Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2013
4079
Vol. XL No. 79 2013 Editor Rainer Zaiser 79 P F S C L Papers on French Seventeenth Century Literature Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Biblio 17 Derniers titres parus 198 Francis B. A SSAF (éd.) Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux ou L’Italien (2012, 76 p.) 199 Francis M ATHIEU L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime (2012, 233 p.) 200 François L ASSERRE Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique (2012, 200 p.) 201 Bernard J. B OURQUE (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose (2012, 333 p.) 202 Constant V ENESOEN Madame de Maintenon, sans retouches (2012, 122 p.) 203 J.H. M AZAHERI Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine (2012, 178 p.) 204 Stephanie B UNG Spiele und Ziele. Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und Belles lettres (2013, 417 p.) 205 Florence B OULERIE (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles (2013, 305 p.) 206 Eric T URCAT La Rochefoucauld par quatre chemins (2013, 221 p.) 043613 PFSCL 79 18.06.13 14: 29 Seite 1 90.00 90.00 90.00 58.00 58.00 58.00 043613 PFSCL 79 18.06.13 14: 29 Seite 2 Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume X (201 ) Number 7 9 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff , Béatrice Jakobs Jana Mücke, Anna-Marie Frick Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XL, 79 (2013) Sommaire LA DISPUTE ENTRE L’ARIOSTE ET LE TASSE J ÖRN STEIGERWALD De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et celle du Tasse .................................................. 233 D OROTHEE L INTNER Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste à travers quelques histoires comiques du XVII e siècle ............................................................. 261 F RANCINE W ILD Une référence dissymétrique : Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse ....................................... 277 M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND L’unité d’action dans les romans héroïques (Desmarets, Gomberville, La Calprenède, Scudéry) ..................................................... 291 A NNE -E LISABETH S PICA Lectures françaises du système épique tassien : un enfer pavé de bonnes intentions ? ....................................................... 307 M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN Le « grand dessein » de Louis XIII : l’Arioste, le Tasse et le ballet de cour (1617-1619) ............................................................... 323 J ÖRN STEIGERWALD De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes) ............................................................... 337 ETUDES DIVERSES F RANCIS A SSAF Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? ........................................................ 365 230 Sommaire S KYE P AINE The Fall of a Brilliant Monster: Queen Cléopâtre’s Rhetorical Prowess in Corneille’s Rodogune ................. 379 COMPTES RENDUS Hubert Carrier (ed.) « Un vent de fronde s’est levé ce matin ». Poésies diverses attribuées à Scarron (1610-1660) (F RANCIS A SSAF ) ...................................................................................... 393 Neil Jennings and Margaret Jones A Biography of Samuel Chappuzeau, a Seventeenth-Century French Huguenot Playwright, Scholar, Traveller, and Preacher. An Encyclopedic Life (B ERNARD B OURQUE ) .............................................................................. 395 Tiphaine Karsenti Le Mythe de Troie dans le théâtre français (1562-1715) (A LAIN R IFFAUD ) ..................................................................................... 398 Jean Lesaulnier (éd.) Racine, Abrégé de l’histoire de Port-Royal. Édition établie, présentée et annotée par Jean Lesaulnier. Préface de Philippe Sellier (D ELPHINE R EGUIG ).................................................................................. 401 Anne Régent-Susini Bossuet et la rhétorique de l’autorité (V OLKER K APP ) ........................................................................................ 405 Bruno Roche Le Rire des libertins dans la première moitié du XVII e siècle (J EAN L ECLERC ) ....................................................................................... 408 LIVRES REÇUS………………………………………………………………….413 LA DISPUTE ENTRE L’ARIOSTE ET LE TASSE Les appropriations de deux esthétiques antagonistes au XVII e siècle en France Études réunies par Jörn Steigerwald et Marine Roussillon PFSCL XL, 79 (2013) De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et celle du Tasse 1 J ÖRN STEIGERWALD (R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM ) En mai 1664, Louis XIV donna la première de ses grandes fêtes à Versailles sous le titre Les Plaisirs de l’île enchantée. Le divertissement royal, qui dura une semaine et qui était réservé au public noble de la Cour, marqua le début d’une mise en scène sans précédent du pouvoir royal et, par-delà, fonda l’esthétique galante. 2 Les Plaisirs établirent Versailles comme lieu de plaisir et de réjouissance en raison des nombreux divertissements que le roi offrit à la Cour, allant du carrousel à la course de bague, en passant par le théâtre, le ballet, le feu d’artifice, les collations et les promenades. 3 Parmi les Plaisirs, la représentation d’une histoire héroïque et chrétienne occupa une place centrale : le chevalier Roger et ses compagnons, interprétés personnellement par le roi et ses chevaliers, se libèrent de l’emprise de la magicienne Alcine et détruisent l’île magique. 1 La recherche nécessaire à la réalisation de cet article a été rendu possible grâce à une bourse Heisenberg de la DFG. 2 Voir Alain Viala, « De la galanterie comme stratégie littéraire », L’Esthétique galante : Discours sur les œuvres de M. Sarasin et autres textes de Paul Pelisson, textes réunis, présentés et annotés sous la direction d’Alain Viala par Emmanuelle Mortgat et Claudine Nédelec avec la collaboration de Marina Jean, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1990, pp. 13-46. Voir pour Les Plaisirs de l’île enchantée la thèse de doctorat de Marine Roussillon, Plaisir et pouvoir. Usages des récits chevaleresques à l’âge classique, Université Paris III, 2012. 3 Voir Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1981 et Edouard Pommier, « Versailles, l’image du souverain », Les lieux de mémoire, II, La Nation, 2, dir. Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1986, pp. 193-234 et Hélène Himelfarb, « Versailles, fonctions et légendes », ibid., pp. 235-292. Voir aussi dans ce contexte L’âge de la représentation : l’art du spectacle au XVII e siècle, dir. Rainer Zaiser, Tübingen, Narr, 2007. Jörn Steigerwald 234 En choisissant ce thème, le duc de Saint-Aignan se réfère à un des épisodes les plus connus de l’Orlando furioso de Ludovico Ariosto, et offre une histoire d’amour et de magie à ses spectateurs. Les Plaisirs mettent en avant le succès héroïque et chrétien du roi et de ses chevaliers. Louis XIV invite sa Cour à la représentation d’un rêve magique pour souligner la magnificence d’un roi chrétien qui remporte la victoire sur les tentations de la magie païenne. 4 Dans le même ordre d’idée, le feu d’artifice final abolit l’île d’Alcine comme lieu des plaisirs païens, tandis que le roi Louis XIV, déguisé en chevalier Roger, incarne le triptyque de l’éthique d’amour de la galanterie française : l’amour profane entre deux amants, l’amour souverain envers le roi et l’amour sacré envers Dieu. 5 Cependant, une connaissance approfondie de l’Orlando furioso n’est pas nécessaire pour comprendre que les Plaisirs de l’île enchantée sont plutôt inspirés par l’épisode d’Alcina de ce poème romanesque. 6 Les différences entre 4 Voir Marine Roussillon, « Amour chevaleresque, amour galant et discours politique de l'amour dans Les Plaisirs de l'île enchantée (1664) », Littératures classiques 69, Les Discours artistiques de l'amour à l'âge classique, automne 2009, pp. 65-78. 5 Voir Jörn Steigerwald, « Les arts et l'amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Littératures classiques 69, Les Discours artistiques de l'amour à l'âge classique, automne 2009, pp. 53-63. 6 A cause de la longue tradition de la recherche sur l’Orlando furioso et sur la Gerusalemme liberata, qui produisait des approches extensives et intensives, je ne nomme que quelques études majeures : Pio Rajna, Le fonti dell’Orlando furioso, Florence, Sansoni, 1876 (2006) ; Dieter Kremers, Der Rasende Roland des Ludovico Ariosto. Aufbau und Weltbild, Stuttgart, Kohlhammer, 1973 ; Roger Baillet, Le Monde poétique de l’Arioste. Essai d’interprétation du Roland furieux, Paris, L’Hérmes, 1977 ; Ruggero Maria Ruggieri, L’Umanesimo cavalleresco italiano da Dante a Ariosto, Naples, Fratelli Conte, 1977 ; Klaus W. Hempfer, Diskrepante Lektüren: die Orlando- Furioso-Rezeption im Cinquecento. Historische Rezeptionsforschung als Heuristik der Interpretation, Stuttgart, Steiner, 1987 ; Giorgio Bárberi Squarotti, Prospettive sul Furioso, Turin, Tirrenia Stampatori, 1988 ; Mario Santoro, Ariosto e il Rinascimento. Naples, Liguori, 1989 ; Sergio Zatti, Il Furioso fra epos e romanzo, Lucca, Pacini, 1990 ; Alexandre Doroslaï, Espaces réels et espaces imaginaires dans le Roland furieux, Paris Université de la Sorbonne Nouvelle, 1991 ; Alberto Casadei, Il percorso del Furioso, Bologna, Mulino, 1993 ; Michael Murrin, History and Warfare in Renaissance Epic, Chicago/ London, Chicago University Press, 1997 ; Julia M. Kisacky, Magic in Boiardo and Ariosto, New York, Lang, 2000 ; Jo Ann Cavallo, The Romance Epics of Boiardo, Ariosto and Tasso : From Public Duty to Private Pleasure, Toronto/ London, Toronto University Press, 2004 ; Stefano Jossa, Ariosto, Bologna, Mulino, 2009. Voir aussi les actes du colloque Ritterepik der Renaissance, Akten des deutsch-italienischen Kolloquiums Berlin 30.03.-02.04.1987, dir. Klaus W. Hempfer, Stuttgart, Steiner, 1989 ; Ludovico Ariosto / Torquato Tasso, dir. Giorgio Bárberi Squarotti, Sergio Zatti, Rome, Bulzoni, 2000 ; Donald Allen Beecher, Massimo Ciavolella, Roberto Fedi La querelle entre l’Arioste et le Tasse 235 le texte de l’Arioste et le divertissement du duc de saint Aignan sont plus que visibles. 7 Pour ne nommer que quelques exemples : 1° Les rôles d’Atalante et d’Atlas ne vont pas de pair : Dans l’épopée de l’Arioste, c’est Atalante qui enlève le chevalier Ruggiero pour qu’il soit transporté par l’Hippogriffe à l’île d’Alcina. Dans la représentation du duc de Saint-Aignan, Atlas est le sauveur de Roger. 2° C’est le chevalier Astolfo qui organise le combat contre la magicienne Alcina et ses troupes, et non Ruggiero. Ruggiero s’enfuit de l’île enchantée après avoir été libéré par la magicienne Melissa, tandis qu’Astolfo, lui aussi libéré par Melissa, va directement chez la sœur d’Alcina, la fée Logistilla, pour organiser la lutte contre Alcina. 3° L’épisode d’Alcina est intégré dans une série d’épreuves pour Ruggiero, finissant par la destruction du château magique d’Atalante par Astolfo et la réunion de Ruggiero et de Bradamante dans le chant XXII. Ruggiero s’y voit chaque fois confronté à la séduction d’une femme belle et attirante et, ce qui est le plus important, échoue lamentablement. Cependant, ces épreuves morales sont nécessaires pour que Ruggiero puisse se présenter en tant que noble chevalier et parfait amant à la fin de l’épopée. 8 4° La confrontation entre une culture païenne, personnifiée par la magicienne Alcina, et une culture chrétienne, représentée par Ruggiero, qui sert de base aux Plaisirs du duc de Saint-Aignan, ne se retrouve plus telle quelle dans l’Orlando furioso. Au moment où l’action en question se déroule, c’està-dire dans le chant VIII, Ruggiero se considère encore comme païen. C’est uniquement dans le chant XXXVI que Ruggiero apprend par Atalante qu’il est né chrétien, et il est baptisé par un ermite dans le chant XLI. (dir.), Ariosto Today. Contemporary perspectives, Toronto, Toronto University Press 2003. 7 Pour souligner cette différence je me réfère à la magicienne Alcine en parlant des Plaisirs de l’île enchantée pendant que j’utilise le nom italien d’Alcina, mais aussi les autres noms italiens des protagonistes en discutant l’épopée de l’Arioste. 8 Voir Jörn Steigerwald, « Amor cortigiano. Die Modellierung höfischer Liebe im rinascimentalen Epos (am Beispiel von Ariostos Orlando furioso) », Amor sacro e profano. Modelle und Modellierungen der Liebe in Literatur und Malerei der italienischen Renaissance, dir. idem / Valeska von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013, pp. 169-213. Jörn Steigerwald 236 5° La lutte entre les chevaliers chrétiens et païens culmine dans l’Orlando furioso en deux duels : le premier entre Rolando, Olivier et Brandimarte du côté des chrétiens et Agramante, Gradasso et Sobrin du côté des païens dans le chant XLI, et le second entre Ruggiero du côté chrétien et Rodomonte du côté païen dans le chant final, avec lequel le poème conclut. Le duc de Saint-Aignan invente ici une bataille entre les chevaliers chrétiens, guidés par Ruggiero, et païens. 6° La bataille des chevaliers chrétiens qui suivent volontairement leur roi contre les chevaliers païens, que le duc de Saint-Aignan met en scène pour le public de la Cour française transforme d’une manière évidente la situation initiale chez l’Arioste. C’est uniquement à la fin de l’histoire que les chevaliers s’unissent autour de Charlemagne, tandis qu’au début, ils suivent leurs goûts et surtout leurs désirs, même s’ils risquent par là consciemment l’échec du roi et par ce biais celui de la chrétienté toute entière. À cela s’ajoute le fait que selon la logique de représentation des Plaisirs de l’île enchantée, le spectateur pouvait s’imaginer sans problème qu’il s’agissait d’un divertissement inspiré par l’épisode d’Armida et Rinaldo de la Gerusalemme liberata du Tasse. 9 On y trouve la lutte des chevaliers chrétiens contre les chevaliers païens ainsi que la séduction de la magicienne Armida qui sert de base à la prise de prisonniers chrétiens, en particulier celle du héros Rinaldo et de sa libération par deux chevaliers chrétiens. Or, c’est bien dans l’épopée du Tasse que les chevaliers s’unissent autour de Godefroy de Bouillon pour reconquérir Jérusalem au nom de Dieu et pour la gloire de la chrétienté. D’où résulte le constat suivant : pour les Plaisirs de l’île enchantée, le duc de Saint-Aignan choisit un sujet inspiré par l’épisode d’Alcina de l’Orlando furioso en ce qui concerne la combinaison de l’amour et de la guerre. Mais il le met en scène selon les ‘règles’ du Tasse, c’est-à-dire en se basant sur l’idéal de la chevalerie chrétienne. En faisant cela, il ajoute non seulement une dimension politique importante à l’épisode d’Alcina, qui manque dans le texte de l’Arioste, mais se concentre aussi sur le pouvoir et la gloire du roi. Le duc de Saint-Aignan transforme complètement la scénographie de l’épopée de l’Arioste, qui vise à l’union des amours et des armes. 9 Voir Paolo Braghieri, « Desiderio e contagio : La reclusione di Rinaldo », Italica 53, 4, Tasso-Ariosto, (1976), pp. 429-452, Melinda J. Gough, « Tasso’s Enchantress, Tasso’s Captive Woman », Renaissance Quarterly 54, 2 (2001), pp. 523-552 et Giolio Colesanti, « Armida e l’ingiustizia degli dèi. Per l’esegesi e i modelli classici di Gerusalemme liberata XVI 58, vv. 7-8 », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici 57 (2006), pp. 137-181. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 237 Il est alors possible de considérer les Plaisirs de l’île enchantée comme la mise en scène d’une configuration triple de la galanterie : l’amour chevaleresque, l’amour galant et le discours politique. 10 A l’origine de la France galante se trouve par conséquent une éthique d’amour s’intégrant dans une conception politique qui vise au pouvoir providentiel du roi français et à sa légitimité statuaire, couronnée par la sanction divine. La France galante combine alors une dimension sociale de la galanterie avec une dimension politique, et met en scène toutes les deux dans une esthétique galante. Néanmoins, la question de savoir pourquoi on choisit l’épisode de l’Orlando furioso comme base de la première fête royale reste ouverte, d’autant plus que le divertissement renvoie davantage à la conception de la Gerusalemme liberata. S’y ajoute le fait que ces deux poèmes étaient considérés dès la fin du XVI e siècle comme des paradigmes de deux esthétiques antagonistes, c’est-à-dire depuis la querelle entre l’Arioste et le Tasse en Italie dans les années ‘80 et ‘90 du siècle précédent. La combinaison de ces deux esthétiques opposées dans les Plaisirs de l’île enchantée est en conséquence au moins surprenante. Mais les Plaisirs permettent aussi d’appréhender les disputes esthétiques françaises au XVII e siècle d’une nouvelle manière, car elles les situent dans leur contexte européen et élargissent le cadre de la discussion à plusieurs niveaux. Le cas de la fête royale des Plaisirs de l’île enchantée est par conséquent remarquable, car il met non seulement en évidence que la dispute entre l’Arioste et le Tasse dépasse les limites de l’épopée au XVII e siècle en France, mais il produit aussi une conception culturelle, la France galante, qui se base soit sur une des deux esthétiques soit sur les deux en même temps. Les appropriations des deux esthétiques vont alors de pair avec leurs transformations, de sorte que l’Arioste et le Tasse servent de points de repère dans le champ discursif de l’esthétique galante. Pour éclairer les antagonismes entre les esthétiques de l’Arioste et du Tasse, il s’agit dans un premier temps d’esquisser les donnés de la querelle à la fin du XVI e siècle, une querelle qui se concentre sur les conceptions des deux épopées, l’Orlando furioso et la Gerusalemme liberata. Dans un deuxième temps, le cadre de la querelle entre l’Arioste et le Tasse sera élargi à la dispute entre les deux esthétiques en incluant les autres œuvres des deux auteurs pour une description plus large : Pour cela, je me concentrerai sur la hiérarchie des genres et sur les formes de la réflexion poétique. Pour finir, j’analyserai le transfert culturel entre l’Italie et la France en distinguant plusieurs manières d’appropriation des esthétiques de l’Arioste et du Tasse en France au XVII e siècle. 10 Voir Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008. Jörn Steigerwald 238 1. La querelle entre l’Arioste et le Tasse au XVI e siècle en Italie La querelle entre l’Arioste et le Tasse connaît au moins deux étapes distinctes. Dans une première phase, celle-ci porte sur l’épopée de l’Arioste dès les années ‘50 jusqu’à la publication de la Gerusalemme liberata du Tasse en 1581. Une seconde phase oppose l’Arioste et le Tasse dès 1581 jusqu’à la fin du siècle. 11 Ce déroulement renvoie à un problème fondamental de la querelle, car les deux épopées servaient d’exemples pour discuter deux questions majeures de la poétique : 1° la question du respect des règles de la Poétique d’Aristote et 2° celle de l’imitation du modèle d’Énéide de Virgile. 12 Les deux questions résultaient notamment de la redécouverte et des interprétations de la Poétique d’Aristote au milieu du XVI e siècle. Dans la première phase, l’Orlando furioso était discuté en relation avec la Poétique d’Aristote. En revanche, dans la seconde phase, l’épopée de l’Arioste était comparée avec la Gerusalemme liberata du Tasse. La Poétique d’Aristote servait alors d’élément tertiaire dans la comparaison de l’Arioste et du Tasse. Les deux épopées étaient discutées en tant que telles, mais aussi en tant qu’exemple pour une lecture spécifique d’Aristote. À cette double orientation de la querelle vers Aristote et vers Virgile ou, pour être plus précis, vers l’exemplarité absolue ou relative des deux, vient s’ajouter un troisième enjeu : l’opposition entre les Anciens et les Modernes. Tandis que les défenseurs de l’Arioste plaidèrent pour une interprétation moderne de l’Aristote, les critiques de l’Arioste qui devinrent plus tard les défenseurs du Tasse soutinrent qu’il était absolument nécessaire de suivre les modèles idéaux de l’antiquité, au niveau de la théorie poétique tout 11 Je suis la reconstruction de Bernard Weinberg dans son étude classique A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance. 2 Vols., Chicago, University of Chicago Press, 1961 en accentuant les points majeurs de la querelle et non pas la chronologie. Pour la querelle entre l’Arioste et le Tasse voir « Part Two, Practical Criticism », « XIX, The Quarrel over Ariosto and Tasso » et « XX, The Quarrel over Ariosto and Tasso (concluded) », pp. 954-1073. Voir aussi Renaissance Transactions : Ariosto and Tasso, dir. Valeria Finucci, Durham, Duke University Press, 1999. 12 Voir pour la découverte de la Poétique d’Aristote Weinberg, History, Chapter IX- XIII, « The Tradition of Aristotle’s Poetics », pp. 349-714 et plus récemment Birgit Kappl, Die Poetik des Aristoteles in der Dichtungstheorie des Cinquecento, Berlin, de Gruyter, 2006. Sur l’exemplarité de Virgile, et non pas d’Homère, voir Gregor Vogt-Spira, « Ars oder ingenium ? Homer und Vergil als literarische Paradigmata », Literaturwissenschaftliches Jahrbuch, N.F., 35 (1994), pp. 9-31 et idem, « Warum Vergil statt Homer ? Der frühneuzeitliche Vorzugsstreit zwischen Homer und Vergil im Spannungsfeld von Autorität und Historisierung », POETICA 34 (2002), pp. 323-344. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 239 comme au niveau de la pratique esthétique. 13 Selon ces derniers, seule une imitation des exemples antiques pouvait être considérée comme une vraie imitation poétique. Alors que les défenseurs argumentaient pour une imitatio naturae qui se réfère à la culture du public contemporain, les défenseurs du Tasse optaient pour l’imitatio veterum dans le respect des idéaux des Anciens. 14 Cet antagonisme apparaît d’une manière évidente au niveau de la pratique esthétique si on compare les proèmes de l’Énéide, de l’Orlando furioso et de la Gerusalemme liberata. Je me concentre dans ce qui suit sur quatre points qui étaient déjà importants pour la querelle entre l’Arioste et le Tasse au XVI e siècle, mais qui deviennent fondamentaux pour la dispute entre les esthétiques de l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France, à savoir 1° sur le protagoniste de l’épopée, 2° sur les actions du protagoniste, 3° sur leur vraisemblance et 4° sur la fonction et le statut de la religion : Virgile : Énéide Arma virumque cano, Troiae qui primus ab oris Italiam, fato profugus, Laviniaque venit litora, multum ille et terris iactatus et alto vi superum saevae memorem Iunonis ob iram; multa quoque et bello passus, dum conderet urbem, inferretque deos Latio, genus unde Latinum, Albanique patres, atque altae moenia Romae. 15 Virgile ouvre son épopée sur un syntagme devenu célèbre - ’arma virumque’ -, qui associe l’homme - Enée - à ses armes, voire à ses actions héroïques. L’auteur souligne ainsi la relation entre le titre de l’épopée et son protagoniste, même si celui-ci ne figure pas dans le proème. Le syntagme ‘arma virumque’ rappelle au lecteur les actions du héros Énée dont parle l’Éneide. De plus, les actions du héros sont présentées comme des actions belliqueuses, mais elles sont intégrées dans une suite chronologique et géographique qui commence au moment de la chute de Troie et finit par la 13 Voir aussi Weinberg, History, pp. 988-990. 14 Sur l’imitatio veterum voir Maske und Mosaik. Poetik, Sprache, Wissen im 16. Jahrhundert, dir. Jan-Dirk Müller, Jörg Robert, Münster, LIT, 2007, surtout idem, « Poetik und Pluralisierung in der Frühen Neuzeit - eine Skizze », ibid., pp. 7-46. 15 Virgilo, Eneide, édition bilingue, traduction de Luca Canali, introduction par Ettore Paratore, Milan, Mondadori, 1985, p. 2. « Je chante les combats et ce guerrier pieux / Qui, banni par le sort des champs de ses aïeux, / Et des bords phrygiens, conduit dans l’Ausonie / Aborda le premier aux champs de Lavinie. » L’Énéide, traduite en vers française par Jacques Delille, Paris, Michaud, ³1821, p. 71. Sur le proème de l’Énéide voir aussi Werner Suerbaum, Vergils Aeneis, Epos zwischen Geschichte und Gegenwart, Stuttgart, Reclam, 1999, pp. 15-45. Jörn Steigerwald 240 fondation de Latium, l’origine d’Alba et, surtout, de Rome. L’action historique d’Énée engendre des conséquences importantes pour le lecteur contemporain de Virgile, car c’est ce dernier qui fonda l’empire romain et qui est l’aïeul de Rome. Cependant, Virgile accentue plusieurs fois le destin d’Énée et son comportement héroïque envers les dieux : il s’oppose aux pouvoirs des dieux, ‘vi superum’ et à toutes les menaces de ses ennemis. Dans la deuxième stance, Virgile souligne le caractère exemplaire d’Énée en faisant de lui le modèle d’un homme pieu, qui devient par ce biais la personnification de la piété : c’est pourquoi il subit la colère de Junon, mais aussi pourquoi il emmène ses dieux de Troie à Latium et pourquoi il porte son père âgé sur ses épaules en s’enfuyant de la Troie enflammée. 16 La piété du protagoniste marque donc sa croyance et apparaît dans toutes ses actions morales, mais aussi dans les actions guerrières : Il obéit aux dieux, se sujette à leur volonté et fonde un empire nouveau en leur nom. Virgile représente par conséquent la grandeur du héros exemplaire dans ses actions illustres qui visent à une action héroïque, mais vraisemblable, et à un résultat magnifique, à savoir la fondation de Rome. Cette orientation vers l’action illustre d’un héros sublime change complètement à partir de l’épopée de l’Arioste : Ariosto : Orlando furioso Le donne, i cavallier, l’arme, gli amori, le cortesie, l’audaci imprese io canto, che furo al tempo che passaro i Mori d’Africa il mare, e in Francia nocquer tanto, seguendo l’ire e i giovenil furori d’Agramante lor re, che si diè vanto di vendicar la morte di Troiano sopra re Carlo imperator romano. 17 16 « Musa, mihi causes memore, quo numine laeso / quidve dolens regina deum tot volvere casus / insignem pietate virum, tot adire labores / impulerit.“ V. 8-11, p. 2. « Muse, raconte-moi ces grands événements ; / Dis pourquoi de Junon les fiers ressentiments / Poursuivant en tous lieux le malheureux Énée, / Troublèrent si longs-temps la haute destinée / d’un prince magnanime, humain, religieux. », Virgile, Énéide, p. 71. 17 Ludovico Ariosto, Orlando furioso, éd. Cesare Segre, Milan, Mondadori, 1976, p. 1. « Je chante les dames, les chevaliers, les armes, les amours, les courtoisies, les audacieuses entreprises qui furent au temps où les Maures passèrent la mer d’Afrique et firent tant de ravages en France, suivant la colère et les juvéniles fureurs d’Agramant leur roi, qui s’était vanté de venger la mort de Trojan sur le roi La querelle entre l’Arioste et le Tasse 241 L’Arioste transforme le proème de Virgile de plusieurs manières : 18 1° Il substitue la relation composée de deux termes de Virgile - ‘arma’ et ‘vir’ - à une relation de six termes, à savoir, ‘donne’, ‘cavallier’, ‘arme’, ‘amori’, cortesie’ et ‘audaci imprese’, c’est-à-dire dames, chevalier, armes, amours, courtoisies et audacieuses entreprises. 2° Il sépare l’épopée et le héros principal, ainsi que le héros et les actions illustres de l’épopée : Arioste accentue les actions des dames et des chevaliers et non les actions d’Orlando ou sa fureur. Le titre de l’épopée signale alors une concentration sur un sujet qui est en dehors du cadre du proème, car c’est seulement dans la deuxième stance que l’Arioste parle d’Orlando. 19 Les critiques de l’Arioste portent exactement sur cette séparation entre le titre de l’épopée et les actions illustrées, car elle est le signe, selon eux, d’une imitation défectueuse de Virgile par l’auteur italien. 3° En élargissant la relation à six termes, l’Arioste pose aussi les questions de savoir dans quelles manières les éléments sont liés entre eux et à quelle conception du poème vise cet enchaînement. En ce qui concerne l’épopée de Virgile, il est simple de répondre à ces questions : le poème présente un héros principal dans ses actions belliqueuses, donc toutes les actions, qui sont en dehors de ce cadre, sont exclues, surtout les histoires d’amour. L’épisode d’Énée et de Didon met en relief cette conception : elle sert d’épreuve morale à Énée de plusieurs manières. En abandonnant Didon, il se présente en tant que héros pieux, qui obéit à la volonté des dieux et en tant que héros, qui est conscient de son devoir. Dans l’épopée de l’Arioste, en revanche, la relation entre les six éléments n’est pas du tout fixe et stable. Pour ne donner que deux exemples : Charles, empereur romain. » L’Arioste, Roland furieux, traduction de Francisque Reynard, Paris, Lemerre, 1880, pp. 1-2. 18 Voir Mario Santoro, « Il Proemio, Nell’officina del narrante : gli esordi », idem, Ariosto e il Rinascimento, Naples, Liguori, 1989, pp. 25-50 et Jörn Steigerwald, « Amor cortigiano ». 19 « Dirò d’Orlando in un medesmo tratto / cosa non detta in prosa mai né in rima: / che per amor venne in furore e matto / d’uom che sì saggio era stimato prima ; » Ariosto, Orlando furioso, p. 1. « Je dirai de Roland, par la même occasion, des choses qui n’ont jamais été dites en prose ni en rime ; comment, par amour, il devint furieux et fou, d’homme qui auparavant avait été tenu pour si sage. » Arioste, Roland furieux, p. 2. Jörn Steigerwald 242 1° La parataxe des six éléments suggère au niveau syntactique une tripartition qui unit les dames et les chevaliers, les armes et les amours et les courtoisies et les entreprises audacieuses. Toutefois, le récit de l’épopée laisse apparaître qu’une telle différenciation interne est problématique. Bradamante et Marfisa sont les exemples les plus connus qui montrent que les actions illustres incluent les actions des femmes-guerrières. D’où résulte qu’il n’est pas possible de faire la différence entre les dames et les chevaliers, car quelques femmes sont aussi des chevaliers au sens propre. 20 De plus, Bradamante n’agit pas seulement comme une femme-guerrière, elle est aussi considérée comme une des plus belles femmes : Dans l’épisode qui se déroule dans le château de Tristan, elle participe à une compétition de beauté et obtient la première place. De plus, elle est, avec Ruggiero, à l’origine du lignage de la famille d’Este, à laquelle l’épopée est dédiée et dont le poème raconte l’origine mythique. 21 Au niveau sémantique, en revanche, il serait possible de combiner les dames, les amours et les courtoisies d’une part et les chevaliers, les armes et les entreprises audacieuses de l’autre. Mais une telle distinction néglige la relation intrinsèque entre les six éléments, relation qui est déjà accentuée par le chiasme « Le donne, i cavallier, l’arme, gli amori » du premier vers. Suivant le récit de l’Orlando furioso, un chevalier montre sa compétence dans sa pratique sociale en se présentant comme chevalier envers les dames, mais aussi en tant que guerrier envers ses ennemis. S’y ajoutent les deux derniers éléments de la première phrase, à savoir la courtoisie et les entreprises audacieuses qui forment un triptyque : le chevalier exemplaire est un parfait courtisan à la Cour, un amant courtois envers sa dame et un chevalier guerrier envers ses ennemis. La dame exemplaire de sa part honore ces vertus du chevalier et les complète de sa manière en se présentant comme une dame courtoise et aimable qui respecte sa position dans la société de cour - d’où résulte l’attraction de l’Arioste et de son Orlando furioso pour la galanterie française, car celle-ci 20 Voir Margaret Tomalin, « Bradamante and Marfisa : An Analysis of the ‘Guerriere’ of the Orlando furioso », The Modern Language Review 71, 3 (1976), pp. 540-552, Deanna Shemek, « Of Women, Knights, Arms and Love : The Querelle des Femmes in Ariostos’s Poem », Modern Language Notes 104, 1 (1989), Italian Issue, pp. 68-97 et idem, Ladies Errant. Wayward Women and the Social Order in Early Modern Italy, Durham, London, Duke University Press, 1998. 21 Voir Charles Ross, « Ariosto’s Fable of Power : Bradamante at the Rocca di Tristano », Italica 68, 2 (1991), pp. 15-175. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 243 vise à une éthique d’amour qui unit les actions courtoises et les actions d’amour. 22 2° L’histoire se déroule au temps de Charlemagne, juste après la mort du païen Trojano, qui a été tué par des chevaliers chrétiens. Cela provoque la colère du roi Agramante, qui ordonne par conséquent d’attaquer l’Europe chrétienne, ses souverains et ses chevaliers. 23 L’Orlando furioso met en scène la lutte des chevaliers chrétiens qui s’unissent autour de Charlemagne et les chevaliers païens qui suivent Agramante. En faisant cela, l’Arioste ajoute une dimension chrétienne à son esquisse du chevalier exemplaire et précise une autre dimension : le parfait chevalier suit volontiers son souverain dans les combats - à cause de son amour souverain - comme il combat tous les ennemis de la religion chrétienne - à cause de son amour sacré. L’Arioste modélise ainsi le parfait galant homme avant la lettre, qui se constitue, lui aussi, par ses amours de Dieu, du roi et de la dame aimée. Néanmoins, en incluant Charlemagne dans son épopée, l’Arioste élargit le poème de plusieurs histoires secondaires, car Roland est seulement un chevalier parmi d’autres dont parle ce texte. À ceci s’ajoute que l’Orlando furioso raconte deux histoires majeures, à savoir l’histoire de la fureur de Roland et l’histoire de la fondation du lignage de la famille d’Este par Bradamante et Ruggiero. De plus, l’Arioste situe les actions illustres en dehors de toute vraisemblance historique, c’est-à-dire dans un cadre dans lequel règnent le merveilleux et la magie. La religion y joue aussi son rôle, mais elle n’est pas au centre de l’épopée. La fureur d’Orlando montre bien l’importance de la religion, car elle est le résultat de son amour pour la païenne Angelica, mais elle ne domine pas les actions de l’épopée. 22 Voir Jörn Steigerwald, « Amor cortigiano », idem, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011 et surtout idem, « Galante Liebe », Liebessemantik. Repräsentationen menschlicher Affekte in Texten und Bildern von 1500 bis 1800 in Italien und Frankreich, dir. Kirsten Dickhaut, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013 (à paraître). 23 Il me semble important de mentionner que l’Arioste se réfère nominalement à l’Odysée d’Homère en parlant de Trojano, même s’il marque en même temps la différence entre la ville de Troie et le chevalier Trojano. Voir : « Muse, contez-moi les aventures de cet homme prudent, qui, après avoir ruiné la ville de Troie, batie par la main des Dieux, fut errant plusieurs années en divers pays, visita les villes de différens peuples, et s’instruisit de leurs costumes et de leurs mœurs. » L’Odyssée d’Homère, traduite par Mme Dacier, Paris, Delalain, 1818, pp. 3, 5. S’y ajoute que les chevaliers de l’Orlando furioso suivent - de leur manière - le modèle de l’Ulysse en ce qui concerne leurs errements et leurs tourments. Voir aussi Richard H. Lansing, « Ariosto’s Orlando furioso and the Homeric Model », Comparative Literature 24, 4 (1987), pp. 311-325. Jörn Steigerwald 244 Pour conclure, les défenseurs de l’Arioste le considèrent comme le fondateur de l’épique romanesque : il actualise les règles de la Poétique d’Aristote en les adaptant aux exigences de son public, qui préférait le ‘delectare’ au ‘prodesse’. Les critiques de l’Arioste, quant à eux, soulignent qu’il transgresse les règles d’Aristote ainsi que le modèle de Virgile de toutes les manières possibles. Le résultat de la querelle était qu’on considérait l’Orlando furioso comme l’exemple - positif ou négatif selon le point de vue - de la poésie romanesque. L’épopée combine les actions illustres avec des histoires d’amour dans une narration, riche en merveilleux et en magie, qui vise à une éthique d’amour de la société de cour - la galanterie française est à venir. L’antagonisme entre l’Arioste et le Tasse émerge clairement si on compare le proème de la Gerusalemme liberata avec celui de l’Énéide et de l’Orlando furioso : Tasso : Gerusalemme liberata Canto l’arme pietose, e ‘l Capitano Che ‘l gran sepolcro liberò di Cristo. Molto egli oprò col senno e con la mano ; Molto soffrì nel glorioso acquisto : E invan l’Inferno a lui s’oppose; e invano s’armò d’Asia e di Libia il popol misto : Chè ‘l Ciel gli diè favore, e sotto ai santi Segni ridusse i suoi compagni erranti. 24 Il est évident que le Tasse suit ici les traces de Virgile et s’oppose par ce biais à l’Arioste : le « Canto l’arme pietose, e ‘l Capitano » du premier vers 24 Torquato Tasso, Gerusalemme liberata, éd. Lanfranco Caretti, Milan, Mondadori, 1976, p. 3. « Je chante les combats et ce chef magnanime, / Qui d’un joug odieux sut affranchir Solime ; / Qui, de la piété ranimant le flambeau, / Du Fils de l’Éternel délivra le tombeau. / En vain les habitans du ténébreux rivage / Contre ses Bataillons empoloyent leur rage ; / En vain, pour s’opposer à ses vastes projets, / Et l’Asie et l’Afrique armèrent leurs sujets : / Sous les saints étendards, la puissance immortelle / Réunit ses guerriers et seconda leur zèle. » Voir aussi Sergio Zatti, L’uniforme cristiano e il multiforme pagano. Saggio sulla Gerusalemme liberata, Milan, Il Saggiatore, 1983 ; Paul Larivaille, Poesia e ideologia. Lettura della Gerusalemme liberata, Naples, Liguori 1987, Stefano Jossa, La fondazione di un genere. Il poema eroico tra Ariosto e Tasso, Rome, Carocci, 2002, Jo Ann Cavallo, The Romance Epics of Boiardo, Ariosto, and Tasso: From Public Duty to Private Pleasure, Toronto and Buffalo, The University of Toronto Press, 2004, Sergio Zatti, The Quest for Epic : From Ariosto to Tasso, Toronto, Toronto University Press, 2006. Voir aussi dans ce contexte Torquato Tasso e la cultura estenese, 3 Vols., dir. Gianni Venturi, Florence, Olschki, 1999. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 245 reprend la formule de l’« arma virumque » de Virgile en ponctuant la dimension chrétienne de l’épopée. 25 Au lieu des armes, le Tasse avance les « arme pietose », à savoir des ‘armes compatissantes’. Il accentue ainsi la relation entre les armes et l’homme d’une nouvelle manière en subordonnant le chef, « il capitano », aux armes. Il souligne cette subordination au niveau syntactique en mettant la virgule après les « arme pietose », ce qui distingue visiblement les deux éléments. De plus, le deuxième vers accentue le fait que l’épopée présente la libération du sépulcre de Jésus Christ à Jérusalem, de manière à ce que cette action devient le centre et le but du poème. Les actions du chef, c’est-à-dire de Godefroy de Bouillon, sont des actions illustres, car il délibère Jérusalem et la tombe de Jésus Christ. Mais ces actions attirent l’intérêt du lecteur en raison de leur but : la libération du sépulcre. Le titre de l’épopée, la Gerusalemme liberata, la Jérusalem délivrée, obtient ainsi son sens dès le deuxième vers, alors que le premier vers sert d’introduction au thème de l’épopée. D’un côté, le Tasse actualise la formule de Virgile, mais de l’autre côté, il remplit la formule avec un autre sens en se focalisant sur un autre but de la narration : au lieu de la fondation de Rome, il raconte l’histoire de la reconquête de Jérusalem en tant que toto pro pars du sépulcre de Jésus Christ. L’homme et l’œuvre vont alors de pair pour la gloire de Dieu - au ciel et sur terre. S’y ajoute le fait que le Tasse met en scène les événements de la première croisade, ce qui souligne la vraisemblance historique du récit d’une part et met en relief la différence entre l’épopée du Tasse et celle de l’Arioste d’autre part. Au lieu d’une histoire saturée de merveilleux et de magie, le Tasse s’oriente vers un épisode important de l’histoire de l’Europe chrétienne, à savoir l’histoire de la première croisade. De plus, l’action historique de Godefroy a produit des suites importantes pour le lecteur contemporain, à cause de l’analogie entre la première croisade et la contreréforme catholique. Le Tasse situe consciemment son épopée héroïque dans ce contexte en racontant la victoire des chevaliers chrétiens sur leurs ennemis païens. 26 Toutes les histoires d’amour sont donc exclues de l’épopée si elles ne servent pas à montrer la victoire de l’amour sacré sur l’amour profane ou à mettre en relief la gloire de la religion chrétienne. L’amour entre Rinaldo et Armida peut être considéré comme un exemple de la première 25 En faisant cela, le Tasso se réfère aussi au proème de l’Iliade. Voir Daniel Javitch, « Tasso’s Critique and Incorporation of Chivalric Romance : His Transformation of Achilles in the Gerusalemme liberata », International Journal of the Classical Tradition 13, 4 (2007), pp. 515-527. 26 Il vaut bien faire aussi référence au conflit entre l’Italie et les Musulmanes qui s’acheva juste quelques ans avant la publication de l’épopée par la bataille de Lepanto en 1571. Jörn Steigerwald 246 facture, tandis que l’amour entre Tancredi et Clorinda sert d’exemple pour la deuxième. 27 La concentration sur un sujet religieux, à savoir la libération de Jérusalem, produit aussi des conséquences au niveau de la poétique, qui émergent dans la première stance. En opposant l’« Inferno » et le « Cielo » et en se référant aux « Santi Segni » le Tasse indique une dimension spécifique de son poème : le « merveilleux chrétien » 28 - d’où résulte une tension, sinon une contradiction, entre la vraisemblance historique et le merveilleux chrétien. C’est exactement cette contradiction qui sert de base à la discussion sur l’esthétique du Tasse au XVII e siècle en France en particulier, mais aussi à beaucoup d’autres disputes esthétiques, qui s’orientaient - consciemment ou non - au Tasse et à son épopée : les épopées françaises du XVII e siècle, comme la Jeanne d’Arc de Chapelain ou l’Alaric de Georges de Scudéry peuvent servir d’exemples, chacun de sa manière. Or, la discussion sur le merveilleux chrétien dépasse les limites de ce genre et domine dans plusieurs champs. 29 Les Plaisirs de l’île enchantée révèlent les limites de l’esthétique du Tasse : suivant le modèle du Tasse, les chevaliers auraient du s’unir dans les Plaisirs autour du roi pour défendre les idéaux de la religion chrétienne en luttant contre la magicienne païenne, c’est-à-dire que le roi se présente en tant que chevalier exemplaire de l’Église catholique et sert avec ses armes les intérêts du catholicisme. Mais une telle conception des Plaisirs n’aurait pas été selon le goût du roi ni selon le goût galant du public de la Cour, qui privilégie les plaisirs honnêtes et modérés. Le Tasse présente à travers son épopée une esthétique qui met en évidence l’imitation des exemples antiques et le respect des règles de la Poétique d’Aristote. Seuls les miracles de Jésus Christ et des Saints permettent des exceptions à cette règle, car ils sont logiquement intégrés dans le poème chrétien et par ce biais dans l’esthétique du Tasse : ils rendent 27 Voir aussi Julia M. Cozzarelli, « Torquato Tasso and the Furore of Love, War, and Madness », Italica 84, 2/ 3 (2007), pp. 173-186. 28 Voir aussi V. Stanley Benfell, « Tasso’s God : Narrative Authority in the Gerusalemme liberata », Modern Philology 97, 2 (1999), pp. 173-194 et Tobias Gregory, « Tasso’s God : Divine Action in Gerusalemme liberata », Renaissance Quarterly 55, 2 (2002), pp. 559-595. 29 Voir aussi Epopée et mémoire nationale au XVII e siècle. Actes du colloque tenu à l’université de Caen (12-13 mars 2009), dir. Francine Wild, Caen, Presses universitaires de Caen, 2011. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 247 compte de la grandeur et de la gloire de Dieu par le « merveilleux chrétien ». 30 Pour conclure, on peut retenir qu’au XVI e siècle en Italie, la querelle entre l’Arioste et le Tasse se concentre sur la question de savoir ce qu’est l’imitation. Les défenseurs de l’Arioste plaidaient pour une imitatio naturae, une imitation de la nature de l’homme qui respecte la tradition, certes, mais qui reflète surtout les attentes du public contemporain. L’Arioste respecte ces exigences dans l’Orlando furioso et il pose aussi les bases pour une nouvelle orientation de la littérature : il met l’accent sur la magie et le merveilleux en tant qu’éléments fondamentaux d’une fiction au sens moderne. À cela s’ajoute le soin porté à la dimension rhétorique de la narration : 1° en montrant sa compétence de ‘mettre sous les yeux’ du lecteur des images fictionnelles ; 2° en mettant en scène des portraits fictifs et 3° en utilisant d’autres formes de l’ekphrasis. L’Arioste transforme par conséquent l’épopée héroïque en une épopée romanesque qui permet une évolution double du « roman », à savoir la naissance du roman en tant que genre au XVII e siècle et le récit d’une histoire d’amour. 31 Or, les digressions et les histoires multipliées dans l’Orlando furioso ne peuvent pas être considérées comme des errements de l’auteur ou de l’épopée. Au contraire : les histoires permettent la présen- 30 Ce problème émerge aussi au niveau de la conception de l’allégorie. Voir Robert L. Montgomery Jr., « Allegory and the Incredible Fable : The Italian View from Dante to Tasso », Papers of the Modern Language Association 81, 1 (1966), pp. 45-55 et Lawrence F. Rhu, « From Aristotle to Allegory : Young Tasso’s Evolving Vision of the Gerusalemme liberata », Italica 65, 2, (1988), pp. 111-130. Voir aussi David Quint, « Political Allegory in the Gerusalemme liberata », Renaissance Quarterly 43, 4 (1990), pp. 1-26. 31 Voir la définition du ‘roman’ dans le Dictionnaire universel : « Maintenant il ne signifie que les livres fabuleux qui contiennent des Histoires d’amour & de Chevaleries, inventées pour divertir & occuper des faineants. Heliodor a fait autrefois le Roman de Théagene & Clariclée. Depuis on a fait divers Romans de Chevalerie, comme Amadis de Gaule en XXIV Volumes, de Palmerin d’Olive & Palmerin d’Angleterre, de Charlemagne, de douze Pairs, du Roy Artus & autres, dont il y a une agrèable Critique dans Dom Quichot. Ces Romans ont commencé de se mettre en vogue sous le regne de Philippe le Bel. Nos Modernes ont fait des Romans polis & instructifs, comme l’Astrée de d’Urfé, le Cyrus & Clélie de Mademoiselle de Scuderi, Le Polexandre de Gomberville, la Cassandre & la Cleopatre de la Calprenede, &c. Les Poëmes fabuleux se mettent aussi au rang des Romans, comme l’Eneïde & l’Iliade. Le Roman de la Rose est un Roman en vers. Le Roland de l’Arioste est un Roman. Et en un mot, toutes les histoires fabuleuses ou peu vraisemblable passent pour des Romans. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Tome III, La Haye / Rotterdam, Arnout & Reiner Leers, 1690, s.p. Jörn Steigerwald 248 tation d’un tableau d’histoires d’armes et d’amours, qui mettent en relief par le biais de la justice poétique les pratiques sociales exemplaires des chevaliers nobles et des dames courtoises. Les défenseurs du Tasse attaquaient l’Arioste en raison de cette orientation dite ‘moderne’. Pour eux, la vraie imitation consiste en une imitatio veterum, une imitation des auteurs anciens, qui respecte leur exemplarité et celle des leurs œuvres. Écrire une épopée signifie alors de suivre les traces de l’Énéide de Virgile, sachant qu’une telle imitation permet toutefois des modifications importantes. Cela apparaît clairement si on regarde les titres des deux épopées et l’hiérarchie de la narration : alors qu’Énée est au centre de l’Énéide, Godefroy de Bouillon n’est que l’acteur principal de la libération de Jérusalem, qui est au centre de l’épopée. De plus, l’Arioste et le Tasse partagent l’opinion selon laquelle l’histoire et la narration de leurs épopées doivent être intégrées dans un cadre métaphysique : ils respectent tous les deux les préceptes de la religion chrétienne, voire catholique. Ce qui les différencie, c’est le statut de la religion dans l’épopée. Pour l’Arioste, la religion chrétienne encadre les histoires d’amour et d’armes et les configure dans une relation triple, unissant l’amour sacré et les deux formes de l’amour profane, à savoir l’amour pour la dame aimée et l’amour pour le souverain. En revanche, pour le Tasse, l’histoire des armes piteuses oriente l’épopée vers la gloire de la religion catholique. Cela exclut toutes les histoires d’amours et oppose aussi implicitement les histoires d’armes et les histoires d’amours. Selon la Gerusalemme liberata du Tasse, l’amour profane renvoie surtout à la tentation de l’homme. La querelle entre l’Arioste et le Tasse traitait par conséquent aussi la question de savoir si l’art sert à l’édification de l’homme chrétien selon les préceptes de la religion chrétienne (Tasse) ou s’il permet au public de la Cour de s’amuser d’une manière civilisée (Arioste). Dans le deuxième cas, l’auteur instruit son public par une didactique immanente en racontant des exemples de personnages idéaux, mais aussi de personnages négatifs. Les deux sortes d’histoires mettent en scène, chacune à sa manière, des règles de conduite. Cette question de l’utilité de la littérature déploie toute son importance dans la dispute entre l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France, dans une société de « la cour et [de] la ville » qui se considère comme le centre de la France galante. Il reste un dernier point important : si on regarde la situation à la Cour de Marie de Médicis, c’est-à-dire à la Cour française au début du XVII e siècle, on reconnaît facilement que les défenseurs de l’Arioste ont triomphé dans la querelle entre l’Arioste et le Tasse. De plus, on remarque que l’esthétique de La querelle entre l’Arioste et le Tasse 249 l’Arioste a été transformée par Giovan Battista Marino, à savoir le cavalier Marin, d’une manière frappante. Le proème de son épopée L’Adone, publié en 1623 à Paris et à Venise, le montre bien : Marino : L’Adone Io chiamo te, per cui si volge e move la più benigna e mansueta sfera, santa madre d’Amor, figlia di Giove, bella dea d’Amatunta e di Citera ; te, la cui stella, ond’ogni grazia piove, dela notte e del giorno è messaggiera ; te, lo cui raggio lucido e fecondo serena il cielo ed innamora il mondo, tu dar puoi sola altrui godere in terra di pacifico stato ozio sereno. 32 À première vue, le proème commence en reprenant le troisième élément de la formule de Virgile, « arma virumque cano », en se focalisant sur le « cano », « je chante ». Le « io chiamo te » souligne deux fois l’importance du je-narrateur, car il met en relief le « je », ce qui n’est pas nécessaire selon les règles grammaticales de l’Italien. Cependant, en parlant de la « santa madre d’Amor », de la sainte mère d’Amour, le narrateur change complètement la perspective. Il ne présente plus le récit d’un héros et de ses armes - compatissantes ou non - mais une histoire d’amour au sens propre et au sens métaphorique. Si on regarde l’histoire de L’Adone, il vaut mieux parler au moins de deux histoires d’amour, à savoir l’histoire d’amour entre Vénus et Adonis et celle entre Amour et Psyché. De plus, les deux histoires opposent deux formes d’amour. L’histoire de l’amour voluptueux et immodéré entre Vénus et Adonis finit d’une manière tragique par la mort de ce dernier. Mais elle est aussi initiée par un désir cruel, car Amour se venge d’une action de sa mère en la faisant s’éprendre d’Adonis. L’histoire d’amour de Psyché et d’Amour accentue en revanche la modération et le plaisir 32 Giovan Battista Marino, L’Adone, éd. par Giovanni Pozzi, Milan, Adelphi, ²2010, p. 49. Voir aussi C. Colombo, Cultura e tradizione nell’Adone di Giovan Battista Marino, Padoue, Antenore, 1967, Francesco Guardiani (éd.), The Sense of Marino : Literature, Fine Arts, and Music of the Italian Baroque, New York, Legas, 1994 et Emilio Russo (éd.), Marino e il Barocco, da Napoli a Parigi, Alessandria, Dell’Orso, 2009. Voir aussi Jörn Steigerwald : « ‘Meraviglioso Adone‘, Das Wunderbare als Lizenz episch-didaktischer Dichtung bei Giovan Battista Marino », Erosionen der Rhetorik ? Ambiguitäts- und Umsemantisierungsstrategien in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. Valeska von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2012 et idem, « La galanterie des dieux antiques : Chapelain critique de l’Adone du cavalier Marin », Littératures classiques, 77 (2012), La galanteries des Anciens, pp. 281-295. Jörn Steigerwald 250 honnête des amants. Or, c’est Amour lui-même qui raconte cette histoire à Adonis dans le chant IV et qui contraste par ce biais les deux histoires d’amour. L’Adone du cavalier Marin suit alors les traces de l’Orlando furioso de l’Arioste en accentuant l’amour, mais il transforme à nouveau la conception du poème romanesque en l’orientant vers un poème d’amour, ou, selon la formule de Jean Chapelain, en écrivant un « poème de paix ». 33 Il me semble ici remarquable que l’interprétation de l’Adone par Jean Chapelain mette en relief que le cavalier Marin respecte les règles de la Poétique d’Aristote, même s’il invente un genre nouveau, à savoir le « poème de paix ». Ce poème ne se réfère à aucune tradition - ancienne ou moderne -, mais il s’intègre parfaitement, si on croit Chapelain, dans le système poétologique du philosophe grec. 34 Cependant, l’épopée L’Adone n’est pas seulement le poème le plus long de l’histoire littéraire d’Italie, il est aussi l’opus magnum du cavalier Marin, par lequel celui-ci voulait montrer sa supériorité par rapport aux poètes de tous temps. Ce qui est le plus important dans le contexte de la dispute entre l’Arioste et le Tasse, c’est que Marin met en scène sa conception de l’imitation dans l’épopée. En faisant cela, il suit à nouveau le modèle de l’Arioste : 1° il décrit la nature de l’homme dans toutes ses dimensions. 2° il donne un fil rouge au lecteur qui lui sert de guide pour différencier les diverses conduites morales et pour comprendre à travers cela la morale des histoires d’amours. 3° il intègre la réflexion poétique dans l’épopée et accentue la poiesis, à savoir une pratique poétique 33 « Cela résolu de la sorte, posé, comme il est, que le poème d’Adonis soit introduit d’une action faite en paix, accompagnée des circonstances de la paix, et qui n’a troubles que ceux que la paix peut recevoir en elle ni d’enrichissement que ceux que la paix peut bailler, il est clair, étant nouveau, qu’il est de la seconde espèce, le poète ayant trouvé par lui une chose nouvelle dans une autre qui était déjà trouvée, c’est-à-dire ayant trouvé dans l’épopée outre l’héroïque, qui est un poème de guerre déjà trouvé, cet autre-ci, qui est un poème de paix non encore trouvé, et cela d’autant que les poètes, alléchés jusqu’ici par la grandeur de sujet des guerres, comme plus susceptible de diverses rencontres et d’accident inopinés avec des conséquences plus notables, et ambitieux de s’acquérir du nom dans la description de ce qui, comme la guerre, est de plus grand entre les actions humaines, se sont jetés si avidement et d’un si commun accord sur cette espèce du poème qu’ils semblent avoir ignoré que l’on en pût traiter un de l’autre opposée.“ Jean Chapelain : « Lettre ou Discours de Monsieur Chapelain à Monsieur Favereau Conseiller du Roi en sa Cour des Aides, portant son opinion sur le poème d’Adonis du Chevalier Marino », Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, 2007, pp. 185-221, pp. 190- 191. 34 Voir Steigerwald, « La galanterie des dieux antiques ». La querelle entre l’Arioste et le Tasse 251 guidée par une théorie de l’imitation. De plus, en narrant l’histoire d’amour entre Vénus et Adonis, le cavalier Marin situe les actions de son « poème de paix » en dehors de tout cadre religieux, ce qui lui permet de décrire des scènes obscènes. De plus, ces descriptions provoquaient des critiques à propos du libertinage du poème. L’Adone démontre au lecteur que la galanterie vise à la belle et bonne galanterie qui se base sur une éthique d’amour, mais que la galanterie intègre aussi le danger du libertinage érotique - d’où résultent entre autres les attaques des dévots contre la galanterie et la critique des galants envers leurs formes de mimétisme. Or, L’Adone du cavalier Marin transgresse aussi les limites d’une imitatio naturae au sens propre, car il met en scène une forme d’imitation qui vise à la « superatio ». 35 L’épopée marinesque devient ainsi - au moins selon son auteur - l’épopée absolue et par ce biais l’œuvre inimitable : il intègre toutes les possibilités de la pratique esthétique ainsi que toutes les dimensions de la nature - de l’homme, du cosmos, etc. Une telle estime de soi et de son œuvre attire facilement la critique des dévots ainsi que celle des défenseurs du Tasse qui plaidaient pour l’imitation des anciens et pour le respect de la religion chrétienne. Ce n’est pas la seule raison pourquoi une grande partie des auteurs français du XVII e siècle préféraient s’orienter vers le modèle du Tasse en ce qui concerne l’écriture de l’épopée, mais probablement une des raisons majeures. S’y ajoute le fait que l’esthétique galante vise à la modération de la pratique sociale et esthétique. Imiter l’esthétique du cavalier Marin implique alors le risque de perdre la bienveillance du public, comme il est p.ex. arrivé à Jean de La Fontaine avec Les amours de Psyché et du Cupidon, en raison de sa prétention d’être un poète supérieur. 36 35 Le cavalier Marin réflechit sur les formes diverses de l’imitation dans sa lettre à Claudio Achilini qui sert de préface à La Sampogna (1619) en parlant de la différence entre ‘tradurre, imitare, rubare’, c’est-à-dire entre traduire, imiter et voler. Voir Michele Dell’Ambrogio : « Tradurre, imitare, rubare : appunti sugli Epitalami del Marino », Forme e vicende. Per Giovanni Pozzi, dir. Ottavio Besomi, Padua, Antenore, 1988, pp. 269-293, David Nelting, Frühneuzeitliche Pluralisierung im Spiegel italienischer Bukolik, Tübingen, Narr, 2007, surtout le chapitre « Tradurre, imitare, rubare. Die Sampogna als Programmschrift für eine Dichtung substanzfreier meraviglia », pp. 234-245, Bruno Porcelli, Le misure della fabbrica. Studi sull Adone del Marino e sulla Fiera del Buonarotti, Milan, Marzorati, 1980, surtout le chapitre II : « Amore e Psiche da Apuleio al Marino », pp. 43-64 et Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche. Die novelletta in Giambattista Marinos Adone », Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Tagung zum 65. Geburtstag von Dietmar Rieger, dir. Kirsten Dickhaut, Stephanie Wodianka, Tübingen, Narr, 2010, pp. 175-194. 