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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2014
4180
Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume X I (2014) Number 80 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff , Béatrice Jakobs Lydie Karpen, Anna-Marie Frick Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2014 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XLI, 80 (2014) Sommaire K IRSTEN D ICKHAUT / J ÖRN S TEIGERWALD Entre Soleil et Lumières : les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir. Introduction ...............................................................7 A NNE -E. S PICA Représentation du pouvoir, pouvoir de la représentation : De L’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) .............................................19 T HOMAS K IRCHNER L’espace du paysage comme moyen d’expression politique dans la peinture française du XVII e siècle.....................................................37 K IRSTEN D ICKHAUT La Magie du Soleil et le Portrait du Roi : Sur la signification culturelle des effets spéculaires pour Vaux-le-Vicomte et Le Songe de Vaux de Jean de La Fontaine.....................................................65 L INDA S IMONIS Gestes et images du pouvoir. Tendances contradictoires dans Horace de Corneille..............................................................................83 M ARINE R OUSSILLON La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée (1664) : spectacle, textes et images .........................................................................103 J ÖRN S TEIGERWALD De la maison de ville à la maison royale : Le Bourgeois gentilhomme de Molière ..................................................................................................119 E LISABETH O Y -M ARRA Phébus/ Apollon - Le Bernin, Poussin et Carlo Maratta .............................143 M ARKUS A. C ASTOR « L’ange multimédia ». Saint Michel, Raphaël et Charles Le Brun : un message politico-artistique entre texte, image et institutions ...............165 Sommaire 6 Marianne Cojannot-Le Blanc Mens agitat molem. André Félibien et la surintendance des Bâtiments du roi en 1666 ....................................................................191 COMPTES RENDUS Gabriel Conesa Le Pauvre homme ! Molière et l’affaire du Tartuffe (J AMES F. G AINES ) ...................................................................................213 Tetsuya Shiokawa Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes (H ALL B JORNSTAD ) ..................................................................................215 LIVRES REÇUS ………………………………………………………………….221 PFSCL XLI, 80 (2014) Entre Soleil et Lumières : les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir 1 Introduction K IRSTEN D ICKHAUT (U NIVERSIT É DE G RAZ ) J ÖRN S TEIGERWALD (U NIVERSIT É DE P ADERBORN ) 1. Soleil et Lumières comme symboles Les contributions rassemblées dans ce volume se concentrent sur la question de la prolifération des signes du pouvoir au XVII e siècle et ont pour objectif de relever les effets produits par le pouvoir entre ‹ Soleil et Lumières ›. 2 1 Nous tenons à remercier Andreas Beyer, Directeur du Centre allemand d’histoire de l’art de Paris et son équipe pour leur accueil chaleureux lors du colloque qui s’est tenu en décembre 2009. L’idée de cette rencontre est née à l’occasion d’une collaboration antérieure avec Markus Castor, Directeur de Recherche au même Centre. Nous le remercions vivement pour tous les fructueux échanges. Nous remercions également tous ceux et toutes celles qui ont apporté leur contribution à ce volume ainsi que Maria del Carmen Dixon et Lucia Aschauer pour la mise en page et Rainer Zaiser pour avoir rassemblé toutes les contributions dans la revue Papers on French Seventeenth Century Literature. 2 L’intérêt porté à la lumière au XVII e siècle se manifeste dans la religion chrétienne et dans le mysticisme, dans la philosophie du néoplatonisme, en physique (miroir, perspective, optique) et dans les arts. Cf. à titre d’exemple : Campanella, La cité du soleil, 1623 ; Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, 1662 ; Leonhard Euler, « Réflexions sur les divers degrés de lumière du soleil et des autres corps célestes », Histoire de l’Académie royale des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin, 1750 ; Rudolf Engler, Die Sonne als Symbol : der Schlüssel zu den Mysterien, Küsnacht, Helianthus, 1962 ; Jean-Pierre Néraudau, L’Olympe du Roi-Soleil. Mythologie et idéologie royale au Grand Siècle, Paris, Société d’Édition « Les Belles Lettres », 1986 ; Christophe Martin, « Eclipses du soleil, lumières de la raison : la nuit dans les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle », dans Dominique Bertrand (éd.), Penser la nuit (XV e -XVII e siècle), Paris, Champion, 2003, pp. 89-103 ; Frank Büttner, « Die Macht des Bildes über den Betrachter. Thesen zur Bildwahr- Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 8 Le soleil et la lumière sont, bien entendu, les conditions préalables à toute visibilité. Cependant, au-delà de tout conditionnement naturel, ils servent aussi de métaphores ou de symboles qui désignent deux époques successives de l’âge classique : la période de Louis XIV et le siècle des Lumières (cf. fig. 1). Les métaphores épistémologiques, le soleil et la lumière, nous donnent la possibilité d’analyser les manières d’être du pouvoir et ainsi de comprendre sa visibilité et son esthétique comme des effets du pouvoir. 3 La lumière, comme condition préalable à toute forme de visibilité et par ses effets puissants, se joint à une nécessité du contraste. Bien évidemment, ce qui est visible est seulement ce qui est mis à la lumière, donc ce qui se détache de l’ombre. Cette dépendance que Roger de Piles a relevée dans sa théorie sur la peinture, 4 structure tous les arts de différentes manières, alors que l’amalgame du sens métaphorique se joint quasiment toujours aux discours sur la lumière et sur l’ombre, comme l’a montré Ernst Gombrich. 5 Cette opposition entre lumière et ombre est sans aucun doute un des archénehmung, Optik und Perspektive im Übergang vom Mittelalter zur Frühen Neuzeit », dans Wulf Österreicher, Gerhard Regn (éds.), Autorität der Form - Autorisierung - institutionelle Autoritäten, Münster, LIT Verlag, 2003, pp. 17-36. 3 Cf. Michel Foucault, « The Subject and Power », dans Hubert Dreyfus, Paul Rabinow, Michel Foucault. Beyond Structuralism and Hermeneutics, Chicago, University of Chicago Press, 1982, pp. 208-226 ; Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 1982 ; Louis Marin, Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005 et pour l’époque de la Renaissance Luisa Capodieci, Medicæa Medæa : art, astres et pouvoir à la cour de Catherine de Médicis, Genève, Droz, 2011. 4 Roger de Piles, Cours de Peinture par Principes composé par M. de Piles, Paris, chez Jacques Estienne, 1708, A Amsterdam et à Leipzig, chez Arkstée & Merkus, 1766 ; Victor Ginsburgh, Sheila Weyers, « Roger de Piles, Louis XIV et son académie : accord ou désaccord », Annales d’histoire de l’art et d’archéologie, 24 (2002), pp. 73- 90. 5 Ernst Gombrich, Schatten. Ihre Darstellung in der abendländischen Kunst, Berlin, Wagenbach, 2 2013. Fig. 1 : La quête de la Vérité, frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin, gravé par Bonaventure- Louis Prévost. Gravure à l’eau-forte et au burin. 1772. Introduction 9 types de la pensée humaine. Alors que la lumière représente l’amour divin, l’ombre incarne l’envie, le désir et la jalousie, sujets abondamment discutés par les moralistes, tels que Pascal ou La Bruyère. 6 Le prolongement des métaphores de la lumière dans les domaines religieux et moral semblent incontestables. C’est aussi la raison pour laquelle la lumière a toujours été associée à l’idée d’un être suprême, source du Bien et de la vie, tandis que la nuit et les ténèbres représentaient le Mal et le néant. 7 C’est pourquoi le savoir luit aussi sur le frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert avec une telle splendeur. Cependant, ce qui intéresse au-delà du tropisme biologique et religieux au sens strict du terme, c’est la lumière et son effet symbolique. C’est ainsi que le dossier qui suit se dédie à la configuration historique du pouvoir fondé par Louis XIV et se poursuit au siècle des Lumières. 8 En analysant les illusions et les effets produits par les stratégies du pouvoir des arts ainsi que leurs pratiques signifiantes, nous pourrons nous pencher sur l’appropriation des symboles initiée par le Roi Soleil qui décrit lui-même le choix du soleil comme emblème de sa royauté de la manière suivante : On choisit pour corps le Soleil, qui, selon les règles de cet art, est le plus noble de tous, et qui, par la qualité, par l’éclat qui l’environne, par la lumière qu’il communique aux autres astres qui lui composent comme une espèce de cour, par le partage égal et juste qu’il fait de cette même lumière à tous les divers climats du monde, par le bien qu’il fait en tous les lieux, produisant sans cesse de tous côtés de la vie, la joie et l’action, par son mouvement sans relâche, où il paraît néanmoins toujours tranquille, par cette course constante et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est assurément la plus vive et la plus belle image d’un grand monarque 9 . 6 Rudolf Behrens, Andreas Gipper, Viviane Mellinghoff-Bourgerie (éds.), Les « Pensées » de Pascal. Croisements d’anthropologie - Pascals « Pensées » im Geflecht der Anthropologie, Heidelberg, Winter, 2005. 7 Cf. Wolfgang Scheuerman, Licht und Liebe : Lichtmetapher und Metaphysik bei Marsilio Ficino, Hildesheim, Olms, 2000. 8 Cf. Marc Fumaroli, De Rome à Paris : peinture et pouvoirs aux XVII e et XVIII e siècles : de Rome à Paris, Paris, Éditions Faton, 2007 ; Nicolas Milovanovic, Alexandre Maral, Louis XIV. L’homme et le roi, Paris, Skira, 2009 ; Alexandre Maral, Le Roi- Soleil et Dieu, Paris, Perrin, 2012. 9 Mémoires de Louis XIV. Le métier du roi (1662), présentés et annotés par Jean Longnon, Tallandier, 2001, pp. 135-136. Voir aussi Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven/ London, YUP, 1982. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 10 Le roi évoque l’autre soleil pour se décrire et se montrer (cf. fig. 2). C’est un acte permettant de se rendre éternel et naturel. Être en plein soleil et suivre son cours produit ainsi des effets agréables et esthétiques, comme l’évoque Louis XIV dans ses Mémoires. Les propos du roi font naître un double sens : vouloir partager cette vie agréable en plein soleil exige d’accepter entièrement le modèle et d’agir selon lui. Il détermine simultanément la manière de se comporter dans « une espèce de cour » tout comme il détermine le système normatif auquel elle va être soumise. Il suggère, par le recours au mythe du soleil, le retour à l’âge d’Or. Le soleil était un emblème des rois de France au moins depuis Charles V, et l’on se rappellera que Louis XIV était apparu en soleil quand il avait dansé Le ballet de la nuit en 1653. Sa manière de s’approprier ce mythe produit une nouvelle héroïsation et divination. Ce qui change avec appropriation par le Roi absolu est cependant le sens donné à ces métaphores de la lumière. 2. Les stratégies de la représentation Comme Michel Foucault l’a montré, l’interprétation du monde subit une transformation profonde au XVII e siècle. 10 Contrairement aux époques précédentes, le portrait servant à l’identification ne fonctionne plus : monde idéal et monde réel sont séparés. Le nouveau système se greffe sur une appropriation du symbole qui a recours aussi à l’astrologie divinatoire déjà discutée dans les controverses de la Renaissance italienne et française. Ainsi, Galilée estimait que le soleil était le médiateur entre la lumière et l’univers, un modèle qui est reflété par le culte ludovicien. La croyance aux astres, à 10 Cf. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Seuil, 1966. Fig. 2 : Anonyme, Le jeune Louis XIV en Soleil dans le Ballet royal de la nuit, 1653 © bpk | RMN | Bulloz. Introduction 11 l’astrologie, à l’hermétisme et au mysticisme a une influence importante durant l’âge classique. Les fêtes de la cour, comme par exemple les Plaisirs de l’île enchantée, font croire à un roi divin et portent à son paroxisme le prétendu vainqueur du système païen en le mettant en scène dans une allégorie païenne. 11 En choisissant comme référence le culte du soleil, Louis XIV dote ainsi le symbole d’une métaphysique à l’origine platonicienne et ficinienne, voire mystique. Il surpasse de cette manière tous ses prédécesseurs en s’appropriant ce mythe. Le portrait du Roi Soleil que Charles Le Brun peint et qu’André Félibien 12 décrit n’a plus la même fonction que chez les rois précédents. Ernst Kantorowicz et, après lui, Louis Marin 13 distinguent trois fonctions du portrait du Roi Soleil. 14 Par analogie, nous pouvons différencier trois dimensions du soleil et de la lumière que le roi s’approprie en même temps que les emblèmes de la souveraineté politique et de l’absolutisme. Ces fonctions domineront par le biais de la clarté, principe rhétorique par excellence de la doctrine classique jusqu’à la Révolution. 15 Il s’agit d’une représentation qui n’est pas celle du reflet, même si elle se reflète magistralement dans la galerie des glaces ou dans les eaux de Versailles. C’est un système apportant une nouvelle correspondance qui est 11 Voir aussi Marine Roussillon, Plaisir et pouvoir. Usages de l’imaginaire chevaleresque à l’âge classique, thèse Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2011. 12 Charles Le Brun, Louis XIV présentant son sceptre et son casque à Jésus-Christ, Musée de Lyon ; André Félibien, Relation de la fête de Versailles du dix-huitième juillet 1668, Paris, Pierre le Petit, 1668 ; Stefan Germer, Kunst, Macht, Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien im Frankreich von Louis XIV, München, Fink, 1997; René Demoris: « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle: le portrait du Roy par Félibien », Revue des sciences humaines, 172/ 4 (1978), pp. 9-30 ; Maxime Préaud (éd.), Les effets du soleil. Almanachs du règne de Louis XIV, Paris, Louvre, 1995. 13 Jean-Pierre Cavaillé, « Secrets du pouvoir et pouvoir du secret dans quelques textes de Louis Marin », dans Frédéric Pousin, Sylvie Robic (éds.), Signes, histoires, fictions. Autour de Louis Marin, Paris, Editions Arguments, 2003, pp. 108-135. 14 Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1989 [1957] ; Ernst Kantorowicz, Le lever du roi, Paris, Bayard, 1963 ; Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 ; Carlo Ginzburg, « Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 46/ 6 (1991), pp. 1219-1234; Thomas W. Gaehtgens, Nicole Hochner (éds.), L’image du roi de François 1 er à Louis XIV, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2006 ; Nicolas Milovanovic, « Le portrait du roi : Louis XIV dans le décor de la galerie des Glaces », dans La Galerie des Glaces. Histoire et restauration, Dijon, Faton, 2007, pp. 142-153. 15 À propos de la clarté cf. René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1974. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 12 mis en place. Le soleil et la lumière sont ainsi des exemples paradigmatiques à la mesure de la réversibilité de l’expression : les arts 16 du pouvoir sont convertis en pouvoir de l’art. Le soleil et la lumière incarnent par là les emblèmes du pouvoir et montrent des effets puissants qui agissent de manière multiple. Le culte du soleil et de la lumière produit une combinaison épistémologique qui réunit les trois dimensions suivantes : • premièrement, par sa nature : le soleil et la lumière sont des symboles qui mettent en relief une évidence naturelle. Le système solaire qui remplace depuis peu tout l’imaginaire géocentrique par le modèle héliocentrique donne une dimension cosmique et naturelle au pouvoir. 17 De plus, le Roi Soleil profite du fait que les sciences s’intéressent aux effets de la lumière : ainsi Galilée, Descartes, Mersenne, Pascal et d’autres rendent hommage à travers leurs travaux à ce roi-dieu centre du nouveau monde héliocentrique ; • deuxièmement, par sa métaphoricité : le sens métaphorique du soleil et de la lumière souligne l’approche épistémologique. Le soleil et son pouvoir atteignent une structure symbiotique, donc quasi-naturelle et stabilisent le système politique en mettant en place un système de dépendance comparable et pour la cour et pour les arts d’une manière égalitaire et juste 18 ; • troisièmement, par son symbolisme : le pouvoir du soleil et le pouvoir de la lumière fonctionnent comme suppléants sacrés, donc comme symbole du pouvoir sacré, car le roi possède le don de guérir, de faire des miracles, et son portrait absorbe et incarne cette dimension sacrale à laquelle la cour rend hommage. 19 Le portrait du roi frappe par l’intensité de la lumière, des yeux et de l’esprit. La peinture elle-même est quasiment la lumière partout répandue. Le rythme de la vie est ainsi réglé par Louis. Le roi et le soleil se lèvent en même temps et l’analogie va bien au-delà d’une 16 Cf. Geneviève Bresc-Bautier, Xavier Dectot (éds.), Art ou politique ? Arcs, statues et colonnes de Paris, Paris, Action artistique de la ville de Paris, 1999. 17 Ernst Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Hamburg, Meiner, 2013. 18 Louis Marin, Le portrait du roi ; Jean-Marie Apostolidès, Le prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1985. 19 Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, 1993. Introduction 13 simple comparaison, car le culte produit par le roi a été internalisé par les courtisans, comme Norbert Elias l’a montré. 20 Ces trois dimensions, le naturel, la métaphore et le symbole, façonnent un culte du soleil et un pouvoir des lumières qui dorénavant seront omniprésents dans tout le royaume français 21 et s’uniront pour faire croire au pouvoir magique du soleil. Ce qui est exposé à la lumière devient naturellement crédible. Racine décrit le phénomène ainsi : Dans l’histoire du Roi, tout vit, tout marche, tout est en action. Il ne faut que le suivre, si l’on peut, et le bien étudier lui seul. C’est un enchaînement continuel de faits merveilleux, que lui-même commence, que lui-même achève, aussi clairs, aussi intelligibles quand ils sont exécutés, qu’impénétrables avant l’exécution. En un mot, le miracle suit de près un autre miracle. 22 Le modèle chrétien s’approprie la magie païenne, qui devient la formule omniprésente permettant de décrire les effets du pouvoir des arts. Cette magie ensorcelle maintenant les spectateurs de la cour et fait naître une œuvre d’art totale qui se crée dans les jeux de miroirs, les feux d’artifice, les effets de l’architecture et les peintures trompeuses et triomphantes. Les arts rendent tout possible et font croire à la mise en scène. Et il y en a d’autres : les fêtes, les jeux d’illusion dans l’eau et la galerie des glaces, le parc des machines pour le théâtre et les jeux de perspectives dans les jardins, tout cela crée les merveilles ludoviciennes et couvrent les stratégies de légitimation, qui, elles, visent aussi à cacher les problèmes politiques et à faire resplendir l’État absolu qui se construit avec Versailles : le lieu qui deviendra le centre de ce système solaire sur terre. Que le jardin de Versailles profite de cette mise en scène et donne l’occasion aux arts de collaborer entre eux pour se surpasser n’est qu’un aspect du paraître artistique et esthétique. Mais depuis que l’Académie royale de la Peinture et 20 Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie, Darmstadt, Luchterhand, 1969. 21 Alain Boureau, « Les enseignements absolutistes de Saint Louis (1610-1630) », dans La Monarchie absolutiste et l’histoire. Théories du pouvoir, propagandes monarchiques et mythologies nationales, Actes du colloque, Paris, Presses de l’Université de la Sorbonne, 1986, pp. 79-97. 22 Discours de M. Racine, en réponse à ceux de M. Thomas Corneille, reçu à la place de M. Pierre Corneille son frère, et de M. Bergeret, reçu à la place de M. de Cordemoy, le 2 janvier 1685. Éloge de Pierre Corneille. http: / / www.academie-francaise.fr/ reponseau-discours-de-reception-de-thomas-corneille (8.10.2013). Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 14 de la Sculpture 23 a ouvert ses portes et manifeste sa présence, le système panégyrique est autrement structuré, comme on le sait, et comme en témoignent Molière, Perrault, La Fontaine et bien d’autres dans leurs propos. Beaucoup de ces effets potentiels résultèrent cependant entre autre de la réception des arts italiens en France, de Léonard, Bernini et Marino par exemple et de l’axe Rome-Paris, très important aussi pour les Académiciens. 24 Ce sont tous des effets d’un pouvoir qui brille grâce aux jeux de lumière produits par les arts. Dans un monde, dirigé par le soleil, il peut ainsi sembler évident que le paraître devient plus important que l’être, que l’illusion devient l’effet recherché par tous les arts. Ainsi, les stratégies intermédiales visent à évoquer des passions pour former une cour qui devient le lieu où le roi peut enfin rayonner. Il a permis à la cour de prendre une forme cosmo-géométrique. 3. Les signes de pouvoir et le pouvoir des signes Versailles devint de cette manière le lieu central et le point culminant de la représentation du pouvoir ludovicien qui fit lui-même proliférer les signes de pouvoir et qui releva en même temps les effets produits par le pouvoir royal. Ces stratégies du pouvoir des arts déterminent ainsi la manière d’être des artistes du roi ainsi que de chaque sujet du roi vivant à la cour. Leur comportement nous permet de reconstruire le système normatif auquel les règles de la production artistique appartiennent. Cependant, ce système normatif des manières d’être et de la production artistique avait été créé par des sujets du roi, c’est-à-dire par des individus qui avaient établi consciemment un système normatif au nom du roi. Les artistes ont ainsi préparé le terrain de la représentation du roi et ils ont aussi fabriqué le Roi Soleil en construisant son portrait. Il s’ensuit que la visibilité des signes du pouvoir sert à des stratégies rendant le pouvoir éternellement légitime, tout en mettant aussi en évidence l’interdépendance des signes du pouvoir et des pratiques sociales et esthétiques qui produisent ces signes volontairement. 25 23 Jacqueline Lichtenstein, Christian Michel (éds.), Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, Paris, Ecole des Beaux-Arts, Tome I, vol. 1 & 2, Tome 2, vol. 1 & 2, 2006-2008. 24 Cf. Fumaroli, De Rome à Paris, op. cit. 25 Voir aussi Jörn Steigerwald, « Soziale und ästhetische Praxis der höfischen Fest- Kultur », dans Soziale und ästhetische Praxis der Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. Kirsten Dickhaut, idem, Birgit Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp.17-30. Introduction 15 Cela mène à une différence heuristique, à savoir la différence entre les signes de pouvoir et le pouvoir des signes. Nous considérons un signe de pouvoir comme un signe qu’on choisit volontairement pour mettre en relief le pouvoir de quelqu’un, c’est-à-dire comme un signe qui fonctionne comme un suppléant de quelqu’un. Le portrait du roi que Louis Marin a analysé d’une manière fascinante peut être considéré comme l’exemple parfait d’un signe de pouvoir du siècle de Louis le Grand, car il présente de manière évidente le pouvoir royal par la représentation visible du roi. Par contre, le pouvoir des signes consiste dans le choix volontaire d’un signe par son porteur sans qu’il sache consciemment ce qu’il a choisi et surtout pourquoi il a choisi ce signe. Cette différence nous permet donc de distinguer d’un côté le pouvoir des signes selon leurs formes de présentation, à savoir la visibilité du signe de pouvoir et l’apparence du pouvoir du signe et de différencier d’un autre côté entre la pratique sociale et la pratique esthétique. 26 Les formes de la présentation constituent donc les deux côtés d’une médaille, dont l’un montre le portrait du roi et l’autre le portrait de la société de cour de Louis XIV, fabriqué dans la pratique sociale et esthétique des sujets du roi. Pour mettre en évidence cette constellation, il convient sans doute de reprendre brièvement quelques données bien connues mais fondamentales sur la conception de la pratique sociale à cette époque. Au siècle de Louis le Grand émerge pour la première fois un système de distinction qui se base sur les pratiques sociales des sujets et qui permet à ces derniers de se positionner dans l’espace social. Les pratiques sociales sont donc à mettre en relation avec un habitus spécifique du sujet qui le mène à choisir, selon Pierre Bourdieu, volontairement, mais inconsciemment une certaine pratique ainsi qu’un objet spécifique de la vie quotidienne. 27 Pour donner un exemple : le goût naturel du galant homme et de la galante dame pour une chose ainsi que la grâce naturelle qu’ils montrent dans toutes leurs actions fait seulement apparaître leur capital symbolique dans leurs pratiques et sert ainsi de base à une culture des apparences dont ils sont les porteurs et les sujets en même temps. 28 De plus, le galant homme et la galante dame, en tant que sujets du roi, c’est-à-dire en tant que membres de la société de cour, sont dans l’obligation de se présenter à la 26 Voir par exemple Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVII e -XVIII e siècle), Paris, Fayard, 1989. 27 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. 28 Voir Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres Conversations (1653-1684). Pour une étude de l’archive galant, éd. Delphine Denis, Paris, Champion 1998 ; Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 16 cour et de représenter la cour. La pratique distinguée d’un sujet ne montre pas seulement qu’il appartient à une culture des apparences, mais il augmente par son apparence personnelle aussi le capital symbolique de la société de cour. 29 Ce qui est vrai pour les pratiques sociales l’est encore plus pour les pratiques esthétiques : le choix d’une musique pour une soirée galante ou l’ordonnance de feux d’artifice pour les hôtes ne mettent pas seulement en relief le goût distingué de celui qui choisit ou ordonne, mais révèlent aussi son capital culturel, voire symbolique. La culture des apparences unit donc la pratique sociale et la pratique esthétique, mais elle dévoile aussi la différence entre une économie de statut de la société de cour et une économie financière de la bourgeoisie de cette époque. De plus, la culture des apparences met en évidence la différence entre deux stratégies qui servent toutes les deux à fabriquer un signe spécifique du pouvoir royal, à savoir la différence entre une stratégie qui produit directement des signes de pouvoir et une stratégie qui montre indirectement le pouvoir des signes en les intégrant dans une culture ludovicienne des apparences. Tandis que la première stratégie est plutôt liée aux institutions fondées par le roi, à partir de l’Académie française en passant par l’Académie royale de la Peinture et de la Sculpture jusqu’à l’Académie des Sciences, la deuxième stratégie émerge dans la société de cour de Louis XIV et produit ici une culture des apparences qui est en relation directe avec le roi comme premier courtisan de son royaume, mais qui ne se concentre pas sur lui, bien au contraire. 30 Pour conclure, nous voudrions attirer l’attention sur un dernier point qui découle de cette différence, à savoir la différence entre stratégies du pouvoir et tactiques des sujets. Selon l’argumentation de Michel de Certeau, on pourrait dire que le portrait du roi doit être considéré comme une représentation idéale, mais aussi idéalisée du roi, qui met en relief la 29 Madeleine de Scudéry met en relief ce problème dans le prologue de Célinte, nouvelle première. Voir Jörn Steigerwald, « Madeleine de Scudérys dialogische Inszenierung von Festbeschreibung oder : Möglichkeiten sozialer Praxis im Theaterstaat von Louis XIV », dans Soziale und ästhetische Praxis der Fest-Kultur im 16. und 17. Jahrhundert, dir. Kirsten Dickhaut, idem, Birgit Wagner, Wiesbaden, Harrassowitz, 2009, pp. 215-233. 30 Voir Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008 et Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011. Introduction 17 stratégie du roi pour produire des signes visibles du pouvoir royal. 31 Mais il y a une assez grande différence entre la stratégie royale de production de signes de pouvoir et l’utilisation d’un tel signe. Les tactiques des utilisateurs peuvent être en accord, mais aussi en désaccord avec les stratégies préalables, car dans la pratique quotidienne les deux formes sont également possibles. 32 Néanmoins, il nous semble trop simple de faire juste la différence entre une stratégie qui sert à fabriquer un signe de pouvoir et la tactique de l’usager du signe, qui transforme le signe de pouvoir dans sa pratique en signe vide sinon en signe de résistance. Une tactique peut servir à une telle transformation, mais elle peut aussi montrer l’incompétence de celui qui utilise le signe de pouvoir dans sa pratique sociale. A cela s’ajoute la possibilité qui combine à la fois la tactique des usagers et la stratégie du pouvoir. Une culture des apparences se fonde, nous l’avons déjà dit, sur la pratique exemplaire du sujet, mais elle met aussi en relief la différence entre ceux qui ont une compétence parfaite et un goût distingué et ceux qui n’en ont pas et qui ne font voir, par conséquent, que des formes de mimétisme de la pratique idéale. Le galant homme connaît par exemple une forme concrète de mimétisme, à savoir celle de l’homme galant, mais il se distingue aussi de l’honnête homme par sa nature noble, ce qui révèle au moins une double différence entre une pratique exemplaire et une imitation imparfaite de la même pratique sociale ou esthétique. Un tel mimétisme peut donc déstabiliser le pouvoir en subvertissant volontairement et consciemment un signe de pouvoir royal d’un côté, comme dans une satire, mais il stabilise d’un autre côté le système de la distinction et, par ce biais, la culture des apparences de la société de cour. En fin de compte, un tel mimétisme peut aussi servir dans une mise en scène théâtrale à amuser la société de cour et à plaire au roi. La représentation d’une tactique présente ainsi la possibilité de mettre en relief et le pouvoir du signe dans la culture des apparences et le signe du pouvoir royal dans sa représentation artistique. 31 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. 32 Voir par exemple Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV ; Hendrik Ziegler, Der Sonnenkönig und seine Feinde. Die Bildpropaganda Ludwigs XIV. in der Kritik, Petersberg, Imhof, 2010. Kirsten Dickhaut / Jörn Steigerwald 18 Illustrations Fig. 1 : La quête de la Vérité, frontispice de l’Encyclopédie, dessiné par Charles-Nicolas Cochin, gravé par Bonaventure-Louis Prévost. Gravure à l’eau-forte et au burin. 1772. Fig. 2 : Anonyme, Le jeune Louis XIV en Soleil dans le Ballet royal de la nuit de Jean-Baptiste Lully, 1653 ; Aquarelle, haut 27 cm, large 17,8 cm, legs à la Bibliothèque nationale en 1868 ; © bpk | RMN - Grand Palais | Bulloz. PFSCL XLI, 80 (2014) Représentation du pouvoir, pouvoir de la représentation : De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) A NNE -E. S PICA (U NIVERSIT É DE L ORRAINE ) En 1665, Pierre Le Moyne faisait paraître un somptueux in-folio de 800 pages que la qualité de composition, l’abondance des gravures et la très longue dédicace au jeune Louis XIV rattachent pleinement au livre de prestige. 1 Il se compose de quatre parties consacrées respectivement à la fin, aux dispositions, aux moyens et aux aides de l’art de régner en France, subsumant les techniques de règne (l’ars) à la grandeur rayonnante du prince vertueux. Chacune de ces parties est elle-même subdivisée en plusieurs discours énumérant les vertus royales afférentes, ouverts chacun par une devise solaire et agrémentés de très nombreux exemples historiques. Le jésuite est sans nul doute au XVII e siècle en France l’un des auteurs les plus au fait en matière de réflexion sur le pouvoir royal, comme en matière de réflexion sur les passions et les pouvoirs du visuel. En 1629, ses Triomphes de Louis le Juste en ont fait un des grands panégyristes de la monarchie française. En 1640 avec les Peintures morales, puis en 1649 avec la Gallerie des Femmes fortes, il a composé deux galeries de passionnés dans lesquelles il a mis en écho représentation visuelle et représentation verbale aux fins de donner à voir autant qu’à lire les effets désastreux des passions mal conduites, ou les effets bénéfiques du bon gouvernement de soi ; depuis les Devises héroïques et morales de 1649, il s’affirme comme l’un des meilleurs représentants français de l’ars symbolica. 1 Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665. Voir Jean-Marc Chatelain, « Pour la gloire de Dieu et du roi : le livre de prestige au XVII e siècle », dans La naissance du livre moderne, dir. Henri-Jean Martin, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2000, pp. 350-362 ; id., « Le livre de prestige », C.A.I.E.F., 57 (2005), pp. 75-98. Anne-E. Spica 20 Cette double expérience est au cœur de L’Art de régner. Si le contenu politique, dans la stricte lignée des traités jésuites post-tridentins sur le Prince chrétien 2 , n’a rien d’original à l’exception notable de sa date, bien tardive pour défendre de telles positions, en revanche, et toujours dans la lignée de ces traités qui érigent le Prince en exemple sur le Théâtre du monde 3 , l’ouvrage propose une variation particulièrement subtile de toutes les combinaisons iconiques à la disposition de son auteur : outre les devises gravées, descriptions, hypotyposes, art de l’exemple ... Le Moyne s’inscrit entre deux illustres prédécesseurs tout particulièrement. Il admire l’un sans le citer mais y puise à pleines mains ses exemples : son coreligionnaire Nicolas Caussin, dont il a visiblement lu de près La Cour sainte (1624). Il marque très nettement ses distances avec l’autre, cité une unique fois (p. 97) : Diego de Saavedra y Fajardo, l’auteur du plus célèbre recueil de devises politiques, l’Idea de un Príncipe político-christiano (1640), d’inspiration tacitiste adhérant à une position machiavélienne modérée et surtout Espagnol très critique à l’égard de la France. Le Moyne, avec les débuts glorieux du règne personnel de Louis XIV, souhaitait de toute évidence actualiser le modèle du Princeps christianus tel que l’ont élaboré ses précédesseurs Possevino, Ribadeneyra ou Bellarmin au cours de la première moitié du siècle. 4 Mais les paramètres énonciatifs du discours politique ayant depuis complètement changé, il choisit d’amplifier le potentiel visuel d’un tel discours pour contrer les arguments tacitistes ou au moins pragmatiques des « Disciples de Machiavel » (l’expression récurrente est de lui), afin 2 Voir Robert Bireley, The Counter-Reformation Prince. Anti-machiavellianism or Catholic Statecraft in Early Modern Europe, Chapel Hill and London, The University of North Carolina Press, 1989 ; Raymond Darricau, « La spiritualité du prince », XVII e Siècle, 62-63 (1964), pp. 78-111 ; Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu [1966], Paris, A. Michel, 2000, pp. 87-92 ; Silvio De Franceschi, « Le modèle jésuite du prince chrétien. À propos du De officio principis Christiani de Bellarmin », XVII e Siècle, n°237 (2007/ 4), pp. 713-728. On y retrouve les mêmes points d’articulation et le même ordonnancement des vertus : le prince est au service de Dieu et la guerre peut être juste, en particulier au service de la foi. La piété est la première vertu du Prince, suivie de la prudence (par excellence le lieu des développements anti-machiavéliens, car elle est opposée à la « finesse » ou hypocrisie, et à l’opiniâtreté), de la justice, de la magnificence, de la clémence et de la miséricorde. 3 La métaphore fonde ainsi le développement de La Cour sainte de Nicolas Caussin. Nous nous permettons de renvoyer à notre « La figure d’un courtisan chrétien dans La Cour sainte », dans Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII (Sophie Conte éd.), Berlin, LIT Verlag, 2007, pp. 169-187. 4 Sur l’anti-machiavélisme de Le Moyne, voir Anne Mantero, « Saint Louys et l’art de régner », Œuvres et critiques, XXXV (2/ 2010), pp. 77-90. De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 21 d’offrir au public le seul vrai traité de devises politiques digne de porter le titre d’« Idée du Prince politique-chrétien » : un traité centré sur la question de l’unité affective d’un royaume, la philia aristotélico-thomiste qui fonde l’harmonie des États en général et le sacre monarchique en France précisément, au moment où l’invention du « public » 5 creuse l’écart entre les particuliers et le monarque. L’intermédialité au service du politique Le Moyne tire le meilleur parti du modèle proposé par Nicolas Caussin dans La Cour sainte, fondé sur l’interaction entre le texte et toutes les images qu’il suscite, matérielles ou mentales. Cette interaction dont la plaisante varietas est présentée comme la marque stylistique du discours qui s’adresse le mieux à ceux qui évoluent dans les plus hautes sphères de l’Etat, justifie d’emblée un style, ou une rhétorique profonde susceptible de s’appuyer sur l’échange entre la discursivité verbale qui énonce un raisonnement et l’immédiat caractère sensible de l’impression suscitée par les images. La Republique de Platon et les Politiques d’Aristote ressemblent plûtost à des figures fabuleuses, à des phantasmes de la fabrique des Poëtes, qu’à des Modeles de juste forme, et moulez sur le naturel. L’institution du Prince que S. Thomas nous a laissée, est l’ouvrage d’une Intelligence qui se peut dire des plus élevées, et du premier ordre. [...] Mais cette solidité est sans couleur, et cette force n’a point d’agrément : Et l’on m’avoüera qu’un corps sec et décharné, quelques solides qu’en fussent les os, quelques forts qu’en fussent les nerfs, trouveroit mieux sa place dans la boutique d’un Operateur, que dans le cabinet d’un Prince. [...] Les Princes, et ceux qui les approchent, ne sont pas gens qui aiment autrement à foüir [...] La connoissance que j’ay de leur delicatesse et de leurs degousts, m’a fait tenir une methode moyenne entre ce que les uns ont de trop delié et de trop subtil, et ce que les autres ont de trop étendu et de trop massif. J’ay tasché d’adoucir les duretez et les secheresses [...] de donner les assaisonnemens, qui sont comme les vehicules, par lesquelles la verité entre dans l’Esprit, et l’assujettit en luy plaisant. (Preface, oiv/ oijv) L’Art de régner, dont chaque démonstration est adossée à de nombreux exemples historiques, se présente comme une vaste galerie de portraits princiers donnés à voir au royal dédicataire, de manière à inscrire le sien en creux. Comme s’il constituait le point focal de cette galerie, le portrait du monarque organisé par le livre, portrait aussi bien idéal (le princeps 5 Sur cette notion, voir Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. Anne-E. Spica 22 christianus) que réel (celui du dédicataire), est à la fois la source et l’aboutissement de tous ces portraits, reconfigurant le principe médiéval du Miroir du Prince 6 , bien que le syntagme n’apparaisse jamais sous la plume de Le Moyne : Sire, S’il est vray que Vostre Majesté se plaise à voir les Portraits qui luy ressemblent ; j’ay sujet de croire, qu’elle ne méprisera pas celuy qu’elle verra dans cet Ouvrage. Le dessein n’en est pas commun ; les couleurs en sont nouvelles ; et je m’asseure que la ressemblance, qui est l’ame du dessein, et qui donne l’esprit aux couleurs, s’y trouvera plus parfaite qu’en tous ceux qui font l’ornement de vos Maisons, et la reputation de vos Peintres. (Dédicace, [aijv]) Une telle association revient à chaque page et c’est un peu la marque de fabrique du jésuite : en jouant constamment de la métaphore, bien attestée dans les traités de rhétorique contemporains en particulier lorsqu’il s’agit de toucher au sublime, selon laquelle écrire et peindre relèvent d’une même activité, Le Moyne établit la parfaite réversibilité du verbal et du visuel au service du discours politique. Cette réversibilité s’appuie sur divers procédés qui accentuent l’iconicité de L’Art de régner. L’histoire, comme chez Caussin, est un théâtre sur lequel le roi prend ses exemples et modèle sa conduite. L’Histoire luy fera un Theatre de tous les Siecles et de tous les Regnes : elle rassemblera les pieces de toutes les Monarchies que le Temps a demolies, et luy en dressera un Spectacle. [...] Semblables spectacles devroient estre la perpetuelle leçon des princes. (228-229) À plus petite échelle, les narrations historiques sont souvent construites sur l’énumération d’épisodes, racontés au présent, qui transforment le récit en hypotyposes descriptives relevant du tableau exemplaire : Mais Dieu ne souffre pas tousjours que les trahisons soient heureuses, et que les traistres atteignent leur but : il leur trouble quelque fois la veüe, et leur retient d’autres fois la main : il détourne souvent leur coup : et assez souvent le repousse contre eux, et le fait tomber sur leur teste. Il en arriva 6 Voir Michel Senellart, Les arts de gouverner : du régime médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995. La désignation générique « miroir du prince » est récente; elle a émergé dans l’historiographie allemande au début du XX e siècle, pour désigner un ensemble hétérogène de traités moraux destinés à l’instruction du souverain composés autour du XII e siècle et qui ne portent pas nécessairement un tel titre. Voir Einar Mar Jonsson, « Les ‘Miroirs aux princes’ sont-ils un genre littéraire? », Médiévales, 51 (2006), pp. 153-166; Le prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, éds Frédérique Lachaud et Lydwine Scordia, Le Havre, Presses universitaires du Havre, 2007. De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 23 ainsi à ce Cardinal infidele [Balue], et à l’Evesque associé à son infidelité. Le Courier qu’ils dépescherent vers le Duc de Berry, passant à Claye, fut arresté en pleine place, par un soudain caprice de son cheval, qui ne pût estre poussé de l’éperon, ny remué par les cris et les bras du Peuple, qui accourut à ce spectacle. Deux Archers des Gardes du Roy logez prés de là, estant venus au bruit que fit cette nouveauté, qu’il y avoit en cet accident quelque chose pardessus le caprice de la beste. Il le font descendre, le tirent à part, et le trouvent chargé des dépesches du Cardinal et de l’Evesque adressées au Duc de Berry. (342) La description réinvestit ici sa définition rhétorique : celle d’une définition par les traits extérieurs de l’objet en question, en l’occurrence une définition de la Providence qui veille sur les princes à l’écoute de la Sagesse divine. Outre la forte présence des allégories des vices et des vertus qui ponctuent l’énumération des devoirs du prince chrétien, des séries de figures récurrentes d’un bout à l’autre du livre, empruntées à la littérature profane comme sacrée, positives aussi bien que négatives, animent les démonstrations de manière très récurrente - Le Moyne a visiblement travaillé son texte comme une prédication orale. La succession presque obsédante des tableautins soutient l’attention de l’auditeur : le baladin et l’histrion auxquels le prince accorde trop d’attention, le géant destructeur et bientôt mis à bas, les ruines, les pillages et le sang du peuple versé pendant les guerres, le boucher opposé au bon pasteur, le mauvais et le bon médecin, des personnages mythologiques ou les héros de roman Roland et Tancrède opposés aux personnages historiques, le lion, l’agneau et la colombe, les fleuves dévastateurs et les ruisseaux tranquilles ... Ces figures récurrentes se fondent avec des emblèmes dans le texte, eux aussi largement présents presque à chaque page d’exposé notionnel. Ainsi la définition de la clémence passe-t-elle par la série animalière suivante, que l’œil du lecteur contemporain du texte aura tôt fait d’identifier avec des emblèmes politiques bien connus : Le lion s’adoucit quand on lui cède ; et ce qui tombe devant luy, est à couvert de ses dents et de ses ongles. L’Elefant détourne de sa trompe les moutons qui se trouvent sur son chemin : vous diriez qu’il a quelque respect pour leur foiblesse, et qu’il craint de les écraser de sa masse. Pour nous apprendre l’alliance qui doit estre entre la Clemence et la Royauté ; la Nature n’a pas voulu que le Roy des abeilles, qui est un Roy de sa façon, fust colere, comme le sont ses petits Sujets. Elle l’a fait plus doux et plus grand, plus benin et plus riche qu’eux : elle l’a doré, elle luy a donné Anne-E. Spica 24 de l’éclat et de la majesté : mais elle ne l’a point armé, elle ne luy a point donné d’aiguillon ny de malice. 7 (p. 414) Enfin, de l’emblème textuel à la devise gravée, le traitement même de la symbolique solaire dans ce livre mérite bien sûr toute notre attention. Bien que Dietmar Peil, dans son bel article sur Saavedra et Le Moyne, considère le recueil du Français inférieur à son rival espagnol, parce que l’itération systématique du même corps de devise finit par manquer d’ingéniosité 8 , on peut considérer que Le Moyne n’a pas si mal réussi son coup. Certes, l’association du soleil et du monarque n’a rien d’original, en Europe comme en France où elle est établie depuis au moins Charles V. Par contre, il convient de se rappeler qu’en 1665, l’association particulière du soleil et du mot Nec pluribus impar, que Louis Douvrier a inventée pour Louis XIV à l’occasion du carrousel de 1662 et popularisée par une médaille en 1663 9 , a déclenché un tollé international. D’une part, la personnalisation du soleil associé non plus à l’abstraction monarchique mais à un individu bien précis, qui s’érigeait au-dessus de ses pairs, choquait profondément les esprits. D’autre part, la devise de celui que l’on appelle aussi le « roi-planète », c’est-à-dire Philippe IV de Habsbourg, à la fois l’oncle et le beau-père de Louis XIV, avait déjà pour corps un soleil ; les Espagnols se sont plus fortement émus encore de cette probable provocation symbolique. 10 Au sein d’un ouvrage dont le cadrage et le titre, à vocation théorique et morale, marquaient la volonté de dépasser un débat ancré dans une actualité par principe fugace, Le Moyne associe la démonstration de l’excellence monarchique française au soleil symbolique tant contesté. Ce faisant, il affirmait haut et fort l’excellence de son roi actuel, rattaché par la cérémonie du sacre à cette longue tradition royale, ainsi que sa prééminence naturelle, cosmique et incontestable. 7 Voir Arthur Henkel et Albrecht Schöne, Emblemata. Handbuch zur Sinnbildkunst des XVI. und XVII. Jahrhunderts, Stuttgart : J.B. Metzler, 1967 et 1976, col. 395-396, 414-415 et 918. Dans une anecdote historique érigée en emblème (Art de régner, p. 350), Le Moyne retravaille même ce must symbolique qu’est la gestuelle princière, celle dont l’exemple canonique dans les traités représente Tarquin coupant en silence la tête de pavots pour répondre aux ambassadeurs romains. 8 « Emblematische Fürstenspiegel im 17. und 18. Jahrhundert : Saavedra-Le Moyne- Wilhelm », Frühmittelalterliche Studien : Jahrbuch des Instituts für Frühmittelalterforschung der Universität Münster, 20 (1986), pp. 54-92. 9 Catalogue des poinçons, coins et médailles du musée monétaire de la commission des monnaies et médailles, Paris, A. Pihan de la Forest, 1833, n°108, « devise du roi », p. 66 sq. 10 Gérard Sabatier, « Iconographie de Louis XIV de 1661 à 1672 », Histoire, économie et société, n° 19/ 4 (2000), pp. 527-560, part. p. 540. De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 25 Cette iconicité généralisée trouve toute son efficacité non seulement dans la présence, mais aussi dans la remotivation permanente des rapports entre visuel et verbal - écrit ou oral - au long du traité, sollicitant en permanence l’imagination et la mémoire du lecteur, mis en situation de lire, d’écouter et de voir à la fois le propos. Le Moyne revisite systématiquement les allégories qui lui servent à énoncer les vertus et les vices du Prince. Il établit une iconologie ad hoc, qui repose sur le détournement de l’image attendue et qui frappe tout particulièrement. Ainsi cette Fortune : Les Peintres qui luy mettent un gouvernail à la main, la connoissent mal, ou se moquent d’elle. Il luy faut au lieu de ce gouvernail, un baston comme en portent les Aveugles. Ainsi n’a-t-elle d’authorité que dans le monde des Poëtes : et ce ne sont que des Royaumes fabuleux, et des Republiques en peinture qu’elle gouverne. (p. 224) Il en fait autant avec des devises célèbres, celles qui ont fait l’objet des commentaires les plus élogieux des trattatistes italiens du siècle précédent, comme celle de François I er (p. 61) ou celle de Louis XII (p. 652). Le procédé s’étend des images artificielles aux naturalia, qu’elles servent ou non à constituer des corps d’emblèmes marquetés dans l’énoncé politique. Leur mise en scène sous les espèces de l’interrogation oratoire renvoyant à un paradoxe, voire à un adynaton dans le cas d’une réponse positive, transforme le récit des événements qui y sont rapportés en tableau frappant, en véritable image de mémoire : Une machine de comedie a-t-elle besoin de plus de concert et de plus d’étude, que la Fabrique d’un Royaume ? Et si le Prince peut honnestement et sans descendre de son rang, consulter un joüeur sur les pas et la figure d’un branle ; croira-t-il se faire tort et déchoir de sa dignité, quand il consultera les Sages et les Sçavans sur les regles qu’il doit tenir pour bien regner ? [...] le flambeau a-t-il de l’avantage et de la superiorité sur l’œil qu’il éclaire ? (528) Ce qui rend le procédé particulièrement efficace, c’est que les métaphores ou les comparaisons dont le texte est saturé se construisent sur l’inversion ou tout au moins la possible confusion entre littéral et figuré, entre comparant et comparé. Ce reversement est favorisé par le trait stylistique récurrent du traitement de l’image sous la plume de Le Moyne, c’est-à-dire l’expansion descriptive des topoï moraux et politiques. Il fait passer la séquence discursive de la métaphore à l’hypotypose des figures naturelles ou artificielles convoquées au service de la démonstration. La concrétude qui leur est ici donnée rend particulièrement agissante la combinaison visuelle obtenue. Anne-E. Spica 26 Voilà qui n’est pas sans intérêt pour éclairer le traitement du corps solaire dans les devises, longuement justifié dans l’Epître au Roy ([ẽij]). Louis XIV, plus qu’aucun autre roi, représente le soleil autant qu’il est représenté par lui. Le Moyne peut alors à sa guise faire du soleil le comparant du roi, ce qui confère à ce dernier une grandeur toute céleste (et de fait, seul le roi de France, est-il précisé au début du discours du Soleil au roi, sait écouter les avis du soleil), de même qu’il peut faire du roi le comparant du soleil, ce qui confère à ce dernier sa royauté sur les autres astres, parce que sa gestuelle est semblable à celle du souverain français. Comme une syllepse, le soleil et le roi de France ne forment qu’une entité signifiante dans leur visibilité, sub specie aeternitatis : une fois encore, le corps solaire d’une devise royale ne peut correspondre, dans l’immédiateté de sa contemplation, qu’au roi de France, sans contestation aucune. L’instauration iconique du roi 11 Que les Princes Barbares se cachent tant qu’il leur plaira : qu’ils ne paroissent jamais que dans des machines, ou sous des formes monstrueuses : qu’il y ait toûjours des voiles et des rideaux, des grilles et des murailles, entre eux et leurs Sujets [...] nos Princes qui voudront se faire aimer, prendront une methode toute contraire à celle-là : ils se garderont bien d’introduire en France la Politique de certains Mysterieux, qui pour se mettre en credit par la façon, et faire valoir leur badinage par le secret, se montroient aussi rarement que les Reliques des Saints, qu’on ne descend qu’une fois l’année. (458) Le roi est et fait image pour régner. Le Moyne décline la topique visuelle attendue à propos du Prince de la Contre-Réforme 12 mais donne une ampleur particulière à l’idée que l’image modèle les âmes : c’est la raison pour laquelle les conseillers ne peuvent venir de basse extraction (p. 550). De même le discernement, à la base des vertus royales, est dynamisé iconiquement sous sa plume : si les hommes en général « ne voy[e]n[t] que le dehors et la superficie des choses » (70), le roi qui est vraiment roi se définit par sa capacité, constamment réitérée, à se défier des apparences, à commencer par celles du pouvoir : la question est longuement posée à propos du choix des conseillers. 11 Sur les pouvoirs de la représentation royale, nous renvoyons directement aux ouvrages de Louis Marin, en particulier Le portrait du roi (Paris, Minuit, 1981) et Politiques de la représentation (Paris, Kimé, 2005). 