècle qui en réalité ne fait qu’achever le XVII e jusqu’en 1715 lorsque commence, précisément, l’âge d’or de la piraterie dans l’océan Indien. Car le passage est aussi celui de la flibuste - le terme désigne les corsaires agissant dans les mers des Antilles et de l’Amérique - à la piraterie. Ainsi ne naît-on pas pirate : on le devient. À la merci de l’histoire ? Surget souligne constamment - et sciemment - le lien entre personnage et histoire ; lien qui se traduit par un rapport de force. Le personnage de Mary Read, mû individuellement par son ambivalence sexuelle (tantôt fille, tantôt garçon selon ce qu’imposent les circonstances, mais également selon son propre désir), voit sa destinée largement guidée par les aléas d’une histoire faite de guerres et d’intervalles de paix. Alors que, sous son identité de femme, elle tient une auberge avec son mari rencontré à la guerre dans les Flandres, Mary sait que la pérennité de son établissement ne tient qu’au bon vouloir des décideurs de ce monde, la guerre lui assurant une clientèle régulière : - La ville va se vider si on renvoie les soldats chez eux, relève un client. Mary se raidit. Joos a pincé les lèvres. Plus de militaires, ça signifie une perte importante pour les Trois Fers. Il ne restera que les poivrots, quelques pue-la-sueur…même les marchandes d’amour vont déserter le coin. […] - Ne vous en faites pas, les rassure une femme qui remarque leur mine décomposée, ce n’est pas pour demain. Quand les rois négocient des conditions de paix, ça dure plusieurs guerres. 8 Mais le front apporte en sus son lot d’épidémies. Joos, son mari, est terrassé. Mary tient bon tandis que la paix signée à Utrecht ne tarde pas à relancer les offensives ainsi que le commerce. Pourtant, un an plus tard, avec le traité de Rastadt, la guerre de Succession d’Espagne est bien finie, et Mary plie bagages. À la merci de l’histoire, le personnage illustre une existence soumise à des contraintes qui le dépassent et l’obligent. Cette histoire écrasante, perçue, tel l’État par Nietzsche, comme « le plus froid des monstres froids » 9 , incarne le sentiment qui saisit l’enfant face à la grande Histoire. La 8 Alain Surget, Mary Tempête, op. cit., p. 147. 9 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Librairie Générale Française, 1983, p. 66. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 5 lecture voit se rencontrer conscience historique et conscience de soi de l’enfant ou de l’adolescent en construction : d’un côté le fait inébranlable, assuré, et soutenu par une communauté adulte qui fait corps autour de son histoire et, de l’autre côté, pour le jeune, la difficulté de la construction identitaire et du rapport au monde extérieur. Mary, Misson, Josselin, Benjamin et P’tite Louise sont autant de personnages qui fuient l’histoire et s’engagent sur un navire pirate, symbole de leur désinscription. Après la mort de son époux, Mary choisit d’embarquer une fois nouvelle, sous ses vêtements d’homme. Le navire à bord duquel elle sert est pris d’assaut par des pirates, dont la jeune femme finit par grossir les rangs. Contrainte à la fuite, Mary est comme mise en marge par l’histoire elle-même. « Fuir, mais en fuyant, chercher une arme » 10 : sur le modèle de cette formule empruntée par Gilles Deleuze au Black Panther George Jackson, la piraterie introduit une bilatéralité dans le rapport de force du personnage à l’histoire. Mary Read rencontre Ann Bonny, une autre femme pirate ; insoumises, les deux louves des mers 11 illustrent la manière dont le personnage de pirate engage vis-à-vis de l’histoire non pas un rapport de servitude mais, selon l’expression de l’historien Marcus Rediker, « le choc de deux terreurs contraires » 12 . La flibuste et l’enfant devant la transgression Ce rapport de force est largement mis en avant par les auteurs dans le passage qui se joue entre flibuste et piraterie, ainsi que dans l’ambivalence du pouvoir face aux forbans malgré l’interdiction anglaise puis française en 1684 lors du traité de Ratisbonne. L’interdit demeure aléatoire et l’attitude des gouvernements ambiguë tout au long de cette période, tandis que la flibuste ressuscite lorsque commence la guerre de Succession d’Espagne. Après avoir pillé un navire espagnol de sa cargaison de perles, Josselin se rend à la Jamaïque, alors gouvernée par l’ancien flibustier Morgan. Celui-ci rappelle au jeune pirate la punition qu’il mérite pour avoir pratiqué la course en temps de paix ; il oublie toutefois sa menace en échange d’une part du butin. Le terme du XVII e siècle est présenté, sur ce modèle, comme un temps d’hésitation envers une population dont on ne sait plus que faire. En effet, si la flibuste est de mise en temps de guerre, elle devient obsolète en temps de paix : elle n’est alors plus rentable. Le jeune lecteur pressent que l’inscription de l’individu dans la société est avant tout économique, et 10 Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 164. 11 Lobas de mar est le titre original d’un roman de Zoé Valdès, publié en 2003. 12 Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, Paris, Libertalia, 2008, p. 29. Matthieu Freyheit 5 que son intégration dépend des conséquences pécuniaires de son acte, gain ou perte pour le commerce légal. Josselin ne place dans son désir de piraterie nul autre motif que l’enrichissement personnel. Parmi les boucaniers, il se fait un ami, Lalune, auquel il confie son rêve univoque : « […] devenir flibustier, seul moyen à mes yeux d’obtenir le pouvoir et l’argent » 13 . L’auteure n’est pas tendre avec un personnage dont la bassesse du désir se révèle dans l’échec de ses tentatives. Entraîné vers le fond, il ne retrouve véritablement le bonheur qu’en substituant à l’argent un désir plus noble : l’amour, bien évidemment, situant entre pirater pour soi et pirater pour autrui la tentative de moralisation de la piraterie. Moralisation ainsi que récupération. Jack Sparrow, un personnage taillé pour le succès auprès du jeune public, échappe à la corde dans les derniers instants de La Malédiction du Black Pearl, premier volet de la série cinématographique des Pirates des Caraïbes. Sa fuite suscite une réaction pour le moins modérée du gouverneur de l’île : « Peut-être que dans les rares occasions où la poursuite d’une juste cause impose un acte de piraterie la piraterie elle-même peut devenir une juste cause » 14 . Le lecteur découvre à travers la piraterie une histoire soumise à une question de seul point de vue, celui-ci étant à son tour soumis à un pouvoir possesseur du « monopole de la violence légitime » 15 . Ce motif rappelle l’enfant et la flibuste à l’autorité d’un État-père qui trouve sa juste expression dans la figure de Louis XIV. Suite à l’interdiction de la course par ce dernier, les flibustiers ont le choix de s’intégrer aux colonies ou de tomber dans la piraterie. Or, Mary, Josselin, Misson, ainsi que Benjamin et P’tite Louise, ne trouvent nullement leur place dans une société qui les enchaîne. La problématique de la flibuste en cette fin de siècle devient très explicite pour l’adolescent : que faire quand on ne trouve pas sa place ? Deux alternatives s’offrent aux forbans : s’intégrer ou déserter, s’inclure ou s’exclure ; l’enfant et l’adolescent, quant à eux, se voient parallèlement projetés par la littérature de jeunesse à un moment frontière, entre acte de soumission et acte répréhensible. Calico Jack, ouvrant le feu sur Port Royal dans Mary Tempête, s’écrie : Que les îles prennent peur désormais ! Ce que j’ai accompli aujourd’hui, c’est un acte de rébellion contre le roi. Je veux que la flibuste cesse d’être la pourvoyeuse des marchands, et qu’elle œuvre pour elle seule ! À nous l’or des Incas, les pierreries des Aztèques et les brocarts d’Europe ! Ce sont nos coffres que nous allons remplir ! 16 13 Anne-Marie Desplat-Duc, Pirate rouge, op. cit., p. 24. 14 Gore Verbinski, Pirates of the Caribbean, The Curse of the Black Pearl, 2003. 15 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10/ 18, 1963, p. 124. 16 Alain Surget, Mary Tempête, op. cit., p. 260. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 5 Il franchit dès cet instant la limite que représente l’État - le roi - et devient hors-la-loi, passant de l’inconséquence des actes au sérieux de la punition et, en quelque sorte, du jeu à la réalité. Un mouvement qui double celui du jeune lecteur pris dans le jeu de la lecture. Dans un premier temps, celle-ci le projette auprès d’un personnage transgressif qui, sur un mode cathartique, développe un principe de vie par procuration ; dans un deuxième temps, protectrice, elle lui impose la distanciation nécessaire à la réalité du monde : c’est le livre qui se referme. S’éloigner, réinventer Sous couvert d’une littérature de jeunesse prétendument inoffensive, les auteurs n’hésitent pas à s’emparer du dilemme de la flibuste pour appuyer les distinctions qui s’établissent entre piraterie et piraterie d’État, entre le vol illégitime pour soi et le pillage au nom d’un pouvoir institué. C’est, en quelque sorte, l’État qui décide, au nom de tous, des règles du jeu ; c’est aussi lui qui en est l’arbitre et c’est lui, enfin, qui en décide de l’arrêt. Certes, les romans de piraterie ne sont pas des leçons d’alter-politique adaptées à l’entendement des plus jeunes. Toutefois, l’espace-navire devient pour l’imaginaire un lieu essentiel où l’éloignement autorise à penser l’impensable dans une micro-société flottante s’opposant, dans un nomadisme deleuzien, à la fixité des terres. Alors que le roman historique est un genre national, identitaire, auquel on prête habituellement la vertu de faciliter l’intégration de l’adolescent dans une société spécifique 17 , le drapeau noir des pirates fait code pour l’enfant et symbolise, en plus de l’opposition au modèle social institutionnel, la proposition d’un modèle alternatif. Benjamin et P’tite Louise, élevés dans une pension pour orphelins, sont soumis à une éducation modelée par les attentes de leur siècle. Benjamin doit apprendre le maniement des outils et des armes, ainsi que l’obéissance aux règles. P’tite Louise, elle, doit apprendre l’art d’être une honnête et fidèle épouse, ainsi que les travaux de couture et de cuisine. Ni l’un ni l’autre ne se sent à l’aise dans le rôle qui lui est attribué. Ce n’est qu’une fois à bord du navire de Parabas, pirate aux mystérieux desseins, que chacun se formera aux disciplines qu’il a choisies : connaissances de la navigation pour Benjamin, et métier des armes pour P’tite Louise. C’est sous le signe de cette permissivité, voire de ce renversement, que s’organise la vie à bord du vaisseau pirate et, plus généralement, le modèle à la fois politique et social développé sur celui-ci. Entre transgression et intégration, la littérature jeu- 17 Voir Danielle Thaler, Alain Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents. Roman historique, roman-miroir, roman d’aventures, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 34. Matthieu Freyheit 5 nesse hésite sur le rôle qu’elle se donne. Sous couvert de l’incompréhension de ses enjeux par son public, et, parallèlement, consciente de la disponibilité psychologique particulière de celui-ci par rapport à un public adulte, elle s’ouvre la possibilité de « faire l’innocente » afin de choisir le camp de la transgression et profite de sa situation pour s’enrichir d’une dimension subversive. Ce faisant, elle dessine également les contours d’un dévoiement, d’une mise en péril du rôle bienveillant qui lui est traditionnellement désigné : étant elle-même en marge de la littérature académique, son statut d’outsider - mis en valeur par le personnage du pirate - interroge sa véritable capacité à favoriser l’intégration du jeune lecteur. Winnicott tend cependant à considérer comme essentielle, au sein de la démarche de l’individu vers l’indépendance, la prolongation de la capacité à créer 18 . Or, la littérature pour la jeunesse s’inscrit précisément - et, surtout, inscrit le jeune lecteur - dans un processus de création, une recréation mêlée de récréation, vis-à-vis de l’histoire. C’est ainsi qu’elle induit une distanciation par rapport à l’histoire qui contrebalance la distanciation imposée par l’acte de lecture entre le jeune lecteur et l’acte transgressif du pirate. Précéder l’histoire Pas tout à fait dans l’histoire sans être complètement dans l’imaginaire, la littérature de jeunesse installe son lecteur dans un espace de l’outstanding et du transitoire où elle distille, par le biais du personnage de pirate, une autre manière d’être au monde. Héros marginal, personnage de la périphérie ou de la bordure, le pirate agit sur la base d’un rapport de défection au pouvoir selon lequel l’éloignement devient salutaire. « Chez moi, précise Misson, il faut obéir au roi ou mourir aux galères, obéir au pape ou mourir aux galères » 19 . Le retrait du pirate est l’occasion d’établir des règles nouvelles, indépendantes des conventions imposées par un siècle où les attitudes sont perçues par le jeune lecteur comme autant de codes et d’étiquettes. Marcus Rediker souligne l’efficacité des pirates à résoudre les principaux problèmes de leur temps. Race, religion, égalité politique et économique, notion de propriété, invention d’une forme d’assurance santé et question du féminin, le pirate inaugure un système social basé sur des valeurs qui ne sont pas étrangères au lecteur d’aujourd’hui : liberté, égalité, fraternité. Ce sont là les trois piliers de Libertalia, la cité mythique fondée par le tout aussi mythique capitaine Misson. Semblables thématiques, récurrentes dans l’organisation à 18 Madeleine Davis, David Wallbridge, Winnicott. Introduction à son œuvre, Paris, PUF, 1992, p. 64. 19 Yves Heurté, Le Forban magnifique, op. cit., p. 77. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 5 bord des navires pirates, apparaissent en nombre dans les textes, formant dans la multiplicité des auteurs un imaginaire en réseau. Évocation d’une charte-partie dans Mary Tempête ; partage équitable des richesses dans Le Forban magnifique ; possibilité d’élire son capitaine et de conserver un contre-pouvoir décisionnel ainsi que la possibilité de le destituer à tout moment dans Pirate rouge ; assurance de pouvoir quitter le groupe selon son envie dans ce même roman : loin de présenter un exemple de désordre anarchique, le pirate offre à contempler un modèle politique et social propre. De là à parler de modèle alternatif dans une histoire off du XVII e siècle, il n’y a qu’un pas. Mais, surtout, le développement conjoint de ces motifs et du pirate outsider semble enseigner au jeune lecteur que les avancées de l’histoire se profilent dans les ombres marginales du monde avant de se réaliser sous la forme d’événements jalonnant les manuels scolaires. Yves Heurté choisit sciemment ses mots lorsqu’il qualifie Misson de « forban révolutionnaire ». L’aventure pirate apparaît comme une révolution avant la Révolution, précédant celle du siècle à venir, tandis que les entreprises marginales elles-mêmes n’apparaissent plus vides mais porteuses de sens. Avec le pirate pour compagnon de l’aventure, l’enfant apprend que s’il n’est pas dans l’histoire, il ne sombre pas dans un néant pour autant ; car il y a bien des histoires à côté de l’Histoire et, peut-être même, structures préalables au réel objectif, avant l’histoire. Enfants et adolescents se voient soudain, à plusieurs encablures de leur rôle d’apprenant, précéder l’histoire : une perception qui, finalement, loin de désinscrire la jeunesse, lui accorde une véritable implication comme force active de proposition. Un siècle d’utopies Avec ses espaces propres (Libertalia, mais également l’île de la Tortue, l’île à la Vache), ses noms célèbres (Henry Morgan, John Rackham, Monbars l’Exterminateur ou l’Olonnais Éventreur - ces deux derniers exaltent l’enthousiasme de Josselin), ses trésors enfouis et ses cartes mystérieuses, la piraterie au sens large dresse, au cœur de l’histoire, l’image d’un XVII e siècle légendaire. La publication dans la collection Contes et Légendes d’un volume consacré aux récits de pirates confirme l’appartenance à la légende, le réinvestissement d’un temps mythique et non historique. L’histoire est supplantée par une multitude de récits, un indéfini médiateur où se compose, à la manière de la matière de Bretagne, une matière des mers du Sud, créant pour l’enfant et l’adolescent un nouvel espace potentiel entre le soi indivi- Matthieu Freyheit 54 duel et l’environnement historique 20 . Sur la route qui la mène à Versailles, la jeune Henriette ferme les yeux et s’imagine partir vers les îles. Versailles ne cesse de faire code : codes comportementaux auxquels sera soumise Henriette, mais également code de connaissance pour le lecteur, le château ayant été érigé par nous en symbole et résumé du XVII e siècle et de la monarchie absolue. Cependant, le modèle est fui par Henriette tout comme il est finalement rejeté par Lalie (sous Lalune, ami de Josselin, se cache en réalité une jeune fille) qui rêvait auparavant de bals, de robes, de musique et de vie à la cour. Versailles concentre pour le jeune liseur les représentations du siècle comme une sorte d’utopie monarchique, symbole du pouvoir et de la France. Mais, comme si le siècle avait créé un monde et son contraire, le pirate dessine le revers de cette image trop exclusive. Au modèle d’équilibre que doit tenter d’approcher l’honnête homme du XVII e siècle, le pirate offre au lecteur l’image d’un siècle de l’excès et de l’humeur. Josselin, partisan de cette esthétique, ne manque pas une occasion de boire à s’en rendre malade. Tantôt jaloux, colérique et égoïste, sa valeur morale est plus d’une fois remise en doute. Mais c’est dans la cité de Libertalia que se manifeste l’envers le plus évident de l’utopie versaillaise ; le deuxième visage de Janus en quelque sorte. La République des forbans, créée par le pirate Misson, constitue un pendant libertaire et grossier de Versailles : l’or qu’on y ramène est volé et non saisi au nom d’un roi choisi de Dieu, l’égalité entre les hommes y remplace les codes et usages de la hiérarchie, la grossière liberté du langage et des mœurs s’y substitue à l’idéal de l’honnête homme, et les fastes du bal sont troqués contre les saouleries masculines au rhum. Telle est la cité présentée par Yves Heurté, reprenant un texte attribué à Defoe. Bien qu’aucune preuve n’ait jamais été découverte prouvant l’existence d’une telle cité, et qu’elle soit presque unanimement considérée comme une invention de la part de Defoe, Yves Heurté postule une véracité historique dans un court hommage liminaire : D’où tenons-nous le récit des faits et forfaits de ce pirate révolutionnaire ? De l’auteur de Robinson Crusoé. À cette différence près qu’il n’inventa rien, notre Daniel Defoe. Car ce forban érudit a bel et bien existé au siècle de Louis XIV, et nous a laissé des écrits en français. 