36 Voir Jörn Steigerwald, « ‚J’ai suivi le goût de mon siècle’ : Les amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine entre self-fashioning et interprétation de la réalité », Jörn Steigerwald 252 L’imitation de l’Arioste par le cavalier Marin souligne alors les limites de l’esthétique de l’Arioste. 37 En revanche, imiter l’Arioste et / où le Tasse signale que le poète respecte les règles de l’imitation, même s’il s’agit de deux manières complètement différentes de l’imitation : l’imitation moderne de la nature de l’homme dans toutes ses dimensions s’oppose consciemment et explicitement à l’imitation chrétienne des auteurs et des œuvres antiques. Papers on French Seventeenth Century Literature XXXVIII (2011), La cour et la ville, pp. 391-407. 37 Voir aussi la lettre de Jean Chapelain au Père Rapin : « Mon Révérend Père, vous pardonnerés, s’il vous plaist, à plus d’une affaire pressée qui m’a occupé depuis six jours, si j’ay tardé tout ce temps là à me donner l’honneur de vous respondre sur les questions de vostre billet. Il ne m’a point paru par mes lectures des sçavans italiens que j’ay assés feuilletés qu’Aristote, pour le regard de sa Poëtique, fust connu par les poëtes fameux de delà les Monts avant le siècle précédent de 1500, encore que la langue grecque y fust desja en vogue par le refuge que trouvèrent les habiles Grecs qui eschappèrent en 1460 de la prise de Constantinople. Le premier poëte italien qui fit voir que l’Art poëtique ne luy estoit pas nouveau fut Gio. Giorg. Trissino dans son poëme de l’Italia liberata da’Gotti, sous les pontificats de Léon X et de Clément VII, imité en grande partie à l’Iliade d’Homère, mais qui ne fust heureusement suyvi que par le Tasse fils, quoyqu’un Oliviero l’eust tenté dans son Alemana, tant les esprits estoient prévenus de la poësie romanesque de Pulci, du Bojardo et de l’Ariosto. Cependant, les habiles s’appliquèrent à commenter le petit ouvrage de la Poëtique d’Aristote. […]. Pour le Pétrarque, encore qu’il ait fait, il y a plus de 300 ans, un poème épique latin qu’il appelle Africa, il a fait néantmoins sans avoir jamais connu les règles, et beaucoup moins le Dante, il y a près de 400 ans, dans son poëme si estimé à Florence bizzarrement intitulé Comedie. L’Ariosto qui a publié son Orlando en 1530, encore qu’il fust très habile et très bon poëte latin, ayant commencé un poème selon les règles qu’il connoissoit, l’abandonna pour le roman afin de seconder le goust du siècle et des princes qu’il servoit et y réussit admirablement, ayant pour l’invention beaucoup plus de génie que le Tasse, quoyque, depuis la Hierusalem de celuy-cy, personne n’ayt suyvy l’Arioste et qu’il se soit composé une grande multitude de poëmes héroïque sur les principes établis dans la Poëtique d’Aristote. Le Dante n’a pas seulement le soupçon du poëme épique qui consiste tout dans l’action. Son ouvrage est un voyage en songe plein de satyre et de matière morale et chrestienne avec beaucoup de doctrine et de beaux vers. / Quant au Marin, il estoit fort ignorant et n’avoit que l’imagination belle pour le détail des pensées et l’expression pure, nombreuse et claire pour le lyrique principalement. Il ne pensa à l’art qu’après avoir achévé son grand poëme de L’Adone, ce qui les désesperoit quand il fut obligé de le publier et qui le fit me conjurer de la secourit, ce que je fis à sa consolation par la préface que vous avés veüe. » Jean Chapelain, Lettres, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, t. II., p. 814-816. Lettre DLXX, XX mars 1673. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 253 2. La configuration des deux esthétiques La réception de l’Arioste et du Tasse en France au XVI e siècle signale que les deux épopées avaient une grande importance, mais qu’elles n’étaient pas toujours au centre de l’intérêt. 38 Les comédies de l’Arioste connaissaient un grand succès en Italie comme en France, de la même manière que le drame bucolique Aminta du Tasse attirait l’attention d’un large public des deux côtés des Alpes. L’ensemble des œuvres de l’Arioste et du Tasse, à savoir les pièces de théâtre, les satires, les dialogues etc., permettent d’esquisser plus précisément le cadre de la dispute entre les deux esthétiques en France au XVII e siècle. En me référant au modèle antique de la « roue de Virgile », j’aimerais décrire quelques différences entre les conceptions esthétiques des deux auteurs. 39 Selon la « roue de Virgile », on distingue trois niveaux de style qui vont de pair avec trois genres narratifs, ordonné selon l’hiérarchie suivante : L’Énéide domine l’ordre en tant qu’épopée, car elle se concentre sur un « miles dominans », un guerrier dominant, et le met en scène en utilisant le « stylus gravis » voire le « stylus sublimes ». En deuxième place se trouve la Georgica, la Géorgique, qui raconte les histoires d’un « agricola », d’un paysan ou d’un laboureur, en employant le « stylus mediocrus », le style moyen pour la présentation. En dernière place se situe la Bucolica, la Bucolique, qui représente un berger par le « stylus humilis », le style humble ou simple. En considérant les deux épopées italiens, une première différence entre les deux esthétiques émerge : Le Tasse suit le modèle de Virgile par son Gerusalemme liberata en ce qui concerne le protagoniste et ses attributs, mais aussi en utilisant le style sublime et élevé. L’Arioste, en revanche, applique le style moyen à l’Orlando furioso, et non pas le style sublime. Il met ainsi en scène des protagonistes ‘moyens’, c’est-à-dire des protagonistes qui montrent que les êtres humains peuvent être des personnages avec des défauts, qui commettent des erreurs et qui errent par conséquent sur terre. En faisant cela, l’Arioste invente d’un côté le poème romanesque, tout en refusant de s’approprier le modèle de Virgile. S’y ajoute le fait que l’Arioste met en scène l’idéal de l’usage modéré des passions et des pratiques sociales en 38 Voir l’étude classique d’Alexandre Cioranescu, Arioste en France, Paris, Publications de l’école roumaine en France, 1939 et L’Arioste et le Tasse en France au XVI e siècle. Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre, Paris, Rue d’Ulm, 2003. 39 Voir Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique », Communications 16, (1970), pp. 172-223, p. 187. Voir aussi Weinberg, History, Chapitre XIII, « The Tradition of Aristotle’s Poetics : V. Theory of Genres », pp. 635-714. Jörn Steigerwald 254 employant le style moyen - d’où résulte la possibilité d’adapter l’esthétique de l’Arioste à l’esthétique galante, qui vise, elle aussi, à l’usage modéré. La différence entre l’Arioste et le Tasse émerge d’autant plus, si on regarde leurs pièces de théâtre. Le Tasse est connu pour deux œuvres, à savoir la pastorale Aminta (1583) et la tragédie Il Re Torrismondo (1587). Tous deux s’intègrent d’une manière exemplaire dans le schéma de la « roue de Virgile » : la tragédie y obtient la première place, alors que la pastorale y prend la deuxième place. De plus, le Tasse ouvre, avec le Re Torrismondo, la voie à une conception de la tragédie qui se concentre sur la famille comme centre de l’action et de l’intrigue. 40 L’action se déroule autour de la question de savoir ce qui distingue le roi en tant que souverain et en tant qu’être moral. Elle met en scène la relation entre généalogie, maison et pouvoir. Cette conception de la tragédie fait fortune au XVII e siècle en France, si on considère, pour ne nommer que quelques exemples célèbres, Horace de Pierre Corneille ou Britannicus de Jean Racine. 41 L’Aminta, quant à elle, représente une « favola boschereccia », une fable bosqueresque qui combine des éléments tragiques avec des éléments comiques dans un espace bucolique. 42 D’où résulte une double orientation : elle s’apparente, au niveau des genres, à la tragicomédie, qui fit également fortune dans la première moitié du XVII e siècle en France. Au niveau des pastorales, elle fait partie de la vogue de la littérature d’Arcadie autour de 1600, même si les exemples les plus connus à l’époque étaient probablement le Pastor fido de Guarini et surtout, mais plus tard, L’Astrée d’Honoré d’Urfé. En revanche, toutes les pièces de théâtre de l’Arioste sont des comédies. Pour être plus précis, l’Arioste est le fondateur de la comédie moderne, car c’est lui qui invente la comédie érudite. Ce modèle de la comédie se réfère 40 Voir Louise George Clubb, « The Arts of Genre : Torrismondo and Hamlet », English Literary History 47, 4 (1980), pp. 657-669 et Roberto Bigazzi, « La dibattuta storia di Torrismondo », Modern Language Notes 98, 1, Italian Issue (1983), pp. 70-86. 41 Voir la première préface de Britannicus : « Il ne s’agit point dans ma tragédie des affaires du dehors. Néron est ici dans son particulier et dans sa famille. Et ils me dispenseront de leur rapporter tous les passages qui pourraient bien aisément leur prouver que je n’ai point de réparation à lui faure. » Jean Racine, « Première préface », Théâtre complet de Racine, I, éd. André Stegmann, Paris, GF, 1964, p. 297. 42 Voir Louise George Clubb, « The Making of the Pastoral Play », Petrarch to Pirandello. Studies in Italian Literature in Honour of Beatrice Corrigan, dir. J. A. Molinaro, Toronto 1973, pp. 45-72, E. Fenzi, « Il potere, la morte, l’amore. Note sull’Aminta di Torquato Tasso », L’immagine riflessa 3 (1979), pp. 167-248, Patricia Oster, « Transparenz und Trübung in Arkadien. Der Schleier in Tassos Aminta », Compar(a)ison 2 (1993), pp. 65-86, David Nelting, Frühneuzeitliche Pluralisierung im Spiegel italienischer Bukolik. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 255 explicitement à la comédie de Plaute et de Térence en l’actualisant. 43 C’est pourquoi il désigne dans les préfaces de ces comédies, La Cassaria (1508) et I Suppositi (1509) ses pièces comme des comédies nouvelles. 44 Trois éléments sont d’une grande importance pour la comédie érudite et à travers cela pour la dispute quant à l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France : 1° La relation entre maison, parenté et sexualité encadre les actions des personnages. L’intrigue se base sur la volonté d’un jeune homme de s’introduire dans une maison étrangère à cause de la fille de la famille, sans que le père le sache. D’où résulte le problème de l’obscénité des comédies, car elle lie l’intrusion dans la maison avec l’acte de la pénétration de la fille par le jeune homme. 45 Ce problème se pose d’autant plus dans une société qui insiste sur l’importance de la bienséance au théâtre ainsi que dans la pratique sociale, ce qui émerge clairement dans la « querelle des Suppositi » à l’Hôtel de Rambouillet en 1639 comme dans la « querelle de l’École des femmes » au début des années ‘60, qui reflètent, chacune à sa manière, l’habitus de « la cour et la ville ». 46 2° L’analogie entre le père de la maison et le souverain en tant que monarque constitutionnel. L’action de la comédie se déroule en dehors de la maison, c’est-à-dire en public, dans le territoire dominé par le monarque. L’effet rétrograde est que chaque subversion du pouvoir du père de famille signale une déstabilisation du pouvoir du monarque. C’est pourquoi la fin 43 Voir Douglas Radcliff-Umstead, The Birth of Modern Comedy in Renaissance Italy, Chicago : University of Chicago Press, 1969 ; C.P. Brand, « The Renaissance of Comedy : The Achievement of Italian « Commedia Erudita », The Modern Language Review 90, 4 (1995), pp. XXIX-XLII, Richard F. Hardin : « Encountering Plautus in the Renaissance. A Humanist Debate on Comedy », Renaissance Quarterly 60, 3 (2007), pp. 789-818 et Patrizia de Capitani, Du spectaculaire à l’intime : Un Siècle de commedia erudita en Italie et en France (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005. 44 L’Arioste met en relief la nouveauté spécifique de ses comédies dans les prologues de La Cassaria et des Suppositi en les nommant « nuova commedia ». L. Ariosto, Commedie. La Cassaria, I Suppositi, éd. L. Stefani, Milan, Mursia, 1997, p. 153. 45 Voir Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), Renaissancetheater : Italien und die europäische Rezeption, pp. 165-191, idem, Rudolf Behrens, « Semantische Subversionen städtischen und häuslichen Raums in der Komödie des Cinquecento », RaumErkundungen. Einblicke und Ausblicke, dir. Elisabeth Tiller, Christoph Mayer, Heidelberg, Winter, 2011, pp. 89-124. 46 Voir Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, Temps de querelles, 2013 (à paraître). Jörn Steigerwald 256 ainsi que le but de la comédie érudite consiste en la régulation des intempéries de la maison familiale et de la maison royale - une constellation qui déploie toute son importance dans Le Tartuffe et dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, pour ne nommer que deux exemples célèbres. 47 3° L’Arioste insiste dans les préfaces de ses comédies sur le fait qu’elles sont des fictions, même si elles semblent être des histoires vraisemblables. Il met l’accent sur sa capacité de présenter une illusion au sens propre, c’est-à-dire de charmer le public et la scène présentée au théâtre. La magie et le charme de la comédie vont ici de pair, et servent au XVII e siècle de base conceptuelle à des pièces comme L’illusion comique de Pierre Corneille ou La princesse d’Élide de Molière. Reste un dernier point important, qui résulte de la réactualisation de Plaute et de Térence par l’Arioste : être le Térence de son siècle signifie au XVII e siècle aussi être - consciemment ou non - le successeur de l’Arioste. Pour finir, j’aimerais opposer les satires de l’Arioste et les dialogues et discours du Tasse. Le Tasse s’intéresse dans ses dialogues aux questions de l’amour, de la famille, du statut de la femme etc., en suivant le modèle du dialogue platonicien. Cela veut dire que le dialogue se concentre sur un interlocuteur dominant et savant qui explique aux autres participants de la conversation le sujet de toutes les manières possibles. De ce modèle résulte des dialogues renvoyant à une didactique explicite qui définit le sujet, élucide le problème immanent et donne finalement les règles à suivre. 48 La représentation de soi des personnages sert alors dans le dialogue à esquisser les règles et les limites d’une pratique sociale. L’Arioste, quant à lui, se présente dans ses satires comme un sujet, vivant à la Cour et écrivant pour un public de la Cour et de la ville, qui réfléchit aux exigences de son espace social et aux possibilités de se problématiser en tant qu’individu. Il s’agit par conséquent d’une problématisation 47 Voir Rudolf Behrens « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique. Une constellation de la ‘comédie érudite’ italienne et ses échos chez Molière (Le Tartuffe) », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXXVIII, 75, 2011, pp. 427-440. 48 Voir p.ex. Gerhard Regn, « Negierter Dialog und kontingente Verbindlichkeit : Zum epistemologischen Index von Torquato Tassos Padre di famiglia », Der Dialog im Diskursfeld seiner Zeit - von der Antike bis zur Aufklärung, dir. Klaus W. Hempfer, Anita Traninger, Stuttgart, Steiner, 2010, pp. 191-205. La querelle entre l’Arioste et le Tasse 257 de soi qui vise à un self-fashioning de l’auteur. 49 S’y ajoute le fait que les satires ne renvoient pas à une didactique explicite, mais préfèrent par contre la modélisation du sujet dans son espace social et dans son champ professionnel - d’où résulte que l’Arioste présente une didactique implicite à travers la réflexion des exemples divers. Reste une dernière différence fondamentale entre les deux esthétiques qui sert de guide pour la dispute quant à l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France, à savoir la différence entre poiesis et théorie poétique. L’Arioste ne fournit pas une théorie de la littérature en général ou une de l’épopée, de la satire etc. en particulier. Le Tasse, en revanche, écrit les Discorsi dell’arte poetica (1587) ou les Discorsi del poema eroico (1594), où il oppose consciemment la Gerusalemme liberata à l’Orlando furioso au niveau de la pratique esthétique et donne aussi son interprétation de l’épopée au niveau de la théorie poétique. C’est-à-dire que le Tasse fait explicitement la différence entre la pratique esthétique et la théorie poétique. L’Arioste, quant à lui, intègre la réflexion poétique dans ses œuvres, soit dans les préfaces de ses comédies, soit dans les digressions de son épopée, et vise ainsi à la poiesis en tant que pratique esthétique guidée par la théorie. 50 Cet antagonisme entre poiesis et théorie poétique marque la querelle entre l’Arioste et le Tasse au XVI e siècle en Italie, mais elle caractérise aussi la dispute quant à ces deux auteurs au XVII e siècle en France. Les querelles sur le roman, le petit roman ou la nouvelle des années ‘50 jusqu’aux années ‘70, c’est-à-dire dès la publication des Nouvelles françaises de Segrais, se déroulent dans ce champ de dispute. 51 Pour ne donner que deux exemples : Madeleine de Scudéry et Mme de Villedieu suivent les traces de l’Arioste en intégrant la réflexion poétique dans le roman, comme le fait la première dans Clélie, histoire romaine ou dans Célinte, nouvelle première, et la dernière dans la préface de Cléonice, roman galant, nouvelle. En revanche, Segrais et Huet s’y opposent en combinant la pratique esthétique des nouvelles du premier exemple avec la théorie poétique du dernier, c’est-à-dire en les unissant et en les distinguant en même temps. 49 Voir Ulrich Schulz-Buschhaus, « Bilder des Ich in der Dichtung des Cinquecento (Berni - Bembo - Ariost) », Italienische Studien 9 (1986), pp. 47-49. 50 Voir Poiesis. Praktiken der Kreativität in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. David Nelting, Jörn Steigerwald, Valeska von Rosen, Zürich, diaphanes, 2013 (à paraître). 51 Voir Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd. par Camille Esmein, Paris, Champion, 2004 et idem, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion 2008. Jörn Steigerwald 258 En fin de compte, la dispute quant à l’Arioste et le Tasse se déroule d’une part sur le niveau de la pratique esthétique ainsi que sur celui de la théorie esthétique, concernant la conception et l’hiérarchie des genres. D’autre part, elle se focalise sur les diverses formes de la présentation de soi dans la littérature et à travers cela sur deux conceptions de la didactique, l’une implicite et l’autre explicite. S’y ajoute une orientation différente envers la religion chrétienne qui sert de cadre pour la présentation d’une réalité fictionnelle dans les œuvres de l’Arioste, tandis qu’elle domine et structure la représentation de la réalité historique dans les œuvres du Tasse. Les esthétiques de l’Arioste et du Tasse sont construites comme modèles esthétiques dans une première phase à la fin du XVI e siècle en Italie. Dans une deuxième phase, les deux esthétiques sont appropriées en France au XVII e siècle dans le cadre de la fabrication d’un modèle français, à savoir celui de l’esthétique galante. En résumé, on peut retenir les différences suivantes : l’esthétique de l’Arioste met en relation amour, courtoisie et héroïsme civilisé pour promouvoir le plaisir et la civilisation de la société de cour. L’esthétique du Tasse valorise, au contraire, la croyance chrétienne et le héros en armes qui défend sa patrie et sa foi. La mise en scène de la magie qui unit les deux esthétiques souligne également la différence fondamentale entre les deux : chez l’Arioste, la magie permet de souligner la capacité du récit, et plus largement de toute pratique esthétique, à charmer le lecteur / spectateur. Chez le Tasse, ce sont les dangers que courent la foi chrétienne en général et le croyant en particulier qui sont mis en avant. L’exemple de l’allégorie le montre bien : elle permet à Arioste de jouer avec les attentes des lecteurs tandis que le Tasse propose de rétablir une lecture allégorique du monde. 3. Les appropriations de l’Arioste et du Tasse Reste une dernière question, celle de savoir comment on peut appliquer les deux esthétiques venant du XVI e siècle italien au XVII e siècle français. Car le devenir de ces deux esthétiques antagonistes au XVII e siècle en France ne relève pas seulement d’une réception au sens propre du terme, mais aussi en tant que transfert culturel d’appropriations diverses. Ces appropriations seront l’objet central du dossier. Elles sont analysées à quatre niveaux : • La réception, c’est-à-dire l’édition, la traduction, même partielle, et les pratiques de lecture des textes de l’Arioste et du Tasse dans la France du XVII e siècle, et l’insertion de ces éditions et traductions dans des contextes polémiques, p.ex. celui des rivalités éditoriales La querelle entre l’Arioste et le Tasse 259 entre libraires lyonnais et parisiens au début du siècle à la querelle des anciens et des modernes pour les éditions des années 1680. • Les différentes adaptations des deux esthétiques, par exemple dans les querelles autour de la poésie épique ou de la comédie. La question de la pertinence des modèles de l’Arioste ou du Tasse s’est ainsi posée pour la poésie épique, la comédie, mais aussi pour le dialogue ou la satire. Les adaptations des deux modèles sont par conséquent souvent liées à la construction polémique des genres littéraires (querelle sur L’Adone, querelle sur les Suppositi etc.). Mais elles sont aussi en relation avec les tentatives de production d’une esthétique nationale, par exemple dans les écrits du père Le Moyne, de Chapelain et d’autres. • Les transformations des deux esthétiques, qui utilisent l’un ou l’autre des modèles italiens comme référence dans le cadre de l’invention d’une esthétique française présentée comme nouvelle et originale. Il s’agit d’une intégration complète des anciennes esthétiques dans une nouvelle esthétique nationale. Ainsi, les Plaisirs de l’île enchantée renvoient encore à l’épisode d’Alcine de L’Orlando furioso, mais se présentent surtout comme l’acte fondateur de l’esthétique officielle de la cour de Louis XIV. On pourra aussi considérer les transformations des épopées en romans ou ‘l’invention’ d’une nouvelle comédie par Molière : dans ces différents cas, les modèles du Tasse et de l’Arioste sont de plus en plus effacés. • Enfin, la « modernisation » des deux esthétiques : pendant la querelle des Anciens et des Modernes ou les débats sur l’opéra, mais aussi dans d’autres contextes polémiques, l’Arioste et le Tasse sont utilisés comme des valeurs plus que comme des modèles. Les mentionner suffit à se positionner dans un camp ou à porter un jugement, sans que cela aille de pair avec une référence précise. La mention des modèles est détachée de tout contenu. Néanmoins, il faut le dire, le dossier ouvre la discussion sur le statut et la valeur des esthétiques de l’Arioste et du Tasse en France au XVII e et invite à la discussion de cette approche et, bien sûr, de ses résultats. PFSCL XL, 79 (2013) Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste à travers quelques histoires comiques du XVII e siècle D OROTHEE L INTNER (U NIVERSITE DE P ARIS III) La dispute qui oppose partisans du Tasse et de l’Arioste au XVII e siècle a surtout été étudiée par la critique moderne à partir des discours de théoriciens, d’auteurs d’épopée française et des pratiques éditoriales ou sociologiques (fêtes de cour, livrets d’opéra). Rarement le point de vue des auteurs comiques de l’époque est pris en compte, si ce n’est que par de brèves citations piquantes, de quelques répliques 1 . Dans la lignée des travaux de Béatrice Périgot 2 sur la réception de l’Arioste chez Rabelais, nous souhaiterions ici proposer une analyse de cette réception controversée de l’Arioste et du Tasse dans quelques œuvres comiques narratives du XVII e siècle. Nous ne prétendons pas du tout aborder de manière exhaustive la question, mais souhaitons ouvrir la voie à d’autres études plus complètes sur ce champ littéraire qui par sa spécificité comique, peut sembler a priori trop caricatural, partial, incomplet pour mériter d’être mobilisé 3 : il est vrai 1 Voir les ouvrages d’Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France : des origines à la fin du XVIII e siècle, Paris, Editions des Presses Modernes, 1939, ou de Chandler B. Beall, La Fortune du Tasse en France, Eugene, Oregon, University of Oregon and Modern Language Association of America, 1942. 2 Voir « l’Arioste et Rabelais face au roman », L’Arioste et le Tasse en France au XVI e siècle, Cahiers V.L. Saulnier, n° 20, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2003, p. 39-52 ; « Rabelais et le modèle épique de l’Arioste », in l’Epopée et ses modèles de la Renaissance aux Lumières, colloque de Reims 16-18 mai 2001, études réunies par Frank Greiner et Jean-Claude Ternaux, Paris, Champion, 2002, p. 189-202. 3 On pourrait ainsi analyser cette appropriation en tenant compte d’autres histoires comiques comme le Chevalier Hipocondriaque de Du Verdier, des travestissements burlesques comme l’Arioste Travesti, publié de manière anonyme en 1650 chez Dorothée Lintner 262 qu’au premier abord les allusions aux œuvres italiennes que disséminent Scarron ou Furetière dans leurs propres œuvres semblent bien maigres en comparaison des traités théoriques d’un père Le Bossu ou d’un père Lemoyne. Pourtant, nous voudrions montrer que la lecture et l’appropriation comique de ces textes épiques donnent un éclairage sur ces derniers qui diffère des jugements portés par les poètes et les théoriciens sérieux au XVII e siècle. Derrière la facétie, voire la raillerie que laissent entendre les œuvres comiques, se cachent d’autres motifs de réécriture, qui tentent peutêtre de dépasser en s’en moquant, le débat qui oppose des positions littéraires trop sûres d’elles-mêmes… Par l’étude de quelques œuvres en prose comique, nous proposerons essentiellement trois constats majeurs : tout d’abord, le relevé des références et des allusions aux œuvres du Tasse et de l’Arioste témoigne bien d’un goût différent, d’une préférence, selon les auteurs, pour un auteur plutôt que pour l’autre. En ce sens, les auteurs d’histoires comiques prennent bien parti dans la querelle, c’est-à-dire sans rejeter une œuvre pour porter aux nues sa rivale. Il arrive aussi que les auteurs comiques s’immiscent dans la querelle de l’épopée en ce qu’ils la mettent en scène : c’est une façon détournée de montrer leur intérêt pour ce débat, et de se positionner sans pour autant se prendre au sérieux (ce qui annulerait de fait le discours comique). Cette posture leur permet aussi de critiquer non pas tant les œuvres, objets du débat, que les théoriciens contemporains qui critiquent férocement les œuvres mais ne parviennent à produire eux-mêmes le poème héroïque que la France attend. Enfin, les auteurs comiques adoptent, à l’égard des modèles italiens, comme à l’égard de nombreux modèles épiques, une posture d’émulation. En dépit des railleries, en dépit des dénégations, l’extravagance des épopées italiennes et l’enchantement qu’elles suscitent semblent attirer les auteurs comiques, car ils y voient là une source d’inspiration pour leurs propres écrits. 1. Préférences comiques entre l’Arioste et le Tasse Encore une fois, loin de prétendre proposer une étude exhaustive, nous souhaitons simplement montrer à travers quelques œuvres phares, quelle place les auteurs d’histoires comiques semblent accorder aux poètes italiens, Toussaint Du Bray, ou encore la Bradamante ridicule jouée par la troupe de Molière en 1664. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 263 et comment ils s’inspirent de leurs œuvres. Nous nous interesserons ici aux œuvres de Sorel, Tristan l’Hermite, Scarron et Furetière. A observer leurs œuvres, on remarque que généralement elles s’inscrivent dans la tendance, constatée par la critique moderne, que l’œuvre du Tasse est mieux acceptée, au milieu du siècle que celle de l’Arioste. Sorel, Tristan l’Hermite ou Furetière semblent clairement en faveur de la Jérusalem délivrée plutôt que du Roland furieux. Les attaques sévères qu’on rencontre dans le Berger extravagant semblent relayées par quelques allusions et railleries du Francion : Je veux en venir aux Poetes Italiens. Il y a là l’Arioste qui a fait un Roman remply d’inventions absurdes. Sa fable est à l’imitation de celles de chevaliers errants, et néanmoins l’on y trouve aussi beaucoup de choses prises des metamorphoses d’Ovide. Le cheval volant d’Astolphe est le Pégase de Persée, et tous ces deux guerriers donnent du secours à une fille exposée à un monstre. Chacun trouvera facilement d’autres rapports. Au reste l’ordre est si mauvais qu’il y a cinquante contes, entassez les uns sur les autres. L’Autheur les fait à sept ou huict fois, et vous lairra deux chevaliers l’espée haute prests à se frapper pour aller voir ce que fait un autre, & puis il revient à eux pour leur faire donner deux ou trois coups d’épée et puis il les quitte encore. Voilà comme il nous fait languir apres des sottises et ses Chevaliers se transportent aussi vite d’un pais à l’autre que si tous leurs chevaux avoient des ailes. Quant au Tasse, nous luy sommes redevables aussi bien qu’à l’Arioste d’avoir fait une fable de nostre histoire. Ce dernier le fait avec impertinence car bien qu’il soit obligé de parler en Chrestien dans sa Hierusalem assiegee, il ne laisse pas de parler aussi souvent en payen, & de mettre en jeu les antiennes Divinitez. Il y en a beaucoup qui ont ainsi meslé les choses avec fort peu de jugement mais je tiens qu’il le faut condamner tout à la fois 4 . 4 Le Berger Extravagant, troisième partie, livre XIII, [Paris, Toussaint Du Bray, 1627, p. 40-41], reproduction Slatkine, Genève, 1972, p. 496-497. Voir aussi les Remarques sur le XIII e livre du Berger Extravagant : « Le Roland furieux, a une suite beaucoup plus mauvaise, et l’on ne scauroit rien entendre dans ce Roman sans en avoir leu quelques autres qui sont faits sur le mesme sujet. Toutes ses inventions il est vray que la pluspart sont prises d’Ovide & d’Homere pareillement : car l’enchanteresse Alcine qui attire à soy les Chevaliers et les metamorphose en tout ce qu’elle veut apres en avoir jouy n’est rien que la magicienne Circé. Pour ses avantures interrompues, elles ne peuvent sembler bonnes à une personne de bon jugement, quoyque dise Philiris. Au reste Clarimond n’eust eu jamais fait s’il eust voulu parler de toutes les impertinences qui sont dans ce livre, comme d’Astolphe, qui va au Ciel sur son Hypogriphe & qui rencontre Sainct Jean l’evangeliste, qui luy fait voir toutes les raretez du lieu, ayant mis sont cheval en un endroict où il fut bien traité cependant ; et il faut croire à ce compte là qu’il y a quelque escurie Dorothée Lintner 264 Si Le Tasse est coupable, aux yeux de Sorel, d’avoir mêlé les univers payens et chrétiens, l’Arioste ne peut être excusé d’avoir non seulement choisi des sujets absurdes pour son récit, mais aussi de les avoir empruntés aux récits de chevalerie. Sorel lui dénie donc toute originalité en plus de tout bon sens. Toutefois, ces développements sévères contrastent avec les allusions pleines d’humour qui jalonnent l’Histoire comique de Francion. Dans cette œuvre, les personnages de Sorel citent en effet les héros de l’Arioste, par exemple, dans le cadre d’éloges amoureux. Ainsi, le fou Collinet, après avoir proposé un contre-blason d’une demoiselle que courtise Clérante, entame son éloge. Mais la louange tourne vite à l’emphase grotesque, qui mobilise des personnages de l'Arioste : Quand je vous vois je suis ravi comme un pourceau qui pisse du son. Si vous voulez, malgré Roland et Sacripant, vous serez mon Angélique et je serai votre Médor, car il n’y a point de doute que la plupart des seigneurs sont plus chevaux que leurs chevaux eux-mêmes 5 . La comparaison pourrait sembler très défavorable au poète italien. Cependant, dans le contre-blason qui précède, Collinet compare Achille traînant le coprs d'Hector autour des murailles de Troie à un courtisan donnant des coups de chapeau à un de ses congénères qui lui manque de respect 6 . Dans le discours de Collinet, les modèles épiques se retrouvent donc pris dans le même système de renversement carnavalesque, bousculés qu'ils sont par les comparaisons les plus triviales 7 . au Ciel de la Lune où l’on luy donna à manger de l’avoine celeste. Cependant l’autheur ne laisse pas d’estre apellé le Divin Arioste, & voyez qu’il le mérite bien, ayant parlé si indignement des choses divines, comme j’ai encore fait voir en mon troisieme livre. Les François ne luy devroient pas donner ce tiltre dans les traductions de ses oeuvres. Pour les Italiens, laissons leur favoriser le vice puisque cela leur plaist ; l’impudicité & l’impiété d’Aretin n’empeschent pas qu’ils ne l’appellent aussi le Divin. Pour le Tasse, il n’a pas tant confondu les choses qu’Arioste ; mais il ne laisse pas de faire des contes fort extravagants, & je ne trouve point à propos qu’il mesle des choses veritables & sainctes parmy des fables pleines d’impiété », Remarques sur le XIII e livre du Berger Extravagant, [éd. cit., p. 643-645], reprod. cit., p. 710-711. 5 L’Histoire comique de Francion, VI, (1633), éd. Fausta Garavini, Paris, Folio, p. 311. 6 « Aussi dit-on que comme Achille traîna le corps du fils de Priam alentour les murailles de Troie, ainsi maint courtisan, afin d’être installé en la faveur, donne maint coup de chapeau à tel qui mériterait plutôt les étrivières. », ibid. 7 De la même façon, les personnages de l’Amadis et des récits de chevalerie sont l’objet de railleries inopinées. Nous en proposons un relevé dans notre thèse de doctorat Avatars de l’épopée dans la geste rabelaisienne et les histoires comiques du XVII e siècle, soutenue à l’université Paris III Sorbonne-Nouvelle, en 2011. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 265 Furetière, pour sa part, fait le choix inverse de passer sous silence l’Arioste et ne mentionne, dans son Roman bourgeois, que le Tasse. Ce parti pris est peut-être la marque d’une préférences esthétique pour le second auteur, mais surtout, croyons-nous, l’indice d’une distinction générique opérée par Furetière : le Roland furieux n’est pas vraiment, à ses yeux, une épopée, tandis que la Jérusalem délivrée s’en approche davantage. Preuve en est que toutes les mentions du Tasse dans le Roman bourgeois sont directement associées à l’un ou l’autre des deux grands poètes épiques de l’Antiquité, Homère et Virgile. On se souvient ainsi du fameux incipit : Car, depuis que feu Virgile a chanté Énée et ses armes, et que le Tasse, de poétique mémoire, a distingué son ouvrage par chants, leurs successeurs, qui n’étaient pas meilleurs musiciens que moi, ont tous répété la même chanson, et ont commencé d’entonner sur la même note 8 . Dans la « Somme dédicatoire », Furetière mentionne une légende selon laquelle le poète grec et le poète italien seraient morts dans la misère : Chapitre 6. Continuation du mesme sujet, avec la liste des hommes de lettres morts de faim ou à l’hopital, illustrée des exemples d’Homère et de Torquato Tasso 9 . Le Tasse semble mieux s’inscrire dans la lignée d’Homère et de Virgile que l’Arioste, considéré par Furetière davantage comme un romancier. La définition que donne l’auteur du Dictionnaire universel au mot ROMAN semble confirmer cette hypothèse, puisque l’Arioste y figure, alors que le Tasse, non : Le Roman de la Rose est un Roman en vers. Le Roland de l'Arioste est un Roman. Et en un mot toutes les Histoires fabuleuses ou peu vraisemblables passent pour des Romans. On dit même d'un recit extraordinaire qu'on fait en compagnie, Voilà un Roman, c'est une adventure de Roman, une intrigue de Roman. Il faut cependant préciser que ces exemples dans la définition sont précédés d’un autre, qui brouille quelque peu l’interprétation : Les Poëmes fabuleux se mettent aussi au rang des Romans, comme l'Eneïde et l'Iliade. La délimitation des genres et de leurs modèles n’est donc pas tranchée, puisqu’y figurent aussi les poèmes d’Homère et de Virgile. Néanmoins, Fure- 8 Le Roman bourgeois, première partie, (1660), éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF, p. 74. 9 Ibid., deuxième partie, p. 301. Dorothée Lintner 266 tière semble donner son opinion : en précisant que ces œuvres antiques sont des « Poëmes fabuleux » qui sont « aussi » des romans, l’auteur burlesque signale que la catégorie générique première dont ces œuvres relèvent est bien la poésie et non le roman 10 . Le Roland furieux, lui, relève catégoriquement de ce dernier genre. L’absence de référence à l’Arioste dans le Roman bourgeois peut s’expliquer donc par la préférence de Furetière pour l’esthétique plus grave, plus mesurée du Tasse, qui convient mieux au discours parodique, puisqu’aux pompes épiques de Virgile et du Tasse s’opposent d’autant mieux la bassesse du romanesque des avocats 11 . Il apparaît donc que Sorel comme Furetière semblent préférer le Tasse au sens où ils le critiquent moins, ou l’estiment davantage que l’Arioste parce que son œuvre serait surtout moins romanesque et moins extravagante. Par conséquent, le premier évite de railler les personnages de la Jérusalem délivrée et s’attaque plutôt à ceux du Roland furieux ; le second, au contraire, choisit les modèles plus nobles, les plus brillants, pour créer un contraste encore plus marqué avec ses personnages. Ces auteurs, aux positions théoriques affirmées, s’inscrivent donc assez fortement dans la lignée des jugements littéraires majoritaires de l’époque. Cependant, on peut rencontrer une autre forme d’appropriation dans les histoires comiques de cet héritage épique italien : elle consiste à mettre en scène la querelle littéraire. 2. Dépasser la querelle et la mettre en scène D’autres histoires comiques marquent ainsi leurs préférences, en construisant leur récit à partir de ces modèles épiques et surtout des rivalités littéraires que ces derniers suscitent. Tout d’abord, on constate par exemple que le narrateur du Page disgracié préfère assurément, lui aussi, le Tasse, mais on constatera qu’il n’en loue pas 10 En outre, dans le Roman bourgeois, la seule petite allusion qu’on pourrait déceler à un personnage de l’Arioste, c’est la mention du nom d’Angélique, qui est, d’après le narrateur, un parfait nom de personnage de roman : « Elle n’avait point voulu prendre d’autre nom de guerre ni de roman que le sien : car le nom d’Angélique est au poil et à la plume, passant partout, bon en prose et bon en vers, et célèbre dans l’histoire et dans la fable. », op. cit., p. 154. 11 On notera cependant que d’autres entrées du Dictionnaire Universel viennent défendre l’Arioste : « MESPRISABLE. adj. masc. et fem. Qui merite peu d’estime. Tous les biens qui peuvent perir sont mesprisables. Ce n’est pas un Ouvrage mesprisable que l’Arioste, quoy qu’il ne soit plein que de fables et de bagatelles. » Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 267 moins l’ingéniosité de l’Arioste. Surtout, les références à la Jérusalem délivrée vont construire le récit dans son ensemble. Ainsi, dans la première partie, le jeune page se voit confier la tâche d’instruire une jeune demoiselle et il lui fait découvrir les romans héroïques mais aussi ces deux poètes italiens qu’elle ne connaît pas : Mais elle savait fort peu de la fable, et presque rien de ces romans héroïques dont on fait estime ; elle n’avait encore jamais fait de réflexions sur cet industrieux ouvrage qui fut balancé avec l’or et les perles d’une mitre ; elle n’avait jamais rien appris de ces ingénieuses nouvelles, par qui l’excellent Arioste empêcha son nom de vieillir ; elle n’avait encore rien sur de ces glorieux travaux, par qui la sublime plume du Tasse rendit sa réputation immortelle, en conduisant le grand Godefroy à la Terre Sainte 12 . On constatera que les éloges des deux poètes italiens fonctionnent différemment : l’Arioste, par son ingéniosité, restera jeune, tandis que la réputation du Tasse sera immortelle, glorieuse, sublime. Surtout, l’allusion à l’œuvre de l’Arioste reste très vague, alors que la seconde renvoie au héros et chef des chrétiens, et mentionne le lieu même de la conquête. Cette précision du lieu n’est assurément pas anodine, car elle permet de faire écho, discrètement, au parcours même du page. En effet, on se souvient que le narrateur rappelle, dès le début du récit, les origines glorieuses de sa famille, et mentionne à cette occasion cette même Terre Sainte où un ancêtre est allé se battre au côté des croisés : Je suis sorti d’une assez bonne maison, et porte le nom et les armes d’un gentilhomme assez illustre, et qui comme un autre Périclès fut grand orateur et grand capitaine tout ensemble. L’Histoire lui donne beaucoup de louanges pour avoir été l’un des principaux ministres de cette heureuse guerre qui se fit en Terre Sainte, il y a cinq cents années ; et je puis dire qu’il y avait autrefois d’assez grands honneurs et assez de biens en notre famille 13 . Surtout, au cours des pérégrinations du page, le jeune héros se trouve un moment tenté de suivre un alchimiste étrange qui lui propose de partir explorer le monde, et de commencer notamment par la Terre Sainte : [Il me dit] que si je voulais m’unir à sa compagnie, comme je disais, il me mènerait avec lui par toute la Terre, dont il me disait savoir presque toutes les langues et les coutumes ; que nous commencerions ces beaux voyages par celui de la Terre Sainte, afin qu’ayant adoré le Sépulcre, où fut ren- 12 Le Page disgracié, première partie, XXVI (1643), éd. Jacques Prévost, Gallimard, Paris, p. 87. 13 Ibid., première partie, II, p. 24. Dorothée Lintner 268 fermé celui qui a fait tout le monde, nous eussions une bénédiction particulière sans le parcourir sans danger 14 . Bien sûr, l’alchimiste disparaîtra sans laisser de trace et le page poursuivra sa quête seul, sans jamais se rendre en Terre Sainte. Cependant, l’univers du Tasse continue de hanter son récit, puisque, dans la seconde partie, il compare la femme qu’il aime à Armide : De là, je me cherchais encore dans le palais enchanté de cette jeune Armide, qui m’avait donné tant d’amour en un âge où je ne devais pas être capable d’en prendre 15 . Mais l’appropriation la plus étonnante de l’œuvre du Tasse à laquelle se livre Tristan l’Hermite réside assurément dans l’épisode de duel qui oppose le jeune page à un autre étudiant : en effet, lors d’un dîner rassemblant des « beaux esprits » et surtout une belle hôtesse, un autre jeune homme soutient que Virgile est plus grand que le Tasse. Le page prend alors la défense du poète italien : Ce fut à juger lequel l’emportait, pour la magnificence et la beauté du style héroïque, de Virgile ou du Torquato Tasso. Il y eut en la compagnie un grand garçon, fort bien fait, qui dit avec un souris dédaigneux qu’il n’y avait nulle comparaison à faire de ces deux génies, assurant que le Mantouan surpassait l’autre indéfiniment. L’audace dont il soutint cette opinion me piqua, je me rangeai soudain de l’autre parti et, bien que je n’ignorasse pas que l’Énéide est un parfait modèle du poème héroïque, je mis la Jérusalem beaucoup au-dessus de Troie et de Carthage. Pour prouver ce que je disais, je débitai sur-le-champ sept ou huit des plus beaux endroits de l’un et de l’autre auteur et, les comparant l’un à l’autre, fis voir que ceux qui donnaient l’avantage à Virgile n’en jugeaient pas trop judicieusement, et donnaient possible à la pompeuse richesse de sa langue ce qu’ils pourraient accorder avec raison à la sublimité de l’esprit du Tasse 16 . L’extrait est tout à fait remarquable car il met en scène une dispute littéraire. Le chapitre s’intitule ainsi « Querelle du page pour avoir soutenu l’honneur du Tasse, qu’un jeune écolier rabaissait ». S’il ne s’agit pas ici d’une dispute entre défenseurs du Tasse et de l’Arioste, du moins montre-telle comment l’écriture comique se nourrit de ces querelles littéraires. En effet, dans cette scène, le génie des œuvres est moins moqué que les protagonistes, naïfs et prétentieux, qui se battent à l’épée pour défendre officiellement une poésie épique, et officieusement leurs amours. Le narrateur se 14 Ibid., première partie, XVIII, p. 68. 15 Ibid., deuxième partie, V, p. 159. 16 Ibid., deuxième partie, XLVI, p. 242-243. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 269 décrit en effet comme un jeune vaniteux qui lit beaucoup, mais sans savoir vraiment sélectionner les bons ouvrages : C’était une occupation où j’employais cinq ou six heures le jour pour le moins, sans que cela pût attiédir la passion que j’avais d’apprendre ; mais il m’en arrivait comme à ceux qui se nourrissent de mauvais aliments, ils en acquièrent plutôt de l’enflure que de l’embonpoint ; aussi, ne lisant guères de bons livres, cela ne servait qu’à me donner une enflure de vanité qui avait quelque apparence d’excellence, mais qui n’était pas grand’chose en effet. Partout où l’on parlait de la cosmographie, de l’histoire et des poètes tant anciens que modernes, je disais avec hardiesse mes sentiments 17 . A cette vanité intellectuelle du page s’oppose le dépit amoureux de son adversaire, fâché de ne pas avoir eu le dernier mot dans la querelle littéraire : Ce jeune philosophe voulut répondre, mais ce fut avec tant de marques de désordre où je l’avais mis que les rieurs ne furent pas de son côté. Le dépit qu’il conçut alors d’avoir été rendu muet devant cette belle fille, dont il était possible amoureux, le piqua si fort contre moi qu’il m’envoya le lendemain, dès qu’il fut jour, un billet écrit de sa main 18 . La dispute sophistique se transforme en duel à l’épée, au cours duquel les deux combattants feront preuve, malgré leurs blessures respectives, de générosité et de bravoure. La mise en scène du combat, très précise et détaillée, vient donc accomplir dans la fiction les valeurs que les textes épiques, objets de la dispute, viennent sans cesse rappeler. Elle vient aussi comme accomplir le destin du jeune page, qui entame sa carrière de poète dans un cadre on ne peut plus épique, puisque le chapitre suivant est consacré au siège du Roi contre la ville protestante de Montauban. Cependant, et surtout, cette scène se moque moins des œuvres elles-mêmes que de leurs « supporters », qui cherchent plutôt à nourrir leur orgueil qu’à défendre une esthétique littéraire. Cette mise en scène comique de la querelle littéraire rappelle des épisodes similaires qu’on rencontre dans d’autres histoires comiques. Dans le Francion le personnage d’Hortensius est une image de ces pédants qui citent sans cesse les grands modèles et se querellent à leurs sujets. Il en va de même chez Scarron, lui met notamment en scène des querelles (parfois physiques) opposant détracteurs et supporters de la comédie ou du roman 19 . Telle est donc la deuxième tendance qu’on peut apercevoir de l’appropriation, par les auteurs d’histoires comiques, de la dispute entre le Tasse et 17 Id. 18 Ibid., p. 243. 19 Voir par exemple chapitre XXI, première partie, p. 165 et sq. Dorothée Lintner 270 l’Arioste, mais plus généralement, de toutes les disputes littéraires qui agitent les cercles lettrés du XVII e siècle autour des grands modèles que sont l’épopée et la tragédie. 3. Exubérances fécondes du Roland furieux Cependant, il semble qu’une troisième tendance peut être dégagée, car elle révèle une appropriation des épopées italiennes, et notamment du Roland furieux, là aussi assez commune chez tous les auteurs d’histoire comique : de ce que nous avons observé jusqu’à présent, c’était toujours le Tasse qui « l’emportait ». Or, en réalité, il nous semble que l’exubérance et l’extravagance du récit de l’Arioste plaît et même inspire beaucoup plus les auteurs qu’ils ne veulent bien le reconnaître. Seul Scarron parmi tous semble l’admettre et assumer clairement sa préférence pour l’Arioste plutôt que pour le Tasse. En effet, on s’aperçoit que parmi toutes les références héroïques que mobilise cet auteur dans son Roman comique aucune ne renvoie explicitement à la Jérusalem Délivrée, mais bien plutôt au Roland furieux, ou à ses continuateurs. Tout d’abord, on rencontre des mentions claires à certains de ses héros et notamment Roland qui sert de contre-modèle ou plutôt de modèle paradoxal à Ragotin. En effet, ces deux personnages, malgré leurs gabarits radicalement opposés, s’apparentent par leurs crises de colère et de folie : « C’était le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland 20 . » De même, les amours de Renaud et d’Armide viennent servir de comparaison aux personnages des nouvelles héroïques qui tentent de s’expliquer les situations romanesques compliquées dans lesquelles ils se trouvent pris. Ainsi, la Dame invisible, dans la nouvelle intitulée « Histoire de l’amante invisible », explique au beau Dom Carlos pourquoi il a été enlevé et par qui : « C’est la princesse Porcia qui vous a enlevé. Elle ne considère rien quand il va de se contenter et vous n’êtes pas le premier Renaud de cette dangereuse Armide ; mais je romprai tous ses enchantements et vous tirerai bientôt d’entre ses bras 21 . » Plus intéressante encore est la réutilisation par Scarron de l’héritage dramaturgique du Roland furieux. La comédienne La Caverne raconte ainsi comment la troupe de ses parents a donné pour un seigneur du Périgord la pièce Roger et Bradamante de Garnier, adaptation scénique du poème de l’Arioste. L’épisode se révèle tragi-comique car si la représentation tourne à la farce, les conséquences sont, elles, malheureuses. En effet, un page du 20 Roman comique, première partie, VIII, éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, p. 59. 21 Ibid., première partie, p. 73 (Histoire de l’amante invisible). Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 271 seigneur a toutes les difficultés du monde à réciter les deux vers qu’on lui demande d’apprendre, et se trompant le jour de la représentation, déclenche l’hilarité générale : Le bruit se répandit dans le pays qu’une troupe de comédiens devait représenter une comédie chez le baron de Sigognac. Force noblesse périgourdine y fut conviée ; et lorsque le page sut son rôle, qui lui fut si difficile à apprendre qu’on fut contraint d’en couper et de le réduire à deux vers, nous représentâmes Roger et Bradamante du poète Garnier. […] Il jouait le page du vieil duc Aymond et n’avait que deux vers à réciter en toute la pièce ; c’est alors que ce vieillard s’emporte terriblement contre sa fille Bradamante de ce qu’elle ne veut point épouser le fils de l’empereur, étant amoureuse de Roger. Le page dit à son maître : Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez ; Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos pieds. Ce grand sot de page, encore que son rôle fût aisé à retenir, ne laissa pas de le corrompre et dit de fort mauvaise grâce et tremblant comme un criminel : Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez ; Vous n’êtes pas trop bien assuré sur vos jambes. Cette mauvaise rime surprit tout le monde. Le comédien qui faisait le personnage d’Aymond s’en éclata de rire et ne put plus représenter un vieillard en colère. Toute l’assistance n’en rit pas moins, et pour moi, qui avais la tête passée dans l’ouverture de la tapisserie, pour voir le monde et pour me faire voir, je pensai me laisser choir à force de rire 22 . L’hilarité est telle (on compte près de 18 occurrences du verbe rire dans l’extrait), que la tragi-comédie vire à la farce, et le maître des lieux, si tyrannique, s’humanise 23 . Seulement, l’affront est tel, pour le page, qu’il décide de se venger et tue, lors d’une chasse, le père de La Caverne 24 . La scène ainsi racontée est construite à rebours du schéma de la tragicomédie de Garnier mais ses retournements sont aussi extravagants que 22 Ibid., deuxième partie, III, p. 205-206. 23 « Notre comédie eut l’applaudissement de toute l’assemblée. La farce divertit encore plus que la comédie, comme il est d’ordinaire partout ailleurs hors de Paris », p. 207. « Le baron nous faisait manger à sa table, ses gens nous servaient avec empressement et nous disaient souvent qu’ils nous étaient obligés de la bonne humeur de leur maître, qu’ils trouvaient tout changé depuis que la comédie l’avait humanisé. », p. 208. 24 « Le page seul nous regardait comme ceux qui l’avaient perdu d’honneur et le vers qu’il avait corrompu, et que tout le monde de la maison, jusqu’au moindre marmiton, lui récitait à tout heure, lui était, toutes les fois qu’il en était persécuté, un cruel coup de poignard dont enfin il résolut de se venger sur quelqu’un de notre troupe », p. 208. Dorothée Lintner 272 ceux du Roland furieux : la comédie et le rire conduisent à une tragédie qui elle-même déclenche de nombreuses péripéties romanesques. La mère de la Caverne se retrouve finalement presque prisonnière du baron de Sigognac qui veut absolument l’épouser et elle n’y consent pas… On n’aura simplement pas le fin mot de l’histoire, puisque les deux femmes sont interrompues dans leur conversation par l’arrivée inopinée d’un lévrier dans la chambre, qui permet au narrateur de couper court au récit, et de reprendre l’histoire du Destin. Ce passage brutal d’un récit à un autre, cette absence de transition, voire de logique (apparente) dans l’enchaînement des récits, est peut-être un clin d’œil à l’esthétique de l’Arioste et des romanciers héroïques qui l’imitent, puisque c’est, comme on l’a vu, un des reproches que lui adresse Sorel dans son Berger Exravagant. On pourrait enfin se demander si certains personnages extravagants du roman ne sont pas non plus inspirés du Roland furieux, bien qu’aucune mention explicite ne soit donnée : les personnages de fou, qui traversent le roman, ne font-ils pas malicieusement écho aux épisodes décrivant les errances de Roland ? Nous avons déjà mentionné la comparaison explicite entre Ragotin et Roland. Mais un autre fou traverse, à proprement parler, le Roman comique, faisant de curieuses apparitions, et surtout, comme Roland, se promenant nu et effrayant les personnages qu’il rencontre. Ainsi, la première fois qu’il apparaît, il saute, sans crier gare, et sans le moindre habit sur lui, au dos du Destin, qui est à cheval : Il [Le Destin] maudissait intérieurement un si méchant chemin quand il se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque diable qui lui passa les bras alentours du col. Le Destin eut grand-peur et son cheval en fut si fort effrayé qu’il l’eût jeté par terre si le fantôme qui l’avait investi et qui le tenait embrassé, ne l’eût affermi dans la selle. Son cheval s’emporta comme un cheval qui avait peur et le Destin le hâta à coups d’éperons, sans savoir ce qu’il faisait, fort mal satisfait de sentir deux bras nus à l’entour de son col et contre sa joue un visage froid qui soufflait à reprises à la cadence du galop du cheval. […] La lune luisait alors assez pour lui faire voir qu’il avait un grand homme nu en croupe et un vilain visage auprès du sien. Il ne lui demanda point qui il était, je ne sais si ce fut par discrétion. Il fit toujours continuer le galop à son cheval, qui était fort essoufflé et lorsqu’il l’espérait le moins, le chevaucheur croupier se laissa tomber à terre et se mit à rire. Le Destin repoussa son cheval de plus belle et regardant derrière lui, il vit son fantôme qui courait à toutes jambes vers le lieu d’où il était venu. Il a avoué depuis que l’on ne peut avoir plus de peur qu’il en eut. Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 273 Il conta à la même femme la rencontre qu’il avait faite de l’homme nu et elle lui apprit que c’était un paysan de leur village qui était devenu fou et qui courait les champs 25 . On remarque que c’est bien la même expression qui désigne le comportement du fou que celui de Ragotin quand le narrateur l’avait comparé au Roland de l’Arioste : un fou qui « court les champs ». Mieux, on retrouve ce même fou toujours nu et malfaisant, face à Ragotin, ivre et endormi au bord d’un chemin : Il n’y avait pas longtemps qu’il [Ragotin] dormait, ronflant comme une pédale d’orgue, quand un homme nu (comme on peint notre première père) mais effroyablement barbu, sale et crasseux, s’approcha de lui et se mit à le déshabiller. Cet homme sauvage fit de grands efforts pour ôter à Ragotin les bottes neuves que, dans une hôtellerie, la Rancune s’était appropriées par la supposition des siennes, de la manière que je vous l’ai conté en quelque endroit de cette véritable histoire ; et tous ses efforts, qui eussent éveillé Ragotin, s’il n’eût été mort-ivre, comme on dit, et qui l’eussent fait crier comme un homme qu’on tire à quatre chevaux, ne firent autre effet que de le traîner à écorche-cul la longueur de sept ou huit pas. Un couteau en tomba de la poche du beau dormeur ; ce vilain homme s’en saisit et, comme s’il eût voulu écorcher Ragotin, il lui fendit sur la peau sa chemise, ses bottes et tout ce qu’il eut de la peine à lui ôter de dessus le corps ; et ayant fait un paquet de toutes les hardes de l’ivrogne dépouillé, l’emporta, fuyant comme un loup avec sa proie. Nous laisserons courir avec son butin cet homme, qui était le même fou qui avait autrefois fait si grand-peur au Destin, quand il commença la quête de mademoiselle Angélique, et ne quitterons point Ragotin qui ne veille pas et qui a grand besoin d’être réveillé 26 . La confusion entre le grand fou et le petit Ragotin atteint son paroxysme quand des paysans croient reconnaître le premier en apercevant le second, nu et ivre : Le corps nu de Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la vue qu’ils s’écrièrent : Le voilà ! et s’approchant de lui faisant le moins de bruit qu’ils purent, comme s’ils eussent eu peur de l’éveiller, ils s’assurèrent de ses pieds et de ses jambes qu’ils lièrent avec des grosses cordes et, l’ayant ainsi garotté, le portèrent dans leur charrette, qu’ils firent aussitôt partir avec autant de hâte qu’en a un galant qui enlève une maîtresse contre son gré et celui de ses parents 27 . 