12 Ainsi celle de l’éducation du prince à partir des images, déjà proposée dans le recueil de Saavedra, dont la deuxième devise représente une table d’attente. De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 27 L’image royale doit ainsi s’entendre comme la relation harmonique et éclairante, voire ontologique, d’une essence et de sa forme extérieure : le Prince se définit en fonction de sa nature visiblement, picturalement exemplaire. En témoigne l’extrait suivant, qui rejoue la formule horatienne de l’ut pictura poesis : Il est des grands Exemples comme des grands Tableaux : ce qui est secheresse et dureté à ceux qui regardent l’Ouvrage de prés, est tendresse, est simmetrie, est miracle de l’Art, à ceux qui le voyent de loin. Les Estrangers ont admiré, et la Posterité admirera, ce qui nous a paru de plus rigoureux et de plus severe, dans les exemples de la Justice de ce Prince. (299) Cette exemplarité définit la nature iconique profonde de l’art de régner tel que le conçoit Le Moyne. Il consiste en une relation d’imitation, précisément développée aux pages 360-361. Le prince se souciera donc tout particulièrement des images qu’il donne du pouvoir, car elles déterminent celles qu’il laisse dans les mémoires et dans l’histoire. Le jésuite, en bon communicateur avant l’heure, insiste constamment sur la nécessité qui incombe au prince, reconnaissable d’abord dans les justes images de sa souveraineté, de donner à son peuple les images qu’il attend, comme sur l’idée de mémoire historique et collective, celle qui assure la survie éternelle du Prince. Les peuples qui ne jugent des choses que par le bruit et par la montre ; et qui ne connoissent point d’autre grandeur, que celle qui étourdit et qui offusque ; conçoivent une haute opinion de la Royauté, à laquelle ils voient une apparence si pompeuse, et des dehors si magnifiques. Et cette opinion les tenant dans le respect et dans la sujetion qu’ils luy doivent, il semble juste en quelque façon, qu’ils contribuënt du leur à cette pompe et à cette magnificence, qui les instruisent par la veüe ; et leur aident à demeurer dans l’assiete qui est necessaire à leur repos. (585) Que L’Art de régner soit un art de la représentation et de la gestion des images n’a en soi rien pour nous surprendre, à une période à peu près contemporaine de la petite Académie et des premiers projets de décors symboliques à Versailles. Dans ce cadre, cependant, il est tout à fait intéressant de voir combien Le Moyne insiste sur la valeur iconique bien plus qu’icastique de la bonne représentation. L’image royale ne relève pas de l’illusion mimétique mais d’une construction : l’idée de perspective, de juste point de vue revient régulièrement au long de L’Art de régner. Elle constitue la signature symbolique de la vérité de son objet. L’essence royale est d’image comprise au sens théologique du terme. Amplifiant la figure du Princeps christianus façonnée dans les traités de ses coreligionnaires, Le Moyne fait de la ressemblance le nœud même de la légitimité du souverain, qui ne peut être, au reste, que chrétien ; la conséquence s’impose d’elle- Anne-E. Spica 28 même. On en trouve un remarquable développement des pages 404 à 415, où Le Moyne érige en logique de représentation ce qui relève du dogme chrétien. L’homme est à la ressemblance de Dieu et son existence entière, consacrée à la louange de son Créateur, trouve sa justification dans la bonne imitation de Jésus-Christ. Cette évidence dogmatique, Le Moyne l’assortit d’une évidence royale française : lors du sacre, le roi est l’oint de Dieu. En tant qu’homme et en tant que roi, la première raison se surajoutant à la seconde, le Prince digne de ce nom est donc bien fondamentalement imago, ressemblance dynamique, positive et agissante. Le Moyne y insiste particulièrement au traitement de la clémence, cette vertu caractéristique du roi chrétien car elle découle au premier chef de la principale vertu royale - et la première dans l’ordre du traité de Le Moyne : la piété. C’est d’ailleurs le traitement de la clémence, dans les traités jésuites de la Contre-Réforme, qui fournit les arguments les plus offensifs contre une conception machiavélienne de la souveraineté : l’intérêt du Prince contre celui de ses sujets relève du pur blasphème. Le roi de France, plus qu’un autre, reçoit sa raison d’être de l’ad imaginem et ce rapport d’imitation agissante, informante, organise un univers symbolique qui est tout autant l’univers de référence de sa légitimité. Cet aspect de la représentation politique nous invite, ce faisant, à compléter notre réflexion sur l’unique corps solaire des devises. En tant qu’il est par nature associé à Dieu autant qu’au roi dans la symbolique humaniste, il légitime à la source comme il justifie a posteriori la souveraineté royale. Le motto Nec pluribus impar, qui n’est évidemment jamais cité, mais qui pourrait accompagner chacune des devises de L’Art de régner, ne peut relever de l’orgueil impie. Au contraire, il signale en toute neutralité, en toute logique naturelle, l’éminence royale glorieuse de son porteur, investi divinement. Le rapport symbolique, parce qu’il concerne deux objets à la fois, le roi et Dieu, se trouve comme lexicalisé ; l’ingéniosité s’efface devant la valeur probante liée à cette multiplication de supports. Comme la troisième devise l’expose par l’image aussi bien que par le texte, en tête du discours consacré à la piété, le soleil est exactement à Dieu ce que le roi est à Dieu, c’est-à-dire son image. Les deux images se superposent naturellement, leur identité fonctionnelle légitimant leur identité iconique. Le roisoleil, et il faut prendre le nom composé non pas dans son acception apollinienne, mais chrétienne, Dieu visible sur terre, se confond avec son regard qui se confond lui-même avec la luminosité divine métaphorisée par la luminosité solaire. Voir, comprendre et éclairer relèvent du même geste fondateur d’une légitimité souveraine incontestable et de la gloire qui lui est assortie. L’épigramme de la devise qui ouvre le discours sur la Prudence De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 29 (ill. 1) repose elle aussi sur cette syllepse iconique : le roi est un soleil qui sait en éclairant, dont l’omniscience relève d’une vision panoptique. Enfin et surtout, l’image royale revêt tous les caractères de l’image sacrée, celle que la doctrine catholique a très précisément définie lors de la 25 e session du Concile de Trente, en filigrane du raisonnement de Le Moyne. Elle est chez lui d’ordre acheiropoïète 13 et appelle la même « vénération 14 » que l’image sacrée ; elle s’oppose aux fausses idoles conformément aux arguments patristiques classiques en la matière : Tant d’éclat et tant de grandeur qu’il vous plaira : si la Prudence manque à l’un et à l’autre, le Prince ne sera en rien different de ces Idoles dorées, qui servent de nids aux araignées et aux mousches. Ce sera une souche pareille à celle dont les grenoüilles se joüent dans la Fable. (225) Cette représentation de la souveraineté informée par le principe de l’ad imaginem chrétien instaure un dernier type d’intermédialité. Si la modélisation du pouvoir passe par l’institution d’un portrait christique du prince et si l’essence royale est inséparable de son iconicité, alors ce portrait est luimême l’objet d’une peinture des passions bien particulière. Regarder et passionner La représentation de l’ethos royal combine un réseau d’images de passion en lien avec la sacralisation de l’image du souverain. Si le Prince est à l’imitation de Dieu, éprouver des passions humaines est contraire à sa nature car 13 « Et qui n’eust point esté surpris, de voir en vous, Sire, un Art consommé, sans apprentissage et sans essay ? une perfection, sans commencement et sans ébauche ? D’y voir une maturité en la saison du Printemps : une lumiere du Midy dès le matin ? Mais une maturité sans culture qui l’eust precedée : mais une lumiere qui partoit de source ; qui n’avoit rien de presté ; qui estoit toute vostre et de vostre fonds ». (Epître au roi) 14 « Cette mine et cette grace, Sire, viennent d’aussi haut, et sont d’aussi bon lieu que l’Esprit et l’Intelligence. Elles sont le premier assortiment et le plus naturel apannage de l’Empire. Et le Fils de Dieu venant regner parmy les Hommes, n’apporta point de plus visibles marques de sa Royauté, et n’en prit point d’autres sur la Terre. Ces marques-là, Sire, qui ne consistent pas en dorures ny en pierreries ; qui sont de l’impression du doigt de Dieu, et qui sont inherentes à vostre Personne, ne sçauroient vous estre ostées. Et quand V.M. pour mettre nos yeux à l’épreuve, et pour faire essay de ce qu’elle est, se seroit cachée dans la foule de ses Gardes, nos yeux ne laisseroient pas d’aller droit à elle : et toute la pompe, toute la magnificence qui se montreroit ailleurs, ne détourneroit point ailleurs nostre veneration et nostre culte. » (Epître au Roy, ẽ). Le terme revient encore un peu plus loin dans l’Epître (ẽij). Anne-E. Spica 30 elles brouillent l’iconicité de la majesté royale. Entre de très nombreux exemples, retenons cette jolie réécriture des fameux Silènes d’Alcibiade : Les capricieux Silenes d’Alcibiade autrefois si renommez par la bizarrerie de leur artifice, estoient d’une monstrueuse deformité ; et les grimaces de leurs visages, les contorsions de leurs corps les rendoient encore plus monstrueux et plus difformes : mais il y avoit au dedans un jeu de certains ressors, qui ravissoient les oreilles par leur harmonie, tandis que la veuë estoit offensée de la laideur du visage, et des grimaces de la mine. Le Prince colere n’est pas de ces Silenes difformes au dehors, et harmonieux au dedans. La deformité est beaucoup plus grande dans son ame que dans son corps : et si sa Passion luy pouvoit causer à l’exterieur une alteration pareille à celle qu’elle luy cause au dedans, il luy viendroit à la teste des couleuvres au lieu de Couronne ; et des serpens dans les mains au lieu de Sceptre. (191) Le bon souverain, en endossant le vêtement christique lors du sacre, revêt les passions divines, c’est-à-dire devient pur amour, pure compassion, car il renonce aux passions humaines : [...] il doit régner selon les formes, et sur les modeles que Dieu luy donne. Et qui est l’insensible, qui ne sente point que le regne de Dieu est un regne d’amour et de douceur ; un regne de Mere, et de Mere tres-pitoyable et tresamoureuse ? (449) Aussi est-il veritable que toutes les actions qui sont interieures à Dieu, et qui ne sortent point hors de luy, n’estant que contemplation et amour ; et toutes les actions qui luy sont exterieures et qui se terminent hors de luy, n’estant que jugement et justice à l’égard des Hommes, que proportion et simmetrie à l’égard du Monde ; on peut dire que les actions d’un Prince juste et pieux sont toutes actions de Dieu. Il contemple comme Dieu : il aime comme Dieu par la Pieté [...]. (261) Cette unique passion du souverain, qui ressemble de fort près à la description de l’amour divin telle que l’a consentie Le Moyne au second livre des Peintures Morales, porte aussi dans L’Art de régner le nom d’« amour héroïque », réservé au magnanime et longuement défini au discours sur la modération. L’héroïsme miséricordieux et compatissant qu’il suscite, issu de la ressemblance continuée avec Dieu, situe le prince dans une sphère supérieure. La passion royale se caractérise donc, à l’inverse des passions humaines, par son immobilité, par son égalité : et elle justifie une fois encore l’emploi du corps solaire des devises, parfaitement appropriée à l’expression de la passion royale. Ainsi en va-t-il des devises de la Bonté, de la Bonne Foy et de la Modération (ill. 2, 3, 4), qui expriment chacune à leur tour, aussi bien dans la composition du corps gravé que dans l’épigramme en souscription, cette ataraxie toute divine du souverain. De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 31 Il se trouve que la compassion, comme une thèse récemment soutenue par Fabien Cavaillé sur le théâtre d’Alexandre Hardy l’a magistralement démontré à partir des analyses de Martha Nussbaum 15 , est par excellence la passion qui soude la communauté politique. Compatissant et miséricordieux, le roi instauré par la juste représentation, tout au long de L’Art de régner, de la passion qui le définit, peut mieux que quiconque servir de ferment d’unité, d’harmonie au royaume : il incarne bien la philia aristotélicienne, la communauté affective d’amitié sans laquelle, comme l’ont rappelé avec insistance les traités politiques composés par la « mouvance constitutionnelle » des parlementaires français de la fin du XVI e siècle, repris tout au long du premier XVII e siècle jusqu’au Catéchisme royal de Fortin de la Hoguette (1644), il n’y a pas de communauté politique en France. 16 Le corps solaire qui l’exalte, à la fois Dieu et roi, est devenu un vaste symbole positif, englobant, suscitant l’adhésion et l’admiration d’un lecteur. Ostensoir glorieux d’un roi-icône, à tous les sens du terme, il offre ici une des dernières manifestations de la fusion des sujets et du roi dans le corps mystique du pouvoir royal français, garanti par le sacre. Il faudra conclure cependant sur une tonalité plus dubitative. Le Moyne (1602-1672) souhaitait-il, lui qui a connu les troubles politiques traversés par Louis le Juste, comme la Fronde encore présente dans les esprits, renouveler avec cette représentation passionnelle et mémorielle du roi chrétien la « monarchie d’amour » valoisienne, brisée lors des guerres de Religion ? Force est de reconnaître que la cristallisation visuelle symbolique du souverain qu’il propose ici est particulièrement apte à favoriser la fusion amoureuse du sujet et de la monarchie. Par contre, force est de reconnaître, tout autant, qu’elle allait à l’encontre de la personnalisation symbolique entreprise par la petite Académie attachée à fournir au Roi-Soleil un arsenal de figures destinées à l’exalter lui, plus que la souveraineté dont il était le dépositaire momentané. Le Moyne se situait au rebours des inflexions de la pensée politique de la souveraineté et du public et son traité n’eut pas l’écho qu’il escomptait. 15 Fabien Cavaillé, « Alexandre Hardy et le rêve perdu de la Renaissance. Spectacles violents, émotions et concorde civile au début du XVII e siècle », dir. Gilles Declercq, Paris III, 2009 ; Martha Nussbaum, Upheaval of Thought, the Intelligence of Emotions, Cambridge UP, 2001. 16 Voir J.-M. Chatelain, « Institution civile et pensée constitutionnelle : pour une lecture politique de L’Astrée », dans Lire L’Astrée, Actes du colloque Paris, 4-6 octobre 2007, éd. Delphine Denis, Paris, PUPS, 2008, pp. 189-200 ; Guido Canziani, « “Politiques” pour le Prince. Traités et manuels au début du règne de Louis XIV », dans L’État classique : regard sur la pensée politique de la France dans le second XVII e siècle, éds Henri Méchoulan et Joel Cornette, Paris, Vrin, 1996, pp. 93-111. Anne-E. Spica 32 Illustrations Ill. 1 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [216] De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 33 Ill. 2 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [438] Anne-E. Spica 34 Ill. 3 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [354] De l’Art de régner de Pierre Le Moyne (1665) 35 Ill. 4 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [140] Anne-E. Spica 36 Illustrations Fig. 1 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [216] Fig. 2 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [438] Fig. 3 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [354] Fig. 4 : Pierre Le Moyne, De l’Art de régner, Paris, S. Cramoisy, 1665, p. [140] PFSCL XLI, 80 (2014) L’espace du paysage comme moyen d’expression politique dans la peinture française du XVII e siècle T HOMAS K IRCHNER (C ENTRE ALLEMAND D ’ HISTOIRE DE L ’ ART , P ARIS ) En France, le paysage a eu du mal à s’imposer. Les tentatives entreprises dès le XV e siècle aux Pays-Bas, en Allemagne, mais aussi en Italie, qui aboutirent finalement à l’émergence d’un genre pictural autonome au cours du XVI e siècle, n’ont d’abord pas trouvé d’équivalent en France. 1 Si, avec les Très riches heures du Duc de Berry, l’on y reconnaissait pourtant un des plus grands exemples de la genèse du genre (fig. 1), celui-ci n’a pas eu selon toute vraisemblance d’impact sur la peinture française (sur panneau). Le concept était propre aux Néerlandais et l’est resté. Le paysage semble s’être introduit en France par un autre chemin. Niccolò dell’Abate (c. 1509-1571, à partir de 1552 en France), appelé comme collaborateur de Francesco Primaticcio (dit le Primatice) à Fontainebleau, a su réaliser des peintures de paysage au goût de certains commanditaires et collectionneurs français. 2 Nous ignorons cependant largement les origines des paysages d’Abate qui constituaient toujours une simple toile de fond pour représenter des événements historiques ou littéraires. Toujours est-il que L’Enlèvement de Proserpine exécuté vers 1558 (fig. 2) semble avoir peu en commun avec les racines italiennes du genre, telles que nous les 1 Pour la discussion du sujet peu exploré et la question d’un modèle français au XVII e siècle voir les actes du colloque Le beau langage de la nature. L’art du paysage au temps de Mazarin, dir. Annick Lemoine et Olivia Savatier Sjöholm, Rennes, 2013. Voir aussi le cat. exp. Le paysage à Rome 1600 - 1650, Galeries Nationales d’Exposition du Grand Palais/ Museo del Prado, 2011, dir. Francesca Cappelletti, Stéphane Loire et Andrés Ubeda de los Cobos, Paris, 2011. Pour une histoire du paysage dans la peinture voir Alain Mérot, Du paysage en peinture dans l’Occident moderne, Paris, 2009. 2 Cf. Nicolò Dell’Abate - storie dipinte nella pittura del Cinquecento tra Modena e Fontainebleau, exp. Modena, Museo Civico d’Arte, dir. Sylvie Béguin et Francesca Piccini, Milan, 2005. Thomas Kirchner 38 trouvons par exemple dans le Paiement du Tribut de Masaccio dans la chapelle Brancacci à Santa Maria del Carmine à Florence (vers 1427, fig. 3), ou alors chez des peintres comme Giovanni Bellini ou Giorgione (fig. 4). La conception géométrique de la nature, surtout caractéristique des artistes florentins, ne semblait pas beaucoup intéresser Abate. Il est nettement plus proche du concept du « paysage du monde » (Weltlandschaft) qui, depuis Jérôme Bosch, connaissait un grand succès aux Pays-Bas. 3 Abate reprit ce concept presque littéralement. Le premier plan est surélevé et constitue la scène sur laquelle se déroule l’enlèvement. Au second plan, le paysage descend légèrement, avant de remonter jusqu’à l’horizon situé plus en hauteur à l’arrière-plan. L’on y retrouve la rivière qui se faufile vers le fond comme un élément permettant de mesurer l’espace ; de plus, la succession des couleurs, un brun chaud au premier plan, différents verts au milieu et un bleu froid à l’arrière-plan reflètent ce même désir de souligner l’échelonnement en profondeur. Enfin, les crêtes de montagne comme limites latérales de l’espace pictural se trouvent déjà chez Joachim Patinir (fig. 5). Abate s’est servi de cette forme de « paysage du monde », même si nous ne savons pas comment il a eu connaissance de la peinture néerlandaise et de ce concept en particulier. Si c’est à travers lui que le paysage comme genre pictural peut être perçu pour la première fois en France, il n’a pas réussi à l’y instaurer comme genre autonome. Son idée n’a pas trouvé d’écho. Peut-être les guerres de religion, déjà responsables d’une importante baisse de la production artistique française, ont-elles, là aussi, mis un frein à cette évolution. Nous devons alors attendre le XVII e siècle pour voir à nouveau un étranger s’essayer comme paysagiste en France. Jacques Fouquières (c. 1580-1659, dont on sait qu’il séjourna à Paris à partir de 1621, mais sans doute déjà avant) 4 - surtout connu dans l’histoire de l’art par la confrontation avec Nicolas Poussin lors de l’aménagement de la Grande Galerie du Louvre dont lui-même sortait « perdant » - était originaire de Bruxelles. A Paris, il a dû influencer toute une génération d’artistes, et en particulier accorder une place enfin reconnue au paysage. Lui aussi était encore issu de la tradition du « paysage du monde », nous y reviendrons plus tard. Un autre axe de la représentation artistique du paysage en France, l’association à un contexte politique, semble avoir ses origines en Italie, plus 3 Cf. Tanja Michalsky, Projektion und Imagination. Die niederländische Landschaft der Frühen Neuzeit im Diskurs von Geographie und Malerei, Munich, Wilhelm Fink, 2011. 4 Jusqu’à ce jour il manque une étude sur l’artiste ; cf. Laurence Adam-Quinchon, « Quelques aspects nouveaux de l’œuvre de Jacques Fouquières », Artium historia, dir. Joost Vander Auwera, Louvain, 2001 (Miscellanea Neerlandica ; 24), pp. 293- 315. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 39 précisément à Sienne. Simone Martini et Ambrogio Lorenzetti y avaient développé une approche du paysage aux connotations délibérément politiques, remplaçant l’auto-représentation traditionnelle de la ville à travers des sujets religieux et ses saints patrons. Ce nouveau concept se révèle d’abord dans le désir de donner une information visuelle des conquêtes militaires dans différents endroits et régions. Ce principe était largement appliqué dans la salle de réunion du Conseil Général au Palazzo Pubblico à Sienne. Prenons l’exemple d’une représentation de Simone Martini exécutée à l’occasion de l’annexion du village de Giuncarico en 1314. 5 Non seulement le Conseil avait établi un contrat détaillé prescrivant précisément aux habitants du village annexé ce qu’ils avaient à faire, mais il décida également, le 30 mars de la même année, que l’événement devait être rendu public et visible (fig. 6). Ce concept renouant avec des représentations de châteauxforts déjà existantes fut poursuivi. Ainsi quelques châteaux-forts situés à proximité de Sienne furent-ils conquis dans les années 1328-1332. Une fois de plus, l’on fixa des contrats minutieux afin de préciser les obligations des vaincus. Et encore une fois, l’on commanda immédiatement après l’annexion une représentation de l’événement destinée à être exposée dans la salle de réunion du Conseil. Aujourd’hui, la plupart de ces témoignages visuels ont disparu. En général, ils ont été recouverts ultérieurement de peintures dont la signification politique était plus actuelle. Ces représentations ainsi que les sources conservées permettent quelques conclusions quant au caractère et à l’objectif des témoignages. Simone Martini fut par exemple rémunéré, en 1331, pour s’être rendu dans les cités vaincues, alors que son frère reçut de l’argent pour y réaliser les esquisses des maisons. Le point de vue politique exigeait alors une mise en scène fidèle à la situation géographique. La ville de Sienne tenait à l’authenticité des témoignages, ceux-ci prouvant sans doute la justesse de l’impact politique transmis par les réalisations artistiques. Les représentations qui n’étaient pas censées montrer un événement, l’acte même de l’annexion, ne restaient alors pas centrées sur l’action, comme plus tard la peinture d’histoire. Elles renvoyaient plutôt à la grandeur et à l’extension territoriale de la république siennoise. L’intérêt pour une réalité extérieure avait des raisons politiques profondes. Il importait alors de trouver une forme artistique capable d’éclairer une situation politique, la possession ou la conquête des territoires. La représentation d’une réalité authentifiée correspondait précisément à cette mission : décrire la situation politique telle qu’elle se 5 Cf. la thèse de Maria D’Angelico, Die Datierungs- und Zuschreibungsproblematik des „Giuncarico“-Freskos im Palazzo Pubblico von Siena und seine Einordnung in die sienesischen Territorialdarstellungen des Trecento, Francfort-sur-le-Main, 1997. Thomas Kirchner 40 répercutait sur les possessions territoriales, voire fixer durablement une position juridique. Comparé à cela, le programme de la salle de réunion voisine (la Salle des Neuf) est nettement plus compliqué et complexe. En 1338, la pièce fut ornée d’une grande composition peinte par Ambrogio Lorenzetti intitulée Les Effets du bon et du mauvais gouvernement. Lorenzetti y reprit le concept de Simone Martini. Les deux murs frontaux de la salle montrent les allégories du bon et du mauvais gouvernement, alors que le mur longitudinal en face de la fenêtre est décoré avec les fresques de La paix et la prospérité comme effets du bon gouvernement (fig. 7 et 8) qui nous intéressent particulièrement ici. Ces fresques correspondent aux toutes premières représentations du paysage et de la ville au sens moderne. Dans Les Effets du mauvais gouvernement les maisons s’écroulent, les balcons tombent etc. Et même le paysage qui s’étend ensuite reflète le mauvais gouvernement, puisqu’il ne porte pas de fruits et ne peut donc nourrir les hommes. Ce paysage est gris, restituant aussi par les couleurs la représentation allégorique du mauvais gouvernement. Cependant il ne s’agit pas ici de rendre fidèlement la réalité. Cela incombe plutôt aux Effets du bon gouvernement où le commanditaire attache apparemment de l’importance à ce que le paysage et la ville soient facilement identifiables. 6 Dans la cité, nous voyons une architecture ordonnée, une vie animée. Les rues dans lesquelles se promènent les gens sont calmes. Le fait que nous avons affaire à un portrait de la ville de Sienne - sur la gauche, l’on reconnaît la cathédrale avec sa coupole et une des tours - indique qu’il s’agit ici de valoriser Sienne et le mérite concret de son gouvernement. Le but n’est donc pas de montrer en exemple aux politiciens discutant dans cette pièce les objectifs d’un bon gouvernement en général. De même, la représentation des paysages s’efforce de recréer la situation topographique devant les portes de la ville et ne correspond plus à un paysage idéal tel qu’on le trouve par exemple dans les images médiévales du hortus conclusus. Ce paysage est clairement un paysage cultivé, un paysage animé dans lequel on travaille, traversé par des routes et où les ponts aident à franchir les vallées. Il n’est alors pas représenté comme une simple création divine, mais comme le résultat d’une bonne politique, au même titre qu’une ville belle et florissante. En ce sens, le paysage et la ville forment un tout qui a intérêt à se soumettre pareillement aux lois de la politique. 6 Cf. Gunter Schweickhart, « Die Toscana, eine interpretierte Landschaft - das ‘Gute Regiment’ von Ambrogio Lorenzetti im Palazzo Pubblico in Siena », dans Landschaftsbilder, Landschaftswahrnehmung, Landschaft, dir. Detlef Hoffmann, Rehberg- Loccum 1984, pp. 30-49. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 41 Cette interprétation du paysage, comme la vision de la ville, auraient pu apparaître sous une forme plus abstraite. Or, nous avons ici affaire à un véritable portrait de paysage qui, dans sa précision, dépasse de loin les représentations des châteaux-forts de Simone Martini. Ce phénomène était tout à fait nouveau. Pour la première fois, l’on montre comme un acquis positif un paysage concret dans lequel l’homme vit et travaille. Contrairement à l’interprétation du Moyen Age où le travail rural était considéré comme le résultat du péché originel et, par conséquent, un acte négatif, le paysage apparaît ici comme un élément maniable par l’homme et qui, à condition qu’il y ait un bon gouvernement, peut être source de prospérité et de satisfaction humaine. Les deux cultures - ville et campagne - fusionnent, mais la culture citadine domine nettement. C’est le regard du citadin que nous voyons ici. La ville forme le centre dans lequel se déroulent la plupart des activités, et où l’on récupère même les fruits du travail accompli dans la nature. Comment les représentations de Lorenzetti sont-elles organisées, comment les décrire sous un angle artistique ? Le pas osé par le peintre est important. Il est le premier à avoir tenté d’esquisser le portrait d’une ville et d’un paysage, et pourtant cette représentation se distingue de la peinture de paysage telle qu’elle commence à évoluer. Il est impossible de discerner un schéma de composition élaboré, il manque surtout un cadre pour structurer le sujet. Le paysage est nettement délimité. Sa composition ne correspond pas aux conceptions spatiales modernes qui ne devront atteindre toute leur maturité qu’un siècle plus tard. Lorenzetti échelonne en profondeur les différentes couches de l’espace, de façon à ce que le contemplateur voie toutes les couches du premier plan, tandis que le paysage monte doucement vers l’horizon. Par conséquent, le contemplateur regarde de face les collines à l’horizon, ce qui confère au paysage une limite vers l’arrière. Ce paysage n’est pas encore homogène, l’artiste ne parvenant pas à représenter sous le même angle le paysage et les personnages qui l’occupent. Les bâtiments, eux aussi, semblent obéir à une autre perspective. Ce manque d’unité signifie que ces compositions n’ont pas encore de point de repère exclusif. Si l’univers représenté n’est pas encore centré sur le contemplateur, le point de repère se trouve à l’extérieur de la représentation et du contemplateur. Cette étape vers une composition picturale homogène ne devra se réaliser qu’un siècle plus tard avec l’introduction d’une perspective scientifique. Grâce à celle-ci, tout l’univers pictural sera centré sur le contemplateur, ce qui le placera à son tour au centre de tout l’univers. Il convient toutefois de se demander si ce qui gêne notre regard moderne, formé par l’histoire de l’art, n’était pas en réalité déjà un moyen d’expression volontairement appliqué. Thomas Kirchner 42 Revenons en France pour répondre à cette question. Vers le tournant du XVII e siècle débutèrent les réflexions sur l’aménagement du projet architectural le plus prestigieux de Paris, la Grande Galerie du Louvre. L’on ne pensait d’abord pas aux sujets mythologiques ou aux événements tirés des grandes épopées qui ornaient les fameuses galeries très ambitieuses du Primatice à Fontainebleau, mais l’on souhaitait représenter les différentes régions du pays. Sans doute envisageait-on surtout de suivre le modèle de la Galleria delle carte geografiche que Grégoire XIII avait fait aménager entre 1580 et 1582 au Vatican afin de faire connaître les biens du Pape (fig. 9). 7 Ce concept avait déjà inspiré les peintures de Toussaint Dubreuil dans la Galerie des cerfs à Fontainebleau qui montrait également par des vues cartographiques les biens du roi (fig. 10). Pour la Galerie du Louvre, particulièrement longue avec ses quatre cents mètres, l’on prévoyait alors une décoration du même genre, à inscrire cette fois-ci dans un cadre national. Les quatre-vingt-douze panneaux muraux entre les fenêtres de la galerie étaient moins censés représenter les biens du roi que la grandeur du pays. Dans ce but, le ministre d’Henri IV, Sully, se rendit en personne chez le géographe du roi Antoine de Laval. Pendant cinq heures, il se renseigna sur la géographie et les vues cartographiques des provinces, sur les plans des villes, les représentations et descriptions de forts, ports et passages - ce qui en dit déjà long sur les sujets prévus. Sully agissait certainement sur l’ordre du roi. Henri IV était un amateur de cartes géographiques et possédait luimême une collection avec quelques pièces choisies. Qui plus est, Henri IV attribuait à la géographie un rôle politique et surtout militaire très important. Pour son ministre Sully, à la fois grand maître de l’artillerie, la signification militaire était prioritaire. Il commandait des cartes de tous les départements, sur lesquelles il voulait faire inscrire les ponts adaptés pour la traversée de l’artillerie ainsi que les chemins de communication entre les villes. Ainsi, l’aménagement de la Grande Galerie se serait situé dans un contexte politique, voire militaire. Le géographe du roi, Antoine de Laval, était le choix parfait pour ce projet, puisqu’il travaillait sur les cartes des différentes provinces ; il semblerait d’ailleurs que Sully n’ait fait appel à aucun artiste pour avancer sur la question de l’aménagement. Le géographe déconseilla toutefois le choix des cartes et vues topographiques et proposa à la place de décorer la galerie avec les portraits des rois de France. Un tel projet aurait symbolisé l’histoire de la France par les portraits de ses rois. Cette proposition sur- 7 Cf. Francesca Fiorani, The Marvel of Maps - Art, Cartography and Politics in Renaissance Italy, New Haven, 2005 ; Lucio Gambi et Antonio Pinelli, La Galleria delle Carte Geografiche in Vaticano, Modena, 1994 et Margret Schütte, Die Galleria delle Carte Geografiche im Vatikan, Hildesheim, 1993. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 43 prend un peu sortant de la plume d’un géographe qui, de ce fait, empêchait sa propre discipline d’être mise en valeur dans un endroit de grand prestige. Deux réflexions sembleraient à l’origine de la réserve exprimée par Laval. D’une part, la cartographie française était encore dans un état bien déplorable, et il existait très peu de cartes valables des provinces. La première carte des environs de Paris portant encore de nombreuses erreurs date par exemple de l’année 1595. Les cartes françaises n’égalaient pas du tout la qualité des cartes flamandes et néerlandaises. L’on n’était pas encore capable de documenter de manière cartographique l’intégralité du pays ou du moins ses parties centrales. D’autre part, nous pouvons supposer qu’il y ait eu une raison militaire. Les cartes que l’on réalisait assidûment concernaient surtout les régions frontalières sensibles du point de vue politique et militaire, et étaient traitées comme des affaires secrètes. L’administration royale restait apparemment fidèle à son idée de départ, puisque la galerie des portraits proposée par Laval ne fut jamais réalisée. En 1626, elle reprit à nouveau le projet en se basant sur ce qui était initialement prévu. Le 29 octobre de la même année, elle conclut un contrat avec le peintre paysagiste Jacques Fouquières qui se référa explicitement au projet d’origine. Nostre [i.e. Louis XIII] intention conforme à celle du feu roi Henry le Grand, nostre très honoré seigneur et père que Dieu absolve, étant pour plusieurs bonnes considérations à nous ordonnées d’avoir en la grande gallerie de nostre chasteau du Louvre, les portraits desdites villes, places et paysages des environs [...] 8 . Une lettre adressée par le roi au Conseil de la ville de Toulon nous révèle le caractère que les représentations étaient censées avoir : […] nous avons fait expédier une commission au sieur Fouquier […] pour se transporter par toutes les villes de nostre pays de Provence pour en faire les plants, tableaux, perspectives, mesmes les paysages des environs pour les faire mettre dans la grande gallerye de nostre château du Louvre, suivant le desseing du feu roy nostre très honoré seigneur et perre 9 . Le peintre était tenu par contrat de se rendre aux divers endroits pour y réaliser les esquisses des vues topographiques. En 1627, il partit dans ce but pour Toulon, en 1632 il remit deux vues (non conservées) de cette ville à l’administration royale. Ce projet scella la fin de l’idée d’un aménagement 8 Commission du peintre Fouquières pour les consuls de Toulon, le 29 octobre 1626, dans Charles Ginoux, « Artistes de Toulon », dans Nouvelles archives de l’art français, t. 10, 1894, p. 251. 9 Lettre de Louis XIII aux consuls de Toulon pour leur commander le peintre Fouquières, le 28 juillet 1629, ibid. Thomas Kirchner 44 avec des cartes. Comme l’atteste le choix de Fouquières en tant qu’artiste exécutant, les représentations des paysages devaient au moins partiellement répondre aux attentes modernes. Compte tenu du fait que la reine-mère Marie de Médicis commandait en même temps à Pierre Paul Rubens une galerie très ambitieuse en termes artistiques, il semble manifeste que l’administration royale poursuivît ses propres objectifs qui tranchaient avec le concept d’une représentation allégorique d’événements actuels. Nous ne pouvons que deviner à quoi devaient ressembler et ressemblaient réellement les œuvres commandées à Fouquières (fig. 11). De toute évidence, elles n’étaient pas censées se limiter à une carte géographique des régions en question. Comme les cartes, elles devaient par contre se résumer à représenter la situation géographique sans retracer des moments d’action. Bientôt cette forme de représentation devra s’enrichir en introduisant une action historique importante. L’autoportrait de l’Etat avait pour mission de ne pas seulement documenter la grandeur du pays, mais de mettre en avant les événements politiques les plus importants à l’origine de cette grandeur. Cette tâche nécessitait une nouvelle forme artistique dont le point de départ était une fois encore la cartographie. Le cardinal de Richelieu s’intéressait particulièrement à cette forme nouvelle. Dans son château près de Tours, il fit aménager une galerie de peintures, toutes composées selon le même principe (fig. 12). 10 La forme est toujours la même : sur une scène surélevée au premier plan se tiennent quelques personnages de rang important, alors qu’un vaste paysage incluant l’événement principal s’étend derrière eux, sans que l’on puisse immédiatement saisir une cohérence spatiale avec le premier plan. Le paysage apparaît là dans une autre perspective et semble en quelque sorte « relevé » vers l’arrière, poussant l’horizon presque au bord supérieur du tableau. Ces représentations n’ont rien en commun avec les images populaires de batailles historiques qui montrent le héros en plein combat et sont souvent considérées comme l’apogée de la peinture historique (par exemple Jules Romain, La Bataille de Constantin) : leur modèle semble plutôt d’origine néerlandaise-flamande (fig. 13). Cette forme associant cartographie et action devra bientôt être abandonnée. La cartographie fut désormais exclue de l’auto-représentation artistique du pays, et cela curieusement au moment précis où elle pouvait enfin (avec les travaux remarquables de Jean Le Clerc [1641], Nicolas Sanson [1651] et Nicolas Tassin [1655]) assurer les bases indispensables dont on aurait eu besoin pour l’aménagement du Louvre au début du siècle. L’aménagement de Fouquières ne fut jamais terminé. C’est au plus tard en 1638, avec la naissance tant attendue du Dauphin - le futur Louis XIV - 10 Cf. John E. Schloder, « Un artiste oublié : Nicolas Prévost, peintre de Richelieu », Bulletin de la Société de l’Art français, Année 1980/ 1982, pp. 59-69. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 45 après vingt-trois ans de mariage, que l’administration royale perdit tout intérêt pour ce projet. La décision fut prise de faire décorer la galerie par des peintures de Nicolas Poussin avec des sujets tirés de l’histoire d’Hercule. Toujours est-il que le concept d’une représentation topographique précise associée à des faits actuels fut à nouveau repris. Dans ce but, l’administration convoqua à Paris, en 1665, un peintre flamand qui devait bientôt y occuper une place centrale : Adam Frans van der Meulen, élève de Pieter Snayers. 11 Van der Meulen commença son travail à la cour par la représentation des châteaux royaux, ainsi que par des scènes de chasse réalisées aux alentours des résidences (fig. 14). Peu après, il développa, pour restituer les batailles de Louis XIV (fig. 15), une forme de représentation qui associait une action au premier plan avec une carte en arrière-plan, tout en introduisant dans ses tableaux une perspective largement homogène. Pour exécuter ses nombreux tableaux des batailles de Louis XIV, van der Meulen se rendait, un peu comme Fouquières, sur les lieux de l’action sans toutefois y étudier le fait historique en lui-même. Il arrivait toujours un ou deux jours après l’événement qui devait constituer le sujet de ses tableaux sur les champs de bataille. Tel les frères Martini à Sienne, il consignait minutieusement la situation topographique sur place avant de la reléguer à l’arrière-plan une fois ses œuvres terminées. Ce n’est que dans son atelier parisien qu’il ajoutait l’événement principal représenté au premier plan. L’espace pictural dans les peintures de van der Meulen correspond aux expériences visuelles modernes, même si l’on constate toujours quelques ruptures dans la perspective. Il suivait pourtant le chemin frayé par les travaux de Snayers, Prévost ou de Jacques Callot (fig. 16): sur une scène surélevée placée au premier plan se tiennent les principaux acteurs politiques, le plus souvent le roi avec son entourage. Au second plan se déroule ensuite l’action militaire proprement dite, tandis que l’arrière-plan donne un aperçu minutieux des alentours. Si les événements militaires constituent sans aucun doute le point de départ de ces représentations, ils ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’argumentation des œuvres. Seules les situations topographiques, étudiées jusque dans le détail, peuvent prétendre à une certaine authenticité, non pas les événements. Le paysage est bien plus qu’un simple accessoire des faits historiques, il constitue le véritable sujet du tableau. Contrairement aux paysages d’un peintre comme Claude 11 Sur van der Meulen cf. Isabelle Richefort, Adam-François van der Meulen (1632 - 1690) : peintre flamand au service de Louis XIV, Rennes, 2004 et Emmanuel Starcky, A la gloire du roi : van der Meulen, peintre des conquêtes de Louis XIV, Paris, 1998 ; pour la question de la cartographie voir Robert Wellington, « The Cartographic Origins of Adam Frans van der Meulen’s Marly », Print Quarterly, 28 (2011,2), pp. 142-154. Thomas Kirchner 46 Lorrain, les tableaux de van der Meulen ne fixent pas le regard sur la nature foncièrement artistique, mais interprètent le paysage comme un lieu politique. Comment cette signification politique se révèle-t-elle ? Par le paysage en tant que lieu d’histoire - cette extrapolation faisait partie intégrante de la discipline géographique. Ainsi Nicolas Tassin fit-il précéder sa Carte generale de la geographie royalle (1655) d’une indication qui reflète l’importance de la géographie pour la politique et nous aide à mieux comprendre les tableaux de van der Meulen : Elle [la géographie] est utile et necessaire à ceux qui s’adonnent à la politique : Car comme l’Histoire est l’œil de la prudence, et la prudence l’œil de la politique : Ainsi la Geographie est l’œil et la lumiere de l’Histoire 12 . Et le Dictionnaire de l’Académie Française (1694) de poursuivre : « La geographie est necessaire pour bien sçavoir l’histoire 13 . » Selon l’interprétation de l’époque, le paysage tel que la géographie le définissait, était politique et se distinguait fondamentalement de l’interprétation traditionnelle du genre pictural. Quelle était donc la dimension politique des paysages ? Une œuvre du plus grand paysagiste français du XVII e siècle, choisie au hasard, peut aider à souligner la stratégie picturale. Claude Lorrain suivait toujours une composition classique en définissant son espace pictural. Le premier plan est systématiquement limité sur les côtés par des arbres repoussoirs, parfois par des éléments d’architecture. L’horizon étant placé bas, le second plan et l’arrière-plan n’ont aucune signification propre et semblent plutôt avoir comme fonction de cloisonner l’espace pictural du premier plan. Rien de tel chez van der Meulen. Ses œuvres se distinguent certes d’abord de celles de Lorrain par leur représentation d’une situation topographique concrète. Pourtant, la véritable différence semble se situer ailleurs. Contrairement à tous les principes de composition appliqués dans le paysage classique, ses œuvres se caractérisent par un espace pictural délimité. Elles renoncent en grande partie à l’emploi d’arbres repoussoirs au premier plan, ouvrant ainsi l’espace représenté sur les côtés. Le second plan et l’arrière-plan du tableau ne servent pas de limite ou de clôture par rapport au premier plan, mais prolongent celui-ci jusqu’à l’horizon qui se situe en hauteur. Même la ligne de l’horizon a son importance, puisqu’elle reflète généralement un endroit ou une situation que l’artiste a étudié en profondeur - et justement davan- 12 Nicolas Tassin, Carte generale de la geographie royalle, Paris, 1655, p. 1. 13 Le dictionnaire de l’Académie Françoise, 2 vol., Paris, 1694, t. I, p. 520. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 47 tage que les terrains du premier plan et du second plan qui prédominent dans les paysages classiques. Comment convient-il alors d’interpréter cette délimitation de l’espace pictural qui avait son origine dans des vues cartographiques ou des représentations inspirées de la cartographie ? Contribue-t-elle au contenu politique des paysages de van der Meulen et de ses prédécesseurs ? A quoi renvoie l’association de ces paysages avec la représentation d’événements militaires ? Et enfin, comment s’explique la grande importance attribuée au paysage par la mise en scène de faits historiques, importance que n’a pas le paysage dans la peinture de batailles traditionnelles ? Dans la théorie politique, c’est sans doute la notion de souveraineté qui serait la plus adaptée pour tenter de donner une réponse à cette question. Elle touche aussi bien aux événements belliqueux qu’à l’ancrage territorial de ceux-ci. La notion moderne de souveraineté a largement été influencée par le théoricien de l’Etat français Jean Bodin (1530-1596). Dans son ouvrage Les six livres de la République, paru en 1576 et plusieurs fois réédité ensuite, il définit la « souveraineté [comme] une puissance absolue et perpétuelle d’une République 14 » et la détermine comme la catégorie majeure d’une puissance étatique détenant le pouvoir absolu, tel qu’il tente de le soutenir théoriquement dans son livre. Cinq caractéristiques constituent selon lui un prince souverain, la principale étant « de pouvoir dicter la loi à la communauté et à l’individu, sans être […] dépendant de l’approbation d’une personne supérieure, égale ou encore inférieure 15 . » C’est surtout la deuxième prérogative royale qui nous intéresse ici, celle de « déclarer la guerre ou de faire la paix 16 . » Elle a une importance particulière, d’autant qu’elle décide bien souvent du bonheur ou du malheur d’un Etat. Parmi les autres caractéristiques figurent le droit de nommer les plus hauts fonctionnaires 17 , le droit de la « souveraineté du juge suprême 18 » et celui de pouvoir accorder la grâce 19 . Si la déclaration de la guerre, la stratégie de celle-ci et l’accord des traités de paix ne sont pas, selon Bodin, la principale caractéristique de la souveraineté, le prince que rien ne limite dans l’étendue de son pouvoir y prouve sa souveraineté de la manière la plus visible, « car les princes 14 Jean Bodin, Six livres de la République, Paris, Chez Iacques du Puy, 1576, livre I, chapitre 8, p. 205. Sur Bodin voir Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, Paris, Cerf, 2011. 15 Ibid., livre I, chapitre 10, p. 292. 16 Ibid., p. 295. 17 Ibid., p. 298. 18 Ibid., p. 301. 19 Ibid., p. 306. Thomas Kirchner 48 souverains s’approprient même les décisions des actions et des entreprises les plus insignifiantes qui sont nécessaires au cours d’une guerre 20 . » Hormis la signification directe des activités belliqueuses dans l’intérêt commun, cette argumentation pouvait offrir une raison majeure d’expliquer la grande importance accordée à la guerre dans les représentations artistiques. Mais qu’en est-il du paysage ? Là aussi, la notion de souveraineté peut nous faire avancer. Celle-ci soulève un problème, semble même soumise à une contradiction interne. La théorie veut que la souveraineté ne connaisse aucune limite dans l’espace, et plus encore, le concept de souveraineté semble uniquement fonctionner à partir du moment où il n’a pas de limite, ni hiérarchique ni spatiale. Cela est incontestablement de la fiction politique, car il ne fait aucun doute que la souveraineté atteint ses limites là où elle se voit confrontée à la souveraineté d’un autre prince ou d’un autre système politique. Elle est alors liée à la catégorie de l’espace. Elle est impensable sans territoire bien défini dans l’espace, et doit en même temps nier cette limite pour rester crédible. C’est ainsi que pourrait s’expliquer la grande importance des représentations dépeignant les diverses actions belliqueuses dans un espace pictural ouvert et délimité. Le souverain donne la meilleure preuve de son pouvoir militaire lorsque celui-ci est apparemment sans limites. C’est peut-être pour cela que d’autres domaines se réfèrent également volontiers à la représentation d’un conflit belliqueux sur un territoire non limité. Je pense par exemple à Antoine Furetière qui, dans le contexte du combat mené par l’Académie française contre l’apparition des nouveaux genres libertins qui se soustrayaient aux règles de la poétique, fait appel, en 1695, à l’image d’un ordre de bataille dans un paysage ouvert. Là aussi, il est question de souveraineté, celle de l’Académie par rapport à la langue française. Et là aussi l’intention est de suggérer que cette souveraineté ne connaît pas de limites. 20 Ibid., p. 295. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 49 Illustrations Fig. 1 : Frères Limbourg, Les Très Riches Heures du Duc de Berry, Avril, Début XV e siècle, Chantilly, Musée Condé. Thomas Kirchner 50 Fig. 2 : Niccolò dell’Abate, L’Enlèvement de Proserpine, 196 x 220 cm, Huile sur toile, vers 1558, Paris, Musée du Louvre. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 51 Fig. 3 : Masaccio, Paiement du Tribut, Fresque, vers 1427, Florence, Santa Maria del Carmine, Chapelle Brancacci. Fig. 4 : Giorgione, Adoration des bergers, vers 1505, 90,8 x 110,5 cm, Huile sur bois, 1505-10, Washington, National Gallery of Art. Thomas Kirchner 52 Fig. 5 : Joachim Patinir, Repos pendant la fuite en Égypte, 62 x 78 cm, Huile sur bois, Berlin, Gemäldegalerie. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 53 Fig. 6 : Simone Martini, Fresques du mur occidental de la Sala del Mappamondo, vers 1330, Sienne, Palazzo Pubblico. Thomas Kirchner 54 Fig. 7 et 8 : Ambrogio Lorenzetti, Effets du bon gouvernement, Fresque, vers 1338, Sienne, Palazzo Pubblico, Sala dei Nove. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 55 Fig. 9 : Vue de la Galerie des cartes géographiques, Rome, Vatican. Thomas Kirchner 56 Fig. 10 : Vue de la Galerie des cerfs, Château de Fontainebleau. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 57 Fig. 11 : Jacques Fouquières, Le Château d’Heidelberg avec le ‘Hortus Palatinus’ de Salomon de Caus, Huile sur Toile, vers 1620, Heidelberg, Kurpfälzisches Museum. Thomas Kirchner 58 Fig. 12 : Nicolas Prévost, atelier, La Levée du Siège de l’île de Ré, 382,2 x 262,5 cm, Huile sur toile, Richelieu, Versailles, Musée National du Château. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 59 Fig. 13 : Pieter Snayers, L’infante Isabelle au siège de Breda, 200 x 265 cm, Huile sur toile, 1624, Madrid, Musée du Prado. Thomas Kirchner 60 Fig. 14 : Adam François van der Meulen, Louis XIV à la chasse, Huile sur toile, vers 1670, Versailles, Musée du Château. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 61 Fig. 15 : Adam François van der Meulen, Siège de Lille, 230 x 328 cm, Huile sur toile, vers 1670, Versailles, Musée National du Château. Thomas Kirchner 62 Fig. 16 : Jacques Callot, Le siège de Bréda, Gravure composé de 6 planches, 120 x 140,1 cm, 1628. L’espace du paysage comme moyen d’expression politique 63 Index des illustrations Fig. 1 : Frères Limbourg, Les Très Riches Heures du Duc de Berry, Avril, Début XV e siècle, Chantilly, Musée Condé. Fig. 2 : Niccolò dell’Abate, L’Enlèvement de Proserpine, 196 x 220 cm, Huile sur toile, vers 1558, Paris, Musée du Louvre. Fig. 3 : Masaccio, Paiement du Tribut, Fresque, vers 1427, Florence, Santa Maria del Carmine, Chapelle Brancacci. Fig. 4 : Giorgione, Adoration des bergers, vers 1505, 90,8 x 110,5 cm, Huile sur bois, 1505-10, Washington, National Gallery of Art. Fig. 5 : Joachim Patinir, Repos pendant la fuite en Égypte, 62 x 78 cm, Huile sur bois, 1510-30, Berlin, Gemäldegalerie. Fig. 6 : Simone Martini, Fresques du mur occidental de la Sala del Mappamondo, vers 1330, Sienne, Palazzo Pubblico. Fig. 7 et 8 : Ambrogio Lorenzetti, Effets du bon gouvernement, Fresque, vers 1338, Sienne, Palazzo Pubblico, Sala dei Nove. Fig. 9 : Vue de la Galerie des cartes géographiques, Rome, Vatican. Fig. 10 : Vue de la Galerie des cerfs, Château de Fontainebleau. Fig. 11 : Jacques Fouquières, Le Château d’Heidelberg avec le ‘Hortus Palatinus’ de Salomon de Caus, Huile sur Toile, vers 1620, Heidelberg, Kurpfälzisches Museum. Fig. 12 : Nicolas Prévost, atelier, La Levée du Siège de l’île de Ré, 382,2 x 262,5 cm, Huile sur toile, Versailles, Musée National du Château. Fig. 13 : Pieter Snayers, L’infante Isabelle au siège de Breda, 200 x 265 cm, Huile sur toile, 1624, Madrid, Musée du Prado. Fig. 14 : Adam François van der Meulen, Louis XIV à la chasse, Huile sur toile, vers 1670, Versailles, Musée du Château. Fig. 15 : Adam François van der Meulen, Siège de Lille, 230 x 328 cm, Huile sur toile, vers 1670, Versailles, Musée National du Château. Fig. 16 : Jacques Callot, Le siège de Bréda, Gravure composé de 6 planches, 120 x 140,1 cm, 1628. PFSCL XLI, 80 (2014) La Magie du Soleil et le Portrait du Roi : Sur la signification culturelle des effets spéculaires pour Vaux-le-Vicomte et Songe de Vaux de Jean de La Fontaine K IRSTEN D ICKHAUT (U NIVERSIT É DE G RAZ ) Le Roi, c’est son portrait. Le pouvoir de son image produit un effet magique. La magie du soleil fait croire à l’incommensurabilité de la magnificence, de la grandeur, de la majesté du Roi. 1 Et ce sont les arts et leur pouvoir de faire croire en l’image du Roi qui genèrent cette magie du soleil, du culte royal. 2 La construction de l’image du Roi que Ernst Kantorowicz, René Demoris, Louis Marin, Jean-Marie Apostolidès, Carlo Ginzburg, Peter Burke et récemment Georges Vigarello 3 ont décrite se base sur un mécanisme que les artistes et les poètes, tels que Pascal, La Rochefoucauld ou bien Jean de La Fontaine ont ciblé eux-mêmes dans leurs analyses du pouvoir de l’image. 4 1 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990. 2 Cf. Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, (1924) 1993. 3 Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1989 [1957] ; René Demoris, « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle : le portrait du Roy par Félibien », Revue des sciences humaines, 172/ 4 (1978), pp. 9-30 ; Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 ; Jean-Marie Apostolidès, Le prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Minuit, 1985 ; Carlo Ginzburg, « Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 46/ 6 (1991), pp. 1219-1234 ; Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven, Yale University Press, 1992 ; Georges Vigarello, « Le corps du roi », dans Histoire du corps, volume dirigé par Georges Vigarello, Paris, Seuil, 2005, pp. 387-410. 4 Cf. Jean de La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Fables IV, 8, Œuvres complètes I, édition établie par Jean-Pierre Collinet, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Kirsten Dickhaut 66 La Fontaine montre que les dieux créés par les artistes sont tellement puissants qu’ils en viennent à faire peur même à leur créateur. C’est ainsi que le roi des dieux met, dans la fable sur « Le statuaire et la statue de Jupiter », l’artiste en effroi : « […] Même l’on dit que l’ouvrier Eut à peine achever l’image, Qu’on le vit frémir le premier, Et redouter son propre ouvrage. À la faiblesse du sculpteur Le Poёte autrefois n’en dut guère, Des Dieux dont il fut l’inventeur Craignant la haine et la colère. […] » Livre IX, Fable VI, « Le statuaire et la statue de Jupiter », vv. 13-20. 5 La production de craintes, d’angoisses ou de sensations aux effets négatifs révèle le pouvoir qu’exerce l’image. 6 Les effets font croire à la capacité divine de l’image qui résulte de l’imaginaire de l’homme. Selon La Fontaine c’est le propre de l’homme de croire aux chimères : « […] Chacun tourne en réalités, Autant qu’il peut, ses propres songes : L’homme est de glace aux vérités ; Il est en feu pour les mensonges. » Livre IX, Fable VI, « Le statuaire et la statue de Jupiter », vv. 33-36. 7 Cette image que savent créer les artistes et qui affecte l’homme a été modelée par le sculpteur lui-même. Mais une image d’une telle puissance Gallimard, 1991, pp. 295-297, et aussi « L’homme et l’idole de bois », Fables VIII, 4, Œuvres complètes I, p. 151 ; Pouvoirs de l’image aux 15 e , 16 e et 17 e siècles. Pour un nouvel éclairage sur la pratique des Lettres à la Renaissance, sous la direction de Marie Couton, Isabelle Fernandes, Christian Jérémie et Monique Vénuat, Clermont-Ferrand, Presses universitaires, 2009. 5 Jean de La Fontaine, « Le statuaire et la statue de Jupiter », Fables IX, 6, p. 357. 6 À propos des fonctions de l’effigie cf. Horst Bredekamp, Repräsentation und Bildmagie der Renaissance als Formproblem, München, Carl Friedrich von Siemens Stiftung, Volume 61, 1995 ; Patrick Dandrey, « Les temples de la Volupté. Régime de l’image et de la signification dans Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psyché », Littératures classiques, 29 (1997), pp. 181-210. 7 Jean de La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Fables IV, 8, Œuvres complètes I, pp. 295-297. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 67 magique peut être tout autant fabriquée par le poète, comme nous l’indique le poème de La Fontaine sur « le pouvoir des fables ». La peinture, à son tour, peut générer un emblème du pouvoir, comme le démontre par excellence le portrait du Roi. À partir de cette perspective, nous analyserons un texte publié par La Fontaine en 1671, douze ans après la première version, et qui est étroitement lié à la fameuse fête de Nicolas Fouquet qui eut lieu en 1661. 8 Cette fête, où le Roi reçut probablement son portrait de Charles Le Brun, fut l’apothéose du château de Vaux-le-Vicomte construit pour la gloire du système royal mais conçu par et pour Fouquet. 9 C’était à ce moment aussi que les artistes ont fait émerger la magie optique et ses tromperies en utilisant le jardin comme média. 10 Ainsi, le cercle des quatre arts se ferme. Ce sont l’architecture, la peinture, la poésie et le jardinage que le narrateur lafontainien invite dans Le Songe de Vaux à un « paragone » car ils ont tous contribué à la construction du château. Les lecteurs veulent savoir quel art peut égaler les merveilles de Vaux-le-Vicomte. Ce sont bien entendu les arts qui font les merveilles de Vaux qui luttent aussi à l’aide de leurs discours, dans le texte de La Fontaine, pour atteindre le but de plaire au seigneur. Ce qui est avant tout remarquable dans ce texte, c’est une petite fable que La Fontaine a ajoutée lors de la publication en 1671 et dans laquelle il établit le cadre de la comparaison entre les arts. Dans cet « Avertissement » il loue le prix que la fée, qui sera reconnue pour être la meilleure, recevra. Ce sera « celle-là qui plus vaut qu’on la prise / En fait de charme, et plus a de pouvoir » 11 . Elle recevra ce prix qui « Soit donné à la plus savante des fées » et « qui serait donné par des juges, sur les raisons que chacune apporterait pour prouver les charmes et l’excellence de son art. » Le prix attribué à la fée, et donc à l’art qui méritera cette distinction, est un prix presque aussi fort que l’emblème de la faveur royale qui, elle, est incomparable: « […] ce 8 À propos de la fête cf. Marie-Odile Sweetser, « Le mécénat de Fouquet : la période de Vaux et ses prolongements dans l’œuvre de La Fontaine », Roland Mousnier (éd.), L’Âge d’or du mécénat, Paris, Editions du Centre national de la recherche scientifique, 1985, pp. 263-272 ; Louis Mackenzie, « Convergences of Transfigurations. Vaux-le-Vicomte and Fouquet’s Fateful Fête », Erec Koch (éd.), Classical Unities : Place, Time, Action, Tübingen, Narr, 2002, pp. 421-429. 