Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2015
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Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume X I (20 ) Number 8 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff , Béatrice Jakobs Lydie Karpen , Anna-Marie Frick Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 5 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XLII, 82 (2015) Sommaire ETUDES THEMATIQUES : L’ORAISON FUNEBRE S OPHIE H ACHE L’oraison funèbre. Introduction .....................................................................9 1. L’ORAISON FUNEBRE ENTRE THEORIE ET PRATIQUE V OLKER K APP Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre ..........................21 C HRISTINE N OILLE La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples .....41 C INTHIA M ELI La mort, la poésie ? La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle ..69 P IERRE F ERRAND Le genre de l’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle...................................................................87 2. L’ORAISON FUNEBRE LIEU DE SIGNES : LES ENJEUX D’UN GENRE S TEFANO S IMIZ Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle ..............................107 A NNE R EGENT -S USINI Pleurer ou ne pas pleurer ? ou : des difficultés de convertir l’oraison funèbre ....................................................................125 N ATACHA S ALLIOT Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron (1618)...............145 Sommaire 6 ETUDES DIVERSES E RIC T URCAT Don Juan et la flèche du temps en fuite.....................................................165 J AMES F. G AINES Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? ..........187 B ARBARA K UHN Images du pouvoir - pouvoirs de l’image. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette ...............................................................199 COMPTES RENDUS Sylvaine Guyot Racine et le corps tragique. Michèle Longino ....................................................................................225 Anne Régent-Susini (dir.) L’éloquence de la chaire à l’âge classique, Revue Bossuet, n o 2, 2011 Gérard Ferreyrolles (dir.) L’éloquence de la chaire à l’âge classique, Revue Bossuet, n o 4, 2013 V OLKER K APP ...........................................................................................228 LIVRES REÇUS......................................................................................... 233 L’ORAISON FUNEBRE Etudes réunies par Sophie Hache PFSCL XLII, 82 (2015) L’oraison funèbre. Introduction S OPHIE H ACHE (U NIVERSITÉ L ILLE III - ALITHILA) Au-delà du seul Bossuet, l’oraison funèbre existe comme genre. Si l’assertion relève de l’évidence elle mérite cependant d’être encore explorée car les travaux fondateurs de V. L. Saulnier, J. Truchet, J. Hennequin 1 , qui ont ouvert des pistes fructueuses pour les XVI e et XVII e siècles, toujours d’actualité, n’ont pas donné lieu aux développements que l’on pouvait attendre, alors même que les études sur le sermon se sont multipliées - et les raisons qui président à cet écart de traitement d’un genre à l’autre sont en ellesmêmes pleines d’enseignement quant à la perception qu’en ont leurs lecteurs encore aujourd’hui. Le présent volume se propose de travailler à enrichir la connaissance d’un genre qui reste mal connu en tant que tel. Aucune des contributions n’est spécifiquement consacrée aux discours de Bossuet, non par une volonté de dénier à l’Aigle de Meaux l’importance qui est la sienne, lui qui de son vivant est donné comme l’un des tous premiers modèles en la matière et dont l’œuvre oratoire n’a cessé d’être publiée, mais nous avons précisément souhaité ouvrir largement le champ d’étude, en nous intéressant aux contours du genre de l’oraison funèbre 2 . Les articles 1 Saulnier, Verdun Louis. « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. X, 1948, pp. 124-157 ; Truchet, Jacques. « Prédication classique et séparation des genres », L’Information littéraire, sept-oct. 1955, n° 4, pp. 127-133 ; introduction pour Bossuet, Oraisons funèbres. [Paris : Garnier, 1961 et 1998] Paris : Gallimard, « Folio classique », 2004 ; Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende, Paris : Klincksieck, 1977 ; id., « Les problèmes du genre de l’oraison funèbre selon les prédicateurs de Louis XIII en 1643 », dans Recherches sur l’histoire de la poétique, éd. M.-M. Münch, Centre de Recherche Littérature et Spiritualité de l’Université de Metz. Nancy, Berne, Francfort-sur-le-Main, New York : P. Lang, 1984, pp. 67-82. 2 Parmi les travaux récents consacrés aux oraisons funèbres de Bossuet, voir : Dandrey, Patrick. « Fantasmes oratoires à l’âge classique : Bossuet et les « fan- Sophie Hache 10 interrogent tour à tour les aspects théoriques au travers des traités d’éloquence, les évolutions de l’aube du XVII e siècle au XVIII e siècle qui fixe durablement un canon français, la question des modèles et du regard que l’âge classique porte sur les sources antiques, païennes ou chrétiennes, ou encore la réflexion sur la légitimité et les fonctions de l’oraison funèbre - discours encomiastique certes, mais genre sacré ? Au terme d’une recension des traités de rhétorique sacrée « qui consacrent un développement séparé au genre de l’oraison funèbre » au XVII e siècle, qu’il s’agisse des ouvrages de Jean de Richesource, de Pierre de Villiers ou de Laurent Juillard du Jarry, Pierre Ferrand remarque le petit nombre de ces textes et le caractère restreint de la réflexion théorique en France. Stefano Simiz corrobore cette analyse en soulignant que « dans l’un des principaux traités produits en accompagnement de l’application de la réforme tridentine, le Modo di comporre una predica (1584, traduit en français par Chappuys en 1609 sous le titre L’art de prêcher), François Panigarole ne lui accorde pas d’attention particulière » et que Nicolas Caussin ne place pas l’oraison funèbre parmi les genres sacrés, mais la relègue au rang d’éloge au même titre que le plaidoyer des avocats. Le XVIII e siècle ne modifie pas cet état de fait. La longue Dissertation sur les oraisons funèbres (1706) de Laurent Juillard du Jarry ne sera suivie d’aucun ouvrage du même type ; ainsi Antoine Thomas avec son Essai sur les éloges (1773) travaille-t-il à une laïcisation du genre [V. Kapp] tandis que « dans les Éléments de littérature, Marmontel se contente de projeter une vision idéalisée du genre, ne correspondant à aucun de ses exemples classiques, qui se trouvent dès lors disqualifiés au profit des éloges académiques du XVIII e siècle » [C. Meli] et il faudra attendre le XIX e siècle avant de voir la réflexion renouvelée par exemple avec les ouvrages de Villemain [V. Kapp]. On note que si la France en particulier fournit peu d’éléments théoriques sur l’oraison funèbre, certains textes latins ont cependant joué un rôle indéniable : V. L. Saulnier avait relevé l’importance de la Rhetorica ecclesiastica tosmes » de l’oraison funèbre » [Littérature, médecine, société, n° 5, 1983], Bossuet, Sermons. Anthologie critique, éd. J.-Ph. Grosperrin. Paris : Klincksieck, 2002, pp. 181-199 ; Landry, Jean-Pierre. « Les Oraisons funèbres du Grand Condé par Bossuet et Bourdaloue : éléments pour un impossible parallèle », Thèmes et genres littéraires aux XVII e et XVIII e siècles. Mélanges en l’honneur de Jacques Truchet. Paris : PUF, 1992, pp. 45-49 ; Bury, Emmanuel. « Panégyriques et oraisons funèbres », G. Ferreyrolles et alii, Bossuet, PUPS, 2008, pp. 231-249 ; Hache, Sophie et Macé, Stéphane. « Élevez maintenant, ô Seigneur ! et mes pensées et ma voix. Sur les énoncés exclamatifs dans les Oraisons funèbres de Bossuet », dans D. Denis et al. (dir.), Au corps du texte. Hommage à Georges Molinié. Paris : Champion, 2010, pp. 111-125. L’oraison funèbre. Introduction 11 publiée en 1575 par Agostino Valerio, évêque de Vérone 3 , et Christine Noille offre ici l’édition française d’un extrait du traité de Vossius intitulé Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque (1626) ; le théologien hollandais fournit dans ces pages des éléments théoriques concernant plus particulièrement la dispositio, au travers de deux types, « un canevas pauvre et un canevas valorisé », et avec l’appui de nombreux exemples. Le caractère restreint de la théorie en est un signe et les articles de ce volume en font presque tous à leur manière le constat : par son appartenance à l’épidictique et par sa composante profane, l’oraison funèbre risque doublement le discrédit, qui va de la réticence, explicite ou bien perceptible dans certains silences, jusqu’au rejet formel. Les tensions sont inévitables entre les deux missions essentielles de l’oraison funèbre que sont l’éloge du défunt et la perspective pastorale nécessaire à tout discours de la chaire. Comment donner en exemple celui ou celle dont la vie n’est précisément pas un exemple de piété sans aboutir à une insupportable contradiction ? Comment admettre la flatterie à l’égard des grands dans le cadre sacré ? Comment concilier l’exigence de simplicité évangélique du discours toujours plus grande au fil du siècle et la recherche d’emphase considérée comme caractéristique de l’encomiastique ? Ces tensions peuvent sinon se résoudre, du moins s’atténuer, à partir de différentes stratégies, telle la tendance à faire de chaque défunt un saint en puissance. Le rapprochement entre oraison funèbre et panégyrique, que l’on constate dans la réflexion sur l’encomiastique comme dans certaines mises en œuvre stylistiques, notamment dans les précautions avancées par l’exorde du discours lui-même, fournit à celle-là un appui susceptible de lui conférer une légitimité, comme si la sanctification du défunt, à travers l’héroïsation de ses vertus, permettait de réconcilier le ciel et le monde, l’éloquence sacrée et la gloire des hommes. Pierre Ferrand relève ainsi que dans sa Rhétorique des prédicateurs, Richesource intègre des pages sur l’oraison funèbre à côté de développements concernant le panégyrique des saints à l’intérieur d’un chapitre sur le panégyrique en général, et Stefano Simiz montre qu’en s’attachant à un récit de la vie du défunt dès son « enfance pieuse », « l’oraison se rapproche fortement du panégyrique ». Cette force du modèle hagiographique peut cependant à rebours fonctionner comme un repoussoir, par lequel on souligne précisément tous les défauts de l’oraison funèbre : non seulement celle-ci ne saurait atteindre à la légitimité liturgique et pastorale du panégyrique des saints mais, par son usage immodéré de la flatterie, elle risque même de le pervertir [St. Simiz et P. Ferrand]. 3 Voir V. L. Saulnier, « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », op. cit., pp. 137-139. Sophie Hache 12 Outre sa proximité avec d’autres discours de la chaire, souvent le panégyrique des saints, ou plus difficilement le sermon 4 , l’oraison funèbre peut se targuer de sources antiques, grecques et latines. Sans bien sûr envisager ici une histoire du genre, ce sont les regards jetés par les prédicateurs et rhéteurs vers l’antiquité qui méritent d’être pris en compte. Du côté de la réflexion théorique, Vossius s’appuie abondamment sur ces modèles : « Telle est l’oraison d’Isocrate pour l’éloge d’Evagoras », « Voyez chez Cicéron, au livre III du De Oratore, le discours élégant et bref à l’occasion de la mort de Crassus », « Voyez ce que Ménandre rapporte à ce sujet ». Le théologien ne cherche pas à produire de nouvelles formes, mais déploie la rhétorique comme « un art de l’analyse, qui lui permet de classer une bibliothèque et de structurer un rapport au discours » [Chr. Noille]. Cette prégnance du modèle antique, remarquable dans la réflexion de Vossius, est nette dans la pratique oratoire au début du siècle, en particulier dans des oraisons funèbres consacrées à Du Perron : plusieurs textes s’appuient sur « une partie déplorative et une partie consolative généralement soutenue par la biographie du défunt », la première partie offrant une perspective « finalement peu chrétienne, notamment quand il est question de méditer sur la mort et la fragilité de l’existence » [N. Salliot], qui n’est pas sans rappeler la forme latine de la déploration, d’autant plus que les citations sont empruntées, tout ou partie, à la littérature païenne antique. Comme le montre Anne Régent-Susini, ce statut de modèle apparaît encore dans la pratique des prédicateurs des décennies plus tard, même si un tri se manifeste entre les références autorisées et celles qui ne sont plus acceptables en contexte chrétien, parmi lesquelles les textes épicuriens qui disparaissent des discours funèbres ; en revanche perdure le « modèle stoïcien, encore bien vivant dans l’éthique aristocratique, en dépit d’un déclin progressif au cours du siècle ». La confrontation entre références païennes et perspective chrétienne de la mort ne se développe pas nécessairement sur un mode conflictuel et l’auteur note que « les points de passages sont nombreux entre la sagesse stoïcienne enseignant à l’homme à se tenir toujours prêt au départ, et la sagesse chrétienne lui apprenant à mourir « tous les jours ». Le recul des références à l’antiquité est net cependant au fil du temps et l’écart est important entre la pratique au tournant des XVI e et XVII e siècles et ce que l’on observe dans la prédication de Bossuet ou de Bourdaloue. Natacha Salliot montre à partir des discours écrits à la mort de Du Perron que « le mariage entre tradition chrétienne et païenne, éloquence épidictique et sermon demeure encore en cours d’élaboration », mais cette 4 Voir J. Truchet, « Prédication classique et séparation des genres », op. cit., pp. 127- 133. L’oraison funèbre. Introduction 13 assimilation des deux traditions ne s’accomplira pas dans les décennies suivantes qui témoignent au contraire d’un effacement progressif des marques du paganisme ancien. Quel modèle reste-t-il à l’oraison, une fois écartée l’antiquité païenne ? La faiblesse théorique en France peut s’analyser comme un indice d’une difficulté, tout comme la distance qui se manifeste à l’égard du stoïcisme : « le malaise de l’oraison funèbre, hantée par l’imposant modèle païen qu’elle ne parvient jamais vraiment à congédier, est également palpable dans les précautions prises par l’orateur pour guider fermement l’interprétation de la sérénité du mourant », au risque « d’une orgueilleuse impassibilité » qui n’aurait rien d’une vertu chrétienne [A. Régent-Susini]. La légitimité de l’oraison funèbre est sans cesse questionnée et même explicitement contestée alors que dans le même temps s’affirme son succès. Par la confiance qu’elle exprime dans sources grecques et latines auxquelles elle s’adosse, la réflexion de Vossius [Chr. Noille] fait figure d’exception dans un panorama où dominent à la fois la mise en cause des références païennes et le manque de modèles incontestables pour leur succéder. Les Pères de l’Église peuvent certes fournir une référence légitime, ainsi lorsque Bossuet s’appuie explicitement sur Grégoire de Naziance pour développer le portrait d’un ecclésiastique [V. Kapp] ; mais quand Juillard du Jarry tente de fonder ses analyses exclusivement sur des références chrétiennes, il s’agit davantage d’un horizon revendiqué que d’une analyse argumentée, dans la mesure où il prétend « trouver des exemples d’oraisons funèbres dans l’Écriture sainte et chez les Pères de l’Église, sans fournir toutefois plus de précisions » [C. Meli]. À défaut de références antiques claires, le geste de Juillard dans sa Dissertation sur les oraisons funèbres s’inscrit dans la très ancienne tradition rhétorique de la « bibliothèque » dont témoigne Vossius, puisqu’il propose lui aussi un florilège de textes, à la différence près qu’il les emprunte aux discours de la seconde moitié du XVII e siècle : il puise à un petit nombre d’auteurs, au premier rang desquels Bossuet et Fléchier, considérés comme des modèles du genre avec d’abondantes citations. Avec ces deux prédicateurs, aux côtés de quelques autres comme Bourdaloue ou Massillon, c’est un canon français qui tend à se constituer, non seulement dans cet ouvrage, mais très largement dans les traités ou préfaces aux recueils collectifs du XVIII e siècle - canon que les siècles suivants ne démentiront pas mais restreindront jusqu’à l’époque actuelle qui n’en conserve que le seul Bossuet. La solidité de ce canon en voie de constitution à l’âge classique joue sans doute le rôle de palliatif pour les défauts de l’oraison funèbre : bien que le genre reste très critiqué, quelques prédicateurs reconnus en fournissent des modèles incontestables et lui donnent ses lettres de noblesse par une Sophie Hache 14 pratique qui se détache des difficultés théoriques sans cesse observées. On remarquera néanmoins l’évolution des hiérarchies puisque Fléchier, d’abord placé au premier rang, à égalité avec Bossuet ou devant lui, se voit disputer cette place dès la seconde moitié du XVIII e siècle, non par une mise en cause morale de ses éloges, mais par un moindre goût pour son style 5 . On ne peut que constater l’essor du genre, qui connaît un succès toujours plus grand à l’âge classique, comme le révèle notamment son élargissement : d’abord réservées aux princes et aux grands du royaume, les oraisons funèbres sont de plus en plus fréquemment prononcées à l’occasion de la mort de membres du clergé, évêques éminents mais aussi parfois ecclésiastiques sans éclat : « honorer un prélat de l’Église est donc devenu un réflexe d’hommage tout à fait ordinaire et répété quasi systématiquement », au point que l’on puisse parler au XVIII e siècle d’« une certaine démocratisation de son usage », qui peut également concerner les religieuses [St. Simiz]. L’écho très large que la publication imprimée donne à l’oraison funèbre joue en outre un rôle important dans son développement : des discours de circonstance pourront accéder au statut d’œuvres littéraires. La fonction mémorielle, qui est le fondement du genre, lui permet de se détacher d’autres types de discours d’apparat pour lesquels la publication n’a pas assuré la même diffusion ni la même célébrité. Natacha Salliot évoque le « devoir de mémoire » auquel se conforme l’oraison funèbre et insiste sur son utilité pour « conférer une dimension collective au deuil ». Cette composante sociale de l’oraison funèbre est importante et les articles de Natacha Salliot et Stefano Simiz pointent en particulier le rôle essentiel que jouent les commanditaires des discours funèbres. Au début du XVII e siècle, « l’omniprésence de la figure du frère, Jean Du Perron, nouvel archevêque de Sens » dans les oraisons pour le cardinal Du Perron, notamment au travers des dédicaces, montre à quel point les auteurs cherchent à « prouver leur allégeance au successeur » [N. Salliot] ; à la fin du siècle, dominent de même les « complicités doctrinales et ecclésiales » et « une règle logique au nom de laquelle le prélat est honoré par ses proches collaborateurs » [St. Simiz]. Outre cette insertion sociale propre à l’éloquence d’apparat, l’oraison funèbre remplit sans aucun doute à un autre niveau une fonction proprement religieuse, qui permet de comprendre la place que lui accorde l’âge classique, bien au-delà du simple hommage rendu au défunt et à travers lui à telle ou telle grande famille du royaume ; le traitement réservé au style de 5 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Le verbe de Fléchier, idéal d’un langage total », Littératures classiques, n° 50, Les Langages du XVII e siècle, 2004, pp. 85-97. L’oraison funèbre. Introduction 15 l’oraison funèbre en est lui-même révélateur. L’oraison funèbre est prioritairement associée à l’emphase et à ses ornements, considérés comme propres aux discours d’éloge comme à la recherche de pathétique, ce qui ne manque pas de susciter des tensions entre les différentes missions qui lui sont assignées 6 . S’appuyant sur la Dissertation de Juillard du Jarry, Cinthia Meli souligne qu’elle « exige du prédicateur un sens aigu de la convenance stylistique qui doit l’inciter à préférer certains modèles à d’autres », excluant par exemple le « style de roman » pour encourager « la tristesse dans un deuil magnifique » ; la notion de pathétique est alors au cœur de son propos. En filigrane apparaissent deux modèles importants de nature poétique, avec la poésie lyrique et la tragédie ; « dans l’édition augmentée de 1726, l’abbé recommande encore de combiner les deux tonalités associées à l’élégie et à la tragédie, la douceur et la véhémence, en particulier dans les péroraisons, où le prédicateur doit savoir tour à tour pincer la lyre et emboucher la trompette évangélique pour produire à nouveau un contraste sublime ». À la même période, le père Blaise Gisbert développe des idées similaires qu’analyse Pierre Ferrand : « l’oraison funèbre est d’abord un ouvrage de plaisir, peu nécessaire et peu utile ; il faut donc que le beau et le parfait suppléent l’absence d’utilité ». Dans la pratique, les faits de style caractéristiques de ce type de discours sont pourtant loin d’être seulement affaire de poésie et de se cantonner à un rôle ornemental, et Volker Kapp insiste au contraire sur la fonction proprement religieuse de l’amplification et de l’apostrophe : Fléchier par exemple dans son oraison funèbre pour Turenne comme dans celle qu’il prononce pour la duchesse de Montausier, et encore Fromentières dans son Oraison funèbre de M. l’Archevêque de Paris, font suivre l’éloge du défunt d’une apostrophe à l’auditoire qui a pour fonction d’inviter les fidèles à se sentir impliqués et édifiés par le discours qui gagne ainsi « le statut de sermon ». En prenant en considération l’ensemble de la vie du défunt, y compris par l’évocation de ses errances ou d’une conversion tardive, tout en soulignant ses vertus et en particulier sa « bonne mort », le prédicateur propose à ses auditeurs un modèle qui peut sembler accessible au fidèle ordinaire et fonctionne dès lors comme un encouragement à l’imitation. C’est d’abord par son inscription pastorale que peut se comprendre l’attention particulière prêtée aux manifestations pathétiques autour du deuil, en particulier dans les récits de mort qu’étudie Anne Régent-Susini. Lorsqu’il évoque les larmes 6 Sur cette question du style pathétique de l’oraison funèbre, voir Dandrey, Patrick. « Fantasmes oratoires à l’âge classique : Bossuet et les “fantosmes” de l’oraison funèbre », op. cit. ; Cagnat, Constance. La Mort classique : écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 1995. Sophie Hache 16 du mourant et surtout celles de ses proches, le discours ne se contente pas de rappeler les émotions soulevées au moment de l’agonie mais se place « dans une dynamique émotionnelle qui détourne le sujet du visible et le réoriente vers l’invisible ». Loin de rechercher la vraisemblance, la peinture de l’agonie se fait d’abord le support de la doctrine catholique, insistant sur « la seule vertu véritable [qui] n’est ni maîtrise ni abandon au torrent des émotions mais acceptation de se laisser déposséder ». De la même manière, comme le montre Stefano Simiz, l’élargissement progressif de l’oraison funèbre aux membres du clergé, s’explique notamment par la volonté de donner en exemple des hommes reconnus d’abord pour leurs vertus et non pour leur seule naissance ; il s’agit de reconsidérer la notion de mérite. Volker Kapp mentionne l’exemple de l’oraison funèbre pour le père Bourgoing prononcée par Bossuet, qui s’appuie sur Grégoire de Nazianze pour répertorier les qualités nécessaires au « prêtre digne de ce nom ». Les siècles suivants négligeront pourtant cette perspective en accordant essentiellement leur intérêt aux discours qui consacrent la grandeur aristocratique du siècle de Louis XIV : « Les panégyriques des “Grands du monde” éclipsent dorénavant ceux des personnages distingués par leur foi » [V. Kapp]. Alors même que sa valeur est constamment discutée dans les traités, préfaces ou sous forme métadiscursive dans les discours eux-mêmes et bien qu’elle n’offre jamais de développement comme peut le faire un sermon à visée dogmatique ou parénétique, l’oraison funèbre remplit cependant un rôle pastoral par lequel elle gagne sa justification immédiate dans l’éloquence de la chaire, et sa fonction religieuse apparaît même plus large. Ainsi l’hypothèse déjà avancée par V. L. Saulnier d’une inscription du genre dans une perspective apologétique au XVI e siècle 7 se trouve corroborée et prolongée par la contribution de Natacha Salliot concernant le tout début du XVII e siècle et par les analyses de Stefano Simiz qui s’appuie sur les discours consacrés aux ecclésiastiques pour conclure que, faisant l’éloge de l’un des siens, l’Église travaille à sa propre gloire et que « non seulement l’oraison funèbre semble réinventée par le clergé catholique du XVII e siècle, mais qu’elle est encore une manière pour lui de se célébrer et de se réinventer ». Prenant place au sein d’un ensemble de textes funéraires plus vaste, qui comprend des nécrologies comme des tombeaux poétiques, la 7 V. L. Saulnier, « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », op. cit. : « Ce sont les guerres de religion qui fondent l’oraison funèbre. Non pas parce que ce sont des guerres, et qu’on y meurt : on mourait aussi aux guerres d’Italie, et puis ce n’est pas aux combattants qu’on en fait l’honneur. Mais, menacée dans sa citadelle par les assauts de la Réforme, l’Église a merveilleusement compris que l’Oraison funèbre lui pouvait constituer un bel instrument de défense », p. 130. L’oraison funèbre. Introduction 17 valeur proprement religieuse de l’oraison funèbre a pu sembler discutable, au point de susciter des débats quant à son statut de texte sacré. Son succès ne coïncide-t-il pas avec l’émergence d’une prose d’art et avec le goût pour une écriture épidictique inspirée de la rhétorique antique ? Ne doit-il pas beaucoup a posteriori à la fixation d’un canon classique autour de Bossuet ? Une théorie malaisée, les origines païennes du genre et ses évolutions à partir du XVIII e siècle, pris entre laïcisation et confiscation littéraire, ne doivent pas masquer que son inscription parmi les genres sacrés de l’âge classique est profonde et que son essor est sans doute la marque d’une réelle efficacité rhétorique, sociale et religieuse. 1. L’ORAISON FUNEBRE ENTRE THEORIE ET PRATIQUE PFSCL XLII, 82 (2015) Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre V OLKER K APP (C HRISTIAN -A LBRECHTS -U NIVERSITÄT , K IEL ) Dans l’exorde de l’oraison funèbre du Père Bourgoing, Bossuet plaint « les prédicateurs lorsqu’ils font les panégyriques funèbres des princes et des grands du monde 1 ». Il peut se prévaloir à cette occasion de louer l’ancien Supérieur général de l’Oratoire, dont les mérites ne relèvent que du domaine religieux tandis que la plupart des sermonnaires sont appelés, ainsi que lui-même plus tard, à rendre hommage à des personnages dont la renommée ne se fonde pas forcément sur leur piété. Plus l’objet du discours concerne le domaine du grand monde, plus l’éloge risque de s’éloigner des paramètres oratoires du sermon et de devenir une simple variante d’un discours épidictique profane bien qu’il soit prononcé dans un lieu sacré. Face à cette problématique, les prédicateurs se sentent amenés à pratiquer « une éloquence moins décorative et plus proprement fonctionnelle, c’est-àdire spirituelle et théologique 2 ». Ils briguent une justification religieuse de leur tâche en repoussant surtout tout soupçon de flatterie. Afin d’y parvenir, ils s’efforcent de détecter dans la biographie des défunts des mérites dignes du cadre religieux. C’est dans cette optique que leurs descriptions transforment, grâce à l’amplification, les actions glorieuses des défunts en récits édifiants. La biographie se métamorphose alors en une histoire exemplaire dont le prédicateur tire des leçons pour instruire ses auditeurs. Dans tous ses sermons, Bossuet utilise l’apostrophe pour « un dialogue fictif 3 » qui se prête 1 Bossuet. Oraisons funèbres, éd. J. Truchet. Paris : Gallimard, « Folio », 2004, p. 43. Toutes les citations sont empruntées à cette édition. 2 Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende. Paris : Klincksieck, 1977, p. 252. Hennequin détache la part de la légende dans ces oraisons funèbres sans imputer à tous les sermonnaires la volonté de métamorphoser Henri IV en personnage mythique. 3 Régent-Susini, Anne. Bossuet et la rhétorique de l’autorité. Paris : Champion, 2011, p. 72. Volker Kapp 22 particulièrement à méditer avec l’auditoire sur la condition humaine face à la mort. Par le moyen de l’apostrophe, ces développements devraient déboucher sur l’édification du public. Dans l’Oraison funèbre de Turenne, Fléchier constate que Louis XIV tenait à « récompenser tant de vertus par quelque honneur extraordinaire » destiné au héros militaire qu’était Turenne et s’exclame : « Quel honneur pour un sujet d’accompagner son roi, de lui servir de conseil, et, si je l’ose dire, d’exemple dans une importante conquête 4 ! ». L’amplification « si je l’ose dire, d’exemple » n’exalte à première vue que le rang politique du maréchal général mais l’alinéa suivant passe au plan moral en soulignant que Turenne trouvait « dans le plaisir qu’il a de bien faire, la récompense d’avoir bien fait » (p. 265). Le prédicateur poursuit par une apostrophe : « Cet honneur, messieurs, ne diminua point sa modestie » (p. 265). Voilà une manière d’associer l’auditoire au témoignage en faveur du défunt tout en l’édifiant. Afin d’éviter le risque d’une astuce oratoire, Fléchier s’inclut aussitôt luimême, grâce à une autre amplification, dans la leçon que son assistance est appelée à tirer de ce constat : A ce mot, je ne sais quel remords m’arrête. Je crains de publier ici des louanges qu’il [Turenne] a si souvent rejetées, et d’offenser après sa mort une vertu qu’il a tant aimée pendant sa vie. Mais accomplissons la justice, et louons-le sans crainte, en un temps où nous ne pouvons être suspects de flatterie, ni lui susceptible de vanité 5 . Quoiqu’on puisse contester le fait qu’après le décès l’éloge ne serait plus suspect de flatterie, il faut reconnaître que la louange est justifiée dès qu’elle n’a rien en commun avec la vanité. La prétérition combine l’amplification et l’apostrophe afin de refuser tout soupçon de flatterie grâce à la transposition de l’éloge du monde profane au plan religieux. La conversion tardive de Turenne au catholicisme reste cependant exclue de cette partie de la description de ses mérites quoique l’adhérence à une hérésie passe pour une grande erreur 6 . On ne peut pas accuser Fléchier de colporter le mythe de Turenne étant donné que les médisances défavorables au maré- 4 Massillon, Fléchier. Mascaron. Oraisons funèbres précédées de L’essai sur l’oraison funèbre par Villemain. Paris : Garnier, 1887, p. 264. Toutes les mentions Oraisons funèbres dans les notes renvoient à cette édition. 5 Oraisons funèbres, p. 265. Massillon emploie cette idée sous une autre forme dans l’Oraison funèbre de Messire de Villars archevêque de Vienne : « Contraint tant de fois par sa modestie à supprimer ses louanges dans la chaire évangélique, falloit-il que je ne fusse autorisé à les publier par sa mort ? » (Oraisons funèbres, p. 3). 6 Dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, Bossuet déclare : « Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes, et Louis combat ceux-là plus que tous les autres. Vous voyez tomber de toutes parts les temples de l’hérésie » (p. 216). Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 23 chal, auxquelles une remarque sarcastique de Saint-Simon fait écho, ne pouvaient pas lui être inconnues 7 . Si tout semble clair en principe, la pratique s’avère plus complexe. Bossuet lui-même tient à distinguer l’optique religieuse de l’étiquette et de la renommée civiles. Il aurait pu s’en tenir au paradigme oratoire des Pères de l’Église, focalisé sur la pratique de la foi. Pendant l’antiquité chrétienne, l’oraison funèbre exaltait surtout le témoignage religieux des défunts qui devaient affronter alors l’hostilité des païens et payer souvent leurs convictions par les tourments du martyre. Les Pères de l’Église ont été étudiés de près par les ecclésiastiques de l’époque classique qui y trouvent « une aide à la prédication et à la méditation 8 ». On focalise pourtant l’attention sur le côté doctrinaire 9 . Les sermonnaires et les traités d’éloquence sacrée du XVII e siècle ne se sentent pas amenés à insister sur leurs liens avec cette préhistoire du panégyrique funèbre quoique la focalisation de plus en plus nette sur le monde profane le distingue dorénavant du panégyrique des saints. On reconnaît difficilement les causes de la réticence à discuter ouvertement cette modification. Il faudra insister sur l’altérité de l’oraison funèbre et sur ses dettes vis-àvis cette tradition de l’éloquence sacrée. La remarque, qui pourrait sembler marginale, dans l’Oraison funèbre du Père Bourgoing, se prêtera dès lors comme point de départ pour mettre en évidence l’enracinement de Bossuet et de tous les prédicateurs de la même époque dans l’antiquité chrétienne (I). Nous déterminerons ensuite le statut du genre épidictique parmi les différentes variantes du sermon (II) pour aboutir à une mise en relief de quelques spécificités de l’amplification et de l’apostrophe dans l’oraison funèbre (III). 7 Voir à ce propos notre article « La patrie en deuil déplore la perte d’un héros. La douleur dans les oraisons funèbres consacrées à Turenne », La Douleur, L’ull crític, n° 6, Lleida : Universitat de Lleida, 2000, pp. 79-89, particulièrement pp. 82-84. 8 Calvet-Sébasti, Marie-Ange. « La traduction française des Pères grecs », éd. B. Menuier et E. Bury, Les Pères de l’Église au XVII e siècle. Paris : Cerf, 1993, p. 339. 9 Voir Quantin, Jean-Louis. Le catholicisme classique et les pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713). Paris : Institut d’études augustiniennes, 1999, sur la prédication chapitre XII. Voir également Cassin, Matthieu. « Prédication patristique et prédication moderne : préfaces aux homélies cappadociennes », L’éloquence de la chaire à l’âge classique (II). Revue Bossuet Supplément au n o 4, 2013, pp. 41-67. Volker Kapp 24 I. L’oraison funèbre, son essor au XVII e siècle et ses origines dans l’antiquité chrétienne L’éloge des saints reste incontournable au XVII e siècle mais celui des grands de ce monde gagne en importance aux yeux des contemporains et de l’opinion publique aussi bien que de la postérité. L’oraison funèbre fleurit surtout dans le contexte du pouvoir royal et de la haute aristocratie. L’avènement de la nouvelle manière de gouverner, qualifiée couramment d’absolutisme, favorise une certaine exclusivité de ce type d’éloquence chrétienne, exclusivité qui passera bientôt de la France aux autres pays d’Europe 10 . Est-ce que les ecclésiastiques méconnaissent ou hésitent à reconnaître les innovations dues aux transformations de la société civile ? Voient-ils mieux la continuité 11 que les changements ou tiennent-ils se conformer aux derniers acquis de ce que Marc Fumaroli a qualifié de « l’âge de l’éloquence », au bout duquel la rhétorique profane tend à absorber ou à subvertir la rhétorique sacrée ? Les préludes au siècle des Lumières et l’avènement du concept de littérature, substitué à celui de litterae, favorisent un processus à l’intérieur duquel les emprunts indéniables à l’antiquité païenne changent de statut. Louis de Grenade s’inspire de Quintilien pour discuter de l’amplification comme « une espèce de raisonnement 12 » et ses nombreuses citations de l’Institutio oratoria sont toutes au service de l’éloquence sacrée. Dès l’antiquité chrétienne, les Pères de l’Église s’approprient la culture oratoire existante et le « fait que la rhétorique soit d’origine païenne n’est pas pour Augustin un obstacle 13 ». La récupération de la civilisation païenne par l’Église cède cependant à un processus inverse dans la mesure où l’esprit qualifié de libertin gagne du terrain par rapport au catholicisme faisant partie intégrante de la mentalité civile et du patrimoine culturel français. Le sermon couronné par l’Académie française, à partir de 1671, dans ses concours d’éloquence se sclérose dans les premières décennies du XVIII e 10 Voir les articles « Leichenpredigt » et « Leichenrede » de F. M. Eybl dans Historisches Wörterbuch der Rhetorik, vol. V. Tübingen : Niemeyer, 2001, col. 124-151, en particulier col. 139. 11 Voir Icard, Simon. « Saint Jean Chrysostome : un modèle pour la prédication classique ? », L’éloquence de la chaire à l’âge classique. (I). Revue Bossuet Supplément au n o 2, 2011, pp. 89-104. L’éloge funèbre n’est toutefois pas au premier plan chez ce Père de l’Église. 12 Louis de Grenade. La rhétorique de l’Église ou l’éloquence des prédicateurs. Paris : Louis Roulland, 1698, vol. I, p. 215. 13 Ferreyrolles, Gérard. « Les âges de la prédication », L’éloquence de la chaire à l’âge classique (II). Revue Bossuet Supplément au n o 4, 2013, p. 10. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 25 siècle et l’oraison funèbre est de moins en moins perçue comme sermon. Ces transformations affectent jusqu’à nos jours les analyses critiques de ce type de prédication, dont il faudra redécouvrir l’altérité pour évaluer sa signification au XVII e siècle. Le panégyrique est un genre incontournable de l’éloquence de la chaire et les manuels pour les sermonnaires abordent l’oraison funèbre dans ce contexte 14 . A l’opposé de ces arts de la prédication, Jacques Truchet met celles des princes et des grands du monde au premier plan tandis qu’il range celle du Père Bourgoing « dans une catégorie particulière, celle des sermons destinés à des milieux ecclésiastiques » (p. 41), distinction approuvée par les critiques littéraires mais arbitraire par rapport à l’antiquité chrétienne. Nicolas Caussin classe toujours celles consacrées par les Pères de l’Église aux particuliers dans la même section que celles consacrées aux princes 15 . Dès le XVIII e siècle, l’évêque de Meaux est récupéré pour le domaine de la littérature, terme traduit « du latin humaniste Litterae humaniores, Literatura, res literaria 16 », et ses oraisons funèbres deviennent, plus encore que ses sermons, des paradigmes de toute l’éloquence française. Celles consacrées aux membres de la famille royale et aux grands de ce monde gagnent du prestige par rapport à celles prisant des ecclésiastiques comme le Père Bourgoing 17 . Cette évaluation est forte de critères politiques et littéraires valables, mais néglige les Pères de l’Église. Nos concepts diffèrent sur ce point du regard que l’évêque de Meaux peut porter sur lui-même, lui dont l’Oraison funèbre du Père Bourgoing renoue avec les habitudes bien enracinées de son Église. Les arguments, qu’il tire des Pères de l’Église, confirment cette hypothèse. Ce n’est certainement pas un hasard si l’évêque de Meaux recourt dans l’exorde à la prétérition pour évoquer l’appartenance du Père Bourgoing à une famille de magistrats : 14 C’est ainsi que Nicolas Caussin range le chapitre XII « De laudatione funebri » dans la partie « De Epidictica oratione » de Eloquentiae sacrae et humanae parallela libri XVI (1619), intitulé à partir de la troisième édition De eloquentia sacra et profana. 15 « Extant funebres orationes Gregorij Nazianz. in Basilium, in patrem, et sororem. Aristidis, in Erconeum. Gregorij Nysseni, in Placidiam, et Pulcheriam, Ambrosij, in Theodosium, etc. (De eloquentia sacra et humana libri XVI, Colonia Agrippina, Ioannes Kinckius, 1626, p. 479). Ces Pères de l’Église sont souvent mentionnés, voir l’index de Sophie Conte dans Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, éd. S. Conte. Berlin : Lit, 2007, pp. 293-298. 16 Fumaroli, Marc. L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique. Genève : Droz, 1980, p. 24. 17 Voir notre article « Bossuet comme paradigme de l’orateur français », dans G. Ferreyrolles (dir.), Bossuet. Le Verbe et l’Histoire (1704-2004). Paris : Champion, 2006, pp. 271-284. Volker Kapp 26 N’attendez donc pas, Chrétiens, que j’applique au Père Bourgoing des ornements étrangers, ni que j’aille rechercher bien loin sa noblesse dans sa naissance, sa gloire dans ses ancêtres, ses titres dans l’antiquité de sa famille (p. 44). Il ne mentionne ces éléments, qui comptent parmi les points indispensables de l’oraison funèbre d’un grand de ce monde, « qu’en passant », pour focaliser en revanche l’attention sur ce qui importe plus chez un ecclésiastique. Afin d’y parvenir, il se procure les critères essentiels d’un discours de saint Grégoire de Nazianze : Vous verrez le Père Bourgoing illustre d’une autre manière et noble de cette noblesse que saint Grégoire de Nazianze appelle si élégamment la noblesse personnelle : vous verrez en sa personne un catholique zélé, un chrétien de l’ancienne marque, un théologien enseigné de Dieu, un prédicateur apostolique, ministre, non de la lettre, mais de l’esprit de l’Évangile, et, pour tout dire en un mot, un prêtre digne de ce nom […] (pp. 44-45). La « noblesse personnelle » de l’ancien Supérieur général de l’Oratoire se manifeste dans sa conscience d’être appelé au ministère « de l’esprit de l’Évangile ». Cette affirmation renoue avec les idéaux exaltés par les éloges funèbres de l’antiquité chrétienne. La manière dont le clergé contemporain de Bossuet se perçoit lui-même se nourrit au fond toujours de ce patrimoine vénérable et les sermonnaires appliquent ce paradigme aux laïques chez lesquels les discours épidictiques détectent des mérites qui lui correspondent. Ils ne manquent pas d’insister sur la « noblesse personnelle » dans leurs éloges des grands, catégorie dont ils ont besoin pour les inclure dans le domaine religieux. Ce type de noblesse se range cependant parmi les qualificatifs indispensables à un ecclésiastique, tandis qu’elle sert seulement de tremplin pour faire passer les personnes illustres selon la hiérarchie des valeurs profanes au plan de la morale religieuse. Tenons-nous en maintenant aux idéaux cléricaux avant de retrouver le fonds commun dans un éloge de laïque. Saint Grégoire de Nazianze fournit la catégorie dans laquelle il faut ranger le « prêtre digne de ce nom ». Aussi Bossuet cite-t-il, dans le premier point de son oraison funèbre, la même autorité pour préciser son éloge par un énoncé appliqué à un autre Père de l’Église : Saint Grégoire de Nazianze a dit ce beau mot du grand saint Basile : « Il était prêtre […] avant même que d’être prêtre » ; c’est-à-dire, si je ne me trompe, il en avait les vertus avant que d’en avoir le degré : il était prêtre par son zèle, par la gravité de ses mœurs, par l’innocence de sa vie, avant de l’être par son caractère (p. 45). Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 27 Cette vision du ministère presbytéral prolonge l’exaltation de « la noblesse personnelle » qui est la morale présupposée d’une vie apostolique. Le Père Bourgoing se distingue par les qualités suivantes : « […] toujours modeste, toujours innocent, toujours zélé comme un saint prêtre », dons que le prédicateur résume dans le compliment : « […] il avait prévenu son ordination ; il n’avait pas attendu la consécration mystique » (p. 45). Le sacrement confirme la prédisposition en imprimant un nouveau « caractère », métamorphose sans analogie dans la « noblesse personnelle » de gens du monde. C’est donc une donnée théologique qui discrimine les deux états et par conséquent les oraisons funèbres qui les envisagent. La piété et le zèle apostolique sont indispensables mais les connaissances et les dons intellectuels importent également pour le Supérieur général de l’Oratoire. Bossuet se procure chez saint Grégoire de Nazianze un modèle à appliquer au Père Bourgoing. Il le trouve dans un climax modelé d’après saint Athanase : Que vous dirai-je, Messieurs, qui soit digne de ses mérites ? Ce qu’on a dit de saint Athanase ; car les grands hommes sont sans envie, et ils prêtent toujours volontiers les éloges qu’on leur a donnés à ceux qui se rendent leur imitateurs. Je dirai du père Bourgoing ce qu’un saint dit d’un saint, le grand Grégoire du saint Athanase, que durant le temps de ses études il se faisait admirer de ses compagnons […] qu’il surpassait en esprit les plus éclairés, en diligence les plus assidus ; enfin en l’un et en l’autre ceux qui excellaient en l’un et en l’autre (p. 46). Les compétences intellectuelles et l’application à l’étude n’ont rien de spécifique chez un saint, sinon que celui-ci ne s’en vante pas. La formule qui justifie l’adoption d’un modèle consacré par la tradition est ingénieuse : « Les grands hommes […] prêtent toujours volontiers les éloges qu’on leur a donnés à ceux qui se rendent leurs imitateurs ». Ce type d’imitation est donc méritoire ! La présomption cède chez les saints à l’humilité et par conséquent l’éloge qu’on leur dispense peut devenir un trésor commun. Grâce à ces prémisses, l’exaltation des connaissances et du génie du défunt par le panégyriste est censée demeurer en dehors du domaine de la vantardise et se métamorphoser en fait véridique incapable de susciter des jalousies. L’éloge funèbre se transforme ainsi en rappel de la générosité du partage des dons intellectuels et moraux. Nous avons signalé quelques spécificités propres à la commémoration d’un confrère, dont les qualités relèvent des paramètres spirituels de l’état ecclésiastique. Elles rappellent toutefois un fonds commun du genre dont Bossuet se servira dans ses panégyriques des grands du monde. S’il est plus aisé pour un ecclésiastique de renouer avec un genre en faveur dans l’antiquité chrétienne, l’absence de telles références dans les oraisons consacrées Volker Kapp 28 aux grands du monde, davantage prisées par le monde littéraire, ne signale aucune rupture explicite avec la tradition remontant aux premiers siècles de l’Église. Dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, Bossuet cite saint Paulin pour rendre hommage à Louis XIV : Ouvrez donc les yeux, CHRÉTIENS, et regardez ce héros, dont nous pouvons dire, comme saint Paulin disait de Théodose, que nous voyons en Louis, non un roi, mais un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui s’élève au dessus des hommes plus encore par sa foi que par sa couronne (p. 217). La famille royale exige d’autres paramètres qu’un ecclésiastique ! Théodose, empereur distingué par sa position favorable au christianisme, mais également coupable de grands crimes, entre, grâce à saint Ambroise, dans le domaine des éloges funèbres. Bossuet le met au niveau du Roi-Soleil en citant une lettre de saint Paulin et non l’oraison funèbre de saint Ambroise. On peut douter de la pertinence de l’affirmation selon laquelle Louis XIV acquiert un rang plus élevé grâce à la foi religieuse de ses sujets. De tels énoncés relèvent toutefois d’un principe exploité par les miroirs des princes et les harangues adressées au roi où la louange lui attribue des idéaux dont on l’aimerait imbu. L’apostrophe aux auditeurs, qualifiés de « chrétiens », serait non pertinente si Bossuet se contentait d’une hyperbole dépourvue de tout message religieux. Sous la forme qui est la sienne, elle est autant une leçon de morale qu’une flatterie, que nous sommes aujourd’hui plus disposés à y reconnaître. La citation de saint Paulin documente-t-elle l’opposition radicale entre les oraisons funèbres des gens d’Église et celles du grand monde ? D’autres références contredisent une telle hypothèse. Les descriptions historiques et les récits édifiants parsèment cette oraison funèbre qui abonde en développements vantant la piété de la reine. Restons fidèle à notre propos en analysant la partie où Bossuet cite saint Augustin en vue d’exalter l’exactitude de ses dévotions : J’ai appris de saint Augustin que l’âme attentive se fait elle-même une solitude. […]. Mais, mes Frères, ne nous flattons pas : il faut savoir se donner des heures d’une solitude effective, si l’on veut conserver les forces de l’âme. C’est ici qu’il faut admirer l’inviolable fidélité que la Reine gardait à Dieu. Ni les divertissements, ni les fatigues des voyages, ni aucune occupation ne lui faisait perdre ces heures particulières qu’elle destinait à la méditation et à la prière (p. 224). Cette citation d’Augustin ne provient pas non plus d’une oraison funèbre mais elle entre parfaitement dans le domaine de la spiritualité dans lequel la reine peut servir de modèle à l’auditoire. Elle se fonde sur un principe bien établi dans la vie chrétienne : l’âme a besoin du réconfort spirituel de la Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 29 méditation et de la prière afin de conserver sa vigueur. La reine restait fidèle à cette devise sans s’en détourner dans les obligations nécessitées par son rôle d’épouse du roi. Les auditeurs étaient trop informés de ses habitudes pour qu’une telle affirmation puisse se réduire à un pieux mensonge. Ils devaient admettre que cette pratique valait également pour eux. Aussi Bossuet saisit-il l’occasion pour attaquer le laxisme en dispensant une leçon de théologie morale. Son but est de distinguer péché « véniel » et péché « mortel ». D’après lui, la reine refusait de négliger les « péchés légers » parce qu’elle focalisait l’attention sur la pureté, effort qu’il illustre par une comparaison avec un vêtement sali par la moindre tache. Cet énoncé culmine dans le constat : « légers en eux-mêmes, la Reine ne connaît aucun de cette nature » (p. 225), et se prolonge dans l’apostrophe adressée cette fois-ci aux seuls assistants : Chrétien, tu sais trop la distinction des péchés véniels d’avec les mortels. Quoi ! Le nom commun de péché ne suffira pas pour te les faire détester les uns et les autres ? Sais-tu que ces péchés qui semblent légers deviennent accablants par leur multitude […] ? C’est ce qu’enseignent d’un commun accord tous les saints docteurs, après saint Augustin et saint Grégoire (pp. 225-226). Les Pères de l’Église, en premier lieu saint Augustin visé par la querelle du jansénisme, sont invoqués en témoins sans qu’un renvoi à un texte ne précise duquel des saints nommés Grégoire il s’agit. Ce qui importe, c’est la conformité avec les grands théologiens de l’antiquité chrétienne. Bossuet peut se contenter de généralités parce qu’il rappelle une doctrine bien établie dont la vie de la reine incarne un exemple probant et édifiant pour son auditoire. Ces quelques jalons mettent en évidence que les oraisons funèbres des princes et des grands du monde ne s’opposent pas radicalement à celles des ecclésiastiques et que les deux types perpétuent, à des degrés différents, la tradition de l’éloquence sacrée. II. Le sermon et le genre épidictique L’oraison funèbre est une des variantes du discours épidictique, qu’Antoine Albert énumère parmi un grand nombre de genres pratiqués par les prédicateurs du XVIII e siècle : […] des Homélies, des Prônes, des Conférences, des Sermons de Morale, des Sermons sur les Mystères, des Sermons pour les Vêtures et les Volker Kapp 30 Professions Religieuses, des Panégyriques des Saints et des Oraisons funèbres 18 . On pourrait confirmer la pertinence de cette énumération par une analyse des livres publiant un assortiment de sermons, mais cette analyse dépasserait le cadre de notre étude. Relevons seulement le critère qui détermine, d’après Albert, le genre de l’oraison funèbre : Quand il relève les vertus de ces Grands du monde, sur qui la mort vient d’exercer son cruel empire, c’est une oraison funèbre (p. 63). Albert marginalise les nombreuses oraisons funèbres consacrées à des ecclésiastiques et des religieuses parce qu’il s’intéresse uniquement au haut rang social, qui caractérise également la plupart des gens d’Église honorés par des oraisons funèbres. Les panégyriques des « Grands du monde » éclipsent dorénavant ceux des personnages distingués par leur foi, et c’est une des raisons du peu d’attention prêtée aux analogies entre panégyrique des saints et oraison funèbre. Dans ce contexte, un autre élément signalé par Mascaron dans son Oraison funèbre de Pierre Séguier mérite notre intérêt : L’Église reconnoissant la protection qu’il [Séguier] lui a toujours donnée, lui rend ses devoirs ; mais ce n’est plus comme à un pécheur qui a besoin du Dieu des dieux et du juge des juges. L’éloquence sacrée de la chaire rend ses hommages au protecteur et au maître de la plus pure éloquence du siècle ; mais c’est par une oraison funèbre 19 . Quoique le chancelier Séguier soit un « grand du monde », son éloge funèbre est censé l’envisager dans une telle optique que ses péchés, indéniables parce que faisant partie de la condition humaine, passent à l’arrièreplan. Cet éloge ne provient pas d’une flagornerie mais de l’intention de parvenir au cœur d’une existence humaine. Il pourrait être contesté puisque les prédicateurs ne pouvant s’arroger la connaissance du jugement divin, se sentent amenés à avancer des cautèles. Sans surestimer cette affirmation osée, on peut en déduire un témoignage en faveur de la parenté entre les sermons et les oraisons funèbres. L’affinité avec le sermon semble problématique car la « question de la littérarité se pose en effet dès l’origine, ce qui la distingue nettement des 18 Albert, Antoine. Nouvelles observations sur les différentes méthodes de prêcher, avec un recueil de tous les prédicateurs qui ont prêchés l’Avent et le Carême devant Leurs Majestés Louis XIV et Louis XV, qui ne se trouve nulle part, Lyon, Pierre Bruyset Ponthus, 1757, pp. III-IV. 19 Oraisons funèbres, p. 492. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 31 autres types de discours religieux 20 ». Dans cette optique, « le succès « littéraire » du genre - pour lequel Bossuet, fait exceptionnel dans son œuvre oratoire, eut le soin de préparer une édition - [peut] faire soupçonner l’éloquence sacrée de frayer avec l’art profane 21 ». Jacques Truchet n’hésitait pas à soutenir que l’Oraison funèbre d’Anne d’Autriche de Fromentières est un « discours » mais non « un sermon 22 ». Les critères invoqués par cet éminent spécialiste de la prédication au XVII e siècle semblent à première vue tout à fait pertinents pour nous autres critiques d’aujourd’hui, mais ils se révèlent moins convaincants dès qu’on adopte le point de vue de l’époque où cette oraison funèbre fut prononcée. Truchet reconnaît que l’éloge d’Anne d’Autriche est « organisé autour de grandes pensées chrétiennes » (p. XIII), mais il sous-estime le côté parénétique de l’exposé doctrinal : Venez apprendre d’une Reine à estre pieux sans hipocrisie, prudens sans interest, courageux sans foiblesse. […] Anne d’Autriche […] paroist pieuse, mais elle l’est encore plus qu’elle ne la veut paroistre, sa devotion a plus de solidité que de montre 23 . L’anti-machiavélisme est l’un des pivots de sa polémique, l’effort de dégager de la biographie de la reine morte un modèle de spiritualité chrétienne pour le grand monde en est l’autre visant la parénèse. L’oraison funèbre côtoie dans bien des parties le panégyrique des saints, quoique Fromentières évite toujours la confusion des deux genres. Ces affinités sont familières aux contemporains tandis que les catégories que nous établissons dans l’intention de ranger tous les genres de prédication dans un schéma cohérent se heurtent à « cette hétérogénéité sans précédent de la culture religieuse » qu’on voudrait de nos jours soumettre « à une certaine homogénéisation des formes de l’éloquence sacrée » au détriment du « genre pluriel 24 » qu’elle représente au XVII e siècle. La prédication fait alors partie du domaine littéraire à un tel point que ses vedettes, de Guez de Balzac à La Bruyère, s’en occupent sans s’ingénier à pénétrer un terrain étranger aux lettres humaines. Elle est même à l’époque 20 Hache, Sophie. « L’oraison funèbre. Enquête sur une littérarité problématique », dans Cl. Badiou-Montferran (dir.), La littéralité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ? Paris : Garnier, 2013, pp. 93-104, ici p. 94. 21 Bury, Emmanuel. « Bossuet orateur », dans G. Ferreyrolles et alii, Bossuet. Paris : PUPS, 2008, p. 235. 22 Bossuet, Oraisons funèbres, p. XIII. 23 Fromentières, Jean Louis de. Œuvres meslées […] sur plusieurs Oraisons Funèbres, et d’autres matières Morales. Paris : Jean Couterot, 1695, pp. 8-12. 24 Régent-Susini, Anne. L’éloquence de la chaire. Les sermons de saint Augustin à nos jours. Paris : Seuil, 2009, p. 13. Volker Kapp 32 le genre le plus pratiqué de la prose littéraire. Ce côté se heurtera plus tard à la transformation du champ littéraire. Marc Fumaroli insistait dès les années 80 du siècle dernier sur la différence entre notre perception de ce que nous appelons « littérature du XVII e siècle », et celle des contemporains [des prédicateurs] : l’absence d’une frontière bien nette entre l’oral et l’écrit, entre l’orateur qui « compose et prononce » des harangues, prédicateur, avocat, ambassadeur, et celui dont l’éloquence bien tempérée s’adresse seulement à l’oreille d’un lecteur 25 . La divergence entre l’écrit et l’oral ou entre la vaste production de textes que nécessitent les circonstances les plus diverses et les textes écrits dans l’intention qu’ils soient diffusés sous forme imprimée est alors moins nette. Laurent Juillard, abbé Du Jarry, publie en 1706 une Dissertation sur les oraisons funèbres 26 qui est intégrée en 1713 dans le volume Harangues sur toutes sortes de sujets, avec l’art de les composer 27 publié en 1688 par Ortigue de Vaumorière, dont les propos sommaires sur l’éloge funèbre (pp. 100-102) focalisent l’attention sur l’antiquité païenne. Puisque cette Dissertation fait partie du livre II traitant des « Harangues du genre demonstratif », les domaines du sacré et du profane ne sont pas nettement séparés. Le prédicateur est mis sur le même plan que les autres orateurs, sans que le sermon ne soit défiguré, et le caractère oral auquel appartiennent primordialement la plupart de ces textes ne leur est pas imputé comme un défaut. Les « harangues » réunies dans ce recueil sont marginales dans notre corpus actuel de textes littéraires, mais le discours académique gagne du prestige depuis le XVIII e siècle. Antoine-Léonard Thomas a fait date dans l’ascension de ce genre. Ses Éloges couronnés par l’Académie Française confirment l’objectif de substituer le discours épidictique sur « les héros de la patrie » à l’éloquence sacrée. Les paramètres sermonnaires du prix d’éloquence des années 1671-1758 sont abolis tout en restant « à l’intérieur du genre panégyrique propre à l’Académie : ils en sont la variante laïcisée 28 ». Thomas s’ingénie à fournir une théorie oratoire de cette nouvelle pratique grâce à son Essai sur les éloges (1773), qui hasarde des jugements arbitraires 25 Fumaroli, Marc. L’Âge de l’éloquence, op. cit., p. 26. 26 Voir à ce propos l’article de Cinthia Meli dans ce volume, « La mort, la poésie ? La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle ». 27 Troisième édition, augmentée depuis la mort de l’auteur, d’une Dissertation sur les Oraisons Funèbres, par M. l’Abbé Du Jarry & d’un grand nombre de nouvelles Harangues. Paris : M. Guignard et C. Robustel, 1713, pp. 365-389. Le terme de l’intitulé se réfère à « ces discours, que les Anciens nommoient oraisons, et que nous appelons ordinairement Harangues » (p. 19), notion que les spécialistes de rhétorique réservent de nos jours au champ militaire. 28 Fumaroli, Marc. Trois institutions littéraires. Paris : Gallimard, « Folio », 1994, p. 70. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 33 sur les autorités de la littérature gréco-romaine et passe sous silence les Pères de l’Église aussi bien que leurs oraisons funèbres. Ce serait simplifier les données historiques que de vouloir n’imputer qu’à un esprit de laïcité cet oubli de la riche éloquence épidictique chrétienne. Jean Sifrein Maury cherche à récupérer l’éloge académique pour l’éloquence sacrée en soutenant que « [l]e genre que M. Thomas a cultivé tient beaucoup du genre de la chaire, par l’élévation des idées et le ton moral qui leur sont communs 29 ». Passons sur la mise en relief du ton moral, qui mériterait un commentaire à part, et tenons-nous en aux présupposés religieux du panégyrique funèbre. Cela ne vaudrait pas la peine d’alléguer ce témoignage si Maury ne comptait parmi les autorités de l’éloquence sacrée au XIX e siècle. Sa révérence pour Thomas débouche sur une argumentation théologique qui rappelle une des préoccupations de la réforme catholique. Il accuse les prédicateurs d’avoir oublié « le langage de la religion » avec lequel on se familiarise « en lisant sans cesse l’Écriture Sainte » (p. 188). Aussi les invite-t-il à y apprendre « à parler cette langue spirituelle qui répand tour à tour dans un sermon des images touchantes, majestueuses ou terribles » (pp. 188-189). On reste perplexe face à cet effort pour perpétuer l’idéal de prédication évangélique propagé depuis le Concile de Trente par les arts de la prédication en vue de continuer la pratique de saint Vincent et de Bossuet. Maury s’est distingué par ses panégyriques de saint Louis (1772) et de saint Augustin (1775). Il a obtenu en 1771 l’Accessit au jugement de l’Académie Française pour son Éloge de François de Salignac de La Motte- Fénelon. Lors de la première publication des sermons de Bossuet, il constate que le plaisir d’admirer tant de chefs-d’œuvre avait été réservé aux contemporains de Louis-le-Grand ; et Bossuet, prédicateur, manquait presque entièrement à la religion et à la littérature, puisqu’il ne nous restait de lui que deux discours de morale et ses oraisons funèbres (pp. 339-340). Ses Réflexions sur les sermons nouveaux de Bossuet distinguent donc l’évêque de Meaux en tant que prédicateur aux dépens de ses oraisons funèbres. Ses Principes d’éloquence préfèrent le panégyrique des saints dont les citations 29 Principes d’éloquence pour la chaire et le barreau. Nouvelle édition, revue, corrigée, augmentée du Discours de l’Auteur de sa réception à l’Académie Française […]. Paris : Warée et Mongie aîné, 1805, p. 188. Voir sur ce rhétoricien, Van der Schueren, Éric. « D’une pratique eucharistique à une production esthétique : la sécularisation de l’éloquence sacrée à la fin de l’Ancien Régime (Jean Sifrein Maury) », dans A. Dierkens (dir.), Dimensions du sacré dans les littératures profanes. Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, pp. 21-32. Volker Kapp 34 bibliques sont une partie intégrante 30 . Maury met le XVII e siècle au-dessus de la tradition chrétienne en soutenant que les Pères de l’Église « ne furent jamais plus éloquents que sous la plume de Bossuet » (p. 349). Le chapitre « Des pères de l’église » inculque aux « ministres de la parole de Dieu » de combiner « l’étude des livres saints » et « la lecture de la tradition » en affirmant que « Fénelon a caractérisé avec autant de précision que de goût les pères » (p. 193). Son troisième Dialogue sur l’éloquence en général, et sur celle de la chaire en particulier rend hommage à saint Grégoire de Nazianze et mentionne parmi « des endroits fort touchants […] l’Éloge funèbre de saint Basile 31 », donc l’oraison funèbre d’un homme d’Église hors du domaine des grands de ce monde. Maury n’approfondit pas cette donnée de l’éloquence sacrée. Abel-François Villemain traite plus abondamment des Pères de l’Église dans son Essai sur l’oraison funèbre, publié en 1813 comme préface aux oraisons funèbres de Bossuet. Il cite l’hommage que Louis de Fontanes rend à Bossuet et à Fléchier et le renforce en faisant un parallèle avec les Pères de l’Église, qu’il ignorera dans son Tableau de l’éloquence chrétienne au IV e siècle (1849). L’auteur regrette que Thomas ait oublié les noms de Grégoire de Nazianze, de saint Ambroise, et des autres orateurs du christianisme naissant, qui presque tous ont prononcé des éloges funèbres, souvent imités par Bossuet […]. Le caractère religieux imprimé à ces panégyriques paraît une des causes de leur supériorité : et je ne m’adresse pas ici seulement à la piété, mais au bon goût. […] Voulezvous donc que les éloges funèbres ne servent pas seulement à honorer les morts, et qu’ils puissent offrir une instruction salutaire à tous les hommes ; parlez au nom de la religion 32 . Villemain juge ici en critique littéraire. Il préfère Grégoire de Nazianze à saint Grégoire de Nysse, frère de saint Basile, parce que, d’après lui, l’éloge funèbre de ce dernier « est purement théologique ; et cette sévérité, en produisant la sécheresse, n’empêche pas le mauvais goût » (p. XLVII). Quoi qu’il en soit, il fait valoir la dimension spirituelle des éloges funèbres en retrouvant la spécificité du genre depuis l’antiquité chrétienne : elle peut être « consacrée à des noms inconnus » : La foi chrétienne, qui dans l’éloge des grands de la terre aurait rendu l’orateur sublime, lui donne une onction douce et tendre pour animer 30 Voir Susini, Laurent. « “Ipsum audite” : la parole de Dieu dans les Œuvres oratoires de Bossuet », L’éloquence de la chaire à l’âge classique (II), pp. 83-98 et Régent- Susini, Anne. Bossuet et la rhétorique de l’autorité, op. cit., pp. 589-594. 31 Fénelon. Œuvres I, éd. J. Le Brun. Paris : Gallimard, 1983, p. 82. 32 Oraisons funèbres, pp. XXVIII-XXIX. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 35 l’éloge funèbre du plus humble chrétien. […] cette obscurité même, qui semble éloigner de la tombe d’un homme inconnu la publicité de l’éloge funèbre, la rendait ici plus nécessaire et plus légitime. Le premier éloge que nous présentent les œuvres de saint Grégoire est consacré à la mémoire de son frère Césarius (pp. XXXI-XXXII). La prise en considération des simples particuliers n’empêche pas que l’opposition entre la peinture de la misère et le tableau de la grandeur humaine chez Bossuet fasse souvent usage de saint Grégoire de Nazianze dont on ne peut lire « sans attendrissement » (p. XXXVII) le récit des austérités de sa sœur Gorgonia. L’oraison funèbre de son père « est à la fois un éloge et une consolation » (p. XXXIX). Villemain profite peut-être de l’expérience de la Révolution française quand il approuve ces oraisons funèbres des particuliers de l’antiquité chrétienne, moins exploitées par les ecclésiastiques du XVII e siècle bien qu’elles ne leur soient pas inconnues. Cette donnée nous encourage à attirer l’attention sur une des possibilités de l’amplification et de l’apostrophe, autorisée par cette tradition. III. L’amplification et l’apostrophe dans l’éloge funèbre Le genre épidictique est tout à fait reconnu tant qu’il s’agit du panégyrique des saints, mais d’un statut théologique plutôt précaire dès qu’il s’agit d’un défunt n’ayant pas ce prestige. Pour remédier à ce problème, Laurent Juillard, abbé Du Jarry, justifie l’éloge funèbre par une longue citation de l’Ecclésiastique. Au chapitre 44 (1-22), ce livre de l’Ancien Testament recommande la glorification des ancêtres. Il faut alléguer les vers 1-4 de cette longue citation : Loüons les hommes que Dieu a couverts de gloire, qui ont été la tige des longues générations, et d’une nombreuse postérité ; sur lesquels le Seigneur a répandu les plus riches dons de sa magnificence, et qu’il a fait naître dés les premiers siecles du monde pour proposer leur exemple à tous les siecles à venir : hommes veritablement illustres par leur vertu, et par leur haute sagesse, dont les uns ont été de grands Prophétes, qui ont soûtenu par la sainteté de leur vie toute la dignité de l’Esprit de Dieu, qui les a inspirez. Les autres ont esté des Rois dignes de commander aux peuples soûmis à leur domination, et plusieurs ont charmé les oreilles par la douceur d’une sainte et divine eloquence […] 33 . L’Ancien Testament rapporte l’histoire d’Israël et la vénération pour les acteurs de cette histoire sacrée s’y traduit par le culte des ancêtres. La litur- 33 Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., p. 367. Volker Kapp 36 gie et la spiritualité chrétiennes s’approprient les livres sapientiaux pour transmettre des messages doctrinaux. Du Jarry récupère cette pratique afin de conformer l’éloge funèbre à l’idéal de la prédication évangélique. Nous n’avons trouvé cette démarche dans aucun des nombreux manuels consultés. Elle ne correspondrait donc pas à une idée reçue des traités. Nous évoquons ce projet ingénieux car il permet à cet auteur de mettre en évidence une dimension du genre épidictique, certes bien établie mais qui nous échappe dès que nous le soupçonnons de flagornerie. Les sermonnaires et les critiques s’évertuent souvent à délimiter l’éloge funèbre de la tâche de l’historien. Du Jarry rappelle que le prédicateur ne doit pas seulement connaître l’histoire contemporaine et la biographie du défunt, mais mentionner également « les principales Personnes de sa famille » puisque l’omission de ces dernières serait « une offense pour eux et une déclaration tacite que l’on n’a rien à dire à leur gloire » (p. 383). Les règles de la bienséance exigent de prendre en considération la famille tandis que celle de la rhétorique déterminent la manière de l’aborder : […] les loüanges qu’on leur donne doivent être courtes, vives, semées parmi les mouvemens et les figures, et liées au sujet avec beaucoup d’art, de peur qu’elles ne sentent l’affectation et la flatterie (p. 383). L’orateur est obligé d’élargir son hommage à la famille des défunts, sous peine de déprécier la lignée dont ils sont issus. Les critiques littéraires se méprennent s’ils ignorent cette donnée de la mentalité de l’époque. Jean Louis de Fromentières inclut la famille dans L’Oraison funèbre de M. l’Archevêque de Paris (Hardouin de Beaumont de Péréfixe), tandis que Paul Pellisson-Fontanier ayant à louer Péréfixe, prétexte qu’il était le précepteur de Louis XIV pour prononcer à l’Académie française le premier des panégyriques du roi 34 : Les Gentilshommes en France n’ont aussi gueres eu pendant plusieurs Siecles d’autre occasion de servir leur Prince ; ils n’en sçauroient aujourd’huy avoir de plus naturelle ; les Parents de notre Illustre Mort en étoient du moins persuadez. […] Nôtre Prelat appellé […] à l’Église, fut presque le seul de sa Famille, qui ne pût donner à son Roi de pareilles marques de sa Fidelité ; mais le Ciel le destinoit à lui en donner de bien plus importantes 35 . 34 Voir Les panégyriques du roi prononcés dans l’Académie Française. Édition critique, éd. P. Zobermann. Paris : PUPS, 1991, pp. 93-104. Ce panégyrique de Pellisson- Fontanier se trouve aussi dans les Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., pp. 157-166. 35 Fromentières, Œuvres meslées, op. cit., pp. 68-69. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 37 Le prédicateur se conforme à la bienséance en incluant les parents dans la biographie de l’archevêque. L’éloge de sa famille est concis, comprenant moins d’une page. Fromentières respecte donc les règles oratoires aussi bien que celles de la civilité. Le critique littéraire méconnaîtrait la structure de ce discours s’il ignorait cette donnée. L’amplification se prête aussi à rapprocher à l’inverse le grand monde de ceux qui y ont renoncé. L’Oraison funèbre de la Duchesse de Montausier est prononcée en présence de ses deux sœurs, qui sont des abbesses. La duchesse a succédé à sa mère, Madame de Rambouillet, en tant que dame d’honneur de la reine, mais ses affinités avec les religieuses importent encore plus à Fléchier : Si j’avais à parler devant des personnes que l’ambition ou la fausse gloire attachent au monde, je m’accommoderois à leur faiblesse et à la coutume ; […] Mais oserois-je, mesdames, vous entretenir d’une gloire à laquelle vous avez renoncé ? […] Il suffit de vous dire qu’il y a une noblesse d’esprit plus glorieuse que celle du sang, qui inspire des sentimens généreux et une louable émulation, et qui fait descendre par une heureuse suite d’exemples, les vertus des pères dans les enfans. La sage Julie d’Angennes sembloit avoir recueilli cette succession spirituelle […] 36 . Le terme « noblesse d’esprit » varie celui de « noblesse personnelle » que Bossuet emprunte à saint Grégoire de Nazianze. Cette « noblesse d’esprit » s’apparente à l’aspect moral des valeurs aristocratiques et autorise par conséquent à jeter un pont entre la splendeur du grand monde et l’ascèse du couvent. La distinction nobiliaire tient à la continuité de ses valeurs qu’on transmet d’une génération à l’autre. Dans cette perspective, les vertus des ancêtres perdurent dans leur descendance, d’où leur analogie avec les idéaux monacaux. Fléchier n’est pas le seul prédicateur du XVII e siècle à se référer au principe d’exemplarité, dont certains critiques aujourd’hui prétendent reconnaître des symptômes de crise dès l’époque de Pétrarque 37 . Le domaine de la prédication maintient l’exemplarité et ne la réduit pas au récit exemplaire dont les symptômes de crise se manifestent à la fin du Moyen Age 38 . L’exemplarité elle-même n’est pas non plus subvertie dès le siècle des Lumières 39 , les développements de Villemain cités plus haut affrontant tout 36 Oraisons funèbres, p. 198. 37 Voir à ce propos notre article « Les exempla dans les Triumphi et la culture oratoire de Pétrarque ». Italique XII, 2009, pp. 13-31. 38 Voir Les Exempla médiévaux. Nouvelles perspectives, éd. J. Berlioz et M.-A. Polo de Beaulieu. Paris : Champion, 1998. 39 C’est la thèse de Karlheinz Stierle, « L’Histoire comme Exemple, l’Exemple comme Histoire ». Poétique, n°10, 1972, pp. 176-198. Nous le contredisons dans Volker Kapp 38 au plus sa subversion par quelques philosophes. Ce critique revalorise les oraisons funèbres de l’antiquité chrétienne afin d’en récupérer la dimension morale pour l’éloge funèbre, au lieu de restreindre l’exemplarité au rang et aux actions politiques. L’amplification et l’apostrophe sont des moyens pertinents pour faire valoir cette dimension du discours épidictique sacré. L’Oraison funèbre de la Duchesse de Montausier exalte sa « noblesse d’esprit » pendant la dernière période de sa vie. Fléchier renoue avec ingéniosité avec l’argument abordé au début pour finir par dispenser une leçon à l’auditoire : Sortant du Louvre, elle [Mme de Montausier] a pratiqué des vertus que l’on apprend, ce semble, dans les cloîtres ; et après s’être acquittée de tous ses devoirs à la cour, elle a souffert, comme vous souffrez dans vos cellules, sans murmurer et sans se plaindre (p. 218). Cette remarque s’adresse aux sœurs de la duchesse pour modeler la dame d’honneur de la reine selon leur état de vie religieuse. L’apostrophe aux abbesses vise toutefois encore plus les laïcs présents en adressant un propos de la défunte à un allocutaire collectif : Et nous recherchons après cela, pécheurs et mortels que nous sommes, une joie qui passe et qui ne laisse que du regret ! […] Et nous appellerons bonheur de notre vie, ce qu’il faut quitter […] (p. 219). Le prédicateur s’associe aux « pécheurs et mortels » pour émouvoir l’assistance et il renforce cet appel en s’excusant auprès des deux abbesses : Pardonnez, mesdames, ce mouvement de zèle. Ce que je dis pour confondre les personnes du siècle, doit servir à vous consoler, et à vous faire comprendre que vous êtes heureuses d’avoir renoncé vous-mêmes aux grandeurs et aux prospérités mondaines : heureuses encore de ce que votre illustre sœur, après en avoir eu tout l’éclat, en a reconnu toute la misère (p. 219). L’apostrophe transforme le panégyrique de la duchesse en discours épidictique de la vie monastique des abbesses. Elle ne cherche toutefois pas à flatter les religieuses, mais à édifier les auditeurs. Fléchier comme Bossuet, invitent par cette figure oratoire les auditeurs « à réagir au discours en « Rhetorische Exempla. Leere Worthülsen oder Chance für eine Elitekultur ? », G. Ueding et Gr. Kalivoda (dir.), Wege moderner Rhetorikforschung. Klassische Fundamente und interdisziplinäre Entwicklung, Berlin-Boston : de Gruyter, 2014, pp. 471-484. Éloge, amplification et apostrophe dans l’oraison funèbre 39 chrétien, à se sentir véritablement impliqué[s] 40 ». L’éloge vise ici l’édification religieuse comme dans l’Oraison funèbre d’Anne d’Autriche. Fromentières y situe la dévotion de la reine dans celle « particulierement hereditaire de sa maison », c’est-à-dire de sa famille qui cultivait « la veneration […] pour la sainte Eucharistie 41 ». Ses ancêtres, « sur tout Philippes III son père » (p. 20), en fournissent la preuve, aussi ne fallait-il pas « d’autre charme pour attirer la Reine dans une Paroisse ou dans un Monastere, que d’y exposer JESUS-CHRIST sur l’Autel » (p. 20). Ce récit pieux culmine dans une apothéose christique : Toutes ses grandeurs [d’Anne d’Autriche] ; toute la pompe de sa Cour ne l’avoient pas empeschée d’apprendre, que les souffrances dans la Religion sont des graces […]. Elle sçavoit cette pieuse Reine que le Chrétien, quand il est une fois assez heureux pour estre monté sur la Croix, n’en doit non plus descendre que JESUS-CHRIST (p. 57). Ce message assure sans aucun doute à cette oraison funèbre le statut du sermon. Il n’explique pas un dogme, dont discutent les spécialistes de théologie, mais il insiste sur un point central de la foi chrétienne. L’art oratoire de Fromentières sait focaliser toute la biographie spirituelle de la reine défunte sur ce message christique. L’amplification et l’apostrophe assurent ainsi à l’éloge une spécificité religieuse. 40 Macé, Stéphane. « Les ruses de la chaire. À propos de quelques problèmes énonciatifs dans le Carême du Louvre », dans G. Peureux (dir.), Lectures de Bossuet. Le Carême du Louvre. Rennes : PUR, 2001, p. 63. Voir, en outre, tout récemment le numéro Sur l’amplification de la revue en ligne Exercices rhétoriques, 4 (2014), surtout Sophie Hache, « L’amplification dans les oraisons funèbres de Fléchier : l’éclat de l’épithète » et Stéphane Macé, « L’amplification dans la rhétorique de Louis de Grenade », http: / / rhetorique.revues.org/ 343, accès le 16 décembre 2014. 41 Fromentières, Œuvres meslées, op. cit., p. 19. PFSCL XLII, 82 (2015) La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples C HRISTINE N OILLE (U NIVERSITÉ G RENOBLE , RARE - R HÉTORIQUE DE L ’A NTIQUITÉ A LA R ÉVOLUTION ) 1. Présentation L’auteur dont nous éditons ici le développement consacré à la rhétorique de l’oraison funèbre est Gerardus Johannes Vossius (latin), ou Gerhard Johann Voss, né en 1577 à Heidelberg, mort en 1649 à Amsterdam, humaniste et théologien hollandais. Nous donnons un extrait de ses Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque 1 [Les Cinq Livres de la Rhétorique abrégée ou les Partitions oratoires]. Il existe de nombreuses rééditions tout au long des XVII e et XVIII e siècles. Le titre Partitiones reprend celui de Cicéron, Partitiones Oratoriae, les Divisions de l’art oratoire : car il s’agit bien d’un manuel, classé par grandes catégories, pour les élèves. L’ouvrage est donc à la fois une rhétorique restreinte et simplifiée (lissée) si on le met en regard de l’autre traité que Vossius consacre à la rhétorique, les Gerardi Ioannis Vossi Commentariorum Rhetoricorum sive Oratoriarum Institutionum Libri VI 2 [Les six Livres Des Commentaires Rhétoriques ou Des Institutions Oratoires]. L’oraison funèbre y est abordée dans la grande section réservée à la vingtaine de genres institués du discours que la tradition rhétorique à la fois distingue des trois grands genres de discours (le démonstratif, le délibératif, le judiciaire) et intègre de façon plus ou moins stable dans la tripartition. Vossius répertorie vingt-quatre genres discursifs : l’oraison funèbre est couplée avec le discours prononcé à l’occasion d’une naissance dans le chapitre XVIII de son livre II, « De Oratione natalitia, ac funebri », « Du discours de naissance, et de l’oraison funèbre » (paragraphes 7-21, pp. 166-172, pour l’oraison funèbre). Tous deux sont rattachés à la situation démonstrative, 1 Première édition Leyde : J. Maire, 1621 ; édition utilisée : Leipzig : Christian Kirchner, 1660, corrigée sur l’édition de Leipzig : Weidmann, 1742. 2 Première édition Leyde, 1606. Lugduni Batavorum : Ex Officina I. Maire, 1630. Christine Noille 42 aux côté des panégyriques, des discours nuptiaux et épithalames, des discours de remerciements, de félicitations et de lamentations, des allocutions prononcées lors des départs ou des arrivées. Sur les genres du discours, nous renvoyons à notre récente présentation, « Les genres du discours dans l’ancienne rhétorique : listes, schémas et mode d’emploi, avec un exemple (le discours de Germanicus 3 ) ». Pour en résumer les grandes lignes, nous dirons que la rhétorique aborde l’oraison funèbre à la fois d’un point de vue pragmatique (en l’insérant dans un contexte de communication diversifié, selon que la mort est ancienne ou récente, glorieuse ou anonyme, frappant à l’orée d’une vie ou au seuil de la vieillesse, concernant une personne très proche ou plus éloignée, etc.) ; et d’un point de vue syntagmatique (en termes de parties se succédant, autrement dit selon un canevas). Deux canevas sont ici exposés, un canevas pauvre et un canevas valorisé. Le canevas disqualifié est proche de l’exercice rhétorique de l’éthopée en ce qu’il est comme elle identifié par les trois temps verbaux (pour plus de détails, voir la note 11 du présent article) : il traite d’abord des choses présentes (l’état présent du défunt, selon une modalité fortement pathétique), puis des choses passées (narration du caractère et des actions remarquables du défunt, sur le mode de l’éloge), enfin des choses futures (recension des espérances définitivement déçues, afin d’émouvoir). Le canevas valorisé reprend cette répartition en la compliquant selon des ressources oratoires plus sophistiquées : lamentation exordiale, éloge du défunt, reprise de la lamentation sur le mode des regrets, consolation et/ ou exhortation (à la mémoire et à l’imitation). À quoi sert ce type de canevas ? Trois éléments sont à prendre en compte : sa modularité, sa fonction heuristique assumée, sa portée prescriptive limitée. La modularité des canevas oratoires peut être appréciée à tous les niveaux : d’abord parce que chaque partie est optionnelle (selon que l’on est dans tel ou tel cas de communication) ; ensuite parce que chaque partie constitue par ailleurs un genre discursif autonome, lui-même identifié par un ou plusieurs canevas modulaires. C’est ainsi que les lamentations et l’éloge relèvent comme l’oraison funèbre du démonstratif, tandis que la consolation et l’exhortation relèvent du délibératif. Il existe donc deux façons de penser la modularité : sur le modèle de l’adaptabilité et sur le modèle de l’hybridation. Ce qui revient à dire que d’une part l’oraison est un genre du discours au carrefour de l’éloge, de la lamentation, de la consolation et de l’exhortation ; et que d’autre part chaque oraison funèbre est dans un rapport de variation avec le modèle-type. 3 Exercices de rhétorique 3 | 2014 (URL : http: / / rhetorique.revues.org/ 337). La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 43 Quel usage faire alors d’un modèle aussi labile et polymorphe ? Nous dirons que sa portée est d’abord heuristique : il transmet une grammaire des formes et une bibliothèque d’exemples qui nous apprennent à lire et à remarquer dans les textes des formes et des développements comparables. Les canevas oratoires fonctionnent ainsi à la fois, pour le lecteur, comme opérateurs de description et embrayeurs d’interprétation : parce qu’ils sont des modèles formels qui nous aident à formuler des hypothèses sur la délimitation et l’identification des parties d’un discours, et partant sur la composition globale et le sens du discours, ils structurent notre art de lire tout en nous initiant à des corpus les exemplifiant. C’est ainsi que Vossius rattache l’oraison funèbre, dont la déclinaison contemporaine est, rappelons-le, strictement religieuse, à une tradition idéologiquement étrangère, l’oraison telle est pratiquée dans l’antiquité païenne, et principalement grecque 4 . Nous dirons même plus : pour nous aussi il est essentiel aujourd’hui de faire l’intégralité du parcours heuristique si tant est que nous voulions comprendre quelque chose des schématisations proposées par l’ancienne rhétorique. Autrement dit, il est nécessaire de nous imprégner des canevas à la manière de l’ancienne pédagogie, tout à la fois dans la formalisation abstraite du traité et dans la mise en situation particulière qui en est faite au sein des modèles. Aussi donnerons-nous ici à la suite de la théorie la pratique, dans un exemplier rassemblant quelques-uns des textes cités en référence : ou plus exactement, les discours les plus brefs. Car la longueur, qui est une caractéristique oratoire fondamentale dans la tradition rhétorique, rend la transmission des exemples et la compréhension des canevas particulièrement problématiques au regard de nos propres institutions (revues, colloques, cours…) modélisées sur des formats temporels et spatiaux réduits 5 . Et l’on en arrive à ce qui aurait pu sembler la motivation principale de cette rhétorique, et qui n’en est qu’une finalité accessoire : la portée prescriptive. Car comme on vient de le voir, pour écrire, il faut d’abord savoir lire, remarquer dans les textes ce qu’il y a en eux de remarquable, et savoir 4 Avec ce souci de pédagogue que le modèle latin, habituellement prégnant, est ici moins utile dans la mesure où il n’est guère fourni en matière d’oraisons funèbres : tout au plus Vossius sauve-t-il une sous-partie chez Cicéron, à savoir le petit mouvement oratoire dédié à l’éloge funèbre dans un discours politique de combat, la quatorzième Philippique ; mais il est vrai aussi que tout le corpus grec mobilisé par Vossius est entièrement traduit en latin, et donc accessible (pour les élèves de rhétorique). 5 C’est donc d’autant plus volontiers que nous remercions Sophie Hache de bien avoir voulu accueillir dans ce numéro qu’elle coordonne un peu de la copia propre à l’ancienne rhétorique. Christine Noille 44 en garder la mémoire. Les qualités de l’écriture (chaleur, fécondité…) viennent en plus des qualités de mémorisation et de composition des lieux que façonne la pédagogie rhétorique de la lecture et qui innervent l’imitatio. Priorité de l’art de lire sur l’art d’écrire, donc. Mais ce n’est pas tout : l’horizon idéologique qui autorise globalement l’acte même de l’oraison funèbre n’est ici jamais interrogé, alors même que les références antiques eussent pu orienter vers une typologie différenciée selon les époques (mourir pour la patrie semble par exemple un topos particulièrement opérant dans le contexte grec ; et on sait par ailleurs que la consolation devient une pratique qui perd de son évidence au fur et à mesure de l’évolution des spiritualités au cours du XVII e siècle). Quant au contexte politique prégnant qui veut que l’oraison funèbre serve autant à la consolidation qu’à la reformulation des valeurs collectives, tantôt au service de l’ordre politique établi et tantôt travaillant à faire émerger d’autres ciments idéologiques, il n’en est rien dit non plus - même si c’est précisément par cette fonction idéologique réflexive et connotative que l’oraison funèbre s’identifie comme variation de l’éloge. 6 Autant de raisons qui font que cet art d’identifier les formes de l’oraison funèbre n’est que très accessoirement un art d’en produire de nouvelles : la méditation spirituelle ou l’engagement politique, ainsi que les modèles vivants de la prédication et de l’éloquence parlementaire, en sont des vecteurs plus efficaces. La rhétorique quant à elle en reste à un art de l’analyse, qui lui permet de classer une bibliothèque et de structurer un rapport au discours, qu’il soit passé, actuel ou à venir. - Oserons-nous ajouter qu’à notre avis, ce n’est déjà pas si mal ? 2. Édition, traduction et annotation de Vossius, « De l’oraison funèbre » (Rhetorices contractae, éd. cit., II, XVIII, pp. 166-172) 7. §. ORATIO FUNEBRIS proprie dicitur, quæ in funere habetur. Sed latius ea vox extenditur, cum etiam anniversariæ esse possint. On appelle ORAISON FUNÈBRE à proprement parler le discours que l’on prononce lors des funérailles. Mais ce mot est étendu plus largement aux discours qui peuvent prendre place dans les services funèbres anniversaires. 6 Voir, sur ce sujet, l’article de Hans-Ulrich Gumbrecht, « Persuader ceux qui pensent comme vous. Les fonctions du discours épidictique sur la mort de Marat », Poétique 39, 1979, pp. 363-384. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 45 Vt quas ad Mausoli sepulchrum quotannis recitari jussit Artemisia. Item quæ Athenis habebantur in laudem eorum, qui in bello pro patria cecidissent : qualis illa Periclis apud Thucydidem, item tres Aristidis. Tels sont ceux qu’Artémise a ordonné de prononcer tous les ans devant le sépulcre de Mausole 7 ; ou encore ceux qui étaient prononcés à Athènes lors de l’éloge des soldats morts pour la patrie sur le champ de bataille : comme par exemple le discours de Périclès chez Thucydide 8 ou les trois discours d’Aristide 9 . 8. §. Anniversaria, atque omnes, qua multo post obitum haberentur, vix aliud erunt, quam encomium. Les oraisons funèbres prononcées dans les services anniversaires et plus généralement toutes les oraisons funèbres qui se font longtemps après la mort se distinguent à peine de l’éloge. 7 Voir Bayle, Pierre. Dictionnaire historique et critique, éd. Chapepié & alii. Paris : Desoer, 1820, t. II, p. 474 : « Il faut se souvenir qu’elle [Artémise] lui fit faire [à Mausole] d’excellents panégyriques et qu’elle proposa un prix de grande valeur pour celui qui s’en acquitterait le mieux. Théopompe le remporta. On dit qu’Isocrate, son maître, fut l’un des orateurs qui se mirent sur les rangs. Théodecte de Phaselide, qui s’y mit aussi, composa une tragédie intitulée Mausolus, qui eut plus de succès que sa prose. » En notes sont données les références suivantes : « Aulus Gellius, lib. X, cap. XVIII. Plutarch., in Vita Isocratis. » Pour une discussion critique sur l’identité des orateurs ayant participé au concours, voir P. Bayle, éd. cit., pp. 475-476. 8 Thucydide, Oraison funèbre prononcée par Périclès (hiver 431), dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre II, paragraphes XXXIV - XLVII. Voir le texte dans l’exemplier infra. 9 Aristide a composé un certain nombre de discours, que la tradition philologique a classés et numérotés : deux seulement portent dans leur intitulé en version latine « Funebris oratio » : les discours 31 (« In Eteoneum Funebris oratio », « Discours à l’occasion des funérailles d’un de ses élèves, Étéonée ») et 32 (« In Alexandrum Funebris oratio », « Oraison funèbre en l’honneur d’Alexandros de Cotiaeion »). Peut-être Vossius leur adjoint-il de mémoire le discours 30, qui est un discours donné à l’occasion d’un anniversaire de naissance (« In Apellam Genethliaca », « Discours d’anniversaire en l’honneur d’un de ses élèves, Apellas »), et ce d’autant plus que dans le chapitre II, XVIII, Vossius associe l’oraison funèbre et le discours de naissance (qu’il soit ou non anniversaire). Pour une édition latine, voir Aelii Aristidis. Oratoris Clarissimi Orationum tomi tres nunc primum Latini versi a Gulielmo Cantero [t. III, traduction Willem Canter], Basileae : Excudebat Petrus Perna, suis & Henrici Petri impensis, 1566 ; numérisé par Google Books dans l’édition de Genève, 1604. Nous ne les rapportons pas ici pour des raisons de place. Christine Noille 46 Vt illa Isocratis in Evagoræ laudem. Telle est l’oraison d’Isocrate pour l’éloge d’Evagoras 10 . 9. §. Hoc loco potissimum de oratione agemus quæ dolorem habet recentem. Triplex in ea spectamus tempus : præsens, præteritum, futurum. Præsens quidem, ut si ordiamur signis doloris præsentis. Nous parlerons ici principalement de l’oraison funèbre qui concerne une douleur récente. Nous considérerons trois temps dans ce type de discours : le présent, le passé, le futur 11 . On emploie le présent si par exemple on met au début les signes présents de la douleur. Velut, quod convenerimus ad tristes exsequias. Item si describas faciem defuncti miserabilem, genas pallentes, cincinnos jacentes, linguam contractam, oculos contorros. Sed hæc vix aliis, quam matrum, vel amatorum planctibus, videntur convenire. Comme quand on dit que nous sommes réunis autour de la dépouille funèbre. Ou encore si l’on décrit le visage pitoyable du mort, ses joues blêmes, ses cheveux pendants, sa bouche close, ses yeux convulsés. Mais ce sont là des éléments qui ne peuvent à peu près convenir qu’aux lamentations des mères ou des amants. 10. §. Hinc exponimus, qualis quantusque fuerit, quem amisimus : quæ ad præteritum tempus pertinent. Vt quam facilis ac comis fuerit, quam hilaris inter adolescentes, quam gravis inter senes, & similia. Ensuite l’on exposera quel grand homme fut celui que nous avons perdu : choses qui concernent le passé. Comme par exemple à quel point il fut affable et agréable, à quel point adolescent il fut joyeux, à quel point à l’âge mur il fut noble, etc. 10 Isocrate, Éloge d’Evagoras, par exemple dans l’édition des Œuvres complètes d’Isocrate, trad. nouvelle. Paris : Didot, 1863, t. II. 11 Parmi les exercices oratoires préparatoires (les fameux progymnasmata) de la tradition pédagogique, l’éthopée reprend la même règle formelle. Voir par exemple la formulation qu’en donne le manuel de rhétorique du jésuite Jouvancy (le Candidatus rhetoricae, 1712), traduit par une autre jésuite, H. Ferté, en 1892 sous le titre L’Élève de rhétorique : « Dans tous ces sujets [d’éthopée], dit Aphthonius, il faut observer trois époques, présent, passé, futur, qui doivent constituer l’éthopée, et il donne Niobé comme exemple. Pour le présent, elle se voit privée de ses nombreux enfants ; pour le passé, elle avait par son mari la qualité de reine ; par ses enfants, les joies d’une famille florissante, elle était heureuse, et presque digne d’envie de la part des dieux mêmes ; pour le futur, que lui reste-t-il ? si ce n’est d’être percée des traits de Diane, et de mourir misérablement, accablée de douleur. » La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 47 11. §. Ad futurum refertur, quod magnam sui spem excitarat, qua nunc simus orbati. Se rapporte au futur la mention du grand espoir que l’on nourrissait à son égard et dont on est à présent spolié. Vt, quæ beneficia in nos fuerit collaturus, si divtius fuisset superstes : quam præclare item meriturus de patria. Vide apud Cicer. lib. iii. de Orat. perelegantem & brevem orationem in mortem Crassi. ubi hæc inter alia : « O fallacem bominum spem, fragilemque fortunam, & inanes nostras contentiones ; quæ in medio spatio sæpe franguntur, & corruunt, & ante in ipso cursu obruuntur, quam portum conspicere potuerunt ». On parlera par exemple des bienfaits dont il aurait pu nous combler s’il avait survécu longtemps ; ou du zèle avec lequel il eût rendu les plus grands services à la patrie. Voyez chez Cicéron, au livre III du De Oratore, le discours élégant et bref à l’occasion de la mort de Crassus, et entre choses quand il dit : « O trompeuses espérances de l’homme ! ô fragilité de la condition humaine ! ô vanité de nos ambitions, si souvent confondues et brisées au milieu même de leur course, et que la tempête vient engloutir à l’instant où l’on découvrait le port 12 ! » 12. §. Est vero, cum magis præterito insistimus, quam futuro, est item, cum contra fit. Prius locum habet, si quis gesserit henores publicos, & præclare meritus sit de multis. Posterius, fit si cujus messis adhuc in herba fuerit. Deux cas sont à distinguer : quand on insiste plus sur le passé que sur le futur, et quand on fait le contraire. On est dans le premier cas si le défunt a eu les honneurs publics et a rendu des mérites éclatants en grand nombre. On est dans le second cas, si la moisson s’est faite quand le blé était encore en herbe. 13. §. Et istis quidem partibus constabit oratio, si visum erit paucis defungi. At si justam instituere orationem velimus, hanc potius insistemus viam. Auspicabimur a queremonia, vel exclamatione, aut interrogatione. Telles sont donc les quelques parties qu’aura le discours s’il est visible qu’on s’en acquitte à peu de frais. Mais si l’on souhaite composer un discours dans les règles, on suivra plutôt la voie suivante. On commencera pas une plainte, soit sous la forme d’une exclamation, soit d’une interrogation. Vt si dubitare nos fingamus, cum silere velimus, an eloqui : illud enim dolorem jubere, hoc dictare officium. 12 Cicéron, De Oratore, III, 3,2 (trad. M. Nisard, Paris : Dubochet, 1840). Christine Noille 48 Comme par exemple quand on dit que nous ne savons pas si nous voulons nous taire ou parler ; puisque l’un nous est ordonné par la douleur, et l’autre dicté par le devoir. 14. §. Quod si maritus lugeat obitum uxoris : commode ordietur a mutis animantibus ; quæ & ipsæ, conjuge amissa, dolorem suum testantur. Que si le mari pleure la mort de sa femme, il est habile de commencer par faire mention d’autres êtres muets, qui témoignent eux-mêmes de leur douleur devant la perte de celle qui leur était liée. Vt quod cignus, compare erepta, alas ad zephyrum extendat, sortemque suam deploret : quod hirundo querulo cantu tristitiam suam significet : quod bos, & equus, non sine dolore adstrahantur ab ea, quicum fueverint. On dira par exemple que le cygne, après que sa compagne lui a été arrachée, étend ses ailes au zéphyr et déplore son sort ; ou que l’hirondelle exprime son affliction par son chant plaintif ; ou que le bœuf et le cheval se détachent non sans douleur de celle qui était avec eux. 15. §. Hinc sequitur laus defuncti. Qua unde petatur, dictum est in genere demonstrative. Puis on enchaînera sur l’éloge du défunt. Nous avons donné pour le genre démonstratif les sources d’où on peut le tirer. Vide, & quæ de eo tradit Menander lib. II cap. IX. quod de funebri oratione inscribitur. Voyez ce que Ménandre rapporte à ce sujet au chapitre IX de son second livre, intitulé « Sur l’oraison funèbre 13 ». 16. §. Imprimis autem spectatur hic genus mortis : ut si quis occubuerit pro patria pugnans. On considérera principalement ici le genre de la mort : comme par exemple si la personne est morte en combattant pour la patrie. Hoc mortis genus eleganter laudat Cicero Phillip XIV. « Maxime », inquit, « proprium senatus sapientis est, grata eorum virtutem memoria prosequi, qui pro patria vitam profuderunt. » Et mox : « O fortunata mors, quæ naturæ debitæ, pro patria est potissimum reddita ! Vos vero patriæ natos judico : quorum etiam nomen a Marte est : ut idem Deus urbem hanc gentibus, vos 13 Voir, pour une édition latine ancienne du traité de Ménandre de Laodicée, Menandri acutissimi ac sapientiss. rhetoris De genere demonstratiuo libri duo, trad. N. Conti. Venise : 1558, livre II, chap. IX, « De Oratione funebri », pp. 52-54. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 49 huic urbi genuisse videatur. In fuga, fœda mors est : in victoria, gloriosa. Etenim Mars ipse ex acie fortissimum quemque pignorari solet. » C’est ce genre de mort que loue élégamment Cicéron dans la quatorzième Philippique 14 : « Ce qu’il y a, dit-il, de plus […] grand et de plus digne de la sagesse du sénat, c’est de consacrer par des témoignages de reconnaissance la mémoire de ceux qui ont succombé pour la patrie. » Et un peu plus loin : « Mort fortunée qui fait tourner au profit de la patrie la dette payée à la nature ! Oui, je le vois, vous naquîtes vraiment pour la patrie, vous qui portez ainsi le nom de Mars 15 , afin que le même dieu semble avoir créé Rome pour l’univers, et vous pour Rome. Aux fuyards la mort est honteuse, elle est glorieuse aux vainqueurs ; car le dieu Mars lui-même se choisit dans la mêlée les plus braves guerriers pour victimes propitiatoires. » 17. §. Post laudationem dicimus, quantum damnum morte alicujus fecerit Respublicae, doloremque exinde excitamus. Après l’éloge, nous dirons combien est grand le préjudice fait à la chose publique par la mort en question et delà nous exciterons la douleur. Sane ex boni amissi prædicatione oritur desiderium ejus : eoque omnino post laudationem proximum est, ut jacturam, quam fecimus, demonstremus. Ex cognitione autem jacturæ provenit luctus : ut omnino hinc locus debeatur querimoniæ, & lamentis. Il suffira de faire l’apologie du bien perdu pour faire naître son désir : et juste après l’éloge, on montrera le sacrifice que l’on a subi. De cette pensée du sacrifice provient le chagrin, de sorte qu’on enchaîne immédiatement sur la plainte et les lamentations. 18. §. Interdum tamen non seorsum instituitur laudatio, seorsum vero dolorem ciemus : sed singulis laudationis locis querimonia admiscetur. Parfois cependant, on ne compose pas ainsi, l’éloge à part et la partie dédiée à la douleur à part : mais la plainte est mêlée aux topoï de l’éloge. Nempe, ut singulæ encomii partes sint materies luctus. De sorte que, n’est-ce pas, chaque partie de l’éloge soit matière à chagrin. 19. §. Lamentationi sive luctui subijcitur consolatio. Vel, si lamentis non fuerit opus, ut si quis pro patria ceciderit, ea proxime laudationem sequetur. 14 Cicéron, Philippique, 11-13 (trad. M. Héguin de Guerle, Paris : Garnier, 1927). Voir le passage in extenso dans l’exemplier infra. 15 Note de Vossius : « Milites Martiæ legionis alloquitur. » [« Ce sont les soldats de la légion de Mars dont il est fait état. »] Christine Noille 50 On fera suivre la lamentation, ou le chagrin, de la consolation. Ou s’il n’est pas besoin de plaintes, comme par dans le cas de ceux qui sont morts pour la patrie, la consolation suivra immédiatement l’éloge. Observat hoc Cicero Philipp. xiiii. ubi continuo post illa, quæ paulo ante citavimus, ita eos compellat, qui ceciderant bello ad Mutinam gesto : « Illi impii, quos cecidistis, etiam ad inferos pœnas parricidii luent : vos vero, qui extremum spiritum in victoria effudistis, piorum ostis sedem & locum consecuti. Brevis, autem vobis vita data est, at memoria bene redditæ vitæ, sempiterna : quæ si non esset longior, quam hæc vita, quis esset tam amens, qui maximis laboribus & periculis ad summam laudem gloriamque contenderet ? Actum igitur præclare vobiscum, fortissimi, dum vixistis, nunc vero etiam sanctissimi milites, quod vestra virtus, nec oblivione eorum, qui nunc sunt, nec reticentia posterorum, insepulta esse poterit ; eum vobis immortale monumentum suis pene manibus senatus populusque Romanus exstruxerit. » Et post pauca : « Sed quoniam, patres conscripti, gloria munus optimis & fertissimis civibus monumenti honore persolvitur : consolemur eorum proximas : quibus optima est hæc quidem consolatio parentibus, quod tanta Reipubl. præsidia genuerunt : liberis, quod habebunt domestica exempla virtutis : coniugibus, quod viris carebunt, quos laudare, quam lugere præstabit, fratribus, quod in se, ut corporum, sic virtutum similitudinem esse confident, Atque utinam hic omnibus abstergere fletum sententiis nostris, consultisque possemus ; vel aliqua talis his adbiberi publice posset oratio, qui deponerent mœrerem, atque luctum ; gauderentque potius, cum multa & varsa impenderent hominibus genera mortis, id genus, quod est pulcherrimum, suis obtigisse, eosqua nec inhumatos esse, nec desertos, (quod tamen ipsum pro patria non miserandum putatur) nec dispersis bustis humili sepultura crematos, sed contectu publicis operibus atque muneribus, eoque exstructione, quæ fit ad memoriam æternitatis ara virtutis. Quamobrem maximum quidem solatium erit propinquorum : eodem monumento declarati, & virtutem suorum, & pietatem, & senatus fidem, & crudelissimi memoriam belli : in quo, nisi tanta militum virtus exstitisset, parricidio M. Antonii nomen populi Romani occidisset. » Hactenut cœlesti illo ore M. Tullius. Et quanto tamen fortius solatium habent Christianii qui sciunt, se non aliter, quam moriendo, felicitatis æternæ fieri compotes.[…]. Pluraque eodem pertinentia dicemus infra ; ubi spectabimus consolationem, non ut orationis funebris pars est, sed quatenus constituit orationem justam. C’est ce qu’observe Cicéron observe dans la quatorzième Philippique 16 , dans le passage qui suit immédiatement celui que l’on a cité un peu plus 16 Voir le passage in extenso dans l’exemplier infra. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 51 haut et où il attaque ainsi ceux qui ont été tués dans les combats pour Modène : « Aussi ces hommes impies que vous avez taillés en pièces, recevront encore aux enfers la peine de leur parricide. Mais vous, qui avez rendu le dernier soupir au sein de la victoire, la demeure et le séjour des justes vous sont assurés. La nature nous a donné une existence courte, mais pour un trépas utile une renommée éternelle : si cette renommée ne durait pas plus que la vie, quel homme assez insensé pour s’efforcer d’atteindre à travers les travaux et les dangers le faite de l’honneur et de la gloire ? Votre sort est donc noblement accompli, guerriers si braves pendant votre vie et maintenant ombres sacrées. Ni l’oubli de la génération présente, ni le silence de la postérité ne laissera votre valeur privée d’honneurs funèbres, puisque le sénat et le peuple romain vous auront élevé en quelque sorte de leurs mains un monument immortel. » Et un peu plus loin : « Beaucoup d’armées dans les guerres puniques, gauloises, italiques, furent illustres et grandes ; à nulle d’elles cependant une distinction de cette espèce ne fut jamais décernée. Que ne pouvons-nous davantage, nous qui vous devons tout ! Antoine furieux ravageait Rome, vous l’en avez détourné ; il s’efforçait d’y revenir, vous l’avez repoussé. En votre honneur on construira un superbe édifice, et l’on y gravera une inscription portant l’éternel témoignage de votre divine valeur : jamais ni ceux qui verront votre monument ni ceux qui en entendront parler, ne cesseront de faire retentir les pieux accents de leur reconnaissance. Ainsi en échange d’une existence périssable, vous avez acquis l’immortalité. »Voilà par cette bouche divine ce que dit Cicéron. Et combien est plus forte cependant la consolation que les Chrétiens dispensent, eux qui savent que l’on acquiert la félicité éternelle seulement en mourant. […] Nous dirons plusieurs choses visant à cela plus bas ; là où nous considérerons la consolation non pas en tant qu’elle est une partie de l’oraison funèbre, mais en tant qu’elle constitue un discours dans les règles. 20. §. Imo est, ubi consolatio etiam fuerit importuna. Vt si longinquitas temporis dolorem jam omnem absterserit. Mais il est des cas où la consolation serait même à contretemps. Comme par exemple quand la durée dissipe toute douleur. Hoc in anniversaria fere contingebat : ubi laudabantur sæpe, qui ante annos multos essent defuncti. […] C’est ce qui arrivait généralement dans les oraisons des services funèbres anniversaires : là où étaient souvent loués ceux qui étaient morts bien des années auparavant. […] Christine Noille 52 21. §. Consolationi subjicitur non rare adhortatio, quæ incitet præsentes, ut animo retinere perpetuo velint virtutem defuncti, eamque sibi ad imitandum proponant. Il n’est pas rare que l’exhortation se substitue à la consolation, en ce qu’elle incite les présents à conserver à jamais dans leur cœur la vertu du défunt et à vouloir l’imiter. Vide hoc in genere præter ea, quæ antea commemoravi, etiam Lysię orationem in laudem cæsorum eo bello, quo Athenienses opem rulere Corinthis : item Menexenum Platonis ; Demosthenis Orat. in illorum laudem, qui pręlio ad Chęroneam ceciderant ; & Dionis Chrysostomi in Melancomam. Voyez cela dans un certain nombre d’exemples, outre ceux que j’ai rappelés un peu plus haut : l’éloge de Lysias aux soldats tombés durant la guerre pendant laquelle les Athéniens ont porté secours aux Corinthiens 17 ; le Ménéxène de Platon 18 ; l’éloge de Démosthène aux soldats morts au combat de Chéronée 19 ; et l’éloge funèbre de Dion Chrysostome à Melancomas 20 . 3. Trois exemples d’oraisons funèbres antiques dans le manuel rhétorique de Vossius 21 . Thucydide, Oraison funèbre prononcée par Périclès, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre II, § XXXIV - XLVII. Traduction nouvelle… par J. Voilquin. Paris : Garnier Frères, s.d. Numérisé et mis en ligne sur le site de Ph. Remacle, URL http : / / remacle.org/ bloodwolf/ historiens/ thucydide/ livre2.htm#XXXIV 17 Lysias. Éloge funèbre des guerriers d’Athènes, morts en secourant les corinthiens, par exemple dans l’édition des Sophistes grecs. Choix de harangues. Paris : Lefèvre et Garnier Frères, 1812. 18 Voir Platon, le Ménéxène ou Oraison funèbre, genre moral, par exemple dans la traduction d’Émile Chambry, [Garnier Frères, 1936] Paris : GF Flammarion, 1967. 19 Démosthène, Éloge funèbre des guerriers Athéniens morts à Chéronée. Voir le texte dans l’exemplier, infra. 20 Voir Dion Chrysostome, Éloge funèbre de Melancomas (ou discours XXIX, Melancomas I), trad. anglaise des Discourses by Dio Chrysostom, dans Loeb Classical Library, 5 volumes. Numérisé et mis en ligne sur le site Lacus Curtius (URL : http : / / penelope.uchicago.edu/ Thayer/ E/ Roman/ Texts/ Dio_Chrysostom/ Discours es/ 29*.html). 21 Les exemples grecs étaient généralement présentés en classe de rhétorique dans des traductions latines. Nous en donnons ici trois en traduction française. L’enjeu est, pour l’élève, de repérer les différentes parties composant le canevas standard de l’oratio funebris. La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 53 XXXIV. - Le même hiver, les Athéniens, conformément à la tradition, célébrèrent aux frais de l’État les funérailles des premières victimes de la guerre. En voici l’ordonnance. On dresse une tente sous laquelle l’on expose trois jours auparavant les restes des défunts. Chacun apporte à son gré des offrandes à celui qu’il a perdu. Lors du convoi, des chars amènent des cercueils de cyprès ; il y en a un par tribu, où l’on renferme les restes de tous les membres d’une tribu. Une litière vide et drapée est portée en l’honneur des disparus, dont on n’a pas retrouvé les corps, lors de la relève des cadavres. Tous ceux qui le désirent, citoyens et étrangers, participent au cortège. Les femmes de la parenté se placent près du sépulcre et poussent des lamentations. Puis on dépose les restes dans le monument public, qui se dresse dans le plus beau faubourg. C’est là que de tout temps on inhume ceux qui sont morts à la guerre ; on a fait néanmoins une exception pour les morts de Marathon ; en raison de leur courage éminent on les a inhumés sur le lieu même du combat. L’inhumation terminée, un orateur, désigné par la république parmi les hommes les plus remarquables et les plus considérés, fait l’éloge funèbre qui s’impose. Puis l’on se retire. Tel est le cérémonial des funérailles. Durant toute cette guerre, chaque fois que l’occasion s’en présenta, on respecta cette tradition. Pour faire l’éloge des premières victimes, ce fut Périclès, fils de Xanthippos, qui fut choisi. Le moment venu, il s’éloigna du sépulcre, prit place sur une estrade élevée à dessein, pour que la foule pût l’entendre plus facilement, et prononça le discours suivant : XXXV. - « La plupart de ceux qui avant moi ont pris ici la parole, ont fait un mérite au législateur d’avoir ajouté aux funérailles prévues par la loi l’oraison funèbre en l’honneur des guerriers morts à la guerre. Pour moi, j’eusse volontiers pensé qu’à des hommes dont la vaillance s’est manifestée par des faits, il suffisait que fussent rendus, par des faits également, des honneurs tels que ceux que la république leur a accordés sous vos yeux ; et que les vertus de tant de guerriers ne dussent pas être exposées, par l’habileté plus ou moins grande d’un orateur à trouver plus ou moins de créance. Il est difficile en effet de parler comme il convient, dans une circonstance où la vérité est si difficile à établir dans les esprits. L’auditeur informé et bienveillant est tenté de croire que l’éloge est insuffisant, étant donné ce qu’il désire et ce qu’il sait ; celui qui n’a pas d’expérience sera tenté de croire, poussé par l’envie, qu’il y a de l’exagération dans ce qui dépasse sa propre nature. Les louanges adressées à d’autres ne sont supportables que dans la mesure où l’on s’estime soi-même susceptible d’accomplir les mêmes actions. Ce qui nous dépasse excite l’envie et en outre la méfiance. Mais puisque nos ancêtres ont jugé excellente cette coutume, je Christine Noille 54 dois, moi aussi, m’y soumettre et tâcher de satisfaire de mon mieux au désir et au sentiment de chacun de vous. » XXXVI. - « Je commencerai donc par nos aïeux. Car il est juste et équitable, dans de telles circonstances, de leur faire l’hommage d’un souvenir. Cette contrée, que sans interruption ont habitée des gens de même race, est passée de mains en mains jusqu’à ce jour, en sauvegardant grâce à leur valeur sa liberté. Ils méritent des éloges ; mais nos pères en méritent davantage encore. A l’héritage qu’ils avaient reçu, ils ont ajouté et nous ont légué, au prix de mille labeurs, la puissance que nous possédons. Nous l’avons accrue, nous qui vivons encore et qui sommes parvenus à la pleine maturité. C’est nous qui avons mis la cité en état de se suffire à elle-même en tout dans la guerre comme dans la paix. Les exploits guerriers qui nous ont permis d’acquérir ces avantages, l’ardeur avec laquelle nous-mêmes ou nos pères nous avons repoussé les attaques des Barbares ou des Grecs, je ne veux pas m’y attarder ; vous les connaissez tous, aussi je les passerai sous silence. Mais la formation qui nous a permis d’arriver à ce résultat, la nature des institutions politiques et des mœurs qui nous ont valu ces avantages, voilà ce que je vous montrerai d’abord ; je continuerai par l’éloge de nos morts, car j’estime que dans les circonstances présentes un pareil sujet est d’actualité et que la foule entière des citoyens et des étrangers peut en tirer un grand profit. » XXXVII. - « Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel. » La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 55 XXXVIII. - « En outre pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé à l’âme des délassements fort nombreux ; nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d’un bout de l’année à l’autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l’agrément journalier bannit la tristesse. L’importance de la cité y fait affluer toutes les ressources de la terre et nous jouissons aussi bien des productions de l’univers que de celles de notre pays. » XXXIX. - « En ce qui concerne la guerre, voici en quoi nous différons de nos adversaires. Notre ville est ouverte à tous ; jamais nous n’usons de Xénélasies pour écarter qui que ce soit d’une connaissance ou d’un spectacle, dont la révélation pourrait être profitable à nos ennemis. Nous fondons moins notre confiance sur les préparatifs et les ruses de guerre que sur notre propre courage au moment de l’action. En matière d’éducation, d’autres peuples, par un entraînement pénible, accoutument les enfants dès le tout jeune âge au courage viril ; mais nous, malgré notre genre de vie sans contrainte, nous affrontons avec autant de bravoure qu’eux des dangers semblables. En voici une preuve ; les Lacédémoniens, quand ils se mettent en campagne contre nous, n’opèrent pas seuls, mais avec tous leurs alliés ; nous, nous pénétrons seuls dans le territoire de nos voisins et très souvent nous n’avons pas trop de peine à triompher, en pays étranger, d’adversaires qui défendent leurs propres foyers. De plus, jamais jusqu’ici nos ennemis ne se sont trouvés face à face avec toutes nos forces rassemblées ; c’est qu’il nous faut donner nos soins à notre marine et distraire de nos forces pour envoyer des détachements sur bien des points de notre territoire. Qu’ils en viennent aux mains avec une fraction de nos troupes : vainqueurs, ils se vantent de nous avoir tous repoussés ; vaincus, d’avoir été défaits par l’ensemble de nos forces. Admettons que nous affrontons les dangers avec plus d’insouciance que de pénible application, que notre courage procède davantage de notre valeur naturelle que des obligations légales, nous avons au moins l’avantage de ne pas nous inquiéter des maux à venir et d’être, à l’heure du danger, aussi braves que ceux qui n’ont cessé de s’y préparer. Notre cité a également d’autres titres à l’admiration générale. XL. - Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût des études avec l’énergie. Nous usons de la richesse pour l’action et non pour une vaine parade en paroles. Chez nous, il n’est pas honteux d’avouer sa pauvreté ; il l’est bien davantage de ne pas chercher à l’éviter. Les mêmes hommes peuvent s’adonner à leurs affaires particulières et à celles de l’État ; les simples artisans peuvent entendre suffisamment les questions de politique. Seuls nous considérons l’homme qui n’y participe pas comme un futile et non comme un oisif. C’est par nous-mêmes que nous décidons des affaires, que nous nous en faisons un compte exact pour nous, la parole n’est Christine Noille 56 pas nuisible à l’action, ce qui l’est, c’est de ne pas se renseigner par la parole avant de se lancer dans l’action. Voici donc en quoi nous nous distinguons : nous savons à la fois apporter de l’audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l’ignorance les rend hardis, la réflexion indécis. Or ceux-là doivent être jugés les plus valeureux qui, tout en connaissant exactement les difficultés et les agréments de la vie, ne se détournent pas des dangers. En ce qui concerne la générosité, nous différons également du grand nombre ; car ce n’est pas par les bons offices que nous recevons, mais par ceux que nous rendons, que nous acquérons des amis. Le bienfaiteur se montre un ami plus sûr que l’obligé ; il veut, en lui continuant sa bienveillance, sauvegarder la reconnaissance qui lui est due ; l’obligé se montre plus froid, car il sait qu’en payant de retour son bienfaiteur, il ne se ménage pas de la reconnaissance, mais acquitte une dette. Seuls nous obéissons à la confiance propre aux âmes libérales et non à un calcul intéressé, quand nous accordons hardiment nos bienfaits. XLI. - « En un mot, je l’affirme, notre cité dans son ensemble est l’école de la Grèce et, à considérer les individus, le même homme sait plier son corps à toutes les circonstances avec une grâce et une souplesse extraordinaires. Et ce n’est pas là un vain étalage de paroles, commandées par les circonstances, mais la vérité même ; la puissance que ces qualités nous ont permis d’acquérir vous l’indique. Athènes est la seule cité qui, à l’expérience, se montre supérieure à sa réputation ; elle est la seule qui ne laisse pas de rancune à ses ennemis, pour les défaites qu’elle leur inflige, ni de mépris à ses sujets pour l’indignité de leurs maîtres. Cette puissance est affirmée par d’importants témoignages et d’une façon éclatante à nos yeux et à ceux de nos descendants ; ils nous vaudront l’admiration, sans que nous ayons besoin des éloges d’un Homère ou d’un autre poète épique capable de séduire momentanément, mais dont les fictions seront contredites par la réalité des faits. Nous avons forcé la terre et la mer entières à devenir accessibles à notre audace, partout nous avons laissé des monuments éternels des défaites infligées à nos ennemis et de nos victoires. Telle est la cité dont, avec raison, ces hommes n’ont pas voulu se laisser dépouiller et pour laquelle ils ont péri courageusement dans le combat ; pour sa défense nos descendants consentiront à tout souffrir. » XLII. - « Je me suis étendu sur les mérites de notre cité, car je voulais vous montrer que la partie n’est pas égale entre nous et ceux qui ne jouissent d’aucun de ces avantages et étayer de preuves l’éloge des hommes qui font l’objet de ce discours. J’en ai fini avec la partie principale. La gloire de la république, qui m’a inspiré, éclate dans la valeur de ces soldats et de leurs pareils. Leurs actes sont à la hauteur de leur réputation. Il est peu de Grecs dont on en puisse dire autant. Rien ne fait mieux voir à mon avis la La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 57 valeur d’un homme que cette fin, qui chez les jeunes gens signale et chez les vieillards confirme la valeur. En effet ceux qui par ailleurs ont montré des faiblesses méritent qu’on mette en avant leur bravoure à la guerre ; car ils ont effacé le mal par le bien et leurs services publics ont largement compensé les torts de leur vie privée. Aucun d’eux ne s’est lassé amollir par la richesse au point d’en préférer les satisfactions à son devoir ; aucun d’eux par l’espoir d’échapper à la pauvreté et de s’enrichir n’a hésité devant le danger. Convaincus qu’il fallait préférer à ces biens le châtiment de l’ennemi, regardant ce risque comme le plus beau, ils ont voulu en l’affrontant châtier l’ennemi et aspirer à ces honneurs. Si l’espérance les soutenait dans l’incertitude du succès, au moment d’agir et à la vue du danger, ils ne mettaient de confiance qu’en eux-mêmes. Ils ont mieux aimé chercher leur salut dans la défaite de l’ennemi et dans la mort même que dans un lâche abandon ; ainsi ils ont échappé au déshonneur et risqué leur vie. Par le hasard d’un instant, c’est au plus fort de la gloire et non de la peur qu’ils nous ont quittés. » XLIII. - « C’est ainsi qu’ils se sont montrés les dignes fils de la cité. Les survivants peuvent bien faire des vœux pour obtenir un sort meilleur, mais ils doivent se montrer tout aussi intrépides à l’égard de l’ennemi ; qu’ils ne se bornent pas à assurer leur salut par des paroles. Ce serait aussi s’attarder bien inutilement que d’énumérer, devant des gens parfaitement informés comme vous l’êtes, tous les biens attachés à la défense du pays. Mais plutôt ayez chaque jour sous les yeux la puissance de la cité ; servez-la avec passion et quand vous serez bien convaincus de sa grandeur, dites-vous que c’est pour avoir pratiqué l’audace, comme le sentiment du devoir et observé l’honneur dans leur conduite que ces guerriers la lui ont procurée. Quand ils échouaient, ils ne se croyaient pas en droit de priver la cité de leur valeur et c’est ainsi qu’ils lui ont sacrifié leur vertu comme la plus noble contribution. Faisant en commun le sacrifice de leur vie, ils ont acquis chacun pour sa part une gloire immortelle et obtenu la plus honorable sépulture. C’est moins celle où ils reposent maintenant que le souvenir immortel sans cesse renouvelé par les discours et les commémorations. Les hommes éminents ont la terre entière pour tombeau. Ce qui les signale à l’attention, ce n’est pas seulement dans leur patrie les inscriptions funéraires gravées sur la pierre ; même dans les pays les plus éloignés leur souvenir persiste, à défaut d’épitaphe, conservé dans la pensée et non dans les monuments. Enviez donc leur sort, dites-vous que la liberté se confond avec le bonheur et le courage avec la liberté et ne regardez pas avec dédain les périls de la guerre. Ce ne sont pas les malheureux, privés de l’espoir d’un sort meilleur, qui ont le plus de raisons de sacrifier leur vie, mais ceux qui de leur vivant risquent de passer d’une bonne à une mauvaise fortune et qui en cas d’échec Christine Noille 58 verront leur sort complétement changé. Car pour un homme plein de fierté, l’amoindrissement causé par la lâcheté est plus douloureux qu’une mort qu’on affronte avec courage, animé par l’espérance commune et qu’on ne sent même pas. » XLIV. - « Aussi ne m’apitoierai-je pas sur le sort des pères ici présents, je me contenterai de les réconforter. Ils savent qu’ils ont grandi au milieu des vicissitudes de la vie et que le bonheur est pour ceux qui obtiennent comme ces guerriers la fin la plus glorieuse ou comme vous le deuil le plus glorieux et qui voient coïncider l’heure de leur mort avec la mesure de leur félicité. Je sais néanmoins qu’il est difficile de vous persuader ; devant le bonheur d’autrui, bonheur dont vous avez joui, il vous arrivera de vous souvenir souvent de vos disparus. Or l’on souffre moins de la privation des biens dont on n’a pas profité que de la perte de ceux auxquels on était habitué. II faut pourtant reprendre courage ; que ceux d’entre vous à qui l’âge le permet aient d’autres enfants ; dans vos familles les nouveau-nés vous feront oublier ceux qui ne sont plus ; la cité en retirera un double avantage sa population ne diminuera pas et sa sécurité sera garantie. Car il est impossible de prendre des décisions justes et équitables, si l’on n’a pas comme vous d’enfants à proposer comme enjeu et à exposer au danger. Quant à vous qui n’avez plus cet espoir, songez à l’avantage que vous a conféré une vie dont la plus grande partie a été heureuse ; le reste sera court ; que la gloire des vôtres allège votre peine ; seul l’amour de la gloire ne vieillit pas et, dans la vieillesse, ce n’est pas l’amour de l’argent, comme certains le prétendent, qui est capable de nous charmer, mais les honneurs qu’on nous accorde. » XLV. - « Et vous, fils et frères ici présents de ces guerriers, je vois pour vous une grande lutte à soutenir. Chacun aime à faire l’éloge de celui qui n’est plus. Vous aurez bien du mal, en dépit de votre vertu éclatante, à vous mettre je ne dis pas à leur niveau, mais un peu au-dessous. Car l’émulation entre vivants provoque l’envie, tandis que ce qui ne fait plus obstacle obtient tous les honneurs d’une sympathie incontestée. S’il me faut aussi faire mention des femmes réduites au veuvage, j’exprimerai toute ma pensée en une brève exhortation : toute leur gloire consiste à ne pas se montrer inférieures à leur nature et à faire parler d’elles le moins possible parmi les hommes, en bien comme en mal. » XLVI. - « J’ai terminé ; conformément à la loi, mes paroles ont exprimé ce que je croyais utile ; quant aux honneurs réels, déjà une partie a été rendue à ceux qu’on ensevelit de plus leurs enfants désormais et jusqu’à leur adolescence seront élevés aux frais de l’État ; c’est une couronne offerte par la cité pour récompenser les victimes de ces combats et leurs survivants ; car les peuples qui proposent à la vertu de magnifiques récompenses ont La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 59 aussi les meilleurs citoyens. Maintenant après avoir versé des pleurs sur ceux que vous avez perdus, retirez-vous. » XLVII. - Telles furent les funérailles célébrées cet hiver. Avec lui finit la première année de la guerre. Cicéron, Philippiques, Discours XIV, § 11-13. Dans Œuvres de Cicéron. Discours contre Marc Antoine. Huitième à quatorzième Philippiques, éd. M. Heguin de Guerle. Paris : Garnier, 1927. Numérisé et mis en ligne sur le site Itinera Electronica, URL : http: / / agoraclass.fltr.ucl.ac.be/ concordances/ cicero_philippique_14/ lecture/ 3.htm [14,11] XI. […] Ce qu’il y a de plus admirable encore, de plus grand et de plus digne de la sagesse du sénat, c’est de consacrer par des témoignages de reconnaissance la mémoire de ceux qui ont succombé pour la patrie. Que ne puis-je, pour rendre hommage à leur valeur, imaginer des moyens encore plus efficaces ! Il en est deux qui se présentent plus particulièrement à mon esprit : l’un tend à éterniser la gloire de ces valeureux guerriers, le second à soulager le deuil et l’affliction de leurs familles. [14,12] XII. Je propose donc, Pères conscrits, qu’on élève aux soldats de la légion de Mars, et à ceux qui, combattant avec eux, ont péri, le monument le plus auguste. Grands et prodigieux sont les services rendus à la république par cette légion. C’est elle qui, la première, a rompu avec le brigandage d’Antoine ; elle qui s’est emparée d’Albe ; elle qui a rejoint César ; elle dont l’exemple a déterminé la quatrième légion à partager la même gloire. La quatrième, victorieuse, n’a pas à regretter la perte d’un seul homme ; de la légion de Mars quelques-uns sont tombés au sein même de la victoire : mort fortunée qui fait tourner au profit de la patrie la dette payée à la nature ! Oui, je le vois, vous naquîtes vraiment pour la patrie, vous qui portez ainsi le nom de Mars, afin que le même dieu semble avoir créé Rome pour l’univers, et vous pour Rome. Aux fuyards la mort est honteuse, elle est glorieuse aux vainqueurs ; car le dieu Mars lui-même se choisit dans la mêlée les plus braves guerriers pour victimes propitiatoires. Aussi ces hommes impies que vous avez taillés en pièces, recevront encore aux enfers la peine de leur parricide. Mais vous, qui avez rendu le dernier soupir au sein de la victoire, la demeure et le séjour des justes vous sont assurés. La nature nous a donné une existence courte, mais pour un trépas utile une renommée éternelle : si cette renommée ne durait pas plus que la vie, quel homme assez insensé pour s’efforcer d’atteindre à travers les travaux et les dangers le faite de l’honneur et de la gloire ? Votre sort est donc noblement accompli, guerriers si braves pendant votre vie et main- Christine Noille 60 tenant ombres sacrées. Ni l’oubli de la génération présente, ni le silence de la postérité ne laissera votre valeur privée d’honneurs funèbres, puisque le sénat et le peuple romain vous auront élevé en quelque sorte de leurs mains un monument immortel. Beaucoup d’armées dans les guerres puniques, gauloises, italiques, furent illustres et grandes ; à nulle d’elles cependant une distinction de cette espèce ne fut jamais décernée. Que ne pouvons-nous davantage, nous qui vous devons tout ! Antoine furieux ravageait Rome, vous l’en avez détourné ; il s’efforçait d’y revenir, vous l’avez repoussé. En votre honneur on construira un superbe édifice, et l’on y gravera une inscription portant l’éternel témoignage de votre divine valeur : jamais ni ceux qui verront votre monument ni ceux qui en entendront parler, ne cesseront de faire retentir les pieux accents de leur reconnaissance. Ainsi en échange d’une existence périssable, vous avez acquis l’immortalité. [14,13] XIII. Mais en consacrant, Pères conscrits, par un monument honorable la gloire de nos excellents, de nos vaillants concitoyens, consolons leurs parents, déjà bien consolés sans doute par la pensée, pour les pères et les mères, d’avoir donné le jour à ces nobles soutiens de la république ; pour les enfants, de posséder dans leur famille des modèles d’héroïsme ; pour les épouses, d’être veuves de maris qu’il faut plutôt honorer par des éloges que par des larmes ; pour les frères, d’avoir avec ces héros une noble conformité de traits et de vertus. Que ne pouvons-nous, par nos délibérations et nos décrets, sécher les larmes de tous ceux que je viens de nommer, et par quelque discours adressé au nom de l’État, apaiser leur douleur et leur tristesse, et leur persuader de se féliciter plutôt, puisque parmi tant de morts diverses qui menacent l’humanité, la plus glorieuse est tombée en partage à ceux qui leur ont appartenu ; que d’ailleurs leurs corps ne sont pas délaissés sans sépulture, ce qui même cesse d’être un malheur lorsqu’on l’éprouve pour la patrie : ni leurs cendres éparses déposées dans des tombes sans nom, mais qu’honorées d’un édifice et d’offrandes publiques, elles reposent réunies dans un mausolée qui sera pour tous les siècles à venir l’autel de la valeur. Ce sera donc pour les familles la plus grande consolation de voir un même monument attester et la bravoure de leurs proches, et la piété du peuple romain, et la foi du sénat, et le souvenir d’une guerre atroce dans laquelle, sans l’admirable valeur de nos guerriers, le parricide Antoine aurait détruit le nom du peuple romain. Je propose de plus, Pères conscrits, que les récompenses antérieurement promises par nous aux soldats, et qu’après le rétablissement de la république nous devions libéralement donner aux guerriers vivants et vainqueurs, soient, à cette époque, fidèlement acquittées ; et quant à ceux qui, participant aux mêmes promesses, sont morts pour la patrie, je propose qu’on remette les mêmes La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 61 récompenses à leurs pères, à leurs mères, à leurs enfants, à leurs femmes, à leurs frères. Démosthène, Éloge funèbre des guerriers Athéniens morts à Chéronée. Dans Chefs-d’œuvre de Démosthène et d’Eschine…, traduits… par J.