21 Heurté s’accorde ici avec l’historien américain Marcus Rediker : Bien entendu, Libertalia est une fiction. C’est en tout cas ce que répètent de nombreux érudits depuis bien longtemps. Était-ce littéralement une « utopie », c’est-à-dire quelque chose d’irréel, un non lieu ? Était-ce un mythe, 20 Voir Madeleine Davis, David Wallbridge, Winnicott. Introduction à son œuvre, op. cit., p. 62. 21 Yves Heurté, Le Forban magnifique, op. cit., p. 6. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 54 une invention ? Ce livre répond par un « non » de défi. C’est en réalité tout le contraire : Libertalia ne s’appuie pas seulement sur des faits historiques. Elle est l’expression littéraire de traditions, de pratiques et des rêves vivants du prolétariat de l’Atlantique au cours de l’âge d’or de la piraterie. 22 Entrer dans la légende L’histoire événementielle se voit supplantée, sous l’impulsion même de l’historien, par une histoire fondée sur les aspirations littéraires et les rêves dont elle est issue, comme si la légende imposait soudain sa loi à l’histoire 23 . L’affaire n’est pourtant pas aussi optimiste qu’elle semble l’être pour le pirate comme pour l’adolescent. Rappelons que lorsque le corsaire est reçu à Versailles - Henriette et Jean Bart dans Les Colombes du Roi-Soleil -, le pirate, lui, est pendu haut et court - William Kidd et Calico Jack dans Mary Tempête. D’un côté l’honneur retrouvé d’Henriette et de son nom, de l’autre la fin misérable d’un Calico Jack qui s’entend dire : « […] si tu t’étais battu en homme, tu n’aurais pas à mourir comme un chien » 24 . Tandis que la vie de corsaire se révèle une aventure-étape structurante qui permet une intégration sociale, une transition tournée vers une réussite possible, la vie de pirate, quant à elle, constitue une étape auto-destructrice : il faut que le pirate meure, réalisé dans sa chute comme la transgression ne se réaliserait que dans la punition. C’est un texte non contemporain, Peter Pan, qui nous met ici sur la voie. L’ultime bataille s’achève par la victoire des enfants sur les pirates. Les premiers endossent alors les vêtements des seconds : la figure du pirate, vidée de sa substance par la mort, devient simple déguisement. Les enfants décident de rejoindre enfin Londres et cessent d’être des héros pour se fondre dans la foule, tandis que les pirates, vaincus, demeurent à jamais bloqués sur l’île de Neverland, dans un temps de légende. Le périple du capitaine Misson et de son équipage, après la destruction par les autochtones de Libertalia et d’une grande partie de ses habitants, prend également, peu à peu, l’apparence d’un songe, la cité elle-même devenant dans la mémoire des survivants un souvenir raréfié. Et tandis que l’histoire s’efface, les pirates meurent eux aussi, Yves Heurté laissant le lecteur à son hésitation : le pirate abandonne-t-il le réel, ou le réel abandonne-t-il le pirate ? Déguisement ou songe, la littérature impose à l’enfant d’associer le pirate au jeu ou à la légende, lui adjoignant une nature éphémère. La 22 Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, op. cit., p. 21. 23 Danielle Thaler, Alain Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents…, op. cit., p. 102. 24 Alain Surget, Mary Tempête, op. cit., p. 322. Matthieu Freyheit 54 légende et le jeu se présentent comme une construction humaine hors du monde, susceptible comme les pirates de Barrie d’être oubliée à tout moment. Entrer dans la légende, c’est, définitivement, sortir du monde. Ainsi se présente l’entrée en littérature et la mise en livre du personnage. Le pirate, devenu majoritairement un personnage de roman et non d’histoire, disparaît de la surface du monde pour s’ériger comme une chimère, une inexistence. En se saisissant du pirate - un personnage dont la mort peut être marquante et dont les actes peuvent être punis - la littérature jeunesse choisit une manière bien particulière de présenter l’histoire. Entre réel et légendaire, le XVII e siècle semble sous son impulsion se partager en deux voies que sont histoire et aventure. Et, alors qu’elle condamne, à l’instar de Pierre Mac Orlan, l’aventurier actif, elle invite son jeune lecteur à devenir, dans un mouvement dialectique, aventurier passif de l’histoire dont le pirate, disparu, héros d’histoires sans Histoire, participe en fantôme, silencieusement. Le roman historique propose des points de repère dans un paysage bouleversé : il correspond, affirment Danielle Thaler et Alain Jean-Bart, à un besoin d’enracinement dans la crise de notre société 25 . Dans un contexte où les discours adultes sur la mondialisation sont ceux d’une dénonciation, d’une crainte, d’une inquiétude sur la possibilité d’être soi dans un monde uniformisé et écrasant, l’enfant et l’adolescent appréhendent eux-mêmes avec difficulté les rapports au monde extérieur. Parallèlement, Winnicott fait de l’acte transgressif une composante essentielle de la construction identitaire adolescente. Dans un XVII e siècle aux tensions similaires, où l’identité disparaît derrière une image monarchique omniprésente et un développement commercial pressant, le pirate traduit précisément un instant de franchissement, un passage à l’acte ; acting out : un acte délinquant par lequel il franchit simultanément les limites du jeu et celles de l’histoire. Alors que le passage à l’acte échappe par sa violence à la pensée et à la verbalisation, la littérature de jeunesse s’en empare et le textualise, affirmant son rôle à la fois médiateur et canalisateur. Entre âge d’or de la flibuste et âge d’or de la piraterie, elle entrelace éléments historiques et imaginaires pour fonder une légende dorée dans laquelle se conjuguent regardants et regardés : lecteur et personnage, bien entendu, mais aussi, plus largement, époque contemporaine et fin de XVII e siècle, deux moments de transition, deux changements de siècle. La mise en légende de l’histoire de la piraterie vient endiguer, empêcher la possibilité de l’acte violent, révélant non seulement la qualité morale que s’impose toujours la littérature pour jeunes, mais également la 25 Danielle Thaler, Alain Jean-Bart, Les Enjeux du roman pour adolescents…, op. cit., p. 43. Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or 54 vertu quasi auto-cathartique d’une histoire qui tente de contrecarrer ses propres démons ; car, sans doute, ce mouvement de défense n’est-il pas sans rapport avec la réaction d’une époque qui, entre crise des banlieues et commerce culturel menacé, se sent basculer vers un nouvel âge d’or où l’adolescence pourrait bien, cette fois, faire l’histoire : celui du piratage. PFSCL XXXIX, 77 (2012) Hall Bjørnstad : Créature sans Créateur. Pour une anthropologie baroque dans les Pensées de Pascal. Québec : Presses Universitaires de Laval, 2010. 