25 Le Roman comique, seconde partie, chapitre I, p. 196-197. 26 Ibid., p. 296. 27 Id. Dorothée Lintner 274 Cet ensemble d’extrait montre bien à quel point Scarron semble avoir goûté le Roland furieux, et s’en est inspiré. Comme il le rappelle dans la préface du Chant VI du Virgile Travesti, il écrit, comme l’Arioste des « coyonneries » que tout le monde imite 28 . Par conséquent on peut se demander si Scarron n’y voit pas autant une source d’inspiration que d’émulation. De la même façon on pourrait nuancer les propos catégoriques du Berger Extravagant de Sorel ou de sa Connaissance des bons livres, car le Francion, lui, fait preuve aussi d’un extravagance séduisante : on peut penser aux récits de rêve du héros, à ses pérégrinations qui conduisent à le faire emprisonner par ses ennemis, puis à le transformer en berger de campagne. Ces péripéties sont peut-être des parodies romanesques mais elles occupent une telle place dans le récit que leur intention critique (qui reste à démontrer) s'en trouve de toute façon réduite. Les défauts mêmes d’une œuvre que d’autres jugent sérieusement ne constituent-ils pas autant de qualité dans le cadre d’un récit comique et héroïque comme les conçoivent les auteurs d’histoire comique ? Ce mélange de référence et de lexique héroïque aux épisodes les plus ridicules - mélange si spécifique de cette prose comique du XVI e et du XVII e siècle, ne profite-t-elle pas pleinement de l’esthétique extravagante et enchanteresse qu’un poème comme le Roland furieux défend ? Quelques entrées du Dictionnaire Universel suggèrent une proximité forte entre certains auteurs ou entre ces esthétiques a priori opposées : 28 « Quand je devrais passer pour un jureur, il faut que je vous jure par Apollon, les neuf Muses, et tout ce qu’il y a de vénérable sur le sacré coupeau, que vous êtes une des personnes du monde que j’estime le plus ; je ne pense pas vous en donner des preuves bien assurées en vous dédiant mon livre, car, par le même serment que je viens de faire, je suis prêt de signer, devant qui l’on voudra, que tout le papier que j’emploie à écrire est autant de papier gâté, et qu’on aurait droit de me demander, aussi bien qu’à l’Arioste où je prends tant de coyonneries. Tous ces travestissements de livres, et de mon Virgile tout le premier, ne sont pas autre chose que des coyonneries, et c’est un mauvais augure pour ces compilateurs de mots de gueule, tant ceux qui se sont jetés sur Virgile et sur moi comme sur un pauvre chien qui ronge un os, que les autres qui s’adonnent à ce genre d’écrire là, comme au plus aisé », Le Virgile travesti, préface au livre V, édition J. Serroy, Classiques Garnier, 1988, p. 383. Cette expression est aussi reprise par Furetière dans un article de son Dictionnaire Universel : « COYONNERIE, signifie aussi un discours impertinent, plaisant, extravagant. Les Charlatans amassent et amusent le peuple en leur disant mille coyonneries. Le Valet de l’Arioste ne pouvoit concevoir où son maistre avoit pris tant de coyonneries qu’il en a laissé par escrit. » Appropriations comiques du Tasse et de l’Arioste 275 CHANT, est aussi un titre de livre de Poësie : ce qu’on a tiré des Italiens, qui les divisent ainsi. Scarron a divisé la Gigantomachie en Chants. Le Tasse, l’Arioste, ont divisé leurs Poësies en plusieurs Chants. GROTTESQUE, se dit figurément de ce qui est bisarre, extravagant, ridicule dans les personnes, dans les habits, dans les discours, etc. On peignoit les Dieux des Payens en mille figures grottesques. les habits de masques, de ballets sont plus estimez plus ils sont grottesques. l’Arioste et les autres Poëtes Italiens inventent mille adventures grottesques, font des descriptions grottesques. RAVISSANT, ANTE. adj. En termes de Blason on appelle un lion ravissant, lors qu’il est rampant, ou qu’il emporte sa proye. On le dit aussi des choses qui causent de l’admiration, de la joye, de l’estonnement. Cette beauté est ravissante, charme tout le monde. Cet ouvrage est ravissant et merveilleux. On le dit quelquefois en contre-verité. Cela est ravissant, pour dire, est ridicule. Ce qui est ravissant, extravagant, enchanteur devient vite ridicule, et a donc de quoi séduire les amateurs de burlesque (on se souvient d’ailleurs que les deux termes, grotesques et burlesques, ont été un temps confondus) 29 . En conclusion, il apparaît que les implications des auteurs d’histoire comique dans la querelle qui oppose les esthétiques du Tasse et de l’Arioste prend des formes diverses, et par conséquent riches d’enseignement : la littérature comique s’implique en effet dans le débat, mais à sa façon. Parfois, en refusant de citer un des modèles, elle le protège ou l’accuse. Sinon, elle met en scène des querelles littéraires pour mieux mettre à distance l’ensemble des œuvres et surtout leurs farouches supporters. Enfin, elle mobilise la matière épique et l’esthétique particulière d’un modèle pour se l’approprier et fonder une nouvelle esthétique de prose comique et héroïque. Si cette étude, encore une fois, n’est qu’un premier jalon, l’analyse de beaucoup d’autres littératures comiques et satiriques depuis le XVI e siècle jusqu’au XVIII e siècle (notamment les parodies de l’Arioste qui se multiplient alors) pourrait sûrement consolider les quelques réflexions proposées ici. 29 Voir Claudine Nédélec, Les Etats et Empires du burlesque, Paris, Champion, 2004. PFSCL XL, 79 (2013) Une référence dissymétrique : Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse F RANCINE W ILD (U NIVERSITE DE C AEN ) Les poètes qui composent les grandes épopées des années 1650 connaissent tous fort bien le Roland Furieux et la Jérusalem délivrée. Souvent même ils connaissent les œuvres de Boiardo, Trissino, Bernardo Tasso. Mais leur référence à ces modèles est paradoxale, comme le notait fort bien Alexandre Cioranescu 1 : on leur emprunte un certain nombre de procédés ou de thèmes, en particulier les sorciers, les anges et les démons, et les personnages de guerrières ; dans le même temps, on leur reproche leur irrégularité. Derrière ce paradoxe, il faut admettre que le Tasse est moins maltraité des poéticiens : il « avait donné à la littérature italienne le poème épique qui manquait encore à la France » 2 . Le jugement est plus sévère pour l’Arioste, dont la diversité de ton et le foisonnement de personnages et d’actions sont unanimement condamnés, étant donné la domination de la doctrine aristotélicienne. René Bray abonde dans ce sens : Bien que l’Arioste ait conservé ses partisans, on peut considérer que l’épopée triompha du romanzo. La Jérusalem délivrée du Tasse, bien qu’elle ait été conçue comme une transaction, assura son succès : l’épopée moderne avait son chef d’œuvre 3 . Les conclusions de Cioranescu, étayées sur de nombreuses citations des poéticiens, ne sauraient donc être sérieusement discutées. Elles ont pourtant à être reprises et reformulées : l’étendue de son sujet l’a contraint à mener 1 Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France, des origines à la fin du XVIII e siècle, Paris, Les presses modernes, 2 vol., 1938 ; « la théorie et la pratique de l’épopée », 2 e partie, chap. 2, vol. 2, pp. 22-51. 2 Ibid., p. 41. 3 René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1966, p. 336. Francine Wild 278 plus que rapidement l’analyse du corpus des épopées françaises ; en outre, la vision alors régnante d’un classicisme froid et rigide succédant à la frivolité précieuse ne peut plus être maintenue. Il faut donc retourner au texte des épopées, pour vérifier jusqu’à quel point on peut les considérer comme imitant les deux grands modèles italiens. Il faut ensuite relire les avis au lecteur ou préfaces, pour voir comment les poètes se réclament de ces modèles ou non : la doctrine proclamée ne coïncide pas toujours exactement avec la pratique, et il convient de se demander pourquoi. Bien évidemment, le cadre de cet article ne permet pas une enquête générale chez tous les poètes et poéticiens. J’ai donc limité ma recherche à quatre poètes dont les épopées ont été marquantes dans les années 1650 : Scudéry, avec Alaric ou Rome vaincue 4 en 1654, suivi de Chapelain avec la première partie de la Pucelle ou la France délivrée 5 en 1656, et de Desmarets de Saint-Sorlin avec Clovis ou la France Chrétienne 6 , en 1657. Le Père Le Moyne encadre en quelque sorte le groupe, puisqu’une première version incomplète de son Saint Louis, en sept livres, est parue en 1653 7 , suivie d’une version complétée en dix-huit livres - que préface son Traité du poème héroïque - en 1658 8 . Ce corpus néglige les épopées religieuses, comme le Moïse sauvé de Saint- Amant et le Saint Paul de Godeau, publiés dans les mêmes années. La réflexion métapoétique sera en principe limitée à ce que nos quatre poètes ont écrit dans leurs épîtres, avis et préfaces. Pour le choix du sujet et l’organisation générale de son intrigue, aucun des poètes étudiés ici ne suit l’Arioste. L’unité d’action préside au choix du sujet : il est frappant que tous quatre accolent au nom du héros, dont nous devons comprendre qu’il est principal et unique, un deuxième titre qui indique le sens de l’action qu’entreprend ce héros. Le modèle moderne est le Tasse, avec une action principale bien définie à laquelle se rattachent les divers épisodes. Sur un point, le choix entre la linéarité et le début in medias 4 Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, Rosa Galli Pellegrini et Cristina Bernazzoli (éd.), Fasano, Schena-Didier érudition, « Biblioteca della Ricerca », 1998 [1654], 560 p. Désormais abrégé en Alaric. 5 Jean Chapelain, La Pucelle ou la France délivrée, Paris, Augustin Courbé, 1656. Désormais abrégé en Pucelle. 6 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis ou la France chrétienne, Paris, Augustin Courbé, Henri Le Gras et Jacques Roger, 1657. Désormais abrégé en Clovis. L’édition par Felix R. Freudmann et H. Gaston Hall (texte en fac-similé, introduction et notes), Paris-Louvain, 1972, est épuisée. Une nouvelle édition que je prépare doit être publiée par la STFM en 2014. 7 Pierre Le Moyne, Saint Louis ou le héros chrétien, Paris, Charles Du Mesnil, 1653. 8 J’utilise l’édition de 1666, disponible sur Gallica : Pierre Le Moyne, Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise, Paris, Louis Bilaine, 1666 [1658]. Désormais abrégé en Saint-Louis. Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse 279 res, nos poètes divergent : Scudéry et Chapelain, à l’instar du Tasse, commencent le récit au moment où, chez le premier, Dieu décide de châtier Rome et envoie à Alaric l’ordre de la conquérir ; et chez le second, où Orléans est sur le point de succomber et où l’ardente prière du roi Charles décide Dieu, siégeant dans la cour céleste, à délivrer la France. Dans les deux cas la mission est claire, confiée officiellement au héros par un ange, et le récit nous apprend comment le héros la remplit en luttant contre les obstacles successifs que les démons ne manquent pas d’accumuler. Desmarets et le P. Le Moyne ont pour leur part une structure in medias res. Chez Desmarets, le poème débute avec une situation énigmatique, Clovis et Clotilde fuyant vers la Lorraine en compagnie du seul Aurèle. Péripéties et enchantements se succèdent sans répondre aux questions que le lecteur se pose. C’est bien plus loin dans le récit, aux livres X et XI, qu’Aurèle est amené à raconter sa vie et ses aventures à un ermite, et qu’on comprend comment a pu avoir lieu cet enlèvement. Dans Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise, le décalage est moindre. Le récit commence alors que saint Louis vient de conquérir Damiette. Deux analepses rapportent bientôt, l’une les aventures d’Alphonse, comte de Poitiers, qui rejoint l’expédition après en avoir été séparé par la tempête, l’autre ce qui est arrivé au gros de la troupe regroupé autour de saint Louis, jusqu’à l’entrée dans Damiette 9 . Pour les deux poètes, le but est de commencer par une action vive et dont on ne sait pas tout. Il est aussi de débuter suffisamment près de la fin, et l’unité d’action est soigneusement affirmée chez l’un et chez l’autre. Ce que nos poètes empruntent le plus clairement aux deux Italiens, ce sont les épisodes, c’est-à-dire un certain nombre de situations et de personnages qui ont durablement marqué l’imagination. C’est le cas du merveilleux chrétien, abondamment représenté, et du merveilleux qu’on peut appeler « magique », celui qui met en scène des sorciers, des démons, des sortilèges. C’est aussi le cas des personnages de guerrières, présents dans nos quatre poèmes. Il est difficile de dire si c’est à l’Arioste ou au Tasse qu’ont pensé les poètes : sur ces divers points le Tasse hérite de l’Arioste, et celui-ci reprend des matériaux présents dans les romans de chevalerie. Tous les deux puisent en outre dans le fonds commun de la fable, notamment dans les légendes rapportées dans les Métamorphoses. Ainsi les visions vainement poursuivies, les apparitions et illusions de toutes sortes qui disparaissent dès que le sortilège est déjoué, nombreuses dans Alaric et dans Clovis, font penser à l’Arioste mais tout autant à Amadis ; 9 Le premier récit est fait par Béthunes, envoyé en messager par Alphonse qui vient de débarquer (livre II). Le second est un chant improvisé par Coucy avec accompagnement du luth, lors du banquet qui réunit tous les principaux de l’expédition lorsqu’ils se sont retrouvés, au camp devant Damiette (livres II et III). Francine Wild 280 l’île décrite avec un luxe de détails dans laquelle est transporté Alaric et où il rencontre une séductrice qui sous l’apparence d’Amalasonthe essaie de le retenir 10 , peut rappeler tout aussi bien l’île d’Alcine que le palais d’Armide ; mais déjà la fée Morgane avait enlevé ainsi Ogier le Danois 11 . L’histoire de la belle Laponne qui doit être sacrifiée pour expier une faute de sa nation 12 dans Alaric est-elle inspirée par les sacrifices de l’île d’Ebude dans le Roland Furieux 13 , ou par le mythe d’Andromède - qui par ailleurs a manifestement inspiré l’Arioste 14 ? Quant aux guerrières 15 , doivent-elles plus à Marphise et Bradamante, ou à Clorinde ? Il est bien difficile d’en décider. L’un des poètes semble en retrait sur ces différents points, c’est Chapelain. La seule guerrière qu’il met en scène est Jeanne d’Arc, attestée par l’histoire. Aucun sorcier ne représente les intérêts de l’Enfer et on n’assiste à aucun cérémonial magique ; les seuls « charmes » sont les appas de la belle Agnès ; les démons et les anges agissent surtout par des conseils et suggestions, ce qui fait d’eux une sorte d’allégorie des tendances concupiscentes et irascibles ; les hommes sont ainsi menés par leurs passions, et c’est par ambition, jalousie, désir de vengeance, donc pour des raisons tout humaines, que les personnages se mettent au service du mal. Cette tendance allégorique, très présente dans les poèmes de l’Arioste et du Tasse, devient dominante ici. Philippe de Bourgogne, par exemple, est poussé par un ange qui lui parle dans son sommeil, à la haine contre Betford qui l’a outragé : Il [l’ange] voit que de Betford l’insolente fortune Est ce qui l’inquiète, et ce qui l’importune, 10 Alaric, livre III, vv. 2481-3116. L’épisode connaît quelques rebondissements et ne se clôt qu’au v. 4072. 11 Dans la plupart des versions de l’histoire d’Ogier le Danois, la fée Morgane enlève le héros et le transporte en Avalon. 12 Alaric, livre II, v. 1525 sqq. Les femmes de cette nation ayant violé l’hospitalité et tué un étranger, la nation a été punie par une terrible peste, et l’oracle a exigé le sacrifice d’une jeune fille chaque année. 13 Arioste, Roland Furieux, livre VIII et livre XI. Au livre VIII, Angélique est faite prisonnière par les insulaires, qui cherchent de belles femmes à sacrifier à une orque. Elle est exposée nue sur un rocher. C’est Roger, monté sur l’hippogriffe, qui la sauve et la ramène en Bretagne. Mais les mêmes insulaires s’emparent de la malheureuse Olympie abandonnée par Birène et l’exposent à son tour. Elle est sauvée par Roland. 14 La création de l’Andromède de Corneille en 1650 peut avoir attiré l’attention sur le mythe, à un moment où Scudéry travaillait à son poème. 15 La belle Laponne et Amalasonthe dans Alaric ; Albione et Yoland dans Clovis, ainsi qu’Argine et Alphéide qui appartiennent à la troupe de cinquante couples de chastes amants ; Zahide et Almasonte, princesses sarrasines, Bélinde et Lisamante, guerrières chrétiennes, dans Saint Louis. Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse 281 Se coule dans son âme, en accroît la langueur, Et fait sonner ces mots au profond de son cœur : « Ainsi par l’étranger ta grandeur méprisée, À tes propres sujets servira de risée […]. » L’ange du tout-puissant, d’une ardeur véhémente, Par de semblables mots l’agite et le tourmente 16 . Ainsi influencé, Philippe trahit Betford et permet la délivrance d’Orléans. Mais plus tard Agnès, délaissée par Charles VII, vient lui offrir son amour, et séduit par elle il renonce à s’allier à Charles. Les démons complètent leur œuvre en suscitant une vision saisissante, lorsqu’il rend visite au tombeau de son père. Celui-ci semble reprendre vie, et tout sanglant et cadavérique, lui ordonne de combattre Charles son meurtrier et de s’allier avec Betford : Venge donques, par lui, notre injure commune ; Ranime par ses faits ta mourante fortune ; […] Reçois-le et condescends à son humble requête 17 ; Sinon, le juste ciel cent supplices t’apprête, Et mon ombre irritée, avec plus d’un flambeau, Sans cesse, te suivra, jusque dans le tombeau 18 . Terrifié, il obéit. Le cas de l’indécis Philippe de Bourgogne, balloté entre les influences qu’il subit, montre bien qu’anges et démons ne font que représenter le jeu des passions. On le constate avec la scène du cadavre réanimé, Chapelain ne s’interdit pas les effets fantastiques ou hallucinatoires. Mais il n’y recourt qu’assez exceptionnellement. Plusieurs fois en revanche des anges interviennent, pour protéger Jeanne 19 . Chapelain ne craint pas non plus de représenter la cour céleste, comme les trois autres poètes 20 . Au total, 16 Pucelle, livre I, pp. 23-24. 17 Dans le, la voyelle doit s’élider. 18 Pucelle, livre VII, p. 283. 19 Par exemple, lors de l’attaque des Tournelles, Jeanne est blessée ; un ange verse un baume précieux sur sa plaie et elle peut retourner au combat (livre III, p. 113). Lorsqu’elle combat devant Gergeau, les ennemis, aidés des démons, font tomber sur elle un pan de la muraille, un ange venu soutenir ce pan de muraille empêche qu’elle soit écrasée (livre IV, pp. 168-169). 20 Comme Desmarets, il représente Dieu sur le trône céleste, environné des chœurs des anges, et fait intervenir Marie en faveur du héros, ce qui détermine la décision divine. L’épisode céleste, à peine esquissé chez Scudéry, est surtout développé chez Le Moyne, où il remplace la descente aux Enfers des épopées anciennes (livre VIII, p. 212 sqq). Francine Wild 282 il ne s’écarte pas radicalement d’eux, il se borne à éviter la sorcellerie 21 et à limiter l’usage de certains procédés. Si on cherche le souvenir de l’Arioste et du Tasse dans des épisodes précis, c’est le Tasse dont les poètes reprennent les motifs, tandis que l’Arioste est très peu présent 22 . Ainsi, le rassemblement des démons décrit par Desmarets au début du livre VI de Clovis démarque de près, mais plus brièvement, un passage correspondant de la Jérusalem délivrée : Mais dans les creux Enfers tout bouillonne de rage, Voyant sur leur pouvoir fondre un fatal orage. De blasphèmes, de cris, d’horribles hurlements, Du ténébreux palais tremblent les fondements. Un bruit règne confus aux cachots de l’Averne. Tous sortent en fureur de leur sombre caverne, Comme d’un toit brûlant on voit sortir des feux, Rouges, environnés d’un tourbillon fumeux. Tous près du trône affreux s’assemblent en tumulte, Et le grand Lucifer en trouble les consulte 23 ; […]. C’est surtout le P. Le Moyne, dans Saint Louis, qui imite Le Tasse : le parallélisme de leurs sujets l’y invite. On ne peut s’étonner de retrouver dans son poème la forêt dans laquelle il faut couper du bois et que des maléfices rendent dangereuse 24 , puis les machines construites en vue du siège et qui sont brisées ou brûlées par l’action des démons 25 . Prolixe et imaginatif, Le Moyne reprend un certain nombre d’épisodes du Tasse en les dédoublant. L’épisode d’Olinde et Sophronie 26 donne lieu à la triste histoire d’Alcinde et 21 Scudéry, qui croit à la rationalité, n’est pas très éloigné de cette position bien que les sorciers interviennent sans cesse dans Alaric : « Les diables […] semblent être […] la projection des phantasmes individuels ou collectifs, plutôt que des entités métaphysiques » (Alaric, éd. cit., R. Galli Pellegrini, introduction, p. 27). 22 Lorsque le Sarrasin Drogasse, dans Saint Louis, porte une cuirasse faite de la peau d’un serpent (livre VII, p. 194), c’est peut-être un souvenir de la cuirasse à écailles de Rodomont, faite d’une peau de dragon (Roland Furieux, chant XVIII). 23 Clovis, livre VI, p. 96. Dans la Jérusalem délivrée, le passage, bien plus long et détaillé, se situe au chant IV. 24 C’est au chant XIII de la Jérusalem délivrée que l’enchanteur rend maléfique la forêt où les chrétiens sont obligés de chercher le bois nécessaire aux machines : elle apparaît comme en feu, et fait fuir les chevaliers. Tancrède y pénètre mais croit entendre la voix de Clorinde lorsqu’il frappe un tronc. Dans Saint Louis ou la Sainte Couronne reconquise, le bois est l’habitation d’un dragon meurtrier (livre X, p. 280 sqq), que Bourbon devra combattre (livre XII, p. 355 sqq). 25 Saint-Louis, livre XIII, pp. 412-413. Dans la Jérusalem délivrée, chants XI et XII. 26 Au chant II de la Jérusalem délivrée Sophronie s’est accusée d’avoir subtilisé et brûlé l’image de la Vierge dont les païens voulaient s’emparer. Olinde qui l’aime Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse 283 Léonin 27 au début de son poème, mais lorsque le sorcier Mirème fait lier à des poteaux au bord du Nil, en vue des croisés, une centaine de couples chrétiens qu’il transforme ensuite en torches vivantes, le dialogue de l’un de ces couples reprend de très près celui d’Olinde et Sophronie : c’est la jeune fille qui encourage son fiancé et lui parle de la couronne du martyre qui les attend, après que lui s’est plaint de ces noces de sang si différentes de celles dont il rêvait 28 . Le couple guerrier de Gildippe et Odoard 29 génère deux couples dans Saint Louis. Celui de Raymond et Bélinde, qu’on rencontre au début du poème lorsque Alphonse les sauve de justesse, exprime surtout l’union et la solidarité du couple combattant. Leur fin est différente : Bélinde a l’idée de se glisser sous un éléphant pour le tuer, ils réussissent mais elle meurt écrasée par la chute de l’animal 30 . Raymond meurt de douleur sur son corps lorsqu’on va l’enterrer. Un autre couple reproduit la mort au combat de Gildippe et Odoard, c’est celui que forment Lisamante et Béthunes : amoureux de la belle guerrière, Béthunes ne lui a jamais déclaré sa flamme, mais il se comporte comme Odoard, cherche plus à la défendre qu’à se défendre lui-même, et comme le couple de la Jérusalem délivrée, ils tombent ensemble dans le combat, unis dans la mort 31 . De même, le combat de Tancrède et Clorinde 32 peut être considéré comme la source de deux aventures successives d’Almasonte, dont la dernière est commune avec Zahide. Dans un combat naval, Almasonte est opposée sans le reconnaître à Archambault de Bourbon qu’elle aime et à qui elle a sauvé la vie. Archambault lui porte un coup violent à la tête, qui la fait s’évanouir. Lorsqu’on ôte le casque et qu’il la reconnaît, il est désespéré 33 . Elle revient à elle, et la violence de l’émotion rend Bourbon passionnés’accuse aussi, pour la sauver ou mourir avec elle. Clorinde pitoyable obtient leur grâce, et ils se marient. 27 Au livre III, entrant dans Damiette, les croisés découvrent le couple de fiancés dans l’église, à l’autel. Alcinde est morte, Léonin mourant raconte : elle a tué d’une flèche le crocodile monstrueux auquel on sacrifiait des enfants chrétiens. Arrêtée par la foule païenne furieuse, le chef sarrasin Olgan, amoureux d’elle, lui a offert son secours, elle l’a refusé, il les a poignardés tous deux. Léonin meurt après avoir témoigné (pp. 84-89). 28 Saint-Louis, livre XIII, pp. 407-409 : ils s’appellent Mérinde et Orasin. 29 Au chant XX de la Jérusalem délivrée (32-37, 41-43 et 94-100). 30 Saint-Louis, livres XV et XVI, pp. 467-470. 31 Saint-Louis, livre XVIII, pp. 564-568. 32 Ce passage très connu se situe au chant XII (51-69). Après la mort de Clorinde, la douleur et le deuil de Tancrède sont longuement développés. 33 Les lamentations d’Archambault de Bourbon sont très proches de celles de Tancrède : Saint Louis, livre IX, p. 271. Francine Wild 284 ment amoureux : « L’Amour emprunta l’arc et le trait de la Mort » 34 . C’est en quelque sorte un combat de Tancrède et Clorinde à fin heureuse. Peu après Bourbon, pour accomplir l’exploit auquel il est appelé, doit renoncer à cet amour. Lorsqu’Almasonte, en compagnie de Zahide, rencontre deux guerriers dont l’un porte les armes de Bourbon, elle l’attaque pour se venger. Elle est tuée dans le combat. Mais celui qui l’a tuée n’est pas Bourbon, c’est Alzir, guerrier sarrasin amoureux d’elle, qui a revêtu les armes de Bourbon pour sortir du camp chrétien où il s’était glissé. Lorsqu’il identifie sa victime, il se suicide sur son corps. Pendant ce temps, Zahide a mortellement blessé son adversaire, et découvre que c’était son prétendant Mélédor. Elle a le temps de lui dire adieu 35 . Le thème de la guerrière qui meurt en combattant celui qu’elle aime se dédouble ainsi en deux couples et se complique de la substitution d’identité d’une part, de l’inversion du sexe victorieux de l’autre. Le P. Le Moyne a exploré toutes les virtualités du thème. Même si on ne focalise pas l’attention sur Saint Louis, ce sont surtout les thèmes et motifs du Tasse qu’on retrouve chez nos poètes, parfois dans d’infimes détails pathétiques ou symboliques. Le souvenir de l’Arioste est plus diffus, et peut souvent se confondre avec la tradition des romans chevaleresques ou même la fable dans sa globalité. Dans leurs préfaces, les poètes justifient leurs choix et polémiquent contre leurs adversaires ou rivaux. Ils nomment leurs modèles et formulent les principes qu’ils ont suivis. Si on cherche les références à l’Arioste et au Tasse, on retrouve la même alternative qu’à propos de la réalité de leur poème : tantôt l’Arioste et le Tasse sont nommés ensemble, le plus souvent parmi bien d’autres, tantôt l’un est préféré à l’autre, et dans ce cas c’est toujours le Tasse, l’Arioste étant alors passé sous silence. Ainsi, dans l’Avis qui sert de préface, Desmarets nomme une fois les deux ensemble : L’Envie ne voudra pas que l’on considère combien j’ai été heureux de trouver dans l’histoire même ce que l’Arioste, le Tasse et quelques autres poètes héroïques ont été contraints de feindre, pour faire agir les enchanteurs dans les poèmes chrétiens 36 […]. Mais lorsqu’il veut justifier ses choix, c’est au Tasse seul qu’il se réfère : 34 Saint-Louis, livre IX, pp. 267-274. Le vers cité conclut le passage. 35 Saint-Louis, livre XI, pp. 342-348. Comme Clorinde mourante donne sa main en signe d’adieu à Tancrède, Mélédor tend la sienne à Zahide. 36 Clovis, Avis, n.p. Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse 285 J’avoue qu’il ne faut pas s’en servir trop souvent [des « miracles des saints » ou « prodiges des enchanteurs »] ; et l’on trouvera que le Tasse en a employé beaucoup plus qu’il n’y en a dans cet ouvrage 37 . Il ne s’interdit pas de le critiquer, sur la question du début in medias res : Aussi n’ai-je pas dû prendre pour exemple le commencement du Tasse, qui n’a pas même observé le bel art de commencer le poème héroïque par le milieu du sujet et par un événement surprenant et extraordinaire, comme cela se doit, pour ravir d’abord le lecteur et lui faire attendre de grandes choses, en réservant à faire conter par narration ce qui précède 38 . Dans sa Préface, Chapelain ne fait qu’une référence brève au Tasse, pour marquer sa différence sans paraître le critiquer : Il semblerait […] que je dusse dire […] sur quoi je me suis fondé, pour n’y employer pas la machine de la magie, à la manière des vieux romans ; […] Je dois […] trop de respect au Tasse, et aux autres grands hommes qui l’ont suivi dans cette périlleuse route, pour en approfondir ici la question 39 . Quelques lignes plus haut, il a proposé une lecture allégorique de son poème, entièrement construite sur le modèle de celle que le Tasse a donnée de sa Jérusalem délivrée. Il n’a pas pour autant signalé sa dette, qui est évidente. Scudéry, lui, donne la liste de ses lectures tant théoriques que poétiques : J’ai donc consulté les maîtres là-dessus, c’est-à-dire Aristote et Horace : et après eux Macrobe, Scaliger, le Tasse, Castelvetro, Piccolomini, Vida, Vossius, Pacius, Ricobon, Robortel, Paul Benni, Mambrun, et plusieurs autres. Et passant de la théorie à la pratique, j’ai relu fort exactement l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, l’Enéide de Virgile ; la Guerre civile de Lucain, la Thébaïde de Stace ; les Rolands amoureux et furieux du Boyardo et de l’Arioste, l’incomparable Hierusalem délivrée du fameux Torquato ; et grand nombre d’autres poètes épiques en diverses langues ; tels que sont les premiers livres de la Franciade de Ronsard, et du Saint Louis du Père Le Moyne ; et ce beau poème de la conquête de Grenade, le plus bel ouvrage que l’Italie nous ait donné depuis le Tasse 40 . Les deux poètes apparaissent parmi les modèles, avec une visible inégalité : l’Arioste n’est pas vraiment distingué du Boyardo, alors que le Tasse et son poème semblent considérés comme une référence majeure. En outre, le 37 Ibid. 38 Ibid. 39 Pucelle, Préface, n.p. 40 Alaric, p. 97. Le poème de la conquête de Grenade est Il conquisto di Granada, de Graziani, paru en 1650. Francine Wild 286 Tasse apparaît dans la liste des théoriciens. Scudéry le démarque d’ailleurs continuellement et parfois le traduit mot à mot dans cette préface. Pas plus que Chapelain il ne le signale. Le P. Le Moyne, qui dans son Discours de la Poésie de 1641, donnait des exemples tirés des deux poèmes indifféremment 41 , semblait les prendre tous deux en considération, avec une préférence pour le Tasse. Dans le Traité du poème héroïque qui sert de préface à Saint Louis ou la sainte couronne reconquise, en 1658, il évoque plusieurs fois l’Arioste, toujours pour le critiquer vertement. D’abord à propos de l’historicité du sujet : « Que le poète donc se garde de bâtir en l’air, comme le Pulci, le Boiardo, l’Arioste, et quelques autres de nos voisins 42 […] », puis sur l’unité d’action : « qu’on se garde du mauvais exemple de l’Arioste, qui nous a donné un monstre, composé de divers corps attachés les uns aux autres » 43 , sur la fable : La fable […] veut être une, vraisemblable, et merveilleuse […] et le poète qui ne s’en acquitte pas, soit par libertinage comme l’Arioste, soit par stérilité d’esprit […], manque à son devoir et à sa promesse 44 . et enfin sur la vraisemblance : cette vaillance [de Samson] ne trouvera guère plus d’imitateurs que celle du Roland de l’Arioste, qui donne des batailles, et défait des armées dans le ventre d’une baleine 45 . On doit s’interroger sur les raisons d’une sévérité aussi marquée. Ce que rejette Le Moyne, c’est surtout l’inflexion donnée au genre héroïque, qu’il fait remonter aux Amadis : « le poème roman est une fabrique moderne, mais informe et capricieuse » 46 . Même le Tasse n’est pas indemne de reproche : il n’aurait pas dû multiplier les personnages secondaires autour du héros. « De recourir à l’allégorie, pour justifier cette faute, comme a fait le Tasse, c’est faire venir de bien loin et à grands frais, une chimère, pour défendre une autre chimère » 47 . De même, c’est aux deux poètes qu’il reproche les amours « de coquets et de coquettes » qu’ils introduisent, « les cajoleries, les mignardises et les mollesses, que le Tasse donne à son Renaud 41 Pierre Le Moyne, Les Hymnes de la sagesse divine et de l’amour divin, Le Discours de la poésie, A. Mantero éd., Paris, Le miroir volant, 1986 [1641], pp. 22 et 26. 42 P. Le Moyne, Traité du poème héroïque, in Saint Louis, p. 14. 43 Ibid., p. 19. 44 Ibid., p. 33. 45 Ibid., p. 42. 46 Ibid., pp. 34-35. 47 Ibid., p. 36. On peut remarquer le jugement sur l’allégorie. Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse 287 et à son Armide » 48 . L’action trop diverse, la mauvaise adaptation des mœurs, éclatantes chez l’Arioste, sont ainsi reprochées également au Tasse. S’il est de loin le plus critique des quatre poètes, c’est qu’il fait de sa préface un véritable traité, alors que Chapelain, Desmarets, et même Scudéry 49 , qui ont rédigé d’autres ouvrages théoriques, limitent leur préface à la défense de quelques idées-forces. Au total, le P. Le Moyne se fait le chantre d’un aristotélisme emprunté aux théoriciens italiens mais adapté au goût français. Sa critique du Tasse ne doit pas nous tromper, il est bien dans la ligne du poète de la Jérusalem délivrée. Sur le choix du sujet, qui doit être historique, sur l’unité d’action qui n’exclut pas les épisodes mais doit les englober, sur la dignité des héros, sur l’exemplarité des hauts faits dont on fait le récit, sur l’élévation du style, l’accord est fondamental entre nos quatre poètes, et tous se rattachent, avec quelques nuances, aux idées développées par le Tasse dont ils lisent assidument les écrits. Comme lui ils voient des enjeux religieux fondamentaux dans le combat que mènent leurs héros. À sa suite, ils écrivent à la gloire d’un prince, d’une dynastie, d’un régime. Ces deux derniers points ont pour première conséquence que la liberté de ton de l’Arioste, sa touche humoristique, sont exclues pour eux. Même quelqu’un qui lit l’Arioste avec plaisir, au milieu du XVII e siècle, ne peut imaginer de mettre dans un poème héroïque un ermite tentant de violer une jeune fille, une jeune reine éprise d’un guerrier au point de lui déclarer la première sa flamme, l’archange saint Michel cherchant vainement le Silence chez les moines et y trouvant en revanche la Discorde 50 . Les hommes de Dieu, nombreux dans nos épopées, sont tous sages et vénérables, et les princesses sont pudiques. La seule transgression notoire est celle d’Albione, qui dans Clovis prend, grâce à des charmes, l’apparence de Clotilde et épouse Clovis, qu’elle quitte après quelques semaines parce qu’elle ne supporte plus d’être aimée sous l’identité d’une autre ; elle est enceinte et son fils naît, alors qu’elle-même meurt, sur le champ de bataille à la fin du poème. Chapelain, dans les notes manuscrites qu’il a prises sur Clovis, critique violemment l’inconvenance de cet épisode : « L’artifice d’Albione, qui paraît sous la figure de Clotilde, aboutit salement 48 Ibid., p. 51. 49 Dans la préface d’Alaric, Scudéry renvoie à sa préface pour Ibrahim (1641), où il fait la théorie du roman comme épopée moderne en prose (Alaric, ed. citée, p. 95). 50 Il s’agit de l’ermite qui poursuit Angélique au chant VIII de Roland Furieux, des amours d’Angélique et de Médor au chant XIX, de l’archange Michel qui au chant XIV cherche le Silence pour qu’il aide les renforts venus d’Angleterre à arriver sans être repérés par les Sarrasins, et la Discorde pour qu’elle agisse au sein du camp ennemi. Francine Wild 288 […]. Outre cela il n’y a aucune façon à leurs noces » 51 . Il juge surtout cette aventure invraisemblable, non sans quelque raison. Desmarets n’a mis en place cet épisode que pour rendre compte au mieux de l’existence d’un fils de Clovis né avant son union avec Clotilde, sans ternir son héros. Le public ne pouvant accepter la réalité des mœurs conjugales des Mérovingiens, il a fait de cette princesse la victime consentante des manipulations du sorcier Auberon et lui a donné une destinée exemplaire par le malheur mérité et le rachat ultime. Si les principes sont clairs et assez communément reconnus, les poètes naviguent, on le voit, entre des exigences difficiles à concilier dans le détail. Leurs choix peuvent toujours être critiqués. Leur personnalité intervient aussi pour leur faire préférer tel ou tel aspect de la tâche poétique, et ils tentent de rationaliser leurs choix : Desmarets, passionné par la versification, explique longuement, tirant ses exemples de Virgile et de son propre poème, ses préférences en matière de coupes, d’inversion, d’effets sonores. Chapelain, qui n’est pas bon versificateur, ne dit rien là-dessus dans sa préface. Il y revient une dizaine d’années plus tard, dans la préface de la deuxième partie de la Pucelle : […] quant aux vers et au langage, ce sont des instruments de si petite considération dans l’épopée qu’ils ne méritent pas que de si graves juges s’y arrêtent. […] le poème ne serait pas moins poème quand il ne serait pas écrit en vers […] 52 . Scudéry, rationnel et adonné aux sciences, plaide pour une épopée qui serait, comme on l’a souvent dit à propos d’Homère, nourrie de toutes les connaissances humaines. Il ne faut pas se dissimuler que les poètes sont quelquefois en contradiction avec les principes qu’ils défendent. Ainsi le P. Le Moyne, qui reproche au Tasse le trop grand nombre de personnages qu’il introduit, compose une épopée littéralement foisonnante de personnages dont les histoires, si elles sont toutes rattachées à l’action principale, sont quelquefois développées très au-delà du nécessaire 53 . 51 Jean Chapelain, « Observations sur le Clovis de Saint-Sorlin », in Opuscules critiques, éd. A. C. Hunter, rév. A. Duprat, Genève, Droz, TLF, 2007, p. 394. 52 Jean Chapelain, « La Pucelle, livres XIII à XXIV, préface », in Opuscules critiques, éd. A. C. Hunter, rév. A. Duprat, Genève, Droz, TLF, 2007, pp. 458-459. Cette préface resta inédite jusqu’au XIX e siècle. 53 Par exemple, Lisamante, sauvée par Alphonse d’une panthère qui a tué son mari Dorisel, lui raconte son histoire en commençant par les amours de ses parents, leurs aventures, leur mort ; puis comment à peine née elle a échappé à une razzia ennemie, à un torrent débordé, à une aigle, à un loup-cervier, à une lionne, sans la Chapelain, Desmarets, Le Moyne, Scudéry, face à l’Arioste et au Tasse 289 Surtout, l’esprit du genre évolue inéluctablement. On peut ainsi noter une tendance à moderniser les passions, particulièrement sensible chez Scudéry et chez Desmarets, peut-être parce qu’ils sont aussi des auteurs de théâtre et de roman. Scudéry représente l’amour d’Alaric et d’Almasonthe comme celui de héros galants : se rencontrant sur le champ de bataille, ils commencent à régler leur différend amoureux, elle lui reproche son infidélité, il proteste de son innocence, et pour finir elle se rend spontanément à lui 54 . Quant à Desmarets, il fait fortement évoluer la plupart de ses héros, et notamment Clovis, qui d’un roi païen honorant ses dieux devient par degrés un roi chrétien engagé au service de la vraie foi. Pour l’épopée ainsi transformée de l’intérieur, la poétique du Tasse ou de Virgile devient vite une référence vide, purement formelle. L’étude de la relation de nos quatre poètes avec le modèle du Tasse et celui de l’Arioste montre donc une dissymétrie absolue : l’Arioste est souvent cité en compagnie d’autres poètes, il est connu et apprécié, mais jamais il n’est cité comme un modèle. Sa diversité de ton et de composition le rend quasiment monstrueux aux yeux des poètes du XVII e siècle. C’est la Jérusalem délivrée qui est le grand modèle, souvent nommé aux côtés des œuvres d’Homère et Virgile, et qui inspire de nombreux épisodes des poèmes héroïques. Les écrits théoriques du Tasse aussi sont scrutés parmi ceux des principaux théoriciens italiens du XVI e siècle. L’imaginaire médiéval qui transparaît encore dans les deux textes est présent çà et là, notamment chez Scudéry et chez Desmarets, mais il se manifeste de moins en moins. En réalité, tout en suivant le modèle du Tasse, les poètes font discrètement évoluer leurs œuvres vers un réalisme plus grand, qu’il s’agisse de l’étude psychologique des héros, du contenu scientifique et technique, de la fidélité historique. Au-delà d’une référence dissymétrique, il y a le paradoxe d’un modèle dont on a la nostalgie, dont on garde quelques éléments et quelques valeurs, mais dont on se détache peu à peu. moindre conséquence sur la suite de sa vie puisqu’ensuite elle grandit paisiblement chez les parents de Dorisel qui l’ont adoptée (Saint Louis, livre II, pp. 39-47). 54 Alaric, livre IX, vv. 8849-8916 et 9165-9180, pp. 434-436 et 443. PFSCL XL, 79 (2013) L’unité d’action dans les romans héroïques (Desmarets, Gomberville,La Calprenède, Scudéry) M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND (U NIVERSITE DE C AEN -B ASSE -N ORMANDIE ) Introduction Entre les années 1640 et 1670, les romans héroïques rencontrent un grand succès 1 . Les auteurs de ces romans n’ont pas produit de poétique en bonne et due forme, toutefois on a d’eux quelques textes théoriques, généralement des préfaces, desquels on peut extraire les fondements de la poétique du roman héroïque 2 . C’est à Georges de Scudéry 3 que l’on doit la réflexion la plus complète sur le sujet. Dans la préface d’Ibrahim ou l’illustre Bassa (1641), il inscrit le roman dans la lignée de l’épopée, illustrée par Homère, Virgile et le Tasse, et du roman grec, celui d’Héliodore fait « à l’imitation du poème épique ». Il n’y a donc pas lieu, selon lui, de distinguer les règles de l’épopée de celles du roman, qui est une forme d’épopée, les différences étant mineures : « Comme le Poeme Epique a beaucoup de rapport, quant à la constitution, avec ces ingenieuses Fables, que nous appelons des Romans ; il est presque superflu que j’en parle icy, puisque j’en ay traité assez 1 La catégorie est créée par Charles Sorel dans La Bibliothèque françoise. Elle est composée des romans qui ont pour modèle le roman d’Héliodore et est illustrée en France, au premier chef, par les romans de Gomberville, Desmarets, La Calprenède et les Scudéry (La Bibliothèque françoise, seconde édition, Paris, La Compagnie des Libraires, 1667, pp. 181-188). C’est leurs romans que nous envisageons ici, qui ont été dès le XVII e siècle considérés comme les modèles du genre. 2 Voir de C. Esmein, d’une part, son anthologie de textes théoriques, Poétiques du roman, Paris, Champion, 2004 et, d’autre part, son étude, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008. 3 Il a écrit en collaboration avec sa sœur Ibrahim (1641) et Artamène ou le grand Cyrus (1649-1653). Il est l’unique auteur d’Almahide (1660-1663, inachevé) et sa sœur l’unique auteur de Clélie (1654-1660). Marie-Gabrielle Lallemand 292 amplement dans l’Avant-propos de mon Illustre Bassa », déclare-t-il dans la préface d’Alaric, qui démarque le Tasse 4 . De la même façon que ce dernier affirme que le romanzo et l’épopée sont de même espèce 5 , Scudéry assimile le roman tel qu’il le conçoit et l’épopée. Les romans héroïques certes sont en prose, mais ils utilisent le même personnel que les épopées, relatent des actions guerrières et, de ce fait, recourent aux mêmes ornements que l’épopée (description de combat, d’armes, revue des troupes, harangue…) et, comme les romanzi italiens, accordent une place importante à l’intrigue amoureuse. Ils se distinguent cependant par l’absence presque totale du merveilleux, qu’il soit païen ou chrétien. Le roman héroïque français s’inscrit donc dans la lignée de l’épopée et non du roman de chevalerie, dans la lignée de La Jérusalem délivrée, et non dans celle du Roland furieux 6 . Notons que parmi les auteurs les plus fameux de romans héroïques, Desmarets, Gomberville, les Scudéry et La Calprenède, Desmarets et Georges de Scudéry ont écrit, outre leurs romans, une épopée (Alaric, 1654, Clovis, 1657). Un des aspects de la controverse entre les partisans du Roland furieux 7 et ceux de La Jérusalem délivrée est l’unité d’action : 4 Georges de Scudéry, Alaric ou Roman vaincue, éd. R. Galli-Pellegrini et C. Bernazzoli, Paris-Fazano, Didier-Schena, 1998, p. 95. Voir C. Rizza, « Georges de Scudéry et le Tasse : sur quelques problèmes de poétique », Les Trois Scudéry, éd. A. Niderst, Paris, Klincksieck, 1993, pp. 149-158. G. de Scudéry a une grande admiration pour le Tasse : La Jérusalem délivrée est qualifiée d’ « incomparable » dans la préface d’Alaric (p. 96). Il ne fait pas montre à l’égard de l’Arioste d’une telle révérence : dans la préface d’Ibrahim, il se moque de son imagination folle, par opposition à la vraisemblance nécessaire dans la fiction persuasive, éd. R. Galli-Pellegrini et A. Arrigoni, Paris, Fasano, Schena, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 80. 5 Discours du poème héroïque (Discours de l’art poétique, pp. 100-101), éd. F. Graziani, Paris, Aubier, 1997, pp. 223-224. 6 Voir G. Giorgi, « Poétiques du récit chevaleresque et poétiques du roman baroque », C.A.I.E.F. n°56, 2004, pp. 319-336. 7 Rappelons qu’on considérait en France que l’Arioste avait imité les romans de chevalerie français, comme il ressort par exemple de ce passage de l’Art poétique de Jacques Peletier (1555) : « Et dirai bien ici en passant, qu’en quelques-uns d’iceux (nos Romans) bien choisis, le Poète Héroïque pourra trouver à faire son profit : comme sont les aventures des Chevaliers, les amours, les voyages, les enchantements, les combats, et semblables choses, desquelles l’Arioste a fait emprunt de nous, pour transporter en son Livre », éd. F. Goyet, Traités poétiques de la Renaissance, Paris, LGF (Le Livre de Poche), 1990, p. 310. Voir M. Stanesco, « Premières Théories du roman », Poétiques, 1987, 70, p.171. Sur cette controverse, voir notamment Bernard Weinberg, A History of literary criticism in the Italian Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1961 L’unité d’action dans les romans héroïques 293 Après l’étendue vient l’unité, qui est la dernière des conditions que nous avons attribuées à la fable. C’est cette question […] qui a été pour notre siècle l’occasion de longs et multiples débats entre ceux-là que « la fureur des lettres en guerre mène ». Car les uns l’ont jugée nécessaire, les autres ont cru au contraire que la multiplicité d’actions convenait mieux au poème héroïque : et magno judice se quisque tuetur. 8 Pour ce qui concerne l’action, si l’on se fie aux textes théoriques concernant les romans héroïques, l’influence du Tasse est importante 9 . Pour ce dernier, il est nécessaire de rendre compte de l’immense variété du monde dans le récit, tout en préservant l’unité d’action 10 . À la nécessité que leurs poèmes en prose soient, comme les épopées antiques, une image de la variété du monde, les auteurs de romans héroïques souscrivent entièrement 11 , comme ils souscrivent à la règle de l’unité d’action qui, dans ces romans comme dans l’épopée telle que la conçoit le Tasse, est unité variée. Reste qu’ils ne résistent pas à la tentation d’écrire des œuvres encore plus importantes en taille que le romanzo de l’Arioste (plus de 38.000 vers). (chapitre 19, pp. 954-1073) et Klaus Hempfer, Diskrepante Lektüren: Die Orlando- Furioso-Rezeption in Cinquecento, Stuttgart, Steiner, 1987. 8 Discours du poème héroïque, pp. 218-219 (Discours de l’art poétique, p. 95). Dans les pages qui suivent, le Tasse réfute les principaux arguments de ceux qui défendent le poème à actions multiples. 9 Poétiques du roman, p. 127. 10 Discours du poème héroïque, pp. 234-236 (Discours de l’art poétique, pp. 110-112). Voir le développement de l’introduction de F. Graziani intitulé « L’Unité multiple », pp. 36-39. 11 L’énumération des éléments variés qui doivent se trouver dans l’épopée faite par le Tasse dans son Discours sur le poème héroïque (p. 235 ; Discours de l’art poétique, pp. 111-112) est reprise par G. de Scudéry dans la préface d’Alaric (p. 106) et peut être rapprochée du passage de la conversation de Clélie qui traite de la manière de composer une fable et qui commence ainsi : « Et comme la diversité est l’âme du monde, il se faut bien garder d’aller faire que tous les hommes soient des héros, que toutes les femmes soient également belles, que les humeurs des uns et des autres soient semblables, et que l’amour, la colère, la jalousie, et la haine produisent toujours chacune les mêmes effets. Au contraire il faut imiter cette admirable variété qu’on voit en tous les hommes, à l’exemple d’Homère … », quatrième partie (1658), livre 2, éd. C. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2004, p. 415. Voir aussi la liste de ce que doit savoir l’auteur, qui doit avoir une « connaissance universelle du monde », pp. 417-418. Marie-Gabrielle Lallemand 294 De longs romans La bonne taille d’une œuvre épique est relative à la capacité de mémoriser son intrigue selon le Tasse, qui précise le propos d’Aristote sur ce point 12 . C’est cela qui vaut à Ibrahim des Scudéry d’être loué, déclare Sorel : L’Ibrahim ou l’illustre Bassa de M. de Scudery, est conduit si adroitement, qu’on donne pour marque de sa belle suite, la faculté qu’il y a d’en retenir les incidens pour peu qu’on ait de memoire. 13 Scudéry, dans la préface d’Alaric, déclare que la longueur de son poème est modérée, comparable à celle de l’Énéide, ce qui cependant ne l’a pas empêché d’avoir utilisé tous les ornements de l’épopée 14 . C’est vrai pour son épopée, ce l’est moins pour son roman, Ibrahim 15 . Gomberville, avec les différentes versions de Polexandre 16 , La Calprenède, de Cassandre, son premier roman, à Faramond, son dernier, les Scudéry, d’Ibrahim à Artamène, ont donné des romans de plus en plus longs, parce qu’ils ont inséré dans le récitcadre des histoires de plus en plus nombreuses. Même le plus court d’entre les romans héroïques, Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin (une seule partie, de seize livres, dans l’édition in-quarto de 1639, 775 pages) comporte des histoires épisodiques qui ne sont que très lâchement rattachées à l’intrigue principale, particulièrement les deux récits enchâssés au second niveau, l’histoire des princesses Araxie et Zélinde, et celle d’Ardanie et de Polydamas 17 . Mais il ressort du propos de Georges de Scudéry dans les préfaces d’Ibrahim et d’Alaric, qu’il y a unité d’action quand il y a une action principale qui se dégage clairement. Georges de Scudéry justifie, en outre, la démultiplication des actions par le respect de la vraisemblance : vraisemblablement un même homme ne peut accomplir de multiples exploits, or le roman héroïque, pour faire naître l’admiration, doit relater de hauts faits, il 12 La Poétique chap. 7 ; Discours du poème héroïque, p. 218 (Discours de l’art poétique, p. 94). 13 La Bibliothèque françoise, p. 185. 14 Alaric, p. 104. Voir le Tasse, Discours du poème héroïque, pp. 204-205 (Discours de l’art poétique, p. 87). 15 A titre indicatif, dans les éditions modernes que nous utilisons et dont le format et la police de caractère sont identiques, Alaric est publié en un seul tome (environ 500 pages), Ibrahim en deux (environ 1200 pages). 16 De 1619 à 1637 paraissent quatre versions de ce roman. 17 La première est insérée dans l’« Histoire de Mélinte, d’Ériphile & de Palamède », dans le sixième livre (pp. 257-292), la seconde dans la « Suite de l’histoire de Lépante », dans le dixième livre (pp. 499-509). L’unité d’action dans les romans héroïques 295 convient alors que ceux-ci soient accomplis par plusieurs hommes, ce qui donne lieu à plusieurs histoires épisodiques 18 . La taille des romans héroïques n’est pas comparable à celle des épopées, qu’elles soient antiques ou modernes, ni à celle du roman modèle, les Éthiopiques. C’est que, dans cette œuvre, on ne trouve qu’une histoire épisodique, celle de Cnémon, alors que les histoires prolifèrent dans les romans héroïques, comme dans les romans de chevalerie. Huet, constatant le fait, l’explique ainsi : Les Poèmes sont plus réglés et plus châtiés dans l’ordonnance et reçoivent moins de matière, d’événements, et d’Épisodes : les Romans en reçoivent davantage, parce qu’étant moins élevés et moins figurés, ils ne tendent pas tant l’esprit, et le laisse en état de se charger d’un plus grand nombre de différentes idées. 19 Hiérarchisation des actions Une action doit, selon G. de Scudéry, se dégager clairement des autres. Les premiers discours théoriques français sur le roman abordant l’unité d’action mettent en avant la nécessité d’éviter la confusion par le recours à une structure qui ne procède pas par accumulation des actions mais par subordination des actions secondes à une action première. Amyot, dans la préface qu’il donne à sa traduction du roman d’Héliodore (1548), reproche aux romans de chevalerie d’être « mal cousuz » 20 . Ce reproche se retrouve chez Huet dans sa lettre De l’origine des romans (1670) : Les Grecs les (les actions) avaient multipliées avec dépendance et subordination 21 à une action principale, suivant les règles du Poème héroïque (….) et nos vieux Français les avaient multipliées sans ordonnance, sans liaison, et sans art. 22 Il poursuit en condamnant Giraldi, qui veut faire d’un défaut, l’accumulation d’actions, une qualité. Les romans héroïques vont recourir à différents procédés pour bien marquer la prééminence d’une intrigue sur toutes les autres. Les histoires épisodiques vont être rapportées par des narrateurs homodiégétiques quand l’histoire principale est rapportée par un narrateur hétérodiégétique. On a certes pu railler la mémoire invraisemblable des 18 Préface d’Ibrahim, p. 81. 19 De l’origine des romans, Poétiques du roman, p. 444. 20 Histoire æthiopique, éd. L. Plazenet, Paris, Champion, 2008, « Poesme du translateur », p. 159. 21 On retrouve ce mot quelques lignes plus loin, De l’origine du roman, p. 481. 22 Ibid. Marie-Gabrielle Lallemand 296 amis et confidents des héros dans ces romans 23 , il n’en demeure pas moins qu’une telle répartition distingue clairement le récit principal de tous les autres. De plus, la présentation typographique va distinguer les histoires épisodiques en les séparant du récit principal par un bandeau de motifs ornementaux. Celles-ci vont être dotées d’un titre qui apparaît en caractères majuscules sous le bandeau. Enfin, dans certains de ces romans, les histoires épisodiques interviennent de façon très régulière, scandant la répartition du récit principal et des récits seconds. Ce sont les Scudéry qui procèdent le plus méthodiquement de la sorte. Dans Artamène, chacun des 30 livres 24 , à l’exception du premier, contient une histoire insérée. Cette organisation de la matière romanesque, par opposition à l’entrelacement des histoires des récits chevaleresques, est qualifiée par Georges de Scudéry d’« enchainement ingenieux » 25 . Les auteurs de romans héroïques s’appliquent donc à rendre sensible la composition de leurs ouvrages, la hiérarchie des histoires. L’Arioste, au contraire, par le procédé de l’entrelacement, construit un roman labyrinthique : Ma perché varie fila a varie tele Uopo mi son, che tutte ordire intendo Lascio Rinaldo e l’agitata prua, E torno a dir di Badamante sua. 26 C’est par ces vers qu’il intervient pour la première fois dans son récit afin de faire savoir à son lecteur qu’il va abandonner une action pour une autre. Dans les romans héroïques, il arrive que le narrateur, principal ou second, change de scène, mais il est rare qu’il le fasse remarquer, comme le fait l’Arioste 27 . 23 Boileau notamment dans le Dialogue des héros de romans, éd. F. Escal, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1966, p. 456. 24 Le roman compte 10 parties, chacune composée de 3 livres. 25 Préface d’Ibrahim, p. 78. 26 II, 30 (Mais puisqu’il me faut beaucoup de fils variés pour les toiles variées que j'ai l'intention de tisser, je laisse Renaud et son bateau agité et je recommence à parler de sa Bradamante). 27 II, 30 ; III, 6 ; IV, 50 ; V, 4 ; VI, 16 ; VIII, 21, 29, X, 25 ; XI, 21, etc. C’est dans Cassandre de La Calprenède (1642-1645) que les coutures, pour reprendre l’image d’Amyot, sont le plus visible. Le récit est construit jusqu’à la huitième partie autour de trois lieux : la maison de Tyridate, non loin d’Alexandrie, deux palais dans Alexandrie, et une autre maison située, elle aussi, non loin d’Alexandrie. Les changements de lieu, qui correspondent au passage d’une action à une autre, se font avec des raccords de ce type : « Mais nous pouvons les (Tyridate et Coriolan) laisser un peu en cét estat pour retourner à la belle Reyne d’Ethiopie que nous L’unité d’action dans les romans héroïques 297 Une seule action d’un seul homme ? Les commentateurs italiens d’Aristote ont débattu de la question de savoir si l’unité d’action requerrait que ne soit racontée qu’une action d’un seul homme 28 , ce que font les épopées modèles, celles d’Homère et de Virgile, ou plusieurs actions de plusieurs hommes, ce que font les romans de chevalerie 29 . S’émancipant de l’autorité d’Aristote, Jean-Baptiste Giraldi Cinzio, admirateur de l’Arioste, a affirmé dans son Discours sur la composition des « romans » (1554) : […] il faut souligner que les sujets (ou les matières) des romans n’ont rien à voir avec les sujets qui ont été traités par Virgile et par Homère. Ces derniers auteurs ont en effet imité, dans leurs ouvrages héroïques, une seule action d’un seul homme, tandis que les romanciers ont imité non seulement plusieurs actions d’un seul homme, mais aussi plusieurs actions de plusieurs hommes, étant donné qu’ils racontent les aventures de huit ou dix personnages. Mais pour donner un titre à leur ouvrage, ils ont choisi le nom du personnage principal, ou bien de l’action la plus importante, c’est-à-dire de l’action dont toutes les autres semblent dépendre, ou qui peut fournir l’occasion de les unir plus étroitement. 