-F. Stiévenart. Paris : Lefèvre, 1843, pp. 511-522. Numérisé et mis en ligne sur le site Itinera Electronica, URL : http: / / potpourri.fltr.ucl.ac.be/ files/ aclassftp/ Textes/ DEMOSTENE/ oraison_funebre_fr. txt [0] Dès que la république, après avoir décrété des funérailles nationales pour ceux qui reposent sous cette tombe, et qui, à la guerre, furent des hommes vaillants, m’eut ordonné de prononcer sur eux le discours que demande la loi, je réfléchis aux moyens de les louer convenablement. Mais les recherches, les méditations m’ont appris qu’un langage digne de ces morts est chose impossible. En effet, avoir dédaigné cette vie dont l’amour est inné dans tous les cœurs, avoir voulu noblement mourir plutôt que de vivre témoins des calamités de la Grèce, n’était-ce pas laisser après eux une vertu supérieure à tous les éloges ? Cependant j’espère pouvoir parler, à l’exemple des orateurs qui m’ont précédé à cette place. L’intérêt qu’Athènes porte aux citoyens morts dans les combats, reconnaissable à d’autres preuves, l’est surtout à la loi qu’elle s’impose de choisir un orateur pour les obsèques publiques. Sachant que les grandes âmes, pleines de mépris pour la possession des richesses et pour la jouissance des plaisirs de la vie, n’aspirent qu’à la vertu et aux louanges, elle croit devoir les honorer d’un discours, moyen le plus puissant pour leur acquérir ces biens ; et cette gloire conquise pendant qu’ils vivaient, elle veut la leur maintenir au delà du trépas. Si je ne voyais dans ces guerriers d’autre mérite que celui de la valeur, je me bornerais à cet éloge : mais, puisqu’ils reçurent en partage et une naissance distinguée, et une sage éducation, et une vie toute d’honneur, je rougirais de paraître négliger un seul de leurs titres à nos légitimes hommages. Je commence par leur origine, dont la noblesse a été reconnue de tout temps par tous les peuples. Car, au delà de son père, au delà de tous ses aïeux, chacun d’eux peut faire remonter sa naissance à la commune patrie, dont le sol, d’un aveu unanime, les a enfantés. Oui, seuls entre tous les hommes, les Athéniens ont habité et transmis à leurs descendants la terre maternelle : ainsi, d’après une juste appréciation, ceux qui émigrent dans des villes étrangères, et qui en sont appelés citoyens, ressemblent à des fils adoptifs, tandis que nous sommes, par le sang, les vrais enfants de notre Christine Noille 62 patrie. C’est même chez nous que parurent les premiers fruits, nourriture de l’homme : or, je vois là, outre le plus grand bienfait pour l’humanité, une preuve irrécusable que cette contrée est la mère de nos ancêtres. En effet, par une loi de la nature, tout être qui enfante porte en soi la nourriture du nouveau-né : phénomène réalisé par l’Attique. Ainsi naquirent, de temps immémorial, les aïeux de ces guerriers. Quant à leur bravoure et à leurs autres vertus, j’hésite à tout dire, dans la crainte de passer les bornes de ce discours. Mais, pour les faits dont le souvenir a le plus d’utilité et la connaissance le plus de charmes, faits glorieux et sans longueur fatigante, tâchons de les présenter dans un court tableau. Les pères, les aïeux, les ancêtres les plus éloignés de la génération présente, ne commirent jamais une seule agression contre le Grec ou le Barbare ; et, sans compter toutes leurs autres vertus, ils eurent en partage une grande équité. Mais, pour se défendre, ils mirent à fin mille exploits éclatants. Ils remportèrent sur l’armée des Amazones, qui fondait sur l’Attique, des victoires assez décisives pour les refouler au delà du Phase ; ils chassèrent, et de ce pays et de la Grèce entière, les bandes débarquées d’Eumolpe et de beaucoup d’autres chefs, contre lesquelles tous les peuples situés à l’occident d’Athènes n’avaient pu tenir ferme, ni élever une barrière. Les enfants mêmes de cet Hercule qui protégeait les mortels les appelèrent leurs protecteurs, alors qu’ils vinrent en cette terre, fuyant Eurysthée. A tous ces beaux faits et à une foule d’autres, ajoutons qu’ils ne laissèrent pas outrager les droits des morts, quand Créon défendit d’ensevelir les sept chefs qui avaient assiégé Thèbes. Je supprime beaucoup d’exploits consignés dans les mythes : chacun de ceux que j’ai rappelés fournit une matière si brillante et si vaste, que les poètes de l’épopée, de la tragédie, de la lyre, et la plupart des historiens, en ont fait le sujet de leurs ouvrages. Quant à ceux qui, sans être placés moins haut dans notre estime, n’ont pas encore, à cause de leur date plus récente, été ornés de fictions, ni rangés parmi les faits héroïques, je vais les rapporter. [10] Nos pères ont repoussé seuls deux fois, sur l’un et l’autre élément, les armées accourues de l’Asie entière, et sauvé, à leurs propres périls, tous les Hellènes. Ce que j’ai à dire, d’autres l’ont dit avant moi : n’importe ; aujourd’hui encore, il faut donner à ces grands hommes de nobles et légitimes éloges. Bien supérieurs aux guerriers armés contre Troie, qui, formant l’élite de toute la Grèce, prirent à peine, en dix ans, une seule place forte d’Asie, non seulement ils repoussèrent seuls les armées accourues de tout ce vaste continent, et qui avaient tout renversé sur leur passage, mais ils vengèrent les maux qu’elles avaient faits aux autres Hellènes. Il y a plus : pour réprimer, au sein même de la Grèce, des ambitions rivales, ils La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 63 bravèrent tous les périls suscités par le sort, se rangeant toujours sous la bannière du bon droit, jusqu’à l’époque où le temps nous a fait naître. Et qu’on ne s’imagine pas que, faute de pouvoir m’étendre sur chacun de ces faits, je me sois contenté de les énumérer. Quand je serais, de tous les orateurs, le plus dépourvu d’invention, la vertu de nos ancêtres offre une foule de grands traits qui viennent d’eux-mêmes se placer dans le récit. Mais après avoir donné un souvenir à l’illustre origine et aux grandes actions de nos pères, je me proposais d’arriver, par le rapprochement le plus rapide, aux exploits de nos guerriers, afin de confondre dans une même gloire des hommes en qui s’était transmis le même sang, persuadé qu’il serait bien doux pour les premiers, que dis-je ! pour tous également, d’établir entre eux une communauté de vertus et par leur naissance et par nos éloges. Mais ici je dois m’arrêter avant de retracer la vie de nos guerriers, je sollicite la bienveillance de ceux qui, sans appartenir à leurs familles, ont suivi le cortège funèbre. Chargé d’honorer ces funérailles par de magnifiques dépenses, par des joutes de chars, par des combats d’athlètes, plus j’y aurais déployé d’ardeur et de somptuosité, mieux j’aurais paru remplir mon devoir. Mais, dans le dessein de célébrer par un discours ces citoyens, si je ne me rendais les auditeurs favorables, je craindrais d’échouer, malgré tout mon zèle. L’opulence, la force, la vitesse, tous les avantages de cette nature suffisent à qui les possède pour lui obtenir la victoire, même en dépit de tous. Mais le talent de la parole ne peut se passer de la bienveillance de l’auditoire. Avec elle, un discours médiocre intéresse et fait du bruit ; sans elle, l’orateur le plus éloquent fatigue toujours. Au moment où j’ouvre la bouche pour célébrer des guerriers dont la vie ouvre un si vaste champ au panégyrique, je ne sais par où commencer. Ici tout se présente à la fois, et m’impose la difficile tâche de choisir à l’instant. J’essayerai cependant de les suivre pas à pas dans leur carrière. Dès leurs jeunes années, jaloux de briller dans toute espèce d’instruction, ils se livrèrent aux exercices convenables à chaque degré de cet âge ; pères, amis, parents, ils charmaient tous ceux à qui les liait le devoir. Aussi, la mémoire de tous ceux qui leur étaient chers reconnaissant, pour ainsi dire, leurs traces, s’y reporte à chaque instant par l’élan du regret, et recueille mille souvenirs des vertus qu’ils avaient vues en eux. Hommes faits, ils montrèrent l’excellence de leur nature non seulement à leurs concitoyens, mais à tous les Grecs. Une prudence éclairée est le principe de toute vertu ; le courage en est la perfection. La première essaye et choisit la route ; la seconde nous y affermit. Ces deux qualités, ils les possédèrent au degré le plus éminent. Avant tous, ils virent l’orage qui grossissait sur la Grèce entière, et ils firent plus d’un appel à tous ses peuples pour la sauver : marque certaine d’une sagesse pénétrante. Tandis qu’il était encore possible Christine Noille 64 d’arrêter sans risques le fléau, les Hellènes, aveugles et lâches, ou ne le voyaient pas, ou affectaient de ne le pas voir : mais dès que, devenus dociles, ils se résolurent à faire leur devoir, ceux-ci, abjurant tout ressentiment, se mirent à leur tête, accoururent avec leurs soldats, leurs fortunes, leurs alliés, et tentèrent les chances d’une bataille où ils n’épargnèrent pas leur vie. Il faut, quand le combat s’engage, que les uns soient vaincus, les autres vainqueurs. Mais je n’hésite pas à dire que, des deux côtés, ceux qui meurent au champ de bataille ne sont pas compris dans la défaite, et ont tous également la victoire. Pour ceux qui survivent, l’honneur du combat se décide comme le veulent les dieux ; mais ce qu’il importait de faire pour l’obtenir, tout homme mort à son rang l’a fait. Mortel, il a subi son sort, il a souffert les rigueurs de la fortune ; mais son âme n’a pas connu la défaite. [20] Et, si l’ennemi a fait la faute de ne pas envahir notre territoire, c’est à la vertu de ces guerriers qu’on le doit. Après les avoir éprouvés corps à corps dans la mêlée, il ne voulut point entreprendre une lutte nouvelle contre les concitoyens de ces mêmes hommes, sentant bien qu’il allait trouver des courages semblables, et qu’il n’était pas sûr de rencontrer la même fortune ! Les conditions de la paix conclue alors ne sont pas la plus faible preuve de cette vérité. Non, l’on ne saurait dire que le monarque ennemi s’y soit décidé par un motif plus réel, plus glorieux pour nous : frappé d’admiration pour la vertu de ces illustres morts, il a mieux aimé devenir l’ami de leurs compatriotes, que de risquer de nouveau sa fortune entière. Demandez à ceux-là même qui ont combattu nos guerriers, s’ils croient devoir le succès à leur propre valeur, ou à un étrange, à un terrible coup du sort, et à l’audace d’un capitaine expérimenté : aucun d’eux aura-til le front de s’attribuer l’honneur de cette journée ? D’ailleurs, dans un événement dont le résultat a été réglé au gré de la fortune, cette universelle souveraine, force est d’absoudre du reproche de lâcheté leurs adversaires, qui n’étaient que des hommes. Que si le général ennemi a fait plier l’aile qui lui était opposée, on ne pourrait l’attribuer ni aux Macédoniens ni aux Athéniens : la faute en est à ces mêmes Thébains placés sur son front de bataille : soutenus par des guerriers au cœur invincible, incapables de reculer et rivaux de gloire, ils n’ont pas su profiter de tant d’avantages. Sur le reste, les opinions peuvent être partagées ; mais il est un fait d’une évidence frappante pour tous les esprits : c’est que l’indépendance de la Grèce entière avait sa sauvegarde dans le cœur de nos braves. Car, dès que le destin les eut enlevés, toute résistance cessa. Puissé-je ne pas éveiller l’envie ! Dire que leur valeur était l’âme de la Grèce, c’est, à mon sens, rendre hommage à la vérité. Oui, le même instant a vu s’éteindre et le souffle qui les animait, et l’honneur de la commune patrie. Je le dirai, dût La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 65 mon langage paraître exagéré : Comme le soleil ne pourrait retirer aux hommes sa lumière sans répandre sur le reste de leurs jours la douleur et la tristesse, ainsi, depuis que ces guerriers ne sont plus, d’ignominieuses ténèbres enveloppent l’ancienne gloire des Hellènes. Parmi les causes multipliées qui ont élevé si haut leur vertu, ne plaçons pas au dernier rang notre constitution politique. L’oligarchie peut bien inspirer la crainte, mais elle ne met pas dans les âmes la honte d’une bassesse. Aussi, à la guerre, l’instant du combat arrivé, chacun s’abandonne au soin de sauver ses jours, certain que si, par des présents, par d’obséquieuses démarches, il apaise ses maîtres, fût-il devenu le plus vil des hommes, il en sera quitte pour un peu de honte à l’avenir. Mais, dans une démocratie, un de ces nobles titres, un de ces droits nombreux auxquels le sage doit s’attacher fermement, c’est la liberté de publier la vérité sans voile et sans obstacles. Le moyen de séduire tout un peuple, quand on a commis une lâcheté ? On est humilié par celui qui rapporte l’ignominieuse vérité, humilié par le plaisir qu’éprouvent ceux qui l’écoutent en silence. Redoutant cet affront inévitable, tous les citoyens soutiennent avec vigueur les périls de la guerre, et préfèrent une mort glorieuse à une vie déshonorée. Voilà les motifs généraux qui ont porté ces citoyens à désirer un noble trépas : naissance, éducation, habitudes généreuses, principes du gouvernement. Mais, dans chaque tribu, des causes particulières ont donné à leurs âmes cette forte trempe ; et je vais les exposer. Tous les Érechthéides savaient que cet Érechthée dont ils tirent leur nom avait, pour sauver le pays, abandonné les Hyacinthides, ses filles, à une mort certaine. Lors donc qu’un fils des dieux avait tant sacrifié à la délivrance de sa patrie, ils auraient rougi de paraître mettre à plus haut prix un corps mortel qu’une impérissable renommée. N’ignorant pas que Thésée, fils d’Égée, avait le premier établi dans Athènes l’égalité civique, les Égéides se seraient fait un crime de trahir les principes de ce grand homme ; et ils ont mieux aimé mourir, que de leur survivre, à la face de la Grèce, par un lâche attachement à la terre. La tradition avait appris aux Pandionides quelle vengeance Procné et Philomèle tirèrent des outrages de Térée : unis par le sang à ces filles de Pandion, la mort leur eût semblé un devoir, s’ils n’avaient déployé le même courroux contre les oppresseurs de la Grèce. On avait dit aux Léontides : « Les Léocores, célèbres dans la fable, s’offrirent au couteau sacré pour sauver la patrie » ; et, à la pensée du mâle courage de ces femmes, des hommes se seraient crus coupables s’ils ne les eussent égalées. Les Acamantides se rappelaient ces vers où Homère dit qu’Acamas se rendit à Troie par tendresse pour Æthra, dont il tenait le jour : ainsi, ce héros brava tous les périls pour délivrer sa mère ; et ses descendants, alors Christine Noille 66 qu’il fallait protéger tous leurs parents, tous leurs amis, auraient reculé devant quelque danger ! [30] Les Œnéides n’oubliaient point que Sémèle, née de Cadmus, eut pour fils un dieu qu’il ne convient pas de nommer dans ces funérailles, et que ce dieu était père d’Œnée, premier auteur de leur race : à la vue du péril qui pressait également les deux républiques, la lutte la plus sanglante fut pour eux une dette à payer. Le chef des Cécropides fut, dit-on, moitié homme, moitié serpent, sans doute parce que, à la force du dragon, il unissait toute la sagesse d’un mortel : de là, les deux grandes qualités qu’il appartenait surtout à cette tribu de faire revivre. Les Hippothoontides se souvenaient de l’hymen d’Alopé, d’où naquit Hippothoon, qu’ils reconnaissaient pour leur chef : fidèle aux convenances de ce jour, je ne développerai pas ce souvenir. Ils pensaient donc que c’était à eux à se montrer dignes de ce grand homme. La tribu d’Ajax était instruite que ce guerrier, frustré du prix de la valeur, n’avait pu supporter la vie : aussi, lorsque ce même prix fut décerné à un autre par la fortune, repoussant les ennemis, elle comprit qu’il fallait mourir pour remplir la vraie destinée des Aïantides. Vivre dignes de nos ancêtres, ou périr avec gloire, telle fut la maxime des Antiochides, qui n’avaient pu oublier qu’Antiochos était fils d’Hercule. Privés de tels hommes, après avoir vu briser des liens si intimes et si chers, les parents, les amis qui survivent sont, sans doute, dignes de compassion ; la patrie est veuve, elle ne vit plus que dans le deuil et les larmes. Mais eux, ils sont heureux aux yeux de la raison. D’abord, en échange de cette courte vie, ils laissent après eux une gloire qui, toujours jeune, traversera le cours des siècles, et fera la consolation de leurs enfants illustrés par elle et élevés par la république, et de leurs parents ; dont la vieillesse entourée d’hommages, sera nourrie par l’État. Ensuite, inaccessibles aux maladies, délivrés des chagrins auxquels un événement cruel livre notre vie, ils obtiennent de pompeuses et magnifiques funérailles. Eh ! comment ne pas les regarder comme heureux, ceux que la patrie, à ses frais, dépose dans la tombe, à qui seuls elle accorde de publics éloges, qui sont pleurés de leurs parents, de leurs concitoyens, de tout ce qui mérite le nom d’Hellène, de presque tout le monde habitable ? On pourrait affirmer que, dans les îles Fortunées, ils sont assis près des Immortels, maîtres de ce séjour, au même rang que les hommes vertueux des anciens âges. Aucun témoin de ces honneurs n’est venu nous les révéler : mais nous pressentons, par analogie, que ceux qui, aux yeux des vivants, furent dignes de terrestres hommages, rencontrent aussi là-bas une gloire semblable. Peut-être est-il difficile d’alléger par la parole une infortune présente. Essayons cependant de tourner les cœurs vers les idées qui consolent. Généreux citoyens, nés de pères non moins généreux, il vous sera beau de La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples 67 porter sans fléchir, comme tant d’autres, le fardeau du malheur, et d’avoir connu, sans changer, l’une et l’autre fortune. De tels sentiments seraient le plus riche tribu d’hommages pour les morts ; et sur Athènes entière, sur les vivants, ils répandraient une gloire immense. Il est douloureux pour un père, pour une mère, de se voir enlever leurs enfants, et de perdre les nourriciers de leur vieillesse. Mais quelle noble satisfaction de voir ces mêmes fils obtenant de la patrie d’immortels hommages, un glorieux souvenir, et honorés par des sacrifices et des fêtes, comme les dieux ! Il est cruel pour des enfants de perdre l’appui d’un père ; mais qu’il est beau d’hériter de la gloire paternelle ! Dans ce partage, ce qui est affligeant vient de la Fortune, sous qui tout mortel doit plier : mais ce qui est honorable et beau vient du choix des hommes qui ont voulu noblement mourir. Je n’ai point cherché à parler beaucoup, mais à dire des choses vraies. Pour vous, après avoir pleuré, et rempli le devoir de la justice et de la loi, retirez-vous. PFSCL XLII, 82 (2015) La mort, la poésie ? La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle C INTHIA M ELI (U NIVERSITÉ DE G ENÈVE ) Dans un article récent 1 , Sophie Hache constatait à la fois la disparition de l’oraison funèbre du paysage littéraire français et la rareté des études stylistiques consacrées spécifiquement à ce genre prédicatif, en contraste avec le regain d’intérêt dont jouit celui du sermon depuis une dizaine d’années. Sans se prononcer sur les raisons profondes du premier phénomène, elle proposait d’attribuer le second au statut littéraire problématique de l’oraison funèbre, qui se poserait dès l’origine et tiendrait à la question de sa légitimité : sa fonction épidictique (louer le défunt) entrerait en conflit avec la mission qui lui est assignée (instruire les vivants). En témoigneraient au XVII e siècle à la fois les traités d’éloquence sacrée, les manuels de prédication, les préfaces à des recueils d’oraisons funèbres et les exordes mêmes des discours publiés, où les prédicateurs jouent plus souvent qu’à leur tour de la prétérition. Alors que le XIX e siècle a pu sans hésitation apprécier pour ses qualités formelles le style de l’oraison funèbre, qu’il ramène - au risque de le figer - à une forme de sublime, la critique actuelle serait en proie à la même gêne que celle éprouvée par l’âge classique à l’égard de son dispositif : l’oraison funèbre serait assimilée en fin de compte soit à l’éloge, soit au sermon, et ne constituerait donc pas un objet d’étude spécifique. Je souhaiterais ici apporter un prolongement à cette réflexion, en m’interrogeant à mon tour sur le statut littéraire de l’oraison funèbre, dans une perspective qui diffère toutefois de celle adoptée par Sophie Hache. L’oraison funèbre constitue-t-elle un genre spécifique, distinct des autres genres discursifs auxquels elle peut être apparentée (l’éloge et le sermon) ? Ce genre relève-t-il de la littérature, et a fortiori des disciplines qui la 1 Hache, Sophie. « L’oraison funèbre. Enquête sur une littérarité problématique », Claire Badiou-Monferran (dir.), La Littérarité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ? Paris : Garnier, 2013, pp. 93-103. Cinthia Meli 70 prennent pour objet ? Posé en des termes qui ont eux-mêmes une histoire, le problème a bien entendu un caractère anachronique : le sens courant que nous prêtons notamment au mot de littérature (« les œuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations esthétiques ; les connaissances, les activités qui s’y rapportent », pour s’en tenir à la définition du Petit Robert) n’apparaît qu’au tournant du XIX e siècle, et il est susceptible d’évoluer en fonction de la collection effective d’écrits auxquels on l’identifie. Pour contourner cette difficulté, qui tient à la labilité corrélative de la catégorie et des objets qu’elle désigne, je propose de me pencher sur les opérations de littérarisation dont l’oraison funèbre a pu faire l’objet pendant plus d’un siècle ; j’entends désigner par cette expression toute action discursive qui tend à associer l’oraison funèbre à des catégories qui relèvent de la « littérature » (à un moment ou à un autre de l’histoire des disciplines qui la prennent pour objet [rhétorique, belles-lettres, histoire de la littérature], et selon le sens large ou restreint qu’elles lui donnent), et cela quelles qu’en soient les modalités - et on verra dans le cas précis de l’oraison funèbre qu’elles sont nombreuses, et qu’elles ne se limitent pas à lui prêter des qualités esthétiques. L’enquête, qui embrasse un long XVIII e siècle et des lieux variés d’une éventuelle littérarisation (ouvrages critiques, écrits historiques, littérature scolaire, éditions de textes), sera centrée sur les écrits de l’abbé du Jarry, un auteur qui aurait pu jouer un rôle majeur dans le processus de littérarisation de l’oraison funèbre si celui-ci avait abouti. On verra en effet qu’à quelques exceptions près, les pistes pourtant séductrices qu’il a esquissées, qui associent le genre à des formes poétiques, n’ont mené qu’à des impasses, et que l’oraison funèbre est bien loin de constituer à la fin du XIX e siècle un genre littéraire établi. Laurent Juillard, abbé du Jarry (1658-1730), est l’auteur d’un nombre important d’ouvrages, parus entre 1679 et 1726, qui ressortissent à la prédication et à la poésie. Outre des sermons, des panégyriques et des oraisons funèbres 2 , il publie des poèmes et des épîtres à valeur encomiastique, des traductions d’odes néolatines, ainsi qu’un recueil de Poésies chrétiennes, héroïques et morales 3 qui contient une longue préface dans laquelle il fait l’apologie de la poésie et propose des réflexions sur les trois genres répertoriés dans le titre. Malgré la médiocrité que les biographes du siècle sui- 2 On retiendra en particulier ses Essais de sermons et de panégyriques, édités chez D. Thierry en 1692, 1696 et 1698, qui font suite aux Essais de sermons de l’abbé de Bretteville, parus chez le même éditeur en 1685 et 1689. 3 À Paris, chez E. Billiot, 1715. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 71 vant attribuent à ses vers 4 , Jarry est à trois reprises le lauréat du prix de poésie de l’Académie française, en 1679, 1683 et 1714. Il est surtout l’auteur d’un texte qui va connaître trois éditions successives, et qui est imprimé pour la première fois en 1689, chez Denys Thierry. Publié alors sous deux titres concurrents 5 , l’ouvrage doit d’abord constituer une apologie de la parole en chaire, comme l’indique Jarry en préambule au premier chapitre : « mon dessein principal », écrit-il, « est de renouveler dans l’esprit des fidèles le respect qui est dû à la parole de Dieu, en leur inspirant celui qu’ils doivent avoir pour les ministres sacrés qui la leur annoncent » 6 . À cet effet, l’ecclésiastique produit une théorie de la prédication qui, sinon par son contenu, du moins par le développement qu’il lui donne, distingue son ouvrage des manuels de prédication et des traités de rhétorique sacrée de la seconde moitié du XVII e siècle 7 . Mais l’apologie tourne bientôt en art de prêcher : après avoir pris position en faveur de l’usage de l’éloquence en chaire, dans un débat connu aussi bien du public ecclésiastique que mondain 8 (chapitre V ), et donné des exemples d’éloquence tirés ou inspirés de la Bible (chapitres VI et VII ), il propose dans le chapitre VIII une série de réflexions détachées, peut-être inspirée des Réflexions sur l’usage de l’élo- 4 Antoine Sabatier de Castres écrit ainsi que si « ses oraisons funèbres et ses sermons […] offrent […], par intervalles, plusieurs traits d’une éloquence vive, noble, et digne du ton qui convient à la chaire », « ses poésies chrétiennes sont […] dignes de l’oubli dans lequel elles sont tombées depuis longtemps, quoique quelques-unes aient été couronnées par l’Académie française », Les Trois siècles de la Littérature française, ou Tableau de l’esprit de nos écrivains. La Haye et Paris : Moutard, 1779, p. 330. 5 De la parole de Dieu, du style de l’Écriture sainte et de l’éloquence évangélique et Sentiments sur le ministère évangélique, avec des réflexions sur le style de l’Écriture sainte et sur l’éloquence de la chaire. Dans les exemplaires consultés à la BnF (cotes D-39667 et D-15263), seules les pages de titre diffèrent : les ouvrages sont pour le reste identiques. 6 Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., pp. 1-2. 7 On trouvera en appendice à la thèse de Sophie Hache une bibliographie des « traités de rhétorique et propos sur le sublime au XVII e siècle » dans laquelle figurent les principaux titres de cette littérature théorique et technique consacrée à la prédication. Voir La Langue du ciel. Le sublime en France au XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, 2000, pp. 493-505. 8 Il s’agit de la querelle de l’éloquence sacrée, déjà abordée par Gabriel Guéret (Entretiens sur l’éloquence de la chaire et du barreau. Paris : J. et R. Guignard, 1666) et René Bary (Nouveau Journal de conversations sur toutes les actions publiques. Paris : J. Couterot, 1675) dans des ouvrages destinés à un public élargi, et dont Jarry reprend les stratégies de communication et les positions. Cinthia Meli 72 quence de ce temps de l’abbé Rapin 9 , pour déterminer les contours d’une éloquence évangélique propre à la chaire. Il consacre enfin les deux avantderniers chapitres de son livre à des questions purement techniques, relatives à la prononciation et au portrait (une figure alors en vogue dans les chaires parisiennes), qui achèvent de brouiller l’intention initiale de l’ouvrage : l’articulation argumentative du texte s’affaiblit au profit d’un éclectisme thématique et d’une discontinuité formelle qui visent un public large de prédicateurs et d’amateurs de prédication, et qui vont aller en s’accentuant dans ses éditions ultérieures. La seconde édition, parue en 1706 sous le titre d’Essais d’éloquence, de critique et de morale 10 , s’enrichit d’une Dissertation sur les oraisons funèbres qui distingue également l’ouvrage du reste de la littérature dévolue à la prédication 11 : jusque-là, seul René Bary avait consacré un développement d’une certaine importance au genre de l’oraison funèbre, dans un texte sans grand intérêt théorique, destiné à un public mondain 12 . En dépit de son titre, la Dissertation n’a pourtant pas le caractère systématique et exhaustif auquel on pourrait s’attendre : certes, Jarry s’appuie d’abord sur les origines et les fonctions de l’oraison funèbre pour fonder sa légitimité, puis donne des conseils sur le texte, la division et le style propres à ce genre de discours, mais son propos est entrecoupé de digressions qui portent aussi bien sur le rapport aux règles et sur les sources du succès des prédicateurs 13 que sur l’appréciation qu’on peut faire de leurs performances 14 . Ces remarques donnent à son texte une dimension supplémentaire, en faisant de la prédication non seulement une affaire de théologie ou de technique, mais de goût : ce qui distingue les « habiles » et les « connaisseurs » 15 - qu’ils 9 Paris : C. Barbin et F. Muguet, 1671. L’ouvrage contient en particulier une section intitulée « Réflexions sur l’éloquence de la chaire », constituée de segments numérotés. Il a été réédité dans le tome II des Œuvres diverses du P. Rapin concernant les belles-lettres (Amsterdam : A. Wolfgang, 1686), puis à Paris, chez R. Pepie, en 1691. 10 À Paris, chez D. Jollet. 11 La Dissertation a d’ailleurs été rééditée séparément dans la troisième édition des Harangues sur toutes sortes de sujets, avec l’art de les composer, de Monsieur de Vaumorière (Paris : M. Guignard et Cl. Robustel, 1713). 12 Voir Nouveau Journal de conversations sur toutes les actions publiques, op. cit., pp. 150-204. Jarry déclare dans la première édition de son texte que l’existence de cet ouvrage l’aurait dissuadé de traiter lui-même du sujet (Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., p. 436). 13 Dissertation sur les oraisons funèbres, dans Essais d’éloquence, de critique et de morale, op. cit., pp. 24-25 et pp. 39-45. 14 Ibid., pp. 59-70. 15 Ibid., pp. 59 et 60. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 73 composent des oraisons funèbres ou qu’ils les jugent -, c’est d’abord leur sens intime de la convenance attachée au genre, qui échappe à la raison régulatrice : Comme l’art ne saurait donner l’odeur aux fleurs avec quelque perfection qu’il les imite, ce caractère de l’oraison funèbre ne tombe point sous les règles, et c’est de ces dons précieux dont la nature se réserve la dispensation. Il y entre de la politesse, de la religion, de la tristesse, ou plutôt c’est un certain mélange de tout cela répandu dans le style, dans les pensées et dans tout le corps de l’ouvrage, qui le caractérise. On ne le saurait faire remarquer à ceux qui ne le sentent point, parce qu’il faut qu’il y ait de la proportion entre la délicatesse du goût, et l’excellence de l’ouvrage, afin que l’une pique l’autre. 16 Cette orientation critique se confirme dans la troisième et dernière édition du texte, qui paraît en 1726 sous un dernier titre 17 avec de nouvelles additions : l’apologie d’origine accueille une seconde partie et la dissertation sur les oraisons funèbres reçoit un supplément. Jarry développe dans la première pièce ajoutée des conseils techniques dévolus en particulier au genre du sermon, qu’il distingue donc de facto de celui de l’oraison funèbre ; le propos, assez systématique 18 , est interrompu encore une fois par des chapitres à caractère digressif qui portent pour la plupart sur les sujets déjà abordés de la réputation des prédicateurs et du bon ou du mauvais goût en matière de prédication 19 . Les deux derniers chapitres ( XXIII et XXIV ) retiennent en particulier l’attention : Jarry y distille son propos sous forme d’éthopées imitées des Caractères de La Bruyère, des morceaux qui pourraient aisément figurer dans le chapitre « De la chaire » et qui renforcent l’orientation critique du propos. L’éclectisme dont fait preuve l’ecclésiastique dans les sujets qu’il aborde et dans les formes qu’il adopte a été modérément apprécié par le Journal des Savants 20 : il atteste en Jarry un 16 Ibid., p. 59. 17 Le Ministère évangélique, ou Réflexions sur l’éloquence de la chaire et la parole de Dieu, annoncé avec l’autorité de la mission, ou Rhétorique sacrée pour conduire les orateurs chrétiens au sublime degré de la perfection. Paris : A. Knapen. 18 Jarry traite des parties (exorde, ouverture, division, preuves) puis des styles (simple, noble, élevé, consacré) du sermon. 19 Cf. les chapitres IX, XI, XXII, XXIII et XXIV. Comme son titre l’indique (« Des discours à la grille »), le chapitre XX aborde en revanche un nouvel objet. 20 L’auteur du compte rendu qui lui est consacré écrit ainsi en conclusion à son propos : « Tout cet ouvrage peut être regardé au reste comme un recueil des lectures et des réflexions de l’auteur sur différents sujets, dont plusieurs ont rapport à l’éloquence tant sacrée que profane ; car c’est un mélange de toutes sortes de matières : on y trouve jusqu’à des bons mots, et nous ferions un long Cinthia Meli 74 auteur soucieux de faire une dernière fois œuvre d’écrivain, et de mettre ainsi en valeur l’ensemble de sa production passée. C’est ce que trahit en effet la seconde pièce ajoutée, le supplément à la Dissertation sur les oraisons funèbres : l’abbé y traite des difficultés inhérentes aux « grands sujets » 21 auxquels sont consacrés ces discours, et donne des conseils sur le style et la morale qui leur sont propres, en illustrant son propos d’extraits tirés de ses propres textes 22 , se recommandant pour justifier son geste d’une lettre que lui avait adressée Fléchier après la première édition de sa dissertation 23 . En d’autres termes, l’œuvre théorique et critique de Jarry regarde autant la gloire de Dieu que la sienne propre, puisqu’elle aboutit dans la dernière édition du texte à placer ses oraisons funèbres et celle des prédicateurs du Grand Siècle sur un pied d’égalité. Car c’est là la plus grande originalité de son ouvrage par rapport aux traités et aux manuels produits au XVII e siècle sur la prédication : non seulement l’abbé donne pour modèles des prédicateurs récents - Bossuet, Fléchier, Bourdaloue et Anselme -, mais il cite leurs textes en illustration à ses propos, et ce dès l’édition de 1689. Dans la perspective qui est la mienne, ce geste a un caractère significatif : il associe l’oraison funèbre à une série d’auteurs et de textes auxquels est prêtée une valeur exemplaire, ce canon en puissance contribuant à asseoir la spécificité générique de ce type de discours. En outre, il est étayé par le court historique placé par Jarry au début de la dissertation de 1706, qui inscrit l’oraison funèbre dans une tradition judéo-chrétienne en lui attribuant des fonctions qui la distinguent de ses avatars païens : la coutume qui consiste à faire l’éloge des morts, quarante jours après leur décès, n’est pas selon lui « une invention de la vanité humaine » 24 , mais est fondée et autorisée par l’Écriture sainte et les Pères de l’Église, qui en fournissent des extrait de ce qui ne saurait être compris sous le titre de ce livre. » Le Journal des Savants pour l’année 1726. Paris : Ph. N. Lottin et J. D. Chaubert, 1726, p. 555. 21 Supplément à la dissertation sur les oraisons funèbres, dans Le Ministère évangélique, op. cit., p. 393. 22 Jarry a publié au cours de sa vie plusieurs oraisons funèbres, consacrées au duc de Montausier, à Marie-Anne de Bavière, au prince de Condé, à Louis, dauphin de France, à son épouse, Marie-Adélaïde de Savoie, et à Fléchier. 23 Cette « lettre de compliment et d’éloge » a été publiée en préambule à la dissertation dans les Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., pp. 364-365. Jarry, qui avait été client de Fléchier, est l’auteur de son oraison funèbre, prononcée en 1711 et éditée dans les Œuvres posthumes de M. Fléchier, évêque de Nîmes (Paris : J. Estienne, 1712, pp. 303-388), ainsi que de la préface à ses Sermons de morale, prêchés devant le roi (Paris : G. Cavelier fils, 1713, n. p.). 24 Dissertation sur les oraisons funèbres, in Essais d’éloquence, de critique et de morale, dans op. cit., p. 1. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 75 exemples. Dans ce type de discours, le prédicateur s’appuie sur la grandeur du défunt pour délivrer aux vivants une leçon morale : « C’est à ces deux desseins que se réduisent les éloges funèbres », affirme Jarry, « à inspirer le mépris du monde par la mort des grands, et l’amour de la vertu par leurs exemples. » 25 Si ses fonctions ne distinguent pas fondamentalement l’oraison funèbre du sermon, c’est le cas en revanche des formes que Jarry recommande à son exécution : le texte doit entretenir un rapport étroit avec le défunt (l’abbé conseille même de placer la citation scripturaire dans sa bouche) ; la division, moins marquée que celle du sermon, doit être amenée imperceptiblement par des plaintes sur le néant des grandeurs humaines, semblables à « des voix lugubres qui paraissent sortir du creux du tombeau que l’on a devant les yeux » 26 ; le style enfin doit en être élevé, en rapport avec les circonstances dans lesquelles le prédicateur prend la parole : La singularité de l’action, la sainteté du lieu, la préparation des esprits, la grandeur du sujet, le choix de l’auditoire, tout cela demande du grand et du sublime. On écoute avec indignation un homme qui au milieu des sacrés mystères interrompus, en présence de ce que le siècle a de plus grand, et de ce que la religion a de plus auguste, parmi cet éclatant et triste assemblage d’inscriptions, de chiffres, de mausolées, de sceptres, de couronnes, de flambeaux, de deuil et de larmes, glace les esprits par des morales froides, et les fatigue par des citations importunes. 27 Comme le catafalque élevé à la gloire du défunt, le discours participe de la solennité de la cérémonie funèbre, à laquelle il doit sa thématique mortuaire et sa tonalité pathétique : Le style de ces sortes de discours doit répondre à la cérémonie pour laquelle ils sont faits, une majesté triste y doit être partout répandue avec une harmonie lugubre, il faut que de magnifiques expressions mêlées avec des images funèbres s’accordent avec cette couleur de deuil rehaussée par de riches armoiries, et des figures éclatantes. 28 Si le style requis par les circonstances de l’oraison funèbre la distingue ainsi nettement du sermon et du prône, associés respectivement au style médiocre et au style simple, il la rapproche en revanche de la poésie : certes, concède Jarry, « je sais qu’il y a un milieu à garder, qu’un juste discernement ne confond pas l’enthousiasme du poète avec celui de l’orateur. Mais enfin l’élévation et la richesse qui doivent également se retrouver dans leur 25 Ibid., p. 3. 26 Ibid., p. 20. 27 Ibid., p. 38. 28 Ibid., p. 51. Cinthia Meli 76 style n’y mettent guère de différence. » 29 En outre, parce qu’elle lui impose des thèmes mondains au reste parfaitement étrangers au sermon, l’oraison funèbre exige du prédicateur un sens aigu de la convenance stylistique, qui doit l’inciter à préférer certains modèles à d’autres : « c’est en quoi consiste la principale difficulté de ces sortes d’ouvrages », affirme Jarry dans la dissertation de 1706, « de parler de guerres, de négociations, d’intrigues, de mariages, de fêtes, de passions, et de plusieurs autres choses, dont il faut traiter nécessairement, dans les oraisons funèbres, et de mêler parmi tout cela un certain caractère de dignité et de religion. » 30 Il précise dans le supplément de 1726 que « c’est donner à la religion la parure d’une courtisane, que d’écrire sur le saint et le sacré avec un style de roman, et faire entrer dans les preuves de la vérité les mots de ruelles, et toutes les puérilités du langage frivole du monde » 31 , pour réaffirmer que « le style propre à l’oraison funèbre doit avoir quelque rapport avec la pompe et la cérémonie » et qu’il « représente la tristesse dans un deuil magnifique » 32 . Il ajoute surtout que Fléchier a fourni le modèle de ce style pathétique dans ses oraisons funèbres : Ce sont des concerts plaintifs et périodiques qui charment l’oreille en attendrissant le cœur ; et qui tiennent un peu des accords mesurés de l’élégie ; ils perdent quelque chose de leur dignité, lorsque les nombres de leur cadence marquée sont uniformes, et que la chute des périodes préparées avec un art qui se fait sentir, frappe trop souvent l’oreille par un son monotonique [sic]. 33 À un style corrompu par le lexique mondain du roman, Jarry oppose un style qui tient de la poésie lyrique, tout en s’employant à en préciser et à en distinguer les contours : certes, sa tonalité plaintive et son rythme rappellent l’élégie, mais le prédicateur doit prendre garde de ne pas trop en uniformiser les périodes, au risque de tomber dans la monotonie. Si Fléchier, adepte d’une langue très travaillée, est susceptible de donner dans cet écueil, ce n’est pas le cas de Bossuet, qui compose toujours en dépit des règles de l’art, mais avec un sens aigu du sublime, comme l’atteste un passage bien connu de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre 34 que Jarry commente en ces termes : 29 Ibid., p. 53. 30 Ibid., pp. 70-71. 31 Supplément à la dissertation sur les oraisons funèbres, dans Le Ministère évangélique, op. cit., p. 398. 32 Ibid., p. 400. 33 Ibid., pp. 400-401. 34 Peut-être vaut-il la peine de le citer : « Nous devrions être assez convaincus de notre néant ; mais s’il faut de coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 77 Combien de gens feraient le procès au grand Bossuet sur ce mot désastreuse, qu’il a fait entrer dans la peinture de cette nuit, où toute la cour se réveille au bruit de ces tristes paroles, Madame se meurt, Madame est morte ? L’orateur avait la clef de tous les trésors de la langue ; il en semait les grâces et l’élégance parmi ses expressions de prophète ; mais il tira ce mot antique des ruines du temps, pour former ce mélange de l’affreux et du beau, qui donne plus de majesté aux tableaux tragiques. Tous les éloges funèbres de ce grand homme, même ceux où il n’est inférieur qu’à luimême, brillent de ces traits, où le sublime ramassé en un mot, a quelquefois plus de beauté et de force, que répandu dans des périodes harmonieuses ; cependant bien des lecteurs censurent ce que les autres admirent. 35 Le commentaire, qui atteste une lecture critique du texte et une appréciation sujette à débat, s’attache d’abord à l’usage du mot « désastreux », qui pourrait être jugé vieilli 36 , mais que Jarry défend en s’attachant à l’effet sublime qu’il produit par contraste avec les « expressions de prophète » que Bossuet utilise dans le reste du paragraphe, qui se clôt sur une citation d’Ézéchiel. Mais ce sublime de concentration, « ramassé en un mot », est peut-être également une affaire de rythme : au style coupé de la phrase commentée par Jarry, saturée d’allitérations (« où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle ») et scandée par les deux parallélismes (« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! », « Madame se meurt, Madame est morte »), succède la cadence harmonieuses des périodes finales, soulignée par l’anaphore du morphème tout (tout, toutes, partout), les parallélismes (« partout on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir ») et l’énumération (« le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! qui de nous ne se sentit frappé de ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble que je vois l’accomplissement de cette parole du prophète : Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple, de douleur et d’étonnement. [Ézéchiel, 7, 27] », Bossuet. Oraisons funèbres. Paris : Gallimard, 1998 (1961), pp. 170-171. 35 Supplément à la Dissertation sur les oraisons funèbres, op. cit., p. 403. 36 Bien que le terme n’ait été emprunté qu’au milieu du XVI e siècle à l’italien disastroso, il est effectivement jugé vieilli par le Dictionnaire universel de Furetière, qui en donne la définition suivante : « Vieux mot qui signifiait autrefois infortuné, malheureux ». Cinthia Meli 78 le peuple, tout est abattu, tout est désespéré »). Par le détour du sublime, le commentaire fait ainsi surgir un autre genre poétique, celui de la tragédie, qui met davantage l’accent sur la venue de l’événement funeste (« nuit désastreuse », « tableaux tragiques ») que sur les plaintes dont il fait après coup l’objet. De fait, le genre tragique était présent dès la première édition de l’ouvrage de Jarry, en 1689, dans le chapitre VI, consacré à l’éloquence de l’Écriture sainte, où les textes de Bossuet étaient donnés comme modèles d’un style nourri des expressions scripturaires. L’exorde de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, en particulier, atteignait selon l’abbé la « tristesse majestueuse » qui caractérise dans l’Ancien Testament l’expression de la consternation d’Israël à la mort de Judas Macchabée, et que Racine utilise lui-même pour qualifier le plaisir propre à la tragédie 37 ; « toute cette pièce est pleine de vifs sentiments, de cette simplicité touchante et de cette négligence noble, qui sied si bien à la douleur, ennemie de la cérémonie et de la contrainte » 38 , renchérissait Jarry, qui appréciait le mélange des styles simple et élevé pratiqué par Bossuet dans cette oraison funèbre et dans celle du Prince de Condé 39 . Il citait également plusieurs passages de l’Oraison funèbre de Henriette de France parce qu’ils constituaient selon lui « des exemples admirables de cette éloquence, qui porte le caractère des choses qu’elle traite » 40 , pour préciser que « le style de ce discours a un rapport sensible avec les tristes et affreux événements qui traversèrent la vie de cette illustre et malheureuse princesse : elle est toute pleine ce que les Latins appellent horror, c’est-à-dire, un certain mélange, de grand, d’affreux et de tragique » 41 . La référence à deux sentiments associés par les contemporains de Jarry à la tragédie, la tristesse et l’horreur 42 , assimilait donc bien dès l’édition de 1689 l’oraison funèbre à ce genre dramatique, où elle 37 « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie », Racine. Préface à Bérénice, dans Œuvres complètes, t. I, éd. G. Forestier. Paris : Gallimard, 1999, p. 450. 38 Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., p. 177. 39 Voir ibid., pp. 182-183. 40 Ibid., p. 192. 41 Ibid., pp. 192-193. 42 Dans le Dictionnaire universel, Furetière fait de l’horreur un équivalent de la crainte, en la définissant comme une « passion violente de l’âme qui la fait frémir, qui lui fait avoir peur de quelque objet nuisible ou terrible », et en en donnant deux exemples qui l’associent à la tragédie : « Mon cœur s’en effarouche et j’en frémis d’horreur, dit Corneille dans les Horaces. […] La tragédie doit exciter l’horreur, ou de la pitié, selon Aristote ». La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 79 impliquait déjà une réflexion sur le rythme propre à l’éloquence de la chaire 43 . Dans l’édition augmentée de 1726, l’abbé recommande encore de combiner les deux tonalités associées à l’élégie et à la tragédie, la douceur et la véhémence, en particulier dans les péroraisons, où le prédicateur doit savoir tour à tour pincer la lyre et emboucher la trompette évangélique pour produire à nouveau un contraste sublime : Les plaintes de Job qui semblent sortir du creux des tombeaux ; les gémissements lamentables de Jérémie, à qui la douleur même semble avoir prêté sa voix ; des figures véhémentes, où l’art du déclamateur est couvert par le pathétique ; un style où l’affreux soit mêlé avec le beau, dont je ne sais quel désordre éloquent forme l’harmonie lugubre, plein d’une majestueuse tristesse, et, pour ainsi dire, tout revêtu des couleurs funèbres de la cérémonie ; les circonstances d’une mort édifiante ; quelques paroles de l’illustre mort recueillies et placées parmi des traits et des couleurs convenables à ces tableaux funestes, y font sentir la main des maîtres qui les finissent : en voici des exemples. La péroraison exige un talent que l’art échoue à saisir, et que seuls les exemples fournis par Bossuet, Fléchier et Jarry lui-même permettent en dernière analyse de sentir : le supplément à la dissertation se clôt ainsi par la citation d’une nouvelle série d’extraits de textes, qui achève d’associer le genre de l’oraison funèbre à des œuvres en voie de canonisation. Si les propositions de Jarry sur l’oraison funèbre s’inscrivent dans un cadre rhétorique, où le principe de convenance préside à la production et à la critique des discours, elles n’en constituent pas moins des opérations de littérarisation, et ceci à plusieurs niveaux. D’une part, elles tendent à considérer l’oraison funèbre comme un texte, susceptible de faire l’objet de lectures et de jugements critiques, et à la doter à la fois d’une tradition ancienne et d’un canon hiérarchisé dans lequel les œuvres de Bossuet et Fléchier occupent les premières places. D’autre part, elles contribuent sur le plan théorique à fonder l’oraison funèbre en un genre autonome, distinct par ses fonctions de l’éloge païen et par ses formes du sermon chrétien. Enfin, elles assimilent l’oraison funèbre, par sa thématique mortuaire et son style pathétique, à deux genres poétiques, l’élégie et la tragédie, auxquels elle pourrait tour à tour emprunter leur tonalité et leur rythme. Pourtant, malgré leur potentiel analytique, dont le commentaire ponctuel du passage tiré de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre donne un avant-goût, ces propositions n’ont trouvé chez les successeurs de Jarry qu’un écho diffus, à l’image de l’attention dont jouit le genre aux XVIII e et XIX e siècles. Car si 43 Voir Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., pp. 202-203. Cinthia Meli 80 l’oraison funèbre connaît durant cette période une certaine fortune éditoriale, rares sont les écrits qui lui sont spécifiquement consacrés, à l’instar de la dissertation de Jarry et de son supplément : il s’agit du reste toujours de textes courts, publiés en préambule ou en appendice à un recueil individuel ou collectif d’oraisons funèbres. En revanche, le genre en tant que tel et les discours qui y ressortissent sont abordés de façon ponctuelle dans toute sorte d’ouvrages, essais critiques, manuels rhétoriques, écrits historiographiques, traités de littérature, qui attestent au moins qu’ils demeurent des objets « littéraires », quelle que soit l’extension sémantique accordée au terme 44 . L’ensemble de ces écrits, y compris les éditions d’oraisons funèbres, permet ainsi de mesurer la postérité des opérations de littérarisation réalisées par Jarry dans les versions successives de son ouvrage. On constate d’abord que le canon esquissé par l’abbé tend à se confirmer, sans s’enrichir toutefois de beaucoup de titres et sans que sa hiérarchie interne ne soit jamais vraiment remise en cause. Aux noms de Bossuet, Fléchier, Bourdaloue et Anselme, s’ajoutent pour un temps ceux de Massillon, Mascaron et de La Rue, dont les oraisons funèbres font l’objet au XVIII e siècle d’éditions posthumes, puis au XIX e siècle d’éditions collectives, réunissant sous le genre les œuvres de plusieurs auteurs 45 . Le phénomène, qui culmine dans le premier tiers du siècle, concerne toutefois exclusivement des auteurs du Grand Siècle : aucun écrivain postérieur n’entrera jamais dans de telles collections, quand bien même ses textes auraient été édités eux aussi à titre posthume 46 . En outre, ce canon restreint tend à s’appauvrir : à la fin de la période étudiée, seules les oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier font encore l’objet de rééditions régulières. Et si un certain Antoine Lenglet a pu en 1745 disputer la première place du canon à Bossuet au profit de Fléchier 47 , la position dominante de l’aigle de Meaux n’est ensuite plus jamais mise en cause. Cet appauvrissement progressif du canon, qui ramène l’oraison funèbre à un siècle et à un auteur, questionne par contrecoup la vitalité et pour tout dire l’existence même du genre, 44 C’est frappant en particulier dans les manuels de rhétorique, où les oraisons funèbres fournissent leur lot d’exemples et d’illustrations, au même titre que les textes dramatiques de Racine ou Corneille. Voir par exemple Crevier. Rhétorique française. Paris : Saillant et Desaint, 1767 et Domairon. Principes généraux des Belles-Lettres. Paris : Laporte, 1785, passim. 45 On compte treize éditions de ce type au XIX e siècle dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France. 46 C’est le cas au XVIII e siècle des oraisons funèbres de Mathias Poncet de La Rivière, Pierre Robert Le Prévost, Denis-Xavier Clément, Jean Raymond de Boisgelin de Cucé, et au XIX e siècle de Gaspard Mermillod et de Maurice d’Hulst. 47 Voir Idées des oraisons funèbres. Paris : N. Lottin, 1745. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 81 d’autant que les commentateurs peinent à le fonder historiquement et théoriquement. Jarry prétendait trouver des exemples d’oraisons funèbres dans l’Écriture sainte et chez les Pères de l’Église, sans fournir toutefois plus de précisions, et il faut attendre le début du XIX e siècle et l’Essai sur les oraisons funèbres de Villemain 48 pour que l’hypothèse soit étayée par l’analyse et la citation de textes dus à saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, saint Ambroise et saint Jérôme ; jusque-là, seul Louis de Jaucourt avait tenté, dans l’article « oraison funèbre » de l’Encyclopédie, d’esquisser à grands traits une histoire du genre, en remontant quant à lui à l’Antiquité gréco-romaine, sans avoir toutefois le loisir d’examiner des exemples précis 49 . Mais le bilan de l’enquête de Villemain reste mitigé : le critique éprouve des difficultés à penser en terme de continuité le lien entre Antiquité et période moderne et, en regroupant sous la catégorie d’oraison funèbre des textes qui relèvent pour certains davantage de la consolation ou de la méditation sur la mort, il a tendance à brouiller la spécificité d’un genre qui tiendrait du reste pour lui à la fois à l’histoire, à la politique, à la morale et à la religion 50 . De fait, l’absence de traité consacré exclusivement à l’oraison funèbre durant la période ne permet pas d’en renouveler la théorie : dans les Éléments de littérature, Marmontel se contente d’en projeter une vision idéalisée, ne correspondant à aucun de ses exemples classiques, qui se trouvent dès lors disqualifiés au profit des éloges académiques du XVIII e siècle 51 . Et si La Harpe propose une définition des fonctions de l’oraison funèbre 52 qui fédère à la fois celles de l’éloge et du sermon, c’est, dans la perspective réactionnaire et antiphilosophique qui est la sienne, pour 48 Le texte, publié pour la première fois en tête d’un Choix d’oraisons funèbres de Bossuet, Fléchier, Massillon, Bourdaloue, Mascaron et M. de Beauvais (Paris : Testu, 1813), a été réédité à plusieurs reprises, au XIX e siècle, en préface ou en appendice à des recueils collectifs d’oraisons funèbres. 49 « Oraison funèbre », dans Encyclopédie ou discours raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. XI, Neuchâtel : S. Faulcher, 1765, pp. 550-551. 50 Voir « Essai sur l’oraison funèbre », dans Choix d’oraisons funèbres, op. cit., p. 2. 51 « Oraison funèbre », Éléments de littérature, dans Œuvres complètes de M. Marmontel. Paris : Née de la Rochelle, 1787, t. V. 52 « C’est une espèce de panégyrique religieux, dont l’origine est très ancienne, et qui a un double objet chez les peuples chrétiens, celui de proposer à l’admiration, à la reconnaissance, à l’émulation, les vertus et les talents qui ont brillé dans les premiers rangs de la société, et en même temps de faire sentir à toutes les conditions le néant de toutes les grandeurs de ce monde, au moment où il faut passer dans l’autre », Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne. Paris : H. Agasse, 1798-1804, t. VII, pp. 30-31. Cinthia Meli 82 insister sur le lien étroit qu’elle entretient avec le second 53 ; un lien sans cesse réaffirmé, qui va aboutir, à la fin du XIX e siècle, à la dissolution complète de l’oraison funèbre dans le sermon 54 . Qu’en est-il enfin du rapprochement du genre avec la poésie dramatique ou lyrique ? Il n’est suivi que ponctuellement et, à une exception près, ne donne lieu à aucun approfondissement. Ainsi, dans le Siècle de Louis XIV, Voltaire assimile à son tour l’oraison funèbre à la tragédie, sans pour autant renouveler l’argumentaire de Jarry. Après avoir affirmé que « ce genre d’éloquence […] demande de l’imagination et une grandeur qui tient un peu de la poésie », le philosophe ajoute, dans un passage consacré à Bossuet : Les sujets de ces pièces d’éloquence sont heureux à proportion des malheurs que les morts ont éprouvés ; c’est en quelque façon comme les tragédies, où les grandes infortunes des principaux personnages sont ce qui intéresse davantage. L’éloge funèbre de Madame, enlevée à la fleur de son âge, et morte entre [les] bras [de Bossuet], eut le plus grand et le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la cour. Il fut obligé de s’arrêter après ces paroles : « Ô nuit désastreuse, nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! etc. » L’auditoire éclata en sanglots, et la voix de l’orateur fut interrompue par ses soupirs et par ses pleurs. 55 L’analogie entre oraison funèbre et tragédie repose sur les mêmes arguments (l’événement funeste, l’effet pathétique) et sur le même exemple (à la citation près) que dans le texte de Jarry, mais Voltaire leur donne une portée ironique qui en modifie les enjeux : le propos prend pour cible une cour au goût et à la sensibilité corrompus 56 . En outre, le philosophe associe 53 « Faite pour la chaire, l’oraison funèbre tient beaucoup du sermon, et doit être fondée comme lui sur une doctrine céleste, qui ne connaît de vraiment bon, de vraiment grand que ce qui est sanctifié par la gloire, et qui foudroie toutes les grandeurs du temps avec le seul mot d’éternité. Il en résulte pour l’orateur un double devoir : il faut que, pour remplir son sujet, il exalte magnifiquement tout ce que fut son héros selon le monde, et que, pour remplir son ministère, il termine tout cet héroïsme au néant, selon la religion, si la piété ou la pénitence ne l’a pas consacré devant Dieu. » Ibid., pp. 37-38. 54 Gustave Lanson écrit ainsi à propos de Bossuet : « Les oraisons funèbres sont des sermons, à tel point que le plan, les idées, parfois les expressions mêmes sont communes au Sermon sur la mort et à l’Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans », Histoire de la littérature française. Paris : Hachette, 1895, p. 570. 55 Voltaire. Le Siècle de Louis XIV, dans Œuvres historiques. Paris : Gallimard, 1957, pp. 1005 et 1006. 56 On notera du reste que Voltaire connaissait parfaitement Jarry pour avoir été son concurrent malheureux au prix de poésie de l’Académie française, en 1714 : il s’en La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 83 plus loin l’oraison funèbre à une série de lieux communs éculés qui expliquent sa décadence : « le génie n’a qu’un siècle », conclut-il, « après quoi il faut qu’il dégénère » 57 . De même Antoine Thomas, dans son Essai sur les éloges, s’emploie à caractériser la pratique de Bossuet à partir de l’Oraison funèbre de Henriette de France, en lui appliquant comme Jarry la notion d’horror, à laquelle il rend son sens initial de « terreur sacrée » 58 : Cependant l’orateur, à travers ce grand spectacle qu’il déploie sur la terre, nous montre toujours Dieu présent en haut des cieux, secouant et brisant les trônes, précipitant la révolution, et, par sa force invincible, enchaînant ou domptant tout ce qui lui résiste. Cette idée, répandue dans le discours d’un bout à l’autre, y jette une terreur religieuse qui en augmente encore l’effet, et en rend le pathétique plus sublime et plus sombre. 59 Mais en l’absence de toute exemplification, son propos tourne vite court, malgré quelques remarques intéressantes 60 . Seul l’abbé Batteux semble donner à une des hypothèses de Jarry un développement significatif, dans une section du Cours de belles-lettres consacrée au nombre oratoire 61 : il applique aux périodes de l’Oraison funèbre de Turenne de Fléchier une analyse du rythme qui emprunte ses outils à la versification et reconduit une analogie entre oraison funèbre et poésie lyrique fondée uniquement sur des critères formels. L’analyse aboutit comme chez Jarry à mettre en valeur le principe de variété, et à condamner comme affectation tout excès de symétrie dans l’usage du rythme. Mais à l’exception de ces trois auteurs, aucun commentateur ne donne suite au XVIII e siècle aux propositions de l’abbé, qui demeurent à ma connaissance lettre morte. plaignit dans une note jointe à la version imprimée de son propre poème, en appendice à La Henriade (La Haye, 1728). 57 Ibid., p. 1007. 58 Le sens est attesté par Furetière dans le Dictionnaire universel : « Horreur, se dit quelquefois d’un simple mouvement de crainte ou de respect. Quand on descend à Rome dans les catacombes, on est saisi d’une sainte horreur. […] Nous ne saurions avoir assez d’horreur pour la sévérité des jugements de Dieu. » 59 Cité dans Choix d’oraisons funèbres, op. cit., p. 162. 60 Il est ainsi question plus loin d’une « scène dramatique qui se passe entre [Bossuet] et les personnages qu’il voit, dont il partage, ou les dangers, ou les malheurs », puis d’un « dialogue passionné de l’orateur [qui] s’étend jusqu’aux êtres inanimés, qu’il interroge comme complices ou témoins des événements qui le frappent », sans que Thomas ne donne plus de précisions. Ibid., p. 168. 61 Charles Batteux. Cours de belles-lettres ou Principes de la littérature. Paris : Desaint et Saillant, 1753, t. IV, pp. 114-137. Cinthia Meli 84 À la toute fin du XIX e siècle, une remarque de Brunetière, dans la leçon d’ouverture du premier volume de l’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature, pouvait laisser espérer un renouvellement de l’hypothèse relative au lien entre éloquence de la chaire et poésie lyrique 62 : elle a toutefois fait long feu, liquidée dans une note de bas de page d’un ouvrage ultérieur, dans lequel le critique poursuivait son projet scientifique 63 . Négligée tout au long du XX e siècle par une critique peu encline à l’éloquence de la chaire et aux problèmes théoriques et méthodologiques spécifiques qu’elle implique, l’oraison funèbre attend encore d’être étudiée pour elle-même par l’analyse du discours et la stylistique, en rapport avec d’autres genres discursifs du XVII e siècle. Si les fonctions qui lui sont assignées (louer le défunt et instruire les vivants) entrent parfois en conflit, incitant dès lors le prédicateur à trouver dans telle figure de style le moyen de dépasser la contradiction - et l’occasion de se surpasser 64 -, elles incitent surtout à envisager l’oraison funèbre comme le lieu de rencontre entre deux mondes aux valeurs et aux styles distincts, l’Église et le Siècle, susceptible de produire un syncrétisme moral et formel. À ce titre, l’exemplarité attachée au défunt est appelée à jouer un rôle cardinal dans l’analyse de la dynamique des valeurs qui soustendent le discours 65 . Davantage, les propositions de Jarry invitent à étudier le style de l’oraison funèbre en fonction des modèles fournis par les genres de l’élégie, de la tragédie et du roman, qui connaissent d’ailleurs des équivalents dans la littérature sacrée, qu’elle soit biblique ou patristique. 62 Alors qu’il évoque son projet scientifique d’ensemble, le critique annonce en effet : « Nous étudierons, dans un second exemple, comme un genre se transforme en un autre ; et, pour cela, j’essaierai de vous montrer comment, dans l’histoire de notre littérature, sous l’action de quelle influence du dedans et du dehors, l’éloquence de la chaire, telle que l’a connue le XVII e siècle, est devenue de nos jours la poésie lyrique de Lamartine, d’Hugo, de Vigny, de Musset » (L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Paris : Hachette, 1890, p. 13). 63 Il se contente de noter dans L’Évolution de la poésie lyrique en France au XIX e siècle (Paris : Hachette, 1894), que « l’éloquence, par quelques-uns de ses moyens, mieux adaptés aux exigence du temps, donn[e] satisfaction à quelques-uns de nos instincts lyriques », pour attribuer en note de bas de page au « caractère si souvent et si franchement lyrique de l’éloquence de Bossuet […] la préférence que les contemporains donnèrent au Sermons de Bourdaloue sur les siens » (p. 44). Il n’est plus question ensuite des liens entre éloquence de la chaire et poésie lyrique. 64 C’est du reste l’intérêt même que lui trouve La Harpe (voir Lycée, op. cit., pp. 37- 38). 65 Je me permets sur ce point de renvoyer à mon article, « La vertu féminine à l’épreuve de la mort : le motif de la femme forte dans les oraisons funèbres du second XVII e siècle », dans Cl. Martin et I. Kirschleger, Le Sermon et la mort. Paris : Garnier, 2014. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 85 Puissent les études réunies dans ce numéro montrer la voie : le nombre d’oraisons funèbres publiées au cours du XVII e siècle constitue dans tous les cas un champ d’investigation suffisant pour qui voudrait s’attacher à une telle recherche 66 . 66 Dans ma thèse de doctorat, j’ai répertorié plus de 220 titres publiés à Paris pour le seul XVII e siècle. Voir Le Livre et la Chaire. Les pratiques d’écriture et de publication de Bossuet. Paris : H. Champion, 2014, annexe V. PFSCL XLII 82 (2015) Le genre de l’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle en France P IERRE F ERRAND (É COLE DOCTORALE DE P ARIS -S ORBONNE ) L’oraison funèbre est pour l’histoire littéraire le grand genre oratoire du XVII e siècle. Il suffit de penser aux oraisons funèbres de Bossuet : ce sont encore elles qui fondent sa réputation comme orateur ; ce sont, avec le Carême du Louvre de 1662, la partie de son œuvre la plus aisée à trouver ; elles tendent à effacer le reste de sa production. Par ailleurs, on sait que le XVII e siècle a produit de très nombreux textes théoriques sur la prédication. Même en ne considérant que les ouvrages publiés en France entre 1600 et 1715, les travaux de King et Caplan 1 ainsi que le recensement plus récent de Bernard Beugnot 2 permettent d’identifier plus de soixante « traités » consacrés, pour tout ou partie, à l’éloquence de la chaire. C’est l’ensemble de ces textes 3 de multiples formats, français ou latin, qui formera la base du présent examen. On ne prendra pas en compte, dans le cadre de cet article, les nombreuses remarques génériques comprises dans les oraisons funèbres elles-mêmes. Enfin, si l’oraison funèbre appartient au genre démonstratif, au même titre que le panégyrique des saints, Jacques Truchet a bien noté que les genres de l’éloquence sacrée sont aussi distincts et délimités que ceux du 1 Caplan, Harry et King, Henry. « French tractates on preaching : a book-list », The Quarterly Journal of Speech, n° 36, 1950, pp. 296-325 ; « Latin tractates on preaching : a book-list », in The Harvard Theological Review, vol. 42, n° 3, 1949, pp. 185-206. 2 Beugnot, Bernard. « Éloquence de la chaire et du barreau », Les Muses classiques : essai de bibliographie rhétorique et poétique (1610-1716). Paris : Klincksieck, 1996, pp. 102-110. 3 Quelques rares ouvrages ne m’ont pas été accessibles lors de ma rédaction, comme Le Saint Caractère de l’éloquence sacrée de Robert Guyart (1638). D’autres sont, à ma connaissance, introuvables, comme Aydes à la prédication, publié à Rouen en 1628 et mentionné dans le recensement de King et Caplan. Pierre Ferrand 88 théâtre 4 : on est en droit de penser que les théoriciens de l’éloquence ecclésiastique ont réfléchi à cette question de façon séparée. C’est donc la place réservée spécifiquement aux oraisons funèbres dans nos traités, en dehors des développements sur le genre de l’éloge en général, qu’on se propose d’étudier. On recensera d’abord les ouvrages faisant place à cette question, en donnant une idée de leurs grandes lignes, avant de proposer quelques éléments d’analyse sur les résultats de cette enquête. 1 - Recensement des sources Sur les quelques soixante traités consacrés à l’éloquence de la chaire sur notre période, seuls huit consacrent un développement séparé (même court) au genre de l’oraison funèbre. Les voici classés par date de première publication : 1°/ Simplicien Gody, Ad eloquentiam christianam via, Paris, De Brèche, 1648. Ouvrage en huit parties. Dans la seconde, où l’auteur traite des genres, l’oraison funèbre n’est pas mentionnée comme exemple du genre démonstratif : seuls le panégyrique des saints et le sermon sur les mystères sont alors évoqués. En revanche, dans la dernière partie, qui propose des considérations particulières sur différentes espèces de discours, l’oraison funèbre fait l’objet d’une courte section (pp. 308-310). Ce type de discours doit être également partagé entre éloge et consolation. Il est bon d’évoquer tout d’abord les malheurs humains et l’instabilité de ce qui passe ; puis de reconnaître la justesse de la douleur provoquée par cette perte, car on ne doit pas sembler s’opposer entièrement aux sentiments naturels. De fait, on ne doit presque jamais blâmer l’auditoire pour la douleur qu’il ressent : il faut se joindre à elle puis l’adoucir. L’auteur propose pour ce faire six considérations habituelles : il s’agit d’un décret de la Providence ; mourir est la loi générale, etc. Pour célébrer les louanges du défunt, on peut considérer ce qu’il a fait dans différents âges, dans différentes charges, ou ce qu’il a fait de particulièrement illustre. Le discours, qui doit être un appel à imiter le défunt et à préserver sa mémoire, se termine par une grave péroraison. 2°/ Jean de Richesource 5 , L’Éloquence de la chaire ou la rhétorique des prédicateurs, Paris, chez l’auteur, 1662 (augmenté en 1673). 4 Truchet, Jacques. « Prédication classique et séparation des genres », L’Information littéraire, 1955 (4), pp. 127-133. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 89 Dans la première édition de cet ouvrage, en 1662, on trouve un chapitre (pp. 281-286) consacré à l’oraison funèbre et à l’anniversaire (service annuel ou simplement à la fin de la première année - ce que l’on appelle parfois le service du bout de l’an) que Richesource présente comme l’une de ses espèces. La seule différence est que l’anniversaire est un discours « moins funèbre et moins affligeant que l’oraison funèbre » (p. 286) où le premier but de l’orateur doit être la consolation. Il peut ensuite s’étendre sur les heureux changements survenus dans la famille du défunt au cours des mois précédents. Ces courtes remarques disparaissent dans la seconde édition, à laquelle je me réfère dans le reste de cette notice. L’ouvrage de 1673 est divisé en trois livres, dont le dernier porte entièrement sur le panégyrique et l’oraison funèbre. Le premier chapitre (pp. 391-407) traite du panégyrique en général, qui englobe le panégyrique des saints, le sermon sur les mystères et l’oraison funèbre. On y trouve sept maximes pour l’éloge en général. Les pensées doivent être choisies, aussi brillantes et aussi rares que possible, en accord avec la magnificence du sujet (1). Dans l’exorde et dans la péroraison, il faut qu’il y ait « quelque chose d’imprévu, de surprenant, de pompeux et de magnifique » (6, p. 399). L’amplification doit régner dans ce type de discours (5). L’oraison funèbre fait l’objet du troisième chapitre (pp. 424-427). La seule différence entre ce genre et celui du panégyrique est leur fin : joie d’un côté ; plaintes, soupirs et larmes de l’autre. C’est pourquoi Richesource se contente de renvoyer pour l’essentiel à sa section sur le panégyrique en général. Il offre toutefois sept maximes à l’orateur chargé de prononcer une oraison funèbre. Ce type de discours a deux fins : le panégyriste doit y faire paraître sa propre douleur, par son action et son discours ; il doit exciter celle de l’auditeur par la force de ses considérations et par la grandeur de ses expressions (1). L’orateur ne doit pas s’arrêter à la douleur, mais doit ensuite susciter d’autres mouvements selon l’âge, la condition et l’emploi de ses auditeurs : il doit consoler les affligés ; créer l’émulation chez ceux qui peuvent imiter le mort ; préparer ceux qui partagent la fortune ou le destin du défunt à une vie et une mort semblable (3). L’oraison funèbre possède donc deux temps pour Richesource : celui de la déploration, puis celui de la consolation ou d’un appel à l’imitation. 5 Sur ce personnage, voir : Révillout, Charles-Jules. Un maître de conférences au milieu du XVII e siècle. Jean de Sourdier de Richesource. Montpellier : Boehm et fils, 1881. Et plus récemment : Brian, Isabelle. Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime. XVII e - XVIII e siècles. Paris : Classiques Garnier, 2014, pp. 267-269. Pierre Ferrand 90 Il donne également quelques conseils pour les différentes parties du discours : exorde (4), confirmation (5) et péroraison (6). L’exorde doit ainsi être brusque et surprenante. La confirmation est généralement composée de trois parties différentes : la louange, la consolation et l’appel à suivre l’exemple du mort. Quant à la péroraison, ses éléments sont d’ordinaire les suivants : vœux pour la félicité du défunt, exemples que ses proches doivent imiter, consolation de ses amis dans la tristesse publique, épitaphe qui ressaisit toute la substance du discours. 3°/ René Bary, Nouveau journal de conversations sur toutes les actions publiques des prédicateurs, Paris, Couterot, 1675. Ouvrage écrit sous la forme de huit conversations entre un même groupe de personnages. La question de l’oraison funèbre est traitée au cours des conversations 6 et 7 (pp. 167-202). L’oraison funèbre est une espèce de panégyrique. Certaines de ses règles sont donc similaires à celles prescrites pour le panégyrique des saints : il ne faut pas louer chez autrui une qualité que l’on possède ou un état que l’on partage ; il faut non seulement parler des actions du mort mais montrer les circonstances susceptibles de les mettre en valeur. De nombreuses remarques portent sur la façon dont le prédicateur doit évoquer les éventuels défauts du mort ou les mauvais épisodes de sa vie : par respect pour la famille du défunt, il ne faut parler de ces défauts que par des formules négatives ; il faut excuser leurs causes mais jamais leurs effets ; quand certains faits sont connus, il vaut mieux les mentionner que les passer sous silence. Par ailleurs, l’accent est mis sur la nécessité de préserver la vraisemblance : on ne doit pas inventer d’exploits pour louer un homme d’épée, ses actions ayant eu des témoins ; quoi qu’on puisse évoquer « hardiment » la vie secrète du défunt, il ne faut pas que les vertus qu’on lui prête aient été publiquement démenties par ses actions. Dans la septième conversation, il est surtout question des considérations qui se peuvent faire selon la condition ou la charge du mort. Par ailleurs, pour faciliter l’écoute, il est important de parler méthodiquement et de rapporter ses propos aux membres d’une division. Le personnage d’Eusèbe propose une série de divisions en deux ou trois points, selon la condition occupée par le défunt. Ainsi peut-on considérer un roi au regard de ses ennemis, puis de son peuple et enfin de lui-même ; un chancelier, au regard de la cour, puis au regard du conseil. Chaque point est par ailleurs accompagné d’une courte liste de considérations possibles. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 91 4°/ Pierre de Villiers, L’Art de prêcher, Lyon, Canier, 1682 (mais surtout la version augmentée 6 parue pour la première fois dans Poèmes et autres poésies de ****, Paris, Jacques Collombat, 1712). Poème en quatre chants. La section sur l’oraison funèbre se situe au début du chant IV, qui traite également du panégyrique des saints, des compliments et de l’action. Dans sa première version, seul un court passage (pp. 47-48) concerne l’oraison funèbre, genre problématique auquel Villiers recommandait de préférer le panégyrique des saints. En effet, l’oraison funèbre n’est qu’un art imposteur, un art de la flatterie que le prédicateur doit éviter, en le laissant aux poètes gagés. En revanche, la version parue en 1712 présente un développement un peu plus conséquent (pp. 79-82). L’origine de l’oraison funèbre est toujours attribuée à l’invasion de la flatterie en chaire et l’auteur recommande toujours de pratiquer plutôt le panégyrique des saints. On peut cependant entreprendre l’éloge d’un mort pour peu que ce héros ait été célébré de son vivant par la voix publique. Il faut alors éviter les lieux communs et que tout, louanges comme morale, tourne autour de ce personnage. Surtout, le discours doit être moral, le panégyrique de Trajan par Pline constituant le contre-exemple de ce qui convient à la chaire. Ce modèle est d’ailleurs à fuir non seulement pour le contenu, mais encore pour le style. 5°/ Pierre Ortigue de Vaumorière, Harangues sur toutes sortes de sujets avec l’art de les composer, Paris, Guignard, 1687. Ce volume de harangues est précédé par un petit traité sur l’éloquence en général. Son chapitre XIV 7 est consacré aux « différentes espèces de harangues que l’on peut faire dans le genre démonstratif » (p. 95) : discours généthliaque, épithalame, oraison funèbre, etc. Le passage relatif à l’oraison funèbre est situé pp. 100-107 (et une partie de ce court développement traite en réalité du compliment de consolation). Le genre de l’oraison funèbre trouve son origine dans l’antiquité grecque et latine : elle servait alors à célébrer les grands capitaines. Désormais on 6 Très goûté du public, ce poème connut de multiples rééditions à partir de 1682, mais reprenant sensiblement le même texte jusqu’en 1712 (du moins pour la section sur l’oraison funèbre). 7 Mais l’on pourra voir aussi : chapitre XI, sur les trois genres (pp. 68-81) ; et chapitre XII, sur le panégyrique au sens large (pp. 82-86). Pierre Ferrand 92 étend cette pratique à d’autres états, aux prélats, aux juges, aux particuliers et même aux dames de mérite. La fin ordinairement visée par l’orateur est « d’attendrir les auditeurs et de faire regretter la personne illustre dont il déplore la perte » (p.101). Pour cela, il faut louer les actions et les vertus du défunt, et montrer « ce qu’il y a de plus glorieux et de plus touchant dans sa mort » (ibid.). Suivent de brèves considérations sur l’exorde, la narration et la péroraison. Ainsi, dans la péroraison, on fait ordinairement des vœux pour la félicité du mort, on y propose son exemple à suivre et l’on cherche soit à susciter des larmes soit à consoler l’assistance : dans tous les cas, il s’agit de s’adresser au cœur. La seule remarque sur le style contenue dans ce passage est qu’à l’inverse d’un compliment de consolation, qui exige une manière simple, naturelle et sans affectation, l’oraison funèbre réclame « des expressions nobles et plus figurées ». En réalité, le style de l’oraison funèbre ne se démarque pas ici du style propre au genre démonstratif et au panégyrique en général. 