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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2016
4385
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. XLIII No. 85 2016 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Claude ABRAHAM - Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Madeleine DEFRENNE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Jean MESNARD - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal. Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49-431-880-2262 Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs , Ly die Karpen , Stephanie Schmidt-Janus PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Isabell Behnke, Éloïse Belle Number 85 Volume XLIII (2016) Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 6 PFSCL XLIII, 85 (2016) Sommaire M ICHAEL H AWCROFT Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière : décor, entrées et sorties, et division en scènes........................................... 139 A DAM H ORSLEY Strategies of Accusation and Self-Defence at the Trial of Théophile de Viau (1623-25)................................................................. 157 C ÉLINE B OHNERT Pyrame et Thisbé selon Théophile de Viau, Nicolas Pradon et Jean-Louis Ignace de La Serre : passion privée et espace public................ 179 R OBERTO R OMAGNINO L’éloquence silencieuse de l’horreur : le portrait de Mandrague dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé ............................................................................ 193 M ARCELLA L EOPIZZI Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux de Charles Sorel ......................................................................................... 209 S UZANNE D UVAL L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle.................. 225 B RUCE E DMUNDS Mathurin Régnier’s Satire Macette : Early Modern Concepts of sociabilité and honneur............................................................................ 241 S OPHIE T ONOLO Bords de ruisseaux, rivages heureux : les métamorphoses de l’idéal pastoral dans la poésie française de la seconde moitié du XVII e siècle ...... 249 C HRISTABELLE T HOUIN -D IEUAIDE La première décade de sermons de Pierre Du Moulin au prisme de la vanité ............................................................................... 261 P IERRE F ERRAND La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée au XVII e siècle en France ................................................................................................... 275 H ÉLÈNE B OUCHARD Pascal entre platonisme et christianisme ................................................... 293 C HLOÉ H ORUSITZKY Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes......... 317 T ATIANA K OZHANOVA La violence dans les relations amoureuses et conjugales dans L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin ...................................... 335 Y OHANN D EGUIN Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang .... 345 T HERESA V. KENNEDY Cultivating Their Gardens : Women and the Art of Home Economics in Madame de Maintenon’s Dramatic Proverbs ......................................... 363 COMPTES RENDUS Patrick Dandrey La guerre comique : Molière et la querelle de L’Ecole des femmes P IERRE R ONZEAUD .................................................................................... 381 Patrick Dandrey (dir.) Naissance de la critique littéraire P IERRE Z OBERMAN .................................................................................... 382 Cécile Lignereux (dir.) La première année de correspondance entre M me de Sévigné et M me de Grignan V OLKER K APP ........................................................................................... 388 Anne-Elisabeth Spica (éd.) Charles Sorel : L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques V OLKER K APP ........................................................................................... 391 Enrica Zanin Fins tragiques : poétique et éthique du dénouement dans la tragédie de la première modernité P ERRY G ETHNER ....................................................................................... 396 PFSCL XLIII, 85 (2016) Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière : décor, entrées et sorties, et division en scènes M ICHAEL H AWCROFT (K EBLE C OLLEGE , O XFORD ) Les pièces de théâtre sont sans doute faites, pour la plupart, pour être représentées plutôt que pour être lues. Molière l’a dit à plusieurs reprises. 1 Cependant, il s’intéressait beaucoup à la publication de ses pièces. Il faisait constamment bataille à ses éditeurs et il ménageait avec soin ses relations avec ses lecteurs, en leur proposant des préfaces polémiques, explicatives et spirituelles. 2 Pourtant, faire d'un manuscrit théâtral destiné à des acteurs un livre imprimé destiné à des lecteurs n'est pas chose évidente. 3 En particulier, deux difficultés en particulier s'entrecroisent. D’une part, celle de rendre lisible sur la page imprimée ce qui était à l’origine scénique (c’est la difficulté à laquelle se trouvent confrontés le dramaturge et l’imprimeur); d’autre part, celle d’envisager la dimension scénique à partir de l’imprimé 1 « Je ne voulais pas que [ mes Précieuses ridicules ] sautassent du Théâtre de Bourbon, dans la Galerie du Palais » (Préface, Les Précieuses ridicules) ; « On sait que les comédies ne sont faites que pour être jouées » (Préface, L’Amour médecin). Voir Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, 2 vol., Paris, Gallimard, 2010, I, p. 3, 603. Sauf indication contraire, je cite cette édition (OC). Pourtant, mes analyses des divisions scéniques se fondent sur la consultation des éditions originales du Tartuffe et du Misanthrope, comme de l’édition 1734 des Œuvres, qu’il m’arrive de citer explicitement : Le Misantrope (sic), Paris, Jean Ribou, 1667 (Bibliothèque nationale de France : RES-YF-4188) ; Tartuffe ou l’imposteur, Paris, Jean Ribou, 1669 (BnF : RES-YF-4209) ; Œuvres de Molière, 5 vol., Paris, [ David ? ] , 1734 (BnF : RES-M-YF-45 (1-5)). Ces éditions ont été consultées sur le site Gallica de la BnF. Précisons dès le début que l’importante première édition posthume (Les Œuvres de Monsieur de Molière, 8 vol., Paris, Denys Thierry, Claude Barbin, Pierre Trabouillet, 1682 (Bodleian Library, Oxford, Lister G 41-48) n’est pas citée dans cet article parce que sa consultation ne m’a pas amené à des conclusions différentes de celles résultant de la consultation des éditions originales. 2 Sur ce sujet, voir C. Edric J. Caldicott, La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Atlanta, Rodopi, 1998. 3 C’est le sujet de l’ouvrage de Véronique Lochert, L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux XVI e et XVII e siècles, Genève, Droz, 2009. Michael Hawcroft 140 (c’est le défi lancé à tout lecteur). Retenant cette double perspective, cet article a pour objet d'aborder la pratique de la division en scènes, notamment dans Le Tartuffe. La division scénique est un phénomène qui est censé aller de soi. Étudiée de près, cependant, c’est une convention s’avérant problématique et exigeant du lecteur une participation active. 4 Commençons par quelques remarques d’ordre théorique susceptibles de nous orienter ; passons ensuite à des observations sur le décor de Tartuffe, étape essentielle pour toute interprétation de la division scénique ; abordons enfin les divisions scéniques dans la double perspective déjà annoncée. Théorie Diviser une pièce en actes et en scènes est une manière de rendre plus lisible un texte structurellement plus compliqué que, par exemple, un texte purement narratif. A l’origine, les pièces de l’Antiquité n’avaient pas de divisions numérotées en actes et en scènes, celles-ci s’étant développées au fur et à mesure qu’on a voulu créer des textes lisibles. Or, pour les pièces de théâtre du dix-septième siècle du moins, il y a une grande différence entre la division en scènes et la division en actes. Si le but de ces divisions est d’aider le lecteur à mieux envisager une représentation de la pièce, la division en actes marque très clairement, sur la page imprimée, une rupture équivalente à l’interruption de la représentation effectuée par l’entracte. Dans l’édition originale de Tartuffe, la phrase, en italique, « Fin du [ X e ] Acte » figure à la fin des quatre premiers actes. A chaque fois, il y a un saut de page, et la mention du nouvel acte (en grands caractères majuscules) est précédée par une large frise géométrique. Exceptionnellement (pour remplir un espace vide), en bas de la dernière page du quatrième acte, il y a aussi un dessin : une corbeille de fleurs et de légumes. 5 Si j’insiste sur ces éléments indicateurs de changement d’acte, c’est qu’ils ne sont typiquement pas tous présents dans les éditions modernes. Au dix-septième siècle, cependant, les éditions utilisaient une variété de stratégies typographiques pour évoquer l’entracte. Contrairement à la division en actes, la division en scènes n’a rien à voir avec une rupture de représentation. Suite à l’établissement d’un théâtre régulier à partir des années 1630, toutes les scènes devaient, théoriquement, être liées. Dans la représentation, l’action, à l’intérieur de chaque acte, devait être continue. Et pourtant le lecteur voit, sur la page, des divisions apparemment très nettes entre les différentes scènes (il n’y a tout de même 4 Voir Lochert, pp. 439-66. 5 Molière, Tartuffe, 1669, pp. 78-79. Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 141 pas de saut de page pour le début d’une nouvelle scène). 6 Si la division en actes représente une véritable division, une discontinuité (pour ainsi dire), la division en scènes a été créée pour aider le lecteur à mieux saisir les développements dans la continuité de l’action. Mais comment ? L’abbé d’Aubignac définit la scène en ces termes : « cette partie d’un Acte qui apporte quelque changement au Théâtre par le changement des Acteurs ». 7 Il explique que la division scénique fut conceptualisée par Donat, grammairien romain du quatrième siècle, dans ses commentaires sur Térence. Donat présente le problème auquel les lecteurs de Térence étaient confrontés : « Confundit saepe lectorem id, quod persona in superiori scena desinens, & in proxima incipiens loqui, non intelligitur ingressa » ; c’est-àdire que le lecteur d’une pièce se retrouve dans la confusion, parce qu’il ne comprend pas qu’un personnage est entré qui était absent dans la scène précédente et qui commence à parler dans la suivante. 8 Cette inquiétude de la part de Donat est à la base de toute théorie ultérieure de division scénique. Pour le dix-septième siècle français, Jacques Scherer résume la théorie en deux mots : « il y a changement de scène, à partir de 1650, chaque fois qu’un personnage entre ou sort ». 9 Plus récemment, Véronique Lochert a exprimé plus spécifiquement ce que la division scénique peut apporter au lecteur : « si on considère [ … ] que le découpage en scènes reflète les déplacements des acteurs sur la scène, la présence de la division dans les éditions permet aussi de restituer au lecteur certains aspects de l’expérience du spectateur ». 10 Pourtant, entre théorie et pratique il y a de vastes écarts que le lecteur doit savoir négocier. Si la division scénique a pour objet de restituer au lecteur l’expérience du spectateur qui voit les acteurs se déplacer sur la scène, nous verrons à la fois les problèmes posés par cette convention et les compétences que celle-ci exige du lecteur essayant de s’orienter dans la version imprimée d’une pièce. 6 Cependant, un saut de page entre deux scènes peut arriver par hasard, comme dans Tartuffe, 1669, pp. 68-69 (entre IV, 3 et IV, 4). 7 L’abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 358. 8 Terence, Terentius, in quem triplex edita est P. Antesignani Rapistagnensis Commentatio, Lyon, M. Bonhomme, 1560, f. ***1 r . 9 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 218. 10 Véronique Lochert, L’Écriture du spectacle, p. 462. Michael Hawcroft 142 Décor Un défi capital auquel le lecteur se trouve confronté est celui du décor. On ne peut envisager les entrées et les sorties des personnages sans avoir une idée du décor dans lequel ceux-ci se déplacent. Or, il faut avouer qu’on est moins bien renseigné qu’on ne le voudrait sur le décor scénique du dixseptième siècle et que, en général, les dramaturges semblent se soucier relativement peu d’indications scéniques explicites ou même implicites qui pourraient aider le lecteur. Cependant, le lecteur attentif peut rassembler et interpréter certains indices dont Molière a parsemé le texte de Tartuffe et qui permettent d’envisager le décor scénique et même les voies d’accès à la scène. 11 Or, dans un célèbre article sur le décor scénique de Molière, Roger Herzel, se basant sur les quelques gravures accompagnant certaines premières éditions aussi bien que sur l’ensemble des gravures de Brissart embellissant la grande édition posthume de 1682, a voulu nous persuader que ces gravures représentent non pas une scène idéalisée, mais le décor scénique de Molière tel que les spectateurs du dix-septième siècle auraient pu le voir. 12 Roger Herzel a conclu que, pour certaines pièces, dont Tartuffe, le décor de Molière se composait de deux panneaux angulaires de chaque côté de la scène assortis soit d’une toile de fond, soit d’un panneau au fond de la scène. On verrait même quelques éléments de ce décor dans la gravure de Tartuffe attribuée à Chauveau et publiée dans la seconde édition de 1669. 13 Les conclusions de Roger Herzel pour ce qui concerne la représentation des entrées et des sorties des personnages sont étonnantes : « Cette disposition [ scénique ] fournissait quatre voies d’accès à l’espace où les acteurs jouaient, deux de chaque côté de la scène, deux vers le devant de la scène juste devant les panneaux angulaires et deux vers le fond entre les panneaux angulaires et la toile ou le panneau de fond » (p. 936, ma 11 Voir Philippe Cornuaille, Les Décors de Molière 1658-1674, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2015, pp. 150-53. Mes conclusions rejoignent les siennes. 12 Roger Herzel, « The Décor of Molière’s Stage : The Testimony of Brissart and Chauveau », Publications of the Modern Language Association of America, 93 (1978), pp. 925-54. Sur le symbolisme de l’espace dans Tartuffe, voir Quentin M. Hope, « Place and Setting in Tartuffe », Publications of the Modern Language Association of America, 89-1 (1974), pp. 42-49. 13 Cette gravure, attribuée à Pierre Chauveau, est reproduite dans Molière, OC, II, p. 2000. Philippe Cornuaille remet vigoureusement en question la fidélité présumée des gravures au véritable décor scénique et s’oppose explicitement aux conclusions de Roger Herzel (Les Décors de Molière, pp. 11-14). Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 143 traduction). Il précise que si l’action de la pièce se déroule à l’extérieur, les panneaux pouvaient comporter des portes ou des fenêtres praticables ; mais que, en général, pour les pièces où l’action se déroule à l’intérieur, les portes praticables n’étaient pas nécessaires, les panneaux sans portes praticables coûtant moins cher (p. 936). Il est étonnant que cette analyse suppose, pour Tartuffe, quatre voies d’accès sans qu’aucune porte soit représentée, ainsi que des entrées et des sorties s’effectuant de manière tout à fait antiillusionniste entre les coins de deux murs. Or, cette évocation du décor original de Tartuffe n’a rien à voir avec ce que le lecteur peut envisager en lisant le texte de la pièce, comme nous le verrons. En fait, Jacques Scherer avait déjà compris que le lecteur de la pièce devait envisager, et le spectateur devait voir, un cabinet où Damis se retire et d’où il sort au troisième acte, sans pourtant nous donner plus de précisions sur ce cabinet. 14 Il avait compris aussi qu’une porte est essentielle à la représentation de Tartuffe, mais il n’y voit qu’une seule porte : « une porte » (p. 217), « Molière n’a pas voulu que cette porte serve ici seulement à entrer et à sortir [ … ] c’est une porte qui joue » (p. 221). Or, en repérant toutes les mentions de portes dans le texte de la pièce (même les plus fugaces), on verra bien que Molière a envisagé une action dramatique se déroulant dans un décor à trois portes. Et ce sont des portes qui s’ouvrent et qui se ferment et qui ont chacune des significations différentes pour les entrées et les sorties des personnages. Le lecteur qui n’est pas sensible à la présence de ces portes ne comprendra pas tout ce qui se passe lors des divisions scéniques. L’action se déroule dans la « Salle basse » de la maison d’Orgon (III, 2, 873), donc une grande pièce au rez-de-chaussée. Selon Furetière, la salle basse est « la premiere partie d’un apartement dans un logis ». 15 Cette définition nous aide à comprendre en quoi cet endroit sert si bien l’action de la pièce. Cette salle est la première pièce qu’il faut traverser pour pénétrer dans la maison d’Orgon. Il faut donc qu’il y ait une porte qui donne accès à l’extérieur. En effet, plusieurs personnages arrivent de l’extérieur ou quittent la maison (Madame Pernelle quitte la maison à la fin de la première scène, l’Exempt arrive de l’extérieur dans la toute dernière scène), et ces personnages sont obligés de traverser la salle basse. Cette porte ne donne pas forcément un accès direct à l’extérieur ; il faut peut-être imaginer quelque autre espace avant d’atteindre la porte principale. Mais l’essentiel, c’est que tout personnage voulant passer dans les autres pièces du rez-de-chaussée ou monter à l’étage est obligé de passer par cette salle. 14 Jacques Scherer, Structures de Tartuffe, 2 ème éd., Paris, SEDES, 1974, pp. 220-21. 15 Furetière, art. « salle ». Michael Hawcroft 144 D’autres espaces sont évoqués. Renvoyé momentanément sous prétexte de vérifier que personne n’est là pour les surprendre, Tartuffe revient vers Elmire, disant, « J’ai visité de l’œil tout cet appartement » (IV, 7, 1540). Selon Furetière, un appartement est la « Portion d’un grand logis où une personne loge, ou peut loger separément » ; « le bel apartement, le premier apartement, est celui du premier étage ». 16 Tartuffe dit ici qu’il a jeté un coup d’œil dans un ensemble de pièces au rez-de-chaussée, qui, avec cette salle, constituent un appartement. Nous savons qu’un des espaces qu’il a visité de l’œil est une galerie, et qu’une porte de la salle basse donne un accès direct à la galerie. Elmire lui avait précisément conseillé : « Ouvrez un peu la Porte, et voyez, je vous prie, / Si mon Mari n’est point dans cette Galerie » (IV, 6, vv. 1521-22). Or, pour le mot « galerie », on a deux options, selon Furetière. C’est un « lieu couvert d’une maison plus long que large, qui est ordinairement sur les ailes ou l’on se promene ». Ou bien c’est « une petite allée ou corridor qui sert de degagement pour aller en plusieurs chambres de suitte » (Furetière, art. « galerie »). Quoi qu’il en soit ici, Tartuffe jette un coup d’œil non seulement dans la galerie mais aussi dans les autres pièces de cet appartement inférieur, sauf dans une : le cabinet où se cache Damis à l’acte III (j’y reviendrai). On a donc, dans cette salle basse, une porte par laquelle il faut passer pour sortir de la maison et une autre porte qui donne accès au reste de l’appartement inférieur et à l’étage. L’étage est évoqué à plusieurs reprises dans le texte. Évidemment, les résidents de la maison passent la plupart de leur temps à l’étage. Elmire préfère recevoir son mari à l’étage : « Je veux aller là-haut attendre sa venue » (I, 3, 214). Tartuffe descend de l’étage pour sortir de la maison : « ce Valet m’a dit qu’il s’en alloit descendre » (III, 1, 845). Or, le fait qu’Elmire demande à Tartuffe d’ouvrir un peu la porte pour vérifier que personne ne serait là pour les surprendre est un détail important pour comprendre le nombre de portes dans la salle. A part la porte qui mène à l’extérieur, il ne peut vraisemblablement y avoir qu’une seule porte menant à l’intérieur ; autrement, il serait invraisemblable qu’Elmire se soucie de celle-ci tout en négligeant d’autres portes. C’est donc bien la même porte qui donne accès à la galerie et à l’étage. Deux portes, donc, auxquelles il faut ajouter une troisième, qui, elle, donne accès au cabinet. Le cabinet est, selon Furetière, « le lieu le plus retiré dans le plus bel apartement des Palais, des grandes maisons » (Furetière, art. « cabinet »). Les autres espaces communiquent entre eux, mais le cabinet, lieu intime, n’est accessible que par cette seule porte. Orgon se méfie de ce cabinet quand il veut parler en secret à Mariane : « Je vois / 16 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 3 vol., La Haye et Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1701, art. « apartement ». Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 145 Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre ; / Car ce petit endroit est propre pour surprendre » (II, 1, 428-32). Le lecteur et le spectateur sont donc avertis que c’est le parfait endroit pour que Damis s’y cache. Il faut donc que le lecteur retienne l’existence de ces trois portes chaque fois qu’a lieu une entrée et une sortie. Pour bien suivre l’action, il faut que le lecteur envisage par quelle porte un personnage sort ou entre. Le spectateur, en revanche, n’est pas obligé d’y réfléchir. Il n’a qu’à regarder se déplacer les acteurs. C’est donc une des différences fondamentales entre voir et lire une pièce de théâtre, et un des grands défis lancés aux lecteurs de pièces de théâtre. Pour Roger Herzel, Molière montait Tartuffe sans portes praticables. Cependant, celles-ci sont vigoureusement évoquées dans plusieurs détails textuels. Damis fait irruption sur la scène pour surprendre Tartuffe et Elmire en plein entretien, « sortant du petit cabinet où il s’était retiré » (III, 4, 1021). Cette irruption n’a pas de sens s’il ne passe pas par une porte. Elmire ne demande pas seulement à Tartuffe d’aller jeter un coup d’œil dans la galerie ; elle lui demande très précisément d’ « [ ouvrir ] un peu la porte » (IV, 6, 1521). Ce qui n’aurait pas de sens non plus s’il n’y avait pas de porte ouvrable. A la fin de V, 3, Orgon interrompt Elmire pour demander : « Que veut cet Homme ? » (V, 3, 1715). Le lecteur découvrira la réponse en lisant la liste des personnages en tête de la scène suivante : l’homme est Monsieur Loyal. Cependant, un petit détail dans la Lettre sur la comédie de l’Imposteur indique un jeu de scène que le lecteur, n’ayant sous les yeux que le texte seul, ne peut envisager. La Lettre nous dit qu’Orgon n’en aurait pas fini de convaincre sa mère de la criminalité de Tartuffe « si quelqu’un n’heurtait à la porte » (OC, II, p. 1186). Dans la représentation, ce n’est donc pas Orgon qui interrompt le discours d’Elmire pour parler lui-même, ce que la version imprimée pourrait nous faire croire (points de suspension à la fin du discours d’Elmire suivis de la question posée par Orgon). Au contraire, le fait que quelqu’un frappe à la porte et entre, fait qu’Elmire s’interrompt (d’où les points de suspension) et qu’ensuite Orgon pose sa question. Frapper et entrer : encore un détail, même s’il se trouve dans la Lettre, qui suggère fortement la présence d’une porte. Trois portes au total, que le lecteur ne doit pas négliger en envisageant les divisions scéniques. Listes des personnages La convention veut que, à chaque division scénique, paraisse la liste des noms des personnages figurant dans la nouvelle scène. Il se peut que le lecteur ne fasse pas très attention à ces listes. Ce serait une erreur. Les listes comportent souvent des renseignements cruciaux pour comprendre ce qui se Michael Hawcroft 146 passe à la jonction de deux scènes. Et ceci malgré un manque de conventions fixes gouvernant leur opération, et malgré un certain manque de clarté dans leur utilisation. Quelle signification attacher à l’ordre des noms dans ces listes ? D’abord, l’ordre a peu de rapport avec la hiérarchie sociale des personnages. Il n’indique pas systématiquement non plus l’ordre dans lequel les personnages prennent la parole. Pour les deux dernières scènes de la pièce, les listes sont inachevées et terminent par un etcetera, comme si le dramaturge ou l’imprimeur se sont lassés de listes trop longues. En revanche, ce qui est systématique dans Tartuffe (mais non pas dans toutes les pièces), c’est que chaque nouveau personnage entrant en scène est indiqué en tête de la liste ; ceux qui étaient déjà présents sont nommés après. Cette convention peut éventuellement aider le lecteur à envisager des éléments de mise en scène. Malgré leurs insuffisances, ces listes orientent mieux le lecteur qu’une absence totale d’indications. Elles sont même, parfois, indispensables. C’est seulement grâce à la liste des personnages en tête de III, 6 (« Orgon, Damis, Tartuffe ») que le lecteur se rend compte qu’Elmire vient de sortir. Rien d’autre ne l’indique. Entrées et sorties Malgré l’utilité (du moins partielle) de ces listes, d’autres problèmes guettent le lecteur voulant interpréter les divisions scéniques. Ce qui, sur la page, peut sembler parfaitement clair (passage d’une configuration de personnages à une autre, indiqué typographiquement par une frise décorative, le numéro de la nouvelle scène et la liste des personnages) ne l’est pourtant pas dans la majorité des cas. Il est vrai que, parfois, la théorie et la pratique se complètent admirablement. Dans I, 2, Dorine est en train de raconter des anecdotes sur Tartuffe à Cléante. A la fin d’une réplique de Dorine, une nouvelle scène est annoncée typographiquement (p. 10). La liste des personnages qui suit donne en tête, avant Cléante et Dorine déjà présents, ‘Elmire, Mariane, Damis’. Elmire prend immédiatement la parole dans la nouvelle scène, mettant ainsi fin à la conversation entre Dorine et Cléante. La division scénique fonctionne ici comme, selon la théorie, elle devrait fonctionner. Elle aide le lecteur à envisager l’entrée de trois personnages à un moment précis et l’inauguration d’une nouvelle situation de discours, sans poser aucun problème de compréhension. Cependant, ce mode de fonctionnement est rare. La plupart du temps, la division scénique indique aux lecteurs qu’ils ont du travail à faire pour savoir qui sort ou qui entre, quand, et par où, et pour comprendre précisé- Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 147 ment comment se modifie la configuration des personnages qui parlent entre eux. 17 En explorant chacune de ces questions, je propose l’analyse d’un exemple pour montrer tout ce qui est exigé du lecteur s’efforçant d’interpréter les divisions scéniques. Je ferai parfois appel à l’édition des œuvres de Molière publiée en 1734, dont l’éditeur est particulièrement sensible aux problèmes posés par la lecture d’un texte théâtral : « L’objet principal, dans l’impression de pièces de théâtre, doit être de mettre sous les yeux du lecteur tout ce qui se passe dans la représentation » (I, p. ix). Nous verrons que cette édition résout certains problèmes posés par les éditions précédentes, mais non pas tous. Qui sort ? (I, 1-2) Pour comprendre la fin de la toute première scène de Tartuffe (p. 8), le lecteur est obligé de lire non seulement la liste des personnages en tête de la deuxième scène, mais aussi le premier discours de Cléante dans cette scène. Le texte montre au lecteur qu’en prononçant les derniers vers de la première scène, Madame Pernelle, avec Flipote, est en train de sortir de la salle basse pour quitter la maison : Allons, vous ; vous rêvez, et bayez aux Corneilles ; Jour de Dieu, je saurai vous frotter les oreilles ; Marchons, gaupe, marchons. (I, 1, 169-71) La sortie de Madame Pernelle et Flipote est donc évoquée par cette indication implicite et confirmée par la division scénique qui suit. Ce n’est qu’en lisant la liste des personnages de la scène suivante (« Cléante, Dorine ») que le lecteur se rendra compte qu’Elmire, Mariane et Damis, tous présents dans la scène précédente, sont sortis en même temps que Mme Pernelle. Et ce n’est qu’en lisant les vers de Cléante que le lecteur comprend vraiment ce qui vient de se passer : « Je n’y veux point aller, / De peur qu’elle ne vînt encore me quereller » (I, 2, 171-2). Les autres personnages ont accompagné Madame Pernelle à la sortie par obligation familiale. Dorine n’y est pas obligée, mais Cléante aurait dû normalement l’accompagner aussi. Il lui explique, par contre, la raison pour laquelle il s’en est abstenu. On peut même imaginer, dans la représentation, un petit jeu de scène où Cléante fait voir, par un geste ou un regard, sa décision de 17 Il est à noter que j’emploie systématiquement le verbe « entrer » pour dire « entrer en scène » et le verbe « sortir » pour dire « quitter la scène ». Il arrive, dans certaines éditions de pièces de théâtre du dix-septième siècle, que ces verbes soient utilisés de façon ambiguë, « sortir » voulant dire « quitter les coulisses pour entrer en scène ». Michael Hawcroft 148 ne pas aller lui dire « au revoir ». Mais le lecteur ne peut voir ce qui s’est passé qu’après coup. Quand sort-on ? (I, 3-4) La convention de la division scénique n’étant souvent pas appliquée très rigoureusement, il peut être autrement difficile pour le lecteur de comprendre quel personnage est sorti, et quand. Dans la troisième scène de la pièce, Elmire, Mariane et Damis rejoignent Cléante et Dorine : donc cinq personnages dans cette scène. Mais la liste des personnages en tête de la quatrième scène indique au lecteur une nouvelle configuration de personnages (p. 11). Elmire, Mariane, et Damis n’y sont plus ; mais Cléante et Dorine y sont toujours, avec Orgon, nouvellement entré. Le lecteur prend conscience de l’entrée d’Orgon même avant la division scénique, puisqu’il est brièvement annoncé par Dorine : « Il entre » (I, 3, 223). Mais comment trois personnages peuvent-ils sortir en même temps qu’un autre personnage entre, d’autant que ces trois personnages sont la mère et les enfants du père qui rentre à la maison après deux jours d’absence ? Comment visualiser cette entrée et ces sorties apparemment simultanées ? Évidemment, ce n’est pas tout à fait ce qui se passe. L’entrée d’Orgon et les sorties des autres personnages ne sont pas simultanées, mais ce n’est pas la division scénique qui aide le lecteur à comprendre quand les personnages sortent. Le cas de Damis est le plus simple. Il est en train de persuader Cléante d’intervenir auprès d’Orgon pour le mariage de Mariane et de Valère. Il est interrompu au milieu d’une phrase par Dorine qui annonce l’entrée d’Orgon. Il faut donc présumer qu’il sort rapidement pour qu’Orgon ne le voie pas, et il doit obligatoirement sortir par la porte qui n’est pas celle par laquelle Orgon entre. Rentrant de l’extérieur, Orgon entre obligatoirement par la même porte par laquelle Madame Pernelle est sortie. Le lecteur doit donc déduire que Damis sort immédiatement avant qu’Orgon entre. La division scénique sert à rappeler au lecteur qu’il y a un changement de personnages sur la scène, mais ce n’est qu’en interprétant ce qui est implicite que le lecteur pourra envisager les mouvements non-simultanés de Damis et ceux d’Orgon. La sortie d’Elmire et de Mariane est encore moins évidente pour le lecteur. Elles ne sortent pas aussi rapidement que Damis, ni en même temps que lui. Une indication implicite suggère qu’Elmire sort dès qu’elle entre en scène. Elle explique qu’elle a aperçu son mari à l’extérieur alors qu’il disait au revoir à Madame Pernelle : « Mais j’ai vu mon Mari ; comme il ne m’a point vue, / Je veux aller là-haut attendre sa venue « (I, 3, 213-24). En réponse, Cléante dit qu’il préfère saluer Orgon en bas parce qu’il ne va pas Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 149 tarder à partir (« je vais lui donner le bonjour seulement » (216)). Il me semble que le lecteur doit envisager la sortie d’Elmire à ce moment-là ; elle sort par la porte qui lui permettra de monter à l’étage. Il faut croire aussi que Mariane sort en même temps qu’Elmire, parce que Damis commence tout de suite après à parler à Cléante pour le mariage de Mariane. Il dit toujours « ma Sœur », jamais son nom, s’exprimant comme si elle n’était pas présente. Deux sorties, donc, celles d’Elmire et de Mariane, qui restent extrêmement implicites dans le texte. La théorie de la division scénique est laissée de côté. Il est intéressant de noter que l’éditeur de l’édition de 1734 supplée à cette lacune en introduisant une nouvelle scène numérotée après que Cléante a dit : « Et je vais lui donner le bonjour seulement » (IV, p. 202). Dans cette édition la quatrième scène commence ici avec, pour tout personnel, Cléante, Damis et Dorine. Orgon entrera dans la cinquième scène. En revanche, l’édition de 1734 n’ajoute rien pour expliquer au lecteur la sortie de Damis et l’entrée d’Orgon non-simultanées. Il y a donc, chez Molière, plus de va-et-vient que les divisions scéniques dans les éditions conventionnelles ne nous laissent supposer. Ce n’est qu’en interprétant ce qui est implicite que le lecteur a la possibilité d’envisager ce qui est transparent pour le spectateur. Par où sort-on ? (III,1-2) La convention de la division scénique ne permet malheureusement pas d’indiquer par où entre ou sort un personnage. Or, on peut imaginer des pièces où le dramaturge n’ait rien précisé quant aux éléments de décor permettant les entrées et les sorties. On a vu que, pour Tartuffe, ce n’est pas le cas. Molière a bien envisagé des portes différentes, même si le lecteur est obligé de faire un effort pour les repérer dans le texte. Tout spectateur de Tartuffe sait qu’à l’acte III Damis se cache derrière la porte du cabinet pour surprendre Tartuffe quand il fait sa déclaration galante à Elmire. Mais comment les lecteurs le sauraient-ils ? Revoyons exactement ce qu’en savent les lecteurs. Dans III, 1 Dorine explique à Damis que Tartuffe va descendre, qu’elle va lui demander de parler à Elmire qui, elle, va chercher à savoir ce qu’il en est du mariage de Mariane. Damis tient à rester pour « être présent à tout cet entretien », mais Dorine insiste à trois reprises pour qu’il sorte : « Que vous êtes fâcheux ! Il vient, retirez-vous » (III, 1, 852). C’est le dernier vers de la scène. Le lecteur est obligé de croire que Damis sort, sa sortie étant confirmée par la liste des personnages en tête de la scène suivante : « Tartuffe, Laurent, Dorine ». Encore une fois nous avons une sortie et une entrée apparemment simultanées, mais qui ne Michael Hawcroft 150 peuvent vraisemblablement pas l’être. Or, Tartuffe entre forcément par la porte donnant accès à l’étage, parce que Dorine a dit qu’il allait descendre. Mais par où sort Damis ? La vérité, c’est que le lecteur reste dans la confusion et ne saura la réponse qu’au bout de presque deux cents vers. Une indication scénique au début de III, 4 décrit l’entrée en scène de Damis : « sortant du petit cabinet où il s’était retiré » (III, 4, 1021). Ce n’est donc que rétrospectivement que le lecteur apprend que Damis est sorti à la fin de la première scène par la porte du cabinet. Le spectateur, en revanche, le sait tout de suite. De plus, le spectateur sait quelle signification s’attache à ce cabinet. Déjà au début du deuxième acte, quand Orgon veut parler en secret à Mariane, il vérifie qu’il n’y a personne dans le cabinet. « Il regarde dans un petit cabinet » dit la didascalie (II, 1, 428). Orgon lui-même rend explicite le sens de son geste : « Je vois / Si quelqu’un n’est point là, qui pourrait nous entendre ; / Car ce petit endroit est propre pour surprendre » (II, 1, 428-30). Voyant Damis entrer dans un lieu « propre pour surprendre », le spectateur peut apprécier le fait que tout ce que Tartuffe dit d’abord à Dorine et ensuite à Elmire soit entendu par Damis. Le lecteur, en revanche, ne sachant pas par où Damis est sorti et ne le découvrant qu’après coup est privé de cette ironie dramatique. C’est sans doute la raison pour laquelle l’éditeur de l’édition de 1734 a voulu y faire un ajout. A la fin de III.1, il ajoute la didascalie : « Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre » (IV, p. 243), ce qui, d’un coup, transforme complètement l’expérience du lecteur et la rapproche de celle du spectateur. Par où entre-t-on ? Le lecteur risque également de ne pas savoir par où un personnage entre, même si cette connaissance aurait une certaine importance pour la compréhension de l’action dramatique. C’est le cas pour une entrée surprenante, celle de Damis, dans V, 2. L’entrée est surprenante parce que Damis a semblé faire une sortie définitive vers la fin du troisième acte, maudit et déshérité par son père. Dans V, 1, tandis qu’Orgon s’inquiète de son introuvable cassette compromettante et que Cléante essaie de le calmer, aucune mention n’est faite de Damis. Le spectateur le croit forcément parti pour toujours. Mais quand celui-ci fait irruption sur la scène, enragé d’avoir découvert les menaces lancées par Tartuffe contre son père, d’où vient-il ? Toute mise en scène donne nécessairement une réponse au spectateur, mais le lecteur est obligé de fournir sa propre réponse. Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 151 Deux possibilités se présentent. La première, c’est que ce serait ici sa première apparition dans la maison depuis son expulsion au troisième acte et qu’il entre donc de l’extérieur. Ceci suppose qu’il a entendu parler des menaces de Tartuffe pendant qu’il se trouvait hors de la maison. La deuxième possibilité est plus spécifique et peut-être plus probable. Pour la comprendre, il faut comparer le début de cette scène et le début de la scène suivante. Dans la deuxième scène, il y a une seule entrée, celle de Damis. Damis, Orgon et Cléante prononcent seulement treize vers avant une nouvelle irruption sur scène - le début d’une nouvelle scène, qui présente quatre entrées simultanées : Madame Pernelle, Mariane, Elmire et Dorine. Dans le cas des deux irruptions, le premier vers de la scène est prononcé par le personnage qui s’est trouvé récemment hors de la maison, respectivement Damis et Madame Pernelle. Il est à présumer qu’on a dû aller les chercher pour leur dire les graves nouvelles sur la dépossession d’Orgon. Dans les deux cas, c’est un sentiment comparable qui s’exprime, la confusion devant les nouvelles que ces personnages viennent d’apprendre : « Quoi, mon Père, est-il vrai qu’un Coquin vous menace ? » (V, 2, 1629), « Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères » (V, 3, 1642). Or, on peut supposer que Madame Pernelle et Damis ont été convoqués pour qu’on leur révèle la situation à laquelle la famille est confrontée. Elmire leur a peut-être tout expliqué ; ils ont peut-être voulu chercher Orgon pour qu’il confirme ce qu’ils viennent d’apprendre ; mais Damis, impétueux comme on le sait déjà, y arrive le premier et Madame Pernelle, qui marche lentement, y arrive juste après, accompagnée par les autres femmes. Selon cette deuxième possibilité, Damis serait déjà dans la maison et son entrée s’effectuerait donc par la même porte que celle de Madame Pernelle dans la scène suivante. C’est un détail que l’on peut deviner quand on lit ensemble les deux débuts de scène, mais qui échappe au lecteur qui lit isolément le début de la deuxième scène. Et c’est un détail qui exige la participation active du lecteur. Est-on sorti ? Il arrive qu’il y ait des sorties qui resteraient presque complètement invisibles au lecteur, si l’on ne disposait, exceptionnellement, de textes paratextuels qui nous les signalent. C’est le cas pour la sortie de Dorine vers la fin de II, 2. On sait qu’il y a trois personnages présents dans cette scène. La liste en tête de scène nous le dit : « Dorine, Orgon, Mariane ». On sait qu’il n’en reste que deux dans la scène suivante : « Dorine, Mariane ». Le lecteur en déduit donc la sortie d’Orgon à la fin de la scène, ce qui s’accomplit sans ambiguïté pour le lecteur et le spectateur, étant donné le Michael Hawcroft 152 dernier vers prononcé par Orgon : « Et je vais prendre l’air, pour me rasseoir un peu » (II, 2, 584). A moins d’être très perspicace, le lecteur ne sait pas que Dorine a déjà quitté la scène et qu’elle rentre au début de la scène suivante une fois qu’elle s’est aperçue de la sortie d’Orgon. La Lettre sur la comédie de l’Imposteur nous le dit : « comme elle s’en va, lui s’en va aussi. Elle revient » (OC, II, p. 1175). Il est vrai que le dernier vers qu’elle lance à Orgon (« Je me moquerais fort de prendre un tel Epoux » (II, 2, 579) s’accompagne, sur la page, de la didascalie « en s’enfuyant », celle-ci suivie d’une autre : « Il veut lui donner un soufflet, et la manque ». L’édition de 1734 qui, parfois, ajoute des divisions scéniques pour indiquer clairement au lecteur des entrées et des sorties qui autrement seraient restées cachées ne le fait pas ici. 18 Il n’est pourtant pas évident que Dorine soit bel et bien sortie plutôt que d’avoir tout simplement évité d’être giflée. On peut se demander combien de jeux de scène de cette sorte nous restent cachés en l’absence de précieux documents paratextuels capables de nous les signaler. Qui parle à qui ? Nous avons vu que la définition fondamentale de la scène est une conversation entre un groupe de personnages ; il y a, en théorie, nouvelle scène chaque fois qu’une entrée ou une sortie modifie la configuration des personnages. Cependant, le lecteur doit surtout éviter d’en conclure que dans chaque scène il y a une seule conversation entre tous les personnages figurant dans la liste en tête de la scène. Tout lecteur de pièces de théâtre doit être très attentif pour ne pas se tromper de situation de discours. En effet, la liste des personnages en tête de chaque scène est souvent un guide peu fiable à la situation de discours à laquelle on est confronté - surtout en début de scène. Il y a un cas connu : après que Damis s’est retiré dans le cabinet juste avant la première entrée en scène de Tartuffe, il ne s’établit pas immédiatement une conversation entre Tartuffe, Laurent, et Dorine, les trois personnages mentionnés dans la liste en début de III, 2. Spectateurs et lecteurs savent déjà d’abord que Tartuffe va paraître parce que Dorine a dit à Damis que le valet de Tartuffe l’a informée que son maître allait « descendre » (III, 1, 845), et ensuite que Dorine va donc le voir avant qu’il 18 La sortie de Dorine vers la fin de cette scène n’est pas signalée au lecteur dans l’édition de 1734, même si l’éditeur se targue dans son « Avertissement » d’indiquer chaque entrée et sortie : « on a marqué avec précaution & exactitude, l’instant où les acteurs entrent sur le théatre, & celui où ils en sortent » (I, p. x). Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 153 ne quitte la maison. Tartuffe entre sur scène, avec Laurent, pour traverser la salle basse et partir. Cependant, il ne semble pas qu’il parle à Dorine. Les quatre premiers vers qu’il prononce s’adressent à Laurent : Laurent, serrez ma Haire, avec ma Discipline, Et priez que toujours le Ciel vous illumine. Si l’on vient pour me voir, je vais aux Prisonniers, Des aumônes que j’ai, partager les deniers. (III, 2, 853-56) La didascalie « apercevant Dorine » placée en tête de ce discours est sans doute là pour suggérer au lecteur toute la complexité des paroles de Tartuffe. Adressées explicitement à Laurent, elles s’adressent implicitement à Dorine. Ce sont des paroles qui créent l’impression d’un homme dévot - impression déstabilisée par le fait qu’elles ne sont dites qu’après qu’il a vu Dorine et dans le seul but de l’impressionner. Pour le spectateur (qui n’a pas l’avantage de la didascalie « apercevant Dorine »), l’acteur qui joue le rôle de Tartuffe doit bien faire voir, par un jeu de regards, que ses paroles sont prononcées uniquement parce que Dorine est là pour les entendre. Aucune nouveauté dans cette interprétation. Cependant, un petit détail vient la conforter. Il faut, à la fin de ce quatrain, que le lecteur infère la sortie de Laurent. Encore une sortie que le texte n’indique ni par une division scénique ni par une didascalie. Or, il est possible d’imaginer une mise en scène qui se passe du rôle de Laurent, qui ne parle pas et qui n’est là que pour entendre les paroles de Tartuffe, qu’il pourrait très bien entendre sans être présent dans la salle basse. Une mise en scène se passant de Laurent aurait même certains avantages. D’abord, le metteur en scène ferait une économie. Ensuite, et surtout, il mettrait en valeur l’hypocrisie de Tartuffe, parce que, ne voyant pas Laurent, le spectateur aurait tout droit d’imaginer que Tartuffe parle au vide - pour impressionner Dorine. Et cependant, le lecteur ne peut pas se permettre ce genre d’interprétation. Le texte de Molière est formel. Laurent paraît au début de cette scène. Quels seraient donc pour Molière les avantages de cette apparition fugitive ? Ils résident, me semble-t-il, précisément dans son incommodité. Le fait même que Laurent descende pour recevoir devant Dorine (que Tartuffe savait être là) un ordre qu’il aurait pu recevoir à l’étage est encore un indice au spectateur que c’est une scène délibérément montée par Tartuffe. Le lecteur de l’édition de 1734, en revanche, lirait ce début de scène différemment du lecteur des éditions précédentes. L’éditeur supprime la didascalie « apercevant Dorine » pour la remplacer par une indication plus étoffée : « parlant haut à son valet qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine » (IV, p. 244). Non seulement l’éditeur explique plus clairement le Michael Hawcroft 154 jeu de Tartuffe, mais aussi il invite le lecteur à imaginer que Laurent n’est pas présent dans la salle basse, qu’il est quelque part dans la maison. Que Laurent soit présent sur scène ou non, Dorine comprend tout de suite le jeu de Tartuffe et le dit dans un aparté : « Que d’affectation et de forfanterie ! » (III, 2, 857). Ce n’est qu’après les quatre vers adressés apparemment à Laurent et après l’aparté de Dorine que s’établit un véritable dialogue entre Tartuffe et Dorine, Laurent étant sorti (s’il avait été là). Il y a donc d’abord un échange entre Tartuffe et Laurent duquel Dorine est témoin, et ensuite, après le départ de Laurent, un échange entre Tartuffe et Dorine. La liste des personnages en tête de la scène n’indique pas les deux situations de discours successives, mais le lecteur doit forcément s’en accommoder. Conclusion Un écart existe donc entre la théorie de la division scénique et la pratique. Prétendre que la division scénique marque les entrées et les sorties des personnages et aide donc le lecteur à envisager ce qui se passe sur la scène est trop simpliste. La division scénique ne dit souvent pas au lecteur précisément quand un personnage entre ou sort, et ne dit jamais par où. La division scénique est un artifice graphique qui ne fonctionne que très approximativement, mais qui a le potentiel d’avertir le lecteur de lire attentivement. Elle ne saurait capturer, dans son geste graphique, ni la fluidité du mouvement scénique ni le dialogue théâtral en pleine évolution. D’Aubignac avait bien compris tous les problèmes associés à l’interprétation des didascalies et des divisions scéniques. Sa lecture de pièces anciennes dans des éditions où les éditeurs avaient imposé ce genre de support lui avait appris à s’en méfier. Il nous conseille de ne « pas prendre la connaissance exacte des pièces anciennes par les notes et par les distinctions apparentes qui sont dans nos imprimés, mais par une lecture exacte de ces excellents Ouvrages » (La Pratique, p. 394). Le même conseil vaut pour la lecture des pièces du dix-septième siècle. La division scénique ne dispense absolument pas d’une lecture exacte des pièces. Au contraire, elle exige que le lecteur fasse précisément ce genre de lecture. Terminons par un exemple curieux, qui montre qu’un autre lecteur, en l’occurrence Lekain, célèbre acteur du dix-huitième siècle, a fait des lectures exactes des divisions scéniques des pièces dans lesquelles il jouait. Il apprenait ses rôles en les recopiant lui-même, et un grand nombre de ses manuscrits sont conservés dans les archives de la Comédie-Française. Il est intéressant d’observer la manière dont il présente la division scénique. Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 155 Il a joué (et recopié) le rôle de Clitandre dans Le Misanthrope. 19 Dans III, 3 Arsinoé est annoncée par Basque ; dans III, 4 elle arrive sur la scène quand Célimène est en train de brosser un portrait dévastateur de sa rivale. Sont présents dans III, 3 Célimène, Basque, Acaste et Clitandre. Or, la liste des personnages en tête de III, 4 ne mentionne qu’Arsinoé et Célimène, ce qui risque d’amener le lecteur à croire que les trois hommes partent en voyant Arsinoé entrer. Cependant, il est à présumer que Basque sort (sans qu’une division scénique l’indique) tout de suite après avoir annoncé Arsinoé dans III, 3. Quant à Acaste et Clitandre, Arsinoé fait allusion à leur départ au cinquième vers de la scène 4 : « Leur départ ne pouvait plus à propos se faire » (III, 4, 877). Mais le lecteur ne peut pas savoir avec certitude le moment du départ des deux marquis. Le texte, tel qu’il est imprimé, laisse au lecteur le soin d’envisager la manière dont l’entrée d’Arsinoé et la sortie des marquis s’enchaînent. Le texte paraît tout autre dans le manuscrit de Lekain (p. 3) : [ filet ] Scène 4 eme Arsinoë, Célimène, Clitandre, Acaste, Basque. ------ Celimène, a Arsinoë. ah ! mon Dieu, Que je suis contente de vous voir ! (Clitandre et Acaste sortent en riant). [ filet ] Lekain a identifié le moment précis où Acaste et Clitandre sortent et la manière dont ils sortent - avec des rires provoqués par les ironies de Célimène prononcées aux dépens d’Arsinoé. Lekain respecte la division scénique en indiquant le début de la quatrième scène, mais, point crucial, il est obligé de dresser une liste de personnages différente de celle de l’édition imprimée. Les marquis restent présents sur la scène pendant les quatre premiers vers. En comparant le manuscrit de Lekain et l’édition imprimée, nous voyons toute l’artificialité, voire tout l’arbitraire, de la division scénique. Ce n’est qu’une convention qui, pour faire sens, doit engager la participation du lecteur, comme elle a engagé celle de Lekain, et comme elle doit obligatoirement engager celle de tout metteur en scène. 19 Henri-Louis Lekain, « Rôle de Clitandre dans Le Misanthrope », Archives de la Comédie-Française, Ms 20014 (rôle 25). PFSCL XLIII, 85 (2016) Strategies of Accusation and Self-Defence at the Trial of Théophile de Viau (1623-25) A DAM H ORSLEY (U NIVERSITY OF N OTTINGHAM ) Tu sçais bien que l’Imprimerie est un fascheux tribunal, & qu’elle punit souvent ce qu’elle devroit recompenser; que le siecle n’est pas seulement delicat, mais qu’il est encore injuste. [Lettres de François Maynard] 1 The trial of the poet Théophile de Viau for having composed irreligious and obscene poetry was one of the most sensational trials of early seventeenthcentury France, and attracted an extraordinary level of public interest during its two year duration from 4th October 1623 to 1st September 1625. 2 The trial centred on accusations of libertinage made against the poet immediately prior to and during his trial, as well as on Théophile’s supposed contribution to an audacious poetic anthology. An obscure term that could denote free-thinking, immorality, disorder, or irreligion, the definition of libertin remains notoriously problematic; a difficulty which, I will argue, can be seen in the records of Théophile’s trial. Beginning with the distinction between libertinage érudit and libertinage des mœurs coined by 1 ‘Au lecteur’ in François Maynard, Lettres du Président Maynard (Paris: Toussaint Quinet, 1652), E r - E v (E r ). 2 ‘Fait extraordinaire pour l’époque, l’ouverture du procès entraîne une mobilisation sans précédent dans Paris pour défendre ou condamner le poète libertin. Pas moins de soixante-quatorze pamphlets sont publiés et témoignent de cet engouement pour l’affaire Théophile de Viau’ (Stéphane Van Damme, L’Épreuve libertine: Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque (Paris: CNRS Éditions, 2008), p. 7). For a full bibliography of these pamphlets, see Guido Saba, Fortunes et infortunes de Théophile de Viau (Paris: Klincksieck, 1997), pp. 314-18. Adam Horsley 158 René Pintard, 3 several scholars have proposed their own definitions and categories of libertinage. 4 The aim of the present study, however, is not to decide whether Théophile merited this term of opprobrium, or what this appeared to mean in the minds of his persecutors. Rather, I wish to discern the ways in which the acts connoted by the term libertin were addressed and attributed to the poet during his trial; be it through literature or witness testimony, or through the poet’s subversive behaviour and speech acts. The term libertin in the present study will therefore be limited to refer to antilibertin texts and the accusations they contained against Théophile, rather than being used as a cogently defined term. Although an earlier conviction handed down in absentia on 18th August 1623 had found Théophile guilty of lèze-majesté divine, in his second and most important trial he was acquitted of charges brought against him in the first trial of 1623. The outcome of this trial has predominantly been seen as a victory for the Catholic cause. For Antoine Adam, ‘le libertinage, en 1625, est vaincu.’ 5 Joan DeJean posits that the fictional, literary Théophile, emphasised by the prosecution in early interrogations, eclipsed the memory of Théophile the man 6 who was ultimately eliminated by his persecutors. 7 Jacqueline Marchand, whilst conceding that Théophile escaped his trial 3 René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle (Paris: Boivin, 1943; repr. Geneva: Slatkine, 2000). 4 Antoine Adam proposes le libertinage scandaleux, érudit and subtil et secret (Antoine Adam, Les Libertins au XVII e siècle (Paris: Buchet-Chastel, 1964), p. 7), whereas Louise Godard de Donville uses the categories of libertin positif (an affranchi) and libertin negatif - ‘insoumis à l’égard de la religion’ (Louise Godard de Donville, ‘Le Libertin des origines à 1665: un produit des apologètes’, Papers on French Seventeenth-Century Literature, 51 (1989), p. 27). More recently, Françoise Charles- Daubert has made the distinction between le libertinage des mœurs and le libertinage littéraire (Françoise Charles-Daubert, Les Libertins érudits en France au XVII e siècle (Paris: Presses Universitaires de France, 1998), p. 11), and Pierre Caye has distinguished a courant de libertinisme politique and a courant de libertinisme spéculatif (Pierre Caye, ‘Libertinisme et théologie: considérations sur une expérience de pensée singulière et perdue’ in La Question de l’athéisme au dix-septième siècle, ed. by Pierre Lurbe and Sylvie Taussig (Turnhout: Brepols, 2004), pp. 11-29 (pp. 17-18)). 5 Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620 (Paris: E. Droz, 1935; repr. Geneva: Slatkine Reprints, 1966), p. 404. 6 Joan DeJean, ‘Une autobiographie en procès: l’affaire Théophile de Viau’, Poétique, 48 (November 1981), 431-448 (p. 431). 7 ‘In the end, the state eliminated the man widely considered the leading freethinker of his generation’ (Joan DeJean, The Reinvention of Obscenity. Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France (Chicago and London: The University of Chicago Press, 2002), p. 30). The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 159 with his life, nonetheless claims that one of Théophile’s main persecutors - the Jesuit priest François Garasse - emerged victorious from the trial. 8 More recently, Laurence Tricoche-Rauline has described Théophile’s defence at his trial as ‘maladroite, tardive et inefficace’, 9 whereas Laurence Giavarini has claimed that Garasse’s anti-libertin diatribe - La Doctrine curieuse (1623) - and its invention of Théophile de Viau as a seditious social deviant were victories for the Jesuit’s cause. 10 The outcome of the trial, then, has largely been considered in relation to Théophile’s persecutors and accusers rather than in terms of the poet’s own self-defence. The strategies of interrogation and self-defence adopted over the course of the trial have also received critical attention. DeJean has analysed in depth the notions of autobiographical writing and the poetic je at Théophile’s trial. 11 This fictionalization of the defendant has also been studied by Stéphane Van Damme, who proposes a more favourable account of the poet’s defence within the public literary sphere. 12 For Van Damme, Théophile’s trial demonstrates the shifting political landscape in the early days of absolutism under Louis XIII’s personal rule. Focussing on the perceived need to expose Théophile's libertinage to the public in order to justify its persecution, 13 and to define a collective libertin menace through the fictitious porte-parole embodied by Théophile, Van Damme highlights that the increased persecution of writers such as Théophile and Giulio Cesare Vanini coincides with an increased repression of witchcraft, Protestantism 8 ‘Ce qui est tragique encore, c’est que, finalement, Garasse a gagné’ (Jacqueline Marchand, ‘Apologie du Père Garasse (1585-1631): Le Jésuite et les Libertins’, Cahiers laïques, 173 (1980), 92-106 (p. 105)). 9 Laurence Tricoche-Rauline, Identité(s) libertine(s): L’écriture personnelle ou la création de soi (Paris: Honoré Champion, 2009), p. 54. 10 Laurence Giavarini, ‘Le libertin et la fiction-sorcière à l’âge classique: Remarques sur Dom Juan et Théophile’ in Usages et théories de la fiction: le débat contemporain à l’épreuve des textes anciens (XVI e -XVIII e siècles), ed. by Françoise Lavocat (Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2004), pp. 185-218 (pp. 188, 200). 11 DeJean, ‘Autobiographie.’ The question of identity and intent in a small corpus of Théophile’s poems is also addressed in Leonard Hinds, ‘“Honni soit qui mal y pense” I: Avowals, Accusations, and Witnessing in the Trial of Théophile de Viau’, Papers on French Seventeenth-Century Literature, 27: 53 (2000), 435-44. 12 Van Damme speaks of ‘la réussite finale de Théophile en 1625’ (Van Damme, L’Épreuve, p. 141). 13 Van Damme, L’Épreuve, pp. 10-16. This view appears to be in contrast to that of DeJean, for whom the rendering public of previously-private immoralities and subversions was the cause, rather than the tool, of persecution. See DeJean, Obscenity, pp. 3-4, 14-15, 37, 46. Adam Horsley 160 and blasphemy. 14 Similarly, Christian Jouhaud and Marc Fumaroli have both identified Théophile’s trial as a symptom of wider divisions in French society between men of letters as well as between the Church and state for political and judicial dominance. 15 Again, the agency of the poet himself during his trial appears to have been relatively neglected in favour of studies of his persecutors, the accusations made against him, and the wider implications of these for contemporary literature. This article offers an evaluation both of Théophile’s defence and the strategies of the prosecution at Théophile’s trial through a close reading of the surviving trial records. 16 In particular, the consistency and apparent effectiveness of Théophile’s defence will be contrasted with the varied strategies of the prosecution, and its failure to use the incriminating evidence at its disposal to full effect. Théophile’s self-defence at trial will thus be evaluated from the perspective of the trial itself, and with a greater emphasis on the effective agency of the accused, rather than adopting a wider retrospective angle informed by the subsequent self-censorship and strategies of dissimulation that were adopted by free-thinking authors. 17 14 On these points, see also Jean Delumeau, La peur en occident: XIV e -XVII e siècles (Paris: Fayard, 1978), pp. 390-91; Daniel Christiaens, ‘Nouvelles considérations sur la disgrâce de Théophile de Viau’, Revue de l’Agenais 139: 3 (2012), 507-18 and Alain Cabantous, Histoire du blasphème en Occident: XVI e -XIX e siècle (Paris: Albin Michel, 1998; repr. 2015), pp. 67-69, 94-95. On the trial of Vanini see Didier Foucault, Un Philosophe libertin dans l’Europe baroque: Giulo Cesare Vanini (1585 - 1619) (Paris: Honoré Champion, 2003), pp. 467- 82 and Adam Horsley, ‘Remarks on subversive performance at the trial of Giulio Cesare Vanini (1618- 1619)’, Modern Language Review, 110: 1 (2015), 85-103. 15 Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, histoire d’un paradoxe (Paris: Gallimard, 2000), pp. 27-95; Marc Fumaroli, L’Age de l’éloquence: - Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique (Genèva: Droz, 1980; repr. 2002), pp. 233-46. For a history of the Church and state’s control of the book trade in sixteenth and seventeenth-century France and their shortcomings, see Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française, 4 vols (Paris: Fayard, 1989) I - ‘Le livre conquérant’, pp. 330-72; DeJean, Obscenity, pp. 12-13, 39 and Van Damme, Épreuve, pp. 134-5. 16 The present study does not therefore discuss Théophile’s considerable body of literary self-defence written over the course of his trial. 17 On this subject, see in particular Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Manchon et Torquato Accetto: Religion, morale et politique au XVII e siècle (Paris: Honoré Champion, 2002); Sophie Gouverneur, Prudence et Subversions Libertines: La Critique de la raison d’État chez François de la Mothe le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière (Paris: Honoré Champion, 2005) and Isabelle Moreau, «Guérir du sot»: Les Stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique (Paris: Honoré Champion, 2007). The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 161 In 1622, a poem describing the final stages of syphilis appeared under Théophile’s name in an anthology of obscene and irreligious poetry, Le Parnasse satyrique. Ending with what could be interpreted as a vow to commit sodomy, 18 this poem provoked François Garasse to write his antilibertin text - La Doctrine curieuse, in which Théophile’s name figures prominently - and to disseminate sections of his text as and when he completed his chapter drafts. Although Théophile denied having written this poem, 19 he was ordered by his protector, the Duc de Montmorency, to leave for France’s northern border on 26th August. However, Théophile lingered in France until mid-September. The authorities became aware of Théophile’s location, and on 15th September the poet was arrested and taken to Paris to stand trial in person on 4th October 1623. Seventeen witnesses, as well as seventy-five texts were selected to incriminate Théophile, including at least five texts that were attributed to him falsely. Of the seventy texts used over the course of the trial, sixty five were poetic verse. These included thirty-two poems taken from the première and seconde partie of Théophile’s Œuvres, and twenty that were found hidden at his lodgings. 20 The proceedings of Théophile’s trial can be roughly divided into interrogations of the accused and witness testimonies. In the latter case, we can also distinguish between instances in which the trial heard a witness’ statement, and those in which Théophile was made to confront his accusors directly. 18 Le Parnasse des poètes satyriques ([n.p.]: [n. pub.], 1622), p. 1. The last line of the poem - ‘Je fais veu desormais de ne …tre qu’en cu’ was described by Garasse as a ‘vœu à Dieu d’estre SODOMITE tout le reste de ses jours’ (François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (Paris: Sebastien Chappelet, 1623, p. 782) and a ‘vœu de Sodomie’ (Anon. [François Garasse], Apologie du père François Garassus, de la Compagnie de Jésus, pour son Livre contre les Athéistes & Libertins de notre siècle (Paris: Sebastien Chappelet, 1624), p. 252). 19 ‘[Théophile a dit qu’] il n’a faict fayre ladite composition ny composé ledit sonnet et que au contraire ayant veu ledit livre entre les mains d’un librayre qui tient boutticque devant le Pallays et leu ledit sonnet, il deschira le feuillet où il estoit escript, pour raison de quoy il eut querelle contre le librayre’ (22nd March 1624 quoted in Frédéric Lachèvre, Le Libertinage devant le parlement de Paris: Le Procès du poète Théophile de Viau, 2 vols (Paris: Honoré Champion, 1909), I, p. 373). 20 Some clarification seems necessary here. Five of the seventy-five texts selected as evidence for the trial hearings were not in fact used. I use the phrase ‘poetic verse’ to include lines of poetry that appeared in Théophile’s prose Traité de l’immortalité de l’âme (counted as six separate poems), as well as verse from the Vers pour le ballet des Bacchanales (1623) and Pyrame et Thisbée (1623). These texts are provided in Lachèvre, Procès, II, pp. 307-419. Adam Horsley 162 The prosecution and literature It is clear from the chronology of events and the trial transcripts that the Parnasse satyrique played a major role in the authorities’ decision to bring Théophile to trial. The opening hearings, however, do not reflect this. The two initial depositions do not refer to the Parnasse or to Théophile’s literary output, but to the poet’s admission to his lack of Christian faith in private conversations. 21 The next two depositions attribute to Théophile an anonymous Chanson (‘Approche, approche ma Dryade’) in which the poet encourages his lady to grant him a sexual favour, and a modified version of François Maynard’s Fureur d’Amour, in which the poet describes his desire to make love to a woman in church. It was only after a four month period of inactivity following these first four hearings that Théophile was interrogated on his authorship of a large corpus of poetry, as well as the intended meaning of some of his compositions in prose, after he had been on hunger strike. 22 By this time, a decision had clearly been made to condemn Théophile by associating him with the most subversive poems of the Parnasse satyrique and his early prose compositions, thereby capitalizing on the scandal that these had caused. 23 The opening hearing of 22nd March 1624 proved pivotal for the trial. On this date, Théophile was repeatedly asked to confirm his authorship of a large corpus of texts, in what appears to have been an attempt to link the poet to as many subversive lines of poetry as possible. The Procureur général, Mathieu Molé, thus hoped to consolidate Théophile’s reputation as a composer of impious verse and to cement his links to the Parnasse satyrique that had been highlighted in Garasse’s 21 See the depositions of Jacques Trousset and René Le Blanc in Lachèvre, Procès, I, pp. 211-17. 22 ‘Cette tentative de suicide […] décida le Procureur général à presser les commissaires du Parlement de commencer les interrogatoires’ (Lachèvre, Procès, I, p. 362). These interrogations took place on 22nd, 26th and 27th March 1624 (see Lachèvre, Procès, I, pp. 363-401). It is noteworthy that Théophile’s actions dictated the prosecution’s strategy in this instance. 23 This decision had, to an extent, been made collectively, as the correspondence between Garasse and Mathieu Molé - the procureur général - demonstrates. See Frédéric Lachèvre, ‘Un mémoire inédit de François Garassus adressé à Mathieu Molé, procureur général, pendant le procès de Théophile’, Revue d’Histoire Littéraire de la France, 18 (1912), 900-40, in which Garasse advised Molé on how to conduct his interrogations of the poet. As early as 1588 the Etats de Blois had stated plainly that ‘ni le Clergé, ni le Tiers ne s’occupèrent de l’instruction criminelle’ (A. Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France, et spécialement de la procédure inquisitoire [Paris: L. Larose et Forcel, 1882], p. 171). The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 163 Doctrine curieuse. 24 Yet of the twenty-four texts mentioned on 22nd March, only one would be used against Théophile in a subsequent hearing during the trial, which would suggest a perceived failure to incriminate the accused by such means. 25 The short-lived strategy of attributing a large body of poetry to Théophile suggests a certain disorganization, or perhaps even uncertainty, on the part of the prosecution. It also attests to the uncertain nature of Théophile’s supposed crimes as a libertin, also seen in Garasse’s own definition of this accusation: Par le mot de libertin je n’entens ny un Huguenot, ny un Athée, ny un Catholique, ny un Hérétique, ny un Politique, mais un certain composé de toutes ces qualités. 