30 Aucun auteur de roman héroïque ne raconte une action d’un seul homme, tous racontent plusieurs actions de plusieurs hommes. Toutefois il faut distinguer les romans qui mettent d’emblée sur le devant de la scène le héros principal, ou le couple des héros principaux (début in medias res), et dans lesquels le premier récit rétrospectif concerne ce héros (ou ce couple) : Desmarets procède ainsi, de même les Scudéry. Leurs romans sont ceux dont la composition est la plus claire, ceux dans lesquels se dégage, dès le début avons laissée en la puissance du pirate Zenodore. » ( Paris, A. de Sommaville…, 1657, Slatkine Reprints, 1978, deuxième partie, livre 4, p. 394) ; « Nous les laisserons pour quelques jours passer leur vie dans la consolation qu’elles (Candace et Élise) se donnoient mutuellement, pour reprendre les traces de Cesarion que nous avons laissé courant après le pirate Zenodore » (troisième partie, livre 4, p. 437), « Nous les laisserons un peu de temps, & reprendrons la suite de ce qui s’estoit passé du depuis, & qui se passoit alors dans la maison de Tyridate. » (quatrième partie, livre 4, p. 471). Un reproche récurrent fait à l’Arioste concerne ses interventions dans son récit, notamment quand il passe d’une intrigue à une autre. Les auteurs de longs romans, sauf rares exceptions, comme celles que nous venons de citer, n’interviennent pas dans leurs récits. 28 Aristote, La Poétique, chap. 8. 29 R. Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Hachette, 1927, pp. 241-242. 30 G. Giorgi, Les Poétiques italiennes du « roman » (Simon Fornani, Jean-Baptiste Giraldi Cinzio, Jean-Baptiste Pigna), Paris, Champion, 2005, p. 75. Marie-Gabrielle Lallemand 298 et sans ambiguïté, une intrigue principale à laquelle les autres vont être rattachées, plus ou moins fermement. Les romans de Gomberville et de La Calprenède racontent les exploits de plusieurs héros dans le récit principal. Dans Polexandre, c’est le titre qui impose un des héros mis en scène comme le protagoniste. En effet, le début in medias res n’introduit pas le personnage éponyme, il faut attendre le livre 5 et dernier de la première partie pour qu’il soit question de lui un peu longuement et la seconde partie pour lire le récit rétrospectif le concernant. Pendant les trois premières parties, quatre héros se partagent la vedette, le héros éponyme, Iphidamante, Bajazet et Zelmahide. Ce n’est qu’à partir de la quatrième et dernière partie que, ses compagnons ayant quitté la scène pour diverses raisons, Polexandre l’occupe seul et s’impose comme le héros principal. La construction de ce roman est donc à rapprocher de celle du roman de chevalerie. Structurellement, nous avons vraiment là une œuvre hybride, roman épique et roman de chevalerie 31 . Il en est de même des romans de La Calprenède. Dans Cléopâtre, l’héroïne éponyme et son amant, Coriolan, sont absents du début in medias res. Coriolan apparaît dans le récit principal à la fin de la première partie, et la fille de la fameuse reine égyptienne à la fin de la quatrième partie, ce roman en comptant douze. Ce n’est qu’à partir de la huitième partie, qui commence par ces mots : « Il est temps de retourner à notre illustre héroïque », qu’ils interviennent régulièrement dans le récit principal. Le roman en effet est consacré aux tribulations de trois couples de héros : Coriolan et Cléopâtre, Césarion et Candace, Élise et Artaban. La plupart des histoires, qu’elles soient relatées dans le récit premier ou dans les récits seconds, sont liées entre elles, notamment parce que de nombreux personnages sont liés par le sang ou par les mariages 32 , c’est la raison pour laquelle la plupart des récits seconds sont liés au récit premier. Ce qui distingue les romans de Gomberville et de La Calprenède des récits de chevalerie, c’est que la narration, comme dans les autres romans héroïques, est organisée selon le passage d’un narrateur principal hétérodiégétique à des narrateurs seconds homodiégétiques. Du point de vue de la narration, il y a donc bien un récit premier et des récits seconds mais du point de vue de l’action, on ne peut dire qu’une action principale se dégage clairement à laquelle se rattachent des actions secondes. 31 La critique des romans héroïques faite par A.-P. Jacquin est donc en partie fondée : « L’Arioste servoit communément de modèle à ces longues et ennuyeuses productions », Entretiens sur le roman, Paris, Duchesne, 1755, p. 203. 32 Ceci est vrai dans tous les romans de La Calprenède. L’unité d’action dans les romans héroïques 299 Unité de temps… et de lieu On sait que s’est imposée la règle selon laquelle l’action de l’épopée doit se développer sur une durée d’un an, Georges de Scudéry le rappelle dans la préface d’Ibrahim 33 et son roman suit cette règle. Les indications temporelles sont explicites dans le début de celui-ci. Ibrahim-Justinian est autorisé par Soliman à séjourner en Italie six mois. Il arrive en Italie au livre quatre de la première partie et en part au livre quatre de la seconde. Comme les trois premiers livres de la première partie se déroulent sur trois jours, et que le dernier livre de la seconde partie se déroule sur un jour, les deux premières parties durent six mois. Les indications de temps sont moins précises dans les deux dernières parties du roman mais l’action peut, de façon vraisemblable, s’y dérouler en six mois. Dans Artamène, les indications sont bien moins claires, et il est moins vraisemblable que l’action principale puisse se dérouler en un an. Cela tient au fait que le personnage éponyme accomplit au fil du roman un trajet d’une importance considérable, avec le plus souvent une armée. Rien de tel dans les romans de La Calprenède. De tous les romans héroïques, Faramond est celui qui ressemble le plus à une épopée. Son action est comparable à celle de l’Énéide, qui est, selon le Tasse, la meilleure action que l’on puisse choisir pour une épopée : […] mais entre toutes l’action la plus noble est la venue d’Énée en Italie, parce que l’argument en soi est déjà grand et illustre, mais plus grand et plus illustre encore relativement à l’Empire romain qui tire de là son origine […] 34 . Le dernier roman de La Calprenède, achevé par Vaumorière 35 , raconte la naissance de l’empire franc. Comme l’épopée de Virgile comporte douze chants, il comporte douze livres et, comme dans l’épopée, on y trouve des éléments merveilleux 36 . C’est aussi dans ce roman que les règles que se donnent ses auteurs, qui ne sont autres que le respect des trois unités, sont le plus scrupuleusement suivies. Dans Faramond, seule une histoire est entièrement dénouée avant que ne s’achève l’œuvre, ce qui ne peut être autrement puisque les protagonistes sont morts : l’« Histoire de Théodose le Grand, de Stilicon, et de Ruffin ». 33 Préface d’Ibrahim, p. 79. 34 Discours du poème héroïque, p. 198 (Discours de l’art poétique, p. 85). 35 Quand La Calprenède meurt en 1663, il n’a écrit que huit parties de Faramond, Vaumorière donne les cinq dernières, la publication du roman, commencée en 1661 s’achève en 1670. 36 Voir notre « La Calprenède et l’épopée », Epopée et mémoire nationale au XVII e siècle, éd. F. Wild, Caen, Presses universitaires, pp. 49-60. Marie-Gabrielle Lallemand 300 Théodose est père des souverains qui, au temps où se déroule la fiction, règnent : Honorius, sur l’Empire romain d’Occident, et Arcadius sur l’Empire romain d’Orient. Les autres personnages principaux des histoires insérées sont présents lors de la scène finale (la prise de Cologne), à l’exception d’un seul, Gondéric, dont les tribulations cependant ne sont pas entièrement achevées et ne le seront qu’à la fin du roman. Vaumorière en effet veille à ce que les intrigues secondes ne soient pas dénouées avant l’intrigue principale, en sorte qu’elles dépendent de l’intrigue principale. Cette règle s’applique à l’action épique 37 mais aussi à l’action dramatique. Au théâtre, l’unité de lieu est apparue comme corollaire des unités d’action et de temps : une action qui dure quelques heures ne peut se dérouler en plusieurs lieux distants les uns des autres 38 . L’action du récit principal des romans de La Calprenède se déroule en peu de temps : six semaines pour celle de Cassandre, deux ou trois semaines pour celle de Cléopâtre 39 , dix-sept jours pour celle de Faramond, le plus long des romans héroïques (environ 11.000 pages) 40 . Idéalement la durée de l’action d’une pièce de théâtre ne devrait pas excéder la durée de sa représentation. La Calprenède, lui, cherche à faire en sorte que la durée de l’action principale de ses romans n’excède pas la durée de leur lecture. En outre, dans tous ses romans, il respecte l’unité de lieu, et le fait savoir. L’action principale se déroule, dans les trois cas, dans une ville et ses alentours : Babylone pour Cassandre, Alexandrie pour Cléopâtre et Cologne pour Faramond. La Calprenède, dans ce dernier roman, fait valoir le tour de force qu’il accomplit et établit un rapprochement entre le roman et le théâtre. Les quatre premières parties de ce roman se passent dans le camp français aux abords de Cologne. À la fin de la quatrième partie, Constance quitte ce camp pour aller négocier la paix dans le camp ennemi : Je croy qu’il nous est permis de l’y suivre, et les deux camps estoient si peu éloignés l’un de l’autre que nous pouvons passer de l’un à l’autre sans 37 Le père Le Bossu déclare, au chapitre VII du second livre du Traité du Poème Epique (« De l’unité de l’action »), qu’il est nécessaire « de n’achever aucun Episode, de telle sorte qu’il puisse paroître une Action entiére ; mais de laisser toûjours voir chacun en particulier dans sa nature de membre d’un corps, & de partie non achevée » (Hamburg, H. Buske, 1981, réimpression de l'éd. de 1714, p. 125). 38 R. Bray, La Doctrine classique, pp. 257-288. 39 Herbert Wynford Hill, La Calprenède’s Romances and the Restoration Drama, Chicago, The University of Chicago Press, 1911, pp. 7-8 et p. 14. 40 Spire Pitou, La Calprenède’s Faramond : A Study of the Sources, Structure and Reputation of the Novel, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1938, p. 144. L’unité d’action dans les romans héroïques 301 blesser la regularité de la Scène à laquelle nous nous sommes toujours attachés 41 . Vaumorière, quand il prend la suite de La Calprenède, signale d’emblée qu’il se donne comme règle celle de l’unité de lieu : Pendant […] qu’ils marchent tous les deux vers Franc-fort, demeurons sur les bords du Rhin pour ne pas sortir de la Scene, qu’a bien voulu se prescrire le fameux Ecrivain dont nous continuons l’Ouvrage. 42 Cecilia Rizza a montré que Georges de Scudéry a utilisé le Tasse pour donner des règles à un genre qui jusqu’ici n’en avait pas 43 . Ce qui est remarquable en effet, c’est l’effort qu’ont fait les auteurs de romans héroïques pour faire de leurs œuvres des œuvres régulières. « Chaque art a ses règles certaines » 44 La réflexion de G. de Scudéry sur les règles du roman héroïque est influencée par les conceptions du Tasse, et cette réflexion rend compte de ce que sont les romans héroïques en général. De même que le romanzo parfait selon le Tasse, le roman héroïque se présente comme un roman régulier. Il tente ce faisant d’intégrer le domaine des belles-lettres, non sans peine. « Le Roman est aujourd’hui une fiction qui comprend quelque aventure amoureuse écrite en prose avec esprit et selon les règles du Poème épique et cela pour le plaisir et l’instruction du Lecteur », écrit Richelet (article « Roman ») 45 , limitant la catégorie du roman aux seuls romans héroïques, régis par les règles de l’épopée. Ce sont ces romans que, déclare Sorel, « on appelle des Romans parfaits » 46 et que Huet considère être des « Romans réguliers » 47 . 41 Faramond, IV, p. 696. 42 Ibid., VIII, p. 41. Georges de Scudéry, dans son dernier roman, respecte lui-aussi l’unité de lieu : l’action principale se déroule dans l’Alhambra de Grenade. L’idée n’est pas neuve : Saint-Amant, dans la préface du Moyse sauvé (1653), considère que l’unité de lieu est une des règles du poème épique : « […] j’observe l’unité de Lieu & d’Action, qui sont des principales choses qu’elles (les loix & les regles de l’Epopée) demandent […] », (Paris, A. de Sommaville, 1660, préface non paginée). 43 « Georges de Scudéry et le Tasse », p. 156. 44 G. de Scudéry, préface d’Ibrahim, p. 77. 45 La définition rappelle celle de P.-D. Huet. On la trouve ailleurs, par exemple chez Morvan de Bellegarde, Modèles de conversations pour les personnes polies, Paris, J. Guignard, 1697, p. 247. 46 La Bibliothèque françoise, p. 181. 47 De l’origine des romans, p. 443. Marie-Gabrielle Lallemand 302 Donner au roman des règles, c’est donner à leurs auteurs l’occasion de manifester leur art, leur maîtrise technique. Nombre de romans du XVII e siècle ne sont pas signés mais les auteurs de romans héroïques, eux, se font connaître, fiers qu’ils sont de leur art, de sa noblesse. L’épopée étant le genre narratif le plus régulier, c’est dans sa lignée que le roman héroïque se place. Un grand défaut des romans de chevalerie, en effet, est qu’ils n’ont pas de règles. Ce sont des « romans défectueux » 48 qui peuvent séduire le tout venant mais qui ne satisfont pas le public avisé : « Ces juges dont le sentiment est la règle certaine de la valeur des Poèmes et des Romans avoueront à Giraldi que les Romans italiens ont de très belles choses, et méritent beaucoup d’autres louanges, mais non pas celle de la régularité, de l’ordonnance, ni de la justesse du dessein » 49 . Il s’agit certes pour les auteurs de romans héroïques de satisfaire le public des courtisans et des dames mais il s’agit aussi, et peut-être surtout, d’obtenir la reconnaissance des happy few, celle que recherchait aussi le Tasse : Il est certain que c’est une chose bien facile et qui ne demande pas grande industrie que de faire naître d’actions multiples et distinctes une grande variété d’événements ; mais que la même variété se trouve en une seule action, hoc opus, hic labor est. Dans la variété qui tient à la multiplicité des fables, l’art ou le génie du poète ne se reconnaît en rien, et elle est commune aux poètes cultivés et incultes ; l’autre dépend en tout de l’art du poète et n’est reconnaissable que si c’est lui qui l’obtient, car un esprit médiocre ne saurait l’obtenir : la première donnera d’autant moins de plaisir qu’elle sera plus confuse et moins intelligible ; l’autre, par l’ordre et l’enchaînement de ses parties, sera non seulement plus claire et plus distincte, mais comportera bien plus de nouveauté et de merveille. 50 Les auteurs de romans héroïques vont donc s’imposer des contraintes, nous en avons vu certaines. Le choix d’un sujet historique en est une autre. Ce n’est pas en effet chose aisée que de concilier les données de l’histoire et les inventions romanesques : La seconde sorte de fiction c’est de celles qui sont mêlées de vérité, et dans lesquelles l’auteur prend un sujet tiré de l’Histoire, pour l’embellir et le rendre agréable par ses inventions. C’est ainsi que se font les tragédies, les Poèmes épiques, et ces sortes de Romans que l’on a faits dans ces derniers 48 Ibid., p. 482. 49 Ibid., p. 483. 50 Discours du poème héroïque, p. 236 (Discours de l’art poétique, p. 112). Castelvetro considère que l’action d’une épopée peut être multiple mais qu’un poème épique qui respectera l’unité d’action méritera, à succès égal, plus de louanges qu’un poème que ne la respectera pas : c’est ce qui fait de l’Iliade un chef d’œuvre (R. Bray, o. c., p. 242). L’unité d’action dans les romans héroïques 303 temps, et à qui l’on donne l’air d’histoire, comme sont Cyrus, Cléopâtre, Clélie. Dans les ouvrages de cette nature, l’Auteur n’est pas entièrement maître de ses inventions ; il peut bien ajouter à son sujet, ou en diminuer mais ce ne doit être que dans les circonstances. 51 L’absence de recours au merveilleux, sauf rares exceptions, joint au respect de la vraisemblance mais la nécessité de faire naître l’admiration et l’étonnement constituent encore, pour ces auteurs, un défi à relever dans leurs « ingenieuses Fables », et non des moindres. Conclusion A. Cioranescu a montré, il y a longtemps déjà, qu’en France la critique du Roland furieux a été quasi unanime au XVII e siècle 52 : l’œuvre présentait les mêmes défauts que les romans de chevalerie, au premier rang desquels les Amadis qui avaient rencontré au siècle précédent un éclatant succès. Au moment où l’on écrit les romans héroïques, on a cessé d’écrire des romans de chevalerie 53 , mais ceux-là ne se privent pas du moyen utilisé par ceux-ci pour créer le suspens : interrompre une action au moment crucial. On a là l’argument avancé par les défenseurs de la multiplicité d’actions 54 . Il n’y a 51 Valincour, Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de Clèves, Poétiques du roman, pp. 665-666 (nous soulignons). 52 A. Cioranescu, L’Arioste en France, des origines à la fin du XVII e siècle, Paris, Editions des Presses modernes, 1939, II, pp. 28-41. 53 M. Magendie, Le Roman français au XVII e siècle, Paris, Droz, 1932, pp. 169-180. Voir aussi ce que Sorel dit de ces récits qu’il qualifie de « vieux Romans » (p. 183, par exemple) ou d’« anciens Romans » (p. 174 notamment) dans La Bibliothèque françoise. En 1632, même si Du Logeas dans Le Romant héroique, où sont contenus les memorables faits d’armes de dom Rosidor, prince de Constantinople, & de Clarisel, le Fortuné (Paris, A. Courbé, 1632), prend la défense des romans de chevalerie, il les présente comme des œuvres désuètes mais qu’il apprécie pour leur « tisseure merveilleuse », c’est-à-dire l’entrelacement des actions : « Que si quelques-uns treuvent mauvais que sous ce genre d’escrire à la facon des anciens Romans de Chevalerie, j’aye voulu rendre moins possibles ces Aventures, je leur puis respondre que je l’ay fait à dessein, afin d’en oster la cognoissance aux esprits trop curieux (…). Pour cela mesme m’esloignant de la methode ordinaire, j’ai suivi celle des Amadis, & de l’Arioste ; à cause que l’entre-gent en est tres-agreable, & la tisseure merveilleuse. Or comme il n’est pas incompatible, que le goust d’autruy ne soit different du mien, je me suis advisé pour cet effet d’y entre-mesler quantité d’Histoires… », « Aux lecteurs », épître non paginée. 54 Voir notamment le chapitre 5, « Critical responses to narrative discontinuity in Orlando Furioso », de l’étude de Daniel Javitch, Proclaming a classic : the canonization of Orlando Furioso, Princeton, Princeton University Press, 1991, pp. 86-105. Marie-Gabrielle Lallemand 304 pas eu en France comme en Italie un débat important sur l’unité d’action dans les romans, particulièrement dans les romans héroïques. Peut-être était-ce que, relevant d’un genre de peu d’importance, ils n’avaient pas à s’assujettir strictement aux règles s’appliquant aux genres nobles. L’auteur des Remarques sur l’Allaric de Monsieur de Scudery fustige le manque d’unité de l’épopée, dû aux épisodes, mais, alors que Georges de Scudéry, on l’a dit, rapproche la poétique de l’épopée et celle du roman, l’auteur des Remarques ne juge pas opportun d’étendre au roman la critique faite à l’épopée : « […] les épisodes de cette nature 55 en doivent être bannis, & ne se peuvent souffrir que dans les Romans, où les Auteurs d’aujourd’huy fourrent tout ce qui leur vient en teste comme les Gazettiers dont le seul but est de remplir leurs feüilles » 56 . Mais c’est sans doute aussi que le roman héroïque avait réglé le problème in ovo -ou plutôt tenté de le faire-, en conciliant les agréments de la très grande variété des récits avec la discipline de l’unité d’action. Dans ce souci de conciliation, le roman héroïque illustre la notion d’unité variée inventée et définie par le Tasse. Les auteurs de romans héroïques cependant font feu de tout bois et, pour composer des œuvres captivantes, ils recourent au procédé du roman grec, le début in medias res, comme ils recourent au procédé caractéristique du roman de chevalerie et que l’Arisote utilise avec brio, l’interruption du récit d’une action à un moment critique. La plupart des histoires épisodiques des romans héroïques, en effet, ne sont pas dénouées au moment où s’achève leur narration et, dans les meilleurs des cas, elles s’interrompent à un moment critique 57 . Les deux procédés, quoique issus de traditions différentes, ont un même effet : créer le suspens. Les auteurs de romans héroïques, par ailleurs, font naître la variété de l’action même (les intrigues amoureuses et militaires permettent qu’une même œuvre contienne des harangues et des déclarations d’amour, Amyot, dans la préface qu’il donne à sa traduction des Éthiopiques, met en avant le suspens créé par le début in medias res (éd. cit., pp.160-161) mais il ne fait aucunement état du procédé qui consiste à interrompre un récit à un moment crucial, silence très significatif. 55 Les actions épisodiques qui ne sont pas bien rattachées à l’action principale. 56 Recueil Conrart, tome V, pp. 486-487 (Arsenal MS 05414). 57 Le récit principal est interrompu par toutes les histoires épisodiques qui, elles aussi, sont généralement interrompues avant leur dénouement. Par exemple, dans Artamène, l’histoire de Thrasibule (III, 3) : sa relation s’achève au moment où, d’une part, un soulèvement se déroule à Milet, qui va peut-être amener Thrasibule à recouvrer le gouvernement de cette ville et, d’autre part, Tisandre, l’homme qu’a épousé Alcionide, la femme qu’il aime, a été mortellement blessé. Les exemples de ce type sont nombreux toutefois il faut reconnaître qu’aucun des auteurs de romans héroïques n’interrompt ses récits avant autant d’ingéniosité que l’Arioste dans Le Roland furieux. L’unité d’action dans les romans héroïques 305 des descriptions de combats et des descriptions de fêtes, etc.), mais aussi de la grande diversité des actions que relatent les multiples histoires insérées, comme dans les romans de chevalerie. Il faut toutefois que les fictions des romans « soient écrites avec art et sous certaines règles » 58 , et c’est pourquoi de l’Arioste et du Tasse, seul ce dernier est allégué comme un modèle. 58 P.-D. Huet, Traité de l’origine des romans, p. 442. PFSCL XL, 79 (2013) Lectures françaises du système épique tassien : un enfer pavé de bonnes intentions ? A NNE -E LISABETH S PICA (U NIVERSITE DE L ORRAINE - É CRITURES ) À Arioste succéda Torquato Tasso, et choisit un sujet aussi religieux qu’héroïque. Je m’assure que vous m’avouerez que sa Jérusalem est l’ouvrage le plus riche et le plus achevé qui se soit vu depuis le siècle d’Auguste : et on peut dire qu’en cet excellent genre, Virgile est cause que Tasso n’est pas le premier et Tasso que Virgile n’est pas le seul. 1 Des poèmes modernes, c’est [la Jérusalem] qui est le plus selon l’art [...] soit par l’économie, soit par son style, [le Tasse] a désabusé le commun des hommes qui avaient cru les langues vulgaires incapables de soutenir la majesté de l’héroïque et seulement propres à la lyrique et à l’épique romanesque, qui est un genre de poésie sans art et qui tient de l’ignorance et de la faiblesse des siècles barbares. 2 Les principaux auteurs de la réflexion épique en France au XVII e siècle ont reconnu la prééminence du Tasse en matière de poème héroïque. Les traités suivent fidèlement l’ordre et la manière d’exposer les éléments de régulation épique (matière, forme et ornements) proposés par l’Italien dans ses Discours ; outre la lecture directe que l’on pouvait en avoir dans une France largement italophone, de larges extraits en français en sont proposés par 1 Guez de Balzac, Œuvres diverses, Discours 7, « sur une tragédie intitulée Herodes infanticida », éd. R. Zuber, Paris, Champion, 1995, p. 190. 2 Chapelain, cité par Chandler B. Beall, La Fortune du Tasse en France, Eugene, U. of Oregon and MLA, 1942, p. 83. Anne-Elisabeth Spica 308 Jean Baudoin en tête de sa traduction de la Jérusalem délivrée 3 et la longue paraphrase qu’en donne Georges de Scudéry au début d’Alaric va d’égal avec les réécritures topiques qui saturent les poèmes épiques français, à commencer par le même Alaric 4 . Si le romanzo italien est considéré comme un véritable et insurmontable « défi 5 » qu’il faut nécessairement tenir pour composer dans le genre poétique le plus relevé, dont la France doit se doter pour disposer d’une littérature nationale capable de rivaliser avec les modèles antérieurs 6 , la recette du succès s’impose : il conviendra d’identifier les règles de l’épopée, définies par Aristote, à partir de celles du Tasse. La démarche était logique : on sait combien les Français se sont inspirés, en termes de régulation, des réussites tassiennes tant en matière de théâtre 7 qu’en matière d’épopée 8 , quelque contraignante qu’ait pu être d’emblée cette régulation 9 . Sans contester le caractère sclérosant de ces règles 10 ni le semi-échec auprès du public de la création épique en France au XVII e siècle, nous 3 Sur la traduction du Tasse en France, voir Jean Balsamo, « L’Arioste et Le Tasse : des poètes italiens, leurs libraires et leurs lecteurs français », L’Arioste et Le Tasse en France au XVI e siècle, Cahiers Saulnier, 20 (2003), pp. 11-26. 4 Reinhold Reumann, G. de Scudéry als Epiker, Coburg, A. Rossteutscher, 1911. Sur l’héritage italien de la topique épique en France au XVII e siècle, voir les classiques Richard C. Sayce, The French Biblical epic in the XVII th century, Oxford, Clarendon, 1955 et David Maskell, The Historical Epic in France, 1500-1700, Oxford, Oxford U.P., 1973. 5 Jean-Marie Roulin, L’épopée de Voltaire à Chateaubriand : poésie, histoire et politique, Oxford, SVEC, 2005, p. 26. 6 Ce point est bien connu. On renverra simplement à la mise en perspective très claire de Bernard Magné, Crise de la littérature sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, Lille-Paris, PUL-Champion, 1976, I, pp. 221-234. 7 C.B. Beall après H.C. Lancaster a résumé clairement tout le parti que les « réguliers » ont pu tirer des concepts tassiens, op. cit., pp. 57-79. 8 Joseph Cottaz, malgré tout ce que son travail peut avoir d’outrancier, a mis méthodiquement au jour la fascination des Français pour la théorisation du poème épique réalisée par le Tasse (L’influence des théories du Tasse sur l’épopée en France, Paris, Foulon, 1942, pp. 29-235). 9 Marolles en fait ironiquement état au début de son Traité du poème épique (1662). 10 Nous aimerions cependant souligner combien cette appréciation est nourrie, jusque récemment, par un implicite hérité de la réflexion sur l’épopée en général à la fin du XIX e siècle (qui plonge sans doute ses racines à son tour dans les différentes querelles autour d’Homère à l’échelle de l’Europe au XVIII e siècle), implicite dont témoigne exemplairement le livre de J. Cottaz : l’épopée, comme son nom l’indique, étant la manifestation d’une parole (epos) originelle dans sa pureté archaïque, elle ne peut que péricliter sous la contrainte et l’artifice des règles ; à ce Lectures françaises du système épique tassien 309 aimerions ici revenir sur les conditions d’un tel état de fait : les Français ne se sont pas montrés seulement « plus aristotéliciens 11 », mais aussi et surtout, sans doute, différemment aristotéliciens : à une lecture tassienne d’Aristote non sans platonisme, ils en ont substitué une autre, plus horacienne. Ce malentendu conduit à configurer un impossible modèle, dont on peut, nous semble-t-il, décliner les paradoxes selon plusieurs ensembles : une interprétation biaisée des concepts fondamentaux de la poétique ; une conception biaisée de l’épopée dans sa relation avec l’autre genre narratif concurrent, le roman ; un contexte de création lié à une situation politique et idéologique particulière. Comme Françoise Graziani l’a magistralement démontré, les théoriciens français n’ont pas compris la notion de « synthèse 12 » structurelle qu’est la fable (mythos) chez Aristote, alors même que le Tasse, lui, en a assimilé la substance : la disposition organique du sujet à travers le déroulé de son intrigue. Une fois mise en ordre et traité par le poète, une fois habillée par l’élocution, celle-ci [la matière, c’est à dire autorité de l’Histoire, vérité de la religion, liberté d’invention, propriété d’une époque bien choisie, grandeur des événements] devient fable, laquelle est non plus matière, mais forme et âme du poème ; et c’est ainsi que la conçoit Aristote 13 . Par ce moyen, tous les épisodes convergent en une unité supérieure, synthétique elle aussi, qui subsume la diversité des incidents 14 . Pour les théoriciens français - Chapelain, Rapin, Le Bossu, Le Moyne, mais on pourrait ajouter aussi bien Mambrun au premier chef, que Desmarets, Scudéry ou Le Laboureur -, la fable du poème héroïque réside dans l’invention de son sujet. « Le contresens commun consiste à prendre pour une définition de la nature de la fable ce qui n’en définit, chez Aristote, que titre, l’épopée en France, parce qu’elle imite le Tasse, constitue la manifestation suprême de cette mise à mort, qu’il convient de condamner rigoureusement. 11 Giorgetto Giorgi, « Épopée et roman dans les poétiques italiennes et françaises du genre narratif aux XVI e et XVII e siècles », Épopée et mémoire nationale au XVII e siècle, éd. Fr. Wild, Caen, PU Caen, 2011, p. 149 et note ad loc. 12 Aristote, Poét. 6, 50a5, « synthesis tôn pragmatôn », cf. 1, 47a9, « pôs dei synistasthai tous muthous », 7, 50b22, « tina dei tèn systasin einai tôn pragmatôn » (nous soulignons). 13 Discours du poème héroïque (désormais DPH), II, trad. Fr. Graziani, Paris, Aubier, 1996, p. 203. Voir aussi ibid., pp. 170-171, 177-203 et III, pp. 208-216. 14 Le Tasse, Discours de l’art poétique (désormais DAP), trad. Fr. Graziani cit., I, p. 78 et II, pp. 91 et 112-113. Anne-Elisabeth Spica 310 la fonction 15 ». Il engage une interprétation de la notion de vraisemblable différente de celle sur laquelle le Tasse fondait son système épique. La fable poétique est liée à la notion de vraisemblable et c’est l’articulation des deux qui engage la mimésis telle qu’Aristote la conçoit 16 . Ainsi l’explicite le Tasse : Le poète doit se demander si dans la matière qu’il choisit de traiter il ne trouve pas quelque événement qui, s’il s’était produit autrement, eût été plus merveilleux et plus vraisemblable [...] tous les faits qui seront dans ce cas, susceptibles de s’être déroulés autrement, qu’il les manie et remanie sans égard à la vérité et à l’Histoire, à sa guise, [...] mêlant vérité et fiction, mais de telle sorte que la vérité soit le fondement de la fable. (DPH, III, pp. 208-209) Le vraisemblable est chez lui, comme les lectures actuelles d’Aristote le suggèrent 17 , un vraisemblable interne, c’est-à-dire la nécessité combinatoire de la structure poétique de manière à créer son harmonie et son unité organique. Il ne s’agit pas de se demander si la matière du poème est le faux ou le vrai, ou si le vraisemblable est plutôt faux ou plutôt vrai (DPH, II, p. 171), mais de comprendre que la poésie est « fabricatrice d’idoles » (p. 172) parce qu’elle confectionne du probable démonstratif conçu comme la logique d’une forme (pp. 174-176). Le vraisemblable externe, c’est-à-dire la crédibilité de la fiction aux yeux du lecteur, lui est subordonné, car c’est sur le vraisemblable interne que les conditions de la persuasion peuvent se configurer, et c’est ainsi qu’il conduit au vrai supérieur que le lecteur peut ainsi contempler (pp. 177-178) : Aucune partie du poème ne peut donc être séparée du vraisemblable et, en somme, le vraisemblable n’est pas une des conditions requises pour rendre la poésie plus belle et mieux ornée, mais c’est la propriété même qui est intrinsèque à son essence, la chose nécessaire entre toutes dans chacune de ses parties (DPH, II, p. 183). 15 Fr. Graziani, « La poétique dans la fable : entre inventio et dispositio », XVII e Siècle n°182 (janvier-mars 1994), p. 91 ; divers exemples ad loc. En voici un autre complétant le corpus retenu par l’auteur : « l’Essence de la Poësie consistant beaucoup plus en l’agréable et ingenieuse invention de la matiere bien disposée, qu’en toutes ces sortes de choses differentes de celle-là [l’histoire]... » ([La Mesnardière,] Lettre du Sr du Rivage contenant quelques observations sur le poème épique et sur le Poeme de la Pucelle, Paris, A. Sommaville, 1656, p. 36). 16 Voir les commentaires de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot à Poét., 2, 48a9 dans leur édition de ce texte, Paris, Seuil, 1980 (et l’introduction p. 20). 17 Voir les commentaires de l’éd. cit. à Poét., 9, 51b9. Lectures françaises du système épique tassien 311 Cette conception « symbolique 18 » entre les composants de l’épopée subsumés par la dynamique fabuleuse et vraisemblable construit une esthétique qui prend en charge l’élévation du lecteur. C’est pourquoi le Tasse, dans un mouvement tout platonicien, peut affirmer que la finalité de l’épopée ne consiste pas dans l’utile, simple moyen, mais dans la délectation qu’il y a à admirer la beauté du vrai supérieur, conférant bonté à l’âme noble à qui l’épopée est destinée spécifiquement (DPH, I, pp. 148-153). En d’autres termes, comme Baudoin, Dalibray ou Corneille l’ont bien compris 19 , l’instruction que comporte nécessairement l’épopée repose moins sur l’enseignement moral que l’on en tire, littéral ou figuré dans une allégorie 20 , que sur la beauté d’une délectation intellectuelle à considérer cet ensemble poétique, dans les modulations harmoniques de sa variété, à la lumière de la forme du monde qu’il révèle 21 . C’est la perfection de la poésie qui constitue en elle-même le plus haut exercice moral, dans lequel l’éthique se subsume en esthétique, mieux : éthique et esthétique ne sont qu’une même et réversible qualité de la fable sur laquelle se fonde l’essence de la poésie. Dans la perspective des théoriciens français de l’épopée, qui sont pour beaucoup les instigateurs de la « doctrine classique », la fable considérée du côté de l’invention étant la matière du poème épique, son vraisemblable est d’abord d’ordre externe : le lecteur est d’abord invité à croire, en fonction des effets de référentialité ou non de la fiction, ce qui s’y joue - y compris en matière d’événements merveilleux, c’est pourquoi, comme le Tasse l’a démontré précisément, le merveilleux chrétien, qui fait partie de l’univers de référence et de « croyance », à tous les sens du terme, est bien supérieur au merveilleux gréco-latin 22 . Voilà qui motive une autre réception, circonscrite aux cadres de l’adhésion rationnelle. Le lien est constitutif entre vraisemblance et utilité morale : la persuasion engagée par la créance doit conduire par le plaisir à l’instruction 23 . 18 Fr. Graziani, « La poétique dans la fable » cit., p. 85. 19 Fr. Graziani, « Sur le chemin du Tasse. La fidélité du traducteur selon Vigenère, Baudoin et Vion Dalibray », Cahiers Saulnier, 20 (2003), pp. 202-216, ici pp. 209- 214. 20 De fait, la promotion de l’allégorie dans la Jérusalem délivrée relève d’une stratégie de défense adoptée par le poète dans les années 1694. 21 Gabriella Bosco, « Le merveilleux apprivoisé. Pour une théorie de la délectation chez les épiques chrétiens du XVII e siècle », Plaisir de l’épopée, dir. Gisèle Mathieu Castellani, Vincennes, PU Vincennes, 2000, pp. 273-286. 22 DAP, II, pp. 183-185. 23 Sur la mise en place d’un tel lien entre persuasion et instruction, on verra avec intérêt les pages que Fabien Cavaillé consacre aux divergences entre « réguliers » et « irréguliers » au théâtre dans les années 1600-1630 (« Alexandre Hardy et le rêve perdu de la Renaissance. Spectacles violents, émotions et concorde civile au Anne-Elisabeth Spica 312 Quant à la raison qui fait que le vraisemblable plutôt que le vrai est assigné pour partage à la poésie épique ou dramatique, c’est que cet art ayant pour fin le plaisir utile, il y conduit bien plus facilement les hommes par le vraisemblable qui ne trouve point de résistance en eux, que par le vrai qui pourrait être si étrange et si incroyable qu’ils refuseraient de s’en laisser persuader et de suivre leur guide sur sa seule foy. 24 Les théoriciens français, tournant le dos à l’admiration d’ordre platonicien assignée par le Tasse à l’épopée parce qu’elle est le grand genre poétique, durcissent au nom de cette même éminence l’utilitarisme moral de la poésie épique qui n’est grande que parce qu’elle exacerbe l’utile dulci horacien. Si les deux notions sont indissociables - il ne peut y avoir de plaisir sans instruction, l’instruction n’existe pas sans plaisir 25 -, il apparaît que dans le cas de l’épopée, ils ont particulièrement exarcebé la primauté de l’instruction sur le plaisir. Alors que chez l’Italien, l’esthétique enveloppe l’éthique de l’écriture épique, pour les Français, l’éthique est la seule garantie de l’esthétique héroïque : les Auteurs d’un tel Ouvrage l’emportent, pour l’instruction, sur les Historiens et sur le commun des Philosophes. Car le but de ce Poëme est de former les Mœurs, et il y mene d’autant plus surement qu’il se sert de fictions charmantes, par lesquelles l’admiration, la curiosité, et le plaisir sont également excitées. Conduisant ainsi à l’utile par l’agréable, [...] les fictions de la Poësie, et sur tout celles de l’Epopée doivent nécessairement début du XVII e siècle », thèse Paris III, 2009, à paraître prochainement), qui offre un panorama très clair des enjeux poétiques en train de s’affronter : à la vertu symbolique des actions qui empêchent l’immersion du spectateur, pour l’inviter à considérer le spectacle dans sa mimésis fonctionnelle conduisant vers un vrai transcendant, s’oppose - et l’emporte - une lecture horatienne, largement portée par Chapelain, du spectacle auquel les spectateurs doivent adhérer grâce au respect des conditions de la vraisemblance pour se purger de leurs passions et, partant, s’élever moralement. 24 Chapelain, cité par W.A.P. Smit, La théorie de l’épopée en Europe ocidentale aux XVI e et XVII e siècles [1975], trad. P. Brachin, Paris, Lettres modernes, 1993, p. 38. Chapelain s’est déjà livré à la démonstration en règle de cette adéquation dans sa Lettre ou Discours à Favereau en préface de l’Adone de Marino. 25 « Il est certain que la vraye fin de la Poësie est l’Utilité, consistant en cette purgation susdite, mais qui ne s’obtient que par le seul Plaisir, comme par un passage forcé ; de façon que sans Plaisir il n’y a point de Poësie, et que plus le Plaisir se rencontre en elle plus elle est Poësie, et mieux acquiert son but qui est l’Utilité » (Chapelain, Lettre sur l’Adone cit., n.p.). Lectures françaises du système épique tassien 313 renfermer quelqu’instruction : c’est le moyen, me semble-t-il, d’en augmenter le prix et le plaisir qu’on trouve à les lire. 26 Le décri, de Chapelain à Boileau, englobe ainsi la véhémence du style épique, destinée à susciter l’admiration (DPH, IV-VI). Le « clinquant du Tasse » farde l’épopée comme une petite-maîtresse : « le Tasse qui est un beau génie, tient un peu du caractère des femmes coquettes, qui mettent du fard, quelque belles qu’elles soient ; sans prendre garde que l’artifice gâte en elles la nature, et qu’elles plairaient davantage, si elles avaient moins envie de plaire 27 ». La distorsion entre les deux conceptions du vraisemblable pèse aussi sur celles du merveilleux. Dans la Poétique 28 , cette notion est portée dans l’épopée à son degré le plus fort, « l’irrationnel ». Elle constitue « l’essence même du poème épique, son caractère distinctif 29 ». Chez le Tasse, parce que le vraisemblable manifeste le passage du particulier à l’universel, celui qui rend la poésie plus philosophique que l’histoire 30 , il a pour escorte son pendant le merveilleux (DAP, I, p. 78), qui permet de motiver l’admiration : de l’ordre du sublime, synthétisant les merveilles déployées au fur et à mesure des épisodes (anges, démons, interventions divines...), il contribue à accréditer l’équivalence entre beauté et bonté de la fable épique (DPH, II, pp. 186-187). L’interprétation du vraisemblable épique à la française vient possiblement biaiser, ici encore, les paramètres de théorisation. Le merveilleux n’est pas l’autre face du vraisemblable qu’il motive en retour, mais il entre en large dépendance de cette notion. Des auteurs comme Le Moyne et Desmarets, on le sait, défendent et utilisent très largement le merveilleux chrétien, en cela très proches du Tasse 31 . Pour autant, la collection de 26 Le Bossu, Traité du poème épique [1675], réimpression de l’édition de 1714 avec une introduction de Volker Kapp, Hamburg, H. Buske Verlag, 1981, « Discours » liminaire, iv-vii. 27 D. Bouhours, La Maniere de bien penser dans les ouvrages d’esprit [1687], 1705, éd. S. Guellouz, Toulouse, SLC, 1988, p. 238. 28 24, 60a12-13 : « Dei mèn en tais tragôdiais poiein to thaumaston, mallon d’entechetai en tè epopoia to alogon ». Sur la lecture de ce passage dans le contexte qui nous intéresse, voir Lionello Sozzi, « L’influence des épopées italiennes et le débat sur le merveilleux », Mélanges de littérature et d’histoire offerts à Georges Couton, Lyon, PU Lyon, 1981, pp. 61-73. 29 L. Sozzi, art. cit., p. 66. 30 Le fameux passage de la Poét. 9, 51a36-51b7 est constamment paraphrasé dans les passages des deux Discours touchant au vraisemblable. 31 Voir Anne Mantero, « Le Saint Louys de Le Moyne : raison épique et rationalité », Littératures classiques n o 25 (1995), pp. 283-298 et Pascale Thouvenin, « Une poétique jésuite épique ? Les traités des pères Mambrun, Le Moyne et Rapin dans le classicisme français », Épopée et mémoire nationale cit., p. 180 ; Marine Anne-Elisabeth Spica 314 merveilles rencontrées au fur et à mesure de la progression de l’intrigue, considérées dans leur inscription fictionnelle concrète et non pas dans la dynamique transcendante de la natura naturans de la fiction, sont soumises chez les théoriciens au même jugement de validation référentiel qui les rapporte à la « nature ». Le Bossu renonce même à suivre jusqu’au bout Aristote en la matière : Une chose pour être admirée, doit être dans une vrai-semblance qui la fasse concevoir, et qui la fasse croire. Nous n’admirons point ce que nous pensons actuellement n’avoir jamais été ; et les emportemens hors de toute mesure nous donnent cette pensée. Je ne sai néanmoins, si je ne donne point ici un peu trop à la raison, et à la vrai-semblance, contre le sentiment d’Aristote, qui les fait beaucoup plus céder au merveilleux. [...] Mais quoi que ce Philosophe ait pu dire, asseurement il n’a pas eu dessein de donner une pleine licence de pousser les choses plus loin que la vrai-semblance, et que la raison 32 . Si la foi chrétienne a ses raisons que la raison ne connaît pas car elles la dépassent, la raison du lecteur, quant à elle, a ses plaisirs qui ne peuvent concilier foi et raison que sur le principe de la morale. Philippe Sellier a mis naguère en lumière la « catégorie clé de l’esthétique classique : le merveilleux vraisemblable 33 », dont la première victime a bien été le merveilleux chrétien après les années 1670, en substituant la logique de la foi et du travestissement des vérités divines à celle du plaisir régulé de la fiction 34 . Ce merveilleux par essence « vraisemblable » pour rester dans les bornes de la créance du lecteur et de la nature recevable constitue une pièce maîtresse du dispositif poétique de la « doctrine classique », dans la mesure où il favorise l’union toute horacienne de l’utile et de l’agréable. Une épopée qui plairait d’abord, ou qui plairait seulement, se trouverait en dangereuse tengeance avec le roman. Roussillon, « Usages du merveilleux dans le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin », ibid., pp. 94-102. 32 Traité du poème épique, éd. cit., pp. 255-257. 33 C’est le titre de l’article publié dans La Mythologie au XVII e siècle, Marseille, CMR 17, 1982, pp. 43-48. 34 On connaît bien les arguments de Boileau ; La Mesnardière se moque sur ce point de la Pucelle (Lettre du sieur du Rivage cit., pp. 15-32). Voir B. Magné, op. cit. ; Reinhard Krüger, « Merveilleux païen ou merveilleux chrétien ? Le débat sur l’épopée française et la sécularisation du merveilleux au XVII e siècle », La Spiritualité/ l’épistolaire/ le merveilleux au Grand Siècle, Biblio 17 n° 145 (2003), pp. 289- 298. Lectures françaises du système épique tassien 315 Le Tasse, pour ses émules français, a renouvelé l’épopée en lui redonnant sa pureté aristotélicienne contre les romanzi monstrueux de Boiardo et de ses suiveurs. Ainsi Chapelain oppose-t-il l’Arioste au Tasse : L’Arioste, qui a publié son Orlando en 1539, encore qu’il fût très habile et très bon poète latin, ayant commencé un poème selon les règles qu’il connaissait, l’abandonna pour le roman, afin de seconder le goût du siècle et des princes qu’il servait, et y réussit admirablement, ayant pour l’invention beaucoup plus de génie que Le Tasse, quoique, depuis la Jérusalem de celui-ci, personne n’ait suivi l’Arioste, et qu’il se soit composé une grande multitude de poèmes héroïques sur les principes établis dans la Poétique d’Aristote. 35 Que les académiciens de la Crusca, à Florence, aient condamné le Tasse contre l’Arioste ne peut que valider une telle certitude. On saisit ici un autre paradoxe de l’imitation épique du Tasse en France. Pour écrire une épopée, il faut, et telle est la nécessité générique qui se fait jour au fil des années 1620, la distinguer du romanzo tel que l’Arioste et ses défenseurs l’ont configuré, dans la mesure où celui-ci est rapidement assimilé au roman 36 ; or on ne s’y emploie qu’en suivant celui-là même qui pourtant a toujours défendu l’identité du romanzo et de l’épopée 37 . De fait, la proximité est étroite entre épopée et roman dans la France de la première modernité. D’une part, les théories du roman ont partie étroitement liée avec celles de l’épopée 38 et l’on a tôt fait de rapprocher, en contrepartie, l’épopée du roman 39 ; d’autre 35 Lettre de Chapelain à Rapin du 20 mars 1673, citée in Rapin, Réflexions sur la poétique en général et en particulier, éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 643. 36 Si Du Bellay, Ronsard ou Peletier conseillent au poète épique de lire des « romans » médiévaux ou italiens (Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France, des origines à la fin du XVIII e siècle, Paris, Les Presses modernes, 1939, p. 174), la nécessité d’opposer un genre à l’autre pour mettre en valeur l’épopée est claire chez Chapelain qui souligne dans sa Lettre sur l’Adone combien la nouveauté du poème de Marino, et sa qualité, consiste à se situer « entre deux extremités, de grande bonté, comme est le Poëme Heroïque, et de grande imperfection, comme est le Romant confus » (éd. cit., n.p.) 37 DAP, II, pp. 100-101 ; DPH, III, pp. 222-226. 38 Olivia Rosenthal, « Épopée et roman dans les discours théoriques en France (XVI e - XVII e siècles », Plaisir de l’épopée cit., pp. 173-188 ; Camille Esmein-Sarrazin, « Le rôle de l’épopée dans la théorie du roman au XVII e siècle. Exemplarité, concurrence et abandon de la poétique épique », Palimpestes épiques, réécritures et interférences génériques, éd. D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin, Paris, PUPS, 2006, pp. 237- 257. 39 Ainsi Georges de Scudéry dans les préfaces d’Ibrahim et d’Alaric ou Desmarets de Saint-Sorlin dans celle de Clovis. Sur le caractère symptomatique de ces rapproche- Anne-Elisabeth Spica 316 part, le roman reste encore un genre dont la moralité est plus que douteuse, qui repose bien plus, voire trop sur la délectation que sur l’instruction 40 et qui de toute manière n’a pas grand-chose à voir avec une théorie des genres en forme, c’est-à-dire aristotélicienne ou horacienne. L’immoralité du roman engage avec elle la condamnation, bien qu’il soit en pratique impossible de s’en passer jusque dans l’épopée biblique 41 , des épisodes amoureux, d’autant plus que la délectation particulière que l’on trouve au poème du Tasse repose justement sur leur « mollesse 42 » et la grâce bien trop séduisante des personnages féminins, surtout quand ces femmes sont aussi des héroïnes. En inscrivant la distinction entre roman et épopée au cœur du système épique, les théoriciens français gauchissent un autre point de la théorie tassienne, celle de l’unité du poème, aidés encore en cela par l’assimilation de la fable et de l’invention du sujet, tout en conservant la formule aristotélicienne du primat de l’action dans la définition de la mimésis (Poét. 2, 48a1) : l’unité de la fable résultant de l’unité des épisodes qui font sa ments chez les auteurs qui ont pratiqué les deux genres, nous nous permettons de renvoyer à notre « l’illustration de l’épopée au regard de l’illustration du roman au XVII e siècle : des spécificités, une contiguïté ? », à paraître dans les Actes du colloque « Vers en images : l’iconographie de la poésie occidentale » (Rouen, 14- 16 octobre 2010, dir. Robert Kahn, Serge Linares et Christophe Martin). 40 Voir C. Esmein-Sarrazin, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008. 41 « il semble qu’elle [l’Histoire sainte] ait laissé la part qui devoit appartenir à la Poësie, laquelle ne laisse rien derriere, de ce que l’esprit peut desirer d’apprendre ; comme de sçavoir ce que devint l’amour du roi pour cette belle Vasthi » (Desmarets, préface d’Esther, poëme, Paris, J. Guignard, 1673 (n.p.p.) ; Coras justifie par l’argument de la vraisemblance poétique les amours inventées d’Adine et du roi de Ninive dans la préface de Jonas ou Ninive pénitente. Poëme sacré, Paris, Ch. Angot, 1663 et comble, lui aussi, les manques de l’Histoire sainte : « On diroit mesme que leur mariage [de Salmon et de Rahab] est une fin à laquelle ils n’ont pû arriver que par le moyen dont je me sers ; de sorte que je ne say si je n’ay point esté assés heureux pour trouver la verité, lors que je n’ay cherché que la vraysemblance » (préface de Josué ou la conquête de Canaan, en tête de ses Œuvres poétiques, Paris, Ch. Angot, 1665, n.p.). 42 « Loin de ces Amours, les cajoleries, les mignardises, et les mollesses, que le Tasse donne à son Renaud et à son Armide. Semblables choses sont pour les Amours vulgaires, pour les Amours des Colombes ; et les Amours heroïques sont des Amours d’aigles. » (Le Moyne, « Traité du Poëme héroïque », Saint Louys ou la couronne reconquise, Paris, Courbé, 1658, [ôiij]) ; cf. Rapin, Réflexions sur la poétique, éd. cit., p. 521. Chez le Tasse, l’amour est une manifestation de l’héroïsme, du fait de sa beauté : DPH, II, pp. 193-197. La Mesnardière et Mambrun condamnent avec force les héroïnes féminines, tandis que Desmarets et Scudéry, auteurs de romans, les défendent. Lectures françaises du système épique tassien 317 matière, elle repose donc nécessairement sur une seule intrigue principale, prise en charge par un seul héros. Les condamnations sont donc unanimes, outre celle de la variété monstrueuse du Roland furieux, qui blâment le schéma actanciel pourtant extrêmement efficace de la Jérusalem délivrée, celui du partage de l’action entre Godefroid le pieux et Renaud l’entreprenant, quand bien même Le Moyne eût réuni les deux faces dans le héros éponyme du saint Louys, une des rares épopées qui obtint une certaine estime, jusqu’à celle de Voltaire. Pierre Mambrun s’y acharne longuement dans sa Dissertatio, prenant le Tasse directement à partie ; La Mesnardière n’a pas de mots trop durs contre Chapelain qui distribue l’action entre Jeanne d’Arc et Dunois dans La Pucelle 43 . La constitution d’un arsenal de prescriptions afin de déterminer le plus finement possible les règles de l’excellence épique fait du poème héroïque le genre des doctes, mais au prix fort, car il s’agit alors de prendre le contrepied du goût du public pour « les Poëmes anciens de vicieuse conformation et les modernes Romans [c’est-à-dire les romans médiévaux et les romanzi sur le modèle de l’Arioste] dont, par sympathie d’imperfection, le sot populaire adore la folle tissure. 44 » Car le « sot populaire », lui, a choisi, plutôt que les règles, le goût et la grâce pour plébisciter justement la fiction de plaisir, et non pas de raison, qui le « divertira 45 » au meilleur sens du terme ; Desmarets en était bien conscient lorsqu’il défendait, contre Mambrun 46 , une épopée en français dont les femmes seraient aussi les lectrices dans la Préface de Clovis. Les théoriciens rompent ainsi l’équilibre sur lequel le Tasse avait fondé la chimie de l’épopée : Par où j’entends parler de ces effets admirables, qu’on feint estre causez par Magie, tels que sont les anneaux, les escus enchantez, les cheveaux volans, les vaisseaux transformez en Nymphes, les Fantosmes entremeslez aux 43 Dissertatio peripatetica [1652], Opera poetica, La Flèche, G. Laboë, 1661, pp. 365- 371 ; Lettre du Sr du Rivage cit., p. 11. 44 Chapelain, Lettre sur l’Adone, éd. cit., n.p. 45 « Leur dessein [des auteurs de roman] n’ayant pas esté de travailler sur le Modele du Poëme, l’infraction de ses regles ne leur peut estre reprochée : qu’ils ont assez fait de garder celles du Roman, qui ne visant qu’au divertissement du Peuple, luy feroit mal passer le temps avec les scrupules de l’Unité, et les Superstitions de la Vray-semblance [...] Qu’on sçache donc que la Poesie Heroïque n’est pas de ces Basteleuses, qui n’ont autre chose à faire qu’à divertir les Passans, par des representations étranges, et des Figures monstrueuses » (Le Moyne, « Traité du Poëme héroïque » cit., îiij, v°-îv, v°) ; nous soulignons. 46 « Carebunt illi auctores altera laude, quam ambiunt ; aut dignitate Poematis, aut muliercularum gloria [...] majus operae pretium Latine, quam Gallice scribere » (Dissertatio peripatetica cit., pp. 462 et 463). Anne-Elisabeth Spica 318 combats, et ainsi des autres choses, dont un bon Escrivain doit assaisonner son Poëme, pour le mieux faire gouster, s’il a tant soit peu de jugement ; dautant qu’il arrive par là, qu’avec ce qu’il s’accommode au goust des hommes vulgaires, il contente par mesme moyen ceux qui se picquent le plus de sçavoir. 47 Les contradictions mises au jour au sein de l’intense régulation épique, au détriment de toute considération pratique - qui eût sans doute amené à la quasi-superposition des deux genres 48 , un peu en miroir de l’Italie aux XVII e et XVIII e siècles où la création épique l’emporte très largement sur la création romanesque -, interdisent de trouver dans le Tasse la confirmation aristotélicienne qu’on y cherchait : comment imiter une épopée dont les règles d’élaboration, loin de garantir le succès obtenu et de valider un modèle à reproduire, invitent au contraire à en prendre le contrepied pour restituer de « bonnes règles » à cet ensemble ? La logique viciée de cette réception est relayée par son contexte même : la France du XVII e siècle donne d’autres contenus à une autre série de composants épiques traités par Aristote et les Italiens : le statut de l’histoire et la figure du héros. Si l’on attendait dans la sphère littéraire le poète épique qui saurait écrire le chef d’œuvre que la grandeur littéraire nationale réclamait, on l’attendait aussi ardemment dans la sphère politique 49 : l’éloge de l’idéal royal et l’affirmation de la continuité monarchique en dépendait au premier chef, dans la mesure où l’épopée a pour fondement, depuis l’Iliade, l’unité d’une nation à travers l’éloge de son souverain. Ronsard le soulignait dans sa Préface de la Franciade ; les guerres de religion 50 , la longue stérilité d’Anne d’Autriche, puis la Fronde n’ont que trop rappelé l’actualité d’un tel positionnement et Voltaire ne fera pas feu d’un autre bois un siècle plus tard. Le Tasse a certes mis en valeur l’impératif épique de la grandeur prin- 47 DAP, trad. J. Baudoin, La Jerusalem de Torquato Tasso [1632], Paris, N. et J. de la Coste, 1648, p. 44 (repris dans les Emblèmes divers (1639), II, E. 71, p. 587). 48 C’est en ce sens que l’on peut entendre aussi l’interrogation de Marolles, qui désigne les romanzi ou l’Adone : « Quel mal y a-t-il de changer un peu, et de travailler à quelque chose de nouveau ? Pourquoy ne faut-il compter pour rien ceux qui ont cherché d’autres inventions ... » (Traité du poème épique cit., p. 38). 49 Jenõ U. Németh est l’un des premiers à en avoir mesuré l’importance pour les années 1650, dans un article cependant relativement confus (« La raison d’être d’un genre “avorté” : la théorie du poème héroïque sous l’Ancien Régime », Acta romanica III (1976), pp. 87-153). 50 Sur les liens entre le traumatisme des guerres de religion et le regain massif de la production épique en France, voir Bruno Méniel, Renaissance de l’épopée : la poésie épique en France de 1572 à 1623, Genève, Droz, 2004 ; la concomitance de dates est elle aussi remarquable entre la fin de la Fronde et la production en rafale des « grandes » épopées françaises de 1554 à 1661. Lectures françaises du système épique tassien 319 cière à travers la grandeur du héros dans les Discorsi. Mais il ne s’agissait pas pour lui d’envisager l’éloge d’une nation qui tend à se projeter en modèle pour les autres. Chez lui, la noblesse des actions appelée par la configuration épique (DPH, II, p. 188) sert de miroir à une gloire princière personnelle, adossée à la filiation familiale, d’ordre quasi ascétique dans la mesure où elle relève de l’élévation individuelle vers le beau et le bon que lui proposent les figures héroïques (DPH, I, pp. 141-142). Les poétiques françaises du poème héroïque soulignent cet impératif bien plus longuement que leur émule italienne. Non seulement il préside au choix du personnage (Clovis, Charles Martel, Charlemagne, Saint Louis, la Pucelle d’Orléans...), mais il justifie aussi l’éminence du poète épique parmi les autres professionnels des Lettres, chargé de cette tâche infiniment grave. [La finalité du poème héroïque est] d’apprendre aux Roys l’art de régner, c’est le plus noble et le plus important de tous les Ouvrages de l’Esprit. On ne peut avoir une trop grande capacité pour l’entreprendre, ny une trop longue vie pour l’achever. Toutes les Sciences y doivent entrer en extraits adoucis et purifiez : et l’art de faire semblables extraits est une Chimie connuë de peu de personnes. Les hautes Idées, et les Images magnifiques qui sont des Patrons qu’on ne trouve pas en toute sorte d’atelier, y doivent servir de Modeles. L’Esprit Heroïque, qui est le plus fort et le plus élevé de tous les Esprits, doit estre l’Appareilleur, et l’Intendant de la besongne [...] Quoy que puissent dire les Admirateurs des Anciens, et les Flateurs des Modernes, les exemples de ces grands Hommes nous font bien voir, que le Poëte parfait est encore à naistre, aussi bien que le Prince parfait, et le parfait Capitaine. 