6°/ Laurent Juillard, Essais d’éloquence, de critique et de morale. Dissertation sur les oraisons funèbres, Paris, Jollet, 1706. Cette dissertation de 77 pages est le seul texte consacré exclusivement à l’oraison funèbre sur la période étudiée. C’est aussi le seul de nos auteurs (sauf erreur) à avoir prononcé et publié lui-même des oraisons funèbres. Presque tous les exemples cités sont empruntés à Fléchier et Bossuet. Ce dernier, mort au moment de l’impression, est d’ailleurs le dédicataire. Pour Juillard, la coutume de louer les grands après leur mort n’est pas l’effet de la vanité : les exemples des grands ayant beaucoup de force sur les esprits, il est bon que leur mort serve à faire une leçon publique. De fait, deux buts sont reconnus à l’oraison funèbre : inspirer le mépris du monde par la mort des grands, et l’amour de la vertu par leurs exemples. Décerner des louanges aux morts est une coutume ancienne, qu’autorisent d’ailleurs l’Écriture et les Pères : on en trouve des exemples dans l’Ancien Testament et dans les épîtres de saint Cyprien sur les premiers martyrs. Les premières étapes de l’oraison funèbre (texte, exorde et division) retiennent longuement l’attention de l’auteur. Il faut choisir avec soin le texte biblique par lequel s’ouvre le discours : il doit former comme un éloge raccourci du héros. Par ailleurs, il ne faut pas violenter le sens du passage : on doit expliquer son contexte et son origine, afin de montrer le bien-fondé de ce choix. Chez les bons auteurs, l’exorde marque l’adéquation entre le texte et le héros loué. Il est bon que le texte L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 93 puisse être mis dans la bouche du défunt ; mais aussi que ce passage rappelle un héros biblique et donne l’occasion d’un parallèle 8 : Une des choses qui contribue davantage à la beauté de ces sortes de textes, c’est lorsqu’ils rappellent dans l’esprit l’idée de quelque héros célèbre dans les saintes Écritures, et qu’ils donnent occasion à quelque noble parallèle. (p. 15) Pour la division, il faut y arriver sans qu’on le devine trop nettement, en ménageant un effet de suspension et de surprise. De fait, l’exorde est comparé à un fleuve qui suit son lit, mais en serpentant. C’est pourquoi, Juillard recommande d’y mêler des plaintes, si possible dans les termes de l’Écriture. La division est une des plus belles mais des plus difficiles parties de l’oraison funèbre : il faut surtout prendre garde à ne pas expliquer le texte d’une manière trop unie, et qui laisse voir comme un chemin tracé jusqu’à la division. (p. 20) Pour cela il est bon de l’entrecouper de gémissements et de plaintes sur la fragilité des grandeurs humaines, sur la courte durée des impies florissants ; de telle sorte que ces plaintes soient attachées au sujet sans y paraître trop liées, afin que l’orateur tienne les esprits dans une suspension noble, d’où il les tire peu à peu à mesure qu’il développe son dessein, d’une manière délicate, qui à peine laisse apercevoir qu’il prépare sa division, à laquelle néanmoins toutes ses paroles le doivent conduire. (pp. 21-22) L’exorde doit être un « mélange magnifique de réflexions chrétiennes, d’expressions de l’Écriture et de louanges qui préparent peu à peu (…) le passage à la division » (p. 23). Un passage trop uni et trop clair à la division « sent le sermon et le prône » (p. 28). On ne doit pas marquer la division comme on le ferait dans un sermon. Elle doit certes être tirée du texte, « mais il n’est pas nécessaire qu’elle y soit renfermée ni que l’on puisse apercevoir les membres de l’une, dans les parties de l’autre » (p. 29). La grandeur et le sublime doivent primer sur l’impression d’ordre et de suite : Le grand et l’héroïque doivent frapper d’abord, et ce n’est que par une seconde réflexion, qu’il faut remarquer l’ordre et la suite. Les grands hommes et les grands orateurs sont ennemis de la contrainte, ils observent les règles sans qu’ils semblent s’y assujettir ; tout ce qui est visiblement 8 Juillard donne pour exemple l’oraison funèbre de Turenne par Fléchier, où le défunt est ainsi mis en parallèle avec Judas Maccabée, à partir d’une citation du premier livre des Maccabées (9.20-21). Pierre Ferrand 94 compassé et concerté, marque de l’affectation, et où il y a de l’affectation, il y a toujours de la petitesse. (pp. 29-30) Ainsi doit-on éviter, par exemple, une division sous forme d’antithèse : l’agrément s’oppose à la majesté, la beauté à la pompe. En un mot toutes les expressions trop fines et trop délicates sont plus propres pour les ouvrages d’esprit que l’on lit dans les cabinets et dans les ruelles, que pour les discours que l’on prononce dans les temples, où il ne doit rien entrer que de sublime. (pp. 30-31) Pour le reste, le style de l’oraison funèbre demande avant tout de l’élévation. On ne doit rien y dire de commun ou de médiocre parce qu’elle constitue la principale partie de la pompe funèbre : Comme l’orateur est dans cette occasion l’organe de la douleur publique, qu’il prête souvent la voix à tout un peuple affligé, elle doit être pleine de dignité et de force. La singularité de l’action, la sainteté du lieu, la préparation des esprits, la grandeur du sujet, le choix de l’auditoire, tout cela demande du grand et du sublime. (p. 38) Dans cette recherche d’élévation, les expressions de l’Écriture sont particulièrement utiles. Leur emploi demande cependant un certain art : il ne faut jamais sacrifier la pureté de la langue ; il ne faut pas utiliser ces formules en trop grand nombre ; il faut enfin qu’elles semblent naturelles. L’idéal de Juillard est un style teinté par l’Écriture sainte : une lecture assidue et digérée de l’Écriture répand une teinture 9 de religion sur tout le discours. Cette espèce d’onction est la perfection de l’oraison funèbre. L’oraison funèbre n’est ni un panégyrique, ni un discours de morale. Mais sentir cette différence est un talent : Il serait bien difficile de marquer précisément en quoi consiste cette différence ; ceux qui la trouvent la doivent plutôt à un talent particulier qu’ils ont pour ces sortes d’ouvrages, qu’à leur travail et à leurs réflexions. (...) ce caractère de l’oraison funèbre ne tombe point sous les règles, et c’est un de ces dons précieux dont la nature se réserve la dispensation. Il y entre de la politesse, de la religion, de la majesté, de la tristesse, ou plutôt c’est un certain mélange de tout cela répandu dans le style, dans les pensées et dans tout le corps de l’ouvrage, qui le caractérise. On ne le saurait faire remarquer à ceux qui ne le sentent point (…). (pp. 57-58) Il suffit qu’un sermon touche pour être bon ; une oraison funèbre ne peut être bonne si elle n’agrée pas aux « habiles ». En d’autres termes, seul un petit nombre de « lecteurs éclairés » (p. 60), quelques happy few, peuvent prononcer sur ces ouvrages. 9 Le terme est employé par Juillard. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 95 L’ouvrage se conclut par des remarques variées et générales : l’orateur doit connaître l’histoire de son siècle ainsi que la vie et le caractère de son héros ; la bienséance veut qu’il complimente les principaux parents du défunt mais sans affectation ni flatterie ; les fautes du mort ou ses faiblesses connues doivent être passées sous silence ou évoquées « avec des expressions ménagées et adoucies » (p. 70). Enfin, quoique l’orateur doive connaître le monde et la cour, son style ne doit rien avoir de mondain : C’est en quoi consiste la principale difficulté de ces sortes d’ouvrages, de parler de guerres, de négociations, d’intrigues, de mariages, de fêtes, de passions, et de plusieurs autres choses, dont il faut traiter nécessairement dans les oraisons funèbres, et de mêler parmi tout cela un certain caractère de dignité et de religion, qui consacre tout ce que l’on touche, de telle sorte que l’image du siècle se présente à l’esprit, avec ses plus beaux traits, et néanmoins purifiée de tout ce qui scandalise. (pp. 70-71) 7°/ Jean Gaichiès, La Prédication ou maximes sur le ministère de la chaire, Paris, Guillaume Cavelier, 1712. Ouvrage en deux parties, dont seule la seconde nous intéresse (la première traitant non du sermon mais du prédicateur et des qualités requises de lui). Son premier chapitre (pp. 121-180) propose tour à tour des maximes sur les différents genres pratiqués en chaire : homélie, sermon sur les mystères, panégyrique, sermon de vêture, etc. Le court passage consacré aux oraisons funèbres est situé au § 7 (pp. 174-178) et comprend huit maximes. On ne devrait jamais louer un mort qui ne le mérite pas : c’est contrevenir à la religion et à la probité (1, 3). L’orateur exact et scrupuleux évite ce genre comme un écueil (4) : de fait, l’oraison funèbre est réservée aux grands, dont la vie est souvent marquée par des vices énormes et publics (2). Il ne faut d’ailleurs pas dissimuler les défauts du mort quand ceux-ci sont connus (7). En revanche, comme il est difficile et rare qu’un grand soit vertueux, il faut l’en louer si cela a été le cas (5, 6). 8°/ Blaise Gisbert, L’Éloquence chrétienne dans l’idée et dans la pratique, Lyon, Antoine Boudet, 1715 10 . Le passage qui nous intéresse est situé au chapitre XV : « Les mystères, les panégyriques et les oraisons funèbres » (pp. 236-246). L’oraison funèbre n’appartient pas naturellement à l’éloquence de la chaire : c’est une pratique autorisée par la coutume et que la religion a 10 Une première version de l’ouvrage avait paru en 1702 sous le titre Le Bon Goût de l’éloquence chrétienne, mais le chapitre qui nous intéresse en était absent. Pierre Ferrand 96 consacrée. Par ailleurs, Gisbert plaint les orateurs chrétiens qui doivent courir cette carrière. Pour autant, l’auteur parle du genre avec un certain enthousiasme : il existe de très grands modèles contemporains comme Fléchier et Bourdaloue (de fait, une grande partie du développement est occupée par un double éloge de ces orateurs) ; il serait fâché que ce type de discours ne soit pas du ressort de l’éloquence chrétienne. La difficulté du genre s’explique par plusieurs raisons : il faut d’abord être soi-même un grand homme, posséder un esprit et un cœur capables de concevoir des pensées et des sentiments proportionnés au mérite du défunt ; c’est ensuite un mélange du sacré et du profane et cet équilibre est difficile à conserver ; mais surtout, la médiocrité ne peut y être soufferte. La difficulté du succès vient de la nature même de l’ouvrage ; une oraison funèbre est un discours d’un caractère singulier : dès lors qu’elle n’est pas excellemment bonne, elle est mauvaise. Il n’y a point ici de milieu ; le médiocrement bon, qui ailleurs est supportable, louable même, ne peut ici se souffrir : il faut que le public soit content de l’orateur jusqu’au ravissement ; s’il ne l’est pas jusqu’à ce point, dès lors il a raison d’en être peu satisfait, et de le blâmer. (p. 241) La raison de ce dernier point est simple : l’oraison funèbre est d’abord un ouvrage de plaisir, peu nécessaire et peu utile ; il faut donc que le beau et le parfait suppléent l’absence d’utilité. À ce titre, elle est plus proche de la poésie que du sermon, la médiocrité étant défendue aux poètes mais permise aux prédicateurs. Cette position a des conséquences stylistiques : elle justifie qu’on emploie « tous les agréments et toutes les beautés de l’art ». Il faut pour autant se méfier des figures usées : on doit chercher les ornements dans son cœur et dans le fonds de son sujet, afin que les figures soient naturelles et nouvelles. En d’autres termes, on doit se méfier de l’artifice. D’ailleurs, le style de l’oraison funèbre n’a pas à être différent du style ordinaire de la chaire : nul n’est plus propre au sublime, au pathétique et au merveilleux. Cela n’est pas forcément contradictoire avec ce qu’on a dit précédemment sur la médiocrité permise aux prédicateurs. Dans un sermon « normal », la médiocrité est admise parce que le sermon est utile. Dans une oraison funèbre, il faut nécessairement exceller car cet ouvrage est presque inutile. Pour autant, il ne faut pas se former un style différent, trop brillant et trop pompeux (on pourrait dire trop artificiel) mais employer celui de la chaire. De fait, l’orateur reste un prédicateur et cette condition a des effets sur la façon dont il doit louer le défunt. Il ne doit jamais louer pour louer ; il doit posséder un attachement inviolable pour la vérité ; enfin, il ne doit louer que les qualités et les actions vraiment louables devant Dieu et les L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 97 hommes. Son message doit édifier : il lui faut montrer la vanité de la grandeur ou du moins montrer le bon usage qu’on en doit faire. Enfin, si le mort a eu des défauts connus, il y a danger égal à les taire ou à les mentionner. Le silence serait perçu comme un défaut de sincérité ; l’évocation de ces défauts risquerait de révolter le public. Plutôt que de donner des règles, Gisbert donne alors pour modèle l’oraison funèbre du prince de Condé prononcée par Bourdaloue. Il arrive que l’oraison funèbre apparaisse brièvement dans d’autres traités de notre liste. Mais de telles mentions dépassent rarement une phrase ou quelques lignes. Ainsi, chez Guillaume D’Abbes 11 (de façon relativement neutre), La Bruyère 12 (où le ton se fait plus critique) ou encore Bretteville 13 (en conclusion d’un développement sur le panégyrique des saints). On peut trouver de semblables traces chez un petit nombre d’autres auteurs. Le cas le plus intéressant est celui du traité de l’Orateur Chrétien (1675) où l’auteur anonyme ne mentionne l’oraison funèbre que pour la rejeter sans hésitation : La chaire évangélique ne doit donc retentir que des louanges de Dieu et de ses saints serviteurs, e t ne peut souffrir sous quelque prétexte que ce soit celles des hommes, ou morts, ou vivants, dont la vie se sent toute entière de la corruption des enfants d’Adam. Ces beaux panégyriques et ces harangues funèbres se devraient porter ailleurs, et je fais juges ceux qui les prononcent, si cette chaire sacrée est alors la chaire de vérité 14 . Dans les autres cas, aucune mention n’est faite de l’oraison funèbre. 11 D’Abbes, Guillaume. Le Parfait Orateur. Narbonne : Martel et Besse, 1648, p. 121 (en recensant les espèces du genre démonstratif) : « L’oraison funèbre contient deux parties, la douleur et la consolation. On commence la douleur par une plainte, ou par une exclamation ; on l’achève par un triste récit des vertus de la personne morte, par la perte que le public et les particuliers en ressentent. » 12 La Bruyère. Les Caractères (1688). Chapitre « de la chaire », § 20 : « Ce qu’on appelle une oraison funèbre n’est aujourd’hui bien reçue du plus grand nombre des auditeurs, qu’à mesure qu’elle s’éloigne davantage du discours chrétien, ou, si vous l’aimez mieux ainsi, qu’elle approche de plus près d’un éloge profane. » 13 Bretteville, Etienne. L’Éloquence de la chaire et du barreau selon les principes les plus solides de la rhétorique sacrée et profane. Paris : Thierry, 1689, p. 202 : « On en doit user ainsi à l’égard des oraisons funèbres, où chaque action qu’on élève devrait être suivie d’un retour moral, qui fît sentir aux auditeurs que tout ce qu’il y a sur la terre n’est que mensonge et vanité ; et qu’il n’y a que Dieu seul qui mérite notre amour et notre attachement. » 14 L’Orateur chrétien ou traité de l’excellence et de la pratique de la chaire. Paris : Olivier de Varennes, 1675, p. 81. Pierre Ferrand 98 2 - Éléments d’analyse Plusieurs éléments frappent immédiatement l’observateur : la brièveté des développements consacrés à l’oraison funèbre ; la date tardive à laquelle la plupart d’entre eux sont écrits ; la place tenue par les auteurs « mondains » dans la théorie de ce genre. Mais ce qui marque le plus est sans doute le petit nombre de textes qui consacrent un développement séparé au genre de l’oraison funèbre. Certes, il ne s’agit pas d’une entière surprise. La thèse de Sophie Hache 15 avait déjà souligné l’absence, dans les traités relatifs au sublime, de toute réflexion théorique sur l’oraison funèbre (à l’exception de la Dissertation de Laurent Juillard, parue tard dans la période). Or un certain nombre des sources examinées dans cette étude figurent dans notre propre liste. Cette faible représentation du genre de l’oraison funèbre n’en reste pas moins curieuse, quand on connaît son développement depuis le milieu du XVI e siècle 16 ! Elle tranche également avec certaines affirmations critiques : il est ainsi inexact de dire que « ce genre était depuis longtemps l’objet de la réflexion des théoriciens qui en avaient précisé les idées-forces 17 ». On a vu le peu d’étendue de cette réflexion sur notre période, et Verdun Saulnier 18 ne mentionne guère d’autre auteur qu’Agostino Valiero 19 (1574) dans son étude sur le siècle précédent, époque où le genre se constitue dans sa forme chrétienne. Pour savoir si cette faible place est significative, il faut cependant comparer le traitement accordé à l’oraison funèbre avec celui que reçoivent les autres genres de l’éloquence sacrée : homélie, panégyrique des saints, prône, sermon de vêture, etc. De fait, les traités de notre liste sont loin de tous offrir des développements sur les différents genres pratiqués en chaire : certains décrivent uniquement les devoirs et qualités du prédicateur ; d’autres sont destinés à 15 Hache, Sophie. La Langue du ciel. Le Sublime en France au XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, 2000. Voir en particulier, sur l’oraison funèbre : pp. 322-347. 16 Sur ce point, on pourra consulter Saulnier, Verdun L. « L’oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, 1948, t. X, pp. 124-157. Sur l’état du genre à l’époque de Bossuet, voir l’introduction de Jacques Truchet à Bossuet, Oraisons funèbres. Paris : Gallimard, « Folio classique », 2004. 17 Gallina, Bernard. « Introduction » à son édition de Jules Mascaron, Oraisons funèbres. Fasano : Schena editore, 2002, p. 37. Il ne cite ensuite que Richesource. 18 V. L. Saulnier, op. cit., pp. 137-140. 19 Valiero, Agostino. De rhetorica ecclesiastica. Venise, 1574. Une traduction de cet ouvrage a été publiée à Paris en 1750. Voir notamment les pp. 90-96 de cette traduction. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 99 un public, comme les missionnaires, peu susceptible de prononcer des oraisons funèbres. Mais un certain nombre de traités ignorent l’oraison funèbre, alors même qu’ils traitent ou mentionnent tous les autres genres. C’est le cas de Gilles Du Port, tant dans sa Rhétorique française (1675), où l’on ne trouve aucune trace de l’oraison funèbre dans sa typologie des genres 20 ; que dans son Art de prêcher (1682), alors qu’il consacre des développements à presque tous les genres possibles, comme le signale le soustitre de l’ouvrage : « contenant diverses méthodes pour faire des sermons, des panégyriques, des homélies, des prônes, de grands et de petits catéchismes, avec une manière de traiter la controverse ». Le terme « panégyrique » n’y désigne jamais que celui des saints. C’est aussi le cas chez Dominique de Mongelet, dans La Science de la chaire évangélique (1687). La troisième partie de cet ouvrage propose des règles pour neuf genres de sermons (sections 8 à 16) : sermon de moral, panégyrique, sermons sur les mystères, sermon de controverse, etc. Ici encore la section consacrée au panégyrique (section 9), porte uniquement sur l’éloge des saints. C’est encore le cas pour Albert de Paris, dans La Véritable manière de prêcher 21 (1691). La prédication a trois buts (faire croire, faire agir, faire honorer) correspondant à autant de genres : le genre instructif comprend notamment les sermons sur les mystères et les sermons de controverse ; le genre moral encourage la pratique de la vertu et la fuite du vice (c’est le sermon « habituel ») ; le genre exornatif sert lui à « relever les belles actions et faire le panégyrique d’un saint ». Dans la deuxième partie de l’ouvrage, un certain nombre de pages sont consacrées au panégyrique des saints et à l’homélie, mais encore une fois, nulle trace de l’oraison funèbre. Dans le genre démonstratif, seul le panégyrique des saints semble accepté comme vraiment légitime. Certes, ce panégyrique est lui-même l’objet de critiques 22 : il est régulièrement présenté comme « l’écueil » des prédicateurs ; on lui reproche son emphase et son manque de sincérité. Mais le panégyrique des saints possède certains avantages qui font défaut à l’oraison funèbre. Tout d’abord, il s’intègre étroitement dans le 20 Du Port, Gilles. Rhétorique française, contenant les principales règles de la chaire. Paris : Le Monnier, 1675, livre I, chapitre XI : « Des genres de la rhétorique de la chaire », pp. 19 sq. Ainsi parlant du genre démonstratif : « le genre démonstratif regarde la louange des saints, c’est là sa matière ». Et p. 191 : « La seconde manière de prêcher regarde le genre démonstratif, qui consiste (...) à louer les belles actions des saints pour porter à les imiter. » 21 Albert de Paris. La Véritable Manière de prêcher selon l’esprit de l’Évangile. Paris : Couterot, 1691, pp. 38 sq. 22 Voir Truchet, Jacques. Bossuet panégyriste. Paris : Cerf, 1962, pp. 13-41. Pierre Ferrand 100 cadre de la célébration liturgique. Comme le dit Jacques Truchet : « Il constitue l’un des éléments essentiels de sa célébration [celle du saint], au même titre que les leçons du bréviaire, les oraisons de la messe, les ostensions de reliques et les processions 23 . » Par ailleurs, dans le panégyrique d’un saint, la personne louée est forcément irréprochable : la seule chose que l’on puisse critiquer est la forme de l’éloge. Enfin, si la pompe qui caractérise le genre peut être critiquée ou moquée, elle reste fondée dans le dogme. L’oraison funèbre, qui partage les critiques adressées au genre panégyrique en général, ne peut se prévaloir de la même légitimité. Par ailleurs, nombreux sont les appels, tout au long du siècle, à une plus grande simplicité en chaire. On ne cesse d’opposer prédication « à la mode » et prédication « évangélique » : cette distinction est presque un topos dans les traités consacrés à l’éloquence sacrée. Vers la fin de notre période, on remet parfois en cause le bien-fondé du « grand sermon » pour lui préférer l’homélie 24 . On comprend que l’oraison funèbre soit victime de cette atmosphère, plus que le panégyrique des saints. La composante profane de l’oraison funèbre semble également poser un important problème à nos auteurs. Cette gêne est sensible dans le silence des uns ; dans la brièveté des développements dont l’oraison funèbre fait l’objet ; dans leur apparition tardive ; dans le fait que des auteurs « mondains » figurent parmi les théoriciens du genre (Bary, Ortigue, Richesource ne sont pas des ecclésiastiques ; quant à Villiers, qui était certes abbé, le choix du vers suggère que son ouvrage s’adressait moins aux prédicateurs qu’à un public mondain). Cette gêne est aussi formulée de manière directe. Gisbert considère que le genre n’a pas naturellement sa place dans la chaire : Les oraisons funèbres, à proprement parler, n’appartiennent pas de leur nature à l’éloquence de la chaire ; on peut dire que ce sont des enfants qu’elle a adoptés : la flatterie, ou du moins la complaisance pour les grands, 23 Ibid., p. 14. 24 Voir Desbords des Doires, Olivier. De la meilleure manière de prêcher. Paris : Boudot, 1700, « Avertissement » (non paginé) : « Quel est donc le but qu’on s’y est proposé ? C’est de chercher la cause du dégoût que l’on a conçu dans notre siècle pour les sermons suivis et méthodiques ; c’est d’examiner si ce dégoût est bien fondé, et si pour y remédier, il est à propos de bannir de la chaire ces sortes de discours, et de substituer l’homélie en leur place, comme tant de gens le prétendent. » Voir aussi, pour sa promotion de l’homélie : Le Fée, André. Idée des prédicateurs. Rouen : Besongne, 1701, pp. 130-133. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 101 les a introduites dans le sanctuaire ; la coutume les a autorisées ; et la religion enfin les a consacrées 25 . Villiers 26 semble exprimer une idée similaire quand il recommande de fuir l’oraison funèbre pour lui préférer le panégyrique des saints. Gaichiès 27 paraît tenté par un rejet complet. Seul Juillard du Jarry semble vraiment assumer la présence de l’oraison funèbre en chaire, cette pratique lui semblant, comme on l’a vu, autorisée par l’Écriture et par les pères. On plaint généralement les prédicateurs qui doivent prononcer une oraison funèbre : le mort est rarement un parfait chrétien. Le thème est si commun qu’on le trouve chez les orateurs eux-mêmes. Pour ne parler que des auteurs de notre liste, on trouve une plainte de ce type chez Jean Gaichiès : L’orateur exact et d’une conscience tendre évite ces discours, comme des écueils non seulement de l’éloquence, mais plus encore de la piété, et de la sincérité. S’il est forcé de les faire, il s’y réduit à gémir et prier pour ces prétendus héros 28 . Ou encore chez Blaise Gisbert : Je ne suis pas si hardi que de vouloir enlever aux prédicateurs un si beau champ à leur éloquence ; mais je ne puis m’empêcher de plaindre tout orateur chrétien, qui se trouve obligé à courir une telle carrière. Il risque, ou de soutenir mal son caractère, ou de contribuer bien peu à la gloire de son héros 29 . Toutefois, dans ce deuxième cas, l’expression de la plainte n’est pas une façon de jeter un discrédit général sur la pratique de l’oraison : Gisbert admire Fléchier et présente très positivement ceux qui s’illustrent dans cet emploi. Ce qui motive la plainte, ce n’est pas tant une forme de compromission avec le profane, que la difficulté de l’entreprise. 25 Gisbert, Blaise. L’Éloquence chrétienne dans l’idée et dans la pratique. Lyon : Boudet, 1715, p. 238. Voir aussi, p. 240 : « Une oraison funèbre est un mélange du sacré et du profane. » 26 Villiers, Pierre (de). « L’Art de prêcher », Poèmes et poésies de ****. Paris : Collombat, 1712, p. 86 : « Veux-tu voir dans la chaire un éloge goûté, / Laisse là des pécheurs périr la vanité, / Pleure sur leur tombeau, donne-leur tes prières, / Et cherche dans les saints de plus dignes matières. » 27 Gaichiès, Jean. La Prédication ou maximes sur le ministère de la chaire. Paris : Cavelier, 1712, p. 175 : « Peut-on louer des hommes imparfaits, ou même vicieux, dans un lieu que Dieu remplit tout de sa majesté ? L’encens qu’on prend sur l’autel ne doit brûler que pour le Seigneur. » 28 Ibid., pp. 175-176. 29 B. Gisbert, op. cit., p. 238. Pierre Ferrand 102 Nombre de remarques portent, dans nos traités, sur la personnalité de celui qu’on loue. Pour Gaichiès, on ne devrait louer que ceux qui le méritent : « Après la mort, c’est le temps de louer les hommes, s’ils sont louables 30 . » Il regrette que « les oraisons funèbres ne se consacrent qu’à la mémoire des grands, qui souvent ont scandalisé par des vices énormes et publics 31 . » Cette position rappelle celle exprimée par La Bruyère, regrettant qu’on loue les puissants et non les gens vertueux : « Devrait-il suffire d’avoir été grand et puissant dans le monde pour être louable ou non, et, devant le saint autel et dans la chaire de la vérité, loué et célébré à ses funérailles 32 ? » Quant à Pierre de Villiers, il recommande de ne louer que des héros indiscutables : « Cherche donc un héros qui t’offre plus qu’un nom, / Qui soit tel que Turenne, ou tel que Lamoignon, / De qui, de son vivant partout la voix publique, / Ait longtemps avant toi fait le panégyrique 33 . » On s’interroge également sur la place à donner, dans le discours, aux défauts ou aux fautes du mort, quand ils sont de notoriété publique. Ainsi, pour Gaichiès 34 : « Si le personnage dont on loue les vertus a eu des défauts marqués, et que l’auditeur lui reproche en secret, il ne faut pas les dissimuler. » Au contraire : « On les laisse entrevoir, en implorant sur eux la miséricorde divine, et inspirant aux vivants la défiance de leur propre faiblesse. » On trouve des considérations similaires chez Juillard, Gisbert ou encore Bary. On trouve certes quelques remarques sur le style (notamment chez Juillard et Gisbert), quelques idées de plans-types pour aider à la composition du discours (notamment chez Bary), la mention des différents thèmes qui doivent former le corps de l’oraison funèbre (déploration, consolation, éloge), mais une grande partie des développements consacrés à l’oraison funèbre dans nos traités semble avoir trait à cette présence problématique d’un élément profane dans la chaire. 30 J. Gaichiès, op. cit., p. 174. 31 Ibid., pp. 174-175. 32 La Bruyère. Les Caractères, « De la chaire », § 20. On pense également au soulagement exprimée par Bossuet au début de l’oraison funèbre du père Bourgoing (p. 43 dans l’édition des Oraisons funèbres donnée par Jacques Truchet) : « Je commencerai ce discours en faisant au Dieu vivant des remerciements solennels de ce que la vie de celui dont je dois prononcer l’éloge a été telle par sa grâce que je ne rougirai point de la célébrer en présence de ses saints autels et au milieu de son Église. » 33 P. de Villiers, op. cit., p. 85. 34 J. Gaichiès, op. cit., p. 177. L’oraison funèbre dans les traités sur la prédication au XVII e siècle 103 Il n’est pas question de dire ici que l’orateur du XVII e siècle se trouvait dépourvu de règles au moment de s’attaquer à la composition d’une oraison funèbre. Le genre était établi, et l’on en connaissait les passages obligés. Le prédicateur pouvait également s’appuyer sur les nombreux traités consacrés à l’éloquence de la chaire en général et sur les règles relatives au genre démonstratif. Mais on sera légitimement surpris de constater la faible part tenue, en nombre comme en étendue, par le genre de l’oraison funèbre dans les traités théoriques de l’époque. De fait, le mélange du profane et du religieux qui caractérise ce genre semble avoir posé de nombreuses difficultés aux théoriciens de l’éloquence sacrée : la question de ce mélange occupe d’ailleurs une grande partie des développements consacrés à l’oraison funèbre. Si l’oraison funèbre est bien perçue comme un genre à part entière, répondant à des règles spécifiques, celles-ci n’apparaissent guère dans les traités sur l’éloquence de la chaire. Ainsi, plus que vers les écrits théoriques, souvent tardifs et décevants, c’est sans doute vers les textes eux-mêmes qu’il convient de se tourner : seule une étude systématique du vaste corpus qui nous est parvenu permettrait de saisir les grandes constantes et les évolutions du genre tout au cours du siècle. 2. L’ORAISON FUNEBRE LIEU DE SIGNES : LES ENJEUX D’UN GENRE PFSCL XLII, 82 (2015) Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle S TEFANO S IMIZ (U NIVERSITÉ DE L ORRAINE - CRULH) L’étude historique de la prédication aux temps modernes est en plein renouveau et on appréhende désormais avec toujours plus de précision l’importance d’un phénomène situé au croisement des aspirations pastorales et des logiques sociales et de pouvoir, partout présent 1 . Il faut toutefois admettre que ces récents travaux n’ont guère privilégié jusque-là l’oraison funèbre, peut-être parce qu’elle est, à tort, par trop assimilée à une production littéraire à succès, dont la lecture est en quelque sorte dématérialisée, qu’à une expression orale contextualisée. Pourtant, les publics du XVII e siècle en sont incontestablement friands, en particulier depuis la fin des Guerres de Religion, et l’Église la reconsidère avec d’autres yeux à la fois comme un moyen de défense contre les protestantismes et un outil supplémentaire d’une grande utilité pour la réforme du catholicisme 2 . Parfait contemporain de cette affirmation ambiguë d’une oraison funèbre favorisant d’un côté la réputation de l’orateur et du défunt, et suscitant de l’autre une profonde interrogation sur le rapport qu’elle entretient avec les autres formes plus classiques du sermon, La Bruyère constate : Une oraison funèbre n’est aujourd’hui bien reçue du plus grand nombre des auditeurs, qu’à mesure qu’elle s’éloigne davantage du discours chrétien, ou 1 Parmi les travaux français : Brian, Isabelle. Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime, XVII e - XVIII e siècles. Paris : Classiques Garnier, 2014 ; Arnold, Mathieu (dir.). Annoncer l’Evangile ( XV e - XVII e s). Permanences et mutations de la prédication. Paris : Cerf, 2006 ; Simiz, Stefano. Prédication et prédicateurs dans les capitales de la France de l’Est. Mémoire inédit d’HDR, Université Nancy 2, 2010 (livre en préparation aux P.U. du Septentrion, 2015). 2 Nous renvoyons à Saulnier, Verdun-Louis. « L’oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, X, 1948, pp. 124-157, ainsi qu’à Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende. Paris : Klincksieck, 1977. Stefano Simiz 108 si vous l’aimez mieux ainsi, qu’elle approche de plus près d’un éloge profane 3 . Les réflexions à suivre n’ont qu’une ambition modeste, celle d’observer l’oraison funèbre, sa pratique et son rang, les questions qu’elle pose aussi, en se plaçant résolument du côté de ceux qui sont chargés de la faire : les clercs. À cet effet, quelques sources sont privilégiées. Il s’agit d’abord des nombreux traités et outils élaborés sur trois siècles pour assister les prédicateurs dans leur office ou traiter plus généralement des questions d’éloquence ; puis des oraisons funèbres d’un vaste XVII e siècle (1580-1720), livrées à l’impression, pour la plupart prononcées dans les provinces orientales de Champagne et de Lorraine. Quant à la démarche, par force sélective et incomplète, elle interroge en premier lieu le statut incertain d’un genre certes bien installé dans le paysage des oralités officielles, mais souvent décrié ou suscitant la méfiance ; il faut ensuite se pencher sur le discours funèbre consacré à un ecclésiastique, lequel doit sinon dégager l’exemplarité du défunt pasteur, du moins justifier l’utilité de son action pour l'avancement de la mission de l’Eglise. Un objectif pas toujours aisé à atteindre, de l’ordre du défi ; enfin, il faut observer la relation existante entre l'orateur et son sujet, à la fois personnelle et conjoncturelle. Entre panégyrique et oraison funèbre, contours et enjeux d’un genre Une opinion commune considère que l’oraison funèbre aurait trouvé ses lettres de noblesse en France sous le règne personnel de Louis XIV, grâce notamment à l’apport de Bossuet 4 . L’affirmation a son importance, même si elle est certainement simplificatrice, pour autant elle ne résout ni la question de l’origine du genre oratoire funéraire, ni n’explicite la place que le clergé catholique lui accorde dans une éloquence sacrée elle-même, nous l’avons vu, en plein renouveau. Il est à ce propos assez remarquable de noter que dans l’un des principaux traités produits en accompagnement de l’application de la réforme tridentine, le Modo di comporre una predica (1584, traduit en français par Chappuys en 1609 sous le titre L’art de prêcher), François Panigarole ne lui accorde pas d’attention particulière. Sans doute ne considère-t-il pas que cette forme d’éloge entre dans la 3 La Bruyère. Les caractères, extrait tiré de l’édition de 1691 commentée et annotée par Pierre Ronzeaud. Paris : Librairie Générale Française, 1985, p. 422. 4 Avant d’entreprendre notamment la publication des oraisons funèbres de l’évêque de Meaux, Jacques Truchet a composé La prédication de Bossuet. Etudes des thèmes. Paris : Cerf, 1960, 2 volumes. Il s’agit d’une œuvre historique centrée sur son art de prédicateur. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 109 catégorie des prises de parole à caractère évangélique, proprement apostoliques et immédiatement utiles aux auditeurs 5 . Il n’est pas le seul à raisonner de la sorte, une même opinion ressort par exemple du De eloquentiae sacrae et humanae parralela du jésuite Nicolas Caussin (1619). Cherchant à « dessiner l’effigie de la Parole catholique », à en préciser les contours et la singularité, il hiérarchise tous les genres existants. L’éloquence existe à travers trois genres oratoires : le pédagogique, le profane et, au sommet, le sacré. Au sein de ce dernier ensemble on trouve l’homélie, le sermon, la controverse ou encore le panégyrique, mais pas l’éloge qui, associé au plaidoyer des avocats, appartient à la seconde catégorie 6 . À ses yeux, comme à ceux de la plupart des nombreux réformateurs catholiques, l’oraison funèbre est certes une prise de parole impliquant un clerc choisi, de nature institutionnalisée et publique, mais elle ne peut être placée exactement sur le même plan que le reste de la prédication chrétienne. Pour autant, même considérée comme moins nécessaire sur un plan pastoral, l’oraison funèbre des grands est très prisée et s’est déjà imposée dans la seconde moitié du XVI e siècle. Nombreux sont les ténors de la chaire qu’on emploie à l’occasion de funérailles d’importance, pour en rehausser la solennité, et qui ne dédaignent pas de s’y investir. Constater l’importance de l’oraison funèbre n’exonère en rien de la critiquer. Avant même de songer à l’améliorer, on ne se prive pas d’en relever les faiblesses. Grand réformateur de la pastorale de terrain dans les Pays-Bas espagnols, l’évêque d’Arras François Richardot (1561-1574) trace une frontière en précisant qu’elle appartient à la catégorie du discours d’apparat, élément parmi d’autres de la pompe funèbre 7 . Témoignant avec recul sur son exercice, puisqu’il écrit après 1750, Joseph-Romain Joly fait un lien direct entre « la passion de briller qui fait manquer le but aux prédicateurs modernes », laquelle n’a cessé de s’accroître au long du XVII e siècle, et la crise de la prédication devenue trop clairement un spectacle mondain au siècle suivant. Ce défaut ou détournement de la finalité réelle de la prédication a un responsable 5 L’art de prêcher et bien faire un sermon, fait par RP. François Panigarole, Mineur observantin, et traduit par Gabriel Chappuys. Paris, 1586. Adressé aux religieux se préparant à cette mission de la parole, le traité insiste à la fois sur la matière évangélique, la manière de préparer et de diviser un bon sermon. 6 Fumaroli, Marc. L’Âge de l’éloquence. Genève : Droz, 2002, p. 286. 7 Duflot, Léon. Un orateur du XVI e siècle, François Richardot, évêque d’Arras. [Arras : Sueur-Charruey, 1897] Genève : Slatkine reprints, 1971. L’augustin Richardot avait prononcé l’un des sermons funèbres de Charles Quint en français (Lafage, Franck. Le théâtre de la mort. Lecture politique de l’apparat funèbre dans l’Europe du XVI e au XVIII e siècle. Paris : Harmattan, 2012, p. 47). Stefano Simiz 110 toute désigné : « on pretend, ajoute-t-il, que ce sont les oraisons funèbres qui l’ont introdui[t] dans les chaires 8 ». Malgré le procès d’intention fait à ce mode oratoire, les théoriciens de la chaire ne peuvent ni ignorer son importance ni freiner son développement. Ils s’évertuent plutôt à vouloir encadrer l’efficacité par de constants parallèles avec le genre du panégyrique. La comparaison semble naturelle, si ce n’est que le panégyrique relève de l’éloquence sacrée alors que l’oraison se consacre à un sujet profane. Là aussi, le rapport prend la forme d’influences réciproques et possiblement négatives. Ainsi le rapprochement de l’oraison avec le panégyrique est souvent cité comme l’origine de la perversion même du second : « les éloges des saints étant analogues à ceux des héros, on a fait passer dans les panégyriques la pompe et l’éclat des oraisons funèbres ». Estimant que le défaut s’aggrave avec le succès des meilleurs éloges imprimés, aisément accessibles à tous, Joly conclut non sans excès : « si vous demandez un Panégyrique, ils [les orateurs mondains] ont recours aux oraisons funèbres ; celles de Turenne et d’Anne d’Autriche leur serviront à faire l’éloge de saint Dominique ou de saint François 9 » ! Plusieurs décennies avant Joly, Fénelon abordait déjà ce risque dans son Dialogue sur l’éloquence (1718). On sait qu’il entendait réagir, par cet écrit, à l’aspect trop formel de la plupart des sermons, regardés comme des mécaniques efficaces mais froides, artificielles et manquant d’émotion. Or, un tel appauvrissement, attribué sans le dire à la volonté de briller en chaire, toucherait aussi l’éloge des saints, prisonnier de « tous ces panégyriques guindés qu’on voit d’ordinaire » ; au point que « souvent les auditeurs s’en retournent sans savoir la vie du saint dont ils ont entendu parler pendant une heure ». Seul remède à ce défaut de contagion, « peindre le saint au naturel, le montrer tel qu’il a été dans tous les âges, dans toutes les conditions et dans les principales conjonctures où il a passé 10 ». Il reste que, reconnus par l’Église, bienheureux et saints ont leur place dans une prise de parole débitée depuis le haut d’une chaire. Même défaillant, le panégyrique hagiographique garde toute sa légitimité et si l’orateur est en peine d’inspiration pour bien le préparer, il peut trouver, pour l’aider, une matière triée et de qualité dans de nombreux guides 8 Joly, Joseph-Romain. Histoire de la prédication ou la manière dont la Parole de Dieu a été prêchée dans tous les siècles. Amsterdam : Lacombe, 1767, p. 526. 9 Ibid., p. 527. 10 Fénelon. Dialogue sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier, in Œuvres, t. I, éd. J. Le Brun. Paris : NRF - Pléiade, 1983, pp. 86-87. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 111 publiés à cet effet 11 . Il en va moins automatiquement dans le cadre d’une oraison funèbre, car chaque vie est par définition unique et il faut éviter de se copier les uns les autres, d’être plagiaires, ou plus encore être gratuitement élogieux pour contenter l’auditoire 12 . Ce dernier défaut discrédite durablement l’oraison funèbre aux yeux de certains. C’est après avoir relu et entendu un bon nombre de ces discours en vogue depuis Bossuet que Jean- François Marmontel regrette que « l’on a[it] quelquefois entendu célébrés en chaire des hommes que la voix publique n’avait jamais loués de même, et qu’elle était loin de bénir 13 ». Parmi tant d’autres au XVII e siècle, La Bruyère pointe de la plume cet insupportable décalage entre la vie réelle et un propos dithyrambique, pomme de discrédit de l’oraison : Devoit-il suffire d’avoir été grand et puissant dans le monde pour être louable ou non, et devant le saint autel et dans la chaire de vérité, loué et célébré à ses funérailles ? N’y-a-t-il point d’autre grandeur que celle qui vient de l’autorité et de la naissance ? Qu’on ne s’y trompe pas, le moraliste ne remet pas en question l’utilité des discours funéraires. Il propose plutôt d’en corriger le principal défaut en élargissant le cercle des bénéficiaires à tout honnête homme jugé méritant par la grâce de ses actes : Pourquoi n’est-il pas établi de faire publiquement le panégyrique d’un homme qui a excellé pendant sa vie dans la bonté, dans l’équité, dans la douceur, dans la fidélité, dans la piété 14 ? Non sans précaution et exigence, il n’est donc plus scandaleux que l’oraison déborde le cadre prédéfini des hommes d’État, courtisans et autres grands guerriers pour s’intéresser à d’autres groupes sociaux, notamment celui des ecclésiastiques d’importance, évêques et dignitaires du Premier ordre. Soutenant le choix du Collège de Navarre qui lui a commandé l’oraison de Nicolas Cornet - « on ne doit pas s’étonner si cette maison royale ordonne un panégyrique (sic) à M e Nicolas Cornet, son Grand Maître » -, Bossuet assure à son tour que « ceux qui ont vécu dans la dignité et dans les places 11 Évoquons à ce propos le succès de La bibliothèque des prédicateurs du jésuite Vincent Houdry (1712-1725). Imiter le sermon d’un prédicateur qui s’est rendu célèbre sur le même thème est une garantie. 12 Certains estiment en effet que le sermon est un art facile, au contraire du plaidoyer, car le public est conquis d’avance. Le comportement de thuriféraire amplifierait alors le défaut. 13 Marmontel, Jean-François. « De l’oraison funèbre », Principes d’éloquence de Marmontel. Paris : Nicolle, 1809, p. 167. 14 La Bruyère. Les caractères […], op. cit., p. 422. Stefano Simiz 112 relevées, ne sont pas les seuls des mortels dont la mémoire doit être honorée par des éloges publics 15 ». Le capucin Dorothée débute ainsi son oraison en faveur de Georges l’Egyptien, un obscur chanoine mussipontain, sauf aux yeux de ses proches. Puisqu’il « ne faut pas […] que la mort des grands hommes demeure cachée dans leurs tombeaux, il est de la justice publique de produire leurs images, afin qu’on se rappelle souvent le souvenir et qu’on tâche de leur donner l’immortallité qu’ils ont mérité ». Si l’homme a été modeste, humble et vertueux, « il ne peut nous deffendre de parler et nous ne pouvons nous taire sans manquer à ce qu’on luy doibt ». « Plus il a voulu se cacher pendant sa vie, plus il est digne de paroistre après sa mort 16 ». En effet, comme ce n’est pas le défunt qu’on doit louer en vérité dans l’éloge, mais Dieu qui a tout permis, la notion de mérite est doublement (socialement et théologiquement) à reconsidérer 17 . Pour l’oratorien Jean Gaichiès, auteur des Maximes sur l’éloquence de la chaire (1711), avec la perte récente du « héros », « la douleur parle d’ellemême 18 ». On ne peut pourtant pas en rester à ce premier stade, sensible tant chez l’auditeur que l’orateur. La relecture d’une grande vie cléricale doit d’abord servir à tous ceux qui la pleurent, membres de l’Église en tête. 15 Oraison funèbre de Messire Nicolas Cornet, Grand Maître du collège de Navarre, tirée des Sermons, panégyriques et oraisons funèbres de J.B. Bossuet, t. VII. Versailles : Lebel, 1816, p. 615. Cornet est à l’origine des cinq propositions condamnées de l’Augustinus, mais c’est un autre aspect de sa vie que l’orateur souligne d’emblée afin de justifier l’oraison. Il précise « [qu’] avoir mérité les dignités - comprenez une « Prélature » - et les avoir refusées, c’est une nouvelle espèce de dignité, qui mérite d’être célébrée par toutes sortes d’honneurs ». 16 Oraison funèbre de Feu Messire Georges l’Egyptien Bachelier en Théologie, Ancien curé de Vandiere, Chanoine et Prevost de l’Insigne Collégiale de Sainte Croix du Pont-à- Mousson & directeur des Dames de la Visitation Sainte Marie de cette même ville […] par le R.P. Dorothée de Neuf-Château du S. Ordre des capucins le 14 mars 1691. S. l., s. d., p. 2. Bossuet disait déjà pour Cornet : « nous allons produire au grand jour, malgré votre humilité, tout ce trésor de vos grâces, d’autant plus riche qu’il est plus caché » (Oraison funèbre de Messire Nicolas Cornet […], op. cit., p. 617). 17 Arnauld, Antoine, dans l’Eloge funèbre de M. Arnauld d’Andilly prononcée à Port- Royal en septembre 1674 (Œuvres de Messire Antoine Arnauld, t. XXVI. Paris : 1779, p. 61) dit « [qu’] élever la créature en elle-même : ce seroit une espece d’idolâtrie ». 18 Gaichiès, Jean. Maximes sur l’éloquence de la chaire, 2 nde édition. Nancy : J.B. Cusson, 1729. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 113 Louer le bon pasteur : un défi et un devoir Auteur de nombreuses oraisons funèbres, Antoine Anselme aimait à commencer certaines d’entre elles en démontrant qu’elles étaient particulièrement adaptées à l’éloge des hommes d’Église. En effet, « quand je rappelle dans ma mémoire l’antiquité ecclésiastique sur les éloges que les vivans ont fait des morts, je remarque trois motifs qui les ont portez à remplir ce devoir de la charité chrétienne : la Dignité, la Piété et l’Amitié 19 ». Fulgence de Bellegarde estime que l’honoré doit « avoir laissé une excellente odeur de piété », s’être comporté en « ami de Dieu 20 ». Encore faut-il que le clerc célébré mérite la série de louanges qu’on lui destine car, si la règle du bon parler veut à la fois que l’orateur se détache de son sujet et ne se comporte pas en adulateur mal averti, cette condition-là est première. « Si celui dont on loue les vertus a eu des défauts marqués, il ne faut pas les dissimuler » dit Gaichiès. Peut-on alors rendre grande une mort suspecte ? Dans ses Maximes, Jean Gaichiès aborde ce risque inhérent au discours funéraire prononcé en chaire, surtout dédié aux ecclésiastiques. « Après la mort, écrit-il, c’est le temps de louer les hommes s’ils sont louables », mais « La Religion ne souffre pas, qu’en présence du Saint Autel, et au milieu des saints Mystères, on fasse l’éloge de ceux qui ont toujours mal vécu ». En effet, « à chaque mot, l’Auditeur contrediroit en secret ces louanges injustes 21 ». Le mauvais pli est certainement répandu, si fréquent même que l’orateur en soit au point de préciser et son sentiment et son désir de ne pas l’entretenir présentement. Antoine Arnauld exprime avec clarté ce risque de l’éloge en faux miroir dans le préambule de celui consacré à son frère : Il n’y a guère de chose dont on abuse d’avantage que des louanges, et surtout de celles qu’on a accoutumé de donner aux morts au milieu des saints Mystères. On se couvre de gloire pour des actions qui les ont couverts devant Dieu de confusion et de honte ; et souvent ce qui est la cause de leur punition en l’autre monde […]. Rien n’est plus contraire à la Religion que ces sortes de panégyriques 22 . Nombreux sont les prélats à vivre à la cour et à se comporter en évêques trop mêlés aux affaires séculières du monde. Alors l’orateur sacré digne de ce nom ne doit pas masquer l’évidence de vies de seigneurs plus que de 19 Anselme, Antoine. Recueil d’oraisons funèbres. Paris : L. Josse, 1701, Oraison funèbre de M. de Fieubet, pp. 405-406. 20 Oraison funèbre de Mgr François Amédée […], op. cit., p. 2. 21 J. Gaichiès, Maximes […], op. cit., p. 146. 22 Éloge funèbre de M. Arnaud d’Andilly […], op. cit., p. 61. Stefano Simiz 114 pasteurs, tout en remettant en perspective leur action. Hubert Meurier, s’exprimant au sujet de Louis de Guise tué à Blois en 1588 admet : « quant à la vie, je ne vous en veux rien dire. Lon ne peut nier qu’il n’ait été un homme comme un autre 23 ». Mais n’était-ce pas le prix à payer en ces années ligueuses où la foi catholique et l’Église étaient attaquées et menacées jusqu’au sommet de l’État ? De même les deux autres oraisons rémoises de 1621 en hommage à Louis de Guise mort à Saintes dans la guerre contre les huguenots vantent-elles le prince défenseur en oubliant l’évêque. Sainte Marie rapporte à haute voix les murmures d’indignation certainement répandus à l’égard du prélat : « je sçay bien que plusieurs se sont formalisez, mesmes offensez, qu’estant de l’estat ecclésiastique, il a voulu prendre les armes defendües aux gens d’Église ; mais ils ne considerent pas les motifs qui l’ont poussé à cela ; assavoir le zele de la Religion catholique et le tendre amour qu’il portoit à la personne de son Roy 24 ». Le théologal Parent lui fait écho en renforçant l’idée d’une mission providentielle divine supérieure qui se serait imposée à lui. Sans rougir, il estime que cet homme choisi pour une double mission fut « egallement digne et de porter l’Espée dans les armees, et la Crosse et la Croix dedans l’Église 25 ». Sans atteindre un tel décalage entre la dignité épiscopale réaffirmée par le Concile de Trente et certaines attitudes, l’éloignement physique du prélat de son lieu de mission et de résidence représente une imperfection encore fréquente. L’orateur ne peut l’ignorer, il traite alors cet élément non sans embarras. Fromentières fait ainsi d’Antoine Barberin (1657-1671), archevêque absentéiste de Reims, un portrait où domine le cardinal prince d’Église puis le protecteur des affaires de France. Il n’aborde que dans un troisième temps son activité comme titulaire du siège de saint Remi, et encore de manière courte puisque dix pages à peine sont consacrées à cette dimension. Elle s’ouvrent sur cet aveu d’impuissance à en dire plus : « Mais 23 Lamentation ou petit sermon funèbre prononcé en l’Eglise Nostre Dame de Reims […], cité par Frezet, Antoine. « Le chanoine Hubert Meurier, doyen de l’Eglise de Reims et de la Collégiale de Saint Dié (1535-1602) », Nouvelle Revue de Champagne et de Brie, 1920, p. 15. 24 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise Saint Pierre aux Nonnains de Reims le 26 juillet […] par Gabriel de Sainte Marie, Evesque d’Archidal, cy-devant suffragant et vicaire général dudit seigneur. Reims : 1621, fol. 14r°. 25 Oraison funèbre sur le trespas de Tres hault et Tres illustre Prince Louis de Lorraine […] prononcée le 26 juillet à l’Eglise de Reims par M. Guillaume Parent, Doyen et Chanoine théologal de ladite Eglise. Reims : 1621, fol. 9r°. La question licite ou illicite du port d’armes par un clerc a été récemment traitée par Olivier Chaline, « Etre homme d’Eglise et porter les armes à l’époque moderne », communication au colloque de Nancy, octobre 2013, Jalabert, Laurent et Simiz, Stefano (dir.). Armée et religion, XV e - XX e siècles. Actes à paraitre aux PUR, 2015. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 115 c’est icy que je debvrois me taire, et finir son Éloge » car, dit-il à son auditoire, « vous avez tous esté le sujet ou le temoin de son zèle ». Le portrait du bon prélat se limite alors à deux points : il ne s’est pas comporté en « mercenaire » pillant les revenus de son bénéfice sans rien lui rendre en retour ; il a eu l’intelligence de se choisir en 1668 un bon coadjuteur, Charles-Maurice Le Tellier, frère de Louvois, pour pallier ses absences répétées 26 . Le père Cathalan aussi fait de Charles-Joseph de Lorraine, primat de Lorraine, mais également grand-prieur de Castille, évêque d’Osnabrück et archevêque métropolitain de Trêves, un brillant défenseur du catholicisme européen, parfait rejeton de « l’auguste Maison d’Autriche » : « Je parle dans la chaire de vérité, mais je parle d’un Prince, persécuteur déclaré du mensonge et de l’erreur », dont les combats ne pouvaient se cantonner au seul espace pastoral 27 . Comme l’a suggéré Joseph Bergin, « in principle, at least, French bishops had far fewer excuses for non-residence », car, entre 1580 et 1730, « since very few of them held political office at court or outside their dioceses 28 ». Même si la présence ordinaire d’un évêque ne doit pas être automatiquement interprétée comme le gage d’une pastorale efficace, et que l’organisation de curies épiscopales « bien-huilées » pallie de nombreux problèmes liés à l’éloignement du titulaire 29 , la norme du « bon prélat » efficace passe avant tout par la résidence, ce qu’une oraison funèbre ne peut ignorer. Rien de plus probant alors que de correspondre pour cette raison ou une autre aux grandes icônes que sont François de Sales et plus encore Charles Borromée, canonisé en 1610. Si André Valladier n’y fait pas ouvertement allusion lors des funérailles d’Anne d’Escars en 1612, en revanche le Parlement français de Metz ne s’en prive pas dans l’épitaphe qu’il commandite : « Cy gist un Cardinal […] Bon François, bon prelat, et de Rome et de Metz / Bon vivant, bon mourant, et si bon qu’à jamais / Il sera par tout un seco[n]d 26 Oraison funèbre de M. le Cardinal Antoine Barberin prononcée dans l’Eglise de Reims, Œuvres meslées de messire J. Louis de Fromentières, évêque d’Aire et prédicateur ordinaire de sa Majesté. Paris : 1690, pp. 162-169. 27 Oraison funèbre de Très Haut, Très Puissant et Très Excellent prince Charles-Joseph de Lorraine Electeur, Archevêque de Trèves, Evesque d’Osnabrück, Grand Prieur de Castille et Primat de Lorraine, prononcée le 25 janvier 1716 à la Primatiale de Nancy en présence de SAR par le RP Jacques Cathalan, de la Compagnie de Jésus. Nancy : 1736, pp. 13 et 22. 28 Bergin, Joseph. Church, Society and Religious change in France, 1580-1730. New- Haven et Londres : Yale University Press, 2009, p. 167. 29 Ibid. et Frédéric Meyer, La Maison de l’évêque. Familles et curies épiscopales entre Alpes et Rhône (Savoie - Bugey - Lyonnais - Dauphiné - Comtat Venaissin) de la fin du XVI e à la fin du XVIII e siècle. Paris : H. Champion, 2008. Stefano Simiz 116 Borromée 30 ». La référence borroméenne est tellement automatique que l’orateur s’y rapporte dès qu’il le peut, comme Fromentières comparant, au temps de la peste qui frappe Reims en 1668, la volonté de Barberin de rester au milieu de ses ouailles avec l’attitude effective du « Grand S. Charles » dans Milan pestiférée en 1576 31 . L’émergence locale de grands évêques permet peu à peu de s’exonérer du renvoi au milanais ou à d’autres figures tutélaires mais lointaines, renforçant ainsi le sentiment d’une succession apostolique du siège. Pour Gabriel de Sainte Marie, Louis II de Lorraine, malgré ses éminents défauts fait honneur à « tant de nobles prélats » qui l’ont précédé, « tant de Sixtes, Sinices, Remys, Nicaises, Donatie[n]s, Rigoberts, Severes, Hincmars, Turpins […] 32 ». Tout autant désireux de prouver que François-Amédée de Milliet de Challes est conforme aux attentes, son orateur insiste sur « l’imitation de son pieux Prédécesseur 33 » en toute chose. Quant aux vertus « il les a fait revivre luy-même plus parfaitement 34 ». Gouverner un diocèse au temps de la réforme catholique ne dépend certes pas d’un seul bon pasteur, mais d’une équipe consciencieusement constituée. L’oraison funèbre peut être alors une source de premier ordre afin de restituer tous les chantiers entrepris collectivement. Pour autant, le discours oratoire se fait un devoir de montrer que la personnalité du prélat fut décisive dans la réussite diocésaine. « Representez vous le déplorable état d’Osnabrück » à l’arrivée de Charles de Lorraine dit Cathalan, territoire « que l’Heresie de Luther infecte de son venin, Samarie et Jerusalem confondues ensemble ». Fort de cette expérience, « que n’a-t-il pas fait pour empêcher dans Trèves [son poste suivant] la profane nouveauté des dogmes, des sentimens et des maximes, qui pourront altérer l’intégrité de la Foi 35 ? », sans oublier sa générosité en faveur d’une Lorraine dont il est primat. Au mérite personnel, l’orateur jésuite ajoute le poids de l’héritage familial et de 30 Epitaphe panegyrique ou le Pontife Chrestien sur la vie, les mœurs, et la mort de l’illustriss. Anne d’Escars, dict cardinal de Givry, Evesque de Metz et Prince du S. Empire, décédé le XIX Avril 1612 prononcée en l’Eglise cathedral(e) de Metz le 28 avril par M. André Valladier, Docteur en Theologie, Conseiller, Aumosnier et Prédicateur ordinaire du Roy, chanoine en ladicte Eglise, Theologal et Vicaire général en l’Evesché de Metz. Paris : 1612, p. 109. 31 Oraison funèbre de M. le Cardinal Antoine Barberin […], op. cit., p. 164. 32 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise S. Pierre […], op. cit., fol. 6r°. 33 Benoit-Théophile de Chevron-Villette. 34 Oraison funèbre de Mgr François-Amédée Milliet de Challes, Archevêque & Comte de Tarentaise, Prince du St Empire. Prononcée dans l’Eglise du Saint Sepulchre de la ville d’Annecy, le 19 juin 1703 par Dom Fulgence de Bellegarde, Religieux Barnabite. S. l., s. d., p. 7. 35 Oraison funèbre de Très Haut, Très Puissant […], op. cit., pp. 23-25. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 117 la clairvoyance des Lorraine-Guise depuis le XVI e siècle : « qu’il est beau de voir le même zèle héréditaire dans les mêmes Princes », qui passe « de siècle en siècle 36 ». Les compétences avérées du pasteur en charge découlent aussi d’une vie entièrement dédiée à Dieu et à l’Église, et ce dès l’enfance pieuse. Sur ce point l’oraison se rapproche fortement du panégyrique, en décrivant une destinée humaine providentiellement écrite depuis le berceau comme chez la plupart des saints et saintes. Le chanoine Georges l’Egyptien fut, selon le capucin Dorothée, « un de ses fortunez Enfans qui se consacrerent à Dieu dès l’Enfance », quand bien même sa naissance « fut basse et pauvre 37 ». Aux Messins réunis autour du cercueil de Givry, Valladier rappelle qu’ils ont perdu un Samuel que sa mère avait par avance consacré au service de l’Église 38 . À l’identique, le prince Charles de Lorraine » n’eut de la jeunesse, ni les mœurs ni les inclinations ; ce goût des jeux et des vains divertissemens, qui amusent nos première années, ne fut en lui, comme dans Samuel, qu’un goût pour les exercices de piété 39 ». Beaucoup des fleurs et fruits légués à la suite par ces hommes à leurs diocèses sont encore valorisés par l’analogie faite avec d’autres grandes figures bibliques : outre Samuel, Anne d’Escars est comparé à Moïse « en sa pourpre » et à Aaron « en sa mitre » pour l’ensemble de son action 40 . Milliet de Challes mérite « des marques publiques » pour avoir été un nouveau Zorobabel, un autre Josué et un rappel de Néhémias, imitant leur ardeur à rétablir le vrai culte, ses temples (cathédrale de Moûtiers) ainsi qu’un clergé combatif en Tarentaise ; ou encore un « autre Esdras » en rassemblant mandements et ordonnances de ses prédécesseurs 41 . Grâce à ce jeu de constants et faciles parallèles, des bilans oratoires variés des actions entreprises sont proposés. Ils prouvent à l’auditoire non seulement la constante réformatrice du labeur épiscopal (exemplarité de l’attitude, devoirs du bon pasteur, inspiration et formation du clergé, prédication personnelle, visites des circonscriptions et autres œuvres), mais aussi la qualité de celui qui l’a incarné. Certes, un tel bilan reste subjectif, mais il inscrit une dynamique que les évêques à venir auront le devoir de poursuivre. N’oublions pas néanmoins que la portée des discours est tout aussi dépendante de la qualité des orateurs montant en chaire aux jours d’éloge. 36 Ibid., p. 27. 37 Oraison funèbre de Feu Messire Georges l’Egyptien […], op. cit., p. 4. 38 Epitaphe, panégyrique […], op. cit., pp. 5-6. 39 Oraison funèbre de Tres haut, Très puissant […], op. cit., p. 7. 40 Epitaphe, panégyrique […], op. cit. 41 Oraison funèbre de Mgr François-Amédée […], op. cit., pp. 10-11. Stefano Simiz 118 Les liens entre l’orateur et le défunt Comme pour toute prise de parole organisée au sein d’un sanctuaire, l’accès au meuble spécialisé qu’est la chaire à l’occasion d’une oraison funèbre, est strictement sous contrôle et ne peut relever du hasard. Aussi importe-t-il de connaître non seulement les circonstances qui l’accompagnent, mais encore l’identité des commanditaires qui, le plus souvent, sont les premiers destinataires du discours prononcé. Pour les évêques, comme pour les princes et grands, l’habitude est prise au long du XVII e siècle de faire dire non pas une seule mais plusieurs oraisons funèbres. Pluralité des lieux donc, mais aussi des publics et des contenus 42 . Les diverses institutions animant notamment les cités épiscopales, celles qui ont une page d’histoire commune avec le défunt, tiennent en effet chacune à commanditer leurs propres adieux. À Annecy, ceux dédiés à François de Sales et qui furent publiés par la suite, se partagèrent entre l’hommage prononcé par le provincial des capucins de Savoie, Bonneville, à la cathédrale, un second à l’église de la Visitation, mais en langue italienne, enfin un troisième en latin à la salle du Collège de Chambéry. S’y ajoutèrent à distance deux oraisons funèbres lyonnaises, une première en 1622, la seconde pour l’anniversaire du décès. À titre d’illustration lorraine, toujours sur la base des oraisons imprimées, Georges d’Aubusson de la Feuillade, évêque de Metz est d’abord honoré au collège des jésuites, également séminaire diocésain, par le Père Duponcet, le 9 juillet 1697 43 , puis trois jours plus tard à l’Hôpital Saint Nicolas de Metz par François Le Febvre, aux bons soins du Conseil de Ville 44 . On le voit bien à cet exemple, en ville, où les pouvoirs se font face, la différenciation des discours est une nécessité de représentation. Pour cette raison, chaque organisateur désigne son orateur - un jésuite dans le premier cas, le curéthéologien de Vic-sur-Seille, cité résidentielle des prélats locaux, pour le second -, avec lequel très certainement la trame du discours est discutée. La 42 Jean-Pierre Landry reconnait justement trois sous-genres dans l’oraison funèbre, déterminés par les circonstances : celui prononcé devant le catafalque, sur le cœur enfin à l’occasion de l’anniversaire (Landry, Jean-Pierre. « Éléments pour une histoire littéraire de la prédication française au XVII e siècle », dans Fraise, Luc (éd.). L’histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats. Mélanges offerts à Madeleine Bertaud. Genève : Droz, 2001, p. 147). L’oraison funèbre de Louis de Lorraine par Gabriel de Sainte Marie à l’abbaye Saint Pierre de Reims, dont il est question plus avant, est liée à la réception du cœur. 43 Oraison funèbre de Mgr Georges d’Aubusson de la Feuillade, archevêque d’Embrun, évêque de Metz, docteur, doyen de la faculté de théologie de Paris, prononcée à Pont-à- Mousson en l’église du Collège et du séminaire. Metz, 1697. 44 Oraison funèbre de Mgr Georges d’Aubusson de la Feuillade. Metz, 1697. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 119 règle d’un certain partage des contenus s’opère assez naturellement, semblet-il, entre les sermonnaires. Le religieux barnabite Dom Fulgence de Bellegarde, engagé par les recteurs du sanctuaire savoyard au temps du décès de François-Amédée de Milliet de Challes, prononce son hommage au Saint- Sépulcre d’Annecy le 19 juin 1703. D’emblée il marque sa différence vis-àvis du grand sermon donné à la cathédrale de Moutiers : « malgré mon insuffisance, je me flatterois peut être de répondre à l’attente […] de cette Eglise, si j’étois plus instruit sur mon sujet ; mais [faire entendre] un entier détail semble apartenir à l’habile orateur de l’Eglise Métropolitaine de Tarentaise 45 ». La lecture des textes permet également de souligner la force des liens existant entre le défunt et l’orateur choisi. L’oraison funèbre que Grégoire de Nazianze consacre à la fin du IV e siècle à son frère Césaire, présenté comme le modèle du bon chrétien, apporte une preuve historique de l’importance du témoin oral 46 . Dans un recueil devenu un classique du genre au XVIII e siècle, Jean-Baptiste de Beauvais, évêque de Senez, fait de cette proximité un préalable à l’oraison qu’il consacre à son confrère de Noyon, De Broglie, en 1778, précisant aux « fidèles amis » qui l’ont engagé « vous avez donc voulu que [ce soit dit par] l’un des témoins de sa vie et des confidences de son cœur 47 ». En donnant au passage crédit aux organisateurs de leur choix, en s’effaçant par un artifice d’humilité pour n’être qu’une voix engagée dans cet office, il renforce la légitimité immédiate de son discours. Une même logique existait bien évidemment déjà au siècle précédent. Lorsque les religieuses de Port-Royal de Paris décident d’honorer d’un éloge la mémoire d’Arnaud d’Andilly, c’est naturellement vers son jeune frère, le Grand Arnauld, qu’elles se tournent en 1674. Le théologien, défenseur du parti, avait déjà prononcé celui de Mère Agnès 48 . Aux liens forts du sang s’ajoutent donc ici les complicités doctrinales et ecclésiales qui garantissent la pleine reconnaissance de l’œuvre du défunt. De la même façon, l’oraison funèbre de Nicolas Cornet (1664), autre docteur de Sorbonne non 45 Oraison funèbre de Mgr François Amédée […], op. cit., p. 2. Il est assez classique pour l’orateur de dire qu’il tente de répondre aux attentes des commanditaires, de seconder leur dessein. 46 Nazianze, Grégoire de. Discours 6-12, Calvet-Sebasti, Marie-Ange (éd.), discours 7. Paris : Cerf, 1995, « Sources chrétiennes », p. 183. 47 Oraison funèbre d’illustrissime et révérendissime Monseigneur Charles de Broglie, Evêque-comte de Noyon. Noyon, 1778, pp. 3-4. 48 En 1672. Vie de Messire Antoine Arnauld, docteur de la Maison et société de Sorbonne. Paris, 1783, p. 168. Stefano Simiz 120 janséniste, fut confiée à l’un de ses anciens élèves, le jeune Bossuet 49 , évoquant par ces mots sa mission : « Il est donc juste, Messieurs, puisqu’on a bien voulu employer ma voix », qu’il s’exprime au nom d’une « amitié constante et inviolable 50 ». Les propos tenus par Gabriel de Sainte Marie dans la cité des sacres à l’égard du cardinal Louis de Guise en 1621 sont emprunts d’une tendre complicité qui le prédestinait à prêter sa voix. Parvenu en fin de sermon il s’adresse directement au mort pour afficher une peine personnelle : « adieu mon bon maistre, adieu mon pauvre prince, adieu Louys, Louys adieu ». Une telle familiarité de ton, surprenante, est le fruit d’un compagnonnage pastoral - il fut l’efficace suffragant d’un archevêque souvent absent - mais aussi d’une fidélité de type « clientélaire » aux Guise que l’orateur justifie : « Il y a quarante-sept ans que je suis venu en ce noble royaume de France […] quelques années après mon arrivée, Monseigneur vostre Père […] m’a receu de sa grâce, gaigné par sa douceur […] il a oublié que mon corps estoit estranger […]. Vous m’avez tiré de mon cloistre […] pour exercer en ce Diocèse, vostre charge, pendant vostre absence 51 ». C’est encore le lieu où se déroule la cérémonie dont l’oraison funèbre est, rappelons-le, une composante, qui détermine l’élection. Ainsi, puisque les adieux rhétoriques faits aux évêques privilégient l’église cathédrale, c’est aux théologaux qu’on songe en premier lieu. En effet, ces chanoines désignés pour enseigner les novices et instruire les fidèles présents chaque dimanche dans le sanctuaire, désormais partout au XVII e siècle, sont les prédicateurs ordinaires du lieu. C’est à ce titre qu’André Valladier, qui avait suivi à Metz Anne d’Escars cardinal de Givry en 1609, qui fut son théologal et vicaire général, exprime à la cathédrale la déploration causée par sa disparition. À Reims, les titulaires de la prébende, Hubert Meurier en 1589 et Guillaume Parent en 1621, prononcent celles des deux cardinaux Louis de Guise, le frère du duc Henri et son neveu, morts brutalement au loin. À défaut des théologaux, l’oraison est confiée à d’autres dignitaires de l’Église qui connurent bien le défunt, tel Nicolas Boucher, supérieur du premier séminaire rémois et qui officie aux funérailles du cardinal Charles de Lorraine 52 . De même, la seconde oraison funèbre consacrée à Louis de Lorraine-Guise en 1621, prononcée le même jour (26 juillet) à Saint Pierre aux Nonnains, abbaye tenue par Renée de Lorraine, fut comme nous l’avons 49 De Bausset, Louis-François. Histoire de Jean-Baptiste Bossuet évêque de Meaux, composée sur les manuscrits originaux. Versailles : 1814, t. 1 er , p. 177, en fait « son premier instituteur ». 50 Oraison funèbre de messire Nicolas Cornet […], op. cit., pp. 616-617. 51 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise S. Pierre […], op. cit., fol. 34v°-35r°. 52 L’oraison, prononcée en 1574, n’est publiée à Paris qu’en 1577. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 121 déjà signalé le fait de son suffragant, l’évêque d’Archidal Gabriel de Sainte Marie, alors célèbre prédicateur 53 . Ces choix préférentiels constituent une règle logique au nom de laquelle le prélat est honoré par ses proches collaborateurs, ceux qu’il a choisis - réflexe pouvant parfois donner lieu à l’inverse à une célébration du serviteur par le premier pasteur 54 -, mais loin d’être absolue. Pour des raisons de prestige ou simplement pratiques, telle sa présence sur les lieux, on peut exceptionnellement solliciter un ténor de la chaire. Lorsqu’il est appelé pour prononcer l’adieu à Antoine Barberin, archevêque rémois mort à Rome en 1671, Jean-Louis de Fromentières est prédicateur ordinaire de sa Majesté, connu ses prises de parole à succès dans différentes chaires de la capitale 55 . Le recours au jésuite Cathalan, présent à Nancy depuis la Toussaint 1715 pour exercer la charge de la station de l’avent, est un bon exemple d’opportunisme de situation. Il accepte en effet de préparer au pied levé l’oraison donnée le 21 janvier 1716 à la Primatiale en l’honneur de Charles Joseph de Lorraine, archevêque de Trêves et Primat des duchés que gouverne son frère Léopold, décédé un mois et demi plus tôt. Peut-être s’est-on souvenu de son discours à l’occasion de la mort du dauphin en 1711, largement diffusé par l’imprimerie. S’adaptant avec talent, il ne cache pourtant pas au public la difficulté d’honorer un rendez-vous inattendu : « Mais, falloit-il que je fusse destiné à faire des Eloges ? […] Le ciel ne m’avoit-il pas ménagé l’honneur d’annoncer à cette Cour les vérités du salut, que pour m’y charger du triste emploi de lui retracer les pertes qu’elle a faites 56 ? ». Enfin, il est tout aussi intéressant de relever le temps de préparation laissé à l’orateur entre le trépas et la cérémonie. Le barnabite annécien employé en 1703 avoue avoir été gêné et « reduit par le peu de tems, par [son] peu de loisir, par la distance des lieux », craignant à cause de cela ne pouvoir dire autre chose « que ce qu’aucun de vous en peut ignorer 57 ». Un 53 Autre familiarité évidente, lorsque celui-ci décède en 1629, le discours est prononcé par le savant bénédictin Guillaume Marlot, car le défunt archevêque fut religieux de cet ordre sous le nom de Guillaume Giffort avant d’embrasser une carrière séculière et plus pastorale. 54 Dans sa Vie de Mgr de Rossillon de Bernex, évêque et prince de Genève. Paris : 1751, le chanoine C. Boudet évoque (2 nde partie, pp. 81-85) l’oraison que l’évêque a prononcé sur son cher grand vicaire et official Michel Falcaz mort en 1721. Un grand merci à Frédéric Meyer pour cette précision : La Maison de l’évêque […], op. cit., p. 298. 55 Fromentières a notamment prêché l’avent 1672 et le carême 1680 à la Cour. 56 Oraison funèbre de Très Haut, Très Puissant […], op. cit., p. 4. 