9 Sur l’histoire de Vaux-le-Vicomte cf. Florence Dumora-Mabille, « Vaux, l’espace d’un songe : le poème et le lieu », Le Fablier, n° 9, (1997), pp. 69-76. 10 En ce qui concerne les effets de trompe-l’œil au château cf. Michael Brix, Der barocke Garten. Magie und Ursprung. Stuttgart, Arnoldsche Verlagsanstalt, 2004. 11 Toutes les citations du paragraphe sont de la même page: Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 80. Kirsten Dickhaut 68 prix était le portrait du Roi » 12 . Cette fiction montre déjà l’ambition des arts de l’emporter car une œuvre d’art semble pouvoir remplacer ici la faveur royale, et ceci sous l’effet de la croyance en la réalité générée par les arts mêmes. C’est ce que veut faire croire l’image, donc le portrait du Roi. Est-ce que les arts méritent un tel portrait ou peuvent le mériter ? Voici les questions posées par le texte. Ainsi, les arts ne se contentent pas de créer le pouvoir de l’image, ils veulent aussi participer au pouvoir, briller dans le système social en recevant un prix, et aider à susciter des effets spéculaires au sein de ce système. Dans un premier temps, nous relèverons la structure emboîtée du Songe de Vaux qui correspond à l’illusion d’optique du jardin. Ces jeux d’apparence sont une manière d’esthétiser le pouvoir royal et d’établir la gloire royale comme phénomène quasi-lumineux. Dans un deuxième temps, nous analyserons les harangues des arts qui luttent pour recevoir le portrait du Roi - un but qui montre, bien entendu, la force de l’imaginaire et le pouvoir des arts à faire croire. Si la magie du soleil porte ainsi à faire croire au système que les arts ont, entre autre, créé, les conséquences peuvent cependant être une production démesurée de gloire au risque de devenir narcissique. L’argumentation que nous présentons développera ainsi l’hypothèse que la gloire des arts pour laquelle les fées s’affrontent demande une disposition éthique alors adaptée au système. C’est pourquoi nous supposons que les effets produits par les stratégies artistiques visent à mettre en évidence la puissance des arts toujours disposés à faire croire au pouvoir de l’image créée. Pour que cette croyance ne surpasse pas le système chrétien de la royauté, il faut cependant que les fées se conduisent de manière à ce qu’elles méritent véritablement le prix, non pas par leur capacité à duper les spectateurs mais bien au contraire par la manifestation de leur vertu artistique. 1. Vaux-le-Vicomte : les effets spéculaires de l’illusion d’optique Le nom du château Vaux-le-Vicomte est en lui-même un signe de pouvoir car il fait référence avant tout à la fête organisée par le surintendant des finances, Nicolas Fouquet, qui eut lieu le 17 août 1661 et dont les conséquences sont trop connues pour que nous nous attardions à en livrer les détails ici. Comme le remarque Marc Fumaroli, « Vaux-le-Vicomte est […] à 12 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 80. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 69 jamais associé au souvenir d’une fête […]. » 13 Depuis, Vaux symbolise aussi l’orgueil. Voltaire précise dans Le siècle de Louis XIV : « Le roi se piqua de donner des fêtes qui fissent oublier celles de Vaux. » 14 La fête de Vaux fut le début « de la chute de l’hôte trop fastueux et trop ambitieux » et qui dans la perspective de la lumière « avait fait redouter le Roi-Soleil qu’un ministre si lumineux ne lui fît de l’ombre. » 15 Le rayonnement, voire le pouvoir du Roi était donc en danger, il n’acceptait aucune autre étoile à côté de lui. Nous possédons au total trois textes divers de La Fontaine qui décrivent Vaux-le-Vicomte. Le premier, la lettre figée à M. Maucroix, décrit la fête. Le deuxième, l’Élégie aux nymphes de Vaux, déplore Fouquet et le troisième, qui avait déjà été commandé par le propriétaire du château avant sa déchéance, est resté un fragment. Il s’agit du Songe de Vaux qui prédit le futur en créant un songe du château écrit à partir de 1659. En imaginant l’œuvre artistique une fois que le jardin aura pris sa forme finale, ce texte laisse s’exprimer les arts qui développent alors leurs capacités esthétiques en détail. Ce que nous possédons aujourd’hui sous le titre du Songe de Vaux devait être un texte rendant le château et le mécène éternels et glorieux. 16 Les neuf fragments que La Fontaine avait écrits, mais pas tous publiés, sont regroupés dans l’« Avertissement » de 1671 ainsi que trois fragments dont le « paragone », dont nous parlerons plus tard. Il avait auparavant déjà publié en 1665 le fragment sur Les Amours de Mars et de Vénus. Les Œuvres diverses, qui reprennent cinq autres fragments, ne seront éditées que posthume en 1729. Le jeu d’emboîtement du Songe de Vaux a été établi dans l’« Avertissement » en 1671. Sa relation avec les deux premiers textes, la « Visite d’Acante, donc du narrateur au nom parnassien de La Fontaine, qu’il rend 13 Marc Fumaroli, « Vaux-le-Vicomte : une ›galanterie‹ refusée par Louis XIV », Jean- Marie Pérouse de Montlcos (éd.), Le château de Vaux-le-Vicomte, Paris, Scala, 2008, pp. 7-19, ici p. 7 ; voir aussi Marc Fumaroli, Le poète et le roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Fallois, 1997 ; Marc Fumaroli, « De Vaux à Versailles : politique de la poésie », Littératures classiques, 29 (1997), pp. 31-45 ; Stefan Schweizer, Christof Baier (éds.), Illusion und Imagination. André Le Nôtres Gärten im Spiegel barocker Druckgraphik, Düsseldorf, Grupello, 2013. 14 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Paris, Gallimard, 1966, tome 2, p. 184, cité dans Peter-Eckhard Knabe, « Der Hof als Zentrum der Festkultur. Vaux-Le-Vicomte, 17. August 1661 », dans Wolfgang Adam (éd.), Geselligkeit und Gesellschaft im Barockzeitalter, tome 2, Wiesbaden, Harrassowitz, 1997, pp. 859-870, ici p. 870. 15 Patrick Dandrey, Quand Versailles était conté. La cour de Louis XIV par les écrivains de son temps, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 136. 16 Au sens des Lieux de mémoire de Pierre Nora. Cependant la place dans la mémoire collective a été prise par Versailles, Vaux-le-Vicomte a été oublié ; cf. Claire Goldstein, Vaux and Versailles. The Appropriations, Erasures, and Accidents that Made Modern France, Philadelphia, University Press, 2007. Kirsten Dickhaut 70 au Sommeil », et puis le « paragone » qu’il nomme « L’Architecture, la Peinture, le Jardinage et la Poésie haranguent les juges et contestent le prix proposé » 17 , ne se comprend que si nous considérons brièvement quelquesunes des inventions d’André le Nôtre et ses effets spéculaires de l’illusion d’optique qu’il a introduit à Vaux pour enchanter le lieu. 18 L’art de la jardinerie à la française développé par André le Nôtre ne représente dans notre argumentation qu’un exemple des illusions de ce château baroque et des effets de tromperies produits par les artistes. Les plafonds prévus par Charles Le Brun, la géométrie du site et son architecture ont contribué à leur manière à l’illusion suscitée par cette œuvre d’art totale. Ce qui établit l’analogie avec Le Songe de Vaux de La Fontaine, ce sont les effets spéculaires, voire magiques produits par les facéties d’optique. Rappelons deux effets visuels du jardin de Vaux-le-Vicomte, nécessaires pour développer et comprendre l’analogie. 17 Florence Dumora, « Le Songe de Vaux, paragone de La Fontaine », XVII e siècle, XLIV (1992), pp. 189-208. 18 Uwe Dethloff, « Der Landschaftsgarten in Frankreich. Entstehungsvoraussetzungen des jardin paysages [sic] und Formen seiner literarischen Darstellungen im französischen Roman », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/ Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes (1990), pp. 78-94 ; Uwe Dethloff, Literarische Landschaft. Naturauffassung und Naturbeschreibung zwischen 1750 und 1830, St. Ingbert, Röhrig Universitätsverlag, 1995 ; Franklin Hamilton Hazlehurst, Des jardins d’illusion. Le génie d’André Le Nostre, Paris, Somogy, 2005 ; Ayumi Fujita, « La représentation du jardin dans le Songe de Vaux », La Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises (2006), pp. 13-25. Fig. 1 : Adam Perelle, Vaux-le-Vicomte, côté jardin, © bpk | RMN | Perelle. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 71 Tout d’abord, la perspective à partir du château est ralentie, créant ainsi un trompe-l’œil. Ensuite, l’étang produit un miroir d’eau trompant de nouveau l’œil. Regardons donc d’abord la perspective ralentie. En dessinant des canaux ou des allées qui s’élargissent en s’éloignant du château, André Le Nôtre installe une perspective ralentie. Il crée l’illusion que les bassins sont de taille identique et qu’ils ne se trouvent pas éloignés l’un de l’autre. En se basant sur les pratiques du jardin à l’italienne et sur les idées développées par André Mollet, il a engendré à Vaux un effet de trompe-l’œil qui annule les effets de déformation visuelle et rapproche ainsi les bassins du fond du jardin (cf. fig. 1), les rendant en apparence de même taille que ceux proches du château. 19 L’effet de la perspective monofocale est annulé et la différence de taille, notamment avec le bassin rectangulaire qui est huit fois plus grand que le bassin en rond situé devant le château, devient harmonieux. Dans un esprit similaire, Le Nôtre a créé un autre effet trompe-l’œil faisant croire que Vaux-le-Vicomte se dédouble dans son miroir d’eau (cf. fig. 2). Cette illusion se base sur l’effet d’une loi de l’optique qui, une fois respectée, crée ce miroitement total. Cette illusion semble magique car elle fait fi des distances, pourvu que la formule magique soit appliquée : l’angle d’incidence égale l’angle de réflexion. La distance entre le château et son image reflétée par l’eau semble être effacée. 19 Voir Schweizer, Baier (éds.), André le Nôtres Gärten, op. cit. Fig. 2 : « Effet spéculaire central », J.-B. Leroux, Les jardins du château, © bpk | RMN | Leroux Kirsten Dickhaut 72 Dans le « bassin de la couronne » on retrouve le même effet. Cette fois-ci le château est vu du côté où le spectateur, ou le promeneur, peut l’apercevoir (cf. fig. 3). Ces effets de miroitements produisent une structure que Jean de La Fontaine utilise lui aussi pour évoquer les merveilles de Vaux telles qu’elles se présentent aux visiteurs, mais surtout telles qu’il les imaginait en 1671 et comme il les avait créées douze ans auparavant à partir des gravures d’Israël Sylvestre. 20 La Fontaine avait ainsi, dans cette perspective d’un passé remémoré, inventé le futur qui se réalisera au moment de la publication. A ce miroitement sur le plan temporel correspond celui qui entrelace l’imagination du récit et le songe imaginé. Le résultat est merveilleux, comme le suggère La Fontaine dans son « Avertissement » : « Des merveilles de Vaux ils [les songes] m’offrirent l’image. » 21 Ainsi le lecteur entre-t-il dans des sphères oniriques qui se reflètent l’une l’autre non seulement deux fois comme dans les bassins, mais trois fois. Ce système spéculaire des songes 22 crée un miroitement potentiel qui stabilise au premier abord le système d’apparence établi par les arts, bien que les conséquences de la prolifération des signes de pouvoir apparaissent déjà. Le 20 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 83. 21 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 83. 22 Jean-Pierre Collinet, « La Fontaine, le sommeil et les songes », The French Review, 63/ 2 (1989), pp. 221-236 ; voir aussi Peer Schmidt, Gregor Weber (éds.), Traum und res publica. Traumkulturen und Deutungen sozialer Wirklichkeiten im Europa von Renaissance und Barock, Berlin, Akademie Verlag, 2008 ; Claire Gantet, Der Traum in der Frühen Neuzeit. Ansätze zu einer kulturellen Wissenschaftsgeschichte, Berlin, de Gruyter, 2010. Fig. 3 : « Effet spéculaire vu du côté », Jean- Baptiste Leroux, Les jardins du château, © bpk | RMN | Leroux La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 73 texte suggère les limites et les faiblesses du système par l’intermédiaire de la croyance aux apparences qui deviennent visibles en tant que telles. Mais attardons-nous sur le système spéculaire qui multiplie les plans de référence et ainsi les signes de pouvoir. Nous lisons donc dans l’« Avertissement » ce qui se passera alors qu’Acante rend visite au Sommeil : Avertissement (1) Je feins donc qu’en une nuit du printemps m’étant endormi, je m’imagine que je vais trouver le Sommeil, et le prie que par son moyen je puisse voir Vaux en songe : il commande aussitôt à ses ministres de me le montrer. Voilà le sujet du premier fragment. […] Chapitre Premier (2) Acante s’étant endormi une nuit du printemps, songea qu’il était allé trouver le Sommeil, pour le prier que, par son moyen, il pût voir le palais de Vaux avec ses jardins : ce que le Sommeil lui accorda, commandant aux Songes de les lui montrer. […] (3) Au commencement de mon songe il m’arriva une chose qui m’était arrivée plusieurs fois, et qui arrive souvent à chacun ; c’est qu’une partie des objets sur la pensée desquels je venais de m’endormir me repassa d’abord en l’esprit. Je m’imaginai que j’étais allé trouver le Sommeil, pour le prier de me montrer Vaux, dont on m’avait dit des choses presque incroyables. 23 Ce que le premier chapitre présente est une mise en relief du phénomène du songe qui permet au narrateur de créer une image de Vaux alors qu’il est en train de sommeiller (1). Ainsi, le songe propose un mode comparable au genre littéraire : il met en évidence le processus de feindre. C’est pourquoi La Fontaine se base aussi dans son « Avertissement » sur le Roman de la Rose et sur Le songe de Poliphile, la fameuse Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna. 24 Les deux romans mettent en scène un protagoniste qui songe qu’il songe (2). De la même manière, Acante dans Le Songe de Vaux rêve qu’il trouve le Sommeil pour le prier de lui faire voir son songe de Vaux. La structure est cependant autre que celle proposée par le roman médiéval ou bien le texte de la Renaissance. Le texte lafontainien, lui, engendre un système et des effets spéculaires qui sont doublement réfléchis. Nous apprenons tout d’abord, dans l’« Avertissement », l’existence d’un narrateur qui a l’idée de simuler un songe (1). Il garde, de ce fait, le pouvoir 23 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 79, 81 et 82 (nous soulignons). 24 Cf. Kirsten Dickhaut, Positives Menschenbild und venezianità - Kythera als Modell einer geselligen Utopie in Literatur und Kunst von der italienischen Renaissance bis zur französischen Aufklärung, Wiesbaden, Harrassowitz, 2012. Kirsten Dickhaut 74 de la création. Ainsi, toute la songerie proposée dépend explicitement de la création du narrateur, c’est même un effet de feinte (« je feins ») qui est créé et qui ressemble alors par sa qualité provisoire à l’éphémère de l’illusion d’optique du miroir d’eau. De plus, dans son imagination, il se met à songer, une fois que la narration débute dans la première partie. Tout se passe comme nous l’attendons, car Acante songe véritablement qu’il songe (2). Enfin, ces effets de miroitements sont encore doublés (3) : alors que nous lisons dans l’avant-propos, donc sur le plan métadiégétique, comment le narrateur développe son pouvoir et sa puissance artistique, celui-ci raconte ce même événement dans son récit et se souvient dans son sommeil de ce qui s’est déjà passé. C’est ainsi que les différents plans deviennent perméables et que chaque songe est conçu dans la présence de l’histoire des faits des autres songes. C’est un système de contrôle qui est suggéré ironiquement. Cette structure spéculaire, cette mise en abyme par excellence, met en relief deux fonctions du texte. La première est une mise en scène du pouvoir du narrateur et la deuxième est la prolifération des signes du pouvoir et des effets d’illusion créés par la puissance poétique qui semble alors dépasser par sa complexité et par sa manière de refléter les illusions d’optique des autres arts avant que la comparaison ait pu même commencer. Passons donc au deuxième point qui consiste à mettre en évidence que malgré toute fin explicite qui refuse une victoire, il existe tout de même des effets qui nous montrent le pouvoir des arts. Il reste à savoir quel art présente non seulement le meilleur résultat, mais qui saura de surcroît faire naître une vertu artistique. 2. La magie du soleil et ses effets spéculaires dans le Songe de Vaux Dans la deuxième partie du Songe de Vaux les arts se rendent au concours pour démontrer leur puissance. Il s’agit de quatre personnifications des arts qui représentent ainsi leurs capacités artistiques et esthétiques mais aussi celles des artistes. Elles donnent, chacune dans leur discours, les arguments connus depuis la Renaissance dans la tradition du « paragone ». Le texte nomme l’ingéniosité et la créativité des arts, la vraisemblance et la bienséance ainsi que l’instruction et la nécessité ou bien le toucher et le plaire qui sont les catégories de référence. Au fur et à mesure, les harangues font naître dans l’imagination du lecteur une partie du château. L’apparente coopération entre les arts produit un effet synergique aidant l’imagination. Selon la succession des arts le modèle imaginatif prend alors forme. Le château est construit par le poème, il suggère même que ce lieu a déjà une histoire, un mythe et un jardin, parce qu’il le décrit comme il sera dans le La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 75 futur. La Fontaine crée ainsi un château mythique dans le futur, alors que ceci vient à peine d’être fini. C’est par l’architecture que tout commence et que le château se construit, puis la peinture continue et habille l’intérieur. Ensuite arrive la fée du jardin qui organise l’espace extérieur, et enfin la poésie qui prendra soin de décrire le château et de lui rendre hommage. Selon cette chronologie, les arts parlent l’un après l’autre et se complètent, mais se combattent aussi car selon eux, ou selon les muses, chacune croit être la plus importante pour le site. Leur but argumentatif est de démontrer dans chaque harangue à quel point l’art spécifique de chaque fée est indispensable pour la production de la gloire éternelle du Roi. Cela s’explique par leur attribution et la référence au château devenant ainsi le symbole du pouvoir du système, ce qui n’a pas été sans causer de problèmes à Fouquet. 25 Aussi la louange du château estelle celle de son seigneur qui représente le système du Roi, mais qui n’est pas identique à lui. Lequel est le plus important des arts dans le songe lafontainien, lequel méritera la faveur royale et recevra le portrait du Roi ? Selon La Fontaine, celui-ci se trouve sur un écrin enchanté qui a appartenu à un mage, nommé Zirzimir, fils de Zarzafiel. 26 L’Ironie aide à différencier l’idée qu’un simple poète soit capable d’offrir le portrait du Roi. L’écrin, avec le portrait du Roi, s’ouvrira pour donner le diamant d’une beauté extraordinaire et taillé en cœur seulement lorsque la fée qui égalera la beauté de Vaux sera trouvée : c’est magique. Cette prophétie est inscrite en devise sur l’écrin. Ainsi la magie du soleil se trouve-t-elle dissimulée, l’avant-propos voulant renforcer la croyance au système et l’écrin donner la preuve du pouvoir du Roi. 25 Fouquet est décédé en prison. 26 Voir Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 79. Kirsten Dickhaut 76 Pour donner justement un fondement au système de ce concours La Fontaine introduit donc cet écrin qui porte le fameux portrait du Roi. Ce portrait doit être imaginé comme une miniature car sa taille ne dépasserait certainement pas celle d’une médaille. Ce coffret à bijoux, nous pouvons peutêtre l’imaginer comparable à la boîte à portrait de Louis XIV achetée par le Louvre en 2008 et réalisée dans les années 1680 par Jean Petitot (fig. 4), 27 créée tout de même une dizaine d’années après le Songe de Vaux. Mais ce genre de coffret précieux existait déjà à la Renaissance italienne, comme par exemple chez Domenico Ghirlandaio. Le portrait du Roi, qui représente son pouvoir magique, est par ce moyen devenu ‹ portable ›, tout comme par les médailles omniprésentes, ce qui le rend quasi universel. 28 Ce portrait du Roi dans le texte de La Fontaine se trouve cependant sur l’écrin magique et fut trouvé « sous des voûtes fort anciennes », ce qui universalise et rend sa majesté par la petite fable déjà immortelle. La préciosité et la valeur universelles du coffret sont de cette manière renforcées. Il est évident que le concours des arts ne connaîtra pas de gagnant. Personne ne peut remporter la victoire. C’est pourquoi les juges concluent à la fin : « puisque les choses étaient tellement égales, ces quatre fées feraient paraître sur-le-champ quelque échantillon de leur art, afin qu’on sût laquelle de toutes était la plus savante dans la magie. » 29 Ceci dit, le texte arrive à sa fin et laisse le lecteur imaginer la suite. Qu’il n’y ait pas de victoire explicite ni de gagnant du portrait ne veut pas dire qu’il n’y a pas de manière de triompher sur les concurrentes. Mais en fin de compte, ce n’est pas un art qui sera meilleur que les autres mais c’est la vertu artistique qui remportera 27 Marc Bascou, « Une exceptionnelle boîte à portrait de Louis XIV, don des Amis du Louvre », Revue des Musées de France. Revue du Louvre 3 (2009), p. 13. 28 Cf. sur les médailles représentant Louis XIV Louis Marin, Le portrait du roi. 29 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 96. Fig. 4 : Le jeune Louis XIV, Brillant, email, école de Jean Petitot, Ecouen, Musée national de la Renaissance, © bpk. | RMN | Grand Palais | Hervé Lewandowski La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 77 une distinction sans pour autant recevoir le prix pour lequel celle-ci ne s’estime plus digne. Le texte propose effectivement deux stratégies de rivalité. Tout d’abord celle des harangues que la poésie, qui reste tout de même la maîtresse de la rhétorique, domine largement. Son argument que « [l]a dernière main n’y sera que quand mes louanges l’y auront mise » 30 met en évidence la nécessité des louanges poétiques dans l’art panégyrique. La poésie sait argumenter, mais les autres arts connaissent aussi leur métier. C’est pourquoi une deuxième stratégie du texte est à considérer. Celle-ci démontre au-delà des compétences esthétiques le véritable but des arts tel que le Songe le suggère. Cette stratégie est encore plus révélatrice car elle met en scène le changement du décor, c’est-à-dire la rencontre des arts. Toute la scène du concours se passe à l’intérieur du château et les fées parlent l’une après l’autre de leur art. Quand l’une a fini, la suivante ne prend pas tout de suite la parole, il faut attendre la description de la réaction du public, des juges et des autres fées. De ce fait, les actes des fées exposent leurs manières de réagir, de valoriser les autres arts et surtout d’aspirer à la gloire royale. Les arts haranguent devant les juges, qui sont deux amis de La Fontaine, donc d’Acante, notamment M. Maucroix et M. Pelisson. C’est l’architecture, appelée Palatiane, qui commence son discours par une apostrophe qui sera digne de Phèdre : « Quoi ! par vous ces honneurs sont aussi contestés ? Vous prétendez le prix qu’on doit à mes beautés ? Ingrates, deviez-vous en avoir la pensée ? » 31 Il est évident qu’une telle conduite ne peut pas plus que démontrer la nécessité de l’architecture. Elle traduit une estime de soi-même et une ambition qui ne sont pas les vertus artistiques recherchées. Elle ne sait pas triompher sur les autres car son orgueil l’interdit. Par manque de modestie elle se juge elle-même. Il lui faudrait posséder une puissance de créer des trompe-l’œil dont la peinture et le jardinage dans Le Songe de Vaux sont mieux pourvus. En ayant recours à Appelle de Cos et Zeuxis qui trompaient les oiseaux et les humains avec leurs peintures la fée se loue de pouvoir enchanter les spectateurs : 30 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 96. 31 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 85 ; Erich Köhler, « ›Ingrat‹ im Theater Racines. Über den Nutzen des Schlüsselwortes für eine historisch-soziologische Literaturwissenschaft », dans Interpretation und Vergleich. Festschrift für Walter Pabst, édité par Eberhard Leube, Ludwig Schrader, Berlin, Erich Schmidt, 1972, pp. 129-144. Kirsten Dickhaut 78 « A de simples couleurs mon art plein de magie Sait donner du relief, de l’âme, et de la vie […] ». 32 Elle est même capable d’animer un portrait et, comme elle l’explique, « dans les cœurs les plus froids [d’entretenir] des flammes ». 33 L’argumentation proche de celle de la fable lafontainienne, que nous avons vue au début, aiguise l’attention du lecteur. Croire aux images de la peinture signifie aussi se laisser manipuler par leurs pouvoirs. La fée joue alors son dernier atout alors que les juges semblent être déjà émerveillés par l’art du jardinage. C’est à ce moment-là que de la peinture sort un portrait de la fée d’Hortésie montrant le jardin en hiver. Les juges se sentaient attirés par le calme et la modestie du jardinage, mais l’argument peint remet en doute tous leurs jugements en plaisantant sur l’allégorie des fées. La vraisemblance d’Hortésie, allégorie du jardinage, et son effet de trompe-l’œil valorisent son art mais sa manière de déclasser sa concurrente ne la rend pas non plus vertueuse. Le portrait d’Hortésie est considéré comme un argument déloyal dans le concours. La fée qui gagnera, ceci est déjà évident, ne se qualifie pas par sa compétence artistique mais par son éthique humaine. Et bien évidemment, c’est la poésie qui emporte ce prix, qui ne consiste pas dans le portrait mais dans la bienveillance du Roi. A la fin, la poésie lutte pour recevoir ce prix et elle utilise toutes les facettes de la rhétorique pour peindre une image d’elle capable de surpasser les autres arts. La rhétorique avec le décorum a le prestige et la volonté de faire valoir le droit de gagner sans dépasser les limites de la bienséance. Donc ce sont les valeurs de la poésie qui gagnent et non pas une œuvre ou un art en particulier. Ce n’est pas La Fontaine qui emporte le prix, ce serait aussi contre l’idée de la rhétorique et de la cour, mais c’est la poésie qui est gagnante, car elle représente aussi l’éthique. Au début de sa harangue elle pratique le même amour-propre que la peinture et l’architecture, car elle crée un temple plus beau pour la mémoire, dit-elle, et elle crée les dieux que l’architecture ne fait que loger. Cependant cette filiation et la conformité avec les arguments des autres arts lui semblent tout à coup plus appropriées, et elle change de stratégie ; un autre raisonnement, véritablement vertueux lui semble alors plus adéquat et juste. En adoptant une stratégie du décorum la poésie présente un argument innovateur et décisif : « Quel art peut mieux que moi cet écrin mériter ? On sait que les trésors me touchent rarement : 32 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 87. 33 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », dans Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 88. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 79 Mes veilles n’ont pour but que l’honneur seulement ; Gardez ce diamant dont le prix est extrême ; Je serai riche assez pourvu qu’Alexandre m’aime. » 34 La recherche sur La Fontaine a proposé jusqu’à présent deux hypothèses sur le « paragone ». L’une consiste dans l’idée que le concours des arts ne trouve pas de fée victorieuse parce que les juges concluent que le concours continue à la fin du récit. L’autre estime que l’art des jardins par sa modestie a triomphé sur les autres. Il semble cependant que la poésie donne ici l’argument principal pour vaincre sans triompher dans ce songe. En refusant le prix proposé et en proclamant que son véritable prix sera la faveur, donc l’amour d’Alcandre, le nom parnassien de Louis XIV, la poésie aura fait un geste noble et fait comprendre deux choses : ni l’art ni la faveur royale ne peuvent être valorisés par un écrin ou d’autres valeurs si ce n’est la valeur immatérielle qui sera l’amour du Roi. De cette manière Calliopée se met hors du système matériel et comparatif pour gagner le mérite de la faveur royale ; ainsi déclare-t-elle implicitement que l’honneur à rechercher ne peut être trouvé qu’au-delà de l’apparence. C’est ainsi que le texte laisse comprendre la comparaison des arts comme une comparaison de différentes conceptions de gloire - l’une qui est satisfaite par l’apparence et l’autre qui exige la vertu. Le vrai prix est donc l’amour du Roi qui correspond à la gloire et la vertu des arts, et que tous peuvent atteindre pourvu que leur comportement soit adéquat. Pour conclure, nous expliquerons ce triomphe de la vertu artistique exigée par la poésie qui se base sur cette conception de l’honneur suggéré par la poésie et déclaré comme but de sa pratique artistique. Il faut différencier deux conceptions d’honneur et de gloire. L’une, qui résulte du système spéculaire, auquel le texte participe comme nous l’avons vu auparavant mais que la poésie rejette en cours de route et qui ne sera plus pratiquée dans les autres fragments du Songe de Vaux. Celle-ci reconnaît la gloire comme un moyen du paraître qui suspend toute idée de l’être et qui ne semble pas être adéquate pour la cour. 35 L’autre conception de la gloire propose une dimension éthique, qui est dans le concours des arts la vertu 34 Jean de La Fontaine, « Le Songe de Vaux, Avertissement », Œuvres diverses, Paris, Gallimard, 1958, p. 95. 35 Cf. Marc Fumaroli, Héros et orateurs - Rhétorique et dramaturgie cornélienne. Genève, Droz, 1990 ; Margot Kruse, « Éthique et critique de la gloire dans la littérature française du XVII e siècle », dans Beiträge zur französischen Moralistik, édité par Joachim Küpper, Berlin, de Gruyter, 2003, pp. 43-61 ; Andreas Kablitz, « Corneilles ‘theatrum gloriae’ - Paradoxien und tragische Kasuistik », dans Diskurse des Barock - Dezentrierte oder rezentrierte Welt ? , édité par Joachim Küpper, Friedrich Wolfzettel, Munich, Fink, 2000, pp. 491-552. Kirsten Dickhaut 80 correspondante. C’est véritablement la magie du soleil d’exiger des arts de se produire d’une manière à ce qu’ils respectent aussi la vertu et que les autres arts se rendent mutuellement du respect. C’est finalement l’éthique du pouvoir qui est en cause, car le fait de vouloir surpasser les autres arts n’est qu’un symbole pour l’appétit d’excellence qui est toujours imbriqué par ce système du pouvoir dans la pensée chrétienne. En conséquence tout acte qui ressemble à l’orgueil est considéré comme un péché et contre Dieu et son représentant sur terre, Louis XIV. Aspirer à la gloire et à l’honneur reste alors blâmable. L’impuissance peut dans cette perspective devenir un signe de pouvoir, qui est de dépasser toute forme de rivalité entre prétention au pouvoir et besoin de reconnaissance, les deux vrais demandes dans les harangues des fées. La Fontaine propose ainsi une différenciation qui résulte de la puissance des arts. Ils possèdent une esthétique d’une manière absolue qui est la puissance absolue, c’est-à-dire la capacité de créer des œuvres. Alors que leur puissance ordonnée respecte des règles comme celle de l’éthique, elle se dédie surtout au système à représenter et stabilise la relation entre la magie du soleil et la croyance chrétienne, digne du Roi et de son portrait. Stabiliser cette relation restera un défi auquel La Fontaine se dédiera encore dans Les Amours de Psyché et de Cupidon pour lesquels Versailles sera le point de repère. 36 Le château du Roi a produit une prolifération de signes de pouvoir autrement plus nombreux que le système spéculaire de Vaux. La sémiotique et le problème du système de référence liés à la représentation des signes du pouvoir sont cependant restés stables dans ces fragments. Le Songe de Vaux est ainsi un plaidoyer pour un art de plaire. Tel était toujours la devise de La Fontaine. Qu’il n’ait pas produit de querelle est peut-être aussi lié au fait que le poète a sagement attendu douze années avant de publier son œuvre ; c’était peut-être aussi la magie du soleil qui a pu et su produire un tel effet spéculaire permettant de reconnaître la modestie de la poésie comme règle de l’art, mais qui a aussi effacé Vaux-le-Vicomte en tant que lieu de mémoire et instauré Versailles à sa place. 36 Kirsten Dickhaut, « L’Amour né du regard et ses fonctions poétologiques : Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine », dans Chris Rauseo, Carine Barbafieri (éds.), Les métamorphoses de « Psyché », Valenciennes, Presses universitaires, 2005, pp. 51-69. La Magie du Soleil et le Portrait du Roi 81 Illustrations Fig. 1 : Adam Perelle, Vaux-le-Vicomte, côté jardin, 1661-1695, conservé à Versailles, Châteaux de Versailles et de Trianon, © bpk | RMN | Grand Palais | Perelle. Fig. 2 : « Effet spéculaire central » ; Jean-Baptiste Leroux, Les jardins du château de Vaux-le-Vicomte, Paris, Collection Jean-Baptiste Leroux, 10x12 cm ; © bpk | RMN | Grand Palais | Jean-Baptiste Leroux. Fig. 3 : « Effet spéculaire vu du côté » ; Jean-Baptiste Leroux, Le château de Vaux-le-Vicomte, Paris, Collection Jean-Baptiste Leroux, 10 x 12 cm ; © bpk | RMN | Grand Palais | Jean-Baptiste Leroux. Fig. 4 : Le jeune Louis XIV, Brillant, email, école de Jean Petitot, Ecouen, Musée national de la Renaissance, © bpk | RMN | Grand Palais | Hervé Lewandowski. PFSCL XLI, 80 (2014) Gestes et images du pouvoir. Tendances contradictoires dans Horace de Corneille L INDA S IMONIS (R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM ) La tragédie Horace de Corneille, qui est le sujet principal des observations suivantes, traite d’un épisode bien connu de l’antiquité romaine. Sous la forme d’une fiction dramatique, elle présente l’histoire de la guerre entre les villes Albe et Rome racontée par Tite-Live dans le premier livre de son chefd’œuvre l’Histoire Romaine. 1 Puisque cet épisode constitue le fond de l’action de la tragédie, il est utile d’en rappeler brièvement les grandes lignes. Le point de départ de l’épisode chez Tite-Live est un conflit entre deux villes voisines, Albe et Rome. Pour éviter une guerre et, par là, la mort d’un grand nombre d’hommes, on convient de régler le conflit par un combat entre quelques combattants individuels. Plus précisément, on décide d’envoyer trois guerriers pour chacune des deux parties. Alors, les Romains votent pour trois frères provenant de la famille des Horaces. En même temps et indépendamment de ce choix, les Albains, eux aussi, décident d’envoyer trois frères, notamment les trois Curiaces. Ce choix des champions crée une situation précaire ou même tragique puisque les deux familles nommées sont étroitement liées l’une à l’autre par des liens amicaux et familiaux. L’aîné des frères Horaces est marié avec la sœur des Curiaces. De plus, l’aîné des trois Curiaces est le fiancé de la sœur des Horaces. D’après le récit de Tite-Live, c’est l’aîné des Horaces qui réussit à remporter la victoire pour Rome. Il parvient à vaincre et tuer les Curiaces après que ses deux frères ont déjà été tués au combat. Au XVII e siècle, quand Corneille s’appropria cette légende en la choisissant comme matière d’une tragédie, l’histoire des Horaces et des Curiaces 1 Voir Tite-Live, Histoire romaine, trad. Annette Flobert, Paris, Flammarion, 1995, t. 1, Livre I, chapitres XXXIV-XXVI, texte latin pp. 835-838. Pour une nouvelle traduction française (Danielle de Clercq, Bruxelles, 2001) voir aussi le site web de la Bibliotheca classica selecta : http: / / bcs.fltr.ucl.ac.be/ livius1/ liv4.htm (consulté le 05.08.2010). Linda Simonis 84 était déjà depuis longtemps un des thèmes favoris du discours érudit, un lieu commun des débats politiques et philosophiques. On pourrait, par exemple, évoquer la fameuse reprise de l’épisode dans les Discorsi de Machiavel qui débouche sur une critique rigoureuse de la manière d’agir exposée par l’exemple historique. 2 Dans l’adaptation de Corneille, la légende citée subit pourtant une transformation importante. Elle se dégage de la casuistique du discours savant pour passer dans le domaine de la fiction littéraire. Ainsi, elle adopte une forme plus expressive qui, au delà des cercles érudits, fait appel à un public d’un goût littéraire et esthétique. Cependant, si l’histoire des Horaces et des Curiaces est entrée dans l’imaginaire collectif de la société moderne, ce n’est pas en première ligne la pièce de Corneille qui fut le véhicule principal de cette transmission. Dans la mémoire culturelle, le souvenir de la légende se lie plutôt à une œuvre picturale, notamment la peinture Le serment des Horaces de Jacques Louis David (fig.1). Sous l’aspect de leur réception, les deux ouvrages connurent des carrières bien différentes : tandis que la tragédie de Corneille reçut un accueil divisé chez ses critiques ainsi que chez ses spectateurs et, dès sa première mise en scène en 1640, provoqua des débats controversés, la peinture de David, profitant de l’essor de la peinture historique vers la fin du XVIII e siècle, rencontra un succès plus unanime. 3 Elle réussit ainsi à entrer dans le cadre des institutions des arts plastiques et à être retenue dans la mémoire picturale de la culture. L’observation de cette différence dans la réception des deux ouvrages invite à les mettre en parallèle. La toile de David se prête alors à servir de point de référence à la pièce de Corneille. En comparant l’Horace de Corneille à la représentation visuelle du sujet par David, nous espérons mieux saisir la spécificité esthétique de la pièce de théâtre. Nous nous interrogerons sur les différentes manières d’aborder et de représenter le sujet en cause, par le moyen de la peinture d’une part, et par celui du théâtre d’autre part. Ici, il importe de considérer surtout les différents sens et modes de perception auxquels ces représentations fictives font appel. Ces dimensions sensuelles, à leur tour, portent sur la mise en valeur de l’action présentée et sur l’effet évoqué chez le spectateur. Comme nous le verrons, les deux ouvrages, à travers leurs différents modes esthétiques, 2 D’après le philosophe florentin, le combat individuel ne vaut pas comme instrument de guerre, car il ne donne pas de mesure adéquate des forces militaires réelles des deux parties impliquées dans le conflit. Voir Niccolò Machiavelli, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, a cura di Corrado Vivanti, Torino, Einaudi, 2000, libro primo, capitolo 22, p. 60 sq. 3 Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, peinture à l’huile, 330 x 425 cm, Musée du Louvre. Gestes et images du pouvoir 85 confèrent à l’épisode présenté des significations et des interprétations différentes. Regardons donc d’abord Le serment des Horaces de Jacques Louis David. Au centre du tableau, nous voyons les trois Horaces qui, en présence de leur père, font serment. Ils jurent de défendre Rome contre ses ennemis, les combattants d’Albe. L’acte du serment, qui évidemment est le sujet principal du tableau, nous frappe d’abord par sa visibilité éclatante. Cette visibilité se traduit surtout par le faisceau des trois épées élevées par la main du père. La position privilégiée de cet objet, qui est l’emblème central du tableau, est renforcée par les mouvements des bras des trois fils ainsi que par leurs regards qui convergent sur ce point. 4 Nous assistons donc à la mise en œuvre d’un acte symbolique qui, en même temps, est une manifestation du pouvoir. Il s’agit d’une image du pouvoir dans le sens que nous y rencontrons un geste symbolique qui exprime et met en voie une décision politique : à travers ce geste, les trois Horaces déclarent qu’ils sont prêts à aller à l’encontre des combattants d’Albe. Il s’agit donc d’un acte particulier. L’action de jurer, de prendre le serment, coïncide avec son articulation par des signes visuels et corporels. En d’autres termes, l’acte du serment est inséparable de la présentation symbolique par laquelle il est mis en place. Le tableau de David aboutit à la mise en scène d’une coïncidence : il évoque l’identité des procédés significatifs avec l’objet qu’ils présentent. Pourtant, l’action présentée ne s’épuise pas dans cette concordance visuelle. À y regarder de plus près, on remarque encore une autre dimension. Le serment n’est pas seulement un acte visible qui se sert des images et des gestes symboliques, il est de même un acte de langage. Cette dimension verbale est aussi suggérée par le tableau de David. L’observateur est invité à se figurer que les trois frères prêtent serment. On s’imagine qu’au moment où ils lèvent leurs bras, ils se mettent aussi à parler pour énoncer les mots du serment. De cette façon, le tableau évoque une identité fondamentale des expressions verbales d’une part et des images et des gestes visibles d’autre part. Ces deux types d’articulation tendent vers le même but. En effet, ils sont, tous les deux, mis au service du pouvoir politique. Les prises de parole et les manifestations visibles témoignent, les unes comme les autres, d’une attitude héroïque, d’une résolution de défendre la patrie qui est en même temps une manière d’affirmer et d’imposer la puissance de l’État, à savoir de promouvoir le pouvoir. Ainsi, la présentation visible et celle de la parole se 4 Voir à cet égard l’analyse pertinente du Serment des Horaces développée par Jean Starobinski, « 1789. Les emblèmes de la raison », dans Jean Starobinski, L’invention de la liberté, Paris, Gallimard, 2006, p. 272 sq. Linda Simonis 86 renforcent mutuellement ; elles convergent vers une manifestation claire et univoque du pouvoir. Toutefois, la sémantique de la peinture de David ne se limite pas à exposer le geste ostentatoire du serment et son éclat visuel. Sur la droite, nous voyons un groupe de femmes qui, par leurs postures de deuil et leurs expressions de chagrin, se trouvent en plein contraste avec l’acte glorieux étalé par les hommes. Tandis que les hommes s’exposent dans la lumière et dans la visibilité au centre du tableau, les femmes se retirent dans l’ombre et dans le silence. 5 Elles ne participent pas aux formes de la représentation. La présence des femmes, pourtant, ne révoque pas le geste héroïque du serment ; bien au contraire, par le fait même de son altérité par rapport à ce geste, elle le souligne encore et le fait ressortir plus nettement. L’impact de ce geste symbolique qui, chez David, relève évidemment du mode visuel, rappelle l’idée proposée par Louis Marin que, d’une certaine façon, l’image, par sa force visuelle, entretient une relation particulière avec le pouvoir. Pour Marin, la spécificité de l’image réside d’abord dans sa faculté de « représenter » quelque chose, de l’« exhiber » et de l’« exposer devant les yeux ». 6 C’est dans ce mode d’opérer qui évoque la présence d’un objet ou d’une personne réellement absents que consiste l’efficacité particulière de l’image, son « pouvoir de présence ». 7 L’exemple peut-être le plus pertinent de cette force efficace de l’image que Marin propose pour illustrer son argument est celui de l’image du roi. Ici, l’image et la puissance coïncident jusqu’à devenir inséparables l’une de l’autre. Cependant, dans son explication, Marin prend soin d’accentuer la force préalable de l’image qui soustend le désir du pouvoir et qui en est l’indispensable véhicule : « Le portrait du roi que le roi contemple lui offre l’icône du monarque absolu qu’il désire être au point de se reconnaître et de s’identifier par lui et en lui au moment même où le référent du portrait s’en absente. Le roi n’est vraiment roi, c’està-dire monarque, que dans ses images ». 8 L’image est donc d’une certaine façon plus efficace que la personne du roi le pourrait être dans la vie réelle. Elle prête une forme parfaite à la notion de souveraineté à laquelle le roi aspire. 9 5 Voir Starobinski, « 1789. Les emblèmes de la raison », p. 273. 6 Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, p. 10. 7 Ibid., p. 10. La notion citée d’une force efficace inhérente à l’image est reprise et approfondie dans une autre étude de Marin. Voir le même, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Éditions du Seuil, 1993, pp. 10-15. 8 Louis Marin, Le portrait du roi, p. 12. 9 Il est vrai que, selon Marin, la représentation, qui est l’agence du pouvoir, ne se borne pas à la représentation visuelle, mais inclut aussi le langage et le discours. Gestes et images du pouvoir 87 On sait que dans la conception de son tableau, David a été inspiré par la tragédie de Corneille. Pourtant, la scène présentée par David ne se trouve pas dans la pièce. Cette circonstance que l’acte du serment ne se trouve pas dans la tragédie de Corneille, tandis qu’il figure sur le tableau de David, n’est pas un hasard. C’est une différence révélatrice. Nous proposons par la suite une interprétation de la pièce qui essaie de rendre compte de cette différence et d’expliquer l’absence du serment dans la tragédie cornélienne. Comme nous l’avons vu dans le tableau de David, les signes visibles et les paroles se trouvent en accord, ils coïncident dans une articulation univoque. D’une certaine façon, la représentation picturale du serment repose sur cette identité basale des gestes visuels et des paroles. Sur le fond de cette observation, on pourrait se demander si une pareille concordance du visuel et du langage se trouve aussi dans la pièce ou si, à l’inverse, les différents moyens d’expression y sont à l’écart l’un de l’autre. L’absence du serment dans Horace semble suggérer la deuxième alternative. Cette absence, pourrait-on supposer, est peut-être le symptôme d’un clivage entre les diverses dimensions sensuelles du langage théâtral, clivage qui règne dans toute la pièce de Corneille. Les différentes manières de s’exprimer au théâtre, que ce soit par la parole ou par des gestes visuels, signalent dans le cas présent, nous semble-t-il, deux façons différentes d’interpréter le monde. Dans les réflexions suivantes, cette hypothèse sera mise à l’épreuve. Dans le cas où elle s’avérerait convaincante, le décalage entre ce qui est montré aux yeux du spectateur et ce qui est énoncé dans les dialogues et monologues des personnages pourrait mettre en lumière la manière dont la représentation visuelle est conçue dans cette pièce. Si notre supposition est vraie, le drame ne donne pas une simple affirmation du pouvoir de l’image. On peut y voir, par contre, une autre manière d’appréhender le monde, qui va à l’encontre de celle qui était en usage à l’époque. Avant d’entrer dans l’interprétation de la tragédie, il est quand même utile de se rendre compte de ce que nous entendons, par rapport à une pièce de théâtre, par les termes de ‹ visibilité › et de ‹ représentation visuelle ›. Au premier abord, on pourrait, bien sûr, penser à la mise en scène de la pièce qui - en tant que représentation physique de l’action - est évidemment de l’ordre du visible. Pourtant, la mise en scène n’est pas le seul lien par lequel l’œuvre dramatique participe au domaine des images et de la perception visuelle. Il existe, de plus, des signes et des effets visuels qui se traduisent par le langage. C’est donc avant même que la pièce ne soit représentée sur la scène théâtrale que nous pouvons y distinguer une dimension visuelle qui appartient à la tragédie comme langage, comme articulation verbale. À Cependant, l’image en fournit le principal paradigme, l’exemple le plus clair et le plus typique de ce que veut dire représenter. Linda Simonis 88 travers un langage métaphorique, le dialogue dramatique évoque des images et des perceptions visibles, il les fait paraître devant les yeux ou devant l’imagination des spectateurs. En ce sens, le domaine du visible est certainement un élément cardinal de la tragédie en cause. Le dialogue dramatique est plein de références et d’allusions au champ du visible, on y trouve un langage poétique qui déploie toute une métaphorique de la lumière, de l’œil et de la vision. Dans son essai sur Corneille dans L’œil vivant, Jean Starobinski a mis en relief une certaine « mythologie de la présence » qui inspire le discours dramatique de Corneille : « La présence suscite un effet qui tient du prodige et qui mêle le surnaturel à la nature ». 10 Un tel effet de la présence, ainsi explique Starobinski, se joint souvent au mode héroïque. Chez Corneille, l’attitude du héros se lie étroitement à la présence et à la visibilité. Cette liaison, toujours suivant Starobinski, n’est pas un hasard, car il se manifeste dans l’enchantement par l’image une forme originale du pouvoir : « Qu’est-ce que la toute-puissance, sinon le privilège de n’avoir qu’à se montrer pour être obéi ? Le mot éclat, si fréquent chez Corneille, exprime parfaitement cette splendeur active.» 11 Ainsi, Starobinski, à partir d’une approche toute différente, parvient à une conclusion pareille à celle de Louis Marin. Marin et Starobinski mettent, tous les deux, l’accent sur une proximité, sinon une interpénétration mutuelle du domaine du visible et du domaine du pouvoir. Toutefois, la visibilité n’est pas le seul moyen d’articulation dans la tragédie d’Horace. Nous y remarquons de même un autre ensemble de références sensuelles qui évoquent le sens de l’ouïe, la voix et les perceptions des sons. La question est donc de savoir comment les personnages se situent par rapport aux différents sens de la perception humaine et de quelle manière ils les utilisent ou s’approprient les signes et les effets des médias sensuels respectifs. On ne s’étonnera donc pas que cette question de la relation aux différents sens fournisse aussi un critère crucial permettant de distinguer les deux personnages antagonistes de la pièce, Horace et Curiace. Regardons de plus près comment ces différentes attitudes à l’égard des modes d’expression se révèlent dans le discours dramatique. À ce propos, le dialogue entre Horace et Curiace dans la troisième scène du deuxième acte offre un bon exemple : 12 10 Jean Starobinski, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1961, p. 32. 11 Ibid., p. 32. 12 Nous citons d’après l’édition suivante : Pierre Corneille, Horace, présenté par Marc Escola, Paris, Flammarion, 2001, édition mise à jour en 2007. Les références seront indiquées entre parenthèses dans le texte après la citation respective. Gestes et images du pouvoir 89 Horace : Le Sort qui de l’honneur nous ouvre la barrière Offre à notre constance une illustre matière ; Il épuise sa force à former un malheur, Pour mieux se mesurer avec notre valeur, Et comme il voit en nous des âmes peu communes, Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes. [...] Mais vouloir au Public immoler ce qu’on aime, S’attacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le frère d’une femme et l’Amant d’une sœur, Et, rompant tous ces nœuds s’armer pour la Patrie Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie, Une telle vertu n’appartenait qu’à nous, L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux, Et peu d’hommes au cœur l’ont assez imprimée Pour oser aspirer à tant de Renommée. Curiace: Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr, L’occasion est belle, il nous la faut chérir, Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare : Mais votre fermeté tient un peu du barbare. Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité D’aller par ce chemin à l’immortalité : À quelque prix qu’on mette une telle fumée, L’obscurité vaut mieux que tant de Renommée. Pour moi, je l’ose dire, et vous l’avez pu voir, Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir, Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance, N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance, Et puisque par ce choix Albe montre en effet Qu’elle m’estime autant que Rome vous a fait, Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome ; J’ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme. Je vois que votre honneur demande tout mon sang, Que tout le mien consiste à vous percer le flanc, Près d’épouser la sœur qu’il faut tuer le frère, Et que pour mon pays j’ai le Sort si contraire ; Encor qu’à mon devoir je coure sans terreur, Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur, J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie, Sans souhait toutefois de pouvoir reculer, Ce triste et fier honneur m’émeut sans m’ébranler : J’aime ce qu’il me donne, et je plains ce qu’il m’ôte ; Linda Simonis 90 Et si Rome demande une vertu plus haute, Je rends grâces aux Dieux de n’être pas Romain, Pour conserver encor quelque chose d’humain. (Acte II, scène iii, vv. 431-482, pp. 85-87) Dans cette scène, les deux protagonistes, Horace et Curiace, viennent d’apprendre qu’ils ont été choisis comme combattants de leurs villes respectives et qu’ils doivent lutter l’un contre l’autre. La scène juxtapose les prises de position de ces deux personnages qui témoignent des attitudes contrastantes et diamétralement opposées. Horace salue l’idée du combat en y voyant une chance d’afficher sa « valeur ». Cette notion de valeur, qui, dans le discours d’Horace, se traduit aussi par la formule « notre constance », porte des connotations fortement stoïciennes. 13 L’attitude exprimée par Horace rappelle celle du sage stoïcien qui, en se détournant des troubles des passions et en acceptant son destin, cherche à atteindre l’ataraxie, l’équilibre de l’âme. 14 Toutefois, au cours de ce passage de la philosophie au drame cornélien, du sage au héros, le modèle de la constance se modifie. Il adopte de nouveaux contours de signification bien éloignés de ce que les philosophes stoïciens entendaient par ce concept à l’origine. Plus particulièrement, dans sa reprise cornélienne, la constance comporte des associations guerrières. En acceptant son devoir, Horace affirme le combat et la violence. Curiace, par contre, se trouve conduit à mettre en doute ces notions guerrières. Bien qu’il accepte le choix de son pays, il est repoussé par l’idée de jeter le sang d’un ami qui est, de plus, le frère de la femme qu’il aime. Nous n’assistons ici, en effet, pas seulement à un conflit de personnages individuels. Ce sont plutôt des systèmes d’idées et de valeurs antithétiques qui s’y rencontrent : tandis que, pour Horace, le devoir envers son pays et l’impératif de l’État désignent des valeurs suprêmes qui ont toujours la priorité, Curiace, pour sa part, plaide en faveur des liens familiaux et amicaux ; il cherche à défendre les valeurs de l’amitié et de la loyauté conjugale. Je ne peux pas continuer ici à me plonger dans cette confrontation de valeurs concurrentes qui a été souvent exposée dans la critique et 13 L’empreinte néo-stoïcienne de l’héroïsme cornélien a souvent été mise en avant. Pour une explication très complète de ce sujet voir Jacques Maurens, La tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, A. Colin, 1966, pp. 253-260 et pp. 267-269. 14 À propos de cet idéal de la sagesse voir Jean-Baptiste Gourinat, « La sagesse et les exercices philosophiques », dans Jean-Baptiste Gourinat (dir.), Lire les stoïciens, Paris, Presses universitaires de France, 2009, pp. 193-200. Gestes et images du pouvoir 91 dans les interprétations savantes. 15 Je voudrais plutôt mettre l’accent sur un autre aspect du dialogue des deux adversaires qui touche de plus près la problématique abordée ici. Dans le dialogue mentionné, Horace et Curiace ne se distinguent pas seulement par leurs attitudes et leurs positions divergentes. Ils diffèrent de même par rapport aux modes d’articulation qui correspondent aux systèmes de valeurs qu’ils cherchent à promouvoir respectivement. Dans le discours dramatique, l’idée de la gloire qui s’attache aux valeurs privilégiées par Horace, notamment à la vertu du guerrier et au sacrifice pour le pays 16 , se traduit surtout à travers des images de lumière, d’éclat et de splendeur rayonnante. Il est clair que, en tant qu’il relève du monde visible, ce champ sémantique favorisé suggère aussi un primat de la vue, une prévalence des impressions et effets visuels. Déjà dans la première phrase de son discours, Horace évoque cette métaphorique de la lumière quand il envisage sa situation comme une « illustre matière » qui se prête à être mise en forme par les exploits du héros. Le même champ lexical est repris par la suite, vers la fin des explications d’Horace : « Une telle vertu n’appartenait qu’à nous, / L’éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux. » Ici, c’est le nom, à savoir l’emblème de la réputation et de la valorisation sociale, auquel on accorde l’attribut du lustre et de la splendeur. Il faut quand même remarquer que ce n’est pas le nom du héros qui est éclairci et mis en lumière ici. Si l’on regarde de plus près, on s’aperçoit que l’antécédent du pronom possessif dans l’expression « de son grand nom » est la vertu ou, plus précisément, « une telle vertu ». Autrement dit, l’individualité du personnage héroïque semble s’effacer dans la mesure où celui-ci tend à se confondre avec la qualité abstraite, la vertu, qu’il cherche à représenter. Comme nous remarquons ici, l’éthique de la gloire et son corrélat, le culte du nom et de la réputation, n’animent pas, en effet, le processus de l’individualisation. Loin de mener à une valorisation de la personne individuelle, ils créent plutôt les conditions d’un anonymat où l’individualité du sujet est 15 À l’égard de cette juxtaposition de valeurs voir Michel Prigent, Le héros et l’État dans la tragédie de Corneille, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 46, p. 49 sq. Pour une élaboration pertinente de l’éthique de la gloire qui correspond à l’impératif de l’État voir Andreas Kablitz, « Corneilles theatrum gloriae. Paradoxien der Ehre und tragische Kasuistik », dans Joachim Küpper (dir.), Diskurse des Barock, München, Fink, 2000, pp. 491-552, ici pp. 515-541. 