51 Seul le plus noble poète pourra chanter le plus noble roi envisagé comme l’idéal en train de s’incarner dans la personne de Louis XIV, pour lui donner l’art de régner le plus dignement configuré : l’épopée, dans la France des années 1650, se voit investie de la redoutable tâche de modéliser le monarque parfait appelé hic et nunc à exercer le pouvoir. Les deux dédicaces au roi successivement écrites par Desmarets en tête de l’édition de 1657, puis de 1673 du Clovis témoignent exemplairement de cette adéquation entre le poème épique et la gloire magniludovicienne ; tandis que la première trace le projet d’un règne dont la grandeur se règlera idéalement sur celui de Clovis, fondateur de la France chrétienne et de la succession royale, la seconde fait du poème le miroir fidèle de Louis « le Grand », et lui seul : 51 Le Moyne, « Traité du Poëme heroïque » cit., âiij, v°-âiiij. Le Traité s’achève sur cet argument. Voir Anne Mantero, « Saint Louys et « l’art de régner », Œuvres et Critiques, n° 35/ 2 (2010), pp. 77-90. Anne-Elisabeth Spica 320 On verra que comme Vostre Majesté dans la fleur de son âge, est arrivée à la plus éclatante et à la plus haute gloire où Prince soit jamais monté : aussi ai-je mis dans la plus grande perfection qu’il m’a esté possible, l’ouvrage où je voulois placer ces merveilles. Non seulement elle s’y verra dépeinte en plusieurs endroits, mais elle connoistra que tout l’ouvrage mesme lui est consacré, et est tout fait pour elle : et chacun jugera qu’estant le Poëme Heroïque de la France Chrestienne, il vous appartient à titre aussi légitime que la France mesme. Cette corrélation particulière durcit, de fait, l’importance donnée à l’adjectif qualifiant le genre. Le poème héroïque est consacré exclusivement aux exploits guerriers dont un roi combattant sera le plus noble héros ; à ce titre, Le Laboureur fermait déjà la porte à l’épopée sacrée en 1643 dans les « Sentimens de l’autheur sur la poesie Chrestiennne et Prophane » en tête de sa Magdelaine penitente : Ce genre [...] publie la gloire des grands hommes, blasme les mœurs vicieuses, et eslevant l’esprit de son lecteur à la contemplation de la vertu, la luy fait premierement aimer et l’oblige apres par une douce violence d’en pratiquer les actions. [...] Homere a le premier entre les Epiques ouvert cette carriere et l’on pourroit dire que Virgile l’a fermée, tant il s’est rendu inimitable. [...] S’il est du devoir d’un bon François d’appliquer ses estudes au dessein de publier les belles actions que ses Heros ont faites en leur vie, il est du devoir d’un bon Chrestien de consacrer ses veilles au Seigneur pour celebrer les merveilles qu’il a faites en sa mort. (n.p.) Un héros aussi tassien que le saint Louis de Le Moyne, à la fois monarque, saint et souffrant, plus passif comme Godefroid, qu’actif comme Renaud, ne pouvait qu’appeler les foudres du P. Mambrun. D’autre part, elle modifie radicalement le processus allégorique. La préface du Clovis de 1673 le montre encore : ce n’est plus le héros épique qui est proposé en modèle à son royal lecteur, c’est Louis XIV qui sert de patron à ses miroirs en fiction. Quand bien même le merveilleux chrétien instruit une politique royale chrétienne, c’est elle qui en définitive régit la fiction. Si le personnage d’Alaric permettait à Georges de Scudéry de révéler habilement l’heureuse conversion de Christine de Suède au catholicisme, Charlemagne, chez Le Laboureur, disparaît derrière la véritable leçon d’un événement politique contemporain : J’ay creu que les Souverains de Rome oubliant quelquesfois les bienfaits et la protection qu’ils ont receuë de la France, il seroit à propos de leur en rafraischir la memoire par mon Poëme, et de faire voir comme c’est à bon titre que nos Roys portent celuy de Tres-Chrestiens, ayant toûjours esté les plus fermes defenseurs tant des Papes que de l’Eglise [...] Oüy, je croy que je ne pouvois gueres trouver de saison plus propre ; et je me suis imaginé Lectures françaises du système épique tassien 321 qu’il feroit assez beau voir dans mes vers toute la France aller vers Charlemagne, vanger dans la Rome de son siecle un horrible assassinat commis en la personne du Pape, tandis que la Rome de nôtre temps avoit à excuser envers la mesme France, et un Roy non moins puissant ny moins glorieux, un attentat presque aussi étrange, commis en la personne de leur Ambassadeur. Autour de la figure glorieuse du roi de France dans l’histoire contemporaine s’opère au sein de l’épopée le même retournement que celui qui affecte la mythologie antique dans les décors versaillais : la seule merveille, c’est finalement le roi régnant 52 . Voilà qui, à nouveau, ne pouvait que biaiser les liens entre merveilleux et vraisemblable. L’histoire n’est plus à loisir falsifiable et le merveilleux chrétien n’est pas seulement impie, il est d’abord, pris selon les manifestations privilégiées par le Tasse, celles des sorciers et d’autres démons, profondément ridicule 53 . Le seul modèle épique que l’on puisse réellement suivre, en fin de compte, c’est le modèle virgilien, mis systématiquement en avant par les poéticiens français. Ludivine Goupillaud en a bien retracé les méandres de la préférence, et sans doute faut-il ajouter aux raisons alléguées de l’insuccès épique en France 54 la suivante : il permet de faire sauter le maillon indispensable au genre, mais impensable dans le cadre d’une généricité à la française de l’épopée, qu’est la Jérusalem délivrée. Voilà qui nous semble révélateur, en fin de compte, d’un phénomène profond, lié à l’invention en France d’une « littérature 55 » nationale. L’épopée en effet se trouve sur la ligne d’un partage de plus en plus net entre les « bonnes » et les « belles » lettres, et c’est sans doute parce qu’elle n’entre ni 52 Voir B. Magné, op. cit. ; Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, A. Michel, 1999. Nous prenons encore la liberté de renvoyer à notre « Les rêveries du promeneur enchanté: Symbole et allégorie dans le premier Versailles de Louis XIV », XVII e Siècle, n° 184 (1994), pp. 537-559. 53 Sur le ridicule inhérent à ce merveilleux, voir [La Mesnardière,] Lettre cit., p. 16- 27. Sur les problèmes structurels, outre la bibliographie d’usage, voir la réflexion de Florence Dumora, « Somnium ex machina : songe épique et merveilleux chrétien », Plaisir de l’épopée cit., pp. 136-148. 54 De l’or de Virgile aux ors de Versailles : métamorphoses de l’épopée dans la seconde moitié du XVII e siècle en France, Genève, Droz, 2005, pp. 265-298 : l’excellence de l’Énéide tiendrait à la maîtrise d’une langue arrivée à son point d’apogée, tandis que la maîtrise d’un français « littéraire » n’aurait pas encore été acquise à la fin du XVII e siècle. Il nous paraît difficile de souscrire à l’idée d’un manque de maîtrise de la langue littéraire à la période donnée, hors du cadre particulier des propos de Mambrun ou des défenseurs du latin pendant la querelle des Inscriptions. 55 Cf. Philippe Caron, Des belles lettres à la littérature: une archéologie des signes du savoir profane en langue française, 1680-1760, Louvain/ Paris, Peeters, 1992. Anne-Elisabeth Spica 322 tout à fait d’un côté, ni tout à fait d’un autre qu’elle devient hors-jeu pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer. Telle que la configurait le Tasse, elle tend à proposer un poème total, une geste universelle et unifiée ; en cela, elle passe outre le partage entre fiction structurale et invention ornée ; entre délectation plaisante et instruction à haute teneur morale ; entre poésie chrétienne et profane 56 ... en d’autres termes, elle invite à tenir ensemble aussi bien ce qui entre de plain pied dans le champ des belles lettres en pleine constitution, que ce qui en est progressivement exclu (philosophie et théologie). Engageant une vision platonicienne de l’acte littéraire 57 contre une vision aristotélicienne et horatienne d’une instruction où prime finalement le plaisir, toujours hors des règles qu’on lui assigne, comme en témoigne l’inflation d’un discours critique exponentiel, l’épopée se trouvait en France, entre 1640 et 1670, en fait et en droit, à contrecourant du goût et de la norme que le « classicisme » était en train d’instruire. Loin d’être une case vide 58 , elle relève de la case impossible à remplir, de l’ordre de l’oxymore générique, car impossible à créer selon les règles mêmes que l’on s’est fixées ad hoc. Cette logique monstrueuse était autant inattaquable qu’inéluctable. Les Français avaient en l’occurrence la tête trop épique. 56 On trouvera dans l’Advis au Lecteur du Sr Lesfarges en tête de son David, poëme heroïque (Paris, Lamy, 1660) la vision la plus radicale de cette séparation en matière d’épopée : « Et parce qu’ils [les argumens de l’Histoire sacrée] ne doivent pas estre traitez comme ces matieres communes et profanes, je ne crois pas que tu trouves estrange que je me sois éloigné des reigles de cét art qui apprend à feindre et à mentir impunément. Il est vray que je luy ay donné le nom de Poëme, par ce que je n’ay pas voulu en inventer un nouveau, ny le faire remarquer par une inscription bizarre et inconnuë. Outre ce que j’ay creu, et quoi que ce mot de Poëme presuppose une fiction ingenieuse et agreable, je ne pouvois pourtant me dispenser de m’en servir dans celuy-cy, afin de ne pas blesser une verité dont la creance est le premier fondement de nostre foy : De sorte que dans le titre de ce livre, j’ay mieux aymé faillir contre les methodes de l’art que contre les principes de la Religion. » 57 « Le but où doit tendre le veritable Poëte est de ravir ; il ne fait que la moitié de son devoir s’il delecte simplement ; il faut qu’il fasse violence à l’esprit de son auditeur et qu’il le porte malgré luy jusqu’a [sic] l’admiration » (Le Laboureur, « Sentimens » cit., eij, v°-eiij.) On rapprochera cette position des Nouvelles réflexions sur l’art poétique de B. Lamy (1678), telles que les commente Chr. Noille- Clauzade dans L’éloquence du sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, Champion, 2007, pp. 220-227 ; il n’est alors pas étonnant que les lecteurs du Télémaque, dans une telle perspective, y voient une épopée. 58 Cf. Siegbert Himmelsbach, L’épopée, ou la « case vide » : la réflexion poétologique dans l’épopée nationale en France, Tübingen, Narr, 1988. PFSCL XL, 79 (2013) Le « grand dessein » de Louis XIII : l’Arioste, le Tasse et le ballet de cour (1617-1619) M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN (G OLDSMITHS , U NIVERSITE DE L ONDRES ) De l’aveu même de son premier traducteur, le Roland furieux de l’Arioste constituait un répertoire d’allégories d’où « prendre & tirer l’utilité de la plaisante & recreative Poesie » 1 . Pour Blaise de Vigenère, traducteur, lui, du Tasse, la Jérusalem délivrée présentait comme en un miroir au public aristocratique et mondain les seules valeurs qu’il voulut bien reconnaître, l’héroïsme et l’amour 2 . Les deux œuvres italiennes avaient ainsi de quoi séduire et des poètes en mal d’inspiration et les seigneurs et nobles dames appelés à participer aux divertissements de la cour de France. De fait nombre de ballets, carrousels et autres récréations mirent en scène pendant des années les personnages et les épisodes les plus connus du Roland furieux et de la Jérusalem délivrée 3 . Comme le constata le père Ménestrier dans son traité Des Ballets anciens et modernes : La conduite du Ballet peut être une espece de Roman, comme ceux des Amadis, des Chevaliers du Soleil, de Trimalcon, &c. C’est ce qui fait que l’Arioste a fourni un grand nombre de sujets de Ballets, dansez en France & en Italie depuis un siecle, parce que le dessein de son Poëme n’ayant point 1 Arioste, Roland furieux [1543]. Édition utilisée : Paris, Estienne Groulleau, 1555, n.p. 2 Tasse, « Epistre à Mademoiselle de Guise », La Hierusalem du S r Torquato Tasso, tr. Blaise de Vigenère, Paris, Abel Langelier, 1595, sig. ẽ. 3 Parmi les œuvres inspirées de l’Arioste à la cour, citons ainsi le Ballet de Monseigneur le duc de Vendôme (1610), le Ballet de la furie de Roland (1618), le Ballet de la nuit (1653), Les Plaisirs de l’île enchantée (1664), ainsi que l’opéra de Lully, Roland, et le carrousel des Galants Maures (1685) ; et pour celles inspirées du Tasse, le Ballet de la délivrance de Renaud (1617), le Ballet sur l’aventure de Tancrède en la forêt enchantée (1619), le Ballet des amours déguisés (1664) ou encore l’opéra d’Armide (1686). Marie-Claude Canova-Green 324 l’unité d’action que demande la Poësie narrative, il s’est proposé de décrire en vers tout ce qui peut servir naturellement de sujet aux Ballets, Mascarades, Carousels, & autres divertissemens 4 . Mais ce fut toutefois au prix d’une double trahison. La lecture qui en était faite continua d’être une lecture romanesque qui les mettait au rang des Amadis et autres compilations chevaleresques des XV e et XVI e siècles, et la fragmentation des poèmes en épisodes isolés, galants ou guerriers, selon un principe réducteur partagé par toutes les adaptations françaises de l’Arioste et du Tasse, s’en trouva encore accentuée du fait même des exigences scéniques du ballet de cour 5 . Aussi les deux ballets dansés au Louvre par le jeune Louis XIII à la veille comme au lendemain de sa prise du pouvoir personnel en avril 1617 ont-ils de quoi surprendre. Certes les deux œuvres continuaient de réduire la source italienne à des fragments, puisque le Ballet de la délivrance de Renaud (1617) reprenait, avec l’épisode des amours de Renaud et d’Armide, l’essentiel du chant XVI de la Jérusalem délivrée, tandis que le Ballet sur l’aventure de Tancrède en la forêt enchantée (1619) empruntait, lui, au chant XIII du même poème, mais sans opter pour autant pour la composition en discontinu propre au ballet à entrées. D’autre part, loin de s’inscrire dans la double casuistique du désir et de l’honneur caractéristique de la lecture française de l’épopée italienne 6 , l’alternance de moments guerriers et de moments galants sur la scène était mise au service d’une visée didactique servant non seulement un idéal moral, le sacrifice de l’amour à la gloire, mais aussi un dessein politique, la justification de l’action royale et la valorisation de la personne du monarque par le biais de la figure du roi libérateur. Paradoxalement c’est cette politisation même de l’allégorie, également présente dans le Ballet de la furie de Roland (1618), tiré, lui, de 4 Claude-François Ménestrier, Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre, Paris, René Guignard, 1682, p. 61. 5 Je me permets de renvoyer ici à deux de mes articles, « De l’écrit à la scène : le chant XVI de la Gerusalemme liberata et le ballet de cour », dans The Influence of Italian Entertainments on Sixteenthand Seventeenth-Century Music Theatre in France, Savoy and England, éds Marie-Claude Canova-Green et Francesca Chiarelli, Lewiston-Queenston-Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2000, pp. 69-82, ainsi que « Romans et ballets de cour dans la France du Grand Siècle », dans Le Roman mis en scène, éds Catherine Douzou et Frank Greiner, Paris, Garnier, 2012, pp. 159- 174. 6 Pour plus de détails on se référera à l’étude de Jean Balsamo, Les Rencontres des Muses. Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève, Slatkine, 1992. L’Arioste, le Tasse et le ballet de cour 325 l’épisode central du poème de l’Arioste 7 , qui permettait aux deux ballets de renouer avec l’aspect héroïque de l’épopée et de l’épopée chrétienne en particulier, négligé dans la lecture romanesque habituelle de la Jérusalem délivrée en France. Le choix moral Avec l’épisode des amours de Renaud et d’Armide, le Ballet de la délivrance de Renaud 8 reprenait un thème déjà illustré en 1610 par le Ballet de Monseigneur le duc de Vendôme, dit encore Ballet d’Alcine, qui s’inspirait, lui, des chants VI et VII du Roland furieux de l’Arioste. Comme Alcine 9 , la magicienne Armide est une « figure de la féminité dangereuse et de l’éros mortel » 10 . Si Alcine incarne le désir excessif, les lascivetés qui « ont force de priver la persone, de toute forme humeine » 11 , Armide n’est autre que « la tentatione, che tende insidie alla potenza, ch’appetisce », c’est-à-dire la tentation qui tend des pièges à la concupiscence, comme l’indiquait l’Allégorie universelle publiée à la suite du texte de la Jérusalem délivrée dans l’édition ferraraise de 1581 12 . Et tandis que les fleurs, buissons, fontaines et autres agréments de son jardin enchanté, où Renaud est retenu prisonnier, symbolisent « i diletti del senso » 13 , les monstres qu’elle évoque dans sa rage marquent la profondeur de l’abîme dans lequel peut tomber l’homme qui consacre sa vie à la volupté et au plaisir. Si Renaud se laisse amollir par les délices de l’amour dans l’oubli total de ses devoirs de chevalier, les victimes d’Alcine se voient, elles, transformées en plantes, arbres ou rochers. 7 L’épisode de la furie de Roland occupe les chants XXIII et XXIV du poème, qui en comporte quarante-six. 8 Sur ce ballet, voir Mark Franko, « Jouer avec le feu : la subjectivité du roi dans La Délivrance de Renaud », dans La Jérusalem délivrée du Tasse. Poésie, musique, ballet, éd. Giovanni Careri, Paris, Klincksieck/ Musée du Louvre, 1999, pp. 161-171, ainsi que Giovanni Careri, Gestes d’amour et de guerre. La Jérusalem délivrée, images et affects (XVI e -XVIII e siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 2005. 9 Et, avant elle, Circé dans le Ballet comique de la Reine (1581), empruntée, elle, au chant X de L’Odyssée. 10 Marianne Closson, L’Imaginaire démoniaque en France (1550-1650). Genèse de la littérature fantastique, Genève, Droz, 2000, p. 83. 11 Arioste, L’Arioste francoes de Jean de Boessieres, Lyon, Thibaud Ancelin, 1580, p. 153. 12 Tasse, « Allegoria », Gierusalemme liberata, Ferrare, Vittorio Baldini, 1581, [sig. CC3v o ]. 13 Ibid., [sig. CC4r o ]. Marie-Claude Canova-Green 326 En détruisant, par le pouvoir de leurs charmes - dans les deux sens du terme -, la puissance de l’homme, en faisant de lui l’objet ou l’instrument d’une passion effrénée et dangereuse, les deux magiciennes viennent ainsi rompre l’ordre du monde. Incarnation de l’excès et du désordre, elles sont synonymes non seulement d’un bouleversement des sens et d’un abandon avilissant aux plaisirs de la chair, mais plus encore d’inactivité, d’un otium contraire à la virtus, en ce sens qu’elles contraignent le guerrier à une passivité et à une immobilité qui font obstacle à l’accomplissement du dessein héroïque. Alors que les figures du grand ballet qui conclut le Ballet d’Alcine en 1610 laissent entendre qu’une réconciliation de la gloire et de l’amour, dans l’esprit de l’idéal courtois et chevaleresque, est encore possible 14 , la défaite d’Armide dans le Ballet de la délivrance de Renaud en 1617 exclut désormais tout compromis. On remarquera d’ailleurs que les vers déplorant la faiblesse de Renaud, initialement prévus par René Bordier pour être chantés par le chœur des soldats venus délivrer Renaud 15 , semblent avoir été remplacés, le jour même de la représentation, par les accents plus nobles d’un appel aux armes - Allez courez cherchez de toutes pars. Allons courons cherchons de toutes pars. Ce superbe Renault le fier vainqueur de Mars 16 - comme s’il convenait d’effacer jusqu’au souvenir de cette faiblesse. La passion de Tancrède pour Clorinde, qui fit l’objet de l’intermède des quatre chevaliers des aventures dans le Ballet sur l’aventure de Tancrède en 1619, montrait de même que les « amoureux desirs [...] bastis sur une concupiscence charnelle » ne peuvent que « reusci[r] desastreusement » 17 . Follement transporté de l’amour d’une princesse Sarrasine, Tancrède la tue par mégarde de sa propre main. Quant à l’épisode central du Roland furieux 14 Étaient ainsi dessinées les figures de l’amour parfait, de l’ambitieux désir, du vertueux dessein, du renom immortel, comme de la grandeur de courage, de la constance éprouvée et de la couronne de gloire (Ballet de Monseigneur le duc de Vandosme, dans Ballets pour Louis XIII. Danse et politique à la cour de France, éd. Marie-Claude Canova-Green, Toulouse, SLC, 2010, pp. 20-24). 15 Vers pour le Ballet du Roy, représentant les Chevaliers de la Terre Saincte. Avec les Aventures de Renault et d’Armide, s.l., 1617, p. 8. Remarque faite par Greer Garden, « The Vers and Livret for La Délivrance de Renaud compared and a terminus ante quam for the publication of Durand’s Discours au vray », dans La Délivrance de Renaud, éd. Greer Garden, Turnhout, Brepols, 2010, p. 20. 16 Étienne Durand, Discours au vray du Ballet dansé par le Roy, dans Ballets pour Louis XIII, op. cit., p. 80. 17 Tasse, « Epistre », La Hierusalem, op. cit., sig. ẽiiij. L’Arioste, le Tasse et le ballet de cour 327 mis en scène par le Ballet de la furie de Roland en 1618, n’est-il pas lui aussi une histoire de défaillance et de trahison, celle d’un manquement du chevalier à ses devoirs envers son seigneur, comme envers Dieu et la Chrétienté, et d’un oubli de soi allant jusqu’à la perte de la dignité humaine ? Séduit par Angélique, Roland est « détourn[é] » non seulement du droit chemin, mais plus encore « de sa vérité » 18 du moment qu’il en vient à se comporter comme une bête enragée, massacrant et dévastant tout autour de lui lorsqu’il découvre la trahison de la femme aimée. C’est qu’il est coupable d’être tombé amoureux d’une femme dont on peut dire qu’à la différence de la donna angelicata de Dante, elle incarne une beauté sensuelle sans transcendance spirituelle et ne pouvant inspirer qu’un amour-fureur 19 . Or, par-delà sa faute particulière, la figure du Roland furieux de l’Arioste cristallise le dérèglement passionnel de l’humanité, le déchaînement des passions qui font le malheur du monde. Aussi, en 1618, l’histoire de la furie de Roland vient-elle symboliser le basculement dans la déraison et la monstruosité de tous ceux qui se laissent aveugler par leurs passions diverses et qui font le malheur de la France 20 . Ceux-là même sans doute dont le personnage du roi en chasseur cherche à « purge[r] » 21 le royaume ou qu’il tente du moins de remettre dans le droit chemin par l’exemple de la plus haute vertu. De fait, des nobles danseurs qui l’entouraient, trois étaient des fauteurs de troubles : son demi-frère, le chevalier de Vendôme, serait plus tard enfermé à Vincennes ; chassé de la cour peu après le ballet, le marquis de Montpouillan prendrait les armes contre lui en 1621 au siège de Tonneins, où il trouverait la mort ; et le comte de Chalais finirait décapité en 1626 pour avoir trempé dans une conspiration ourdie par la future duchesse de Chevreuse. 18 Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Éditions Galilée, 1979, p. 112. 19 « [L]a cui bellezza sensuale non rinvia ad alcuna trascendenza spirituale e porta semmai all’amore come furor » (Sergio Zatti, « Il Furioso fra epos e romanzo », Giornale storico della letteratura italiana, n o 163, 1986, p. 96. Cité par Jean-Pierre Garrido, « Roland fou furieux », voir sur http: / / chroniquesitaliennes.univparis3.fr/ PDF/ 45/ Grrido.pdf (date d’accès : 13-12-2012). 20 L’état incomplet des sources ne permet pas de se faire une idée exacte du Ballet de la furie de Roland. On ne dispose en effet que de Vers pour les personnages et d’une relation assez succincte donnée par Pierre Boitel dans son Histoire memorable de ce qui s’est passé tant en France, que aux Païs Estrangers, Rouen, Jacques Besongne, 1620, pp. 458-463. Il semblerait toutefois que, malgré son titre, le ballet ait tourné autour du thème plus général de la folie et plus particulièrement de la folie amoureuse, ce qui n’exclut pas une lecture allégorique du divertissement. 21 Vers pour le Ballet du Roy, representant la furie de Rolland, dans Ballets pour Louis XIII, op. cit., p. 113. Marie-Claude Canova-Green 328 En dramatisant les dangers que faisaient courir à l’homme - comme à l’État - le dérèglement passionnel, le Ballet de la furie de Roland, le Ballet sur l’aventure de Tancrède et plus encore le Ballet de la délivrance de Renaud dessinaient donc en creux la figure du prince parfait, capable, lui, de contrôler ses instincts et ses sentiments, et surtout de résister à l’appel de l’amour pour n’écouter que la voix de la gloire. Le poète Étienne Durand, auteur du livret du Ballet de la délivrance de Renaud, rappelait ainsi que Le Roy mesme, qui peut (ce semble) donner plus de licence aux apetits, a fait conoistre a tout le monde, qu’il n’estimoit aucune volupté loüable que celle qui naissoit de la vertu 22 . Face à Renaud, alangui et comme féminisé par son abandon aux plaisirs, ainsi qu’oublieux de ses devoirs de chevalier, Louis XIII incarnait un Démon du feu dans la première entrée, celui justement qui brûlait « les corps impurs » 23 , avant de donner en Godefroy l’exemple d’une maîtrise de soi passionnelle qui justifiait pleinement sa position à la tête de l’armée des croisés. Face à Roland tombé par amour dans la bestialité, il était un chasseur de monstres que ses exploits mettaient au dessus de l’humanité, un Hercule dépouillé de ses faiblesses amoureuses pour n’être plus qu’un héros, le symbole en d’autres termes de la vita activa 24 . Par le choix moral qu’elle illustrait, la référence à l’épopée italienne dans les ballets de cour des années 1617-1619 servit ainsi à construire une image publique du jeune roi qui mettait en relief à la fois la force héroïque du guerrier et la mesure montrée dans ses actions par l’homme capable de contrôler ses passions et ses désirs. Image qui, au moment où Louis XIII assumait le pouvoir personnel, lui permettait de définir un idéal de comportement d’homme et de roi qui marquait sa différence par rapport au défunt monarque, son père, dont la valeur guerrière s’était montrée par trop sensible aux charmes féminins. 22 Discours, op. cit., p. 69. 23 Discours, op. cit., p. 71. 24 « C’est cét Hercules qui nous a aporté [non point en painture] du miel pour nostre absinthe, & donné le Dictam à la douleur » (Pierre Boitel, « Relation », reproduite dans Ballets pour Louis XIII, op. cit., p. 113). L’Arioste, le Tasse et le ballet de cour 329 Une représentation analogique de l’actualité Comme on l’a souvent fait remarquer 25 , la source italienne servit aussi à dire et surtout à interpréter l’actualité contemporaine. Ainsi le Ballet de la délivrance de Renaud célébrait en 1617 l’émancipation politique de Louis XIII, sa prise du pouvoir personnel et sa mise à l’écart de sa mère, Marie de Médicis, qui se refusait à lâcher les rênes du pouvoir. Choisi par le jeune roi lui-même 26 , le sujet invitait à une lecture analogique de la fable : Renaud- Louis, aidé de fidèles soldats, se libérait de l’emprise d’une femme (Marie ? ), dont le pouvoir était synonyme de désordre. Certes le duc de Luynes et non Louis XIII tenait le rôle de Renaud. Mais les personnages incarnés par le jeune roi étaient révélateurs. En représentant le démon du feu dans la première entrée, Louis ne voulait-il pas « tesmoigner [...] sa puissance a ses ennemis », « r’apeler tous ses sujets a leur devoir, & les purger de tous pretextes de desobeissance », de même que faire voir sa capacité de « destrui[re] facillement tous ceux qui l’outragent » 27 ? En d’autres termes, si son premier rôle contenait une menace voilée à l’égard de Concini, le favori de sa mère, à défaut d’annoncer le coup d’État du 24 avril suivant et l’assassinat du maréchal, son second rôle comme Godefroy consacrait son triomphe sur ses adversaires et sa prise du pouvoir. Durand, l’auteur de la relation officielle du ballet, encouragea du reste cette lecture analogique de la fable en insistant sur le symbolisme des rôles royaux, tout en qualifiant le divertissement de « prophetiques plaisirs » 28 . Publié quelque trois mois après la représentation du ballet 29 , et donc postérieur au coup d’État du mois d’avril, le Discours au vray de Durand a depuis quatre siècles orienté la lecture de l’œuvre dans un sens politique, d’autant plus que la relation du Ballet de la furie de Roland par Pierre Boitel encourageait à une interprétation semblable du ballet de 1618, dansé, lui, près d’un an après les faits rapportés 30 . Selon Boitel, le duc de Luynes représentait Astolphe, dont on sait qu’il va, dans la fable de l’Arioste, chercher au ciel la fiole destinée à la guérison de Roland : 25 Voir entre autres Margaret M. McGowan, L’Art du Ballet de cour en France, 1581- 1643, Paris, Éditions du CNRS, 1963. 26 « [J]e luy dis que vostre Majesté, (Amoureuse des grandes actions) avoit choisi la delivrance de Renault, parmy beaucoup d’autres sujéts que je luy avois presentez » (Discours, op. cit., p. 68). 27 Discours, op. cit., p. 71. 28 Discours, op. cit., p. 68. 29 Voir l’article déjà cité de Greer Garden, p. 22. 30 Voir Ballets pour Louis XIII, op. cit., pp. 112-113. Marie-Claude Canova-Green 330 […] pour representer l’antidote que son Conseil contribua pour la santé de cét Estat, lors qu’un furieux [Concini] joüant à quitte & à double, representoit par les campagnes d’horribles tragedies. Il obligea la France, en luy faisant recouvrer les sens qu’elle avoit perdus 31 . Encouragé par les vers pour les personnages, Boitel jugea aussi que le roi ne « [v]oulut representer un Chasseur [...] que pour faire voir que son bras indomptable a purgé toute la terre du plus horrible monstre qu’elle avorta jamais » 32 , le monstre en question étant bien entendu Concini. Il n’est jusqu’au Ballet sur l’aventure de Tancrède qui n’ait également donné lieu à une lecture analogique des événements du printemps 1617. Scipion de Grammont, l’auteur de la relation, rappelait en effet dans sa dédicace la lutte victorieuse du roi et du duc de Luynes contre les responsables des malheurs de la France, tout en insistant sur les services rendus par le favori, à qui il adressait la dédicace : Car vous estes le Tancrede François, qui avez rendu de tout temps de si bons & agreables services à nostre Godefroy, en la glorieuse conqueste des cœurs les plus reveches. C’est vous, MONSEIGNEUR, qui par vostre valeur avez courageusement debellé les monstres des guerres & seditions que la discorde civile avoit faict venir de l’enfer pour empescher les justes desseins de LOUYS LE JUSTE. C’est vous en fin, MONSEIGNEUR, qui par vostre prudence & bon-heur, avez deffaict les charmes ; non d’une Forest enchantee, mais de tout un Royaume, charmé de son propre malheur 33 . Certes, en 1619, les « monstres des guerres & seditions » et la « discorde civile » pouvaient encore signifier les vaincus de 1617 et notamment la reine-mère qui, exilée à Blois depuis le coup d’État, n’en poursuivait pas moins ses intrigues. Ils renvoyaient aussi plus largement aux Grands, qui avaient repris les armes pour soutenir Marie, ainsi qu’aux chefs huguenots, qui, le duc de Rohan en tête, n’attendaient que l’occasion favorable pour se soulever de nouveau. Dans son Allégorie universelle, le Tasse lui-même avait du reste appelé à une lecture analogique de l’épisode de la forêt enchantée : 31 Pierre Boitel, « Relation », op. cit., p. 112. 32 Ibid., p. 113. 33 Relation du Grand Ballet du Roy, dans Ballets pour Louis XIII, op. cit., p. 120. Pour certains critiques, la lutte de Tancrède contre les enchantements ferait plus précisément allusion au procès en sorcellerie intenté à la maréchale d’Ancre et en justifierait le verdict inique. Luynes, qui s’enrichit des dépouilles du maréchal (il avait notamment récupéré la charge de premier gentilhomme de la Chambre, ainsi que le gouvernement de Normandie), y avait joué un rôle important. L’Arioste, le Tasse et le ballet de cour 331 I Demoni, che consultano per impedir l’acquisto di Gierusalemme, sone insieme figura, e figurato, & ci rappresentano se medesmi, che s’oppongono alla nostra civile felicità 34 . La fable italienne, qu’il s’agisse de l’Arioste ou du Tasse, se prêtait donc à une lecture allégorique qui donnait à la situation politique troublée du royaume les couleurs d’une remise en ordre présentée comme une délivrance, dans une polarisation des forces en présence qui associait au Mal tous ceux et celles qui s’opposaient au roi. Armide fait appel à ses démons et Ismen convoque les puissances de l’Enfer. Mais alors qu’en 1610, les charmes maléfiques d’Alcine se sont dissipés à la vue du monarque présent dans l’assistance - La presence de ce grand Roy, Et tant de beautez que je voy En charmes divins & fertilles, Ont rendu les miens inutilles 35 - en 1617 et en 1619, c’est de haute lutte qu’est remportée la victoire sur les forces du mal. Les deux cavaliers antiques venus délivrer Renaud ont à combattre les démons d’Armide, tandis que, dans la forêt enchantée, une série de combats oppose bûcherons, scieurs et autres archers aux monstres invoqués par Ismen, avant que le roi en personne, accompagné de trois autres chevaliers, ne vienne les mettre en déroute. C’est qu’en 1610 la puissance du monarque n’est pas en doute. Henri IV n’a plus à lutter pour asseoir sa légitimité ou pour démontrer sa force. En 1617 comme en 1619, en revanche, le pouvoir personnel n’est pas une évidence. Il doit se conquérir et se défendre pour le plus grand bien du royaume. Et les contemporains de tirer alors la leçon qui s’impose du spectacle. Pour le rédacteur du Mercure françois, la fable du Tasse était « un bon augure », sous-entendu pour la conservation de l’État 36 . Aussi sont-ce des Grands en habit de cour et désarmés qui dansent aux côtés de Louis XIII dans le grand ballet qui conclut les ballets de La Délivrance de Renaud et sur L’Aventure de Tancrède en la forêt enchantée. Leurs armes se contentent de décorer le pavillon de toile d’or représentant le théâtre de la gloire, où ils sont d’abord apparus, « tous assis de rang » 37 , sous le roi trônant au sommet. Après les luttes et l’individualisme des uns et des 34 Tasse, Gierusalemme liberata, op. cit., [sig. CC3v o ]. 35 Ballet de Monseigneur le Duc de Vandosme, op. cit., p. 17. 36 Le Mercure françois, Paris, Estienne Richer, 1619, t. 5, p. 88. 37 Relation, op. cit., p. 136. Marie-Claude Canova-Green 332 autres qui ont mis l’État en danger sous la Régence 38 , l’harmonie retrouvée de l’État se marque dans la représentation d’une cour bien ordonnée et hiérarchisée où chacun a appris à assujettir ses désirs individuels en obéissance à la volonté du roi. Comme le signale Kate van Orden 39 , la dernière figure dansée dans le Ballet de la délivrance de Renaud par les Grands, désormais vêtus à l’identique, n’est pas une pyrrhique, mais une danse à trois temps, au rythme apaisant, destinée à rendre sensible le message de stabilité et d’autorité souveraine sur lequel s’achève la fable. Et cela malgré la violence visuelle de cette dernière formation en fer de lance dirigée vers (contre ? ) l’assistance et plus précisément la reine-mère assise sous le dais royal. Pour la plus grande gloire de Dieu On aurait tort toutefois de ne voir dans les deux ballets de cour inspirés de la Jérusalem délivrée que l’expression d’une perspective séculière, la référence à la restauration d’un ordre essentiellement politique. De fait le Ballet sur l’aventure de Tancrède témoigne tout autant sinon plus d’un désir de retour à l’unité religieuse du royaume, en ce sens que les monstres qui hantent la forêt enchantée pourraient bien représenter les protestants qui ne cessent de s’agiter dans les provinces du Sud et de l’Ouest du pays. N’est-ce pas en 1619, en effet, que Louis XIII commença à préparer la première de ses trois grandes expéditions militaires dans le Midi de la France, celle qui le conduisit en Béarn à la tête de son armée à l’automne 1620 pour y faire appliquer l’Édit de Nantes au profit du catholicisme ? Luynes l’accompagnait. La signification allégorique donnée par le Tasse lui-même au magicien Ismen, responsable des enchantements de la forêt, invite du reste à cette lecture du ballet de 1619. Relisons le Tasse : I due Magi Ismeno, & Armida, Ministri del Diavolo, che procurano di rimovere i Christiani dal guerreggiare, sono due diaboliche tentationi, che insidiano à due potenze dell’anima nostra, dalle quali tutti i peccati procedono. Ismeno significa quella tentatione, che cerca d’ingannare con false credenze la virtù (per cosi dire) opinatrice. Armida è la tentatione, che tende insidie alla potenza, 38 D’où la mise en avant de leur indépendance et, en quelque sorte, de leur potentiel rebelle dans leur première apparition sur scène comme démons dans le ballet de 1617, car c’est tous vêtus de manière différente et soit seuls, soit deux à deux, qu’ils font cette entrée (remarque faite par Kate van Orden, Music, Discipline and Arms in Early Modern France, Chicago & Londres, Chicago University Press, 2005, p. 120). 39 Kate van Orden, Music, Discipline and Arms, op. cit., p. 119. L’Arioste, le Tasse et le ballet de cour 333 ch’appetisce, & cosi da quello procedono gli errori dell’opinione, da questa quelli dell’appetito. Gli incanti d’Ismeno nella Selva, che ingannano con delusioni, altro non significano, che la falsità delle ragioni, & delle persuasioni, la qual si genera nella Selva, cioè nella moltitudine, & varietà de’ pareri, & de’ discorsi humani [...] 40 . Si Armide incarne les tentations de la chair, Ismen signifie, lui, les pièges tendus à la raison, facile victime d’égarements au premier rang desquels pourraient bien figurer, en ce premier XVII e siècle, les fausses croyances de la Religion Prétendue Réformée. Ainsi pour le Jésuite Louis Richeome, l’hérésie protestante, que l’imagerie propagandiste de la Contre-Réforme représenta comme une bête monstrueuse, hydre aux cent têtes toujours renaissantes, est-elle « corruptrice de l’entendement », comme aussi de la volonté, l’autre base de l’âme raisonnable 41 . Explicitement rapportée à l’Islam dans la fable du Tasse, l’allégorie viserait ici dans sa dimension religieuse autant les Turcs et autres Sarrasins des pays lointains que les hérétiques « voisins » et « ennemis domestiques » du royaume 42 , à savoir les sujets protestants du roi, dépeints sous les traits de suppôts de Satan, démons, furies et autres puissances infernales 43 . Les attentes messianiques qui, à la mort d’Henri IV, s’étaient reportées sur son fils allaient bientôt trouver un début de réalisation dans les efforts de Louis XIII pour ramener son peuple dans le giron de l’Église catholique 44 . Mais le retour à l’unité religieuse du royaume n’était pour les sujets les plus dévots du roi de France qu’un début. En effet, en cimentant l’alliance des deux plus grandes puissances catholiques de l’Occident, le mariage de Louis XIII avec une infante d’Espagne en 1615 avait également ravivé l’espoir d’une nouvelle croisade contre les Turcs et d’une libération des lieux saints. Comme le laissait entendre le finale des ballets de La délivrance de Renaud et de L’aventure de Tancrède en la forêt enchantée, Louis XIII serait un nouveau Godefroy et Apres mille combats [...] sor[tirait] victorieux Du Tiran de Judee 45 . 40 Tasse, Gierusalemme liberata, op. cit., [sig. CC3v o ]. 41 Louis Richeome, Tableau votif offert à Dieu pour le Roy tres-chrestien de France & de Navarre Loys XIII, Bordeaux, Jacques Millanges, 1622, p. 98. 42 Ibid., p. 90. 43 Chez le Tasse, c’est au chant IV de la Jérusalem délivrée que se tient l’assemblée des démons réunie par le diable pour combattre les croisés. 44 Sur ce sujet, voir Alexandre Y. Haran, Le Lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Champ Vallon, 2000. 45 Relation, op. cit., p. 146. Marie-Claude Canova-Green 334 Le nom qu’il portait et la « race » dont il était « issu » 46 en tant que descendant à la fois de Louis XII, qui avait régné sur une France exempte d’hérésie, et de Saint Louis, qui avait mené les septième et huitième croisades contre les Sarrasins avant de trouver la mort sur le sol africain, justifiaient son rôle comme chef des croisés dans la dernière entrée des deux ballets. Non point « poussé d’ambition », Mais poussé d’une ardeur d’embrasser la querelle De la pauvre Sion 47 , le jeune roi ne combattait que pour l’honneur et la plus grande gloire de Dieu. En France comme bientôt, peut-être, en terre infidèle. Tout comme Godefroy, qui per questo non desidera [...] d’espugnar la terrena Gierusalemme per haverne semplicemente il dominio temporale ; ma perche in essa si celebri il culto divino 48 , Louis XIII aspirait uniquement à la défense de la vraie foi et au salut de ses peuples. La figure du roi libérateur était aussi celle du sauveur providentiel. Si le Ballet de la délivrance de Renaud mettait en avant la stricte moralité du jeune roi de seize ans, celui sur L’Aventure de Tancrède en la forêt enchantée exaltait sa piété militante. Qui plus est, en rappelant certaines représentations du Christ en majesté 49 , sa révélation finale sur un trône dans un pavillon d’or éblouissant en faisait une figure de rédempteur temporel. L’image proposée par la disposition dernière du décor était une image sacrée. D’un côté la construction pyramidale du théâtre de la gloire, où Godefroy, trônant au sommet, « regard[ait] au dessous de luy » 50 les chevaliers disposés sur trois rangs à ses pieds, contraignait le regard du spectateur à s’élever vers le roi comme vers une incarnation du divin, de l’autre elle suscitait dans l’assistance des sentiments équivalents à ceux des « peuples devotieusement assemblez, s’escri[ant] unanimement en l’aparition de quelque miracle » 51 . Autant qu’une « icône de la gloire monarchique » 52 , la figure de Godefroy 46 Discours, op. cit., p. 97. 47 Relation, op. cit., p. 140. 48 Tasse, Gierusalemme liberata, op. cit., sig. DD2r o . 49 Remarque faite par Anne Surgers, « Quand les allégories étaient vivantes. Scénographie, salle, décors, costumes du ballet de La Délivrance de Renaud », dans La Délivrance de Renaud, op. cit., éd. Greer Garden, p. 111. 50 Discours, op. cit., p. 81. 51 Ibid. 52 Anne Surgers, « Quand les allégories étaient vivantes », op. cit., p. 112. L’Arioste, le Tasse et le ballet de cour 335 incarnée par Louis XIII était celle d’un être hors du commun, élu par Dieu pour préparer sur terre le second avènement du Christ, et sur qui se cristallisaient maintenant les vieux espoirs millénaristes de l’Occident chrétien. *** Si l’utilisation de la fable du Tasse et de l’Arioste dans les ballets de cour des années 1617-1619 est bien dans la lignée de la lecture romanesque des poèmes épiques italiens caractéristique des adaptations françaises, elle n’en renoue pas moins avec l’inspiration épique chrétienne pour donner corps à ce que l’on pourrait bien appeler le « grand dessein » de Louis XIII. La remise en ordre d’un pays déchiré par des dissensions intestines politiques et religieuses, symbolisée par la victoire royale sur les sortilèges des Armide et des Ismen de la fable, n’était que prolégomènes à un projet de croisade plus ambitieux qui répondait aux attentes des plus fébriles sujets du roi 53 . Mais cet espoir de conquête de la Terre sainte, sur lequel s’achevaient les ballets de La Délivrance de Renaud et sur L’Aventure de Tancrède en la forêt enchantée, s’accompagnait d’une leçon. Le rôle de libérateur et plus encore celui de sauveur providentiel se méritent. N’est pas Godefroy qui veut. Aussi les deux ballets se voulaient-ils en définitive une démonstration, celle des qualités du prince parfait, qu’une moralité et une piété exemplaires élevaient au dessus du reste des mortels, éclipsant ainsi les Renaud, Tancrède et autres Roland de l’histoire, et dont la geste héroïque se donnait à lire au fil des entrées dansées. Ne constituaient-ils pas dès lors un mode nouveau d’épopée à la française, une sorte de Louisiade à la gloire du monarque régnant ? 53 En 1616, le père Joseph, l’« Éminence grise » du cardinal de Richelieu, s’était ainsi efforcé de mettre sur pied une coalition internationale afin de seconder le projet de croisade du duc de Nevers (voir Alexandre Y. Haran, Le Lys et le globe, op. cit., pp. 297-98). PFSCL XL, 79 (2013) De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes) 1 JÖRN STEIGERWALD (R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM ) A priori, une approche ayant pour objectif de situer d’un point de vue esthétique Molière dans la dispute entre l’Arioste et le Tasse au XVII e siècle en France paraît pour le moins surprenante sinon superflue, car il semble, à première vue, que le comédien, durant toute sa carrière, n’ait pris modèle ni sur l’un ni sur l’autre. Seule sa participation à la fête royale des Plaisirs de l’île enchantée en 1664 à Versailles suggère une certaine proximité avec l’Arioste dans la mesure où, pour le divertissement du roi, la mise en scène d’un épisode du Roland furieux de l’Arioste sert de cadre à la représentation de quatre comédies de Molière. Mais cette coïncidence rapprochant Molière de l’Arioste à l’occasion des Plaisirs montre davantage encore la distance qui sépare les deux auteurs, car elle met en relief la différence entre l’épopée chevaleresque de la Renaissance italienne et la naissance de la grande comédie à la Cour de France. Nous avons depuis longtemps l’habitude de considérer Molière comme le fondateur de la comédie classique, d’un genre donc qui reprend les règles dramatiques d’Aristote en respectant les trois unités et en organisant la pièce en cinq actes. 2 A cela s’ajoute que l’auteur épure pour ainsi dire la comédie, en éliminant de fait tous les éléments burlesques, en particulier toutes les figures de la comédie italienne - les figures de la commedia 1 La recherche nécessaire à la réalisation de cet article a été rendue possible grâce à une bourse Heisenberg de la DFG. 2 Suivant la conception de la comédie de Jean Chapelain (Lettres sur la Règle des Vingt-quatre heures) et de Guez de Balzac (Réponse a deux question, ou du caractère et de l’instruction de la comédie). Voir René Bray, La Formation de la doctrine classique, Paris, Hachette, 1927. Jörn Steigerwald 338 dell’arte inclues - et institue à la place une comédie de mœurs, voire de caractère qui présente alors au spectateur une obsession spécifique ou le défaut particulier d’un protagoniste dans le but de ridiculiser ce dernier. Cette manière de dénoncer le protagoniste sert alors de base à l’instruction implicite du public par le raisonneur : il s’oppose explicitement au caractère ridicule exposé sur scène en présentant son opinion de manière critique afin de corriger le protagoniste. En outre, Molière se présente lui-même, à travers ses comédies, comme auteur modèle de l’esthétique galante en offrant au public de « la cour et la ville » un divertissement du goût de celui-ci, divertissement portant, lui, sur la distinction, d’une part, et de l’autre sur les défauts du comportement. L’émergence de la comédie de salon peut être perçue comme la conséquence logique de cette intégration du théâtre comique dans la culture de la société de cour contemporaine. 3 D’où la dénomination de « Plaute et Térence de son siècle », attribuée à Molière par Jean Chapelain, notamment dans une lettre au professeur Ferrari de Padoue quelques mois après la mort du poète et dans laquelle il n’est nullement question de ‘l’Arioste ou du Tasse de son siècle’. 4 Néanmoins, ce fut le même Jean Chapelain qui parla de l’Arioste comme du Térence de son siècle à l’occasion de la « querelle des Suppositi » en ce que l’Arioste fonda la comédie moderne au début du XVI e siècle et développa, via ces pièces de théâtre, la conception de la comédie érudite. 5 Plus 3 Voir Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992; Alain Viala, « Les Signes Galants: A Historical Reevaluation of Galanterie“, Yale French Studies No. 92, Exploring the Conversible World: Text and Sociability from the Classical Age to the Enlightenment (1997), pp. 11-29 et Georges Forestier, avec Claude Bourqui, « Introduction », Molière, Œuvres complètes, éd. idem, Paris, Gallimard, 2010, tome I, pp. XI-LX. Toutes les citations des œuvres de Molière se réfèrent à cette édition. 4 Voir: « L’exercice de la profession de parler en public, s’il n’est modéré par prudence, attire ordinairement les fluxions sur la poitrine et enfin échauffe plus les poumons qu’il n’est besoin pour le rafraîchissement de la vie. Notre Molière, le Térence et le Plaute de notre siècle, en est péri au milieu de sa dernière action. Ménagés-vous, Monsieur, sur cet exercice et agissez plus à l’avenir de la main que de la voix. Vous et le public y trouverez mieux votre compte. » Jean Chapelain, Lettres, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, t. II., p. 820. Chapelain ne fut ni le premier ni le seul à louer Molière en le comparant à Térence, Jean de La Fontaine se prêta plusieurs fois à cet exercice, de même que Bussy-Rabutin et le Père Rapin. 5 Sur la « querelle des Suppositi » voir Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France des origines jusqu’à la fin du XVIII e siècle, Paris, Éditions des Presses modernes, 1939, p. 39-40 et idem, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 263-264. Voir également Zobeidah Youssef, Polémique et Les appropriations de l’Arioste par Molière 339 précisément, Chapelain fut à l’initiative de la « querelle des Suppositi » à l’Hôtel de Rambouillet en 1639 lors de laquelle on discuta des modèles à suivre, modèle italien de la comédie ou modèle espagnol, et des modèles à imiter, celui de l’Arioste ou celui de Lope de Vega. Dans cette dispute, Chapelain et Guez de Balzac prirent le parti de l’Arioste en argumentant que celui-ci suivait les traces de la Poétique d’Aristote, car, bien qu’il n’ait rien écrit sur la comédie, l’Arioste respecte le cadre poétologique de l’imitation théâtrale, et cela sur plusieurs niveaux : 1° il fait attention à respecter les trois unités, 2° il emploie, pour ses personnages, le registre de langue courant et 3° il se concentre sur la vie privée des bourgeois de son temps, qui sert d’espace social de la comédie et met en scène les habitudes et les valeurs de ses protagonistes. Ce faisant, l’Arioste non seulement adapte les pièces de Plaute et de Térence autrement, comme il le souligne lui-même dans les préfaces de ses comédies, mais il se présente aussi comme le Plaute et le Térence de son siècle. Et, fait plus important encore, il représente selon Chapelain et Balzac le modèle à suivre par les auteurs français de la comédie. La « querelle des Suppositi » aboutit donc à une conception française de la comédie érudite italienne visant à combiner la pratique sociale avec la pratique esthétique dans la représentation de la vie privée qui, elle, unirait l’imitation réglée de la nature (Chapelain) et la mise en scène d’une « médiocrité dorée » (Balzac). Ce regard sur la mise en scène de l’usage modéré de la pratique sociale et sur le respect des règles d’Aristote fait cependant abstraction de la conception de la comédie érudite de l’Arioste qui a pour intérêt principal la famille et le foyer et la problématisation des relations maison-parenté-sexualité. 6 Molière, de son côté, se réfère à la conception française de la comédie, littérature chez Guez de Balzac, Paris, Nizet, 1972, p. 188-211 ; Geogres Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français, Genève, Droz, 1988, p. 87-88: Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, p. 82-85 et Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, Le temps des querelles, 2014 (à paraître). 6 Voir sur la comédie érudite Douglas Radcliff-Umstead, The Birth of Modern Comedy in Renaissance Italy, Chicago, University of Chicago Press, 1969; Richard F. Hardin, « Encountering Plautus in the Renaissance. A Humanist Debate on Comedy », Renaissance Quarterly 60, 3 (2007), pp. 789-818; Esther Schomacher, « Haus- Ordnung. Der häusliche Raum in Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), Renaissancetheater: Italien und die europäische Rezeption, pp. 165-191, idem / Rudolf Behrens, « Semantische Subversionen städtischen und häuslichen Raums in der Komödie des Cinquecento », Elisabeth Tiller, Christoph Mayer (dir.), RaumErkundungen. Einblicke und Ausblicke, Heidelberg, Winter, 2011, pp. 89-124. Voir pour la relation familiale Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil 1981 ; Jörn Steigerwald 340 formulée par Chapelain et Guez de Balzac, ainsi qu’à la conception italienne de la comédie érudite, présentée par l’Arioste : il met en scène une constellation comique basée sur un conflit familial et qui observe les règles poétiques d’Aristote. 7 Deux transformations importantes permettent de distinguer la comédie de Molière de la comédie érudite de l’Arioste : 1° L’action de la comédie érudite se déroule dans un lieu public et lie dans sa mise en scène le pouvoir du père de famille à celui du souverain. Chaque subversion du pouvoir familial - qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur - indique une crise du pouvoir souverain, et cela même si la comédie se concentre sur les actions déstabilisant le pouvoir du père de maison. Deux intrigues en particulier signalent aux spectateurs une crise à l’intérieur du foyer : soit que la fille de la famille sorte seule de la maison, ce qui, selon les règles familiales de l’époque, n’est pas permis, soit qu’un jeune homme tente de s’introduire dans le foyer afin de mettre le père et la fille dans une position délicate : il se place alors, d’une part, en position de successeur potentiel du père, dans l’ignorance de ce dernier, et, fait plus important encore, sans la permission justement de ce dernier. D’autre part, il prend la place du mari de la fille, sans pour autant être marié à elle - élément qui explique premièrement la discussion abordée en France à compter de la « querelle des Suppositi » quant au problème de l’obscénité des comédies de l’Arioste. À cela s’ajoute le fait que la comédie érudite vise à la restitution des pouvoirs - du père et du souverain - par l’acte du mariage entre l’intrus, à savoir le jeune homme, et la fille de la maison. La transgression sert alors non seulement à la restitution de l’ordre familial, mais aussi à la problématisation des questions touchant à la morale - familiale et publique. Molière, au contraire, transforme la scénographie de la comédie en remplaçant, dès L’École des maris, les lieux extérieurs par un espace à l’intérieur de la maison : la comédie de salon achève par conséquent l’évolution théâtrale de Molière basée sur la tradition de la comédie italienne de la Renaissance. 2° La crise de la maison est provoquée dans la comédie de l’Arioste par le jeune intrus et / ou la fille de la famille qui agissent selon leur volonté et leurs tempéraments et non selon l’ordre de la maison, personnifiée par le idem, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 et Daniela Frigo, Il Padre di famiglia. Governo della casa e il governo civile nella tradizione dell’« Economica » tra Cinque e Seicento, Rome, Bulzoni, 1985. 7 Voir aussi Claude Bourqui: « Le drame bourgeois au XVII e siècle: premières occurrences italiennes, première expérience française », Le Drame du XVII e à nos jours, dir. Philippe Baron, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2004, pp. 29-42 et Patrizia de Capitani, Du spectaculaire à l’intime : Un Siècle de commedia erudita en Italie et en France (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005. Les appropriations de l’Arioste par Molière 341 père. Dans la comédie de Molière, par contre, c’est le père même qui déstabilise le foyer familial, et non le couple amoureux. Celui qui se doit être le garant de l’ordre agit alors contre sa propre maison en tentant d’acquérir une double position, celle du père et celle de l’amant. Cette double orientation du père, stimulée par ses désirs et ses fantaisies de pouvoir absolu, engendre une situation paradoxale : ce n’est plus lui qui se porte garant pour la maison, mais le couple des jeunes amoureux. En outre, la transformation de la comédie érudite en une comédie de salon va de pair avec une certaine transformation historique : la « maison fermée » de la Renaissance est remplacée au cours du XVII e siècle par la « maison ouverte ». Cette « maison ouverte » ouvre ses portes à des gens venant de l’extérieur de la maison dans le but d’un échange social et, ce qui est plus important, elle veut atteindre, grâce à la présence desdites personnes, l’objectif de mettre en évidence le capital symbolique de la maison. La valeur des visiteurs sert alors à augmenter le capital de la maison qui se voit en concurrence avec d’autres maisons. De plus, la « maison ouverte » permet pour la première fois un échange entre hommes et femmes dans un même lieu fermé. C’est ainsi que la maison devient non seulement un lieu d’échange social, mais elle devient également un espace d’échange social entre les familles et plus spécifiquement encore entre les deux sexes. Cette transformation est visible aussi au niveau de l’architecture, car on trouve des salles dans la « maison ouverte » qui n’existaient pas quelques décennies plus tôt, comme, entre autres, le salon et l’entrée. 8 Par ailleurs, cette transformation de la maison modifie également la position du père de famille, forcé dorénavant de faire face au problème suivant : il lui faut (re)trouver sa place dans l’organisation nouvelle de sa maison, bien que ou plutôt parce que la « maison ouverte » n’est plus l’espace social qui symbolise le pouvoir absolu sur la famille. Molière ne se contente pas uniquement de montrer cette transformation historique de la maison. En mettant en scène la crise de la maison initiée et provoquée par le père de famille, il présente par là même sa réponse à la question du comment qu’implique cette transformation des règles de la vie familiale. Il problématise, par conséquent, la relève interne de la maison en opposant un père traditionaliste, représentant obsolète de la « maison fermée », à un couple amoureux et ‘moderne’ : un couple qui personnifie l’idéal 8 Voir Alexandre Gady, Les Hôtels particuliers de Paris, du Moyen Âge à la Belle Époque, Paris, Éditions Parigramme, 2008. Jörn Steigerwald 342 nouveau du couple marié, d’un couple donc qui associe amour et amitié dans son mariage et, de ce fait, dans la « maison ouverte ». 