57 Oraison funèbre de Mgr François Amédée […], op. cit., p. 2. Stefano Simiz 122 mois s’est écoulé entre la mort à Moûtiers du prélat et la prise de parole. André Valladier ne bénéficia que de dix jours pour préparer le discours en l’honneur du cardinal de Givry, ce qui est peu, alors qu’il s’est pratiquement écoulé deux mois entre le décès de Georges d’Aubusson de la Feuillade (12 mai) et les deux discours imprimés cités. Au contraire d’un sermon ponctuel, telle une dominicale, mais sans aucunement atteindre le niveau d’exigence d’un cycle, la préparation d’une oraison funèbre exige toutefois du temps. Sans doute en accord avec les différentes « familles », il faut rassembler la matière, trouver le ton, parfois aussi commencer à faire son deuil. Gabriel de Sainte Marie nous dit « voicy un mois entier que je cherche consolation, & je n’en trouve point […] tout est lamentable, la Cour est triste, la ville desolée, le clergé esploré, les domestiques inconsolables 58 ». * Honorer un prélat de l’Église est donc devenu un réflexe d’hommage tout à fait ordinaire et répété quasi systématiquement. Au point qu’un évêque ne souhaitant pas être l’objet d’un éloge public doit en formuler la demande. Mort à Verdun en 1720, Hyppolite de Béthune, dans son testament, avait interdit par avance tout discours d’adieu, invoquant l’humilité 59 . Sans remettre en cause cette volonté, une autre raison peut aider à comprendre un refus assez extraordinaire. Béthune est un des chefs de file du jansénisme épiscopal et son combat contre la bulle Unigenitus a déjà causé de nombreux affrontements en chaire, provoqué une division au sein de son clergé diocésain. Renoncer à la prise de parole élogieuse à la cathédrale est une manière d’éviter une querelle de plus autour de ses nom et action. Au XVIII e siècle, pour Marmontel et les défenseurs d’une forme de commémoration des talents et des vertus à la fois plus littéraire et plus ouverte, l’oraison funèbre, encore trop « réservée pour la haute naissance ou pour les premières dignités », est en crise de représentation de la société, reproduisant les excès de la Rome antique, en quelque sorte une pratique moins adaptée aux mutations des Lumières 60 . Pourtant, sur le premier point, une certaine démocratisation de son usage est incontestablement en cours, notamment dans le clergé. Longtemps cantonnée aux évêques, abbés et docteurs, elle s’adresse désormais plus aisément aux femmes, particulièrement les abbesses ou supérieures de congrégations, tout en étant toujours 58 Oraison funèbre prononcée en l’Eglise S. Pierre […], op. cit., fol. 7v°. 59 Simiz, Stefano. Prédication […], op. cit., p. 319. 60 Voir en particulier Favre, Robert. La mort dans la littérature et la pensée française au Siècle des Lumières. Lyon : P.U. Lyon, 1978, pp. 521-522. Le clergé et l’oraison funèbre en France au XVII e siècle 123 plus réclamée pour ces autres acteurs de la pastorale au quotidien que sont les curés. Parce qu’il est mort en odeur de sainteté et de renommée, parce qu’il fut un « Grand Homme » exemplaire en toutes ses charges ecclésiales, y compris de terrain, le lorrain Georges l’Égyptien fut aussi célébré pour son temps passé comme curé à Vandières. Et d’évoquer « avec éclat ce que ce saint curé a fait pour ses paroissiens » au cœur d’une Lorraine traversée par les épreuves. Il « compare volontiers feu Monsieur l’Égyptien, en qualité de curé de Vandier, à Tobie 61 ». Par la suite, au-delà de 1750 et dans un climat d’affirmation presbytérale où l’observation de la bonne tenue d’une paroisse fait désormais pendant à celle d’un diocèse, les éloges des curés, comparables à ceux d’un pair par un autre pair, se multiplient à l’envie 62 . Le succès et la normalisation de l’oraison funèbre sont donc des acquis du Grand Siècle. Reste à se demander si, en les réalisant, c’est uniquement un prélat puis un curé que l’on honore, ou la fonction et l’Église elle-même ? Nous pouvons reprendre, en les adaptant, les conclusions formulées par Nicole Loraux pour Athènes 63 et affirmer que non seulement l’oraison funèbre semble réinventée par le clergé catholique du XVII e siècle, mais qu’elle est encore une manière pour lui de se célébrer et de se réinventer. 61 Oraison funèbre de Feu Messire Georges l’Egyptien […], op. cit., pp. 9-11. 62 Parmi les plus remarquables, signalons L’éloge de M. Claude Léger, curé de Saint André des Arts prononcé en l’Eglise de cette paroisse le 17 août 1781, devant « l’assemblée générale des pasteurs de la capitale », évêques et curés, par « un de ses anciens disciples, qui fut le témoin de sa vie ». Mort en 1774, le curé n’est pas oublié. 63 Loraux, Nicole. L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique ». Paris : EHESS, 1981. PFSCL XLII, 82 (2015) Pleurer ou ne pas pleurer ? ou : des difficultés de convertir l’oraison funèbre A NNE R EGENT -S USINI (U NIVERSITÉ S ORBONNE NOUVELLE -P ARIS 3, SYLED) Ni anhistoriques, ni pulsionnelles, et pourtant pas totalement culturelles, les émotions et leurs formes d’expression apparaissent de plus en plus nettement, on le sait, comme des négociations variables, selon les lieux, les milieux et les époques, avec un certain « donné » physiologique. À ce titre, étudier l’histoire des émotions, c’est aussi étudier la manière dont certaines configurations culturelles et historiques se combinent - et se confrontent - pour influencer l’actualisation, les représentations et les formes d’expression des affects dans un contexte donné. Le présent article se propose d’explorer l’une des formes que prit ce conditionnement complexe 1 dans la France du XVII e siècle : comment les oraisons funèbres représentent-elles, en une peinture qui se veut à la fois témoignage, monument et modèle, les émotions du grand personnage mourant ? De fait, tributaire à la fois d’une longue et double tradition, à la fois païenne et chrétienne, et d’un cadre socio-historique donné, l’évocation de la « bonne mort », pour stable et topique qu’elle apparaisse, n’est pourtant pas dépourvue de tensions. Il s’agira ainsi d’examiner comment s’articulent dans les oraisons funèbres l’idéal néo-stoïcien de la belle mort impassible, particulièrement prégnant à la Cour, et l’idéal chrétien de la mort pénitentielle, impliquant des émotions vives, voire paroxystiques. Que cette tension entre deux représentations antagonistes des émotions propres au « bon » mourant s’avère particulièrement vive dans les oraisons funèbres ne doit pas étonner ; elle plonge ses racines dans l’histoire même de ce genre d’origine païenne, dont le transfert et la reconfiguration en 1 Les oraisons funèbres, voire plus généralement la prédication, ne sont certes pas l’unique instrument du conditionnement des mourants ; sans même évoquer les artes moriendi et les représentations picturales, largement diffusés, il est probable que les comportements des mourants étaient principalement façonnés par l’imitation directe de scènes d’agonie dont ils avaient été témoins au cours de leur vie. Anne Régent-Susini 126 contexte chrétien n’allèrent jamais de soi 2 . De ce genre oratoire décrié par Platon (Ménexène) comme par Cicéron (Brutus, XVI), le christianisme hérite en effet avec circonspection - tant l’exaltation de qualités et de grandeurs purement immanentes semble difficile à concilier avec la perspective évangélique et la recherche du salut personnel. Pourtant, le XVII e siècle est bien en Europe l’âge d’or de l’oraison funèbre, et le thème de la « bonne mort », si prégnant au Moyen Âge 3 , s’y trouve réorchestré dans un nouveau cadre. Or si cette cérémonie apparaît strictement codifiée, elle n’en est pas moins le lieu de tensions extrêmement vives : le défunt se trouve en effet décrit à la fois comme impassible et comme animé d’un repentir violent, ou d’extrêmes transports de dévotion 4 . Dès lors, si l’émotion du mourant telle que la mettent en scène les oraisons funèbres se donne bien comme un spectacle exemplaire, elle ne saurait être envisagée comme la simple répétition d’un motif traditionnel figé, mais bien plutôt comme la mise en rapport dyna- 2 Sur la réticence de Bossuet envers l’oraison funèbre et sur la manière dont l’ethos de l’orateur funèbre, chez lui, s’inscrit dans la tradition païenne du genre tout en la prenant à rebours, voir Régent-Susini, Anne. « Mêler mille personnages divers, faire le docteur et le prophète’ : l’ethos bossuétiste dans le Carême du Louvre et dans les Oraisons funèbres », Littératures classiques, 46, 2002, pp. 55-88. Il en fait une déclaration explicite dès sa première oraison funèbre en 1662 : « Je vous avoue, Chrétiens, que j’ai coutume de plaindre les Prédicateurs, lorsqu’ils font les Panégyriques funèbres des Princes et des Grands du monde. […] il arrive ordinairement que Dieu a si peu de part dans de telles, vies, qu’on a peine à y trouver quelques actions qui méritent d’être louées par ses Ministres ». Quant au prédicateur Ogier, il compare le « Panégyrique » (catégorie dans laquelle il regroupe les panégyriques des saints et les oraisons funèbres) à « un tournoi et une montre, ou plutôt une entrée préparée pour un homme illustre » (Actions publiques de Fr. Ogier, prêtre et prédicateur. Paris : Louis de Villac, 1652, Préface). 3 Voir notamment les travaux de Philippe Ariès, Marie-Thérèse Lorcin, Jacques Chiffoleau et Jacques Le Goff ; ainsi que Rudolf, Rainer. Ars moriendi, von der Kunst des heilsamen Lebens und Sterbens. Cologne-Grasse : Böhlau Verlag, 1957. 4 À l’exception, bien sûr, des cas où le défunt meurt pendant son sommeil, comme Henriette-Marie de France ; si l’assoupissement final du défunt, après avoir reçu les derniers sacrements et avoir manifesté une véritable pénitence, peut être un élément de la « bonne mort », être surpris par la mort dans son sommeil est toujours inquiétant - car la pénitence finale n’a pu avoir lieu. Aussi Bossuet précise-t-il que « soigneuse de les expier [ses péchés] par la pénitence et par les aumônes, elle était si bien préparée, que la mort n’a pu la surprendre, encore qu’elle soit venue sous l’apparence du sommeil » (« Oraison funèbre de Henriette de France », Œuvres oratoires [désormais O.O.], éd. Ch. Urbain et É. Lévesque. Paris : Desclée de Brouwer, 1912, t. V, p. 546). La formule, habilement choisie, convient à la fois à une mort naturelle et à une mort causée par l’administration imprudente d’un narcotique mal dosé. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 127 mique et problématique de topoi contradictoires - renvoyant in fine aux paradoxes fondamentaux du christianisme : la mort, c’est la vraie vie ; la force, c’est la faiblesse, etc. En d’autres termes, au moment même où le discours funèbre présente un « spectacle » selon un terme récurrent dans la bouche des orateurs, il donne à voir une scène contradictoire, et, comme telle, irreprésentable, oscillant entre torrents de larmes et sérénité, détachement et effusion. Le tableau est donné à comprendre plus qu’à contempler ou même à ressentir ; plus qu’une représentation réaliste, plus qu’un support de communion pathétique, c’est un tableau théologique. Certes, il ne saurait s’agir, dans ces représentations idéalisées et normatives du mourant, de le montrer en proie au regret de la vie terrestre ou à la terreur du trépas : la mort constituant, dans la perspective chrétienne, un simple passage vers la vie véritable, elle ne doit nullement être, en ellemême, sujet d’affliction. Toutefois, même si la mort mène à la vraie vie, le mourir demeure tragique, pour l’intéressé comme pour son entourage - comme l’attestent dès l’origine le cri de Jésus lui-même sur le Golgotha et la douleur des saintes femmes au pied de la croix. Dès lors, même si l’orateur a pour fonction de proposer une appréhension plus juste de la mort comme moment de vérité et passage vers l’au-delà, il ne peut se permettre de se couper trop radicalement de la peine ressentie par son public. Il lui faut donc à la fois préserver un minimum de consensus affectif, tout en renversant fondamentalement la vision intuitive de la mort comme séparation douloureuse - gageure qu’il surmonte souvent en dissociant fortement les réactions émotionnelles des personnages qu’il met en scène : au défunt, déjà tourné vers l’au-delà, la lucidité presque surhumaine et l’apaisement qui en découle ; à son entourage, rivé à un présent dramatique et/ ou plongé dans la remémoration d’un passé glorieux, les larmes et les cris 5 . C’est ainsi que 5 La même dichotomie entre le mourant et son entourage apparaît fréquemment, on s’en doute, dans les récits hagiographiques présents dans les panégyriques ou dans les sermons ; ainsi chez le récollet Jean Damascène à propos du martyre de sainte Catherine, qui réconcilie « belle mort » (celle du héros militaire) et « bonne mort » (celle du bon chrétien) : « Catherine regarde sans émotion cet affreux appareil de son supplice. Constante comme un héros qui marche au combat assuré de la victoire, elle souffre d’y être attachée. Elle seule ne tremble point pendant que les bourreaux font ici tous leurs efforts pour consommer l’ouvrage de leur malice. » (Discours XXXI. Sur sainte Catherine, vierge et martyre, dans Collection intégrale et universelle des orateurs sacrés, éd. Migne, t. XXIII. Montrouge : Ateliers Catholiques du Petit-Montrouge, 1845, col. 466 ; je souligne). Sur les idéaux concurrents du « bien mourir » et du « bel mourir », voir H. Germa-Romann. Du « bel mourir » au « bien mourir ». Le sentiment de la mort chez les gentilshommes français (1515-1643). Genève : Droz, 2001. Anne Régent-Susini 128 l’évêque d’Autun représente la duchesse de Longueville à l’approche de la mort : pendant que la tristesse et la douleur étaient peintes sur le visage de tous ceux qui l’environnaient la paix et la tranquillité régnaient sur le sien 6 . Ou que Bossuet met en scène le prince de Condé, son fils et sa belle-fille : Quelles couleurs assez vives pourraient vous représenter et la constance du père et les extrêmes douleurs du fils ? D’abord le visage en pleurs, avec plus des sanglots que de paroles, tantôt la bouche collée sur les mains victorieuses et maintenant défaillantes, tantôt en jetant entre ces bras et dans ce sein paternel, il semble, par tant d’efforts, vouloir retenir ce cher objet de ses respects et de ses tendresses. Les forces lui manquent, il tombe à ses pieds. Le prince, sans s’émouvoir, lui laisse reprendre ses esprits ; puis, appelant la duchesse sa belle-fille, qu’il voyait aussi sans parole et presque sans vie, avec une tendresse qui n’eut rien de faible il leur donne ses derniers ordres, où tout respirait la piété 7 . S’autorisant de toute une tradition picturale représentant à l’envi la dormition de la Vierge, délivrée de toute émotion mais entourée des Apôtres accablés, l’évocation des proches du défunt permet ainsi de préserver avec le public un certain consensus émotionnel, que le discours chrétien sur la mort risquait de mettre en péril. L’effet est encore accentué quand l’orateur prend ces larmes explicitement à son compte, comme Fromentières à la fin de l’oraison funèbre d’Anne d’Autriche : Je vois bien, Messieurs, que j’excite vos larmes ; je sens bien aussi que je m’attendris moy-mesme : & comment ce spectacle ne nous toucherait-il pas 8 ? Les auditeurs, mais aussi l’orateur lui-même, tous sont les nouveaux spectateurs du drame qui s’est joué sur le lit de mort et se rejoue en chaire : leurs larmes partagées les constituent en communauté émotionnelle, mais elles seront également mises à distance par l’oraison funèbre, qui en montrera 6 Roquette, Gabriel de. « Oraison funèbre de Anne-Geneviève de Bourbon, Duchesse de Longueville » (1679), dans Hurel, Augustin. Les Orateurs sacrés à la Cour de Louis XIV. Paris : Didier, 1872, « Appendice général », p. 297. 7 Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », O.O., t. VI, pp. 453-454. 8 Fromentières, Jean Louis de. « Oraison funèbre d’Anne d’Autriche », dans Œuvres meslées. Paris : Jean Coutenor, 1695, p. 58. Cf. chez Madame de Sévigné la mort du chancelier Séguier, « mort en grand homme », qui « faisait pleurer tout le monde », sans pleurer lui-même (Mme de Sévigné, « Lettre à Mme de Grignan du 3 février 1672 », Correspondance, éd. R. Duchêne. Paris : Gallimard, 1972, t. I, p. 429). Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 129 l’inanité. Ainsi se trouve à la fois reprise et niée la tradition antique et païenne de la déploration, fonction essentielle de l’oraison funèbre. De la même façon, l’idéal païen de la bonne mort par excellence, à savoir la mort stoïcienne, se trouve à la fois convoqué et mis à distance. Le modèle stoïcien, encore bien vivant dans l’éthique aristocratique, en dépit d’un déclin progressif au cours du siècle, hante en effet la scène de mort qui clôt le plus souvent le développement du discours. Il se combine en outre avec tout un courant chrétien prônant, dès le XVI e siècle, avant même la Réforme, une manifestation plus retenue de la douleur 9 (ce qui n’empêchera du reste nullement les grandes mises en scène funéraires baroques) et radicalisant par là l’opposition chrétienne aux manifestations excessives attribuées aux païens, dépourvus de l’espérance du salut - comme le souligne Fléchier dès l’ouverture de l’oraison funèbre de Lamoignon : Laissons aux Infideles ces longues & sensibles douleurs que la Religion ne modere pas. Comme leurs pertes sont irréparables, leur tristesse peut estre sans bornes ; & comme ils n’ont point d’esperance, ils n’ont pas aussi de consolation. Pour nous à qui Dieu par sa grace a révélé ces vérités, nous avons lû dans ses Ecritures, qu’il y a un tems de pleurer, & une mesure de larmes […] 10 . Dans cette perspective, le modèle stoïcien apparaît en somme comme le seul modèle païen récupérable dans l’optique chrétienne 11 , qui ne peut tolérer l’expression d’une intense douleur face à ce qui est conçu comme un moment de vérité et l’entrée dans une vie nouvelle ; la mort est un « combat », selon une métaphore qui sous-tend souvent l’évocation des 9 Voir Karant-Nunn, Susan C. The Reformation of Feeling. Shaping the Religions Emotions in Early Modern Germany. Oxford : Oxford University Press, 2010, p. 193. 10 Fléchier, Esprit. « Oraison funèbre de Monsieur de Lamoignon » (1679), dans Recueil des oraisons funèbres. Paris : Desaint et Saillant, 1754, p. 205. 11 Au contraire, et nul ne s’en étonnera, le modèle épicurien est, quant à lui, purement et simplement disqualifié : « Ce ne sont pas les années, c’est une longue préparation qui vous donnera de l’assurance. Autrement, un philosophe vous dira en vain que vous devez être rassasié d’années et de jours, et que vous avez assez vu les saisons se renouveler et le monde rouler autour de vous, ou plutôt que vous vous êtes assez vu rouler vous-même et passer avec le monde. La dernière heure n’en sera pas moins insupportable, et l’habitude de vivre ne fera qu’en accroître le désir. » (Bossuet, « Oraison funèbre de Michel Le Tellier », O.O., t. VI, p. 364). C’est ici Lucrèce qui est visé (De natura rerum, III, 945) ; voir aussi Horace, Satires, I, 1, 18. Anne Régent-Susini 130 derniers instants dans les oraisons funèbres 12 ; il faut s’y tenir « prêt », afin de ne pas être « surpris » et de rester « ferme ». De fait, les exemples sont multiples d’oraisons funèbres valorisant le détachement serein du mourant, sa patience impassible devant la maladie, puis devant la mort - et jouant ainsi sur un registre émotionnel paradoxal, un pathos du non-pathos : quelque pesante que fût sa croix, elle la porta, & n’en fut pas accablée. On la vit souffrir, mais on ne l’ouit pas se plaindre […] se réservant toute entière à son Créateur, elle attendit tout ce qui pouvoit arriver, & ne souhaita que ce que Dieu voudroit faire d’elle 13 . Loin de gémir sur ses souffrances ou de se révolter contre son sort, le mourant est censé manifester, implicitement ou (de préférence) explicitement, sa totale acceptation de la volonté divine 14 , dans le cadre d’une subjectivité ne s’affirmant jamais plus authentiquement qu’en renonçant à ellemême. Plus largement du reste, le démon est volontiers présenté comme un être de trouble (trouble qui l’habite et trouble qu’il provoque) 15 , tandis que sur le Calvaire, le Christ, non encore saisi par l’émotion ultime (Élôi Élôi lama sabachthani ? ), fait taire ses émotions, tel le sage stoïcien : Ce n’est pas que je veuille dire, que la douleur ou l’appréhension de la mort aient jamais pu troubler tellement son esprit [du Christ] qu’elles lui empêchassent aucune de ses fonctions : plutôt ma langue demeure à jamais immobile, que de prononcer une parole si téméraire ! Mais comme il voulait témoigner à tout le monde qu’il ne faisait rien en cette rencontre qui ne partît d’une mûre délibération, il jugea à propos de se comporter de telle sorte qu’on ne pût pas remarquer la moindre émotion en son âme, afin que son testament ne fût sujet à aucun reproche. C’est pourquoi il s’adresse à sa Mère et à son disciple avec une contenance si assurée […] 16 . C. Cagnat a montré comment se dessine, « derrière le récit de la mort du défunt, un autre récit : celui d’une male mort toujours possible. L’orateur ne se contente pas de dire ce qui s’est passé, mais insiste également sur ce qui ne 12 Voir en particulier, chez Bossuet, l’oraison funèbre de Condé, mais aussi, de manière peut-être moins prévisible, celle d’Henriette d’Angleterre. 13 Fléchier, « Oraison funèbre de Mme d’Aiguillon », op. cit., pp. 127-128. 14 Cf., sur l’importance de la Geduld en contexte luthérien, S. Karant-Nunn, op. cit., p. 191. 15 Voir par exemple Bourdaloue, Louis. « Sermon pour le mercredi de la première semaine », dans Sermons pour tous les jours de Carême. Paris : Mabre-Cramoisy, 1692, p. 266 : « un démon malheureux qui est sans cesse dans le trouble, qui souffle de continuelles inquiétudes et qui, dans ses désordres, n’a point de repos ; il est même incapable d’en avoir. » 16 Bossuet, « Sermon sur la dévotion à la Vierge » (1651), O.O., t. I, p. 74. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 131 s’est pas passé, c’est-à-dire sur ce que le mourant exemplaire dont il parle a su éviter 17 ». Et de fait, les exemples d’oraisons funèbres qui non seulement affirment l’impassibilité du défunt, mais nient explicitement les émotions qui auraient pu l’envahir, ne manquent pas. Les formes négatives envahissent également le portrait du bon mourant dressé, de manière propédeutique, dans de nombreux sermons, ainsi chez Bossuet, qui développe ce thème à plusieurs reprises dans son œuvre oratoire - et en particulier devant la Cour : Il [L’homme de bien] ne s’afflige donc pas de quitter son corps ; il sait qu’il ne le perd pas. […] Ainsi, lorsque nous vivons dans cette chair, nous ne devons pas nous y attacher comme si nous y devions demeurer toujours ; et lorsqu’il en faut sortir, nous ne devons pas nous affliger comme si nous n’y devions jamais retourner 18 . La mort est alors, comme chez les stoïciens, expérience de détachement et de dépossession acceptée par un effort quasi surhumain de la volonté. Lorsque Bossuet écrit de Le Tellier : « ‘Je veux, dit-il, m’arracher jusqu’aux moindres vestiges de l’humanité.’ », la place de l’incise (dit-il), qui vient mettre en valeur le verbe de volonté, n’est pas indifférente : il s’agit bien de glorifier la puissance de la volonté du défunt, qui devance en quelque sorte la mort approchant, et quitte l’humanité avant que la mort ne l’en arrache. L’image stoïcienne de la mort comme un « départ en voyage » apparaît à maintes reprises dans les oraisons funèbres, ainsi chez Bourdaloue racontant la mort du Grand Condé : Posséda-t-il jamais son âme avec plus de fermeté ; et dans un jour de bataille, eut-il jamais plus de présence et plus d’application d’esprit que ce jour-là ? Quoique mourant, aucun de ses devoirs ne lui échappe. […] Vous diriez qu’en effet la mort n’est pour lui qu’un départ et un voyage auquel il se dispose ; au lieu que l’impie la regarde comme une entière ruine, et comme une totale destruction : Et quod a nobis est iter exterminium 19 . Et de fait, les effets de sourdine, de flou, de brouillage, ainsi que les procédures formelles de ralentissement, remarquablement mis en lumière par C. Cagnat 20 , mettent déjà à distance cette scène de séparation : non seule- 17 Cagnat, Constance. La Mort classique : écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Champion, 1995, p. 257. 18 Bossuet, « Sermon sur la Résurrection » (1669), O.O., t. V, p. 484. 19 Bourdaloue, Louis. « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », dans Œuvres. Paris : Firmin Didot, 1840, t. III, p. 79. 20 Sur l’« effet de ralenti, qui permet de rendre l’atmosphère feutrée de la chambre du mourant, en atténuant la vivacité des actions qui s’y déroulent », voir C. Cagnat, op. cit., pp. 232- 236. Anne Régent-Susini 132 ment le mourant se trouve ainsi entouré « d’une aura prestigieuse », mais par son écriture même, le récit de mort montre le mourant de loin ; le départ a déjà eu lieu, l’heure n’est plus à l’émotion : « L’impression produite est celle d’une extrême mesure, d’une extraordinaire maîtrise. » 21 Ainsi, comme philosopher, être chrétien, c’est apprendre à mourir - et les points de passages sont nombreux entre la sagesse stoïcienne enseignant à l’homme à se tenir toujours prêt au départ, et la sagesse chrétienne lui apprenant à mourir « tous les jours » 22 . Pour autant, la valeur que le modèle stoïcien attribue aux émotions, et en particulier aux larmes est, à l’évidence, bien différente de celle que leur attribue le modèle chrétien. D’une part, la sérénité du mourant n’est pas tant due à sa force d’âme intrinsèque qu’à la confiance qu’il place en Dieu - ainsi la duchesse de Longueville, qui auparavant redoutait infiniment la mort, à la fois comme disparition de son être physique et comme seuil du Jugement : Cependant ces deux c raintes qui avaient été si violentes de cette princesse furent calmées dès qu’elle se vit proche de ce qui lui avait fait tant de peur. Elle trouva dans les trésors infinis de la miséricorde de Dieu et dans les mérites de Jésus-Christ de quoi s’établir dans une confiance qui apaisa toutes ses terreurs 23 . D’autre part, il existe bien, en régime chrétien, des émotions légitimes, voire nécessaires, face à la mort : car avant d’être « pure lumière » et « claire vision » 24 , la mort est aussi le moment où se dresse le bilan d’une vie nécessairement imparfaite, et derrière elle se profile non seulement la vie éternelle, mais le Jugement divin : « si on vous dit qu’il ne faut pas être si craintif ni si inquiet, craignez de perdre la crainte qui est le fondement du salut […] », rappelait Bourdaloue après Tertullien dans un sermon de Carême : Les prospérités du monde la dissipent ; leur libertinage l’arrache, le péché l’étouffe. Craignez donc de perdre cette crainte si salutaire. Car comme elle est le commencement du salut, sa perte est le commencement de la réprobation. […] Puisque le jugement de Dieu porte une conséquence d’une éternité de récompenses ou de supplices, ne faut-il pas avoir une crainte 21 Ibid., p. 245. 22 Voir Bossuet, « Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche », O.O., t. VI, pp. 201-202. 23 « Oraison funèbre de Anne-Geneviève de Bourbon », op. cit., p. 297. 24 Bossuet, « Oraison funèbre de Michel Le Tellier », op. cit., p. 360. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 133 proportionnée à l’infinité de ces peines, et une diligence à faire du bien qui ait du rapport à cette récompense 25 ? Cette crainte légitime, c’est aussi la « sainte frayeur » que doit inspirer l’eucharistie, et en particulier l’extrême-onction : Les chrétiens ne connaissent plus la sainte frayeur dont on était saisi autrefois à la vue du sacrifice. On dirait qu’il eût cessé d’être terrible […]. Gens du monde, vous ne pensez pas à ces horribles profanations : à la mort vous y penserez avec confusion et saisissement 26 . C’est assez dire que l’émotion ne possède nulle valeur axiologique intrinsèque : de même qu’il y a un bon et un mauvais amour (amor Dei et amor sui), il y a de bonnes et de mauvaises larmes, une bonne et une mauvaise crainte - comme l’exposait déjà Paul aux Corinthiens (2 Cor 7,10 : Quæ enim secundum Deum tristitia est, pœnitentiam in salutem stabilem operatur: sæculi autem tristitia mortem operatur). Instant décisif, critique, au sens propre du terme, la bonne mort chrétienne, a fortiori catholique 27 , ne saurait donc se vivre sur le mode du pur détachement - et l’oraison funèbre prononcée en chaire doit à ce titre s’éloigner de l’archétype païen, pour présenter les derniers instants du défunt, non plus comme une stase stoïcienne, mais comme un acmé émotionnel et spirituel. Pour ceux qui ont gravement erré, le chagrin et l’angoisse des derniers moments attestent, par leur intensité, d’une prise de conscience salutaire : pour ces repentis de la dernière heure (ou de l’avant-dernière), le prédicateur et son public pourront espérer le pardon divin. Il n’est guère surprenant, dans cette perspective, qu’Henriette d’Angleterre et Condé, dont les accointances de jeunesse avec le libertinage étaient connues de tous, manifestent des émotions extrêmes durant leur agonie : C’est alors qu’empruntant la voix et employant le ministère de celui qui l’assistait, il [Condé] déclara le désespoir où il était […] C’est alors qu’[…] il s’affligea de ne pas souffrir assez 28 . Elle s’écrie : « Ô mon Dieu, pourquoi n’ai-je pas toujours mis en vous ma confiance 29 » ? 25 Bourdaloue, Sermons pour tous les jours de Carême, op. cit., p. 214. 26 Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », op. cit., p. 452. 27 Chez les catholiques en effet (et dans une moindre mesure chez les luthériens), le croyant a son rôle à jouer dans son propre salut ; il ne s’agit donc pas seulement d’accepter la mort, mais d’adopter à son approche la juste attitude et le juste comportement. 28 Bourdaloue, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon », op. cit., p. 80. 29 Bossuet, « Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre », op. cit., p. 673. Anne Régent-Susini 134 Cependant, même les fidèles aux vies moins aventureuses ne voient pas la mort approcher dans une complète sérénité : partagés entre sentiment violent de l’attachement au Créateur et vifs mouvements de pénitence, ils échappent, là encore, au modèle stoïcien - tels Mme d’Aiguillon dépeinte par Fléchier : autant de mots, autant de sentiments de piété ; autant de soupirs, autant de transports de pénitence. […] Ce fut alors que dans les exercices de la plus vive foi, de la plus ferme espérance, de la plus ardente charité, de la plus humble pénitence, entre des paroles touchantes et un silence éternel, elle remit son âme entre les mains de celui qui l’avait créée 30 . En fait, la bonne mort n’est pas précédée par l’extinction des émotions, mais par leur exacerbation : autrement dit, la bonne mort est précédée par la vie portée à son incandescence, selon un topos régulièrement orchestré dans divers types d’écrits et de contextes, à la Cour comme à la ville. C’est ainsi que Gilles Buhot écrit du prêtre et chanoine Michel Rocher : tout ainsi qu’un flambeau estant prest à l’éteindre, jette une plus grande flâme, ceux qui l’ont veu mourir asseurent que sa piété parut encore toute autre dans les agonies de la mort, qu’elle ne s’estoit manifestée dans les actions de sa vie. […] Comme on lui presente la Croix à baiser, il la prend entre ses mains & l’embrasse avec tant de ferveur & des paroles si amoureuses, qu’on fut contraint de la luy ôter, de peur que la violence de ses sentimens ne luy diminuât si peu qui luy restoit de vie 31 . Ou encore que Mme de Sévigné raconte du chancelier Séguier : « Son bel esprit, sa prodigieuse mémoire, sa naturelle éloquence, sa haute piété, se sont rassemblés aux derniers jours de sa vie » 32 . L’évêque de Montpellier Fénolliet se montre encore plus explicite, parlant de Louis XIII : Et combien que toute sa vie passée rendist testmoignage de sa pieté ; neantmoins comme le mouvement naturel est toujours plus fort vers la fin qu’au commencement ; aussi en ceste derniere action, son zele, sa foy, sa devotion, rendirent plus d’effects de leur [sic] saincts mouvemens 33 . L’agonie devient ainsi acmé de vie et d’affects où les paroles, bien souvent, soit que les forces manquent, soit que les émotions soient trop fortes, le cèdent aux larmes - et Fenolliet de poursuivre : 30 Fléchier, « Oraison funèbre de Mme d’Aiguillon », op. cit., pp. 128-129. 31 Buhot, Gilles. Discours funèbre sur le trépas de maistre Michel Rocher, prêtre, pénitencier et chanoine théologal en l’égise cathédrale de Baieux. Caen : Pierre Poisson, 1654, pp. 96-97. 32 Mme de Sévigné, Correspondance, op. cit., p. 429. 33 Fenolliet, Pierre de. Oraison funèbre sur la mort du Roi Louis le Juste. Paris : V ve Camusat, 1643, p. 36. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 135 Après donc avoir visité sa concience, & rendu compte à Dieu de ses actions à l’oreille du Confesseur, il luy demeuroit le desir de recevoir le Pain de vie, & le sainct Sacrement de l’Autel ; desir si grand, qu’ayant perdu la parole, comme on luy demanda s’il le vouloit, ouvrant les yeux il respandit des larmes. Cœur invincible & Chrestien ! qui ne pouvant temoigner son desir par la langue, le tesmoigne par les yeux, afin qu’autant de gouttes qu’ils versoient, fussent autant de demandes & de chaudes prieres de recevoir son Dieu […] & apres avoir donné d’autres larmes pour la benediction de ses enfans, […] il rend son ame à Dieu 34 . De fait, les larmes - dont les vertus salvifiques dans la tradition chrétienne sont bien connues 35 - tiennent une place privilégiée tout au long de la vie chrétienne, et en particulier à l’approche de la mort. Mais elles ne sont pas seulement la manifestation d’un affect ; elles constituent un véritable langage, adressé à la fois à Dieu et aux témoins 36 , en une sorte de double énonciation. Ce langage des affects prolonge le langage verbal auquel il se substitue parfois, transposant ainsi sur le plan émotionnel le topos du saint qui meurt en parlant : même quand les mots sont devenus impossibles, les émotions, ou leur absence, continuent de parler. C’est ainsi que Fromentières déclare de l’archevêque Hardouin de Péréfixe : l’usage mesme de la parole luy manquant, il employa jusques aux fremissemens & aux convulsions de la mort pour loüer son Sauveur Ipsum stridorem quo mortalium vita finitur, in laudes Domini convertebat. A mesure qu’il perdoit un de ses sens, il substituoit aussi-tost ceux qui luy restoient pour continuer, autant qu’ils le pouvoit, & selon leur faculté naturelle, le mesme témoignage à JESUS-CHRIST, & son ame ne se pouvant plus exrimer par son corps : Absolutâ melodiâ è sanctitate charitateque contextâ, cette belle ame enfin fit un dernier effort, pour aller sans milieu & sans organe loüer éternellement Dieu en luy-mesme 37 . Comme le montre Gary Kuchar, les larmes peuvent en effet être envisagées comme une forme virtuelle de kérygme, une proclamation de la volonté 34 Loc. cit. 35 Voir notamment la belle étude de Nagy, Piroska. Le Don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête d’institution, V e - XIII e siècle. Paris : Albin Michel, 2000. 36 Cf., à propos de l’Angleterre protestante, ce qu’écrit Sullivan, Erin. Secret Contagions: Sadness and the Self in Early Modern England. Londres : University College London, 2010, p. 204 : « [t]he passive acceptance of sadness and suffering, believed to be sent from God, was one of the central ways in which believers could demonstrate to themselves and others the extent of their sorrow for sin, their connection with God, and their inclusion among the elect ». 37 Fromentières, « Oraison funèbre de M. l’archevêque de Paris » (1671), op. cit., p. 109. Anne Régent-Susini 136 divine dont la force surpasse la capacité de l’âme à contenir ou à supporter la puissance de l’amour divin 38 . Au-delà même de la repentance qu’elles accompagnent, elles s’inscrivent dans une dynamique émotionnelle qui détourne le sujet du visible et le réoriente vers l’invisible - dynamique fonctionnant comme un langage par lequel il établit une relation avec la radicale intériorité d’un Dieu qu’Augustin décrivait comme « plus intime que ma part la plus intime, et plus haut que ma part la plus haute » (interior intimo meo et superior summo meo). En témoigne l’oraison funèbre que Fromentières consacre à M. de Lionne : Il sort de son lit ; il se prosterne par terre ; il arrose le plancher de ses larmes ; il s’explique, comme Madelaine, aux pieds de JESUS-CHRIST, avec ses yeux, & il y a grande apparence que JESUS-CHRIST luy dît aussi, comme à Madelaine, allez en paix, vade in pace 39 . Suit un développement sur l’importance des larmes pour le chrétien, mais aussi sur la distinction nécessaire entre les larmes des faibles et les larmes des forts. Car le langage des émotions est un langage foncièrement ambivalent. Pour expressif qu’il soit, il s’avère d’autant plus ambigu qu’il n’est pas verbal : les intenses émotions manifestées lors de l’agonie sont-elles à mettre au compte d’une authentique ardeur religieuse ou de la simple terreur du Jugement, voire simplement de la mort elle-même 40 ? Les larmes sont-elles de componction ou de désespérance ? Ce n’est pas seulement l’épineuse distinction entre attrition et contrition qui se rejoue ici 41 , mais bien plutôt l’opposition, plus radicale, entre nature et surnature, peur de la mort et 38 Voir Kuchar, Gary. The Poetry of Religious Sorrow in Early Modern England. Cambridge: Cambridge University Press, 2008, p. 6. 39 Fromentières, Jean-Louis de. « Oraison funèbre de M. de Lionne, ministre d’Estat » (1671), dans Œuvres mêlées, op. cit., p. 222. 40 Bossuet dépeint ainsi dans son Sermon du mauvais riche (1662) les fausses « bonnes morts », dans lesquelles les vives émotions ne sont sous-tendues que par la peur de quitter le monde : « Il est facile de jouer par crainte le personnage d’un pénitent. Le cœur a des mouvements artificiels qui se font et se défont en un moment. Mais ne nous laissons point abuser à ces belles conversions des mourants, qui, peignant et sur les eux et sur le visage, et même, pour mieux tromper, dans la fantaisie alarmée, l’image d’un pénitent, font croire que le cœur est changé : car une telle pénitence, bien loin d’entrer assez avant pour arracher l’amour du monde, souvent, je ne crains pas de le dire, elle est faite par l’amour du monde. » (O.O., t. IV, pp. 201-202). 41 Du reste, il ne s’agissait pas, en général, de rejeter l’attrition, qui était conçue, soit comme une propédeutique à la pénitence, soit même comme sa condition suffisante (voir le titre explicite du scotiste Sébastien Dupasquier : L’Attrition suffisante pour la rémission des péchés dans le sacrement de pénitence. Lyon : Anisson, 1687). Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 137 crainte du Jugement 42 . La question n’était pas nouvelle : sans même évoquer les réflexions menées en Orient sur le penthos, ou encore les méditations de Cassien et d’Evagre sur la tristitia, les scolastiques, déjà, avaient soigneusement distingué désespoir et pénitence. Il s’agit donc, pour le prédicateur, de proposer un accompagnement herméneutique très explicite de la scène de mort, afin que les émotions attribuées au mourant puissent être attribuées sans équivoque à l’amour de Dieu, et non à l’amour de soi : nul ne doit croire que le défunt, littéralement, pleure sur son sort. Quoi qu’il en soit, le tiraillement de la scène de mort présentée par l’orateur funèbre est patent. Alors même qu’il s’agit d’un passage à la fois éminemment visuel et puissamment pathétique, et explicitement donné pour tel (le terme spectacle est récurrent), que peut, au juste, se représenter l’auditeur du discours, ou le lecteur de sa version imprimée ? Le mourant est-il stoïque ou bouleversé ? Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, les discours ne procèdent qu’assez rarement à un véritable étalement chronologique des états émotionnels 43 - comme par exemple dans l’oraison funèbre que Jean-Baptiste de Beauvais prononce pour Louis XV, où les émotions intenses de la pénitence, diffractées dans tout le palais par une cérémonie de pénitence publique sont suivies d’un total apaisement, jusqu’à la mort : Après avoir rompu le lien fatal qui enchaînait son cœur, il invoque les secours et les consolations de la religion ; et avec quels profonds sentiments de foi et de douleur il s’applique à lui-même les gémissements du roi pénitent ! avec quelle amertume il repasse dans son âme toutes les années de sa vie, et les péchés de l’homme, et les péchés du prince ! Il veut que les regrets dont son cœur est pénétré retentissent au milieu de son palais […]. Après une cérémonie dont l’appareil porte le trouble et l’effroi dans les âmes les plus constantes, contemplez la tranquillité du roi : ne semble-t-il 42 Les deux, de fait, pouvaient se conjoindre, au moins pour un temps, même chez les « bons » chrétiens, que la surnature n’arrachait pas pour autant à la nature ; voir ce que Gabriel Roquette écrit de Mme de Longueville dans l’oraison funèbre qu’il lui consacre : « Elle avait toujours eu une grande crainte de la mort, et ce que la foi lui avait appris de la justice et des jugements de Dieu se joignant encore à l’horreur empreinte dans la nature pour cette dissolution de notre être, elle n’avait jamais envisagé sans terreur le moment redoutable qui devait décider de son éternité. » (« Oraison funèbre de Anne-Geneviève de Bourbon », op. cit., p. 296). Cependant, la Duchesse s’apaise à l’approche de la mort (voir la citation donnée plus haut). 43 Sur la manière dont les luthériens envisagent la bonne mort comme une succession d’émotions (profond regret du péché, désir du pardon, et compréhension joyeuse de la signification de l’expiation comme elle a été accomplie par la Passion), voir S. Karant-Nunn, The Reformation of Feeling, op. cit., p. 199. Anne Régent-Susini 138 pas que le calme de son âme ait passé jusque dans ses sens ? […] des symptômes effrayants annoncent l’approche du trépas : ne craignez point que la terreur abatte l’âme de Louis. Non, Français, non, votre roi ne dérogera pas au courage de sa race auguste 44 . L’oscillation entre émotion et impassibilité peut également être thématisée, comme dans l’oraison funèbre de la Duchesse de Montausier par Fléchier : Après s’être acquittée de tous ses devoirs à la cour, elle a souffert comme vous souffrez dans vos cellules, sans murmurer et sans se plaindre. Que dis-je, Mesdames, sans se plaindre ? Oublié-je ce que j’ai vu, ce que j’ai ouï ? ces soupirs sortis du fond de son cœur, cette tristesse peinte sur son visage, ses paroles mêlées de douleur et de crainte ? Ne craignez rien qui fasse tort à sa mémoire et à sa vertu. Cette émotion, dont je vous parle, n’était pas une faiblesse d’esprit : c’était un zèle de pénitence […] 45 . Mais la plupart du temps, bouleversement et sérénité coexistent au sein d’un même passage, sans être clairement articulés, comme lors de certaines pratiques religieuses médiévales dans lesquelles l’expérience de l’amour divin semble indissociable du mélange d’émotions réputées contradictoires (joie et tristesse, soulagement et inquiétude, etc.) 46 Ainsi, qu’a pu au juste « voir » Fléchier, qui se donnant pour témoin oculaire de la « bonne mort » de Montausier, déclare : Je vis ce visage que la crainte de la mort ne fit point pâlir […] Je vis un cœur brisé de douleur dans le tribunal de la Pénitence, pénétré de reconnaissance et d’amour à la vue du Saint Viatique […] Je vis enfin comment meurt un chrétien qui a bien vécu 47 ? Certes, dira-t-on, la sérénité face à la mort apparaît fort naturellement dissociée du remords face aux péchés passés. Cependant, que donne à imaginer une telle scène ? Comment visualiser à la fois le mourant au visage impassible et le cœur brisé de douleur ? Et puisque le discours se veut, à sa manière, prescriptif, comment imiter des émotions aussi contradictoires ? Le personnage principal du « spectacle » qu’est l’agonie se dérobe à jamais ; support-symbole d’émotions contradictoires, il s’efface en tant que référent visualisable pour incarner les diverses facettes, tout à fait compatibles quant 44 Beauvais, Jean-Baptiste-Charles-Marie de. « Oraison funèbre de très-grand, trèshaut, très-puissant et très-excellent prince, Louis XV le Bien-Aimé » (1774). Paris : Guillaume Desprez, 1674, pp. 40-41 (je souligne). 45 Fléchier, « Oraison funèbre de Mme la Duchesse d’Aiguillon », op. cit. 46 En revanche, ces émotions contradictoires ne sont jamais unies sur un mode oxymorique, comme ce peut être le cas dans certains poèmes de dévotion (notamment anglais) de la même époque. 47 Fléchier, « Oraison funèbre du duc de Montausier », op. cit., pp. 478-479. Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 139 à elles, d’une doctrine. Quant à l’auditeur lui-même, il se trouve renvoyé à une sorte de gageure émotionnelle : d’une part, la constance du défunt est explicitement donnée en exemple aux auditeurs. D’autre part, le discours amplifie à loisir l’urgence pathétique de l’agonie, souligne l’importance critique des derniers sacrements et met complaisamment en scène le desengaño tragique de la disparition des grands. De même que le mourant à la fois terrorisé et réconforté par les derniers sacrements, l’auditeur voit son angoisse à la fois nourrie et apaisée par le discours du prédicateur. Le malaise de l’oraison funèbre, hantée par l’imposant modèle païen qu’elle ne parvient jamais vraiment à congédier, est également palpable dans les précautions prises par l’orateur pour guider fermement l’interprétation de la sérénité du mourant - car s’il est aisé d’y voir une maîtrise des affects, il ne faudrait pas y soupçonner l’orchestration délibérée d’une orgueilleuse impassibilité, le spectacle du non-spectacle, l’une de ces fausses vertus d’autant plus dangereuses qu’elles se donnent, précisément, pour vertus 48 . C’est ainsi que Bossuet, se faisant par l’emploi du nous relais de vision et d’interprétation pour ses auditeurs, esquisse dans l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre les images-repoussoirs des deux « males morts » évitées par la défunte, l’anarchie de la panique et la fausse vertu de maîtrise : Nous ne voyions en elle, ni cette ostentation par laquelle on veut tromper les autres, ni ces émotions d’une âme alarmée, par lesquelles on se trompe soi-même. Tout était simple, tout était solide, tout était tranquille ; tout partait d’une âme soumise, et d’une source sanctifiée par le Saint-Esprit 49 . C’est qu’en régime chrétien, il n’est de force que faiblesse ; la seule vertu véritable n’est ni maîtrise ni abandon au torrent des émotions, mais acceptation de se laisser déposséder 50 . Alors que le stoïcien tente de maîtriser jusqu’au bout ses émotions et sa vie, le chrétien, in fine s’il ne l’a pas fait auparavant, accepte de se laisser agir par Dieu 51 . On ne s’étonnera pas, dès lors, de trouver une remarque particulièrement explicite dans l’oraison 48 On retrouve là une thématique développée dans le débat sur les vertus des païens, ainsi que dans la controverse autour de la moralité du théâtre - et du héros tragique en particulier. Voir Laurent Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, 2007. 49 Bossuet, « Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre », O.O., t. V, p. 675. 50 Peut-être cette insistance ne visait-elle pas seulement les prétentions aristocratiques à un certain néo-stoïcisme, mais aussi certaines recommandations calvinistes très opposées à toute manifestation de tristesse à l’approche de la mort et centrées moins sur la prise en charge des émotions du mourant que sur l’édification des vivants. 51 Voir Constance Cagnat, La Mort classique, op. cit., p. 268. Anne Régent-Susini 140 funèbre que Bossuet consacre au prince de Condé, grand capitaine particulièrement susceptible d’être associé au néostoïcisme aristocratique, dont la constance, pour le prédicateur, ne saurait être que mensongère : Ce que le prince commença ensuite pour s’acquitter des devoirs de la religion mériterait d’être raconté à toute la terre, non à cause qu’il est remarquable, mais à cause, pour ainsi dire, qu’il ne l’est pas, et qu’un prince si exposé à tout l’univers ne donne rien aux spectateurs. N’attendez donc pas, Messieurs, de ces magnifiques paroles qui ne servent qu’à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les efforts d’une âme agitée qui combat ou qui dissimule son trouble secret 52 . L’oraison funèbre s’avère ainsi habitée par un schème comparatif récurrent : il ne s’agit pas seulement de bien mourir, mais de mieux mourir. L’objet de cette rivalité obsédante est le plus souvent le modèle stoïcien, mais il peut s’étendre à tout modèle païen de belle mort 53 , tant le genre de l’oraison funèbre apparaît travaillé par ses origines païennes, qui semblent lui poser, inlassablement, les mêmes questions : l’homme peut-il légitimement être loué et admiré ? existe-t-il une vertu purement humaine ? Pour autant, la confrontation au modèle des origines ne vaut pas toujours opposition, comme en témoigne l’oraison funèbre d’Anne d’Autriche par Fromentières. Certes la reine y manifeste l’absolue supériorité de la « Philosophie toute chrétienne » sur « le Paganisme » - la rivalité ne s’établissant pas cette fois avec le stoïcisme, mais avec les grandes figures grecque (Socrate) et romaine (Caton) incarnant l’acceptation courageuse de la mort - mais, loin de s’opposer radicalement à l’idéal qu’incarnaient les plus grands héros païens, la reine chrétienne, bien que femme, l’accomplit 52 Bossuet, « Oraison funèbre de Louis de Bourbon, O.O., t. VI, p. 452. Le même thème se trouve développé au sujet d’un autre ex-« esprit fort » dans l’« Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre » : « n’attendez pas de cette princesse des discours étudiés et magnifiques : une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. » (O.O., t. V, p. 673). 53 Plus rarement, ce schème comparatif prend la forme d’un développement sur le perfectionnement de la Loi ancienne (vétérotestamentaire) par la Loi nouvelle (néotestamentaire) - avec toujours, en arrière-plan, la vague supposition d’un progrès moral et spirituel, mais cette fois par rapport aux anciens Juifs et non plus aux païens. C’est le cas, par exemple, dans l’oraison funèbre de Hardouin de Péréfixe par Fromentières (op. cit., pp. 107-108) : « Voilà, MESSIEURS, jusqu’où la nouvelle Loy a enrichi sur l’ancienne, la verité sur la figure. Samuël meurt dans les sentimens de Moïse, dans la pensée de son innocence, il n’y a rien à redire : Mais Hardoüin de Perefixe, un Archevesque, doit mourir dans les sentimens de JESUS- Christ, dans la pensée de son indignité. » Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 141 et le dépasse, en le mettant véritablement en pratique et en le dépouillant de toute ambivalence : C’est l’un des plus grands aveuglements du Paganisme, d’avoir crû le courage de ses Héros, ou la confiance de ses Philosophes veritable, & de n’avoir pas remarqué qu’en mesme temps qu’ils paroissoient triompher de la douleur, ou de la mort, ils se laissoient honteusement vaincre euxmesmes, ou par l’orgueil, ou par la crainte. Les Chrestiens qui n’ont jamais parlé si pompeusement de leurs Martyrs, que Rome & Athénes de leurs Catons, & de leurs Socrates, & qui, comme dit saint Cyprien, ont mieux aimé faire de grandes choses, qu’en dire : Non loquimur magna, sed facimus : ne laissent pas neanmoins de connoistre fort bien les avantages que la grace a donnez parmy eux à la force, & de voir que cette vertu estant assistée de la charité, a souvent esté capable de faire produire à des femmes mesmes des actions plus heroïques, que tous les Payens n’en ont sçû écrire de leurs plus grands hommes. […] Si nous en croyons les Philosophes mêmes, le plus noble exercice de la force, est de ne point ceder aux malheurs qui arrivent, de ne se point détourner lâchement des playes dont le hazard nous frappe, mais de recevoir sans trembler dans son propre sein les traits que le Ciel y lance : Pulcherrima pars fortitudinis obviam ire vulneribus, tela ne vitare quidem, sed pectore excipere [Sénèque, épître 67]. Ce que la Philosophie n’a scû que décrire, nostre grande Reine sçait le pratiquer à la lettre. Elle reçoit avec soumission la playe que le Ciel luy envoye ; elle la porte dans son sein sans murmure ; elle en parle aussi froidement, que si elle luy estoit étrangere ; & ce qui met toute la Philosophie des Catons fort au dessous de la sienne, c’est qu’elle ne se met point en peine de la durée d’un mal si cruel, & qu’elle n’en demande point la guerison. Quelques Eloges que Seneque se soit efforcé de donner à la mort de Caton, qui ne voit que cette mort est plûtost un coup de desespoir, qu’un chef-d’œuvre de courage &, comme a fort bien remarqué S. Augustin, ne fut-ce pas parce que ce Payen ne pouvoit souffrir long-temps qu’il voulut souffrir si peu ? Fuit in Catone vera infirmitas adversa non sustinens. Nostre Reine plus courageuse, ne se lasse point de ses souffrances […] 54 . Ainsi, ce ne sont pas seulement les anges et les démons représentés sur tant d’artes moriendi qui luttent autour du lit de mort : la bataille qui se livre autour des derniers moments du défunt est aussi une bataille des signes émotionnels, multiples et contradictoires, que l’orateur funèbre doit arbitrer, mettre en scène et interpréter pour ses auditeurs. Car ces signes émotionnels composent un message, destiné à la fois à Dieu et aux hommes. C’est aussi pour cela qu’on s’assemble autour du mourant : non seulement par attachement pour lui, mais pour être témoin de ce qu’il a dit par sa mort 54 Fromentières, « Oraison funèbre d’Anne d’Autriche », op. cit., pp. 50-51. Anne Régent-Susini 142 et en témoigner à son tour 55 . Il arrive, certes, que le mourant formule son message en mots - et le topos hagiographique du saint qui meurt en parlant (ou en chantant les louanges de Dieu) est encore bien présent au XVII e siècle 56 . Toutefois, le plus souvent, ce sont les émotions du mourant qui prennent le relais des mots - ceux du mourant comme ceux de l’orateur : C’est ici, Messieurs, où mon oraison finit, et où la sienne commence. […] Toute la force d’émouvoir, de toucher, et de persuader, toutes les matières de louanges, tout ce qu’il faut pour la gloire du plus grand des hommes, se trouve enfermé dans les actions du Prince malade. Il sera son orateur luimême 57 . Avant d’être une expérience psychologique autonome, l’émotion - ou au contraire l’impassibilité - sont un langage 58 . Cette dimension dialogique de l’émotion, tournée vers l’extérieur et non pas seulement vers l’intériorité, est encore plus prégnante dans l’oraison funèbre, où l’orateur, qu’il ait été témoin oculaire ou qu’il se fonde sur le récit de témoins, ne peut dépeindre le mourant que de l’extérieur 59 . Dès lors, même si le mourant peut appa- 55 Voir S. Karant-Nunn, The Reformation of Feeling, op. cit., p. 191. 56 Voir G. Buhot, Discours funèbre sur le trépas du roi Louis le Juste, op. cit., p. 18 : « pendant que son corps s’immole à la divine majesté par l’exercice des souffrances, il veut que son âme bruslât des ferveurs de la charité, lui serve d’holocauste, & continue toujours jusqu’au dernier souspir à chanter ses miséricordes : Vita potius deficiente, quam cantu, la vie luy manquant plustost que ce chant agreable, la respiration plustost que les louanges : comme on dit de ces petits oiseaux qui meurent dans un doux concert qu’ils font à l’enui l’un de l’autre, & qui sont dejà estouffez que le son de leurs voix roulle & retentit encore dans le vague de l’air, Vita potius deficiente, quam cantu. » 57 Cité par Hennequin, Jacques. « Les problèmes du genre de l’oraison funèbre selon les prédicateurs de Louis XIII en 1643 », Recherches sur l’histoire de la poétique. Berne : Peter Lang, 1984, p. 78. 58 Voir G. Kuchar, The Poetry of Religious Sorrow, op. cit. 59 Ainsi, sauf anomalie, l’orateur funèbre ne peut être le confesseur du défunt et ne doit pas chercher à percer le secret de cette ultime confession. Voir la manière dont Mlle de Motteville, rédigeant le mémoire qui devait servir de base à l’oraison funèbre de Bossuet sur Henriette de France renonce à demander au confesseur « les dispositions de son âme sur la mort » (« Mémoire sur la vie d’Henriette de France », dans A. Hurel, Les Orateurs sacrés à la Cour de Louis XIV, op. cit.) ; et la remarque de Saint-Simon concernant l’oraison funèbre de la Dauphine prononcée par le Père de la Rue en 1712 : « On fut étonné qu’il s’en fût chargé après ce qui lui était arrivé à la mort de cette princesse [elle avait choisi, en ces ultimes moment, un autre confesseur] ; indépendamment de cet événement, la fonction n’était guère celle d’un confesseur » (Mémoires. Paris : Gallimard, 1985, t. IV, p. 490 ; je souligne). Des difficultés de convertir l’oraison funèbre 143 raître comme isolé, unique acteur individualisé au milieu d’un entourage indifférencié, îlot de constance perdu dans un océan de larme 60 dont la puissance pathétique est encore amplifiée par l’indistinction des autres personnages, qui n’existent que par leur douleur, il n’en reste pas moins foncièrement un sujet parlant, et parlant à quelqu’un - dans sa mort même, et par-delà. 60 Voir C. Cagnat, La Mort classique, op. cit., p. 262. Il en va de même dans d’autres traditions rhétoriques, ainsi en Autriche, dans les grandes oraisons funèbres baroques des Habsbourgs ; voir par exemple Traut, Christopher, sj. Ferdinandi des dritten […] Gottseeligkeit. Vienne : 1657, Fol. E3ro ; et Widman, Ferdinand, sj. « M ORGENSTERN BEY DER S ONNE ». Vienne : 1705, Fol. L1 vo (je remercie de tout cœur Ph. Dauga-Casarotto pour ses précieuses indications). PFSCL XLII, 82 (2015) Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron (1618) N ATACHA S ALLIOT (L YCEE A LBERT C HATELET , D OUAI - CPGE) Le cardinal Jacques Davy Du Perron est une figure ecclésiastique célèbre de la cour du roi Henri IV. Il facilite la conversion et l’absolution du souverain et devient évêque d’Évreux en 1595 ; il est fait cardinal en 1604 en récompense de ses actions dans le domaine de la controverse contre les protestants, puis archevêque de Sens en 1606. Outre son implication dans la conversion des réformés, il joue également un rôle politique et diplomatique, notamment du point de vue des relations entretenues avec le Saint- Siège. Après l’assassinat d’Henri IV, il participe aux débats houleux sur l’indépendance du pouvoir des rois et défend avec succès des positions ultramontaines 1 . Il est donc une figure majeure de l’Église et de l’État. Il n’en est pas moins controversé car qualifié d’athée et de jouisseur invétéré par ses ennemis 2 . Enfin, Du Perron ne limite pas son activité à la production d’ouvrages théologiques : ses œuvres rassemblées de façon posthume comportent notamment quelques sermons, une réflexion sur l’éloquence et un corpus poétique. Sa correspondance diplomatique ainsi que ses pensées et traits d’esprit ont également été imprimés. 1 Voir Turchetti, Mario. Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours. Paris : PUF, 2001, pp. 519-523. Après l’assassinat d’Henri IV, la question du tyrannicide est devenue une affaire d’État. Les thèses défendues par Louis Servin au nom du Tiers État et des gallicans, lors des États Généraux de 1614, ne prennent toutefois pas le dessus. La harangue de Du Perron l’emporte, et l’article intitulé « Loi fondamentale » contenu dans le cahier de l’Île-de-France, est supprimé le 2 janvier 1615 (op. cit., pp. 522-523). 2 Voir, notamment, l’image donnée des frères Du Perron par La Confession catholique du sieur de Sancy d’Agrippa d’Aubigné (ouvrage publié en 1660, mais rédigé entre 1597 et 1607, et intégré au Recueil de diverses pièces, servant à l’histoire de Henry III, roy de France et de Pologne, Cologne, Pierre Du Marteau, 1660, pp. 317-456 ; ce recueil connut une série de réimpressions). Natacha Salliot 146 On notera avec intérêt la coïncidence suivante : les témoignages de ses biographes concordent pour indiquer que c’est à la faveur de l’oraison funèbre qu’il prononce à la mort de Ronsard, sous le règne d’Henri III, que la carrière de Du Perron prend son essor, grâce à ses talents littéraires et à une érudition remarquable. Or, selon Verdun Louis Saulnier, cette oraison est l’une des plus belles du genre et contribue à lui donner ses premières lettres de noblesse 3 : la composition de ce type de discours se développe en effet tout particulièrement au moment de la mort d’Henri IV, laquelle suscite une large floraison d’oraisons funèbres à la gloire du monarque assassiné 4 . La pratique du genre, qui associe biographie, épidictique et lamentation, paraît s’être suffisamment répandue lorsque Du Perron meurt huit ans plus tard, en 1618, pour que saint François de Sales propose, dans une lettre qu’il adresse cette même année à Frédéric Borromée, cardinal de Milan, de lui envoyer « quelqu’oraison funèbre prononcée à la mort dudit cardinal Du Perron 5 », qu’il s’attend à pouvoir trouver lors d’un prochain voyage à Paris. De fait, Du Perron fait l’objet de plusieurs oraisons funèbres, comme il sied à un personnage de sa stature politique et ecclésiastique. Néanmoins, certains de ses détracteurs laissent entendre que sa mort ne fut quasiment pas commémorée. L’historien Jean Lévesque de Burigny rapporte ces rumeurs en 1768, dans sa Vie du cardinal Du Perron, faisant état des attaques portées contre lui 6 , et entreprenant de rétablir une vérité différente en mentionnant plusieurs discours consacrés à Du Perron à l’occasion de son décès. 3 Saulnier, Verdun Louis. « L’Oraison funèbre au XVI e siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. X, 1948, pp. 124-157. 4 Voir Hennequin, Jacques. Henri IV dans ses oraisons funèbres ou la naissance d’une légende. Paris : Klincksieck, 1977. Voir également, Du Perron, Jacques Davy. Oraison funèbre sur la mort de Monsieur de Ronsard (1586), éd. M. Simonin. Genève : Droz, 1985. 5 François de Sales. Nouvelles lettres inédites..., t. II, éd. Pierre Louis Datta. Paris : J.- J. Blaise, 1835, 237 e lettre, p. 233. La lettre en question est datée du 16 octobre 1618. 6 Lévesque de Burigny, Jean. Vie du cardinal du Perron, archevêque de Sens et grand aumônier de France. Paris : Debure père, 1768, p. 377 : « Les ennemis de Du Perron ont fait encore une remarque que nous rapportons, parce que nous ne voulons rien omettre. « C’est qu’on ne lui fit aucune Oraison Funèbre, & qu’on vit à peine une Epitaphe, à l’honneur ou à la mémoire d’un personnage si grand & si célébre, qui mourut à Paris, dans le centre des Sciences & des Belles-Lettres, dont il était regardé comme le Patron. » Ce sont les propres termes de l’Auteur, des Remarques sur la Confession de Sancy. » La source mentionnée se trouve dans le Recueil de diverses pièces servant à l’histoire de Henri III [...]. Cologne : P. Du Marteau, 1699, t. II, pp. 179-180. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 147 L’on peut se demander si les discours dont Du Perron est l’objet à sa mort sont à la hauteur de sa renommée en tant que prélat, et s’interroger sur leur valeur du point de vue de la poétique de l’oraison funèbre, genre qui demeure en cours d’élaboration dans ces premières décennies du XVII e siècle 7 . La lecture des oraisons consacrées à Du Perron nous montrera que l’éloge du défunt demeure inséparable d’une perspective politique et confessionnelle déterminée par une volonté de restauration du catholicisme français amorcée sous le règne d’Henri IV. Quel crédit accorder aux rumeurs dont Lévesque de Burigny se fait l’écho ? Lorsque Du Perron décède en 1618, huit compositions voient le jour pour célébrer sa mémoire. Les individus à l’origine de ces discours sont inégalement connus : un texte, intitulé Discours funèbre 8 , demeure anonyme, tandis que le prénom et les fonctions de l’auteur de l’Oraison funèbre faicte sur le trespas du très illustre cardinal Du Perron restent ignorés 9 . Il en va de même pour la Lettre de consolation à Mgr l’archevêque de Sens sur le trespas du cardinal Du Perron son frère 10 , dont seules les initiales du scripteur nous sont parvenues. Parmi les auteurs, deux seulement sont des ecclésiastiques : Barthélemy de Provanchères est chanoine et trésorier de la cathédrale de Sens 11 , le père Georges est un religieux de l’ordre réformé des récollets 12 . Essentiellement rédigées en langue vernaculaire 13 , les oraisons consacrées à 7 L’abbé Adrien Lezat avait jadis repéré une réforme de la prédication lors de la seconde moitié du règne d’Henri IV (De la prédication sous Henri IV. Paris : Didier, 1871, p. 25). 8 Discours funèbre sur la mort de M. le cardinal Du Perron, avec les particularités de son décès. Paris : A. Saugrain, 1618. Il existe également une version publiée à Rouen chez M. Tallebot la même année. 9 De Neuville. Oraison funèbre faicte sur le trespas du très illustre cardinal Du Perron, archevesque de Sens. Paris : J. Corrozet, 1618. La mention « abbé » figure dans Le Long, Jacques. Bibliothèque historique de la France, contenant le catalogue des ouvrages, tant impriméz que manuscrits, qui traitent de l’histoire du royaume ou qui y ont rapport [...], vol. V, éd. Fevret de Fontenette. Paris : Jean-Thomas Hérissant, 1778, p. 643. 10 S. D. R. Lettre de consolation à Mgr l’archevêque de Sens sur le trespas du cardinal Du Perron son frère. Paris : Tiffaine, 1618. 11 Provanchères, Barthélemy de. Harangue funèbre prononcée en l’église de Sens, ès obsèques de Mgr l’illustrissime cardinal du Perron [...] le vingt-troisiesme janvier 1619. Sens : G. Niverd, 1620. 12 Le père Georges. Souspirs de l’Église et regrets de la France sur le trespas de l’illustrissime cardinal Du Perron, en forme d’oraison funèbre. Paris : D. Moreau, 1618. 13 Seule exception, Boutrays, Raoul. Elogium cardinalis Perronii ex III tomo Annalium Rodolphi Botereii [...]. Paris : A. Stephanum, 1618. Natacha Salliot 148 Du Perron témoignent d’une certaine variété formelle ; en effet, pour quelques compositions, la forme privilégiée demeure l’écrit. Il s’agit notamment d’une épître consolatoire 14 , adressée à Jean Du Perron, frère du cardinal et nouvel archevêque de Sens, et d’une œuvre composite mêlant vers et prose 15 . Ce second texte, qui s’inscrit dans la tradition du tombeau poétique, a été composé non pour être prononcé mais pour être lu ; il présente des pièces littéraires de formes variées : stances, épitaphes, nénies. Un troisième texte, l’Histoire abbregée de Thomas Pelletier 16 se rapproche par son titre de la simple nécrologie, mais présente toutefois une composition conforme aux attentes de l’oraison funèbre. Le discours est animé d’une adresse directe au destinataire (de nouveau son frère, Jean). Les parties du discours (exorde, narration et péroraison) permettent de déplorer la mort du cardinal et de méditer sur la fragilité de l’existence tout en faisant l’éloge des qualités du défunt, en présentant sa vie et les circonstances de sa mort 17 . Les autres textes consacrés à la mémoire de Du Perron visent davantage à être prononcés en public et, en cela, relèvent de l’oraison à proprement parler. Cependant, seule la Harangue funèbre de Barthélemy de Provanchères mentionne explicitement qu’elle fut prononcée devant une assemblée, dans l’église de Sens le jour des funérailles du cardinal, en présence de Jean Du Perron. D’autres textes sont publiés dès 1618 pour glorifier le prélat disparu, mais rien n’indique qu’ils aient fait l’objet d’une déclamation en public ; cependant ce fut peut-être le cas pour le discours du père Georges, celui de De Neuville et le Discours funèbre. Le terme d’« oraison » n’étant pas d’emploi systématique dans les titres, son apparition suggère une prise de conscience de la spécificité du genre, même si les textes conservent généralement une trace de leur performance. Ainsi Provanchères fait-il référence 14 S. D. R., op. cit. 15 Condential, Jean. Les Larmes de la France sur le trespas de très-illustre et très-révérend prélat, Messire Jacques Davy, cardinal Du Perron, archevesque de Sens [...]. Paris : P. Mettayer, 1618. 16 Pelletier, Thomas. Histoire abbregée de la vie & de la mort de feu Monsieur l’Illustrissime Cardinal du Perron, grand Aumosnier de France, &c. À Monsieur le Reverendissime Archevesque de Sens son frere, Primat des Gaules & de Germanie. Paris : A. Estienne, 1618. 17 Voir, par exemple, l’opposition entre l’inconstance des choses de l’existence et la fermeté du chrétien dès qu’il en considère la vanité avec un regard éclairé par la foi (B. de Provanchères, op. cit., pp. 2-5) ou encore la méditation sur la mort, assez convenue, du Discours funèbre. Sur le thème de la réflexion sur la mort dans la prédication baroque, voir Bayley, Peter. French Pulpit Oratory (1598-1650). A Study in Themes and Styles, with a Descriptive Catalogue of Printed Texts. Cambridge, London, New York : Cambridge University Press, 1980, p. 133 sq. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 149 aux cérémonies funéraires, cadre dans lequel s’inscrit la Harangue funèbre, et à l’assistance de ces cérémonies, à laquelle il s’adresse directement : Ne pensez point, Messieurs, que je sois en ce lieu, ou la seule obeissance m’a porté, pour addoucir ou rendre moindre la perte, que nous avons faicte en la mort de Monseigneur l’Illustrissime et Reverendissime Cardinal Du Perron, nostre tres digne, et tres honoré Archevesque, c’est pour mesler mes larmes avec les vostres, pour joindre ma tristesse avec celle que je lis sur vos visages, & avec la commune douleur, que je recueille de ces paremens funebres, qui nous environnent, & qui m’advertissent, que non seulement le subject est digne de plaintes, mais qu’il porte avec soy, des causes singulieres de tristesse & de douleur 18 . D’autres passages de la Harangue funèbre permettent de reconstituer la pompe des funérailles du cardinal, tout en soutenant une réflexion sur la vanité de l’existence ; ils servent à manifester visiblement le deuil tout en permettant d’introduire un mouvement de consolation lié à la remémoration des mérites du cardinal : Considerez ce grand cardinal vraye image de sapience de science, & de pieté eslevé au lieu le plus éminent de la Chrestienté, sur le théâtre de la France : Si vous vous en approchez, pour veoir ce qui se présentera à vos yeux, cette Chappelle ardante, ces flambeaux allumez, ces tapisseries noires, ce corps en ce cercueil, ne vous représenteront que des fascheuses misères, esquelles nostre nature est asservie, qui ne combleront vos ames, que de deuil & de tristesse 19 . L’Oraison funèbre de De Neuville fait elle aussi référence, plus discrètement, à un espace où est prononcé le discours : s’adressant également à plusieurs reprises à l’assistance (« Messieurs ») ou y faisant allusion 20 , l’orateur annonce désirer « ourdir en sa mémoire ce plaintif discours sur son funeste tombeau 21 ». Quant à la composition du père Georges, qui se définit comme une oraison funèbre dès le titre, elle s’adresse à un auditoire et non au seul frère de Du Perron 22 . Pourtant, à la différence de ce que l’on remarque habituellement dans les titres des oraisons, celles consacrées à Du Perron, hormis la Harangue de Provanchères, ne précisent pas réellement les 18 B. de Provanchères, op. cit., pp. 5-6. 19 Ibid., pp. 10-11. 20 De Neuville, op. cit., p. 9 : « l’honorable assistance ». 21 Ibid., p. 7. 