16 L’aspect sacrificiel de l’action héroïque a été surtout mis en relief par Jean-Jacques Brunet. D’après ses explications, l’action entière de la tragédie suit une logique rituelle du sacrifice où l’immolation de l’individu sert à combler une rupture initiale inexplicable et à réconcilier les communautés. Voir Jean-Jacques Brunet, Le héros, ses doubles et la passion de l’absolu dans Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, Paris, Éditions de la Société des Écrivains, 2005, pp. 113-124. Linda Simonis 92 sacrifiée au profit du collectif, au nom de l’État. 17 Marc Fumaroli a bien montré que cette logique de l’effacement des traits individuels du personnage héroïque correspond au concept aristotélicien de la magnanimité d’après lequel Corneille façonnait ses protagonistes et, en particulier, Horace : « Sa conduite [i.e. celle d’Horace] ne s’explique que si l’on admet qu’il a sacrifié son individualité singulière pour transférer toutes ses énergies au service de Rome : [...] La gloire [...] est le seul objet que ce grand serviteur, abstrait de ses liens affectifs et familiaux, et isolé sur les altitudes du destin romain, se permette de désirer encore. » 18 Quoiqu’il en soit, la priorité ainsi que la victoire de cette vertu guerrière s’expriment donc avant tout par le moyen du visible, à travers des signes et des emblèmes lumineux. En effet, l’attrait de ce mode de représentation visuel semble être si fort que même l’opposant d’Horace, Curiace, ne peut que concéder sa puissance. C’est ainsi qu’il se sert, lui aussi, d’un langage métaphorique qui fait appel au sens de la vue : « Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr. / L’occasion est belle, il nous faut la chérir. / Nous serons les miroirs d’une vertu bien rare. » Les noms et les miroirs - ce sont des termes clés qui, manifestement, relèvent du domaine de la visibilité et du discours de la représentation. Le nom, le véhicule de la réputation et de la gloire, est aussi l’emblème concret qui désigne l’identité de son porteur. De même le miroir, qui reflète et ainsi amplifie et rend plus visible la vertu, est un outil principal de la représentation. Dans la mesure où le miroir sert à transmettre et à propager l’image de la vertu héroïque, il soutient aussi le pouvoir et l’idéologie sur laquelle le pouvoir se fonde. Pourtant, ce n’est pas Curiace qui est l’agent principal de ce type de discours et de la mise en œuvre d’une symbolique de la visibilité. L’agencement des images, c’est plutôt la fonction propre à Horace. En effet, de tous les personnages de la pièce, Horace semble être le plus étroitement et le plus profondément lié au domaine du visible et de la représentation visuelle. Il est le caractère le plus apte à mettre en place les signes de la représentation et à faire sortir, sur le registre métaphorique du langage, des images fortes et influentes. Ce n’est donc pas un hasard si la qualité la plus marquante d’Horace, sa constance et sa persévérance imperturbable à l’égard de son destin, s’exprime par une image du domaine de la vision : « Notre malheur est grand ; il est au plus haut point ; / Je l’envisage entier, 17 Voir à ce propos Prigent, Le héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, p. 47. 18 Marc Fumaroli, « L’héroïsme cornélien et l’idéal de la magnanimité », dans Héroïsme et création littéraire sous les règnes d’Henri IV et de Louis XIII, Actes du colloque de Strasbourg, publiés par Noémi Hepp et Georges Livet, Paris, Klincksieck, 1974, p. 67. Voir aussi Andreas Kablitz, « Corneilles theatrum gloriae », p. 526 sq. Gestes et images du pouvoir 93 mais je n’en frémis point. » Ici, le regard constant du guerrier, qui reste fixé sur son but, garantit la réussite de sa cause. Il s’agit donc d’une image puissante qui, en évoquant la force de la vue, réclame en avance la victoire. Alors que, de cette façon, Horace réussit à s’emparer du langage du visible pour faire ressortir et mettre en avant sa propre puissance, Curiace, pour sa part, paraît beaucoup moins habile à manœuvrer les signes visuels et leurs homologues verbaux. Cette différence entre Horace et Curiace en ce qui concerne le champ du visible ressort clairement des mots par lesquels Curiace répond au défi de son adversaire : « Mon cœur s’en effarouche, et j’en frémis d’horreur ; / J’ai pitié de moi-même, et jette un œil d’envie / Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie ... » Le passage cité se sert aussi d’une métaphorique de la vision, il évoque l’image de l’œil et le mouvement du regard. Mais, à la différence du regard d’Horace, celui de Curiace est détourné. Au lieu de regarder droit devant lui, il se laisse distraire par ce qui arrive à d’autres guerriers autour de lui et, par là, il risque de manquer sa cible. On peut donc conclure qu’Horace a beaucoup plus d’expertise quand il s’agit de manier les signes du domaine de la visibilité. Et, ce qui importe encore plus, il sait mieux maîtriser le discours du visuel, qui est à la fois le discours du pouvoir. C’est cette faculté de contrôler les images qui crée la supériorité d’Horace et qui enfin lui permet de s’imposer face à son adversaire. Néanmoins cela ne veut pas dire que le manque de cette faculté chez Curiace désigne une faiblesse ou même une infériorité morale. 19 On pourrait également y reconnaître, du côté de Curiace, une réserve ou un renoncement conscient par rapport au visible et son expression verbale. Si nous suivons cette piste de réflexion, le fait que Curiace utilise moins d’images ou les utilise moins habilement se révélera être une décision plutôt qu’un manque. La question serait donc de savoir si, dans le langage de Curiace, nous assistons peut-être à une critique du discours prédominant des signes de la visibilité, une critique qui, évidemment, serait du même coup une critique de la représentation. Si l’on regarde attentivement le discours de Curiace, on y trouve, en effet, des indices frappants en faveur d’une telle hypothèse. Une prise de distance vis-à-vis de la sensation visuelle se fait sentir, par exemple, dans le propos suivant de Curiace : « À quelque prix qu’on mette une telle fumée / L’obscurité vaut mieux que tant de Renommée » (acte II, scène iii, vv. 459-460). L’énoncé cité a clairement une valeur polémique. Curiace y donne une réplique cinglante à la demande de gloire revendiquée par son adversaire. En renonçant volontairement à la « fumée », à savoir à l’éclat de la gloire, Curiace récuse le discours prédominant en faveur d’une 19 C’est aussi un argument cardinal de Michel Pringent. Voir Le héros et l’État, p. 51. Linda Simonis 94 autre manière de penser et d’agir qui se présente d’abord sous la forme symbolique de l’obscurité. Ce choix de l’obscurité, bien qu’il soit d’abord seulement la négation de la lumière du pouvoir, recevra, par la suite, une explication plutôt positive qui lui conférera une signification propre. Mais quelles sont les idées que comporte la formule de l’obscurité ? Quelle manière d’être Curiace cherche-t-il à défendre ? En effet, Curiace n’hésite pas à préciser les enjeux de son plaidoyer : « Pour moi, je l’ose dire, ... Je n’ai point consulté pour suivre mon devoir / Notre longue amitié, l’amour, ni l’alliance, / N’ont pu mettre un moment mon esprit en balance. » Il est vrai que les notions d’amitié, d’amour et d’alliance familiale exposées ici sont, d’un point de vue grammatical, ouvertement niées. Curiace assure que ces sentiments, qui l’attachent à la famille des Horaces, ne l’ont pas empêché de suivre son devoir. Pourtant, en les nommant et en les évoquant, Curiace avoue quand même que, pour lui, ce sont des valeurs importantes, même si, comme il le dit, il n’ose pas les mettre en balance contre l’État. Mais, ce qui nous intéresse dans notre contexte, ce ne sont pas ces idées en elles-mêmes. La question cruciale est plutôt de savoir à travers quel registre métaphorique ces valeurs se traduisent dans le discours de Curiace et à quel mode de perception elles sont liées. Ces notions s’articulent et se mettent en valeur en première ligne sur le plan des sensations auditives, au niveau de la voix et de l’ouïe. La préférence pour le domaine auditif se fait sentir surtout dans le discours de Curiace, mais elle ne se restreint pourtant pas à ce personnage. Elle s’observe de même dans les énonciations de Camille. Pour se rendre compte de cette inclination envers l’expression auditive, on peut se rappeler une formule prononcée par Curiace dans la scène précédente. « Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre ? / De tous les deux côtés j’ai des pleurs à répandre ; / De tous les deux côtés mes désirs sont trahis » (acte II, scène i, vv. 395-397, p. 83). Ici, Curiace exprime son inquiétude vis-à-vis de la nomination d’Horace comme combattant pour Rome et sa crainte de perdre son ami. Le vœu, à savoir une prière ou bien une invocation solennelle des dieux, est avant tout une expression verbale, un acte de langage qui cherche à se faire entendre. De même, la plainte qui s’articule à travers l’acte de pleurer fait également appel à l’ouïe. En choisissant le geste de la plainte, Curiace se situe alors en dehors du champ de la visibilité, et, pourrait-on ajouter, en dehors du domaine de la représentation et du pouvoir. Il n’est donc pas étonnant que Curiace propose un partage des rôles par lequel Horace et lui-même se retrouveront à des côtés différents par rapport aux moyens d’expression sensuelle ainsi que par rapport au pouvoir : « À vos amis pourtant permettez de le craindre, / Dans un si beau Gestes et images du pouvoir 95 trépas ils sont les seuls à plaindre, / La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ; / On perd tout quand on perd un ami si fidèle » (acte II, scène i, vv. 403-405, p. 84). Dans cette explication, les rôles des personnages sont nettement divisés : tandis que la part impartie à Horace est celle du héros qui se présente dans l’éclat de la gloire, celle de Curiace est le deuil qui se fait dans l’ombre et dans l’obscurité, sans paraître au public. La distribution strictement complémentaire et à la fois antithétique des rôles qui s’observe ici est reprise à la fin du grand dialogue entre Horace et Curiace dans le deuxième acte. Cette fois-ci, c’est Horace qui évoque cette opposition : « Non, non, n’embrassez pas de vertu par contrainte, / Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte, / En toute liberté goûtez un bien si doux, / Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous » (acte II, scène iii, vv. 507-510, p. 88). Sur le fond de ce que nous avons vu précédemment, la proposition d’Horace n’est que conséquente : dans la mesure où la plainte est incompatible avec les qualités masculines de valeur et de gloire, elle est conçue comme une manière de s’exprimer typiquement féminine. En invitant Curiace à rejoindre les femmes, Horace affirme de nouveau sa supériorité qui se lie ici à un accent de dominance masculine. Si ce geste du pouvoir ne pourra probablement pas convaincre le lecteur / spectateur moderne (surtout pas la lectrice féministe), le propos d’Horace est peut-être quand même adéquat d’un autre point de vue : Horace a certainement raison d’unir Curiace et Camille : ces deux personnages se conviennent dans leurs préférences vis-à-vis des moyens de perception et d’expression. Comme son fiancé Curiace, Camille préfère les sons auditifs à l’éclat et au pouvoir des images. L’attitude caractéristique de Camille se laisse le mieux saisir dans le rapport qu’elle fait à sa confidente Julie dans la deuxième scène du premier acte. Camille y raconte comment elle consulta l’oracle pour apprendre les destins d’Albe et de Rome. Ce n’est pas un hasard si nous retrouvons ici les motifs du vœu et de l’invocation : « Vous savez pour la Paix quels vœux a fait ma flamme, / Et quels pleurs j’ai versés à chaque événement. / Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon Amant. / Enfin, mon désespoir parmi ces longs obstacles / M’a fait avoir recours à la voix des Oracles » (acte I, scène ii, vv. 184-188, p. 75). Il est clair que l’oracle s’exprime par le canal acoustique : c’est la parole du prêtre qui fait part à Camille du message des dieux. Ici, il faut surtout remarquer que, pour Camille, la voix de l’oracle lui paraît être une voix douce et rassurante et, de plus, une voix qui annonce la paix. En effet, la confiance que Camille apporte à cette voix est si grande qu’elle méconnaît l’ambivalence fondamentale qui marque son message. Voici ce que dit l’oracle : « Albe et Rome demain prendront une autre face, / Tes vœux sont exaucés, elles auront la Paix, / Et tu seras unie avec ton Curiace, / Sans qu’aucun Linda Simonis 96 mauvais sort t’en sépare jamais » (acte I, scène ii, vv. 195-198, p. 76). Le spectateur qui connaît l’histoire de Tite-Live reconnaîtra l’ironie dramatique qui imprègne ce passage. Il s’apercevra que la paix dont parle l’oracle va coûter cher aux deux parties et que la réunion prédite avec l’amant sera en vérité une réunion dans la mort. L’espoir évoqué par la voix sera donc un espoir illusoire et trompeur. Toutefois, ce qui importe dans notre contexte, c’est que dans la perception subjective de Camille la voix de l’oracle prend la fonction de rassurer et de réconforter. Pour la durée d’un instant, le média acoustique lui amène l’espoir de la paix et la promesse d’une réunion familiale. Cette évocation de l’harmonie est pourtant aussitôt contrecarrée par un autre message. D’une manière significative, cet autre message, qui contredit et détruit la promesse de l’oracle, se transmet par le moyen d’un rêve, par des images et des visions terrifiantes : « La nuit a dissipé des erreurs si charmantes ; / Mille songes affreux, mille images sanglantes, / ou plutôt mille amas de carnage et d’horreur / M’ont arraché ma joie, et rendu ma terreur » (acte I, scène ii, vv. 215-218, p. 76). Le passage cité évoque un renversement profond du monde des Albains et des Romains : l’idée de la paix est remplacée par la guerre ; au lieu de la fête du mariage nous assistons à une bataille sanglante, la joie cède à la terreur. Pourtant, le changement exposé ici ne s’épuise pas dans un processus qui fait tourner les notions positives dans leurs antonymes négatifs. Nous y rencontrons également un changement qui se joue au niveau des modes de la perception humaine. Manifestement, le sens de la vue s’y impose contre la perception auditive et se substitue à celle-ci. Or, le récit de Camille ne raconte pas seulement des événements. Il invite de même à réfléchir sur les formes médiatiques à travers lesquelles les différentes interprétations et anticipations des événements à venir s’expriment. Le discours de Camille nous conduit donc à distinguer les différents modes de perception et à leur conférer des valeurs différentes. Tandis que la voix et l’ouïe suggèrent des notions positives (la consolation, la présence des proches), l’image et le domaine de la visibilité comportent des significations négatives. Comme le montre l’exemple du rêve, la force des images s’avère destructrice et porteuse de malheur. La méfiance à l’égard de l’image et de sa puissance, qui caractérise le discours et le comportement de Camille, est révélatrice. Dans cette réserve envers l’image, Camille rejoint Curiace. Camille et Curiace entrent alors dans la même rubrique en ce qui concerne leurs préférences perceptives et communicatives. Ils renoncent à la lueur des images et à l’impact du signe visuel pour se confier en revanche au véhicule de la voix et des sons. Ce choix, qui se dessine avec une conséquence et une netteté remarquables, mérite une Gestes et images du pouvoir 97 plus grande attention. Qu’est-ce que veut dire exactement cette option pour le ‹ canal › obscur de la voix et de l’écoute ? Une interprétation possible de ce choix pour le mode auditif consiste à y apercevoir une manière subtile de mettre en cause la représentation et, par là, le pouvoir. C’est cette piste de réflexion que nous proposons de considérer dans les explications suivantes. Pour mieux saisir comment une telle impulsion critique se déploie et se traduit au cours de la tragédie, nous devons diriger notre attention sur le quatrième acte. Ici, nous assistons à un changement significatif dans le comportement de Camille. Alors qu’au précédent elle s’était résignée à son destin d’une manière plutôt passive, elle se met maintenant à affronter et à défier son frère Horace qui rentre du combat. Elle prend ainsi la place de Curiace et reprend son rôle en renouvelant le conflit autour des valeurs romaines et albaines. Regardons donc de plus près la fameuse rencontre entre Camille et Horace dans la scène mentionnée (acte IV, scène v). Ici, c’est Horace qui ouvre le débat. Il salue sa sœur en lui adressant une demande : « Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, / Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire » (vv. 1255-1256, p. 119). Horace exige donc de Camille qu’elle le reconnaisse en tant que vainqueur et lui fasse hommage. Pour renforcer sa demande, il l’accompagne d’un geste visuel. Il présente à sa sœur les épées des trois Curiaces qu’il a acquises dans le combat et qui, pour lui, désignent des « marques d’honneur », à savoir des trophées qui font paraître sa victoire. Dans un commentaire éclairant, Voltaire a bien montré l’absurdité de ce comportement d’Horace qui n’a guère de plausibilité ni au niveau des personnages ni à celui de l’action politique : « Il [Horace] ne devrait parler à sa sœur que pour la consoler, ou plutôt il n’a rien du tout à dire. Qui l’amène auprès d’elle ? Est-ce à elle qu’il doit présenter les armes de ses beaux-frères ? C’est au roi, c’est au sénat assemblé qu’il devait montrer ces trophées ». 20 Voltaire a raison : du point de vue de l’action théâtrale, le comportement d’Horace n’a que peu de sens. Cependant, alors que la manière d’agir d’Horace reste étrange et incompréhensible en termes moraux et pragmatiques, elle fait reconnaître une certaine cohérence si on la regarde sous l’angle de l’ordre de la représentation. Car le geste bizarre par lequel Horace salue Camille, la présentation des épées des Curiaces, est un geste éminemment ostentatoire qui, en tant que tel, appartient à la représentation. Nous remarquons ici une impulsion de découvrir, de montrer et de déployer devant les yeux des spectateurs les signes visibles de ce qui fut accompli. Cette tendance à exhiber et à exposer quelque chose nous rappelle la 20 Voltaire, Commentaires sur Corneille, Paris, Imprimerie de la Société littéraire typographique, 1785, tome LXV, p. 417 sq. Linda Simonis 98 disposition à montrer et à représenter qui, selon Marin, constitue la spécificité de l’image. En d’autres termes, la façon dont Horace parle et se comporte dans la scène analysée se trouve parfaitement en accord avec une logique de la représentation. En étalant ses trophées, Horace ne fait autre chose que de mettre en avant la force des images, de faire voir leur puissance et leur éclat. Le rôle de Camille, par contre, se révèle être strictement complémentaire et opposé à celui d’Horace. Tandis que les énoncés d’Horace véhiculent la puissance des images et ainsi s’inscrivent dans l’ordre de la représentation, les réactions de Camille s’en abstiennent et s’en distancient. Une telle prise de distance de la part de Camille ne se manifeste pas seulement dans son refus de rendre l’hommage revendiqué. Elle répond de plus aux exhortations de son frère par un mode d’expression qui franchit le cadre de la représentation : « Camille : Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois » (acte IV, scène v, vv. 1257, p. 119). Les pleurs marquent une forme d’expression qui, quoiqu’elle participe aussi au domaine de la visibilité, est d’un autre ordre que celui de la représentation. Affins de la plainte, les pleurs relèvent premièrement du champ auditif ; ils cherchent à être écoutés et à se faire entendre. Sur le fond de ce que nous venons d’observer, on ne s’étonnera pas que ce soient précisément ces signes auditifs, les plaintes et les paroles, qui dérangent le plus Horace et qui provoquent sa colère. Parmi celles-ci, il y a un effet vocal particulier qui est spécifiquement disposé à irriter Horace et à déclencher le conflit : l’expression verbale du nom de son adversaire : « Camille : O mon cher Curiace ! Horace : Ô d’une indigne sœur insupportable audace ! [...] Le nom est dans ta bouche, et l’amour dans ton cœur » (acte IV, scène v, vv. 1267-1270, p. 120). Dans le passage cité, la reprise de la notion du nom est significative. On se souvient que, dans son dialogue avec Curiace dans le deuxième acte, Horace, lui aussi, avait évoqué l’idée du nom qui, pour lui, était en premier lieu le véhicule de la vertu et de la gloire. En comparant ces deux cas de l’apparition du motif du nom, on s’aperçoit que dans la « bouche » de Camille le nom (de Curiace) assume une signification diamétralement opposée à celle qui lui fut attribuée dans la scène précédente. Dans le dialogue du deuxième acte, le nom est une catégorie abstraite et vide de trait individuel, le pur matériau de la gloire dans laquelle l’individualité du héros se perd. Dans la scène en question, par contre, Camille insiste sur la valeur subjective du nom propre en tant que désignation de l’individu. Plus particulièrement, elle réclame le droit de Gestes et images du pouvoir 99 mémoire associé au nom et le défend contre l’oubli conseillé par Horace. 21 On retrouve ici, encore une fois, l’opposition entre une éthique sociale fondée sur la valorisation des liens familiaux et amicaux d’un côté, et, de l’autre, une éthique abstraite de l’État qui exige du sujet qu’il mette de côté tout lien autre que celui de sa loyauté envers l’État. Ce qui nous intéresse quant à cette juxtaposition de prises de positions, ce sont pourtant moins ces positions par elles-mêmes que plutôt les choix perceptifs et médiatiques à travers lesquels elles s’expriment. Ce n’est pas par hasard que, dans le dialogue dramatique de la pièce, l’idée d’une loyauté fondée sur l’amitié et l’amour aille le plus souvent de pair avec une évocation du champ sémantique de la voix, des sons et des résonances, tandis que les notions de la vertu héroïque et de la gloire se lient au champ de la vue, à la lumière et à l’éclat des images. Le registre de la voix est en quelque sorte le registre de la proximité et de l’intimité, le moyen de communiquer entre proches. Dès lors, on comprend que le nom, pour Camille, soit surtout la parole vivante, le mot prononcé dans le langage quotidien. D’une façon similaire, Curiace se figure les noms de ses amis et de ses proches sous la forme de phénomènes acoustiques : « Le choix d’Albe et de Rome ôte toute douceur / Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur » (acte II, scène v, vv. 565-566, p. 90). Comme l’indique l’attribut de la douceur, ce sont, pour Curiace, surtout les valeurs sonores et vocales qui forment le caractère particulier du nom et qui lui confèrent sa disposition spécifique à créer un accord à travers un réseau de résonances. L’opposition qui se dessine ici entre le mode de la représentation visuelle, d’une part, et le mode de la signification auditive, d’autre part, se traduit de même d’une façon remarquable dans le comportement d’Horace. Ce qui le provoque et l’irrite le plus dans la manière d’agir de sa sœur, c’est sa voix. Ce n’est pas un hasard si, dans son débat avec Camille, il emploie le mot « étouffer » 22 qui, d’une manière implicite, suggère son désir de faire taire Camille, d’« étouffer » sa voix. Alors le véritable scandale du comportement de Camille réside donc moins dans ce qu’elle dit, dans le contenu de ses propositions, que dans le fait que, pour articuler ses demandes, elle se serve d’un média non-représentatif, en 21 Voir Horace, acte IV, scène v, v. 1261, v. 1265 sq : « Horace : Quand la perte est vengée on n’a plus rien perdu. Camille : [...] Mais qui me vengera de celle d’un Amant, / Pour me faire oublier sa perte en un moment ? » 22 Voir Horace, acte IV, scène v, v. 1275 : « Tes flammes désormais doivent être étouffées [...]. » Il est vrai que, dans la ligne citée, le terme « étouffer » est d’abord motivé par la métaphorique des flammes (symbole de l’amour de Camille pour Horace) que, selon Horace, il faudrait éteindre. Cependant, l’autre sens du verbe « étouffer », la notion de « priver d’air » et de « faire taire », y est aussi présente en tant que connotation. Linda Simonis 100 dehors du discours établi qui repose sur la visibilité et qui est le véhicule du pouvoir politique. Au vu de ce que nous venons d’esquisser précédemment, nous pouvons désormais mesurer plus précisément ce qui est en jeu lorsque Camille et Curiace se décident pour le mode ‹ obscur › des sons et de la voix. Le recours aux médias de la voix et de l’écoute offre à ces personnages un moyen qui leur permet d’articuler une conception des rapports humains et de la dimension sociale autre que celle de la doctrine officielle de la prévalence de l’État. On voit apparaître l’émergence d’une sphère privée et familiale qui, quoique timidement, cherche à se mettre en place et à se protéger de la sphère publique de l’État. Il est important de noter que cette confrontation de valeurs et de conceptions opposées ne se déroule pas uniquement au niveau des idées ou des concepts abstraits. Le conflit se situe aussi et surtout dans le domaine de la communication. Sur ce plan, lutter pour des idées veut dire de même défendre certains moyens et formes de communication à travers lesquels ces idées se traduisent. En abordant les enjeux politiques du statut de l’État et de ses rapports avec la communauté des citoyens, la tragédie engage donc également un débat sur les modes et les manières de communiquer. Il est vrai que, sur le plan de l’action dramatique, le plaidoyer de Curiace et de Camille en faveur d’une politique de l’amitié et de la paix n’aboutit pas ; mais leur échec ne dévalorise en rien leur cause. Il importe plutôt de prendre en compte qu’en recourant à des modes de communication non-représentatifs (la voix, les sons, la résonance de la parole), la tragédie expose au moins la possibilité d’une alternative au mode établi de la représentation. Elle nous invite à envisager une autre forme de discours en dehors du champ du pouvoir. La critique connaît un lieu commun qui veut que le dramaturge, en présentant Horace, ait voulu se réconcilier avec Richelieu et les académiciens après la Querelle du Cid. 23 Dans la composition de la pièce, Corneille a, en effet, soigneusement observé les unités de lieu et de temps. 24 La 23 Voir, par exemple, Alain Niderst, De Rabelais à Sartre. Mélanges, Paris, Eurédit, 2008, tome II, p. 64. 24 C’est aussi la raison pour laquelle les adhérents d’une interprétation ‹ romantisante › de l’œuvre dramatique de Corneille (à savoir ceux qui voulaient voir en Corneille un précurseur du théâtre romantique) ne se réclamaient guère d’Horace. Ils évitaient plutôt cette tragédie apparemment trop correcte et trop conforme aux règles pour se pencher, en revanche, sur des pièces ouvertement à l’écart de la doctrine classique, comme, surtout, Le Cid. Voir sur ce point Sandrine Berregard, « Corneille entre classiques et romantiques : contradictions et conciliations dans la critique de la fin du XIX e siècle », dans Corneille des Romantiques, textes réunis et présentés par Myriam Dufour-Maître et Florence Naugrette, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006, pp. 245-260, ici p. 251. Gestes et images du pouvoir 101 notion du dramaturge cherchant la faveur de Richelieu et se pliant aux règles reste néanmoins profondément ambiguë. Car s’il est vrai qu’en respectant étroitement les unités, Corneille répond au goût de l’Académie, il contrarie du même coup cet effet réconciliant par la décision d’inclure, dans l’action dramatique, le meurtre de Camille : « quoi de plus contraire aux bienséances que cet acte qui outrage la nature et les dieux ? ». 25 Nous avons donc affaire à une pièce qui est foncièrement ambivalente. Loin de se plier à des explications et des solutions simples, la tragédie expose ses propres contradictions et les ruptures inhérentes à sa composition. Face à ces éléments contradictoires d’Horace, parmi lesquels la tension entre le mode des images et celui des sons est peut-être un des aspects les plus remarquables, il serait réducteur de voir dans cette tragédie une simple affirmation des propos politiques de Richelieu. On y discerne plutôt les traits sous-jacents d’une critique subtile du pouvoir et, par là, du régime absolutiste. Les explications développées ci-dessus invitent alors à repenser la fonction de la pièce dans le cadre de la production dramatique de Corneille et à reconsidérer ses rapports avec les enjeux politiques et esthétiques de l’époque. Sur le fond de ce que nous venons d’esquisser, il est clair qu’Horace (peut-être sans que l’auteur lui-même en prît pleinement conscience) refuse de transmettre un message politique univoque. C’est à travers une critique de l’image que la tragédie engage une interrogation approfondie sur les problèmes moraux et politiques soulevés par son sujet historique. Elle parvient alors à remettre en cause le système de valeurs inhérent aux conventions dramatiques établies. On voit ainsi apparaître un autre ensemble de valeurs (à savoir celui des droits et des obligations de l’individu) qui, dans le cadre de la tragédie cornélienne, ne trouve pourtant pas encore le moyen de se développer d’une manière explicite et complète. 25 Alain Niderst, De Rabelais à Sartre, tome II, p. 63. Linda Simonis 102 Illustration Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, peinture à l’huile, 330 x 425 cm, Musée du Louvre, © bpk. PFSCL XLI, 80 (2014) La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée (1664) : spectacle, textes et images M ARINE R OUSSILLON (W ORCESTER C OLLEGE , O XFORD ) Le 7 mai 1664 commence la première fête de cour organisée par Louis XIV à Versailles : Les Plaisirs de l’île enchantée. Pendant une semaine, se succèdent des divertissements de toutes sortes, unifiés par une fable tirée du Roland furieux : la magicienne Alcine retient Roger et ses chevaliers prisonniers dans son île pour en faire ses amants et leur propose de nombreux divertissements. À la fin des fêtes, les chevaliers se révoltent et détruisent le palais d’Alcine. Ces fêtes constituent un tournant dans la représentation du pouvoir royal. La fête de cour n’est pas une pratique nouvelle, mais sa réactivation par Louis XIV va de pair avec la promotion à la fois de Versailles comme lieu de pouvoir et d’une nouvelle cour composée de parvenus, récompensés de leur fidélité au roi pendant la Fronde. La fête est ainsi un acte esthétique et politique : le pouvoir s’approprie une pratique culturelle et y construit sa propre représentation, tout en y investissant un maximum d’acteurs. Artistes et courtisans, en prenant part à la fête, participent de la construction du portrait du roi. 1 Nous devons l’essentiel de notre connaissance de ces fêtes aux opérations de publication dont elles ont été l’objet après-coup. Un livret 2 est distribué aux spectateurs pendant les fêtes, contenant les noms des participants, les vers prononcés et l’essentiel de la fable. Puis, juste après les fêtes, deux relations officielles sont publiées, l’une dans un numéro extra- 1 J’emprunte bien sûr l’expression à Louis Marin, qui a notamment étudié la construction du portrait du roi dans les récits des fêtes de 1674 : Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, « Le roi magicien ou la fête du prince », pp. 236-250. Ces pages ont beaucoup inspiré les analyses qui suivent. 2 Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague faite par le Roy, à Versailles, le 6 may 1664, Paris, Ballard, 1664. Marine Roussillon 104 ordinaire de la Gazette 3 , l’autre chez l’éditeur Ballard 4 . Cette dernière est rééditée à plusieurs reprises. À ces publications officielles il faut ajouter les gravures d’Israël Sylvestre, publiées elles aussi chez Ballard, et dans la même démarche de publicité que la relation. Il est donc difficile de parler des fêtes, dans la mesure où il est presque impossible de s’extraire des stratégies de publicité mises en place par le pouvoir. Plus que les fêtes ellesmêmes, ce sont ces stratégies que je vais tâcher d’étudier, en montrant comment s’y conjuguent représentation du pouvoir, discours sur les passions et relations entre les arts . Mélange des arts et esthétique du plaisir : la fête galante comme portrait du roi La relation officielle des fêtes a pour titre : « Les Plaisirs de l’île enchantée, course de bagues, collation ornée de machines, comédie mêlée de danse et de musique, ballet du Palais d’Alcine ; feu d’artifice : et autres fêtes galantes et magnifiques, faites par le Roi, à Versailles, le 7 e mai 1664, et continuées plusieurs autres jours ». Dès l’abord, ce titre revendique une esthétique galante, faite de diversité et de surprise et dont la caractéristique essentielle est le mélange de différents arts (le théâtre, la danse, la musique). À cette esthétique est immédiatement liée une éthique dont le plaisir est la valeur fondatrice. Enfin, l’ensemble est mis au service d’une politique : il s’agit de donner à voir la puissance et la magnificence du roi. Les Plaisirs de l’île enchantée mettent ainsi en place un dispositif qui noue représentation du pouvoir, discours sur les passions et choix esthétiques de mise en relation des arts. La portée politique des fêtes et des textes qui les publient est évidente. Les Plaisirs de l’île enchantée donnent à voir la puissance du roi de France, à la fois parce que le roi s’y donne en spectacle, notamment dans la course de bague de la première journée, et parce qu’il y manifeste sa puissance et sa richesse. Dès les premières lignes de la relation, la puissance et la magnificence du roi sont mises en avant. Il a su réunir pour ces fêtes « une infinité de gens nécessaires à la danse et à la comédie, et d’artisans de toutes sortes 3 Gazette du 17 mai 1664 et extraordinaire du 21 mai intitulé « Les Particularités des divertissements pris à Versailles par leurs Majestés ». 4 Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague, collation ornée de machines, Comedie meslée de Danse et de Musique, Ballet du Palais d’Alcine, Feu d’artifice : Et autres Festes galantes et magnifiques, faites par le Roy à Versailles, le 7. May 1664. Et continuées plusieurs autres jours, Paris, Ballard, 1664. La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée 105 venus de Paris : si bien que cela paroissoit une petite armée ». 5 Organiser une fête est une démonstration de force équivalente à la levée d’une armée. 6 L’esthétique de la diversité des arts est ainsi rapportée à une affirmation politique de puissance et d’union de la nation. L’esthétique du mélange des arts porte en outre une représentation idéologique du roi en guerrier pacificateur largement relayée par les éloges qui parsèment les récits des fêtes. Cette esthétique nourrit l’ensemble de la fête. Des divertissements variés (ballet, concert, comédie …) se succèdent, et surtout, une série de genres hybrides est mobilisée : le ballet de cour bien sûr, mais aussi le festin en musique, et surtout la comédie-ballet, qui rassemble en un même spectacle le théâtre, la musique et la danse. La troupe de Molière, sollicitée pour participer aux Plaisirs de l’île enchantée, n’y donne pas moins de trois comédies-ballets : la première du genre, Les Fâcheux, est reprise pour l’occasion, ainsi que Le Mariage forcé, et une nouvelle pièce est créée : La Princesse d’Élide. Ce mélange des arts est sans conteste un signe de puissance, ne serait-ce que par la dépense qu’il suppose. Mais le texte de la relation va plus loin, et en fait le signe de l’union de la nation et de la paix du royaume. Les fêtes célèbrent le mariage du roi et la paix des Pyrénées dont il est la garantie. Pendant la première journée, juste avant la course de bague, Apollon et le Siècle d’Or viennent se réjouir de ce mariage qui ramène l’âge d’or en France et en Europe. Le roi « fait revivre » le Siècle d’Or « avec tous les plaisirs / qui peuvent contenter les innocents désirs ». 7 La multiplication des plaisirs - que l’on peut ici rapporter à la diversité des arts - est à la fois la conséquence et le signe de 5 Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague, collation ornée de machines, …, éd. cit., p. 4. 6 Louis Marin étudie précisément ce parallèle entre la fête et la guerre en comparant le récit des fêtes de 1674 par Félibien à une phrase de Racine historiographe du roi décrivant l’action guerrière de Louis XIV en Europe : « On le voit, les divertissements du prince dans son château et son domaine - leur récit le montre - obéissent dans leur conception et leur exécution aux mêmes principes que la guerre et la paix du roi dans l’espace de l’Europe et du monde. Les divertissements, en ce sens, représentent les guerres dans le temps des paix qui les interrompent, comme les guerres sont les fêtes du prince dans un autre champ et sur une autre scène. La guerre, c’est la fête continuée par d’autres moyens, comme le divertissement, c’est la politique qui se poursuit sur un autre registre. Ainsi, pourrait-on dire, le coup d’Etat du Prince est représenté dans le miracle de la fête ; le comportement politique est joué dans le geste ludique, et les secrets du pouvoir, les arcana imperii, répétés - reproduits et anticipés - dans les intentions de la fantaisie esthétique » (Louis Marin, Le portrait du roi, éd. cit, p. 240 sq.). 7 Les Plaisirs de l’île enchantée, course de bague faite par le Roi à Versailles le 6 mai 1664, éd. cit., « Première journée », p. 18. Marine Roussillon 106 la paix. Le mélange des arts produit alors une gloire qui se substitue à la gloire militaire absente : la fête est à la fois la conséquence d’une puissance passée (celle qui a conquis la paix) et la manifestation d’une puissance actuelle, manifestation alternative à la levée d’une armée. Le mélange des arts est ainsi une esthétique de paix. Cette esthétique a un pendant éthique fondé sur la valorisation du plaisir : la paix est le temps des « plaisirs innocents ». D’après la relation, le Roi organise les fêtes pour « donner aux Reines et à toute sa cour le plaisir de quelques fêtes peu communes » 8 , et cette intention de plaire est réciproque : « chacun a marqué si advantageusement son dessein de plaire au Roi ; dans le temps où sa Majesté ne pensoit elle-même qu’à plaire ». 9 La relation place les fêtes sous le signe du plaisir partagé et échangé. Parallèlement, la fable d’Alcine met en scène une véritable réflexion sur le plaisir. L’enchanteresse organisatrice de divertissements est une figure très proche de celle du roi organisateur des fêtes, mais elle s’en distingue par son usage des plaisirs. Sur le plan éthique, Alcine est une libertine qui multiplie les amants, et dont les plaisirs sont condamnés par la fête. Sur le plan politique, la magicienne est un tyran qui utilise les autres pour nourrir son plaisir égoïste. Le roi au contraire partage son plaisir et s’inscrit dans des relations d’échange et de réciprocité. La fable d’Alcine propose ainsi un contre-point aux festivités royales, qui permet d’écarter des conceptions illégitimes du pouvoir et du plaisir pour construire une idéologie galante qui dit la relation de pouvoir avec les mots du plaisir. 10 Les Plaisirs de l’île enchantée articulent donc autour de la notion de plaisir une esthétique, une éthique et une politique. La représentation du pouvoir construite par les fêtes est étroitement liée au choix esthétique du mélange des arts et à la promotion de l’éthique galante. Voir le Roi : la conquête de la visibilité La représentation du pouvoir ne vaut pas tant par son contenu - les éléments du portrait du roi - que par sa visibilité. Ce qui importe, c’est avant tout de donner à voir le pouvoir royal, et de le donner à voir au-delà de 8 Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague, collation ornée de machines …, éd. cit., p. 3. 9 Ibid., n.p. 10 Pour une analyse plus précise de la fable d’Alcine et de sa portée éthique et politique, voir mon article « La galanterie : une éthique du plaisir ? », dans Kirsten Dickhaut, Alain Viala (dir.), « Les discours artistiques de l’amour à l’âge classique », Littératures classiques, 69, automne 2009, pp. 65-78. La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée 107 l’espace et du temps de la fête, le plus largement possible. Comment les textes et les gravures qui publient les fêtes construisent-ils les conditions de visibilité de la représentation du pouvoir ? La question de la visibilité du spectacle est omniprésente dans les différents récits des fêtes, à travers de très nombreuses notations concernant la lumière et l’éclairage. Alors que ces textes ont tendance à effacer tous les aspects techniques et concrets du spectacle, ils mentionnent systématiquement et très précisément les procédés utilisés pour éclairer la fête et la rendre visible. Si la lumière apparaît comme un enjeu important des textes, c’est qu’elle permet de dire le pouvoir du roi, en faisant de la visibilité des fêtes une manifestation de la puissance royale, une conquête sur le temps et la nature. Le roi renverse l’ordre du temps en créant « un nouveau jour dans l’obscurité de la nuit » 11 , et se montre même supérieur à la nature puisque la lumière qu’il installe donne « une clarté plus agréable que celle du jour ». 12 Les premières lignes de la relation insistent tout particulièrement sur la manifestation de pouvoir que constitue non pas seulement le spectacle, mais sa visibilité : Le Ciel mesme sembla favoriser les desseins de sa Majesté, puisqu’en une saison presque toujours pluvieuse on en fut quitte pour un peu de vent, qui sembla n’avoir augmenté, que pour faire voir que la prévoyance et la puissance du Roy, estoient à l’epreuve des plus grandes incommoditez ; de hautes toilles, des bastimens de bois faits presque en un instant, et un nombre prodigieux de flambeaux de cire blanche, pour suppléer à plus de quatre mille bougies chaque journée, resisterent à ce vent ; qui par tout ailleurs eust rendu ces divertissements comme impossibles à achever. 13 Le thème de la lumière est au cœur des textes, non pas comme image du roi, mais comme résultat de son pouvoir. Non seulement le spectacle est une réalisation du pouvoir royal, mais sa visibilité est le fruit de la puissance et de la prévoyance du roi. Parce que la lumière est artificielle, voire contre-nature, elle fait du roi un magicien et de la fête un enchantement. Cette collation […] faisoit aussi le plus bel objet qui puisse tomber sous les sens, puisque, dans la nuit, auprès de la verdeur de ces hautes palissades, un nombre infini de chandeliers peints de vert et d’argent, portant chacun vingt-quatre bougies, et deux cents flambeaux de cire blanche, tenus par autant de personnes vêtues en masques, rendoient une clarté presque aussi grande et plus agréable que celle du jour. Tous les chevaliers, avec leurs 11 Id., n. p. 12 Id., p. 20. 13 Id., p. 4. Marine Roussillon 108 casques couverts de plumes de différentes couleurs, et leurs habits de la course, étoient appuyés sur la barrière ; et ce grand nombre d’officiers richement vêtus qui servoient, en augmentoient encore la beauté, et rendoient ce rond une chose enchantée. 14 La lumière produit une vision magique, aussi bien dans la fête que dans le texte, qui insiste sur les notations visuelles. En mettant en scène les conditions de possibilité de cette vision, le texte les rapporte au pouvoir du roi. Mais l’enchantement repose ici surtout sur le partage entre un visible - le rond splendidement éclairé - et un invisible, l’espace sombre de la nuit qui l’environne. La lumière créée ou installée par le pouvoir n’est donc pas seulement un opérateur de visibilité. Elle est l’instrument d’un partage du sensible 15 qui sépare l’invisible du visible. Dans l’ensemble du texte, c’est ce partage entre le visible et l’invisible qui est au principe des effets de surprise et d’enchantement, et donc de la représentation du pouvoir du roi comme pouvoir magique, dominant la nature et captivant les spectateurs. Pan et Diane venoient ensuite sur une machine fort ingénieuse, en forme d’une petite montagne ou roche ombragée de plusieurs arbres ; mais ce qui étoit plus surprenant, c’est qu’on la voyoit portée en l’air, sans que l’artifice qui la faisoit mouvoir se pût découvrir à la vue. 16 L’invisibilité de la machine crée l’effet de surprise. Le travail qui préside à la fête est dissimulé pour ne montrer que la réalisation comme immédiate de la volonté royale. Entre le désir du roi de « plaire à sa cour » et la réalisation de ce désir dans un divertissement surprenant, il n’y a rien. C’est du moins ce que le texte nous dit de la fête. On peut bien sûr mettre en doute cette description. Mais le plus intéressant est d’observer que le texte, tout en disant l’invisibilité du travail et des artifices, les mentionne, et les désigne ainsi au lecteur. La représentation du pouvoir royal ne repose donc pas sur une dissimulation, comme une lecture rapide le laisserait croire. Il n’y a pas de coulisses cachées du 14 Id., p. 20. 15 J’emprunte cette notion à Jacques Rancière, qui la définit ainsi : « J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’évidence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. […] C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps » (Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, pp. 12-14). 16 Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague, collation ornée de machines …, éd. cit., p. 17. La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée 109 pouvoir, interdites au public, mais un partage revendiqué du visible et de l’invisible : le lecteur est informé de l’existence des machines, et dans le même temps de leur invisibilité. Pas de dissimulation donc, mais un partage du sensible qui distribue aussi les valeurs : ce qui est valorisé ici, c’est le geste royal, et pas celui du machiniste qui n’en est qu’un relais. 17 Le texte montre ainsi dans un même geste la co-élaboration du portrait du roi par différents acteurs et l’invisibilité de cette co-élaboration, qui est la condition de la réussite du portrait. Le roi est à la fois celui qui rassemble la « petite armée » de la cour et des artistes et celui qui s’en approprie les actions devenues fragments de sa propre action. Illustration 1 : Israël Silvestre, Les Plaisirs de l’île enchantée : troisième journée, 8 e planche. 17 Un dispositif similaire est mis en place dans le texte de la Princesse d’Élide de Molière, comédie galante jouée pendant la seconde journée des fêtes, dont le texte est reproduit dans la relation. Au milieu de la première scène de l’acte II, est inséré un avis de l’auteur affirmant son projet d’écrire toute la pièce en vers, et la nécessité dans laquelle il a été d’y renoncer pour obéir à un commandement du roi : « Le dessein de l’auteur estoit de traiter ainsi toute la comédie ; mais un commandement du Roi qui pressa cette affaire, l’obligea d’achever tout le reste en prose ». Ici aussi, le geste de l’écrivain est à la fois montré et caché, désigné comme relais du geste royal. Marine Roussillon 110 Dans la relation des fêtes, la conquête de la visibilité et le partage du visible et de l’invisible sont donc rapportés au pouvoir royal : ils en sont les manifestations (le roi crée un nouveau jour au milieu de la nuit) et ils en construisent la représentation (les choix d’éclairage, le partage du visible et de l’invisible, transforment la fête en portrait du roi). Les gravures d’Israël Silvestre qui rendent compte des fêtes utilisent un procédé similaire pour faire du roi à la fois l’objet central de la représentation et celui qui rend le spectacle visible et préside au partage entre visible et invisible. Lorsque le roi n’est pas acteur de la scène représentée, ce qui est presque toujours le cas, Israël Silvestre le place de dos au premier plan de ses gravures, en position de spectateur (illustration 1). Pour le spectateur de la gravure, le roi apparaît ainsi dans une position liminaire : il est à la fois spectateur et objet central du spectacle. Les fêtes n’existent que dans son regard, et c’est lui qui partage, du point de vue spatial, le visible - le spectacle devant lui - et l’invisible, ce qui se passe derrière lui et qu’il ne voit pas. Le spectateur voit le roi et ne voit que par le regard du roi. C’est le roi qui rend le spectacle possible et le désigne comme spectacle. De ce point de vue, il est intéressant de comparer ces gravures avec les illustrations des manuscrits gouachés appartenant au roi et au duc de Coislin conservés à la Bibliothèque Nationale. 18 Sur les illustrations de ces manuscrits, destinés à la lecture privée ou du moins à un public bien plus étroit que les gravures d’Israël Silvestre, le roi n’est pas présent au premier plan. L’illustration présentée ici (illustration 2) représente la même scène que la gravure d’Israël Silvestre. Mais alors que la gravure est laissée ouverte en haut et fermée en bas par un cartouche orné, ici les branches et les feuillages encadrent entièrement l’image. Cette naturalisation du cadre va de pair avec la disparition de tous les éléments désignant le sujet de l’image comme un spectacle artificiel. Les décors ne sont pas figurés, et l’arrière-plan est entièrement naturel, fait de montagnes et de bosquets. L’épaisse rangée de spectateurs d’Israël Silvestre laisse place à trois personnages, de dos, que l’on ne peut identifier aux courtisans participant aux fêtes. L’un d’eux, en armure de chevalier, semble plutôt être un personnage de la fiction des fêtes qu’un spectateur. Le spectacle ici n’est pas désigné comme spectacle, et s’en trouve comme délié de la représentation du pouvoir du roi. 18 Ms. Fr. 7834 et Ms. Fr. 16635. Sur les illustrations de ces manuscrits, voir Alfred Marie, « Les fêtes des Plaisirs de l’isle enchantée, Versailles, 1664 », dans Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 1941-44, Paris, Armand Colin, 1947, p. 118 sqq. La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée 111 Illustration 2 : Les Plaisirs de l’Isle enchantée ordonnez par Louis XIV roi de France et de Navarre. Ms. Fr. 16635. Illustration de la troisième journée, f°78. Marine Roussillon 112 C’est donc dans l’affirmation de la création des conditions de visibilité du spectacle que se dit le pouvoir du roi et que la fête devient portrait du roi. La construction de la visibilité de la représentation apparaît ainsi comme un acte de pouvoir. Ce qui est donné à voir, c’est alors un pouvoir défini par son pouvoir de représentation, mais aussi par son pouvoir de définir et d’encadrer la vision de sa propre représentation. Nous voyons par l’œil du roi : voilà qui devrait être un moyen d’empêcher toute vision biaisée, toute résistance au spectacle, tout portrait dissident. Diffuser le portrait du roi : les conditions d’une visibilité Ce n’est évidemment pas le cas, et la publication et la circulation du portrait du roi construit par les fêtes suscitent des appropriations diverses, parfois divergentes, voire dissidentes. L’observation de ces résistances donne à voir le jeu possible entre les différentes composantes du portrait, et révèle l’interdépendance entre l’esthétique du mélange des arts, l’éthique galante et la représentation du pouvoir. Un relevé des éditions successives de la relation des Plaisirs de l’île enchantée dans les dix ans qui suivent la fête fait immédiatement apparaître trois phénomènes symétriques. D’une part, le texte de la relation est très rapidement édité sous le titre de la comédie-ballet de Molière créée pendant la deuxième journée des fêtes, La Princesse d’Élide. 19 La fête n’est plus que le cadre de la pièce, et le théâtre, ou plus spécifiquement le texte théâtral, prend le pas sur les autres arts. D’autre part, le nom de Molière se substitue au nom du roi dans les titres des différentes éditions. 20 Le portrait du roi est ainsi effacé. Enfin, on peut opposer des éditions produites en lien avec le pouvoir et dans le cadre de l’institution des divertissements royaux (les éditions de Ballard et de l’imprimerie royale), qui résistent mieux à ces deux phénomènes, et des éditions plus directement marchandes, celles de Loyson, Jolly, Barbin etc. qui au contraire mettent systématiquement en avant La 19 Dès 1665 : La Princesse d’Élide, comédie du sieur de Molière, ensemble les Plaisirs de l’île enchantée …, Paris, Loyson, 1665. Puis en 1666, le texte de la relation est repris dans les Œuvres de Molière (Paris, Thomas Jolly, Guillaume de Luynes, 1666), qui sont rééditées en 1673 chez Claude Barbin. En 1668 et 1669, deux nouvelles éditions font apparaître la pièce de Molière sous le titre : Les Plaisirs de l’île enchantée, ou la Princesse d’Élide, comédie de M. Molière, Jean Guignard, 1668 et La Princesse d’Élide : comédie héroïque mêlée de musique et de danse, Ballard, 1669. En 1673, une édition de l’imprimerie royale retrouve le titre d’origine : Les Plaisirs de l’île enchantée, course de bague, collation ornée de machines … 20 C’est le cas dans toutes les éditions précédemment citées sauf celle de Ballard, 1669 et bien sûr celle de l’imprimerie royale de 1673. La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée 113 Princesse d’Élide et le nom de Molière. La première publication de la Princesse d’Élide en 1664 est une publication institutionnelle. Ballard est l’unique imprimeur du roi pour la musique, et détient à ce titre le monopole des relations de divertissements royaux. Cette publication met en avant la fête, la diversité et le mélange des divertissements, et place le roi en position d’auteur dès le titre. Mais dès 1665, Ballard partage son privilège avec d’autres éditeurs, la relation sort du cadre institutionnel et change de statut. Dans les éditions qui suivent celle-ci, le mélange des arts est progressivement défait : le théâtre occupe de plus en plus de place dans le titre. En faisant de Molière le seul auteur de la pièce, certaines de ces éditions nient même l’esthétique hybride de la comédie ballet : la part de la musique et de la danse est effacée. Dans le même mouvement, le roi disparaît du titre : la relation n’est plus une représentation du pouvoir. Sortie de l’institution, désunion des arts et effacement du portrait du roi vont donc de pair. L’institution apparaît comme la garante à la fois de la diversité des arts - seul le pouvoir rend possible, et même nécessaire, la collaboration de Molière et de Lully - et de la représentation du pouvoir : elle diffuse une version autorisée des fêtes, destinée à publier le portrait du roi. Au contraire, le marché de la librairie pousse vers une certaine autonomie des différents arts, et efface le nom du roi au profit du nom de Molière, plus vendeur. L’édition de 1673 de la relation est particulièrement révélatrice de la cohérence entre esthétique du mélange des arts et représentation du pouvoir. Cette édition, qui reproduit exactement le titre et le contenu de l’édition de 1664, constitue une véritable réappropriation du récit des fêtes par l’institution, à quelques mois de l’organisation de la dernière grande fête versaillaise. Peu de temps après la mort de Molière, elle rappelle que le texte de la relation comme celui de la Princesse d’Élide appartiennent, sur le plan marchand comme sur le plan symbolique, au Roi et à son éditeur. 