9 Il est nécessaire, afin de mettre en évidence l’appropriation de la comédie érudite par Molière, de clarifier la transformation dans ses comédies de la constellation maison-parenté-sexualité. Dans un premier temps, je me référerai pour ce faire à L’École des maris en analysant la relation entre les deux pères et leurs filles ainsi que la relation entre les filles et l’intrus masculin. Je m’intéresserai ensuite à L’École des femmes pour y décrire les problèmes de la sexualité et du mariage relatifs au protagoniste Agnès. Pour finir, je me pencherai sur La Critique de l’École des femmes qui allie une réflexion sur la sexualité par le biais de l’obscénité à la mise en scène de la nouvelle « maison ouverte », lieu qui devient alors lieu de la conversation et, indirectement donc, de la mise en scène de la galanterie. 1. L’École des maris 10 Jean Chapelain écrit sur sa Liste de quelques gens de Lettres français vivants en 1662 à propos de Molière : MOLIÈRE. - Il a connu le caractère du comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est inventée mais judicieusement. Sa morale est bonne et il n’a qu’à se garder de la scurilité. 11 L’éloge de Chapelain se fait, à première vue, assez discret, car il met en opposition la connaissance du comique et la bonne morale à la « scurilité », voire à la bouffonnerie. Cependant, il faut signaler deux niveaux distincts de 9 Voir aussi pour le contexte historique Maurice Daumas, La Tendresse amoureuse. XVI e -XVIII e siècles, Paris, Perrin 1996, et idem, Le Mariage amoureux. Histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, A. Colin, 2004. 10 Voir Deborah N. Losse, « Multiple Masks in L’École des maris », Romance Notes 12 (1970), pp. 142-148; Elida Maria Szarota, « Das Mündel. Vorbemerkungen zu Molière. - Isabelle in Molières L’École des maris (1661), Agnès in Molières L’École des femmes (1662) », idem, Stärke, dein Name sei Weib! , Berlin, New York, de Gruyter, 1987, pp. 137-142; Hartmut Stenzel, « Écriture comique et remise en ordre politique. Molière et le tournant de 1661 ou de L’École des maris à L’École des femmes », Ordre et contestation au temps des classiques, Tome I, édités par Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1992, pp. 87-98. 11 Jean Chapelain, « Liste de quelques gens de lettres français », idem, Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 407. Les appropriations de l’Arioste par Molière 343 l’argumentation. La Liste de Chapelain n’a pas seulement une valeur critique, elle est aussi une pièce de l’échange entre Chapelain et le ministre Colbert au sujet de la fondation des futures académies, et plus précisément de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, fondée en 1663. De plus, Chapelain dirigeait à cette époque l’allocation des gratifications et celles-ci, prises en charge par Colbert, n’étaient pas attribuées sans contrepartie - comme le montrent Les Plaisirs de l’île enchantée. Exécuter naturellement le comique correspond alors à écrire une comédie selon le goût galant de l’époque. Les « scurilités », quant à elles, renvoient à un problème à éviter, car leur usage implique le risque de ne plus recevoir de gratifications et d’être exclu de la protection royale. Si l’on observe de plus près la situation de Molière en 1661, on remarque que l’opposition entre la bonne comédie et la bouffonnerie apparaît plus nettement. De retour à Paris, Molière met en scène en 1659 Les Précieuses ridicules, comédie en un acte, qui fut un grand succès pour lui. En 1660, il crée la comédie en un acte et en vers Sganarelle ou le Cocu imaginaire, laquelle est suivie, en 1661, de la comédie héroïque en cinq actes Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux ainsi que de la comédie en trois actes et en vers L’École des maris. Nous le savons, ces trois comédies ont rencontré un succès différent : tandis que Sganarelle connaît à la Cour un succès remarquable tout à l’honneur de Molière, Dom Garcie représente un des plus grands échecs de sa carrière. L’École des maris, par contre, remporte un grand succès, à la Cour comme à la ville. Si l’on se penche, cependant, d’un point de vue critique, sur les trois comédies, on remarque facilement que celles-ci répondent à trois modèles distincts de la comédie. En prenant appui sur la distinction établie par Chapelain, nous pouvons différencier les types de comédie selon le schéma suivant : dans Sganarelle, Molière se réfère à la bouffonnerie ; à partir de Dom Garcie, il montre ses connaissances du caractère comique, sans pour autant mettre toujours celles-ci à exécution ; dans L’École des maris, Molière met en évidence ses connaissances du comique et l’application de celles-ci. Deux raisons peuvent expliquer la perspective de ‘Chapelain’ sur ces comédies : 1° Molière fait de Dom Garcie une comédie héroïque, en cela qu’il rapproche la comédie de la tragédie. D’où le fait que la comédie Dom Garcie est souvent perçue comme une tragi-comédie. De cette manière, Molière méprise le caractère comique et, chose pire encore, il transgresse les limites de la comédie en l’associant à la tragédie. 2° L’École des maris est la seule pièce des années 1660 et 1661 qui prenne modèle sur la comédie antique, et ce sur les Adelphes de Térence. En montant une pièce en trois actes et en vers, Molière respecte alors les règles Jörn Steigerwald 344 poétiques et imite, quant à sa comédie, le modèle antique. Il s’agit, selon Chapelain, de la seule comédie qui combine la pratique sociale et la pratique esthétique dans la représentation de la vie privée, car elle réussit à unir imitation réglée de la nature et mise en scène d’une « médiocrité dorée ». Il me semble, néanmoins, que Molière ne s’inspire pas seulement des Adelphes de Térence pour son École des maris, mais qu’il suit aussi les traces de l’Arioste. Il est question, ici, de la première comédie de l’Arioste, La Cassaria, elle-même inspirée, au sujet de l’éducation, des Adelphes de Térence. Ce qui unit la comédie de l’Arioste et celle de Molière c’est alors la comédie de Térence, leur modèle commun, qu’ils n’imitent pas au sens propre cependant. La mise en scène de la relation entre pères et fils, dans la pièce de Térence, le montre bien : Les Adelphes se concentrent sur les concepts antagonistes de Demea et Micio relatifs à l’éducation des deux frères Ctesipho et Aeschinus et sur les actions des quatre personnes, et en particulier des deux pères. Au centre de la pièce La Cassaria se trouvent Erofilo, fils de Crisobolo, et Coridoro, fils du pacha de Metellino. L’intrigue de l’histoire découle de la sévère éducation des pères qui essaient de garder le contrôle sur leurs fils, pour le bonheur de leur maison. L’action, en revanche, se concentre sur les deux fils : elle commence au moment où Crisobolo sort de la maison donnant ainsi à son fils la possibilité de réaliser ses projets d’amour. La pièce, L’École des maris, fait confronter sur un plan relationnel les deux frères, Sganarelle et Ariste, aux deux sœurs orphelines, Isabelle et Léonor. L’intrigue est basée sur l’antagonisme des différentes formes d’éducation reçues par les deux filles, tandis que l’action se déroule autour de la question du mariage des filles. Molière suit donc Térence en ce qui concerne la position dominante des pères dans l’intrigue et l’action, même s’il remplace les deux fils par deux filles. Mais il s’inspire aussi de l’Arioste quand il se concentre sur l’histoire d’amour entre Isabelle et Valère, son amant. De plus, les deux frères agissent en tant que pères de famille, protecteurs de leurs filles et, dans le cas de Sganarelle, mari futur d’Isabelle - d’où résulte non seulement la concurrence entre Sganarelle et Valère au niveau de l’action, mais aussi la mise en scène de la relation maison-parenté-sexualité au niveau de l’intrigue. Les appropriations de l’Arioste par Molière 345 De différentes manières, Molière oppose les deux frères, Sganarelle et Ariste, en faisant d’eux des pères de famille qui représentent deux concepts antagonistes de la maison. Sganarelle personnifie le modèle de la « maison fermée » sous tous ses angles : il bâtit sa maison à son goût et s’habille comme il lui plaît. 12 Ce qui lui importe, c’est de former les membres de sa maison selon ses règles. Au premier acte, deuxième scène, il décrit sa conception à son frère : Sganarelle Il me semble, et je le dis tout haut, Que sur un tel sujet, c’est parler comme il faut. Vous souffrez que la vôtre, aille leste et pimpante, Je le veux bien : qu’elle ait, et laquais, et suivante, J’y consens : qu’elle coure, aime l’oisiveté, Et soit des damoiseaux fleurée en liberté ; J’en suis fort satisfait ; mais j’entends que la mienne, Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne ; Que d’une serge honnête, elle ait son vêtement, Et ne porte le noir, qu’aux bons jours seulement. Qu’enfermée au logis en personne bien sage, Elle s’applique toute aux choses du ménage ; À recoudre mon linge aux heures de loisir, Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir ; Qu’aux discours des muguets, elle ferme l’oreille, Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille. Enfin la chair est faible, et j’entends tous les bruits, Je ne veux point porter de cornes, si je puis, Et comme à m’épouser sa fortune l’appelle, Je prétends corps pour corps, pouvoir répondre d’elle. 13 12 Voir : « Sganarelle : ‘Quoi qu’il en soit, je suis attaché fortement / À ne démordre point de mon habillement : / Je veux une coiffure en dépit de la mode, / Sous qui toute ma tête ait un abri commode : / Un beau pourpoint bien long, et fermé comme il faut, / Qui pour bien digérer tienne l’estomac chaud ; / Un haut-dechausses fait justement pour ma cuisse, / Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice, / Ainsi qu’en ont usé sagement nos aïeux, / Et qui me trouve mal, n’a qu’à fermer les yeux’. » Molière, L’École des maris, I, 1, V. 65-74, p. 89. 13 Molière, L’École des maris, I, 2, V. 110-128, p. 92. Voir aussi : « Sganarelle : ‘Mon Dieu, chacun raisonne, et fait comme il lui plaît. / Elles sont sans parents, et notre ami leur père, / Nous commit leur conduite à son heure dernière ; / Et nous chargeant tous deux, ou de les épouser, / Ou sur notre refus un jour d’en disposer, / Sur elles par contrat, nous sut dès leur enfance, / Et de père, et d’époux donner pleine puissance ; / D’élever celle-là, vous prîtes le souci, / Et moi je me chargeai Jörn Steigerwald 346 Sganarelle souligne sa conception de la maison à travers Isabelle puisque celle-ci « vi[t] à sa fantaisie ». 1° Il enferme Isabelle dans sa maison et ne la laisse jamais sortir seule. Aussi, il n’ouvre à personne d’autre les portes de sa maison, et surtout pas à des hommes. 2° Isabelle ne reçoit pas de formation ou même d’éducation au sens propre, elle doit se concentrer sur certaines tâches ménagères, la couture et le tricotage. Cependant, Sganarelle transgresse les limites du pouvoir paternel en se positionnant comme père et époux. En tant que père, il ordonne à Isabelle de se marier selon son goût à lui et se présente, en même temps, comme l’époux choisi par le père. En substituant sa position de père par celle d’époux, Sganarelle compte préserver ainsi son pouvoir familial, en cela que ces deux positions lui permettent, à son sens, de régner dans sa maison et de disposer, selon ses humeurs, de la femme de la maison. Une telle attitude, néanmoins, a des conséquences problématiques. Sganarelle se considère comme un représentant de la « maison fermée » de la Renaissance, tout en agissant contre les règles de cette maison. La « maison fermée » est fondée sur la distinction entre l’intérieur de la maison, réglé par la mère de la maison, et l’extérieur de la maison, représenté par le père de la maison. Ici, les parents s’unissent afin de garantir la préservation du foyer - d’où le peu d’importance prêté à l’amour dans le couple marié, c’est la famille qui compte et non l’individu. Le mariage inclut alors la sexualité en tant que garant de la généalogie, mais il marque aussi la distinction entre parents et enfants. Les enfants, et en particulier les filles, se doivent de rester à l’intérieur de l’enceinte paternelle jusqu’à ce qu’elles-mêmes deviennent femmes de foyer, voire même mères de foyer. Toutefois, et c’est là l’important, ce changement de position de la fille va de pair avec un mouvement spatial, car elle quitte la maison de sa famille pour rejoindre la maison d’une autre famille, au sein de laquelle elle acquiert sa nouvelle position de femme de famille. Sganarelle ne respecte pas en cela les règles de la « maison fermée », car il opte pour un mariage avec Isabelle. Il rejette ainsi sa position de père de famille ainsi que celle de sa fille Isabelle, fille de la maison : son devoir est de la marier avec quelqu’un d’autre, une personne d’une autre maison et non pas de la marier. Ariste, aussi, explique sa conception de la « maison ouverte » en parlant de sa fille : Ariste Mon frère, son discours ne doit que faire rire, Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire. du soin de celle-ci ; / Selon vos volontés vous gouvernez la vôtre, / Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l’autre’. » Ibid, V. 98-108, p. 91. Les appropriations de l’Arioste par Molière 347 Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté, On le retient fort mal par tant d’austérité, Et les soins défiants, les verrous, et les grilles, Ne font pas la vertu des femmes, ni des filles, C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir, Non la sévérité que nous leur faisons voir. C’est une étrange chose à vous parler sans feinte, Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte ; En vain sur tous ses pas nous prétendons régner, Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner, Et je ne tiendrais moi, quelque soin qu’on se donne, Mon honneur guère sûr aux mains d’une personne ; À qui, dans les désirs qui pourraient l’assaillir, Il ne manquerait rien qu’un moyen de faillir. 14 La notion-clé à laquelle renvoie toute l’argumentation d’Ariste est la notion de ‘liberté’. Il souligne que c’est « d’un peu de liberté », dont une jeune femme « aime à jouir », car celle-ci n’a pas la position juridique d’une ‘femme libre’. 15 Ce « peu de liberté » ne résulte que de la permission du père de la maison et fait donc partie intégrante de la domination masculine de la maison. Cette liberté limitée, cependant, a des conséquences importantes pour la jeune femme, car elle a l’autorisation de sortir - même seule -, de rencontrer des personnes des deux sexes dans d’autres maisons, espaces sociaux autres, et de recevoir du monde chez elle. Ceci résulte d’une double et nouvelle orientation de la jeune femme. 1° En tant que membre d’une maison, elle se déplace dans un espace concret et agit dans un espace social. 2° En tant que femme et membre d’une famille elle problématise sa pratique sociale. 16 Cela signifie qu’elle n’est plus considérée comme une marchandise de ‘foire au mariage’ servant à unir deux familles. En revanche, elle est responsable de sa conduite et donc, indirectement, de son mariage. Par l’évocation de la sagesse, du cœur et des désirs de sa fille, Ariste met en relief, à plusieurs reprises, la responsabilité de la jeune femme. De plus, il lie la conduite de la femme à l’honneur de l’homme, car aucune contrainte 14 Molière, L’École des maris, I, 2, V. 163-178, p. 94. 15 Voir Les Pouvoirs féminins au XVII e siècle. XVII e siècle 144 (1984), surtout l’étude de Jean Portemer, « Réflexions sur les pouvoirs de la femme selon le droit français au XVII e siècle », pp. 189-202 et Christian Biet, « De la veuve joyeuse à l’individu autonome », XVII e siècle 187 (1995), pp. 307-330. 16 Voir Michel Foucault, « Usage des plaisirs et technologies du soi », idem, Dits et écrits II, 1976-1988, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1358-1380 et idem, « Introduction », idem, L’usage des plaisirs. Histoire de la sexualité II, Paris, Gallimard, 1984, pp. 9-45. Jörn Steigerwald 348 ne peut, selon lui, garantir l’honneur de la maison parentale si la femme ne s’en occupe consciemment et volontairement. La « maison ouverte » est donc construite sur plusieurs plans : sur le plan architectural, sur le plan des pratiques sociales, sur celui de l’espace social. Cette construction autorise ainsi des formes nouvelles du ‘doing gender’. 17 L’antagonisme entre les deux frères, Sganarelle et Ariste, encadre, de cette manière, l’intrigue et les actions de la comédie. Molière y oppose, d’une part, deux conceptions bien distinctes de la maison - « maison fermée » versus « maison ouverte » -, d’autre part, deux conceptions de l’éducation et, point le plus important, deux conceptions de la domination masculine. Il va plus loin encore dans sa conception du personnage de Sganarelle, père de famille déformé qui ne se retrouve ni dans le concept de « maison fermée » ni dans celui de « maison ouverte », car il méprise ces deux manières de pensée : il agit suivant son goût et ses désirs, n’ayant d’égard pour rien ni personne. Les allures mimétiques de Sganarelle, reprenant la figure traditionnelle du père de famille, sont motivées par l’idée du mariage de sa fille Isabelle, idée qui sert aussi d’intrigue initiale à la comédie dont l’action tourne autour de l’histoire d’amour entre Isabelle et Valère. Le comique de la pièce ressort, par conséquent de deux manières différentes : 1° Sganarelle se présente comme représentant déficitaire d’un modèle obsolète de la maison et se ridiculise volontairement en discutant avec Ariste. 2° Son projet de mariage échoue lamentablement, parce qu’Isabelle ne respecte pas la volonté de son père en s’unissant avec Valère sans que Sganarelle ne le sache. De plus, Sganarelle, sans s’en rendre compte, sert d’intermédiaire entre Isabelle et Valère permettant ainsi au couple d’amoureux de communiquer par le biais même de sa personne. Les deux amoureux se déclarent ainsi leur amour et se marient en toute légitimité. Bref : Sganarelle, contre son gré - car il veut empêcher l’amour et le mariage des deux amants - leur finalement sert de porte-parole. Dans ce contexte, il est important de noter que la communication entre les amants Isabelle et Valère marque par ailleurs les limites de la maison car leur communication transgresse visiblement ces limites. Contrainte de rester dans la maison de Sganarelle, Isabelle a besoin de son père pour entrer en contact et pour dialoguer avec Valère. Valère, de son côté, n’a pas la permission d’y entrer. D’où la nécessité d’un tiers pour la communication des amants. Dans la comédie érudite, ce sont les serviteurs qui jouent le rôle 17 Voir sur la différence entre ‚doing gender’ et ‚staging gender’ Gabriele Brandstetter, « Staging Gender. Körperkonzepte in Kunst und Wissenschaft », KörperKonzepte/ concepts du corps. Interdisziplinäre Studien zur Geschlechterforschung, dir. Franziska Frei Gerlach et al., Münster, Berlin, Waxmann, 2003, pp. 25-46. Les appropriations de l’Arioste par Molière 349 de porte-paroles et qui organisent les actions des amoureux à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Ce sont les serviteurs qui ont la possibilité de se déplacer sans aucun danger aussi bien dans l’espace privé que dans l’espace public. Molière modifie cette configuration entièrement : c’est le père qui devient, sans le savoir, le tiers intermédiaire et qui facilite le mariage d’Isabelle et de Valère en la laissant, malgré lui, sortir de la maison. Le fait de sortir de l’enceinte de la maison devient alors un acte irréversible. En effet, Isabelle sort d’une maison pour entrer dans une autre, celle de Valère, pour s’y marier. Le mariage ne devance pas, mais fait suite donc à l’introduction du personnage d’Isabelle dans la maison. Restent trois points importants : 1° Dans la comédie érudite, c’est le père de famille qui règle le mariage entre le jeune homme et la jeune femme. Dans L’École des femmes, par contre, se sont les femmes qui organisent le mariage : Léonor demande Ariste en mariage ; Valère et Isabelle se marient en toute légitimité par le biais d’un notaire. Le pouvoir du souverain, représenté ici par le notaire, mais aussi par le commissaire, ne va plus de pair avec le pouvoir du père de famille, comme c’est le cas dans la comédie érudite. 2° En tant que père de famille, Sganarelle agit comme un premier représentant de la « volonté de savoir ». Non seulement qu’il réclame qu’Isabelle « vive à sa fantaisie », il exige aussi qu’elle lui avoue tout, en particulier ses désirs et ses amours. En la traitant comme une « bête d’aveu », Sganarelle essaie de consolider son pouvoir paternel et de contrôler la sexualité de la jeune femme. Toutefois, la volonté de savoir du père ne produit pas nécessairement la mise en discours du sexe. La volonté de savoir du père, en revanche, produit à travers ses prétentions ridicules le comique de la pièce. 18 18 Voir le dialogue suivant entre Sganarelle et Valère : « Sganarelle : ‘Elle, est-ce assez dit ? / Comme une fille honnête, et qui m’aime d’enfance, / Elle vient de m’en faire entière confidence ; / Et de plus m’a chargé de vous donner avis, / Que depuis que par vous, tous ses pas sont suivis ; / Son cœur qu’avec excès votre poursuite outrage, / N’a que trop de vos yeux entendu le langage ; / Que vos secrets désirs, lui sont assez connus, / Et que c’est vous donner des soucis superflus ; / De vouloir davantage expliquer une flamme, / Qui choque l’amitié que me garde son âme. Valère : ‘C’est elle, dites-vous, qui de sa part vous fait… ? ’ / Sganarelle : ‘Oui, vous venir donner cet avis franc, et net, / Et qu’ayant vu l’ardeur dont votre âme est blessée, / Elle vous eût plus tôt fait savoir sa pensée / Si son cœur avait eu dans son émotion, / À qui pouvoir donner cette commission ; / Mais qu’enfin les douleurs d’une contrainte extrême, / L’ont réduite à vouloir se servir de moi-même ; / Pour vous rendre averti, comme je vous ai dit, / Qu’à tout autre Jörn Steigerwald 350 3° Le mariage de Léonor et d’Ariste rappelle, quant à lui, davantage la fantaisie masculine d’un homme âgé que le modèle de la « maison ouverte ». La « maison ouverte » est semblable à la « maison fermée » du point de vue de la différence entre parents et enfants. Par conséquent, elle aspire à marier ses enfants à des maisons différentes - d’où le comique du personnage d’Ariste. Dans l’histoire, Léonor considère Ariste comme un mari idéal ; l’avenir, cependant, ne peut garantir la constance de cet idéal - le contraire est même plus (que) plausible. Or, Molière ne présente pas ici un modèle exemplaire de la « maison ouverte » en raison du mariage d’Ariste et de Léonor. L’École des maris met en relief les connaissances que Molière a du caractère comique ainsi que l’exécution naturelle de ses connaissances, même si, cependant, son concept de la « maison ouverte » reste à établir plus précisément dans La Critique de l’École des femmes et surtout dans Le Misanthrope. 19 que moi son cœur est interdit ; / Que vous avez assez joué de la prunelle, / Et que si vous avez tant soit peu de cervelle, / Vous prendrez d’autres soins, adieu jusqu’au revoir, / Voilà ce que j’avais, à vous faire savoir’. Molière, École des maris, II, 2, 410-434. 19 Voir Jörn Steigerwald, « Die Grenzen der Höflichkeit : Molières Le Misanthrophe. » Rhetorik. Ein internationales Jahrbuch 2012. Rhetorik und Höflichkeit, pp. 61-85 Les appropriations de l’Arioste par Molière 351 2. L’École des femmes 20 L’École des femmes est aujourd’hui considérée comme la première des grandes comédies de Molière en raison de son écriture en cinq actes et en vers intégrant quelques éléments de la farce. Molière prend pour sa pièce modèle sur la comédie antique, et en particulier sur la comédie de Térence et celle de Méandre, sans pour autant se référer explicitement à une pièce précise. On a beau nommer d’éventuelles sources : ces références soulignent davantage encore la différence entre la comédie de Molière et celles de ses prédécesseurs. Il est intéressant, dans ce contexte, de signaler donc que, par la mise en scène du triangle relationnel maison-parenté-sexualité, d’une part, et par l’organisation de l’intrigue, d’autre part, Molière fait référence aux comédies de l’Arioste : 1° L’intrigue résulte de l’absence du père de famille. Cette absence permet aux jeunes gens de se rencontrer, de tomber amoureux l’un de l’autre et de s’unir par le mariage - unissant par là L’École des femmes à La Cassaria. Chez l’Arioste, cependant, c’est le fils qui tire parti de la situation afin de s’introduire dans une maison autre que la sienne, de s’approcher de la femme aimée et de l’épouser. Chez Molière, c’est encore une fois la jeune femme qui, profitant de l’absence du père, fait entrer le jeune homme afin de faire sa connaissance. 20 Voir Renate Baader, « Religion und Preziosität in der École des femmes », Germanisch-Romanische Monatshefte 26 (1976), pp. 205-212; idem, Das Frauenbild im literarischen Frankreich: Vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1988 ; Elisabeth Schulze-Witzenrath, « Sprachhandlung und hohe Komödie in Molières École des femmes », POETICA 10 (1978), pp. 154-187; Donna C. Stanton, « The Fiction of Préciosité and the Fear of Women », Yale French Studies 62 (1981), Feminist Readings: French Texts / American Contexts, pp. 107-134; Barbara Johnson, « Teaching Ignorance: L’École de femmes », Yale French Studies 63 (1982), The Pedagogical Imperative: Teaching as a Literary Genre, pp. 165-182; N.A. Peacock, « Verbal Costume in L’École des femmes », The Modern Language Review, Vol. 79, No. 3 (Jul., 1984), pp. 541-552; Deborah Steinberger, « Molière and the Domestication of French Comedy: Public and Private Space in L’Ecole des Femmes », Cahiers du Dix-Septième, 6, 2, (1996), pp. 131-139; Maryann Tebben, « Speaking of Women: Molière and Conversation at the Court of Louis XIV », Modern Language Studies 29, 2 (Autumn 1999), pp. 189-207; Martha M. Houle, « The Marriage Question, or, the Querelle des hommes in Rabelais, Molière and Boileau », Dalhousie French Studies 56 (Fall, 2001), S. 46-54 et Jörn Steigerwald, « Diskrepante Väterfiguren: Haus, Familie und Liebe in Molières École des femmes », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes, 36, 1/ 2 (2012), pp. 25-47. Jörn Steigerwald 352 2° L’intrigue a pour base l’introduction d’un jeune homme, Horace, dans la maison d’Arnolphe, ainsi que les effets qui en résultent. Molière façonne sa comédie d’une manière chiastique quand on la compare à I Suppositi de l’Arioste : dans les deux cas, la position du jeune homme reste la même, ce sont les positions du père et de la fille qui changent. Dans la comédie de l’Arioste, la fille, aidée par sa servante, sort de la maison paternelle et annonce ainsi la crise à l’intérieur de la maison. 21 Dans la comédie de Molière, par contre, Arnolphe ne parvient pas à entrer dans sa maison car du fait que ses servants qui suivent ses préceptes à la lettre agissent contre sa volonté de père de famille. Toutefois, Molière transforme de différentes manières le modèle de l’Arioste, transformations visibles au regard de la mise en scène de la constellation maison-parenté-sexualité. L’École des maris, nous l’avons vu, se concentre sur l’antagonisme entre deux pères de famille qui personnifient deux modèles de la maison, fermée et ouverte. L’École des femmes, en revanche, a pour point de mire les deux maisons d’un seul père de famille. Cette construction de la double maison permet à Arnolphe de combiner « maison ouverte », maison réservée donc à la réception du public, et « maison fermée », maison servant à surveiller Agnès : 21 Voir : « Nutrice : ‘Nessuno appare; sì che esci, Polinesta, ne la via, dove ci potremo vedere intorno, e seremo certe almeno non essere da alcuno altro udite. Credo che in casa sino le lettiere e le casse e li usci abbino gli orecchi’. / Polinesta : ‘E bigoncioni e pentole l’hanno similmente’. / Nutrice : ‘Tu motteggi pure, ma ti serebbe, meglio, in fé di Dio, che tu fussi più cauta che non sei. Io t’ho detto mille volte che tu ti guardi parlare, che tu sia veduta, con Dulippo’. / Polinesta : ‘Perché, non vuoi tu ch’io gli parli così come faccio alli altri? ’ / Nutrice : ‘A questo “perché” t’ho risposto più volte; ma tu vuoi fare a tuo senno, e te e Dulipo e me precipitare a un tratto. / Polinesta - Maisì, gli è bene un gran pericolo! ’ / Nutrice : ‘Tu te ne avedrai. Ti dovrebbe pure essere a bastanza che per il mezzo mio vi trovate tutta la notte insieme: benché io il facci mal volentieri, e vorrei che l’animo tuo in più onorevole amore di questo si fussi occupato. Duolmi che, lasciando tanti nobilissimi giovini, che ti ariano amata e per moglie congiuntisi, tu ti abbi per amatore eletto un famiglio di tuo padre, dal quale non ne puoi se non vergogna attendere’. / Polinesta : ‘Chi n’è stato principio se non la nutrice mia? […]’. » Ludovico Ariosto, I Suppositi, idem, Commedie. La Cassaria / I Suppositi (in prosa), éd. Luigina Stefani, Milan, Mursia, 1997, I, 1, pp. 155-156. Voir aussi Molière, L’École des femmes, I, 2, V. 198-207, pp. 406-407. Les appropriations de l’Arioste par Molière 353 Arnolphe Chacun a sa méthode En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode ; Je me vois riche assez, pour pouvoir, que je crois, Choisir une moitié, qui tienne tout de moi, Et de qui la soumise, et pleine dépendance, N’ait à me reprocher aucun bien, ni naissance. Un air doux, et posé, parmi d’autres enfants, M’inspira de l’amour pour elle, dès quatre ans : Sa mère se trouvant de pauvreté pressée, De la lui demander il me vint la pensée, Et la bonne paysanne, apprenant mon désir, À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir. Dans un petit couvent, loin de toute pratique, Je la fis élever, selon ma politique, C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait, Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait. Dieu merci, le succès a suivi mon attente, Et grande, je l’ai vue à tel point innocente, Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait, Pour me faire une femme au gré de mon souhait. Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure À cent sortes de monde est ouverte à toute heure, Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir, Dans cette autre maison, où nul ne me vient voir ; Et pour ne point gâter sa bonté naturelle, Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle. Vous me direz pourquoi cette narration ? C’est pour vous rendre instruit de ma précaution. Le résultat de tout, est qu’en ami fidèle, Ce soir, je vous invite à souper avec elle : Je veux que vous puissiez un peu l’examiner, Et voir, si de mon choix on me doit condamner. 22 Arnolphe raconte à son ami Chrysalde l’histoire des ‘déménagements’ d’Agnès, dans laquelle il combine histoire d’amour et ‘maison’. Agnès lui « inspira de l’amour » quand il la vit la première fois chez sa mère à la campagne. Ce qui semble être à première vue un sentiment d’amour paternel se transforme, peu après, en sentiment amoureux d’amant : il s’imagine devenir l’amant d’Agnès quand celle-ci sera en âge de se marier. Ceci étant, il ne se pose pas la question de savoir - et ne se demande pas - si ses idées harmonisent avec les sentiments d’Agnès. Arnolphe, ainsi, déforme, en 22 Molière, L’École des femmes, I, 1, V. 123-154, pp. 403-404. Jörn Steigerwald 354 quelque sorte, dès sa première rencontre avec Agnès, le rapport parentésexualité en remplaçant l’amour paternel par l’amour sexuel. Mais Arnolphe va plus loin encore : il fait élever Agnès dans un couvent « selon [s]a politique », c’est-à-dire en « ordonnant quels soins on emploîrait pour la rendre idiote ». Le changement de maison - de la maison maternelle au couvent - est accompagné d’une transformation de position sociale, car Agnès est élevée par des religieuses dans un couvent aux dépens d’Arnolphe. Cependant, deux faits indiquent un processus continu de déformation : Agnès n’est pas élevée dans la maison de son père, parce que celui-ci se considère plus comme son futur amant que comme son père du moment. Intégrer la jeune fille dans la maison d’Arnolphe signifierait alors donner une position spécifique à Agnès, à savoir celle de la fille de la maison, ce qui va à l’encontre des idées d’Arnolphe. De plus, l’éducation d’Agnès est également digne d’attention, car Arnolphe ordonne de « la rendre idiote », c’est-àdire de lui inculquer une éducation qui la laisse dans une innocence complète. Plus précisément, Arnolphe ordonne qu’Agnès reçoive une éducation raisonnable pour tout ce qui relève du domaine de l’alphabétisation, des connaissances domestiques, et en particulier du ménage et de la religion chrétienne. Mais il interdit toute éducation sexuelle de la jeune fille afin que celle-ci reste « innocente » pour ce qui concerne les choses de l’amour et les désirs sexuels. Le deuxième déménagement d’Agnès a lieu après sa formation au couvent : elle se rend à la résidence d’Arnolphe, même si toutefois elle n’a pas encore accès à sa demeure principale. Cette introduction du personnage dans la deuxième maison d’Arnolphe met en évidence la déformation de la maison d’Arnolphe et, par conséquent, celle du père de famille. Les deux maisons lui servent à deux fins différentes : la maison officielle est « à cent sortes de monde […] ouverte à toute heure » tandis que l’autre maison est fermée à tout le monde excepté au père de famille. Ainsi, en divisant sa maison en deux bâtiments, dispose-t-il des deux concepts, celui de la « maison ouverte » et celui de la « maison fermée ». Par ailleurs, les deux bâtiments indiquent une double orientation d’Arnolphe : en ouvrant une maison au ‘monde’, il suit la mode de son temps, même si cette ouverture n’est pas à son goût. La deuxième maison lui permet, par contre, de réglementer sa maison selon ses idées et de régir, suivant ses désirs à lui, la sexualité d’Agnès. Bref, c’est la cohabitation qui marque la déformation de la maison aussi bien au niveau de la maison que de la parenté ou encore de la sexualité. L’intrigue commence juste avant le troisième déménagement d’Agnès qui la fait entrer finalement dans la « maison ouverte » d’Arnolphe et cela en tant que son épouse. L’invitation pour le souper envoyée par Chrysalde à Les appropriations de l’Arioste par Molière 355 Agnès et Arnolphe marque alors le début d’un dernier changement durant lequel elle se marie avec Arnolphe, devenant, par conséquent, un être sexuel, une femme de famille. Cependant, l’emménagement dans la maison ouverte d’Arnolphe ne se réalise pas, car Agnès fait la connaissance d’Horace, tombe amoureuse de lui et espère l’épouser. A la fin de la comédie, un troisième déménagement a tout de même lieu. Toutefois, il s’agit d’un emménagement vers la maison de la famille d’Horace. Ce déménagement, par ailleurs, montre la différence entre une maison déformée et une maison réglée : Arnolphe opère à la fois en tant que père de famille et en tant qu’amant, liant deux positions distinctes : celle du père et celle du fils. Oronte et Horace personnifient en revanche une maison réglée, car le père donne à son fils une femme en mariage afin de garantir la descendance familiale, et cela par leur union et, plus important encore, par leur amour. Molière problématise alors la relation entre maison, parenté et sexualité sur plusieurs niveaux : 1° sur le plan de la maison il marque le contraste entre les deux amis Arnolphe et Chrysalde dans la mesure où ils représentent chacun deux concepts de la maison bien différents. 2° sur le plan de la parenté, Molière met en opposition le père de famille Arnolphe et Oronte, père d’Horace, et Enrique, père d’Agnès, en bien distinguant, d’un côté, un père qui veut épouser sa fille et, de l’autre, un père qui veut marier sa fille au fils d’un autre père. 3° au niveau de la sexualité, Molière confronte le personnage d’Arnolphe à celui d’Horace, tous deux maris potentiels d’Agnès : alors que le premier n’a pour dessein que de préserver son honneur et sa maison, le deuxième, quant à lui, s’intéresse véritablement à Agnès, l’aime de tout son cœur et espère pouvoir l’épouser. Il nous reste un dernier point important à aborder, à savoir le rapport sexualité-obscénité. 23 L’obscénité des Suppositi de l’Arioste résulte de l’introduction du personnage d’Erostrato dans la maison de Damone. Erostrato y travaille comme servant de Damone après avoir échangé son rôle avec son serviteur Dulippo. La raison de cet échange des rôles est Polinesta, la fille de la maison, de qui Erostrato est tombé amoureux. L’acte d’introduction du personnage d’Erostrato dans la maison renvoie par conséquent à l’acte de la 23 Voir aussi Joan DeJean, The Reinvention of Obscenity. Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002, chapitre 3, « Two-Letter Words : Molière’s École des femmes and Obscenity Made Modern », pp. 84-121 et Michel Jeanneret, Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Seuil, 2003, chapitre 11. « Molière: ‘Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir? ’ », pp. 277-301. Jörn Steigerwald 356 pénétration de la fille sans que cela soit énoncé sur scène. Toujours est-il que, chaque fois qu’un personnage annonce la présence d’Erostrato dans la maison, il fait, du même coup, référence à la liaison intime entre Erostrato et Polinesta - ce qui explique la sévère réaction du père de Polinesta qui fait capturer Erostrato lorsqu’il apprend qu’il est l’amant de sa fille. Molière, pour sa part, met explicitement en relief le problème de l’obscénité en confrontant Arnolphe et Agnès l’un à l’autre à travers la relation de celle-ci avec Horace : Agnès. Oh tant ! Il me prenait et les mains et les bras, Et de me les baiser il n’était jamais las. Arnolphe. Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ? (La voyant interdite.) Ouf ! Agnès. bonjour Hé ! il m’a... Arnolphe. Quoi ? Agnès. Pris... Arnolphe. Euh ! Agnès. Le... Arnolphe. Plaît-il ? Agnès. Je n’ose, Et vous vous fâcherez peut-être contre moi. Arnolphe. Non. Agnès. Si fait. Arnolphe. Mon Dieu, non ! Agnès. Jurez donc votre foi. Arnolphe. Ma foi, soit. Agnès. Il m’a pris... Vous serez en colère. Arnolphe. Non. Agnès. Si. Arnolphe. Non, non, non, non. Diantre, que de mystère ! Qu’est-ce qu’il vous a pris ? Agnès. Il... Arnolphe, à part. Je souffre en damné. Agnès. Il m’a pris le ruban que vous m’aviez donné. À vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre. Arnolphe, reprenant haleine. Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre S’il ne vous a rien fait que vous baiser les bras. Agnès. Comment ? est-ce qu’on fait d’autres choses ? 24 La volonté de savoir d’Arnolphe n’a pas pour effet de produire une mise en discours du sexe dans cette scène, bien au contraire : au lieu de faire 24 Molière, L’École des femmes, II, V, 569-582, p. 426-428. Les appropriations de l’Arioste par Molière 357 d’Agnès son sujet en l’objectivant à travers son récit sur sa sexualité, il lui donne la possibilité de se problématiser elle-même en tant qu’individu. Mieux encore, les rôles d’interrogateur et de celui qui est interrogé se retrouvent intervertis à la fin, si bien qu’Arnolphe n’apprend rien du degré d’intimité unissant Agnès et Horace. Par-dessus tout, il se voit confronté à la curiosité de son interlocutrice qui est avide de savoir ces « autres choses » faisables dans une telle situation. La scène, cependant, montre clairement au spectateur les effets de l’éducation d’Agnès, à savoir son innocence. En demandant à Agnès si Horace lui a pris « quelque autre chose », hormis les mains et les bras, Arnolphe exprime, d’une part, sa crainte d’être fait cocu avant le mariage. D’autre part, il insiste sur la possibilité, voire la probabilité, sur laquelle aboutit une situation si intime : l’acte intime. L’innocence d’Agnès, mais aussi sa vertu - et bien entendu également celle d’Horace - restreignent néanmoins l’intimité des amoureux. La seule personne à transgresser ces limites, c’est Arnolphe qui désire savoir si Horace a pris « quelque autre chose ». Par hasard cependant, Horace a pris quelque chose appartenant à Agnès, le ruban qu’Arnolphe lui avait offert. Cette prise du ruban signifie pour Horace qu’Agnès est favorable à une union avec lui. Aussi cette possession de l’objet est-elle pour Arnolphe le signal qu’Horace a pris non seulement son ruban, mais aussi sa position d’amant. Néanmoins, l’acte du ruban ne renvoie pas à un acte intime entre les amants, malgré les craintes d’Arnolphe. L’obscénité ne résulte pas de la relation intime entre la fille de la maison et son amant, comme c’est le cas des Suppositi, mais bien de la relation intime entre le père de famille et sa fille. De par son insistance quant à la possibilité-probabilité d’un acte sexuel et de par sa demande pressante et incessante quant à la ‘prise’ de « quelque autre chose », Arnolphe enfreint volontairement les limites de la bienséance et donc les limites de ce qui se dit en public. L’École des femmes met en scène la relation entre maison, parenté et sexualité à travers la déformation de la maison d’Arnolphe. Molière souligne de nouveau la désuétude du concept de la « maison fermée » dans une société contemporaine qui se tourne vers la « maison ouverte ». De plus, à travers le couple d’Agnès et Horace, il précise la disposition de la sexualité vis-à-vis de la parenté, car ces deux personnages, justement, personnifient les idéaux de la galanterie française - c’est-à-dire l’éthique d’amour - et se portent ainsi garant du nouveau modèle de la « maison ouverte ». La « maison ouverte », toutefois, reste encore à venir, car seule la maison ‘déformée’ d’Arnolphe, et non celle du couple amoureux, est ici mise en scène. Jörn Steigerwald 358 3. La Critique de l’École des femmes 25 Nous avons l’habitude de considérer La Critique de l’École des femmes comme la première des comédies de salon de Molière et comme la première pièce à débattre d’une autre comédie. A ces considérations s’ajoute le fait que Molière, dans la Critique, disqualifie, d’une part, ses adversaires, et que, d’autre part, il définit son public. La première mise en scène de la Critique en juin 1663 au Palais-Royal met en relief cette double orientation : la représentation de L’École des femmes est suivie de celle de La Critique de l’École des femmes ; Molière réunit ainsi comédie de mœurs et critique théâtrale. Pourtant, si l’on se penche plus attentivement sur la Critique de Molière, inspirée des comédies de l’Arioste, on aperçoit un enchaînement assez remarquable. L’Arioste n’a pas écrit de comédie qui aurait pour objet de débattre d’une pièce ; les prologues de ses comédies, cependant, sont dès le début consacrés au débat. Il y définit son public, comme par exemple dans le prologue de La Lena, discute des critiques de ses pièces précédentes, comme dans le prologue de I Suppositi ou de Il Negromante, et met en relief sa conception de la comédie et de la représentation théâtrale. Il lie ainsi la pratique esthétique à la réflexion critique, s’attardant par là sur la « poiesis », c’est-à-dire sur une pratique esthétique guidée par la théorie. 26 La Critique de l’École des femmes reste alors la première comédie à débattre d’une autre pièce ; néanmoins, elle suit également les traces de l’Arioste et de ses réflexions sur la « poiesis » de la comédie. Cependant, le rapport entre Molière et l’Arioste va plus loin. Il devient plus évident encore au regard de la constellation maison-parenté-sexualité, car La Critique de l’École des femmes est la première comédie à présenter un modèle positif de la « maison ouverte ». L’École des maris de même que L’École des femmes se concentrent sur le père déformé d’une « maison fermée » en tant que protagoniste et en tant qu’espace social - ceci explique alors que le modèle positif de la « maison ouverte » n’apparaît, dans les comédies, qu’en arrière-plan. La maison d’Uranie et d’Élise, par contre, présente pour la première fois une « maison ouverte » au premier plan. Elle est un lieu concret et un espace social, les portes y sont ouvertes aux gens des 25 Voir David Lee Rubin, « Image, argument, and esthetics in La Critique de L’École des femmes », Romance Notes XV (1973), Suppl. 1, pp. 98-107 et Bobra Ballin Goldsmith, « Molières ‚Défense et Illustration’: La Critique de l’École des femmes », The French Review 50 (1977), pp 688-697. Voir aussi Georges Forestier, Claude Bourqui, « Notice », Molière, Œuvres complètes, I, p. 1368-1378. 26 Voir Poiesis. Praktiken der Kreativität in den Künsten der Frühen Neuzeit, dir. David Nelting, Valeska von Rosen, Jörn Steigerwald, Zürich, diaphanes, 2013 (à paraître). Les appropriations de l’Arioste par Molière 359 deux sexes provenant de l’extérieur de la maison et désireux de s’échanger aussi bien socialement que culturellement Le statut d’Uranie et d’Élise, en outre, n’est pas clair. Toutefois, elles incarnent ce qu’Ariste entend par « aime[r] à jouir d’un peu de liberté » en parlant de jeunes femmes. Ni Uranie ni Élise ne sont assurément des « femme[s] libre[s] » au sens juridique du XVII e siècle, mais elles agissent toutes deux plus ou moins librement dans leur maison et dans leur pratique sociale : elle reçoivent du monde, discutent avec des hommes et des femmes et se problématisent à travers ces conversations. Le rapport maison-parenté dans la Critique est orienté par conséquent, non seulement vers la « maison ouverte », mais il met en évidence également une certaine liberté de la femme, ce que reflète bien dans la maison l’absence d’un père de famille. Néanmoins, les pratiques sociales des deux sœurs montrent aussi qu’elles s’intègrent volontairement et inconsciemment dans la « domination masculine » de la maison comme en témoignent les attitudes différentes qu’elles prennent selon que leur interlocuteur est un homme ou une femme. Un dernier point essentiel : qu’en est-il de l’obscénité ? Ou plus précisément, comment se présente l’obscénité, comment est-elle mise en œuvre ? Dans la troisième scène, Climène, Uranie et Élise, les trois dames, discutent du problème de l’obscénité : CLIMÈNE: Enfin il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant d’y voir les choses. URANIE: Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n’y est pas. CLIMÈNE: Ah! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux. URANIE: Et moi, je ne demeure pas d’accord de cela. CLIMÈNE: Quoi? la pudeur n’est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l’endroit dont nous parlons? URANIE: Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, et non pas elle, puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris. CLIMÈNE: Ah! ruban tant qu’il vous plaira; mais ce le, où elle s’arrête, n’est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le d’étranges pensées. Ce le scandalise furieusement; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l’insolence de ce le. ÉLISE: Il est vrai, ma cousine, je suis pour Madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, et vous avez tort de défendre ce le. CLIMÈNE: Il a une obscénité qui n’est pas supportable. ÉLISE: Comment dites-vous ce mot-là, Madame? CLIMÈNE: Obscénité, Madame. Jörn Steigerwald 360 ÉLISE: Ah! mon Dieu! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire; mais je le trouve le plus joli du monde. 27 La dispute entre Climène et les deux sœurs aborde, au début, la question du visible dans la comédie et, de ce fait, celle des choses que l’on voit même quand elles ne sont pas présentées sur scène. Selon Climène, le spectateur, et surtout la spectatrice, est contraint(e) de voir des « saletés » qui blessent, de toute évidence, la pudeur. Uranie la contredit en soulignant qu’Agnès « ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête », d’où résulte que « l’ordure » que perçoit la spectatrice vient alors d’elle-même et non pas d’Agnès. Le dialogue entre les deux jeunes femmes est important, car il ajoute à la conversation entre Arnolphe et Agnès dans L’École des femmes une dimension pour le moins remarquable. Arnolphe veut connaître le degré d’intimité de la relation entre Agnès et Horace. D’où l’insistance d’Arnolphe sur ce quelque chose qu’Horace a pris à Agnès et sa persistance à vouloir savoir de quoi il s’agit. Son discours met implicitement en mots la possibilité d’un acte intime entre Horace et Agnès. La discussion entre Climène et Uranie, par contre, ne renvoie pas à Arnolphe, mais à Agnès, ce qui explique le changement de perspective. Dans la comédie I Suppositi de l’Arioste, c’est l’acte sexuel qui constitue le problème de l’obscénité, car il s’oppose à la règle de la bienséance. Dans L’École des femmes, parce que la relation entre les deux amants demeure innocente, c’est uniquement dans le discours d’Arnolphe que l’acte sexuel apparaît. L’obscénité, s’il en est, est produite par le discours d’Arnolphe et sa volonté de savoir. Dans La Critique de l’École des femmes, en revanche, tout le monde sait que l’acte sexuel n’a pas eu lieu. Cependant, il est question d’obscénité, car Agnès donne à son interlocuteur de même qu’au spectateur le moyen, par la propre imagination, de remplir le vide laissé par l’article « le ». L’obscénité vise par conséquent à mettre en évidence deux problèmes différents : 1° elle distingue la sexualité autorisée à l’intérieur de la maison de celle située en dehors de l’enceinte ‘maison’. 2° elle appuie la différence entre le concept de l’acte sexuel et le concept de la sexualité. La bienséance ne permet pas de parler de l’acte sexuel en public, et surtout pas sur scène. Néanmoins, il est possible de parler du rapport entre maison et sexualité dans la discussion concernant les problèmes du mariage ; il s’agit alors d’une sexualité intégrée dans le mariage et encadrée par la maison. Dernier point important : dans le discours des personnages, le problème de l’obscénité résulte de la sexualité de la femme et non de celle de l’homme du fait que les dames mettent l’accent sur le discours d’Agnès, c’est-à-dire sur la 27 Molière, La Critique de L’École des femmes, III, pp. 493-494. Les appropriations de l’Arioste par Molière 361 structure elliptique du « le » et non sur le discours d’Arnolphe ou sur la possible séduction d’Horace. La « domination masculine » apparaît également, et en particulier, dans la question de l’obscénité. Les trois comédies, L’École des maris, L’École des femmes et La Critique de l’École des femmes mettent en relief, chacune à sa manière, que Molière ne fut pas seulement le « Térence de son siècle », mais qu’il fut aussi « l’Arioste de son siècle ». De fait, il reprend la constellation maison-parenté-sexualité, s’approprie le modèle de la comédie érudite et la transforme en une comédie de salon. Si l’imitation de l’Arioste a pour base l’adaptation d’un modèle antique à la culture contemporaine, alors Molière réussit remarquablement cet ouvrage, car de là naît une nouvelle comédie de maison : la comédie de salon. ETUDES DIVERSES PFSCL XL, 79 (2013) Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? F RANCIS A SSAF (U NIVERSITY OF G EORGIA ) « C’est l’honneur qui nourrit les arts », nous apprend Cicéron. Et c’est la pédanterie et les pédants qui les pourrissent, pourrait-on dire en corollaire… Le personnage du pédant tel qu’il est représenté dans les histoires comiques non seulement représente l’antithèse du vrai savoir, mais aussi personnifie tous ceux qui, substituant le psittacisme en langue morte à la pensée en langue vivante, la déshonorent, lui font un affront. Je focalise mon travail sur trois de ces histoires comiques, les mieux connues : Première journée de Théophile (1623), Francion de Sorel (1623- 1626-1633), Les Avantures de Dassoucy (1677). Je me demande jusqu’à quel point ces pédants - qui sont loin de constituer des personnages mineurs ou insignifiants des récits en question - se montrent contempteurs des valeurs esthétiques et langagières portées par une modernité qui veut s’affranchir d’une antiquité transformée en fardeau par l’ignorance foncière des pédants. Non que nos auteurs rejettent la pratique du latin en soi, mais l’axiologie dévoyée que constitue le dérèglement à la fois langagier et comportemental qu’ils manifestent dans ces personnages (Sydias va bien plus loin dans le grotesque qu’Hortensius, par exemple), génère sciemment une apodicticité factice, illégitime parce que niant la modernité - c’est-à-dire la réalité - et par laquelle les auteurs font ressortir ce que c’est que d’être le contraire d’un homme d’esprit. Sans être le moins du monde de petits saints, Francion et le je de Première journée (c’est-à-dire Théophile lui-même), encore moins Dassoucy, servent de repoussoir à ces personnages à peu près dans tous les domaines : langage, comportement, sens des réalités, du bon goût et de l’amitié 1 . Dans un article de 1997, Véronique Joucla examine l’usage du latin par les trois pédants, évaluant simultanément l’utilisation dégradée du latin par Sydias (Première journée), Hortensius (Francion) et Triboulet (Avantures) et la 1 Voir mon article « Francion: écriture moderne, écriture baroque. » Œuvres et critiques XXXII, 2 (2007) : 81-107. Francis Assaf 366 concomitante folie de ces personnages (ou du moins le décalage abrupt et permanent par rapport à la norme établie et pratiquée par les gens véritablement raisonnables et cultivés). Ni Sorel, ni Théophile, ni monsieur Coypeau ne font exprimer à leurs personnages principaux la honte qu’ils éprouvent à être confrontés à ces grossières caricatures d’intellectuels. Néanmoins, comme Francion et le je de Première journée s’efforcent de maintenir à la fois un certain niveau de culture et une éthique langagière née de celui-ci, le lecteur ne peut manquer alors de constater la dichotomie qui existe entre le bien-dire et le mal-dire, le bien-faire et le mal-faire. Elle n’existe que parce que les pédants introduisent une disconvenance permanente (sur le mode comique, bien entendu, mais elle n’en est pas moins là). Elle s’oppose au « bon » langage (le français) et à un savoir qu’informe la modernité (née de la raison), alors que le déshonorent les pédants par leur usage intempestif du latin 2 autant que par leur comportement dans la vie courante. L’article de Joucla s’ouvre sur une mention de l’entrée « pédant » du Dictionnaire universel, laquelle elle ne cite que partiellement, cependant, se contentant surtout de la paraphraser. Comme elle le déclare au premier paragraphe, le pédant « dispute en galimathias », employant un « discours obscur et embrouillé, où on ne comprend rien (111) », selon la définition du terme par Furetière (T. I [A-H], 987). Furetière donne deux définitions du mot pédant, la première se rapportant aux légitimes fonctions pédagogiques ; la deuxième, dans son acception substantive, trois fois plus longue et farcie d’exemples, mérite d’être citée in extenso (Voir appendice). Notons que Furetière conclut en citant quelques vers de la Satire IV de Boileau 3 . Outre le substantif, plus son usage comme adjectif, il nous donne « Pédanterie », « Pédantesque », « Pédantesquement », « Pédantiser » et « Pédantisme ». Une lexicologie aussi complète, avec citations des plus célèbres auteurs à l’appui, ne peut qu’indiquer la consternation que ressentait Furetière, ainsi que les auteurs qu’il cite, de la dégradation et du déshonneur infligés au savoir par les pédants, ce qui nous mène à nous interroger sur la pertinence lexicologique de la notion d’honneur par rapport à la pédanterie. Furetière consacre plusieurs pages 4 de son dictionnaire à examiner cette notion dans toutes ses possibles acceptions. Ce qui a surtout retenu mon attention, c’est l’étymologie du terme, dont il considère tour à tour les possibles origines latine et grecque. Selon lui, on pourrait envisager deux 2 Voir aussi « Francion : roman du travesti, travestissement du roman. » Cahiers du Dix-septième, XI, 1 (2006) : 147-160. 3 Satire IV, vv. 5-8. In Œuvres complètes. Paris : Gallimard (Pléiade), 1966, p. 26. 4 1095-1097 du T. I (A-H). Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 367 racines, donc. La latine est onus, c’est-à-dire charge, responsabilité, que l’on retrouve dans une expression vieillie : briguer les honneurs. Il privilégie néanmoins - à tort, semblerait-il 5 - une origine grecque, ονοσ , c’est-à-dire le prix auquel on vend une chose 6 , disant que « L’honneur n’est autre chose que le cas que nous témoignons faire d’une personne » (T. I, 1096). Par là, même s’il a tort, Furetière établit une norme déontologique. Si je m’en tiens à l’étymologie grecque, toute incorrecte qu’elle est, l’intention que je décèle dans les condamnations de la pédanterie chez les auteurs d’histoires comiques est que les pédants font plus de cas du latin, langue morte, que du français, langue vivante, ce qui se rapporte soit à un rejet complet des idées modernes, soit à l’effort futile d’exprimer ces idées dans une matrice langagière inapte à le faire, chose que rapporte également Joucla, en termes un peu différents (123). Puisque le premier symptôme de la pédanterie est l’usage du latin, usage abusif autant qu’intempestif, tournons-nous vers l’article de cette critique. L’auteure effectue en contexte un exposé systématique des expressions latines qu’utilisent les pédants (sans les traduire, hélas ! pour nous autres non-latinistes et/ ou non-pédants), les situant à bon escient dans le contexte dégradé de la cuisine, de l’ivrognerie et de l’hypocrisie méchante et agressive. Bien que Première journée et Francion soient pratiquement contemporains, je commencerai par Sydias, le pédant de Théophile. Joucla ne le traite pas autant en profondeur qu’elle ne le fait d’Hortensius 7 . Je citerai donc, en guise d’ouverture, cette première éructation du personnage, mêlant le latin aux langues modernes (français et italien). Elle est significative, dans le schème narratif et idéologique de Théophile : au chapitre II, lorsque le je réveille Sydias, celui-ci s’exclame : « Per Deum atque hominum fidem 8 , me ditil, laissez-moi dormir. J’ai passé la moitié de la nuit après cet intrigo de 5 Le site du CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales - http: / / www.cnrtl.fr/ etymologie/ honneur/ substantif, interrogé le 5 août 2012) ne fait mention d’aucune origine grecque, ne lui attribuant qu’une latine. Le Petit Robert confirme cela, ainsi que la consultation d’un dictionnaire français-grec ancien, numérisé par l’Université de Toronto. 