201 p. Résolument paradoxal, le titre de l’ouvrage de Hall Bjørnstad l’est à un double titre : d’une part, en lui-même, parce que toute créature suppose, par nature, un créateur ; d’autre part, en contexte, parce que le projet qui soustend les Pensées de Pascal peut difficilement se concevoir sans un Créateur, fût-il caché. C’est ce double paradoxe qu’assume pourtant pleinement ce livre récemment publié aux Presses de l’Université Laval et centré, en effet, sur cet homme « baroque », « créature sans créateur » qui a « secoué le joug » (fr. 681, §21) mais dont la conscience n’est pas encore sécularisée, et qui constitue le « personnage principal » de l’« œuvre de fiction » que sont les Pensées (p.3). L’ouvrage s’ouvre sur une introduction riche et dense présentant la démarche de l’auteur ainsi que le statut épistémologique du discours anthropologique développé dans les Pensées. Il s’organise ensuite en deux parties, portant respectivement sur le seuil et le centre du processus apologétique mis en œuvre par Pascal. Dans la première se trouve analysé le portrait de l’homme sans Dieu, principalement à partir des sept fragments tardifs vraisemblablement destinés à constituer l’ouverture générale de l’apologie et rassemblés dans l’édition Sellier sous le titre de « Lettre pour porter à rechercher Dieu ». Le projet pascalien y apparaît comme une tentative de faire prévaloir ce que Hall Bjørnstad, reprenant la dichotomie fameuse de Rousset dans ses travaux sur la poésie baroque, nomme « l’inconstance noire » (celle du « chercheur » inquiet déplorant l’inconstance du monde), sur « l’inconstance blanche » (celle du « non-chercheur » s’enchantant et jouissant de l’inconstance du monde). Hall Bjørnstad n’est certes pas le premier à appliquer à Pascal les analyses de Rousset, et dans son Pascal et saint Augustin, Philippe Sellier avait ainsi souligné le lien profond qui unit la vision du monde pascalienne à cette « inconstance noire » dont il retrouvait les prémisses chez Augustin. Néanmoins, l’attention plus poussée accordée ici à cette dimension des Pensées, et le parallèle insistant tracé entre la créature pascalienne et la sensibilité baroque décrite par Rousset s’avèrent à la fois très convaincants et éminemment suggestifs. La seconde partie de l’étude replace cette figure de la « créature baroque » au centre de l’enquête anthropologique pascalienne. Ce « déplacement de l’humanité de l’homme vers son être-créature » (p. 10) conduit à lire les Pensées comme une véritable « analytique de la créature », dans le cadre d’une démarche délibérément sélective : « Il ne s’agi[t] nullement de PFSCL XXXIX, 77 (2012) 5 proposer un aperçu général ou synthétique de l’anthropologie pascalienne de l’homme sans Dieu, ni de tâcher de reconstruire en détail l’argument caché dans le classement des fragments à portée anthropologique » ; ce qui est visé « n’est pas une totalité, mais un centre constitutif » (p. 103). Hall Bjørnstadt est ainsi amené à reconsidérer l’anti-humanisme de Pascal, dont le moment essentiel lui paraît se cristalliser dans l’image du « roseau pensant qui se reconnaît en tant que tel, en tant que conscience incarnée - et en tant que créature sans créateur » : « moment de misère créaturelle [qui] est aussi celui de sa grandeur » (p. 153). En d’autres termes, « sa grandeur réside dans son anti-humanisme » (p. 127). C’est sur cette tension verticale douloureuse, lieu impossible d’une créature humaine proprement baroque, qu’insiste le second volet de l’étude de Hall Bjørnstadt, qui revisite à nouveaux frais les fameuses antithèses pascaliennes (grandeur / misère, clarté / obscurité, constance / inconstance, raison / extravagance, indépendance / dépendance, etc.). Pour la « créature sans créateur » en effet, « le dynamisme de ces antithèses s’est en quelque sorte figé : soit l’homme est immobilisé en bas de l’échelle, l’élément élevé étant présent seulement en tant qu’objet d’un désir profond ([…] la dépendance désirant l’indépendance), soit les deux pôles de l’antithèse sont interpénétrés (l’extravagance au sein de la raison […]) » (p. 130-131). De fait, le point de vue adopté jette sur ces problématiques bien connues une lumière nouvelle. Car si, très tôt, c’est bien l’« étape anthropologique » des Pensées qui avait fasciné les lecteurs, les critiques prenaient soin de la replacer systématiquement dans le cadre d’une vision d’ensemble du projet pascalien, qui la subordonnait dès lors au second mouvement de l’apologie, censé tourner vers Dieu l’homme ainsi déstabilisé. Visant à rendre aux Pensées leur modernité prémonitoire en les « libér[ant] d’une lecture totalisante et classicisante », le projet de Hall Bjørnstadt est au contraire d’affranchir ce premier volet, celui de l’esseulement tragique de la créature, de sa contrepartie chrétienne - au risque peut-être de substituer à une téléologie interne (celle du projet apologétique) une téléologie externe (celle de la « modernité »). Il s’agit de postuler un lecteur s’arrêtant, en quelque sorte, en chemin, afin de préserver (ou de restituer) l’ébranlement produit par le texte pascalien, sans l’articuler d’emblée à son dépassement ultime. On pourrait certes objecter qu’une telle démarche, scindant nettement les deux étapes du projet apologétique des Pensées, court le risque de linéariser exagérément la lecture programmée par le texte pascalien, pourtant si singulier dans sa gestation comme dans son écriture, et qui pourrait bien appeler un parcours plus complexe, circulaire autant que vectoriel. Et même en admettant la primauté d’une lecture suivie, on pourra peut-être regretter que la lecture proposée par Hall Bjørnstadt s’arrête à la première Comptes rendus 5 étape, fût-elle la plus immédiatement séduisante pour un lecteur du XXI e siècle - car même à supposer un parcours strictement linéaire, celui-ci était normalement appelé à se poursuivre jusqu’à la fin de l’ouvrage. C’est que la perspective adoptée par Hall Bjørnstadt est tout autre, comme il l’annonce dès les premières lignes de son étude : « Ce parti pris implique une lecture moins fidèle à l’intention globale de l’auteur des Pensées - et à la doctrine théologique à laquelle il souhaite amener son lecteur - qu’aux nuances de la peinture de l’univers mental de son lecteur incroyant » (p. 2). Il s’agit donc moins d’amputer le texte pascalien de sa seconde moitié que de focaliser l’attention, non plus sur l’apologiste et son projet, mais sur la figure du lecteur qu’ils dessinent en creux - et sur sa stupéfiante actualité. De fait, centré sur l’analyse de quelques textes fondamentaux, l’ouvrage ne se donne nullement pour une relecture d’ensemble des Pensées. À cet égard, bien qu’entretenant un constant dialogue avec la riche tradition critique pascalienne, il se situe sur un plan bien différent, et l’auteur souligne lui-même en conclusion que son étude « se veut questionnement plutôt que réponse », « ne vise pas une interprétation globale de l’œuvre, mais se veut plutôt méditation sur une partie - son espace anthropologique -, à travers une constellation de lectures ponctuelles » (p. 181). Cette démarche singulière, pleinement assumée et argumentée de manière tout à fait convaincante, doit ainsi permettre un « retour à la lettre du texte pascalien, dans tout ce qu’il a d’étrange et d’étranger, de complexe et de violent » (loc. cit.). En effet, mettant au jour, « à la base du mouvement apologétique général des Pensées », une « stratégie de persuasion fondée sur le rapport entre choc et raisons (où le choc marque donc aussi bien une absence de raisons que le début de la recherche de raisons) » (p. 27), elle restitue remarquablement la puissance d’ébranlement du texte pascalien (dimension qui va bien au-delà de la simple manipulation rhétorique qu’y voyait, scandalisé, un Valéry), et illustre par là de manière frappante la parenté soulignée par Agamben entre studiare et stupire. Elle permet également de donner une résonance nouvelle, tant à des passages bien connus qu’à d’autres plus oubliés, tels le discret fragment 115 : « Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide ». À travers le questionnement qu’elle renouvelle sur l’être-créature de l’homme, elle ouvre enfin la voie d’un dialogue fécond entre Pascal et certains auteurs fondateurs de notre modernité prenant la notion de « créature » comme point de départ pour repenser l’humain, en particulier Auerbach (Mimesis) et Benjamin (Ursprung des deutschen Trauerspiels). Anne Régent-Susini PFSCL XXXIX, 77 (2012) 55 Patrick Dandrey : Quand Versailles était conté : La cour de Louis XIV par les écrivains de son temps. Paris : Les Belles Lettres, 2009. 391 p. Attempts to breathe new life into the venerable interpretative schemes which started off as the Perrault-Voltaire “century of Louis XIV” have been coming along with increasing frequency. In 2007, Christian Jouhaud published Sauver le Grand Siècle? (Paris: Seuil), an alternative history of the Grand Siècle that centered on readings drawn from little-known contemporaries of the Sun King; and Olivier Chaline’s 808-page Le règne de Louis XIV (Paris: Flammarion, 2005) increased the levels of fact on virtually every topic, thus complementing the then-current fashion of the rise of the thousand-page biography that made its first major appearance with Michel Antoine’s Louis XV in 1989. Patrick Dandrey takes the same interpretive frames, often stating them in mordant, sophistic prose, and he inserts passages from the familiar writings of Saint-Simon, Madame de Sévigné, Molière, Méré, Madame de La Fayette, La Fontaine; La Bruyère, Bossuet, and last, and almost least because he is not considered to be a writer, Louis XIV. The recherché vocabulary, the playfulness with present-day meanings (“un sage peut en cacher un autre,” p. 226), and the informed comment might lead the casual reader to conclude that this is a book for the general public. It is not. Patrick Dandrey anxiously and repeatedly assures his readers that he considers court life to be depraved, and he does his best to keep a critical distance from its transhistorical powers. Harsh judgments against flattery, obsequiousness, and so forth, suggest that courtliness is an ever-present danger, and I would agree; but perhaps, as Dilthey might put it, sympathy sustains the