21 La pièce de Molière est replacée dans le cadre des fêtes, et le nom du roi est à nouveau mis en avant. Le portrait du roi est reconstitué. Cette réappropriation passe par une réaffirmation de l’esthétique du mélange des arts et de l’éthique du plaisir. Le frontispice gravé de cette édition (illustration 3) met en scène des amours représentant les différents arts réunis dans la fête. On reconnaît la musique et la danse, mais aussi le festin, la comédie et l’on voit même un amour casqué évoquant les courses de bague. Le lien entre l’esthétique du mélange des arts et la représentation du pouvoir est à la fois 21 Sur les relations de Molière avec le pouvoir royal et avec ses imprimeurs, voir C.E.J. Caldicott, La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Amsterdam- Atlanta, GA, 1998. Marine Roussillon 114 confirmé et précisé par ces différentes éditions : on constate en effet que ce lien n’est pas naturel ou spontané, mais bien construit et préservé par une institution. Illustration 3 : Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague : collation ornée de machines ; comédie, meslée de danse et de musique, ballet du palais d’Alcine ; feu d’artifice : et autres festes galantes et magnifiques, faites par le Roy à Versailles, le VII. may M.DC.LXIV et continuées plusieurs autres jours, Paris, Imprimerie Royale, 1673, p. 3. En dehors de cette institution, s’ouvre alors un espace où peuvent circuler des portraits dissidents du roi. L’Histoire du Palais Royal 22 , roman libertin comme il s’en publie beaucoup à la fin des années 1660 23 , construit l’un de ces portraits à partir d’une réécriture partielle des Plaisirs de l’île enchantée. Ce texte reprend et déplace la représentation du pouvoir proposée par les fêtes en modifiant le partage du visible et de l’invisible de manière à remettre en cause l’éthique galante et à la transformer en libertinage et en débauche. Le roman raconte les amours adultères du roi avec M lle de La Vallière et construit un portrait critique du roi en homme passionné. Dans un passage représentant le roi, le duc de Saint-Aignan et Madame de Montauzier discutant librement de leurs amours, l’auteur insère des vers de 22 Histoire du Palais Royal, s.l. 1667, réédité à partir de 1680, dans les Amours des dames illustres de nostre siecle, sous le titre : « Le Palais royal ou les Amours de Madame La Valiere ». 23 Alain Viala parle à ce propos de « galanterie licencieuse » (Alain Viala, La France galante, Paris, P.U.F., 2008, chapitre 7 « Les deux galanteries »). La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée 115 la Princesse d’Élide. 24 Les citations ne sont pas revendiquées, et les vers sont attribués à l’un ou à l’autre des trois personnages. Ainsi les vers adressés dans la première scène de la pièce par le précepteur Euryale à son élève le Prince d’Ithaque sont ici mis dans la bouche de Madame de Montauzier flattant le roi : L’on ne peut vous blasmer des tendres mouvements, Où l’on voit qu’aujourd’hui penchent vos sentiments, Et qu’il est malaisé que sans estre amoureux, Un jeune Prince soit et grand et généreux. C’est une qualité que j’aime en un Monarque, La tendresse d’un Roy est une belle marque, Et je crois que d’un Prince on doit tout présumer, Des qu’on voit, que son cœur est capable d’aimer. 25 Un peu plus loin, c’est le duc de Saint-Aignan qui se voit attribuer la suite de la réplique d’Euryale : Ouy, cette passion de toutes la plus belle, Traine dans un esprit cent vertus après elle, Aux nobles actions elle pousse les cœurs, Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs. 26 L’échange se poursuit encore sur une page, mettant les vers de la comédie de Molière dans la bouche de courtisans flatteurs, et détournant leur sens d’un éloge de l’amour légitime visant au mariage et tourné vers le bien public (comme l’est l’amour du prince d’Ithaque pour la princesse d’Élide) vers une manifestation de complaisance pour une passion privée et adultère. Ce passage évoque donc directement les Plaisirs de l’île enchantée, mais opère des glissements interprétatifs qui modifient radicalement la représentation du pouvoir proposée. Le texte de la pièce est isolé de son contexte spectaculaire, et l’esthétique du mélange des arts disparaît. Le texte de la fiction est attribué au roi et à ses courtisans : le roman propose ainsi une véritable lecture à clé des fêtes, substituant à leurs enjeux politiques de représentation du pouvoir des enjeux privés de séduction. Enfin, en modifiant le contexte du discours sur l’amour, le roman transforme les propos galants de la Princesse d’Élide en une incitation à la débauche. Du même coup, c’est tout l’éloge du plaisir proposé par les fêtes qui est relu à la lumière des passions privées du roi. Alors que les fêtes faisaient du plaisir une figure du pouvoir politique, le 24 Histoire du Palais Royal, éd. cit., pp. 62-65. 25 Histoire du Palais Royal, op. cit., p. 62. Ces vers sont extraits de La Princesse d’Élide, I, 1, v. 15-16 et 23-28. 26 La Princesse d’Élide, I, 1, v. 29-32. Marine Roussillon 116 roman interprète l’éthique du plaisir comme un masque légitimant la satisfaction des désirs d’un roi passionné. Derrière le masque de la galanterie, se cache un roi libertin. Ces déplacements s’ancrent dans une redistribution du visible et de l’invisible. Dès les premières lignes, le projet du roman s’annonce en termes de visibilité : « voyons donc le Roi dans son lit d’amour, avec aussi peu de timidité que dans celui de justice ». 27 Il s’agit de modifier le partage du visible et de l’invisible, dans une lecture de la représentation du pouvoir comme dissimulation. Le texte s’assigne alors pour mission d’exposer à la vue ce que le portrait du roi cache. En mettant sous la plume du roi et de ses courtisans les répliques d’une comédie, il désigne le pouvoir comme un théâtre, dont il faudrait montrer les coulisses. On trouve dans ce texte polémique la matrice de traditions critiques qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. L’usage de la métaphore théâtrale comme modèle de compréhension du pouvoir par cette histoire libertine la rapproche ainsi de la critique dévote d’un La Bruyère par exemple. Cette démarche voyeuriste, qui consiste à montrer l’homme derrière le roi, ou plutôt à traiter la fonction de roi comme un masque qu’il faudrait arracher pour découvrir la vérité de l’homme, a de beaux jours devant elle, comme en témoignent aussi bien le titre de l’exposition récemment présentée à Versailles, Louis XIV, l’homme et le roi, que la persistance d’une interprétation des fêtes qui en néglige la dimension politique et institutionnelle pour en faire un cadeau du roi à Mademoiselle de la Vallière. L’Histoire du Palais Royal construit donc un portrait dissident du roi à partir des éléments du portrait construit par les Plaisirs de l’île enchantée. En isolant le texte de la Princesse d’Élide des autres éléments de la fête, en séparant les arts rassemblés par la fête, elle sort du cadre institutionnel et ouvre un espace d’interprétation. Elle relit alors le partage du visible et de l’invisible instauré par la fête en l’assimilant à une dissimulation : la galanterie est un masque cachant les passions et la débauche d’un roi libertin. Une telle lecture nie la portée politique de la fête et la rapporte tout entière aux intérêts privés d’hommes passionnés. Ces deux derniers cas, révélateurs des tensions qui président à la diffusion du portrait du roi, permettent de proposer plusieurs hypothèses. D’abord, l’esthétique du mélange des arts, l’éthique du plaisir et la production d’une représentation officielle du pouvoir sont étroitement liées. Ce dispositif mis en place par Les Plaisirs de l’île enchantée ne peut être déplacé ou critiqué que dans son ensemble. Lorsque la logique marchande des libraires privilégie le texte théâtral sur les autres arts, elle efface du même coup le portrait du roi. Et lorsque l’Histoire du Palais Royal s’attaque à 27 Histoire du Palais Royal, éd. cit., p. 3. La visibilité du pouvoir dans les Plaisirs de l’île enchantée 117 l’éthique galante pour la transformer en libertinage, il produit une représentation dissidente du pouvoir. Cette mise en relation étroite d’une esthétique, d’une éthique et d’une représentation du pouvoir peut être définie comme un dispositif idéologique : l’idéologie galante. Restent alors à comprendre les mécanismes de l’adhésion à cette idéologie. La volonté du pouvoir d’encadrer et de réguler la réception du portrait du roi semble entrer en tension avec la nécessité d’une large publicité. L’existence d’un libraire institutionnel, produisant et diffusant la version autorisée du portrait du roi, est une réponse à cette tension : l’institution est la garante de la cohérence de l’idéologie galante et de sa bonne réception. Cependant, elle ne parvient pas à empêcher le détournement du portrait du roi par des acteurs ayant des intérêts divergents. Le rôle déterminant joué par l’intérêt des différents acteurs dans la construction et la diffusion de l’idéologie jette un éclairage nouveau sur la politique culturelle mise en place par Louis XIV et Colbert à partir de 1664. Les pensions et les gratifications aux artistes, tout comme les fêtes, réunissent un nombre croissant d’acteurs dans la fabrication du portrait du roi, et font ainsi converger leurs intérêts avec ceux du pouvoir. En ce sens, la politique culturelle de Louis XIV à partir de 1664 est une politique intégratrice. L’ensemble de ces remarques conduit à nuancer le modèle de la propagande habituellement utilisé pour penser les liens entre arts et pouvoir sous Louis XIV. Les récits des fêtes montrent bien le roi comme un acteur central de sa propre représentation, qui en maîtriserait parfaitement à la fois la création et la diffusion. Mais l’historien ne peut pas s’y laisser prendre. Le portrait du roi est susceptible d’appropriations multiples qui en assurent la diffusion tout en en modifiant les données et en ouvrant des possibilités de jeu, voire de résistance. Illustrations Fig. 1 : Israël Silvestre, Les Plaisirs de l’île enchantée : troisième journée, 8 e planche. Fig. 2 : Les Plaisirs de l’Isle enchantée ordonnez par Louis XIV roi de France et de Navarre. Ms. Fr. 16635. Illustration de la troisième journée, f°78. Fig. 3 : Les Plaisirs de l’isle enchantée, course de bague : collation ornée de machines ; comédie, meslée de danse et de musique, ballet du palais d’Alcine ; feu d’artifice : et autres festes galantes et magnifiques, faites par le Roy à Versailles, le VII. may M.DC.LXIV et continuées plusieurs autres jours, Paris, Imprimerie Royale, 1673, p. 3. PFSCL XLI, 80 (2014) De la maison de ville à la maison royale : Le Bourgeois gentilhomme de Molière 1 JÖRN STEIGERWALD (U NIVERSITÉ DE PADERBORN ) La comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme de Molière connaît au moins une double histoire de réception, à savoir le succès immédiat de la représentation du 14 octobre 1670 à Chambord, devant la cour de Louis XIV, et celui de la représentation au théâtre du Palais Royal, le 23 novembre 1670 par la Troupe du Roi, c’est-à-dire par la troupe de Molière. 2 De nos jours, par contre, le succès du Bourgeois gentilhomme est au moins discutable, car on le considère plutôt comme une bouffonnerie, une simple pièce de circonstance à laquelle manque la portée des vraies comédies de Molière, à savoir celle de ses comédies de caractère. Par conséquent, l’intérêt que la recherche actuelle porte à cette pièce consiste premièrement en sa mise en scène des problèmes de la pratique sociale de l’époque en focalisant sur la transgression de la distinction qui résulte du mimétisme de M. Jourdain. Deuxièmement, on s’entend à dire que Le Bourgeois gentilhomme incarne le genre de la comédie-ballet à la perfection et reste même l’un des seuls chefsd’œuvre de ce genre jadis noble. Et enfin, la pièce attire l’attention de la recherche par sa relation à un événement, sinon scandale historique : le scandale que l’ambassadeur de la Porte, Soliman Aga, a provoqué lors de sa visite à la cour de Louis XIV en 1669, lorsqu’il a affirmé la supériorité de la cour ottomane sur celle du Roi-Soleil. Or, une querelle politique sert de base à la mise en scène d’une comédie-ballet qui plut au roi pour ses dimensions sociales et politiques. Néanmoins, de ce triple intérêt de la comédie-ballet ne découle aucune interprétation intégrale de la pièce ni une analyse de la relation que ces 1 Cet article a pu être réalisé grâce à une bourse Heisenberg de la « Deutsche Forschungsgemeinschaft » (DFG). 2 Voir aussi Gabriel Conesa, Anne Piéjus, « Notice », Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier, Claude Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, tome II, pp. 1451- 1437. Toutes les citations du Bourgeois gentilhomme se réfèrent à cette édition. Jörn Steigerwald 120 éléments entretiennent. Par contre, le triple intérêt mène à une triple orientation dans la recherche qui s’occupe soit de la comédie-ballet comme genre, soit de la turquerie, soit du mimétisme des pratiques sociales du bourgeois. De plus, on met surtout en relief l’antagonisme entre argent, voire commerce et art, que Molière y met en scène comme sujet principal et préfère se concentrer sur les modèles de l’identité, l’unité et l’argent qui sont négociés dans la pièce en évitant donc de répondre à la question de savoir comment les signes du pouvoir royal sont liés aux signes du pouvoir patriarcal de M. Jourdain et de sa maison. 3 Reste la question de savoir s’il y 3 Sur Le Bourgeois gentilhomme voir H. Gaston Hall, Molière’s Le Bourgeois gentilhomme. Context and Stagecraft, University of Durham, 1990 ; Volker Kapp (éd.), Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, Biblio 17, n° 67, 1991 ; Patrick Dandrey (éd.), Molière : Le Misanthrope, George Dandin, Le Bourgeois gentilhomme, Paris, Klincksieck, 1999 ; Charles Mazouer/ Martine Mazouer, Etude sur Molière, Le Bourgeois gentilhomme, comédieballet, Paris, Ellipses Edition Marketing, 1999 ; Charles Mazouer, Trois comédies de Molière : Etude sur Le Misanthrope, George Dandin et Le Bourgeois gentilhomme, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007 ; voir aussi Hans Ulrich Ganz, « Zur Quellenfrage des Bourgeois gentilhomme », Maske und Kothurn, 14 (1968), pp. 311-317 ; C.D. Rouillard, « The Background of the Turkish Ceremony in Molière’s Le Bourgeois gentilhomme », University of Toronto Quarterly, 1 (1969), pp. 33-52 ; Robert N. Nicolich, « Classicism and Baroque in Le Bourgeois gentilhomme », The French Review, XLV, 4 (1972), pp. 21-30 ; Odette de Mourgues, « Le Bourgeois gentilhomme as a criticism of Civilization », dans Molière : Stage and Study. Essays in Honour of W. G. Moore, Oxford, Clarendon Press, 1973, pp. 170-184 ; Nathan Gross, « Values in Le Bourgeois gentilhomme », L'Esprit créateur, XV (1975), pp. 105- 118 ; Jesse Dickson, « Non-sens et sens dans Le Bourgeois gentilhomme », The French Review, vol. LI, n° 3 (1978), pp. 341-352 ; Gérard Defaux, « Rêve et réalité dans Le Bourgeois gentilhomme », XVII e siècle, 117 (1977-4, ie 1978), pp. 19-33 ; Robert McBride, « The Triumph of Ballet in Le Bourgeois gentilhomme », dans Form and Meaning : Æsthetic Coherence in XVII th -Century French Drama, Amersham, Avebury, 1982, pp. 127-141 ; Larry W. Riggs, « The Issues of Nobility and Identity in Dom Juan and Le Bourgeois gentilhomme », The French Review, LIX (1986), pp. 399-409 ; Josiane Rieu, « Bourgeois gentilhomme ou gentilhomme bourgeois ? », dans Hommage à Jean Richer. Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nice, Paris, Les Belles Lettres, 1986, pp. 325-332 ; Dorothy F. Jones, « Law and Grace in Le Bourgeois gentilhomme », Studi Francesi, janvier-avril 1988, pp. 15-22 ; Sylvie Romanowski, « Satire and its Context in the Bourgeois gentilhomme », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XVII, n° 32 (1990), pp. 35-50 ; Michèle Vialet, « Le Bourgeois gentilhomme en contexte : du texte au spectacle », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XVII, n° 32 (1990), pp. 51-58 ; Hartmut Stenzel, « Projet critique et divertissement de cour. Sur la place de la comédieballet et du Bourgeois gentilhomme dans le théâtre de Molière », dans Kapp (éd.), Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, op. cit., pp. 9-22 ; Françoise De la maison de ville à la maison royale 121 a, véritablement, une relation entre la représentation de la maison royale et la présentation de la maison de ville et, s’il y en a une, quelle forme elle prend ? Ces questions renvoient au problème fondamental de cette comédieballet, à savoir : qu’est-ce qui réunit les actions présentées sur la scène du théâtre ou, pour être plus précis, par quel moyen les relations de tous les acteurs se forment-elles et comment sont-elles mises en ordre ? C’est le point central sur lequel je me concentrerai dans cet article, qui s’interroge sur la représentation de la maison dans Le Bourgeois gentilhomme, en analysant la relation présentée entre les pratiques sociales et esthétiques comme signes de pouvoir. En répondant à cette question, j’essaierai de montrer qu’il s’agit d’une relation qui ne met pas seulement en scène le modèle de la maison hérité de la comédie érudite de la Renaissance italienne, à savoir le modèle d’oikos, mais présente plutôt le modèle actuel de la maison de ville selon les règles du ‘portrait du roi’. 4 La maison se Karro, « La cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme : mouvance temporelle et spirituelle de la foi », dans Kapp (éd.), Le Bourgeois gentilhomme. Problèmes de la comédie-ballet, op. cit., pp. 35-94 ; Roger Duchène, « Bourgeois gentilhomme ou bourgeois galant ? », dans Création et Recréation. Un dialogue entre littérature et histoire, Tübingen, Narr, 1993, pp. 105-110 ; Elise-Noël Mc Mahon, « ‘Le corps sans frontières’: The Ideology of Ballet and Molière’s Le Bourgeois gentilhomme », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XX, n° 38 (1993), pp. 53-72 ; Marie-Claude Canova-Green, « Présentation et représentation dans Le Bourgeois gentilhomme, ou le jeu des images et des rôles », Littératures classiques, 21 (1994), pp. 79-90 ; Alain Viala, « Molière et le langage galant », dans Car demeure l’amitié, dir. Francis Assaf, Tübingen, Narr, 1997, pp. 99-109 ; Andrew Calder, « Le Bourgeois gentilhomme, abondance et équilibre », Le Nouveau Moliériste, IV-V (1998- 1999), pp. 75-92 ; Wiliam O. Goode, « Reflections in a Bourgeois Eye. Noble Essence in Le Bourgeois Gentilhomme », Romance Notes, XXXIX (1998-1999), pp. 163-170 ; Ellen M. McClure, « ‘Une parfaite et sincère bonne correspondance et amitié’ : French-Turkish Trade and Artistic Exchange in Moliere’s Bourgeois gentilhomme », The Romanic Revue, XC (1999), pp. 155-166 ; Hassan Melehy, « Molière and the Value of the Image : Le Bourgeois gentilhomme », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXVI, n° 50 (1999), pp. 29-38 ; Elizabeth Woodrough, « Molière, the Mufti and the Monarch : Laughter and Stage Spectacle in Le Bourgeois gentilhomme », dans John Parkin/ John Phillips (ed.), Laughter and Power, Frankfurt, Peter Lang, 2006, pp. 37-61. 4 Voir sur la comédie érudite Douglas Radcliff-Umstead, The Birth of Modern Comedy in Renaissance Italy, Chicago, University of Chicago Press, 1969 ; Richard F. Hardin, « Encountering Plautus in the Renaissance. A Humanist Debate on Comedy », Renaissance Quarterly 60, 3 (2007), pp. 789-818 ; Esther Schomacher, « Haus-Ordnung. Der häusliche Raum in Ökonomik und in der Komödie des 16. Jahrhunderts », Horizonte 10 (2007), Renaissancetheater : Italien und die europäische Jörn Steigerwald 122 transforme ainsi en même temps en un espace privé et public qui redouble donc premièrement le modèle de « la cour et la ville » et qui évoque deuxièmement le fantasme du corps royal, un fantasme qui renvoie selon René Demoris à une image du roi comme âme et comme tête du corps-Etat, une tête qui voit tout et sait tout, et, c’est fondamental, qui met tout en ordre. 5 De plus, l’importance de la maison résulte de l’attention portée aux pratiques sociales et esthétiques de « la cour et la ville ». 6 Selon les règles de celles-ci, c’est seulement dans sa pratique sociale qu’un honnête homme, voire galant homme fait voir qu’il est vraiment honnête ou galant. Ce qui convient au simple sujet du roi doit s’appliquer encore plus au roi qui montre, lui aussi, sa majesté en sa pratique sociale et esthétique : la Noblesse oblige ainsi à restituer toutes les transgressions dans les maisons de l’État, mais aussi, et surtout à régler toutes les intempéries de la vie du roi. La mise en scène théâtrale de la maison produit donc un double espace fictif qui montre d’une part les sujets du roi dans la présentation de leurs pratiques sociales et d’autre part l’image du corps-royal dans la représentation de sa pratique esthétique. Par conséquent, l’esthétique galante de la comédie-ballet émerge de l’interaction des pratiques sociales et esthétiques de sorte qu’elle produit un signe évident du pouvoir royal. Rezeption, pp. 165-191, idem / Rudolf Behrens, « Semantische Subversionen städtischen und häuslichen Raums in der Komödie des Cinquecento », dans Elisabeth Tiller, Christoph Mayer (dir.), RaumErkundungen. Einblicke und Ausblicke, Heidelberg, Winter, 2011, pp. 89-124. Voir pour la relation familiale Jean-Louis Flandrin, Le sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981 ; idem, Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984 et Daniela Frigo, Il Padre di famiglia. Governo della casa e il governo civile nella tradizione dell’« Economica » tra Cinque e Seicento, Rome, Bulzoni, 1985 ; Voir aussi Claude Bourqui : « Le drame bourgeois au XVII e siècle: premières occurrences italiennes, première expérience française », dans Le drame du XVII e siècle à nos jours, dir. Philippe Baron, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2004, pp. 29-42 et Patrizia de Capitani, Du spectaculaire à l’intime : un siècle de commedia erudita en Italie et en France (début du XVI e siècle-milieu du XVII e siècle), Paris, Champion, 2005 et Jörn Steigerwald, « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière (L’École des maris, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes) », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XL, n° 79 (2013), pp. 337-361. 5 Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981 et René Demoris, « Le corps royal et l’imaginaire au XVII e siècle », Revue des Sciences Humaines 4 (1978), pp. 9- 30. 6 Voir Jörn Steigerwald, « La cour et la ville : esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVII e siècle (1630-1680) », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXXVIII, n° 75 (2011), pp. 273-287. De la maison de ville à la maison royale 123 Pour mettre en évidence l’agencement de la maison dans l’esthétique galante du Bourgeois gentilhomme, il vaut bien tirer au clair la conception de la maison dans la comédie-ballet pour qu’on puisse esquisser le modèle de la maison royale présenté par Molière dans cette pièce. Une maison qui superpose un espace concret avec deux espaces figurés, à savoir l’espace de la distinction et l’espace des affaires royales. Pour cela je commencerai par la construction d’une maison de ville et examinerai de quelle manière ce modèle est présenté dans la pièce. Je me concentrerai ensuite sur les pratiques sociales des bourgeois et des nobles, car ces pratiques problématisent le concept de la distinction par la mise en relief de l’interaction entre le commerce, l’affaire et l’alliance. Enfin, je focaliserai la constellation de la maison royale qui intègre les pratiques sociales des protagonistes et la pratique esthétique de la Troupe du roi en analysant la turquerie comme un modèle de plaisir royal, c’est-à-dire comme un principe donné pour l’amusement du roi par ses sujets. Avant d’en venir au cas précis du Bourgeois gentilhomme, du rôle que prend la maison et les pratiques sociales qu’elle offre, il convient de reprendre brièvement quelques données fondamentales de la conception de la maison à cette époque. 1. La maison familiale Au siècle classique, la maison désigne au sens concret un bâtiment servant de logis, soit une maison de famille soit une maison de commerce, mais renvoie en même temps aux concepts de la famille et du ménage. 7 Par conséquent, la famille se définit - au sens large - par toutes les personnes, parents ou non, maîtres ou serviteurs, qui vivent sous le même toit et au sens strict, par l’ensemble des personnes d’un même sang, comme le père, la mère, les enfants etc., qui forment ainsi une famille par alliance. Le ménage, par contre, décrit l’ordre et la dépense d’une maison. La première conception se réfère surtout au père de famille, mais aussi à la mère de famille, et à leur art de mener leur vie. La deuxième conception dénote l’économie domestique qui se qualifie soit du soin qu’on donne à l’arrangement et à la propreté des meubles d’un appartement soit à la conduite économique que l’on tient dans l’administration des biens et de l’argent. Mais le ménage marque aussi toutes les personnes dont une famille est composée et plus 7 Voir par exemple les articles « maison », « famille », « ménage » dans les diverses éditions du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690, 1702, 1727) ainsi que dans les éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1695 sqq.). Voir aussi Flandrin, Familles. Jörn Steigerwald 124 précisément l’association d’un homme et d’une femme mariés. Le ménage comme sage manière de conduire et de faire les choses renvoie donc à plusieurs niveaux de la pratique sociale car elle intègre la pratique d’un sujet précis ainsi que la pratique de la maison, et donc de la famille dont il fait partie. Enfin, ce ménage sage de la maison se manifeste dans la pratique des représentants de la maison ainsi que dans celle de ses sujets. Il en résulte aussi, à l’envers, que tout dérangement de la maison peut être identifié comme un signe de déstabilisation du pouvoir familial ou, pour être plus précis : comme la manifestation d’un manque de pouvoir par l’absence du signe du pouvoir. Or, cette déstabilisation du pouvoir familial par le désordre du ménage est visible dès la première scène de la pièce, et elle est aussi énoncée par la servante Nicole dans la troisième scène du troisième acte à l’occasion d’une dispute entre le père et la mère de famille sur l’état de la maison : Nicole : Madame parle bien. Je ne saurais plus voir mon ménage propre, avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici ; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours. 8 Les serviteurs ne peuvent plus tenir propre le ménage de la maison, comme le souligne Nicole, car il y a trop des visiteurs impropres qui viennent rendre visite au père de famille, ce qui produit un double malaise : le prestige de la maison décline visiblement, car elle devient de plus en plus un lieu impropre qui attire de moins en moins de personnes propres. Mais c’est le père de famille, M. Jourdain, qui produit cette situation désastreuse pour son ménage et par ce biais pour sa maison, en l’ouvrant à des personnes qui n’appartiennent pas à la maison ou à la famille, mais qui ne sont pas non plus propres pour l’une ou l’autre. 9 A cela s’ajoute le fait que la maison de ville n’est plus, comme à l’époque de la Renaissance, une entité fixe et stable hors du contact direct avec d’autres maisons, mais plutôt une construction qui est liée à d’autres bâtiments. Déjà, l’architecture de la maison de ville montre évidemment 8 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, III, 3, p. 290. 9 Sur le rôle problématique du père de famille voir aussi Rudolf Behrens, « La maison en crise et les avatars du pouvoir domestique : une constellation de la ‘comédie érudite’ italienne et ses échos chez Molière (Le Tartuffe) », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXXVIII, n° 75 (2011), pp. 427-440 et Jörn Steigerwald, « Diskrepante Väterfiguren : Haus, Familie und Liebe in Molières École des femmes », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes 36, 1/ 2 (2012), pp. 25-47. De la maison de ville à la maison royale 125 cette relation d’une maison à d’autres maisons, car elle se caractérise, de chaque côté, par un mur mitoyen avec les constructions voisines, et qui donne directement sur la voie publique. 10 Cette interdépendance de la maison avec d’autres se montre aussi ou surtout dans l’interaction des maisons, une interaction qui se base sur le commerce, les affaires et les alliances. 11 Le commerce désigne évidemment dans ce cadre l’échange de divers produits entre les hommes, mais renvoie aussi, au sens figuré, au trafic de choses morales et aux relations sociales ou aux affaires et dénote donc la manière de se comporter à l’égard d’autrui. Dans la comédie-ballet, les personnages parlent du ‘commerce’ en se référant au sens figuré de la notion, par exemple quand Covielle et Cléonte discutent s’il faut rompre leur commerce avec Lucile, voire avec Nicole dans la neuvième scène du troisième acte ou quand le comte Dorante décrit sa relation avec la marquise Dorimène comme une affaire commerciale. 12 L’affaire en soi se définit d’abord par l’objet de quelque travail, de quelque occupation, de plus, tout ce qui est l’objet d’un intérêt, et marque finalement la différence entre deux comportements, à savoir la différence entre faire son affaire à soi-même et faire son affaire à un autre. Enfin, l’alliance dénomme une union en général et spécifie une union de mariage, mais aussi une union entre des états au sens d’une confédération. Pour conclure, la conception de la maison au siècle classique se base sur deux modèles, un modèle concret qui se manifeste dans la construction d’un bâtiment comme dans la constellation familiale, les serviteurs inclus, et qui met en relief son pouvoir dans un ménage sage dans la maison. L’autre modèle de la maison renvoie au sens figuré et désigne l’interdépendance des membres de la maison et leur interaction avec les membres d’autres maisons, soit au niveau du commerce, au niveau des affaires ou au niveau des alliances. Une telle reconstruction du modèle de la maison pourrait sembler superflue quand on se rappelle les résultats obtenus par les études classiques de Norbert Elias sur la société de cour ou de Jean-Louis Flandrin sur les 10 Voir Alexandre Gady, Les hôtels particuliers de Paris, du Moyen Âge à la Belle Époque, Paris, Éditions Parigramme, 2008. 11 Voir par exemple les articles en question dans les diverses éditions du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690, 1702, 1727) ainsi que dans les éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1695 sqq.) 12 Dorante : « Pour moi, je ne regarde rien, quand il faut servir un ami ; et lorsque vous me fîtes confidence de l’ardeur que vous aviez prise pour cette marquise agréable chez qui j’avais commerce, vous vîtes que d’abord je m’offris de moi-même à servir votre amour. » Molière, Le Bourgeois gentilhomme, III, 6, p. 299. Jörn Steigerwald 126 familles. 13 Néanmoins, cette reconfiguration était nécessaire pour comprendre la mise en scène spécifique que Molière présente à « la cour et la ville », car il transforme ce modèle hérité de la Renaissance en général et de la comédie érudite en particulier en un modèle singulier qu’il adopte pour la comédie-ballet. Cette transformation de la maison se montre surtout par l’absence du sens concret de la maison en tant que lieu de commerce et en tant qu’espace concret. Mais elle apparaît aussi dans la nouvelle manifestation des signes de pouvoir, à savoir dans la présentation d’une nouvelle culture des apparences. Je ne donne que trois exemples pour mettre en évidence le nouveau modèle de la maison dans le Bourgeois gentilhomme. Premier exemple, le manque absolu d’une concrétisation de la maison. La pièce commence par une ouverture qui se fait par un grand assemblage d’instruments et ne fait paraître qu’un élève du Maître de musique qui compose sur une table. L’indication que la scène est à Paris ne sert au début qu’à une référence imprécise, voire insignifiante, car la question de savoir si la scène se passe dans une maison de ville ou dans un hôtel particulier reste complètement ouverte. De plus, l’action de la pièce commence par l’invitation du Maître de musique qui signale à ses musiciens d’entrer dans cette salle : Maître de musique , parlant à ses musiciens: Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne. Maître à danser , parlant aux danseurs: Et vous aussi, de ce côté. 14 Au lieu d’une maison concrète ou d’une salle précise dans une maison particulière, le spectateur se voit confronté avec un espace qui ne se construit que par des expressions déictiques telles que « venez », « entrez » et surtout « ici », et qui aboutira à la référence finale : « Le voilà », quand M. Jourdain apparaît sur scène, sans qu’on ait la possibilité de se référer à une réalité concrète. 15 Molière reconstruit donc la maison dans laquelle se passe toute l’action dès le début comme une maison au sens figuré, c’est-à-dire comme une maison fictive, voire imaginaire, qui n’existe que sur la scène. Par contre, la construction de cette maison au sens propre se manifeste dans un système d’indications déictiques qui intègre et les personnages et l’espace de la pièce. J’y reviendrai plus tard. Deuxième exemple, le manque de commerce et d’affaires au sens propre. Il est assez surprenant de remarquer que dans une pièce qui se concentre sur 13 Voir Flandrin, Familles et Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie, Darmstadt, Luchterhand, 1969. 14 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, I, 1, p. 265 15 Ibid., p. 267. De la maison de ville à la maison royale 127 un bourgeois qui descend d’une famille de marchands, le commerce soit hors de la représentation. De là résulte d’abord que tout commerce et toutes les affaires dont on parle dans la pièce sont toutes des actions au sens figuré qui renvoient à la pratique sociale distinguée de « la cour et la ville » et non pas à une action concrète. Ils servent ainsi de base pour problématiser les affaires multiples de la maison. On discute les affaires de la maison dès la deuxième scène du premier acte et c’est M. Jourdain lui-même qui initie la problématisation de soi et de sa maison en disant au Maître de danse : « Voyons un peu votre affaire ». 16 Et c’est le Maître de danse qui explique à M. Jourdain le sens de l’affaire en parlant des suites d’une mauvaise conduite de manière métaphorique : Maitre de danse : Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un état, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : Un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire ? 17 De plus, l’affaire met en relief dans la comédie-ballet la déstabilisation de la maison par le père de famille, car elle désigne un projet de mariage, mené par M. Jourdain, avec lequel il essaie d’affirmer son pouvoir paternel sur sa fille Lucille en la mariant au prétendu fils du grand Turc. Or, Lucile ne prend pas cette affaire de son père au sérieux et la considère comme ce qu’elle est en vérité : une comédie, organisée par Covielle, le valet de Cléonte : Monsieur Jourdain : Venez, ma fille, approchez-vous, et venez donner votre main à Monsieur, qui vous fait l’honneur de vous demander en mariage. Lucile : Comment, mon père, comme vous voilà fait ! est-ce une comédie que vous jouez ? Monsieur Jourdain : Non, non, ce n’est pas une comédie, c’est une affaire fort sérieuse, et la plus pleine d’honneur pour vous qui se peut souhaiter. Voilà le mari que je vous donne. 18 La seule exception à cette règle du langage métaphorique des notions familiales, terme qui ne se trouve qu’une fois nommée dans cette comédie-ballet, est l’alliance. Mais c’est une alliance au sens du mariage entre deux personnes et, de plus une alliance de laquelle Mme Jourdain se méfie, car il s’agit de l’alliance de sa fille à un gentilhomme, souhaitée par M. Jourdain. Mme Jourdain, pour sa part, considère une telle alliance plutôt comme un 16 Ibid., I, 2, p. 268. 17 Ibid., p. 270. 18 Ibid., V, 5, p. 331. Jörn Steigerwald 128 inconvénient fâcheux que comme un avantage et regarde donc une telle alliance asymétrique comme une des sottises de son mari et non pas comme un signe d’un nouveau pouvoir qui montre le succès social par un tel mariage : Madame Jourdain : C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand-maman. S’il fallait qu’elle me vînt visiter en équipage de granddame, et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, dirait-on, cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse ? C’est la fille de Monsieur Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la Madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils payent maintenant peut-être bien cher en l’autre monde, et l’on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi. 19 Par conséquent, toutes ces actions respectent non seulement la distinction sociale mais aussi les conventions du théâtre, à savoir la règle de la bienséance et ils garantissent par ce biais le plaisir du roi pendant la représentation de la comédie-ballet. Troisième exemple, l’ouverture de la maison : tandis que l’effet comique se produit dans la comédie érudite de la Renaissance italienne par l’action spatiale des protagonistes, soit que la fille sorte de la maison paternelle soit que l’amant se fasse introduire dans cette maison, l’effet comique de la comédie-ballet ne connaît aucune action réelle dans l’espace. Dans la comédie érudite, tous les mouvements produisent donc une déstabilisation du pouvoir du père de famille par la subversion du règlement intérieur de la maison, comme le montrent La Cassaria ou I Suppositi de l’Arioste ainsi que La Mandragola de Machiavel pour ne nommer que les exemples les plus connus. Par contre, dans la comédie-ballet, le père de famille Jourdain laisse venir et fait entrer beaucoup de gens dans sa maison pour augmenter son capital symbolique par la présence de personnes distinguées. Ce qui était 19 Ibid., III, 12, p. 310. Selon Mme Jourdain, le mot « alliance » se réfère à un mariage qui ne respecte ni les règles de la distinction ni l’habitus de l’espace sociale ni, ce qui est pire encore, l’amour des époux, car elle ne sert qu’à la volonté des pères d’agrandir leurs capitaux. De la maison de ville à la maison royale 129 dans le premier cas le signe d’un manque de pouvoir devient dans le second un véritable signe de pouvoir, de la maison et du père de cette maison. Toute circulation sociale dans la maison semble ainsi être un effet positif qu’on prend volontairement et consciemment pour augmenter son capital symbolique et, par ce biais, probablement aussi son capital réel. Néanmoins deux questions demeurent, à savoir n’y a-t-il vraiment aucune action spatiale dans la comédie-ballet, ce qui indiquerait une différence fondamentale entre la comédie érudite et ce genre, et de quelle manière les pratiques sociales et les pratiques esthétiques sont-elles réunies dans la maison du bourgeois gentilhomme, questions qui me permettront d’analyser l’orientation spatiale des protagonistes dans leurs pratiques sociales, objet de mon deuxième point. 2. La pratique sociale des protagonistes Le siècle classique, on le sait, est le premier à former un système de distinction qui donne aux pratiques sociales leurs valeurs spécifiques. 20 Par cela se construit une interdépendance entre l’habitus des sujets et leurs actions dites ‘naturelles’, ou, pour être plus précis, une interaction entre plusieurs formes de capital, à savoir le capital réel, culturel, social et symbolique d’un sujet pour le positionner dans l’espace social. La distinction produit donc de nouveaux signes de pouvoir, car toutes les actions d’un sujet renvoient, certes, à ses capitaux, mais les présentent d’une manière aussi ténue que remarquable. De plus, la distinction ne produit pas seulement des signes fins de pouvoir, mais fait émerger aussi une nouvelle topographie qui sert de guide à la pratique sociale des sujets. Néanmoins, il faut ‘savoir [lire] la carte’, comme le constate Aronce dans le roman Clélie de Madeleine de Scudéry, car sans la connaissance ni la compréhension de cette carte, toute action ne trahit jamais que l’ignorance de la pratique idéale et de la topographie comme modèle exemplaire de l’interaction sociale. 21 De cette construction de l’espace social de « la cour et la ville » découle aussi la concentration sur les manières d’agir qui sont considérées comme des signes évidents du capital symbolique de celui qui agit. Mais se concentrer sur les manières produit aussi un effet secondaire qui est assez remarquable chez les protagonistes de « la cour et la ville » sur 20 Voir Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. 21 Voir la discussion autour de la Carte de Tendre entre Clélie, Aronce et Herminius dans Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Première partie (1654), édition critique par Chantal Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001, p. 178. Jörn Steigerwald 130 la scène du théâtre : le manque d’actions dans l’espace concret, comme on le voit dans la comédie érudite. Un point qui n’a pas encore été exploré à ma connaissance par la critique consacrée au Bourgeois gentilhomme est encore digne d’attention, à savoir le fait que dans cette pièce la plupart des actions dans l’espace social sont liées à la topographie présentée par la « Carte de Tendre » du roman Clélie (figure 1). Ainsi, les actions des protagonistes masculins, M. Jourdain, Dorante et Cléonte, mais aussi celles des protagonistes féminins, qui sont en relation avec eux, c’est-à-dire Dorimène et Lucile, se passent dans un espace concret et imaginaire en même temps, car ils essaient de mener leur vie d’après les règles de la topographie imaginée par Madeleine de Scudéry dans son roman. Cette topographie de la tendresse ne produit pas seulement des discussions à l’intérieur de ce roman, mais elle sert aussi de base à une orientation morale en dehors de ce roman, comme le montrent les références explicites aux modèles d’amitié et d’amour auxquels se réfèrent les protagonistes d’autres pièces de Molière, comme le Misanthrope, ou ceux d’autres romans comme La princesse de Clèves. 22 Pour approfondir cette thèse, nous nous proposons de comparer par la suite les actions sociales des protagonistes masculins du Bourgeois gentilhomme avec les voies menant à l’amitié ou à l’amour sur la « Carte de Tendre » de Madeleine de Scudéry. Commençons par M. Jourdain qui, selon ses idées, vient d’arriver à Nouvelle amitié se liant d’une amitié avec la marquise Dorimène. Toutes ses actions tournent autour de l’amitié souhaitée avec cette dame noble, ce qui se manifeste au début du deuxième acte quand M. Jourdain explique qu’il y a « une personne pour qui j’ai fait faire tout cela ». 23 Dans la quatrième scène de cet acte, M. Jourdain s’explique encore plus précisément en demandant au Maître de philosophie de l’aider à formuler un petit billet. 24 La question soulevée par ce dernier, c’est-à-dire celle de savoir si M. Jourdain souhaite qu’il lui écrive quelque chose en vers ou en prose, semble à première vue insolite, mais elle renvoie à une distinction 22 Voir Jörn Steigerwald, « Die Grenzen der Höflichkeit : Molières Le Misanthrophe », Rhetorik. Ein internationales Jahrbuch 2012, Rhetorik und Höflichkeit, pp. 61-85. 23 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, 1, p. 274. 24 « Monsieur Jourdain, Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds. / Maître de philosophie, Fort bien. / Monsieur Jourdain, Cela sera galant, oui. / Maître de philosophie, Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ? / Monsieur Jourdain, Non, non, point de vers. / Maître de philosophie, Vous ne voulez que de la prose ? / Monsieur Jourdain, Non, je ne veux ni prose ni vers. » Ibid., III, 4, p. 283. De la maison de ville à la maison royale 131 stipulée par les règles de la « Carte de Tendre » : si l’on y regarde la voie qui mène à « Tendre sur Estime », on voit bien que la deuxième étape est nommée « Jolis vers », la troisième « Billet galant » et la quatrième « Billet doux ». La question du Maître de philosophie indique donc plus que la différence entre prose et vers, sans qu’il le sache, car elle indique la distinction entre plusieurs pratiques sociales qui se trouvent à des niveaux différents sur la « Carte de Tendre ». L’ignorance de la différence entre prose et vers de M. Jourdain signifie ainsi plus qu’une simple méconnaissance, car elle fait nettement voir qu’il ne « sait pas la Carte » et, par conséquent, qu’il manque de capital symbolique. Cela apparaît encore plus clairement dans le troisième acte, dans la conversation entre M. Jourdain et Dorante, dans laquelle ils parlent du diamant que le premier a offert à Dorimène. Selon les explications de Dorante, le diamant doit être considéré comme un cadeau qui produit un grand effet sur la marquise et qui marque, par ce biais, l’esprit de M. Jourdain, à savoir son « grand esprit » avec lequel il commence à suivre la voie vers « Tendre sur Estime ». 25 Même si Dorante et M. Jourdain renvoient encore une fois à la « Carte de Tendre » en parlant de l’esprit du premier, ils montrent tous deux qu’ils ne connaissent pas la Carte. Pour être plus précis : ils se présentent dans leurs pratiques sociales comme des sujets qui savent seulement qu’il y a un système de distinction sans le connaître vraiment, car ils ne confondent pas seulement deux économies différentes, à savoir l’économie de statut de la noblesse et l’économie des finances de la bourgeoisie, mais ils montrent aussi leur incapacité à comprendre que les actions sociales marquées sur la « Carte de Tendre » sont hors de l’économie au sens propre et renvoient seulement à une « oiconomie des plaisirs » des individus distingués. 26 25 « Dorante , Merveilleux ; et je me trompe fort, ou la beauté de ce diamant fera pour vous sur son esprit un effet admirable. » Ibid., III, 6, p. 299. 26 S’y ajoute que Dorante ainsi que M. Jourdain regardent leurs dépenses comme des actions nécessaires pour gagner le cœur d’une femme, c’est-à-dire qu’ils considèrent les femmes au fur et à mesure comme des sujets achetables : « Dorante, Vous avez pris le bon biais pour toucher son cœur : les femmes aiment surtout les dépenses qu’on fait pour elles ; et vos fréquentes sérénades, et vos bouquets continuels, ce superbe feu d’artifice qu’elle trouva sur l’eau, le diamant qu’elle a reçu de votre part, et le régal que vous lui préparez, tout cela lui parle bien mieux en faveur de votre amour que toutes les paroles que vous auriez pu lui dire vousmême. / Monsieur Jourdain, Il n’y a point de dépenses que je ne fisse, si par là je pouvais trouver le chemin de son cœur. Une femme de qualité a pour moi des charmes ravissants, et c’est un honneur que j’achèterais au prix de toute chose. » Ibid., p. 300. Jörn Steigerwald 132 Je ne donne que quelques informations de base sur la place de Dorante et de Cléonte sur la « Carte du Tendre ». Suivant l’argumentation de Cléonte, qu’il mène dans sa conversation avec Covielle dans la dixième scène du troisième acte, il se trouve actuellement à « Tendresse », voyageant vers « Constante amitié » avant d’arriver à « Tendre sur Reconnaissance ». Sa consternation actuelle résulte d’un côté de l’action concrète de Lucille, qui l’a traité comme une personne qu’elle ne connaît pas et de la signification de cette action d’un autre côté, qui lui suggère qu’il n’arrivera jamais à « Tendre sur Reconnaissance » mais restera éternellement à « Tendresse ». Dorante, pour sa part, a pris la troisième voie marquée sur la « Carte de Tendre », à savoir la voie vers « Tendre sur Inclination » ; sauf qu’il a mal entendu le sens de l’inclination, car il est plutôt sur la route vers « Tendre sur Passion » que sur celle vers « Tendre sur Inclination ». Le résultat de la pratique sociale des protagonistes de Molière qui s’orientent sur la « Carte de Tendre » pourrait être nommé une représentation multipliée, voire figurée des actions sur scène. Toute action qui se passe sur scène doit être considérée donc comme une pratique dans l’espace social, c’est-à-dire dans un espace qui est réel et imaginaire en même temps. De plus, la double orientation produit deux effets secondaires qui servent à mettre en scène le capital culturel de la comédie-ballet. La représentation des actions selon la topographie de la « Carte de Tendre » indique une distinction des pratiques sociales. Ainsi, la route vers « Tendre sur Reconnaissance » marque la voie idéale pour une alliance entre bourgeois, tandis que les routes vers « Tendre sur Estime » et surtout vers « Tendre sur Inclination » sont réservées aux nobles. De cette manière, la « Carte de Tendre » réunit « la cour et la ville » dans un même espace social, mais elle distingue, selon Molière, la cour et la ville par leurs pratiques sociales diverses et manifeste donc non seulement deux capitaux symboliques distincts mais elle concrétise aussi deux signes de pouvoir différents mais distingués tous les deux. Mais cette double logique de la représentation des pratiques sociales a aussi des conséquences pour la mise en scène des pratiques transgressives des protagonistes, car leur mimétisme produit un effet comique et sert donc au plaisir des spectateurs qui comprennent le double sens de la pratique sociale représentée sur scène. Pour conclure : le mimétisme de la pratique sociale, voire de la distinction doit être considéré comme la base du divertissement du spectateur qui connaît la carte et qui s’amuse de ceux qui prétendent connaître cette espace social distingué de la civilisation française. De la maison de ville à la maison royale 133 3. Les plaisirs de la maison royale On a souvent constaté que les actions qui se déroulent sur la scène du Bourgeois gentilhomme ne sont liées que d’une manière détachée. Ce qui semble être juste au niveau des actions propres, qui connaît plutôt des actions côte à côte que des actions qui forment un ensemble, me paraît moins convaincant si l’on regarde l’organisation spatiale de la comédieballet. Une organisation qui, bien sûr, ne se base pas sur un espace concret, mais sur un système de références déictiques. Molière représente ainsi sur la scène une maison qu’il construit comme une maison qui superpose plusieurs maisons diverses : il commence par la maison de ville de M. Jourdain, passe par la maison comme représentation de la famille Jourdain et arrive à la maison royale de Louis XIV comme lieu de la représentation de la comédie-ballet et comme espace du plaisir du roi. C’est-à-dire qu’il invite le spectateur à la maison royale, une maison qui appartient au roi, où il peut habiter avec sa cour et ou il daigne s’amuser. Comme je l’ai déjà dit, la première représentation de la pièce fut donnée à Chambord pour la cour de Louis XIV et que la représentation publique eut lieu, elle aussi, dans une maison royale, à savoir au Palais royal. De plus, Molière construit cette maison superposée par une référence déictique spécifique, à savoir par « céans » qui met en relation les diverses maisons sans les unir au sens propre. Ce qui me semble particulièrement digne d’être mentionné ici, c’est que « céans » est un adverbe qu’on utilise surtout en parlant de la maison où l’on se trouve. 27 Molière applique donc l’adverbe « céans » en parlant d’une maison qui est construite comme une maison faite de plusieurs maisons superposées. Il en résulte la construction suivante de la maison et de la même manière aussi celle de la pièce. Au premier acte, M. Jourdain s’adresse à la marquise Dorimène avec une double deixis, une deixis in absentio de la marquise et une deixis spatiale à sa propre maison concrète : Monsieur Jourdain : C’est pour tantôt au moins ; et la personne pour qui j’ai fait faire cela, me doit faire l’honneur de venir dîner céans. 28 Au troisième acte, le « céans » change de signification de la deuxième à la troisième scène. C’est à la fin de la deuxième scène que Nicole, la servante de la maison, remarque : 27 « CEANS. adv. Icy dedans. Il ne se dit que des maisons. Il n'est pas ceans. il disnera ceans. le Maistre de céans », Dictionnaire de l’Académie francaise, 1 e édition, Paris, 1694, tome I, p. 152. 28 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, 1, p. 274. Jörn Steigerwald 134 Nicole : Ah ! par ma foi ! je n’ai plus envie de rire ; et toutes vos compagnies font tant de désordre céans que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur. 29 Le « céans » de Nicole renvoie encore une fois à l’espace propre de la maison, mais elle indique déjà un changement de la signification : la maison signifie dans ce contexte, et la maison concrète, et la maison comme institution de la famille et par conséquence un signe de pouvoir familial. Mais elle souligne aussi que ce signe de pouvoir est déjà en crise, car le désordre produit par la compagnie invitée par M. Jourdain montre moins son capital culturel que le simple fait qu’il n’est pas capable de mener sa maison de manière sage. Ce passage du sens propre au sens figuré de la maison est accompli par Mme Jourdain dans la scène suivante quand elle constate : Madame Jourdain : Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison : on dirait qu’il est céans carême-prenant tous les jours ; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs, dont tout le voisinage se trouve incommodé. 30 En parlant de la maison Mme Jourdain se réfère seulement au ménage et aux affaires de la maison et focalise donc les manières de gérer ses propres affaires et d’entrer en contact avec les autres. Mais en disant que la maison ressemble plutôt à un espace social un jour de carême-prenant, c’est-à-dire le mardi gras, elle renvoie le spectateur à une troisième dimension de la maison, à savoir à la maison royale comme lieu de la représentation comique de la maison familiale. Cette référence à la représentation de la maison est reprise par le valet de Cléonte, Covielle. C’est au quatrième acte qu’il dit à Dorante : Covielle: Ha ! ha ! ha ! Ma foi ! cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! Quand il aurait appris son rôle par cœur, il ne pourrait pas le mieux jouer. Ah ! ah ! Je vous prie, Monsieur, de nous vouloir aider céans, dans une affaire qui s’y passe. 31 Ce « céans » de Covielle indique au moins deux décalages fondamentaux : premièrement, le décalage entre la représentation de la maison et la mise en scène de la turquerie dans la maison, qui est quand même considérée comme « une affaire qui s’y passe », c’est-à-dire comme une affaire de la maison. Or, cette affaire n’est rien d’autre que le mariage entre Lucile et le 29 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, III, 2, p. 289. 30 Ibid., III, 3, p. 290. 31 Ibid., IV, 5, p. 323. De la maison de ville à la maison royale 135 fils du Grand Turc, c’est-à-dire Cléonte, une affaire qui ressemble d’après les paroles de Lucile à une comédie, ce qui renvoie de nouveau à la maison royale en tant que lieu de la représentation comique de la maison de ville. Secondement, le décalage entre la mise en scène de la pratique sociale et celle de la pratique esthétique se fait voir évidemment par le rôle nouveau de Dorante : pendant que celui-ci est acteur au niveau des pratiques sociales de la maison, c’est-à-dire au niveau du commerce entre lui et M. Jourdain, il devient maintenant spectateur des pratiques esthétiques. Covielle le prie explicitement de « se tirer un peu plus loin pour faire place à ce qu’il aperçoit venir ». 32 Ce « céans » lie ainsi les espaces de la pratique sociale et de la pratique esthétique en les distinguant en même temps. Le dernier cas où un personnage de la pièce mentionne la deixis « céans » se produit conséquemment au début du Ballet des nations, quand l’action dans et de la maison est finie et le plaisir royal se dirige vers son point culminant. C’est dans le Dialogue des gens que la ‘Femme du bel air’ constate qu’« on sait peu rendre honneur céans ». 