6 D’où l’adjectif français « onéreux ». 7 Elle ne commence son examen de Sydias qu’au chapitre IV de Première journée. 8 Par Dieu et au nom des hommes… J. Prévot indique à la n. 3 de la p. 9 (p. 1250 du T. I) que la traduction pose des difficultés, n’étant point en latin classique, mais une sorte de latin « christianisé » (la majuscule de ‘Deum’) par Théophile. Il aurait pu pousser un peu plus loin son analyse pour demander dans quelle mesure Théophile veut lancer une pointe à la religion en l’associant avec la pédanterie. Francis Assaf 368 modalibus 9 , et ce forgeron que vous oyez là-bas a continué cette sonnerie depuis deux heures après minuit. » (9). Je reviendrai sur le rapport entre mélanges linguistiques et pédanterie, mais je voudrais réfléchir ici sur les circonstances : réveillé en sursaut, Sydias s’exprime spontanément en latin. Ce n’est qu’après cette première déclaration qu’il songe à passer au français. Il faut donc croire que ce n’est pas pour déployer exprès sa (fausse) érudition, mais qu’il a intériorisé le latin (un latin quelque peu abâtardi, si l’on en croit la note de J. Prévot, supra) à tel point qu’il a supplanté sa langue maternelle, c’est-à-dire, pour Théophile, la langue naturelle. Nous assistons ici au premier exemple de la dénaturation de Sydias ; autrement dit, l’auteur nous offre le premier indice de la sottise de ce personnage, qu’on pourrait rapporter à ce que dit du pédant Saint-Evremond cité par Furetière. La conversation qu’entretient le je avec Clitiphon fait contraste avec cette première manifestation grotesque. C’est là que le narrateur exprime, avec une grande dignité, sa philosophie libertine, bien épicurienne. La recherche du plaisir, but suprême, signifie le rejet de toute contrainte : [I]l faut avoir de la passion non seulement pour les hommes de vertu, pour les belles femmes, mais aussi pour toute sorte de belles choses. J’aime un beau jour, des fontaines claires, l’aspect des montagnes, l’étendue d’une grande plaine, de belles forêts, l’Océan, ses vagues, son calme, ses rivages. J’aime encore tout ce qui touche plus particulièrement les sens, la musique, les fleurs, les beaux habits, la chasse, les beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère. Mais à tout cela mon désir ne s’attache que pour se plaire, et non pas pour se travailler 10 . (10-11) On se demande à ce propos si le plaisir - dans son acception épicurienne - n’est pas une notion complètement étrangère à Sydias. Seconde intervention de ce dernier qui, de nouveau réveillé, lance un vers, qui n’est ni virgilien, ni d’aucun poète latin 11 , « Nec Veneris, nec tu vini capiaris amore 12 », qu’il fera suivre d’une déclaration illustrant à la fois sa vanité et sa 9 Embrouillamini sur les modales. Prévot indique à la n. 4 de la p. 9 (p. 1251) que cette expression mélange latin et italien. Elle témoigne aussi de la pédanterie grammaticale de Sydias. 10 Rappelons (sans pédanterie…) que travail trouve son origine latine dans tripalium, mot populaire désignant un instrument d’immobilisation, voire de torture, formé de trois pieux. La connotation de souffrance persiste dans l’acception du terme en obstétrique. 11 En dépit de ce que dit Théophile. Voir la n. 8 de la p. 11 (p. 1212). Prévot consacre un paragraphe de plusieurs lignes en commentaire à la cervelle de Sydias, farcie de latin. 12 Ne te laisse prendre à l’amour, ni de Vénus ni du vin. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 369 pédanterie : « Nunquid excepistis quem in transversus parietem vobis vibravi versum, potuitne opportunus laudari ? 13 » Joucla souligne (113) l’altercation à la fois violente et ridicule du chapitre IV, entre Sydias et un autre pédant, dont le sujet est odor in pomo (le parfum dans le fruit) : savoir si c’est substance ou accident. Citer Théophile encore une fois n’ajouterait pas grand-chose à mon propos ; sachons seulement que Sydias s’est fait rosser d’importance par le jeune scolastique pour avoir soutenu que odor in pomo relevait de la substance et non de l’accident. Nous pouvons constater aussi aux chapitres IV V et VI, que non seulement Sydias ne crache pas sur le vin, mais qu’il s’enivre volontiers avec des excès qui consternent le je (Première journée 21, 23), accompagnant ses débordements de rafales de latin aussi considérablement dénaturé 14 qu’alcoolisé. Cette obsession du latin correspond à une doxa 15 que réprouve évidemment Théophile. Dans un article de 2004, Jocelyn Royé évoque l’attachement acharné à cette doxa de certaines structures institutionnelles et l’opposition vigoureuse à cette attitude que manifeste Boileau dans l’Arrest burlesque, rédigé en 1701 pour, dit-il, empêcher l’Université d’obtenir du Parlement un arrêt interdisant, dans les écoles de philosophie, l’enseignement de doctrines autres que celles d’Aristote (Escal 1066, Royé 526). Sans jamais employer le terme de pédant, Boileau laisse clairement entendre qu’il ne considère les sorbonnagres - pour emprunter le terme de Maître Alcofrybas - que comme des pédants. Voyons plutôt : [La Cour] Ordonne qu’il [Aristote] sera toûjours suivi et enseigné par les Regens, Docteurs, Maîtres-ès-Arts et Professeurs de ladite Université. Sans que pour cela ils ne soient obligés de le lire ni de sçavoir sa langue et ses sentimens. (Boileau, Œuvres complètes 329). En 1623, c’est-à-dire plus de trois-quarts de siècle avant Boileau, Théophile nous avait présenté en Sydias une image du pédant esclave d’une doxa déjà périmée jusqu’au grotesque, déshonorant à la fois les classiques et la notion d’homme d’esprit, laquelle image, pour être passagèrement comique (ou risible), ajoute en définitive au pessimisme de l’explicit de Première journée car, partant pour l’exil, le je n’aura même pas la consolation de la compagnie de Clitiphon, retenu par l’amour. Son seul compagnon de route sera Sydias (26). 13 N’avez-vous point reçu le vers qu’à travers le mur j’ai fait retentir pour vous, et ne pouvait-il être loué plus avantageusement ? 14 Voir le commentaire de J. Prévot dans la n. 2 de la p. 21 (p. 1257). 15 Doxa de la « communauté » pédantesque », si tant est qu’il en existe véritablement une. Francis Assaf 370 Si ce contemporain de Sydias, le Hortensius du Francion, ne s’abêtit pas dans la boisson comme celui-là, il ne nous en présente pas moins lui aussi l’image d’un personnage dégradé. Ce qui est intéressant à noter, c’est que l’entrée de Francion au collège où sévit Hortensius suit, au Troisième Livre, de très près l’épisode du singe. Après avoir été malmené par cet animal, Francion, en un télescopage temporel et textuel savamment orchestré par l’auteur, se retrouve sous la férule du pédant, qui nous est présenté comme suit : Mon maistre de chambre estoit un jeune homme glorieux et impertinent au possible, il se faisoit appeller Hortensius par excellence, comme s’il fut descendu de l’ancien Orateur qui vivoit a Rome du temps de Ciceron, ou comme si son eloquence eust esté pareille a la sienne. Son nom estoit, je pense, Le heurteur, mais il l’avoit voulu desguiser, afin qu’il eust quelque chose de Romain, et que l’on creust que la langue Latine luy estoit comme maternelle. (Francion 171). La note de l’édition Pléiade 16 ne nous apporte guère de lumières sur ce nom, « Le Heurteur ». Sans être latiniste, j’y discerne cependant une francisation ironique du terme latin hortator. Loin d’être celui qui encourage, qui exhorte, comme le veut le sens propre du terme, ce vocable se rapporte sans doute ici à l’homme qui, sur les galères romaines, réglait le rythme de la nage avec un tambour ou un bâton pour obtenir un rendement maximum des rameurs 17 . L’avarice de Hortensius et sa tendance à maltraiter les élèves confiés à sa garde lui méritent bien ce nom dégradé de son sens originel 18 . Par ailleurs, Sorel annonce l’Arrest burlesque lorsqu’il commente l’ignorance des régents et maîtres de collège : Tandis que leur moruë est dessus le feu, ils consultent quelque peu leurs livres, et se font à la fin passer Maistres es arts : ils lisent seulement les commentaires et les Scholiastes 19 des Autheurs, afin de les expliquer à leurs disciples, et leur donner des annotations là-dessus (Romanciers du XVII e siècle 184). Ces soi-disant érudits, ces pédants, ne sont-ce donc pas en définitive des singes? Des singes du savoir ? Et comme le singe est une caricature 16 Romanciers du XVII e siècle, p. 1377. 17 J’ai d’ailleurs parlé de ça dans un précédent article : « Francion : une étude carnavalesque. » Littératures classiques No. 41 (Hiver 2001) : 85-95. 18 Voir Romanciers du XVII e siècle, p. 171. 19 Selon le Dictionnaire universel (T. II, I-Z, p. 896), commentateur, en particulier des auteurs grecs. Autrement dit, les maîtres de collège ne font étudier à leurs élèves que des commentaires annotés et non les auteurs eux-mêmes, ce que Sorel considère implicitement comme une forme inférieure d’étude. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 371 d’homme, Hortensius est une caricature à la fois d’érudit et de pédagogue. Dans un autre article 20 , j’ai fait une brève réflexion sur ce rapprochement, dans le contexte du travestissement. Mais qu’en est-il des actions honorables ou déshonorables ? Hortensius oblige Francion (comme tous ses pensionnaires) à parler uniquement latin, ce qui révolte le jeune garçon, dont le penchant naturel est de parler français. Non seulement le pédant l’oblige donc à renier sa propre nature en le réduisant à s’exprimer en un langage corrompu, mélange innommable de français et de latin (c’est-à-dire honteux pour qui veut bien parler), mais en plus, il lui refuse les nourritures terrestres : rappelons-nous à ce propos que le singe imite la nourrice du petit Francion en lui barbouillant le visage de bouillie, c’est-à-dire en ne lui donnant pas vraiment à manger. De même, Sorel consacre au moins deux bonnes pages (171-173) à faire le détail de l’avarice honteuse d’Hortensius concernant l’alimentation de ses pensionnaires. C’est dire que, comme le singe, le pédant ne fournit pas plus de nourriture corporelle au héros (ou très mauvaise) que de nourriture intellectuelle. Dans l’échelle des valeurs, cela le met en fait au-dessous du singe, dont personne n’attend rien de ce côté-là. Ajoutons qu’Hortensius, non content de lésiner sur les victuailles de ses pensionnaires, les prive même de celles qu’ils acquièrent par eux-mêmes (175-177). Ce trait ne se rapporte pas spécifiquement à la pédanterie telle que la définit Furetière, mais il contribue à rendre le personnage d’autant plus antipathique. Est-ce dire que Hortensius ne pratique jamais le français ? Au contraire ! Son discours amoureux, adressé à la belle (? ) Fremonde 21 , n’est toutefois nullement le sien (comme d’ailleurs son latin), mais provient de livres d’amour (c’est-à-dire sans doute de romans héroïco-galants) volés à Francion et surtout d’un volume « plein de Metaphores, d’Antitheses barbares, de figures si extraordinaires qu’on ne leur peut donner de nom, et d’un galimatias continuel, où le plus subtil esprit du monde fust demeuré a quia, s’il eust voulu expliquer quelque chose. » (189) Hortensius en appelle l’auteur un « Ciceron François » et calque son style sur le sien. Cela revient à dire qu’il n’a pas de voix propre, mais se contente de réitérer celle d’un auteur (dont nous ne connaîtrons jamais le nom), substituant ainsi à un discours oral possible (c’est-à-dire spontané et personnel) l’oralisation mécanique d’un texte écrit et qui n’est pas le sien, mais qu’il valorise audessus de tout ce qu’il pourrait dire, vu qu’il est produit par celui qu’il considère (à tort, bien entendu) comme un nouvel avatar de Cicéron. Comment Francion a-t-il eu vent de ce discours ? Il n’appert pas dans le 20 « Francion, travesti du roman, roman du travesti », 154. 21 Qui, selon les notes du texte, est peut-être bien une prostituée. Mais Hortensius est trop sot pour s’en apercevoir. Francis Assaf 372 texte qu’il ait accompagné son pédant. Néanmoins, voici le texte du compliment qu’adresse Hortensius à Fremonde : Mademoiselle, luy dit il, je gaigne en perdant, et si je perds en gaignant, a raison qu’en perdant la frequentation de Monsieur vostre pere, je gaigne la vostre, qui me fait encore perdre d’une autre façon : car je pers ma franchise en vous oyant discourir. Les incomparables charmes de vos incomparables perfections que l’on ne peut assez magnifier, se tiennent si bien sur leurs pieds en assaillant, que ce seroit estre orbe de raison, que de croire de pouvoir se defendre, pourquoy ce seroit tousjours la cause pour laquelle je me diray vostre incomparable serviteur. (189-190) Molière a-t-il pensé à ce passage en faisant parler Thomas Diafoirus 22 ? En tout cas, c’est au Dixième Livre que nous retrouvons notre pédant (409), qu’amène à Francion un de ses amis, Audebert, également ami du fils de l’avare seigneur Du Buisson 23 . Ce nouvel avatar d’Hortensius complète celui du Troisième Livre : après la farce que lui jouent Francion, son ami L’Escluse et un poète bègue du nom de Saluste 24 , ils vont lui rendre visite dans une imprimerie où il corrige des épreuves. Sont-ce celles de ses propres écrits ou n’est-ce que son emploi ? Sorel reste muet là-dessus. Néanmoins, si l’on se rappelle l’« Advertissement d’importance aux lecteurs », Sorel ne porte pas les métiers de l’imprimerie dans son cœur. Ce passage peut donc se lire comme un nouveau rabaissement d’Hortensius, tombé de l’état de maître de pension à celui de correcteur d’épreuves, c’est-à-dire même pas de prote, ou chef d’atelier. Le passage suivant peut se lire comme une suite logique à cette espèce de déchéance, avec sa description très élaborée de ses bottes, qu’il porte avec des éperons pour se donner l’air d’un gentilhomme (sans jamais monter à cheval), alors qu’elles sont tout éculées, ravaudées de partout et prêtes à mettre au rebut (413-414). Pour répondre aux moqueries de Francion et de ses amis sur ses bottes minables, Hortensius se lance dans une tirade aussi longue que grandiloquente, mêlant faux honneur et fausse science, sur la noblesse des bottes (la botte fait le gentilhomme) et leur aspect pratique (pour se protéger de la crotte de Paris — en dépit des nombreux trous), tirade lardée bien entendu d’autant de latin que sont criblées de trous ses bottes. Le poème satirique que compose L’Escluse (c’est-à-dire 22 Le Malade imaginaire, II, 4. 23 Voir Neuvième Livre. Pour Sorel, un seigneur avare est une disconvenance, quelqu’un qui déshonore sa classe. 24 Adam voit dans Saluste le personnage du poète Honorat de Bueil, seigneur de Racan (1589-1670), qui en effet était bègue et savait mal le latin (n. 2 de la p. 410, Romanciers du XVII e siècle 1406). L’anecdote que rapporte Adam dans la note se trouve p. 129 du T. II des Historiettes de Tallemant des Réaux. Paris : Alphonse Levavasseur, 1834. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 373 Sorel) sur la dignité à la fois littéraire et mythologique des bottes est fort bien accueilli d’Hortensius, pour qui ironie et satire demeurent lettre morte. Amusons-nous avec une petite digression sur la botte au début du XVII e siècle. Un site web obligeant nous en fournit cette description : Au début du siècle, la mode était surtout à la botte. Henri IV envoya en Hongrie un habile tanneur pour étudier la préparation très spéciale des cuirs en Europe centrale et en rapporter le secret, perdu au siècle précédent : l’industrie des hongroyeurs se ranima et la fabrication des bottes souples connut une si grande vogue qu’elles furent admises même dans les salons et au bal, en 1608 ; une patte de cuir, le surpied, couvrait le cou-de-pied, maintenu par la soulette qui s’attachait sous le pied et fixait l’éperon. Ces bottes étaient hautes : l’entonnoir couvrait le genou lorsqu’on était à cheval et s’abaissait autour de la jambe pour la ville. Sous Louis XIII, une botte plus courte et plus légère s’appela ladrines 25 . Sans jamais le dire, Sorel nous fait constater qu’un aspect important de l’honneur intellectuel - et peut-être aussi moral - d’un homme d’esprit - l’opposé d’un pédant - consiste à reconnaître la valeur des signes. Ironie dans le cas d’Hortensius, dont le métier (ou l’occupation momentanée) consiste à mettre les signes justes à la place des faux sur le papier, mais qui demeure incapable de discerner qu’un signifiant dégradé ne saurait se rapporter à un signifié noble. Analyser le long discours décousu d’Hortensius au Dixième Livre mériterait à lui seul une étude séparée 26 . Sorel y fait preuve d’une imagination aussi débordante que celle de Lucien dans Les Histoires vraies. Ce discours est attribué à Hortensius pour faire ressortir sa folie, qui déshonore le savoir véritable. Un peu avant, l’auteur avait noté : Là dessus il [Hortensius] usa de tant de termes extraordinaires que Francion ne les put davantage souffrir sans lui demander s’il faloit parler comme il le faisoit, veu qu’il n’avoit en son stile que des hyperboles estranges, et des comparaisons tirées de si loing que cela ressembloit aux resveries d’un homme qui a la fievre chaude ou au langage de l’Empereur des petites maisons 27 . (426) 25 http: / / lecostumeatraverslessiecles.chealice.fr/ accessoires/ Chaussures/ XVIIeme. htm. Interrogé le 24 juillet 2012. Pour information, une paire de bottes mousquetaires chez lesavetier.com coûte aujourd’hui 450€. 26 Notons cependant que tout ce que dit Hortensius ici n’est pas dépourvu de sens. A la p. 427 de l’édition Pléiade, il dit exactement ce que dira Cyrano au début des Estats et empires de la lune, à savoir que la lune est un monde auquel la terre sert de lune. Voir « Francion : écriture moderne, écriture baroque » p. 98 et mes remarques sur le libertinage de Sorel. 27 L’asile des fous. Francis Assaf 374 On connaît la dernière aventure ridicule d’Hortensius, la farce consistant à lui faire croire qu’il a été élu roi de Pologne ; comme cela, l’auteur fait passer le lecteur du roi (politiquement) impuissant mais vrai (Henri III) au roi de carnaval. Semblent assez évidentes à ce point les injures que le pédant a faites à ceux qui honorent le vrai savoir ; la honte suprême dans le cas d’Hortensius consiste peut-être dans le fait qu’il est inconscient de sa propre déchéance, même si elle fait rire les autres. Quelque quarante ans plus tard, en 1677, Charles Coypeau Dassoucy nous donne ses Avantures. C’est au chapitre VII du premier livre qu’il fait la rencontre d’un personnage encore plus bas, vulgaire et grossier qu’Hortensius ou même Sydias : Triboulet, dont le nom, rappelons-le, était celui du fou de François I er . Il doit en fait ce sobriquet aux écoliers du pays latin, qui le harcelaient et le faisaient passer pour un fou, sans doute à cause de son extravagance (797). Si Théophile ne nous dit rien du costume de Sydias ni Sorel de celui d’Hortensius, Dassoucy nous présente Triboulet comme un « cuistre engiponné », c’est-à-dire vêtu d’un gippon, tunique dont l’origine remonte au XIV e siècle et qui servait d’abord aux chevaliers, plus tard remplacée par le pourpoint. Curieusement, à l’article « cuistre » du Dictionnaire universel 28 , nous apprenons que c’est un « Valet de Pedans, ou de Prêtres, & de gens de College, qui leur sert à faire cuire leur viande 29 . ». Le cuistre, donc, est encore au-dessous du pédant et, de fait, Triboulet nous est d’emblée présenté comme un ivrogne, non pas forcément en action, comme Sydias, mais le visage constellé de bubons, « marques de son intempérance », dit Dassoucy (Libertins du XVII e siècle 797). Ajoutons à cela la paillardise et une sorte de tartufferie, que l’on peut voir dans la hargne avec laquelle Triboulet persécute Dassoucy, à qui il impute publiquement toutes sortes d’hérésie et d’impiété (Libertins du XVII e siècle 798-799) le traitant de homo sceleratus atque nefandus 30 , chose qu’on ne voit pas, en fait, chez son prédécesseur moliéresque. Joucla le reconnaît bien : « Triboulet n’est pas Tartuffe, dit-elle, mais il n’en est pas très éloigné non plus » (124). On tombera d’accord que la vilenie du premier peut s’apparenter à celle du second, mais on décèle chez Triboulet une méchanceté gratuite, une sorte 28 T. I (A-H), p. 585. 29 Dans le sens général d’aliments. 30 Scélérat et impie. Il est intéressant de noter que Molière emploie ce terme dans Tartuffe, en parlant du personnage éponyme, d’abord à l’Acte III, 4 (v. 1028), ensuite à III, 6 (V. 1076), puis dans la didascalie entre les vv. 1487 et 1488, et enfin à la dernière scène de l’Acte V (v. 1865). Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 375 de rage de nuire qui ne se voit chez l’autre qu’à partir du v. 1557 (IV, 7) 31 , et tout au long de l’Acte V, lorsque Tartuffe rappelle à Orgon que la maison est à lui. Je dirai donc que Joucla ne va pas assez loin : Triboulet est en fait pire que Tartuffe, si on peut s’imaginer pareille chose. La fulgurante tirade (Libertins du XVII e siècle 800-803) par laquelle Dassoucy expose à une pieuse assemblée la véritable nature du cuistre, mélange de pédanterie, d’hypocrisie et de bassesse, rétablit en sa faveur l’opinion de l’assistance. Je conclurai très brièvement en disant que la gradation axiologique que je discerne dans ces personnages est peut-être subjective, mais enfin, nous allons de Sydias, relativement inoffensif, à Hortensius, qui maltraite des enfants ou des adolescents, pour finir avec Triboulet, dont on peut dire que son savoir est encore plus dégradé que celui de ses prédécesseurs, alors que sa méchanceté dépasse de loin la leur. Encore que la question que pose mon titre soit purement oratoire, je dirai d’accord avec Joucla (124) que ce personnage inversé que représente le pédant, même l’odieux Triboulet, est en définitive comique, parce que, selon elle, «la seule forme de salut se trouve alors dans la connaissance » (124). Et quel personnage comique manifeste de l’honneur ? Lequel est à priser ? Sans vouloir compléter ce propos par un exposé oiseux sur le théâtre et le savoir, je rappellerai que, même si Molière n’avait pas choisi de donner à son archi-pédant le nom de Trissotin, celui-ci, comme ceux dont je viens de parler, n’en provoquerait pas moins à la fois le rire, et le mépris. 31 Tartuffe C’est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître : La maison m’appartient, je le ferai connaître, Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours, Pour me chercher querelle, à ces lâches détours, Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure, Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture, Venger le Ciel qu’on blesse, et faire repentir Ceux qui parlent ici de me faire sortir. Francis Assaf 376 APPENDICE Deuxième définition du pédant (Furetière : Dictionnaire universel. T. II (I-Z). Seconde édition, revue, corrigée et augmentée par Monsieur Basnage de Beauval 32 . La Haye et Rotterdam : Arnoud et Reinier Leers, 1702). P. 479. PEDANT, se dit aussi d’un sçavant mal poli, grossier, opiniâtre ; qui fait un mauvais usage des sciences ; qui les tourne mal, qui fait de mechantes critiques, & observations, comme font la plupart des gens de College. Un Pedant est un homme qui a plus de lecture que de bon sens. DAC (Dacier ? ). Les Pedans sont gens toujours armez de pointes, & de syllogismes ; qui ne respirent la dispute et la chicane, & qui poursuivent une proposition jusqu’aux dernieres bornes de la Logique. Ce sont gens rustiques, & mal polis, qui ne peuvent se reduire au sens commun, ni assujettir leur esprit à l’usage & à la coutume, & qui proposent leurs sentimens d’un ton de maître, & d’un air decisif. REFL (Réflexions ? ). Un Pedant est un homme qui raisonne peu, qui a un (sic) extrême fierté, qui n’a qu’une fausse érudition, qui fait parade de sa science, qui cite sans cesse quelque Auteur Grec, ou Latin, &c. MALEB (Malebranche). Pour bien dépeindre la sottise d’un Pedant, il faut le representer tournant toutes les conversations sur la science dont il est possedé. ST. EV. (St. Évremond). Ce Pedant avec son sçavoir enrouillé prend des manières hautaines & meprisantes, & regarde en pitié ceux qui sçavent moins de Grec & de Latin que lui. BELL ( ? ). Le Barbon de Balzac est un parfait Pedant, gâté par le Grec, & le Latin, & un fou à force de science & de raisonnemens, BOU (Bouhours ? ). Il y a aussi bien des Pedans à la Cour & dans la ville, que dans l’Université. Un Ambassadeur toûjours attentif aux bienseances, & aux formalitez, n’est qu’un Pedant politique. WICQ (Vicq ? ). Les vices d’un Pedant, sont d’être mal poli, féroce, chagrin, critique opiniâtre & de disputer sur tout avec acharnement. On a dit de Monsieur Costar 33 dont les manieres étoient assez polies, qu’il étoit le Pedant le plus galant, & le galant le plus pedant qu’on pût voir. MEN (Ménage). Il y a aussi des femmes pedantes, qui sont les sçavantes à la maniére du College. Il y a des Pedans de toutes robes, de 32 Henri Basnage de Beauval (1657-1710). 33 Pierre Costar (1603-1660) était un homme de lettres et un bel esprit. Voir l’article du Dictionnaire des Lettres françaises — XVII e siècle. P. 338. Révisé par Emmanuel Bury. Quel honneur y a-t-il en pédanterie ? 377 toutes conditions, de tous états. Ce sont des doctes ignorans. GON (Gonon 34 ? ) Un Pedant 35 enyvré de sa vaine science, Tout horrifié de Grec, tout bouffi d’arrogance, Et qui de mille Auteurs retenus mot pour mot Dans sa tête entassez n’ont souvent fait qu’un sot. BOI (Boileau 36 ) 34 Benoist Gonon (†1656). Célestin, auteur de nouvelles et de romans pieux. Voir l’article du Dictionnaire des Lettres françaises — XVII e siècle, p. 549. Révisé par Jean Serroy. 35 Françoise Escal, l’annotatrice de l’édition Pléiade, indique que Boileau a pu avoir en vue Ménage (1613-1392) ou La Ménardière (1610-1663). 36 Satire IV, vv. 5-8. In Œuvres complètes. Paris : Gallimard (Pléiade), 1966, p. 26. Francis Assaf 378 Ouvrages cités Assaf, Francis. « Francion : écriture moderne, écriture baroque. » Œuvres et critiques XXXII, 2 (2007) : 81-107. Assaf, Francis. « Francion : roman du travesti, travestissement du roman.” Cahiers du Dix-septième, XI, 1 (2006) : 147-160. Assaf, Francis. « Francion, une étude carnavalesque ». Littératures classiques No. 41 (Hiver 2001) : 85-95. Boileau-Despréaux, Nicolas. Œuvres complètes. Introduction par Antoine Adam. Textes établis et annotés par Françoise Escal. Paris : Gallimard (Pléiade), 1966. Dassoucy, Charles Coypeau. Avantures. In Libertins du XVII e siècle, T. I. Edition et notes de Jacques Prévot. Paris : Gallimard (Pléiade), 1998. Dictionnaire des Lettres françaises - XVII e siècle. Édition révisée sous la direction de Patrick Dandrey. Paris : Librairie Générale Française (Le Livre de Poche - Encyclopédies d’aujourd’hui), 1996. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. Seconde édition, revue, corrigée et augmentée par Monsieur Basnage de Beauval. La Haye et Rotterdam : Arnoud et Reinier Leers, 1702. Joucla, Véronique. « Fonction du latin du pédant au XVII e siècle, dans Francion de Sorel, La (sic) Première journée de Théophile de Viau, Le Gascon extravagant de Claireville et Les Aventures de D’Assoucy ». In Contacts culturels et échanges linguistiques au XVII e siècle en France. (Yves Giraud, éd). Biblio 17 - 106. Paris- Seattle-Tübingen : Papers on French Seventeenth-Century Literature, 1997, 111- 124. Molière. Le Tartuffe, ou l’imposteur. In Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Georges Couton. T. I. Paris : Gallimard (Pléiade), 1971. Royé, Jocelyn. « Boileau entre pédants et beaux esprits ». Papers on French Seventeenth-Century Literature. Vol . XXXI, N° 61 (2004) : 523-538. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion. In Romanciers du XVII e siècle. Introduction et notes d’Antoine Adam. Paris : Gallimard (Pléiade), 1973. Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes. T. II. Paris : Alphonse Levavasseur, 1834. Viau, Théophile de. Première journée. In Libertins du XVII e siècle, T. I. Edition et notes de Jacques Prévot. Paris, Gallimard (Pléiade), 1998. PFSCL XL, 79 (2013) The Fall of a Brilliant Monster: Queen Cléopâtre’s Rhetorical Prowess in Corneille’s Rodogune S KYE P AINE (S TATE U NIVERSITY OF N EW Y ORK , B ROCKPORT ) Corneille’s queen Cléopâtre figures prominently among the monsters of seventeenth-century tragedy. 1 The playwright calls his villain from Rodogune a “nouvelle Médée” (Rodogune, 14) and she undoubtedly belongs in the pantheon of evil mothers and dangerous women. 2 It is thus quite logical that the majority of critics tend to emphasize her hateful nature. 3 Yet, despite her evil disposition, Corneille admits to a certain amount of respect for his monstrous creation: “Tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent” (Discours, 1 I am employing the word “monster” in its seventeenth-century sense of “against nature, inhuman.” Consult Wes William’s Monsters and their Meanings in Early Modern Culture for more on the usage of this term. Although he does not exclusively focus on “moral monsters” (Williams, 212) like Rodogune, his chapter on Corneille provides excellent insight into the playwright’s representations on monstrosities of all kinds. 2 Her list of transgressions is lengthy and serves as a basic outline of the play’s intrigue: she murders her husband; she withholds the name of their elder twin who should inherit the throne; she tries to convince her sons to murder the woman their father loved (and for whom they also share a mutual passion); she stabs one of her children to death; she tries to poison her other son and her rival at their wedding; she commits suicide while trying to accomplish her double homicide. 3 Miernowski’s claims that for Cléopâtre, “la haine est plutôt le principe directeur de son pouvoir” (Miernowski, 790); Stegmann similarly portrays her as an “héroïne noire et dénaturée” (Stegmann, 598); Pringent claims that she “règne pour haïr” (Pringent, 221); and Scherer goes even further when he asserts that “elle est une des créations les plus grandioses dans le mal” (XXI, Scherer). For an excellent and exhaustive synopsis of all the criticism on Rodogune consult the beginning of Reed’s article, “Visual Imagery and Christian Humanism in Rodogune.” Skye Paine 380 79). The playwright’s admiration 4 for Cléopâtre invites further consideration of her character. Perhaps it is wise to follow the lead of critics like Sweetser and Muratore, who highlight the Syrian queen’s impressive ability to impose her will. They show that she is not simply a monster dominated by a passionate bloodlust, but also a very strong woman who almost manages to triumph despite her initial position of weakness. Primarily, her strength derives from her remarkable intelligence. It may be her jealousy, anger and rage that motivate her, but she would not be capable of her many nefarious actions without a considerable and noteworthy amount of cunning. She is an exceptional being of both excessive passion and high mental competence and therefore deserves Corneille’s “admiration.” Although some critics have focused on Cléopâtre’s guile, there has been very little attention paid to her rhetorical skill. 5 This is a considerable oversight as it is through her mastery of language that her intelligence manifests itself most clearly. While she may use a knife to murder the king and his probable heir, her tongue is the weapon that almost topples the Nicanor dynasty. In a general sense, she shows her rhetorical strength through a keen understanding of her audience. She is a master of manipulating the desires and personalities of her interlocutors in order to better serve her odious goals. In a more specific linguistic sense, she displays an impressive ability to use synecdoche and metonymy in order to both defend herself and to attack her enemies. This second technique highlights one of Corneille’s most ingenious and inventive uses of language: the shifting trope. Enfants and amitiés at the wedding altar Cléopâtre’s rhetorical prowess is best observed during the last two acts of the play, starting at the moment after she stabs her son, Séleucus. This is the point at which she abandons her initial scheme to seize the crown and resigns herself simply to destroy the Nicanor dynasty at all costs. As she declares in a monologue: “Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge” 4 I am using the seventeenth-century meaning of “admiration” that indicates a sense of wonder, surprise and astonishment and does not necessarily imply approval. 5 Some critics have touched briefly on her style of discourse, but they most often conclude that she is undone by her own hatred. Harwood puts forth this opinion when she claims that Cléopâtre uses “brilliant rhetorical figures… but her frenzy repeatedly interrupts, thereby destroying the persuasive nature of the discourse” (Harwood, 104). The Fall of a Brilliant Monster 381 (vv. 1532). To achieve this vengeance she is required to rely on her verbal cunning. First she must persuade her surviving son, Antiochus, to marry her hated rival, Rodogune. This will set the stage for a wedding ceremony in which she will have both of them drink from a nuptial cup that she had secretly poisoned. The difficulty of her mission is considerable. To succeed she must publicly transform herself from a figure of hatred and discord into one of love and reconciliation. She has spent the whole play outwardly scheming for the death of Rodogune and she must now seem eager to have her as a daughter-in-law. This reversal appears to be an unlikely strategy but her intelligence is not to be underestimated. She knows that both of her remaining adversaries long for peace and maternal acceptance and she knows how to hide her hatred beneath well-chosen words of love. Her first task is to convince Antiochus that she now accepts Rodogune. Earlier in the play she had demanded of her sons that they murder the Parthian princess, so it seems implausible that anyone could believe in her newfound approval. Yet, she knows her enemies well and her choice to murder Séleucus instead of Antiochus was not made by chance. She understood that the only real difference between the twins is that Séleucus was more despairing and less gullible. 6 As such, he would have been less inclined to believe in such a drastic turnaround. With him out of the way, she is able to exploit the fact that the remaining brother lacks both perception and discernment and that he has unwavering faith in his unworthy mother. Cléopâtre is so confident in her ability to manipulate Antiochus that she completely reverses her position in the middle of a discussion, and with surprising success. In sincere hatred she declares to her son “Je triompherai, voyant périr mes fils” (vv. 1338), and a few moments later she says with false love “ma colère expire / Rodogune est à vous aussi bien que l’empire” (1354-55). Antiochus accepts this change of heart because he wants to believe that the women are equally loving and accepting of him. Cléopâtre proves to be adept at exploiting this desire. The Syrian queen must further rely on her persuasive skill to convince the less credulous Rodogune. If she cannot induce the Parthian princess to drink from the poisoned cup then her vengeance would remain unaccomplished. She manages to win over Rodogune by appealing to her own desire for reconciliation and maternal acceptance. She does this through word choice that consistently cloaks her hateful intentions in the terms of love. 6 Consult Braider for more on this fundamental division between the naïve Antiochus and the resigned Séleucus. Skye Paine 382 Cléopâtre opens the wedding ceremony by saying to the young lovers, “Approchez, mes enfants; car l’amour maternelle / Madame, dans mon cœur vous tient déjà pour telle…” (vv. 1559). The usage of this simple epithet “mes enfants,” is more than an elementary example of captatio benevolentiae, it is also a clever echo of an earlier moment in the play. The first words that she addressed to Antiochus and Séleucus were “Mes Enfants, prenez place” (vv. 521). It is worth nothing that these are the only two occasions in the play in which Cléopâtre enunciates this term of endearment. She manages to use the same word, enfants, to incite murder and to encourage marriage. In both cases she is artfully using the goodwill of maternal love in order to conceal her murderous desires. 7 Rodogune is easily duped by this claim of an “amour maternelle.” Despite the fact that this woman stabbed her previous fiancé and has repeatedly plotted to kill her, she joyously declares that “tout l’heur que j’espère / C’est de vous obéir et respecter en mère” (vv. 1563-6). With her children assured of her goodwill, the Queen sends Laonice to retrieve the poisoned wine. When she passes the cup, she once again shows her capacity for manipulating the vocabulary of love. She consciously evokes the brothers’ previously mentioned “sainte amitié” (vv. 81) when she calls the coupe nuptiale “un gage envers votre moitié / De votre amour ensemble, et de mon amitié” (vv. 1592-1594). It is possible that the more discerning Séleucus would not have believed his mother’s abrupt change in temperament, but Cléopâtre correctly judges that her surviving son is terminally credulous. Upon taking the poisoned cup in his hands he cries out “Ciel! Que ne sois-je point aux bontés” (vv. 1595) and Nicanor’s dynasty appears destined for extinction. La main Saving the kingdom from this tyrannical future is what can either be called a coup de théâtre or a conveniently timed revelation. Timagène’s surprise proclamation of Séleucus’ murder forces Cléopâtre once again to employ her verbal wits in order to remain the master of the moment. In the scene that 7 This is not the first time that Corneille presents the unlikely mother-daughter coupling of Cléopâtre and Rodogune. Before leaving Syria, Séleucus despairingly laments Rodogune’s murderous proposal saying: “Que le ciel est injuste! Une âme si cruelle / Méritait notre mère, et devait naître d’elle” (vv, 1051-52). Cléopâtre’s later appropriation of this symbolic parentage is concrete example of how she can take previous indicators of evil and transform them into symbols of goodness through rhetorical manipulation. The Fall of a Brilliant Monster 383 follows this announcement Antiochus is forced to conclude which woman killed his brother. Braider writes that the new king Antiochus is “called on to serve as the Solomonic Judge” (Braider, 148), and it is indeed most useful to conceive of the fourth scene of the fifth act as a trial. Twice Cléopâtre refers to her son as “mon juge” (vv. 1711 and vv. 1724), however, he is clearly not happy with this new responsibility. With his natural optimism and faith in those around him irrevocably crushed, he seems incapable of deliberating. In his consternation he demands: “Ôtez-moi donc de doute” (vv. 1690). The women, who appear to be equally murderous, must distinguish themselves one from another so that he will not (in his very legalistic terminology) “Confondre l’innocente avec la criminelle” (vv. 1697). The women will defend themselves as though they were lawyers in a court of law, representing themselves as clients. As is often the case in law, the successful lawyers are those who have best mastered the tools of rhetoric and Cléopâtre will show off her acumen in the “trial of the hands.” The judgment of Antiochus is necessary only because of the vague and elliptical nature of Séleucus’ last words. Their ambiguity derives from the fact that he does not directly name the killer but instead relies on synecdoche. 8 He says: Une main qui nous fut bien chère Venge ainsi le refus d’un coup trop inhumain Régner, et surtout, mon cher frère, Gardez-vous de la même main. (vv. 1643-1646) Although the audience knows to whom the guilty main belongs, Antiochus has only been exposed to the vacillating public face of the women in front of him. His task is ultimately to judge who is guilty by determining the possessor of the guilty hand. In rhetorical terms, la main in Rodogune moves back and forth between metonymy and synecdoche. 9 It is an example of a Cornelian shifting trope, in 8 For additional articles on the usage of synecdoche in Rodogune please consult Muratore and Braider. 9 Due to the fact that the difference between the two tropes has been the source of many heated debates, I will define the distinction as it relates to my discussion of Rodogune. A metonym involves a relationship of contiguity that is not necessarily literal. Couronne is an unambiguous example taken from the play. In the first act, Laonice comments on the virtue of the twins by asking “Peut-on plus dignement mériter la couronne? ” (vv. 211). The crown represents the future king because it is associated with being the regent. Synecdoche is similar, but the relationship between the trope and what it represents is more literal. Most often the part replaces a whole. Cléopâtre provides a clear example of this figure of speech when she declares that “Le fer m’a bien servie” (vv. 1508). She is using fer to replace Skye Paine 384 which the playwright will use the same word to carry two separate figurative meanings. The synecdochical sense is most often less abstract, more specific and more violent, while the metonymical sense is more vague and less tangible. Corneille was writing in a theatrical era with an intentionally limited vocabulary and a strong aversion to substitutive figures of speech like metaphor and simile, so this dynamic language usage is a testimony to his linguistic inventiveness in a time of stylistic restriction. As a metonym, la main is used throughout the play to represent the abstract manipulative power that both of the women possess over the princes. They each have hands that try to direct the brothers into doing their bidding. It is a word that serves to group the two women together and not to distinguish them apart. Thus, Séleucus’ final warning to his brother to that he guards himself from “la même main” (vv. 1646) appears to be of little use. In reality, however, Séleucus’ word choice will serve the judge Antiochus quite well because he is employing the hand not merely as a metonym, but also as a synecdoche. When employed in this manner, it is not describing a vague controlling force but a real extension of an existent body that commits an actual deed: the murderous part replaces the villainous whole. 10 In this form, the shifting trope of la main is a distinguishing word that describes definitive acts of deadly aggression and it only applies to one of the women. Antiochus’ task is to determine which of the two women possess both the metonymically manipulative and the synecdochically murderous hand. From the outset of the play, Corneille associates Cléopâtre with the violent synecdochical sense of the la main. The first time the word is uttered is when Laonice uses it to describe the king’s murderer: “Le Roi meurt, et dit-on, par la main de la Reine” (vv. 263). This is an unambiguous attribution of guilt through synecdoche. Unable to escape the truth of her homicidal actions, Cléopâtre will seek to divert responsibility through a cunning usage of the hand figure. When she admits to her sons that she killed their father, she says, “Rodogune, mes fils, le tua par ma main” (vv. 630). This is Cléopâtre at her most clever. In confessing that she killed Nicanor with her synecdochical hand she simultaneously implies that Rodogune was the metonymical hand that pushed her to stab. In this one utterance she is épée. This is a more tangible relationship than the Couronne metonym because a sword literally contains iron. 10 Corneille frequently employs the synecdochical meaning of the hand to incarnate definitive acts of deadly violence. La main is used synecdochically in 20 out of the 26 total times that it is spoken figuratively in the play. The Fall of a Brilliant Monster 385 employing the power of rhetorical tropes to accept responsibility while avoiding blame. 11 Cléopâtre further manipulates the symbolic hand during her legal defense before her juge in the fifth act. Corneille establishes the importance of the trope in the mother / son dynamic during their dialogue that immediately precedes the trial. After the queen falsely changes her mind and blesses the marriage of the young lovers, her son says, “La main qui me blessait a daigné me guérir” (vv. 1366). The optimistic prince is overjoyed to see that the metonymical main that once sought to keep him apart from his beloved is now uniting them. The actual metonym has not changed in its fundamental manipulative meaning, but there is a reversal in the perception of its intent. Cléopâtre learns from Antiochus’ joyous credulity. In the trial she recognizes that she must be seen as possessing a benevolently metonymical hand that gently pushes toward love. It is a micro linguistic detail that reflects the macro strategy of her careful inversion of être and paraître. The trial of the hands starts in earnest with Antiochus’ demand: “montrez-moi la main qu’il faut que je redoute” (vv. 1691-2). The rhetorical task is clear for the women: they must prove that their hand is solely metonymically controlling and not synecdochically violent. Cléopâtre demonstrates that she is up to the difficult task with her very first lines of defense: “Puisque le même jour que ma main vous couronne / Je perds un de mes fils, et l’autre me soupçonne” (vv. 1703-4). She wisely paints her main as a kind metonymical force that is trying to crown her son and not herself. Later in the trial Cléopâtre shifts the meaning of main back to its more brutal synecdochical sense. Importantly, she only applies this significance when alluding to Rodogune. Referring to her rival she says: “Il voudra se garder de cette même main” (vv. 1726). In her appeal to the judge Antiochus, hers is the main that represents the benevolent ideal of the loving mothers guiding force putting her son on the throne. On the contrary, her rival possesses the murderous and more literal hand that stabs. Through this cunning division of figural meaning, she hopes to persuade her credulous son and win the case. Corneille presents her as a master of the shifting trope. 11 Cléopâtre makes reference to her appendage two more times throughout her murderous plea implying that it was acting on the behalf of Antiochus and Séleucus. First she says “Et si ma main pour vous n’avait tout attenté” (vv. 633) which is then shortly followed “De cette même main qui vous a tout sauvé” (vv. 637). Once again, she accepts physical responsibility while deflecting moral guilt. Skye Paine 386 Le sang La main is not the only word that Cléopâtre adapts for her own purposes. The common rhetorical figure of le sang is also given a new meaning in her defense. Like la main, the word carries a more negative and violent connotation in its synecdochical form than it does in its metonymical usage. Corneille establishes this difference several times throughout the play. 12 He shows the power of the shifting trope perfectly during a key interchange between the brothers when they lament their mother’s murderous proposal. First Séleucus uses blood in its more violent synecdochical sense: “Je donnerais encor tout mon sang pour le sien” (vv.703). In this way it refers to one’s life force and with its loss comes death. In his response to this Antiochus uses sang in its less violent metonymical meaning of “pertaining to family lineage” when he laments that their mother intends to “souiller la source de mon sang” (vv. 713). Its presence in this more intangible metonymical form helps to remind the spectator and the reader that much of the play’s plot is based on blood ties and betrayal of those same binds. Cléopâtre herself uses it in this manner just previous to the trial calling Antiochus “les restes de mon sang” (vv. 1512). The queen is wise to employ this meaning because it highlights Rodogune’s otherness. She is not just a foreigner, but she is also the only character of the quartet who is not part of Nicanor’s bloodline. Cléopâtre also employs the more violent synecdochical meaning of sang as a weapon against the Parthian princess. She does this in the trial when she claims that Rodogune “a soif de mon sang, elle a voulu l’épandre” (vv. 1715). In this quotation she moves sang toward its more brutal implication of life force and uses it to distinguish herself further from her rival. A summary of Cléopâtre’s rhetorical defense shows that she constantly places Rodogune under the more literal and violent synecdochical meanings of words. She presents the Parthian princess as having the stabbing hand that wants to rob Antiochus of the figurative crown upon his head. She implies that Rodogune possesses none of the good and binding kind of abstract metonymical blood, but instead that she wants to spill as much of that very same synecdochical blood in its more literal sense. 12 For point of reference, Le Sang is used synecdochically in 17 out of 22 times it is uttered in a symbolic sense throughout the play. The Fall of a Brilliant Monster 387 Rodogune’s rhetorical failure in defense In this mock court, Rodogune seems to be completely incapable of responding to Cléopâtre’s rhetorical brilliance. In her first line of selfdefense she acknowledges her failure in saying, “Je me défendrai mal” (vv. 1735). Instead of meeting Cléopâtre on the same battlefield by favorably distinguishing herself from her rival, she mostly presents herself as saddened and shocked at being accused. Rodogune’s own attempts at using metonymy and synecdoche in order to defeat her enemy are wholly ineffective. She introduces the word bras, a common military figure of strength, without success. She declares to the queen: “votre bras au crime est plus fait que le mien” (vv. 1750). This seeks to imply that Cléopâtre is guilty of murdering Nicanor. This is an unwise strategy because the stabbing of the king refers to a different crime that confuses the judge Antiochus. The credulous and gullible son has yet to discover who killed his father and this accusation furthers his consternation. 13 Rodogune is thus displeasing the judge since he has specifically asked the women to relieve him of all his doubt and confusion. Rodogune’s rhetorical failure is best seen in her disastrous usage of le sang. She announces: “Vous demandiez mon sang, j’ai demandé le vôtre / Le Roi sait quels motifs ont poussé l’une et l’autre” (vv. 1755-6). In this statement she makes several fatal mistakes. First, she equates herself with her rival and thereby fails to distinguish herself whatsoever. In so doing, she completely ignores the task given to her by her judge. More importantly, Rodogune accepts Cléopâtre’s usage of the shifting trope of blood that puts her in line with the more literal and violent synecdochical usage of the word. She is letting the queen frame the debate by accepting her terminology. Finally, she is also tacitly reminding her judge that she is not of his blood in its metonymical familial-binding sense. At the end of this pathetic performance, Rodogune perceives the failure that she herself had predicted: “Mais, Seigneur, vous n’écoutez pas! ” (vv. 1766). He replies “Non, je n’écoute rien, et dans la mort d’un frère / Je ne veux point juger entre vous, et ma mère” (vv. 1767). Antiochus’ refusal to judge manifests a Séleucus-like despair and resignation. In his utter disillusion, the naïve brother has finally understood his own blindness. His attempt to discover the difference between the women has failed, and all he confronts now are two similarly odious alternatives: they are both guilty. This represents a success for Cléopâtre, whose rhetorical skill, in combina- 13 His credulity is so great that he doubts her guilt despite the fact that she had previously admitted to the murder. Skye Paine 388 tion with her rival’s verbal incompetence, maintains the perceived equality between them and prevents her own indictment. The triumph of the Syrian queen is nearly complete. Her goal is to ensure complete destruction of the Nicanor line, and her success will come when the disenchantment of the surviving prince transforms itself into a death wish. In his consternation he plans to follow through with the marriage and to allow whoever stabbed his brother eventually to murder him. He tellingly expresses his new morbid sensibility by referring to la main. He announces his indirect suicide to his departed brother: “Cher frère… La main qui t’a percé ne m’épargnera pas / Je cherche à te rejoindre, et non à m’en défendre” (vv. 1773-74). The idealistic prince finally resigns himself and even embraces the more literal and violent synecdochical usage of this symbol as the hand that stabs. Rodogune learns from the master It is in this despairing state of wild abandon that Antiochus takes the nuptial cup. If he takes one sip Cléopâtre would finally avenge herself and satisfy her passionate bloodlust. Only Rodogune’s interjection prevents this tragic dénouement. In the moments that follow she outsmarts Cléopâtre for the first time in the play. Most importantly, she does it using tactics learned from her opponent: she manipulates Antiochus’ desires and displays a masterful usage of words. Rodogune’s surprisingly successful counter attack begins when Antiochus asks for the poisoned cup. Her goal in this short interchange is to bring Antiochus back to his senses. If she can convince him that there is a happy ending in sight - one that does not end in the liquidation of the Nicanor line - then she will eventually win. The difficulty for the Parthian princess is that the perception of parity has reached its apex. The women are equally murderous and the only minor difference between the twins (Séleucus was more despairing) is undone by Antiochus’ hopelessness. Rodogune’s success depends on the surviving prince regaining his own individuality from his brother by once again being hopeful, trusting, and loving. To achieve her aims, Rodogune expresses a newfound ability to manipulate language in her opening plea to the gloomy Antiochus. She declares, “Ah! Gardez-vous de l’une, et l’autre main… Craignez de toutes deux quelque secrète haine” (vv. 1782, 1784). The genius of her tactic is that she is no longer fighting the apparent equality. She could not beat Cléopâtre at this game and so she changes tactics. She accepts the violent synecdochical usage of la main and acknowledges that either woman could be the killer. The Fall of a Brilliant Monster 389 By tolerating the appearance of similitude, she is helping to fight Antiohcus’ despondency. She is relieving him of the duty of judgment and is instead asking for a kind of retrial. She implores him to “tout refuser” (vv. 1786), which absolves him of the task of adjudicating that he had just abandoned. This shows that Rodogune’s has learned from her rival how to exploit her interlocutor’s desires. He longs for harmony and so she leads him to believe that there is no discord or difference between the two women that he loves. This trial has shaken his fundamental faith in humanity and her magnanimity is the first step to restoring it. The paradoxical possibility of dual guilt also permits the potential existence of dual innocence. When Rodogune exculpates Cléopâtre by saying to her “Je n’accuse personne, et vous tient innocent” (vv.1787), she is giving Antiochus the hope that he so dearly desires. She implies that the entire trial may have been a mistake and that it is possible that neither woman is responsible for the murder. The credulous son wants this unlikely resolution so badly that it causes him temporarily to suspend his fatalistic plan to drink from the poisoned nuptial cup. Rodogune’s unexpected triumph is complete when she proposes that a maid drink from the cup in order to prove that its content is nontoxic. She is careful to cloak this tacit accusation behind the appearance of simple concern. If it appears too accusatory, then the juge may revert to his previous state of suicidal despondency. She justifies the distrustful act saying: “On ne peut craindre trop pour le salut des Rois” (vv. 1790). She is clearly masking the être of suspicion behind the paraître of precaution, and the inversion of truth and appearance finally works in Rodogune’s favor. This is also the only instance where the Parthian princess outmaneuvers her cunning rival. Her proposal to verify the contents of the cup puts Cléopâtre into an untenable position. If the maid dies then Antiochus would know once and for all that his mother is a monster. The only way for the Syrian queen to ensure the extinction of the Nicanor line is to drink it herself and to hope that the poison acts slowly enough to allow the rest of them to imbibe it with her. It does not and she expires in front of the young lovers. The two women are as violently separated as the two men and the kingdom can continue with dynastic certainty. The queen’s intellect had served her well until her unwanted student was able to use her own techniques to outduel her at the most crucial moment. Les pieds Oronte, the Parthian ambassador, has the penultimate speech in the play and in it he sums up the moral and rhetorical outcome of the drama. He Skye Paine 390 declares to Rodogune and Antiochus: “La coupable est punie, et vos mains innocentes” (vv. 1836). The entirety of the argument in this paper is summarized by this deceptively short sentence. For the first time in the play, the heir to Nicanor sees that there is a clear and discernible guilty party. The perceived equality between the queens, so long manipulated by Cléopâtre, has been brutally terminated by the queen herself. The violent synecdochical usage of les mains makes its final appearance and it acquits the Parthian princess once and for all. Now Antiochus knows that Rodogune does not possess the stabbing hand that his brother so confusingly warned him of in his dying words. With all of the possible murderous mains in Rodogune, there was ever only one. It belonged to the dangerously intelligent monster of a mother who used it to kill her husband, her son and now herself. This cunning maternal abomination now suffers her only defeat with the literal and synecdochical blood in her veins infected by poison as the metonymical blood of Nicanor is poised to endure forever. Yet, even in her dying moments, this master rhetorician is cognizant of the symbolic power of the shifting trope. In her last words Cléopâtre employs a different body part: les pieds. She says: “Sauve-moi de l’affront de tomber à leurs pieds” (vv. 1830). She uses “feet” in both their synecdochical connotation as a part that replaces the whole and its metonymical sense that implies submission to a victor. By perishing off-stage on her own terms she once again saves herself the ignominy of being on the weak side of a trope. She controls language even if she can no longer dictate her own fate. Works Cited Braider, Christopher. Indiscernible Counterparts. Chapel Hill, NC: UNC Dept. of Foreign Languages, 2002. Corneille, Pierre. Rodogune Ed. Jean Serroy. Paris: Gallimard, 2004. ---Trois Discours sur le Poème Dramatique. Paris: Flammarion, 1999. Miernowski, Jan. “Le Plaisir Tragique de la Haine. Rodogune de Corneille.” R.H.L.F., 4, (2003) 700-818. Muratore, M.J. “Cornelian Theater: The Metadramatic Dimension.” The French Review. 