22 Le père Georges, op. cit., p. 8-9 : « Mais laissons Messieurs, laissons gemir ce pauvre peuple affaissé sous la pesanteur de ses propres miseres, & parlons des sensibles desastres qui nous touchent : ce que j’ay à vous dire, ne se peut recenser qu’avec des regrets, ny moins encor peindre, qu’avec des larmes. » Natacha Salliot 150 circonstances de leur prononciation, alors que c’est le cas, par exemple, pour les oraisons des autres prédicateurs célèbres de la période, tels que Coeffeteau 23 , Fenouillet 24 ou Cospean 25 . L’examen des titres des oraisons funèbres de ces derniers montre que le lieu de leur déclamation est toujours mentionné 26 . C’est sans doute cette particularité qui explique les rumeurs rapportées par Lévesque de Burigny. Les oraisons funèbres consacrées à Du Perron semblent avoir eu une publicité plus limitée, la célébration du défunt étant demeurée circonscrite à son archevêché, seule l’impression des discours assurant une diffusion plus large. On remarque en outre que, malgré leur nombre qui renvoie à l’inflation du genre au cours du XVII e siècle 27 , les oraisons funèbres sur la mort de Du Perron s’inscrivent dans un cercle restreint : les auteurs de ces discours sont dans la plupart des cas des proches du défunt. Ainsi, la harangue de Provanchères est attendue, il s’agit de l’oraison funèbre prononcée lors des funérailles officielles de Du Perron (la version imprimée possède en page titre les armoiries de ce dernier). Barthélemy de Provanchères est également auteur de deux autres oraisons funèbres (l’une en mémoire d’Henri IV, l’autre en l’honneur de Catherine de Lorraine, duchesse de Nevers, morte en 1618 28 ). Depuis 1610, il est trésorier et chanoine de la cathédrale de Sens, statut qui l’autorise à prononcer ces oraisons 29 . Selon Lévesque de Burigny, qui emprunte ses informations à l’oraison de De Neuville, Du Perron tombe malade à Bagnolet puis regagne l’hôtel de Sens à Paris, où il décède aux alentours du 5 septembre 30 . Son corps est enterré dans la cathédrale de Sens et son cœur est confié à l’Église Saint Louis des jésuites à Paris. La Harangue de Provanchères est prononcée avec un décalage par rapport à la date de la mort du Du Perron (le 23 janvier 1619), ce que l’orateur rappelle dans sa 23 Coeffeteau, Nicolas. Harangue funèbre prononcée à Paris en l’Église de sainct Benoist, au service faict pour le repos de l’ame de Henry IV Roy de France & de Navarre, toujours auguste, Pere de la Patrie. Lyon : Claude Morillon, 1610. 24 Fenouillet, Pierre. Oraison funèbre sur le trespas de Hault, Puissant & Illustre Messire Pompone de Bellievre Chevalier & Chancelier de France. Prononcée en l’Église de S. Germain de l’Auxerrois le 17 septembre 1607. Paris : Rolin Thierry, 1608. 25 Cospeau, Philippe (dit Cospéan). Oraison funèbre prononcée dans la grande Église de Paris aux obsèques de Henry le Grand. Paris : Barthelemy Macé, 1610. 26 Voir, par exemple, J. Le Long, op. cit., vol. II, liv. III. 27 Voir Germa-Romann, Hélène. Du « bel mourir » au « bien mourir » : le sentiment de la mort chez les gentilhommes français (1515-1643). Genève : Droz, 2001, avantpropos, pp. 19-20. 28 Discours funèbre sur le trépas de [...] Catherine de Lorraine, duchesse de Nevers, [...] prononcé en l’église de Sens, le 31 e mai 1618, Sens, G. Niverd, 1618. 29 Voir Techener, Léon. Bibliothèque champenoise. Genève : Slatkine, 1972, p. 520. 30 J . Lévesque de Burigny, op. cit., p. 365. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 151 dédicace au frère de Du Perron. Les indications données par Thomas Pelletier permettent de reconstituer les derniers jours de la vie du prélat. Outre la présence de Philippe Cospéan, alors évêque d’Aire, qui lui donne la dernière communion, Du Perron est assisté de deux religieux : un jésuite, le père de Moussy, et un récollet nommé Jean Marie 31 . Le discours du père Georges, membre des récollets, est donc particulièrement bien informé sur les circonstances de la mort du prélat. La péroraison, largement pathétique, de cette oraison funèbre rappelle par ailleurs les liens entre le cardinal et cet ordre franciscain réformé 32 . Thomas Pelletier est lui aussi un membre de l’entourage de Du Perron : faisant partie des nombreux huguenots convertis par ce dernier 33 , il est une « créature de Du Perron » (pour reprendre l’expression de René Pintard), qui devint ensuite un familier de Richelieu 34 . On lui connaît d’autres oraisons funèbres entre 1610 et 1626 35 . Si l’identité de 31 Th. Pelletier, op. cit., p. 6. 32 Du Perron y est qualifié de « bon protecteur » (p. 32). Sur les liens entre Du Perron et cet ordre religieux, voir Le Fébvre, Hyacinthe. Histoire chronologique de la province des Récollets de Paris sous le titre de Saint-Denys-en-France, depuis 1612, qu’elle fut érigée, jusqu’en l’année 1676 [...]. Paris : D. Thierry, 1677, p. 34 et p. 76. Henri IV, à la demande de Clément VIII, favorise largement en 1604 l’implantation de cet ordre régulier réformé, par l’intermédiaire de Du Perron, alors ambassadeur à Rome. Par la suite, en 1617, le cardinal Du Perron autorise la fondation d’un couvent à Montereau. 33 Parmi ses productions figurent notamment des ouvrages de controverse, dont La Conversion du sr. Pelletier à la Foy Catholique. En laquelle il represente au naif les vrayes et infaillibles marques de l’Église. Contre les erreurs et fausses opinions des Calvinistes, Paris, Jean Jannon, 1609. L’épître liminaire est adressée au cardinal Du Perron. L’auteur expose les étapes de son changement de religion en soulignant le rôle joué par les conférences théologiques menées par Du Perron, notamment la conférence de Fontainebleau de 1600 (Pelletier est d’ailleurs l’auteur d’une réfutation du Mystere d’Iniquité de Duplessis-Mornay, en 1611). Il s’agirait surtout d’une conversion faite par cynisme et par intérêt, celle-ci lui ayant rapporté une pension (voir Pintard, René. Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle. Paris, Boivin, 1943, p. 18). 34 Ibid. 35 Discours lamentable sur l’attentat et parricide commis en la personne de tres heureuse memoire Henri IV [...]. Rouen : F. Huby, 1610 ; Discours funèbre sur la mort de feu Monsieur le comte d’Anguys, seigneur escossois, décédé à Paris [...]. F. Huby, 1611 ; Discovrs Fvnebre, Svr La Mort De Tresillvstre Et Tresvaleureux Prince Messire Charles de Lorraine Duc du Mayne, Pair de France, &c. Decedé a Soissons le 4. Octobre. F. Huby, 1611 ; Discours sur la mort du sieur Carrier, cy devant ministre du [...] Roy de la Grande-Bretagne, et décédé en la foy catholique, à Paris le 20 juin. F. Huby, 1614 ; Discours funebre sur la mort du roy d’Espagne Philippe III, d’immortelle mémoire : pour consolation à la reyne sa fille. A. Estienne, 1621 ; Discours sur la mort Natacha Salliot 152 De Neuville demeure mystérieuse, il est possible de considérer qu’il faisait lui aussi partie de l’entourage du cardinal si l’on se fie à ce qu’il laisse entendre dans son Oraison funebre en rappelant la bonté de Du Perron à son égard 36 . Seuls deux textes ne semblent pas avoir été composés par des proches du défunt : Raoul Boutrays est avocat au Grand Conseil, il est l’auteur de Mémoires, de vers latins et d’un Tombeau consacré au duc de Joyeuse 37 . Jean Condential est forézien et originaire de Néronde. Il est l’auteur de pièces oratoires et d’un roman. Les Larmes de la France ne sont pas son coup d’essai en matière d’élégie, puisqu’en 1615 il avait publié un texte sur la mort du cardinal de Joyeuse 38 . On peut néanmoins conclure que presque tous les textes consacrés à la mort du cardinal ont été rédigés par des proches, tandis que seulement un nombre très limité d’hommages échappe à ce cercle. Qui plus est, les auteurs de ces oraisons ne sont pas particulièrement célèbres, ceux qui se sont illustrés lors de la mort d’Henri IV ne participent pas à la commémoration du décès du cardinal (par exemple Coeffeteau, pourtant protégé par Du Perron 39 , le père Coton ou encore Philippe Coespéan...), ce qui peut sembler surprenant. L’oraison funèbre est monopolisée par des proches, désireux de prouver leur allégeance au successeur de Du Perron, ce que souligne également la conclusion de l’Histoire abbregée de Pelletier, dédiée à Jean Du Perron : Et finalement ayant eu en mon particulier l’honneur que d’avoir toujours esté grandement aimé de cest Auguste Cardinal, j’oseray esperer que tout ainsi que quand nous perdons un œil la lumiere se recueille & renforce toute en l’autre, qu’aussi reunissant en un cœur l’amitié qui estoit esparse en deux, vous me fairez s’il vous plaist la faveur que de me conserver plus que jamais en vos bonnes graces, avec assurance que je seray jusqu’à ma fin vostre tres-humble & tres-obeissant serviteur 40 . Ainsi, l’omniprésence de la figure du frère, Jean Du Perron, nouvel archevêque de Sens dans ces discours funèbres montre-t-elle qu’il s’agit en réalité de feu Messire François de Bonne, duc de Lesdiguière. E. Martin, 1626. S’ajoutent à ces productions plusieurs lettres de consolation (par exemple sur la mort du père Coton). 36 De Neuville, op. cit., p. 7. 37 Boutrays, Raoul. Le Tombeau du tres-genereus et tres-vaillant duc de Joyeuse. Paris : P. Hury, 1588. 38 Condential, Jean. Les Funérailles et appareils des Muses sur la mort de Monseigneur l’illustrissime cardinal de Joyeuse. Lyon : G. Pailly, 1615. 39 Voir Urbain Charles. Nicolas Coeffetteau, dominicain, évêque de Marseille, un des fondateurs de la prose française (1574-1623). Genève : Slatkine reprints, 1970, p. 82. 40 Th. Pelletier, Histoire abbregée, op. cit., p. 28. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 153 tout autant d’une entreprise de glorification du défunt que de louange du vivant. Le nombre assez important de discours consacrés au premier apparaît même indéniablement lié à la présence de ce dernier, puisque l’on dénombre en effet six discours dédiés au nouvel archevêque 41 . Celui-ci est même à l’origine de certains d’entre eux, notamment la Harangue de Provanchères, dont l’épître liminaire précise qu’il en est le commanditaire 42 . La continuité au sein de l’archevêché de Sens est ainsi soulignée 43 ; les oraisons funèbres à la mémoire de Du Perron acquièrent de ce fait une tonalité assez particulière et font une large place à la déploration, justifiée par la présence du deuil personnel de son frère appelé à le remplacer. L’importance prise par la déploration relève d’une évolution de l’oraison funèbre, jadis remarquée par Jacques Truchet, qui fut amorcée avec la mort d’Henri IV 44 . On observe ainsi une tendance générale dans la composition des oraisons : un exorde et une péroraison qui encadrent une partie déplorative et une partie consolative généralement soutenue par la biographie du défunt qui permet de développer l’éloge de ses qualités et actions. Barthélemy de Provanchères suit cette composition, en commençant par la déploration puis en développant une consolation fondée sur la contemplation des qualités du cardinal, comme il le souligne lui-même avant d’aborder la partie narrative : « […] par ainsi en la considération de sa grandeur, & de son merite, nous nous consolerons en nos funestes douleurs, & sur l’excellence de ses perfections nous esleverons un tombeau à sa louange 45 ». De Neuville et le père Georges organisent quant à eux la narration en deux temps : le récit de la vie puis celui de la mort, les deux étapes permettant d’illustrer les mérites du cardinal et ses vertus ; le récit est chronologique et suit l’avancée de la carrière de Du Perron. La déploration présente cependant des caractères particuliers dans ces oraisons. En effet, la perspective 41 Il s’agit des textes de Provanchères, Georges, Condential, De Neuville, Pelletier et de la Lettre de consolation. 42 B. de Provanchères, Harangue funebre, op. cit., p. 2 : « ces lignes qui prennent jour par vostre commandement […]. » 43 Voir la fin de l’épître liminaire de la Harangue de Provanchères : « [ces lignes] seront les derniers debvoirs que je suis obligé de rendre à la memoire d’un si admirable Prelat : & si vous le permettez marqueront au commencement de ceste annee l’obeissance qui me fera estre toute ma vie, vostre tres-humble & tresobeissant serviteur. » 44 Selon Jacques Truchet, « vers le début du XVII e siècle, un changement de ton se produit, qui se marque par l’insistance sur un autre aspect de l’oraison funèbre : la déploration » (Bossuet, Oraisons funèbres, éd. J. Truchet. Paris : Gallimard, « Folio classique », 2004, p. VIII). Pelletier et Provanchères ont d’ailleurs commémoré la mort du roi en 1610, ils s’inscrivent pleinement dans cette évolution du genre. 45 B. de Provanchères, op. cit., p. 10. Natacha Salliot 154 demeure finalement peu chrétienne, notamment quand il est question de méditer sur la mort et la fragilité de l’existence ; le mariage entre tradition chrétienne et païenne, éloquence épidictique et sermon demeure encore en cours d’élaboration 46 . Ainsi, certains auteurs confèrent-ils une inflexion plus strictement religieuse à leur oraison et la rapprochent-ils du sermon : le père Georges introduit un Ave Maria et multiplie les références bibliques et patristiques dans ses Souspirs, Provanchères joint lui aussi les deux traditions, sa Harangue funèbre convoquant tout à la fois Hercule, Moïse ou David pour célébrer les vertus du prélat disparu, la péroraison s’achevant sur une prière. Au contraire, le Discours funèbre sur la mort de M. le cardinal Du Perron s’éloigne finalement des attentes de l’oraison funèbre telle qu’elle s’élabore, et s’inscrit exclusivement dans une tradition antique 47 . Le discours déploie des considérations profanes sur la mort et un appel à la fermeté finalement peu chrétien, qui se réfère à Socrate et non aux modèles bibliques ou évangéliques. Les citations intégrées sont toutes empruntées à des poètes antiques (Juvénal ou Ovide, par exemple) et le Discours introduit une prosopopée du cardinal dont les paroles sont extraites de sa célèbre harangue prononcée devant le Tiers État 48 . Cette composition se démarque des autres oraisons et ne répond finalement que de façon très incomplète aux attentes du genre en célébrant la vie du défunt. On notera également, contrairement à ce qu’avait jadis repéré V. L. Saulnier, que les discours consacrés à la mort de Du Perron ne s’ouvrent pas systématiquement sur une citation de la Bible : ce n’est le cas que pour les Souspirs de l’Église et Regrets de la France… en forme d’Oraison Funebre du père Georges 49 . En 1618, la réflexion des orateurs sur leur pratique demeure finalement peu élaborée et les questions soulevées reprennent la plupart du temps des problèmes abordés lors de l’assassinat d’Henri IV : quelle est la légitimité de l’oraison funèbre dans un contexte chrétien ? Comment concilier déplora- 46 Ainsi que le rappelait V. L. Saulnier (art. cit., p. 139), l’oraison funèbre est de tradition mixte, chrétienne et païenne. 47 Celle-ci n’est pas exclue des autres discours, voir par exemple dans De Neuville (op. cit., p. 10) ou Provanchères (op. cit., p. 15) la présence, plus ou moins développée, de l’éloge des ancêtres de Du Perron, selon la tradition de la laudatio funebris latine (voir Saulnier, art. cit., p. 138, n. 3 et M. Simonin (éd. cit., p. 159, n. 22). 48 Du Perron, Jacques Davy. Harangue faicte de la part de la chambre ecclésiastique, en celle du tiers Estat, sur l’article du serment […]. Paris : A. Estienne, 1615. 49 Sur cette règle de l’oraison funèbre, voir V. L. Saulnier, art. cit., p. 140. Le père Georges utilise le premier livre des Maccabées, afin d’associer la destinée de Du Perron à celle de Judas Maccabée (« Quomodo cecidit potens, qui saluum faciebat populum Israel ? », I, 9, 21). Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 155 tion et consolation ? Ainsi, en 1610, dans sa dédicace à Marie de Médicis, Coeffeteau abordait-il une voie de résolution possible : « […] Si vostre Majesté au milieu de son deuil extrême, n’avoit fait paroistre la grandeur de son courage, ce seroit comme une espèce de cruauté de luy offrir ce Discours funèbre, qui luy remettant devant les yeux la triste image de sa perte, semble ne pouvoir servir qu’à renouveler ses douleurs 50 . » Cette réflexion sur la légitimité de l’entreprise se retrouve en 1618, les auteurs éprouvant encore, de façon assez topique, le besoin de justifier la pratique de l’oraison funèbre. Pour De Neuville, il s’agit d’une coutume réservée aux Grands : Attendu que c’est la coustume que ceux qui en cette vie ont jouy de grands honneurs soyent tousjours honorez apres leur mort d’oraisons funebres. De sorte que cet admirable Prelat, qui a esté la gloire & l’honneur de son siecle, abondant en toutes sortes de vertus & perfections, comme la corne d’Amaltee abondoit en biens & richesses, ne doit estre privé de ces derniers devoirs, qui sont tres justement duës à ses merites 51 . De même, selon Provanchères, l’oraison et sa publication tirent leur légitimité d’un devoir de mémoire que la France doit rendre au défunt : « […] il est bien raisonnable d’ouvrir derechef la playe, affin que la France cognoissant la grandeur du mal vive avec le continuel ressentiment de son desastre 52 . » L’oraison funèbre permet donc de conférer une dimension collective au deuil en unissant douleur privée et drame collectif, comme le souligne l’épître liminaire des Souspirs de l’Église et regrets de la France adressée au nouvel archevêque de Sens : Ces souspirs demandent d’estre receus de vostre grandeur ; Non que temerairement ils presument d’ayder à vos regrets ; car vous les avez assez puissants (si assez on en peut avoir, afin de plorer le triste subject pour lequel ils sont eslancez). Mais pour vous tesmoigner que vous n’estes l’unique qui souspire ce desastre […] 53 . En outre, l’orientation conférée à l’oraison (pleurer ou consoler) continue de varier selon les auteurs 54 : dans le cas des Souspirs, l’accent est davantage 50 Coeffeteau, Nicolas. Harangue funèbre prononcée à Paris en l’Église de sainct Benoist, au service faict pour le repose de l’ame de Henry IV Roy de France & de Navarre, toujours auguste, Pere de la Patrie. Lyon : Claude Morillon, 1610, n. p. 51 De Neuville, op. cit., pp. 7-8. 52 B. de Provanchères, op. cit., p. 2. 53 Le père Georges, op. cit., p. 3. 54 Jacques Hennequin dressait le même constat en étudiant les oraisons funèbres consacrées à Henri IV, op. cit., p. 249 : « L’accord est à peu près unanime sur les fins assignées à l’oraison funèbre : deuil, consolation, éloge du défunt, prière. Les Natacha Salliot 156 mis sur la déploration, comme le suggère le titre, alors que la Harangue de Provanchères se dit, dès son épître liminaire, incapable d’assurer une réelle consolation, et préfère insister sur la louange du défunt. Cette captatio benevolentiae qui dessine un éthos de modestie permet surtout de magnifier l’image du défunt et d’accentuer ainsi l’importance de la perte subie avec sa disparition. Dans ce discours, la déploration sert la louange et le registre pathétique est particulièrement présent, renforcé par les nombreux ornements rhétoriques : [...] c’est pour mesler mes larmes, avec les vostres, pour joindre ma tristesse avec celle que je lis sur vos visages, & avec la commune douleur, qui je recueille de ces paremens funebres, qui nous environnent, & qui m’advertissent, que non seulement le subject est digne de plaintes, mais qu’il porte avec soy, des causes singulieres de tristesse & de douleur. Serions nous insensibles a un si cruel accident, serions nous si endurcis & stupides, que nous puissions voir sans larmes, un tel Soleil s’eclipser au monde, une si grande lumiere s’esteindre pour la France, une si ferme colonne s’abbatre pour l’Église ? Et vous petit troupeau vous verrez vous abandonnes de vostre Pasteur, Enfans serez vous delaissez de vostre Pere, le corps demeurera il sans chef, la maison sans conducteur, l’Église sans Prelat, & vous serriez alors sans douleur, sans souspirs, & sans larmes 55 ? Si l’on retrouve également ce motif de l’orateur muet dans les Souspirs, c’est alors pour marquer, au terme du discours, le point culminant d’une douleur devenue indicible : « Quant à moy la voix me manque, le courage me faut, les larmes m’aveuglent, les souspirs m’empeschent, les sanglois m’estouffent, je suis contraint de finir, & faire entendre à la postérité que je me suis forcé de dire, & si je n’ay rien dict 56 . » Ici encore, les passages pathétiques consacrés à la déploration reçoivent les ornements rhétoriques susceptibles de rehausser le ton de la lamentation à la hauteur de la perte subie. Comment, cependant, concilier les pleurs avec la constance qui doit être celle du chrétien quand il est confronté à la mort ? En cela, l’omniprésence de la figure du frère de Du Perron dans les discours funèbres qui sont consacrés au défunt prélat facilite l’union de l’épidictique et de la déploration. Les larmes, qui relèvent de la nature, trouvent leur place dans ces discours sans être incompatibles avec la fermeté et la maîtrise raisonnable différences viennent de ce que les orateurs mettent l’accent, plus particulièrement sur l’une ou l’autre. » 55 B. de Provanchères, op. cit., pp. 6-7. 56 Le père Georges, op. cit., p. 32. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 157 des passions 57 . Ainsi, la constance du frère est généralement mise en avant dans les discours, mais sans occulter la douleur naturelle, comme dans l’oraison de De Neuville, qui expose la douleur ressentie par celui-ci en rappelant la force du lien qui unissait Jacques et Jean. L’oraison funèbre est alors justifiée comme discours de louange destiné à se substituer, dans une certaine mesure, au prélat disparu, dont la vive image survit dans le frère, nouvel objet de louange 58 . L’idée est reprise par Pelletier : le discours qui permet de se souvenir du prélat en énonçant ses vertus et ses actions comble dans une certaine mesure le vide laissé par sa disparition, il devient une vive image du défunt, tout comme l’est le frère, appelé à se substituer à sa personne et à ses fonctions. Bien davantage que l’oraison funèbre, pour Pelletier, ce sont les écrits de Du Perron, appelés à être rassemblés et publiés dans une édition posthume, qui assureront la survie du personnage et sa gloire pour la postérité 59 , comme il l’expose en ces termes : « De mesme ce miracle du siècle peut dire qu’il laisse à la France le fruict de ses labeurs, comme des images vivantes qui conserveront éternellement sa mémoire parmy nous. C’est ce sacré depost (Monsieur) qu’il a consigné en vos mains pour en servir l’Église, & pour en honorer vostre Patrie […] 60 . » La renommée du prélat est donc appelée à se perpétuer bien au-delà de l’oraison funèbre, cette dernière paraissant bien faible par rapport à l’image conservée vivante dans les écrits du cardinal et la personne de son frère. 57 Voir, par exemple, B. de Provanchères, op. cit., p. 9. 58 De Neuville, op. cit., pp. 3-4 : « Monseigneur, / Voyant que vous demeuriez tousjours vaincu avec les armes de la raison, soubs la pesanteur du faix des extremes douleurs, qui vous saisirent à l’heure du deces de ce grand Cardinal du Perron vostre frere (la mort duquel est comme l’assoupissement des beaux esprits, & la ruine du theatre de la gloire de l’univers) : Et que toutes les consolations que se sont forcez de vous y apporter les plus grands & les plus doctes de ce royaume, n’ont eu non plus d’effect qu’eurent celles des Grecs envers Achille, attristé de la mort de son favori Patrocle ; Je me suis resolu, ne scachant trouver autre moyen de charmer vos souspirs, ny de tarir vos pleurs & vos larmes, dans lesquelles il semble que vous vous en alliez noyant, que de vous presenter cette harangue funebre faitte en sa loüange. Où je croy veritablement, que quand j’ay parlé des perfections & des advantages qu’il avoit pardessus le reste des hommes, j’ay dit aussi les vostres. Car tandis qu’il plaira à Dieu de continuer vos jours, son esprit & son image respireront en vous, comme au vray & legitime heritier de ses merites & de ses illustres vertus. » 59 Du Perron, Jacques Davy. Les diverses œuvres de l’Illustrissime cardinal Du Perron, […] contenant plusieurs livres [...] non encore vus, ni publiés. Ensemble tous les écrits mis au jour de son vivant, et maintenant réimprimés sur ses exemplaires laissez, reveus, corrigez et augmentez de sa main. Paris : A. Estienne, 1622. 60 Th. Pelletier, op. cit., p. 16. Natacha Salliot 158 Quels sont donc les enjeux profonds des oraisons funèbres consacrées à Du Perron ? La lecture de ces discours montre bien que leur propos ne se limite pas à dresser un portrait idéal du prélat. Les qualités qui le définissent comme tel sont largement exhibées : Du Perron se distingue par sa modestie et son humilité, en cela il dépasserait même Origène, dont il se rapproche naturellement par les capacités intellectuelles 61 . Néanmoins, même si les vertus propres à un ecclésiastique sont souvent mises en évidence (la modestie et l’humilité cohabitent avec la sagesse, la science et la piété qui habitent le cardinal, qualités que la mort édifiante de Du Perron ne fait que confirmer 62 ), la valeur de Du Perron demeure essentiellement liée à ses talents de controversiste et au rôle politique qu’il joua. Ces discours présentent ainsi de nombreux points communs avec la visée épidictique des oraisons consacrées à Henri IV : le prélat, comme jadis le roi, est associé à certaines figures privilégiées car ce sont l’unité du royaume et l’unité religieuse qui sont les véritables objets de ces discours, le cardinal ayant lutté contre la Réforme tel un Hercule chrétien contre l’Hydre de l’hérésie 63 . Tous les discours abordent ce point, à l’aide d’analogies récurrentes et élogieuses, par exemple avec le Soleil 64 , Moïse, Hercule, David 65 , ou encore Judas Macchabée. Les discours composés à l’occasion de la mort de Du Perron s’inscrivent donc dans un contexte précis, celui de la restauration du catholicisme en France. Du Perron apparaît en effet comme un être providentiel qui a sauvé le royaume, d’abord en permettant la conversion du roi Henri IV, puis en œuvrant continuellement à l’unité de ce royaume, voire de la chrétienté toute entière. Du Perron est pleuré comme un héros, les discours déplorant essentiellement la perte du « fléau des hérétiques 66 », selon l’expression de Barthélemy de Provanchères. Ce dernier rappelle que l’action politique et diplomatique du prélat a permis d’empêcher de nouvelles divisions au sein du catholicisme (entre dominicains et jésuites) et de conserver un front uni contre les protestants, car : « […] pour l’honneur de la France, & le bien de l’Église, il porta toute son industrie a esteindre le 61 B. de Provanchères, op. cit., pp. 20-23. Voir aussi la présence de cette vertu chez De Neuville (p. 26). 62 Le père Georges, op. cit., p. 28. 63 B. de Provanchères, op. cit., p. 28. 64 De Neuville, op. cit., p. 25. 65 Voir, par exemple, B. de Provanchères, op. cit., p. 31 ou encore le père Georges, op. cit., p. 10. L’identification à David, jadis utilisée pour Henri IV, parcourt tout le texte du religieux récollet. 66 B. de Provanchères, op. cit., p. 8. Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 159 feu qui s’allumoit, & qui sembloit menacer toute la Chrestienté de Schisme & de division. […] il servit à apaiser les contentions & différents, qui estoient entre le sainct Siege & la Seignerie de Venise […] 67 . » Le Discours funèbre met lui aussi l’accent sur cet aspect en faisant du prélat l’artisan du salut de la France car il fut « la principale cause de la conversion d’un grand Roy, & par ce moyen de sa réunion avec ses subjets, le rétablissement d’un Estat, & l’entier salut du plus grand peuple de l’Europe, ce sont merites qui ne se peuvent qu’admirer […] 68 . » Le rôle joué par le cardinal dans la lutte contre la Réforme est largement rappelé dans les discours qui lui sont consacrés. L’activité de controversiste du prélat est particulièrement soulignée et magnifiée, par exemple dans la Harangue de Barthélemy de Provanchères, qui la présente en ces termes : « Cette lumière donc, mise sur le chandelier pour luire à toute l’Église, jetta incontinent des rayons admirables, qui servirent aux uns de lumière pour se convertir, esblouïrent les autres & couvrirent leurs visages de honte & de confusion 69 . » C’est donc la force persuasive de l’éloquence de Du Perron, associée à la douceur de sa parole, qui réalise ces prodiges et ramène de nombreux protestants dans le giron de l’Église catholique. L’idée est présente dans les autres discours funèbres, par exemple la composition de Condential, qui s’ouvre sur le rappel de l’activité de controversiste et de convertisseur du prélat en recourant à un lexique guerrier, Du Perron apparaissant « […] comme un Boulevar fort & asseuré au devant de l’Église, tant pour soustenir les assauts des impies, & renvoyer les dards des Heretiques contre leurs propres poitrines, que pour maintenir en son entier la pureté de la Foy & de la Doctrine que nos Peres anciens nous ont laissé 70 ». Ainsi, derrière l’éloge et l’hyperbole, c’est plus largement l’entreprise de restauration catholique, débutée sous Henri IV et favorisée par Du Perron, qui se donne à voir, comme le résume De Neuville dans son discours : Mais quel haut style pourroit assez déclarer la lumière dont il éclaira lors, non seulement son Évesché mais aussi toute la Chrestienté : comme il reforma la discipline Ecclesiastique, les abus qu’il osta, les disputes qu’il eut contre les hérétiques, les victoires qu’il gaigna sur eux, les triomphes qu’en a remporté l’Église soubs la conduite d’un si brave Chef 71 . Si les grandes étapes de la carrière du prélat et ses succès majeurs sont toujours mentionnés, comme dans les autres discours (la conférence de Mantes, 67 Ibid., pp. 36-37. 68 Discours funèbre, pp. 11-12. 69 B. de Provanchères, op. cit., p. 12. 70 J. Condential, op. cit., p. 2. 71 De Neuville, pp. 16-17. Natacha Salliot 160 la victoire sur Tilenus, la conférence de Fontainebleau et le triomphe sur Duplessis-Mornay, l’action diplomatique à Rome, le rôle joué lors de la crise vénitienne, ou encore l’efficacité de la harangue prononcée devant le Tiers États), c’est ici l’action locale du « restaurateur de l’Église romaine » qui est largement mise en valeur. Le prélat est glorifié pour avoir favorisé la réorganisation du clergé à tous les niveaux ; selon De Neuville : « […] sa maison ressembloit mieux à un monastère de Religieux reformez, qu’à la maison d’un grand seigneur comme il estoit 72 . » Or, l’établissement en France d’ordres réformés ou importés d’Italie est une arme de la reconquête catholique. Les oraisons funèbres offertes à Jean Du Perron permettent de mesurer l’influence exercée par le défunt cardinal dans ce domaine. La péroraison du père Georges, à la tonalité fortement pathétique, fait part des angoisses des religieux récollets qui se retrouvent privés de leur soutien alors même que s’organisait l’établissement de cet ordre franciscain réformé : Et vous ô mes frères, ne disputez vous pas de vos douleurs avec qui que ce soit qui y ait de l’interest ? sans doute vous ne cederez à personne, si ce n’est à son proche, encore le respect vous fera-il dire peut-estre ce que les sanglots opugneroient volontiers. Vous en avez sujet. Nostre pauvre reforme sainctement instituées. Ha ! je ne puis passer outre ! J’ay grand peur, qu’elle ne soit comme une belle vigne, mais las toute épamprée ! celuy qui prenoit une telle part, au désir de voir ce grand corps de sainct François florir un jour en une saincte reformation de Religion & des mœurs qui y pouvoit beaucoup. Las il est mort ! Ah souvenir fascheux ! Ah rude atteinte ! Ah rigoureux Calice ! parmy ses amertumes mes frères, sera beaucoup, si vous pouvez en regrettant vostre père, nostre protecteur, sanglotter en souspirant, & souspirer en sanglotant, ces pieus accents vrais tesmoings de vostre douleur 73 . En favorisant les récollets, Du Perron soutient un ordre régulier engagé dans la pastorale de la Contre-Réforme. Il est également à l’origine de mesures propres à soutenir les protestants convertis (par exemple les pensions, dont bénéficie Pelletier) et entreprend de réformer son propre diocèse 74 . L’action 72 Ibid., p. 27. 73 Le père Georges, op. cit., pp. 31-32. 74 Voir De Neuville qui dresse la liste des initiatives du prélat : « Dictes moy je vous prie, Messieurs, a t’on jamais veu ny oüy parler d’un Prelat qui ait tendu plus librement sa main libérale à toutes sortes de pauvres & nécessiteux, qui ait plus soulagé les pauvres Couvents Reformez, qui ait plus relevé des pauvres maisons de Noblesse ruinées, qui ait plus consolé de pauvres Anglois, lesquels à cause de la Religion estoient contraints d’abandonner & leur pays & leurs moyens, qui ait plus Les oraisons funèbres sur la mort du cardinal Du Perron 161 du prélat ne se limite donc pas à la controverse ou à la lutte contre les protestants, elle intègre aussi une démarche de reconquête et d’amélioration du catholicisme, témoignant de l’imprégnation progressive de l’esprit tridentin en France. L’oraison funèbre est donc un moyen de diffuser une nouvelle image du prélat, conforme aux idéaux de la Contre-Réforme. Elle poursuit en cela sa visée de propagande, présente dès les premières apparitions du genre au XVI e siècle. En effet, si l’oraison funèbre contribue à asseoir la réputation du défunt, cela n’est pas sa seule fin et c’est pour cela qu’elle se développe tout particulièrement avec les guerres de religion : parce qu’elle constitue une arme susceptible de défendre l’Église romaine contre la Réforme 75 . La question de la continuité entre Jacques et Jean Du Perron est essentielle car elle assure la permanence des actions mises en place par le cardinal, dans un contexte de restauration du catholicisme amorcé dès la première moitié du XVI e siècle en France par le courant de réforme gallicane, et poursuivi tout au long du règne d’Henri IV, encadré par les évêques et les autorités laïques 76 . fomenté tant de pauvres Hybernois, tant de pauvres Escoliers, tant de pauvre Ministres convertis à la foy Orthodoxe » (op. cit., pp. 27-28). 75 V. L. Saulnier, art. cit., p. 130. 76 Voir Vénard, Marc. « Henri IV et la Réforme catholique », dans Avènement d’Henri IV. Le Roi et la reconstruction du royaume. Colloque III, organisé par l’Association Henri IV à Pau-Nérac (septembre 1989). Pau : J et D éditions, 1990, pp. 301-315. ETUDES DIVERSES PFSCL XLII, 82 (2015) Don Juan et la flèche du temps en fuite E RIC T URCAT (O KLAHOMA S TATE U NIVERSITY ) « Le temps marche avec […] celui qui ne se sépare pas du temps. » (Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 100) Camus, dans son essai philosophique sur l’homme absurde, compare Don Juan à Sisyphe. Il y consacre d’ailleurs tout un chapitre intitulé « Le Donjuanisme ». Or, malgré son caractère quelque peu anachronique, cette comparaison recèle un intérêt tout particulier à la question du temps, et notamment au rapport anthropocentrique entre l’homme et sa temporalité. Certes, contrairement au mythe de Sisyphe qui s’inscrit d’emblée dans le temps révolu de la mort et de sa damnation éternelle, le mythe de Don Juan, quant à lui, évolue encore très nettement du côté de la vie et de ses plaisirs éphémères. Cependant, Don Juan est prévenu, que ce soit par sa femme, ses beaux-frères, son père, son ancien rival, ou même son propre valet : le temps du jugement dernier et de son éternité afférente finira bien par le rattraper. Le libertin vit sa propre condamnation en sursis, et c’est en ce sens qu’il ressemble le plus à Sisyphe. Entre les enfers perpétuels de la mythologie grecque et l’Enfer promis d’un Don Juan judéo-chrétien, il n’y a donc guère de transgression anachronique, guère de frontière entre la vie et la mort. L’une comme l’autre s’inscrivent de fait dans la continuité la plus fluide, un peu comme si tous les condamnés étaient déjà embarqués, et comme si Charon, naviguant son Styx à perpétuel contre-courant, ne pouvait désormais plus les débarquer. Pourtant, l’impression d’anachronisme persiste, sinon entre Sisyphe et Don Juan, du moins entre ces deux mythologies et la philosophie de l’absurde. En effet, ni Sisyphe ni Don Juan ne manifestent l’aliénation chronique qui caractérise si profondément Meursault dans la première partie de L’Étranger. Ni l’un ni l’autre n’affectent l’insensibilité requise pour pleinement incarner l’absurdité de leur condition, et surtout pas Don Juan dont la sensibilité esthétique de ses débuts classiques sera plus tard suffisante pour Eric Turcat 166 en faire un héros romantique 1 . Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre s’adaptent aussi très rapidement à la sensibilité de leur lecteur. Or comme ce dernier, à savoir Camus, accorde encore plus d’importance à la conscience qu’au sentiment, Don Juan rejoint bientôt Sisyphe aux côtés de Meursault : « [parce] qu’il est conscient, c’est par là qu’il est absurde » (ibid., p. 100). Comme par ailleurs, et pour reprendre la fameuse formule de l’essai, « il faut imaginer Sisyphe heureux », il n’y alors pas non plus lieu d’être surpris lorsque le libertin intègre à son tour, ne serait-ce qu’euphémiquement, le club des bienheureux de l’absurde : « Don Juan est-il triste ? Ce n’est pas vraisemblable » (ibid., p. 98) 2 . Que disparaisse l’anachronisme évident de la comparaison entre Sisyphe et Don Juan, passe encore, car c’est là le propre de toute mythologie. Mais que s’impose de surcroît une conscience apparemment universelle de l’absurde, qui viendrait en quelque sorte aplanir toutes les différences historico-culturelles de l’humanité, voilà bien une toute autre histoire. Or, c’est précisément cette histoire que Camus voudrait que nous acceptions ; une histoire sans histoire, ou plutôt une temporalité intemporelle, c’est-àdire un temps humain qui, à force de synchroniser son pas avec l’universelle mortalité, finirait par mettre au pas la fatalité même de son existence (cf. la métaphore anthropomorphique du « temps [qui] marche » de l’exergue). À cheval sur une mythologie de la culpabilité et sur une ontologie de l’absurde, la philosophie synchronique du temps, proposée par Camus, n’est certes pas sans mérite, surtout par rapport à la question du libertinage donjuanesque. Il conviendra donc ici de s’y intéresser plus attentivement, d’autant que cette métaphysique de l’instant persiste de nos jours aussi bien dans les recherches en psychologie cognitive que dans les théories de physique entropique. Néanmoins, avant de décider si Don Juan « marche » 1 Camus lui-même n’hésite d’ailleurs pas à privilégier cette sensibilité romantique dans le paragraphe final de son chapitre sur le « Le Donjuanisme » où, loin de se laisser foudroyer par la mort, Don Juan préfère aller confronter sa propre mortalité dans un décor on ne peut plus stéréotypé : « Je [le] vois dans une cellule de ces monastères espagnols perdus sur une colline [ou sur] quelque plaine silencieuse d’Espagne, terre magnifique et sans âme où il se reconnaît » (Le Mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard, 1942, p. 105). 2 Et Micheline Sauvage d’effacer toute trace d’euphémisme : « Le costume de Sisyphe ne va pas mal à Don Juan. Il lui va même mieux qu’à Sisyphe, car il est difficile d’imaginer Sisyphe riant, alors que le rire est inséparable du visage donjuanesque » (Le cas Don Juan. Paris : Seuil, 1953, p. 154). Position qu’il ne convient de nuancer que sur un point ; si le bonheur de Sisyphe ne dépasse pas les limites du sourire, au moins ce sourire dénote l’autodérision, ce qui n’est pas le cas du rire de Don Juan où la moquerie s’enregistre toujours aux dépens des autres. Don Juan et la flèche du temps en fuite 167 ou se précipite sur la flèche du temps, que son parcours de séducteur semble tracer, il faudra d’abord se demander dans quelle mesure le libertin parvient (ou non) à se libérer de ses déterminismes fatalistes. Car il ne faudrait pas oublier que, en particulier chez Molière où l’action se concentre en à peu près trente-six heures, Dom Juan, c’est surtout la chronique d’un temps en fuite. En outre, le libertin au XVII e siècle, comme nous le rappelle Antoine Adam, est avant tout un matérialiste classique, ce qui implique assez paradoxalement que son libre arbitre cède le plus souvent la place à ses déterminismes multiples 3 . Loin d’être aussi libre que le dénote l’étiquette qu’on lui a imposée, le libertin se trouve en fait contraint de tous côtés. Ainsi, pour l’instant du moins, Don Juan ne sera pas celui qui « marche avec […] le temps », mais celui qui en subit le cours. Là encore, Charon plutôt que Sisyphe. I. Chronique d’un temps en fuite Il serait beaucoup trop facile de lire Dom Juan en commençant par la fin, comme le font tous ceux qui prétendent encore que l’intention de Molière était édifiante, et que le message de sa pièce visait à conforter la moralité orthodoxe d’un public bien pensant 4 . Il n’y aurait alors plus rien à prouver en matière de temporalité. Don Juan se réduirait d’emblée à un vulgaire pion sur l’échiquier du destin, et il ne lui resterait plus qu’à attendre, plus ou moins sagement, une fin de partie programmée à l’avance par la Mort ou, en l’occurrence, par son messager marmoréen, le Commandeur. Dom 3 Adam paraphrase certes le Père Garasse, dont la vindicte attaquait en particulier la génération de Théophile de Viau, mais on lui saura gré d’avoir fait la part des choses entre les élucubrations fielleuses du vieux jésuite et ses jugements plus intellectuellement perspicaces : « [les libertins] ne croient pas à l’immortalité d’une âme spirituelle. Mais ils croient à des principes vivants qui passent éternellement d’une forme à une autre forme pour les animer tour à tour […] l’homme non pas supérieur à la nature, mais radicalement enfoncé dans la matière, soumis aux mêmes lois que les animaux, dominé par ses humeurs, inconstant et divers, sans qu’en lui une volonté libre et ferme réussisse à le diriger » (Les Libertins au XVII e siècle. Paris : Buchet/ Chastel, 1964, pp. 8-9). 4 Sans aller aussi loin que Jacques Truchet, qui fait de Molière un sorbonnard honorifique (« Molière théologien dans Dom Juan », Revue d’histoire littéraire de la France, numéros 5-6, 1972), on pourrait par exemple citer Jacques Schérer pour qui « Don Juan est un ‘affreux jojo’ [dont] la séduction résulte de l’incroyance », et dont l’athéisme impénitent mérite bien sûr d’être châtié (Sur le Dom Juan de Molière. Paris : Sedes, 1967, pp. 12 et 80). Eric Turcat 168 Juan ne serait plus ainsi que son accélération finale, autrement dit la deuxième journée que Molière concentre dans son dernier acte. Pour éviter cette facilité fataliste, beaucoup plus tragique que comique il faut l’avouer, je propose donc, à présent, de m’intéresser non pas aux derniers actes de la pièce mais aux premiers. En effet, je soutiendrai même ici qu’à partir de la scène finale de l’acte II, où La Ramée, spadassin mystérieux, accourt prévenir Don Juan de l’arrivée imminente de « douze hommes à cheval [qui le] cherchent », l’intérêt de démontrer le rôle d’objet du protagoniste face à son destin s’avère insignifiant, puisque le séducteur doit désormais prendre la fuite. Inversement, rien ne semble encore joué dans les deux premiers actes, et précisément pour cette raison, c’est dans la première moitié de la pièce que je chercherai les preuves d’un déterminisme temporel à l’intérieur du discours de Don Juan. Car si déterminisme il y a, il importe avant tout que celui-ci se définisse non point de l’extérieur, par l’intermédiaire d’autres personnages, mais de l’intérieur, c’est-à-dire de la bouche même du protagoniste. I.1. Volonté de puissance ou aveu d’impuissance ? On connaît les motivations qui déclenchent la première tirade de Don Juan (I, 2). Il s’agit de faire taire un valet insolent qui s’est permis de faire des remontrances à son maître, en même temps que d’exposer la logique d’une profession de foi libertine. On sait également que ce morceau de bravoure se structure majoritairement autour du champ lexical de la conquête, culminant en une comparaison, plus tard massacrée par Sganarelle, entre Don Juan et Alexandre. On se souviendra en outre de l’influence de cette tirade sur la rhétorique ultérieure de tous les petits-maîtres et autres grands roués de la littérature française 5 . Cependant, se rappellera-t-on aussi que cette rhétorique de la conquête n’évoque que bien illusoirement la fameuse volonté de puissance que chantera plus tard Zarathoustra chez son Übermensch ? En effet, si la majorité de la tirade donjuanesque glorifie le pouvoir de la séduction, il ne faudrait pas oublier que tout son encadrement modal, loin 5 De Valmont à Costals en passant par Bel Ami, les pastiches du discours conquérant chez les séducteurs à la Don Juan ne manquent pas. Comme ne manque pas non plus de croître l’impression héroï-comique produite par le détournement à répétition d’une rhétorique, à l’origine, fondamentalement cornélienne. Des stances du Cid à la tirade de Don Juan, une génération aura amplement suffit à donner le goût de la parodie. Don Juan et la flèche du temps en fuite 169 de préparer puis de corroborer l’argumentation du Surhomme, contribue en fait à la nuancer, sinon à la renverser. Pour commencer, précisons que la modalité du ‘vouloir’ n’appartient apparemment pas à Don Juan mais à Sganarelle, comme l’indique la question rhétorique du début de la tirade : « Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? » Précaution purement oratoire, pourrait-on objecter, puisqu’il s’agit pour le maître de renverser au plus vite la logique du valet qui, deux répliques auparavant, l’avait implicitement accusé d’absolutisme en matière de volonté : « si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre. » Mais précaution que Sganarelle, plus tard dans la même réplique, s’était déjà chargé d’anticiper en prenant lui-même bien garde d’envelopper sa critique dans une tournure hypothétique au conditionnel : « si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire. » Autrement dit, même le valet soupçonnerait que toutes les actions de son maître ne sont pas toujours volontairement motivées, ce qui jetterait alors une toute autre lumière sur la stratégie d’ouverture de la tirade. Peut-être qu’en voulant se jouer de la logique du ‘vouloir’ appliquée par Sganarelle, Don Juan commence-t-il tout compte fait par se laisser lui-même entraîner dans une logique modale qui lui sied déjà à la perfection, puisqu’elle lui permet d’emblée de renier l’emprise de la volonté. Si puissance il y a du côté du protagoniste, la volonté de puissance, quant à elle, s’avérerait plutôt être un oxymore. Par ailleurs, même le concept de puissance donjuanesque semble quelque peu exagéré, pour ne pas dire contraire au contenu de la première tirade. D’une part et d’autre du champ lexical de la conquête, on trouve en effet deux formules aussi discrètes qu’essentielles pour une fois de plus modaliser les ardeurs du grand séducteur. D’un côté, Don Juan concède : « Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ». De l’autre, il ajoute que les « conquérants » de son espèce « ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. » Autrement dit, conquêtes ou non, la modalité du ‘pouvoir’ appartient aussi peu au libertin que celle du ‘vouloir’. Le séducteur a beau donner l’impression de maîtrise sur tout le parcours de sa séduction, mais il n’en demeure pas moins que ce parcours est littéralement encadré par un double aveu d’impuissance. Le Don Juan de Molière, tout comme le Valmont de Laclos, serait alors celui qui, apparemment déterminé par le langage, ne pourrait s’empêcher de clamer son innocence 6 . Mais contrairement au protagoniste des Liaisons dangereuses, le 6 « Ce n’est pas de ma faute », clamera fameusement Valmont pour sceller sa rupture avec Tourvel. Formule doublement ironique dans son cas, puisque, d’une part, le Eric Turcat 170 libertin moliéresque n’utilise pas son leitmotiv d’impuissance pour répondre à la nécessité ponctuelle d’une menace à peine voilée. Pour Don Juan, la menace reste encore très éloignée et, par conséquent, son déterminisme semble provenir directement de l’intérieur, du fin fond de cette temporalité itérative qui condamne le séducteur à toujours répéter l’acte de séduction. Là où Valmont semblera protégé dans son libertinage par une stratégie synchronique de tout instant, Don Juan paraît incontestablement exposé dans une poursuite diachronique du plaisir, pour ne dire tout simplement chronique. Enfin, il paraît difficile de ne pas remarquer combien, dans la phrase la plus proto-nietzschéenne de la tirade, et d’ailleurs la plus longue, le discours de la puissance donjuanesque se réduit non pas à une réelle puissance mais à une puissance potentielle : On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener tout doucement où nous avons envie de la faire venir. Des quinze verbes utilisés dans la citation, on remarque en effet que pas moins de neuf (indiqués en italiques) sont exprimés à l’infinitif. En termes de linguistique guillaumienne, ces verbes représentent un « temps in posse », autrement dit « en puissance », par rapport au « temps in esse », c’est-à-dire « en réalité », des formes à l’indicatif 7 . Or, comme des six autres verbes, conjugués au présent de l’indicatif, seuls trois s’appliquent effectivement au sujet sylleptique (« On […] nous ») du séducteur, même la réalité d’une vicomte a passé la majorité du roman à exposer le détail de sa fausseté manipulatrice, et que, d’autre part, il vient à ce stade de se faire lui-même manipuler par le chantage de Merteuil, qui lui a d’ailleurs imposé le choix de la formule (lettre CXLI). 7 Voir le premier chapitre sur l’« image-temps » de Gustave Guillaume, Temps et verbe. Paris : Champion, 1929. Si le « temps in esse » produit une « image-temps achevée » (9), alors, inversement, le « temps in posse » produit l’image d’une temporalité inachevée. D’où l’impression, ici dans la tirade, que la séduction donjuanesque reste un processus incomplet, et que Molière n’aurait guère pu mieux faire en sélectionnant le verbe « goûte[r] » comme métaphore de l’approche libertine. Tel un goûteur, en effet, Don Juan serait le contraire du proverbial pourceau d’Épicure ; au lieu de consommer son plaisir jusqu’au bout et parfois audelà, il devra ici se contenter d’en déguster la portion congrue. Retenue esthétique ou, là encore, aveu d’impuissance ? Don Juan et la flèche du temps en fuite 171 volonté de puissance chez le protagoniste continue ici encore à se relativiser. Non seulement Don Juan rejette grammaticalement la moitié de la responsabilité de la séduction sur l’« âme » de l’objet désiré, mais en plus il préfère en potentialiser là aussi les effets puisque, des six infinitifs rattachés à l’anaphore prépositionnelle du « à » (« réduire », « voir », « combattre », « rendre », « forcer », « vaincre »), les trois derniers se réfèrent eux aussi à cette « âme » convoitée. Non content d’avouer à répétition sa propre impuissance face au désir, ce serait donc comme si Don Juan cherchait de surcroît à exonérer ses prétendues victimes de leur propre part de responsabilité. Ainsi, malgré la valeur itérative de son usage du présent, la première tirade du grand libertin moliéresque révèle effectivement un double déterminisme temporel par rapport à la mythologie abusive de son pouvoir de séducteur. D’une part, l’encadrement du discours de « conquête » par une modalisation négative du ‘vouloir’ autant que du ‘pouvoir’ infirme discrètement la maîtrise attribuée, comme par définition, au libertin. D’autre part, la prédominance des infinitifs, au cœur de la phrase centrale de l’argumentation donjuanesque, contribue plus explicitement à désavouer la volonté de puissance du séducteur. Si Don Juan séduit effectivement les femmes à répétition, c’est moins parce qu’il sait imposer la puissance de ses charmes que parce qu’il sait reconnaître la beauté des charmes en puissance. Cependant, il se pourrait encore que, derrière cet aveu d’impuissance généralisée face à la force du désir, Don Juan réserve sa vraie puissance séductrice aux instants singuliers de « conquête » individuelle. Il se pourrait très vraisemblablement que le maître réserve sa maîtrise rhétorique non pas à son valet, qui entend chaque fois la même musique, mais à ses maîtresses qui, quant à elles, entendent chacune cette musique pour la première fois. Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, il faudra dès lors s’intéresser non plus à l’usage itératif du présent, mais à son emploi « singulatif » 8 . Autrement dit, il faudra maintenant trouver un exemple spécifique de discours séducteur, et pour ce faire je propose à présent de nous tourner vers la première (et d’ailleurs la seule) instance de séduction proprement donjuanesque, celle du discours tenu à la paysanne Charlotte (II, 2). 8 Je reprends ici le néologisme de Genette à qui l’on reconnaîtra le mérite d’avoir très clairement énoncé la différence entre les récits « singulatifs » où l’on « raconte une fois ce qui s’est passé une fois » et les récits « itératifs » où l’on « raconte une fois ce qui s’est passé n fois » (Figures III. Paris : Seuil, 1972, pp. 146-47). Eric Turcat 172 I.2. Misogynie métonymique et dégradation déictique Embarqué pour une nouvelle aventure à la fin du premier acte, puis naufragé avant de parvenir à ses fins, mais promptement sauvé durant l’entracte, Don Juan s’empresse de remercier son sauveteur en séduisant sa fiancée. Voilà qui résume à peu près l’état des choses au début de la scène 2 du deuxième acte, lorsque le protagoniste reprend la parole pour se présenter à ladite Charlotte. À une exception près : durant la première scène, maître et valet sont restés en coulisse, ce qui a malheureusement empêché Sganarelle de témoigner explicitement de la séduction d’une autre paysanne, mais ce qui ne l’empêchera pas à présent de voir beaucoup plus directement Don Juan à l’œuvre avec Charlotte. Or, cette présence, bien que potentiellement gênante en raison des scrupules du valet, s’avère linguistiquement fondamentale au dévoilement de la nouvelle rhétorique du maître. En l’espace de seulement quelques réparties échangées entre Charlotte et Don Juan, Sganarelle voit bientôt son maître se lancer dans un éloge de « la belle » aussi ardent que dégradant : Ah ! n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu ? Peut-on rien voir de si agréable ? Tournez-vous un peu s’il vous plaît. Ah ! que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce ! Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah ! qu’ils sont beaux ! Que je vois un peu vos dents, je vous prie. Ah ! qu’elles sont amoureuses et ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne. Car de l’ardeur, avec ses ahanements répétés d’adolescent en rut, Don Juan n’en manque pas, d’autant que le Petit Chaperon rouge n’est pas encore passé par là pour lui faire ombrage avec le « que » anaphorique de son émerveillement pseudo-érotique 9 . Mais de la délicatesse… le gentilhomme rivaliserait presque d’indécence avec le parler vulgaire des paysans, si ce n’était de l’absence de grossièretés dans son langage. Ainsi, le séducteur ne se prive pas de réduire métonymiquement « la belle » à ses seuls appâts physiques, au point d’en arrêter son regard sur la dentition, soit comme un esclavagiste qui évalue le physique de son personnel, soit comme un simple 9 On oublie facilement que plus de trente ans séparent Dom Juan (1665) des Contes de ma mère l’oie (1697), mais on n’est guère prêt d’oublier l’anaphore du « que vous avez […] » par laquelle le démembrement métonymique du loup par le Chaperon présage si ironiquement le démembrement littéral du Chaperon par le loup. Don Juan et la flèche du temps en fuite 173 « maquignon [qui] juge de la santé d’un cheval » 10 . Certes, le regard donjuanesque glisse alors tout aussi rapidement des « dents » aux « lèvres » plus flatteuses, mais, à ce stade, plus rien ne peut effacer les traces d’une misogynie qui démembre l’objet désiré. En outre, ce démembrement métonymique se double d’une dégradation déictique. Non content, dans sa première grande répartie séductrice, de ne pas s’adresser une seule fois à Charlotte par son prénom, Don Juan la contraint plus encore à son statut de « non-personne » par son emploi répété des adjectifs démonstratifs dans le processus de réification (« cette taille », « ce visage », « ces lèvres ») 11 . Pour le grand séducteur, c’est tout juste si la jeune paysanne existe par le ‘vous’ majoritairement implicite que lui assènent les impératifs à répétition (« n’ayez point de honte », « tournezvous un peu », « haussez un peu la tête » et « ouvrez vos yeux »). Du reste, Charlotte ne semble rester en scène que pour faire acte de figuration dans un discours où le seul interlocuteur explicitement nommé par Don Juan est son valet (« Sganarelle, qu’en dis-tu ? »). C’est donc moins à une séduction qu’à une réduction qu’assiste ici Sganarelle, dès le début de cette nouvelle ‘conquête’ donjuanesque. Mais là encore, il ne faudrait pas se méprendre en attribuant au ‘conquérant’ plus de pouvoir qu’il n’en mérite. Ainsi, malgré l’apparence autoritaire de la séquence verbale à l’impératif, la misogynie métonymique de Don Juan révèle la même impuissance face aux attraits matérialisés de « la belle » que la profession de foi libertine face à la « beauté » idéalisée de la première tirade. Certes, l’élan métaphorique de « la beauté [qui] ravit » le séducteur (I, 2) a totalement disparu de la déclaration prosaïque à Charlotte. Néanmoins, si l’on considère que l’essence poétique de la beauté, d’abord contemplée à distance, se traduit ultérieurement par l’emploi anaphorique de l’auxiliaire ‘être’ au présent (« cette taille est jolie », « ce visage est mignon », etc.), on remarque, assez paradoxalement que l’idéal platonicien du beau demeure fondamentalement inchangé. En effet, dans son traité sur le temps, Platon insiste que seul le verbe ‘être’ conjugué au présent peut signifier l’être éternel (Timée, 37e- 38a). Autrement dit, peu importe que, pour Don Juan, l’emploi de l’auxiliaire en question semble plus ou moins interchangeable avec une variété 10 Rojat, Paul-Henry. Dom Juan. Paris : Bordas, 2003, p. 69. 11 C’est dans « Structure des relations de personne dans le verbe » que Benveniste avait déclaré le ‘il’ (ou, par extension, le ‘elle’) une « non-personne » par rapport aux « personnes » du ‘je’ et du ‘tu’ (Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1966, p. 235). Il développerait plus tard le même argument dans son article plus souvent cité sur « La nature des pronoms » (ibid., pp. 252-55). Eric Turcat 174 d’autres auxiliaires comme ‘sembler’ ou ‘paraître’. Dès lors que le choix du verbe ‘être’ s’impose, le séducteur ne parle plus d’une « belle » parmi d’autres, mais d’une « beauté » absolue. Dès lors que le libertin se laisse déterminer par l’emploi du présent, la temporalité qui le caractérise n’est plus celle de l’instant, mais celle de l’éternité. Par ailleurs, si l’on considère également le cotexte immédiat de la déclaration à Charlotte, même la dégradation déictique de la femme-objet finit par trahir une bien moindre malignité de la part du séducteur. De part et d’autre de l’éloge métonymique, on trouve en effet deux phrases, adressées exclusivement à Sganarelle, où la deixis répétée est celle de l’adjectif possessif (« que ses yeux sont pénétrants » et « regarde un peu ses mains »). Or, malgré l’adresse explicite au valet à l’intérieur de la déclaration à la paysanne, cette deixis, comme nous le savons déjà, a effectivement changé en passant à l’anaphore des adjectifs démonstratifs. Changement certes aussi inaudible pour Sganarelle que pour les spectateurs (vu l’homophonie de « ses » et « ces »), mais changement clairement perceptible pour les lecteurs, et surtout, changement pragmatiquement riche pour la psychologie de l’énonciateur. Car au lieu de restreindre son interlocution à son seul témoin masculin, Don Juan s’adresse potentiellement ici à Charlotte, et plus vraisemblablement encore à qui veut l’entendre, voire même à ce fameux idéal de beauté qui le hante depuis sa première tirade. Une fois de plus, donc, la misogynie la plus flagrante se tempère d’un idéalisme presque touchant. Le séducteur « conquérant » se laisse emporter par une bouffée d’éternité. Et le libertin, pourtant encore relativement libre de ses actions, se trouve d’emblée déterminé par les subtilités quasi imperceptibles de son langage. En bref, dans la mesure où le déterminisme temporel chez Don Juan se définit avant tout par un déterminisme langagier, on peut en conclure que la perception donjuanesque du temps découle d’une impuissance involontaire face à la « beauté » éternelle, et que même la réification la plus matérialiste d’une « belle » ou d’une autre ne parvient nullement à arrêter le cours d’une contemplation baignée dans un idéal d’éternité. Le libertin moliéresque, tout comme le poète élégiaque, c’est donc bien celui qui prend conscience de sa dérive perpétuelle dans la fuite de temps, et qui, pour cette raison, présage sans doute le mieux toute une génération romantique, qui l’adoptera d’ailleurs comme un des siens. Mais c’est à peu près là que devrait s’arrêter la comparaison. Car là où le héros romantique peut facilement devenir un révolté, selon la préférence d’ailleurs de Camus, Don Juan n’a rien d’un engagé et encore moins d’un enragé. Au contraire, il ferait plutôt figure d’esthète dilettante voire de dandy avant la date. Ainsi, la Don Juan et la flèche du temps en fuite 175 temporalité donjuanesque ne serait pas celle du combat à contre-courant, mais plutôt celle du naufrage à répétition. Cependant, comme Don Juan n’est apparemment pas un très bon nageur (du moins à en croire Pierrot), il lui appartient tout aussi fréquemment, sinon plus, de quitter le courant du fleuve (ou les vagues de la Méditerranée) pour vivre le temps à un autre rythme. Non plus le rythme aquatique des enlèvements en bateau et des séductions en bord de mer, mais le rythme terrestre des chevauchées en forêt ou des invitations à dîner. Un rythme moins poétique, certes, mais non moins aventureux, comme je propose maintenant de le démontrer, puisque le temps, après avoir pris la fuite, se retourne à présent pour nous tirer ses flèches. II. La remontée en flèche(s) du temps Contrairement à la fuite du temps dont la métaphore fluviale remonte à la philosophie d’Héraclite, la flèche du temps est une expression scientifique à l’origine, et jeune de moins d’un siècle 12 . Malgré leurs différences historiques, ces deux métaphores se ressemblent avant tout par la perception spatiale qu’elles nous offrent sur la question du temps. Dans un cas comme dans l’autre en effet, le temps n’a rien d’une permanence parménidienne, puisque sa caractéristique fondamentale semble être le déplacement. Ainsi, à moins de se transformer en flèche de Zénon qui, une fois tirée, ne parvient jamais à son but, la flèche du temps suit toujours la trajectoire de son tir. De même, sauf intervention surnaturelle dans un contexte de science-fiction, le fleuve du temps suit toujours le parcours de son tracé. Or, comme le libertin moliéresque n’a rien d’un sophiste féru de paradoxes ni d’un Cyrano dans la lune, il semble peu probable que la temporalité donjuanesque soit autre chose qu’une confirmation de nos préjugés culturels sur la spatialisation d’un temps en perpétuel mouvement. Alors, pourquoi insister sur cette distinction entre l’hydrographie de la fuite et la balistique de la flèche ? D’une part, parce que Don Juan ne semble pas vivre le temps de la même manière quand il fréquente l’amour et lorsqu’il côtoie la mort. Dans le premier cas, comme je viens de le prouver, le temps est vécu sur le mode de l’impuissance face à la contemplation d’une beauté insaisissable. Il s’agit d’un temps qui passe irrémédiablement, c’est-à-dire d’un « point de vue de la conscience nostalgique » 13 . Dans le second cas, comme je souhaite à présent le démontrer, le temps semble toujours s’écouler certes, mais dans 12 Eddington, Arthur. The Nature of the Physical World. New York : MacMillan, 1929. 13 Wetzel, Marc. Le Temps. Paris : Quintette, 1990, p. 36. Eric Turcat 176 une direction tout autre, puisque Don Juan troque, à l’occasion, son masque de séducteur émerveillé pour celui du calculateur sceptique. Il s’agirait alors presque d’un « point de vue de la conscience scientifique » 14 . D’autre part, il convient aussi d’insister sur cette différence métaphorique entre la fuite et la flèche du temps, parce que, et pour reprendre cette fois-ci la phraséologie d’Étienne Klein, là où « le cours du temps assume la continuité du monde ; la flèche y produit des nouveautés ineffaçables » 15 . Autrement dit, quel que soit le changement de direction affiché par Don Juan entre un déterminisme temporel et un autre, on soupçonne déjà que le parcours du libertin moliéresque laisse ses traces, aussi discrètes soient elles, sur le continuum espace-temps de nos convictions scientifiques. Et ce sont précisément sur ces traces qu’il faudra finalement se lancer pour déterminer à quel(s) point(s) les flèches du séducteur seront parvenues soit à trouer le tissu du déroulement temporel, soit à en renforcer la texture. II.1. Du passé au futur : la flèche du temps psychologique Il n’est guère besoin de rappeler que, selon la fameuse formule de Don Juan, « deux et deux sont quatre […] et quatre et quatre sont huit » (III, 1), et que, par ailleurs, même une statue qui prend la parole (IV, 8) « n’est pas capable ni de convaincre [l’] esprit, ni d’ébranler [l’] âme » du libre penseur (V, 2). En effet, il incombe à l’esprit libertin de questionner la réalité, et de rejeter cette dernière au rang des illusions lorsqu’aucune explication raisonnable ne semble s’imposer. Ainsi retrouve-t-on, également chez Molière, l’argument de l’illusion optique si cher à la Métaphysique cartésienne : « nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue » (Dom Juan, IV, 1). Cependant, dire qu’au libertinage de mœurs de Don Juan vient s’ajouter un libertinage de pensée, ce n’est malheureusement pas dire grand-chose. Car l’argument de René Pintard sur la cohabitation entre ces deux types de libertins s’applique aussi bien à la première moitié du XVII e siècle qu’à la seconde, et rien n’empêche de fait Don Juan de cumuler les caractéristiques des uns et des autres 16 . Rien non plus n’empêche donc que le grand séduc- 14 Wetzel, Le temps, p. 36. 15 Les Tactiques de Chronos. Paris : Flammarion, 2003, p. 43. 16 Cohabitation certes bien ségréguée, puisque malgré l’onomastique trompeuse de son patronyme, Pintard n’a rien d’un joyeux luron, et que son Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle. Paris : Boivin, 1943, rejette très rapidement le « libertinage flamboyant » (p. 31) au profit des « tentatives philosophiques » de libertins plus sérieux comme Naudé, Gassendi et La Mothe Le Vayer (pp. 445-537). Don Juan et la flèche du temps en fuite 177 teur moliéresque, déjà fortement déterminé dans ses amours, ajoute un déterminisme de plus à sa liste, sous forme d’objectivité rationaliste cette fois.Plus originale, sans doute, que les velléités philosophico-scientifiques de Don Juan, s’avère être sa nouvelle relation au temps, notamment suite à sa première confrontation avec la Statue du Commandeur, c’est-à-dire avec la mort (III, 5). À l’exception, en effet, de l’intermède farcesque du créditeur éconduit, M. Dimanche (IV, 3), le séducteur émérite interrompt sa séduction verbale du « genre humain » durant la quasi-totalité du quatrième acte. Et, pour la première fois, il écoute et il observe ; d’abord, les remontrances du père (IV, 4) ; ensuite, les supplications de l’épouse (IV, 6). Retenue tout à fait inattendue de la part de l’orateur prolixe des deux premiers actes, mais retenue digne d’un protagoniste dont les priorités paraissent avoir radicalement changé. Au lieu de simplement contempler son destin de séducteur insouciant, avant d’agir impuissamment et sans volonté bien affirmée, Don Juan semble dorénavant prendre intérêt à son parcours de libertin menacé, avant de réagir aussi résolument qu’agressivement. Ce qui expliquerait alors, d’une part, la dernière touche de nostalgie à la fin du quatrième acte (sc. 7), et de l’autre, la tirade à boulets rouges au début du cinquième acte (sc. 2). Dans un premier temps, en effet, et au sortir du silence relatif que lui ont imposé son père puis son épouse, Don Juan ouvre l’avant-dernière scène de l’avant-dernier acte (IV, 7) avec une confession assez inattendue à son valet : Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle [Elvire], que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ? Jusque-là très discret sur ses tendances idéalistes, le séducteur avoue à présent que la nostalgie fait effectivement partie de sa psychologie libertine. Plus besoin de dissimuler ses sentiments sous un voile de modalités et de déictiques, comme dans les deux premiers actes. Ici, l’aveu sort de luimême, et Don Juan reconnaît avoir été capable de passion, puisqu’il avoue de surcroît que ce « feu » avait « encore » laissé des « restes ». Cependant, pour autant qu’elle confirme en Don Juan un sentimentalisme platonicien déjà avéré, cette confession ne se confond en rien avec une persistance du sentiment dans le moment présent. En effet, Molière oppose explicitement l’emploi du passé composé, dans la question initiale de son protagoniste, à celui du présent qu’il réserve ultérieurement à un retour en force de la Eric Turcat 178 bouffonnerie entre maître et valet 17 . Autrement dit, malgré son illusion purement formelle de connivence avec le présent, le passé composé reste ici une « forme libre », et la confession un fait « accompli » 18 . Ceci implique, bien entendu, qu’une fois déferlée la vague nostalgique, le libertin est maintenant plus libre que jamais. Libre donc de réorienter sa perception temporelle, et de viser, entre autre, une cible beaucoup moins passéiste que celle de ses « conquêtes » (é)perdues. Or, sa nouvelle liberté, Don Juan s’en saisit fermement, suite à son avant-dernière rencontre avec la Statue (IV, 8), et lorsqu’elle refait surface au dernier acte, cette liberté ne se conjugue plus au présent mais au futur. En effet, durant l’entracte, Don Juan a apparemment décidé de se transformer en Tartuffe. Après avoir essayé une première fois son nouveau masque d’hypocrite avec le plus grand succès (V, 1), il décide à présent de s’en justifier par une dernière tirade, infligée une fois encore à l’incontournable Sganarelle (V, 2). Tirade dont l’ouverture ressemble certes avant tout à une énumération moraliste d’aphorismes « à la mode », mais dont la tonalité sentencieuse tourne bientôt au vitriol sous forme de rétribution cyniquement programmée 19 : Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit […] Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi […] Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets […]. Car, il faut bien le reconnaître, en changeant de temps grammatical, c’est simultanément de perception temporelle que change le protagoniste. Avec 17 J’insiste sur le terme de ‘bouffonnerie’, plutôt que sur celui de ‘farce’, parce que les jeux de scène s’organisent ici spécifiquement autour de la nourriture du fameux « souper », perpétuellement différé durant le quatrième acte, et parce que même Don Juan participe allègrement à l’humiliation de son valet glouton. 