33 Ce « céans » ne peut plus se référer à la maison présentée auparavant, qu’il s’agisse de la maison de ville ou de la maison de la famille. Cette référence déictique renvoie, au contraire, à l’espace esthétique de la représentation de la comédie-ballet qui a lieu dans la maison royale. Cependant cette deixis ne marque pas seulement la différence entre des espaces divers ni indique seulement le décalage sémantique et spatial entre l’un et l’autre, mais met aussi et surtout les espaces en relation et présente ainsi la conception particulière du Bourgeois gentilhomme qui met en œuvre des formes spécifiques du mimétisme. Comme je l’ai déjà dit en analysant les pratiques sociales sur scène, le mimétisme produit non seulement un effet comique et sert ainsi au plaisir des spectateurs, mais distingue aussi ceux qui connaissent les manières exemplaires de la pratique sociale et se rendent donc compte des manières déficitaires de ces pratiques. En se basant sur cette logique de la représentation des pratiques, on voit bien l’analogie entre le mimétisme au niveau des pratiques sociales et celui au niveau des pratiques esthétiques : la Turquerie de Covielle, qui se passe dans la maison de la famille, n’est autre chose qu’un jeu illusoire, une bouffonnerie, voire une fiction, qui sert à amuser les spectateurs savants et distingue ceux qui s’aperçoivent de l’illusion produite par le metteur en scène de ceux qui ne s’en rendent pas compte. La Turquerie de Molière, mise en scène dans la maison royale, montre ainsi que la turquerie est un mimétisme du signe de pouvoir royal qui essaie d’imiter les pratiques sociales et esthétiques du roi français, mais qui ne fait 32 Ibid., p. 324. 33 Ibid., V, scène dernière, p. 335. Jörn Steigerwald 136 que distinguer le dernier en montrant l’incapacité des actions turques. Mais en tant que pratique esthétique, la turquerie a la possibilité de plaire au roi, même si cette signification de la turquerie va de pair avec un dernier décalage : le décalage entre une alliance turque, c’est-à-dire un commerce avec les turcs, et la turquerie comme un modèle esthétique, présenté pour l’amusement des spectateurs. Il en résulte deux conséquences : par leurs manières, les turcs ont bien montré qu’une turquerie n’est autre chose qu’un jeu illusionniste, un signe de pouvoir vide qui ne sert qu’à amuser le spectateur français et qui fait que toute affaire turque doit être considérée comme une affaire hors des affaires d’État. Mais en mettant la turquerie à sa propre place, à savoir dans le théâtre d’une maison royale, Molière accomplit plus que la restitution de la maison : il montre que la turquerie est en fin de compte une pratique esthétique française, car c’est lui qui met la turquerie en scène d’une manière exemplaire. De plus, Molière restitue non seulement l’ordre de la maison en réglant le système des alliances familiales, mais il restitue aussi l’ordre de la « Carte de Tendre » en donnant à la fin du Ballet des nations la parole sur les questions d’amour à un couple français qui célèbre les plaisirs qu’on trouve dans l’amour français. En fin de compte, il bâtit la maison du roi en construisant un lieu réel et imaginaire qui donne lieu à un portrait du roi comme signe du pouvoir absolu, du moins selon la fantaisie de ses sujets. 4. La relation entre la maison privée et la maison royale Il reste à savoir pourquoi Molière combine la maison de ville et la maison royale. Ou pour être plus précis : qu’est-ce qui résulte de cette mise en relation de la maison de ville et de la maison royale pour la conception de la comédie de Molière et pour l’esthétique galante ? Nous avons depuis longtemps l’habitude de considérer la comédie L’École des femmes comme la première grande comédie de Molière, car elle unit en elle toutes les qualités de la haute comédie, à savoir la concentration sur un caractère ainsi que la mise en scène d’un espace intérieur. L’École des maris devient de ce point de vue une première approche de la haute comédie, car elle met déjà sous les yeux des spectateurs l’espace intérieur de la maison en négligeant encore le caractère du père. A cela s’ajoute le fait qu’avec ces deux comédies Molière a rompu avec la tradition de la farce, voire avec celle de la commedia dell’arte, en excluant de la comédie toutes les figures burlesques et en inventant une comédie qui suit les traces de la comédie antique, surtout celle de Térence, et qui respecte ainsi les règles d’Aristote concernant le théâtre. De la maison de ville à la maison royale 137 Néanmoins, il me semble qu’une telle perspective sur l’inauguration de la comédie classique par Molière laisse hors de vue une autre tradition de la comédie, à savoir la tradition de la « commedia erudita », inventée par l’Arioste au début du XVI e siècle en Italie. 34 Cette tradition de la comédie érudite était bien connue en France au XVII e siècle, comme le montre par exemple la « querelle des Suppositi », qui sera donnée à l’Hôtel de Rambouillet en 1639 ainsi que le quatrième discours de Guez de Balzac, Réponse à deux questions ou du caractère et de l’instruction de la comédie, publié dans les Œuvres diverses en 1644. 35 S’y ajoute le fait que, et dans la « querelle des Suppositi », et dans la « querelle de L’école des femmes », on discute le problème des obscénités des comédies ainsi que l’imitation de la vie privée et, par ce biais, la mise en scène d’une médiocrité dorée de la pratique sociale, une médiocrité dont le raisonneur devient le porte-parole dans la comédie de Molière. Il s’ensuit que Molière inventa plus précisément la comédie classique en se référant à deux modèles classiques de la comédie, à savoir à la comédie antique de Térence et de Plaute ainsi qu’à la comédie érudite de l’Arioste. Ce faisant, Molière renvoie aux grandes disputes qui sont à l’origine de la formation du goût classique et s’oriente vers le goût galant de son temps, un goût qui se manifeste surtout à l’occasion des Plaisirs de l’île enchantée pendant laquelle l’esthétique de l’Arioste brillait de toutes ses splendeurs à la cour française. Or, ce sont ces Plaisirs de l’île enchantée qui soulèvent un problème fondamental de la comédie de Molière avec l’interdiction de la première version du Tartuffe. C’est justement en 1669, un an avant la première du Bourgeois gentilhomme, que la troisième version du Tartuffe est présentée au public et connaît un immense succès. Si on regarde alors la comédie-ballet du Bourgeois gentilhomme de nouveau en la comparant à L’École des femmes et au Tartuffe, on remarque facilement que Molière inventa une deuxième fois un modèle de la comédie, un modèle qui sert à amuser « la cour et la ville » et qui met en scène le fantasme du corps royal. Ce nouveau modèle de la comédie peut être 34 Voir aussi mon article « De la comédie érudite à la Comédie de salon ». 35 Sur la « querelle des Suppositi » voir Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France des origines jusqu’à la fin du XVIII e siècle, Paris, Éditions des Presses modernes, 1939, pp. 39-40 et idem, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, pp. 263-264. Voir également Zobeidah Youssef, Polémique et littérature chez Guez de Balzac, Paris, Nizet, 1972, pp. 188-211 ; Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français, Genève, Droz, 1988, pp. 87-88: Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, pp. 82-85 et Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, 81 (2013), Le temps des querelles, dir. Jeanne-Marie Hostiou, Alain Viala, pp. 173-183. Jörn Steigerwald 138 considéré comme une comédie de la maison royale ou plus précisément, comme une comédie royale - si j’ose dire -, car elle combine la représentation de la vie privée des bourgeois et la mise en scène du pouvoir royal en alliant la maison de ville du bourgeois à la maison royale du roi. Or, Molière va plus loin, car il donne une deuxième réponse à la question de savoir s’il faut opter pour l’esthétique de l’Arioste ou pour celle du Tasse. 36 En écrivant L’École des femmes, il décida de prendre le parti de l’Arioste en suivant les traces de la comédie érudite et en se référant à la première esthétique galante établie par Balzac et Chapelain. Le Tartuffe et Le Bourgeois gentilhomme donnent, par contre, une autre réponse à la même question, car Molière ne prend plus le parti de l’un ni de l’autre, mais il intègre les deux esthétiques jadis antagonistes dans ses pièces pour créer une nouvelle conception du genre. Cette nouvelle comédie met en scène la vie privée des bourgeois et mène, par ce biais, le spectateur à la vertu, mais elle met aussi en relief le portrait du roi et le fantasme du corps royal. 37 La comédie aussi bien que la comédie-ballet servent alors à plaire au public de « la cour » et de « la ville », mais elles rendent aussi visibles et le pouvoir royal français et ses formes du mimétisme, comme le montre clairement la turquerie à la fin du Bourgeois gentilhomme. Même si le roi ne danse plus, toutes les nations dansent sur la scène de la maison royale selon le goût du roi et pour son plaisir. Bref, l’esthétique galante éclate dans toute sa magnificence dans la maison de ville et dans la maison royale afin de souligner le pouvoir du roi et les compétences des sujets du roi dans le « monde ». 36 Voir aussi Jörn Steigerwald, « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’esthétique de l’Arioste et celle du Tasse », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XL, n o 79 (2013), pp. 233-259. 37 Le portrait du roi se manifeste d’une manière évidente dans le Livret du Bourgeois gentilhomme, car les deux frontispices montrent le Château de Versailles et non pas celui de Chambord, c’est-à-dire que les images données substituent à l’espace réelle de la représentation à Chambord l’espace sociale de la Cour de France et présentent ainsi un signe de pouvoir absolu du roi français. Voir figures 2 et 3. De la maison de ville à la maison royale 139 Figure I : Carte de Tendre Jörn Steigerwald 140 Figure 2 : Frontispice 1 du Livret du Bourgeois gentilhomme De la maison de ville à la maison royale 141 Figure 3 : Frontispice 2 du Livret du Bourgeois gentilhomme Jörn Steigerwald 142 Illustrations Fig. 1 : Carte de Tendre, signée F.C. (François Chauveau) (B.N.F., Estampes). (Clélie, I, p. 179) Fig. 2 et 3 : Frontispices du Livret : Le Bourgeois Gentil-Homme, Comédie- Ballet, Donnée par le Roy à toute sa Cour dans le Château de Chambord, au mois d’Octobre 1670. Paris, Ballard, 1670, s.p. PFSCL XLI, 80 (2014) Phébus/ Apollon - Le Bernin, Poussin et Carlo Maratta E LISABETH O Y -M ARRA (U NIVERSIT É DE M AYENCE ) Comme on le sait, une des représentations du pouvoir à l’époque classique a recours au personnage du dieu Apollon. Phébus Apollon, le dieu du jour, cet archer invincible et joueur de lyre, réunit de nombreuses qualités que les princes du XVII e siècle s’appropriaient également volontiers. Sur d’innombrables représentations et « imprese », Apollon symbolise la lumière de Phébus, le point culminant de la journée. C’est lui qui aide la vérité à se faire jour, et grâce à sa lumière le bien a le droit de chasser les ténèbres avec ses craintes et ses chimères. Il est celui qui conduit les Muses et passe pour un tireur hors pair. Dans son double rôle de tireur et de musagète, ce personnage de lumière mythique devint dès l’Antiquité tardive un modèle d’identification du souverain idéal qui utilise ses armes pour combattre ses ennemis et sait rétablir l’harmonie de l’Etat avec le jeu de sa lyre. 1 Au XVII e siècle, Louis XIV n’est pas le seul à citer Phébus Apollon en exemple. Tout comme Hercule, Apollon fait partie des personnages imaginaires qui seront emblématiques pour beaucoup de princes européens. L’on pourrait également interpréter le dieu comme une figure discursive grâce à laquelle les principes du « bon gouvernement » pouvaient être placés à un niveau symbolique. En associant la représentation d’Apollon à sa personne, le prince pouvait facilement incarner ces principes et s’en servir pour faire valoir sa revendication politique aux yeux des autres princes européens. Ainsi Philippe II l’a choisi pour objet de ses « imprese » 2 , et dans les jardins des 1 Ernst Kantorowicz, « On Transformation of Apolline Ethics », dans Selected Studies, New York, Locust Valley, 1965, pp. 399-408. 2 Pour Philippe II voir Jacobus Typotius, Symbola Divina et Humana Pontificium Imperatorem Regum, Prag, 1601-1603, réimpression : Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1972, pp. 67-68 ; pour l’iconographie d’Apollon voir les nombreux plafonds à Rome au début du XVII e siècle et les études de Sabine Brevaglieri, Palazzo Verospi al Corso, Milan, Libri Schewiller, 2001 ; Ralph Ubl, « Guido Elisabeth Oy-Marra 144 cardinaux-neveux Scipion Borghèse et Pietro Aldobrandini, il apparaît dans les fresques de Guido Reni et Domenichino comme donneur de lumière, tireur et musagète. En France, le personnage a été exploité bien avant Louis XIV par Nicolas Fouquet, qui avait choisi le palais d’été d’Apollon tel qu’il est décrit par Ovide pour décorer la coupole dans le « grand salon » de son château à Vaux-le-Vicomte. 3 Louis XIV enfin devait placer toute sa régence sous le signe du dieu de la lumière, en se positionnant comme le Roi-Soleil. 4 Il y a cependant un domaine où l’apparente omnipotence de Phébus Apollon atteint ses limites : l’amour. Cela se reflète surtout dans une de ses aventures amoureuses décrites par Ovide, en l’occurrence avec la belle nymphe Daphné dont le jeune dieu est tellement épris qu’il emploie tout son pouvoir et toute sa force physique pour en faire son amante. Cependant, ses sentiments et son désir sont voués à l’échec dès le départ. Une des flèches de Cupidon, envoyée par vengeance, a enflammé le cœur du dieu, tandis qu’une autre refroidissant la capacité d’amour a été dirigée en même temps vers Daphné. C’est ainsi que la nymphe, poursuivie par le dieu juvénile brûlant d’amour, ne voit pas d’autre solution que de changer d’aspect pour se transformer en laurier. Elle se soustrait définitivement à sa cour en franchissant une limite rédhibitoire, laissant le dieu seul en proie à son désir. Ovide raconte cette histoire dans le premier livre des Métamorphoses, juste après la victoire d’Apollon sur le serpent Python. Celle-ci a rempli le jeune Renis Aurora. Politische Funktion, Gattungspoetik und Selbstdarstellung der Malerei im Gartenkasino der Borghese am Quirinal », dans Jahrbuch des Kunsthistorischen Museums Wien, I, Anton Schroll & Company, 1999, pp. 209-241 ; Elisabeth Oy-Marra, Profane Repräsentationskunst in Rom von Clemens VIII. Aldobrandini bis Alexander VII. Chigi. Studien zur Funktion und Semantik römischer Deckenfresken im höfischen Kontext, Berlin, 2005, pp. 47-157. 3 Alain Mérot, « Temple des Muses, Palais du Soleil : les plafonds peints par Charles Le Brun au château de Vaux-le-Vicomte », dans Chantal Grell et Klaus Malettke (éds.), Les années Fouquet : politique, société, vie artistique et culturelle dans les années 1650, Münster, 2001, pp. 111-123. 4 Voir Nicolas Milovanovic, « Les métamorphoses de l’image royale », dans Nicolas Milovanovic, Alexandre Maral, Louis XIV. L’homme et le roi, Paris, 2009, pp. 34-41, ici p. 36. Le mythe d’Apollon se base sur la comparaison avec la lumière. L’image fut choisie par le roi lui-même, en 1662, pour sa devise officielle montrant le soleil éclairant la terre avec les mots « Nec pluribus impar ». Voir par exemple le plafond de la galerie d’Apollon peint par Charles Le Brun ou le plafond du salon d’Apollon par Charles de la Fosse et Gabriel Blanchard et Le Parnasse français par Louis Garnier, en outre Simon Curè et Augustin Pajou pour le jardin du château de Versailles ; voir Alexandre Maral, Le Parnasse français, ibid., p. 382. Phébus/ Apollon 145 dieu d’une telle fierté qu’il s’en vante ensuite devant un autre archer, le jeune Cupidon, à qui il conteste même le droit de porter les armes : « Faible enfant, lui dit-il, que prétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton bras efféminé ? Elles ne conviennent qu’à moi, qui puis porter des coups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mes ennemis, et qui naguère ai percé d’innombrables traits l’horrible Python qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d’arpents de terre. Contente-toi d’allumer avec ton flambeau je ne sais quelles flammes, et ne compare jamais tes triomphes aux miens ». (Met. I.456-463) Face à ce fanfaron impétueux et imprudent, le fils de Vénus n’hésite pas longtemps et envoie dans la moelle du dieu fougueux une flèche dorée qui enflamme son amour pour la nymphe Daphné, tandis qu’une autre flèche alourdie de plomb chasse les sentiments de celle-ci. Un exemple qui, une fois pour toutes, est censé montrer lequel des deux archers est le plus puissant. Finalement, le dieu doit s’incliner, tout en continuant à aimer l’arbre en lequel s’est transformée la nymphe, comme le souligne Ovide. Puisqu’il n’a pas pu en faire son amante, il destine les branches toujours vertes à orner ses cheveux, sa lyre et son carquois, son échec lui accordant finalement l’attribut de la couronne de laurier. 5 Cet épisode, généralement interprété comme la source textuelle de la couronne de laurier, vise bien plus que le simple échec d’une aventure amoureuse. Le jeune Cupidon attiré par les choses de la vie, certes jolies mais quelque peu accessoires, confronte Apollon, archer apparemment omnipotent, à ses limites et lui fait découvrir de manière assez brutale l’importance réelle de l’amour. Depuis Pétrarque, ce récit a également été lu comme mythe fondateur de la poésie. Celle-ci se définit alors comme un art rétrospectif, qui est tourné vers le passé et se nourrit de l’absence de la bienaimée, tout en la transformant ensuite en poésie. 6 5 Ovide, Métamorphoses I, pp. 557-560. 6 Petrarca, Canzoniere, VI, 12-14 : « sol per venir al lauro onde si coglie / acerbo frutto, che le piaghe altrui / gustando affligge più che non conforta » ; voir Marga Cottino-Jones, « The Myth of Apollo and Daphne in Petrarch’s Canzoniere : The Dynamics and Literary Function of Transformation », dans Aldo Scaglione, Francis Petrarch : Six Centuries Later, Chapel Hill, 1975, pp. 152-76 ; Sara Sturm-Maddox, Petrarch’s Metamorphoses : Text and Subtext in the Rime sparse, Columbia, 1985, chap. 2 ; Andrea Bolland, « Desiderio and Diletto : Vision, Touch, and the Poetics of Bernini’s Apollo and Daphne », The Art Bulletin, LXXXII, 2000, pp. 309-330, ici pp. 313-318. Au sujet des multiples références à Daphné et sa transformation en laurier dans l’œuvre de Pétrarque, voir Karlheinz Stierle, Francesco Petrarca. Ein Intellektueller im Europa des 14. Jahrhunderts, München, 2003, pp. 487-491, à propos d’Apollon comme alter ego du poète, pp. 514-518. Elisabeth Oy-Marra 146 Notons que ce mythe jouit d’un intérêt particulier dans l’art du XVII e siècle. Le Bernin, Poussin et Carlo Maratta l’ont largement représenté dans la sculpture et la peinture. Bien que les exemples de mon choix n’aient pas été réalisés en France, ils y ont été reçus et commentés, le tableau de Maratta étant même dédié au roi Louis XIV. Nous allons maintenant chercher à savoir si l’échec amoureux d’Apollon, qui produit toutefois quelque chose de nouveau, aborde aussi la question du pouvoir. Tous les artistes évoqués ont traité ce sujet en l’associant au mythe fondateur de la poésie. En reprenant les arguments du Paragone, ils traduisent alors ce mythe par la sculpture et la peinture. Puisqu’il s’agit là aussi du pouvoir de l’artiste, la représentation de l’échec apollinien peut à mes yeux passer pour une réflexion sur les médiums de la représentation et leurs limites, réflexion qui exprime en même temps l’auto-affirmation de l’artiste. Selon Andrea Bolland et Christiane Kruse, la fameuse sculpture réalisée par le Bernin pour Scipion Borghèse serait une allégorie de la sculpture, grâce à laquelle le Bernin ne se serait pas seulement recommandé à Scipion Borghèse, mais aussi à son futur commanditaire Maffeo Barberini (fig. 1). 7 L’on sait que Scipion Borghèse était le donneur d’ordre du groupe sculpté d’Apollon et Daphné exécuté par le Bernin. Les trois groupes sculptés destinés à la villa du cardinal-neveu sur le Pincio furent terminés en 1625. Par conséquent, la réalisation du groupe tombe précisément dans les premières années du pontificat d’Urbain VIII qui devint pape en 1624. Celui-ci compta parmi les premiers contemplateurs de l’œuvre et formula un distyche, afin d’interpréter la nudité sensuelle du groupe de manière à ce qu’elle ne paraisse pas trop compromettante dans la villa d’un cardinalneveu. D’après les sources, ce jugement fut prononcé dans le contexte d’une visite du pape accompagné de l’ambassadeur français, le cardinal Escou- 7 Andrea Bolland, « Desiderio and Diletto : Vision, Touch, and the Poetics of Bernini’s Apollo and Daphne », The Art Bulletin, LXXXII, 2000, pp. 319-330 ; Christiane Kruse, « Parer viva oder die Kunst der (dis)simulazione im Barock : zu Gian Lorenzo Berninis Apoll und Daphne in der Galleria Borghese », dans Gundolf Winter, Jens Schröter, Christian Spies, Skulptur - zwischen Realität und Virtualität, München, Wilhelm Fink, 2006, pp. 155-176 ; voir aussi Geneviève Warwick, « Speaking Statues : Bernini’s ‘Apollo and Daphne’ at the Villa Borghese », Art History, 27 (2004), pp. 352-381. Pour l’histoire voir aussi Sabine Schulze, « Zwischen Innovation und Tradition : Berninis Apoll und Daphne », dans Städel- Jahrbuch, N.F. 14.1993 (1994), pp. 231-250 ; Kristina Herrmann-Fiore, « Apollo e Dafne » del Bernini al tempo del Cardinale Scipione Borghese », dans Kristina Herrmann Fiore, Cinisello Balsamo, Apollo e Dafne del Bernini nella Galleria Borghese, Milano, 1997, pp. 71-109 ; Anna Coliva, « Apollo et Dafne », dans Anna Coliva, Sebastian Schütze, Bernini scultore : la nascita del barocco in Casa Borghese, Rome, 1998, pp. 276-289. Phébus/ Apollon 147 bleau de Sordis, qui se serait montré choqué par l’érotisme manifeste du groupe. 8 C’est ce que relate Paul Fréart de Chantelou le 12 juin 1665 dans son journal de voyage du Bernin à Paris. Le Bernin cite cet épisode afin d’attirer l’attention sur le fait qu’il ne faudrait pas uniquement produire ce qui est agréable à tout le monde. 9 Les propos de Maffeo Barberini - « Quisquis amans sequitur fugitivae gaudia formae fronde manus implet baccas seu carpit amaras » (Celui qui aime et veut saisir avec ses mains les joies de la beauté éphémère les remplira de feuilles ou de baies amères) - renvoient moins à une simple interprétation morale de la métamorphose, comme on l’a souvent cru, mais suivent plutôt, comme Andrea Bolland l’a souligné, la tradition de Pétrarque. 10 Celui-ci avait déjà interprété le mythe d’une façon similaire. Dans le sixième poème de son Canzoniere, il dit : « Sol per venir al lauro onde si coglie / acerbo frutto, che le piaghe altrui / gustando affligge più che non conforta ». 11 Dans de nombreux autres poèmes, Pétrarque se réfère à ce mythe où Daphné, la protagoniste, se transforme selon lui - interprétation influencée par son propre amour pour Laure - d’un objet de désir en une autre présence : le laurier, sacré aux yeux des poètes, la poésie même. 12 Voici dès le départ le contexte d’interprétation du mythe dans lequel s’inscrit également l’œuvre du Bernin. Malheureusement, nous ne pouvons pas davantage considérer le fait que Pétrarque et Maffeo Barberini ne marquent que le début et la fin de la même tradition à laquelle d’autres appartiennent aussi, notamment le poète Giambattista Marino. 13 Dans la réaction du pape-poète, on voit que le groupe sculpté cristallise enfin toute 8 Voir Rudolf Preimesberger dans Coliva et Schütze, 1998, p. 9 ; idem, « Themes of Art and Theory in the Early Works of Bernini », dans Irving Lavin, Gian Lorenzo Bernini : New Aspects of His Life and His Thought, The Pennsylvania State University Press, 1985, pp. 1-18. À propos des sculptures Borghese de Bernini : Antikenrezeption im Hochbarock, ed. par Herbert Beck et Sabine Schulze, Berlin, 1989, pp. 122-124. 9 Journal de voyage du cavalier Bernin en France de Paul Fréart de Chantelou, éd. de Milovan Stanic, Paris, 2001, voir vendredi 12 juin 1665. 10 L’inscription a été complétée en 1625 ; voir Filippo Baldinucci, Vita di Gian Lorenzo Bernini, éd. par Sergio Samek Ludovici, Milano, Edizioni del Milione, 1948, p. 79 ; Bernini in Paris (note 9), pp. 30-31 ; Andrea Bolland, Desiderio and Diletto, pp. 311-312 et 316. 11 Petrarca, Canzoniere, VI, 12-14. 12 Voir Karlheinz Stierle, Petrarca (note 6). 13 Giambattista Marino, « Dafni », dans La sampogna, Paris, 1620, Parma, 1993, p. 363 ; voir Howard Hibbard, Bernini, New York, Penguin, 1965, pp. 235-236 ; Andrea Bolland, « Vision, Touch, and the Poetics of Bernini’s Apollo and Daphne », pp. 313-315 ; note 8. Elisabeth Oy-Marra 148 une concurrence dans la lecture du mythe qui se joue ici entre un sculpteur, un poète éminent et un contemplateur influent. Le Bernin y participe aussi à sa propre manière. Bien que sa sculpture reste très proche de la tradition picturale, qui, comme le montre une gravure de Cherubino Alberti d’après Polidoro da Caravaggio (fig. 2), se concentre sur le moment de la poursuite de la nymphe par Apollon et sur sa métamorphose progressive, il crée de nouvelles normes, et cela non seulement par sa mise en scène sculpturale du moment transitoire. Contrairement à la représentation de Polidoro da Caravaggio, la métamorphose devient elle-même le sujet de la sculpture. En contournant le groupe, on a l’impression que le marbre se transforme devant les yeux effrayés du contemplateur en chair et en souffle, puis, ultime gradation, en feuillage de laurier. 14 D’habitude, ce groupe est représenté par toutes les facettes s’offrant au contemplateur qui contourne la sculpture. Ces étapes suivent généralement la chronologie de la poursuite. Il faut toutefois tenir compte du fait que le groupe n’était initialement pas exposé au milieu de la pièce comme aujourd’hui, mais se trouvait placé devant le mur latéral. 15 Vu de côté, le dieu semble en effet encore vouloir rattraper la nymphe (fig. 3), tandis que de face, l’on peut distinguer sa main posée sur une hanche qui, elle, est déjà devenue écorce d’arbre (fig. 1). Ces impressions peuvent néanmoins renvoyer à deux aspects différents de la chasse-poursuite malheureuse. De face, nous voyons bien que le dieu veut toucher de la main l’objet de son amour, mais n’arrive plus à toucher la chair nue, l’écorce protégeant son corps. De côté par contre, nous voyons toute la distance qui sépare encore sa main demandeuse de la bien-aimée. A travers ce décalage, le Bernin réussit finalement à représenter tout le paradoxe de cette poursuite. Dans plusieurs poèmes, Pétrarque avait déjà souligné la distance entre les amants, la tension entre la vision et le désir de toucher. Comme l’a souligné Adelia Noferi, Pétrarque voit dans la vue (visus) un moyen de mesurer la distance d’avec l’objet aimé. Tout autre est le toucher (tactus) érotique qui permet plutôt de réduire au minimum « l’aria », la distance entre les amants, et d’assouvir le désir. 16 Ainsi le formule par exemple le poème 129 du Canzoniere : « Indi i miei danni a misurar con gli occhi / comincio, e ‘ntando lagrimando sfogo / di dolorosa nebbia il cor condenso / alor che io miro et penso / quanta aria dal bel viso 14 Pour une description en détail voir Christiane Kruse, « Parer viva » (note 1). 15 Voir Kristina Herrmann-Fiore, ‹ Apollo e Dafne › del Bernini al tempo del Cardinale Scipione Borghese, note 7 ; et Kathrin Kalveram, Die Antikensammlung des Kardinals Scipione Borghese, Worms, Wemersche Verlagsgesellschaft, 1995. 16 Adelia Noferi, « Il Canzoniere del Petrarca : Scrittura del desiderio e desiderio della scrittura », Paragone Letteratura, 296 (1974), pp. 8-9. Phébus/ Apollon 149 mi diparte / che sempre mi è sì presso et sì lontano ». 17 Le Bernin se sert alors de la vue et du toucher (visus et tactus) de manière à ce que la distance, « l’aria » qui sépare ce couple inégal, devienne justement visible malgré toute la proximité apparente. 18 En tentant d’attraper la nymphe dans une course rapide, Apollon garde les yeux fixés sur elle, tandis que sa victime lui oppose un regard effrayé qui révèle définitivement la distance émotionnelle entre eux. Bien que le geste d’Apollon puisse créer un semblant de proximité, il n’arrive pas à atteindre la nymphe, mais seulement l’écorce du laurier qui commence à envelopper le corps de Daphné. Le désir exprimé dans les yeux et le geste freiné deviennent alors ici les signes d’un amour impossible, dont la seule issue réside dans la métamorphose radicale de la bien-aimée. Alors que le regard ose encore espérer, la main révèle définitivement la certitude de l’inatteignable. Comme on le sait, le Bernin a reconnu à la sculpture le mérite de pouvoir surmonter la « difficultà » de rendre le marbre maniable comme de la cire. 19 Devant les yeux du contemplateur a lieu en effet une métamorphose qui n’est pas seulement substantielle, mais aussi purement matérielle. Sous les mains du Bernin, le marbre semble devenir chair et sang, les personnages se présentent comme des êtres vivants, et le contemplateur devient enfin le témoin qui voit le corps de la nymphe se transformer en arbre. Andrea Bolland a montré à quel point le Bernin a pu contredire par cette sculpture les arguments convenus du Paragone. Un des principaux arguments avancés en faveur de la sculpture dans ce contexte de la rivalité des arts, était celui de présenter celle-ci comme le véritable art de l’imitation, puisque le toucher, contrairement à la vue (visus) ne pouvait pas être sujet à l’erreur. Les adversaires répondaient alors que les moyens de la sculpture étaient bien trop proches de l’objet, la « difficultà », à savoir la difficulté par 17 Petrarca, Canzoniere, CXXIX, 56-61. 18 Sur le « Paragone » voir Claire J. Farago, Leonardo da Vinci’s ‹ Paragone › : A Critical Interpretation with a New Edition of the Text in the ‹ Codex Urbinas ›, Leiden [et al.], Brill, 1992 ; Rudolf Preimesberger, « Paragone-Motive und theoretische Konzepte in Vincenzo Giustinianis Discorso sopra la Scultura », dans Silvia Danesi Squarzina, Caravaggio in Preussen : die Sammlung Giustiniani und die Berliner Gemäldegalerie, Mailand, Electa, 2001, pp. 50-56 ; Alessandro Nova, « Paragone-Debatte und gemalte Theorie in der Zeit Cellinis », dans Alessandro Nova, Anna Schreurs (éds.), Benvenuto Cellini : Kunst und Kunsttheorie im 16. Jahrhundert, Köln [et al.], Böhlau, 2003, pp. 183-202. 19 « Questo […] esser il pregio maggiore del suo Scalpello, con cui vinto haveva la difficultà di render il Marmo pieghevole come la cera … » citation d’après Domenico Bernini, Vita del Cavalier Giovanni Lorenzo Bernini, 1713, Perugia, 1999, p. 149. Elisabeth Oy-Marra 150 rapport à la peinture, étant par conséquent moins grande. 20 Sperone Speroni par exemple avait déclaré que la sculpture imitait le corps simplement par d’autres corps. Elle était donc inférieure à la peinture qui pouvait, à travers la ligne et la surface, imiter aussi bien des corps que la troisième dimension. 21 Ce genre d’observations se retrouvait dans de nombreuses autres sources : dans la perspective de la peinture, la sculpture était considérée comme le médium du factuel, tandis que la peinture s’assurait le privilège de créer fiction et illusionnisme. Lorsque le Bernin fait toucher par la main d’Apollon la hanche de sa bien-aimée déjà recouverte de l’écorce du laurier, il souligne que le toucher peut certes nous faire accéder à la certitude, mais reste ici dans une opposition au regard. Ceci accentue l’illusion d’Apollon qui - tout comme le Narcisse du Caravage - se méprend sur la réalité. 22 Cette toile de fond permet de mieux comprendre l’argumentation de la sculpture du Bernin. Il travaille le marbre d’une manière qui se rapproche des possibilités illusionnistes de la peinture, tout en rivalisant clairement avec la poésie, puisqu’il exprime ces formes de la représentation immatérielle que Pétrarque avait décrites par la notion de « l’aria ». Le groupe sculpté gravé par Nicolas Dorigny (fig. 4) et réalisé en collaboration avec le poète Maffeo Barberini qui avait accédé au trône papal au moment où l’œuvre fut achevée, semble être alors une tentative d’affirmer la sculpture au début du pontificat d’Urbain VIII comme un médium égal, sinon supérieur à la poésie. 23 Cette représentation correspond à une fiction qui part du regard, mais ne résiste pas à la vérification par le toucher. La métamorphose qui intervient au moment du geste vérificateur ne reflète pourtant pas seulement le désir freiné d’Apollon, elle est à l’origine de fruits inattendus et nouveaux : le laurier qui devra, sous la forme d’une couronne, orner finalement les héros et les poètes. Appliqué au groupe sculpté, cela signifie que le désir naissant d’Apollon a justement besoin, non pas d’être assouvi mais d’échouer, pour créer quelque chose de nouveau qui exige sa propre sphère et ne se laisse pas fonctionnaliser. Rappelons-nous l’observation faite par Chantelou, selon laquelle le Bernin aurait dit à propos de son débat avec l’ambassadeur français, qu’il ne fallait 20 Andrea Bolland, 2000, pp. 318-323. 21 Sperone Speroni, « Discorso in lode della pittura », dans Paola Barocchi, Scritti d’arte del Cinquecento, vol. I, Milano, 1971, p. 1002. 22 Andrea Bolland, 2000, p. 322. 23 Pour les relations entre Bernin et le pape Urbain VIII voir Sebastian Schütze, « Urban VIII », dans Anna Coliva, Sebastian Schütze, 1998, note 7, pp. 242-251 ; Sebastian Schütze, Kardinal Maffeo Barberini, später Papst Urban VIII., und die Entstehung des römischen Hochbarock, München, Hirmer, 2007. Phébus/ Apollon 151 pas plaire à tout le monde. 24 Peut-être le sculpteur voulait-il, à travers son œuvre sculptée, affirmer l’art comme quelque chose qui se situe au-delà des intentions de ceux qui ont participé à la création. Dès lors, Apollon devient aussi l’artiste dont le désir a finalement déclenché le procès de la métamorphose. Au cours de la réception du groupe sculpté, c’est surtout le sujet de la gloire - la gloire de la poésie et celle obtenue grâce à la poésie - qui jouera un rôle important. Dans la voûte que Giovan Francesco Romanelli a décorée entre 1646 et 1647 dans la Galerie Mazarine située dans l’hôtel homonyme de la rue Richelieu (fig. 5), le peintre romain a dédié un large panneau à cette métamorphose pour introduire tout le programme pictural. 25 Il reste en quelque sorte fidèle au groupe sculpté du Bernin au sens où la position des deux acteurs est encore proche du modèle. En revanche, ici Apollon ne touche pas le corps de la nymphe désirée, mais plonge voluptueusement ses mains dans les premières feuilles du laurier. Ce geste souligne que Romanelli et son commanditaire Mazarin, contrairement au Bernin, ne s’intéressent pas prioritairement à l’art et à ses miracles, mais à la gloire qui en découle. La position exposée qui revient ici au mythe rien que par sa représentation bien en vue au plafond, pourrait alors renvoyer à la poésie héroïque dont les sujets sont présentés de manière parlante. En ce sens, le Bernin et Romanelli poursuivent des concepts très différents à travers leurs mises en scène de cet épisode si complexe de la vie d’Apollon. Tandis que le Bernin comprend son art comme la transformation des pulsions humaines en une nouvelle réalité, Romanelli reste dans l’anecdotique et interprète le récit comme le mythe fondateur de la plante qui fera la gloire des puissants : l’art est donc défini comme le médium de cette gloire. Poussin s’est également consacré à ce mythe dans deux versions très différentes : dans ses premiers travaux, et dans sa période tardive (fig. 6). S’il s’appuyait d’abord sur la tradition de la nymphe poursuivie, tout en introduisant le personnage malicieux d’Eros afin d’évoquer sa vengeance, sa version tardive du thème - la dernière peinture de Poussin qui allait appartenir au cardinal Massimi - présente une toute autre interprétation du 24 Bernini (note 9). 25 Madeleine Laurain-Portemer, « Le Palais Mazarin et l’offensive baroque de 1645- 1650 d’après Romanelli, P. de Cortone et Grimaldi », Gazette des Beaux-Arts, 115 (1973), pp. 151-168 ; Elisabeth Oy-Marra, « Zu den Fresken des Parnaß und des Parisurteils von Giovanni Francesco Romanelli in der Galerie Mazarin in Paris », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 57 (1994), pp. 170-200. Elisabeth Oy-Marra 152 sujet. 26 Ce tableau, aujourd’hui conservé au Louvre, montre Apollon sur le côté gauche en observateur contemplatif dont le regard fixe bien l’objet de son désir, Daphné, sans que l’on perçoive le moindre mouvement. Il est tellement absorbé qu’il ne voit pas approcher le dieu Mercure. Celui-ci lui dérobe une flèche dans son carquois, tandis que, devant ses yeux, le jeune Eros tire une flèche de plomb sur la nymphe. La représentation inhabituelle de Mercure en train de voler dont Erwin Panofsky a illustré un passage tiré des Eikones de Philostrate 27 , a été interprétée par Oskar Bätschmann comme une référence au mutisme d’Apollon, les flèches étant des métaphores adaptées pour symboliser les outils de la parole, à savoir les mots. 28 Ici, nous ne pouvons hélas approfondir davantage l’iconographie de la peinture. Il est toutefois frappant de voir à quel point Poussin s’éloigne de la tradition iconographique et textuelle du mythe. Ce n’est pas la poursuite qui y est représentée, mais l’obsession d’Apollon pour la nymphe qui ne répond pourtant pas à son regard. La distance d’avec le texte d’Ovide est alors telle que Poussin ne prend même pas en compte la succession des différentes actions, mais montre au contraire le dieu déjà couronné de laurier, bien que Daphné, assise en face de lui, n’ait même pas encore changé d’aspect. De plus, le dieu charmé est représenté entouré de tous ses échecs amoureux. Sur l’arbre à sa gauche, l’on peut non seulement reconnaître le Python qu’il a vaincu, mais aussi la nymphe Mélia qui a failli être victime d’un viol commis par le dieu. A l’arrière-plan se tient Hyacinthe transformée en fleur, ainsi que le troupeau d’Admète qu’Apollon gardait. Par conséquent, la peinture semble représenter un souvenir de ses grandes amours avec, au centre, l’obsession d’Apollon pour la nymphe Daphné qui apparaît encore une fois dans son aspect originel devant le regard concentré du dieu. Oskar Bätschmann a interprété cette version rare du mythe comme une allégorie de la vue et - à cause du personnage central d’Apollon - comme une allégorie de la peinture qui, nous le savons grâce à de nombreuses indications du peintre, était considérée comme l’art du regard. 29 Celui-ci est de nature double : d’une part le regard naturel, de l’autre le regard réflexif, tourné 26 Huile sur toile, 155 x 200 cm ; donnée par Poussin 1664 au futur cardinal Massimi (1620-1677) ; voir Nicolas Poussin (1594-1665), éd. par Pierre Rosenberg et Louis- Antoine Prat, Paris, 1994, pp. 520-523. 27 Erwin Panofsky, « Poussin’s “Apollo and Daphne” in the Louvre », Bulletin de la Société Poussin, 3 (1950), pp. 27-41. 28 Voir Oskar Bätschmann, « Apollon et Daphné (1664) de Nicolas Poussin : le testament du peintre-poète », dans Alain Mérot, Nicolas Poussin (1594-1665), actes du colloque organisé au Musée du Louvre par le Service Culturel, du 19 au 21 octobre 1994, Paris, 1996, pp. 543-568. 29 Ibid., pp. 548-550. Phébus/ Apollon 153 vers l’intérieur. Contrairement au Bernin qui, dans sa version sculpturale, utilise le potentiel d’illusion de la vue comme argument du paragone en faveur de la sculpture, Poussin ne met pas l’accent sur l’illusion visuelle, mais sur le regard réflexif. Celui-ci ne s’arrête pas à la surface des choses, il est capable, grâce à la « memoria », de comprendre des liens plus complexes. Même si Apollon n’a d’yeux que pour Daphné, le contemplateur saisit la raison de son amour malheureux grâce au personnage d’Eros. Ainsi Poussin consacre-t-il son dernier tableau à une méditation sur une forme de vision qui ne triomphe pas superficiellement. C’est précisément la distance infranchissable entre le regard convoitant et son assouvissement par le toucher qui se révèle ici, et renvoie le regard à sa faculté de réflexion : dans l’éloignement important des deux protagonistes comme dans le regard détourné de Daphné. Poussin semble également faire référence à « l’aria » entre Apollon et Daphné, soulignée par Pétrarque, et se joindre à la distance du visage aimé, distance ainsi déplorée par le poète. 30 Cette approche ne décrit toutefois pas un simple triomphe de la peinture, mais une faculté réflexive qui laisse une place importante à la peinture, et au peintre un pouvoir visionnaire né de l’échec. Il est à supposer que le paragone avec la poésie ainsi peint par Poussin ait inspiré le débat quasi programmatique que Giovan Pietro Bellori consacrait au mythe fondateur de la poésie à travers l’exemple d’une peinture de Carlo Maratta (fig. 7). L’ouvrage paru en 1731 sous le titre « Dafne trasformata in lauro. Pittura del Signor Carlo Maratti dedicata a’ Trionfi di Luigi XIV il Magno. Descritta in una lettera ad un cavaliere forastiero » 31 appartient au même contexte que le tableau du même titre de Carlo Maratta commencé par le peintre romain en 1681 sur la commande de Colbert et qui était entré dans les collections royales en 1681. 32 Le tableau destiné au roi en personne - commande qui devait d’ailleurs valoir au peintre le titre de « peintre du 30 Petrarca, Canzoniere, voir plus haut note 6. 31 Giovan Pietro Bellori, « Dafne trasformata in lauro. Pittura del Signor Carlo Maratti dedicata a’ Trionfi di Luigi XIV il Magno. Descritta in una lettera ad un cavaliere forastiero », dans Ritratti di alcuni celebri pittori del Secolo XVII Disegnati, ed Intagliati in Rame dal Cavaliere Ottavio Leoni Con le Vite de’ medesimi tratte da vari autori … si è aggiunta la Vita di Carlo Maratta Scritta da Gio. Pietro Bellori fin dall’anno 1689…, Roma, 1731, pp. 147-251 ; voir aussi Corpus Informatico Belloriano, http: / / biblio.signum.sns.it, pp. 267-272. 32 Pour le tableau voir Antoine Schnapper, « La cour de France au XVII e siècle », dans Seicento. La peinture italienne du XVII e siècle et la France, Paris, La documentation française, 1990, pp. 423-437, pp 423-437 ; Dieter Graf, « Zu Carlo Marattas ‹ Apoll und Daphne › », dans Festschrift für Konrad Oberhuber, Electa, 2000, pp. 192-198. Elisabeth Oy-Marra 154 roi » - avait coûté trois mille livres. 33 Avant même de l’expédier en France, Maratta avait fait graver le tableau par Robert van Audenaerde, puis l’avait fait imprimer accompagné d’une dédicace à son ami Niccolò Maria Pallavicini. 34 Dans sa peinture, Maratta reprend à nouveau le fil iconographique de la chasse-poursuite, tout en plaçant Daphné au centre du tableau, tandis qu’Apollon se précipite sur elle par la gauche, et tente en vain de l’attraper en tendant le bras. Sa tête est entourée de l’auréole lumineuse de Phébus, et la vitesse de sa course se reflète dans le manteau gonflé par le vent. Daphné se trouve, elle, près de la rivière que représente son père Pélée. La poitrine de la nymphe se trouve déjà dans une forêt où se reposent trois nymphes visiblement perturbées par sa soudaine apparition. L’on voit également un deuxième dieu-fleuve, Apidane. La séparation du tableau en deux parties - une large plaine devant laquelle se tient Phébus Apollon, et la forêt avec ses habitants où Daphné trouve refuge - retrace habilement les domaines d’intervention des deux protagonistes. Si la lumière de Phébus se répand dans toute la plaine, elle ne sert plus à rien dans le taillis de la forêt qui offre sa protection à la nymphe en fuite. De cette manière, Maratta a aussi décrit la métamorphose comme une transition de la clairière vers la forêt, la limite étant tracée par le geste de refus véhément de Pélée. Avant même qu’Apollon ne la touche, Daphné a commencé à se transformer. De ses doigts poussent des branches de laurier qui font d’elle une habitante de la forêt. Au-dessus de la scène vole enfin le petit Eros, brandissant triomphalement les flèches et l’arc en signe de victoire. Dans son texte d’accompagnement, l’auteur des Vies des peintres et antiquaire Giovan Pietro Bellori écrit une dédicace très probablement adressée à Colbert, où il reprend d’abord le topos de l’éloge du souverain et prétend que Daphné se serait à nouveau transformée en laurier pour pouvoir dédier couronnes et feuilles aux victoires immortelles du roi. Cet éloge semble toutefois n’être qu’un prétexte pour Bellori dont le texte poursuit l’objectif principal de démontrer son interprétation de la peinture en tant que poésie. Contrairement aux contributions sculptées et peintes dans le contexte de la concurrence des arts, nous avons ici affaire à une tentative littéraire d’imposer la peinture comme médium autonome. Il n’est donc pas étonnant que Bellori - dont les Vies des peintres publiées en 1672 avaient déjà été dédicacées à Colbert - s’appuie sur un tableau avec le sujet mythologique 33 Le tableau fut doté de 3000 livres. Jules-Marie-Joseph Guiffrey, Comtes des Bâtiments du Roi sous le règne de Louis XIV, Paris, 5 vol., 1881-1901, II, col 107. 34 Kunstmuseum Düsseldorf Inv. Nr. KA[FP] 16606 D ; Graphische Sammlung der Albertina, Wien Inv. Nr. HB, 17. p. 96, b.N. 123, voir : Graf, 2000, fig. 2, note 6. Phébus/ Apollon 155 d’Apollon et Daphné. Tandis que le Bernin ou Poussin avaient implicitement exprimé le pouvoir revendiqué par le medium et, de ce fait, par l’artiste, il est maintenant clairement suggéré dans le texte. Remarquons l’association bien volontaire entre la gloire du souverain et la gloire du peintre : « Vorrei Signor mio », écrit Bellori pour qui un trait de pinceau serait plus parlant que mille mots, « tenerle compagnia in ammirare la fuggitiva ed in celebrare il nostro Apelle il Signor Carlo Maratti ». 35 La gloire du nouvel Apelle, comme il est écrit ensuite, est étroitement liée à celle du roi. Un peu plus loin, il écrit : « Essendo consacrata al Gloriosissimo Re Luigi XIV il Magno, l’istessa Dafne di nuovo si cangia in lauro dedicando corone e frondi immortali a’ suoi trionfi ». 36 En nommant le peintre avant le destinataire de la dédicace, Bellori sous-entend que ce n’est pas grâce à la main de celui-ci que Daphné peut à nouveau se transformer en ces branches et feuilles immortelles qui font la gloire du roi. Cette chaîne d’argumentation place la peinture au service des puissants dont la gloire en dépend largement. Après une description détaillée de toutes les parties du tableau, au cours de laquelle Bellori relève régulièrement les traits de caractère opposés de ses protagonistes, il aborde enfin, sous le titre « Invenzione », la comparaison entre la peinture et la poésie. 37 N’ayant pas l’intention de dévaloriser la poésie, il s’attache plutôt à mettre en valeur les atouts respectifs des deux arts. Renouant avec Léonard de Vinci, Bellori postule dès le départ que la peinture se distingue surtout par la simultanéité de la représentation, conduisant ainsi à l’unité de l’action et du mouvement dont ne dispose pas la poésie. Cela obligerait à se concentrer sur le moment le plus important de l’action qui permettrait néanmoins de représenter l’événement dans son intégralité. Maratta y réussirait en introduisant les personnages d’Eros triomphant et des dieux-fleuves de la Thessalie que le poète évoque à différents moments du récit. L’anachronisme qui en résulte pour la représentation permet, selon Bellori, de compléter la narration depuis le moment crucial de l’action. Contrairement à Léonard de Vinci, Bellori n’essaie pourtant pas de se servir des particularités de la peinture pour argumenter contre la poésie, il considère plutôt la peinture comme une poésie qui se sert d’autres moyens. Selon l’auteur, la poésie et la peinture s’adressent à des sens différents. Tandis que la peinture avec ses couleurs parle aux yeux, la poésie fait plutôt appel à l’ouïe. Bellori évoque ici en particulier toutes les sensations que la peinture n’était a priori pas habilitée à reproduire. Ainsi 35 Voir Bellori, « Dafne trasformata in lauro », dans Corpus Informatico Belloriano, http: / / biblio.signum.sns.it, Dedica, p. 255. 36 Ibid. 37 Sur le texte de Bellori et son intention de déterminer les sphères respectives de la poésie et la peinture voir aussi Bätschmann, 1996, p. 547. Elisabeth Oy-Marra 156 souligne-t-il par exemple la grande analogie avec la poésie, en évoquant la façon dont Maratta rend l’effet du vent dans le manteau d’Apollon ; de même les sensations intérieures exprimées dans la pâleur de Daphné et, a contrario, dans la rougeur d’Apollon. Bellori termine son argumentation en faisant référence au « disegno » et « colorito » du peintre grâce auxquels celui-ci aurait imité l’Antiquité et donné vie à ses personnages. Même si nous pouvons supposer que la description ne soit pas ultérieure à la création du tableau, mais plutôt le fruit d’une collaboration étroite avec Maratta, le long Discorso de Bellori ne contient rien de surprenant. Il ressemble davantage à une tentative d’introduire le tableau et son peintre dans le contexte de la conférence à l’Académie de Paris. 38 En revanche, l’on n’y trouve aucune allusion à l’interprétation que donne Pétrarque du mythe fondateur de la peinture. A en juger d’après le tableau, cette lecture n’est pourtant pas exclue. Maratta relève également la distance entre le jeune Apollon et Daphné, objet de son désir. Mais contrairement au Bernin et à Poussin, sa poursuite infructueuse entraîne son exclusion du groupe des dieux-fleuves et des nymphes, et la métamorphose de Daphné est une transition vers un endroit qui lui reste fermé. Le moment où il tient entre ses mains non pas le corps de sa bien-aimée, mais des branches et des feuilles comme l’Apollon du Bernin, ce moment n’est pas représenté ici. Le peintre accentue la distance rédhibitoire entre les deux personnages et attribue à la poésie un lieu protégé qui lui reste inaccessible. Comme nous le savons de nombreuses lettres, le tableau ne plut pas au roi. Il le fit emporter, d’abord dans l’appartement du dauphin, puis à Meudon et finalement au dépot de Versailles. Cela fit encore empirer les relations déjà tendues avec Rome et Maratta, en tant que curateur des collections du Vatican, interdit aux étudiants français de l’Académie de dessiner devant des originaux. Il y eut manifestement un malentendu dû au fait que le peintre n’avait pas suffisamment pris en compte les contraintes liées à la représentation du roi. Certes, le choix du thème se situait dans le contexte de la fusion des deux académies à Rome et à Paris, on ne peut 38 Alain Mérot, Les conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture au XVII e siècle, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996 ; Jacqueline Lichtenstein, Christian Michel (éds.), Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture : édition critique intégrale, Paris, 2006 ; pour le contexte voir Markus A. Castor, « Die Conférences der Académie royale de Peinture et de Sculpture und die Autonomie der Kunst : Kunstdialog als Agent historischer Entwicklung », dans Barbara Marx, Christoph Oliver Mayer, Akademie und/ oder Autonomie : akademische Diskurse vom 16. bis 18. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main [et al.], Peter Lang, 2009, pp. 141-236. Phébus/ Apollon 157 cependant guère s’étonner que dans un système de représentation du roi qui exprimait sa puissance par une métaphore de la lumière, l’épisode de l’échec d’Apollon remettait en question la puissance du roi. De plus, dans la tradition de Pétrarque, le personnage d’Apollon renvoyait à l’artiste qui ainsi se voyait accordé un grade bien trop élevé et, à un niveau métaphorique, concurrençait presque le roi. Ces raisons peuvent avoir mené au rejet du tableau et trouvent un écho dans les accusations selon lesquelles Maratta aurait eu un comportement d’une grande désinvolture à l’égard du roi. 39 Ces trois exemples sont censés montrer que le Bernin associe d’abord le mythe d’Apollon et Daphné avec le mythe fondateur de la poésie afin d’affirmer la sculpture comme un médium digne de la poésie. L’intérêt porte avant tout sur le pouvoir d’illusion de la sculpture qui, elle, fait allusion au pouvoir de l’artiste capable de l’engendrer. Dans ce travail majeur de la période tardive de Poussin se reflète clairement sa lecture de Pétrarque qui comprend la distance d’avec la bien-aimée comme l’expression du regard réflexif. Le Bernin tout comme Poussin nous présentent alors une approche de la création artistique ramenant indirectement l’œuvre à l’artiste, et accordant un pouvoir au medium qui peut provoquer l’illusion ou, au contraire, une révélation de liens complexes a priori incompréhensibles. Carlo Maratta attribue, lui aussi, dans sa peinture pour Louis XIV son propre espace à la poésie, alors que Bellori, son apologète, voit dans la peinture un medium puissant, étroitement lié à la gloire de ceux qui exercent le pouvoir. Il en 39 Jouin, 1889, p. 411, cit. d’après Schnapper, 1990, p. 430 : Le Brun à Charles Errard le 20 novembre 1678 : « Je crains que il ne soit pas de la gloire du Roy de marchander avec ces messieurs là, comme ferois un particulier, veu que le dessein que l’on a eu de les faire travailler est plus pour faire connoistre la grandeur de Sa Majesté que pour autres choses » ; Jouin, 1889, p. 412-413. Charles Le Brun à Charles Errard le 17 août 1680 : « … Ce n’est pas en cela seul que ses Messieurs monstrent leur inconstance, L’affaire de l’Académie en est une preuve évidente, c’estoit eux qui nous avoient demandés une jonction comme vous le scavés et qui nous avoient enuoyés un projet d’articles que nous avons suivies, ils n’ont pas laissé néantmoins de changer de sentimennt. Pour Monsieur Le Nostre je croy qu’il a songé a ses Messieurs lorsquil estoit a Rome depuis quil est icy. Il semble avoir oublié se quil avoit promis. Il m’a dict dans les commencements quil fust icy de retours quil faillloit que je parlasse à Monseigneur piu faire accorder une pension aux sieurs Charles Maratty et Dominigue Guidy, mais quand je luy dict que l’on ne pouvoit faire cela que ses Messieurs n’eussent faits voir icy de leurs ouvrages, il ne ma plus parlé de rien depius ce temps la ; nous attendons que le sieur Charles Maratty nous mande l’achevement de son tableau, pour celuy la il ne doit pas craindre de changement parce qu’il se tenue dans les bornes que l’on luy a prescrit et j’espere qui’l sera satisfait du traitement que lon luy fera ». Elisabeth Oy-Marra 158 résulte une idée selon laquelle - Poussin mis à part - l’affirmation de la peinture et de la sculpture passerait par un dialogue avec le pouvoir. Illustrations Fig. 1 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese. Phébus/ Apollon 159 Fig. 2 : Polidoro da Caravaggio, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Elisabeth Oy-Marra 160 Fig. 3 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese, vue latérale. Phébus/ Apollon 161 Fig. 4 : Dorigny d’après Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Elisabeth Oy-Marra 162 Fig. 5 : Giovan Francesco Romanelli, Apollon et Daphné, Fresque, Galerie Mazarine, Paris. Fig. 6 : Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, Paris, Musée du Louvre (Photo : Réunion des Musées nationaux) (155x200cm). Phébus/ Apollon 163 Fig. 7 : Carlo Maratta, Apollon et Daphné, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique (221,1 x 224 cm). Elisabeth Oy-Marra 164 Index des illustrations Fig. 1 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese. Fig. 2 : Polidoro da Caravaggio, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Fig. 3 : Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Rome, Galleria Borghese, vue latérale. Fig. 4 : Dorigny d’après Gian Lorenzo Bernini, Apollon et Daphné, Gravure en taille douce. Fig. 5 : Giovan Francesco Romanelli, Apollon et Daphné, Fresque, Galerie Mazarine, Paris. Fig. 6 : Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, Paris, Musée du Louvre (Photo : Réunion des Musées nationaux) (155 x 200 cm). Fig. 7 : Carlo Maratta, Apollon et Daphné, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique (221,1 x 224 cm). PFSCL XLI, 80 (2014) « L’ange multimédia ». Saint Michel, Raphaël et Charles Le Brun : un message politico-artistique entre texte, image et institutions M ARKUS A. C ASTOR (C ENTRE A LLEMAND D ’H ISTOIRE DE L ’A RT P ARIS ) Réfléchir sur la figure d’un saint, sur une icône du pouvoir céleste, moulée dans la forme héraldique d’un héros ailé, s’apparentant à un blason anthropomorphe, appellerait une étude iconographique complète : variations de l’image du saint, ses métamorphoses et sa stabilité dans le temps, comparaisons avec d’autres héros concurrents, inscriptions dans les allégories multiples… Au-delà de cet intérêt bien sûr utile mais positiviste porté à la question iconographique, je voudrais jeter un regard sur les mécanismes et les conditions qui rendent possibles la multi-médiatisation des messages par des signes de pouvoir, c’est-à-dire que je me concentrerai plutôt sur la question du « comment » que du « quoi ». Inscrit dans la problématique principale de ce volume, cet éclairage vise à montrer l’efficacité de la langue de propagande mais aussi des relations profondes que le baroque entretient avec notre époque que l’on peut qualifier de « multimédia » et caractériser par des synergies puissantes. L’actualité de la pensée baroque - une « pensée visuelle » inclue - a été affirmée comme programme et précisée avec persuasion, en Allemagne, sous le titre Barock als Aufgabe 1 édité par Andreas Kreul en 2005 et, en France, en 1996, par des contributions significatives rassemblées par Else Bukdhal et Carsten Juhl dans l’ouvrage La Puissance du Baroque. 