26 This apparent disorganisation is further demonstrated by the ways in which different texts were used at the trial, in which a clear distinction can be observed. Théophile’s non-poetic works - his prose compositions and his tragedy Pyrame et Thisbé - were used to expose the weakness, or even the nonexistence, of the poet’s Catholic faith, whereas the majority of his poetry was used to suggest his sexual immorality. Théophile therefore appears to have been tried for two reasons: for religious and social dissidence; a duality that aptly demonstrates the vague nature of the accusation of libertinage made against Théophile in La Doctrine curieuse. On 26th March 1624 the following scene from Pyrame et Thisbe was alluded to by the prosecution: Mais mon Pyrame est mort sans espoir qu’il retourne De ces pasles manoirs où son esprit séjourne. Depuis que le Soleil nous void naistre, et finir, Le premier des deffuncts est encore à venir. 27 According to the prosecution, in this passage Théophile ‘veult fayre croyre qu’il n’y a aucune résurrection des mortz, ayant dict par mocquerye que le premier des hommes deceddez est encore à venyr, dont il a voulu inférer 24 As Lachèvre demonstrates throughout his Procès (I), the commissaires who interprosrogated the poet - Jacques Pinon and François de Verthamon - followed the line of questioning outlined in Molé’s projet d’interrogatoire. This project is given in Mathieu Molé, Mémoires de Mathieu Molé, ed. by Aimé Champollion-Figeac, 4 vols (Paris: Jules Renouard, 1855), I, pp. 295-315. 25 Ode - ‘Heureux, tandis qu’il est vivant.’ 26 François Garasse, Les Recherches des Recherches et autres œuvres de M e Etienne Pasquier (Paris: Sébastien Chappelet, 1622), p. 681. Garasse’s Doctrine curieuse would add other meanings to this term connoting various pleasures of the flesh. 27 Pyrame et Thisbé, Act V Scene 2 quoted in Lachèvre, Procès, I, p. 391. Adam Horsley 164 que n’y ayant point d’espérance de retourner il ne falloit poinct attendre de résurrection.’ 28 Similar objections were made to Théophile’s Traité de l’immortalité de l’âme and his semi-autobiographical Fragments d’une histoire comique. 29 On 27th March 1624, for example, the trial focussed on chapter III of the Histoire comique, in which Théophile describes visiting a girl believed by the locals to be possessed: A ceste feinte posture un peu grossière, je ne me sceus tenir de rire, ce que la vieille me trouva très mauvais, et me dit que Dieu pourroit punir ma mocquerie. […] Je luy parlay latin le plus distinctement qu’il m’estoit possible, mais je ne vis jamais aucune apparence qu’elle l’entendit; je luy dis du grec, de l’anglois, de l’espagnol et de l’italien, mais à tout cela le diable ne trouva jamais à respondre un son articulé; pour du gascon, elle ne manqua point d’injures à me repartir. […] je ne pouvois me tenir de me mocquer, protestant que ce diable estoit ignorant pour les langues et qu’il n’avoit point voyagé. 30 Théophile was asked whether he had visited the girl ‘pour aler veoyr les diables’, and ‘s’il n’a pas dit publicquement que c’estoit risée et sottise de croyre qu’il y eut des diables et que ce que l’on disoit n’estoit que pour abuser le monde’ in order to suggest his irreligion and libertinage. 31 Théophile’s prose fiction was therefore selected as a means of condemning the poet for blasphemy and atheism through an autobiographical reading, despite the fact, as DeJean notes, that ‘l’accusation n’a jamais demandé à Théophile s’il entendait que la première personne renvoyât à lui-même.’ 32 It 28 Lachèvre, Procès, I, p. 391. 29 For an analysis of autobiographical readings of this text, see DeJean, ‘Autobiographie.’ 30 Quoted in Lachèvre, Procès, I, pp. 49-50. I believe that the Fragments d’une histoire comique serves to date the composition of part of the Doctrine curieuse. Sections seven to eleven of book VII of this text speak at length of libertin unbelief in the devil, demons and their powers, without alluding to Théophile’s Fragments at all. Considering the strength of Théophile’s criticism of demonic possession given above, it is unlikely that Garasse had read this text at the time of writing book VII. As the Fragments were first published in the Seconde partie of Théophile’s Œuvres in late June 1623, Garasse is likely to have written book VII of the Doctrine prior to this date. This would be in accordance with Adam’s estimated time of writing of this book, derived from another piece of textual evidence, of late April 1623 (see Adam, Pensée, p. 333). 31 Lachèvre, Procès, I, p. 397. For Garasse, ‘dire qu’il n’y a point de Diables au monde, c’est une proposition qui a son passe-port parmy les Libertins’ (Garasse, Doctrine curieuse, p. 843). 32 DeJean, ‘Autobiographie’, 436. The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 165 is difficult to explain why the prosecution should have abandoned attempts to prove Théophile’s lack of Christian faith through his poetry, given that the prosecution’s objections to Théophile’s texts were not, by contemporary standards, entirely unfounded. Théophile’s poetry offers a wealth of potential evidence of his materialist, unorthodox views on Nature and the human condition, as attested by his subsequent reputation in literary criticism as a daring, subversive and modern poet. Despite affirming his innocence, it is clear that Théophile held many of the irreligious views of which he was accused through quotations from his poetry at trial. The prosecution’s logic in its choice of poetic quotations throughout the trial is also unclear, as these were almost exclusively used to attack the poet’s moral and social character in both interrogations and witness statements. Once again, the first hearing of 22nd March 1624 stands apart from the others. This interrogation - unique in terms of the large number of poems cited - is the only instance in which the prosecution tried to use Théophile’s poetry to discredit his image as a reformed Catholic, thereby demonstrating a shift in the prosecution’s strategic objectives after this time. The very first question posed to Théophile regarding a specific poem during this hearing was framed as follows: Sy, sachant qu’il y a plusieurs espèces d’atéismes, il n’a pas cru le pouvoyr establyr plus aysément par sa poysie afin que, soubz coleur de cette lisance poétique, il peust publyer plus hardiment et faire couler plus facilement dans les espritz les maximes qui le peuvent porter à cette créance. 33 All of the twenty-two poems examined in this hearing pertain to Théophile’s deviations from the Catholic faith. Three claim that Man should pursue an epicurean obedience to his natural impulses, 34 five present either a God indifferent to human suffering and supplication or a predeterminism over which Man is powerless, 35 and five replace God with a woman as the object of the poet’s adoration. 36 Yet after this hearing, the prosecution would only make one further significant attempt to use Théophile’s poetry to incriminate him on a theological level, and this with only a single poem. 37 33 Lachèvre, Procès, I, p. 375. 34 Ode - ‘Heureux tandis qu’il est vivant,’ Satire première, Stances - ‘Donne un peu de relâche.’ 35 Elégie - ‘Si votre doux accueil,’ Seconde Satire, Epigramme - ‘Mon frère, je me porte bien,’ Elégie - ‘Aussi souvent qu’Amour,’ Sonnet - ‘Chère Iris tes beautés.’ 36 Sonnet - ‘Si j’étais dans un bois poursuivi d’un lion,’ Désespoirs amoureux, Stances - ‘Dans ce temple où ma passion,’ Elégie - ‘Enfin guéri d’une amitié funeste,’ Sonnet - ‘L’autre jour inspiré d’une divine flamme.’ 37 Interrogation of 26th March 1624. In this hearing, the prosecution used twenty-six lines from Elegie - ‘Cloris, lorsque je songe’ to suggest Théophile’s belief that ‘les Adam Horsley 166 Subsequent references to Théophile’s poetry instead sought to cast his sexual morality in a poor light. There is no obvious reason for this clear shift in the trial’s focus. Although the hearing of 22nd March had not yielded any conclusive evidence of Théophile’s culpability, there would still have been ample poetic material with which the prosecution could have interrogated the poet further. 38 The decision to use Théophile’s poetry in order to seek his condemnation for sexual licence becomes all the more peculiar when compared to the wider corpus used in the trial as a whole. Of the fifty-nine poems used by the prosecution over the course of the trial, at least seven include lines of an overtly sexual nature, and a further three refer to sodomy. Yet compared to these ten ‘sexual’ poems, the prosecution’s corpus of incriminating poems also included thirty-three religious poems, five which prescribe obedience to the law of Nature, 39 and twenty-eight of overtly irreligious content. Once again, the prosecution’s division between the types of accusations made against the poet, and the texts used to support their claims, appears to have been largely ineffective and illogical. The authorities thus found it difficult to define the terms of their interrogations between its irreligion and sexual immorality, both of which had been alluded to in Garasse’s diatribe against the libertins. Yet this may also have been due at least in part to the poet’s own defence in the early interrogations. Théophile’s defence of his texts Despite the limited and largely negative evaluations of Théophile’s defence in modern scholarship, Théophile remained, unlike his persecutors, relatively steadfast in both the simplicity and consistency of his approach during the early interrogations. In these, as in later confrontations with witnesses, Théophile simply denied authorship of forty-five of the texts quoted to him by the prosecution, even though seventeen of these had already been published in his Œuvres in 1621 and two in the Seconde partie of 1623. As Guillaume Peureux has recently remarked, even if one is to assume that Théophile really was the author of the numerous texts used against him at hommes peuvent impunément pescher sans craincte d’aucune peyne, qui est à dire sans craincte ny de la divinitté ny de l’enffer’ (See Lachèvre, Procès, I, pp. 392-95). 38 As DeJean notes, ‘Had the prosecution stuck to its alleged mission and concentrated on presenting evidence of impiety and blasphemy, the magistrates could have had a field day with Théophile, whose poetry is at times as dangerously irreverent as they could have wished’ (DeJean, Obscenity, p. 50). 39 A phrase I take from Théophile’s Ode (I/ XVII) - ‘Heureux tandis qu’il est vivant / Celui qui va toujours suivant / La règle de la nature’. The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 167 trial, an autobiographical reading of these fails to allow critical scope for the numerous alternative uses of the poetic je. Instead, a biased literal reading is privileged according to which ‘l’accusateur croit ou feint de croire que l’univers satyrique est une réalité que reflèteraient les poèmes.’ 40 On 22nd March 1624, as the prosecution made its greatest and apparently final serious attempt to condemn the accused primarily as a subversive writer, Théophile claimed that the printer Pierre Billaine had added additional poems to the third edition of his Œuvres that were not of his composition, and that the officers who had arrested him had planted incriminating texts amongst his possessions. 41 Théophile was therefore able to deny authorship of explicit or subversive poems subsequently attributed to him at trial - even those printed in his Œuvres - whilst acknowledging his authorship of other works, as the following exchange plainly demonstrates: Demandé: Luy avons remonstré que puisqu’il recognoist avoyr composé et faict imprimer la pluspart desditz livres, il ne peult desnyer le surplus. Répondu: A dit que puisqu’il n’en recognoist qu’une partye on ne luy doibt pas attribuer le surplus. 42 Occasionally adding assurances of his Christian faith to these denials, 43 Théophile’s early self-defence provided him with a solid strategic base upon which he could subsequently deny authorship of incriminating works attributed to him. Combined with the ambiguity of his crimes derived from his association with libertinage, Théophile’s successful self-defence led the prosecution to turn its attention to his prose on 26th and 27th March. On the subject matter of these texts, the poet denied any intention to disseminate either theological or philosophical teachings. On 26th March, for example, he made it perfectly clear that his wider literary production was not intended to be interpreted in a theological sense: 40 Guillaume Peureux, La Muse satyrique (1600-1622) (Geneva: Droz, 2015), p. 119. On the problematics of the first person, intentionality and selfhood in early modern poetry, see James Helgeson, The Lying Mirror: The First-Person Stance and Sixteenth-Century Writing (Geneva: Droz, 2012). 41 See Lachèvre, Procès, I, pp. 371-76. Neither Billaine nor any of the other printers implicated in the publication of the Parnasse satyrique were tried by the authorities. 42 Lachèvre, Procès, I, p. 372. On the status of earlier brouillons of poems as valid evidence, see Van Damme, L’Épreuve, p. 80. 43 Such as his affirmation of his conversion to Catholicism at the hands of the personal confessor of Louis XIII, the Jesuit Séguiran: ‘A dit qu’il a pris instruction [de se convertir], premièrement du Père Atanase capuchin et depuis du Père Arnoux et finalement a fait abjuration de la [religion] prétendue, es mains du Père Séguirant’ (Lachèvre, Procès, I, p. 370). Adam Horsley 168 A dit qu’il n’a jamais pris prétexte soubz la lisance poétique d’escrire quelque chose en dérison de Dieu et que jamais, ny en vers, ny en prose, il n’a rien traicté théologiquement et que ses accusateurs n’alèguent ny en vers ny en prose que des passages troncqués dont ilz prennent le sens à leur fentaysie et par des subtillittés sccolasticques esquelles il n’est poinct versé. 44 The poet also relied on the contemporary taste for texts from Antiquity to distance himself from any unchristian interpretations of both his poetic and prose works: Quand il avoit parlé de dieux en pluriel se a esté à la façon des poettes et que quand il a parlé de Dieu au singulyer il n’en a jamais parlé qu’au terme d’un bon chrestien. 45 Théophile’s repeated assertions that he wrote within the mind-set of the ancient writers he was translating or imitating - thereby denying ownership of their often unorthodox views - were also combined with further assurances of his faith, in order to stress the separate identities of Théophile the writer and Théophile the man. On his De l’immortalité de l’âme, for example, he assures the court that Pour tesmoigner sa créance il n’a fait autres actions que d’aller à la messe et fayre profession de croyre ce que l’Esglise croyt, communyer et confesser, et que c’est un discours qu’il a faict en parafrasant le Phédon de Platton et estoit bien ayse de monstrer qu’en l’esprit d’un payen il y avoit des sentimentz d’un homme qui croyoit en Dieu et l’immortallitté [sic] de l’Ame. 46 By denigrating his philosophical capabilities, by depicting himself as a translator rather than a disciple of pagan values, and by denying authorship of many of the poems quoted to him, Théophile was able to thwart the prosecution’s attempts to present him as an impious philosopher poet with considerable success. Perhaps sensing that Théophile had defended himself successfully, the prosecution no longer attempted to incriminate him through direct quotations from his supposedly irreligious texts. Instead, it focussed on incriminating the poet’s character through licentious poetry as 44 Lachèvre, Procès, I, p. 389. Théophile had adopted this stance as early as the first interrogation of 22nd March on his translation of Plato: ‘A dit qu’il n’a jamais entrepris de traicter des mattyères de théollogye et ne s’est esloigné du sens de l’autheur’ (Lachèvre, Procès, I, p. 374). 45 Lachèvre, Procès, I, p. 380. On the influence of Antiquity on Théophile’s writing, see Alain Lanavère, ‘Théophile de Viau, imitateur des anciens’, Dix-Septième Siècle, 251 (2011), 397-422. 46 Lachèvre, Procès, I, p. 373. The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 169 well as witness depositions attesting to his blasphemous speech and his homosexuality. 47 The five most frequently-mentioned poems across the trial are all of a sexual rather than irreligious nature, and feature far more prominently in witness testimonies than in interrogations. 48 Significantly, none of the poems pertaining to Théophile’s religious beliefs or supposed verbal professions of unbelief are mentioned by any of those called to testify against him. If we leave to one side the initial depositions made by Dange and Le Blanc - who had both come into contact with Théophile during his arrest - the project of incrimination by witness testimony was uniquely concerned with denouncing Théophile as a sexual deviant. 49 Many of the most frequently-mentioned poems, however, can be attributed to other poets. The sonnet ‘Multiplier le monde en votre accouplement’ was almost certainly written by Malherbe at some point prior to 1611. La chambre du débauché and la débauche were in fact written by Saint-Amant. Fureur d’amour was written by Maynard and had even appeared under his name in the Cabinet satyrique of 1618 and its 1621 reprint. Furthermore, one of the most frequently cited poems - A un marquis - had appeared in the Délices satyriques of 1620 without attracting condemnation. The use of poetry to condemn Théophile as a sexual deviant was therefore a flawed strategy on two levels. Firstly, it depended on a limited corpus of sexually obscene texts used against the poet, whilst neglecting a comparatively rich corpus of irreligious poems. Secondly, it represented an unprecedented condemnation 47 I am therefore of a different opinion to DeJean on this point, for whom Théophile’s persecutors ‘se bornèrent à faire état de faits qu’on pourrait qualifier de « littéraires »: faits tirés de ses écrits ou liés à leur effet. Ils se servirent de ses œuvres littéraires comme uniques pièces à conviction, et déchaînèrent toute l’autorité de leur discours judiciaire pour soumettre à la question les intentions que Théophile y avait mis’ (DeJean, ‘Autobiographie’, p. 431). Many of the witnesses did indeed quote Théophile’s texts in their depositions in order to question both his Christian faith and his sexuality. Yet they also recounted events that they had witnessed and rumours they had heard about the poet, and the general focus of the trial shifted towards the poet’s private life rather than his ideas expressed in literature over time. 48 These are, in descending order of frequency, ‘Philis, tout est foutu, je meurs de la vérole’, Chanson - ‘Approche, approche ma dryade’, A un Marquis, Fureur d’Amour and ‘Multiplier le monde en votre accouplement’. 49 Théophile would later allude to his arrest by these ‘deux méchants prévôts, / Fort grands voleurs, et très dévots’ in his ‘Requête de Théophile au Roi’ in 1625 (See Théophile de Viau, Œuvres poétiques, ed. by Guido Saba (Paris: Classiques Garnier, 1990), p. 266). Adam Horsley 170 of a genre of poetry which had appeared for some time in the recueils satyriques anthologies of salacious and bawdy poetry. The prosecution and witness testimony It had long been the case in France that witnesses were interrogated, and their depositions recorded, outside of the courtroom prior to trial. A defendant would typically be unaware of the content of the witness’s deposition before it was read to them in court. They could only object to the credibility of the testimonial evidence before this reading, and any subsequent reproches would not be entertained. There would then be an opportunity for the accused to ‘confront’ the witness. The witnesses themselves, though faced with harsh punishment for false testimony, were permitted to make limited alterations to their testimony over the course of the trial, and could also be granted a salvation in which they could justify contradictions in their statements that emerged during the hearings. 50 Witness depositions and confrontations were heard throughout Théophile’s trial from clerics, officials and people working within the book trade, although few of these appear to have known him personally. 51 The prosecution thus hoped to complete the revelation of Théophile’s vices through his lewd poetry in the recueils satyriques, so as to leave little doubt as to the poet’s true character and conduct as evidenced through testimony. As stated earlier, the initial depositions of René Le Blanc and Gabriel Dange con- 50 On the presentation of witness testimony, the legal restrictions on the witness and the accused before and during confrontations, and the possible objections the defendant could make against witnesses, see Esmein, Histoire de la procédure criminelle, pp. 139-51. For discussions of these points in early modern legal texts, see Jean Imbert, La Pratique Judiciaire, tant civile que criminelle, enrichie par M. Pierre Guénois et M. Bernard Automn (Paris: Robert Foüet, 1616), pp. 284-85, 638-46 and Claude Le Brun de la Rochette, Le Procès civil, et criminel, contenans la methodique liaison du droit, et de la practique judiciaire, civile et criminelle (Lyon: Pierre Rigaud, 1622), I - Le Procès Civil, pp. 84-89, II - Le Procès criminel, pp. 81- 141. 51 Imbert notes that ‘[si] le tesmoing persistera & fera à la charge de l’accusé, il luy sera confronté, & à ce moyen semble que si le tesmoing ne charge l’accusé, il ne luy doit estre confronté. […] Toutefois plusieurs Juges de grande experience confrontent tous tesmoins, tant ceux qui chargent, que ceux qui ne chargent point, afin que le demandeur partie civile ne puisse cognoistre si les tesmoins chargent ou non, & que voyant que ces tesmoins ne chargent point il face son effort d’en suborner’ (Imbert, Pratique judiciaire, pp. 644-45). The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 171 cerned Théophile’s religious unbelief. Le Blanc, for example, recalls an encounter in which he witnessed the poet: Tenyr pluzieurs discours d’impietez contre Dieu, la Vierge et les sainctz: luy a veu prandre une bible pluzieurs foys de laquelle il rechercheoit les motz les plus sacrosainctz, lesquelz ledit Theophille tournoyt en risée et impietez. 52 Dange’s deposition attempts to link Théophile to the Parnasse satyrique via a quotation from the anonymous ‘Approche, approche ma Dryade’, in which the poet supposedly expresses his extraordinary powers of masturbation: [Dange] avoit des vers dudit Theophille escriptz de la main dudit Theophille sur le sujet du branlement de pique et qu’il avoit des vers dudit Theophille par lesquelz il disoit que en branlant la pique il feroit resussitter les mortz. 53 This strategy of using poetry to cast Théophile’s sexual conduct in an unfavourable light remained present throughout all subsequent depositions. It was at this point that, for DeJean, Théophile affirmed his social identity as Théophile de Viau by signing his full name, thus abandoning his earlier strategy of insisting on the vague and unstable nature of ‘Théophile’ as a literary je in his corpus. 54 Though a notable lapse in the consistency of the poet’s defence, this might also suggest that Théophile realised that the mask of literary abstraction was no longer sufficient to disprove accusations pertaining to his sexual identity. On 29th April 1624, Pierre Guibert recalled eighteen lines of poetry, from four separate poems, that Théophile had supposedly recited to him ‘il y a sept ou huict ans.’ 55 Though Guibert’s supposedly incredible powers of recollection would surely have been unlikely to convince those who listened to his testimony, it is worth noting that this may not have appeared as suspect at the time as it might to a modern reader. As Bruce Lenman and Geoffrey Parker note, the high costs of trials, and the uncertainty of their outcome in early modern Europe often led people to avoid settling their grievances through the legal system for many years, leading to a backlog of 52 Lachèvre, Procès, I, p. 215. 53 Lachèvre, Procès, I, p. 251. The act of masturbation may in itself have strengthened the argument that Théophile had committed sodomy. Le Brun de la Rochette lists ‘corruption de soi-même’ as one of four forms of sodomy in his legal treatise (Le Procès civil, p. 8). 54 DeJean notes that after his confrontation with Pierre Galtier on 18th August 1625, Théophile no longer signs as ‘Théophile’ but as ‘Théophile Viau.’ (DeJean, ‘Autobiographie’, p. 438). 55 Lachèvre, Procès, I, p. 413. Adam Horsley 172 incriminating evidence and testimonies. 56 Théophile’s reaction to Guibert’s testimony also reveals much about both his strategy of defence and his readership. As DeJean observes, Théophile corrected Guibert’s initial claim to be a bourgeois, and informs the court that he was in fact the son of a butcher, thereby evidencing the non-elite readership of Théophile’s poetry. 57 Yet this also demonstrates how Théophile wished to denigrate the social position of those who testified against him, during a historical period in which the validity of testimony was dependent on the witness’s social rank. Danty’s translation and commentary of Jean Boiceau’s 1582 Ad Legem regiam Molinaeis habitam de abrogata testium a libra centena probatione commentarius states that …il est fort aisé aux Juges par leur prudence, de juger quelle distinction ils doivent mettre entre les dépositions de plusieurs témoins, soit par la consideration qu’ils sont élevez en dignité, ou qu’ils sont riches, ou qu’au contraire ce sont personnes pauvres & viles; car il doit ajoûter plus de foy à la déposition d’un homme noble, sage, riche & puissant […] qui sont d’une probité reconnuë, ou qui sont élevez en dignité, qu’à ceux qui sont du menu peuple, qu’Aulugelle appelle Proletarios, c’est-à-dire qui sont vils & reprochables. Il fera plus de cas même du témoignage d’un homme du commun du people que de celuy des personnes les plus viles. 58 Similarly, Le Brun de la Rochette notes under the subheading ‘prudentes remarques du Juge’ that ‘Cependant remarquera à part soy prudemment la qualité & condition des tesmoins, & leur contenance.’ 59 As well as casting doubt on the social standing of witnesses, Théophile’s strategy of defence during witness confrontations are strikingly consistent compared to that of his accusers. First, as with the authorship of many of the poems quoted to him, Théophile denied knowing eleven of the witnesses 56 ‘This explains the curious fact that, when the case was eventually tried, aggravations and incidents from years - even decades before - were adduced as evidence’ (Bruce Lenman and Geofrey Parker, ‘The State, the Community and the Criminal Law in Early Modern Europe’ in Crime and the Law: The Social History of Crime in Western Europe since 1500, ed. by V.A.C. Gatrell, Bruce Lenman and Geoffrey Parker (London: Europa Publications, 1980), pp. 11-48 (p. 19)). 57 DeJean, Obscenity, pp. 51-52. 58 Jean Boiceau, Traité de la preuve par témoins en matière civile, ed. by M Danty (Paris: Guillaume Cavelier, 1697), pp. 18-19. 59 Les procès civil, p. 136. For an analysis of Montaigne’s views on witnesses in Des Cannibales, according to which simple men are preferable witnesses to men of intelligence in order to obtain unaltered testimony, see Andrea Frisch, The Invention of the Eyewitness: Witnessing & Testimony in Early Modern France (Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 2004), pp. 102-07. The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 173 with whom he was confronted at trial. By denying that these witnesses had met him, Théophile was able to cast doubt upon their testimony by suggesting that these were merely based on ‘ouy dire’; 60 a shrewd move considering that rumour and gossip were valid objections to testimony at the time. 61 The witnesses themselves often debased the authenticity of their depositions by situating these within the context of gossip. On 22nd August 1625, for example, Jehan Raveneau told the court that Dimanche dernyer il ouyt dire à Françoys Hervé […] que, s’estant trouvé en la compaignie d’un nommé Gastelyer à présent Capuchin, ledict Gastelyer avoit dict audit Hervé qu’en sa présence […] Theophille avoit dict que ceux qui prenoyent le corps de Jesus Christ le vendredy estoyent pires que les bougres parce qu’ilz ne sçavoyent s’ilz menjoient de la chayr ou du poysson. 62 With statements such as these calling the reliability of the witness into question, the testimonies to Théophile’s impiety or sexual immorality became increasingly dubious and desperate as the trial progressed. The final witness to be called, Jehan Sepaus, had been called from his cell at the Conciergerie on 29th August 1625. His testimony, surely a culmination of the prosecution’s failure to procure effective witnesses, again demonstrates the extent to which Théophile’s objections to rumour were well-founded: A dit ne congoistre Theophille, et dit avoir entendu parler de luy. […] estant aux Carmes, il y eut ung homme qui parla à luy qui luy recitta ung sonnet, et dit lors qu’il croyoit que c’estoit Theophille, mais, l’ayant veu à cette heure, croit que ce n’est luy, mais ung nommé Amanuelli. […] ledit tesmoin a dit ne congoistre l’accusé et ne croit pas que ce soit luy. […] Ledit tesmoin a dit qu’un jour Amanuelli au faulxbourg Saint Germain avec La Taille, Amanuelli luy monstra des vers qu’il disoit que Theophille avoit faictz. 63 60 A claim the poet made against the testimony of Antoine Vitré on 21st October 1624 (Lachèvre, Procès, I, p. 467). On 22nd November 1624, the poet also claimed that Etienne Delagarde ‘se trompe de ce qu’il dit avoir ouy dire les impietez et atéismes’ (Lachèvre, Procès, I, p. 472). 61 The accused was permitted to make reproches de droit and reproches de fait against the witness. One such reproche de droit was that the testimony ‘n’est fondé que sur ouyr dire’, whereas a valid reproche de fait was that the witness ‘n’a cognoissance du faict, ny des personnes’ (Le Procès civil, p. 85). 62 Lachèvre, Procès,I, p. 494. 63 Lachèvre, Procès, I, pp. 503-04. The credibility of the prosecution was further damaged on 22nd August 1625. As the court assembled to judge Théophile, one of the judges presented the court with the memoirs of Voisin, who had apparently entrusted them to the judge in question. These memoirs are now lost, but even Adam Horsley 174 Furthermore, Théophile’s self-defence against witnesses also consisted in him seeking to invalidate testimonies by suggesting that they were coloured by hatred or other personal motives. As well as highlighting throughout the trial the personal hatred and machinations of Garasse and Voisin, Théophile also made similar accusations against three witnesses. In literary and intellectual debate, personal interest and slander were often used to deride the arguments and even the credibility of a given party, as Garasse’s literary polemic amply demonstrates. 64 Théophile’s objections show that he was well aware of this. He accused Louis Forest Sageot of ‘s’en voulant prendre à luy accusé’, 65 Pierre Guibert was accused of continuing his brother’s vendetta against Théophile, 66 and he claimed that Jean Millot ‘a déposé par animosité et passion’. 67 When this is considered alongside accusations of rumourmongering, which were well founded by witness depositions, it becomes clear that Théophile consistently maintained the upper hand during confrontations with witnesses, who were unable to cast reasonable doubt over the poet’s religious or sexual conduct. Having considered the strategies of the prosecution and the accused with regards to both literary quotation and witness testimony, it is clear that Théophile’s interrogators committed a crucial error in shifting their focus from Théophile’s impiety to his sexuality, thereby neglecting the majority of the poems selected (in part by Garasse, as demonstrated by his correspondence with Molé), to condemn him. The inconsistency of their line of questioning, and the desperation with which they relied upon unconvincing depositions late in the trial, suggest a frustration and fear of losing control of proceedings. This would explain why, having failed to incriminate the poet as a thinker, witness testimonies became increasingly important to the authorities in presenting Théophile as a sexually deviant author of the Parnasse satyrique. Yet Théophile’s consistent and convincing tactics Garasse was forced to acknowledge in his own memoirs the devastating effect of this revelation on the prosecution: ‘A la lecture de ces écrits il y eut deux présidents qui s’alarmèrent fort, et dirent avec grande colère que le Père Voisin méritait mieux la mort que Théophile’ (François Garasse, Mémoires de Garasse (François) De la Compagnie de Jésus, ed. by Charles Nisard (Paris: Amyot, 1860), p. 72). 64 On gossip, slander and reputation in polemics of this period, see Mathilde Bombart, ‘When writers gossip: authorial reputation in the literary polemics of the French 1620s’, Renaissance Studies, 30: 1 (2016), 137-51. 65 21st October 1624 (Lachèvre, Procès, I. p. 464). 66 ‘[Théophile] a dit qu’il est son ennemy à cause que luy accusé a eu souvent querelle contre le frère du tesmoin’ (18th January 1625 in Lachèvre, Procès, I, p. 478). 67 22nd August 1625 (Lachèvre, Procès, I, p. 499). The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 175 during witness confrontations were sufficiently effective to secure his freedom. The scant evidence from Sepaus’ deposition marked the end of Théophile’s trial. The verdict, given on 1st September 1625, quashed the poet’s previous convictions from 19th August 1623, and replaced them with a lifelong banishment from France. 68 Conclusion: a victory for Catholic orthodoxy? The question of who emerged victorious in Théophile’s fight against his persecutors is a complex one. On the one hand, before his trial Théophile had initially been condemned and burned in effigy on 18th August 1623 for having contributed to the authoring of ‘des sonnetz et vers contenant les impietez et blasphèmes et abominations mentionnez au livre très pernitieux intitulé le Pernasse satiricque.’ 69 Following his final trial, Théophile complained of his need to hide from his fame and, perhaps, the potential gaze of the authorities. 