efforts toward verstehen, in order that the judgments made will assure conviction. Will readers build a new narrative out of the sources included here, to deepen the understanding of the phenomenon that Norbert Elias first paralleled with state-building and the rise of Fascism? I doubt it. Patrick Dandrey remarks, before offering a carefully wrought definition of the court: “La sincérité de la flatterie plaît toujours comme une rafraîchissante nouveauté...” (p. 37). There is insight here that merits close attention, but the moral discourse about the court from the seventeenth century is so commonplace and thin that more fundamental connections with human nature, money, and social hierarchies remain elusive. At the very center of courtliness there lay, throughout the Ancien Régime, an anti-court moral perspective. Not articulated through major philosophical themes, anti-courtliness broke from its moorings in the sixteenth century as a choice between the life of withdrawal and contemplation, and the active, political, even courtly life. Pauline M. Smith’s The Comptes rendus 55 Anticourtier Trend in Sixteenth-century French Literature (Geneva: Droz, 1960) analyzes the constituent elements in this moral perspective and studies the process by which authorship and literature at least in part took on more authority as a result of an anti-court moral stance. Courtliness and moral depravity became at least mentally, if not philosophically linked, historicized and fictionalized. Patrick Dandrey does not explore the obscure corners of literary production in the last half of the seventeenth century, to present unknown or little-read moral aperçus of life at Versailles. Not all the writers included here have theological/ philosophical frames for criticizing the court; but from the first sentence Patrick Dandrey indicates to the reader that if there are, it is up to the reader to supply them. He says that he knows that readers are familiar with Pascal’s remark about the role of divertissement in monarchies, yet he does not add a phrase about the critique of the noncontemplative life that divertissement has in his general thought. Sometimes there are lengthy quotations with little interpretation; at other times, lengthy close readings follow, with the framing derived from them post-Voltaire cliché-ridden general interpretations of the reign. The age scheme - 1660-1680 pleasure court frame, followed by the devout decades brought on, it seems, by the rise of Madame de Maintenon - appears throughout the book. The question is not addressed of how the aged (sic) king is perceived in monarchical cultures, that is, by ticking off the deeper impulses in the lifecycle’s effects on court life. Had it been addressed, supporting passages from perhaps Sévigné or La Bruyère might have been included. France had not had a really old king for centuries (Louis XI died at sixty); thus there probably was little collective memory about such at court. Louis XIV’s grandfather’s quite frantic scrubbing of his usually dirty body, and his donning new clothes whenever he set eyes on a young damsel who returned his look, did not enhance the dignity of the Bourbon dynasty, and probably had been forgotten. The shifts back and forth from conquests in war to conquests in bed had been a subject of conversation, as it would again be in the mid-eighteenth century, but it apparently was not in the post-1680s of the Sun King’s reign. The likelihood that Louis would have deepened his outward expressions of piety was part of the life-cycle program from the beginning. The intense devotional programs of his parents, late in their lives, might have come to mind as sermons followed eulogies about death and dying; Maintenon’s rise was more of a consequence than a cause of Louis’s great devotional transformation, though this may not have been perceived by the anti-court critics. PFSCL XXXIX, 77 (2012) 55 Central to the chapter on Seductions and Fascinations are the king’s own remarks (Périgny’s) about the powers that “honnête familiarité” may give over “peuples” (he does not say subjects), and the exchange between the king and Madame de Sévigné after a performance at Saint-Cyr of Racine’s Esther. Here the issue is not so much a philosophical-moral context, as the adroit use of commonplaces in conversation. Louis opens by saying, “Racine a de l’esprit.” Sévigné replies by her own version of the commonplace about lacking words to express her lofty, moving, and ineffable thoughts about the play. Patrick Dandrey has already recounted how a shift from a youthful court of pleasures and fêtes had, after about 1680, turned to one of religious devotion, outwardly expressed piety, and inward feelings of cynicism. With Sévigné, however, Louis does not mention the religious implications of the play, a more psychological remark than what might have been expected after attending a monumental work of art that Jean Orcibal once characterized as a prayer addressed to Louis XIV. The fantasies about the hopes and fears over addressing the king do not receive much attention in this book, but they were continually present and constituted the treppenwitz that sometimes lay behind literary and other creative initiatives. Sévigné’s satisfaction with herself does not efface the effects of Racine’s verses; it is her success in writing down a transcendental experience, the paedeia, not the king’s descent into conversation with her, that makes for a shift from “mythe solaire to mythe scolaire.” Anxious, self-conscious, and endowed with a prodigious memory, Louis took pleasure in giving pleasure to those who attended him, and of course the commonplace linking memory to tyranny comes to mind. The two writers selected for idealization of court culture are the Chevalier de Méré and Madame de La Fayette. In lapidary prose, Méré’s writing is characterized as that of a “théoricien qui jamais ne théorise...”; and because he spent little time at court, “la distance autorise le rêve” (p. 141). A close reading of the first of the Conversations captures the idyllic spaces that transform the roman de chevalerie, as perhaps reworked in pastorals; but that space was probably not the same as any of the idyllic spaces in the court’s pre-Versailles years, and certainly not after. The tissue of commonplaces that is Méré’s writing provides a clue to what conversation at Versailles consisted of. The spaces that La Fayette creates - the sixteenth-century court and the château at Coulommiers - are more explicit, yet minimalist, and contrast with the bombastic, maximalist emotional expression of the Sun King’s 1660s court. There were bigger and better fireworks. Méré and La Fayette Comptes rendus 55 may have been read as authors describing “a world we have lost,” of idealization and sensibility, and prefiguring that of Watteau and Marivaux. As might be expected from so eminent a reader of Molière, throughout the book there are prescient remarks about his plays. The “folie-Jourdain” is given the lengthier presentation, because the Bourgeois Gentilhomme maps the social and psychological foundations of courtliness as diffused in an urban family. Molière elucidates two distinct but complementary types of madness, the first being the obsessive, stubborn inability to perceive social reality (act III), and the second being the lunacies of the Mamamouchi farce in the final act. Patrick Dandrey remarks that Molière was the French Cervantes, a writer with his eyes squarely on the king, and less on the court. It is the de-ontologization of humanity that is offered up as in the Mamamouchi scene, not unlike the emperor’s new clothes. After noting an important shift toward a more Orientalist frame in the second group of La Fontaine’s Fables, published in 1678, Patrick Dandrey turns to a study of that king of the beasts, the lion, whose principal fault in his despotic rule is amour-propre. La Fontaine lets his readers wonder about so many things, for example how the idea of sacrifice, a scapegoat - in this instance an escape donkey - comes to the lion and is accepted by the other animals. Of course the historical literary sources are noted, but when transported to the animal kingdom, scape-goating takes on something primordial. The perception of despotic politics remains not only oblique but perhaps more consistent with Antique thought (the exception being Tacitus), rather than the more beastly image “translated” by Amelot de la Houssaye from Machiavelli and developed by Montesquieu. La Fontaine’s great achievement was the transformation of the univocal, and universal, fable genre into the conversational. Having noted that La Bruyère shared many of the moral imperatives of La Fontaine, and his controlled sense of moral outrage, it is the location of the chapter on the court, in the exact center of Les Caractères, and the fact that the author belonged to Condé, that grounds his critical perspective. The principal salvo goes far deeper than personalities and