2 On peut présumer que l’intention « d’analyser ce phénomène sensible d’une permanence, voire d’un ‘retour’ du baroque propre à la culture occidentale » était pour ainsi dire aussi le fruit d’une réflexion post- 1 Barock als Aufgabe, dir. Andreas Kreul, Wiesbaden, 2005. Mes remerciements particuliers s’adressent à Lauren Laz pour les fructueuses remarques et réflexions sur notre thème. 2 Puissance du Baroque : les forces, les formes, les rationalités, dir. Else Marie Bukdahl et Carsten Juhl, Paris, 1996. Markus A. Castor 166 moderniste qui a beaucoup en commun avec la pensée au XVII e siècle, époque très réflexive en terme d’histoire. On peut également démontrer l’intensité de la discussion en se penchant sur les connotations et significations de termes comme « signe », « emblème », « symbole », « allégorie », « représentation » et cætera, avant de les amalgamer au sein d’une « conception Louis XIV » globale. Pour revenir à notre sujet, imprégnés d’une stimulation toute baroque, nous nous proposons de rompre avec la perspective linéaire et de nous orienter vers une lecture multi-directionnelle, qui ne resterait pas sans problème au XVII e siècle même, mais qui, de notre point de vue, s’impose. Saint Michel n’est en ce sens qu’un exemple propre à éclaircir les mécanismes de notre lecture. Nous essaierons tout d’abord de définir notre approche multi-directionnelle à la base de notre champ de recherche, avec comme point de départ le contexte politico-artistique dans lequel on trouve cet ange de lumière. Saint Michel tient le rôle principal de la toute première conférence à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture en mai 1667. Trois ans après la fondation d’une institution, qui s’apprête à fabriquer l’image du royaume de France et à servir ensuite de modèle pour l’Europe, son directeur Charles Le Brun commence la longue histoire des conférences avec un discours sur le Saint Michel terrassant le dragon de Raphaël. Pourquoi revient-il à l’archange saint Michel d’ouvrir une tradition académique si exceptionnelle ? Ensuite nous déploierons notre question centrale, à savoir quel est le sens véritable de saint Michel, selon des axes temporels et spatiaux, des multi-directions. Dans une approche contraire au schéma linéaire, différents aspects se mélangent : la tradition et l’histoire, l’ordre de Saint-Michel et les rois français ; l’interet la multi-médialité ; Paris et l’Italie ou « nova Roma » ; Saint-Michel, le roi et le corps de la ville de Paris. Saint-Michel à l’Académie Le processus conduisant à la création d’une académie royale des beaux-arts, au niveau de l’État, du roi, des professeurs, des Anciens, tout comme l’élaboration de l’image d’une institution savante rassemblant des hommes cultivés, reconnus et accompagnés de privilèges sociaux et économiques, sont bien décrits dans l’édition des Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture de Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel. 3 3 Conférences de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, dir. Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, Tome I, Vol. 1, Paris, 2007. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 167 Depuis quelques années, l’existence même de cette institution commence à être comprise comme un phénomène politique. 4 Selon André Félibien - écrivain reconnu et historiographe des Bâtiments du roi nommé par Colbert 5 - le projet des conférences était conçu dès le début comme une entreprise de propagande, intégrée dans une suite d’actes officiels et parallèles. La réorganisation des conférences selon un projet inspiré par Charles Perrault sur des propositions de Colbert aboutit à l’histoire d’un succès. La première conférence est donnée par le directeur de l’Académie lui-même, Charles Le Brun, le 7 mai 1667, et porte, comme nous l’avons déjà signalé, sur le Saint Michel de Raphaël. 6 Le manuscrit a disparu et c’est à Félibien, dont la réécriture, que l’on croira sincère, des conférences de l’année 1667 est publiée dès l’année suivante et plusieurs fois rééditée, que l’on doit la connaissance de ce texte. Le choix de parler du Saint Michel, opéré par Le Brun ou Colbert, peut surprendre et il nous paraît devoir y supposer une intention au-delà de questions purement artistiques (fig. 1). Bien sûr, avec Raphaël, le canon des grands maîtres est pleinement respecté et on peut également ajouter que le peintre correspond parfaitement à l’idée de perfection propagée par Roland Fréart de Chambray dans son Idée de la perfection de la peinture de 1662. 7 En outre, son Saint Michel pose deux des problèmes fondamentaux de l’époque : l’imitation de la nature et l’exemple des grands maîtres. Mais ne faudrait-il pas également prendre en compte une dimension plus politique ? Pourquoi 4 Cf. Akademie und Autonomie. Akademische Diskurse vom 16. bis 18. Jahrhundert, dir. Barbara Marx et Christoph O. Mayer, Francfort-sur-le-Main, 2009. Il manque encore une histoire critique, dans le sens d’une « Problemgeschichte », de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture. Elle trouverait sa base dans l’étude de Gudrun Valerius, Académie royale de Peinture et de Sculpture 1648-1793. Geschichte, Organisation, Mitglieder, Norderstedt, 2010. 5 Voir Stefan Germer, Kunst, Macht, Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien im Frankreich von Louis XIV, Munich, 1997. 6 Voir Conférences de l’Académie royale…, 2007, Tome 1, Vol. 1, pp. 111-120. 7 Roland Fréart de Chambray, Idée de la perfection en peinture demonstrée par les principes de l'Art et par des Exemples conformes aux Observations que Pline et Quintilien ont faites sur les plus célèbres Tableaux des Anciens Peintres, mis en Parallèle à quelques Ouurages de nos meilleurs Peintres Modernes, Leonard de Vinci, Raphaël, Iule Romain et le Poussin, Le Mans, 1662. Cʼest son frère, Fréart de Chantelou, qui publia le journal du voyage du Bernin en France ; cf. Thomas Kirchner, « Die Lesbarkeit der Bilder - Paul Fréart de Chantelou und das Schreiben über Kunstwerke im Frankreich des 17. und 18. Jahrhunderts », Bernini in Paris - Das Tagebuch des Paul Fréart Chantelou über den Aufenthalt Gianlorenzo Berninis am Hof Ludwigs XIV., dir. Pablo Schneider et Philipp Zitzelperger, Berlin, 2006, pp. 376- 396. Markus A. Castor 168 ne pas mettre en valeur les écoles lombarde et vénitienne, territoires avec lesquels la France entretient des relations diplomatiques étroites ? Dans la conférence inaugurale de Le Brun, c’est pourtant Rome, c’est Raphaël, le frère archange de notre protagoniste, qui est au cœur du discours. C’est devant ce tableau appartenant aux collections du roi que les académiciens se réunissent pour en parler. « L’on y trouva le Saint Michel de Raphaël exposé dans un jour favorable », c’est-à-dire dans une bonne lumière, indique Félibien au début de sa relation. Pour Félibien, Raphaël rassemble toutes les qualités exigibles de l’artiste de cour par excellence : la maîtrise, la grâce, la considération, le statut d’honnête homme. Pour Fréart de Chambray, Raphaël est l’antipode de « l’homme rustique » : Michel-Ange (l’artiste, pas l’ange...). Et il est étonnant que Le Brun, dans sa conférence, ne touche pas du tout cette opposition historiographique entre Michel-Ange et Raphaël. 8 S’il ne dit pas un mot sur le premier dans un contexte artistique, il insiste en revanche sur la majesté, la noblesse du second. Pour sa part, Jutta Held a essayé d’expliquer le choix du Saint Michel terrassant le dragon de Raphaël par le fait que le roi Louis XIII aurait honoré les académiciens avec le collier de l’ordre de Saint-Michel. 9 Mais est-ce une explication suffisante ? Comment Le Brun caractérise-t-il la figure du saint ? Il compare l’archange à Apollon. La créature spirituelle, cette créature de lumière d’une certaine douceur, est en même temps forte. Sa qualité est définie dès le premier instant par le contraste entre la lumière et l’ombre. Le Brun a travaillé une suite de dessins sur le thème de la chute des anges pour un projet de décor de la Chapelle royale à Versailles en 1672, projet qui devait être refusé. 10 Le dessin ayant pour sujet l’arc de triomphe pour l’entrée royale de la Place Dauphine en 1660 montre saint Michel sous la forme d’un relief au centre de l’axe au deuxième registre. 11 Même sans connaissance 8 C’était pourtant une question déjà discutée à l’époque, par exemple dans une lettre de Sebastiano di Venezia à Michel-Ange en 1518 où il se plaignait du coloris et du contraste des deux parties du tableau ; cf. Eugène Muntz, Raphaël. Sa vie, son œuvre et son temps, Paris (1888), 1900, p. 296. 9 Jutta Held, Französische Kunsttheorie des 17. Jahrhunderts und der absolutistische Staat - Le Brun und die ersten acht Vorlesungen an der königlichen Akademie, Berlin, 2002. 10 Louvre, Dép. des Arts graphiques. Voir aussi le tableau de Le Brun, la Chute des anges rebelles, Dijon, Musée des Beaux-Arts, ainsi qu’une esquisse peinte de la première composition, Versailles, Musée national du château de Versailles, connue par la gravure d’Alexis Loir. 11 Il s’agit de deux combattants ailés dans la configuration de saint Michel et de Lucifer. Pour Le Brun dans un contexte intellectuel et de conceptualisation de son Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 169 profonde de l’œuvre, il est aisé de lire la victoire de saint Michel comme étant celle du roi, une victoire contre l’hérésie, contre l’ennemi frondeur, contre le diable. Le caractère ostensiblement androgyne symbolise la capacité de réunir dans un même corps des valeurs contraires à l’image du gouvernement d’un roi oscillant entre paix et guerre. Ce sont la spiritualité, les forces d’un Apollon, les efforts physiques d’un Hercule ou d’un Mars gallique qui sont inscrits dans la seule figure d’un ange. Mais Le Brun, le peintre, s’intéresse au Saint Michel pour des qualités très concrètes : l’impulsion des mouvements et la posture de la figure. C’est avec modération que Raphaël présente la torsion asymétrique du corps en délaissant l’exagération en faveur d’une harmonie, soulignée à la fin de la conférence par le contraste entre Florence (Vasari et le maniérisme d’autres anges, Michel-Ange, très présent pour les artistes de l’école de Fontainebleau, avec ses esclaves rustiques, exagérément musclés, comme l’est ici le diable) et Rome. Rome, la ville qui est, avec son Accademia di San Luca, le modèle de Paris et de son Académie royale. Action à distance Le fait que Le Brun suive un modèle cartésien a déjà été vu et commenté, notamment l’attention qu’il porte à l’expression des structures internes, à l’expression des passions. L’explication des valeurs spirituelles est donnée par la lumière et les couleurs. Le Brun et la compagnie parlent également des muscles, des lignes qui constituent les parties du corps. En résumé et en comparaison avec d’autres exemples très connus, Guido Reni, Luca Giordano ou Guercino (fig. 2), 12 l’ange de lumière est chez Raphaël un ange qui danse, un ange qui, grâce à ses forces mentales et spirituelles, n’a pas besoin de toucher l’ennemi. Wilhelm Schlink fait l’observation très étonnante que cette première conférence de Le Brun contraste avec celles qui suivront, voire avec celle de Le Brun lui-même, donnée début novembre de la même année. 13 Son discours sur La Manne dans le désert de Poussin est très clairement structuré, temps, voir Bénédicte Gady, L'ascension de Charles Le Brun - Liens sociaux et production artistique, Paris, 2010. Pour cet Arc de triomphe, voir p. 313. 12 Le Saint Michel de Guido Reni (1635) à Rome, S. Maria della Concezione, une interprétation plus à la lettre avec sa pondération de son Samson ; Luca Giordano avec ses deux versions (vers 1663 à Berlin, Gemäldegalerie et vers 1666 à Vienne, Kunsthistorisches Museum) ; le Guercino à Fabriano, San Nicolò, 1644. 13 Wilhelm Schlink, Ein Bild ist kein Tatsachenbericht : Le Bruns Akademierede von 1667 über Poussins Mannawunder, Fribourg en Brisgau, 1996. Markus A. Castor 170 avec les parties de description, la disposition des figures, le dessein et la proportion, les expressions, la perspective, l’harmonie, l’histoire, l’unité d’action. Et, ultérieurement dans la suite des conférences, c’est la peinture d’histoire, avec toutes ses problématiques et catégories, qui se trouve naturellement au centre des discours académiques. Ici, dans le Saint Michel, pas de personnages multiples mais une allégorie, sans histoire. Pourquoi ce choix ? À la différence des autres sujets ou tableaux pris pour objets de conférences, le Saint Michel ne nécessite pas de commentaire, il a une valeur iconique, efficace, sans doute comprise comme un hommage à la monarchie et au roi. En 1652, à l’occasion de l’entrée du jeune roi et de la régente Anne d’Autriche à Paris, à la fin de la Fronde, le tableau a été déménagé de Fontainebleau au Louvre. 14 Et à partir de 1661, on peut parler d’une instrumentalisation et d’une actualisation du tableau dont la culmination est à trouver dans la conférence de Le Brun. La perfection de Raphaël, symbole de l’état des arts sous Louis XIV, est finalement l’exemple que les peintres du roi doivent désormais surpasser. Et la conférence place en même temps le niveau d’exigence que l’institution doit s’efforcer de dépasser. Stratégies inter-médiales À la suite des premières conférences, leur retranscription par André Félibien a été imprimée dès 1668 et a connu plusieurs rééditions. Ce projet éditorial avait été prévu par Colbert avant même la mise en place des conférences. Les tableaux du Cabinet du roi, enrichi par acquisitions et confiscations, entre « Fouquet » et « Jabach », tout comme les principaux faits de son action, étaient connus de grandes entreprises de gravure 15 et s’inscrivaient par conséquent dans un système de synergies et de recyclages. Sous le règne de Louis XIV, les historiographes ont réalisé plusieurs versions de la vie de François I er et d’Henri IV, par exemple celle rédigée en 1661 par l’ancien maître du jeune roi en charge de lui enseigner l’histoire, Hardouin de Péréfixe, qui parle d’un embellissement de Paris par son architecture opéré sous le règne d’Henri IV. La biographie de François I er , vrai topos de patron des arts, publiée sous le nom d’Antoine de Varillas en 1685 et dédiée au roi bourbon, fut achevée autour de 1670. Avec la conférence de 14 Cf. Arnauld Brejon de Lavergnée, L’inventaire de Le Brun de 1683. La collection des tableaux de Louis XIV, Paris, 1987, p. 88. 15 C’est Gilles Rousselet qui a gravé les tableaux les plus célèbres du « Cabinet du Roi », commande de la surintendance des Bâtiments ; cf. Georges Duplessis, Le Cabinet du Roi - collection d’estampes commandées par Louis XIV, Paris, 1869 et Véronique Meyer, L’œuvre gravé de Gilles Rousselet, graveur parisien du XVII e siècle, Paris, 2004. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 171 Le Brun en 1667, l’identification de Louis XIV avec François I er par le choix même du tableau participe d’une continuité construite et efficace. Cette allusion se retrouve ainsi dans la préface de Félibien en 1668 où il parle de la première beauté des arts comme datant du règne de François I er . Saint Michel, par son pouvoir de signe, est ainsi capable de faire voir ad hoc l’histoire continue, sans interruption, le progrès des arts sous les rois français et, en même temps, l’obligation et l’estime pour l’Italie. En 1518, le pape Léon X a envoyé le tableau qu’il avait lui-même commandé à la cour de Fontainebleau, un cadeau précisément adressé au premier chevalier de l’ordre de Saint-Michel, ordre fondé par Louis XI en 1469 à l’image des ordres créés à l’occasion des croisades. L’intention du pape, à savoir rappeler le contrat passé à l’occasion du concordat de Bologne en 1515 devant le danger d’une occupation turque (Otranto), est évidente 16 , même si la raison officielle de cet envoi était le mariage de son neveu Laurent de Médicis avec Madeleine de La Tour d’Auvergne. En outre, le fait qu’un deuxième Saint Michel de Raphaël, intitulé « Le Petit », ait été demandé en Italie pour le roi de France, Louis XII, peut corroborer notre histoire du transfert et l’histoire politique des collections d’art. 17 En compétition avec Philippe IV d’Espagne, Grand Maître de l’ordre de la Toison d’or, Louis XIV, avec l’attribut de l’ordre de Saint-Michel, d’un ordre se réclamant du chef des milices célestes, est le défenseur de l’Église. Nous nous rappelons que, dès 1662, les premières restrictions de l’ecclesia militans contre l’exercice professionnel des huguenots étaient mises en vigueur. La cartographie des signes En France, l’histoire de l’ordre de Saint-Michel commence par le Mont Tombe (fig. 3), situé dans le nord du pays, en face de l’ennemi anglais. C’était saint Aubert, l’évêque d’Avranches, qui vécut avec sa vision de saint Michel en 708, la même expérience que celle qu’on avait faite au Monte Gargano (Monte Sant’Angelo) en Italie. 18 Alors que l’Angleterre avait l’ordre de la Jarretière placé sous la protection de saint Georges et le duc de 16 C’est saint Michel qui aida le prophète Daniel contre les Persans (Daniel 3, 25-26) et qui sauva Constantinople en perdition lors des attaques des Arabes (626 et 676). 17 Le tableau, peint probablement pour le duc d’Urbino, était un cadeau offert à Louis XII en remerciement du décernement de l’ordre de Saint-Michel à François I er della Rovere. Il se trouvait en 1548 dans la collection du roi à Fontainebleau, figurait dans la collection de Louis XIV et se trouva à partir de 1683 au Louvre. 18 Cf. Michel Reulos, « Le Mont-Saint-Michel et l’ordre de Saint-Michel », dans Culte de saint Michel et pèlerinages au Mont, dir. Marcel Baudot, Paris 1971, pp. 334-336. Markus A. Castor 172 Bourgogne celui de la Toison d’or protégé par saint André, le roi de France n’avait rien. La Guerre de Cent Ans attira l’attention sur le Mont-Saint- Michel qui ne put être pris par les Anglais grâce à Jeanne d’Arc à qui l’archange était apparu. Charles VII portait un étendard rouge semé d’un soleil en or, avec une représentation de saint Michel terrassant le dragon lors de son entrée à Paris en 1437. C’est dans la chapelle du château d’Amboise, le 1 er août 1469, que le roi Louis XI institue « l’Ordre et aimable compagnie de monsieur Saint-Michel », dédié à l’archange saint Michel, patron du royaume de France. L’ordre fut fondé d’après les statuts « pour le très spécial et singulier amour que nous avons au noble ordre et état de chevalerie, pour la défense de notre sainte mère l’église et la prospérité de la chose publique » (fig. 4). 19 Si le siège de l’ordre est tout d’abord fixé à l’abbaye du Mont-Saint-Michel, il est transféré sous le règne d’Henri II à Paris, à la chapelle Saint-Michel du Palais en l’île de la Cité, puis au Château de Vincennes, puis, sous Louis XIV, définitivement fixé au couvent des Cordeliers de Paris au centre de la ville, près de l’actuel boulevard Saint-Michel. 20 Initialement l’ordre de Saint-Michel se composait de 36 « gentilshommes de nom et d’armes », dont le roi lui-même, Grand maître de l’Ordre. L’insigne de l’ordre, par l’inflation du nombre des chevaliers, a rapidement été qualifié de « collier à toutes les bêtes », dès le XVI e siècle. Grâce à l’étude de Benoît de Fauconpret 21 basée sur les 58 volumes des manuscrits de la Bibliothèque nationale dressant les comptes des Ordres du roi, nous en savons un peu plus sur l’histoire de l’ordre sous Louis XIV. On peut constater un accroissement incontrôlé de ses membres qui a conduit à partir des années 1560 à une dévaluation progressive de l’ordre. Henri III semble avoir envisagé de lui redonner du lustre en le réformant. Mais, en 1578, il opte pour la création d’un autre réseau du pouvoir, l’Ordre du Saint-Esprit qui prend le pas sur celui de Saint-Michel, tout chevalier du premier étant de facto chevalier du second. 19 Livre des statuts et ordonnances de l'ordre de Saint-Michel. Statuts de l'Ordre du Saint- Esprit, chez P. Mettayer, imprimeur-libraire du Roi, Paris, MDCX. - Cf. Paul Durrieu, « Le manuscrit des Statuts de l'ordre de Saint-Michel, récemment dérobé à la bibliothèque de Saint-Germain-en-Laye », dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 51 e année, N. 11, 1907, pp. 662-663. 20 Cf. Laure Beaumont-Maillet, Le Grand Couvent des Cordeliers de Paris. Etude historique et archéologique du XIII e siècle à nos jours, Paris, 1975. 21 Benoît de Fauconpret, Les chevaliers de Saint-Michel (1665-1790), Paris, 2007. Voir aussi Hervé Pinoteau, Études sur les ordres de chevalerie du roi de France et tout spécialement sur les ordres de Saint-Michel et du Saint-Esprit, Paris, 1995. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 173 Les troubles pendant la régence d’Anne d’Autriche et la Fronde sont la raison d’une deuxième phase de déclin, où un grand nombre de personnes avaient profité de cette situation confuse pour usurper le collier. Vers 1600 le nombre total des chevaliers, vrais ou faux, se trouve entre 1000 et 1500 individus. Le début de la réorganisation est marqué par l’arrêt du conseil de 1661 pour « l’établissement de la discipline de l’ordre », procédure placée sous la direction du marquis de Sourdis, chevalier du Saint-Esprit et gouverneur d’Orléans, arrêtée en 1668. Pendant cette période l’administration a exclu, par exemple, un parfumeur italien, Fulvio Laurenso Maria Montauri, le sieur Le Cocq, maître tireur d’armes, anobli, plusieurs membres de la religion réformée, Silvio Bernardo Fiorillo, fils du comédien italien Scaramouche, et aussi le célèbre peintre Matthieu Le Nain. Non noble, reçu chevalier en 1662, celui-ci fut condamné le 11 juin 1666 à payer une amende de 1500 livres. 1666 est l’année au cours de laquelle Louis XIV a lancé une grande enquête contre les usurpateurs de noblesse. Dans les quatre mois, tous les chevaliers de Saint-Michel devaient présenter, au duc de Noailles, chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, ainsi qu’au sieur Colbert, grand trésorier des Ordres du Roi, leurs titres de noblesse, pour être examinés. Les statuts de l’ordre de 1665 prévoyaient en outre un chapitre annuel, pour la fête de Saint-Michel, le 29 septembre, dans la salle du couvent des Cordeliers de la ville de Paris. Le roi n’a pas rempli les places vacantes. Une déclaration du 29 septembre 1665 transféra la date d’assemblée au 8 mai, fête de l’apparition de saint Michel en Italie, sur le mont Gargano. Pendant les années 1666 et 1667 les réunions semblent s’être déroulées sur plusieurs jours. C’est l’époque de la conférence de Le Brun, donnée le 7 mai 1667. À partir de 1670, on ne trouve plus de traces des assemblées. La disparition des chapitres dénote une perte d’intérêt du pouvoir pour cet ordre. En 1693, la réception d’Hardouin Mansart s’est déroulée dans la chapelle de Versailles, une des dernières cérémonies publiques dans une église. Selon cette trame, il me semble exagéré d’interpréter le choix d’image de Le Brun comme une demande personnelle pour être reçu chevalier de l’ordre de Saint-Michel. Topographie du réseau d’image Au moment de la conférence de Le Brun, ce récapitulatif inviterait à parler d’une sorte de fin de la carrière de saint Michel comme idole de l’artiste. Lu en tant que signe, c’est pourtant le contraire ; jamais disparu, il s’inscrit modifié dans l’ensemble des signes de pouvoir. Bien sûr, la généalogie des rois de France, presque corporelle avec le collier, est la base de la tradition Markus A. Castor 174 du portrait du roi. 22 Mais la conception de l’art sous Louis XIV est aussi la fin d’un langage seulement héraldique, mythique et allégorique, un équilibre entre dérivation et distinction du pouvoir, le jeu de la distribution des images homogénéisées et variées, un dépassement des images et un usage qui compte avec la construction d’une historicité unique autour du souverain. Pour l’espace public on peut constater une stratégie d’usurpation ou d’infiltration de notre signe de pouvoir, balançant entre invisibilité et omniprésence. Peu importe où le roi se rend, peu importe où son sujet arrive, saint Michel est déjà sur place. Si on me permet une image anhistorique, il s’agit d’une première version de « vidéo-surveillance » de la ville. Je ne pourrais m’approcher de ce paysage inter-médial qu’avec quelques exemples qui, en somme, portent un regard assez limité sur le réseau de l’ange multiple. Avec les armoiries du roi de France et de Navarre la présence de l’ange militaire a commencé à pénétrer toute visibilité royale, soit à Paris, à Rome ou dans les provinces, soit avec les campagnes de multiplication et de diffusion d’images. Rome Faisons une promenade au bord de la Seine, au lieu des sources, et retournons au point de départ du Grand Saint Michel peint par Raphaël. Le projet du monument Henri IV sur le Pont-Neuf - première statue équestre, de 1618 par Pietro Tacca, installée dans l’espace public - s’inscrit parfaitement dans la topographie de la ville, avec la place Dauphine sur un pont non caché par la construction des bâtiments. L’édification peut servir comme début d’une réorganisation de la ville à l’aide d’axes et d’un équilibre entre espaces libres et monuments erratiques. En faisant allusion à la reconstruction du Pons Aelius en 1561 par Pirro Ligorio et Étienne Dupérac, Dietrich Erben a décrit cette conception de Paris sous la régence de Marie de Medicis comme une appropriation typologique du modèle italien. 23 L’auteur montre l’inscription de la ville de Rome à Paris, mais bien sûr avec l’intention de surpasser cet antipode au bord du Tibre. Louis XIV a déployé cette stratégie de visibilité et c’est assez remarquable de voir les mécanismes des importations romaines à Paris. Dans le contexte d’une compétition aussi initiée par le séjour du chevalier Bernin à Paris, 22 Voir par exemple Jean Clouet, Francois I er , Paris, Musée du Louvre, Inv. 3256 et L’image du roi de François I er à Louis XIV, dir. Thomas W. Gaehtgens et Nicole Hochner, Paris, 2006. 23 Dietrich Erben, Paris und Rom : die staatlich gelenkten Kunstbeziehungen unter Ludwig XIV., Berlin, 2004. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 175 qu’accompagne le topos de Paris comme fondation mythique avant Rome par le héros homonyme de Troie, avec « Paris nova Roma », il est bien évident qu’il faut chercher notre ange au bord du Tibre, comme potentiel protagoniste de la translatio imperii à Paris. Et, en effet, au centre du pouvoir à Rome comme à Paris, avec en outre une situation topographique similaire, la présence de l’archange est frappante : Tibre-Seine, Pont des anges-Pont Saint-Michel, mais également appartements des papes au mausolée d’Adrien, dominant dans l’axe de la sala Paolina sur la fresque de Pellegrino Tebaldi, et les Invalides. Je ne suis pas sûr qu’on me permette d’intégrer Saint-Pierre et son baldaquin par le Bernin au jeu des références symboliques du pouvoir, couronné par les anges et entouré par le canon des saints. En regardant la coupole et la hiérarchie des anges au ciel des Invalides, nous nous retrouvons avec toutes les références de Saint-Pierre-de-Rome : on trouve saint Michel, prince de l’église, un peu dégradé, assistant Saint Louis au centre de la voûte (fig. 5). Incorporations Ce sont sans doute, en 1665, la commande du portrait du roi au Bernin, tout de suite après l’arrivée du chevalier à Paris, et, ensuite, les premiers débats sur la statue équestre de la même année, qui ont stimulé une nouvelle conception de l’image du roi. Mais il faut revenir en arrière pour comprendre mieux ce que j’entends par incorporation des signes du portrait. Le Brun était fasciné par l’invention de Raphaël. En utilisant bien sûr les bataillons d’anges italiens, étudiés dans la collection du roi, l’artiste nous a laissé une suite d’études traitant la figure dans tous ses aspects. Christian Michel a découvert que, dans le dessin préparatoire de La Seconde conquête de la Franche-Comté pour la Galerie des Glaces à Versailles, Le Brun utilise le modèle de Raphaël, sa conception de l’archange saint Michel pour le muter en Mars (fig. 6 et 7). 24 Le rôle charnière de cette figure et l’importance de 24 Il s’agit d’un motif de torsion de la figure qui fait allusion à la Chasse d’Héliodore de Raphaël peinte pour Jules II au palais apostolique du Vatican : dans le contexte de Versailles, une légitimation divine. Dans l’œuvre de Le Brun on peut découvrir de très nombreuses variations de formules de cette figure. Dans le tableau Horatius Coclès (Londres, Dulwich Picture Gallery, vers 1644) il utilise les deux types de guerrier (avec épée ou avec lance) comme adversaires. Les séries représentant la Victoire, Minerve ou Mars donnaient toujours l’occasion de décliner la posture d’un corps attaquant. Même pour Versailles, dans les décors ou dans les dessins préparatoires, on retrouve plusieurs fois cette figure guerrière, par exemple dans la Prise de la ville et de la citadelle de Gand en six jours - 1678 ou dans la Défaite des Markus A. Castor 176 cette conquête territoriale pour Le Brun et Louis XIV sont bien soulignés par Largillière dans son morceau de réception à l’Académie de 1686, puisque dans le portrait qu’il donne de Le Brun, il fait apparaître sur le chevalet cette esquisse pour la Galerie des Glaces. Là déjà, avec l’apaisement de la figure du roi, on peut constater l’induction des forces et la contraction ou l’union des caractères différents des personnages autour du roi, la fusion des extrêmes en les équilibrant presque corporellement dans le roi. La concentration de tout dans la figure de ce roi qui voit tout, qui est capable de régner et de diriger sans nécessité d’un mouvement explicite, afflue dans un équilibre de geste ou de pose reposant en lui-même. C’est une qualité qui est évidente sur notre tableau du Grand Saint Michel, notamment en comparaison avec les solutions trouvées par Giordano, Guercino ou Reni. Cette induction par l’action des autres et vice versa, l’expression des passions par le corps, permet finalement de se libérer de toutes les connotations concrètes. Le roi perd son collier, il s’expurge de ses déguisements allégoriques, la lumière suffit pour le retrouver au centre, entre majesté et sainteté, sans besoin d’étiquette. Le soleil est la garantie la plus universelle dans le système de l’influence céleste et la garantie de l’omniprésence du roi. 25 On a plusieurs fois mis en lumière la modification de l’image du roi à Versailles, dans le contexte des grands décors, entre Apollon, Mars, Hercule ou Alexandre-Auguste, pour ne favoriser à la fin rien que l’histoire de Louis XIV, un processus caractérisé par le va-et-vient des conceptions iconographiques refusées, acceptées et reformulées. Chez Le Brun on parle du changement de l’image du roi, passant du modus mythologique à un système „métaphorique“. Le Père Menestrier, avec L’Art des Emblèmes ou s’enseigne la morale par les figures de la fable, de l’histoire & de la nature a défini la peinture dans ce sens : « Le peintre a affecté avec adresse de mêler la Fable et l’Histoire, le Moderne et l’Antique, le Feint et le Naturel, l’emblématique et le réel, pour unir toutes les beautés de la peinture dans un seul dessein ». 26 Les différents usages de l’invention initiale, la figure en torsion, Turcs en Hongrie par les troupes du roi de la Grande Galerie. L’archange transparaît toujours dans une figure de « l’armée du roi » avec le bouclier de fleurs-de-lys. 25 Pour la conception d’Apollon à Versailles dans le contexte de la lumière et de l’or cf. Markus A. Castor, « Apoll in Versailles - Dekoration in Gold zwischen Materialität und allegorischer Funktion », cat. exp. Gold in der Kunst. Von der Antike bis zur Moderne, Vienne, Belvedere, dir. Agnes Husslein-Arco et Thomas Zaunschirm, Munich, 2012, pp. 88-99. 26 Claude-François Ménestrier, Histoire du roi Louis le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jetons, inscriptions, armoiries et autres monuments publics, Paris, 1691. Cf. Nicolas Milovanovic, « Le portrait du roi : Louis XIV dans le décor de la Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 177 la réserve de l’action, permettent de varier et de transposer la formule de l’ange en une suite d’inventions : Mars, Minerve, la Justice, 27 parfois casqués, avec javelot ou épée, avec ou sans sa balance symbolisant circonspection et pondération, autant de caractérisations d’un roi multiple et total. 28 Mais la gloire de l’invention a besoin de sortir de son lieu de conception pour s’inscrire dans l’espace et les esprits. Il reste aujourd’hui à découvrir comment le « modèle Le Brun », la mécanique de l’induction par mouvement (des corps, des images, des spectateurs) se laisse transposer sur le corps de la ville, avec ses façades, axes et corps des bâtiments de grands formats. Envisageant la machine de la ville, pourrait-on parler d’une induction de l’âme par les mouvements initiés par des monuments et leur décor ? Place des Victoires - le monument du roi basé sur le modèle d’Henri IV à Rome 29 -, avec la distinction de la lumière (sur le socle) et des ombres (au niveau rustique, « rez-de-chaussée »), saint Michel, qu’on retrouve selon diverses mutations dans les reliefs, est partiellement incorporé dans la figure du roi. Les armoiries du royaume de France et de Navarre, installées par galerie des Glaces », dans La Galerie des Glaces. Histoire et restauration, Dijon, 2007, pp. 142-153 et « La galerie des Glaces : un décor exemplaire », dans La Galerie des Glaces : Charles Le Brun maître d’œuvre, cat. exp. Versailles (Château), 2007, pp. 14-19. 27 Saint Michel comme porteur de la balance des âmes au jour du jugement dernier est une tradition iconographique encore vivante dans la peinture du XVI e siècle. 28 La « Pathosformel » bien éprouvée entre Raphaël, Rubens et Le Brun dans leurs sujets de chute des anges, d’expulsion du paradis et de bataille, joue en même temps avec le sens référentiel des arts qui exprime ici le motif plus expressif du gladiateur Borghèse et là la solution plus noble de Raphaël. Les exemples de Rubens étaient toujours devant les yeux, pas seulement ses célèbres « chutes des Anges » mais aussi la galerie Médicis qui a préfiguré la Galerie des Glaces, voir les inventions de figures en torsion de Rubens autour d’un Apollon retenu dans Le Conseil des Dieux (Louvre, Inv. 1780). 29 Pour la statue d’Henri IV par Nicolas Cordier et l’intérêt de Louis XIV d’être représenté à Rome par un monument voir Dietrich Erben, Paris und Rom: die staatlich gelenkten Kunstbeziehungen unter Ludwig XIV., Berlin, 2004, Chapitre IV, « Die Französischen Denkmäler in Rom », notamment p. 222. C’est là, sur le lieu prévu pour le monument du roi, dans l’église de la Trinità dei Monti que se trouve la fresque représentant le pape Grégoire avec la vision du Saint Michel au-dessus du mausolée d’Adrien pour conjurer la peste en 590, un sujet repris par Sébastien Bourdon dans la série des sept Œuvres de miséricorde, connue par les gravures de Louis Audran (voir Aegros curare - David s’humiliant pour obtenir du Seigneur la fin de la peste, avec le saint Michel au centre et devant les monuments de Rome dans Jacques Thuillier, Sébastien Bourdon 1616-1671, exp. Montpellier et Strasbourg 2000-2001, Paris 2000, p. 416). Markus A. Castor 178 Louis XIV sur les façades des palais du gouvernement, à Paris comme dans les provinces, se trouve également comme point de départ du Louvre de Henri II, dans la voûte du Pavillon Sully par Pierre Lescot et bien sûr sur la façade de Perrault, ou encore à Versailles, sur la Grille d’honneur dans l’axe de la machine (fig. 8). Il ne faut pas oublier l’omniprésence dans les jetons, almanachs, frontispices et illustrations des ouvrages de l’Imprimerie royale, 30 des insignes de Louis XIV, de son portrait (fig. 9), des colliers de ses deux ordres. Lecture des grands décors Tout de suite après la Fronde, dès 1653, plusieurs grands décors sont mis en chantier. Mais c’est avec le développement de la surintendance des Bâtiments que l’unification des projets au début des années 1660 est ébauchée. Fontainebleau à partir de 1661, le Louvre entre 1662 et 1666, l’appartement des Tuileries à partir de 1666, le Château-vieux à Saint-Germain jusqu’en 1673 et enfin Versailles à partir de 1682 sont les grandes machines de la réinvention de l’image du royaume. Ce n’est pas ici l’occasion de récapituler l’histoire embrouillée de la conception de Versailles. Dernièrement, Nicolas Milovanovic a bien montré la richesse de l’iconographie des grands décors comme le résultat d’une collaboration entre hommes de lettres et artistes. Il s’agit d’une langue utilisant le portrait mythologique, la mise en scène de divinités à l’effigie du roi, un modus utilisé déjà sous Henri IV et Louis XIII reprenant approximativement le concept utilisé par Raphaël pour les appartements au Vatican, qui connaît alors la fin de son développement et de sa validité : André Félibien condamne ce mélange entre histoire et fable dans ses Entretiens de 1685. C’est pourquoi les premiers projets pour la Galerie des Glaces sont plutôt métaphoriques, basés sur une séparation de l’histoire et de l’allégorie, le tout tenant ensemble par un système de cadres et de références. Le premier projet, consacré à Apollon, a été remplacé par un autre roulant sur le thème d’Hercule, suivant un programme totalement métaphorique qui ne représentait jamais la figure du roi. Ultérieurement, Le 30 Voir p.e. les Medailles sur les Principaux événements du Règne de Louis le Grand, avec des explications historiques. Par l’Académie des Médailles & des Inscriptions, Paris, Imprimerie Royale, 1702, sur la page 74 la Devise du Roy et très parlante la gravure de thèse de Gérard Edelinck d’après Charles Le Brun pour Jacques-Nicolas Colbert, 1677/ 1678 à la Bibliothèque nationale où le roi se trouve encadré par deux versions d’archange. Comme la médaille d’ordre (avec la croix du Saint- Esprit) fait toujours partie des armes, Saint Michel s’inscrit toujours dans la figure de l’armée de France. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 179 Brun a mélangé l’histoire et la fable en plaçant le roi au milieu des divinités, selon un principe déjà façonné par Rubens pour le cycle de Marie de Médicis (fig. 10). L’un des moyens utilisés par Le Brun pour surmonter ses difficultés consiste en l’usage de la mécanique cartésienne, l’art de la disposition, qu’il avait mise en exemple dans sa conférence de 1668 sur l’expression des passions. L’évidence est garantie par un principe de correspondances, de similitudes, non pas dans un sens magique 31 mais obtenues par une connaissance très rationnelle des relations. Avec la possibilité de visualiser les influences par les mouvements, par l’action, par les formes, sans perdre l’influence des astres, le roi garde toutes les connotations métaphysiques dans une solution transitive et sans détermination trop concrète. Avec ce langage plus corporel et vraisemblable, et en même temps moins figé, le spectre des qualités possibles est conservé ou plutôt multiplié. Le roi est Alexandre, César, Constantin, Ptolémée, Auguste, Hercule, Jupiter, Apollon, Mars et par cette opération des traits, il a assimilé toutes leurs qualités particulières : Alexandre ou Mars en guerre, Auguste en paix et en gloire. Cela facilite aussi la légitimation qu’on peut voir dans les représentations des victoires. Ni la dynastie, ni l’histoire ne justifient cette légitimation, c’est le juge souverain par sa relation particulière à Dieu, la majesté divine. Cette sacralisation de la figure du roi semble initiée par la conférence de Le Brun. À partir des années 1680, les détails de la continuité dynastique comptent moins que la multiplication de la gloire du roi. C’est alors le moment de la plus grande puissance du roi, qu’on retrouve dans le programme des places royales et statues équestres à Paris et dans les provinces. Finalement les nouveaux chantiers religieux de la dernière phase du gouvernement, le dôme des Invalides et la chapelle de Versailles sont lisibles presque comme une destination logique vers la monarchie très chrétienne au ciel de 1691. L’élève de Le Brun, Charles de La Fosse, peignait la coupole et l’image de la Trinité, avec l’écusson des armes de France présenté par saint Louis soutenu par des anges. La divinisation du roi, Saint Louis, était possible, aussi avec l’aide du Saint-Michel. En interprétant les Invalides comme architecture parlante c’est ici le lieu, près du Champ de Mars, où le roi chrétien, couronné avec la coupole du dôme, embrasse la ville avec l’armée, Versailles dans son dos. La figure de saint Michel est capable d’intégrer l’histoire, notamment l’histoire de la France et des prédécesseurs de la France, dans le contexte européen, et le mythe, les forces célestes données par Dieu, unifié et concentré dans un corps qui parle d’universalité, capable de régner à distance et d’allier toutes les forces en lui-même. Lié à l’ordre par ses insignes ico- 31 C’est un développement qui s’exprime dans la discussion des pratiques de magie à la cour, dont la culmination est l’affaire Voisin à partir de 1672. Markus A. Castor 180 niques, il ouvre le champ à un décor et une sémantique qui sont utilisés par la topographie spatiale du pouvoir. Ce sont à la fois la clarté de cette image iconique et sa plasticité qui garantissent l’identification et l’omnipotence du roi : des images innombrables, abondamment distribuées, qui fonctionnent comme signes de pouvoir instantanés sans avoir besoin d’une conception sophistiquée, mais inscrits dans un système de références infinies. Le centre du pouvoir a chargé la figure de connotations pour créer des icônes qui, à titre de charnière, assurent le fonctionnement du pouvoir royal. C’est l’époque de discussions sur la conception physique, l’influence des corps, la gravitation, les fluxions de Gassendi, 32 qui transportent des images de l’un à l’autre. La théorie doctrinaire d’impetus 33 est remplacée pendant le siècle par des conceptions modernes de la mécanique, mises au point par Descartes, Newton et Cassini, ce dernier naturalisé en 1669 par Colbert et responsable de la triangulation du territoire français. 34 Au cours des décennies de la deuxième moitié du siècle, le caractère multi-directionnel de ce système de gravitation universel a eu besoin d’une syntonisation pour laquelle le choix du Saint Michel par Le Brun était un des catalyseurs et accélérateurs. 32 Syntagma philosophicum, Lyon, 1658. 33 Cf. Michael Wolff, Geschichte der Impetustheorie. Untersuchungen zum Ursprung der klassischen Mechanik, Francfort-sur-le-Main, 1978. 34 Sur la cartographie du territoire voir la contribution de Thomas Kirchner dans ce volume. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 181 Illustrations Fig. 1 : Raphaël, Saint Michel terrassant le dragon, 1518, Paris, Musée du Louvre. Markus A. Castor 182 Fig. 2 : Luca Giordano, La Chûte des anges, vers 1666, Vienne, Kunsthistorisches Museum. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 183 Fig. 3 : La Fête de l'Archange - le Mont Saint-Michel, fol. 195 recto des Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-16, Chantilly, Musée Condé, Ms. 65. Markus A. Castor 184 Fig. 4 : Jean Fouquet, Louis XI préside le chapitre de Saint-Michel Statuts de l'ordre de Saint-Michel, 1470, Paris, BnF, dép. des Manuscrits, Français 19819, fol. 1. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 185 Fig. 5 : Jules Hardouin-Mansart, Dôme de Saint-Louis-des-Invalides, Coupole, fresques par Charles de La Fosse. Markus A. Castor 186 Fig. 6 : Charles Le Brun, La Franche Comté conquise pour la seconde fois, dessein, Paris, Musée du Louvre. Fig. 7 : Charles Le Brun, La Seconde conquête de la Franche-Comté, esquisse, Versailles, Musée national du château. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 187 Fig. 8 : Grille royale du château de Versailles, réalisée vers 1680, réinstallée d’après les plans anciens en 2008. Markus A. Castor 188 Fig. 9 : Pieter van Schuppen d’après Charles Le Brun, Louis XIV, roi de France, gravure, 1666, Paris, BnF. Saint-Michel, Raphaël et Charles Le Brun 189 Fig. 10 : Pierre Paul Rubens, Le Conseil des dieux ou Le Gouvernement de la Reine, Cycle de Marie de Médicis, 1622-25, Paris, Musée du Louvre. Markus A. Castor 190 Index des illustrations Fig. 1 : Raphaël, Saint Michel terrassant le dragon, 1518, Paris, Musée du Louvre. Fig. 2 : Luca Giordano, La Chûte des anges, vers 1666, Vienne, Kunsthistorisches Museum. Fig. 3 : La Fête de l’Archange - le Mont Saint-Michel, fol. 195 recto des Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-16, Chantilly, Musée Condé, Ms. 65. Fig. 4 : Jean Fouquet, Louis XI préside le chapitre de Saint-Michel Statuts de l’ordre de Saint-Michel, 1470, Paris, BnF, dép. des Manuscrits, Français 19819, fol. 1. Fig. 5 : Jules Hardouin-Mansart, Dôme de Saint-Louis-des-Invalides, Coupole, fresques par Charles de La Fosse. Fig. 6 : Charles Le Brun, La Franche Comté conquise pour la seconde fois, dessein, Paris, Musée du Louvre. Fig. 7 : Charles Le Brun, La Seconde conquête de la Franche-Comté, esquisse, Versailles, Musée national du château. Fig. 8 : Grille royale du château de Versailles, réalisée vers 1680, réinstallée d’après les plans anciens en 2008. Fig. 9 : Pieter van Schuppen d’après Charles Le Brun, Louis XIV, roi de France, gravure, 1666, Paris, BnF. Fig. 10 : Pierre Paul Rubens, Le Conseil des dieux ou Le Gouvernement de la Reine, Cycle de Marie de Médicis, 1622-25, Paris, Musée du Louvre. PFSCL XLI, 80 (2014) Mens agitat molem. André Félibien et la surintendance des Bâtiments du roi en 1666 M ARIANNE C OJANNOT -L E B LANC (U NIVERSIT É P ARIS O UEST -N ANTERRE -L A D É FENSE ) En tête de la première partie des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes d’André Félibien, parue à Paris en 1666, figure un bandeau gravé relativement modeste, mais qui n’a pas reçu l’attention qu’il mérite. Celui-ci fut en l’occurrence repris pour les quatre autres parties de l’ouvrage, qui parurent jusqu’en 1688. Sous la devise Mens agitat molem, inscrite sur une banderole (fig. 1), un médaillon présente une grue en action, soulevant une pierre et, à l’arrière-plan, un bâtiment en train d’être construit. Le médaillon est entouré par des objets servant à la pratique des arts de peinture, de sculpture et d’architecture, avec notamment, à gauche, une palette et des pinceaux, une statuette et un recueil de modèles de figures et, à droite, une règle, une équerre et un compas, un buste ou encore un recueil de modèles d’architecture. Fig. 1 : Bandeau en tête des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes d'André Félibien (5 parties (1666-1688), première partie, Paris, 1666, épître, p. 1) (coll. pers.) Marianne Cojannot-Le Blanc 192 L’association entre la devise et le médaillon central, qui en constitue l’emblème ou le « corps », est claire, l’une entretenant avec l’autre un rapport de ressemblance. De même que la grue soulève la pierre, l’esprit met la matière en mouvement, littéralement : mens agitat molem. Comme il se doit, l’élaboration du sens procède de la mise en regard d’une devise et d’une image, qui en offre une représentation littérale très singulière. Dans le cas des compositions latérales, le fonctionnement est autre. La palette et les pinceaux, la règle et le compas, la statuette ou le recueil de modèles sont des représentations codifiées, ordinaires, qui fonctionnent de manière autonome comme attributs des arts. Leur insertion toutefois sous la bannière de la mens infléchit ce sens traditionnel : ici, l’intelligence ou la raison préside à la réunion des arts, dans une conception évidemment héritière de la Renaissance. On se souvient que l’art de peinture était depuis lors défini comme cosa mentale, comme dessein (disegno) et que, pour Michel-Ange, le compas devait être dans l’œil, non dans la main. Si tous les arts sont évoqués dans le bandeau, la primauté donnée à l’architecture, par la représentation de la grue au centre, étonne quelque peu. Les Entretiens sont de fait un monument dédié à la peinture, qui aboutit, dans ses deux dernières parties, à la consécration de l’école française, à la suite du modèle accompli de Nicolas Poussin. Aussi les attributs des trois arts ne paraissent-ils pas s’imposer en son seuil. La mise en exergue des bâtiments et de l’architecture au centre paraît moins explicable encore. On pourrait objecter que les remplois de petites pièces gravées sont fréquents et peuvent nuire à leur pertinence. Le présent bandeau toutefois ne paraît pas avoir été récupéré. Il ne figure dans aucune autre publication d’André Félibien de la décennie 1660 1 , ni, semble-t-il, dans des ouvrages contemporains parus chez le même éditeur, Pierre Le Petit, rue Saint Jacques. Il sem- 1 On soulignera que les bandeaux liminaires des publications de Félibien au début des années 1660 sont dans l’ensemble modestes, parfois rapidement gravés, et présentent une iconographie un peu passe-partout, avec le plus souvent des variantes ornementales autour des armes du roi (ainsi pour les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre ... en 1663, pour les Quatre éléments peints par M. Lebrun ... en 1665 ou encore la Relation de la feste de Versailles du 18 e juillet 1668). Après 1666 toutefois, les bandeaux peuvent présenter un travail de gravure d’une qualité supérieure (ainsi celui pour les Quatre saisons peintes par M. Lebrun ... en 1667), tandis que le souci de la variété et de la convenance est plus net, comme dans la Description de la grotte de Versailles en 1672, inaugurée par un bandeau présentant tritons et concrétions. Mens agitat molem 193 ble au contraire avoir fait l’objet d’une élaboration spécifique, qui ne rend que plus paradoxal son choix à la tête d’une somme consacrée aux peintres. 2 Mens agitat molem ou les enjeux des Bâtiments du roi au tournant de 1666 Lorsque la première partie des Entretiens vit le jour en 1666, elle faisait suite à la réception par André Félibien de la charge d’ « historiographe des Bâtiments, peintures, sculptures, arts et manufactures royales », le 12 mars. L’iconographie du bandeau liminaire pourrait ainsi renvoyer au nouvel office de Félibien et à la production artistique diverse qu’il est appelé à célébrer, suivant l’énoncé de sa charge : bâtiments, peintures, sculptures et objets d’art. Cette première partie des Entretiens est d’ailleurs logiquement dédiée au surintendant des Bâtiments du roi Jean-Baptiste Colbert que Félibien remercie pour l’honneur qu’il lui fait « de [l]e charger d’un employ où [il] aura sujet de traiter de ces somptueux bastimens ». Plus concrètement, l’emblème et la devise liminaires préparent le lecteur à la promenade au Louvre et aux Tuileries, autour de laquelle s’organise le premier entretien, ouverture dont on a souligné le caractère déroutant à la tête de conversations sur les vies de peintres. 3 La genèse des Entretiens l’explique en partie. Le projet de Félibien, qui remontait à la fin des années 1640 et à sa rencontre avec Nicolas Poussin 4 , était de produire une histoire générale de l’art de peinture, dont la première partie était inspirée des vies des peintres anciens de Pline l’Ancien. Ce projet avait semble-t-il été originellement encouragé par Nicolas Fouquet et un premier volet avait vu le jour en 1660, sous le titre De l’Origine de la peinture et des plus excellens peintres de l’Antiquité. Dialogue. Il s’ouvrait par des considérations générales sur la définition des grandes parties de la peinture (composition, dessein et coloris), immédiatement suivies de la découverte émerveillée de Vaux-le- 2 La vignette qui orne la page de titre des Entretiens, représentant la vision de la croix par l’empereur Constantin, accompagnée de l’inscription « in hoc signo vinces » ne doit pour sa part pas surprendre, renvoyant à l’enseigne de l’éditeur : « à la Croix d’or », rue Saint-Jacques. 3 André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, éd. René Démoris précédée d’une introduction, pp. 9-76, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 50. 4 André Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, 5 parties (1666-1688), première partie, Paris, 1666, préface non paginée. Marianne Cojannot-Le Blanc 194 Vicomte et d’un éloge du maître des lieux. 5 Peut-être Félibien jugea-t-il utile, au lendemain de son accession à la charge d’historiographe des Bâtiments du roi, de faire allégeance. La découverte émerveillée de Vaux en 1660 disparaît ainsi, en 1666, au profit d’une promenade aux palais royaux du Louvre et des Tuileries, ce dernier chantier étant une œuvre toute fraîche de la surintendance : la construction en avait repris en 1664-1665 sur les dessins de Louis Le Vau et avait cédé la place à une vaste campagne de décoration, sur laquelle Félibien revient d’ailleurs à diverses reprises au fil des Entretiens. 6 L’explication paraît toutefois faible. Rien n’obligeait Félibien à republier en urgence une version remaniée de l’Origine de la peinture - Colbert avait choisi en connaissance de cause de le rappeler à Paris - ni à faire précéder ses premières pages de 1660 sur les parties de la peinture par une conversation très ample sur l’architecture. 7 Aussi l’analyse de ses intentions méritet-elle d’être approfondie. 8 Comme l’a souligné Réné Démoris 9 , la promenade inaugurale au Louvre signe la conscience historique et le sentiment de l’histoire très complexe qui président à l’écriture de Félibien. Celui-ci choisit de faire de l’actualité des Bâtiments royaux l’incipit des Entretiens : Comme le Roy voulut il y a quelque temps que les plus sçavans architectes de son royaume examinassent un modelle qu’on a fait de tout le Louvre afin d’avoir leur avis sur ce qui reste à bastir pour le devant de ce superbe édificie, Pymandre qui, de tous mes amis, est celui qui a le plus de curiosité pour ces beaux ouvrages, m’engagea d’aller voir avec luy le dessein de ce magnifique palais. 10 Ne faut-il voir ici qu’une captatio benevolentiae, évoquant plaisamment l’examen critique de la maquette en menuiserie, auquel toute la société pa- 5 André Félibien, De l’Origine de la peinture et des plus excellens peintres de l’Antiquité. Dialogue, Paris, 1660, pp. 13-16. 6 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, 2 e partie, 1672, p. 3 à 5 ; 3 e partie, 1679, pp. 192-195 et 5 e partie, 1688, pp. 65-84. 7 André Félibien, ibid., pp. 1-44. 8 Sur les stratégies de discours de Félibien, on renverra en priorité à l’ouvrage de Stefan Germer, Kunst-Macht-Diskurs. Die intellektuelle Karriere des André Félibien im Frankreich von Louis XIV, Munich, Fink, 1997. 9 René Démoris a proposé une analyse essentielle du « vestibule théorique » des Entretiens, de cette entrée en matière par l’architecture, en soulignant le projet d’une théorie des arts en général qui sorte des seuls enjeux de l’imitation et s’articule avec une perspective de politique des arts, op. cit. à la n. 3, pp. 16-33 et plus particulièrement, p. 30 sqq. et pp. 51-55 et p. 59. Voir aussi Stefan Germer, ibid., pp. 448-450. 