70 Having been released from the miserable conditions of his prison cell ‘avec des incommoditez et de corps et de fortune’, 71 he remained in poor health and died roughly one year after his release. Together with the abrupt end to the trend of recueils satyriques following the trial, it is clear that from a literary perspective at least, the defenders of Catholic orthodoxy had been successful in vanquishing their perceived enemies at Théophile’s trial. On the other hand, after two years of intense interrogation, public interest, and collusion between Jesuit conspirators and perhaps even printers, Théophile was acquitted of the crime of lèze-majesté divine for which he had been convicted in absentia in August 1623. His accusers had failed to prove 68 ‘Tout considéré, il sera dict que ladicte Cour a mis et met les deffaux, contumances et jugemens donnez contre ledict Théophile au néant, et, pour réparation des cas mentionnez audict procès, a banny et bannist ledict Théophille de Viau à perpétuité du royaulme de France, et lui enjoinct garder son ban à peyne d’estre pendu et estranglé’ (Lachèvre, Procès, I, p. 505). Théophile was finally pardoned and permitted to return to Paris in August 1626 (Adam, Pensée, p. 410). 69 Lachèvre, Procès, I, p. 142. This quotation is taken from a second, longer arrêt from 19th August. 70 ‘Vous desirez me voir en un temps où le Soleil mesme n’a pas cette liberté. Une reputation de bon esprit qui fait aujourd’hui tant promener mon nom par les ruës, contraint ma personne de se cacher’ (‘Lettre XVI - A Monsieur le Comte de Rieux’ in Théophile de Viau, Œuvres complètes, ed. by Guido Saba, 4 vols (Paris: Nizet, 1987), IV - Lettres françaises et latines, p. 44). This letter offers further support to Van Damme’s depiction of the trial as a public affair. 71 ‘Lettre XII - A Monseigneur Le Président de Bellièvre’ in Théophile, Lettres, p. 37. Adam Horsley 176 the poet’s irreligious or sexually immoral nature through textual analysis. Coupled with increasingly dubious witness testimonies, this failure allowed the poet to maintain the upper hand in a performative struggle for dominance in the construction of authoritative reality within the courtroom setting. As Peter Rushton notes in his study of witch trials, ‘Judicial decisions resulted from public performances of narrative accounts, which, by being accepted, became authoritative versions of reality. In this sense, truth was ‘constructed’ in what was called courts of record, those with final authority.’ 72 It is also worth stressing that Théophile’s success at trial was not entirely down to the failings of his accusers. As this article has demonstrated, the poet actively responded to the prosecution’s tactics in an adroit and intelligent manner, and maintained his strategies of self-defence throughout the trial proceedings, in contrast with the shifting focus of his interrogators. Théophile saw his banishment as an act of appeasement towards his enemies. 73 His poetry, much of which is today recognised for its irreligious and daring sexual content for which it was condemned by Théophile’s accusers, continued to be reprinted at an average rate of more than one new edition per year for the remainder of the century. 74 Yet his enemies had unquestionably suffered a less triumphant fate. Joseph Voisin, who also played a key role in procuring false witnesses to testify against the poet, was banished permanently from France following the verdict against Théophile, ‘sans délais et sans réplique.’ 75 Garasse’s anti-libertin texts had 72 Peter Rushton, ‘Texts of Authority: Witchcraft Accusations and the Demonstration of Truth in Early Modern England’ in Languages of Witchcraft: Narrative, Ideology and Meaning in Early Modern Culture, ed. by Stuart Clark (Hampshire and London: Macmillan, 2001), pp. 21-39 (p. 24). 73 In a letter to the Duc de Montmorency, Théophile considers himself victorious: ‘Après avoir rendu mon innocence claire à tout le monde, encore a-il fallu donner à la fureur publique un arrest de banissement contre moy’ (‘Lettre VI’ in Théophile, Lettres, p. 19). 74 Ninety-three editions of Théophile’s poetry were printed in the seventeenth century according to Antoine Adam (Histoire de la littérature française au XVII e siècle, 5 vols (Paris: Duca, 1948-56; repr. Paris: Albin Michel, 1997), I, p. 88), eighty-eight editions according to Jean-Pierre Chauveau (‘Situation de Théophile’ in Lectures de Théophile de Viau, ed. by Guillaume Peureux [Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2008], pp. 27-41, p. 27), and seventy-nine according to Van Damme (Epreuve, p. 7), compared with just sixteen editions of Malherbe’s poetry. 75 Lachèvre, Procès, I, p. 506. Upon hearing of an accusation of sodomy against Voisin by Des Barreaux, Louis XIII is reported to have called Voisin ‘le plus méchant homme de mon royaulme’ (See Garasse, Mémoires, pp. 77-80). The Trial of Théophile de Viau (1623-25) 177 embroiled him in several rhetorical and theological battles against men of letters, the Church and the Sorbonne. Disgraced, he retired from the literary world to Poitiers, where he cared for plague victims before succumbing to the illness himself in 1631. As Garasse himself had almost prophetically remarked in 1624 on the subject of his literary polemic, ‘ce qui devait servir de remède, se convertit en peste.’ 76 The multiple connotations of the term libertin - so amply demonstrated in the works of Garasse which, along with their author, had an undeniable influence on the trial proceedings - are clearly present in the prosecution’s interrogation strategy, and seem to have brought inconsistency and confusion to its wider approach in condemning the poet. The authorities succeeded, with hindsight, in curbing literary and religious licence in France. 77 Yet they were unsuccessful in condemning the accused who emerged as the dominant rhetorical force at his trial. Still only in his midthirties, in the months between his release and his death Théophile still had many more years ahead of him in the eyes of his contemporaries. Had his health not been ruined by the poor conditions of his cell, by other natural causes, and ultimately by the medical care of his time, the relatively negative judgements made on Théophile’s performance at trial may well have been quite different. 78 76 [Garasse], Apologie, p. 37. 77 See DeJean, Obscenity, pp. 29, 46, 53, 55. 78 Though Théophile is traditionally said to have died as a result of his captivity, Le Mercure françois presents the conditions of his cell as but one one of several contributing factors to his death. Not only does it state that ‘il mourut d’une fiévre tierce, qui commença de le tourmenter quelque temps apres son eslargissement,’ but it also attributes Théophile’s death to the poor treatment of his fever at the hands of an incompetent surgeon: ‘Mais le malheur voulut qu’un Chimiste eut le premier le soin de Theophile en ceste maladie, lequel luy donna d’une pouldre pour luy faire perdre ceste fiévre tierce, laquelle se tourna en quarte [sic], & se communiqua apres au cerueau. […] Voylà le dernier estat de Theophile, & la fin de ses iours’ (Le Mercure françois, ou suite de l’histoire de notre temps, 25 vols [Paris: Jean Richer, 1613-43] 12, pp. 474-75). PFSCL XLIII, 85 (2016) Pyrame et Thisbé selon Théophile de Viau, Nicolas Pradon et Jean-Louis Ignace de La Serre : passion privée et espace public C ÉLINE B OHNERT (U NIVERSITÉ DE R EIMS C HAMPAGNE -A RDENNE ) Le traitement de la fable de Pyrame et Thisbé sur la scène française du XVII e siècle a suscité plusieurs travaux récents : l’édition critique des parodies de l’opéra de La Serre, Rebel et Francoeur 1 ainsi que l’édition des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, qui a aussi fait l’objet d’un riche collectif 2 . Celui-ci a éclairé, entre autres aspects, l’influence de la pièce sur le théâtre français du XVII e siècle : alors que Bénédicte Louvat-Molozay analyse le double suicide final, paradigme tragique imité par de nombreux émules, Sandrine Blondet interroge l’étrange tribut payé par Jean Puget de La Serre à son prédécesseur : sa pièce met en prose le drame inventé par Théophile, entre plagiat, exercice rhétorique et émulation 3 . En parcourant à notre tour les tragédies de Théophile de Viau et de Nicolas Pradon 4 et l’opéra de Jean-Louis Ignace de La Serre 5 , nous voudrions examiner l’évolution de la fable babylonienne en mettant l’accent sur les tensions élaborées par les trois dramaturges entre passion et ordre public. 1 Pyrame et Thisbé, un opéra au miroir de ses parodies, 1726-1779, dir. Françoise Rubellin, Montpellier, Espaces 34, 2007. 2 Théophile de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, éd. Bénédicte Louvat- Molozay et Guillaume Peureux, Paris, GF-Flammarion, 2015. Arrêt sur scène / Scene Focus, « Pyrame et Thisbé : la mort des amants », dir. Bénédicte Louvat- Molozay & Janice Valls-Russell, n°1, 2012 : http: / / www.ircl.cnrs.fr/ francais/ arret_scene/ arret_scene_focus_1_2012.htm. 3 B. Louvat-Molozay, « La postérité de la mort de Pyrame et Thisbé dans le théâtre français des XVII e et XVIII e siècles » et S. Blondet, « Le Pyrame du sieur de La Serre: hommage ou opportunisme ? », Arrêt sur Scène, op. cit. 4 N. Pradon, Pirame et Thisbé, Paris, H. Loyson, 1674. 5 Pirame et Thisbé, livret de Jean-Louis-Ignace de la Serre, musique de François Rebel et François Francœur, le 17 octobre 1726. Paris, Vve P. Ribou, 1726. Céline Bohnert 180 L’histoire de Pyrame et Thisbé telle qu’Ovide l’élabore (Métamorphoses, IV, v. 55-166) fonde cette tension de manière particulière, en la spatialisant - et ce en l’absence de dimension politique explicite : le drame est un drame familial. L’espace du récit confronte passion et ordre social : la fable amène à penser la passion, au moins de manière temporaire, comme l’autre de la cité. L’évasion de Pyrame et Thisbé est liée à l’interdit signifié par les pères, sans mention d’une autorité supérieure. Ovide insiste sur la proximité des deux maisons, mitoyennes, et met en valeur le rôle du mur fendu, interpelé par les amants qui, ne pouvant s’unir sinon par le souffle et par la voix, décident de « tromper leurs gardiens et de franchir leurs portes » : « une fois hors de leurs demeures, ils s’échapperont même de la ville » 6 . Ovide multiplie les seuils : le mur fendu, les portes des maisons, les remparts de la ville. Il faut, semble-t-il, ce triple franchissement pour que le couple se constitue, dans un espace limite : rendez-vous est donné près du tombeau de Ninus, fondateur de la ville et époux de sa plus glorieuse reine, Sémiramis, à qui l’ont doit les remparts. En bordure de la cité, le tombeau porte la mémoire du moment de sa fondation, il inscrit la ville dans une histoire en rappelant qu’il existe un avant autant qu’un dehors de la cité. Comme si l’échappée des amants dans le monde nocturne des bêtes fauves, hors de la « haute enceinte de muraille en terre cuite » se trouvait ainsi non seulement hors de l’espace social, mais aussi hors du temps organisé de la cité. Or l’union, empêchée dans l’espace civil, ne se réalise pas plus dans l’espace-seuil qu’est le tombeau de Ninus, abrité sous le mûrier. Espace nocturne de l’indistinct et de la confusion, il ne saurait permettre une union. Il n’ouvre qu’une mort jumelle, une communion funèbre. Cette union post mortem conserve le caractère de seuil de l’espace où elle s’est produite : l’amour de Pyrame et Thisbé, inscrit dans l’ordre naturel par la métamorphose du mûrier, est aussi ramené in fine dans l’ordre civil, suivant la prière de Thisbé aux deux pères. Touchés de pitié, ces derniers unissent les cendres de leurs enfants en un même tombeau. Les amours de Pyrame et Thisbé semblent ainsi signaler la nécessité de l’ordre civil en même temps qu’ils dénoncent la violence que celui-ci exerce envers les corps et les désirs. Si l’on insiste souvent sur le second aspect, le premier nous semble tout aussi important. La fable trouve toute sa force dans cette double impossibilité : l’amour de Pyrame et Thisbé est un amour sans lieu. 6 Ovide, Métamorphoses, éd. Jean-Pierre Néraudau, trad. Georges Lafaye, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 136. Pyrame et Thisbé selon Viau, Pradon et de La Serre 181 Configurations Les dramaturges du XVII e siècle se sont évertués à lui en trouver un. Moins en développant des notations sur les lieux - on les sait rares au théâtre - qu’en déployant autour du couple central des personnages qui leur assignent une place variable dans la cité et définissent aussi cette dernière, implicitement, de manières variables. Les parents, auxquels Ovide ne fait que deux rapides allusions, prennent ainsi corps sur scène : chez Théophile, le père de Pyrame (Narbal) et la mère anonyme de Thisbé occupent chacun une des douze scènes que compte le drame, ce qui est loin d’être négligeable. Une mère pour un père, au lieu des deux pères ovidiens : Viau pose moins la question de la famille comme institution que le problème des générations, décliné au masculin (Pyrame, Disarque, Narbal, Lidias) et au féminin (Thisbé, Bersiane, la mère et sa confidente). Les deux familles deviennent deux « côtés », presque au sens proustien, deux pôles féminin et masculin qui contribuent fortement à la structure de la pièce. Par ailleurs, de nouveaux opposants surgissent : Théophile invente un roi épris de Thisbé et l’entoure de sbires prêts à tuer Pyrame. Ce faisant, il creuse la dimension politique de la fable, dans laquelle il insère des débats sur les thèses machiavéliennes, qu’il aborde à la lumière de la philosophie épicurienne 7 . Ces débats sur la légitimité du pouvoir (paternel et princier), cruciaux dans le contexte intellectuel et religieux des années 1620, sont liés à la question du désir, que la pièce pose de façon particulièrement aiguë. Si Viau aggrave le choc qui confronte passion des amants et ordre civil, il ramène ce dernier à la tyrannie et à la violence de passions singulières : la violence du père et celle du roi s’équivalent dans deux ordres différents. Celui de la nature pour le premier. Le père revendique une légitimité fondée sur l’âge : l’autorité est donnée par celui qui l’exerce comme absolue, universelle. Le temps, prétend-il, lui a donné sagesse et raison ; la jeunesse, qu’il présente comme une maladie, ne peut prétendre à se conduire seule. Aussi Narbal brandit-il son droit à décider pour son fils, qui ne saurait aimer sans sa « permission ». Lidias a beau jeu de contester précisément au nom de la nature, dont les nécessités n’obéissent à aucune permission - ce qui, selon lui, rend l’amour licite aux yeux des dieux. L’autorité paternelle se réduit alors à la tyrannie d’un esprit chagrin : l’origine arbitraire de cet absolu est mise à nu dans le dialogue sans pour autant que la volonté du père ne perde en énergie : sa cruauté gratuite n’en est que plus évidente. In fine, jeunesse et vieillesse semblent 7 Michèle Rosellini, « Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé : paradoxes d’un théâtre épicurien ? », Arrêt sur scène, op. cit. Céline Bohnert 182 moins deux moments successifs de la vie que deux états contradictoires et violemment opposés 8 . Le roi, lui, entend légitimer son désir par recours à l’ordre divin. Mais son discours, comme celui du père, s’évide progressivement : les dieux deviennent la projection fantasmatique d’une volonté sauvage et tout aussi tyrannique, tout aussi privée de cause et de justification que celle du père - toute la justification revendiquée par le roi consiste dans la possibilité qu’il a d’exercer sa volonté et de satisfaire son désir. On retrouve là une version déformée du justus quia jussus qui fonde alors la pensée de l’absolutisme 9 . Pradon, lui, oppose deux figures paternelles en l’absence des mères : Arsace, le père de Pyrame, s’est élevé sur les ruines de la maison de Thisbé. La jeune fille, chassée de Babylone à la mort de son père, Narbal, vient d’y être rappelée. Arsace rêve de consolider son œuvre en mariant son fils à la reine, dont il a perçu la faiblesse pour ce dernier : Amestris, après une vie de règne, lutte contre une passion qui lui rend féminité et fragilité 10 . Le nom du père défunt ne peut être choisi au hasard, à un moment où la pièce de Viau est encore dans toutes les mémoires : comme si, en reléguant Narbal hors espace et hors temps du drame, Pradon tuait le père - en l’occurrence Théophile. À travers cette nouvelle configuration, Pradon introduit la notion de lignée et d’héritage, là où Théophile orchestrait le conflit des générations. Il pose la question de la transmission. Pour cela, il met en place un carré amoureux : la reine de Babylone, Amestris, est prise de passion pour Pyrame tandis que son fils, Belus, élevé loin du trône dans la mollesse et le plaisir, aime Thisbé. Pradon déploie le conflit dans le temps, contrairement à Théophile. Il montre les distorsions imposées au principe de transmission dans trois maisons : la notion de famille prend chez lui son tour indissociablement public et privé, ou disons intrinsèquement public qui est le sien dans la société d’Ancien Régime. L’individu, comme aristocrate, est d’emblée membre et représentant d’une institution. Chez Théophile au contraire, le prince lui-même exposait les ressorts individuels voire profondément individualistes de ses actions. Aussi le temps qui précède le moment du drame est-il évoqué de manières très différentes dans les deux pièces. Le passé, chez Pradon, est le 8 Guido Saba, « Parents et enfants-jeunesse et vieillesse dans Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau », Travaux de Littérature, VI, 1993, pp. 125- 35. 9 Arlette Jouanna, Le Prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Paris, Gallimard, 2014. Voir aussi Madeleine Bertaud, « Roi et sujets dans Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau », Travaux de Littérature, VI, 1993, pp. 137-148. 10 I, 5 : « Oüy, ton cœur de Héros est le cœur d’une Femme. » Pyrame et Thisbé selon Viau, Pradon et de La Serre 183 temps de l’élaboration patiente et des batailles remportées, un temps déployé et intense à la fois, celui de l’intrigue patiemment échafaudée, de l’éducation patiemment minée, et celui du coup d’éclat, entre ruines et lauriers - ruine de la maison de Thisbé qui a couronné les efforts d’Arsace et lauriers remportés malgré son instruction défaillante par le prince Bélus, signe de sa nature royale. Les amours de Pyrame et Thisbé s’inscrivent elles aussi dans le temps long qui fonde leur valeur, opposée au caprice tardif de la reine : Pyrame a longuement lutté contre son penchant avant d’y céder (I, 6). Dans la pièce de Théophile au contraire, le passé semble se résumer à une fulgurance originelle : celle du coup de foudre amoureux des amants et du roi, celle du rêve horrifique de la mère. La scène donne à voir des êtres bouleversés par un événement brutal, mais fondateur, qui les a arrachés à eux-mêmes. Encore tremblants, encore saisis, ils persévèrent dans cet être nouveau qui leur a été imposé et qu’ils embrassent de toute leur volonté, prisonniers qu’ils sont d’un instant initial dont ils font sans cesse mémoire. Comme Pradon, c’est le roi de Babylone, Ninus, que La Serre donne pour rival à Pyrame. Mais les rôles sont distribués différemment : il ne s’agit plus de placer un amant éconduit autour de chacun des héros, mais de supposer deux couples mis à mal par le désir du roi. Aux amoureux constants (Pyrame et Thisbé, Zoraïde envers Ninus) est opposée la figure de ce dernier, qui, infidèle à Zoraïde, tente de se substituer à Pyrame. Dans une perspective galante, La Serre revient à la question du désir en suivant les codes désormais bien installés du genre qu’il pratique : la tragédie en musique a besoin d’une collectivité, mais d’une collectivité fondée sur une émotion chorale, victime d’un comportement passionnel non conforme au code du comportement galant et dont la monstruosité se réalise sur scène par le surgissement d’un monstre véritable. Le roi, amant défaillant, incapable de se conformer aux règles galantes, est aussi, presque du même coup, dégradé en tyran. De Théophile de Viau à Pradon, puis de Pradon à La Serre, le sens des amours de Pyrame et Thisbé évolue ainsi de manière significative. Chaque dramaturge s’appuie sur son prédécesseur à qui il emprunte des éléments de l’intrigue, mais pour leur donner une orientation et une signification nouvelles. Théophile jette une ombre sur la nature de la passion amoureuse, qui semble in fine tout aussi tyrannique et, peut-être, tout aussi destructrice que les passions autoritaires du père et du roi. Ces dernières pourraient être le révélateur d’une violence intrinsèque de tout désir. Chez Pradon comme chez La Serre en revanche, les protagonistes deviennent des amants parfaits. Leur union est un horizon souhaitable pour la cité et leur fin tragique s’avère le révélateur des désordres qui l’accablent celle-ci - que la cause du Céline Bohnert 184 chaos réside dans l’effondrement d’une lignée régnante, chez Pradon, ou dans le désir dévoyé et monstrueux du souverain, chez La Serre. Théophile de Viau ou la fatalité du corps Chez Viau, on est frappé par l’omniprésence du corps. Os, chair, sang, cerveau, humeurs et jusqu’aux yeux aimés − ces images semblent moins des métonymies pétrarquistes que des références littérales aux substances et aux organes qui fondent les activités, les échanges, et jusqu’aux valeurs 11 . Les discours sont surchargés de matière, solide ou mouvante, volatile ou fluide. Aussi attirent-ils l’attention sur le théâtre du corps. L’efficience des images, évoquée à plusieurs reprises par les personnages, en est un aspect. Le prince croit pouvoir détourner Thisbé en exhibant à ses yeux le cadavre de son amant. Tout être animé n’abhorre-t-il pas la mort ? Aussi l’image de celle-ci suffirait à réorienter l’élan passionnel qui pousse et émeut Thisbé. On retrouve là le thème qui fonde les stances XXXI des Œuvres poétiques, « La frayeur de la mort ébranle le plus ferme ». Cette efficience, supposée par le prince, se confirme avec le rêve de la mère de Thisbé, ébranlée par la vision de sa fille morte qui désigne d’un doigt accusateur le corps de son amant : scène dont le caractère macabre est encore intensifié (et simplement rendu possible) d’être donné à imaginer plutôt qu’à voir. Lorsque la mère voit en rêve sa Thisbé percée de trois coups de poignards lui montrer le cadavre déchiré de Pyrame en un « piteux spectacle » ou lorsque le roi imagine ce même corps enlaidi dans la mort, rendu odieux peut-être à celle qui l’aimait, le corps même devient théâtre, doublement : aux corps montrés en scène, en proie à la fureur ou à l’horreur, se surimposent les projections langagière, en une scène seconde. Le corps n’est pas seulement le lieu où se vit, intensément, l’effet des spectacles horribles de la tragédie, il est aussi un écran où se projette, de manière lisible, le monde intérieur. On a beau tel secret dans les os enfouir, L’amour, l’ambition, l’orgueil et la colère Sont toujours sur nos fronts d’une apparence claire. (v. 80-83) Il est enfin un espace creusé par des élans, une sorte de scène seconde construite comme telle par une langue concrète, charnelle. Si les corps sont exhibés, les passions sont spatialisées et les changements d’opinion donnés à 11 Marie-Florine Bruneau-Paine notait dans la pièce cette tendance « qui consiste à ramener un mot de son sens figuré à son sens propre » : « Rhétorique baroque dans Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau », PFSCL, vol. VIII, n°14 (1), pp. 115-122, citation p. 120. Nous aimerions en signaler ici le potentiel dramatique. Pyrame et Thisbé selon Viau, Pradon et de La Serre 185 voir comme des gestes ou des mouvements concrets : cesser d’aimer, c’est s’arracher le cœur ou l’âme (v. 36, v. 122), tout comme aimer peut revenir à être dissocié de soi-même (v. 224, v. 247) ; convaincre, dit Pyrame, c’est « amen[er] dans le but de tes intentions » (v. 307) ; se confier, « décharg[er] sa douleur dedans l’âme fidèle / De quelqu’un que l’on aime… » (v. 819- 820) ; et l’argent est si puissant qu’il « f[ait] aller partout nos esprits et nos corps » (v. 245). Le corps (désigné par trois métonymies : le sein, le cœur, les os) devient un contenant dont on sonde le contenu. Il arrive aussi qu’on le visite ou qu’on l’exhibe. Ainsi par exemple, en un pastiche évangélique : « Ce mal ne prend qu’aux cœurs mols, délicats, oisifs / Où jamais le bon sens n’a choisi sa demeure » (v. 154-155) 12 . Ou encore « J’ai gardé dans le sein la mort toute l’année » (v. 682) ; « Comment cent fois la mort par mes os a couru » (v. 810). Très souvent, comme dans ses œuvres poétiques, Viau travaille à partir de catachrèses, qu’il ravive en leur donnant un caractère récurrent voire systématique ou en établissant des rapprochements qui rendent consistance aux images convenues. Ici, l’omniprésence des verbes de mouvement opère cette alchimie poétique. Ce procédé confère une violence aigue à deux images, celles du cœur percé et du mur fendu. Lorsque Pyrame meurt, il s’exclame : « Encore un coup, Thisbé, par la dernière plaie / Regarde là-dedans si ma douleur est vraie » (v. 1115-1116). La force du vers lui vient de se trouver à l’acmé d’un réseau de plus en plus insistant. Dès l’ouverture de la pièce, la jeune fille proclamait : « Ici nos cœurs ouverts malgré vos tyrannies / Se font entrebaiser nos volontés unies » (v. 373) Mur fendu, cœur ouvert : les deux images vont de pair. Cette assimilation se retrouvera in fine lorsque les amants se perceront de coups. Tout se passe comme si le poète avait systématisé et appliqué aux corps l’image centrale de la fable ovidienne. Le corps lui-même devient une sorte de mur, une enveloppe charnelle pour le théâtre des désirs logés dans les os et les cœurs sans cesse personnifiés. La langue élaborée par Viau revivifie ainsi le mythe. Elle lui donne aussi une consistance dramatique très forte. Certaines images, porteuses de funestes présages, deviennent le lieu de l’ironie tragique. Véritables noyaux de sens, elles semblent non seulement annoncer la fin tragique mais peut-être la déclencher. Ainsi du mot humeur. Tout au long des quatre premiers actes, le texte actualise le sens figuré du terme, qui renvoie systématiquement aux idiosyncrasies des personnages. Il est parfois couplé avec le mot sang : le terme dénote alors la lignée (v. 899) ; mais ailleurs Narbal souligne que le sang « fait agir » l’âme (v. 92). Le rapprochement de sang et humeur est la première étape d’une alchimie dramatique autant que poétique. La suivante 12 Jn, 14, 23. Céline Bohnert 186 consiste dans l’activation de l’ensemble des sèmes attachés aux deux termes, en une série d’images fantasmatiques qui irriguent, pour ainsi dire, tout l’acte V, composé des deux monologues jumeaux des amants. Pyrame, s’adressant au lion et, au-delà, à toute la nature, imagine une forme de transsubstantiation : Depuis que ce beau sang passe en ta nourriture, Tes sens ont despoüillé leur cruelle nature, Je croy que ton humeur change de qualité, Et qu'elle a plus d'amour que de brutalité, Depuis que sa belle ame est icy respanduë, L'horreur de ces forests est à jamais perduë […]. (v. 1051-1056) Le sang de Thisbé irradie désormais depuis les entrailles de la bête et la nature toute entière en est métamorphosée. Théophile radicalise l’imaginaire ovidien de la métamorphose. Ce passage trouve toute sa force dans l’emploi moral du terme humeur en un contexte où tout renvoie à la chair. À la scène suivante, l’imprécation de Thisbé au mûrier conclut l’isotopie et amène la métamorphose qui fonde le mythe : cette fois humeur est pris dans son acception physiologique pour désigner le sang de Pyrame, devenu la sève de l’arbre : « Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux, / Ouvretoi l'estomac et fais couler à force / Cette sanglante humeur par toute ton écorce. » (v. 1194-1195). L’alliance des deux termes, sang et humeur, est ainsi réalisée et matérialisée sur scène - du moins sur la scène du langage, un langage dont on voudrait souligner la dimension charnelle, physiologique, terriblement concrète. Cette matérialisation progressive des images poétiques réalise sur le plan stylistique le principe de composition régressive qui préside à la tragédie. Le drame est énoncé d’emblée, désigné directement quoique discrètement par des isotopies qui structurent la pièce. Le théâtre de Viau est un théâtre de mots autant que d’action. Les personnages conservent quelque chose de la tragédie humaniste dans leur façon de s’exhiber, de se construire par la langue, et de projeter autour d’eux un monde à leur image. Chacun peint le monde « comme il est dans ses yeux » (v. 420). Pour partie intériorisée en effet, l’action devient d’ordre fantasmatique. On est frappé de la façon dont les amants évoquent l’espace qui les entoure 13 . Non contente de favoriser ou de contrarier leurs amours, la nature, sans cesse personnifiée, en est le prolongement, l’expression, la maté- 13 Sur ce point voir Daniela Dalla Valle, « Métamorphoses, métaphores et cosmologies dans Pyrame et Thisbé de Théophile », Mathieu-Castellani, Gisèle (ed.) La Métamorphose dans la poésie baroque française et anglaise: Variations et résurgences, Tübingen-Paris, G. Narr-J.-M. Place, 1980, pp. 113-123. Pyrame et Thisbé selon Viau, Pradon et de La Serre 187 rialisation : d’où l’image du mur « fendu de pitié », les métamorphoses florales (v. 975-984), et le fameux vers de Thisbé désignant le poignard assassin − « Il en rougit le traître ! ». La clairière, on l’a vu, devient un immense tombeau où circule le sang de Pyrame. Le corps du lion une châsse pour l’âme de Thisbé. Viau creuse le motif de la gémellité présent chez Ovide : le rêve d’union devient fantasme d’ingestion. Ainsi Thisbé : « Nous les joindrons [nos âmes] là-bas et par nos saints accords / Ne ferons qu’un esprit de l’ombre de deux corps » (v. 1213-1214). Tout comme Pyrame désespéré rêve de s’unir à Thisbé en étant à son tour dévoré par le lion ou en creusant en lui-même une tombe pour « quelques saintes reliques » de la chair aimée (v. 1166). Il y a là le désir d’une confusion des êtres plutôt que de leur union, des êtres eux-mêmes confondus avec ce qui les entoure. La dévoration de Thisbé par le lion est évoquée, on l’a vu, comme une transsubstantiation : sa chair (ou son âme), devenue celle du lion, métamorphose la bête désormais sacrée. L’imaginaire des profondeurs qui traverse la pièce, travaillé par des métaphores de l’enfouissement et du jaillissement, trouve en ce passage son point d’accomplissement, préparé par un ensemble de phénomènes stylistiques qui tendent d’abord à assimiler l’un à l’autre l’homme et la nature. De manière prémonitoire, le lieu du rendez-vous avait été présenté comme un grand corps irrigué par un ruisseau (v. 784-786). Les personnifications (du mur v. 376, de la nature v. 753 sq.), l’allocution, figure massivement employée, ou les comparaisons, pour certaines très habituelles (l’aimée-soleil : v. 755, 961, 967), entrent en résonnance pour constituer autour des amants un espace animé, mouvant, bruissant : la nature devient un corps vibrant. Ce phénomène fait signe vers la dimension épicurienne de la pièce, présente dès l’exposition lorsque Thisbé évoque l’échelle des êtres et lorsqu’elle compare l’éveil à soi-même, fruit de l’amour, à la course du soleil (v. 21-23). De cette omniprésence de la matière, découle une naturalisation des principes. La morale amoureuse est le fruit du corps − c’est pourquoi ni le vieux père ni Bersiane ne peuvent plus entendre les jeunes gens −, la morale politique est dictée par le désir du roi et c’est la faim qui détermine Deuxis à vouloir tuer Pyrame. Le principe de la fatalité dans la pièce réside dans le jeu des nécessités contraires inscrites dans les corps. L’univers (la beauté, les valeurs, le droit, la nature même) dépend pour chacun des forces qui l’habitent : amour, tyrannie, faim, vieillesse. C’est pourquoi les univers concurrents rêvés par chacun des personnages, sortes de lanternes magiques qui projettent chacun un monde à son image, sont juxtaposés bien plus que confrontés. Il n’y a pas de relativité dans cette pièce, pour laquelle Théophile crée une langue sans optatif, presque sans modalisation. Le seul changement qui se produit sur scène concerne les sbires à la solde du roi. Si Céline Bohnert 188 Syllar, qui oppose d’abord de fortes raisons au souverain qui veut faire assassiner Pyrame, n’est guère long à convaincre, son acolyte suit une autre trajectoire : Deuxis hésite, il se laisse emporter malgré lui dans une entreprise qu’il réprouve, et, blessé à mort par Pyrame, il trahit son roi pour tenter de sauver le jeune homme. Il retrouve ainsi une forme d’intégrité et « trépasse avec allègement » (v. 632). Deuxis est le seul personnage hésitant, et il éprouve douloureusement le prix de sa duplicité. Les autres sont tout d’une pièce, au point que les confidents semblent ne servir qu’à déployer un dialogue dans lequel leur maître s’expose, se dit, sans espoir qu’il puisse être autre : roi, père, amoureux. Le dialogue, forme amplement concurrencée dans la pièce par le monologue, ne s’accompagne d’aucune dialectique, ce qui lui confère un caractère extrêmement serré, tendu, violent. Et jamais les deux générations ne se croisent sur scène : Pyrame et son père s’invectivent mutuellement en l’absence l’un de l’autre 14 . Les personnages se présentent ainsi comment autant de monades, chacun pressé par une nécessité irrépressible. La pièce orchestre le choc de ces nécessités contraires. Cet usage de la parole théâtrale est tout à fait singulier. On pourrait suggérer ses affinités avec les formes poétiques pratiquées par Viau, l’épître et l’élégie. Mais il faudrait souligner alors la dimension profondément dialogique de ces poèmes : le je lyrique est saisi in medias res et fait allusion au passé, ou bien il se projette dans un après, et souvent il chante la palinodie. Son cheminement poétique, bien loin d’être linéaire, s’offre comme une promenade retorse et douloureuse. Cette particularité des formes poétiques apparentées au discours chez Théophile rend d’autant plus frappant le caractère monolithique des locuteurs de Pyrame et Thisbé. La tragédie naît du choc aveugle de singularités absolues. L’isolement des locuteurs rend ainsi impossible l’établissement d’un espace public, un espace commun fondé sur l’intersubjectivité et la circulation de la parole et des idées. Les dialogues ne laissent la place qu’à la solitude ou à la fusioningestion de l’autre. La construction même de la pièce semble ainsi porteuse d’une interrogation