ceremonies; as a genre, from Castiglione to Méré the courtesy book fosters illusion and delusion, rather than reality. La Bruyère almost goes back to La Boëtie when he asserts that humans want and seek enslavement. The venerable analogy of the theater as court, and the court as theater, has its starting point in the seductive powers of the visual, the great destroyer of reality. Patrick Dandrey breaks out of the self-imposed courtly framework when he turns to edification, since up to this point anti-court comment has scarcely included thoughts about dying. Perhaps the most courtly canard on the theme comes from (if I recall correctly) Saint-Simon’s remark about how PFSCL XXXIX, 77 (2012) 5 some courtiers wished they were dead in order to harvest the sort of praise given to someone at court who had recently died! But such an anecdote, if courtly, was not edifying. When Bossuet climbed into the pulpit to eulogize Madame Henriette d’Angleterre, he doubtlessly faced not only expectations of a great rhetorical performance but also, out of custom and decorum, persons who sought acceptance, hope, and reconciliation with the divine whose actions, or inactions, broke the rules about age, goodness, and badness. Why should a gay, pleasant young princess die, when there were plenty of cranky, nasty hags about? Despite the bevy of priests already present around the dying woman, it was decided that, in the middle of the night, only Bossuet, who was in Paris, could console the princess who expressed a desire to die “selon les formes.” Arriving in time, Bossuet found “tout consterné excepté le cœur de cette princesse,” according to a letter he wrote to his brother that recounts all the facts about the death, without using in the eulogy the metaphors on darkness and light, or the other literary devices that Patrick Dandrey characterizes as the “vertige des prénoms et les tourbillons des référents” (p. 275). The spare prose of this private letter has an eloquence of its own, certainly not the same as in the famous eulogy he addressed to the court. Each is edifying in its own way. Readers will be interested in the parallel between Bossuet’s double account of Madame’s and the accounts of his own death as analyzed by Karine Lanini in Dire la vanité à l’âge classique (Paris: Champion, 2006), where one account by a secretary, Abbé Le Dieu, still terrifies the reader by describing with precision pain, doubt, and a prolonged last agony (see my review in PFSCL, XXXV, 69 (2008), and the account by Abbé Saint-André, which witnesses to Bossuet’s faith, strength and resignation. The eulogy of a public figure, and Bossuet certainly was one, edified by conforming to the belle mort genre. A death could momentarily empower the clergy at court. They did not hold a monopoly over the power to console, but their roles in this instance did not depend on the king. Louis XIV’s death is briefly narrated: outside his final moments, he perhaps did not die “selon les formes,” but there was no Abbé Le Dieu present to record in painful detail what actually happened. Like a final fireworks bouquet, Patrick Dandrey turns to a close reading of Saint-Simon on his plot to arrange a marriage for the Duc de Berry. Throughout the book he refers to the Mémoires without questioning their veracity or impartiality, but here the “petit duc” is recognized for what he was, an “idéologue” and a “vibron de cour.” Comptes rendus 5 Arranging marriages was one of the central spheres of power that the aristocracy maintained (along with a near monopoly over military appointments, and dying for the king), though it had lost political deliberative influence in the royal council. Saint-Simon sets out to make a coup: despite the intense divisions and rivalries between the Orléans and Condé “parties,” he would arrange a marriage that would cut through the passion for winning and losing among both groups. A conscious and reasoned assembling of apparently contradictory, but in reality complementary, arguments that transforms gossipy narrative into a set piece for political action of this sort, is worthy of being listed along with Cardinal Retz’s account of selecting Conti as a straw chef de faction in the Fronde, and with Machiavelli’s beginning “conversation” in the Art of War. What is so interesting is how Saint-Simon puts together a single message that could be told to all prospective members of the cabal. Retz would say different things to different people, and would up the ante, change his own views and, inevitably, if charmingly, would fail as a plotter. Not so Saint-Simon. His single message worked its way through the court, right up to the king, who in effect enters the plot by accepting to convince his son to favor a marriage proposal that had previously been anathema to him. But there is more. From the beginning, Saint-Simon recognized that for the Bourbons it would be impossible to arrange a marriage with a legitimate foreign princess; thus he effectively helped the old king’s efforts to socially legitimate his only legally legitimate children. Patrick Dandrey accepts Saint-Simon’s claims to a courtly triumph, and refers to him as a courtisan absolu; but this reviewer remains skeptical about just how the cabal machine got stared in Saint-Simon’s mind. The fracas over Madame de Saint- Simon’s future at court suggests that the intrigue was not over when the Duc thought it was. In one of those semi-silent remarks, 2 + 2 = 6, the old lion may have suggested the idea of the marriage in the first place. After the debacle that was the polysynodie, and the rise of still another clerical tutor-favorite (this one did not enrich himself), the alienated wouldbe grand, like Retz, used his pen to settle accounts in an essentially spleenfilled political discursive sphere. Referring to Saint-Simon’s Mémoires as a “vrai roman,” that is, a “roman vrai,” Patrick Dandrey trivializes the work. The court at Versailles recovered the size, grandeur and cost under Louis XIV that it had had under Francis I and Henry II; but over the centuries the numbers, the displacements to Saint-Cloud, Marly, etc., and the magnificence and the fairly predictable turns to overt piety, scarcely altered the anti-court moral perspective. Only its articulation in the innumerable guises created by Molière, La Fontaine, and Saint-Simon gave it meaning. Death, and discourse about death, temporarily sobered the court PFSCL XXXIX, 77 (2012) 5 6 but did not stop it. Patrick Dandrey has provided a thoughtful and deeply personal vision of it all. Orest Ranum Jean Leclerc (éd.) : L’Antiquité travestie : anthologie de poésie burlesque (1644-1658). Édition établie et commentée par Jean Leclerc. Québec (Québec) : Presses de l’université Laval/ Éditions du CIERL, « Sources », 2010. 549 p. + Annexes, Variantes et corrections, Glossaire, Répertoire des expressions, Index Nominum, Bibliographie. Victimes des vers méprisants de Boileau, mépris abondamment orchestré au XIX e siècle par une critique hostile au burlesque, voici bien longtemps que les travestissements du XVII e siècle de l’épopée et de la mythologie antiques n’avaient plus connu les honneurs de la publication, à l’exception notable du Virgile travesti de Scarron (édité par Jean Serroy, Classiques Garnier, 1988), le seul à bénéficier d’une certaine réputation. Sort injuste, et injustifié, car la floraison des travestissements des années 1640-1660 nous dit en fait beaucoup sur tout ce qui dans la langue, les mœurs, les goûts et la littérature du XVII e siècle échappe aux représentations conventionnelles du Grand siècle - du côté de la transgression, ludique ou violente, des normes inextricablement esthétiques et éthiques qui définissent à nos yeux le « classicisme » et le siècle de Louis XIV… à condition de bénéficier de quelques clés de lecture. C’est ce à quoi s’emploie cette édition de J. Leclerc. Il faut donc saluer cette entreprise qui redonne à lire des textes fort rares, choisis parmi la trentaine de travestissements de la période, selon un principe de variété et de rareté (pour l’essentiel, ils n’ont pas été réimprimés depuis le XVII e siècle) : Aventures de la souris (Jean-François Sarasin, vers 1644-1648) ; L’Orphée grotesque et la Suitte de l’Orphée (anonyme, 1649) ; L’Hératotechnie (D.L.B.M., 1650) ; Le Jason incognito (Nouguier, 1650) ; La Nopce burlesque (Jean du Teil, 1651) ; L’Icare sicilien (anonyme, 1652) ; Lucain travesty (Georges de Brébeuf, 1656) ; Juvénal burlesque (François Colletet, 1657) ; La Batrachomyomachie (anonyme, 1658). On peut s’étonner de l’absence des travestissements de Dassoucy, mais ceux-ci mériteraient une édition particulière. Ces textes sont publiés avec un très grand souci philologique : outre les notes de bas de page éclaircissant les allusions à l’actualité contemporaine et les emprunts aux hypotextes antiques (ce qui est complété, en annexe, par quelques traductions d’époque pour Ovide, Lucain et Juvénal), l’édition est accompagnée d’un riche glossaire et d’un relevé des ex- Comptes rendus 5 pressions, à quoi il faut ajouter les pages 15-20 de l’introduction, consacrées à la langue et au style. Jean Leclerc met ainsi particulièrement bien en relief, et nous permet d’apprécier dans toute sa saveur, une caractéristique majeure des textes burlesques, qui est non d’user d’un uniforme « style bas », mais de mêler ensemble tous les lexiques disponibles, avec une grande virtuosité. Cette pratique nous lègue une image riche et complexe d’une langue « dans tous ses états », en nette opposition avec le mouvement d’épuration en cours. En outre, la succession des textes permet d’observer à la fois leurs principes esthétiques communs et leur diversité, ainsi que, si l’on en croit le succès de certains d’entre eux, le goût persistant du public pour « l’hétéroclite et l’extravagant » (p. 8). Variété des hypotextes antiques, combinés entre eux, mais aussi souvent à des hypotextes modernes (voir par exemple Nouguier) ; variété des formes de leur burlesque, plus galant ici (J.