10 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, pp. 1 sq. Mens agitat molem 195 risienne s’était livrée ? On relèvera que l’actualité ici évoquée n’est que relativement actuelle : le modèle, exécuté sur les dessins de Le Vau par le menuisier Saint-Yves, fut présenté en 1664 11 ; les avis reçus à son propos et la mise au concours de l’achèvement du Louvre se situent à pareille date, soit deux ans avant la parution de la première partie des Entretiens. En parallèle, cette dernière conserve un silence remarquable sur son précédent immédiat, la venue de Bernin à Paris en 1665. Peut-être la rédaction de Félibien a-t-elle un peu précédé la parution ; il ne demeure pas moins que l’actualité qu’il évoque se borne au milieu parisien de l’architecture. L’évocation du Louvre au tournant de 1666 est en outre un sujet délicat dont la forme du dialogue permet commodément de mettre en présence deux approches antagonistes, les doutes de Pymandre d’un côté (« je ressens une secrette douleur quand je pense que des travaux de si grande estendue m’ostent en quelque sorte l’espérance de les voir dans leur perfection »), et de l’autre, l’optimisme du narrateur (« Il n’y a pas six ans qu’on commence à travailler de nouveau à l’achèvement du Louvre, et cependant, considérez combien l’ouvrage est avancé ! » 12 ). Les débats sur l’achèvement du Louvre sont ainsi le support conjoncturel paroxystique qui introduit une réflexion générale sur le métier d’architecte. Celle-ci est présentée avec toute la prétérition nécessaire : si Pymandre et son interlocuteur préfèrent initialement se taire (« n’estant ny l’un ny l’autre de profession à donner nos avis, nous considérasmes sans rien dire le modelle de cet édifice admirable »), ils n’en viennent pas moins, dans le même paragraphe, à « s’entretenir de ce que nous avions entendu dire à des gens qui prétendoient estre fort sçavans dans l’art de bastir ». 13 Pymandre et le narrateur ne connaissent donc rien à l’architecture, mais s’estiment vite suffisamment aptes à juger l’imposture de ceux qui y ont des prétentions ; ils se livreront finalement à quelques considérations. Le dialogue s’emploie dès lors à montrer que l’enjeu essentiel est de trouver un architecte « intelligent » 14 , à l’image très précisément de la mens, qui doit orienter toutes les entreprises matérielles : 11 Sur ce modèle et son exposition publique, voir Louis Hautecœur, L’Histoire des châteaux du Louvre et des Tuileries, Paris, G. van Oest, 1927, p. 145 ; Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000, p. 37. 12 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, p. 4. 13 Ibid., p. 2. 14 L’adjectif est très fréquemment utilisé, notamment Ibid., pp. 23, 25, 32. On rappellera que le qualifiatif d’« intelligent » désignait dans les années 1640, dans le cercle du surintendant des Bâtiments François Sublet de Noyers et des frères Marianne Cojannot-Le Blanc 196 - Pour moy, quand je pense quel doit estre un architecte, je ne m’estonne plus des difficultez que l’on a d’en rencontrer beaucoup d’assez excellens pour des entreprises aussi importantes. C’est ce qui me donne de l’estime et de la vénération pour ceux qui portent dignement ce nom. Car de grâce, dites-moy combien peu en voyons-nous qui entrent dans ces hautes méditations et dans ces profonds raisonnemens par lesquels les Anciens ont si heureusement trouvé l’art de bien bastir. Croyez vous qu’il y en ait beaucoup de ceux qui s’en meslent aujourd’hui qui sachent pourquoy l’on a inventé tous ces ordres différents, ces divisions si justes et ces ornemens qui embellissent l’architecture ? Ceux qui ont trouvé la beauté des bastimens n’en ont pas cherché la raison en mesurant seulement les ouvrages de leurs précédesseurs, comme font aujourd’huy la plupart de ceux qui les veulent imiter. Ils ont premièrement recherché cette raison dans toutes les choses que la nature leur fournissoit de plus régulier, mais ensuite, ils ont élevé leur esprit plus haut pour découvrir la cause de ce qu’il y a de plus parfait. 15 Suit une présentation très ample des qualités qui font un architecte véritable : l’architecte doit connaître l’antique, posséder la culture vitruvienne, maîtriser les fins fondamentales de l’art de bâtir, respecter la double exigence d’utilité et de beauté 16 , connaître les proportions 17 , l’emploi des ordres et des ornements. Il doit avant tout être capable de rendre « raison » de son art, d’en maîtriser les principes comme les règles. À l’inverse, les diverses manières d’oublier la mens en architecture sont passées au crible. Félibien évoque d’une part l’absence d’idée dans la conduite d’un chantier : les copistes qui se contentent de prendre les mesures des bâtiments antiques ou pratiquent leur art seulement par routine sont ici condamnés. D’autre part, Félibien déplore la confusion entre l’idée raisonnable et le caprice 18 , et met en garde contre l’abus de l’imagination, par une anecdote : aux délires créatifs de Dinocrate qui caressait le projet de faire du mont Athos une statue géante d’Alexandre le Grand et de loger dans sa main une ville entière, il Fréart, auquel Félibien ne fut pas étranger, les artistes qui avaient une connaissance de l’antique et savaient rendre raison de leurs ouvrages. 15 Ibid., p. 14 sqq. 16 Ibid., p. 17 sqq. 17 Ibid., p. 28 : Félibien dénonce ceux qui prenant « pour exemple ces figures de Calot », font « dans leurs bastimens comme dans les grotesques de ce graveurs » les membres « estropiez ». 18 Ibid., p. 29 : « Cependant quoyque l’architecture ne consiste pas en vains caprices et en imaginations fantastiques, mais en solides raisonnemens et véritables démonstrations, vous voyez néanmoins comme la pluspart du monde se laisse plustost surprendre aux pensées bizarres d’un homme imaginatif qu’à la raisonnable conduite d’un homme savant ». Mens agitat molem 197 oppose la sage réponse d’Alexandre, qui salue certes la « rareté de pensée » de l’architecte, mais n’entend nullement encourager un dessein si fantasque. 19 Enfin, la perte de vue de l’idée ou du dessin initial est toujours préjudiciable. Pour ce dernier cas, Félibien prend appui, pour défendre ses vues, sur deux chantiers majeurs qui viennent d’être conduits à Paris : les défauts de l’église Saint-Louis des Jésuites de la rue Saint-Antoine sont imputés à l’abandon du dessein initial et à la regrettable mise à l’écart du frère Martellange, dont les qualités apparaissent assez dans l’autre église jésuite du faubourg Saint-Germain ; de même, comme l’esprit [François Mansart] qui a produit le Val de Grâce ne l’a pas achevé, « on voit bien la différence qu’il y a entre ce bastiment et une chapelle [la chapelle de Fresne] que le mesme architecte fit faire sur le mesme dessein il y a près de vingt ans [...] toutes les personnes intelligentes regardent ce petit modelle comme un chef d’œuvre où il n’y a rien qui s’éloigne de l’idée de l’architecte ». 20 Certes, on ne niera pas, dans cette défense de l’architecte savant et universel, la part de topoi ressassés dans la littérature théorique sur l’architecture depuis la Renaissance. On a parfois aussi entendu ces premières pages de Félibien comme une critique de Le Vau, à propos duquel on présume l’hostilité forte de Colbert. On est toutefois en droit de se demander si Félibien ne soulève pas ici, plus largement, la question de l’opportunité d’une formation différente des architectes et d’une structuration nouvelle du milieu des Bâtiments, où la mens triompherait, plutôt que le praticien ignorant. De manière évidente, l’argumentaire développé par Félibien pour l’architecture (l’opposition entre l’inventeur et le copiste, entre l’esprit et la matière, entre la raison et la routine, le rôle enfin du « dessein ») reprend toutes les idées qui ont été avancées en faveur d’une académie de peintres et de sculpteurs. L’association proposée dans le bandeau liminaire entre les arts de peinture, de sculpture et d’architecture, entre les « trois arts du dessein », pourrait ainsi prendre sens, si on l’inscrit dans l’univers de référence, de pensée et d’organisation pratique que constituait le modèle académique 21 , fondamentalement centré sur la réflexion théorique et l’enseignement du dessin : « Encore qu’ils [les architectes] n’aient pas besoin de dessiner aussi parfaitement que les peintres et les sculpteurs, il faudrait pourtant qu’ils sussent du moins la théorie de la peinture, puisque la lumière de cet art est la même qui les doit éclairer ». 22 19 Ibid., pp. 31-35 : « si j’estime la rareté d’une telle pensée, je trouve beaucoup à redire dans le choix d’un lieu si mal propre pour un tel dessein » (p. 35). 20 Ibid., p. 25. 21 Les vertus de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture et de ses fonctionnements sous protection royale sont évoquées, ibid., p. 10. 22 Ibid., p. 42. Marianne Cojannot-Le Blanc 198 À défaut d’une académie d’architecture, qui ne devait voir le jour qu’en 1671 mais où Félibien, rappelons-le, fut sitôt placé en qualité de secrétaire, à défaut d’associer des architectes à l’Académie de Peinture et de Sculpture, le Petit Conseil en vue de l’achèvement du Louvre fut créé en 1667, soit peu de temps après la parution du premier volume des Entretiens. Or, ce Petit Conseil constitue indéniablement un rouage institutionnel, qui incarne précisément l’idée de la mens agitat molem. D’une part, il consacrait la séparation entre les procédures d’invention et d’exécution, la primauté étant donnée à la première : il n’est point nécessaire d’avoir la pratique effective d’un art pour en formuler un dessein ; l’intelligence de Claude Perrault, grand amateur d’architecture et futur éditeur de Vitruve, pouvait ainsi servir au sein du Petit Conseil à l’élaboration intellectuelle du projet de l’aile orientale. D’autre part, la création du Petit Conseil était la conséquence directe de l’échec de tous, ou plutôt de chacun : constitué de trois membres, Louis Le Vau, Claude Perrault et le peintre Charles Le Brun, qui avaient pour mission de trouver une solution ensemble, celui-ci procédait de la foi en la vertu propre à l’invention collective, dont l’issue est par définition synthétique, à la différence des propositions nominales, diverses et surabondantes pour le Louvre, dont la profusion rendait le choix du surintendant presque impossible. 23 Le Petit Conseil, enfin, avec la présence d’un peintre en son sein, rassemblait, exactement à l’image du bandeau liminaire, des représentants des divers arts, qui, ensemble, devaient parvenir à mouvoir la matière. L’évocation laudative par Félibien de l’habile rhabillage par François Mansart de la façade de l’Hôtel Carnavalet 24 , précédent fameux de l’application d’un dessin neuf à un bâtiment ancien, fait ainsi figure de pivot, à l’heure où Mansart, après avoir fourni de nombreux dessins pour le Louvre en 1664-1665, peine à arrêter un parti définitif. Elle renvoie à la fois à un éminent architecte, mais aussi à l’échec de celui-ci devant l’entreprise exceptionnelle du Louvre. Dès lors, le dialogue de Félibien, où les deux amis découvrent, ébahis, l’impasse à laquelle aboutissent les gloses savantes comme ignorantes de tout un chacun, est chapeauté par un bandeau qui pourrait avoir allure de solution, d’annonce des décisions imminentes de la surintendance, qui sont déjà très évidemment dans l’air du temps. Félibien 23 Ibid., p. 3 : « C’est pourtant, luy dis-je, au milieu de toutes ces différentes pensées que se trouve engagé celuy qui a l’intendance de tous ces bastimens. Ne vous semble-t-il pas qu’un prince ou celuy qui commande sous ses ordres, doit avoir des lumières d’autant plus grandes qu’il est comme le seul juge de tant de desseins qu’on lui présente, qui ayant tous des beautez différentes, sont capables de tenir l’esprit en suspends, dans l’incertitude du choix qu’il en doit faire ». 24 Ibid., p. 13 sqq. Mens agitat molem 199 oscille encore, on l’a vu, au sein d’un même paragraphe, entre la solution individuelle et la solution collective : « c’est un ouvrage où les plus sçavans hommes d’aujourd’hui peuvent dignement travailler [...] c’est dans cette rencontre qu’un excellent architecte pourra faire paroistre sa science et son jugement ». 25 Apparaît toutefois déjà en filigrane une promotion de la mens, que l’on peut associer à une dépersonnalisation de l’invention. L’insistance du bandeau sur l’architecture est ainsi éclairée par le long texte de la promenade au Louvre et aux Tuileries, institué en « chantierécole » pour la surintendance des Bâtiments du roi, où la structure et les modes de fonctionnement de l’invention architecturale d’une part, les ouvriers-exécutants de l’autre, le discernement du surintendant enfin, sont en même temps mis à l’épreuve. Est même évoquée, de manière rhétorique, la possibilité qu’il s’agisse du chantier épreuve du règne et de sa gloire, à travers l’angoisse qu’on ne parvienne pas à l’achever, à faire suivre ce dessein grandiose de sa réalisation effective : un tel échec constituerait-il une tâche indélébile pour la gloire du roi ? 26 L’actualité de l’écriture de Félibien, ainsi, ne réside pas seulement dans le fait d’évoquer un chantier contemporain majeur pour la gloire du règne, mais dans celui d’instituer l’œuvre de la surintendance à la croisée des chemins et de l’Histoire, de poser peut-être la question de ses structures institutionnelles, d’inviter enfin le monarque à imiter Alexandre en ne cédant pas aux tentations absurdes des Dinocrate. Il n’est pas fortuit, dès lors, que la devise Mens agitat molem, surmontant une grue en tout point semblable à celle du bandeau de Félibien de 1666, ait été reprise en 1671 dans un jeton des Bâtiments du roi (fig. 2), à l’heure où la question de l’achèvement du Louvre a connu un progrès net. Il ne l’est pas davantage que le symbole de la grue qui meut la matière ait fait par la suite l’objet de diverses citations au sein de la surintendance des Bâtiments, en 1674, de nouveau sur un jeton des Bâtiments du roi, frappé à l’occasion de l’avancement du chantier du Louvre (fig. 3) et en 1677, sur la fameuse estampe de Sébastien Leclerc immortalisant la prouesse technique que constituait l’érection des deux grandes pierres constituant le fronton de l’aile orientale du Louvre (fig. 4). Dans ces deux derniers cas, la devise Mens agitat molem n’était pas présente, mais la signification latente de ces 25 Ibid., p. 13. Une même ambivalence apparaît p. 30 au sein d’un même paragraphe. 26 Ibid., pp. 4-7. « Si cet ouvrage est promptement achevé et que l’exécution en soit belle, on estimera ce prince là bienheureux d’avoir vécu dans un temps où il aura trouvé des ouvriers capables de mettre au jour ses grands desseins, et les ouvriers auront part à l’honneur de ces beaux travaux et à la bonne fortune d’un règne si glorieux. Mais quand leur science et leur art ne pourroit pas atteindre à la grandeur de leurs conceptions ny répondre entièrement à ce qu’on attendoit d’eux, croyez-vous que la gloire d’un roy en dimniuast pour cela ? Non certes » (p. 6). Marianne Cojannot-Le Blanc 200 représentations la rejoignait à coup sûr : la prouesse technique de la France de Louis XIV, qui parvenait à soulever la matière la plus rétive, indiquait la force de l’esprit et, au delà, l’efficace de l’intention politique. Si Félibien plaidait ainsi pour que la pratique de l’architecture soit dominée par la raison, il n’entendait pas limiter l’architecture ni l’architecte à la mens, trop conscient de l’importante part matérielle propre à cet art. À cet égard, le bandeau liminaire peut sans doute souligner un projet pour le monde des Bâtiments mais ne peut être totalement lu comme un emblème de l’architecte. Félibien d’ailleurs le laisse entendre, lorsqu’il s’offre le luxe de mettre à l’écart, au sein de sa conversation, un emblème possible pour l’architecture, au motif qu’il restitue trop partiellement l’exercice du métier : - Celuy, repris-je, qui pour faire l’emblesme d’un architecte a représenté la figure d’un homme qui n’a point de mains, mais qui a de bons yeux et de grandes oreilles, n’a pas à mon sens tout à fait bien exprimé sa pensée, car un sçavant architecte doit sans doute avoir des mains pour travailler et pour tracer ses desseins. Mais cet emblesme convient mieux à un prince qui fait bastir ou à un ordonnateur des bastimens, lesquels n’estant point en estat de travailler eux-mesmes n’ont besoin que de bons yeux pour juger de ce que l’on fait, et d’oreilles pour recevoir les avis et les conseils de toutes les personnes capables de donner de bons conseils. 27 Ce bref commentaire du narrateur n’invite-t-il pas à une lecture plus politique encore du bandeau liminaire ? Fig. 2 : Jeton des Bâtiments du roi, 1671, revers : Mens agitat molem (BnF, Médailles, n°. 5681) 27 Ibid., p. 30 sqq. Félibien reprend ici, mais de manière confuse, le Premier tome de l'architecture de Philibert De L’Orme, paru en 1567 (folios 281 à 283). Deux estampes fameuses, commentées dans le texte du traité, y présentent d’une part l’allégorie du mauvais architecte, sans mains, debout devant une architecture gothique, d’autre part, celle du bon architecte, doté de deux mains à chaque bras. Mens agitat molem 201 Fig. 3 : Jeton des Bâtiments du roi, 1674, revers : Nec pondus obstitit (coll. pers.) Fig. 4 : Sébastien Leclerc, Représentation des machines qui ont servi à eslever les deux grandes pierres qui / couvrent le fronton de la principale entrée du Louvre, 1677, 380 x 625 mm (BnF, Estampes, Ed 59b, fol. 97) Marianne Cojannot-Le Blanc 202 Mens agitat molem, une devise pour Colbert ? La question de l’origine de l’emblème et de la devise en tête de l’ouvrage de Félibien mérite d’être posée. Avant 1666, la devise Mens agitat molem étaitelle en usage au sein de la surintendance des Bâtiments du roi ? Fut-elle, à l’inverse, inventée ou exhumée par Félibien ? On rappellera que ce dernier s’intéressait aux médailles et a personnellement conduit un travail sur les jetons des familles françaises, qui fut achevé par son fils, Jean-François. 28 La parution du premier volume des Entretiens relevant, selon toute vraisemblance, de son initiative propre et non d’une requête de Colbert, il n’est pas certain que l’ouvrage ait bénéficié d’une devise confectionnée par la Petite Académie, aux travaux de laquelle Félibien fut assez tôt associé, même s’il n’en devint membre à part entière que sous Louvois, en 1684. 29 La perte des archives de cette institution pour ses premières années ne permet pas d’éclairer de manière positive l’origine et la paternité de la devise. Si l’on en croit toutefois le père jésuite Claude-François Ménestrier 30 , il y aurait eu un premier emploi de la devise Mens agitat molem, dans la première moitié du siècle : Le Ciel, avec ces mots de Virgile : Mens agitat molem. C’est une intelligence qui en règle les mouvemens. On fit cette devise sur le revers d’une médaille du cardinal de Richelieu, pour dire qu’il estoit l’intelligence de l’Estat en qualité de premier ministre. Elle peut s’appliquer à tous ces grands génies qui gouvernent les Estats, comme Virgile l’applique à la Providence de Dieu, qui règle toutes choses, ce qui fit croire aux Payens qu’elle estoit l’ame du monde. 31 À ma connaissance, aucune médaille pour Richelieu aujourd’hui conservée ne porte la devise mens agitat molem, et le fait est évidemment intrigant. 32 28 Jean Tricou, « Les jetons lyonnais inédits du recueil Félibien », Revue numismatique, 6 e série, t. 16, année 1974, pp. 135-141. 29 Voir le témoignage un peu amer de Charles Perrault (Mémoires de ma vie, éd. Antoine Picon, Paris, Macula, 1993, p. 235) puisque c’est sa place que Félibien occupa. 30 Voir récemment Claude-François Ménestrier : les Jésuites et le monde des images. Actes du colloque international, Gérard Sabatier (dir.), Presses universitaires de Grenoble, 2009. 31 Claude-François Ménestrier, La Philosophie des images, composée d’un ample recueil de devises, et du jugement de tous les ouvrages qui ont été faits sur cette matière, Paris, R.J.B. de la Caille, 1682, p. 126, section Le ciel et les astres en devises. On soulignera que, chez Ménestrier, la devise n’est illustrée par aucune vignette. 32 Sur les médailles pour Richelieu, voir notamment Jacques de Bie, La France métallique. Les vrais pourtraicts des rois de France et les familles illustres de France, Mens agitat molem 203 On soulignera toutefois que d’autres devises aux revers de médailles pour Richelieu ne sont pas sans parenté avec celle-ci, ainsi la Mens sidera voluit (fig. 5), évoquant une intelligence qui préside à la révolution des planètes autour du globe, sur une médaille de 1631, ou encore, la Mens immota regit sur une médaille de 1636, associée à l’image du bateau. Fig. 5 : Médaille de Richelieu, 1631 : revers Mens sidera volvit (coll. pers.) Comme le rappelle Ménestrier, il convient déjà de se souvenir que la devise Mens agitat molem est tirée du chant VI de l’Énéide (v. 727). Les trois mots Paris, 1634, vol. 3, « Médailles des cardinaux français » ; Fernand Mazerolle, Jean Varin. Conducteur de la Monnaie du Moulin, tailleur général des monnaies, contrôleur général des poinçons et effigies, Paris, 1932 ; Mark Jones, French Medals 1600-1672. A Catalogue of the French Medals in the British Museum, Londres, 1988 et Jean-Luc Desnier, « Rector orbis ou le cardinal de Richelieu sur une médaille de Jean Varin », MEFRIM, t. 106, n°2, 1994, pp. 683-697. Marianne Cojannot-Le Blanc 204 figurent à un moment crucial de l’épopée de Virgile, au sein d’un épisode lui-même décisif. Le chant VI raconte en effet la descente d’Énée aux Enfers, marquée par ses retrouvailles avec son père Anchise. Les vers 724 à 853 en constituent l’apogée, où Anchise révèle à Énée à la fois les principes qui régissent le monde et son destin à venir. Ils s’ouvrent ainsi, Anchise dévoilant « dans l’ordre, chaque secret » : Principio coelum ac terras camposque liquentes Lucentemque globum lunae Titaniaque astra Spiritus intus alit, totamque infusa per artus Mens agitat molem et magno se corpore miscet. Inde hominum pecudumque genus vitaeque volantum Et quae marmoreo fert monstra sub aequore pontus. 33 Énée, confronté à la réalité des Enfers puis aux explications et révélations de son père, est ainsi dans une position similaire à celle précédemment évoquée de l’architecte qui, de l’étude de la nature et des apparences, doit se hisser à la connaissance des causes. Dans le prolongement du sens virgilien, celui d’un principe qui règle dans la discrétion toute chose à point nommé, la formule aurait donc été mise en devise, si l’on en croit Ménestrier, pour évoquer l’action de Richelieu. Son remploi par Félibien pourrait dès lors inviter à discerner, derrière le sens littéral renvoyant à la figure idéale de l’architecte et à l’œuvre des Bâtiments du roi, une célébration métaphorique de l’action ministérielle de Colbert. À y regarder de près, Félibien l’écrit presque : - C’est, me dit Pymandre, ce qui me faisoit tantost penser quelle doit estre la science d’un architecte qui entreprend un si grand ouvrage, quelle est la force d’esprit de celuy qui doit donner le mouvement à une si haute entreprise et quelle est la grandeur d’âme du Roi, qui après avoir établi la paix en son royaume, travaille encore avec tant de soin à en augmenter la gloire. 34 Entre l’architecte - explicitement évoqué, même s’il n’est pas encore choisi et si sa science « doit être » dans un avenir proche -, et le Roi soucieux de sa gloire future, est ici esquissé le contour de celui qui n’est désigné que comme la « force d’esprit » qui « est », et doit fondamentalement « donner le 33 Virgile, Énéide, livre VI, vv. 724-729, trad. Maurice Rat, Paris, Garnier, 1932, p. 290 : « D’abord, un souffle vivifie intérieurement le ciel, la terre, les plaines liquides, le globe lumineux de la lune et l’astre titanique, et l’esprit, répandu par les membres du monde, en meut la masse entière, et se mêle avec ce grand corps. C’est de lui que naissent la race des hommes, et celle des bêtes, et la gent des oiseaux, et les monstres qui portent la mer sous la surface de marbre ». 34 André Félibien, Entretiens ..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, pp. 3-4. Mens agitat molem 205 mouvement » à l’entreprise, autrement dit le surintendant des Bâtiments. Dans la structure ternaire de la phrase, dans les qualités respectives de l’architecte, du surintendant et du roi, c’est à Colbert que revient indubitablement ici la Mens agitat molem. La devise, au demeurant, figure dans la première partie des Entretiens précisément en tête de l’épître dédicatoire à Colbert. Un regard naïf pourrait avoir le sentiment, y note en outre Félibien, que tout se fait « par enchantement » dans le monde des maisons royales, mais c’est bien l’intelligence de Colbert qui règle tout, connaît tout, s’enquiert de tout, pourvoit à tout : Combien toutes les maisons royales ont-elles changé de face depuis que vous en avez la direction, et combien ces beaux lieux sont-ils ornez d’ouvrages magnifiques et convenables à la dignité du prince qui les habite ? Il y a eu des temps où l’on ne connoissoit ces maisons que par leurs ruines et par le mauvais estat où elles estoient. Mais aujourd’huy nous voyons le soin que vous prenez à les rétablir, et nous considérons avec une joye meslée d’admiration comme de toutes parts les excellens hommes contribuent à l’embellissement de ces superbes édifices. Voyoit-on avant vous des surintendans des Bastimens se donner la peine d’examiner jusques aux moindres desseins de tous les ouvrages qu’on fait pour le roy ? Prenoient-ils comme vous une entière connoissance des plus petites choses ? Vous ne dédaignez pas de vous trouver mesme souvent parmy les ouvriers. Vous ordonnez de leurs travaux. Vous leur communiquez vos lumières et par vostre vigilance et vostre activité, vous leur servez d’exemple à travailler avec plus de zèle et de diligence pour la satisfaction du roy. Aussi quand on pense à toutes les belles choses qui ont esté faites depuis que vous en avez la conduite, on croiroit presque que tout cela se fait par enchantement, puisque nous voyons tout d’un coup des maisons basties et ornées, des parcs accomplis, et des jardins que la nature regarde comme des productions où elle croit n’avoir point de part. 35 La mens agitat molem en tête de l’épître à Colbert pourrait dès lors signifier, à l’heure où il n’est plus de principal ministre par la volonté du roi, que l’intelligence et l’activité de Colbert ne relèvent pas moins d’une telle qualité. L’association entre Colbert et la figure de la Mens s’immisce peutêtre dans une autre petite pièce gravée de la première partie des Entretiens, placée en position stratégique : la lettre grise C débutant la première phrase de la première page de l’entretien, après l’épître et la préface, est ornée d’un trépied appollinien, dominé par un long serpent qui s’y enroule. L’association du motif appollinien divinatoire et du serpent des armes de Colbert, 35 André Félibien, Entretiens..., op. cit à la n. 4, première partie, 1666, épistre à Colbert, non paginée. Marianne Cojannot-Le Blanc 206 les deux étant certes très présents dans l’art ornemental contemporain, reprennent la thématique de la mens, qui inspire providentiellement. La mens agitat molem comme métaphore de l’action royale L’analyse du bandeau liminaire ne peut toutefois s’arrêter à Colbert. Dans la célébration de l’action du surintendant, on aura sans doute noté que le roi est systématiquement associé (« Ne vous semble-t-il pas qu’un prince ou celuy qui commande sous ses ordres doit avoir des lumières » ; « cet emblesme convient mieux à un prince qui fait bastir ou à un ordonnateur des bastimens »). L’action du roi et celle du ministre sont donc comparées, mais dans une certaine mesure seulement. L’excursus que constitue la longue anecdote sur les fantaisies de Dinocrate est, comme toutes les digressions des Entretiens, essentiel et contribue à faire du souverain l’instance suprêmement raisonnable des décisions en matières artistiques. Certes, à l’heure où les ambitions du roi pour Versailles, au site plutôt hostile, et celles de Colbert pour le Louvre peuvent paraître divergentes, l’histoire de Dinocrate et d’Alexandre peut sembler un contrepoint, par lequel Félibien attribue la voix de la sagesse à Colbert plutôt qu’à Louis XIV. En principe néanmoins, l’action du ministre répercute comme par écho l’intention première du monarque : le roi, écrit Félibien de manière remarquable dans le premier entretien « est le premier mobile qui donne le mouvement à toutes choses, il ne choisit que des personnes capables et intelligentes pour exécuter ses volontez, de manière qu’il void avec plaisir des hommes vigilans, des ministres incomparables qui ramassent pour ainsi dire toutes ses lumières pour s’en éclairer eux-mesmes ». 36 Avec l’idée du roi-« mobile » (du latin mobilis - qui se meut -, mais au sens ancien d’impulsion, de motif, de ce qui incite à agir), la mens agitat molem est cette fois sollicitée pour signifier l’action royale. En 1663, Félibien appliquait déjà au monarque la notion de « première cause » des effets observés dans les arts, lorsqu’il célébrait les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre (Versailles, musée du château) peintes par Charles Le Brun : V.M. accomplit tant et de si grandes choses à la fois qu’elle n’a pas le temps de se réfléchir sur tout ce qu’Elle fait : car c’est V.M., Sire, qui est la première cause de tout ce que l’on voit aujourd’hui d’illustre et de grand ; et ce rare ouvrage que son excellent auteur vient d’achever est moins une 36 Ibid., p. 7 sqq. Mens agitat molem 207 production de son art et de sa science qu’un effet des belles idées qu’il a receues de VM, quand elle luy a commandé de travailler pour Elle. 37 La notion de mens accompagne de nouveau, comme pour l’aile orientale du Louvre, une forme de dépersonnalisation de l’invention artistique, où Le Brun n’est plus pleinement l’auteur de son œuvre et où le roi est démiurge, plutôt que l’artiste. Félibien parvient ici à modeler, au gré de ses préoccupations propres, l’idée, qui est alors un poncif de la littérature encomiastique, d’une intelligence supérieure qui décide. L’ouverture de la guerre de Hollande semble avoir à son tour encouragé l’essor de cette notion de principe premier pour décrire l’action royale. Le 12 janvier 1673, Esprit Fléchier brosse ainsi dans son discours à l’Académie française, le portrait d’un roi « pourvoyant à tout sans interrompre son repos, réglant les mouvements dans toute l’Europe sans se mouvoir, agissant sans relâche, et toutefois sans empressement. 38 » La devise Mens agitat molem, en tant que telle, est toutefois remarquablement absente des principaux recueils de devises pour le roi, encyclopédiques ou normatifs, ceux de Ménestrier et ceux, antérieurs, du Père Lemoyne. 39 C’est en réalité l’idée, et non la devise, qui est utilisée pour Louis XIV ; explicitée dans les textes discursifs, cette idée n’est incarnée, pour signifier le roi, ni dans les mots d’une devise, ni dans une image. Un tel constat permet, me semble-t-il, de mettre en perspective l’image du roi véhiculée ultérieurement dans la Grande Galerie de Versailles, où l’idée de la Mens agitat molem me paraît éclairer le programme, étant à la fois un fil directeur susceptible d’en articuler les volets et le principe essentiel et caché 40 , sans lequel les volets ne se donnent que comme épars. L’iconographie de celle-ci fut élaborée par les soins de la Petite Académie, à laquelle Félibien fut, on s’en souvient, régulièrement associé, lui qui dès 1663, avait remarquablement saisi et exprimé la difficulté inhérente à la représentation d’un monarque qui entendait incarner la royauté en son corps même. 41 La galerie restitue ainsi le portrait d’un roi, dont l’intelligence meut le monde et qui, 37 André Félibien, Les Reines de Perse, Paris, 1663, rééd. dans Recueil de descriptions de peintures et d’autres ouvrages faits pour le Roy, à Paris, Sébastien Cramoisy, 1689, pp. 28-67, p. 28 sqq. 38 Cité par Nicole Ferrier-Caverivière, L’image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715, Paris, 1981, p. 103. 39 Claude-François Ménestrier, La Science ou l’art des devises dressez sur de nouvelles règles avec six cents devises sur la vie du roi et quatre cents devises sacrées, Paris, J. B. De la Caille, 1686 ; id., La philosophie des images, Paris, 1682 ; Pierre Lemoyne, De l’art des devises, Paris, 1666. 40 Voir l’ouvrage essentiel de Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Minuit, 1981. 41 André Félibien, Le portrait du roi, Paris, Le Petit, 1663. Marianne Cojannot-Le Blanc 208 de son index et de ses seules intentions, bouleverse l’ordre européen. 42 L’idée est explicite dans quelques scènes fameuses, notamment dans Louis XIV donnant l’ordre d’attaquer les quatre places fortes en même temps, où les généraux reçoivent des ordres qui ont valeur performative, en raison du discernement absolu qui définit l’intention royale : à l’instant où le roi pense et énonce l’attaque, l’attaque est gagnée. Elle est toutefois aussi exprimée d’une manière beaucoup plus complexe, à travers la richesse et l’hétérogénéité de l’iconographie, qui, des grandes scènes peintes au naturel aux petites scènes ovales, en passant par les camaïeux octogones, évoque aussi bien la guerre de Hollande que les principaux faits du règne (actions réformatrices, actes de préséances). 43 On a souligné à quel point la Grande Galerie, sous couvert de présenter l’histoire du règne, transcende à dessein la narration ordinaire et de la temporalité propres aux événements relatés, la chronologie du règne y étant notamment déployée sans ordre strict. 44 Elle se donne ainsi comme un territoire plutôt qu’une histoire. La lecture et l’interprétation de cette carte procèdent, non d’un itinéraire linéaire, qui conduirait du salon de la guerre au salon de la paix, pas même constitué de savants allers-et-retours, mais d’une organisation fondamentalement radiale, à partir d’un principe, posé au centre de la galerie, celui du Roi qui gouverne par lui-même. Or, cette scène centrale est significativement flanquée des quatre pierres angulaires que sont, dans la construction historiographique du règne, les réformes de la justice et des finances, le rétablissement de la navigation et la protection accordée aux académies artistiques. Par leur position dans la galerie, ces quatre scènes sont les effets apparents de l’intelligence royale. La richesse et l’hétérogénéité apparente de l’iconographie de la Grande Galerie se résolvent sans doute, si l’on se place dans la perspective de la Mens agitat molem, de cette intelligence supérieure, en partie cachée, mais qui pourvoit à tout en bonne heure, et régit, dans les moindres détails, l’ordre du monde, dans ses principes comme dans ses mouvements apparents. 42 Christophe Pincemaille (« La guerre de Hollande dans le programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles », Histoire, économie et société, 1985, 3, pp. 313-334) note justement : « La personne royale représente l’élément moteur de l’ensemble pictural et réalise le lien entre les différentes parties du programme » (p. 318). 43 Voir les analyses majeures de Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, PU, 1990, pp. 243-431. 44 Thomas Kirchner, Le Héros épique. Peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVII e siècle, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2008 (1 ère éd. 2001), pp. 366-372. Mens agitat molem 209 Il est ainsi possible de retracer les itinéraires croisés d’un emblème et d’une devise tirée de Virgile dans la France de Louis XIV. La devise a pu renvoyer sous Louis XIII, de manière figurée, à l’action politique du principal ministre Richelieu. Placée en 1666 en tête des Entretiens de Félibien et alors réunie au corps de la grue levant une pierre, elle semblait a priori renvoyer assez simplement à l’action de la surintendance des Bâtiments du roi. L’existence de ce sens littéral est en fait le support à des usages figurés de la Mens, pour signifier, en tout domaine, le triomphe de l’intelligence, à laquelle participe aussi, faut-il le souligner, Félibien qui, de sa plume, donne vie et sens à l’œuvre de la surintendance. Mens agitat molem est ainsi à la fois le symbole du chantier du Louvre et celui de l’intelligence de la France « moderne » de Louis XIV. Elle est une figure aussi bien de l’architecte, du bon fonctionnement de la surintendance, de Colbert que du roi, et encore, de leur réunion dans un projet politique et artistique commun, selon des usages tantôt littéral, tantôt figuré, à des niveaux plus ou moins explicités, selon le jeu qu’autorisent l’association d’un emblème et d’une devise et les destinées diverses et autonomes d’un corps sciemment dépourvu de sa devise (l’image de la grue) ou d’une devise sans corps. Plus que jamais, les avatars de la Mens agitat molem, corps et âme, dans les années 1660 et 1670, illustrent les fluctuations de la composition des arts visuels et littéraires dans la France du Grand Siècle et leur articulation complexe avec les enjeux politiques. Ce qui compte, ce n’est pas que le roi soit pensé comme principe, ce qui est parfaitement banal, mais qu’on joue de la superposition de sens divers, à des niveaux de visibilité et d’explicitation divers. La valeur polysémique du bandeau en tête des Entretiens de Félibien fait figure de symptôme des rapports de parallélisme, de rivalité et d’appropriation entre les arts littéraires et les arts figurés au service du roi, qui se cristallisent autour de l’image du roi, de sa mise en discours et de leur difficulté. Le principe de cause première dans l’imaginaire politique peut être figuré par une grue et la devise qui l’accompagne à l’adresse de Colbert, très concrètement surintendant des Bâtiments, mais lorsqu’ils désignent le roi, emblème et devise disparaissent tous deux. La visibilité de la notion de la Mens, donnée par l’art de l’emblème, est alors abandonnée, tout à la fois présente et dissimulée dans le programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles, dont la Mens agitat molem pourrait malgré tout constituer une parfaite devise. Marianne Cojannot-Le Blanc 210 Illustrations Fig. 1 : Bandeau en tête des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes d'André Félibien (5 parties (1666-1688), première partie, Paris, 1666, épître, p. 1) (coll. pers.). Fig. 2 : Jeton des Bâtiments du roi, 1671, revers : Mens agitat molem (BnF, Médailles, n°. 5681). Fig. 3 : Jeton des Bâtiments du roi, 1674, revers : Nec pondus obstitit (coll. pers.). Fig. 4 : Sébastien Leclerc, Représentation des machines qui ont servi à eslever les deux grandes pierres qui / couvrent le fronton de la principale entrée du Louvre, 1677, 380 x 625 mm (BnF, Estampes, Ed 59b, fol. 97). Fig. 5 : Médaille de Richelieu, 1631 : revers Mens sidera volvit (coll. pers.). COMPTES RENDUS PFSCL XLI, 80 (2014) Gabriel Conesa : Le Pauvre homme ! Molière et l’affaire du Tartuffe. Paris : L’Harmattan, 2012. 270 p. The distinguished Moliériste Gabriel Conesa turns to the novel with this book, or perhaps more precisely to the genre of creative non-fiction. Scrupulously observing the known evidence of Molière’s life and works, he seeks successfully to create believable personalities and environments for the main characters of the Tartuffe affair, ranging from the acting companies themselves to figures in the court and the world of publishing. The timeline is somewhat weighted towards the beginning of the 1664 to 1669 period for reasons of exposition. Conesa does not limit himself strictly to the members of the Troupe de Monsieur, as Molière’s company was still identified in 1664, but also to the Italian company with whom they shared the physical stage on alternating days of the week. Indeed, Tiberio Fiorelli (Scaramouche) emerges as a guiding presence throughout the period that Gustave Michaut earlier called “les luttes de Molière”. Madeleine and Armande Béjart are also fleshed out to become active influences in the playwright’s life. In fact, it is from their teasing refrains that Conesa draws his title. His approach to these two women, whom he hypothesizes to be mother and daughter, is crucial to the overall architecture of the tale. Conesa’s Madeleine is wise in the ways of the emotional and artistic world and armed with a powerful sense of tact. Armande is more surprising, in terms of her common negative historical image, for she proves to be a sensitive and attentive wife, quite content within the cozy confines of the troupe’s intimate circle. It may be a bit disappointing to some that Conesa does not touch on Madeleine’s previous amorous engagements, nor on Armande’s subsequent controversial entanglements, but clearly he reserves his novelistic license to limit himself to the time frame he has staked out. The character of Molière himself is that of a man who cares and feels deeply responsible for his fellow actors and to some extent to his society in general. This care tends toward a certain attitude of benevolent patronism, which is tempered by his ability to laugh at himself as much as at others. He realizes as he guides Le Tartuffe through its successive stages that he is creating a work with “une portée qui lui échappait” (127). Conesa’s treatment is extremely interesting in that he devotes a great deal of attention to the portrayal of many political and cultural personalities who are often left in the wings by biographers: the duc de Saint-Aignan, master of revels for His Majesty, the theatrical engineer Vigarani, an archly conspiratorial Donneau de Visé, supportive Pierre Mignard, the reticent and somewhat creaky Pierre Corneille, bold and confrontational Boileau, wily and secretive Chapelle, and, most gratifyingly, the abbé La Mothe Le Vayer. PFSCL XLI, 80 (2014) 214 Colbert is portrayed as a quintessential bureaucrat, rather philistine in his tastes but manipulative of everything surrounding the King. Louis IV himself is painted as anything but impetuous, despite his overweening sexual appetite. This Sun King has already learned by 1664 that he must be sphinxlike in his opinions and more concerned about his political body than his physical one. The king’s primary motivation in the Tartuffe controversy, Conesa argues convincingly, is his desire to involve the production of the play with the eventual establishment of peace within the French Catholic church, based on the acceptance by the Jansenists to sign the formulaire of five theological propositions that essentially amount to a negation of their own spiritualism. The villains in the drama are likewise quite unique. The Prince de Conti is virtually white-washed as far as being an enemy of Molière, his antitheatrical writings ascribed to a presumably diminished mental state shortly before his death. Jesuits are implied to be imprinting their bile on Conti and various others in the Tartuffe affair, though they remain vague and anonymous. As for the Jansenists, they are seen in a mainly sympathetic light, enduring persecutions that have hardened them to the pleasure principle that reigns at court. It is suggested that some of the anti-Molière pamphlet authors may not exist, or serve as mere straw men for the Hôtel de Bourgogne and its sympathizers. It is even hinted at one point by Chapelle that he or other pro-Molière personalities may have written some of the invectives to create a succès de scandale. The only individual who emerges as motivated by a deep animus against Molière is Hardouin de Péréfixe, who charges on-stage as a cursing, bumbling, over-reactive fool right out of the playwright’s own comic repertory. If Conesa fiddles somewhat with the interpretation of some of these potential adversaries, it must be said in all truth that he also makes occasionally startling changes among the list of Molière supporters. The most notable instance is probably the papal legate Cardinal Flavio Chigi, who fails to appear for the reading of the comedy and is nevertheless cited as giving his approbation. It would almost require another novel on the scale of Dan Brown to delve into the reasons why Chigi could possibly have let such a false report circulate. Yet this is perhaps in keeping with Conesa’s overall attitude to the Italians around Louis XIV’s court, full of aesthetic sprezzatura and expert hedonists with a talent for the byzantine game of political chess. Molière absorbs enough of this Italian aura to try a few gambits of his own, such as secretly penning the Observations sur le Festin de Pierre in order to stir up discussion and interest in his challenge to religious bigotry. It should be noted that Conesa, a supreme master of things stylistic, has carefully studied not only the intricacies of seventeenth-century languages Comptes rendus 215 and expression, but additionally the fine points of the contemporary novel. His thirty-six chapters are lean and hard-hitting, organized around one or two well-examined moments or issues. He has stripped away any remnants of the anachronistic, “ye olde” jargon that so often hampers historical plots, creating dialogues that are capable of both depth and rapid development. The text is neither a 500-page endurance contest, nor an easily-discarded TGV potboiler, but instead a genial and convincing tale that integrates the finest of scholarly tradition with an admirable sense of what a novel should be. Without doubt, it makes those of us who dabble in creative historical fiction or non-fiction in English dream of what could be done. Maybe… James F. Gaines Tetsuya Shiokawa : Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes. Paris : Champion, 2012 (coll. “Lumière classique”, n o 97). 252 p. On any list of the major contributors to the francophone scholarship on Blaise Pascal the last forty years, the name of a Japanese scholar will figure prominently. Since the 1977 publication of his dissertation, Pascal et les miracles, which is still today considered the seminal study on the subject, Tetsuya Shiokawa has published a long series of important articles in leading French journals and collective volumes. However, it was not until 2012 that a second book on Pascal came out in French, from the by now professor emeritus of the University of Tokyo, bringing together seventeen important titles, a few of which are here made available for a French audience for the first time, the others revised for the occasion. Although written over four decades, the texts in the volume show a clear coherence both when it comes to method and subject. They are all studies in the very concrete sense that they are problem-driven; they have a clear and concrete starting point in a specific and perplexing question that propels the reflection forward. For example, what exactly did Pascal understand by the term imagination? (The driving question in article I-3.) The answer may seem wrongly obvious to a modern reader, but the strangeness of Pascal’s use of the term is highlighted by the fact that in the Port-Royal edition of the Pensées the word is often replaced by “fantaisie et opinion” or quite simply “opinion”. And as a second example, the most consistently recurring question of the book: How can it be that Pascal spent his last years working on a rational persuasion of his readers, all while stressing that such a persuasion would be useless for their salvation? (The question around which the central section of the volume revolves.) The result is an intellectual stance that combines erudition and humility in the best possible way. Assisted by the author’s immense learnedness, the PFSCL XLI, 80 (2014) 216 reader moves through often highly technical arguments (the political context of Pascal’s last Provincial Letters is another key example, from part 3 of the book) without ever losing sight of the higher stakes and in a way that allows the initial question to function as a prism throwing a new light on a much wider set of discussions. It is symptomatic in this respect that most of the articles end with a question, not closing the subject, but inviting the reader to pursue the reflection on questions that have certainly been illuminated in the text we just read, but which are too central, too important to have a definitive answer. The book is divided into three parts consisting of five articles each, framed by a prelude and an epilogue both highlighting the exterior perspective of the Japanese reader of Pascal. The first part, “Termes et concepts”, consists of penetrating meditations on key Pascalian concepts such as “la pensée”, “l’autorité”, “l’imagination”, “la guerre et la paix”, and “le temps et l’éternité”, all approached in the manner just described. Each of these texts remains indispensable references for anyone interested in the topics, although sometimes they need to be read alongside seminal contributions of later scholarship (this is especially true for the article on imagination from 1990, in relation to the decisive interventions by Gérard Ferreyrolles (Les reines du monde, 1995) and John D. Lyons (Before Imagination, 2005)). It is less the case, however, for the oldest article of the volume, “L’autorité”, originally published under the title “La connaissance par l’autorité selon Pascal” in 1977, which through its resonance with the title of the book serves as an introduction to its two remaining parts. The question of authority, “entre foi et raison”, is obviously at the heart of Pascal’s thinking, from early polemics on science and epistemology through his later reflections on apologetics and theology. Therefore, when the author on the first page of this 1977 article states about the concept that “l’unité et la cohérence n’en ont pas été bien comprises” (47), it is tempting to read it as the formulation of a long-term research program of which the 2012 book is the account. At the very least it is this project that gives a surprising coherence to the volume. The second part of the book is very concisely defined by its title: “Stratégie et limites de l’apologétique”, with articles exploring the place of rhetoric, faith, proofs and the Wager argument within Pascalian apologetics, as well as the conception and finality of the apologetic project itself. To this reviewer this part is the highlight of the book and where a synergy is most productively generated by the bringing the different articles together. We are presented with a profound meditation on what we could call Pascal’s meta-apologetics, starting with the observation that “parallèlement aux arguments proprement apologétiques qui visent à la persuasion rationnelle Comptes rendus 217 des lecteurs sont ainsi développées [dans les Pensées] des considérations pénétrantes sur l’essence, la signification et la légitimité de l’apologétique” (118). The concept of authority is here central at two different levels. First, in relation to the freethinking reader, whom Pascal seeks to lead to the recognition of the limits of reason and thereby to a new consideration of the credibility of the authority of Scripture and Tradition. This approach has the merit of bringing into focus one of the paradoxes of the whole enterprise: Pascal’s meta-apologetics as a meditation on the authority of authority. Second, in relation to Pascal himself. With which authority does he take on such a project? What agency does he claim? Isn’t it “une témérité satanique que de tenter une pareille entreprise, en ce qu’elle viserait à usurper la place de Dieu” (133)? Again, the formulation of the problem serves to pinpoint a central paradox of the enterprise, since Pascal’s main reproach both of the “moi haïssable” and the “extravagante créature” is exactly to have usurped the place of God. The author suggests an intriguing way out of these paradoxes by probing the extent to which prophetic voices and spirituality are inscribed already in Pascal’s apologetics, although, to this reader, this leads the author to new paradoxes when the agency of certain parts of the Pensées is displaced to God, since “Pascal ne devait certainement pas avoir conscience d’employer un artifice rhétorique” when integrating the voice of God in his writing (171). In the third part of the book, the perspective shifts from apologetics to politics. The origin of these articles is concisely described in the introduction as “une enquête historique suscitée par la découverte de la source d’une citation [et qui] a également occasionné une interprétation textuelle des deux dernières Provinciales et de certains écrits annexes” (9-10). Although the archival finding itself was published 25 years ago and has since been integrated in the annotation of academic editions of the Provinciales, the articles remain important in the wider context of the volume by stressing the very specific political context inside which not only Pascal’s writing on authority and faith in the last Provinciales took place, but also the writing on similar issues by Arnauld and Nicole, including, importantly, in the Logique de Port-Royal. The framework of the volume stresses the point of exteriority from which it is written, the prelude by discussing a specific difficulty in the rendering of the famous “nez de Cléopâtre” into Japanese (should it be literal and evoke its length, or rather its height, which makes more sense culturally? ); the epilogue by drawing a quick but fascinating tableau of “Pascal au Japon: rétrospectives et prospectives”. The text’s assessment of the present state of Pascal studies in Japan highlights two major problems: on the one hand, an exaggerated cult of erudition, at the risk of losing sight PFSCL XLI, 80 (2014) 218 of the wider stakes; on the other, a tendency to identify too closely with the author, both affectively and intellectually, at the risk of ending up in the arbitrary. Presumably, both these problems are the result of inadequate reactions to the position of exteriority of the foreign scholar, two ways of over-compensating, so to speak. However, it doesn’t need to be this way. Indeed, the volume closes on a hopeful note about the position of Japanese scholars toward their object of study: “n’est-ce pas un atout pour un chercheur que ce sentiment aigu de différence à l’égard de son objet d’enquête? ” (252). The scholarship on display in this volume provides a resounding positive answer to its final question. Hall Bjornstad LIVRES REÇUS PFSCL XLI, 80 (2014) Livres reçus BOULERIE, Florence (éd.) : La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles. Études réunies et éditées par Florence Boulerie (Centre de Recherches sur l’Europe Classique, Bordeaux). Tübingen : Narr, 2013 (« Biblio 17 », 205). 305 p. BUNG, Stephanie : Spiele und Ziele : Französische Salonkultur des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres. Tübingen : Narr, 2013 (« Biblio 17 », 204). 419 p. CARSON, Jonathan (éd.) : Théâtre complet. Édition critique par Jonathan Carson. Genève : Droz, 2013. 2 vols. 1788 p. CHOMÉTY, Phlippe ; REQUEMORA-GROS, Sylvie (éds.) : Gueux, frondeurs, libertins, utopien. Autres et ailleurs du XVII e siècle. Mélanges en l’honneur du professeur Pierre Ronzeaud. Aix-Marseille : Presses Universitaires de Provence, 2013 (« Textuelles Univers littéraires »). 337 p. CHONÉ, Paulette ; TAUSSIG, Sylvie (éds.) : Jean Barclay, Le tableau des esprits. 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CASTOR Centre allemand d’histoire de l’art 45, rue des Petits Champs F-75001 Paris MARIANNE COJANNOT-LE BLANC Université Paris Ouest-Nanterre- La Défense UFR de Sciences Sociales et Administration Département d’histoire de l’art 200, Avenue de la République F-92001 Nanterre KIRSTEN DICKHAUT Universität Graz Institut für Romanistik Merangasse 79/ III A-8010 Graz THOMAS KIRCHNER Centre allemand d’histoire de l’art 45, rue des Petits Champs F-75001 Paris ELISABETH OY-MARRA Universität Mainz Institut für Kunstgeschichte Jakob-Welder-Weg 12 D-55128 Mainz MARINE ROUSSILLON 49, Avenue de Saint-Mandé F-75012 Paris LINDA SIMONS Ruhr-Universität Bochum Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft D-44780 Bochum ANNE-E. SPICA Université de Lorraine Centre Écritures UFR Lettres et Langues Ile du Saulcy F-57045 Metz Cedex 1 JÖRN STEIGERWALD Universität Paderborn Germanistik und Vergleichende Literaturwissenschaft Warburger Straße 100 D-33098 Paderborn PFSCL XLI, 80 (2014) Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de JETZT BES TELLEN! JETZT BES TELLEN! VERSATZ 190 MM/ 30 MM Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres Biblio 17, Band 204 2013, 419 Seiten €[D] 88,00/ SFr 112,00 ISBN 978-3-8233-6723-9 Von Sainte-Beuve stammt der Ausspruch, dass es nicht genüge, seinen Salon mit Menschen zu füllen, um ihn zu erschaffen. Diesen Hinweis darauf, dass der Salon kein ‚Behältnis’, sondern ein relationaler Raum ist, der durch eine spezifische soziale Praxis erst entsteht, hat die Forschung bislang jedoch kaum beherzigt. Die vorliegende Untersuchung setzt sich daher kritisch mit einem Salonbegriff auseinander, der die Performativität der Quellen sowie ihre strategische Funktion weitgehend ignoriert. Erst so lässt sich klären, ob die verspielte Gestalt der poésie de circonstance wirklich belegt, dass im französischen Salon des 17. Jahrhunderts soziale Hierarchien außer Kraft gesetzt worden seien.