d’ordre social. Comme l’a montré Michèle Rosellini, le modèle de l’amitié épicurienne pourrait bien constituer un modèle en creux, qui jetterait une ombre jusque sur l’amour des jeunes gens, principe destruc- 14 Guido Saba, notant que les personnages principaux ne se parlent pas, hormis Pyrame et Thisbé, estimait qu’il s’agissait d’« indifférence de l’auteur aux problèmes de structure » (Théophile de Viau, un poète rebelle, Paris, PUF, 1999, p. 112). Il nous semble au contraire que cette absence de rencontre fait sens dans un monde où la communication directe semble abolie. Cela a certainement senti comme singulier, Puget de La Serre y met remède : Pyrame et son père s’invectivent sur scène, et la mère de Thisbé, nommée Oronthe, prend Narbal à partie (III, 2). Pyrame et Thisbé selon Viau, Pradon et de La Serre 189 teur pour la collectivité aussi bien que la double tyrannie du père et du roi. Il n’est pas anodin que le quiproquo final ne soit pas levé. Dans les Métamorphoses, Thisbé, trouvant son voile déchiré et tâché de sang, comprend que Pyrame s’est tué parce qu’il l’a crue morte. La Thisbé de Théophile est tout aussi aveugle que son amant : elle croit que Pyrame, alerté par son retard, a douté de son amour (v. 1219-1222). La pièce se constitue ainsi d’un kaléidoscope de visions projetées par des corps devenus autant de lanternes magiques. Amour du trône et passion privée chez Pradon Théophile a joué le rôle d’intermédiaire entre Ovide et Pradon. Ce dernier, comme son prédécesseur, conserve l’armature de la fable. Mais il la développe considérablement. L’amour de Pyrame et Thisbé, devenu le centre géométrique d’intérêts divers 15 , est aussi le seul élément stable de l’intrigue. Le chaos menace Babylone alors que tous les ordres se confondent (féminin/ masculin, public/ privé). La reine Amestris a condamné en ellemême la femme et la mère. Elle s’est sculpté une stature de Héros en soumettant les plus grands empires et en menant la ville d’une main de fer ; en cela, elle poursuit l’œuvre de Sémiramis. Comme cette dernière, elle tient le roi loin du trône : alors que Sémiramis avait fait de Ninus, son époux, un roi nul et faible, Amestris agit de même avec son fils Belus, élevé dans les plaisirs. On reconnaît là la figure du tyran oriental et Amestris tient de la Cléopâtre de Corneille. La tragédie commence au moment où Amestris faiblit et se sent femme, amoureuse qu’elle est de Pyrame, tandis que Belus, que son éducation n’a pu amollir, devient une menace pour son règne. La double transgression d’Amestris, cause de l’instabilité d’une ville partagée entre sa reine et Belus, semble se répercuter partout. Car Belus, qui brigue le 15 Pradon le souligne dans sa préface (Pirame et Thisbé, op. cit., n.p.) : « J’y ay fait un Episode d’Amestris & de Belus, qui quoy que fondé dans l’Histoire, sont des caracteres de mon invention, aussi bien que celuy d’Arsace. Quelques-uns ont voulu dire que cet Episode l’emportoit sur le Sujet principal ; mais si l’on veut prendre la peine d’examiner leur intérêt, on verra qu’ils sont si bien mêlez avec ceux de Pirame & Thisbé, que toutes les démarches de ces trois Personnes ne tendent qu’à rompre l’intelligence qui est entre ces deux Amans, pour l’intérêt particulier de leur amour, & qu’enfin Pirame & Thisbé sont le terme & le point fondamental où aboutissent toutes les lignes de ma Piece, comme à leur centre. Si Belus conserve ses droits contre la violence d’Amestris, & si Amestris par sa politique & par son adresse le veut détourner du Gouvernement de l’État, Pirame est l’objet qu’elle regarde, & Thisbé celuy de Belus, & c’est par leurs diferents (sic) qu’ils causent les cruels embarras de ces Amans malheureux […]. » Céline Bohnert 190 trône, est lui aussi tenté de faire primer son amour sur ses aspirations légitimes et d’oublier Babylone en épousant Thisbé. Le père de Pyrame, quant à lui, reste sourd à la tendresse naturelle que devrait lui inspirer son fils. Thisbé est, certes, l’unique héritière d’une famille ennemie qu’Arsace a réduite au néant. Mais Pyrame, qui n’a cédé aux commandements de son cœur qu’après un long combat, fait valoir les droits d’une clémence légitime. Le chaos s’est ainsi emparé de Babylone et risque d’entraîner les amants sincères. La confusion des intérêts publics et privés 16 entraîne le trouble des amoureux, dont la confiance l’un dans l’autre est sans cesse mise à l’épreuve - élément nouveau dans l’intrigue (II, 4 ; III, 6 et 8). Alors même que la fuite semble devoir les délivrer de l’espace sans ordre de la ville, le quiproquo bien connu met un terme tragique à leurs espoirs. Face aux corps des amants ramenés en triomphe dans la ville, les autres personnages prennent conscience de leurs fautes. L’intrigue est ainsi construite depuis la perspective des puissants. La mort des innocents devient le révélateur des vices de la cité. Quoique située au centre de l’intrigue, elle constitue moins le drame que le signe des déviances qui le causent. L’événement tragique est là : dans la prise de conscience − mais trop tard − des fautes de chacun. Or cette prise de conscience ne permet pas l’avènement d’un ordre juste. Le dénouement laisse bien des points en suspens : le sort de la reine et d’Arsace en particulier, ne sont pas tranchés. L’amour et la gloire : la faute du roi chez La Serre La Serre prend plus de libertés encore avec la trame ovidienne. La noble ascendance qu’il accorde à Pyrame et Thisbé n’est pas de son invention. Pradon avait conformé les protagonistes aux attendus du genre tragique en leur conférant une dignité sociale nouvelle. Mais La Serre ne se contente pas d’introduire des rivaux de sang royal, ses innovations évoquent à nouveaux frais la place de l’amour dans la cité. L’amour de Pyrame est Thisbé n’est en rien menacé par leurs parents, jamais évoqués ; bien plus, la reine Sémiramis a béni leur union. C’est pourquoi la pièce ne comporte aucune allusion au mur mitoyen si important quand il symbolise l’interdit familial. Et le dénouement est redessiné. La mort des amants, qui reste le fruit d’une méprise, devient aussi le sacrifice généreux de deux amants qui résistent à 16 Par exemple I, 5, Amestris : « … Barsine, peux-tu croire / Que ce pompeux discours de grandeur & de gloire, / Ce dehors fastueux, cet orgueil, cet éclat, / Coloroient mon amour de maximes d’Etat ; / S’il faut qu’à cœur ouvert avec toy je m’explique, / C’est un amour caché qui parle en politique […]. » Pyrame et Thisbé selon Viau, Pradon et de La Serre 191 la tyrannie de Ninus. C’est en cela principalement que consiste la différence entre les pièces de Pradon et de La Serre. Dans les deux pièces, la confusion des intérêts relève d’un jeu de l’amour et de la gloire, explicitement allégorisé dans le prologue de l’opéra. Mais La Serre défend une morale qui allie idéalement ces deux forces, en réponse peut-être à l’idée d’une « morale lubrique » du genre : Ninus est le contre-modèle de cette heureuse alliance. La faute du roi réside dans un déséquilibre entre sa passion d’une part, son rang et ses devoirs de l’autre. L’amour altère la nature du pouvoir et dégrade le roi en tyran. On assiste à un exercice passionné du pouvoir, déséquilibré par l’amour. Ce désordre intérieur est propre au personnage de Ninus : La Serre concentre en un seul personnage le principe dramaturgique qui fonde le Pyrame et Thisbé de 1674. Car Zoraïde, aussi bien que Pyrame et Thisbé, s’avèrent des amants parfaits. Le sentiment de la gloire, de la fidélité à soi, l’emporte finalement chez Zoraïde sur une passion devenue humiliante, avilie par un objet qui n’en est plus digne. Pyrame, qui tue le « monstre », regrette moins en mourant de perdre Thisbé que de ne plus pouvoir la protéger. Ce héros pacificateur, plus fidèle au peuple de Babylone que Ninus même, suit les lois d’un amour vertueux qui l’honore. Thisbé, sa « timide amante » devient in fine son égale et trouve des accents héroïques en présentant sa propre mort comme le châtiment du tyran. Son suicide généreux prolonge et accomplit la vengeance de Zoroastre, devenue celle de tous. La pureté des trois amants est suggérée par leur retour aux origines : la tragédie s’achève près des « tombeau des anciens rois assyriens », tandis que Zoraïde « vole au lieu de sa naissance ». Pour en arriver là, les amants seront passés par la même épreuve que chez Pradon, celle du doute. La Serre récrit directement plusieurs passages de Pradon dans lesquels Pyrame puis Thisbé s’interrogent sur la fidélité l’un de l’autre. * Les trois pièces, quoique très différentes, entretiennent des liens directs. Leurs traits communs tiennent aussi aux particularités de la fable. La critique l’a souvent souligné, le mythe de Pyrame et Thisbé est un mythe étrangement privé de dieux. Cette absence singulière commande des mises en œuvre originales du modèle tragique : elle fonde la pièce de Théophile, entraîne le suspens final de la pièce de Pradon, appelle le personnage intermédiaire de Zoroastre chez La Serre. Privé de causes métaphysiques, le drame est tout entier commandé par la nature des passions, redéfinies dans chaque œuvre. PFSCL XLIII, 85 (2016) L’éloquence silencieuse de l’horreur : le portrait de Mandrague dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé R OBERTO R OMAGNINO (U NIVERSITÉ P ARIS -S ORBONNE , EA 4509 STIH) Les bergers qui peuplent les contrées de L’Astrée, ainsi que les nymphes et les chevaliers qui les côtoient, ne semblent connaître la laideur que d’une manière anecdotique. Ils ont une expérience relativement faible de l’horreur. De ce fait, la description de Mandrague dans les tableaux de l’histoire de Damon et de Fortune est suffisamment exceptionnelle pour retenir notre attention. Par une micro-lecture de cette séquence, nous voudrions ici nous pencher sur la manière dont l’auteur de ce roman fondateur envisage la représentation de la laideur pour susciter un sentiment d’horreur. Nous essayerons ensuite de donner une interprétation possible du portrait de la Magicienne, en le replaçant dans le contexte didactique de l’exégèse du cycle figuratif. Sous la plume d’Honoré d’Urfé, la plaine du Forez est peuplée de figures féminines qui se signalent par leur beauté. Aux deux côtés du Lignon, nymphes et bergères rivalisent en grâce et en perfection, leur charme étant constamment souligné. Dans la fiction narrative du XVII e siècle, l’idéal aristocratique de la kalokagathia paraît encore opératoire : d’une manière générale les personnages nobles et ceux « positifs » sont le plus souvent caractérisés par quelques traits, plus ou moins développés, identifiés comme beaux. La représentation de la femme dans L’Astrée a déjà suscité des études ponctuelles 1 , alors que les portraits masculins, certes développés d’une manière moins soignée, souffrent d’un intérêt plus faible chez les chercheurs. Pareillement, la présence relativement discrète de la laideur dans les contrées foréziennes a peu intéressé les critiques. Pourtant, il y a bien d’autres « serpents dans la bergerie ». À la différence de la beauté, pratiquement omniprésente dans le roman pastoral, la laideur semble reléguée à quelques situations narratives particulières et associée à quelques personnages qui tendent à devenir des 1 Voir par exemple M. Gaume, « Portraits de femmes dans la première partie de L’Astrée », dans Études Foreziennes, n o 1, 1968, pp. 15-25 ; J. Serroy, « Portraits de femmes. La beauté féminine dans L’Astrée », dans Études sur Étienne Dolet. Le Théâtre au XVI e siècle. Le Forez, le Lyonnais et l’histoire du livre, dir. Gabriel-André Pérouse, Genève, Droz, 1993, pp. 239-247. Roberto Romagnino 194 « types » sinon des topoï fictionnels, tels la vieille femme objet de vitupération 2 , la sorcière 3 , l’étranger 4 . Dans l’ensemble, la présence de la laideur dans l’univers romanesque peut être envisagée sous deux angles de vue bien définis. D’une part elle fait l’objet d’un discours ou d’une réflexion, d’autre part elle est représentée et offerte à la vue du lecteur. Dans le premier cas, la laideur peut tantôt constituer le prétexte à une réflexion morale ou à une casuistique, tantôt s’inscrire dans un discours que nous qualifierions de sophistique, notamment dans la forme des dissoi logoi (par exemple « pour et contre la laideur ») ainsi que d’un éloge paradoxal ou d’une comparaison avec la beauté 5 . Dans le deuxième cas, une séquence descriptive montre la laideur physique d’un personnage, souvent envisagée comme le signe extérieur d’une dégradation morale qui, pour ainsi dire, affleure à la surface du corps 6 . Cette sorte d’interférence entre l’aspect physique et la nature d’un homme constitue le fondement de l’interprétation physiognomonique du corps et en particulier du visage, dont on compte de nombreux exemples romanesques jusque pour le moins aux années 1630 7 . Ici, nous proposons précisément d’envisager la seule description évidente de la laideur, et plus en particulier de mettre en lumière la façon dont cette « mise sous les yeux » se définit par rapport à la représentation, plus fréquente, de la beauté. Nous entendons de fait la description au sens où on 2 Sur le développement de ce topos, voir P. Bettella, The Ugly Woman : Transgressive Aesthetic Models in Italian Poetry from the Middle Ages to the Baroque, Toronto- Buffalo, University of Toronto Press, 2005, en particulier pp. 10-40. 3 Voir N. Courtès, L’Écriture de l’enchantement. Magie et magiciens dans la littérature française du XVII e siècle, Paris, H. Champion, « Lumière classique », 2004. 4 Le Maure frappé d’une passion soudaine pour Diane (L’Astrée, I, 6), dans son aspect « monstrueux », en constitue un exemple. 5 Voir par exemple N. de Cholières, Les Neuf Matinées du seigneur de Cholières, Paris, J. Richer, 1585 (en particulier la « Matinée V. Des Laides et Belles Femmes. S’il vaut mieux prendre à femme une laide qu’une belle », pp. 162-199). 6 Voir U. Eco (dir.), Histoire de la laideur [ trad. M. Bouzaher ] , Paris, Flammarion, 2007 ; K. S ZUHAJ , Le Portrait satirique baroque. L’œuvre de Charles-Timoleon de Sigogne dans le reflet d’une analyse comparée de l’art et de la peinture, Thèse Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III / Eötvös Loránd tudományegyetem (Budapest), 2009, dir. M.-M. Fragonard et Z. Jeney. 7 Voir J.-J. Courtine et C. Haroche, Historie du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVI e -début XIX e siècles), Paris, Éditions Payot et Rivages, 2007 [ 1988 ] ; J.-J. Courtine, « Le miroir de l’âme », dans Histoire du corps, dir. G. Vigarello, vol. 1. (De la Renaissance aux Lumières), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2011 [ 2005 ] , pp. 319-325. Voir aussi L. Marcucci, « Le rôle méconnu de la physiognomonie dans les théories et les pratiques artistiques de la Renaissance à l’Âge classique », Nouvelle revue d’Esthétique, PUF, n o 15, 2015, pp. 123-133. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 195 l’entendait dans la réflexion rhétorique de l’Antiquité et de la première modernité, à savoir celui d’un discours doté d’enargeia/ évidence, mettant son objet sous les yeux du lecteur/ auditeur (hyp’opsin/ sub oculos). Ainsi la séquence que nous avons retenue se signale-t-elle par une remarquable visée énargique et pathétique. Un « spectacle d’horreur » Dans le livre XI de la Première partie de L’Astrée, le druide Adamas, sollicité par la curiosité de Céladon et cédant à la demande de Galathée, livre - à l’attention d’une assistance où figurent aussi Léonide et Sylvie - une description commentée des tableaux composant l’« Histoire de Damon et de Fortune ». Il s’agit d’une véritable histoire intercalée, se déroulant par étapes sur six bas-reliefs dont le sage explique le fond narratif et décrypte les éléments codés. Cette « galerie de peintures » sui generis représente les amours tragiques des jeunes bergers Damon et Fortune. Victime du caprice d’Amour, la vieille magicienne Mandrague tombe amoureuse de Damon. Face à l’impossibilité de satisfaire à cette passion inconsidérée, elle envoie des songes pernicieux aux deux bergers et altère - à l’aide de la magie - les eaux de la Fontaine de la Vérité d’Amour. Ainsi trompés, Damon et Fortune meurent de chagrin. Regrettant l’épilogue pitoyable de l’histoire, Mandrague ne peut enfin que maudire ses propres arts. À la magicienne est d’abord consacrée une première description, longue et minutieuse, dans le troisième tableau, présentée tout après une description du beau Damon, dont elle constitue le pendant antiphrastique : Or jettez l’œil de l’autre côté du rivage si vous ne craignez d’y voir le laid en sa perfection, comme en la sienne vous avez veu le beau, car entre ces ronces effroyables, vous verrez la magicienne Mandrague contemplant le Berger en son bain. La voicy vestuë presque en despit de ceux qui la regardent, eschevelée, un bras nud, & la robbe d’un costé retroussée plus haut que le genoüil. Je croy qu’elle vient de faire quelque sortilege ; mais jugez icy l’effet d’une beauté. Ceste vieille que vous voyez si ridée, qu’il semble que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son visage, maigre, petite, toute chenuë, les cheveux à moitié tondus, toute accrouppie, & selon son âge plus propre pour le cercueil que pour la vie, n’a honte de s’esprendre de ce jeune Berger : Si “l’Amour vient de la simpathie”, comme on dit, je ne sçay pas bien où l’on la pourra trouver entre Damon & elle. Voyez quelle mine elle fait en son extaze. Elle estend la teste, allonge le col, serre les espaules, tient les bras joints le long des costez, & les mains assemblées en son gyron ; & le meilleur est, que pensant sousrire, elle fait la Roberto Romagnino 196 mouë. Si est-ce que telle qu’elle est, elle ne laisse de rechercher l’amour du beau Berger. 8 Ce passage s’inscrit, à l’instar du troisième volet d’un polyptique, dans une séquence plus ample constituée de quatre éléments. Le premier consiste en une topographie représentant le Lignon, ses sources et le bois qui le côtoie. Le deuxième montre le beau berger Damon. Après la description de Mandrague, la mention de Vénus et de Cupidon se moquant de Mandrague vient enfin renseigner le lecteur sur l’origine de la passion de la magicienne pour le berger : Que si ce n’est par gageure, c’est pour faire voir en ceste vieille, que le bois sec brusle mieux, & plus aisément que le verd, ou bien que pour monstrer sa puissance sur ceste vieille hostesse des tombeaux, il luy plaist de faire preuve de l’ardeur de son flambeau, avec lequel il semble qu’il luy redonne une nouvelle ame ; & pour dire en un mot, qu’il la fasse ressusciter, & sortir du cercueil. 9 Ainsi toute l’histoire serait-elle la représentation « en acte » d’une sentence : « le bois sec brusle mieux, & plus aisément que le verd ». Cette histoire, par ailleurs, offre de nombreux memorabilia qui en dénoncent la visée pédagogique et morale. On peut dès lors se demander quelle est la principale leçon que le lecteur, de même que le curieux Céladon, spectateur/ auditeur intra-fictionnel, doit retenir de ces « infortunées & fidelles Amours ». Quelques détails de la description ci-dessus nous offriront une réponse probablement inattendue. Cette séquence comporte plusieurs traits qui caractérisent maintes descriptions de la vieille femme, laide et hideuse. Cette dernière s’affirme comme un motif recourant depuis l’Antiquité, et en particulier au XVI e siècle où la dépréciation esthétique de la vieillesse fait l’objet de nombreux ouvrages satiriques, parfois teintés d’une touche misogyne plus ou moins foncée 10 . Si l’on songe aux descriptions brutales d’un Du Bellay ou d’un 8 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée [1607-1612], dir. Delphine Denis, Paris, Champion Classiques, série « Littératures », 2011, l. 11, p. 642. Les extraits de la première partie de L’Astrée seront tous cités d’après cette édition. 9 Ibid. 10 Voir J. Bailbé, « Le thème de la vieille femme dans la poésie satirique du seizième et du début du dix-septième siècles », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 26, n o 1, 1964, pp. 98-119 ; J.-P. Cavaillé, « L’Éloge de la laideur dans la littérature antipétrarquiste », dans « La Querelle des corps. Acceptions et pratiques dans la formation des sociétés européennes », L’Atelier du centre de recherches historiques [ en ligne ] , n o 11, 2013, mis en ligne le 8 juillet 2013, consulté la dernière fois le 29 mars 2016, URL : http: / / acrh.revues.org/ 5234. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 197 Ronsard 11 , on ne peut que s’étonner à l’égard du caractère certes macabre mais somme toute relativement discret du portrait proprement physique de Mandrague. Ce dernier, par ailleurs, ne semble pas relever d’une visée satirique. Il ne s’agit aucunement d’une caricature. À y regarder de près, les quelques lignes de la prosopographie de la magicienne nous offrent une déclinaison en quelque sorte déconcertante du portrait de la vieille femme. D’abord, la description repose manifestement sur le renversement complet du paradigme de la descriptio puellae 12 . Ce dernier est largement illustré dans la fiction narrative en prose et dans la pastorale entre le XVI e et XVII e siècles, où abondent les descriptions physiques de bergères et nymphes, aussi bien que de nobles femmes. Souvent, ces portraits se fondent sur l’étalement des parties du corps, que l’emploi massif de la comparaison voire de la métaphore finit par assimiler aussitôt à une liste plus ou moins longue de comparants qui tendent à devenir topiques. L’héroïne éponyme des Bergeries de Julliette de Nicolas de Montreux en offre un excellent exemple, que nous nous permettons de citer in extenso : Elle avoit les cheveux à couleur de chastain, longs, & fort desliez, qu’elle emprisonnoit par filets, souz un beau voyle de lin, ou de toille d’Hollande, son front estoit large, sans marques ou rides, estendu, polly, & un peu brun, ses sourcils noirs et desliez, comme floccons de fine soye, un peu abaissez sur la voulte des yeux, qui estoient brunetz et fort clairs, voire estoient vives flammes pour embrazer les cœurs non encores passionnez, de tous ceux qui les regardoyent, ils n’estoyent point enfoncez dans la teste, ny trop grands, ny trop petits, ains esgallement mesurez et proportionnez : ses jouës un peu grassettes & non plattes ny creuses, portoient la couleur d’une roze de May, sans fard ny vermillon, ses levres ressembloyent aux oeuillets d’Esté, & encores elles estoyent plus douces & vermeilles, son nez un peu 11 Voir J. Bailbé, « Le thème de la vieille femme dans la poésie satirique », art. cit.. 12 Voir en particulier Les Arts poétiques du XII e et du XIII e siècle, éd. E. Faral, Paris, Honoré Champion, 1924 ; E. Cropper, « On beautiful women, Parmigianino, “Petrarchismo”, and the vernacular style », Art Bulletin, n o VII, 1976, pp. 374-393 ; G. P OZZI , « Il ritratto della donna nella poesia d’inizio Cinquecento e la pittura di Giorgione », Lettere italiane, n o 1, 1979, pp. 309-341 ; Id., « Temi, τοποι , stereotipi », dans Letteratura italiana, dir. A. Asor Rosa, III e partie : Le forme del testo, t. I : teoria e poesia, Turin, Einaudi, 1984, pp. 391-436. Voir aussi M. de las Nieves Muñiz Muñiz, « Sulla tradizione della descriptio puellae e sull’Amaranta di Sannazaro », Rinascimento meridionale, n o 2, 2011, pp. 21-57 ; I D ., « La descriptio puellae : tradición y reescritura », dans El Texto infinito. Tradición y reescritura en la edad media y el Renacimiento, éd. C. Esteve, Salamanque, Seminario de Estudios Medievales y Renacentistas ; Sociedad de Estudios Medievales y Renacentistas, 2014, pp. 151-189. Roberto Romagnino 198 aquillin, sa gorge grassette, & blanche comme albastre, son sein pareil en couleur au laict pressé, où deux petits montz d’yvoire distantz de trois doigts l’un de l’autre, durs comme pierre, & blancs comme neige, traçoyent & ouvroyent mignonnement un petit chemin par où glissoit une chaisne de perles d [ e ] voirre qui cedoient à sa divine blancheur naturelle, ses mains estoient longues, grassettes & serrées à les manier, l’on eust cuidé toucher du cotton, ou de la soye : & bref jamais la miserable Oenonne encore bergere de la forest d’Ida, ne fut si belle alors que Paris la prit à femme. 13 Se formant par « concrétion » d’éléments de nature minérale et végétale, l’image de la femme ainsi décrite n’a donc plus rien de proprement humain. De surcroît, il est paradoxalement difficile, voire impossible, de se forger une image mentale d’un corps ainsi représenté 14 . On le voit, ce type de représentation repose sur un code poétique fortement connoté, relevant de l’idéal esthétique pétrarquiste, développé ensuite dans le sens de la profusion des détails et, par là, des matériaux convoqués en tant que parangons des « vertus » esthétiques de la femme décrite, entre autres la blancheur et la douceur. Ailleurs, le corps ainsi constitué est de surcroît revêtu de robes très riches, qui finissent parfois par l’écraser sous le poids de leurs tissus finement brodés. La femme, objet de la description, disparaît alors en tant que figure « humaine » : elle devient, pour ainsi dire, un pur support, un monument sur lequel se greffe une floraison d’éléments hétérogènes. Ce type de description fait bientôt l’objet de critiques violentes, voire de satires, visant à la fois la dimension topique des portraits physiques et, plus en particulier, le caractère outré et invraisemblable de l’appareil comparatif, que Rebreviettes tourne par exemple au ridicule quelques ans après la parution de la Première partie de L’Astrée : Apres m’estre amusé à la contemplation de toutes ces choses, je rejettay ma veuë su la parure des Demoiselles qui estoient à la table, non sans admirer leur folle vanité tant en façons de faire, qu’en habits & autres ornemens. L’une avoit une escharpe au travers le corps comme une Bellonne, l’autre un pannache sur la perruque comme une furie de Mars, l’autre le sein 13 N. de Montreux, Le Premier Livre des Bergeries de Julliette, Lyon, J. Veyrat, 1592 [ 1585 ] , pp. 1-3. 14 Le portrait grotesque de « la belle Charité » dans le livre 2 du Berger extravagant de Sorel, concrètement illustré par une gravure, montre clairement l’impossibilité d’une lecture au premier degré de ce type de description. Voir par exemple L. Desjardins, « De la “surface trompeuse” à l’agréable mensonge. Le visage au XVII e siècle », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality : History and Theory of the Arts, Literatures and Technologies, n o 8, 2006, pp. 53-66. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 199 descouvert comme une Cyprinne ; l’autre les cheveux flottans sur la face, comme une Meduse : brief elles estoient toutes si bigarrées, desguisées, cordelées, huppées, frisées, gauffrées, enchainées, tortillées, godronnées, & contrefaites que l’on eust dit qu’elles eussent fait complot de donner un prix de gloire & d’honneur, à celle qui auroit le plus de folie & de vanité. Je passois aucunement toutes ces choses, comme artifices pour se montrer plus galantes & plus belles (but principal après lequel ce sexe descoche ordinairement les trais de sa vanité) mais rien ne me donna tant d’estonnement que leurs cheveux, que elles avoient poudrez d’une certaine poudre menuë & deliée, assez aprochante à la blancheur de la fleur d’amande lors qu’elle est bien pulverisée. C’estoit l’encens de Cypre dont elles parfumoient leurs testes autels de la fausse Déesse de ceste isle-là. A la première veuë que j’en fis, je pensay qu’elles venoient de cribler la farine, ou qu’elles avoient eu le buleteau en main dans quelque moulin au bled, mais les ayant regardées de plus près, je vy bien que ceste poudrure y estoit de guet à pent, car leurs robbes n’estoient en rien farinées, & il n’y avoit que leurs cheveux ainsy blanchis, & accommodez. Je cognu lors que c’estoit un pur aveuglement dont Dieu les avoit bandées, affin que pensant s’embellir per tels moyens, elles se rendissent laides & difformes, s’exposant à la risée de ceux de qui elles pensent estre cheries & courtisées. 15 Or il paraît manifeste que la description de Mandrague ne relève pas de la même intention. Le texte d’Urfé semble vouloir atteindre un effet purement esthétique, en l’occurrence l’horreur. Celui-ci repose sur une sorte de dépouillement progressif des moyens expressifs. En effet, par rapport à la description de la beauté, la « mise sous les yeux » de la laideur se définit par privation ou par négation. À ce propos, il est significatif que déjà la représentation de la bergère Fortune dans le deuxième tableau, qui pourtant s’inscrit encore en partie dans la tradition du portrait « comparatif » ou métaphorique, se concentre sur quelques éléments, à savoir les cheveux et surtout les sourcils de la bergère. Par un procédé de thématisation du détail, Urfé déplace alors le regard du spectateur sur l’action des petits Amours qui façonnent les sourcils en jouant avec leurs arcs 16 . La métaphore, mise en scène et non énoncée, n’est donc que le point d’appui d’une description enchâssée ou, pour mieux dire, juxtaposée. Le portrait de Fortune 15 G. de Rebreviettes, Le Philaret, divisé en deux parties, Erres et Ombre, Arras, G. de La Rivière, 1611, pp. 57-59. 16 La multiplication de détails « signifiants » entraîne, il est vrai, le risque de la dispersion dans la lecture. En ce sens, le développement de l’action des Amours forgeant leur arc sur le modèle du sourcil de Fortune - ce qui, de surcroît, inverse le rapport comparatif traditionnel - est davantage envisageable en tant que particolare que comme dettaglio (voir D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996 [ 1992 ] , en particulier p. 223 et sq.). Roberto Romagnino 200 proprement dit se voit par conséquent soustrait au surplus potentiel d’éléments figuratifs invraisemblables, ceux-ci étant déplacés à côté du sujet principal qui se voit comme « épuré ». À y regarder de près, en effet, les tableaux illustrant cette histoire tragique témoignent d’un changement de perspective. Délaissant les conventions de la description traditionnelle, Urfé semble regarder davantage à des modèles figuratifs que langagiers. Ce paradigme pictural se traduit alors en une remarquable économie des moyens convoqués pour peindre les scènes principales de l’histoire, alors que ce sont les détails les plus décoratifs qui s’avèrent développés plus librement, et comme « mis à l’écart » de la figure principale. Dans le portrait de Mandrague, le romancier-peintre convoque quelques éléments topiques de la descriptio puellae, en en renversant complètement la connotation. Si les portraits des jeunes femmes se rapprochent parfois des représentations allégoriques de l’abondance, et si, en effet, le lourd appareil comparatif en réduit sensiblement la lisibilité, la description de Mandrague donne bel et bien à voir, et ce d’une manière concrète et impressive. La liste conventionnelle des comparants topiques de la beauté et de la jeunesse est dès lors remplacée par de simples adjectifs, prégnants voire répugnants, et par des similitudes suggérant des images dysphoriques non pas abstraites mais ancrées elles aussi dans l’expérience réelle des lecteurs, tels la grimace de la vieille magicienne et la précision que son âge est « plus propre pour le cercueil que pour la vie ». Apparemment hyperbolique, cette amplification adjectivale n’en suggère pas moins l’aspect tangible d’un corps dégradé par le temps, tout en introduisant l’image du cercueil - effrayante s’il en est - qui contribue à susciter une certaine gêne chez l’auditeur. À une première lecture, la description de Mandrague respecte les consignes des traités de rhétorique. D’abord Adamas, s’adressant à ses auditeurs, les engage directement dans le procédé d’exégèse ecphrastique. Il dirige le regard des spectateurs qui, restant muets pendant toute la description 17 , apprennent à la fois une leçon esthétique (par la vue de modèles de beauté et de laideur), une leçon technique (la meilleure façon de peindre et de décrire), et une leçon éthique (la redoutable puissance d’Amour et le danger que l’on court en s’abandonnant à une passion). Ensuite, un élément plus général (« la voicy vestuë presque en despit de ceux qui la regardent ») précède les quelques détails convoqués pour mettre sous les yeux l’image de la vieillesse et de la laideur : échevelée, Mandrague 17 On se souvient en revanche que Philostrate - dont les descriptions commentées des Images constituent l’un des modèles des ecphraseis des tableaux de Damon et de Fortune - encourageait ses jeunes auditeurs à l’interrompre et à lui poser des questions. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 201 est présentée comme un emblème de la répugnance 18 . Sa décrépitude exige l’emploi d’une image hyperbolique (« il semble que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son visage »), mais ce qui déconcerte est surtout la passion inouïe d’une femme aussi âgée pour un jeune berger. Le caractère extraordinaire de cet amour est par ailleurs mis en lumière par la nymphe Galathée, qui le distingue de celui de Fortune, défini comme « chose ordinaire » : Voulez vous, Berger, voir une des plus grandes preuves qu’Amour ayt fait de sa puissance il y a long temps ? Et quelle est-elle ? respondit le Berger : C’est, dit la Nymphe, les Amours de Mandrague, & de Damon : car pour la Bergere Fortune, c’est chose ordinaire. 19 Les actions nerveuses qu’accomplit la magicienne donnent encore l’image d’une personne « possédée » : en les décrivant, Adamas recourt précisément au terme « extaze ». La femme paraît alors complètement défigurée, désormais incapable de renoncer à l’amour de Damon, qui pourtant lui est refusé. L’importance de ce dense passage se signale d’emblée par le soin de sa composition. Plusieurs allitérations - particulièrement efficaces si l’on admet la pratique de la lecture à haute voix de certaines séquences romanesques, pratique qui nous paraît convenir sensiblement aux descriptions - soulignent par exemple le poids de termes tels « la voicy vestuë », « robbe [ … ] retroussée », « vieille que vous voyez », et en général des mots de voir, dont le passage paraît saturé. L’insistance sur les r (« autre côté du rivage », « ronces effroyables ») oblige également le lecteur à s’arrêter sur quelques syntagmes censés suggérer des images saillantes. Il se figure alors le lieu de cette contemplation dérobée, ainsi que certains détails du corps de la magicienne, desséchée par le temps et proprement répugnante. La puissance de ces images se fonde à la fois sur le caractère réel et concret des éléments évoqués et sur un dépouillement visant l’intensité plutôt que la quantité des détails. Ainsi le portrait relève-t-il davantage de l’hypotypose - figure d’emphase reposant sur la mise en lumière de quelques détails particulièrement expressifs - que de la description proprement dite - figure de la profusion visant à donner une image le plus possible complète de son objet. Parmi les nombreuses représentations de vieilles sorcières proposées par la fiction narrative européenne depuis l’Antiquité, deux figures semblent avoir pu inspirer Honoré d’Urfé dans la peinture de Mandrague. D’abord le portrait ariostesque d’Alcina, dont la suggestion est doublement présente 18 J. Serroy, « Portraits de femmes. La beauté féminine dans L’Astrée », art. cit., p. 241, parle bien à propos d’« anti-appas » et d’« érotisme dévoyé ». 