67,1 (Oct., 1993): 129-130. Pringent, Michel. Le Héros et l’Etat dans la Tragédie de Pierre Corneille. Paris: PUF, 1986. Reed, Gervais. "Visual Imagery and Christian Humanism in Rodogune." The French Review. 63, 3 (1990): 464-74. Scherer, Jacques. Le Théâtre de Pierre Corneille. Paris: Nizet, 1984. Sweetser, Marie-Odile. La Dramaturgie de Corneille. Geneva, Droz, 1977. Williams, Wes. Monsters and their Meanings in Early Modern Culture. Oxford: OUP, 2011. COMPTES RENDUS PFSCL XL, 79 (2013) Hubert Carrier (ed.) : « Un vent de fronde s’est levé ce matin ». Poésies diverses attribuées à Scarron (1610-1660). Avant-Propos de Christian Péligry. Paris : Champion, 2012 (« Sources classiques », 106). 168 p. The late Hubert Carrier (1936-2008), known for his works on Scarron and the Mazarinades, in addition to an abundance of editions of La Fontaine, Molière, Racine, Corneille, Alphonse Daudet, and other notable authors, has left us this posthumous work on sixteen selected pieces, which he classifies rigorously in four categories in as many chapters. I: Attributions certaines; II: Attributions probables. III: Attributions possibles, and IV: Refus d’attribution. The foreword by Christian Péligry, honorary curator of the Bibliothèque Mazarine, provides a history of the work’s elaboration following Carrier’s passing, and paying homage to Madame Carrier’s generosity in sharing her late husband’s manuscripts in order to bring the book to the reading public. The relatively short yet deeply personal introduction (14 pages) is extremely well documented (59 footnotes) and not only constitutes a veritable “user’s manual” for reading and appreciating the main body of text, but provides as well insights in Carrier’s erudition on Scarron and the Fronde. It also gives the reader glimpses of Carrier’s genuine fondness for “le malade de la Reine,” as Scarron liked to call himself. That text also manages, in such few pages, to summarize Carrier’s career as one of France’s premier Scarron scholars. The chapter subtitled “Attributions certaines” (“La Mazarinade [1651],” “Les Cent quatre vers”, “Les Réflexions politiques et morales”, “Les Triolets de la Cour”) reserves no surprises. A somewhat older article, “Les Fonctions du burlesque dans les Mazarinades: Analyse de La Mazarinade de Scarron” 1 , provides a careful analysis of the text, 2 albeit one that is focused on the functions of the burlesque in that mock epic. 3 In any case, its author takes it for granted that La Mazarinade is by Scarron. Carrier says essentially the same thing, but provides additional arguments to establish that fact once and for all. 1 Tadako Ichimaru-Nishiura (Sejio University). Etudes de Langue et Littérature Françaises, 1998; 72: 3-16. 2 Something Carrier does not —one might have wished at least for a summary. 3 Interestingly, Jean Leclerc does not even mention La Mazarinade in his chapter dedicated to the decline of burlesque (third chapter of Part One : « Le Déclin et le Fronde ») of his L’Antiquité travestie et la vogue du burlesque en France : 1643-1661 (Laval : P.U.L., « Les Collections de la République des Lettres », 2008). He does write in general about various mazarinades in the context of what he sees as a decline of the burlesque style, but the real focus of his work is elsewhere. PFSCL XL, 79 (2013) 394 An “attribution probable”, Le Passeport et l’adieu de Mazarin en vers burlesques is the subject of a rather detailed analysis in Chapter 2, resting chiefly, but not exclusively, on one verse: “adieu timon de ma brouette”, the latter being the wheelchair Scarron used for getting around. The rest of the analysis interrogates in detail various editions of the work, from 1649 to 1651, varying from 12 to 14 pages depending on the type size. Unlike the texts examined in Ch. 1, the author provides sizable excerpts of Le Passeport […], certainly a helpful choice. The Lettre joviale à Monsieur le marquis de Boulaies, en vers burlesques is not only analyzed according to Carrier’s exacting standards, but also printed in extenso, saving the reader a search in the 1970 Slatkine Reprint edition. The same goes for the “Réponse des vrais Frondeurs aux faux Frondeurs soi-disant désintéressés.” Between pages 80 and 81, a pleasant surprise: 16 frontispieces, all reproduced from the holdings of the Mazarine, with call numbers. The poem resumes then, closing the second chapter. Needless to say, each text examined is abundantly footnoted and merits careful reading. The first two texts examined in Chapter III, “Les Triolets de Mazarin sur le sujet de sa fuite” and “Le Carême de Mazarin ou la suite des triolets” are listed as possible attributions. Carrier makes much of the accusations of sodomy leveled at Mazarin, taking care, however, to emphasize that those pieces reflect the same anger as more certainly Scarronian ones do. On the subject of Mazarin’s alleged penchants for sodomy, it might have been helpful to point out that that was a fairly common topos in anti-Mazarin writings, to wit, the writings of Claude de Chauvigny (or Chouvigny), baron of Blot-L’Eglise (ca. 1610-1655), a “gentilhomme ordinaire” of Gaston d’Orléans and one of the more dissolute libertines of his time. He calls repeatedly Mazarin “le bougre de Sicile”, implying that young Louis XIV was his “bardache” (homosexual slave). Here as in the preceding chapter, I believe that the main interest for the non-specialist lies in the reproduction of both poems at full length, the same being true for the third one: “Relation burlesque de tout ce qui s’est passé dans la Fronde de Paris…”. It is unfortunate that the five texts that are examined in the fourth and last chapter under the subtitle “Refus d’attribution”, namely “La Berne Mazarine” (claiming to be a sequel to “La Mazarinade”), “Les Œufs rouges,” “La Débauche de quatre monopoleurs”, “Le Cœur des Princes,” and “La Calotte de Mazarin renversée” are present only in the form of brief excerpts, unlike preceding texts. The reasons Carrier invokes to deny those a place among Scarron’s anti-Mazarin works are doubtless excellent, and documentation is just as detailed and insightful as for the certain, probable, and possible attributions. It would have been most interesting to be able to read Comptes rendus 395 them in their entirety, if only for their entertainment (and possible historical) value. All in all, this slim volume, the final literary and intellectual legacy of a major 17 th -century scholar and Scarron specialist, is one eminently worthy of a spot on a research library’s shelves. I am uncertain as to the current status of attribution criticism, but Carrier’s superb research skills and his knack for relating deftly Fronde events to those lesser-known Scarron (or other-than-Scarron) works are well worth the reader’s time. Francis Assaf Neil Jennings and Margaret Jones: A Biography of Samuel Chappuzeau, a Seventeenth-Century French Huguenot Playwright, Scholar, Traveller, and Preacher. An Encyclopedic Life. Lewiston, New York: Edwin Mellen Press, 2012. 253 p. + Appendix, Bibliography, Index. The critical biography provides a detailed examination of the life of Samuel Chappuzeau, best known today for his Théâtre français, published in 1674. The lengthy title of the study announces the meticulous treatment of the subject by the two authors, Neil Jennings and Margaret Jones. They describe Chappuzeau as a figure who has been largely ignored in modern times, particularly in France, and express the hope that their book will “reestablish and enhance” his reputation (3). The ‘Authors’ Note’ stipulates that the biography is addressed not only to academics, but to Chappuzeau’s numerous descendants as well. Indeed, both authors claim “Samuel” (as they choose to call him throughout the study) as an ancestor and are currently working on a detailed genealogy of the seventeenth-century figure. The biography’s ‘Foreword’ is written by Christopher Gossip, Emeritus Professor of the University of New England (Australia) and author of the first critical edition of Chappuzeau’s Le Théâtre français (Tübingen: Narr Verlag, 2009). In addition to the ‘Introduction’ and ‘Conclusion’, the biography is comprised of nine other chapters, the first four of which (Chapters 2-5) provide chronological facts regarding Chappuzeau’s life. With the beginning of the sixth chapter, the book focuses on the issues surrounding the writer’s output as playwright, poet, novelist, traveller and scholar. Chapter 10 outlines Chappuzeau’s other careers, some more real than others, as preacher, lawyer, medic and schoolmaster. The appendix of the book includes a series of seven images concerning Chappuzeau’s life and works. This is followed by four sections: ‘Reprints’, providing a list of the writer’s reprinted works; ‘Genealogy’, containing information about Chappuzeau’s immediate family; ‘Selected extracts’, quoting passages from L’Europe vivante and from a letter PFSCL XL, 79 (2013) 396 written by Pierre Bayle to Jacques Basnage; and, finally, a section entitled ‘Letter to the King’, presenting for the first time Chappuzeau’s letter of 1681 to Louis XIV in which the writer complains of the behaviour of a Lyon bookseller. The work’s extensive bibliography is organized into three sections: ‘Works by Chappuzeau’, comprised of seven sub-divisions; ‘Critical and historical accounts’, organized into three categories; and ‘Published letters’. The remainder of the book contains a list of library codes and an index. The critical biography provides abundant information about Chappuzeau and is richly supported by French and, to a lesser extent, Italian, German and Latin quotations from a number of sources, including correspondence both to and from the writer. For the most part, English translations of these quotations are provided, usually appearing in footnotes, but occasionally presented as part of the main text. In some cases, particularly with long quotations, only a portion of the passage is translated. In other cases, quotations are paraphrased prior to their presentation in lieu of translation. These inconsistencies may be a source of frustration to some readers. Each chapter of the biography has divisions that clearly identify the topics under discussion. These are sometimes numerous, as in the case of Chapter 3 (eleven sub-titles) and Chapter 6 (twenty sub-titles). In some instances, the sections are very brief. While providing clear sign-posts of specific themes that are being treated, the organization of the work in this manner may have the effect of disrupting the flow of the text for some readers, possibly creating the impression that one is being presented with isolated pieces of information. Notwithstanding this, the strength of the work lies primarily in the insights presented about the many dimensions of Chappuzeau’s life. The authors clearly portray the seventeenth-century figure in a sympathetic light, often taking the time to explain his inadequacies. Regarding Chappuzeau’s sudden departure from the Netherlands, where he left behind some debts, they write: “Later, Samuel needed to maintain a certain standard of living when employed at court, and never received his salary for tutoring Prince William. It is hardly surprising, in the circumstances, that he had to depart swiftly from the Netherlands, leaving behind his creditors, though the size of his debts was probably exaggerated by Jurieu. There is a strong possibility that Samuel was one of those people who just cannot manage money” (151). The biography effectively conveys the difficulties faced by Chappuzeau that arose from adherence to his Protestant faith, from his apparent lack of financial management skills and from the enemies he made particularly among Genevan authorities. The image created is that of a very talented, ambitious, industrious and resilient personality who sometimes Comptes rendus 397 made significant errors of judgement and who exercised a number of professions, in part, in order to improve his standing, both socially and economically. Although the authors pay due attention to Chappuzeau the playwright and theatre historian, emphasizing the influence of some of his plays on Molière, they point out that, at most, only six years were devoted to this line of work, most of which were on a part-time basis. The time spent on the writing of travel books and on his encyclopaedias was more substantial. The authors dispel the myth that Chappuzeau was a wanderer, stressing that his tours were well-planned and financially purposeful, resulting in the publication of several travel books, including Lyon dans son lustre (1656), the two volumes of L’Europe vivante (1666-1669) and L’Allemagne prostestante (1671). The first volume of L’Europe vivante was banned by the Catholic Church, probably because it contained a summary of the main religions of the continent. A second version of L’Allemagne prostestante was published in the same year as the original, but this time under the title of Suite de l’Europe vivante, presumably in order to attract a Catholic audience. Chappuzeau also transcribed some of Jean-Baptiste Tavernier’s travel guides to India based on notes. He was largely responsible for the writing of the supplement to Louis Moréri’s Grand Dictionnaire historique and worked assiduously on his own Nouveau Dictionnaire historique, géographique, chronologique & philologique, an encyclopaedia that was never published and whose manuscript is now lost, the only substantial trace of its existence being a 24page proposal published by the author in 1694. The critical biography is a detailed work that will be very useful to scholars of Chappuzeau and of seventeenth-century French culture in general. From an organizational perspective, the study may have benefited from the use of a more thematic approach to the narrative, thereby facilitating the reader’s understanding of the numerous events and issues that made up this “encyclopedic life”. While previous studies have focused on the life and works of this figure, including two theses written in German, one dating back to 1908 and the other, as yet unpublished, written in 1973, the current biography re-examines the many sources of information that are available, yielding what the authors describe as “further insights which had escaped the attention of previous researchers” (6). The biography makes a contribution to the scholarship on Chappuzeau, increasing awareness of the influence of this complex personality on the culture of seventeenth-century France. Bernard Bourque PFSCL XL, 79 (2013) 398 Tiphaine Karsenti : Le Mythe de Troie dans le théâtre français (1562- 1715). Paris : Champion, 2012 (« Lumière classique », 90). 954 p. Ce volume de près de mille pages se propose de considérer la manière dont les dramaturges de la fin du XVI e siècle au début du XVIII e siècle ont traité le motif troyen, en tenant compte des transformations politiques, philosophiques et esthétiques. Selon Thiphaine Karsenti le mythe guerrier de Troie se révèle précisément utile dans une époque marquée par la naissance de la tragédie et de l’Etat modernes. L’auteur tente d’appréhender les rapports établis entre les textes et leurs auteurs, leurs publics et leurs contextes historiques. Sa démarche herméneutique, à la fois diachronique et synchronique, appuyée sur les outils promus par l’esthétique de la réception, cherche à caractériser les différentes fonctions de la topique troyenne et la manière dont les auteurs organisent le mythe de Troie, « ensemble désordonné de caractères, de situations, de relations, d’enchaînements narratifs ». Le corpus se compose de trente-cinq pièces, dont vingt-cinq complètes. La première partie du livre détermine quelles sont les sources antiques de la légende troyenne et montre comment le mythe résulte d’un long processus de réception, dont sont tributaires les auteurs de l’époque moderne. Les deux autres parties suivent l’évolution des figures troyennes selon le contexte historique. L’étude initiale des sources antiques offre de précieuses synthèses, aussi bien sur l’éducation dans les collèges que sur la diffusion et l’influence des différents textes grecs et surtout latins (Virgile, Sénèque, Ovide). La transmission de la matière troyenne résulte d’une évolution continue et la période médiévale joue un rôle important dans la réception de la fable troyenne ; c’est au cours de l’antiquité tardive et du Haut Moyen Âge que s’élabore - par le truchement des romans antiques, des histoires et des moralisations - une double lecture de la légende, allégorique et historique, dotant le récit troyen d’enjeux moraux, philosophiques et politiques. Puis se met en place une articulation historique entre la Grèce, Rome et la France. Au XII e siècle, une nouvelle représentation chrétienne du déroulement de l’histoire trouve le support de la généalogie troyenne. Depuis la fin du VII e siècle, les chroniqueurs avaient inventé l’ascendance troyenne des Francs par le biais du Troyen Francion, devenu parfois le frère d’Astyanax, comme le rappelle Racine dans son Andromaque. Dès le Moyen Âge, l’ascendance troyenne devient un outil pour légitimer le pouvoir royal et penser l’unification de la nation. La généalogie troyenne des Francs sera mise en doute à partir du XV e siècle, réfutée au siècle suivant, et finalement transférée à la littérature, le discours historique distinguant deux souches à la nation françaises, les Gaulois et les Germains. Comptes rendus 399 Avec la deuxième partie de l’ouvrage - des guerres de religion au ministère de Richelieu - nous parvenons au cœur d’une étude détaillée, appuyée sur les œuvres parues entre 1562 et 1642. Des facteurs conjoncturels expliquent l’intérêt qu’ont éprouvé les dramaturges pour un mythe organisé autour de la guerre, qui va leur permettre de figurer les conflits et leurs conséquences. Ainsi l’Achille de Nicolas Filleul, première tragédie de la série parue en 1592, correspond-t-elle au commencement des guerres de religion. Puis la guerre de Troie servira à penser la souffrance de la guerre civile, puis après l’édit de Nantes la sortie de crise et ses effets politiques. Les productions sont concentrées entre 1592 et 1607, avec six pièces. Il faut ensuite attendre 1635-1640 pour voir paraître quatre tragédies à sujet troyen, précisément quand la France s’engage dans la guerre de Trente Ans. Le mythe semble convoqué pour figurer non seulement des crises politiques mais aussi des querelles esthétiques ; c’est précisément à partir de 1630 que la tragédie à l’antique se trouve au centre du débat sur les règles dramatiques. La richesse du mythe autorise donc des investissements et des points de vue différents sur des problématiques variées autour de la notion de conflit. L’étude approfondie des pièces dévoile alors des configurations singulières du mythe, produisant elles-mêmes des réceptions et des récritures nouvelles. La méthode utilisée pour l’examen des tragédies repose sur une analyse de l’inventio, puis de la dispositio, enfin sur l’interprétation de la pièce et sur la signification de son esthétique. Chaque chapitre est doté d’une conclusion très utile qui synthétise les acquis et permet au lecteur de bien saisir le jeu des configurations historiques. Selon le contexte tel personnage du mythe troyen est plus à même de réfléchir les conflits qui marquent la France : au cœur des guerres de religion, Hécube, à la fois victime et bourreau, incarne le caractère insupportable de la lutte fratricide, tandis que dans les années 1590 Andromaque et Polyxène représentent la souffrance d’un conflit dont on se souvient encore. Les tragédies du règne d’Henri IV, marquées par le néo-stoïcisme, valorisent les caractères héroïques d’Hector, de Priam ou ceux de femmes fortes comme Polyxène ; la mise en scène de Troie devient alors le moyen de défendre la raison contre la passion et de traduire la mise en place d’une institution souveraine rationnelle destinée à assurer la concorde nationale. La Régence de Marie de Médicis, favorable à la paix, voit en même temps disparaître les figures troyennes du théâtre. Elles vont ressurgir en 1635 avec l’entrée de la France dans la guerre décidée par Richelieu et Louis XIII contre la puissance extérieure des Habsbourg. La tragédie troyenne adopte alors le point de vue des vainqueurs et met en avant la figure d’Achille, guerrier dont la valeur militaire peut susciter l’admiration, mais dont l’excès passionnel peut aussi se retourner contre sa propre PFSCL XL, 79 (2013) 400 patrie, figurant ainsi l’ancien orgueil nobiliaire et tyrannique qui s’oppose à l’Etat royal moderne. Après la mort d’Achille, Ulysse, qui sort vainqueur du combat contre le fougueux Ajax, offre une représentation adéquate de la prudence stratégique d’un ministre tel que Richelieu, nouvel appui du roi. A la fin des années 1630, le personnage d’Iphigénie renouvelle le personnel troyen ; cependant en 1641, Rotrou dans son Iphigénie introduit Ulysse pour faire jouer le conflit entre droit privé et droit public ; le roi d’Ithaque oppose les arguments politiques de la raison d’Etat à Agamemnon, partagé entre son statut de roi et son rôle de père. De son côté le guerrier Achille défend le droit naturel classique fondé sur l’image idéale de l’homme serviteur héroïque de la société. Tous ces conflits se trouvent finalement dépassés par l’intervention de Diane qui montre que la synthèse idéale ne peut relever que de la loi divine et que le monde demeure le lieu de l’instabilité. La mise en scène du merveilleux et de l’artifice légitime enfin un théâtre fier d’exhiber le plaisir qu’il entend procurer, alors que les querelles esthétiques ont abouti au milieu des années 1630 à valider ce genre de spectacle qui divertit les spectateurs. La troisième partie de l’ouvrage est consacrée au règne de Louis XIV. A partir de 1667, avec Andromaque de Racine on constate non seulement un retour de la matière troyenne dans le théâtre qui l’avait délaissée depuis 1641, mais aussi son inscription dans de nouveaux genres comme la tragédie en musique. Le retour des sujets mythologiques correspond au développement de la galanterie et fournit au Roi Soleil l’occasion de puiser un réservoir d’images au service de sa propagande. La volonté de Racine d’égaler Euripide explique le renouveau troyen dans les années 1670, tandis que les adversaires de Racine (Thomas Corneille, Michel Leclerc) investissent le même terrain mythologique pour rivaliser avec lui. Dans Andromaque, à travers Troie c’est la France qui triomphe car le mythe reste attaché à l’histoire nationale ; la veuve d’Hector incarne un ordre politique idéal et rationnel face à la figure passionnelle d’Oreste qui de son côté devient la figure d’une tragédie moderne consacrée à l’exploration des passions. La tragédie Iphigénie met en place au contraire un théâtre passionnel sans effet politique ni spectaculaire, qui refuse l’esthétique de l’opéra naissant. Chez les dramaturges des années 1670, la dimension guerrière du mythe troyen intéresse moins que les figures d’innocentes qu’il fournit ; leur constance et leur fidélité offrent une image de l’idéal monarchique tel qu’il est promu à l’époque. Dans les années 1680, Pradon et La Fontaine confrontent caractères galants et héroïques. Puis à la fin du siècle, le « contraste des caractères et des traditions est mis au service d’une réflexion philosophico-historique dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes ». Comptes rendus 401 Le livre de Tiphaine Karsenti se clôt sur deux chapitres, l’un consacré aux tragédies lyriques, l’autre aux pièces de collège. A la fin du XVII e siècle, le traitement du mythe troyen a rompu avec un passé agité de désordres pour fonder la légende du triomphe de la monarchie de Louis XIV. La tragédie lyrique s’appuie sur les figures troyennes afin de proposer une représentation de l’Histoire délibérément orientée par le progrès, reflétant ainsi la position des Modernes. Le théâtre des collèges jésuites, quant à lui, exploite la fiction troyenne pour condamner conflits et passions dans un but édifiant, en promouvant paradoxalement le refus du théâtre. Au terme du parcours, Tiphaine Karsenti attribue trois fonctions au détour troyen dont le riche potentiel a été mis en scène : figuration d’un cas moral, mise en forme pour explorer les variations passionnelles du sujet, échappée divertissante dans un ailleurs merveilleux et pathétique. De riches annexes complètent l’étude. On trouve d’abord le résumé de chaque pièce, puis une présentation du corpus accompagnée de tableaux bien conçus : mise en évidence des sujets traités dans les pièces, des sources, des représentations et des éditions ; cette dernière information est malheureusement faussée par la confusion établie entre éditions, rééditions et simples émissions (attestant que l’étude délaisse les phénomènes éditoriaux pourtant utiles à la bonne compréhension de la réception des œuvres). Ensuite des données formelles sont fournies (nombre de vers ou de scène, structure des pièces, éléments de l’action, décors, personnages), de même qu’une bibliographie et un index. L’ensemble de l’ouvrage est de facture très soignée ; imprimé avec soin par des typographes suisses, il offre une mise en page claire et recèle fort peu de coquilles (p. 489 un renvoi de note en bas de page est erroné, p. 493 on trouve remord pour remords). Avec ce livre le chercheur dispose d’un excellent outil de travail, de l’examen érudit d’un corpus de pièces puisant leur sujet dans le mythe troyen, et d’une méthode d’interprétation intelligente permettant d’articuler la production littéraire aux enjeux historiques et esthétiques. Alain Riffaud Jean Lesaulnier (éd.) : Racine, Abrégé de l’histoire de Port-Royal. Édition établie, présentée et annotée par Jean Lesaulnier. Préface de Philippe Sellier. Paris : Champion, 2012 (« Sources classiques », 110). 413 p. Avec l’édition de l’Abrégé de l’histoire de Port-Royal de Racine, Jean Lesaulnier poursuit son infatigable entreprise de recherche sur Port-Royal, entreprise marquée notamment par le capital Dictionnaire de Port-Royal, dirigé PFSCL XL, 79 (2013) 402 avec Antony McKenna et paru chez Champion en 2004. Et c’est avec toute son érudition qu’il éclaire la lecture du texte racinien le plus énigmatique qui soit et qui profite aujourd’hui des progrès que la recherche a effectués, ces dernières décennies, dans la connaissance de Port-Royal. Dans l’Avant- Propos de son édition, J. Lesaulnier reconnaît ses dettes envers les éditions précédentes, notamment celle de Paul Mesnard dans les Œuvres complètes de Racine chez Hachette en 1886 et celle d’Augustin Gazier en 1908 chez Boivin. Pourtant l’Abrégé n’avait jamais bénéficié d’une édition critique indépendante : le travail de Jean Lesaulnier comble donc une lacune de taille en rendant disponible un texte indispensable à la compréhension de l’itinéraire de Racine. Ce dernier a, dans l’Abrégé, investi autant de sa qualité de témoin, dès son enfance, des événements relatés, que de sa compétence d’historiographe et de son expérience de dramaturge. Au terme de sa vie, Racine renoue avec Port-Royal, s’en fait le discret défenseur auprès du pouvoir royal et participe au travail de mémoire qui s’élabore collectivement autour de l’abbaye menacée de destruction. À sa mort, le 21 avril 1699, Racine laisse la première partie de son texte achevée (elle ne sortira de l’obscurité qu’en 1742) et la deuxième partie (qui restera disjointe de la seconde jusqu’en 1767) amputée du récit de la période allant de 1665 à 1669, période où les religieuses refusant de signer le Formulaire vivent recluses à Port-Royal des Champs et où Racine s’est tenu éloigné de Port- Royal. Or, Racine avait le projet de continuer l’histoire du monastère au moins jusqu’à la mort d’Antoine Arnauld : Jean Lesaulnier rejoint sur ce point la conviction de Georges Forestier (Jean Racine, Gallimard, 2006). Dans la première partie de l’importante introduction qui précède son édition, J. Lesaulnier fait ainsi l’inventaire, jamais reconstitué jusqu’alors, des matériaux et des sources dont disposait Racine, des informations qu’il a rassemblées pour composer l’histoire de l’abbaye. C’est tout le contexte humain dans lequel l’Abrégé a été rédigé qui se trouve ainsi présenté et qui permet de comprendre à quel point la disparition progressive d’un monde, la disparition successive des personnalités qui ont marqué Racine dans sa formation et son éducation ont nourri sa crainte de la ruine de Port-Royal des Champs dans les dernières années de sa vie. L’Abrégé, selon les mots de Ph. Sellier dans la préface qui accompagne l’édition de J. Lesaulnier, « témoigne d’une empathie partout sensible de l’auteur avec son sujet » (p. 8). G. Forestier écrivait déjà à propos de l’auteur de l’Abrégé : « c’est une histoire de cœur qu’il rédigea » (Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 776). Cependant, si le « chef-d’œuvre » à la prose parfaite exerce sur son éditeur ce que Ph. Sellier nomme une « fascination » (p. 9), cette dernière n’entame jamais la très grande rigueur philologique appliquée. L’édition reproduit, en modernisant orthographe et ponctuation, Comptes rendus 403 le texte de la première édition de Cologne en 1742 pour la première partie de l’Abrégé et le texte du manuscrit autographe conservé à la B.N.F. pour la seconde partie. L’établissement du texte, irréprochable, n’occulte pas le caractère inachevé et parfois précaire de ses états. Ainsi J. Lesaulnier donnet-il, par un jeu de variantes lisibles en notes de bas de pages ou dans l’Annexe I de l’édition, la mesure du travail de confrontation qu’il a mené entre les différents manuscrits et copies du texte. C’est ainsi que l’on peut par exemple suivre le détail, mot à mot, de la collaboration de Boileau avec Racine vers la fin de la seconde partie de l’Abrégé : l’évolution du texte apparaît visible, dans toute sa complexité. Il faut souligner dans ce cadre la très utile partie de l’introduction consacrée à retracer, avec minutie et clarté, l’histoire du manuscrit, des conditions de sa conservation, de sa transmission, et à exposer le rôle des fils de Racine, Louis et Jean-Baptiste, dans la quête du texte. J. Lesaulnier aboutit à des résultats très fermes en dressant avec un soin archéologique sûr l’architecture des copies qui ont mené à reconstituer le texte. L’éditeur garde néanmoins toute sa réserve en ne tranchant pas entre les hypothèses portant sur la date à laquelle Racine aurait composé l’Abrégé (entre 1692 et sa mort) ni sur l’hypothèse selon laquelle Racine aurait écrit le texte à la demande de l’archevêque Noailles (p. 64). Cette suspension du jugement maintient les zones d’ombre qui entourent le texte, sans doute définitivement. En revanche, la riche Annexe II, qui recense des textes dits « complémentaires », convie le lecteur à entrer dans l’atelier de Racine, rassemblant variantes raciniennes portant sur des paragraphes entiers, préfaces et additions des éditions de 1742 et 1767, documents rassemblés par Racine durant la préparation de l’Abrégé. Ce matériau est encore complété par des textes documentaires qui permettent d’enrichir la compréhension de la genèse et du devenir du texte. Il faut aussi mentionner l’impressionnante richesse des notes de bas de pages qui permet de prendre la mesure de la matière engagée et du contexte dans lequel écrit Racine. Pour compléter ce paratexte fourni, J. Lesaulnier pourvoit l’édition d’un indispensable index des noms propres. Cette densité contraste quelque peu avec la bibliographie « choisie » qui écarte certaines études comme le collectif Racine et l’histoire, édité par M.-Cl. Canova-Green et A. Viala (Biblio 17-155, Günter Narr Verlag, Tübingen) en 2004, où A. Viala (« Le Récit est un théâtre », pp. 225-235) et S. Robic-De Bæcque (« L’Abrégé de l’Histoire de Port-Royal, ou le tombeau de la représentation politique », pp. 257-267) invitent notamment à tirer parti de l’essai de Louis Marin, Le Récit est un piège (Paris, Minuit, 1978) pour analyser l’écriture et la démarche de Racine historien. Une telle édition aurait pu également fournir l’occasion d’un bilan critique sur les lectures de l’Abrégé. PFSCL XL, 79 (2013) 404 Dans la présentation du texte lui-même, si J. Lesaulnier reprend sa partition originelle en deux parties, il introduit une partition secondaire en chapitres et ajoute un titre à ces chapitres « tiré le plus souvent du texte de Racine même » (p. 14) mais aussi de sa propre plume. Ce choix paraît discutable, du point de vue poétique surtout, tant la continuité originelle du texte racinien, sa linéarité, joue son rôle dans la puissance évocatrice du récit et tant il semble aller à l’encontre de la rigueur philologique partout conservée ailleurs dans l’édition. Ces titres, s’ils facilitent le repérage, notamment chronologique, dans le récit de Racine, introduisent des ruptures stylistiques et soulignent les charnières et pivots rhétoriques du texte de manière parfois trop voyante et sans doute artificielle. On s’étonne d’un tel choix alors que l’édition est pourvue d’une importante introduction qui ne manque pas de caractériser l’Abrégé comme « une œuvre d’art » et de l’analyser comme telle. J. Lesaulnier insiste à juste titre dans ce cadre sur trois points : tout d’abord la capacité de Racine à adopter sur les faits une perspective collective, perspective qu’il emprunte notamment aux écrits de la Mère Angélique de Saint-Jean ; ensuite l’art de la dramatisation dont il se sert pour animer la narration, art qui recourt aux digressions, qui utilise les variations de rythme, les pauses comme les accélérations, art qui finalement rend vivante une véritable analyse politique des situations ; enfin le véritable travail dramaturgique pour lequel il installe une scène à lieux multiples (abbaye des Champs, maison de Paris, Institut du Saint-Sacrement), scène où évoluent des acteurs parmi lesquels se détache la fondatrice, la Mère Angélique Arnauld organisant autour d’elle et de l’abbaye tout un réseau de liens de solidarité, acteurs parmi lesquels se singularise encore la Compagnie de Jésus. L’action elle-même, comme le montre J. Lesaulnier, est structurée comme une « tragédie » pourvue d’un prologue (la première partie du texte) et qui éclate dans la seconde partie avec le coup d’éclat du 24 août 1664 et l’arrivée de l’archevêque Hardouin de Péréfixe à Port-Royal de Paris, « acmé de la tragédie de Port-Royal » (p. 55), épisode auquel Racine donne un large et profond écho. J. Lesaulnier souligne avec raison l’absence de manichéisme chez Racine dans la conduite de cette action. Au contraire, l’auteur de l’Abrégé n’accable ni l’archevêque ni le roi : le Racine qui écrit ce récit est très différent de celui qui a écrit la Lettre à l’auteur des Hérésies imaginaires et des deux Visionnaires, il a bien renoncé aux prises de position polémiques et aux peintures forcées. J. Lesaulnier propose au contraire que Racine, sans être théologien, « développe dans l’Abrégé des réflexions ou des conceptions théologiques » qui résultent « d’une évolution personnelle face à l’histoire passée et à la situation présente de la communauté des religieuses de Port-Royal » (p. 60). L’indignation sensible de Racine devant la persécution qui s’abat sur Port-Royal ne donne donc pas Comptes rendus 405 lieu à un plaidoyer : le récit reflète en revanche une vision de l’histoire entièrement déterminée par la volonté divine qui manifeste l’élection des membres de Port-Royal. La question irritante de la continuité entre Racine dramaturge, Racine courtisan, et Racine historien de Port-Royal n’est pas résolue. Cependant, si l’on peut considérer l’Abrégé de deux points de vue - selon qu’il prend place dans « la grande entreprise historiographique » (p. 62) qui entend faire perdurer la mémoire de Port-Royal, selon qu’il entre à part entière dans l’œuvre de Racine poète et dramaturge -, il est à souhaiter que l’édition de Jean Lesaulnier, qui a mis toute son érudition au service d’un texte qui reste parmi les plus belles énigmes du Grand Siècle, permette une conciliation toujours plus fine et plus juste de ces deux points de vue. Un tel ouvrage autorise enfin un travail littéraire sur le texte définitivement compris dans l’œuvre de Racine dont il faut s’attacher à penser à présent l’intégrité si ce n’est l’unité. Delphine Reguig Anne Régent-Susini : Bossuet et la rhétorique de l’autorité. Paris : Champion, 2011 (« Lumière classique », 89). 838 p. Bossuet « oscillant entre rhétorique d’exposition et rhétorique autoritaire » (748), quel beau sujet de thèse ! Anne Régent-Susini sait en tirer des éclaircissements de celui qui passa du statut de modèle de l’éloquence religieuse au rang d’éminent orateur de la France laïque. Elle part d’une donnée fondamentale de son œuvre, son concept de vérité caractérisée « par sa force persuasive » et donc « par sa capacité à faire autorité » (49), aspect lié à sa foi, mais étranger de nos jours même aux catholiques convaincus. Elle en notifie une suite logique, mais déroutante pour nous autres marqués par l’opposition entre vérité scientifique et foi religieuse, à savoir que « la simple exposition des faits et des dogmes […] doit faire triompher le vrai » (55). Rappeler cette donnée centrale de l’œuvre bossuétiste, c’est déjà une entreprise méritoire, mais d’autant plus ardue qu’elle force à élucider les présupposés, les stratégies argumentatives et les inconvénients de cette manière de penser par une mise en évidence de ses bases théologiques et socioculturelles, philosophiques et logiques, littéraires et oratoires. Ce projet de recherche se complique face à un paradoxe que découvre l’auteur de la thèse, à savoir que la doctrine du fameux prédicateur « prend à bien des égards l’allure d’une anti-rhétorique » (55). Anne Régent-Susini s’interroge « sur la manière dont la conception bossuétiste de l’autorité débouche sur une pratique rhétorique certes spéci- PFSCL XL, 79 (2013) 406 fique et personnelle » (29), mais également typique de son époque. Elle analyse donc l’individu génial face à la portée « emblématique d’une période », qui est décisive « pour l’histoire des mentalités […et] pour la notion d’autorité elle-même » (29). Ce programme ambitieux nécessite de considérer toute la production variée de cet ecclésiastique et le recours à différentes visions de la rhétorique, par exemple celle de M. Fumaroli et de Ch. Perelmann, à la rhétorisation de la linguistique, à la stylistique et à la Nouvelle Dialectique, sans négliger la théologie et la spiritualité. Une des spécificités de cette étude est que le plan religieux est confronté à la pensée contemporaine, en associant la notion d’autorité de Bossuet aux théories de Bourdieu (13-15), rapprochées de celles de Fumaroli (747). Foucault est évoqué pour discuter de l’autorité pastorale (597-600), Derrida pour expliquer l’efficacité de la parole sacramentelle (585). La Conclusion invite « le lecteur du XXI e siècle à repenser quelque peu [l]a définition postromantique de l’auctorialité » (759) face au « discours » de Bossuet qui relève « d’une position institutionnelle devenue aujourd’hui pour bien des lecteurs indifférente » (760) mais dont la rhétorique et la mentalité méritent toujours notre attention. L’analyse s’articule en deux parties : I. « Construire l’évidence » (33-454) et II. « Affirmer la faiblesse » (455-746). La première partie est divisée en trois sections : « La tentation d’une anti-rhétorique » (37-134), « De l’évidence à la démonstration » (135-334), « ‘La Parole souveraine’ : assertivité (la table des matières comporte (833) la coquille « asservité » ) et rhétorique de la certitude » (335-454). La deuxième en comporte deux : « ‘O souveraine autorité ! O incomparable douceur ! ’ : De l’intimidation à la communion » (455-558), « ‘Fonder sur la servitude toute l’autorité de son ministère’ : affirmation et disparition du je » (559-746). Ces intitulés révèlent d’une part le haut niveau de réflexion et en même temps la lecture précise de toute l’œuvre bossuétiste. Bossuet récuse « l’image emphatique d’un orateur copieux » (82), aussi les manuscrits de ses sermons documentent-ils « la suppression d’amplifications oratoires ou […] un resserrement plus général du propos » (83). Les faits vérifiables de l’Antiquité chrétienne sont un des leitmotivs de ses exposés doctrinaires, qui cherchent toutefois à faire valoir les règles de la raison, concept liée pour l’évêque de Meaux à la tradition de la foi. Cette stratégie de l’homme d’Église est entravée « par son ambiguïté » (140) provenant de l’effort de restituer à la définition moderne de vérité son ancrage en Dieu, c'est-à-dire de rendre « à la vérité son évidence naturelle et originelle » (157), qui se cristallise pour les théologiens de cette époque dans les « lieux (communs) théologiques ». Le chapitre consacré à l’« autorité du raisonnement » (155-234) parcoure les différents « lieux » en tant que Comptes rendus 407 moyens de preuve et en tant que principes d’argumentation ainsi que les exempla qui les illustrent. La philosophie de Wittgenstein, rapprochée des théories d’O. Ducrot, sert à distinguer « les deux sens possibles du verbe dire » (325) pour expliquer que Bossuet est convaincu que, « dans le domaine de la foi du moins, l’autorité doit se substituer à la raison déchue » (330). Controversiste, il cherche à faire valoir son propre « engagement affectif » (388), prédicateur, il recourt au « procédé rhétorique, appelé subjection » (390), pour « conjoindre vivacité du discours et mise en valeur pédagogique de certains éléments » (391), polémiste, il exploite les « procédés d’insinuation » et « la calomnie » (434). La rhétorique de la brièveté, qui confère sa vigueur à l’éloquence bossuétiste, rend sa pratique argumentative ambiguë parce que tendant à biaiser « par divers paralogismes » (454). Anne Régent-Susini conclut cette première partie de son exposé, convaincue, tout comme J. Le Brun, que le « discours tenant à exprimer l’indicible » (454) était alors voué à l’échec. Mais elle soutient que Bossuet cherche à remédier à ce défaut par le recours à la « parole s’effaçant derrière ce qui, infiniment, la transcende » (454). Ce dernier aspect sera analysé dans la deuxième partie du livre. Grâce à l’apostrophe et à la prosopopée, Bossuet transforme la « rhétorique des peintures » (466), héritée des jésuites, en « rhétorique spectaculaire » (482), où les verbes de perception, les présentatifs et l’hypotypose entraînent « une sorte de radicalisation de l’idéal rhétorique de clarté » (495). Il emprunte « à son maître Vincent de Paul » (506) la répétition, stylème au service d’« une pastorale de la peur » (509), mais il s’en détache par l’ironie, qui dénonce ses adversaires. La célébration d’une communauté de foi partagée, héritée d’une longue tradition d’orthodoxie remontant aux origines du christianisme, sert à repousser les réformés et à combattre ceux dans l’Église, qu’il accuse d’être novateurs. Le genre épidictique lui permet de pratiquer « une pastorale de la communion » (511) visant « à célébrer une croyance commune » (514) et culminant dans le discours sublime, dont Moïse fournit « le paradigme » (545). Cette vision du sublime explique en dernière instance « le rejet de la rhétorique professé par Bossuet » (547). Comme bien de ses contemporains, l’évêque de Meaux possède « une conscience particulièrement vive de l’incapacité de l’homme à exprimer la transcendance » (550). L’impuissance du langage face à l’indicible explique son recours à la prétérition, qui permet « de proclamer l’inanité de toute parole humaine devant l’innommable » (554). Cette expérience rend « la position rhétorique du je » (559) et « la relation entre éthos (intra)discursif et éthos extradiscursif » (570) peu constantes. La rhétorique de Cicéron et de Quintilien est remplacée en ce point par « l’héritage augustinien » (571). Forcé à assumer le rôle du polémiste, cet homme d’Église voudrait « donner PFSCL XL, 79 (2013) 408 de lui-même l’image d’un écrivain condescendant, par piété, à s’engager sur un champ de bataille, qu’il transcende pourtant par la hauteur de ses vues » (612). C’est ainsi qu’il prétend être un spécialiste utilisant « la rhétorique de l’érudition » (625), affinée « dans le cadre de la controverse antiprotestante » (638), tout en se distanciant des savants théologiens, particulièrement de Richard Simon, attaqué comme faux docteur. A la suite des travaux de J.-L. Quantin, Anne Régent-Susini souligne « les limites du travail entrepris » (635) par le controversiste et perçoit en même temps comment se dessine « en filigrane l’éthos d’un auteur scrupuleux, soucieux d’exactitude et d’objectivité scientifique » (640). La dimension pédagogique de son œuvre ne se cantonne pas aux écrits du précepteur du Dauphin, mais s’épanouit dans sa mission de pasteur qui exploite l’apodioxis (652-654) ou les sentences (655-667) pour se faire comprendre en affirmant son autorité. Bossuet ne réserve à son éthos d’historien « qu’une autonomie relative » (665) puisqu’à ses yeux l’histoire illustre surtout « la puissance et la volonté divines » (691). Il brigue un rôle prophétique mais « peine à se situer par rapport » (695) aux prophètes bibliques tout en qualifiant les réformés de « visionnaires » (703) et Mme Guyon de « fausse prophétesse » (706). À la suite de saint Augustin, il exalte le concept du « Maître intérieur » (724) et en déduit « la parfaite transparence de la parole du prédicateur de chair [… et] sa totale aliénation » (729). Ce programme explique ses procédés grammaticaux d’emphase qui s’associent « à la figure rhétorique d’antéisagoge, forme d’antithèse faisant se succéder la négation d’une affirmation correspondant à l’opinion attendue » (734). Son type de rhétorique des citations (734-743) est une suite de cette démarche. Ce livre poursuit un double but : évaluer le rang de Bossuet dans l’optique du XXI e siècle et nous faire comprendre l’altérité de cet auteur du XVII e siècle tant en ce qui concerne ses limites que ses qualités indéniables. On pourrait chicaner Anne Régent-Susini sur quelques détails théologiques, par exemple sur le rapprochement de Bossuet et de Borges, dont Fénelon paie la facture (755), mais nous préférons la féliciter d’avoir mené à bonne fin son projet, ce qui était une gageure. Volker Kapp Bruno Roche : Le Rire des libertins dans la première moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 2011 (« Libre pensée et littérature clandestine »). 581 p. + Bibliographie et Index. Le 45 e numéro de la collection « Libre pensée et littérature clandestine » donne à lire la thèse de Bruno Roche, dont le sujet passionnant s’inscrit dans Comptes rendus 409 le prolongement de deux traditions bien implantées d’études sur la littérature du XVII e siècle. Il joint le versant des travaux sur le burlesque et les romans comiques avec celui des recherches sur la littérature libertine, créant un rapprochement fertile entre les héritiers de René Pintard et ceux de Jean Serroy. Le projet articule avec aplomb les composantes formelles des textes avec leur dimension philosophique, et conçoit la littérature libertine comme le « laboratoire d’une pensée qui ne peut prospérer que dans ce champ à la fois ludique et spéculatif, entre la postulation du jeu et celle de la philosophie » (p. 35). Le projet est circonscrit par le choix d’un corpus restreint aux principaux romanciers libertins que sont Théophile de Viau, Sorel, Cyrano, Tristan L’Hermite et Dassoucy. Ces œuvres sont mises en résonnance avec les traités et les dialogues des deux principaux représentants du « libertinage érudit » que sont Gabriel Naudé et La Mothe Le Vayer. Ce mélange confirme la volonté de l’auteur de ne pas reconduire la vieille distinction entre le libertinage de mœurs et de pensée, mais au contraire de montrer les nombreux points de convergence. Ce corpus marque toutefois les limites du projet, à la fois sur le plan des genres que sur le plan de la conception du libertinage. Mis à part quelques mentions de la poésie de Théophile et des lettres de Cyrano, B. Roche s’attarde peu à des genres comme le théâtre ou la poésie. De plus, il n’a choisi que des auteurs que la tradition intègre depuis longtemps à la catégorie des libertins, ce qui réduit son champ de recherche au « rire émis par les libertins », alors que ce rire ressemble parfois à celui d’auteurs qui ne se réclament pas de cette appellation. Les marges demeurent donc floues et sa méthode serait difficile à appliquer à d’autres textes comiques de l’époque. À cet égard, l’inclusion d’un élément de différenciation aurait permis de mieux envisager les zones d’ombres du « rire libertin », en identifiant les lieux où le rire bascule vers le libertinage. Peut-être que des auteurs moins explicitement déclarés comme Scarron et Furetière auraient pu éclairer ces marges et enrichi (voire assoupli) notre conception de la catégorie elle-même, mais peut-être que cet excès de zèle aurait nui à la clarté de la démonstration. La première partie, « la scénographie du rire libertin », s’ouvre sur un examen du passage entre un style de vie et ses représentations littéraires, où sont sollicitées les figures de Des Barreaux et du marquis de Roquelaure, avant de laisser place à un catalogue des meilleurs extraits de son corpus. Grâce à ce parcours, le rire de lucidité et de supériorité - aussi nommé katagelos - se déduit à partir de différentes attitudes dans le champ social, que ce soit la provocation, la subversion ou l’agressivité face à tout ce qui touche à la crédulité, aux opinions du vulgaire ou à l’imposture. B. Roche étudie dans les deux chapitres suivants les dynamiques sociales qui sont PFSCL XL, 79 (2013) 410 susceptibles de provoquer un rire libertin, ou les rires marquant l’exclusion dont les libertins peuvent être la cible. D’ailleurs, pour se distinguer de ses accusateurs, le libertin se présente sous une posture vertueuse et un ethos charitable, il évite d’attaquer directement ses ennemis ou d’employer des moyens comme la satire. Les deux parties suivantes portent sur la tension centrale du rire libertin, à savoir qu’il émerge d’une intentionnalité qui diffuse un message hétérodoxe, tout en respectant des exigences rhétoriques liées à la dissimulation et à l’évitement de la censure ou des accusations d’impiétés : il signifie tout en dissimulant. La dimension intentionnelle du rire restreint ainsi la portée du ridicule et opère un choix de cibles qui se dirigent toutes vers une critique des dogmes du catholicisme. D’abord, la critique du pétrarquisme, telle qu’elle se retrouve dans les poésies satyriques mais aussi chez Théophile, s’en prend au néoplatonisme par un refus des métaphores figées et une promotion de la grossièreté et du blasphème. D’un autre côté, la subversion de la culture scholastique et l’attaque du pédantisme soulignent la futilité du savoir enseigné à l’école, où la science est réduite à un vain langage, où la « sotte antiquité » cache un aveuglement vis-à-vis de l’actualité, où la vieille astronomie ne satisfait plus aux observations modernes. En plus d’illustrer à quel point ces auteurs appellent de leurs vœux une science nouvelle qui ne sera plus « servante de la théologie », l’intentionnalité du comique s’en prend à la métaphysique qui sous-tend le dogme chrétien, à travers la dévalorisation de la providence divine et la défense d’une causalité matérielle. La troisième partie aborde le versant rhétorique de ce « rire de contrebande », obligé de « tenir sa langue » pour éviter la persécution, contourner les autorités par un travail de formulation ironique. B. Roche considère de quelle manière l’ironie accomplit un dédoublement à la fois du destinateur (par la feinte et les jeux de l’énonciation), du message (par l’équivoque et les incohérences d’une logique volontairement fautive) et du public visé (discriminé selon sa capacité à décrypter le message). Les chapitres suivants de cette partie se focalisent sur la dimension hypertextuelle des œuvres libertines, illustrée par la parodie de l’éloquence épidictique, et sur l’hybridation des tons et des genres, caractéristique propre au burlesque. Un dernier chapitre revient sur les mécanismes de la dissimulation : l’instabilité des voix narratives ou des genres employés, les ambivalences dans les dialogues et les syllogismes laissés incomplets. La poétique de l’imagination mise en œuvre par le rire libertin fait l’objet de la quatrième partie, dont les trois chapitres traitent tour à tour des aspects éthiques, cognitifs et esthétiques des œuvres. Le premier chapitre établit le bouleversement que subit le discours sur les passions chez les libertins, par le développement d’une nouvelle régulation qui prend ses Comptes rendus 411 distances vis-à-vis de l’augustinisme et du stoïcisme, en même temps qu’elle valorise le rire et les passions joyeuses. Le second chapitre analyse l’influence du culte d’Éros, qui entraîne la description plus franche des mœurs et l’acceptation des formes de sexualité variées, mais qui se déploie également dans les accords du jouir avec le savoir, du jouir avec le pouvoir. Le troisième chapitre propose une poétique du rire libertin, fondée sur un goût pour l’utopie, un ethos jovial et une épistémologie qui s’appuie sur le probabilisme ; les implications épicuriennes et gassendistes modifient en retour le rôle que jouent la mimèsis et le style marqué par la copia verborum. Cet ouvrage est appelé à faire date dans le champ des recherches sur la littérature et la pensée du XVII e siècle. On pourrait sans doute lui reprocher quelques bagatelles, par exemple de s’étendre un peu longuement sur le Mascurat de Naudé, de passer un peu rapidement sur la dimension politique, de se complaire dans une démonstration souvent énumérative, de ne pas prendre en compte les variantes des États et empires de la lune de Cyrano et l’histoire des manuscrits. Il serait facile de soulever quelques coquilles ici et là et une note manquante à la page 364, ou encore de déplorer l’absence dans la bibliographie de quelques études américaines, notamment de M. Alcover, de R. Hodgson ou de C. E. Scruggs. Mais cela n’enlève rien à la rigueur et à la pertinence de cette étude, et n’entrave jamais le plaisir suscité par la lecture de cet ouvrage savant et inspirant. Jean Leclerc LIVRES REÇUS PFSCL XL, 79 (2013) Livres reçus CHEDOZEAU, Bernard : L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal. Les préfaces de l’Ancien Testament. Une théologie scripturale (1672- 1693). Les préfaces du Nouveau Testament (1696-1708). Paris : Champion, 2013 (« Sources classiques », 112). 912 p. LEMONNIER-LESAGE, Virginie ; ROIG MIRANDA, Marie (dir.) : Réalités et représentations de la justice dans l’Europe des XVI e et XVII e siècles. Europe XVI-XVII, n o 17. Université de Lorraine, 2012. 225 p. LIGNÉREUX, Cécile (dir.) : Lecture de Madame de Sévigné. Les Lettres de 1671. Presses Universitaires de Rennes, 2012 (« Didact Français). 218 p. + Bibliographie sélective. LIGNÉREUX, Cécile (éd.) : La première année de correspondance entre M me de Sévigné et M me de Grignan. Études réunies par Cécile Lignereux. Paris : Classiques Garnier, 2012 (« Correspondances et Mémoires », 7). 314 p. + Bibliographie, Index des auteurs. LOCHERT, Véronique ; SCHWEITZER, Zoé (éds.) : Philologie et théâtre. Traduire, commenter, interpréter le théâtre antique en Europe. Amsterdam, New York : Rodopi, 2012 (« Faux titres », 382). 271 p. ROBERTS, Hugh ; TOMARKEN, Annette (éds.) : Bruscambille, Œuvres complètes. Les Fantaisies, Les nouvelles et les plaisantes Imaginations, Facecieuses Paradoxes, Les plaisants Paradoxes, Pamphlets. Paris : Champion, 2012 (« Textes littéraires de la Renaissance », 15). 647 p. + Corrections, Glossaire, Répertoire des expressions, Bibliographie générale, Index des noms. PFSCL, XL, 79 (2013) Adresses des auteurs de ce numéro FRANCIS ASSAF The University of Georgia Dept. of Romance Languages Athens, GA 30602 MARIE-CLAUDE CANOVA-GREEN Goldsmiths University of London New Cross London, SE14 6NW, UK MARIE-GABRIELLE LALLEMAND Université de Caen- Basse Normandie UFR Sciences de l’Homme F-14032 Cedex 5 DOROTHEE LINTNER 18, rue Lecourbe F-75015 Paris SKYE PAINE The College at Brockport State University of New York 350 New Campus Drive Brockport, NY 14420 ANNE-ELISABETH SPICA Université de Lorraine Centre Écritures UFR Lettres et Langues Ile du Saulcy F-57045 Metz Cedex 1 JÖRN STEIGERWALD Ruhr Universität Bochum Romanisches Seminar Universitätsstr. 150 D-44780 Bochum FRANCINE WILD Université de Caen- Basse Normandie UFR Sciences de l’Homme F-14032 Cedex 5