18 Je reprends ici Benveniste dans son excellent chapitre sur « Les relations de temps dans le verbe français » : « En tant que forme (libre) d’accompli, [le passé composé] s’oppose comme l’imparfait au présent, à l’aoriste, etc. Mais en tant que forme (non libre) d’antériorité, il s’oppose à la forme libre [du seul imparfait] » (op. cit., p. 248). 19 Ainsi, pour ne citer qu’un fragment de la première phrase de la tirade, « l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour des vertus », comment ne pas reconnaître l’exergue de La Rochefoucauld, « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés », dont la première édition des Maximes circulait déjà depuis quelques mois, lors de la première représentation de Dom Juan ? Don Juan et la flèche du temps en fuite 179 l’emploi anaphorique du futur, ce n’est plus l’essence d’une réalité présente que le protagoniste cherche à modaliser, mais plutôt l’existence d’un projet d’avenir que le cynique voudra calculer à l’avance. Or, malgré les apparences, le projet donjuanesque semble bien différent du « projet » sartrien. Là où, pour Sartre, l’avenir vers lequel se projette le « pour-soi » existentialiste renvoie toujours à un « choix originel », pour Molière, au contraire, l’avenir donjuanesque provient à l’origine du flottement qui ne se transformera qu’ultérieurement en choix décisif 20 . Par ailleurs, là où, chez Sartre, le projet ne saurait s’envisager à l’extérieur du domaine de l’action autonome, chez Molière, inversement, ce projet serait avant tout le fruit d’une réaction imitée, celle de l’intransigeance des « gens du parti » (dévot, bien entendu). Ainsi, déjà échoué sur terre aussi littéralement que figurativement, Don Juan ne peut-il plus être celui qui prendrait contrôle de sa barque. En revanche, il sera celui qui, désormais en cavale avec la mort aux trousses, s’avise de mener, en « cabale », une dernière charge avec le mors aux dents 21 . C’est donc on ne peut plus paradoxalement que s’affirme en fin de compte la liberté du libertin moliéresque. D’un côté, en effet, c’est en se dissimulant dans les rangs de ses critiques les plus farouches que Don Juan affirme le plus clairement sa volonté. De l’autre, c’est en expiant la nostalgie, qui l’avait jusque-là le mieux caractérisé, que le séducteur prétend continuer le plus efficacement à séduire. En termes psychologiques, ce paradoxe se traduit alors par un renversement total de la perception temporelle, puisque ce n’est plus le regard passéiste sur la fuite de la beauté qui 20 Contrairement au Don Juan de Molière, dont les visées semblent bien arrêtées quant à la stratégie de sa vengeance, l’existentialiste sartrien imagine plus facilement le besoin d’ajuster ses « projets » afin de se maintenir dans son « poursoi » (L’Être et le néant. Paris : Gallimard, 1943). Et même lorsque Sartre tentera de redéfinir sa notion première de « projet » en lui substituant une « praxis » qui relativise la liberté du choix, dans un contexte socio-historique (Critique de la raison dialectique. Paris : Gallimard, 1960), il ne parviendra pas pour autant à balayer l’importance du « choix originel » dont la dernière mouture refera surface avec le « choix de l’irréel » chez Flaubert (L’Idiot de la famille. Paris : Gallimard, 1971-72). 21 Par une ironie du sort jusqu’à présent entièrement ratée par la critique, la dernière charge donjuanesque présage effectivement les derniers grands succès de la censure dévote. De fait, c’est moins d’un an après la dernière représentation de Dom Juan que Louis XIV, ayant sagement attendu la mort de sa mère, dissoudra officiellement la Compagnie du Saint-Sacrement. En tant que protégé du roi, Molière en aurait-il déjà été averti ? L’hypocrisie de son personnage n’en serait alors que plus savoureuse. Eric Turcat 180 intéresse désormais le protagoniste, mais le projet d’avenir de sa croisade hypocrite. Pour reprendre les termes aussi métaphoriques qu’anachroniques de Claudia Hammond, on constate que Don Juan semble effectivement descendre du « tapis roulant [d’une temporalité] où l’avenir se dirige vers lui » pour commencer de lui-même à « se déplacer vers l’avenir » 22 . Ce changement de direction à cent quatre-vingts degrés, entre la perception temporelle du protagoniste au début et à la fin de la pièce, traduit effectivement une remontée en flèche du temps, par rapport à la fuite plus traditionnelle qui en définit habituellement le cours. Au lieu de nous donner l’impression que le temps se déroule du futur vers le passé, comme dans les premiers actes, Don Juan reprend à présent sa destinée en mains, et celle-ci se trace du passé vers le futur. Ce qui correspond à la définition même de la « flèche du temps » psychologique par rapport à son « cours » ou à sa « fuite » 23 . Mais ce qui correspond surtout à un des paradoxes les plus surprenants de Dom Juan. Car c’est de fait lorsqu’il met en veilleuse le moi chahuté (ou « time-moving ») de son identité séductrice qu’il parvient le mieux à mettre en mouvement le moi chahutant (ou « ego-moving ») de son identité libertine. Autrement dit, ce n’est qu’en se détachant hypocritement de son rôle de Don Juan que le protagoniste moliéresque peut enfin redevenir lui-même. II.2. Instabilité de l’événement : la flèche du temps entropique Cependant, si la perception temporelle du séducteur moliéresque semble parfaitement réversible entre les deux premiers et les deux derniers actes de la pièce, un événement bien particulier, situé au cœur même de l’acte central, vient déstabiliser l’ordre déterministe de cet équilibre parfait. Il ne s’agit pas de l’épisode si souvent commenté du Pauvre, mais, à la fin de cette même scène (III, 2), du « combat » elliptiquement annoncé par une 22 Auteur d’une excellente synthèse sur la question du temps, selon la perspective des dernières avancées en neurobiologie et en psychologie cognitive, Hammond sépare clairement les métaphores qu’elle appelle « time-moving », où « time is moving like a conveyor belt where the future comes towards you », de celles qu’elle nomme « ego-moving », où « you are actually moving along a time-line towards the future » (Time Warped. Unlocking the Mysteries of Time Perception. Londres : Harper, 2013, pp. 134-141). 23 Métaphores reprises de la même manière par les philosophes, comme l’indique l’opposition entre « fuite du temps » et « flèche du temps » chez Wetzel (op. cit., pp. 35-37), et un peu plus tard chez Klein, entre « cours du temps » et, là encore, « flèche du temps » (op. cit., p. 43). Don Juan et la flèche du temps en fuite 181 didascalie, et dont Sganarelle, par souci bien évidemment de bienséance, commente le dénouement à l’ouverture de la scène suivante 24 . L’événement, qu’on le rappelle brièvement, est celui de l’agression de Dom Carlos par trois « voleurs », et de l’intervention subséquente de Don Juan pour lui prêter main forte. À ce stade, le libertin n’a pas encore rencontré son nouveau beau-frère, et il ne sait donc pas que la victime des malfrats n’est autre que son ennemi juré, c’est-à-dire un des « douze hommes à cheval » dont l’avait averti le mystérieux spadassin à la fin du deuxième acte. On ne peut donc pas l’accuser de sombre calcul politique, comme il sera si facile de le faire au cinquième acte, avec sa conversion hypocrite. On ne peut pas non plus soupçonner en lui la recherche implicite de l’effet ironique puisque, là encore, Don Juan n’a aucun moyen de savoir que Dom Carlos s’est laissé distancé par son groupe de poursuivants, et qu’il vient lui aussi de perdre son chemin en forêt. L’ironie du sort est ainsi le seul fait de la situation créée par Molière. Or, cet événement aussi comique que dramatique ne se limite pas à l’art de la péripétie. Certes, c’est bien en raison de cette complication que Dom Carlos va maintenant hésiter à se venger de l’homme qui lui a sauvé la vie, et qu’il va de surcroît allonger la durée de la pièce en retenant de vingtquatre heures son expédition punitive (III, 4). C’est également grâce à cette complication, certes, que Molière pourra mettra en œuvre toute une rhétorique post-cornélienne du débat idéologique entre l’orthodoxie démodée d’un honneur à venger inconditionnellement (Dom Alonse) et l’hétérodoxie à la mode d’un honneur plus dilemmatique et, pour tout dire, plus casuiste (Dom Carlos). Toutefois, l’événement en question dépasse de beaucoup ce simple intérêt théâtral, car, par-delà la valeur structurante d’une nouvelle péripétie, cet événement prend aussi une valeur philosophique mais aussi scientifique dans notre exploration du phénomène temporel chez Don Juan. Côté philosophique, il semblerait que le libertin hédoniste des deux premiers actes, perpétuellement balloté par le déterminisme flottant de ses propres désirs, prenne ici, et pour la première fois, une résolution ferme quant à la direction de sa propre liberté. Fer en main, Don Juan se lance au « combat », dans la foulée immédiate de sa fameuse répartie sur « l’amour de l’humanité ». Bien sûr, il y a là, une fois encore, de quoi prétexter que 24 Chacun y va du sien pour transformer la scène du Pauvre en une véritable parabole, et même pour ceux qui, comme Jacques Morel, se gardent de prendre leurs distances par rapport à la question religieuse, pour se concentrer plus sur le problème social, l’analyse finit par ressembler étrangement à une exégèse (« La scène du Pauvre », Revue d’histoire littéraire de la France, numéros 5-6, 1972). Eric Turcat 182 même ce geste, apparemment si indépendant de toute contrainte, ne s’avère pas moins motivé que les autres. De fait, comme Don Juan l’avoue luimême, la contrainte est cette fois-ci de l’ordre du devoir : « je ne dois pas souffrir cette lâcheté », déclare-t-il avant de se jeter dans la mêlée. Or, comme nous le savons déjà, suite à l’abandon de son épouse au premier acte, puis des deux paysannes au deuxième, le lâcheur libertin n’en est plus à une lâcheté près. De même, comme le confirmera ultérieurement la visite du père ulcéré, l’enfant prodigue ne semble nullement prédisposé à se laisser étouffer par le devoir. Ainsi, le prétexte de la « lâcheté », ou du manquement à un code de l’honneur aristocratique, aurait tout d’un faux prétexte, et la modalité apparemment si puissante du devoir ressemblerait alors beaucoup plus à une excuse pitoyable pour se donner un peu d’action (d’où, sans doute, sa forme négative du « je ne dois pas »). Il y aurait donc, sans conteste, dans le geste prétendument généreux de Don Juan, une volonté tout à fait indépendante d’affirmer sa propre liberté. Volonté parfaitement épicurienne par définition, puisqu’il s’agit littéralement de « ne […] pas souffrir », mais surtout parce que, pour s’assurer de la disparition de cette souffrance, il faut également prendre l’initiative de l’action. Ce faisant, il devient alors immédiatement question de déjouer le déterminisme du sort en déviant, dans l’instant, le parcours de la fatalité. Et c’est dans cette « déviation », bien sûr, que l’on reconnaît le mieux la définition la plus pure du clinamen épicurien 25 . Car, pour s’interposer entre Dom Carlos et ses assaillants, Don Juan doit effectivement confronter le risque de sa propre mort et, pour ce faire, il doit par là-même accepter, pour une fois au moins, que les conséquences immédiates de son action peuvent effectivement affecter non seulement son propre rapport au temps, mais aussi celui des autres. Contrairement au dilettante des deux premiers actes, qui laissait le temps venir à lui en se laissant emporter par le cours de la fatalité, le libertin moliéresque devient à présent celui qui assume l’impact potentiel de son intervention sur le déroulement du temps. Face à la menace imminente d’une mort potentielle, Don Juan préfère encore, et par anticipation sans 25 Le concept de clinamen, rappelons-le, nous provient surtout de l’adaptation de la philosophie d’Épicure par Lucrèce dans son De rerum natura : « Les atomes descendent bien en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire ni où ni quand, de s’écarter un peu de la verticale, si peu qu’à peine peut-on parler de déclinaison », ou de « déviation » (II, 210-290), comme le proposera Henri Clouard dans sa traduction (Paris : Garnier, 1931). Don Juan et la flèche du temps en fuite 183 doute de la scène finale du dernier acte, confronter lui-même sa fatalité, sinon les flèches à l’arc, du moins l’épée à la main 26 . Côté scientifique, la fameuse flèche du temps refait d’ailleurs simultanément surface au même endroit puisque, par-delà le clinamen épicurien de l’événement déviant, s’ajoute un moment d’instabilité aussi arithmétique que thermodynamique. En effet, c’est précisément dans la scène précédente (III, 1) que Don Juan vient d’énoncer le principe le plus fondamental de son credo libertin : « Je crois que deux et deux sont quatre […] et quatre et quatre sont huit ». Or, derrière la stabilité déterministe de ces équations pleinement commutatives se cache le désir déstabilisant d’une arithmétique non-commutative où les termes ne sauraient en aucun cas s’équilibrer. Ainsi, face au déséquilibre numérique du ‘un plus zéro n’est pas égal à trois’ que représente la confrontation du seul Dom Carlos aux trois malfaiteurs, Don Juan, en se joignant au « combat », oppose une nouvelle forme de vérité scientifique où ‘un plus un égale trois’. Un peu comme, de nos jours, la géométrie non-commutative d’Alain Connes, la nouvelle arithmétique du libertin moliéresque repose sur une instabilité fondamentale du réel qui, de loin seulement, pourrait reproduire une illusion de stabilité ontologique 27 . Car, vu de plus près, comme le remarque à juste titre Sganarelle, c’est surtout l’effet déstabilisateur de l’événement qui frappe le plus : « ma foi ! le secours a servi, et les deux ont fait fuir les trois » (III, 3). De même, en termes de sciences physiques, l’événement que représente le « combat » de Don Juan ressemble beaucoup moins à un rééquilibrage dynamique des forces en présence qu’à un déséquilibrage thermodynamique. Au lieu de chercher à symboliquement stabiliser la situation en jetant, par exemple, l’éternel couard de Sganarelle dans la mêlée, Molière préfère en effet insister sur le déséquilibre numérique des adjuvants et des opposants, de telle sorte à dramatiser encore plus le renversement de situation qui en découle. Don Juan, en l’occurrence, n’est pas simplement celui dont l’arrivée encouragerait un retrait bilatéral des forces adverses, mais c’est avant tout celui dont la débauche d’énergie remplace un déséquilibre par un autre, puisqu’il met les bandits en fuite. En ce sens, le 26 Faut-il rappeler que c’est sans doute l’épée à la main que Don Juan confronte la mort dans la dernière scène de l’acte final, puisque c’est avec cette même épée qu’il défie le Spectre du Temps dans la scène précédente (V, 5) ? 27 Grand vulgarisateur des théories scientifiques contemporaines, Klein résume métaphoriquement la géométrie non-commutative de Connes en comparant d’abord l’espace-temps qui en découle à « une écume surnageant au-dessus d’un espace discontinu », puis à une image télé par rapport à laquelle il faudrait prendre ses distances pour que les points séparés s’assemblent (op. cit., pp. 160-61). Eric Turcat 184 libertin moliéresque devient l’incarnation même du principe d’entropie selon lequel, contrairement à la première loi de thermodynamique (dite principe de conservation), toute transformation énergétique implique une évolution irréversible 28 . D’une part, Don Juan reconnaît le désordre du système en présence (trois contre un), et de l’autre, il y contribue sa propre quantité de désordre avec la spontanéité effrénée de son intervention. Ici donc, nul souci pour Molière de rétablir un semblant d’équilibre classique, qu’il soit dynamique ou dramatique. Seul importe le déséquilibre entraîné par l’augmentation inéluctable de l’énergie gaspillée. Seule compte l’instabilité d’un événement où, cette fois-ci, la flèche temporelle tirée par la conscience libertine ne peut plus être celle de l’éternelle réversibilité du « deux et deux sont quatre », mais doit effectivement devenir celle l’irréversible entropie thermodynamique. Or, comme cette « irréversibilité » scientifique représenterait, selon Prigogine et Stengers, une « déchirure du tissu lisse de l’espace-temps », il se pourrait alors parfaitement qu’avec deux siècles d’avance sur Clausius, la temporalité donjuanesque soit elle aussi responsable d’avoir saccagé, par anticipation, nos promesses einsteiniennes de déterminisme éternel 29 . Comment alors résumer le problème de la perception temporelle chez Don Juan ? Visiblement, Molière nous en fait une représentation très équilibrée. D’un côté, il y a les deux premiers actes centrés sur un séducteur idéaliste, emporté par la fuite du temps. C’est la perception nostalgique où la temporalité semble se laisser couler du futur vers le passé. De l’autre, il y a les flèches du temps de l’hypocrite matérialiste des deux derniers actes. C’est la perception plus scientifique où la temporalité paraît s’orienter du passé vers le futur. Cependant, au centre de cet équilibre épistémique et quasiment kantien entre le temps comme certitude a priori et comme découverte a posteriori, se glisse une surprise ontologique de taille. Pas plus tôt énoncé le credo 28 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers nous rappellent qu’ : « à l’éternité dynamique [inspirée de la physique galiléenne] s’oppose le ‘second principe de thermodynamique’, la loi de croissance irréversible de l’entropie formulée par Clausius (1865) » (Entre le temps et l’éternité. Paris : Fayard, 1988, p. 22). Et c’est précisément à l’intérieur de cette dichotomie que les auteurs inscrivent l’antithèse de leur titre, avec d’un côté « l’éternité » d’une « réalité physique » réversible qu’ils imputent également au « principe [leibnizien] de raison suffisante » (175), et de l’autre, « le temps » du devenir entropique et donc irréversible. De cette réflexion aussi claire que profonde sur la nature chaotique du temps, je signale, au passage, avoir emprunté le leitmotiv des notions d’« instabilité » et d’ « événement », que j’utilise ici sans aucune prétention scientifique. 29 Ibid., p. 15. Don Juan et la flèche du temps en fuite 185 libertin de son protagoniste, Molière le renverse immédiatement par l’action. En l’espace d’un seul « combat », glissé au centre de gravité même de la pièce, Don Juan bascule d’un déterminisme classique proféré à un indéterminisme moderne avéré. Durant cet entracte, le libertin moliéresque n’est certes plus l’idéaliste dilettante du début, mais il n’est pas encore le matérialiste calculateur de la fin. À ce moment précis, Don Juan dévie de son parcours, tel un atome épicurien, voire comme une flèche entropique. Et c’est donc dans cet instant même, à mon sens, que le libertin mérite le plus l’étymologie de son libertinage. Esclave de sa condition temporelle plus que tout autre personnage moliéresque, Don Juan s’affranchit du destin, le temps d’un seul « combat ». Mais c’est là toute la différence entre lui et Sisyphe. Car là où le rouleur de pierre de Camus doit se contenter de « marche[r] avec le temps » afin de mieux continuer à tromper l’éternité, le tireur de flèche de Molière quant à lui ne se trompe plus. Dès qu’il perçoit l’instabilité de son milieu et la fragilité quasi-virginale du tissu temporel, Don Juan s’y enfonce, la flèche la première, et il crée l’événement. PFSCL XLII, 82 (2015) Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? J AMES F. G AINES (U NIVERSITY OF M ARY W ASHINGTON ) Vers le début d’octobre 1668 apparut à l’Hôtel de Bourgogne une nouvelle pièce intitulée Les Faux Moscovites, un des tout premiers ouvrages artistiques français à prendre conscience des habitants du vaste pays qui s’étend à l’est de la Pologne. Elle fut inspirée par le passage à Paris de l’ambassade russe menée par Pyotr Ivanovich Potemkin aux cours espagnole et française selon les ordres du nouveau tsar Alexei Michailovich Romanov, et plus spécifiquement par l’absence de ces Moscovites à une soirée théâtrale organisée en leur honneur par les comédiens de la troupe. L’embarras causé par cette affaire a sans doute donné naissance à l’idée de regagner les sous perdus dans l’occasion en se moquant des visiteurs, d’ailleurs déjà repartis pour Moscou. Raymond Poisson, auteur comique et acteur de l’Hôtel de Bourgogne, se chargea de la composition d’une pièce en un acte, qui fut publiée l’année suivante. Ayant déjà examiné les aspects généraux de cette comédie dans un article du recueil Le Même et l’autre : regards européens, 1 je propose ici d’offrir une analyse plus profonde de son architecture afin de revenir à la question de son identité : s’agit-il simplement d’une espèce de gaie turquerie qui se contente de provoquer le franc rire ou bien y a-t-il dans le texte des éléments d’une plus grande portée pour le développement de la conscience internationale française au début de l’époque moderne ? La présence sur scène pendant presque toute l’action d’un groupe de Français déguisés dans des vêtements russes, jugés très bizarres par les Parisiens, nous invite à accepter la première interprétation. Les amples robes et manteaux, les chapeaux garnis de peau de martre et de zibeline, et les barbes fleuries des 1 Gaines, James F., « Les Faux Moscovites et les vrais » dans Le Même et l’autre : regards européens, éd. Alain Montandon. Clermont-Ferrand : Association des Publications de la Faculté, 1997, pp. 19-28. James F. Gaines 188 Moscovites de 1668 ont suscité beaucoup de gravures, conservées dans les collections de la Bibliothèque Nationale, qui attestent de la curiosité des Parisiens pour les nouveaux venus. Mais revenons à la première scène de la comédie avant de conclure trop promptement. Là, on nous présente un couple parisien dysfonctionnel, Lubin et Lubine, le mari ivrogne et crieur de noir à noircir par profession, sa femme mécontente d’un époux qui a gaspillé leur bien. Il faut avouer que Lubin ne se conforme que trop au stéréotype de son métier, car Paul Lacroix, dans son livre sur les cris de Paris, révèle que la publicité orale des crieurs de noir à noircir faisait référence explicitement à leur soif inassouvie. 2 C’est ce Lubin qui sera choisi par une bande de voyous pour jouer le rôle d’un grand seigneur, chef de l’ambassade russe. Qui pourrait s’en acquitter mieux, car le goût des Moscovites pour leur eau-de-vie était bien connu à cause d’un célèbre livre de voyage. Adam Olearius, Hambourgeois au service du duc de Holstein, avait publié au siècle précédent la meilleure source d’observations sur la Moscovie. Il n’y a point de lieu au monde où l’ivrognerie soit aussi commune qu’en Moscovie. Toutes les personnes, de quelque condition ou qualité qu’elles soient, ecclésiastiques et laïcs, hommes et femmes, jeunes et vieux, boivent de l’eau de vie à toute heure, devant, pendant et après le repas… Les gens de basse condition, les paysans et les esclaves ne refusent point des tasses d’eau de vie qu’une personne de condition leur présente, mais ils en prennent jusqu’à ce qu’ils demeurent couchés, et même souvent morts sur la place… J’en vis un entr’autres qui en sortit premièrement sans kaftan et en chemise, mais ayant rencontré un de ses amis qui prenait le chemin du cabaret, il y retourna avec lui et n’en sortit point qu’il n’y eût aussi laissé la chemise. Je l’appelai et lui demandai ce qu’il avait fait de sa chemise et s’il avait été volé. Il me répondit avec la civilité ordinaire des Moscovites, Ja but fui matir, va te promener ; c’est le cabaretier et son vin qui m’ont mis en état, mais puisque la chemise y est demeurée, j’y veux aussi laisser les caleçons. Il ne me l’eût pas sitôt dit qu’il retourna au cabaret, d’où je le vis incontinent sortir nu comme la main, couvrant ses parties honteuses d’une poignée de fleurs qu’il avait cueillies auprès de la porte du cabaret, et s’en alla ainsi gai et content chez lui. 3 2 « J’ai de la bonne pierre noire, / Pour pantoufles, souliers noircir, / Si j’avais vendu, j’irais boire, / Je ne serais plus guère ici ! » Brebiette, P., « Cris de Paris », Paris, 1640, dans Paris ridicule et burlesque au 17 e siècle, éd. P. Lacroix. Paris : Delahaye, 1859, p. 302. 3 Adam Olearius, Relation du voyage d’Adam Olearius en Moscovie, Tartarie et Perse. Traduit par A. de Wicquefort. Tome premier. Paris : J. Du Puis, 1666, I, pp. 153-54. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 189 « Les grands seigneurs mêmes ne sont point exempts de ce vice, » 4 affirme l’observateur allemand, et il cite l’exemple d’un ambassadeur russe envoyé en Suède qui avait tant bu la veille de son audience avec le roi qu’on a été obligé de l’amener le matin prochain au cimetière au lieu de le présenter au monarque. En ce qui concerne les prêtres orthodoxes, leur comportement n’est guère plus décent : Etant [à] Novgorod, j’y vis un prêtre sortir du cabaret, lequel en approchant de notre logis voulut donner la bénédiction aux Strelitz qui étaient en garde à la porte ; mais en levant la main et en faisant l’inclination la tête qui était chargée des fumées du vin se trouva si pesante qu’elle apporte le reste du corps et fit tomber le Pope dans la boue. » 5 Un peu plus loin, sous la rubrique de l’église russe, il ajoute « Le prêtre… prend ordinairement si bien sa part du vin de la noce qu’il le faut tenir à deux, tant à cheval qu’à l’église pendant qu’il bénit le mariage. » 6 Lubin n’hésite pas à confirmer son association avec le stéréotype russe de l’ivrogne. Ses premiers mots, exprimés en titubant, sont « Ce n’était pas du vin, c’était de l’ambroisie » ! 7 Le crieur de noir à noircir répète le commencement de son cri trois fois dans la première scène. Le cri entier, cité par Fournel, se vante de l’inclination pour l’alcool, habituelle chez ces colporteurs. Lubin est si intoxiqué qu’il ne s’aperçoit pas de ne pas porter sa boîte de produits sur le dos. Lubine, pour sa part, est exaspérée par ses dépenses à la taverne : « Puisque tu manges tout avecque cent vauriens, / Je vais me séparer et de corps et de biens. / Tu ne trouveras rien que les quatre murailles ». Les querelles de ce couple rappellent exactement les observations d’Olearius sur beaucoup de ménages moscovites. Si fréquents sont les mariages mal assortis qu’on ne s’étonne pas que les maris et les femmes y vivent ensemble comme des chiens et des chats, et que l’abus des épouses est si commun en Russie. Le voyageur allemand impute volontiers aux épouses russes la culpabilité principale de cette situation, disant : Il ne faut pas s’étonner du mauvais traitement qu’elles reçoivent souvent de leurs maris, parce qu’elles ont la plupart une méchante langue, qu’elles sont 4 Olearius, 153. 5 Olearius, 155. 6 Olearius, 171. Voir également Horsey, Jerome. « Travels » dans Bond, Edward A., Russia at the Close of the Sixteenth Century. Londres: Hakluyt Society, 1856, pp. 153-266. 7 Nous citons la pièce d’après l’édition Poisson, Raymond. Œuvres. Paris : Ribou, 1679, pp. 165-191. James F. Gaines 190 fort sujettes au vin, et qu’elles ne laissent pas passer l’occasion de faire plaisir à un ami. 8 L’ivresse de Lubin dans la première scène n’est pas une exception. Il réapparaîtra dans la scène 7 tout aussi saoul qu’au début, pour chanter « En revenant des Canadas ». A cette occasion les faux Moscovites Jolicœur et La Montagne ne peuvent pas s’empêcher de se moquer de lui en louant ses exploits militaires putatifs dans deux batailles célèbres, Casales et Turin, auxquelles il n’a naturellement jamais participé et qu’il ne reconnaît même pas pour des engagements militaries. Loin de là, il les prend pour des noms de personnes ou de parties de plaisir. A peine Lubin est-il parti couver son vin après les scènes initiales que Lubine se plaint de lui auprès des deux faux Moscovites déjà installés chez l’hôtelier Gorgibus. Elle leur demande leur aide en obtenant le divorce tant désiré. Elle s’empresse de « Vous supplier, Monsieur, / Que je me prostitute [sic] aux pieds du grand seigneur / Quand il sera venu; s’il avait agréable / De me démarier avec ce misérable » (Sc. 5). Jolicœur proteste « Mais il faut des raisons ». Pourtant cela ne présente pas d’entraves pour Lubine, « Ah, Messieurs, j’en ai cent. / Pour un mari déjà, ce n’est qu’un innocent, / Jamais, au grand jamais…. » Bien qu’elle ne veuille pas expliquer trop explicitement les fautes de son conjoint, elle finit par résumer son impuissance. « Enfin », dit-elle, « c’est un infâme / Auprès de qui je n’ai que le seul nom de femme ». Comment justifier cette obsession avec l’idée d’obtenir un divorce à la russe, qui semble au premier abord si bizarre chez une Parisienne ? Or, les autorités littéraires sur la Moscovie n’ont pas oublié de documenter les conditions en ce qui concerne la fin des mariages. Le public du temps avait même à sa disposition des informations très détaillées à cet égard, grâce à Olearius. Cet ethnographe scrupuleux déclare que le divorce est facile à obtenir pour cause d’infertilité. Si on objecte qu’en France on ne demande pas cette permission aux grands seigneurs, l’Allemand ajoute qu’Ivan IV, dit le Terrible, s’est emparé de beaucoup de pouvoirs religieux qui ne rentraient pas normalement dans les compétences, d’ailleurs très larges, du tsar. Par exemple, il osait usurper les privilèges et les cérémonies du métropolitain orthodoxe et jugeait lui-même des disputes sur la vie spirituelle. Il a commis le sacrilege de célébrer lui-même la messe et d’en chanter les prières, comme s’il était un religieux légitime. 9 Ce passage chez Olearius est suivi 8 Olearius, 175. 9 Olearius, 185. Consulter aussi sur Ivan IV le livre de Poe, Marshall T. “A People Born to Slavery” : Russia in Early Modern European Ethnography, 1476-1748. Ithaca : Cornell University Press, 2000. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 191 d’une discussion des multiples femmes du tsar Ivan et de la facilité dont il les gouvernait. Ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’il exigea qu’un représentant anglais, le Colonel Lesly, se fasse rebaptiser dans l’église russe pour continuer de jouir des terres moscovites qu’il avait acquises. 10 Ce tsar a donc établi le précédent important d’intervenir personnellement dans les affaires spirituelles des étrangers. Plus récemment, le soldat mercénaire, Jacques Margeret, nous apprend qu’en 1607 les Moscovites qui ont reçu l’extrême onction et qui se sont par la suite guéris entraient normalement dans la vie monacale et leurs femmes étaient libres de se remarier. 11 Margeret dit plus loin que le tsar Boris Gudonov a personnellement agi pour empêcher le mariage de beaucoup de ses courtisans. 12 Il n’est donc pas si surprenant d’apprendre que Lubine ait formé l’intention de rompre avec son ivrogne de mari en se prosternant devant le représentant du tsar. Si un tel recours prouve difficile dans le pays très catholique de la France, cela n’empêche pas à une femme maltraitée de se servir de sa curiosité pour chercher de nouveaux moyens de divorce à l’étrangère. En fait, Lubine a l’air de s’être si bien renseignée sur les visiteurs russes qu’elle affirme, à propos du mariage mal assorti « On le casse Monsieur, il n’est rien plus commun / Je dis net comme un verre, on n’en manque pas un ». Bien sûr, sous des conditions moins autoritaires, c’était autrefois le patriarche, au lieu du tsar, qui faisait valoir ses pouvoirs pour casser un mariage, comme dans le cas remarquable du Français Pierre de Remont, dont la femme, protestante anglaise incroyablement têtue, refusa de se convertir et perdit ainsi ses enfants sous prétexte de mariage illégal. Ce précédent raconté par Olearius 13 suggère non seulement que Poisson avait accès à l’édition française d’Olearius qui avait paru avec grand éclat en 1654, mais qu’il accordait au public une certaine familiarité avec les coutumes moscovites décrits par le voyageur allemand. 14 Ainsi, bien que Lubine soit loin de passer pour une personne érudite, lectrice de livres 10 Olearius, 292. 11 Margeret, Jacques. Estat de l’Empire de Russie et Grande Duché de Moscovie. Paris : 1607. Nouvelle édition. Henri Chevreul. Paris : L. Potier, 1855, p. 18. Giles Fletcher avait déjà fait cette observation dans son ouvrage de 1591, mais sans limiter aux seuls ressuscités l’accès au divorce. Voir « Of the Russe Commonwealth » dans Bond, Edward A. Russia at the Close of the Sixteenth Century, pp. 1- 152. 12 Margeret, 287. 13 Olearius, 292. 14 Si Olearius était toujours très populaire, le livre de Margeret, préparé en 1607 selon les ordres d’Henri IV, aurait été d’un accès difficile sous Louis XIV. James F. Gaines 192 obscurs, son idée de divorce à la russe n’est pas si farfelue qu’on pourrait l’imaginer. Précisons ici que c’est certainement le rapport entre Lubin et Lubine qui constitue le noyau de la pièce, et non l’enlèvement de la belle Suzon, fille de Gorgibus, qui est sensé motiver l’intrigue. Suzon et son père ne paraissent que dans quelques scènes éparses, surtout au début et à la fin de l’action, et comme simples spectateurs à la fête organisée en l’honneur du supposé grand seigneur étranger. L’auteur du complot d’enlèvement, le baron de Jonquille, n’a qu’une seule réplique de huit lignes au dénouement de la pièce. Ce sont d’autres Russes déguisés qui serviront de confidents pour l’exposition des détails relativement peu importants de la superchérie. En revanche, Lubin et sa femme sont presque continuellement présents sur scène, et celle-ci a justement le dernier mot de la pièce. D’ailleurs, le public reconnaîtrait vite ce couple déjà bien connu depuis le succès de la première comédie écrite par Poisson en 1660, Lubin, ou le sot vengé. 15 Il ne reste au dramaturge que de remettre Lubin le maladroit dans le rôle déguisé du grand seigneur de l’ambassade. Ainsi sera-t-il juge et partie de sa propre affaire, sans que sa femme reconnaisse la futilité des démarches qu’elle entreprendra pour se divorcer. A la scène 6, avant de recruter Lubin dans le complot d’enlèvement, La Montagne et Jolicœur discutent les préparatifs de la mascarade et font allusion à tous les habits qu’ils ont déjà stockés chez une revendeuse de la rue aux Fers. Ils ne mentionnent guère leur idée dans la scène suivante que Lubin se montre très enthousiaste pour son role, d’autant plus qu’il a déjà assisté en témoin à quelques fêtes préparées auparavent en l’honneur des visiteurs slaves : « Je les ai vus dix fois », s’exclame-t-il, « Peste ! Nous serons donc traités comme des rois » ? Il peut déjà goûter les plats exquis qu’il va dévorer : « Les cailles, les perdrix là-dedans digérées » ! Mais ce n’est pas seulement son appétit qui est stimulé, car il tient aussi à contrefaire les manières moscovites. « Faudra-t-il faire aussi toutes leurs simagrées ? / … je les contreferai comme eux-mêmes, ma foi ». Pour éviter que Jolicœur et La Montagne ne croient pas à l’idée d’un simple crieur invité à un banquet d’état, Lubin explique les humbles raisons pour sa présence : « J’y servais d’officier, je demeurais tout proche …. Je tournais la broche ». Même de la cuisine, Lubin aurait si bien observé les manières des Russes qu’il est sûr de les imiter suffisamment bien pour tromper le crédule Gorgibus. Et s’il flaire une certaine criminalité dans ces projets clandestins, 15 Curtis, Ross. Crispin I er : la vie et l’œuvre de Raymond Poisson. Toronto : University of Toronto Press, 1972, pp. 12-13. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 193 cela ne le détournera pas de la tentation des vingt pistoles qu’on lui offre comme salaire du danger. Au contraire, il a de l’expérience dans le domaine du crime ; « J’ai dessus le Pont Neuf joué deux ou trois scènes / Dans une comédie, Le Ravissement des laines ». C’est-à-dire qu’il s’était associé avec les voleurs appelés tire-laines qui dérobaient les manteaux des riches bourgeois traversant le pont, qui sont décrits en détail dans le Francion de Charles Sorel. S’il n’était pas monté dans la stricte hierarchie criminelle jusqu’au niveau des tire-soies qui attaquaient les nobles, il avait couru néanmoins le risque d’une punition sérieuse, ce qui est arrivé à quelques-uns de ses collègues tire-laines : quatre ou cinq d’entre eux ont été appréhendés par les archers et éventuellement pendus, explique-t-il. Pour sa part, Lubin était sûr d’échapper à la justice à l’aide des ses bons amis, « M. de Sauve-toi, M. Gagne-au-pied, [et] M. Tire-de-long ». Les bonnes jambes sont en effet sa meilleure défense contre la police, et il n’a pas besoin d’autres recours légaux, car son avocat s’appelle Va-t’en et son procureur Jacques Déloge. Un Lubin aurait-il vraiment pu observer de près les Moscovites de l’ambassade de 1668 ? Certainement, car Robinet dans sa lettre en vers du 29 septembre décrit les multiples fêtes offertes aux visiteurs dans différentes parties de Paris. 16 Pour ce qui concerne la vraisemblance des costumes confectionnés par Jolicœur et La Montagne, les Parisiens avaient eu l’occasion de les observer pendant le défilé des Moscovites dans les rues étroites de la capitale, durant leurs visites aux Gobelins et aux autres sites célèbres. On sait que l’ambassadeur Potemkin ne cachait pas ses habits étranges, qu’il considérait comme ses marques de dignité. Heureusement, nous conservons de nos jours deux portraits bien connus de Potemkin dans ses longues robes d’ambassadeur, l’un par Juan Carreno de Miranda dans le Musée du Prado, exécuté en 1681, et un autre encore plus élégant par Godfried Kneller, dans l’Hermitage à Saint-Pétersbourg. La science des habits constituait pour Potemkin un aspect important du protocole diplomatique ; à Madrid il avait insisté pendant ses séances avec Philippe II que sa majesté espagnole enlève son chapeau royal chaque fois qu’on prononçait le nom du tsar ! Et pour maintenir l’honneur national et l’égalité parmi les grandes puissances, il a exigé pendant une visite chez le roi de Danemark que ce monarque malade et allité fasse apporter pour Potemkin un second lit où celui-ci pourrait se coucher afin de continuer leurs discussions. Quelques « simagrées » que puisse inventer Lubin, elles ne pourraient jamais dépasser l’extravagance de la réalité diplomatique qui figurait dans les ambassades de ce visiteur russe par trop exotique. 16 Curtis, 191. James F. Gaines 194 La fête organisée par Jolicœur, La Montagne, et leurs amis se déroule de la scène XI à la fin de la scène xiii. Lubin, à qui on avait recommandé de ne dire que « Hio » à chaque occasion, remplit si bien son rôle que sa propre femme ne le reconnaît pas sous ses robes et sa fausse barbe longue. Il est vrai que l’alcool l’incite à aller un peu trop loin parfois, quand il crie « Je bois mon vin tout pur au moins », ce qui fait observer à Gorgibus « Quand il veut franchiser on l’entend assez bien, / Mais quand il moscovise on n’y comprend plus rien ». En fait, quand il s’agit de demander des perdrix ou du cochon de lait, il glisse facilement dans sa langue natale. Pour mieux imiter l’exemple des tsars, il est probable que Lubin, dans une scène de lazzi, découpe et distribue lui-même les morceaux de viande qui arrivent devant lui, ce que suggèrent quelques répliques dans la scène XI avec le personnage de Mme Aminte. 17 En plus, les toasts qu’il propose continuellement semblent calqués très exactement sur les dîners officiels dont Olearius a laissé des témoignages précis. Il est dommage que l’édition imprimée de la pièce, parue l’année après les représentations, n’ait pas préservé les efforts de Lubin pour contrefaire la langue russe, indiquant seulement « Ici il baragouine » ou « il jargonne » (sc. XI). Une explication possible de cette omission est que Poisson s’est contenté d’improviser ces performances à son gré et selon le tempérament de ceux qui assistaient au spectacle de jour en jour. Il n’est pas impossible non plus que ces propos contiennent des équivoques à moitié submergées dans un patois quasi-slave que les libraires n’osaient pas d’imprimer de peur de compromettre leur privilège. En tout cas, le public n’imposerait pas une vraisemblance trop exiguë à cet égard, car le fidèle Olearius lui-même s’excuse parfois de raccourcir de telles paroles pour épargner à ses lecteurs la monotonie des formules ennuyeuses qu’imposait la lourde dignité tsariste. 18 Victor Fournel cite le journal du sieur de Catheux, dont le témoinage oculaire des fêtes diplomatiques à Moscou permet de vérifier le réalisme des scènes reproduites par Poisson. 19 En préparant l’enlèvement de Suzon, La Montagne et Jolicœur avaient déjà dit qu’ils comptaient, pour faire disparaître la jolie jeune femme, profiter du désordre qui régnait souvent après les dîners au Kremlin. Les toasts burlesques, les galanteries que Lubin se permet auprès de Mme 17 Toujours en citant le sieur de Catheux, Fournel suggère que l’échange entre Lubin et Mme Aminte fait explicitement référence à un incident qui se déroula à Orléans en 1668 ; Fournel, Victor. Les Contemporains de Molière, tome I, réimp. Genève : Slatkine, 1967, p. 474, n. 1. 18 Olearius, 103. 19 Fournel, 473. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 195 Aminte, et finalement la poursuite énergique pour punir Lubine de l’effronterie de sa demande de divorce contribuent tous à l’exécution de ce projet. Pour mieux tromper Gorgibus, les faux Moscovites lui avaient dit « C’est après le repas, l’exercice ordinaire ; / Tout sera dans l’honneur ». Les faux Moscovites conseillent à leur dupe : Ce que vous devez faire Est de vous voir d’abord sur un siège un peu haut Pour les voir ou combattre ou monter a l’assaut, Où, comme ils sont d’humeur martial et civile, Ils représenteront le sac de quelque ville, Puis chacun va dormir dans son appartement (sc. X). Cette description se trouve complètement d’accord, selon Victor Fournel, avec le comportement des ambassadeurs russes pendant leurs visites à Paris en 1655 et en 1668. 20 Les voyous incitent l’hôtelier crédule à prendre un cor pour se joindre au chaos. La Montagne lui explique « C’est pour faire exercice ; il ne faut craindre rien / Sonnez bien tantarare[,] allez, tout ira bien ». Il faut remarquer ici que la présence des voyous dans cette petite intrigue suggère aussi une certaine familiarité avec la réalité des contacts franco-russes au dix-septième siècle. Poisson prend le soin d’expliquer dans la pièce que Jolicœur, La Montagne et leurs compagnons sont des soldats professionnels récemment renvoyés par l’armée, qui se sont engagés dans le crime pour survivre. Or, c’est précisément le type d’aventurier français qui aurait visité la Moscovie à cette époque. Tandis que les Anglais, les Hollandais, les Allemands et les Autrichiens qui étaient allés jusqu’à Moscou suivaient surtout des intérêts artisanaux ou commerciels, sinon diplomatiques, les premiers Français à faire ce voyage étaient des mercénaires. On ne s’étonne pas que des soldats démobilisés aillent si loin quand la fin des guerres en Europe occidentale ne leur offrait que la disette et la misère. Le premier grand groupe de Français à entrer dans Moscou était une garnison de mercénaires capturée par l’armée russe en Lettonie sous le règne d’Ivan IV. Les interminables conflits baltes avaient créé un besoin pressant pour des soldats professionnels dans cette partie du monde. C’est dans des circonstances pareilles que Jacques Margeret entra en Russie pendant la fameuse Période de Troubles à la fin du seizième siècle. Il devint capitaine dans la garde de Boris Gudonov avant de passer au service des ennemis polonais et de protéger leur homme de paille, le faux Dimitri. Manquant de diplomates expérimentés, Henri IV n’hésita pas à demander à Margeret, 20 Fournel, p. 471, n. 2. James F. Gaines 196 unique lettré avec une expertise des affaires russes, tous les renseignements possibles sur cette partie du monde. Face à l’inertie des commerçants français, qui préféraient rester près du foyer au lieu de se risquer dans les climats inconnus, le tourbillon de la politique en pays baltes faisait des mercénaires errants les meilleurs conseillers à Paris sur les coutumes moscovites. Pourtant, c’est toujours le rapport amer entre Lubin et Lubine qui caractérise le lien entre la comédie et les vrais Moscovites du tsar Alexei. Quand la femme de l’ivrogne confronte le supposé grand seigneur pour demander son divorce, elle va directement aux arguments d’impuissance qui soutenaient le cassement des mariages en Russie contemporaine. Olearius affirme catégoriquement que « [l]a stérilité est aussi une cause suffisante de divorce en Moscovie. » 21 Lubine insiste à se séparer d’« un sac à vin, un gueux, un lâche[,] un traitre, / Bref, d’avec un mari qui ne le saurait être » (sc. XII). « C’est le plus impuissant de tous les impuissants », se plaint-elle, avant d’exprimer son désir d’avoir des enfants, « Passerai-je sans fruit les plus beaux de mes ans » ? Ce qui est plus, elle implique que l’impuissance de son mari l’a déjà poussée vers l’adultère : « C’est un sot, Monseigneur que chacun montre au doigt / Il le sait, mais il l’est encore plus qu’il ne croit ». Cet aveu un peu trop naïf fait directement allusion à la sixième scène du Sot vengé, où Lubin avait été trompé par son épouse mal satisfaite. Quel instant idéal, donc, pour Lubin de se dévoiler en réclamant sa propre identité « C’est moi-même carogne ! » Il se met tout de suite à poursuivre Lubine à travers le tréteau, ce qui distrait Gorgibus, sonnant de son cor, et permet aux conspirateurs d’enlèver subitement Suzon. La Moscovie n’offre finalement à Lubin que la rude reconnaissance de sa sottise, assaisonnée d’une poignée de pistoles. Pour leur part, les soldats voyous profitent de leurs campagnes au delà des frontières en aidant les désirs lubriques du baron de Jonquille. Gorgibus, privé de sa fille, assiste à un spectacle qui lui apprendra peut-être la prudence, sinon la diplomatie internationale. Lubine découvre que le divorce n’est pas sans risques, même sous le soleil exotique de Moscou. Mais c’est vraiment au public parisien d’affirmer un contact plus permanent avec la Russie, de recréer la nouveauté et l’atmosphère fébrile de l’ambassade de Pyotr Potemkin, en attendant une ouverture plus importante à l’avenir. Il faudra attendre la fin du règne de Louis XIV, les initiatives étrangères de Pierre le Grand, Le Siècle de Charles XII de Voltaire, l’amitié de Diderot et de l’impératrice Catherine pour que la France ne se pose plus tacitement la question « Mais comment peut-on être Russe? » et pour que l’aristocratie de Moscou et de Saint- 21 Olearius, 176. Les Faux Moscovites : ouverture intellectuelle ou quasi-turquerie ? 197 Pétersbourg s’éprenne tellement du goût français qu’ils oublient presque leur propre héritage national, ainsi que les personnages de Tolstoï qui sont surpris de redécouvrir leurs propres traditions. Il faut discerner quand même à Raymond Poisson le crédit d’avoir levé tant soit peu le voile de mystère qui entourait auparavant le pays des tsars. L’adjectif faux devrait nous avertir que sous les déguisements grotesques inspirés par la présence en France de ces diplomates d’au-delà du Dnieper, l’intrigue tourne autour d’une série de quiproquos amoureux assez conventionnels. En fait, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne étaient plutôt hostiles aux visiteurs russes, puisque ceux-ci avaient déçu les acteurs en omettant de paraître comme prévu à leur théâtre. Un tel événement aurait sans doute permis de grossir considérablement les revenus de la troupe. Néanmoins, les faux personnages de Molière, des précieuses un peu trop bien formées, jusqu’au mort qui ressuscite au bon moment pour sauver l’avenir de sa famille, nous enseignent que la ligne entre la prétendue fausseté et les apanages du réel est souvent suspecte ou incertaine, sinon tout à fait subversive. En s’inscrivant sous l’égide d’un orientalisme nordique, cette satire des Russes remet en question la mentalité politique qui cherchait à imposer à la France une monarchie absolue où le Roi Soleil pourrait trouver bien des exemples dignes d’étude parmi les autocrates moscovites. En incitant implicitement le tsar à ouvrir son domaine hermétiquement fermé aux influences d’une culture et d’un commerce français, Poisson ne trace-t-il pas déjà le profil de plusieurs contradictions embarrassantes ? Ne suggère-t-il pas, d’une façon précoce, que dans toute rencontre internationale s’établit un universalisme qui ne peut rester un sens unique? Le spectateur est irrésistiblement tenté de lire dans la négociation amoureuse qui se développe dans la pièce une analogie à la séduction diplomatique entreprise dans les salles des palais royaux. De telles recherches ne manquent pas d’intérêt pour une époque comme la nôtre, où les problèmes des nationalités et du mondialisme resurgissent de nouveau. PFSCL XLII, 82 (2015) Images du pouvoir - pouvoirs de l’image. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette B ARBARA K UHN (U NIVERSITÄT E ICHSTÄTT ) Un portrait, n’est-il pas d’abord, et pour finir, un rendez-vous ? ( Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait) Que les « représentations » aient du « pouvoir » sur ceux qui les perçoivent, que ce « pouvoir » soit d’autant plus grand là où les « représentations » ainsi que leurs spectateurs font partie d’une histoire de « passion », voire même la constituent, est un phénomène bien connu et souvent décrit. Néanmoins, le rapport entre les trois termes : « représentation, pouvoir, passion » se trouve, pour ainsi dire, mis en scène et donc en action d’une manière particulière dans les romans de Madame de Lafayette. En effet, aussi bien Zaïde que La Princesse de Clèves ont recours, pour mettre en scène ce jeu entre « représentation, pouvoir, passion », à des « stratégies intermédiales », 1 tous deux ne racontant pas seulement les histoires d’amour de leurs héros et surtout de leurs héroïnes, mais aussi les histoires des portraits de ces héros et de ces héroïnes, et celles-ci n’existent pas indépendamment de celles-là, bien au contraire, elles se trouvent inextricablement liées. Une fois de plus donc, dans les peintures décrites ainsi que dans l’effet qu’elles exercent, les 1 Les termes entre guillemets se réfèrent au titre du colloque dans le cadre duquel cette contribution concernant les « tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette » a été présentée et qui a eu lieu au Centre Allemand d'Histoire de l’Art (DFK) à Paris en décembre 2009: « Entre Soleil et Lumières - Représentation, Pouvoir, Passion et les stratégies intermédiales des arts en France à l’âge classique ». Pour ce qui est de ce contexte de l'article, cf. les actes du colloque publiés dans PFSCL XLI, 80 (2014). Je remercie cordialement l'éditeur de la revue, Rainer Zaiser, de publier l’article qui par mégarde avait été oublié lors de la publication des actes. Barbara Kuhn 200 deux romans donnent à voir le pouvoir mystérieux des images, qui ainsi soulignent leur caractère d’action au lieu d’être seulement un simple ‹fait donné›. 2 Le fait qu’il y ait dans chacun des deux romans un portrait et un tableau qui se révèleront essentiels non seulement pour la structure du texte et la dynamique de l’action principale, mais aussi pour la présentation, la représentation et l’auto-représentation des personnages principaux, n’est bien sûr pas une découverte récente, et surtout dans le cas de La Princesse de Clèves, l’une ou l’autre des peintures ou même toutes les deux ont été l’objet de maintes analyses. Ce qui constitue le centre de la plupart de ces interprétations, c’est avant tout la fameuse question du regard, analysé comme regard masculin ou comme regard féminin, et par là la question du voyeurisme d’un côté, celle du désir ou de l’objet du désir de l’autre. 3 Dans cette perspective, le fait qu’il s’agisse justement de portraits, de peintures à l’intérieur de romans qui en déterminent l’économie narrative, a été beau- 2 Cf. Boehm, Gottfried. « Repräsentation - Präsentation - Präsenz. Auf den Spuren des homo pictor », dans Homo pictor. Ed. Gottfried Boehm. München / Leipzig : Saur, 2001 (Colloquium Rauricum ; 7), pp. 3-13, p. 3s. : « Der kulturelle Gebrauch der Bilder hatte seit alters her sowohl mit Kunstfertigkeiten als auch mit der Domestizierung jener Kräfte zu tun, die ihnen zugeschrieben wurden. Lange bevor das Genie und der Ruhm von Künstlern gefeiert wurde, war von den geheimnisvollen Wirkungen der Bilder die Rede. […] Die wiederkehrenden Bilderstürme und die sie begleitende Bildkritik haben es nicht vermocht, die Rede von der Macht der Bilder obsolet erscheinen zu lassen. […] Denn wie immer man sie einschätzen mag, dass Bilder nicht nur Fakten, sondern auch Akte sind, sinngenerierende Gegenstände, führt uns zum sachlichen Zusammenhang von Präsenz und Repräsentation zurück ». 3 Cf. p. ex. De Jean, Joan. « Female Voyeurism : Sappho and Lafayette », Rivista di letterature moderne e comparate, 40.3 (1987), pp. 201-215 ; Greenberg, Mitchell. Subjectivity and Subjugation in Seventeenth-Century Drama and Prose. The Family Romance of French Classicism. Cambridge : Cambridge University Press, 1992, pp. 174-211 ; Roulston, Christine. « La déception du regard dans La Princesse de Clèves », Dalhousie French Studies, 32 (1995), pp. 19-32 ; Riggs, Larry W.. « Trouble in the Empire of the Gaze : Woman, Scopophilia, and Power in Several Seventeenth-Century Works », Literature/ Interpretation/ Theory, 8 (2001), pp. 123- 133 ; Kelley, Diane Duffrin. « Epiphanies : The Narrative Effect of the Woman’s Spying Gaze in Lafayette’s Princesse de Clèves and Tencin’s Mémoires du Comte de Comminge », Women in French Studies, 14 (2006), pp. 27-36 ; Léopold, Sandrine. L’Écriture du regard dans la représentation de la passion amoureuse et du désir. Étude comparative d’œuvres choisies de Madame de Lafayette, Rousseau, Stendhal et Duras. Oxford [et al.] : Lang, 2009. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 201 coup plus rarement au centre de l’attention des critiques. 4 Pour situer la question des portraits et des tableaux dans son contexte épistémologique, il faut mentionner avant tout John D. Lyons, qui, notamment dans Speaking in Pictures, Speaking of Pictures. Problems of Representation in the Seventeenth Century, 5 part, d’un côté, de l’intérêt scientifique témoigné à l’époque à tous les phénomènes visuels, et de l’autre de la réaction contre ces nouvelles tendances, telle qu’on peut la voir de façon paradigmatique dans la Logique de Port-Royal et dans la critique de l’imagination dans l’œuvre de Pascal. Selon Lyons, Zaïde révèlerait avant tout l’insuffisance de la peinture par rapport au langage, l’impossibilité de communiquer sans équivoque à travers des images, 6 tandis que La Princesse de Clèves soulignerait le fait que 4 À part les quelques remarques qu’on trouve dans un article de Frank-Rutger Hausmann paru en 1996 et traitant de portraits peints dans les littératures française et italienne du XVII e et XVIII e siècles (« ‹Pictura in poesi› - gemalte Porträts in der französischen und italienischen Literatur des 17. und 18. Jahrhunderts », dans Romanistik als vergleichende Literaturwissenschaft. Festschrift für Jürgen von Stackelberg. Ed. Wilhelm Graeber / Dieter Steland / Wilfried Floeck. Francfortsur-le-Main [et. al.] : Lang, 1996, pp. 97-115, pp. 99-102), Alain Niderst a consacré en 1993 un article entier à « La peinture dans les romans de Madame de Lafayette », qui, selon lui, peuvent « être lus, à travers la présence en elles de la peinture, comme des méditations sur la beauté et la représentation » (dans id., De Rabelais à Sartre. Mélanges. Corneille - Racine - La Fontaine - Molière - Madame de Lafayette etc., Tome II. Paris : Eurédit, 2008, pp. 343-348, p. 347) ; et en 2006, Évelyne Méron a publié l’article intitulé « Corps, paroles et tableaux dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette » (New Zealand Journal of French Studies, 27 (2006), pp. 29-41), qui, entre autres, interprète les peintures surtout comme substitut du corps absent. Voir en plus : Albert, Alexandre. « Madame de Lafayette et le portrait perdu. Une lecture de Zaïde », dans Le Portrait littéraire. Ed. Kazimierz Kupisz / Gabriel-André Pérouse / Jean-Yves Debreuille. Préface de Pierre Michel. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1988, pp. 131-140. 5 Lyons, John D.. « Speaking in Pictures, Speaking of Pictures. Problems of Representation in the Seventeenth Century », dans Mimesis. From Mirror to Method, Augustine to Descartes. Ed. John D. Lyons / Stephen G. Nichols, Jr.. Hanover / London : University Press of New England, 1982, pp. 166-187. Voir également : id., « Narrative, Interpretation, and Paradox : La Princesse de Clèves », Romanic Review, 72.4 (1981), pp. 383-400 ; id., « The Dead Center : Desire and Mediation in Lafayette’s Zayde », L’Esprit créateur, 23.2 (1983), pp. 58-69 ; Weinberg, Kurt. « The Lady and the Unicorn, or M. de Nemours à Coulommiers : Enigma, Device, Blazon and Emblem in La Princesse de Clèves », Euphorion, 71 (1977), pp. 306-335. 6 « Both in the painting and in the portrait an attempt to substitute visual for verbal language fails. Only the word can properly specify the relationship of resemblance to being, can exorcise the alienation of self-resemblance imposed by the image. The power of the image depends on the circumstances of its reception, on the way Barbara Kuhn 202 chacun peut posséder l’autre ou être possédé par lui uniquement au travers des signes et en tant que signes, de sorte qu’il reste toujours un abîme entre les êtres. 7 Tout en étant d’accord avec Lyons sur l’importance primordiale de la peinture dans les romans en question, l’intérêt porté ici au rôle des portraits sera différent, lié plutôt à leurs fonctions et à leur fonctionnement en tant qu’objets à la fois d’art et de mémoire et donc d’objets d’un regard aussi bien extérieur qu’intérieur, si l’on peut dire, fonctions et fonctionnement qui se révèleront assez divergents, reflétant par là la diversité des deux textes qualifiés non sans raison de « last great romance » et de « first French novel ». 8 1. Images et imagination : Zaïde et la question de la ressemblance La question de la ressemblance est ce qui, depuis l’Antiquité, fonde l’idée du portrait ; c’est elle qui le définit et c’est elle qui en même temps le met toujours en question : 9 soit elle est trop grande et par conséquent l’œuvre n’est pas autonome ; soit elle est insuffisante et le portrait est donc raté ; soit elle reste purement extérieure, de sorte que le portrait n’arrive jamais à représenter l’homme entier, mais se confine au simple corps, etc. Néanmoins, depuis que le mot existe en français, il est « réservé à l’image de l’homme faite à sa ressemblance », 10 et depuis l’origine quasi-mythique non du mot, mais de la chose, le portrait a partie liée avec l’absence et l’amour in which the viewer uses it. In Zayde the use of painting is to mediate between persons. And this mediation fails because of the poverty of painting before the complexities of being ». Lyons (1982), p. 175. 7 « The portrait and painting episodes that recur in the Princesse de Clèves demonstrate the way in which we are possessed only as signs and in signs. The princess sees the duke take the portrait of herself, but he never possesses her - is it theoretically possible to do so ? The duke sees the princess plunged into contemplation of his image in the painting of the Siege of Metz, but cannot introduce himself into this scene. Even though the appearance of these signs should in itself be a source of satisfaction, the gap will always remain ». Lyons (1982), p. 184. 8 Lyons (1983), p. 68. 9 Sur la position précaire du portrait due justement à ce rapport à la ressemblance, cf. Preimesberger, Rudolf. « Einleitung », dans Porträt. Ed. Rudolf Preimesberger / Hannah Baader / Nicola Suthor. Darmstadt : Wiss. Buchgesellschaft, 2003 [Berlin, Reimer, 1999], pp. 13-64, p. 18. 10 Pommier, Édouard. Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières. Paris : Gallimard, 1998, p. 16s. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 203 d’un côté, avec la mort et la mémoire de l’autre. 11 De telles relations inhérentes au portrait sont également la raison de ce que l’on pourrait nommer, avec la Théorie du portrait d’Édouard Pommier, le « pouvoir du portrait », voire, les pouvoirs du portrait, tels qu’ils se trouvent dans la « doctrine émiettée » 12 du portrait qu’on peut découvrir dans des textes sur l’art et les artistes depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIII e siècle. Parmi ces pouvoirs du portrait, Pommier compte par exemple le fait que le portrait, grâce à la ressemblance qui le définit, sert de moyen de reconnaissance et d’identification, mais aussi et en même temps de possibilité d’idéalisation. Au-delà de la reconnaissance, le portrait peut devenir en plus « moyen de connaissance » : connaissance de la vie intérieure de l’homme représenté, connaissance de sa destinée, mais aussi connaissance « de l’histoire dans laquelle s’inscrit le personnage représenté ». Au lieu d’induire la connaissance, le portrait peut bien sûr aussi « être investi d’un pouvoir d’illusion » et par là être non seulement « signe de reconnaissance, mais présence même de son modèle auquel il se substitue ». À cela s’ajoute un « pouvoir exemplaire du portrait » qui peut aller de pair avec « un pouvoir d’évocation », dans le sens que « le portrait n’‹est› pas seulement la personne, mais aussi la vie glorieuse de cette personne, une vie à imiter ». C’est ainsi que le portrait est « le siège d’une force, mystérieuse, mais évidente » et acquiert même une valeur morale, qui se combine avec sa fonction de transmission de la culture, grâce au souvenir des grands hommes transmis dans leurs portraits 13 et par eux. De tous ces pouvoirs, de toutes ces fonctions possibles du portrait, il se trouve des reflets dans le roman Zaïde de Madame de Lafayette, roman qualifié en entier d’« histoire d’un portrait », 14 de texte dans lequel ‹toute l’action est déterminée et dirigée par un portrait›. 15 Si l’on peut certes souscrire à de telles propositions, vu que le portrait en question est mentionné dès le début du texte, après les trente premières pages à peu près, et que son histoire ne se termine qu’à la dernière page et donc avec le roman lui-même, il y a malgré tout dans cette « histoire d’un portrait » certains aspects qui ont de quoi surprendre le lecteur et qui exigent qu’on y regarde de plus près. Ce qui frappe avant tout lors de la lecture de ce roman, c’est le rôle primordial que joue ici la question de la ressemblance, qui, elle, renvoie 11 Cf. Pommier (1998), pp. 18-21. 12 Pommier (1998), p. 24. 13 Cf. Pommier (1998), pp. 24-26. 14 Niderst (2008 [1993]), p. 345. 15 « einen spanisch-maurischen Roman […], in dem das gesamte Geschehen von einem Porträt bestimmt und gelenkt wird ». Hausmann (1996), p. 101. Barbara Kuhn 204 tout de suite le lecteur à l’histoire du portrait mentionnée, mais la relation n’est pas aussi univoque qu’elle paraît à première vue. Car, si d’habitude c’est le portrait qui se caractérise par sa ressemblance plus ou moins grande avec la personne représentée, ici, c’est par contre le personnage qui est ressemblant. Pour rappeler brièvement la situation : les personnages principaux du roman sont l’Espagnol Consalve qui, après bon nombre d’intrigues et de déceptions, a quitté la cour et s’est retiré dans la solitude, et la belle Zaïde, une étrangère qui a fait naufrage et qui a été sauvée par Consalve et Alphonse, le compagnon de sa solitude. Une autre étrangère, Félime, qui a été sauvée par des pêcheurs, les rejoint, et lorsque les deux femmes regardent Consalve qui ne comprend pas la langue qu’elles parlent, ni elles la sienne, elles semblent s’étonner de la ressemblance de ce dernier avec quelqu’un. Le texte ne donne pas de réponse à la question de savoir comment, à partir des dialogues incompréhensibles entre les deux femmes et à partir de leurs gestes, Consalve a pu en arriver à « juger […] qu’il ressemblait à quelqu’un qu’elles connaissaient » (49), 16 mais qu’importe, à partir d’ici, cette ressemblance supposée est posée et est donc pour lui un fait donné : « il trouva Zaïde si occupée de cette ressemblance […] qu’il s’imagina qu’il ressemblait à cet amant qu’elle lui paraissait regretter » (49). Tandis que cette ressemblance ne provoque qu’« étonnement » et « surprise » chez Zaïde, elle rend mélancolique le pauvre Consalve qui se voit relégué dans un rôle qu’il préférerait ne pas avoir : C’était une douleur si vive pour Consalve de s’imaginer qu’il la faisait souvenir de son rival qu’il eût aisément renoncé aux avantages de sa beauté et de sa bonne mine pour n’avoir pas une telle ressemblance. Cette douleur lui était si insupportable qu’il ne pouvait presque plus se résoudre à paraître devant Zaïde ; il aimait mieux se priver de sa vue que de lui représenter l’image de celui qu’elle aimait ; et lorsque ses regards lui paraissaient favorables, il ne les pouvait supporter, tant il était persuadé qu’ils ne s’adressaient pas à lui. (89) Bien des éléments de la « doctrine émiettée » du portrait se retrouvent donc ici : outre la ressemblance, le texte mentionne le rapport avec l’amant absent, le pouvoir évocateur sinon magique du portrait, sa fonction de souvenir et même de substitut de la personne représentée - or il s’agit non pas d’un portrait, mais du personnage lui-même, qui pourtant se voit ou se croit vu comme image d’un autre, plus exactement, selon ses propres paroles, comme « le portrait de [s]on rival » (94). Le remède qu’il croit trouver 16 Les romans sont cités selon l’édition suivante : Madame de Lafayette, Romans et nouvelles. Ed. Émile Magne. Paris : Garnier, 1961. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 205 à ce mal est celui d’une fuite en avant. Lorsqu’un peintre chargé par Alphonse de faire certains tableaux demande à Consalve son avis sur son ouvrage, celui-ci propose des modifications qui transforment le tableau en une version de sa propre histoire, l’œuvre d’art plus ou moins « autonome », caractérisée par une sorte de « interesseloses Wohlgefallen », en une œuvre à clef, et qui plus est, à clef autobiographique : C’était un grand tableau où Alphonse avait voulu qu’il représentât la mer comme on la voyait de ses fenêtres et, pour rendre ce tableau plus agréable, il y avait fait peindre une tempête. Il paraissait, d’un côté, des vaisseaux qui périssaient en pleine mer ; de l’autre des navires qui se brisaient contre les rochers ; on voyait des hommes qui tâchaient de se sauver à la nage et on en voyait qui avaient déjà péri et dont la mer avait jeté les corps sur le sable. Cette tempête fit souvenir Consalve du naufrage de Zaïde et lui mit dans l’esprit un moyen de lui faire connaître ce qu’il pensait de son affliction. Il dit au peintre qu’il fallait ajouter encore quelques figures dans son tableau, et mettre sur un des rochers qui y étaient représentés une jeune et belle personne penchée sur le corps d’un homme mort, étendu sur le sable ; qu’il fallait qu’elle pleurât en le regardant ; qu’il y eût un autre homme à ses genoux qui essayât de l’ôter d’auprès de ce mort ; que cette belle personne, sans tourner les yeux du côté de celui qui lui parlait, le repoussât d’une main et que, de l’autre, elle parût essuyer ses larmes. (94s.) Quand Consalve fait voir le tableau ainsi transformé à Zaïde et en plus ajoute les noms sous les personnages, celle-ci reconnaît sans difficulté la situation représentée comme étant la sienne, et elle efface l’homme mort pour ne laisser subsister que la femme et l’homme à genoux. Ce qui semble d’abord être une réponse univoque aux questions lancinantes de Consalve - il n’y a pas d’amant mort à pleurer -, se multiplie à la réflexion, et l’action de Zaïde pourrait, bien sûr, signifier également qu’il n’y a pas d’amant mort ou bien qu’elle ne lui est favorable que parce qu’il ressemble à un autre, 17 etc. : grâce à l’imagination, c’est-à-dire grâce à l’action provoquée par l’image, grâce à l’image en tant qu’acte, chaque solution trouvée génère aussitôt une autre possibilité imaginable et donc imaginée ; malgré la représentation apparemment univoque sur le tableau, malgré toutes les apparences favorables, il n’y a pas d’évidence, mais, au contraire, un pullulement de significations, parce que les images intérieures restent en mouvement, de sorte que Consalve, en proie à ces ‹images en action› et donc à son 17 Cf. Lyons (1982), p. 170 : « Consalve’s first interpretation of her action is that she does not love another man, that she has no dead lover. His second interpretation brings him less satisfaction : that she does love another, but that he is not dead. She has no dead lover ». Barbara Kuhn 206 imagination, est ballotté entre « joie sensible » et « tant de sujets de crainte » (96) : il crut voir que Zaïde ne le haïssait pas et il en ressentit une joie extraordinaire ; mais cette joie ne lui dura pas longtemps ; il s’imaginait qu’il ne devait qu’à la ressemblance de son rival le penchant qu’elle avait pour lui ; il pensa qu’après avoir perdu un homme qu’elle avait fort aimé, elle avait des dispositions favorables pour un autre qui lui ressemblait. (96s.) Grâce aux portraits ressemblants, le tableau peut exercer son pouvoir de reconnaissance et d’identification ; mais néanmoins l’univocité de la représentation à clef n’arrive pas à donner la certitude désirée ; selon Lyons, cette fuite en avant ne révèlerait que la ‹pauvreté de la peinture devant les complexités de l’être›, 18 parce que la peinture est incapable d’exprimer une négation, incapable de faire la distinction entre être et non-être, 19 et par conséquent la substitution du langage visuel au langage verbal ne peut qu’échouer. Pourtant, en introduisant portrait et tableau, le roman ne propose pas simplement un nouveau paragone pour se prononcer en fin de compte, et en conformité avec toute la tradition de la philosophie ‹occidentale›, 20 en faveur du langage et contre le pouvoir supposé mineur de la peinture, une interprétation peu plausible, si l’on considère que l’histoire du tableau sera 18 Cf. Lyons (1982), p. 175. 19 Lyons (1982), p. 170 : « The limitation of the pictorial statement is that it does not permit negation, or more precisely, that it cannot indicate being or notbeing ». 20 « L’être de l’image ? Une façon de répondre à la question ‹Qu’est-ce que l’image ? ›, précisément une catégorie. Or la réponse hâtive de l’histoire de la philosophie ‹occidentale›, ou hâtivement lue dans sa vulgate, est de faire de l’être de l’image un moindre être, un décalque, une copie, une deuxième chose en état de moindre réalité, et du même coup, en écran aux choses mêmes, d’en être l’illusion, un reflet appauvri, une apparence d’étant, un voile trompeur, et d’autant plus trompeur que la relation de l’image à l’être se trouverait réglée par l’imitation qui ferait d’elle la représentation de la chose, doublant la chose et se substituant à elle. Au bout du compte, à la question de l’être de l’image, il est répondu en renvoyant l’image à l’étant, à la chose même, en faisant de l’image une re-présentation, une présence seconde - secondaire -, en déplaçant la question de l’être : ‹Qu’est-ce que l’image ? › dans celle-ci : ‹qu’est-ce que l’image nous fait connaître (ou nous empêche de connaître) de l’être - par ressemblance et apparaître ? › A la question de l’être il est en quelque manière répondu par sa défection ontologique dans l’ordre du connaître, par un manque à savoir qui en serait la caractéristique ontique, sinon par une négation d’être, du moins par sa défaillance dans sa copie ou son leurre ». Marin, Louis. Des Pouvoirs de l’image. Gloses. Paris : Seuil, 1993, p. 10. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 207 reprise peu avant la fin du roman dans la narration de « l’histoire de Félime et de Zaïde » pour confirmer après coup que Zaïde avait déchiffré le message de Consalve de façon tout à fait exacte. 21 Ce que le tableau, ou mieux, l’histoire de ce tableau, donne à voir doit donc être autre chose que la démonstration de l’échec de la transmission de ce message par des signes picturaux. Le tableau entre dans le texte chargé de deux intentions et ainsi d’au moins deux manières tout à fait divergentes de le voir et de l’interpréter. Pour Alphonse c’est une marine quelconque, rendue « agréable » par la représentation de tempête et de naufrage, ce qui exclut toute participation affective du spectateur à la scène représentée et en indique la valeur purement esthétique. Pour Zaïde, en revanche, le tableau sera, selon l’intention de Consalve, la représentation de sa propre histoire, représentation qui, en plus, inclut des portraits reconnaissables des personnages concernés. Sa participation affective se traduit immédiatement dans sa correction du tableau, qui, elle, exclut la réception de ce dernier en tant qu’‹œuvre d’art›, en tant qu’objet à valeur surtout esthétique. Entre ces deux positions extrêmes, entre ces deux pôles de l’auto-référentialité d’un tableau qui ne renvoie qu’à lui-même et à son art d’un côté, et de l’autre, la référentialisation univoque de chacun de ses éléments qui fait disparaître le tableau en tant que tableau, il y a Consalve lecteur du tableau et image du lecteur dans le texte, qui ne se contente ni de l’un ni de l’autre de ces deux modes de réception. Bien que ce soit lui qui ait suggéré l’interprétation référentielle du tableau, et bien que la réaction de Zaïde semble confirmer cette lecture, sa propre attitude révèle avant tout que la production du sens est un processus infini qui ne se laisse pas arrêter par une signification attribuée une fois pour toutes. Quelque univoque que puisse être pensé un tableau, il ne cessera de produire des images chez celui qui le regarde avec passion ; il se transforme en machine à générer des représentations intérieures qui, au lieu de ‹faire voir› tout simplement ‹ce qui est›, ont même le pouvoir de contredire ce qui se trouve ante oculos, de sorte que la question soulevée par le roman semble être moins celle d’une opposition des pouvoirs respectifs de la peinture et de la parole, mais plutôt celle du pouvoir des images, et donc du pouvoir de l’imagination en tant que question ouverte dans les débats du XVII e siècle. Et le genre choisi pour donner une des réponses possibles à cette question est loin d’être innocent. 21 « Ensuite il lui fit entendre, par le moyen d’un tableau où il avait fait représenter une belle personne qui pleurait un homme mort, qu’il était persuadé que les rigueurs qu’elle avait pour lui venaient de l’attachement qu’elle avait pour cet homme qu’elle regrettait. Ce fut une douleur sensible à Zaïde de voir que Théodoric croyait qu’elle en aimât un autre ; elle ne doutait quasi plus de son amour » (212). Barbara Kuhn 208 Une telle lecture du roman de Madame de Lafayette n’est pas seulement suggérée par ce que l’on pourrait appeler l’imagination déréglée de Consalve, dérouté, tel un nouveau Roland furieux, par sa passion sans bornes, qui lui fait voir partout des représentations de son amour, qui le fait s’imaginer lui-même comme image du rival (personnage nécessaire qui, sans les idées jalouses de Consalve, sans ses images-en-action, manquerait dans ce triangle du désir). L’importance attribuée à la question de l’imagination se voit avant tout dans l’histoire romanesque du portrait, qui d’ailleurs se poursuit du début à la fin du texte. Non seulement Consalve croit être le portrait vivant de son rival, non seulement il transforme l’œuvre d’art anonyme en portraits individuels afin d’exorciser le spectre que son imagination ne cesse de lui montrer ; en plus, le texte met en scène un portrait concret qui sert de fondement à toute l’intrigue et qui est introduit dans le cadre de l’« Histoire de Consalve », racontée par Consalve lui-même pour informer Alphonse de tous les malheurs qu’il a subis à la cour. Selon cette narration, le père de Consalve « était touché, plus qu’aucun père ne l’a jamais été, de la beauté de ses enfants et en tirait une vanité qu’on pouvait appeler une faiblesse dans un homme comme lui » (60). L’effet visible de cette « tendresse [infinie] qu’il avait pour [s]a sœur et pour [lui] » sont des portraits que le père fait faire de ses enfants et qu’il emporte au moment où il doit partir en guerre contre les Maures « pour avoir le plaisir de [les] voir toujours et de montrer la beauté de ses enfants, dont […] il était si préoccupé » (68). Quand Consalve raconte peu après que dans la grande bataille perdue « si entière [par son père] qu’à peine put-il se sauver », non seulement « toute son armée fut taillée en pièces », mais qu’en plus « tous les bagages furent pris » (68), le lecteur averti n’aura pas de difficulté à s’imaginer où se trouvera le portrait chéri à partir de là. Les lecteurs non avertis par contre doivent attendre la fin du roman pour voir l’énigme déchiffrée, le moment où tous les personnages principaux se trouvent réunis à la cour du nouveau roi d’Espagne qui présente à Zuléma, père de Zaïde, et un portrait de Consalve et Consalve lui-même, pour le convaincre de consentir enfin au mariage de Zaïde et Consalve, ce que Zuléma avait refusé jusqu’à ce moment-là parce qu’il entendait donner sa fille à l’Africain représenté sur le portrait conquis lors de la grande bataille. Le portrait que vous avez [lui explique le roi], et qui est pareil à celui-ci, ne peut être tombé entre vos mains que depuis la bataille que perdit Nugnez Fernando, père de Consalve, contre les Maures. Il le fit faire par un excellent peintre qui avait voyagé par tout le monde et à qui les habillements d’Afrique avaient paru si beaux qu’il les donnait à tous ses portraits. (232s.) Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 209 Même sans résumer ici toutes les péripéties de l’histoire mouvementée du portrait, ce cadre laisse déjà entrevoir les multiples aventures du portrait et surtout le jeu raffiné que le roman joue avec ce stratagème utilisé dans tant de romans et de comédies. Non seulement il est comme ici régulièrement l’occasion d’intrigues et de confusions, grâce à des attributions exactes et des attributions erronées ainsi qu’à la possession à tort ou à raison d’un portrait de quelqu’un. Ce qui est surtout et toujours lié au portrait et notamment à la miniature, c’est la fameuse dialectique de l’absence et de la présence, dans le sens qu’un portrait est destiné depuis ses origines à rendre un absent, voire un mort, présent, de créer une présence de l’absent dans et par l’image qui sert de substitut. 22 Ce paradoxe de la présence et de l’absence aura donc aussi sa part dans le roman de Madame de Lafayette, mais elle sera singulièrement pervertie, comme d’ailleurs pratiquement toutes les caractéristiques du portrait. Au lieu d’introduire un portrait qui exerce la fonction de supplément d’une personne qui manque, le roman introduit la personne qui supplée au manque du portrait. Toute l’histoire qui suit cette ouverture ironique ne sera que la difficile découverte de la coïncidence entre représenté et représentant grâce à leur coprésence finale, découverte sans cesse différée, et qui ne sera possible que tout à la fin des multiples voyages du portrait. Plus que jamais peut-être, celui-ci renvoie ici à son origine : il faut lever le masque du portrait, lever le masque qu’est le portrait, puisqu’il montre un Consalve masqué ; autrement dit, il faut ôter ce masque qu’est le portrait pour découvrir l’identité entre l’amant et cette autre persona qu’est son double présumé. Jusque-là par contre, le portrait est certes au centre de tous les mouvements, mais comme il manque la plupart du temps, il constitue plutôt un ‹centre vide›, une lacune dans la chaîne des signifiants, invitant par là à l’attribution de tous les signifiés possibles. Encore une fois, il ne s’agit donc 22 Cf. Boehm (2001), p. 7 : « Repräsentation bindet sich an Abwesenheit und Tod. Sie antwortet darauf und gewinnt durch die Folie der Vergänglichkeit und der Nichtigkeit erst den Glanz und die Kraft ihrer Präsenz. Zugrunde liegt diesem Verständnis die Vorstellung der binären Opposition Gegenwärtigkeit/ Absenz. Das Bildwerk ist die dialektische Reaktion auf die Faszination und die Namenlosigkeit des Todes. Dem Abwesenden und sogar dem Abgeschiedenen ein Gesicht zu geben, seinen Namen mit Anschauung und Gegenwart auszustatten, ist seine vorzüglichste Eigenschaft ». Cf. aussi Belting, Hans. « Gesicht und Maske », dans Logik der Bilder. Präsenz - Repräsentation - Erkenntnis. Ed. Richard Hoppe-Sailer / Claus Volkenandt / Gundolf Winter. Berlin : Reimer, 2005, pp. 123-134, pp. 123- 125. Barbara Kuhn 210 pas simplement d’un paragone entre art visuel et langage, 23 pas seulement d’une insuffisance des signes non langagiers ; il s’agit plutôt du pouvoir des images intérieures et extérieures que l’on peut se faire grâce à l’absence du correctif. Ce qui caractérise donc la dialectique connue de la présence et de l’absence dans ce roman, c’est surtout son renversement, et ce renversement concerne aussi les autres utilisations du portrait. Tout en étant omniprésente dans le roman, la ressemblance en tant que caractéristique première du portrait se réfère ici, comme on l’a vu, non pas au portrait mais au personnage. En revanche, et malgré cette thématique presque obsessionnelle de la ressemblance, le portrait lui-même se caractérise ici plutôt par sa diversité, par le travestissement imaginé par le peintre qui, au lieu de représenter, présente son personnage en habits africains, de sorte que grâce à son exotisme, le portrait ne peut pas exercer son pouvoir de reconnaissance ou d’identification - et en effet, les habits exotiques empêcheront pendant longtemps le déchiffrement de l’énigme tout comme le dénouement heureux de l’action. À cette particularité du portrait travesti s’en ajoute une autre qui vient compliquer l’histoire du portrait : à l’encontre d’autres histoires qui racontent une Bildnisbegegnung, ce n’est pas ici un amant ou une amante qui l’a fait faire, mais c’est le père qui aime son fils d’un amour aussi narcissique qu’idolâtre et empêche ainsi lui aussi la réalisation du désir entre les deux personnages destinés l’un à l’autre. Sans le savoir, il place entre eux deux le portrait qui, au lieu de les réunir, de faciliter la reconnaissance, risque de la rendre impossible. À la surdétermination du portrait par le père qui l’a fait faire, correspond une sorte de ‹sous-détermination› de la part de l’autre père, celui de Zaïde, qui, lui, n’a obtenu le portrait que par pur hasard. Il n’est ni celui qui l’a fait faire à cause de son grand amour pour la personne représentée, ni celui qui le reçoit comme un don des mains de la personne 23 L’interminable histoire de la jalousie d’Alphonse, dont on a critiqué le manque de motivation ou de lien avec le reste du roman, pourrait trouver une légitimation proprement dans le parallèle qu’elle fournit à la jalousie de Consalve : Tandis que cette dernière trouve sa raison d’être dans les énigmes du portrait et les suppositions de Consalve, Alphonse vit les mêmes doutes quoique lui se base complètement sur des narrations et donc sur le langage (cf. Lyons (1983), p. 63 : « Alphonse prefers strictly narrative means »). Si donc le résultat des deux histoires de jalousie est exactement le même, celui de rendre l’amour impossible à cause des idées aliénées du jaloux, la raison en est non pas le médium choisi, parole ou image, mais l’imagination délirante qui ne cesse de produire des images plus fortes que ce qui se trouve devant les yeux. L’histoire d’Alphonse sert donc à démentir la thèse selon laquelle « [o]nly the word can properly specify the relationship of resemblance to being, can exorcise the alienation of self-resemblance imposed by the image ». Lyons (1982), p. 175. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 211 aimée en tant que signe infaillible de l’amour et promesse de fidélité, ni même celui qui, comme le duc de Nemours dans La Princesse de Clèves, le dérobe au ‹possesseur légitime› pour posséder au moins un fétiche de l’amante inaccessible. Le même hasard sera responsable du premier regard de Zaïde sur le portrait, puisqu’elle le découvre dans les bagages de son père et en constate elle aussi tout de suite l’extraordinaire beauté. Ce n’est que plus tard, à cause d’équivoques et d’une interprétation erronnée des paroles de l’astrologue Albumazar, que l’image à valeur purement esthétique se métamorphose en portrait prophétique représentant celui auquel elle se croit destinée, métamorphose que le texte souligne en caractérisant le portrait par la même épithète que la marine au début et en renvoyant en plus à l’étrange structure temporelle, renversée elle aussi par rapport à des histoires d’amours et de portraits connues : « son père avait sauvé du naufrage le portrait qu’elle avait trouvé si agréable et qui était devenu celui de son amant » (214). 24 Le texte dénonce et ironise donc le pouvoir magique attribué aux portraits tout en en faisant le fondement de toutes ses machinations. Ce qu’il met en scène ainsi, c’est moins le pouvoir magique imaginaire du portrait lui-même que le pouvoir de l’imagination, qui malgré tous les renversements et toutes les mises en question réussit à investir le portrait d’une telle signification qu’il provoque toutes les intrigues enchevêtrées de ce roman. Le centre du roman, le portrait auquel se rattachent tous les espoirs et toutes les images, est donc encore une fois et essentiellement un centre vide, et on pourrait lire le roman comme la mise en scène renversée de tous les pouvoirs légendaires, mythiques ou magiques attribués au portrait au cours de son histoire millénaire. Et pourtant, ce ne sont pas seulement de vains espoirs et des images illusoires qui sont rattachés au portrait et qui feraient de cette mise en scène une mise en garde univoque contre les dangers de l’image et de l’imagination ; ce sont en plus tous les fils de l’action qui sont liés au portrait, de sorte que le roman fait assister ses lecteurs à une sorte de fonctionnement à vide, mais quand même à un fonctionnement. Ce ne sera pas un hasard si avec Zaïde il s’agit du « last great romance » ou du dernier roman baroque qui pourtant n’en est plus un. C’est précisément le choix 24 La conviction inébranlable de Zaïde de devoir trouver la personne représentée à laquelle elle serait destinée, qui détermine toute l’action du roman, ne dépend que d’une double équivoque, vu qu’Albumazar se trompe en croyant que le portrait montre le prince de Fez auquel Zuléma a destiné sa fille, et que Zaïde elle-même se trompe quand elle prend pour une prédiction les paroles d’Albumazar qui dit « qu’elle était destinée à celui dont elle avait vu le portrait » (234), tandis que la proposition de l’astrologue dite « sans dessein » n’avait parlé que des intentions du père. Barbara Kuhn 212 d’un genre dit dépassé, plus précisément, d’un roman romanesque qui s’affiche comme tel, qui souligne le pouvoir des images, même là où de telles images sont dénoncées pour leur caractère illusoire. En évoquant et en renversant tous les éléments constitutifs des ‹histoires de portraits›, le roman Zaïde qui, à première vue, ne semble être qu’une « autre histoire d’un portrait », se transforme en « histoire d’un portrait autre », en portrait du pouvoir des images. Que ce pouvoir des images et de l’imagination soit un pouvoir néfaste et par conséquent à éviter, à en croire la logique des jansénistes comme Pascal ou bien la Logique de Port-Royal, 25 ou qu’il soit un pouvoir peut-être néfaste, mais en tout cas inévitable, comme semble l’insinuer avec un sourire ironique Madame de Lafayette qui continuera à écrire des œuvres d’imagination, c’est aux lecteurs d’en décider et par conséquent à continuer ou non la lecture avec le « roman nouveau » de Madame de Lafayette 26 et avec la nouvelle mise en scène du portrait et du tableau en tant que nouvelle réflexion sur la tentation des images. 2. Au(x) lieu(x) du portrait : La Princesse de Clèves et l’échange des regards Après cette mise en scène et en question - mise en scène à travers la mise en question - de tous les pouvoirs attribués au portrait qu’est le roman Zaïde, le ‹nouveau roman› ou ‹roman nouveau›, bien sûr, n’a plus besoin de renouveler ce processus de déconstruction. Au contraire, le portrait entre dans ce roman avec tout le poids, toutes les significations qu’on peut lui attribuer sans pour autant oublier les réserves et les doutes qu’avait exprimés le roman romanesque. Encore une fois donc, au lieu de réduire tout de suite le roman avec ses histoires de portraits à une critique de la représentation dans le sillage de la Logique de Port-Royal, il s’agit de relire le texte comme étant une autre réflexion sur « représentation, pouvoir, passion » sous le signe du portrait, réflexion qui cette fois porte moins sur le pouvoir légendaire du portrait auquel le texte soustrait peu à peu toutes ses déterminations habituelles, que sur l’acte de regarder et d’être regardé. Et encore une fois, comme dans Zaïde, les deux versions du portrait, miniature et tableau, n’existent pas indépendamment l’une de l’autre, mais se reflètent et s’éclairent mutuellement en se référant l’une à l’autre. Cependant la densité et par conséquent l’intensité des rapports entre les deux représentations 25 Cf. Lyons (1982), p. 169s. et pp. 179-187. 26 Cf. Friedrich, Klaus. « Eine Theorie des ‹Roman nouveau› (1683) », Romanistisches Jahrbuch, 14 (1963), pp. 105-132, pp. 113-116. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 213 dans La Princesse de Clèves est beaucoup plus élaborée et en plus bien connue, de sorte que les pages qui suivent ne peuvent que choisir quelques aspects afin de profiler les différentes questions soulevées par ce texte si dense et donc inépuisable. Le roman semble partir d’une opposition par trop évidente entre le portrait de la femme, cette miniature que l’homme peut s’approprier facilement, qu’il peut presque ‹incorporer› 27 ou du moins faire disparaître, et celui de l’homme, portrait qui le représente en tant que héros lors d’une bataille, et ce sur un tableau monumental qu’on ne fait pas disparaître mais qu’on exhibe aux yeux de tous. À la contemplation en privé ou même cachée s’oppose donc la commémoration officielle et publique. À cette opposition de sujets, de formats, de public et d’emploi liée aux connotations des deux genres de peinture, miniature et tableau historique, opposition évidente et traditionnelle, vient s’ajouter une autre qui semble contredire la première sans pourtant l’effacer. L’espace du roman est lui aussi organisé en deux sous-espaces qui s’opposent clairement et qui sont en rapport étroit avec l’action entre les personnages : la cour en tant qu’espace public est caractérisée par la simulation et la dissimulation, tandis que Coulommiers comme contre-espace représente l’intimité domestique et sera forcément l’espace où aura lieu le célèbre aveu de la princesse. C’est dans ces deux espaces opposés qu’ont lieu également les rencontres avec les deux peintures, qu’ont lieu ces « rendez-vous » que sont les portraits selon Jean- Luc Nancy, 28 mais dans un chiasme significatif qui renvoie aussitôt le lecteur aux regards et à la situation des personnages concernés. La scène de bataille, le sujet collectif ou public sera contemplé par la princesse dans l’intimité de Coulommiers, puisque ce n’est que là qu’elle ne craint pas d’autres regards, qu’elle peut s’adonner à son acte de célébration et de contemplation de son héros ; le regard sur la miniature, par contre, est situé dans une scène de cour avec une multitude de personnes présentes, vu que, pour comparer les deux petits portraits de M me de Clèves, non seulement « tout le monde dit son sentiment de l’un et de l’autre » (301), mais en plus M. de Nemours se croit en sûreté quand il dérobe le portrait, parce qu’il pense « que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre » (302). Par ce chiasme entre la miniature connotant l’intimité, mais contemplée en public, et le tableau monumental, contemplé dans l’intimité malgré son caractère officiel, le texte souligne de prime abord l’échange entre les caractéristiques connues et 27 Au sens psychanalytique du terme d’incorporation en tant que « [p]rocessus par lequel un sujet, sur le mode fantasmatique, fait pénétrer et garde un objet à l’intérieur de son corps » (Le Petit Robert). 28 Nancy, Jean-Luc. Le Regard du portrait. Paris : Éditions Galilée, 2000, p. 82. Barbara Kuhn 214 attendues des deux genres, transformant les oppositions apparentes des deux peintures en parallélisme qui renvoie au fait que le centre de gravité se trouve ailleurs. Ce parallélisme se réalise, comme il a été constaté maintes fois, avant tout dans un jeu de regards par lequel les deux scènes se répondent mutuellement. Dans les deux cas, le texte ne mentionne pas seulement le regard de l’amant sur l’objet de désir différé, rendu présent dans la représentation, mais chaque fois, celui qui contemple le portrait est regardé à son tour par l’autre et, qui plus est, il constate même qu’il a été observé dans son acte de contemplation. Lors de la scène de la miniature, M me de Clèves aperçut par un des rideaux, qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était son portrait, et elle en fut si troublée que M me la Dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de M me de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire. (302) La situation se répète lorsque M me de Clèves est observée par M. de Nemours : il se trouve dans le jardin à Coulommiers et se range « derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait M me de Clèves » (366), et ce qu’il voit ne peut pas ne pas le satisfaire au plus haut degré : Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. (367) Le non-savoir présumé de l’autre, qui augmente le bonheur, est donc le même que celui éprouvé par M me de Clèves lors de la scène de la miniature, où elle aussi « fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait » (302). Cependant, tout comme dans cette première scène, le duc pense « qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu », de même à Coulommiers, lorsque le duc « avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit », il n’est « pas impossible qu’elle eût vu », comme souligne le texte : « soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître », même si plus tard elle suppose plutôt Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 215 que c’était « un effet de son imagination d’avoir cru voir M. de Nemours » (367s.). Dans les deux scènes de portrait, il n’y a donc pas seulement le regard sur la représentation picturale de l’autre, pas seulement l’augmentation du plaisir par l’ambivalence du secret et de la complicité constituée par le jeu entre savoir et ne pas savoir (‹ne pas ça-voir›) ; il y a au moins un triple regard qui crée un espace particulier à l’intérieur de l’espace donné 29 : il y a regard sur l’image, regard sur celui qui contemple l’image et regard de celui qui se voit ou se croit regardé en regardant l’image. Cette pluralisation des regards constitue en même temps une complexification, et ce pour deux raisons, qui en plus sont en rapport l’une avec l’autre. Premièrement dans ce jeu de regards, l’objet regardé change constamment ou s’amplifie même, vu qu’il ne s’agit pas seulement de plusieurs regards sur un seul et même objet comme c’était le cas dans la conversation de la cour sur les deux portraits de M me de Clèves. Ici, chaque fois l’objet regardé se combine avec le regard sur cet objet et s’élargit par lui, et tous deux forment un nouvel objet à regarder, un nouveau ‹tableau› encadré et donc mis en valeur, constitué en image par le rideau dans la scène de la miniature et par l’embrasure de la fenêtre à Coulommiers. Chaque fois donc, le premier tableau représente le personnage aimé, et il est regardé par l’autre, par celui qui aime, et cet autre est regardé à son tour en regardant le tableau, de sorte que la scène encadrée forme un deuxième tableau. Mais de nouveau, celui qui le regarde devient à son tour spectacle, vu qu’il est regardé en regardant quelqu’un qui regarde un tableau. La deuxième raison pour laquelle la pluralisation des regards constitue une complexification concerne non pas l’objet du regard qui se modifie sans cesse, mais les regardants et regardés eux-mêmes. Certes, il ne s’agit pas d’autoportraits, mais les scènes rappellent malgré tout le peintre qui se peint en faisant son autoportrait avec le miroir à côté de lui, de sorte que le spectateur du tableau (qui pourrait être le peintre lui-même, une fois le travail accompli) le voit trois fois : une première fois de dos en train de peindre, une deuxième fois dans le miroir dont l’image reflétée lui sert de modèle, et une troisième fois sur le tableau représenté et quasiment fini. 30 29 Cf. Belting (2005), p. 128 : « Blicke, die Personen miteinander wechseln, vergrößern oder verkürzen die räumliche Distanz, welche zwischen den blickenden Körpern besteht. Blicke ziehen uns an oder weisen uns auf Distanz. Ihre Geometrie überlagert die Geometrie des realen Raums, in dem sich die Blicke kreuzen. Der Blickraum ist von der Aktivität oder Passivität der Blicke abhängig und verändert sich in jedem Augenblick (vielleicht sollte man sagen : mit jedem Augenblick) ». 30 Cf. l’autoportrait de Johannes Gumpp (1646), analysé entre autres par Nancy (2000), pp. 41-48, ainsi que par Nicole Hegener, « Johannes Gumpp. Selbstbildnis Barbara Kuhn 216 Même si dans le roman la position médiane est occupée non pas par le miroir, mais par l’autre, à travers les yeux duquel chacun des deux découvre son propre portrait, c’est d’une manière comparable que les scènes se caractérisent par une sorte d’auto-référentialité, une auto-référentialité différée elle aussi et comme divisée en deux, étant donné que dans les deux cas, le personnage représenté sur la peinture est en même temps celui qui observe la contemplation, tandis que le personnage qui regarde le portrait est en même temps celui qui se découvre observé par l’autre. Chacun des deux devient donc deux fois image pour l’autre comme pour cet autre spectateur qu’est le lecteur du roman, image représentée et image présente, si l’on veut, ou bien représentation et présence à la fois, mais présence encadrée et donc intangible. 31 Voir l’image de l’autre et en même temps se voir être vu par cet autre, telle est la situation de chacun des deux amants contrariés, lorsque leurs regards se rencontrent. La réflexivité de la scène qui dédouble les personnages en question transforme la simple contemplation du portrait en une sorte de regard dans un miroir qui ajoute au plaisir de posséder le portrait de l’autre le plaisir de la réciprocité et de la co-présence, plaisir dont le mari restera exclu, 32 malgré ses machinations pour épier les mouvements du duc de Nemours et donc ajouter un regard à ce système de regards dans lequel il n’arrivera pas à entrer. Les regards qui se rencontrent ou sont surpris comme dans un miroir constituent presque les seuls moments d’union des deux amants, c’est-à-dire les seuls moments d’une présence mutuelle, bien que ‹médiatisée› et non immédiate. Dans les regards qui se croisent et dans ce tableau que l’un constitue derrière le rideau à demi fermé ou dans l’encadrement de la fenêtre alors qu’il est en train de regarder le portrait de l’autre, il se crée une sorte de présence de l’un pour l’autre. À ces deux moments, il faut mit Spiegel und Staffelei, 1646 », dans Der Künstler als Kunstwerk. Selbstporträts vom Mittelalter bis zur Gegenwart. Ed. Ulrich Pfisterer / Valeska von Rosen. Stuttgart : Reclam, 2005, p. 84. 31 On pourrait schématiser ce rapport multiple entre ‹tableaux› et regards de la manière suivante : 1. A regarde B représenté par le portrait peint ; 2. B voit A regarder le portrait de B ; 3. A voit (peut-être) que B voit A regarder le portrait de B. En résulte une sorte de regard dans un miroir déphasé : A B A B. Chacun voit sa propre image comme dans un miroir, mais seulement s’il suit le regard de l’autre. 32 Le gentilhomme dans sa fonction de représentant du regard jaloux n’arrivera pas à voir ce qui se passe dans ce rendez-vous que constitue le portrait, de sorte que son compte-rendu ne peut qu’être faux, mais n’en conduira pas moins à la mort de celui qui n’a rien vu, mais tout imaginé. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 217 ajouter la scène de la lettre écrite en commun comme troisième moment d’union : dans tous ces cas, l’union précaire ne réussit que grâce à un médium, mais ce n’est que dans l’épisode de la lettre avec la transformation en langage, ce n’est que dans la fiction de ne pas parler de soi, que M me de Clèves peut vivre un instant de bonheur. Après les deux scènes d’images, par contre, il n’y a que le silence qui suit la rencontre du regard et donc le savoir d’avoir (été) vu(e) : le duc disparaît avec la miniature et se retire dans son espace privé, il « alla se renfermer chez lui » (302s.), tout comme la princesse, « sans balancer ni se retourner du côté où il était, […] entra dans le lieu où étaient ses femmes » (368), de sorte qu’il reste dans le cabinet un portrait sans regard et donc un portrait qui ne rend présent que l’absence. Le fait que le duc puisse emporter la miniature, tandis que la princesse quitte le tableau et le regard en même temps, n’est pourtant pas l’unique différence par laquelle se distinguent les deux scènes ou « Schauräume » 33 qui moyennant les parallèles évidents renvoient l’une à l’autre avec une telle insistance que les différences subtiles présentes dans cette répétition ne peuvent qu’être significatives. Ce qui distingue avant tout les deux moments cruciaux, construits et disposés dans le roman tel un diptyque dont les deux volets sont conçus en vue des multiples correspondances qui se produisent dans le jeu entre ‹différence et répétition›, c’est l’action et donc la passion 33 Pour la définition de « Szene » et de « Schauraum » ainsi que pour la transformation de tableaux en scènes et de scènes en ‹espaces de vision› cf. Kolesch, Doris ; Lehmann, Annette Jael. « Zwischen Szene und Schauraum - Bildinszenierungen als Orte performativer Wirklichkeitskonstitution », dans Performanz. Zwischen Sprachphilosophie und Kulturwissenschaften. Ed. Uwe Wirth. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 2002, pp. 347-365, p. 348s. : « Die Entstehung einer Szene, das heißt eines gerahmten Ausschnitts einer Aktion, ist an performative Prozesse sowohl der Produktion als auch der Wahrnehmung gebunden, die ihrerseits zunehmend ununterscheidbar werden. Eine Szene ist als Szene deshalb wahrnehmbar, weil sie auf der gerahmten Wiederholung vorgängiger Handlungen und Muster beruht, die jedoch nicht als solche exponiert wird. […] Eine Szene wird immer dann zu einem Schauraum, wenn performative Prozesse zur direkten Partizipation sowohl von Akteuren als auch von Zuschauern führen und zudem die Prozesse der Wiederholung, die diese Szene konstituieren, transparent gemacht werden ». Aussi bien dans l’épisode de la miniature que dans celui du tableau monumental, il n’y a pas seulement les acteurs qui regardent les représentations et les spectateurs qui les voient ; aussi bien la spectatrice du vol que le spectateur de la contemplation avec rubans et canne se transforment en acteurs, certes involontaires, puisque dans les deux cas c’est leur corps qui parle et qui provoque ainsi la transformation de la scène de voyeurisme avec son regard unidirectionnel en une scène de communi(cati)on où les regards s’échangent. Barbara Kuhn 218 du personnage principal, qui change de façon essentielle en passant du premier au deuxième ‹espace de vision›, et qui renvoie ainsi à des « pouvoirs de l’image » encore bien plus décisifs dans le deuxième cas. Si, à première vue, les deux scènes ne semblent parler que du « premier effet de la représentation en général », qui consiste à « présentifier l’absent, comme si ce qui revenait était le même et parfois mieux, plus intense, plus fort que si c’était le même » 34 , la « force de l’image » est loin de se restreindre à cette force divine qu’a la peinture selon Alberti : La force de l’image est ici - dans ses effets - autant force de présentification de l’absent […] qu’énergie d’autoprésentation : faire reconnaître le mort dans la monstration, l’évidence (l’énargie) de son image, c’est se présenter représentant le mort, c’est constituer le sujet regardant comme effet de cette présentation, le constituer précisément comme regard ; c’est le faire se reconnaître dans l’affect érotique et esthétique (l’amitié, le plaisir) et comme auteur, comme peintre proprement dit ou spectateur par délégation du regard. […] Double position du sujet par l’effet-représentation, par effet de force à l’image, à la fois dans l’esthétique - par admiration pour le peintre - et dans l’affect - par plaisir du spectateur délégué du peintre dans la position de sujet de regard (au point du regard) : position, institution, constitution (par l’effet de force de l’image, par l’effet-représentation) du sujet qui trouve là autorité et légitimation comme résultante réfléchie de l’image en ses effets sur elle-même. 35 C’est dans ce sens que l’on peut voir la scène du tableau comme une sorte de surenchère de celle du portrait. Celle-ci n’est pas due seulement, et probablement même pas en premier lieu, à la monumentalité du tableau s’opposant à la petitesse de la miniature, ni uniquement à l’enrichissement de la contemplation par les rubans, la canne et le flambeau, malgré leur surdétermination évidente. 36 La différence capitale de la scène à Coulommiers réside dans le fait qu’ici enfin, peu avant la fin du roman, elle constitue le personnage principal en sujet de regard, et donc en sujet tout court. Ce n’est qu’ici que la princesse de Clèves réussit enfin à se (re-) connaître, alors que jusqu’ici, toutes ses « reconnaissances » ne survenaient qu’après coup et, au lieu de la valoriser, ironisaient plutôt cette ‹héroïne› de roman qui chaque fois ne comprend que trop tard ce qu’elle a vu ou fait voir à d’autres. Si donc son mari meurt pour n’avoir rien vu mais tout imaginé, elle, par 34 Marin (1993), p. 11. 35 Marin (1993), p. 12s. 36 « Il n’est, certes, pas besoin d’un diplôme de psychanalyste pour percer et goûter le symbolisme de toute cette scène », avait déjà écrit Michel Butor dans son article souvent cité : « Sur ‹La Princesse de Clèves› » [1959], dans id., Répertoire I. Études et conférences : 1948-1959. Paris : Minuit, 1960, pp. 74-78, p. 76. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 219 contre, a trop vu, de sorte qu’elle ne peut plus ne pas se (re-) connaître : c’est la force de l’image qui la fait « se reconnaître dans l’affect érotique et esthétique », qu’à partir d’ici elle ne pourra plus nier. 37 Ce qui contribue essentiellement à cette reconnaissance, c’est encore une fois le regard de l’autre. Dans la scène du portrait, le plaisir se révélait déjà d’autant plus grand avec le savoir d’avoir été vu par elle, savoir qui, grâce au secret partagé, créait une complicité et une entente entre les deux amants. Cela vaut d’autant plus dans la scène du tableau, où la princesse en tant que sujet du regard est quasiment ‹autrice›, pas seulement spectatrice par délégation, vu que c’est elle qui non seulement fait copier et transporter le tableau à Coulommiers, mais qui, si l’on veut, compose le « tableau complet » avec tout son décor érotique, tel qu’il se présentera aux yeux du duc de Nemours. Après l’échange de regards qui clôt la scène, le plaisir innocent car non su n’est plus possible ; grâce aux pouvoirs de l’image, la scène se transforme en image du pouvoir des images. Partant de ces réflexions, on pourrait lire la scène du tableau d’un côté comme mise en scène de la « représentation classique » ainsi que de « l’impitoyable critique » que les moralistes exercent précisément à l’égard de cette représentation, 38 et, de l’autre, comme mise en question de cette critique, vu 37 Ce n’est d’ailleurs qu’après cette reconnaissance de soi-même comme sujet, au lieu d’être seulement subiectum et donc objet du regard et désir des autres, que l’unique vrai dialogue avec l’amant sera possible, bien qu’obtenu par une ruse du duc de Nemours et placé sous le signe de l’irréalisable par celle qui à la fin du roman ne craindra plus rien sauf « le péril de le voir » (394). 38 « Tout signe se présente représentant quelque chose ; toute représentation présente le fait même de représentation, tout signe redouble et réfléchit le processus de représentation dans sa représentation même. Tout signe a un effet de subjectivité, un effet égologique, un effet de sujet. Il peut certes constituer ce sujet par la position d’un ego cogitans. Effet de la réflexion de la représentation, le sujet articule les représentations entre elles, dans le discours, où il juge du monde et de l’être. Mais à la faveur du renversement de la relation de substitution entre chose et représentation, certains signes peuvent aussi et surtout avoir un effet sur le sujet. Par la séduction de son immédiate présentation, la représentation d’image pervertit le sujet, à travers ses effets sur la sensibilité et l’imagination, en moi de désir et de plaisir, moi esthétique, moi pathétique, moi de jouissance. Loin dès lors d’être le substitut clair et distinct de la chose dans la socialité rationnelle des esprits, la représentation en se présentant exhibe la présence même du signifiant et par ostentation de l’acte de représentation, elle construit pour le regard, le cœur et la sensibilité des autres l’être même de son sujet : c’est dans sa mise en spectacle, dans sa théâtralité que l’effet de sujet émerge en Moi, qu’il s’identifie comme Moi d’affect, qu’il y trouve sa substance et sa valeur propres et imaginaires. C’est précisément sur ce point que s’exercera l’impitoyable critique de la représentation Barbara Kuhn 220 qu’elle contribue à transformer le roman en réflexion sur la représentation en général. Il est vrai que la princesse, tout en ‹connaissant› la « défection ontologique » de la représentation selon l’épistémè classique, le « moindre être » de l’image, reconnaît en même temps le ‹surplus›, au niveau pragmatique, 39 elle reconnaît les effets de la représentation sur les sens et les passions, et elle en jouit avec tout son corps, consciente du fait que l’Urbild lui est interdite et qu’en plus, la passion de l’amant risque fort de ne pas être durable, selon les leçons qui viennent aussi bien de la Carte de Tendre que de la vie quotidienne à la Cour, ce qui - entre autres - provoquera son « non » définitif aux efforts interminables du duc de Nemours. Mais si, malgré ce ‹surplus›, au niveau de l’action, la représentation classique et sa critique moraliste semblent ainsi avoir le dessus à la fin du roman, à y regarder de près, elles n’ont toutefois pas le dernier mot. En effet, si à la fin le personnage semble s’inscrire encore une fois - ou de nouveau - dans la représentation classique de la représentation, le roman, quant à lui, grâce à sa représentation spécifique, qui en fait est une mise en scène de l’acte de la représentation, dépasse cette représentation classique pour ouvrir à ses lecteurs d’autres perspectives précisément sur la représentation en tant que telle. Il ne concède pas seulement à sa princesse et donc à ce retour à la représentation classique qu’une « vie […] assez courte » ; mais surtout il fait terminer ce ‹portrait› de la princesse qu’est le roman lui-même dans l’aporie : « sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables » (395). Il ne fallait bien sûr pas attendre la dernière page du roman pour voir la narration exemplaire désavouée, étant donné que les diverses histoires intercalées, racontées dans le but d’instruire la très jeune princesse et de lui par les moralistes classiques, de La Rochefoucauld et Pascal à Nicole ou La Bruyère, une critique qui, inlassablement, parcourra l’écart entre présentation et représentation, entre opacité réflexive et transparence transitive, entre effet d’objet et effet de sujet, entre aliénation et identification ». Marin, Louis. « La représentation. L’image et sa rationalité », dans L’Esprit de l’Europe, Tome 3. Ed. Antoine Compagnon / Jacques Seebacher. Paris : Flammarion, 1993, pp. 75-86, p. 78. 39 Selon la version allemande de l’article cité ci-dessus, qui est beaucoup plus détaillée que la version française : « Zweifellos kommt, wie Platon unablässig betont hat, jeder mimetischen Repräsentation ein minderes Sein zu, da sie sich auf ihr ideales Urbild bezieht. Aber das, was die Repräsentation in ontologischer Hinsicht an Seins- und Wirklichkeitsgehalt einbüßt, gewinnt sie in pragmatischer Hinsicht durch die Möglichkeiten ihrer Kunst zurück, auf die Sinne und Leidenschaften einzuwirken ». Marin, Louis. « Die klassische Darstellung », dans Was heißt « Darstellen » ? Ed. Christian L. Hart Nibbrig. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1994, pp. 375-397, p. 381. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 221 donner de bons ou surtout de mauvais exemples, échouent au profit de ce « roman nouveau » que sera La Princesse de Clèves ; elles n’arrivent pas à remplir leur fonction d’exemplum parce que chaque fois la princesse en tire les mauvaises conclusions ou a besoin d’explications ultérieures. Mais ce n’est que la fin du roman qui révèlera l’illusion, voire, l’absurdité de la narration exemplaire, puisque l’exemple donné par la narration de cette vie ‹exemplaire›, l’exemple qui ne se définit que par son exemplarité et donc par la prétention d’être imité (au sens positif et au sens négatif : d’imiter un certain comportement ou justement de ne pas l’imiter), cet exemple est qualifié d’« inimitable » et donc rayé en tant que tel, tout comme est rayée avec lui la solution trouvée par la princesse, qui ne consiste qu’à éviter le « péril de le voir » et à empêcher ainsi le « penchant qu’elle avait d’être à lui » (394), c’est-à-dire à éviter le regard qui l’avait constituée en sujet, et à empêcher la force de l’image de l’objet aimé. Tandis que cette fin du roman qualifie la passion du duc de Nemours non seulement de « la plus violente » - ce qui serait encore assez proche de la représentation traditionnelle de la passion en tant que folie -, mais en plus de « la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été » (394), faisant allusion dans les superlatifs à l’introduction des deux personnages au début du roman comme étant les plus parfaits de tout ce monde représenté et donc comme étant destinés l’un à l’autre selon toute la tradition romanesque depuis les Éthiopiques, la fin de la princesse en tant que exemplum inimitabile la transforme en signe opaque, renvoyant ainsi au devenir opaque de toute la transparence représentée et réfléchie. 40 Paradoxalement, cette opacité, ou mieux, ce devenir opaque se trouve lui aussi représenté dans le roman, qui, quelques pages avant cette fin, déploye un autre diptyque semblant répondre de façon significative à celui formé par le portrait et le tableau avec leurs jeux de regards multiples. Lorsque M me de Clèves apprend qu’en face de sa maison, il y a un peintre qui ne peint jamais, mais ne fait que « regarder les maisons et les jardins », elle s’imagine facilement qu’il ne peut s’agir que de M. de Nemours, et en effet, « dans sa chambre », elle peut voir « aisément cette même fenêtre où l’on lui avait dit que venait cet homme » - mais il n’y a que la fenêtre, que le cadre vide. De même, peu après, elle découvre dans le jardin « une manière de cabinet ouvert de tous côtés » où elle aperçoit un homme « qui paraissait enseveli dans une rêverie profonde ». Bien sûr, ce n’est encore personne d’autre que le duc de Nemours, qui pourtant, après un bruit fait 40 Pour ce qui est de la « Trübung der mimetischen Durchsichtigkeit durch reflexive oder ‹sich präsentierende› Undurchsichtigkeiten » en peinture et au niveau du langage cf. Marin (1994), p. 388. Barbara Kuhn 222 par les gens de M me de Clèves, n’en cherche pas la cause, comme l’avait fait M me de Clèves dans le cabinet à Coulommiers : Sans regarder qui avait causé le bruit qu’il avait entendu, il se leva de sa place pour éviter la compagnie qui venait vers lui et tourna dans une autre allée, en faisant une révérence fort basse qui l’empêcha même de voir ceux qu’il saluait. (379s.) La présence sans représentation tourne à vide ; il n’y a plus d’image et donc plus de pouvoir de l’image, parce que les deux amants ‹ne voient pas ce qui les regarde›, de sorte qu’il n’y a plus d’échange de regards, plus de communication et donc plus d’union. Ce que le « roman nouveau » en tant que réflexion de la représentation et sur elle donne à voir dans cette aporie finale, c’est que là où les deux amants sont présents l’un à l’autre sans se voir, ils sont loin plus que jamais l’un de l’autre, ils sont radicalement absents. Tandis qu’une Zaïde dans son « last great romance » avait pu croire au pouvoir magique du portrait et trouver à la fin le bonheur promis par le portrait selon « la loi du genre », croire au pouvoir du portrait de rendre les absents, voire les morts, présents, tandis qu’aussi bien M. de Nemours que M me de Clèves, là où ils regardaient la représentation de l’autre et voyaient son regard, éprouvaient chacun toute la force de l’image, ici le manque du portrait, le refus de la représentation, au lieu de rendre les morts présents, rend les présents morts et ainsi rend la mort présente. Une fois de plus, le roman, dans cette image puissante du refus de la représentation, parle non seulement des pouvoirs de l’image, mais il représente en même temps l’image du pouvoir des images. COMPTES RENDUS PFSCL XLII, 82 (2015) Sylvaine Guyot : Racine et le corps tragique. Paris: PUF, 2014 (« Les Littéraires »). 288 p. Research and writing on Racine has generally concentrated on all aspects of his theater except the matter of the body, or, if it has been treated, it has been so only fleetingly, as a parenthesis, as an aside. Here Guyot takes the body of Racine and studies it systematically and thoroughly, through all of his theater. The body may be absent, dying, in conflict with the characters’ principles, it may be expressive, it may refer to the actor’s body, and even the effects of Racine’s discourse on the actor’s body, as it throws itself into playing roles, such as Montfleury’s death from acting the improbable role of one of Racine’s great heros - the poor young maddened Oreste. Guyot’s book, Le Corps Racinien, is a major contribution to Racine studies, a feat at this late date, when so many fine studies of his oeuvre have appeared over the centuries, and especially in the recent past. Guyot has tackled an angle of Racine’s theater that is rarely touched on and when so, only with a remark in passing here, there, and never in a sustained manner. Here Guyot frames the study of the Racinian body in the context of studies on the seventeenth-century French body and discourses on it, especially in painting and sculpture at that time, along with philosophies of painting both from an esthetic point of view and a technical one, and then, the context established, proceeds to a close analysis of the body in Racine. Guyot proves convincingly that contrary to most analyses of the French classical period, the body played an important part in considerations of cultural production at that time, and shows that its importance from the renaissance on, especially with Rabelais, would not wane but would simply change emphasis and provide a smooth and easy transition into the libertine culture of the eighteenth century. Guyot points out the importance of the influence of British actors such as David Garrick who crossed the channel, developed and cultivated public personas, and shifted French interest from the message to the bearer of the message, the actor. Guyot combs through Racine’s own correspondence to find that Racine’s own theater, with the key roles in his dramaturgy assigned to women, was very much influenced by the increasing attention to actresses not only for their voices and styles of declamation, but for their physical presence on stage, their magnetism, their star quality. For example, only at this time do actresses like la Du Parc, la Champmeslé become household names among theater-goers. Sensitivity becomes the hallmark of a person of virtue while indifference and callousness signal the villain in Racine’s characters. Sympathy, generosity and compassion come to characterize the hero’s reaction to events, unlike Corneille’s stalwart stoicism. Tears have up to now been associated PFSCL XLII, 82 (2015) 226 with weakness and considered a call for help, thus an admission of weakness. They have been associated with women’s behavior and relegated to the private sphere. Racine’s Alexandre encourages tears as a sign of official mourning, and thus transforms tears into an instrument of state, while Creon’s refusal to weep indicates he is a villainous character. Shared tears become a sign of a political community. However they enjoy an ambivalent reception. Alexandre’s tears made of him an unworthy hero, according to some. The French were not entirely ready to accept a monarch who could cry. Bérénice’s tears will be fitting to her sex and situation, and Antiochus’ s private tears will signal his weakness, but the public will resist sympathy for Titus who weeps to lose Bérénice in order to step into his position of power at his father’s death; and these last tears will be decried by the 17 th -century audience in good part as a sign of his weakness and unsuitability for the position of Roman emperor. Tears can also interfere with the ability to communicate effectively. Bérénice hopes to convince Titus of her love by showing to him her tears, as proof of her love, but rather than do that they incite Titus to threaten suicide instead. Titus’s tears will persuade Bérénice of his love for her and release her to leave, in that knowledge. This play takes the new ethos of sensitivity and emotion to the limit. How is the actor to take on and express the affect of the role he / she is playing? With Bajazet, the hero must pretend to be in love with Roxane in order to protect his very life; but the actor must play the role of Bajazet playing a role - not altogether evident. Does this pretending degrade the status of the hero or expose an imperfection of character? Bajazet’s blushing is misread for a sign of passion when it is in fact an expression of shame at having to live a lie; how does the actor playing Bajazet playing a role bring this point across? Acting can require a knack for spontaneity that cannot be taught or imitated. Two styles of acting prevailed at the time of these plays. One was a complete identification of the actor with the character he was playing to the point of taking on all of his emotions, problems, dilemmas, and becoming ill or doing himself harm. The other style involved a technique of mastering a complete code of gestures and intonations involving much more emphasis than in normal circumstances. Grandiloquence and exaggerated gestures of this style would increasingly become the object of ridicule. A third style of acting will be increasingly in vogue towards the end of the century, one that resembles the roles called for in every-day sociability: maintaining a distance from one’s role so as to preserve one’s space of privacy, but allowing nevertheless for some passage of convincing emotion. It is precisely this sort of acting that Bajazet’s Atalide cannot read. She is the only one of Racine’s heroines, along Comptes rendus 227 with Phèdre, to die on the stage, and this happens because she doesn’t understand that behaving naturally does not necessarily mean behaving sincerely. The actor will submit an expression of his own sentiment to the service of the passion he is representing. With the increasing participation of a female public in the theaters and at court for performances of plays scheduled there, comes a feminization of universal taste. Toward the end of the century the mark of success of a tragedy will be the amount of weeping it inspires. The valid critic of the theater ceases to be the savant to become the sensitive spectator instead, and the emotional participation of the audience is solicited and valorized. Sensitivity has become a criterion of artistic judgment, and the theatergoer attends a play expecting to be emotionally moved. I enter into detail to recount some of Guyot’s fine analysis to convey the sense of the argument she produces on Racine’s oeuvre. The book is organized in four chapters, each of them divided into thematic sections thus enabling an easy read. Guyot begins by focusing on the face, and the staging of physical attraction, and then the manner of playing by some of the greatest actors. Guyot in Chapter 2 argues for the representation of sensitivity in Racine’s classical theater, a quality that is usually associated with Diderot’s 18 th -century theater. Racine’s characters are moved, troubled, vulnerable, and their degree of sensitivity serves as proof of the nobility of their character. The villains, such as Néron, are guilty above all of callous indifference. And so a set of values is staged that sets great telling store in the degree of sensitivity of the characters. In the meanwhile, of course, Oreste and Hermione for example represent deeply conflicted natures, since their sensitivity is on the order of a violent passion that will lead them astray. Guyot sustains an excellent argument and sheds light on all of the plays as she forges ahead with her original thesis. Chapter 3 on the political body will focus on the distinction between the figure of the king as one that abandons earlier representations of power by military might to transform into a center of enlightened rule, just as we see represented in the passage from the earlier reigns of Henri IV, Louis XIII and the tumult of the Fronde to the calm and unquestioned authority of the reign of Louis XIV. Here we are mainly concerned with the representation of the king, be it in the young Joas, or Astyanax, or the well-seasoned Mithridate. Here Guyot leans on Longinus’s Traité du Sublime to discuss the traits that will elevate a hero to a great hero. She also examines the relationship between the Law (embodied in a community’s great leaders) and classical tragedy - a staging of the application of this Law. Guyot’s final chapter focuses on the effect of this representation of corporeal sensitivity, of corporeal sublimity in the figure of the great heroes, on the audience, the PFSCL XLII, 82 (2015) 228 spectators. Racine succeeds admirably in creating a theater that will provoke tears without displeasing, will inspire pity without weakness; overwhelm without shocking, please without simply seducing. She concludes on a note focusing on the intensity of Racine’s theater, its violence, its difficulty, and recalling to the reader that the actors who performed Racine were just that, human beings, but that Racine’s theater elevated the characters to positions as men who were also major markers in history. This is a beautiful book. It stands with the studies on Racine’s theater by such seasoned critics as Richard Goodkin, Jacques Morel, John Lyons, Hélène Merlin, Georges Forestier, Gérard Defaux, Lucien Goldmann, Louis Marin, in no particular order, and more recently Volker Schröder, and reassures us that the fate of seventeenth-century French Studies is passing into capable young hands, and certainly Racine studies will be with us for quite some time to come. La Bruyère’s “tout est dit” may be proven wrong yet again. Michèle Longino Anne Régent-Susini (dir.) : L’éloquence de la chaire à l’âge classique, Revue Bossuet, Supplément au n o 2, 2011. 173 p. Gérard Ferreyrolles (dir.) : L’éloquence de la chaire à l'âge classique (II), Revue Bossuet, Supplément au n o 4, 2013. 299 p. Les deux suppléments de la Revue Bossuet consacrés à l’éloquence de la chaire remplissent une lacune constatée dès 1980 par Marc Fumaroli, qui sollicitait une étude de l’âge de la prédication « en rapport à la fois avec l’histoire de la rhétorique, l’histoire sociale et l’histoire de la spiritualité ». Les études réunies dans ces deux publications sont consacrées à ces trois aspects. Le genre littéraire du sermon méritait d’être traité dans deux séminaires de master à l’université Paris-Sorbonne dont ces volumes rendent accessibles les exposés en se complétant mutuellement. Une bibliographie, élaborée par Ferreyrolles, se base primordialement sur les indications des contributeurs, option qui entraîne des inconvénients, dont il faut signaler au moins deux. Elle néglige Louis de Grenade, quoique cité par Laurent Susini. Son ouvrage Rhetoricae exxlesiasticae, sive de Ratione concionandi libri sex (1576) est publié à Paris par G. Pelé en 1635. Sa version française La rhétorique de l’Eglise ou l’éloquence des prédicateurs, due à Nicolas Joseph Binet, y sort en 1611. P. Le Monier la publie de nouveau en 1673, Cl. Hersant obtient en 1696 un autre privilège qu’il cède en 1698 à l’éditeur Comptes rendus 229 Louis Roulland. Ses œuvres spirituelles ou ses sermons sont bien diffusés au XVII e siècle en France et sa biographie La Vie du Révérend Père Louis de Grenade (1668) est écrite par André Félibien. La deuxième lacune concerne Le Ministère évangélique (1726) de Laurent Juillard, abbé Du Jarry, qui figure à juste titre dans cette bibliographie. Ce manuel contient un Supplément à la Dissertation sur les oraisons funèbres (p. 392-410). Malheureusement, cette Dissertation, publiée en 1706, est ignorée dans les indications bibliographiques aussi bien que par Bernard Gallina, dont analyse de « L’oraison funèbre de Turenne par Fléchier » aurait pu en profiter. Les onze contributions réunies et présentées par Anne Régent-Susini se penchent surtout sur des aspects généraux. Éric Tourrette confirme que les traités de rhétorique, qui annoncent un parallèle entre l’éloquence de la chaire et celle du barreau, ne s’en occupent qu’« en position périphérique » (13). Isabelle Brian décrit l’organisation des prêches aux XVII e et XVIII e siècles, la postérité ne connaissant pas les prônes prononcés pendant la messe, qui se réduisent à « une explication très rapide de l’Évangile » (24). Nous disposons tout au plus des « sermons détachés » et des panégyriques quand ils sont imprimés. L’Avent et le Carême sont les moments privilégiés de ces oraisons qui durent « entre trois quart d’heure et une heure entière » (24). Pour les prononcer, il faut une licence délivrée par les grands vicaires, les évêques ou les supérieurs. Les ordres mendiants, les jésuites et les oratoriens fournissent le plus grand nombre de prédicateurs. C’est un métier difficile que d’être prédicateur à Paris. Anne Régent-Susini complète ces informations par une analyse des différences entre « Prêtres des grands et prêtres des champs : stations d’apparat et missions rurales au XVII e siècle ». Les historiens distinguent entre les « stations, séries de sermons » mondains et les « missions » populaires renvoyant « à une forme d’auctorialité collective » (42-43). Chacun des deux types suit un paramètre spécifique. Les exemples étudiés par Régent-Susini autorisent toutefois à conclure que la prédication populaire ne semble pas avoir été, « en esprit du moins, et peutêtre même en pratique, si différente de la prédication extraordinaire mondaine » (57). Sophie Conte confirme ce constat par son analyse de « L’éloquence sacrée selon Nicolas Caussin : de la gravitas à la popularitas ». Ce jésuite qui puise l’idée de la popularité chez saint Augustin, recommande « un style qui, sans être démagogie populaire, est l’art de connaître les hommes pour adapter le discours à ce qu’ils sont » (85). Chrysostome est pour lui, et pour bien des sermonnaires de l’époque, le modèle par excellence. Simon Icard se penche sur ce Père de l’Église dans « Saint Jean Chrysostome : un modèle d’exégèse pour la prédication classique ? ». D’après Pierre Descotes (« Saint Augustin et la conversion de l’éloquence païenne »), cette seconde autorité, saint Augustin, n’adapte la rhétorique PFSCL XLII, 82 (2015) 230 païenne pas simplement par « un calque » mais par un « changement de modèle », l’Écriture sainte, dont l’utilisation « a des implications théoriques considérables » (138). L’histoire de la spiritualité vient au premier plan dans l’exposé de Sophie Hache « Les oratoriens et la messe aux XVII e et XVIII e siècles : perspectives rhétoriques ». Les prédicateurs de l’oratoire s’occupent de la messe dans des séries de sermons aussi bien que dans des publications destinées ou aux prêtres ou aux laïcs. Cette réflexion théologique représente pour ainsi dire le complément religieux des « enjeux anthropologiques de la querelle de la prédication au XVII e siècle » mis en évidence par Aurélien Hupé. Les bases spirituelles de la liturgie risquent de s’obscurcir face à la montée d’une pensée historique qui, sous l’influence du protestantisme, qualifie les cérémonies « de formes de piété […] obscurantistes » (168). C’est pourquoi Pierre Le Brun se sent amené à défendre « l’interprétation figurée des cérémonies » (167). Le Père Le Jeune et Jean-Jacques Olier relient leurs développements sur la liturgie à la théologie de l’Eucharistie en s’inspirant des Œuvres de piété de Pierre Bérulle. Les onze articles réunis et présentés par Gérard Ferreyrolles focalisent l’attention sur thèmes et prédicateurs. Quatre contributions analysent Bossuet, tandis que saint François de Sales, Esprit Fléchier, Claude de La Colombière et Louis Bourdaloue ne sont respectivement qu’au centre d’une seule. Les Pères de l’Église (Matthieu Cassin, « Prédication patristique et prédication moderne : préfaces aux homélies cappadociennes »), la prédication des réformés (Hubert Bost, « La prédication protestante au creuset de l’épreuve et de la persécution (XVII e - XVIII e siècles) ») et les apologètes (Sylviane Albertan-Coppola, « Éloquence et Lumières : sermons apologétiques du XVIII e siècle ») élargissent le champ d’investigation par rapport au volume précédant. En guise d’introduction, Gérard Ferreyrolles brosse une synthèse succincte des « âges de la prédication » où, pour le siècle classique, il avertit des risques de la périodisation, proposée par Jacques Truchet et Jean-Pierre Landry, qui distinguent trois moments de l’éloquence sacrée au XVII e siècle. Il propose « de superposer à [leur] découpage à dominante générationnelle un cadre plus large et plus souple » (31). Parmi les critères importants figurent « un effacement de la vision analogiques du monde » et le recul de « l’influence de l’École » (31), dont le vocabulaire scolastique se heurte à l’importance croissante du modèle de l’honnête homme. Ferreyrolles rappelle que « la prédication est un événement éminemment social, qui se déroule depuis les grandes églises parisiennes où les marquises envoient des laquais occuper leurs places deux jours à l’avance pour un sermon de Bourdaloue jusqu’aux champs de foire de Basse-Bretagne » (32). Hélène Michon constate que François de Sales abandonne la terminologie scolas- Comptes rendus 231 tique par un « souci de vulgarisation » (71). Sa théologie de la prédication recourt à « une rhétorique de la douceur » qui se propose de convaincre l’auditeur par la vérité « attirante en elle-même » (80). L’Écriture sainte fournit la base de cette vision du sermon, pour lui et pour Bossuet et pour tous les prédicateurs. « Convoquée près de quarante fois dans les œuvres oratoires de Bossuet » (84), la formule « Ipsum audite » (Matth., XVII, 5) permet à Laurent Susini de cerner la part de la parole de Dieu alléguée par le sermonnaire confronté à la « diminution » de sa présence « dans l’esprit des auditeurs » (94). Bossuet est convaincu que le prédicateur évangélique ne peut pas amener l’auditeur « par ses propres moyens » à comprendre la parole de Dieu, « toute prédication doit être comprise comme pure médiatrice et investie d’une autorité toute déléguée » (85). Cette rhétorique présuppose la théologie chrétienne du corps que Michel Bouvier présente dans « Le mystère du corps dans la prédication de Bossuet ». La présence considérable des psaumes dans les discours de Bossuet « s’explique par l’ascendant puissamment « magistral » d’Augustin » (151). Leur fonction rhétorique et spirituelle entre dans les règles de l’éloquence sacrée, la part de la dimension « politique » (172) manifeste, d’après François Cassingena- Trévedy (« Les Psaumes dans la prédication de Bossuet : rhétorique, politique et spiritualité »), « l’orientation constamment anagogique » (176), elle témoigne « de ce rapport crucial que la piété du Grand Siècle entretient avec la Majesté divine » (179). Mathilde Briant attire l’attention sur le jésuite Claude La Colombière, canonisé par son Église mais « [e]xclu du panthéon littéraire » (199). Les deux volumes confirment la grande qualité de la Revue Bossuet. Prometteurs pour l’avenir des recherches sur la prédication, ils enrichissent beaucoup nos connaissances de ce domaine de la littérature du XVII e siècle et d’un côté presqu’ignoré des Lumières. Volker Kapp LIVRES REÇUS PFSCL XLII, 82 (2015) Livres reçus ARZOUMANOV, Anna : Pour lire les clefs de l’Ancien Régime. Anatomie d’un protocole interprétatif. Paris : Classiques Garnier, 2013 (« Lire le XVII e siècle », 25). 528 p. BASSET, Bérengère ; GUERRIER, Olivier ; NEPOTE, Fanny (dir.) : Usages et enjeux de l’apophtegme (XVI e -XVIII e siècles), Littératures classiques, 84 (2014). 269 p. CAVAILLÉ, Jean-Pierre : Les Déniaisés. Irréligion et libertinage au début de l’époque moderne. Paris : Classiques Garnier, 2013 (« Lire le XVII e siècle », 26). 524 p. CAYUELA, Anne ; DECROISETTE, Françoise ; LOUVAT-MOLOZAY, Bénédicte ; VUILLERMOZ, Marc (dir.) : Préface et critique. Le paratexte théâtral en France, en Italie et en Espagne (XVI e -XVII e siècles), Littératures classiques, 83 (2014). 322 p. DANDREY, Patrick : La guerre comique. Molière et la querelle de L’École des femmes. Paris : Hermann, 2014. 416 p. DESCOTES, Dominique (éd.) : Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique, ou l’art de penser. Paris : Champion, 2014 (« Champion Classiques - Série Littératures », 28). 776 p. GETHNER, Perry ; STEDMAN, Allison (éd.) : Voyage de campagne, par Henriette- Julie de Castelnau, comtesse de Murat. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014 (« Coll. Textes rares »). 132 p. GUYOT, Sylvaine : Racine et le corps tragique. Paris : Presses Universitaires de France, 2014 (« Les Littéraires »). 288 p. LASSERRE, François : L’inspiration de Corneille. Éléments d’un portrait - La Galérie du Palais - La Suivante - La Contestation du Cid - La Fidélité à l’Histoire. Paris : L’Harmattan, 2014 (« Univers Théâtral »). 480 p. SPICA, Anne-Elisabeth (éd.) : Charles Sorel, L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques. Seconde édition du Berger extrvagant revue et augmentée par l’auteur. Texte édité, présenté et annoté par Anne-Elisabeth Spica. Paris : Champion, 2014 (« Sources Classiques », 115), 2 vols. 1375 p. ZANIN, Enrica : Fins tragiques. Poétique et éthique du dénouement dans la tragédie de la première modernité (Italie, France, Espagne, Allemagne). Genève : Droz, 2014 (« Travaux du Grand Siècle », 41). 466 p. PFSCL, XLII, 82 (2015) Adresses des auteurs de ce numéro Pierre Ferrand Gonville and Caius College CB2 1TA Cambridge Great Britain James Gaines University of Mary Washington Modern Languages & Literatures Fredericksburg, VA 22401 USA Sophie Hache Université de Lille III Analyses littéraires et histoire de la langue (ALITHILA) Domaine universitaire du « Pont de Bois » - BP 60149 F-59653 Villeneuve d’Ascq Volker Kapp Christian-Albrechts-Universität Romanisches Seminar Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Barbara Kuhn Romanische Literaturwissenschaft I Katholische Universität Eichstätt D-85071 Eichstätt Cinthia Meli Université de Genève Département de langue et de littérature françaises modernes Uni Bastion CH-1211 Genève 4 Christine Noille Université Stendhal Grenoble 3 UFR Langage, lettres et arts de spectacle, information et communication - BP 25 F-38040 Grenoble Cedex 9 Anne Régent-Susini Université Sorbonne Nouvelle- Paris 3 Département de littérature et linguistique françaises et latines Centre Censier 13, rue Santeuil F-75231 Paris Natacha Salliot 12, rue Dupetit-Thouars F-75003 Paris Stephano Simiz Université de Lorraine Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’histoire (CRULH) 34, Cours Léopold F-54000 Nancy Eric Turcat Oklahoma State University Dept. of Foreing Languages and Literatures Stillwater, OK 74078 USA Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG www.narr.de JETZT BES TELLEN! Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences ISBN 978-3-8233-6803-8 Maximes La Rochefoucauld par quatre chemins Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de JETZT BES TELLEN! Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe Écrits contre l’abbé d’Aubignac Biblio 17, Vol. 208 2014, 188 Seiten €[D] 58,00 / SFr 74,70 ISBN 978-3-8233-6894-6 Ce travail est la première édition critique des trois Défenses de Jean Donneau de Visé où le jeune écrivain se pose en ardent défenseur de Pierre Corneille contre les quatre dissertations de l’abbé d’Aubignac. La Défense de la Sophonisbe et la Défense du Sertorius, dont quelques exemplaires des éditions originales sont conservés à la BnF, sont reproduits sans notes explicatives dans le Recueil de François Granet, publié en 1739. Le seul exemplaire connu de l’édition originale de la Défense d’Œdipe se trouve à la bibliothèque-musée de la Comédie-Française. Cet écrit n’a jamais été republié depuis sa première parution. La valeur historique des Défenses au grand siècle français du théâtre est incontestable. Notre travail a donc pour fonction de rendre ces ouvrages plus facilement accessibles et d’offrir lecture. De plus, une meilleure connaissance de ces écrits sert à éclaircir notre compréhension du rôle de Donneau de Visé dans la querelle de Sophonisbe. L’édition comporte une introduction et plus de 500 notes.