19 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, p. 632. Roberto Romagnino 202 dans les tableaux de Damon et de Fortune. D’une part, elle témoigne du topos de l’assimilation du sourcil à un arc 20 , mobilisée - de façon originale comme on l’a vu - dans le portrait de Fortune. D’autre part - dans son affreux état naturel qu’elle s’adonne à dissimuler par ses arts magiques - Alcina semble précisément avoir marqué la représentation de Mandrague : Dame tant laide, & telle, que la terre Une plus vieille & difforme n’en serre. Alcine avoit face ridée, & palle, Maigre, & le poil rare, gris, & chenu, Et à six pieds n’avoit haulteur egale, Et moins en bouche avoit dent retenu : Car plus qu’Hecube, ou Cumée fatale Avoit de temps, en vieillesse venu : Mais tant cest art use à nous incognue, Qu’elle est pour belle, & pour jeune tenue. 21 Alcina constitue à la fois un modèle sur le plan proprement esthétique et un contre-modèle sur le plan fictionnel, l’art de Mandrague ne lui permettant ni de camoufler son aspect affreux, ni d’obtenir l’amour de Damon, ne fût-ce que pour un temps déterminé. Un deuxième modèle, romanesque cette fois et très proche chronologiquement de L’Astrée, est la redoutable Diadelle des Bergeries de Julliette : une femme qui avoit les bras nuds, jusqu’aux coudes, les cheveux espars tout du long de ses espaules, les pieds nuds, & les mains toutes noircies de fumée, dans l’une desquelles elle tenoit une fiole, & dans l’autre une verge d’osier. 22 Par rapport à ces modèles plutôt conventionnels, cependant, la magicienne de L’Astrée est envisagée d’une manière beaucoup plus efficace et, dirionsnous, dramatique. Mandrague est littéralement mise en scène et présentée en acte. Anticipée par le commentaire de l’exégète Adamas dans le troisième tableau (« je croy qu’elle vient de faire quelque sortilege »), en effet, l’action de la magicienne est décrite minutieusement dans le quatrième : Or considerons l’histoire de ce Tableau, voicy Mandrague au milieu d’un cerne, une baguette en la main droitte, un livre tout crasseux en l’autre, avec une chandelle de cire vierge, des lunettes fort troubles au nez, voyez 20 L’Arioste, Le Premier volume de Roland furieux [ trad. J. Fornier ] , Anvers, G. Spelman, 1555, VII, 12, 1-2 : « Soubs deux arcs noirs, de lignes tressubtiles / Sont deux beaux yeulx, ains deux soleils luysans ». 21 Ibid., VII, 72-73. 22 N. de Montreux, Le Premier Livre des Bergeries de Julliette, op. cit., II e journée, p. 145. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 203 comme il semble qu’elle marmotte, & comme elle tient les yeux tournez d’une estrange façon, la bouche demy ouverte, & faisant une mine si estrange des sourcils, & du reste du visage, qu’elle monstre bien de travailler d’affection. Mais prenez garde comme elle a le pied, le côté, le bras, & l’espaule gauche nuds, c’est pour estre le costé du cœur : ces fantosmes que vous luy voyez autour, sont demons qu’elle a contraint venir à elle par la force de ses charmes, pour sçavoir comme elle pourra estre aimée de Damon [ … ] . 23 L’accumulation des éléments dérangeants vise à susciter la répulsion du lecteur/ spectateur. La sorcière, dont l’image est encore une fois morcelée et représentée par la mise en lumière de quelques disjecta membra dont l’ordre paraît de surcroît aléatoire (du bas en haut dans les dernières lignes citées ci-dessus, c’est-à-dire l’inverse de ce que préconisent les traités). Le lecteur averti aura reconnu dans ces détails - à la fois « étranges » (adjectif employé à plusieurs reprises) et effrayants - la représentation de gestes et attitudes signifiant, comme le suggère l’exégète lui-même, la passion violente qui agite Mandrague 24 . Plus exactement, la passion est montrée par ses effets, sur et par le corps de la magicienne. C’est une véritable peinture qu’Urfé nous met sous les yeux. Ainsi l’inspiration picturale de cette séquence paraît-elle manifeste dans ce passage ultérieur : Avant que passer plus outre, considerez un peu l’artifice de ceste peinture, voyons les effets de la chandelle de Mandrague, entre les obscuritez de la nuit. Elle a tout le costé gauche du visage fort clair, & le reste tellement obscur qu’il semble d’un visage different, la bouche entre-ouverte paroist par le dedans claire, autant que l’ouverture peut permettre à la clairté d’y entrer, & le bras qui tient la chandelle, vous le voyez aupres de la main fort obscur, à cause que le livre qu’elle tient y fait ombre, & le reste est si clair par le dessus, qu’il fait plus paroistre la noirceur du dessous. Et de mesme avec combien de consideration ont esté observez les effets que ceste chandelle fait en ces demons ; car les uns & les autres selon qu’ils sont tournez sont esclairez ou obscourcis. 25 23 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, p. 643. Sur le portrait de Mandrague, voir aussi M. Gaume, Les Inspirations et les sources de l’œuvre d’Honoré d’Urfé, Saint-Étienne, Centre d’Études foréziennes, 1977, pp. 28-39 et passim ; N. Courtès, L’Écriture de l’enchantement, op. cit., pp. 363-367. 24 Sur cet aspect, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Lire les gestes, voir les passions : gestes et attitudes dans la fiction narrative française du XVII e siècle », dans Interpretation in/ of the Seventeenth Century, dir. P. Zoberman, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015, pp. 217-232, en particulier p. 226 sq. 25 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, pp. 643-644. Roberto Romagnino 204 En plus de sa remarquable compétence technique, le romancier fait ici preuve d’une virtuosité hors pair. Il réussit le pari épineux - dont l’échec est lourdement sanctionné par les contempteurs de la description - de revêtir le langage spécialisé et la méticulosité de l’ecphrasis d’une incontestable grâce stylistique, tout en montrant des objets proprement horribles. Le style coulant et la douceur de la composition véhiculent dans ce passage un coup d’œil repoussant. En délaissant le souvenir maniériste des portraits de l’école de Fontainebleau - dont ailleurs il fait preuve d’une maîtrise parfaite - Urfé puise dans des modèles complétement différents, que nous définirions « caravagesques », qui retiennent également la leçon de certaines peintres « réalistes » des écoles du Nord. Les jeux de lumière, le détail de la bouche entre-ouverte, le clair-obscur observé avec une précision déconcertante, voici autant d’éléments apparemment nouveaux dans une description fictionnelle. Ce qui caractérise cette séquence est son caractère « réaliste » et fortement concret, qui ne relève pas pour autant d’une visée satirique, ni d’une esthétique de l’excès ou grand-guignolesque. De ce fait, c’est précisément l’expérience directe et concrète des détails représentés qui suscite chez le lecteur le sentiment de l’horreur. Urfé lui met sous les yeux ce qu’il connaît ou ce qu’il craint. Il lui montre ses cauchemars. Les effets d’une passion Le soin extrême par lequel le romancier soustrait le portrait de Mandrague au topos de la femme laide et exécrable - voire hideuse et donc affreuse - nous invite à nous interroger sur la fonction de cette longue description morcelée en plusieurs passages. D’une part il y a certes une intention esthétique, le cycle des tableaux de Damon et de Fortune visant à séduire le lecteur par la virtuosité de l’écriture et l’abondance des images. Les amateurs de peinture auront aussi apprécié les renvois aux détails techniques. En ce sens, l’expansion narrative de l’histoire insérée s’accompagne de la fonction ornementale de la description visant à susciter le plaisir du lecteur. D’autre part, cependant, une lecture plus attentive montre que ce plaisir de la description s’accompagne à la fois d’un sujet déplorable et d’images répugnantes. À y regarder de près, en effet, ces tableaux visent davantage à enseigner quelque chose qu’à la délectation : la fascination esthétique véhicule un contenu moral. Plusieurs éléments témoignent de telle vocation pédagogique. D’abord, comme nous l’avons anticipé, les nombreuses sentences dont la séquence est émaillée dénoncent sa visée didactique. Le premier exemple, énoncé par Adamas en guise de prologue à la description des tableaux, constitue aussi la signification de l’histoire, aussitôt présentée comme exemplaire : Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 205 Tout ainsi que l’ouvrier se joüe de son œuvre, & en fait comme il luy plaist : de mesme les grands Dieux, de la main desquels nous sommes formez, prennent plaisir à nous faire joüer sur le theatre du monde, le personnage qu’ils nous ont esleu. Mais entre tous, il n’y en a point qui ait des imaginations si bigearres qu’Amour, car il rajeunit les vieux, & envieillit les jeunes, en aussi peu de temps que dure l’esclair d’un bel œil. 26 L’histoire qui va commencer est donc la représentation « en acte » de la puissance d’Amour, illustrée par le destin malheureux des hommes dont il dispose à son gré. Du coup, l’adjectif « bigearres » et l’hyperbole - ou plutôt l’adynaton - « il rajeunit les vieux, & envieillit les jeunes, en aussi peu de temps que dure l’esclair d’un bel œil » - suggèrent que cette histoire présentera des éléments inattendus voire surprenants. Cette suggestion est confirmée dans le troisième tableau, où une autre sentence est inscrite dans un commentaire d’Adamas : « Si “l’Amour vient de la simpathie”, comme on dit, je ne sçay pas bien où l’on la pourra trouver entre Damon & elle ». L’amour de Mandrague pour le berger est donc impossible et destiné à une issue malheureuse. De surcroît, il est déroutant et inconcevable. Et pourtant, victime d’une passion plus forte qu’elle - une troisième sentence, quoiqu’elle ne se réfère pas spécialement à Mandrague, souligne que « les charmes de la magie ne puissent rien sur les charmes d’Amour » 27 - la magicienne ne cesse de chercher l’amour de Damon. Ensuite, à coté de ces sentences, les commentaires d’Adamas, derrière lesquels se cache vraisemblablement le je du romancier, insistent sur le fait que Mandrague, qui pourtant est « une des plus grandes magiciennes de la Gaule » 28 , est agitée par une passion sur laquelle elle n’a aucun contrôle : « voyez quelle mine elle fait en son extaze », « elle monstre bien de travailler d’affection ». Autrement dit, elle se trouve hors d’elle-même, dans une sorte d’enthousiasme érotique, brûlant d’un amour proprement déconcertant pour un jeune berger. Voilà donc que le portrait apparemment impitoyable de la magicienne peut paraître sous un nouveau jour. L’horreur que le peintre s’est donné à éveiller, qui à une première lecture pourrait suggérer la nature méchante de Mandrague, ne relève pas, à y regarder de près, du corps à proprement parler. Il est vrai que, dépourvue de fonction fictionnelle - à la différence par exemple de la laideur, induite et momentanée, de Célidée - la laideur de Mandrague ne sert qu’à susciter la répulsion du lecteur. Mais l’accent ne paraît pas être placé sur cette caractéristique en tant que telle. Si Mandrague est laide, elle l’est parce que la vieillesse l’a rendue ainsi. Ce qui 26 Ibid., pp. 636-637. 27 Ibid., p. 644. 28 Ibid., p. 632. Roberto Romagnino 206 paraît dérangeant, dans l’ensemble de sa figure, c’est plutôt la défiguration dont elle est victime. Possédée, elle expose son corps aux coups d’une « affection » qui l’agite de l’intérieur. Ses actes et ses pensées elles-mêmes, cependant, nous sont livrés par le seul biais de l’interprétation d’Adamas, qui semble en quelque sorte vouloir l’absoudre. Aucune apostrophe, aucune harangue ne vient nous éclairer sur sa véritable nature 29 . Mandrague ne s’exprime que par cette difformité « induite ». Privée ainsi de sa propre parole, la magicienne ne montre aucunement son propre caractère. Sa description, autrement dit, ne constitue pas une éthopée. Sous un angle strictement rhétorique, par ailleurs, l’insistance sur la laideur - loin de dénoncer la dépravation morale de la déplorable femme - s’identifie plus simplement à l’amplification d’une circonstance, à savoir son âge. Tel procédé d’amplification présente une double intention, à la fois esthétique et argumentative. D’une part la description de la sénescence suscite forcément des images dysphoriques. D’autre part, l’insistance sur la vieillesse souligne l’impossibilité de l’amour de Mandrague, qui brise la bienséance. L’appréhension de la laideur relevant de la vieillesse se colore d’une sanction morale. Ainsi l’expérience de la laideur devient-elle une véritable expérience d’horreur. Au demeurant, la prosopographie de Mandrague ne constitue pas un portrait dans l’acception traditionnelle. La métamorphose de la magicienne en une sorte de ménade n’est pas le noyau proprement dit de la description. À y regarder de près, si l’on replace le cycle peint tout entier dans la perspective annoncée par la sentence liminaire, telle description paraîtra manifestement comme la représentation d’une passion par ses effets. Or on sait que parmi les objets de la description - dont la liste varie selon les auteurs - certains rhéteurs insèrent, sans pourtant s’y attarder, les affects : La description [ … ] est un discours qui représente une chose, un fait, un dit, une personne, un affect, des mœurs et des circonstances, d’une façon tellement manifeste et riche qu’elle se trouve sous les yeux du lecteur comme une peinture de ce qui est décrit [ … ] . 30 29 Dans L’Astrée, la description de l’èthos des personnages est souvent confiée à un acte de parole attribué aux personnages eux-mêmes. Plusieurs genres discursifs insérés constituent en effet de véritables éthopées : voir D. Denis, « Urfé “peintre de l’âme” », à paraître dans Enjeux, formes et motifs du portrait dans les récits de fiction et dans les récits historiques de l’époque classique (XVII e -XVIII e siècles), dir. M. Hersant et C. Ramond, Leiden/ Boston, Brill/ Rodopi, 2016. 30 M. de la Cerda (S. J.), Apparatus Latini sermonis per topographiam, Chronographiam, & Prosopographiam, perque locos communes, ad Ciceronis normam exactus, t. I, Séville, R. Cabrera, 1598, « Prooemium ad lectorem », p. 5 (nous traduisons). Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 207 Mandrague porte inscrite sur elle-même la puissance d’Amour, dont elle se fait, pour ainsi dire, l’emblème. Elle en est donc à la fois une preuve et un exemple. Urfé nous propose dès lors la réalisation parfaite de la description d’une passion. Le dernier tableau, par ailleurs, semble confirmer une telle interprétation. Mandrague, désormais ravagée par cette sorte de possession démoniaque, apprend l’issue tragique de ses enchantements, et la mort des deux bergers : Ceste vieille eschevelée qui leur est aupres : c’est Mandrague la Magicienne, qui les trouvant morts, maudit son art, déteste ses demons, s’arrache les cheveux, & se meurtrit la poitrine de coups. Ce geste d’eslever les bras en haut par dessus la teste, y tenant les mains jointes, & au contraire de baisser le col, & se cacher presque le menton dans le sein, pliant & s’amoncelant le corps dans son gyron, sont signes de son violent desplaisir, & du regret qu’elle a de la perte de deux si fideles & parfaicts Amants, outre celle de tout son contentement. Le visage de ceste vieille est caché, mais considerez l’effect que font ses cheveux, ils retombent en bas, & au droit de la nucque, d’autant qu’ils y sont plus courts, ils semblent se relever en haut. 31 L’action de Cupidon ayant désormais cessé (comme il paraîtra clairement quelques lignes plus bas, ses armes sont symboliquement cassées), Mandrague maudit alors ses propres arts non parce qu’ils aient été inefficaces, mais précisément parce qu’ils ont provoqué la mort de Damon et de Fortune 32 . La description des tableaux, et par là de l’histoire elle-même, vient ainsi se clore sur un dernier détail, qui représente significativement Cupidon, lui aussi déplorant l’issue malheureuse de son jeu : Voila un peu plus esloigné Cupidon, qui pleure, voicy son arc & ses flesches rompuës, son flambeau esteint, & son bandeau tout moüillé de larmes, pour la perte de deux si fideles Amants. 33 La déplorable magicienne paraît alors manifestement comme une victime. Les commentaires d’Adamas/ Urfé le suggèrent tout au long des tableaux, alors que le point de vue le plus brutal (« ceste vieille hostesse des tombeaux ») est rapporté comme étant le fait de Cupidon, qui enfin, dans cette sorte de tombée du rideau, semble accuser sa propre action. Témoin direct de ces faits pitoyables, le lecteur aura donc appris les conséquences redoutables d’une passion déréglée. De ce fait, concrètement plongé dans une histoire que le romancier-peintre lui a mise sous les yeux, il aura appris 31 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, p. 649. 32 N. Courtès, L’Écriture de l’enchantement, op. cit., p. 367, affirme au contraire que « Mandrague exprime son profond regret d’une issue contraire à ses désirs ». 33 Ibid. Roberto Romagnino 208 par la souffrance (pathei mathos 34 ). La vocation pédagogique de la description repose précisément sur la transmission d’un enseignement par la voie esthétique et pathétique. En ce sens, le cycle peint de Damon et de Fortune se présente comme une véritable leçon sur les périls des « dérèglements de l’amour ». Certes, l’échange qui suit la description de cette histoire tragique - où Galathée questionne Céladon sur le sujet des effets d’Amour - ne tranche pas, mais face à la réticence du berger qui semble méconnaître le pouvoir du petit dieu, Sylvie lui rappelle qu’il n’est pas à l’abri de ses flèches. Le sort de la malheureuse Mandrague, par ailleurs, et cette grotte qu’elle a voulu léguer comme témoignage, nous rappellent qu’il y a bien des « serpents dans la bergerie ». 34 Eschyle, Agamemnon, 177. PFSCL XLIII, 85 (2016) Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux de Charles Sorel M ARCELLA L EOPIZZI (U NIVERSITÀ DEGLI S TUDI DI B ARI A LDO M ORO ) La comédie est un jeu qui imite la vie. Les mots que l’on n’a pas dits sont les fleurs du silence. En 1642 Charles Sorel (1602-1674) publie La Maison des Jeux, où se trouvent les divertissements d’une compagnie, par des narrations agréables et par des jeux d’esprit, et autres entretiens d’une honeste conversation 1 , Paris, N. de Sercy, 2 vol. (première et seconde journée). L’année suivante il réédite l’ouvrage, et en 1657 il le publie une nouvelle fois en y apportant des changements lexicaux, syntaxiques et relatifs au contenu. Aussi, comme en témoigne le titre, il s’agit d’une édition « revue, corrigée et augmentée ». Dans l’Avertissement aux Lecteurs, Sorel définit son ouvrage comme un « livre de recreation et d’invention d’esprit » qui offre « outre le plaisir », une certaine utilité : car il enseigne à s’amuser gaiement en pratiquant des jeux que l’on peut réaliser quand on est seuls ainsi que toutes les fois que l’on se trouve « dans une compagnie gaye et libre ». Ces jeux sont adressés, précise-t-il, aux « personnes de bonne condition nourries dans la civilité et la galanterie » qui désirent « former quantité de discours et de reparties pleines de iugement et de sçavoir » ainsi qu’adoucir les « amertumes de la vie ». En toute conformité avec ce qu’il affirme dans l’Avertissement, en visant à plaire et à instruire, dans son ouvrage, Sorel décrit une compagnie-idéale, réunie dans une maison champêtre, appartenant à Lydie, appelée aussi « maison des jeux » et « maison de plaisance », qui s’amuse à converser : à mentionner les jeux les plus connus et à démontrer la supériorité des jeux d’esprit sur les jeux de hasard. De ce fait, La Maison des Jeux se révèle 1 Tout au long de notre article, dans les citations, nous respectons l’orthographe du texte original. Marcella Leopizzi 210 matière à réflexion eu égard à la sociologie du ‘jeu’ et offre un miroir reproduisant les jeux en vogue non seulement au XVII e siècle mais aussi à la Renaissance. Par la bouche de son personnage Hermogene, Sorel expose, en effet, les principaux jeux que l’on pratiquait en Italie et dans « les bonnes compagnies de France » (I, p. 509). Il consacre de nombreuses pages aux Cento giuochi liberali (Bologna, Anselmo Giaccarelli, 1551) d’Innocentio Ringhieri 2 ; et, au travers de citations directes et d’allusions implicites, il renvoie aux ouvrages italiens de Baldassarre Castiglione 3 ( Il Cortigiano, Venezia, Aldo Manuzion, 1528 4 ), de Girolamo Bargagli 5 (Dialogo dei giochi che nelle vegghie sanesi si usano di fare, Siena, Luca Bonetti, 1572), de Stefano Guazzo 6 (La Civil Conversatione, Brescia, Tommaso Bozzola, 1574 7 ). Il fait état des propos tenus par les « veglie di Siena » 8 , il cite Rabelais et le catalogue des jeux 2 Cf. T. II, p. 236-302. 3 Cf. T. I, p. 230, 231, 491, 545, 553, 575 ; T. II, p. 286, 288, 291, 294, 299. 4 Ouvrage traduit en français, voir : Le Courtisan de Messire Baltazar de Castillon (traduction de Jacques Colin [1532], revue par Mellin de Saint-Gelais), préface d’Étienne Dolet, Lyon, François Juste, 1538 ; Le parfait courtisan du Comte Baltasar Castillanois, es deux langues respondant par deux colonnes, l'une à l'autre... traduction de Gabriel Chapuis Tourangeau, Lyon, L. Cloquenin, 1580. 5 Cf. T. I, p. 355. 6 Cf. T. I, p. 515, 554 ; T. II, p. 302. 7 Ouvrage traduit en français en 1579 par Gabriel Chappuy (Lyon, Beraud, 1579) ainsi que par François de Belleforest (Paris, Pierre Cavellat, 1579). 8 Cf. T. I, p. 315, 318 ; T. II, p. 287. Pendant cette période, les « veglie di Siena » sont une véritable référence au niveau européen. Leur renommée est comparable à celle de l’Académie des Intronati, l’une des plus brillantes académies de la Renaissance, constituée par la ‘structure intellectuelle’ la plus renommée de Sienne. Les ouvrages de Castiglione, Ringhieri, Bargagli et Guazzo ont contribué énormément au succès des jeux de Sienne de même que l’Adone - composé à la Cour de Louis XIII -, de Giambattista Marino : « dove prendono ognor schiere beate / di Ninfe e di Pastor vari diporti, / e passando in piaceri un’aurea etate / fanno giochi tra lor di tante sorti, / quanto suol forse celebrarne a pena / ne le vigilie sue la bella Siena », chant VI, octave 41. Pour plus d’informations, voir : Antonio Merenduzzo, Veglie e trattenimenti senesi nella seconda metà del secolo XVI, Trani, Vecchi editore, 1901 ; Valerio Marchetti, « Le dialogo dei giochi de Bargagli », dans Philippe Aries et Jean-Claude Margolin (dir.), Les jeux à la Renaissance, Paris, Vrin, 1982, pp. 163-183 ; Riccardo Bruscagli, « Les Intronati ‘‘a veglia’’ : l’académisme en jeu », dans Les jeux à la Renaissance, op. cit., pp. 201-212 ; Laura Riccò, « L’invenzione del genere ‘veglie di Siena’ », dans Paolo Febbraro (dir.), Passare il tempo. La letteratura del gioco e dell’intrattenimento dal XI al XVI secolo, Roma, Salerno editrice, 1993, pp. 373-398. Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux 211 contenu dans son œuvre 9 , il a recours aux Pensées du solitaire et aux Jeux de l’inconnu 10 , ouvrages parus respectivement en 1629 et en 1630 sous le nom de De Vaulx, pseudonyme d’Adrien de Monluc, comte de Cramail. Dans cet article, en nous appuyant sur la dernière édition (1657), parce qu’elle est la plus complète, nous allons prendre en considération les passages, contenus dans La Maison des Jeux, où Sorel cite Ringhieri et ses Cento giuochi liberali 11 . Or, il faut préciser que, même si, par ces mentions, Sorel donne l’impression d’emprunter à l’œuvre italienne, de fait, la présence de Ringhieri dans le roman sorélien ne s’accomplit qu’à travers un passage indirect, car elle est véhiculée par la version française traduite par Hubert Philippe de Villiers 12 . Par conséquent, nous allons réfléchir aux jeux que Sorel emprunte à Ringhieri en proposant, tout d’abord, une mise en comparaison entre l’ouvrage de Ringhieri et la traduction de Villiers et, par la suite, une sorte de ‘mise en regard’ entre les Cinquante Jeus et La Maison des Jeux. L’ouvrage de Ringhieri est constitué de 164 pages, précédées 1) d’un Sonetto dell’Authore alla Serenissima, et Immortale Reina di Francia di tutta l’Opra Signora, 2) d’une dédicace (Alla sempre felice, et sublime donna Caterina de Medici, hora meritatissima Reina di Francia), et 3) de la Tavola de Givochi liberali. Les 164 pages de l’œuvre sont divisées en dix livres contenant chacun la description de dix jeux 13 . Chacune des dix parties se termine par 9 Cf. T. I, p. 216. 10 Cf. T. I, p. 511, 512, 517. 11 Innocentio Ringhieri, Cento giuochi liberali, et d’ingegno, Nouellamente da M. Innocentio Ringhieri Gentilhuomo Bolognese ritrovati, et in dieci libri descritti, Bologna, Anselmo Giaccarelli, 1551. 12 Hubert Philippe de Villiers, Cinquante Jeus divers d’honnete entretien, industrieusement inventés par Messer Innocent Rhinghier, gentilhomme Boloignoys et fais francoys par Hubert Philippe de Villiers, Lyon, Charles Pesnot, 1555. 13 Voici la Tavola de l’œuvre de Ringhieri : LIBRO I : Giuoco del Cavalliero 1, G. della Fortuna 2, G. d’Amore 4, G. del Concilio de i Dei 6, G. de gli Angeli 7, G. delle Figure Celesti 8, G. delle Parche 10, G. degli Elementi 11, G. delle Gratie 12, G. dell’Amante et del amato 14 ; LIBRO II : G. de Mari 18, G. de Monti 19, G. de Fonti 20, G. de Fiumi 22, G. de Laghi 23, G. dell’Isole 24, G. delle Città 25, G. della Nave 27, G. del Corpo humano 28, G. del Mutolo 29 ; LIBRO III : G. de Mettalli 31, G. delle Gemme 33, G. degli Alberi, et de gli Uccelli 34, G. delle Fere 35, G. delle Ghirlande et de Fiori 36, G. de Colori 38, G. degli Odori 39, G. dell’Incantatore o delle Serpi 40, G. del Pescatore o de Pesci 41, G. delle Sirene 43 ; LIBRO IIII : G. dell’opre Gloriose 46, G. delle Virtù 47, G. dell’Arti liberali, et nobili 48, G. dell’Arti mecanice 50, G. dell’Agricoltura 52, G. dell’Hortolano 53, G. de Numeri 55, G. del Chiromante 56, G. del Palagio 58, G. della Caccia 59 ; LIBRO V : G. dell’Inferno 61, G. della Vita humana 62, G. della Morte 64, G. della Guerra Marcella Leopizzi 212 une production poétique de l’auteur : un poème de seize strophes contenant huit vers chacune ; deux sonnets (Sonetto dell’Oceano et Sonetto del monte Etna) ; un long poème intitulé Capitolo della Rosa ; le Madrigale della Caccia ; la Sestina della Primavera ; la Favola d’Aristeo e di Proteo ; la Ballata del Segreto ; la Canzone della Bellezza ; un distique ; la Stanza del triompho. En traduisant cet ouvrage, Villiers ne suit pas de près son original pour ce qui est de la disposition structurelle : car, sans respecter leur ordre de présentation 14 , il traduit cinquante des cent jeux 15 , comme en témoignent le 65, G. della Pace 67, G. delle Cerimonie 68, G. della Sposa 71, G. del Ladro 72, G. del Laberinto 74, G. della Primavera 76 ; LIBRO VI : G. della Sorte 78, G. del Sole 79, G. del Tempo 81, G. dell’Aria 82, G. de Venti 84, G. de Centauri 85, G. del Nigromante 86, G. del Thesoro 88, G. delle Sentenze 89, G. di Proteo 91 ; LIBRO VII : G. dell’Hoste 98, G. della Ruffiana 99, G. del Pellegrino 101, G. del Banditore 103, G. degli Anelli 105, G. del Medico 106, G. della Verga 108, G. della Moneta 109, G. dell’Otio 111, G. del Segreto 112 ; LIBRO VIII : G. della Pazzia 114, G. dell’Invidia 116, G. della Gelosia 117, G. dell’Inganno 119, G. de Nasi 121, G. della Collana 122, G. del Savio 123, G. della Creanza 125, G. della Castità 127, G. della Bellezza 128 ; LIBRO IX : G. del Re, o delle Carte 131, G. de Servi 133, G. del Philosopho 135, G. de Poeti 136, G. della Felicità 139, G. della Miseria 140, G. delle Muse 141, G. della Musica 143, G. della Pittura 144, G. della Comedia 146 ; LIBRO X : G. delle Sibille 148, G. delle Vittorie d’Hercole 149, G. de Mostri 151, G. della Vecchiezza 152, G. della Cortegiana 154, G. del Mercatante 155, G. di tre Dadi 156, G. de Scacchi 157, G. dello Scudo, et dell’impresa di Re, et della Reina 159, G. del Triompho 160. 14 Voici un schéma reproduisant la disposition structurelle des jeux chez Ringhieri et chez Villiers : les numéros indiquent la place occupée par les jeux à l’intérieur de leur ouvrage d’appartenance : 3) G. d’Amore → 1) Jeu d’Amour ; 5) G. de gli Angeli → 46) Jeu des Anges ; 7) G. delle Parche → 29) Jeu des Parques ; 9) G. delle Gratie → 42) Jeu des Graces ; 10) G. dell’Amante et del amato → 10) Jeu de l’Amant et de l’Amante ; 13) G. de Fonti → 14) Jeu des Fontaines ; 17) G. delle Città → 48) Jeu des Cités ; 18) G. della Nave → 33) Jeu de la Navire ; 22) G. delle Gemme → 13) Jeu des Gemmes ; 30) G. delle Sirene → 30) Jeu des Serénes ; 31) G. dell’opre Gloriose → 42) Jeu des Œuvres Glorieuses ; 32) G. delle Virtù → 2) Jeu des Vertus ; 33) G. dell’Arti → 3) Jeu des Arts ; 35) G. dell’Agricoltura → 4) Jeu de l’Agriculture ; 38) G. del Chiromante → 5) Jeu du Chiromancien ; 39) G. del Pallagio → 15 ) Jeu du Palais ; 41) G. dell’Inferno → 31) Jeu d’Enfer ; 44) G. della Guerra → 6) Jeu de la Guerre ; 45) G. della Pace → 7) Jeu de la Pais ; 46) G. delle Cerimonie → 8) Jeu des Cerimonies ; 47) G. della Sposa → 9) Jeu de l’Epous, et de l’Epouse ; 48) G. del Ladro → 34) Jeu du Larron ; 49) G. del Laberinto → 32) Jeu du Labirinte ; 50) G. della Primavera → 40) Jeu de la Primevere ; 52) G. del Sole → 35 Jeu du Soleil ; 53) G. del Tempo → 36) Jeu du Tans ; 55) G. de Venti → 37) Jeu des Vens ; 56) G. de Centauri → 38) Jeu des Centaures ; 59) G. delle Sentenze → 16) Jeu des Sentences ; 60) G. di Proteo → 50) Jeu de Protée ; 62) G. della Ruffiana → 17) Jeu de la Maquerelle ; 63) G. del Pellegrino → 18) Jeu du Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux 213 titre (Cinquante Jeus) ainsi que les affirmations suivantes écrites respectivement dans la Dédicace et dans l’Avertissement au Lecteur : « je presente humblement la traduction de ces Cinquante Jeus, qui se feront seconder par la suite de Cinquante autres s’ils se voyent bien receus (comme je le desire infiniment) de vostre Excellence : à la-quelle je baise les mains, autant reveremment que je puy et doy » 16 ; « […] remettant toutefoys le tout a ta bonne discretion et jugement. Combien-que si je vien a m’apercevoir que tu le trouves bon, je m’eforceray par-cy-apres a continuer de bien en mieus aus Pelerin ; 64) G. del Banditore → 19) Jeu du Heraut ; 65) G. degli Anelli → 39) Jeu des Aneaus ; 66) G. del Medico → 41) Jeu du Medecin; 71) G. della Pazzia → 21) Jeu de la Folie ; 72) G. dell’Invidia → 22) Jeu de l’Envie ; 73) G. della Gelosia → 11) Jeu de la Jalousie ; 77) G. del Savio → 12) Jeu du Sage ; 78) G. della Creanza → 45) Jeu des Mœurs ; 79) G. della Castità → 23) Jeu de Chasteté ; 80) G. della Bellezza → 20) Jeu de la Beauté ; 81) G. del Re, o delle Carte → 42) Jeu du Roy ; 83) G. del Philosopho → 24) Jeu du Philosophe ; 84) G. de Poeti → 25) Jeu des Poetes ; 85) G. della Felicità → 49) Jeu de la Felicité ; 89) G. della Pittura → 26) Jeu de la Peinture ; 92) G. delle Vittorie d’Hercole → 27) Jeu des Victoires d’Hercules ; 98) G. de Scacchi → 28) Jeu des Echés ; 99) G. dello Scudo → 44) Jeu de l’Écu. 15 Voici la table des matières de la traduction de Villiers : Le Jeu d’Amour consacré aus dames avec tous les subsequens (p. 5-13) ; Le Jeu des vertus (p. 13-17) ; Le Jeu des Ars nobles, et liberaus (p. 17-25) ; Le Jeu de l’Agriculture (p. 25-30) ; Le Jeu du Chiromancien (p. 30-35) ; Le Jeu de la Guerre (p. 35-41) ; Le Jeu de la Pais (p. 41-47) ; Le Jeu des Cerimonies, ou du Sacrifice de Venus et Amour (p. 47-55) ; Le Jeu de l’Epous, et de l’Epouse (p. 55-61) ; Le Jeu de l’Amant et de l’Amante (p. 61-71) ; Le Jeu de Jalousie (p. 71-79) ; Le Jeu du Sage (p. 79-85) ; Le Jeu des Gemmes (p. 85-90) ; Le Jeu des Fontaines (p. 90-95) ; Le Jeu du Palais (p. 95- 100) ; Le Jeu des Sentences (p. 101-106) ; Le Jeu de la Maquerelle (p. 106-117) ; Le Jeu du Pelerin (p. 117-122) ; Le Jeu du Heraut (p. 122-128) ; Le Jeu de Beauté (p. 128-135) ; Le Jeu de Folie (136-140) ; Le Jeu de l’Envie (p. 141-146) ; Le Jeu de Chasteté (p. 146-150) ; Le Jeu du Philosophe (p. 151-156) ; Le Jeu des Poetes (p. 156- 164) ; Le Jeu de la Peinture (p. 164-169) ; Le Jeu des Victoires d’Hercules (p. 170-175) ; Le Jeu des Echés (p. 175- 179) ; Le Jeu des Parques (p. 179-184) ; Le Jeu des Serénes (p. 184-190) ; Le Jeu d’Enfer (p. 190-194) ; Le Jeu du Labirinte (p. 194-200) ; Le Jeu de la Navire (p. 200-205) ; Le Jeu du Larron (p. 206-210) ; Le Jeu du Soleil (p. 210-214) ; Le Jeu du Tans (p. 214-218) ; Le Jeu des Vens (p. 218-223) ; Le Jeu des Centaures (p. 223-226) ; Le Jeu des Aneaus (p. 226-231) ; Le Jeu de la primevere (p. 231-238) ; Le Jeu du Medecin (p. 238-242) ; Le Jeu du Roy tiré de celuy des Cartes (p. 242-248) ; Le Jeu des Graces (p. 249-253) ; Le Jeu des l’Écu et devise du Roy Tres-chrestien, et de la Serenissime Royne de France (p. 253-258) ; Le Jeu des Mœurs (p. 258) ; Le Jeu des Anges (p. 264-268) ; Le Jeu des Œuvres glorieuses (269-273) ; Le Jeu des Cités (p. 273-277) ; Le Jeu de la Felicité, ou des Biens (p. 277-281) ; Le Jeu de Protée (p. 281-285). 