-F. Sarasin), plus trivial ou plus grivois là (L’Orphée grotesque, D.L.B.M.), plus enjoué et pittoresque que « bas » ailleurs (Brébeuf, La Batrachomyomachie). Dans son introduction, J. Leclerc souligne d’abord que cette « Fronde littéraire contre les anciens » (p. 7) veut désacraliser ces textes sérieux et admirés, au profit des Modernes, en contribuant à une réflexion en acte sur la translatio studii, qui ne va pas sans une connaissance approfondie de la culture antique. Ces textes posent la question des limites entre traduction, adaptation, et travestissement, ainsi que celle des modèles, et celle, plus cruciale, de la valeur à accorder aux fables, entendons la mythologie, antiques. Car, s’il y a fronde, elle n’est pas seulement littéraire. Non seulement la querelle des Anciens et des Modernes implique des questions d’ordre philosophique sur la part (ou pas) de « vérité » des fables, mais encore, en raison de la situation historique de ces travestissements, elle est aussi politique, plusieurs d’entre eux (une de leurs caractéristiques est la pratique de l’anachronisme) ayant partie liée avec la Fronde (pour ou contre Mazarin, d’ailleurs). Enfin, la fronde est également idéologique, en réaction contre les faux semblants d’un héroïsme qui paraît désormais dérisoire, et au profit d’une défense quelque peu épicurienne du plaisir - de lire. Car il faut dire que ces textes, au-delà de la richesse des informations qu’ils nous donnent sur le second XVII e siècle, sont encore fort plaisants à lire, voire fort drôles. Leur lecture répond donc tout à fait aux objectifs de la littérature dite classique : plaire pour instruire. Claudine Nédelec PFSCL XXXIX, 77 (2012) 5 Daniel Vaillancourt : Les urbanités parisiennes au XVII e siècle : Le livre du trottoir. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2009 (« Les collections de la République des Lettres, Série études »). 315 p. Spécialiste de la théâtralité urbaine et des entrées royales 1 , Daniel Vaillancourt signe un ouvrage passionnant sur les transformations de Paris, d’Henri IV à Louis XIV. La réflexion se noue autour du concept d’« urbanité », lequel désigne les pratiques sociales des Parisiens et les systèmes signifiants qui tissent la cité. Le terme signale une volonté d’apprécier les intrications de l’imaginaire et de la réalité. L’intention de l’auteur est d’interroger les relations entre les pierres et les mots, entre les formes matérielles et les structures sémiotiques, pour éclairer d’un jour neuf les expériences citadines. Le mérite de l’ouvrage est de replacer l’histoire du Grand Siècle dans son « horizon urbain » (page 14) et, inversement, d’inscrire l’évolution de Paris dans ce qui est appelé l’ « économie symbolique » (page 15) de l’époque. Daniel Vaillancourt se défend de faire œuvre d’historien. De fait, le livre déborde l’approche strictement historique par sa méthode aussi bien que par ses références : la très utile et impressionnante bibliographie (pages 299- 315) témoigne d’une approche authentiquement pluridisciplinaire. Le regard critique embrasse un large spectre, qui court de la rhétorique à la sociologie en passant par la philosophie, la théologie et la lexicographie. La variété des sources fait toute la qualité de la recherche. Daniel Vaillancourt fonde souvent sa réflexion sur les prescriptions juridiques, édits et lois relatifs à la gestion urbaine, mais l’analyse s’appuie très largement sur des textes littéraires. « Opérateurs de lisibilité » (page 13), poèmes et romans font ressortir en pleine lumière le sens et la texture discursive de la ville. La démonstration sollicite des classiques : Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, les Fables de La Fontaine, Les Caractères de La Bruyère, le Polyandre et le Francion de Sorel, Le Roman bourgeois de Furetière ou Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau. Elle commente aussi des textes moins connus : La Pourmenade du Pré aux Clercs (1622), Les Caquets de l’accouchée (1623), Le Cours de la Reyne ou le grand promenoir des parisiens (1649). 1 Voir « Le spectacle du lieu public : éléments d’esthétique urbaine », Les arts du spectacle dans la ville (1404-1721), Paris, Honoré Champion, 2001, pages 205-236 ; Un roi dans la ville. Anthologie des entrées royales dans les villes de province (1615- 1660), Paris, Honoré Champion, 2001 ; « Les entrées royales : urbanité et société au XVII e siècle. Avant-propos », XVII e siècle, n°212, juillet-septembre 2001, pages 379-381 (ces deux derniers travaux ont été écrits en collaboration avec Marie- France Wagner). Comptes rendus 5 L’ouvrage montre qu’à la fin des conflits religieux, l’affermissement de la monarchie va de pair avec une planification normative de la vie parisienne. Sous l’impulsion de Sully et d’Henri IV, l’organisation de la ville repose de plus en plus sur l’efficacité, la communication, la réglementation, les lois de la perspective et de la police de soi. Place doit être faite à la circulation des hommes, des biens et des informations dans le contexte d’une montée en puissance de la bourgeoisie, du capitalisme et de la sécularisation utilitariste. Conjointement, Paris est censée devenir l’écrin du pouvoir « absolu ». Les « lieux de monstration » (page 37) se multiplient. La monumentalisation est à l’ordre du jour, de la construction de la Place Dauphine à l’installation de la cour à Versailles. Vaillancourt prouve néanmoins que la mise au pas des bouillonnements citadins reste très largement de l’ordre du fantasme. L’ordonnancement classique ne se concrétise que progressivement et très partiellement. Seuls quelques quartiers emblématiques - l’île de la Cité articulée autour du Pont Neuf, la Place Royale et ses environs immédiats, les alentours du Louvre et du faubourg Saint-Honoré - ressortissent à la police urbaine rêvée par les maîtres des temps nouveaux. Ces oasis font figure de quadrillage d’avantgarde au sein d’une ville fondamentalement disparate et grouillante. La bigarrure demeure irréductible. Uniformité, régularité et alignement ne constituent finalement que l’exception. La tension vers une fluidité accrue n’empêche pas la persistance des fameux « embarras » que stigmatisent, goguenardes, les plumes satiriques. L’idéologie de l’ordre reste virtuelle. Sa réitération, dans les textes technocratiques, tend à montrer qu’elle ne cesse de se heurter à une réalité rugueuse. Les relations sociales de proximité, dans leur diversité, gardent de beaux jours devant elles. Le premier chapitre (« Le Pari d’Henri IV ») travaille à saisir la façon dont la royauté investit la capitale, et notamment le Louvre, au lendemain des guerres civiles. La section suivante (« La maîtrise des voies ») est centrée sur la figure de Sully et explique les attributions de la fonction de Grand Voyer - telles que les définissent les édits de 1599, 1603 et 1607. Le raisonnement dégage alors les soubassements philosophiques et symboliques de la nouvelle pensée urbaine (« Paris au tournant de l’urbanité »). Ce qui est appelé par ailleurs la « protestantisation des esprits » (page 75) va de pair avec le développement de l’appareil d’Etat et la promotion de l’urbanisme. Le rationalisme et les théories de l’honnêteté concourent aussi puissamment à l’émergence d’une sociabilité proprement citadine, modelée par les jeux de rôles et la maîtrise des passions. Le chapitre quatre (« Le fil de la rue ») prolonge directement le précédent en décrivant les principes de l’urbanité dominante. Géométrisation, théâtre et PFSCL XXXIX, 77 (2012) 56 vitesse en sont les maîtres mots. Le cartésianisme appliqué à la ville vise au désencombrement de la rue. Le travail sur le corps fait valoir la propreté du vêtement et refluer les pulsions agressives. La « mise en façade » (page 130) concerne les maisons autant que les sujets curialisés. Elle oriente la cité tout entière vers une « pragmatique du spectacle » (page 131). La « civilisation des mœurs » chère à Norbert Elias passe par