16 H. de Villiers, Cinquante Jeus divers d’honnete entretien, op. cit. , dédicace, n.p. Marcella Leopizzi 214 autres Cinquante Jeus, les-quels je te promets faire voir dans peu de jours » 17 . D’ailleurs, on le sait, au XVI e siècle, comme le révèle Étienne Dolet dans son traité De la manière de bien traduire d’une langue en autre (Lyon, 1540), la traduction devait rendre le sens et non pas, pour le dire avec Henri Meschonnic, la forme-sens 18 : loin de se plier au style et au rythme du discours, le traducteur reproduisait l’esprit du contenu, il adaptait et modifiait le texte d’origine sans avoir pour critère le but de restituer une idéale fidélité 19 . Dédiée à Marguerite de Bourbon duchesse de Nevers, la traduction de Villiers reproduit fidèlement le contenu de l’ouvrage de Ringhieri : par conséquent, par le biais du texte français, Sorel accède - ‘en abyme’ - à l’ouvrage italien. Dans le deuxième livre du second tome de La Maison des Jeux, en effet, au travers d’Hermogene, Sorel consacre un très long passage à l’analyse des jeux mentionnés par Ringhieri en reprenant fidèlement l’un après l’autre les cinquante jeux dont Villiers rend compte dans sa traduction. Cinquante Jeus par Hubert Philippe de Villiers La Maison des Jeux Charles Sorel I Jeu d’Amour (p. 5) Jeu de l’Amour (p. 237) II Jeu des Vertus (p. 13) Jeu des Vertus (p. 240) III Jeu des Ars (p. 17) Jeu des Sciences et des Arts (p. 241) IV Jeu de l’Agriculture (p. 25) Jeu de l’Agriculture (p. 241) V Jeu du Chiromancien (p. 30) Jeu du Chiromancien (p. 242) VI Jeu de la Guerre (p. 35) Jeu de la Guerre (p. 245) VII Jeu de la Pais (p. 41) Jeu de la Paix (p. 246) VIII Jeu des Cerimonies (p. 47) Jeu des Cérémonies de Venus et de Cupidon (p. 247) IX Jeu de l’Epous, et de Jeu de l’Espoux et de 17 Ibid., p. 4. 18 Henri Meschonnic, Pour la poétique II. Épistémologie de l’écriture. Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973 ; ID., Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999 ; ID., Éthique et politique du traduire, Lagrasse, Verdier, 2007. 19 Pour plus de détails, voir : Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli, Les traductions de l’italien en français au XVI e siècle , Fasano-Paris, Schena- Hermann, 2009. l’Epouse (p. 55) l’Espouse (p. 250) Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux 215 X Jeu de l’Amant et de l’Amante (p. 61) Jeu de l’Amant et de l’Amante (p. 250) XI Jeu de Jalousie (p. 71) Jeu des Jalousies (p. 251) XII Jeu du Sage (p. 79) Jeu du Sage (p. 252) XIII Jeu des Gemmes (p. 85) Jeu des Pierres précieuses (p. 253) XIV Jeu des Fontaines (p. 90) Jeu des Fontaines (p. 254) XV Jeu du Palais (p. 95) Jeu du Bastiment (p. 254) XVI Jeu des Sentences (p. 101) Jeu des Sentences (p. 254) XVII Jeu de la Maquerelle (p. 106) Jeu de la Maquerelle (p. 257) XVIII Jeu du Pelerin (p. 117) Jeu du Pelerin (p. 258) XIX Jeu du Heraut (p. 122) Jeu du Heraut (p. 260) XX Jeu de la Beauté (p. 128) Jeu de la Beauté (p. 260) XXI Jeu de Folie (p. 136) Jeu de la Folie (p. 261) XXII Jeu de l’Envie (p. 141) Jeu de l’Envie (p. 262) XXIII Jeu de Chasteté (p. 146) Jeu de Chasteté (p. 263) XXIV Jeu du Philosophe (p. 151) Jeu des Philosophes (p. 263) XXV Jeu des Poetes (p. 156) Jeu des Poëtes (p. 264) XXVI Jeu de la Peinture (p. 164) Jeu de la Peinture (p. 265) XXVII Jeu des Victoires d’Hercules (p. 170) Jeu des victoires d’Hercule (p. 265) XXVIII Jeu des Echés (p. 175) Jeu des Eschets (p. 266) XXIX Jeu des Parques (p. 179) Jeu des Parques (p. 270) XXX Jeu des Serénes (p. 184) Jeu des trois Syrenes (p. 271) XXXI Jeu d’Enfer (p. 190) Jeu de l’Enfer (p. 271) XXXII Jeu du Labirinte (p. 194) Jeu du Labyrinthe (p. 272) XXXIII Jeu de la Navire (p. 200) Jeu du Navire (p. 273) XXXIV Jeu du Larron (p. 206) Jeu du Larron (p. 274) XXXV Jeu du Soleil (p. 210) Jeu du Soleil (p. 275) XXXVI Jeu du Tans (p. 214) Jeu du Temps (p. 276) XXXVII Jeu des Vens (p. 218) Jeu des Vents (p. 276) XXXVIII Jeu des Centaures (p. 223) Jeu des Centaures (p. 276) XXXIX Jeu des Aneaus (p. 226) Jeu du Prin-temps (p. 276) XL Jeu de la Primevere (p. 231) Jeu des Anneaux (p. 276) XLI Jeu du Medecin (p. 238) Jeu du Medecin (p. 278) XLII Jeu du Roy tiré (p. 242) Jeu du Roy de Cartes (p. 278) Marcella Leopizzi 216 XLIII Jeu des Graces (p. 249) Jeu des Graces et des Nymphes (p. 279) XLIV Jeu de l’Écu (p. 253) Jeu de l’Escu du Roy tres- Chretien (p. 279) XLV Jeu des Mœurs (p. 258) Jeu des bonnes mœurs (p. 279) XLVI Jeu des Anges (p. 265) Jeu des Anges (p. 280) XLVII Jeu des Œuvres Glorieuses (p. 269) Jeu des œuvres glorieuses (p. 280) XLVIII Jeu des Cités (p. 273) Jeu des Citez (p. 281) XLIX Jeu de la Felicité (p. 277) Jeu de la Felicité (p. 281) L Jeu de Protée (p. 281) Jeu de Prothée (p. 282) Même si son exposition est entrecoupée d’évocations concernant Ringhieri 20 , en réalité, Sorel n’a sous les yeux que la version française : comme en témoigne le schéma ci-dessus, en effet, hormis quelques petites exceptions, Sorel s’en tient rigoureusement à l’œuvre de Villiers en ce qui concerne le choix des jeux et leur ordre structurel. Dans son discours, en suivant de près la succession et l’orientation conceptuelle des Cinquante Jeus, Hermogene résume brièvement les règles des cinquante jeux en se passant presque toujours de reproduire leur dispositio interne, choisie par Ringhieri et traduite par Villiers, à savoir : dédicace aux dames, élection, distribution des noms, épreuve et doutes. Du reste, par son exposé, Hermogene vise principalement à entretenir les membres de la compagnie et à contribuer à leur instruction dans le domaine des arts, des sciences, de l’agriculture, de la littérature et de la philosophie. Hermogene tient à préciser, en effet, dès le début que les jeux dont il est en train de parler sont destinés à un public cultivé : Le troisiéme est celuy des Sciences et des Arts dont chacun prend le nom, et quand l’on appelle la Theologie, la Philosophie, l’Astrologie, la Geometrie, et autres telles disciplines, il faut que ceux qui en portent les noms, disent les definitions d’une telle Science ou d’un tel Art, ou quelque chose qui leur appartienne et soit à leur gloire et avantage. Pour épuiser les esprits et les mettre beaucoup en peine, il faut appeller chacun plusieurs fois, rendant le 20 « Le Seigneur Rhinghier met le Jeu des Eschets en suitte » (p. 265) ; « Rhinghier veut au lieu de cela que les hommes soient d’un costé et les femmes de l’autre » (p. 265) ; « En suite des Eschecs, Rhingier met le Jeu des Parques » (p. 270) ; « En suite de cela Rhinghier revient à ses Jeux pris des fables » (p. 275) ; « Rhinghier a mis en suite, le Jeu de l’Escu du Roy tres-Chrestien » (p. 279) ; « j’ay fait voir que Rhinghier avoit aussi des jeux de cette nature » (p. 284) ; « Voila ce que je puis dire des Jeux de Rhinghier » (p. 285). Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux 217 Jeu un peu long, mais cela ne peut estre pratiqué que par des personnes qui ayent beaucoup d’estude. (II, p. 240-241) Pour pratiquer ces jeux, il est par conséquent indispensable de posséder au moins des connaissances historiques et mythologiques, comme le met en évidence, par exemple, le Jeu de Chasteté (en expliquant lequel, Hermogene cite le « fer » de Lucrèce 21 et la « toile » de Penelope) où tous ceux de l’assemblée assument les noms des Dames chastes de l’Antiquité. Ces jeux sont donc essentiellement ‘culturels’, non pas simplement parce qu’ils font appel à la culture, mais aussi parce qu’en ‘jouant’ avec elle, ils la mettent en jeu et font ressortir quelques caractéristiques sociales ainsi que les vices de certaines attitudes et coutumes 22 . En effet, en parlant des jeux de Ringhieri, Hermogene se pose en termes dialogiques avec son textesource : il reprend fidèlement l’argumentation, il fournit ses propres opinions (si ce n’est ses critiques 23 ) et il répond à quelques interrogations formulées dans l’original. De ce fait, les idées d’Hermogene mettent en lumière certains aspects qui favorisent chez les membres de la compagnie 21 « Lucrèce, s. f. Est aussi nom de femme Lucretia. La chaste Lucrèce étoit fille de Lucrèce Tricipisin, Préfet de Rome sous Tarquin le Superbe, et femme de Tarquin Collatin. La violence que Sextus Tarquinius fit à Lucrèce, fut cause que les Rois furent chassés de Rome. Les Poëtes se servent de ce mot quand ils parlent d’une femme chaste, sage et vertueuse », Dictionnaire universel François et Latin. Vulgairement appellé Dictionnaire de Trevoux, Paris, Le Mercier et Boudet, 1743, T. L-PAZ, entrée « Lucrèce », p. 393. 22 Pour plus d’informations, voir : Roberta Lencioni Novelli, « Un trattato in forma di giuoco : i Cento giuochi liberali e d’ingegno di Innocenzo Ringhieri », dans Passare il tempo, op. cit., pp. 691-706 ; Françoise Lecercle, « La culture en jeu Innocenzo Ringhieri et le pétrarquisme », dans Les jeux à la Renaissance, op. cit., pp. 185-200. 23 Hermogene souligne, par exemple, que Ringhieri n’est pas l’inventeur de tous les cinquante jeux dont il va parler : « Il y a un Messer Innocent Rhinghier Gentilhomme Bolonnois qui a faict plusieurs Jeux entre lesquels l’on en considere principalement cinquante des plus beaux dont il se dit l’Inventeur, et s’il ne les a tous inventez entierement, au moins les a t’il dressez suivant ceux qu’il avoit veu pratiquer, et l’on ne luy doit rien oster de sa gloire, si quelques-uns des siens ont depuis esté mis en usage » (II, p. 235-236). Il remarque aussi que le Jeu des Anges se base sur une « ceremonie [qui] est trop simple pour donner quelque plaisir » (II, p. 280). En outre, il précise que la transposition à l’échelle humaine du jeu d’échecs est empruntée au songe de Poliphile qui décrit une partie d’échecs vivants : « Le Seigneur Rhinghier met le Jeu des Eschets en suitte, comme estant du nombre de ceux qu’il a inventez ; mais il me pardonnera si je luy dy que pour ce coup il n’aura pas les gands ; Il ne nous aprend rien de nouveau de nous dire que l’on le peut faire joüer par personnes humaines au lieu de pieces de bois. Nous avons leu le Songe de Polyphile, où des Nymphes pratiquent cecy devant leur Reyne, estant vestuës de livrées differentes » (II, p. 265-266). Marcella Leopizzi 218 d’ultérieurs approfondissements réflexifs sur les mœurs et les tournures d’esprit. Aussi, au-delà de l’amusement transmis par les jeux, l’utilité des passages empruntés à Ringhieri repose-t-elle sur les signifiés connotatifs auxquels ils renvoient, voire sur les allusions implicites aux ‘conséquences’ et aux ‘risques’ auxquels certaines contingences (relatives aux sujets des jeux en question) peuvent donner lieu. Les pages concernant le Jeu de l’Amour, par exemple, ouvrent des réflexions sur les conséquences de la folie amoureuse ainsi que sur l’aveuglement des amoureux. De même, le Jeu des Cérémonies met en évidence la vanité des simagrées et la tromperie cachée derrière les attitudes cérémonieuses ; le Jeu du Sage souligne que le principe de base de la sagesse se fonde sur la crainte du vice et sur la recherche de la vertu ainsi que sur la fermeté à être libres et à ne s’assujettir à rien à priori ; et le Jeu de la Maquerelle 24 , en expliquant lequel Hermogene exprime tout son étonnement pour le choix de Ringhieri de prendre en considération un jeu de ce type, ouvre des interrogations sur le caractère équivoque des apparences. Ce qu’Hermogene apprécie chez Ringhieri c’est donc la présence de questions « morales et meslées sur le mesme sujet, lesquelles outre l’instruction peuvent servir aux interrogations que l’on fait à ceux qui veullent retirer leurs gages apres avoir failly » (II, p. 296-297). En outre, il aime les jeux décrits par Ringhieri, au point de leur consacrer une longue analyse, parce qu’ils « ne sont entendus que par des personnes qui ayent un peu estudié » (II, p. 283), lesquelles, qui plus est, sont capables de prendre part à un « honnete entretien », comme l’indique clairement le titre de Villiers (Cinquante Jeus divers d’honnete entretien) et comme en témoignent les nombreuses passages de l’ouvrage contenant l’adjectif « honnête » et le substantif « honnêteté » : Quel grand aornement et splendeur les Vertus avec les loüables et honnêtes coutumes aportent a tous espris, (p. 13) ; a-fin que je vous donne ocasion sufisante pour la reconnoitre comme chose de recréation […] et qu’il est seant a vostre honnêteté. Quand donques il vous plaira de le pratiquer en compagnie de personnes honnêtes, et joyeuses, (p. 31) ; on ne se doyt defier des Dames naturellement honnêtes : et bien nées, (p. 74) ; créatures raisonnables, et humaines, doüées d’esprits, avec egales puissances, vertus, et dignités de ce même principe noblement créees, et en iceus divinement 24 Terme du langage familier désignant une proxénète, voire une femme livrant d'autres femmes à la prostitution pour en recevoir de l'argent. Tenancière de maison close, elle est également appelée « mère maquerelle ». Cf. Dictionnaire de L'Académie française, (1694) : « Maquereau, [maquer]elle. s. Qui fait mestier de desbaucher et de prostituer des femmes ». Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux 219 infuses. Et m’aperçoy bien que tiré doucement du devoyr et honnêteté, (p. 81) ; la delectation avec l’honnêteté, (p. 101) ; Parole douce honnêtement acorte (p. 134) ; Le Seigneur eleu d’entre toute l’honnête et courtoyse assemblée (p. 157) ; Mes tres-joyeuses Dames, et jusques au bout plaisantes en toutes choses honnêtes, (p. 175) ; en honnête courtoisie (p. 260) ; votre galantise acompaignée des gentiles coutumes de votre feminine honnêteté (p. 265). D’ailleurs, dans le titre de son ouvrage, en fournissant quatre mots-clés (« divertissemens, Narrations agreables, Jeux d’esprit, autres entretiens »), Sorel précise qu’il va traiter d’une « honeste conversation » : La Maison des Jeux où se treuvent les divertissemens d’une Compagnie, par des Narrations agreables, et par des Jeux d’esprit, et autres entretiens d’une honeste conversation. Et, tout au long de son œuvre, en faisant allusion à la figure de l’honnête homme 25 , il tient à préciser que les membres de la compagnie sont des modèles de vertu qui développent leur entretien, basé sur le jeu de la disputatio, avec savoir-faire et en restant toujours dans le juste équilibre : Hermogene fournit le contexte nécessaire pour le jeu ; Ariste joue le rôle d’opposant et, par conséquent, il réfute les discours d’Hermogene mais, in fine, il déclare sa fausse opposition ; Isis sert de personnage-fémininguide antagoniste de Pisandre ; Lydie, étant l’hôtesse de la maison, assume la fonction d’arbitre et fixe les ‘règles du jeu’ afin que la conversation se déroule dans le respect du code des bienséances. Dans l’Avertissement, en effet, Sorel définit ses personnages comme des « personnes de bonne condition nourries dans la civilité et la galanterie, et ingenieuses à former quantité de discours et de reparties pleines de iugement et de sçavoir […] bons esprits se peuvent divertir dans une honneste conversation »). Strictement liés au concept des « bonnes manières », à leur tour, associées presque toujours au profil du parfait courtisan (qui n’est qu’une 25 Voici la définition fournie par le Dictionnaire de l’Académie française (1694) : « Honnête signifie aussi : civil, courtois, poli. « ‘C’est l’homme du monde le plus honnête, il n’y a rien de si honnête que lui, il a l’air honnête, les manières honnêtes, il lui a fait la réception du monde la plus honnête, accueil honnête, il lui a parlé d’une manière très honnête, il a le procédé assez honnête mais cependant il ne faut pas trop s’y fier’ ». Honnête homme. Outre la signification qui a été touchée au premier article et qui veut dire « ‘homme d’honneur, homme de probité’ », cela comprend encore toutes les qualités agréables qu’un homme peut avoir dans la vie civile. « ‘C’est un parfaitement honnête homme, il faut bien des qualités pour faire un honnête homme’ ». Quelquefois on appelle aussi « ‘honnête homme »’ un homme en qui on ne considère alors que les qualités et les manières du monde. Et en ce sens, « ‘honnête homme’ » ne veut dire autre chose que galant homme, homme de bonne conversation, de bonne compagnie ». Marcella Leopizzi 220 prémisse de l’honnête homme 26 ), les mots « honnête » et « honnêteté » jouent un rôle de premier ordre en France tout au long du XVII e siècle 27 . Ils embrassent plusieurs aspects et se rattachent à d’autres concepts tels, par exemple, ceux de « bienséance » et de « politesse », comme en témoignent les définitions suivantes fournies par Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) : BIENSEANCE s.f. Ce qui convient à une chose, qui luy donne de la grace, de l’agréement. Il est de la bienseance de se tenir decouvert et en une posture honneste devant les Grands et les Dames. La bienseance exige de nous plusieurs devoirs et civilitez. Il faut en toutes choses observer les bienseances. (p. 228) HONNESTE adj. m. et f. Ce qui merite de l’estime, de la loüange, à cause qu’il est raionnable, selon les bonnes mœurs. On le dit premierement de l’homme de bien, du galant homme, qui a pris l’air du monde, qui sçait vivre. Faret a fait un livre de l’honneste homme, le Pere du Bosc un de l’honneste femme ; Grenaille un de l’honneste fille et de l’honneste garçon, qui contiennent des instructions pour ces personnes-là. Il ne faut hanter que d’honnestes gens. H ONNESTE F EMME , se dit particulierement de celle qui est chaste, prude et modeste, qui se donne aucune occasion de parler d’elle, ni même de la soupçonner. […] HONNESTETÉ. s.f. Pureté de mœurs. […] les regles de l’honnesteté sont les regles de la bienseance, des bonnes mœurs, l’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë. L’honnesteté des hommes, est une manière d’agir juste, sincere, courtoise, obligeante, civile. (p. 1037) 26 Lionello Sozzi, Storia europea della letteratura francese. Dalle origini al Seicento Torino, Einaudi, 2013, p. 155, 288. 27 Il suffit de songer, par exemple, qu’à cette époque, Jacques Du Bosc (père cordelier) publie en 1632 L’Honnête femme (Paris, Billaine, 1632) où il met en évidence les bonnes dispositions féminines pour les arts (musique) comme pour les sciences (histoire et philosophie). François de Grenaille (moine à Bordeaux et à Agen) quitte le couvent pour aller à Paris où il publie, entre autres, en 1639 L’Honneste fille (Paris, J. Paslé), en 1640 L’Honneste mariage (Paris, T. Quinet) et en 1642 L’Honneste garçon, ou l’Art de bien élever la noblesse à la vertu, aux sciences et à tous les exercices convenables à sa condition (Paris, T. Quinet). En outre, Nicolas Faret dans L’Honnête Homme ou l’art de plaire à la Cour (Paris, T. du Bray, 1633) et le Chevalier de Méré dans De la vraie honnêteté (œuvre posthume, Paris, Jean et Michel Guignard, 1700) dressent le portrait de ce modèle d’humanité. Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux 221 POLITESSE s.f. conduite honneste, civile et agreable dans les mœurs, dans les manieres d’agir et d’escrire. (p. 1265) Dès la Renaissance, l’Italie fournit à la France non seulement de nombreuses notions conceptuelles (cf. par exemple l’importance de l’école de Padoue pour le courant libertin français) mais aussi un grand nombre d’ouvrages et de ‘modèles’. Pour ce qui est du concept des « bonnes manières », par exemple, le prototype du « courtisan » joue un rôle capital : en effet, on assiste en France à une large diffusion des manuels de conduite italiens (il suffit de songer à la fortune de la Civil Conversazione de Stefano Guazzo, du Galateo de Giovanni Della Casa, et du Cortegiano de Baldassarre Castiglione) lesquels ont beaucoup contribué à l’élaboration de l’idéal de l’honnêteté et du principe de la bienséance. Ce lien franco-italien eu égard aux « bonnes mœurs » est d’une certaine façon avec un esprit de prévoyance, perçu et abordé par Ringhieri (et par voie de conséquence par Villiers) dans le chapitre relatif aux Jeu des Mœurs (← Gioco della Creanza). Il y réfléchit sur les affinités dans les mœurs (dans la façon de parler et d’agir) entre les « Dames Boloignoises » et celles de la Cour de France et il envisage ce rapport comme une conséquence de l’endoctrinement des mêmes préceptes, élaborés dans les milieux de la haute société. D’ailleurs, il considère la figure de Catherine de Médicis comme une sorte de trait d’union entre ces deux pays : Mais qui diroyt, voyant nos tres-belles et gentiles Dames Boloignoises assemblées, ou s’acheminer en quelque delectable lieu pour se soulatier, qu’elles n’eussent eté en la Royale et magnifique Cour de France longuement endoctrinées sous les preceptes et enseignemens divins de la tousjours glorieuse et Serenissime Caterine de Medicis, femme du grand Henry Tres-chrestien Roy de France ? et que servans ensemble sous cette tres-humaine et haute Coronne, avec les autres Madames et Damoyselles, ne se fussent rendues acortes et discrettes en leur parler, et qu’elles n’eussent aquise la subtilité d’esprit, avec toutes les autres qualités et perfections qui se decouvrent journellement, et se voyent tous-jours en elles reluire de plus en mieus ? Certainement je ne pense trouver personne qui me veüille contredire en chose tant apertement manifeste. Et pour-autant ne se doyt-on emerveiller si les notres (qui vivent avec elles et joüissent continuellement de leurs celestes presences). […] Combien-que par cela je ne preten d’user de revanche sus ses Florentines : tant pour-ce que je les pense toutes comme les autres belles, tres-honnêtes, et dines de toute grand loüenge (p. 259-260). Marcella Leopizzi 222 Ouvrage écrit dans le but de rétablir l’honneur des dames et de leur permettre d’exercer leur esprit et de le faire briller de tout son éclat 28 , les Cento giuochi s’adressent à un public spécifiquement féminin, aristocratique et lettré (petites cours princières ainsi que la Cour de France, comme l’atteste la dédicace à Catherine de Médicis, mais rien n’empêche les élites bourgeoises et les salons lettrés de s’en inspirer) où, loin d’être exclus, les hommes font partie intégrante et concourent à faire d’elles le destinataire privilégié de ce ‘jeu d’éloges et de louanges’ sous-entendu à tous les cent jeux 29 . Traité des jeux de société, se bornant à expliquer les règles sans faire ni des récits ni des digressions, les Cento giuochi liberali et d’ingegno sont abordés par Sorel avec la finalité principale, comme lui-même il l’explique par le biais d’Hermogene, de démontrer la différence entre un simple recueil de jeux et La Maison des Jeux. En se retirant de son rôle de personnage et en assumant la fonction de metteur en scène, si ce n’est de porte-parole des finalités soréliennes, Hermogene focalise l’attention sur le fait que les membres de la compagnie (hommes et femmes, celles-ci étant instruites et passionnées par la littérature) sont en train de composer « un ouvrage qui n’a point encore eu son pareil ny en France, ny en Italie ; car quoy que les Italiens ayent écrit de la maniere des Jeux de conversation, ils n’ont point rapporté, […] l’Histoire de quelques assemblées où cela se soit pratiqué parfaitement » (II, p. 301-302). Et, à ce propos, il précise que le livre de Castiglione ne se sert des jeux que pour introduire le débat sur ce qui est nécessaire pour former le parfait courtisan, et de même l’ouvrage de Stefano Guazzo, tout en décrivant « une assemblée où apres soupé l’on s’adonna à 28 Voir à ce propos la phrase écrite dans la dédicace à la reine : « Cio che il Volume ch’io con ogni reverenza gle appresento, in se contenga, apertamente vedrassi ; Con cento lettre che guidano à i Giuochi, anzi della istessa natura loro, cercai da fieri morsi indegnamente traffitte, le Honeste Donne à suoi primieri pregi ridurre ; e certe forme novelle di giuocar introdotte, di mescolare insieme la gravità con la piacevolezza m’ingegnai, accioche da qualunque persona grave, ò piacevole potessero essercitarsi ». 29 Dans cette optique , l’œuvre [et, par voie de conséquence, la version française qui, de surcroît, se compose, après la dédicace d’une section intitulée Aus dames (p. 1- 3) où, en s’adressant « aux dames », le traducteur exalte la conversation de leur « divine et pudique troupe » et déclare à Madame de Nevers qu’il lui a voulu dédier « la traduction de ces Cinquante Jeus » parce que cet ouvrage lui a paru convenable pour « servir de plaisante relache » à sa « feminine honnêteté »] se caractérise, dans tous les passages introduisant un nouveau jeu, par des interpellations directes « aux dames » : l’incipit des cinquante jeux présente des adresses « aux dames » et, en décrivant les jeux, l’auteur leur destine d’autres vocatifs élogieux. Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux 223 de tels Jeux » (II, p. 302), n’est qu’un dialogue réparti en plusieurs journées « sur la conversation Civille » (Ibid.) : par contre, souligne Hermogene, eux ils veulent « employer entierement à ces sortes d’entretiens […] un assez grand nombre » (Ibid.). D’ailleurs, en situant son histoire dans une maison de campagne reculée, Sorel propose une sorte d’errance-éloignement de la réalité où le jeu règne en maître. Dès le début de l’ouvrage le « jeu » constitue le nœud du discours, de l’amusement et de l’instruction. Qu’ils soient inventés ou lus (chez Platon, Xénophon, Plutarque, Isocrate, Cicéron, Sénèque, Quintilien, Castiglione, Ringlieri, Bargagli, Guazzo, Cramail, etc.), les jeux offrent l’axe sur lequel se développe l’action. Il s’en suit que le ‘jeu’ est tout, et que tout n’est que ‘jeu’. En outre, Sorel offre non seulement un riche recueil de jeux mais aussi un roman en train de se faire qui s’ouvre sur la méta-narration. Derrière le « Jeu du roman » qu’il fait pratiquer aux membres de la compagnie dans le quatrième livre du second tome, il introduit une ample réflexion sur les caractéristiques de l’écriture fictionnelle et tout particulièrement sur les concepts de ‘vraisemblance’, d’‘amusement-recréation’ et d’’instruction’. De plus, par le débat sur les romans entre Hermogene et Ariste, il reproduit les discussions en vogue à son époque et il exprime ses propres idées. Il souligne, par exemple, que le but des romans est celui d’« entretenir » (I, p. 409) et attaque l’invraisemblance des actions et des descriptions. De ce fait, la maison de Lydie devient le lieu de la création de ce roman in fieri où les personnages→narrateurs jouent au jeu du roman-à-faire. Par conséquent, loin d’être une œuvre de pure évasion, à travers un va et vient continuel entre le plan de la réalité (extradiégétique) et celui du récit (diégétique), La Maison des Jeux offre un regard profond sur le ‘théâtre humain’ où, tout comme les acteurs, les hommes portent, eux aussi, un masque sur leur visage et ‘jouent’ leurs rôles. En poussant à réfléchir aux caractéristiques fictives de l’entretien de ses personnages 30 , Sorel porte l’attention sur le ‘vide’, la ‘fausseté’ et les messages implicites que tous les mots peuvent potentiellement induire. Métaphore des jeux et des enjeux du monde, cet ouvrage a contribué à la fortune de Ringhieri et, pour le dire avec Mikhaïl Bakhtine, favorise la polyphonie des Cento giuochi. En attribuant aux jeux une certaine dignité culturelle et non seulement une valeur récréative pour éviter l’otium, dans le 30 Le narrateur attire souvent l’attention du lecteur sur le caractère fictionnel de l’entretien, comme en témoigne sa déclaration finale : leur « feinte querelle estant donc appaisée » (I, p. 699). En outre, la réitération des mots « troupe » et « compagnie », utilisés pour désigner les invités de Lydie, fait implicitement songer au théâtre, donc, à la fiction. Marcella Leopizzi 224 sillon de la devise de Rabelais - qui leur attribuait une valeur pédagogique - delectare docendo, La Maison des Jeux met en scène un ‘monde’ où la conversation est l’action et où la réalité n’est que l’ornement du discours. Par le biais de l’art de converser, cet ouvrage révèle donc l’inauthenticité sociale, voire une société plongée dans l’artifice et les conventions. PFSCL XLIII, 85 (2016) L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle S UZANNE D UVAL (U NIVERSITÉ DE P ARIS -S ORBONNE (STIH)) La fiction romanesque constitue, au XVII e siècle, une pratique de la prose en mal de légitimité 1 . Longtemps dépourvues d’un discours théorique qui établisse leur place dans la hiérarchie des genres littéraires, les productions des romanciers sont constamment remises en cause par les représentations caricaturales du parler roman qui érigent les fictions en prose en contremodèle rhétorique 2 . C’est en partie pour répondre à de telles représentations que se constitue, tout au long du XVII e siècle, un discours apologétique en vertu duquel le roman passe pour le vecteur privilégié d’une culture mondaine formant son lecteur au style de la conversation polie 3 . La formule célèbre de Pierre-Daniel Huet, définissant les romans comme des « précepteurs muets » qui enseignent aux jeunes gens « destinés à vivre dans le commerce du grand monde » à « parler et à vivre » 4 résume bien ce rôle 1 Sur le manque de légitimité du roman de l’époque baroque et sa progressive théorisation au XVII e siècle, voir C. Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2008. 2 Sur l’expression parler roman, fréquemment attestée au XVII e siècle pour désigner les traits de style caractéristiques du genre romanesque avec dans la plupart des cas une connotation dévalorisante, voir l’article de référence de C. Esmein : « “Parler roman”. Imaginaire de la langue et traits de style romanesque au XVII e siècle », RHLF, n°109, 2009/ 1, pp. 85-99. 3 Sur le rôle modélisateur du genre romanesque en matière de politesse mondaine, voir M. Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France, au XVII e , de 1600 à 1660, t. 1, Genève, Slatkine, 1979 et E. Bury, Littérature et politesse. L'invention de l'honnête homme, 1580-1750, Paris, PUF, 1996, en particulier p. 91. 4 P-D. Huet, « Traité sur l’origine des romans » [1670], cité dans C. Esmein, Poétiques du roman, Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, H. Champion, 2004, pp. 530-531. Ici et dans l’ensemble des citations de l’article, c’est nous qui soulignons. Suzanne Duval 226 civilisateur attribué à la langue des romans, et les implications sociologiques qu’un tel rôle engage. À une époque où la langue légitime est sur le point de se confondre avec « la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps » 5 , il semble que la légitimation du genre romanesque repose en partie dans cette assimilation entre le style des romanciers et la langue de la cour 6 . Dans la présente étude, nous voudrions nous arrêter sur cet aspect sociolinguistique du parler roman. Nous ne nous proposons pas d’établir un lien de causalité entre l’origine sociale des romanciers et leurs pratiques d’écriture, pas plus qu’une homologie entre les structures de la société du XVII e siècle et la forme littéraire du roman 7 . En suivant l’approche bourdieusienne d’une sociologie du champ, dont les travaux d’Alain Viala ont montré la pertinence pour étudier la dynamique des pratiques littéraires du premier XVII e siècle 8 , nous voudrions plutôt analyser la construction d’une valeur symbolique du parler roman, fondée sur la prétendue conformité du langage de ce genre littéraire avec la norme haute du français. On rappellera à ce titre qu’une telle norme, ainsi que les représentations stéréotypées dont elle s’accompagne, ne correspond pas nécessairement à un usage attesté dans la société du XVII e siècle : selon William Labov, un stéréotype langagier se définit comme un faisceau de « marqueurs sociolinguistiques 9 » parvenu à la conscience sociale, et entretenant un rapport plus ou moins lâche avec les pratiques effectives d’un groupe social déterminé. La mise en relation d’un imaginaire de la langue de la cour avec le genre romanesque apparaît alors comme l’indice d’une stratégie de légiti- 5 Selon la formule célèbre de C. F. de Vaugelas, Remarques sur la langue française. Utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, « Préface », [1647], Paris, Éditions Ivréa, 1996, p. 10. 6 Plusieurs études ont déjà montré que certains romanciers du XVII e siècle revendiquent les normes de la langue de la cour : voir en particulier D. Denis, La Muse galante, poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, 1997, F. Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628), Paris, H. Champion, 2008, et A. Petit, « Le Style Nervèze, langue des passions et langue de cour », MSH-M, 2015/ 2, [article paru en ligne]. 7 Cette approche est notamment celle qu’adopte, dans la lignée de G. Lukács, L. Goldmann (Sociologie du Roman, Paris, Gallimard, 1964). 8 L’étude d’A. Viala met en évidence, à travers la constitution d’un réseau académique intégré au milieu social de la cour, la construction d’un « premier champ littéraire français » autour des années 1630 : Naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de Minuit, 1985. 9 W. Labov, Sociolinguistique, trad. A. Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 337. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 227 mation à double portant, qui affirme la valeur du genre romanesque par rapport à celle d’un groupe socialement dominant, et confirme réciproquement la position dominante de ce groupe. Il convient donc d’analyser les arguments sur lesquels se fonde une telle mise en relation. Il s’agira ainsi, autant que faire se peut dans le cadre de cette brève étude, d’analyser l’interaction d’une certaine réception du roman au XVII e siècle et des procédures formelles de ce dernier. Nous choisirons un corpus de romans publiés entre les années 1600 et 1660 en raison de sa relative cohérence formelle et de celle de sa réception : ils sont en effet reçus dans leur ensemble comme des œuvres fictionnelles arborant un style fleuri, apparenté comme nous allons le montrer aux usages de la cour 10 . Dans un premier temps, nous étudierons les différents arguments critiques en vertu desquels le style du genre romanesque est associé au langage de la cour. Nous analyserons ensuite les traits formels du discours romanesque qui engagent une telle réception. I. Portraits du romancier en homme de cour : la sociologie spontanée des critiques du XVII e siècle Comme l’a montré Camille Esmein, la collocation de parler roman est attestée dès le XVI e siècle, époque où elle possède déjà une connotation sociologique. Dans ses Recherches de la France, Étienne Pasquier donne une explication étymologique du terme de roman qui insiste sur l’appartenance des auteurs de romans de chevalerie à la cour de France : et comme ainsi soit que le Roman fut le langage Courtisan de France, tous ceux qui s’amusoient d’escrire les faicts heroïques de nos Chevaliers, premierement en Vers, puis en Prose appellerent leurs œuvres Romans 11 . Dans la perspective de Pasquier, la langue des romans contribue au trésor de la langue française en ce qu’elle transmet à la postérité le langage des gentilshommes de son temps. Au XVII e siècle, l’ancrage du parler roman dans la société de cour est un trait constitutif de l’imaginaire de la langue romanesque, alors même que les romanciers ne constituent pas un groupe socialement homogène et qu’ils 10 Nous avons montré cette cohérence de forme et de réception dans le cadre de notre thèse de doctorat intitulée « La prose poétique du roman baroque (1571- 1670). Histoire d’un patron stylistique de la première modernité », à paraître en 2017 (Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle »). Nous remercions F. Greiner de nous avoir encouragé à intégrer un angle sociologique à notre approche stylistique. 