l’urbanisation ; elle repose sur l’enracinement de structures de contrôle. Les quatre chapitres finaux partent de formes matérielles ou sociales minimales, procédant en quelque sorte par induction. L’approche a souvent quelque chose de fascinant : elle excelle à extraire la signification des petites choses. Le chapitre cinq, intitulé « La rue et ses matières », concerne le refoulement des boues au profit du pavé. Le chapitre six (« La rue et son personnel ») décline les destins que la modernité citadine réserve aux différentes classes de la société. La bourgeoisie est à l’initiative des changements, dont elle bénéficie pleinement. L’esprit de la ville entre en résonance avec son éthique. Le peuple et la noblesse subissent à l’inverse les inflexions apportées par l’urbanité dominante, pour des raisons différentes. La foule itinérante, des pauvres aux filous, essuie une vague de répression. La stratégie de la criminalisation la conduit vers l’Hôpital général. Il s’agit d’écarter de la rue et de confiner une masse qui « embarrasse ». La noblesse, quant à elle, s’intègre difficilement à une cité-théâtre qui s’avère à la fois trop petite et trop artificielle pour lui permettre assouvir ses aspirations héroïques traditionnelles. Elle est cependant peu à peu happée par le monde nouveau, fondé sur la puissance des simulacres. Le chapitre sept (« Histoire de pieds ») s’attache à décrypter les façons de marcher. Il s’intéresse aux pas, aux bottes, aux promenades. Il caractérise le premier trottoir, érigé sur le Pont Neuf, comme un dispositif dédié au spectacle, au commerce, aux flux en tous genres. Certainement rattrapé lui aussi par la loi de la vitesse, le parcours se clôt sur des « histoires de roues ». Le chapitre huit rappelle qu’au XVII e siècle, le carrosse, signe de prestige, peine à se faire accepter dans les rues de Paris. Daniel Vaillancourt tire profit d’une lecture minutieuse des historiens de Paris ainsi que des nombreuses études consacrées, depuis les années 1990, à la civilité, à l’honnêteté et au savoir-vivre. Sur le plan des références, d’aucuns regretteront que l’auteur n’aille pas au bout de sa logique de décloisonnement scientifique. Les argumentations des philosophes de la ville et des urbanistes auraient pu être intégrées au corpus. Or seuls Richard Sennett et Lewis Mumford se trouvent allégués et médités. Il est également curieux que la recherche, extrêmement attentive à la dimension spectaculaire de l’expérience urbaine, fasse relativement peu de cas des œuvres Comptes rendus 56 dramatiques 2 . Si la vie citadine s’avère bel et bien pétrie par une théâtralité croissante, ne serait-il pas judicieux de sonder, en miroir, les représentations que le théâtre peut offrir de la ville ? Sur le plan de la forme, une somme d’erreurs et de circonvolutions syntaxiques ralentit sensiblement la lecture. Une réédition corrigée de l’ouvrage est annoncée. La démarche serait bienvenue : elle ferait définitivement ressortir l’extrême intérêt de la réflexion. Goulven Oiry 2 Seul Le Bourgeois gentilhomme est cité. LIVRES REÇUS PFSCL XXXIX, 77 (2012) Livres reçus BERETTA ANGUISSOLA, Alberto : Ombres de l’utopie : Essais sur les voyages du XVI e au XVIII e siècle. Ouvrage conçu sous la direction de Franck Lestringant. Paris : Champion, 2011 (« Atelier des voyages « ). 256 p. BOLDUC, Benoît ; GOLDWYN, Henriette (éds.) : Concordia discors. Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature. New York University, 20-23 mai 2009. 2 Vols. Tübingen : Narr Verlag, 2011 (« Biblio 17 », 194, 195). 252 p. et 245 p. CARRIER, Hubert (éd.) : « Un vent de fronde s’est levé ce matin ». Poésies diverses attribuées à Paul Scarron (1610-1660). Textes originaux, publiés avec notes et variantes par Hubert Carrier. Avant-propos de Christian Péligry. Paris : Honoré Champion, 2012 (« Sources Classiques », 106). DU BARTAS, Guillaume : La Sepmaine ou Création du monde, Tome I. Édition critique par Sophie Arnaud-Seigle, Yvonne Bellenger, Denis Bjaï, Véronique Ferrer, Sabine Ladon et Jean-Claude Ternaux, sous la direction de Jean Céard. Introduction d’Yvonne Bellenger. Paris : Classiques Garnier, 2011. 462 p. + Indice, Glossaire, Bibliographie, Index des noms propres. DU BARTAS, Guillaume : La Sepmaine ou Création du monde, Tome II : L’indice de Simon Goulart. Édition critique par Sophie Arnaud-Seigle, Denis Bjaï, Jean Céard, Véronique Ferrer, Sabine Ladon et Jean-Claude Ternaux, sous la direction d’Yvonne Bellenger. Paris : Classiques Garnier, 2011. 431 p. + Index des noms de personnes, Liste des notices contenues dans l’Indice. DU BARTAS, Guillaume : La Sepmaine ou Création du monde, Tome III : Annotations de Pantaleon Thevenin. Édition critique par Sophie Arnaud-Seigle, Yvonne Bellenger, Jean Céard, Véronique Ferrer, Sabine Ladon et Jean-Claude Ternaux, sous la direction de Denis Bjaï. Paris : Classiques Garnier, 2011. 465 p. + Annexe, Table des matières, Index nominum. EVAIN, Aurore ; GETHNER, Perry ; GOLDWYN, Henriette (dir.) : Théâtre de femmes de l’Ancien Régime : XVII e -XVIII e siècle. Publications de l’Université de Saint- Étienne, 2011 (« La cité des dames »). 609 p. GHEERAERT, Tony (éd.) : Charles Perrault, Contes. Texte établi, présenté et annoté par Tony Gheeraert. Édition augmentée de nouvelles notices. Paris : Honoré Champion, 2012 (« Champion Classiques »). 444 p. + Bibliographie, Index. LOUBERE, Stéphanie ; REGUIG, Delphine (dir.) : Penser l’héritage à l’âge classique. Littératures classiques, N 0 75, 2011. 234 p. Livres reçus 5 LOYAU, Marcel (éd.) : Lettres de Madame de Maintenon, Volume IV : 1707-1710. Édition établie et présentée par Marcel Loyau. Avant-propos de Françoise Chandernagor de l’Académie Goncourt. Paris : Honoré Champion, 2011 (« Bibliothèque des Correspondances, Mémoires et Journaux »). 931 p. + Index des noms de personnes. RÉGENT-SUSINI, Anne : Bossuet et la rhétorique de l’autorité. Paris : Honoré Champion, 2011 (« Lumière Classique », 89). 763 p. + Bibliographie et Index nominum. RÉGENT-SUSINI, Anne (éd.) : L’éloquence de la chaire à l’âge classique, supplément au n o 2 de la Revue Bossuet, 2011. 173 p. REQUEMORA-GROS, Sylvie : Voguer vers la modernité: Le voyage à travers les genres au XVII e siècle. Préface de Pierre Ronzeaud. Paris : Les Presses Universitaires Paris-Sorbonne, 2012 (« Imago Mundi »). 880 p. RIFFAUD, Alain : Pierre Corneille, Cinna. Tragédie 1643. Edition critique par Alain Riffaud. Genève : Droz, 2011 (« Textes littéraires français »). 248 p. TOBIN, Ronald W. ; KENNEDY, Angus J. (eds.) : Changing Perspectives : Studies on Racine in Honor of John Campbell. Charlottesville : Rookwood Press, 2012 (« Studies in Early Modern France, Critiques »). TRINQUET, Charlotte : Le conte de fées français (1690-1700): Traditions italiennes et origines aristocratiques. Tübingen: Narr Verlag, 2012 (« Biblio 17 », 197). 244 p. WILD, Francine (éd.) : Épopée et mémoire nationale au XVII e siècle. Acte du colloque tenu à l’Université de Caen (12-13 mars 2009) réunis par Francine Wild. Caen : Presses Universitaires de Caen, 2011. 224 p. PFSCL, XXXIX, 77 (2012) Adresses des auteurs de ce numéro ANNA ARZOUMANOV 11 rue du pressoir 75020 Paris MARIE-LAURENTINE CAËTANO 11 rue Boichot 71100 CHALON-SUR-SAÔNE BERTRAND FERRIER 86 rue La Condamine 75017 Paris MATTHIEU FREYHEIT 15 rue des Jasmins 68110 Illzach EDWIGE KELLER-RAHBE 85 rue des Charmettes 69100 Villeurbanne YVES KRUMENACKER 16 rue Roger Radisson 69005 Lyon DOROTHEE LINTNER 18 rue Lecourbe 75015 PARIS ANNE-MARIE MERCIER 65 cours de la liberté 69003 Lyon HELENE MERLIN-KAJMAN 18 rue Meslay 75003-Paris CHRISTINE MONGENOT 3 rue Lagarde 75 005-Paris CLAUDINE NEDELEC 44 avenue de Flandre 75019 Paris MARIE PEROUSE-BATTELLO 6 bis rue du Nord 92160 Antony DOMINIQUE PICCO 6 rue Émile Fourcand 33000 Bordeaux MARIE-HELENE ROUTISSEAU 5 rue Maurice Denis 78100 Saint-Germain-en-Laye JOCELYN ROYE Le Presbytère Rue du Bourg 64520 Guiche LAURENT THIROUIN 16 rue Duquesne 69006 Lyon Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG JETZT BESTELLEN! Charlotte Trinquet Le conte de fées français (1690-1700) Traditions italiennes et origines aristocratiques Biblio 17, Band 197 2012, 244 Seiten €[D] 58,00/ SFr 77,90 ISBN 978-3-8233-6692-8 Le conte de fées français présente une contribution significative et innovatrice à la recherche sur les contes de fées littéraires de l’Europe prémoderne. Apportant des clarifications importantes concernant l’histoire de l’institutionnalisation du conte de fées, il remet d’une part celui-ci dans le contexte socio-historique de la littérature féminine et aristocratique, tout en explorant de manière approfondie l’influence trop négligée des conteurs italiens dans la création du corpus français. D’autre part, il démontre le rôle fondamental de la littérature dans l’élaboration du conte de fées folklorique des XIX e et XX e siècles, grâce à une analyse comparative de certains contes-types européens des plus populaires. 026012 Auslieferung April 2012.indd 24 16.04.12 16: 00