11 É. Pasquier, Les Recherches de la France [1581], éd. M.-M. Fragonnard et F. Roudault, Paris, H. Champion, 1996, t. III, VIII, 1, p. 1705. Suzanne Duval 228 ne sont pas tous, loin s’en faut, intégrés à la vie de la cour 12 . Publiée en 1663, La Carte de la Cour de Gabriel Guéret montre ainsi comment, à l’aube du triomphe de la nouvelle historique, le genre romanesque fait partie de l’imaginaire de la cour, et qu’il tend même à définir les règles de vie et les pratiques discursives des courtisans. La « Plaine de Romant » est en effet placée au centre de cette carte, et en son sein sont réunis tous les loisirs de la vie curiale, en particulier ceux qui ont trait au langage : Elle est comme un composé précieux des enjoüemens de Petits Vers, de la tendresse de Billets doux, de la surprise des Avantures, de l’expression des beaux sentimens, de la noblesse du Langage, de la richesse de l’Invention, de l’enchaisnement des Intrigues, et de beaucoup d’autres choses que vous découvrirez à loisir dans cette Plaine. […]. Tout à l’entrée de cette Plaine, la divine Sappho (cette merveille de nos jours) se presentera à vostre veuë, et le brillant de son esprit, joint à la solidité de son jugement, emportera vostre admiration qui l’embellit de tous ces agremens qu’on y admire ; et ces Heros qui s’y promenent, sont la pluspart des Heros de sa façon. Ils ne disent pas un mot qu’elle ne leur suggere, ils ne font aucun pas sans son ordre ; s’ils conçoivent quelque grand dessein c’est elle qui le leur inspire ; en un mot elle les mene comme par la main dans tous les endroits où on les rencontre 13 . Le territoire des romans définit les frontières d’un « Nouveau Monde » qui concentre ce qui existe de plus « précieux » au sein de la cour ; Madeleine de Scudéry, sous le pseudonyme transparent à l’époque de « Sappho », en garde l’entrée et inspire à ses héros chacune de leurs paroles. L’ancrage de la culture et du langage romanesques dans l’espace social de la cour assure ainsi une double célébration. Nouvelle Arcadie, la cour passe en effet pour un lieu entièrement consacré aux « délices » de l’amour et de la fiction poétique, tandis que le genre romanesque se voit quant à lui auréolé du prestige social de la cour, dont il rassemble tous les attraits. Loin de faire consensus, cette homologie établie entre la langue des romans et celle de la cour instruit le débat polémique dont le genre romanesque fait l’objet tout au long du XVII e siècle, et peut dans certains cas alimenter la représentation du parler roman comme une corruption de l’éloquence. Dans la Défense de Cléoreste, texte où il entend distinguer les fictions dévotes des romans d’amour qui ont cours à la même époque, Jean- 12 Sur la diversité des situations sociales des romanciers au XVI e et au XVII e siècles, qui appartiennent pour certains aux cercles académiques proches de la cour mais qui peuvent aussi bien être des juristes ou des gentilshommes de province, voir M. Lever, « Romans en quête d’auteur », RHLF, 1973/ 1, pp. 7-21 et H.-J. Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle, Genève, Droz, 1999, vol. 1, p. 293. 13 G. Guéret, La Carte de la Cour, J.-B. Loison, 1663, pp. 40-43. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 229 Pierre Camus blâme le style courtisan des romanciers, pour des raisons qui sont à la fois esthétiques, politiques et morales. Selon lui, les « Escrivains de Romans 14 » sont des « faiseurs de Proses Poëtiques 15 » qui ne songent qu’à flatter les « Grands de ce monde 16 » : entendu ici en mauvaise part, l’adjectif poëtique désigne la rhétorique flatteuse et mensongère du style des romans. En s’attardant ensuite sur le cas particulier de François-Hugues de Molière d’Essertines, auteur d’un roman à succès publié en 1623, Camus s’en prend plus particulièrement au purisme de cet auteur : La façon de parler y est egale, plaine, polie, la glace d’un miroir à mon jugement n’estant point plus terse que ce langage est lissé. Mais après tout c’est de la cresme battuë, qui fait montre d’un grand corps et qui a peu de substance, c’est une eloquence molle et floüette, qui ressemble à une beauté féminine, […] 17 . L’excessive politesse du style ne fait que révéler l’inconsistance du propos du romancier. L’instanciation féminine de ce contre-modèle stylistique dénonce ainsi la vanité d’un discours fictionnel réduit à un pur divertissement mondain. Caractéristique de l’inquiétude que peut susciter, pour les héritiers de l’humanisme, la montée en puissance des « nouveaux doctes 18 » dans le champ littéraire, la critique de Camus analyse la conformité du langage des romans à celui des cercles polis de la cour comme la preuve d’un assujettissement politique de la littérature de fiction. Le propos de Camus, motivé par l’inscription de cet auteur dans la lignée de l’humanisme dévot, reconnaît cependant la valeur esthétique du genre romanesque, tout en reprochant aux romanciers de la considérer comme une fin en soi. Partant d’un constat similaire, Guez de Balzac défend un point de vue inverse puisque selon lui, c’est précisément la beauté d’une écriture acculturée à la politesse mondaine qui permet d’excuser certaines extravagances du parler roman. Loin de considérer comme Camus que la langue des romanciers de son temps est trop polie, ce dernier juge au contraire que la prose des romanciers n’est pas étrangère à certaines licences poétiques. Faisant l’éloge du roman de François de Boisrobert intitulé L’Histoire Indienne et paru en 1629, Balzac souligne en effet 14 J.-P. Camus, « Défense de Cléoreste », Le Cléoreste. Histoire françoise espagnole, t. II, Lyon, A. Chard, 1626 p. 747. 15 Id. 16 Id. 17 J-P. Camus, « Défense de Cléoreste », op. cit., pp. 749-750. 18 Selon l’expression d’A. Viala, qui désigne ainsi les « littérateurs » intégrés aux réseaux académiques, et qui ont supplanté les « lettrés héritiers de l’encyclopédisme humaniste », Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 29. Suzanne Duval 230 l’obédience du romancier aux normes du bel usage, avant de lui pardonner certaines libertés prises à leur égard : Icy, Madame, je vous promets que vous verrez de la nouveauté et trouverez cét air du grand monde, et ces delicatesses d’esprit qui ne sont pas vulgaires en nos Provinces. Je vous avoue bien qu’en certains endroits il y a peut-être je ne sais quoi de trop peint et de trop fleuri, et qui ne doit pas être considéré dans toute la rigueur des préceptes. Mais vous m’avouerez aussi que les Fables cherchent principalement la beauté, quand elle serait même un peu immodeste et que ce genre d’écrire est plutôt une poésie détachée, qu’une prose régulière 19 . La visée esthétique des fables romanesques autorise une marge de liberté au regard des règles de l’usage ; l’air du grand monde garantit cependant la valeur du style de la fiction en prose, et permet de recommander celui-ci au public provincial. Dans une perspective comparable, Charles Sorel justifie les innovations lexicales des romans de Madeleine de Scudéry en attribuant leur invention aux cercles prestigieux que la romancière fréquente : L’Illustre Demoiselle qui les a composez, ayant eu l’amitié et la fréquentation de quantité de Dames de la Cour et de la Ville des plus spiritueles, et qui prenoient plaisir comme elle à enrichir nostre Langue, elle employoit dans ses Ouvrages les termes dont elles se servoient quelquefois dans leurs conversations, et nous ne doutons point que des Hommes de sçavoir et de merite, n’y pûssent avoir quelque part. 20 Madeleine de Scudéry aurait mis à la portée du public les trouvailles des cercles de beaux esprits qu’elle fréquente : ici comme chez Balzac, la caution sociale de la cour permet de justifier les libertés du parler roman. Trait structurant de l’imaginaire du parler roman, la conformité de celuici au langage des beaux-esprits de la cour représente également, d’une manière négative, la tendance stylistique à éviter dès lors qu’on entend démarquer son écriture de celle des faiseurs de romans. Ainsi, les tenants d’une renaissance du genre épique français insistent fortement, dans les années 1650-1660, sur cette différence qui doit séparer le style de l’épopée de celui des romans. Selon Michel de Marolles, le style épique doit s’écarter du « bel esprit 21 » qui prévaut dans les fictions romanesques : 19 J.-L. Guez de Balzac, « A Madame », Les Œuvres de M. de Balzac divisées en deux tomes, publiées par Valentin Conrart, Paris, L. Billaine, 1665, t. 2, 7, VII, p. 276. Cité dans C. Esmein, Poétiques du roman, op. cit., p. 74. 20 Ch. Sorel, « Du nouveau langage françois », De La Connaissance des bons livres, Paris, A. Pralard, 1671, IV , p. 361. 21 M. de Marolles, Traité du poëme épique, Paris, G. de Luynes, 1662, p. 113. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 231 Si j’en suis crû, le Poëte ne fardera point aussi son langage ny le ton de sa voix, pour donner opinion à ceux qui l’écoutent, qu’il entend parfaitement la politesse et la galanterie. Il n’est rien de plus mauvaise grace. Il faut parler uniment, et n’affecter point de gestes particuliers, ny de mots precieux 22 . Pour s’approcher du style sublime qui convient à la veine héroïque, il faut se dépouiller des brillants de la langue de la cour par lesquels le genre romanesque prétend quant à lui se faire valoir. De ces différents points de vue critiques, il ressort que la mise en relation de la langue des romans avec celle de la cour, qu’elle soit prise en bonne ou en mauvaise part, cristallise les enjeux de la polémique opposant les défenseurs et les détracteurs de la valeur du genre romanesque. On en conclut qu’une telle relation constitue, aux yeux de la critique, l’écart distinctif 23 à l’aune duquel il convient d’évaluer le style des romans. Nous verrons maintenant dans quelle mesure les procédures formelles du discours romanesque engagent une telle réception. II. Comment parler roman : une grammaire de la distinction La question que nous posons appellerait une investigation qui excéderait bien sûr largement le cadre de cette étude, et qui devrait rendre compte de la diversité des pratiques du genre romanesque au cours de la période envisagée, ainsi que de leur évolution. Il reste cependant possible de dégager, des années 1600 aux années 1660, une tendance générale à la « parole apprêtée 24 » définissant, d’Antoine de Nervèze à Gauthier de Coste de La Calprenède, la tendance stylistique dominante du genre romanesque. Les ornements du style de la fiction en prose garantissent en effet la distinction de cette pratique d’écriture, pourvu que celle-ci passe pour le produit naturel du bel esprit de leur auteur. La fabrication d’une langue fictionnelle qui se fasse reconnaître comme étant celle des élites de la cour repose sur la mise en œuvre d’un écart stylistique dont le caractère systématique atténue l’artifice : omniprésents, les ornements du parler roman se présentent comme le produit spontané d’une grammaire intrinsèquement 22 Id. 23 Sur la notion d’écart distinctif comme dynamique structurante d’un champ linguistique, voir P. Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue légitime », Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, en particulier p. 41. 24 Selon la formule d’H. Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1968, p. 130. Suzanne Duval 232 distinguée du commun usage. Nous analyserons les procédures formelles selon nos caractéristiques de ce processus de distinction, en montrant que le roman revendique un style moyen régulé par les normes de la conversation polie, et qu’il se démarque du commun usage par son goût pour la métaphore, l’épure du lexique et l’intensification du discours. La catégorie du style moyen constitue un cadre rhétorique adapté à cette recherche de naturel et de distinction. En effet, comme l’a montré Bernard Beugnot 25 , le style moyen, qui trouve dans la conversation sa forme de prédilection, absorbe tous les ornements de l’élocution tout en se tenant à l’écart des artifices ostentatoires du style noble. Dans la préface d’Ibrahim, Georges de Scudéry présente la médiocrité stylistique de la prose fictionnelle comme ce qui garantit la variété de l’énoncé romanesque et la valeur symbolique supérieure de son langage : Le style narratif ne doit pas être trop enflé, non plus que celui des conversations ordinaires […] il doit couler comme les fleuves et non bondir comme les torrents ; je me suis retenu dans la narration, et je me suis laissé libre dans les harangues et dans les passions : et sans parler comme les extravagants, ni comme le peuple, j’ai essayé de parler comme les honnêtes gens 26 . Ni populaire ni extravagante, la langue des romans se maintient dans les bornes que son appartenance au groupe des « honnêtes gens » lui prescrit, bornes relativement souples puisqu’elles autorisent la véhémence des « harangues » et des « passions ». L’art de la conversation, convoqué ici par l’auteur, résume cet idéal d’une spontanéité contrôlée et offre à la scène d’énonciation du texte fictionnel une instance de légitimation. La prégnance, au sein de la diégèse romanesque, de scènes dialoguées ancre en effet le parler roman dans l’espace socialement prestigieux de l’honnête entretien 27 . L’incipit de L’Orphize de Chrysanthe de Charles Sorel est sur ce point particulièrement éclairant. Pressé par ses amis de leur raconter l’histoire de ses amours, Chrysanthe refuse de s’exécuter : Mais pour m’amuser desormais à écrire des amours, c’est une chose que je ne veux pas faire de peur que l’on me mette au rang des conteurs de fable, 25 B. Beugnot, « La précellence du style moyen (1625-1650) », dans M. Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), Paris, PUF, 1999, pp. 539-601. 26 G. de Scudéry, « Préface », Ibrahim ou l’illustre Bassa, [1641]. Cité dans C. Esmein, Poétiques du roman, op. cit., pp. 148-149. 27 Sur le dialogue comme scène d’énonciation légitimante dans la littérature mondaine du XVII e siècle, voir C. Cazanave, Le Dialogue en France à l’âge classique, Paris, H. Champion, 2007. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 233 et que l’on ne croye que je ne me sçaurois eslever à des choses plus sérieuses 28 . Formulant à l’égard des « conteurs de fable » une critique sans appel, Chrysanthe disqualifie, au seuil d’un roman d’amour, ceux qui s’avisent d’en écrire. Son ami Lyzandre propose alors de distinguer un bon et un mauvais usage de la fiction : Pourquoi vous mettez vous toutes ces fausses opinions en l’esprit ? Ne sçaiton pas bien que la Poesie, les discours facetieux et toutes vos autres gentillesses, ne sont en vous que ce que sont les fueilles et les fleurs aux arbres, et que vous produisez des fruits aussi capables de profiter, comme de plaire ? C’est vous qui estes enfant légitime d’Apollon, et pour eux ce ne sont que des Bastards infames. Ils n’ont rien du tout de naturel, et ne vivent que d’empruns et d’artifice 29 . La posture narratoriale de Chrysanthe, et, par son biais, celle de l’instance auctoriale elle-même, est justifiée par la « gentillesse » de sa nature et l’excellence de sa lignée. Élu par Apollon, ce dernier peut entreprendre un récit placé d’emblée sous le signe de la distinction. Chrysanthe finit donc par céder aux instances de ses amis, tout en posant une condition qui parachève de légitimer son action : Je suis prest à faire vostre volonté, mais non pas tout-à-fait comme vous l’entendez. Si vous voulez que les Histoires que je vous raconteray soient mises au jour, il ne faut pas que ce soit moy qui les escrive. La longueur du temps feroit languir mon style, et les discours ne seroient pas si remplis de naturel que ceux que je vous pourray faire de bouche. Que plusieurs m’écoutent seulement avec attention, et se donnent après la peine de recueillir tout ce que j’auray dit et de l’escrire par ordre 30 . Produit d’une conversation familière, la qualité stylistique de l’œuvre écrite est garantie par le « naturel » des discours de Chrysanthe et le contrôle amical que le cercle de ses auditeurs exercera sur sa performance orale. Légitimés par une scène d’énonciation conversationnelle, les écarts stylistiques opérés par le style de la fiction en prose sont marqués par un recours systématique aux figures du bien-dire. La plus saillante d’entre elles est la métaphore. Dans les années 1600-1640, l’essor éditorial des recueils de Marguerites, manuels dans lesquels sont répertoriés les lieux communs et les figures du bel usage, atteste la place centrale de cette figure au sein des 28 Ch. Sorel, L’Orphize de Chrysanthe, Paris, T. du Bray, 1626, p. 4. 29 Ibid., pp. 5-6. 30 Ibid., pp. 8-9. Suzanne Duval 234 agréments du langage 31 . Les métaphores continuées qui fleurissent dans les romans des années 1600-1620 témoignent ainsi d’une recherche d’ingéniosité qui joue avec la lisibilité du texte fictionnel. Conçues, comme l’a bien montré Adrienne Petit, comme des images frappantes susceptibles de toucher l’imagination de leur destinataire 32 , ces métaphores marquent de manière ostentatoire l’écart du discours romanesque par rapport au commun usage, et font valoir l’ingéniosité de celui qui les conçoit ainsi que le bel esprit du lecteur qui sait les décoder. Dans ce compliment amoureux tiré d’un roman anonyme daté de 1602, la comparaison topique de la femme aimée avec le soleil s’inscrit par exemple dans une syntaxe métaphorique dont le déchiffrement implique un véritable effort de lecture : Si jamais un esprit affligé (ma Déesse) donna libre entrée en son ame au désespoir, le mien passant plus outre l’y appelle, sous le point eclyptique de ton luysant soleil, qui commence à rouler un emisphere si malheureux, autour des voutes de mon cœur, où l’ennuy, le souspir, le dueil, le regret, le sanglot, et la tristesse, sont les celestes signes, qu’il court au zodiaque de ta beauté, tournant autour du Polle Arctique de mon malheur, qui traverse le petit monde des désirs amoureux de mon cœur […] 33 . La construction, à partir de la métaphore du soleil, d’un tableau cosmique au sein duquel gravitent les diverses émotions du locuteur détourne le propos de sa visée expressive initiale pour attirer l’attention du lecteur sur sa virtuosité stylistique. Rapidement tournées en dérision par la critique à travers l’expression péjorative de « style Nervèze » ou de « parler Phoebus 34 », ces jeux allégoriques sont considérablement réduits dès les années 1620 35 , à la faveur d’un usage plus modéré. On observe en particulier une tendance à atténuer les 31 Sur les figures de pointes métaphoriques répertoriées dans les recueils de Marguerites, nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « De la marguerite aux pièces agréables : les choix de belles proses à l’âge baroque », dans C. Bonhert et F. Gevrey (dir.), L’Anthologie. Histoire et enjeux d’une forme éditoriale du Moyen Âge au XXI e siècle, Reims, Éditions et presses universitaires de Reims, 2014, pp. 249-268. 32 A. Petit, « Le Style Nervèze, langue des passions et langue de Cour », art. cit. 33 An., L’Erocaligenesie ou la naissance d’un bel amour sous les noms de Patrocle et Philomele. Histoire veritable et advenue, Paris, G. Robinot, 1602, p. 165. 34 Voir R. Zuber, « Grandeur et misère du style Nervèze », Les Émerveillements de la raison, Paris, Klincksieck, 1997, pp. 83-98. 35 Sur la réduction progressive des termes métaphoriques dans la prose fictionnelle au XVII e siècle, voir G. Siouffi, « Honoré d’Urfé, artisan précoce de la “démétaphorisation” du français ? », XVII e siècle, n°235, 2007/ 2, pp. 275-293. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 235 tropes métaphoriques en les accompagnant de nombreuses modalisations, comme dans ce portrait extrait d’un roman de Pierre de Caseneuve : Son front dont la peau lissée et bien tendue le rendoit plus uny qu’une piece de marbre artistement polie, sembloit estre soutenu par deux arceaux d’ebene (car ainsi pouvoit-on appeler ses sourcils) à l’abris desquels on voyoit deux beaux yeux ou le ris, l’amour et les blandices estoient logez comme en leur element 36 . La tendance des romanciers de l’époque de Nervèze à amplifier la métaphore en développant des sous-thèmes associés est par ailleurs abandonnée, favorisant ainsi une plus grande cohérence du discours. Dans l’extrait suivant, tiré d’un roman tardif de Georges de Scudéry, la métaphore de la tempête des passions ne retient que le thème de l’orage, dont elle développe les différentes étapes : A ces mots, son esprit agité de ces cruelles pensées, s’enveloppant de vapeurs melancoliques et sombres, demeuroit comme ensevely dans leur obscurité nuisible : de sorte, qu’à force d’avoir souffert, il vint presque à ne souffrir plus. Ensuite, un rayon d’espoir perçant enfin cet épais nuage et luy redonnant quelque vigueur […] 37 . La recherche d’une épure du lexique participe lui aussi de cette grammaire de l’écart, et s’articule au goût du discours romanesque pour l’image. Le resserrement du lexique autour d’un petit nombre de substantifs et d’adjectifs récurrents est caractéristique de cette tendance. Appliquées de manière préférentielle à la thématique des passions amoureuses, quelques substantivations adjectivales signalent ainsi la délicatesse d’un langage qui focalise son attention sur les mouvements subtils du cœur et de l’esprit 38 . En témoignent des expressions telles que « cette belle affligée 39 » ou encore « ces belles melancholiques 40 », qui prêtent à un trait de caractère ou à une 36 P. de Caseneuve, Caritée ou la Cyprienne amoureuse, Toulouse, D. et P. du Bosc, 1621, p. 233. 37 G. de Scudéry, Almahide, ou L’Escave Reyne. Première partie, Paris, A. Courbé, 1660, p. 125. 38 Ce goût pour le substantif et le lexique abstrait constituera un trait récurrent de la littérature galante des années 1650-1670, et sera perçu comme l’un des aspects du parler précieux : voir D. Denis, La Muse galante, op. cit., p. 292 et sq., R. Lathuillière, La Préciosité : étude historique et linguistique, Genève, Droz, 1966, notamment p. 389 et sq. et M. Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2008, p. 619. La présente étude pourrait être prolongée par une analyse des points de rencontre entre parler précieux et parler roman. 39 An., Les Amours de Mélite et de Statiphile, Paris, D. Le Clerc, 1609, p. 53. 40 An., Clorinde, op. cit., t. 1, pp. 659-660. Suzanne Duval 236 émotion fugitive la dignité de l’essence. Les noms d’affect assurent quant à eux la mise en relief de l’analyse des passions, en même temps qu’ils équilibrent le rythme de la phrase par des regroupements binaires et ternaires : Ayant ouy que sa mort n’avoit pas esté sans quelque fascherie d’Argenis, il sceust assez d’ou procedoit ce ressentiment de pitié 41 . Les affections et les appréhensions, la joye et la tristesse de l’un et de l’autre luy partageoient l’esprit en opinions diverses, dont l’une effaçeoit l’autre 42 . Le fréquent usage de la synecdoque s’inscrit lui aussi dans cette tendance à l’épurement, dans la mesure où il réduit la description concrète à quelques termes significatifs, formant ainsi une représentation stylisée. On en prendra pour exemple la description de la bataille qui ouvre le premier livre d’Almahide : Le fer et le feu brillaient par toutes les rues, et l’acier bruni des Adargues des Mores (que nous appellons les Boucliers) frappé des rayons du soleil, jettoit un eclat par tout, capable d’esblouir les yeux comme celuy de ce grand astre 43 . Enfin, l’intensification du discours romanesque, marquée à la fois par son lexique, son rythme et sa syntaxe, maintiennent le parler roman à un haut degré d’expressivité qui signale sa distinction 44 . Ce processus est en partie assuré par la caractérisation intensive de l’énoncé. Des épithètes de nature comme les « vertes forêts et campagne 45 », l’ « agréable plaisir 46 » ou la « molle paresse 47 » soulignent rythmiquement le trait qualitatif qu’elles désignent. Vilipendés par les détracteurs du parler roman, les adjectifs et les adverbes en -able et en -ment 48 se situent généralement au plus haut degré d’une échelle évaluative ou affective implicite : 41 P. de Marcassus (trad.), L’Argenis de Jean Barclay, de la traduction nouvelle de M. N. G., Rouen, A. Ouyn, 1632, p. 287. 42 A.-A. Mareschal, La Chrysolite ou le secret des romans [1627], Paris, T. du Bray, 1635, p. 249. 43 G. de Scudéry, Almahide ou l’Esclave Reyne. Première partie, op. cit., p. 2. 44 Ce goût pour l’intensité perdurera sous la plume de Madame de Lafayette. Voir J. Rohou et G. Siouffi, Lectures de Madame de Lafayette, Rennes, PUR, 2015, p. 182-186. 45 An., Les Amours de Mélite et de Statiphile, Paris, D. Le Clerc, 1609, p. 52. 46 An., La Mariane du Filomène, [1596], éd. Nicole Cazauran et Isabelle Pantin, Paris, Klincksieck, 1998, p. 3. 47 An., Les Amours de Mélite et Statiphile, op. cit., p. 21. 48 Voir C. Esmein, « “Parler roman”. Imaginaire de la langue et traits de style romanesque au XVII e siècle », art. cit. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 237 Mais oy-je pas la belle Alixee qui d’accens trop pitoyablement lamentables, me prie de la sauver du naufrage ou son honneur balance miserablement 49 : Les nuages tombez des prochaines montagnes se dissipant au lever du Soleil, luy descouvroient peu à peu des choses merveilleusement effroyables 50 . Certains adverbes intensifs en -ment soulignent le caractère indicible du haut degré : Malaisement auroit on sceu dire quel des deux avoit desrobé le jour, ou l’orage, ou la nuict 51 . les uns disaient que l’amitié devait être préférée à l’amour, parce que les plaisirs en étaient plus tranquilles ; et les autres que l’amour devait être préférée à l’amitié, parce que les douceurs en étaient infiniment plus sensibles 52 . La consécutive d’intensité marque elle aussi la tentative d’exprimer un degré qualitatif à la limite du dicible, bien souvent aidée dans cette voie par la locution je ne sais quoi : Ces objets eurent pour moy je ne sçay quoy de si doux, et de si melancholique, que je me laissay emporter aux réveries qu’ils m’inspiroient 53 . Elle danse si merveilleusement, qu’elle ravit les yeux et le cœur de tous ceux qui la voient, car elle a de la justesse, de la disposition, et de ce je ne sais quoi qu’on ne peut faire entendre 54 . L’ensemble de ces traits - dont nous n’avons retenu que les plus remarquables et fortement restreint l’exemplification - converge vers la représentation idéalisée d’une langue aux tours plus élégants, plus délicats et plus expressifs que ceux du commun usage. Ainsi, en s’appropriant l’imaginaire d’une distinction langagière constitutive du capital symbolique de la société de cour, le genre romanesque se positionne en détenteur légitime des normes du bien-dire 55 . 49 N. Des Escuteaux, Amours diverses, Rouen, J. du Bosc, 1613, p. 608. 50 P. de Marcassus (trad.), L’Argenis, Rouen, A. Ouyn, 1632, p. 354. 51 P. de Marcassus, La Clorymène, Paris, P. Billaine, 1626, p. 8. 52 M. de Scudéry, Clélie. Histoire romaine. Troisième partie [1657], éd. Ch. Morlet- Chantalat, Paris, H. Champion, 2003, III , 1, p. 125. 53 An., Clorinde, Première partie, Paris, A. Courbé, 1654, p. 648. 54 M. de Scudéry, Clélie. Histoire romaine. Quatrième partie [1658], éd. Ch. Morlet- Chantalat, Paris, H. Champion, 2004, p. 459. 55 L’essor, dès les années 1620, du genre de l’histoire comique, et la place importante que ce genre ménage au type du bourgeois gentilhomme, ou encore du pédant gentilhomme, figures ridicules qui singent les hommes de cour en arborant un Suzanne Duval 238 Conclusion L’analyse de la mise en relation, au XVII e siècle, de la langue des romans avec celle de la cour met en lumière une dynamique caractéristique du champ littéraire des années 1600-1660 : celle d’une reconfiguration des valeurs de la langue littéraire autour de celles de la norme haute du français. Dès lors que la langue des honnêtes gens tend à devenir l’ultime étalon du beau langage, la prose fictionnelle, tant par l’apparent naturel de son style conversationnel que par sa recherche omniprésente de distinction, peut se porter candidate pour incarner l’élite de la langue littéraire. Aussi peut-on s’interroger sur les raisons qui expliquent la tombée en désuétude des ornements stylistiques du parler roman dans les années 1660, rapidement remplacés par le style plus sobre de la nouvelle galante 56 . Le bilan que dresse Charles Sorel est à ce titre éclairant : Le Stile fastueux des Romans Heroïques estant un peu radoucy, le premier livre qui a esté écrit d’un Stile digne d’approbation, a esté la petite Nouvelle de la Princesse de Montpensier, ou de vray il n’y a point de ces mots nouveaux dont on se sert en Discours familiers, mais cela est accomodé à l’air d’une personne de qualité qui ecrit de mesme qu’elle parle, et qui parle toûjours fort bien et fort agreablement 57 . Par un retournement du pour et du contre qui est le propre de la dynamique d’un champ linguistique en diachronie 58 , l’écart distinctif qui permettait d’établir la valeur des romans du premier XVII e siècle devient celui-là même qui les disqualifie : désormais considérée comme excessivement « fastueuse » et non plus comme polie, la grammaire de la distinction qui gouverne langage truffé de clichés romanesques, apparaît en ce sens comme l’une des contestations majeures de cette prétention du roman à incarner la norme haute du français. 56 Sur le « tournant » des années 1660, voir C. Esmein, « Le tournant des années 1660, phénomène patent ou théorie qu’une histoire littéraire revisitée vient démonter ? », Fabula Littérature-Histoire-Théorie, n° 1, juin 2005, [article paru en ligne, www.fabula.org/ LHT/ 0/ esmein]. 57 Ch. Sorel, « Du nouveau langage françois », De La Connaissance des bons livres, Paris, op. cit., p. 371. 58 Point sur lequel P. Bourdieu insiste particulièrement : « C’est sans doute la lassitude corrélative de l’exposition répétée qui, associée au sens de la rareté, est au principe des glissements inconscients vers des traits stylistiques plus « classants » ou vers des usages plus rares des traits divulgués. Ainsi les écarts distinctifs sont au principe du mouvement incessant qui, destiné à les annuler, tend en fait à les reproduire (par paradoxe qui ne surprendra que si on ignore que la constance peut supposer le changement) », « La production et la reproduction de la langue légitime », op. cit., p. 56. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 239 l’écriture du roman héroïque passe pour une affectation au regard de la distinction supérieure du style de Madame de Lafayette, selon le même processus qui, trente ans auparavant, avait conduit à la défaveur du Style Nervèze. Bibliographie 1. Sources A NONYME , Les Amours de Mélite et Statiphile, Paris, D. Le Clerc, 1609. 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PFSCL XLIII, 85 (2016) Mathurin Régnier’s Satire Macette: Early Modern Concepts of sociabilité and honneur B RUCE E DMUNDS (T HE U NIVERSITY OF A LABAMA ) Régnier’s decision to name his entremetteuse Macette, suppressing thereby the “O” in Thomasse 1 invites reflection on the nature and use of this lost circle. Speaking the letter the mouth forms a circle, suggesting by its absence in the name of the work and its principle character that discourse will be used in a way that threatens wholeness. Suppressing the “O” also announces that we will see something inimical to that other circle, the womb, and the life cycle it instantiates. Of course, I do not claim that Régnier consciously chose the diminutive form of Thomasse in order to open a space in which to play with circles. Such an intention could conceivably leave traces in the written record surrounding the text, or perhaps be divined from the satire itself, but that is not what I wish to determine here. I merely wish to show that Régnier’s textual and thematic play involving the figure of the circle goes far beyond the invocation of the twin themes of speech and sex. Indeed, one can read the satire as forming a figure of three concentric circles, each of which, in its own particular way, traps the individual and renders impossible the creation and maintenance of that true circle, the authentic community as embodied in the ethic of sociabilité. To show how this is so, however, I must first clarify the concept of sociabilité. Two of its features pertain to this study. First, sociabilité implies that which binds individuals together through gesture, conversation or symbol. Sganarelle’s panegyric of tobacco in Dom Juan is a good example (Act 1, Scene 1, p. 715). 2 If, as Serres argues, 3 taking tobacco and sharing it is the consummately social act, a genuine instance of the true exchange 1 Robert Aulotte, Mathurin Régnier : Les Satires (Paris: SEDES, 1983). 2 I am using the Jouanny edition of Molière’s Œuvres complètes in two volumes (Bordas: Paris, 1989 and 1993). References to Dom Garcie, and Dom Juan which are in the first volume will be identified by Act, Scene and page. 3 Hermès ou la Communication (Paris: Editions de Minuit, 1968). Bruce Edmunds 242 Dom Juan perverts, to refuse it is to refuse the very principle of human sociability. Making Serres’ reading compelling is the fact that what immediately follows the panegyric of tobacco is Sganarelle’s description of his master as a grand seigneur méchant homme (716), as, in other words, a monster, a mixed being whose very existence threatens the social order, and marks a kind of crisis. The second feature of sociabilité important for this study is that it acknowledges the evolving nature of the various features defining an individual. 4 How then does the innermost circle threaten the ethic of sociability, and what forms the circle? Régnier generates the circle, first of all, by drawing the reader’s attention to the idea of surfaces. The first circle, accordingly, is the young woman herself, whose entire being is confined to the surface of a circle, or rather a sphere, that contains nothing, an empty womb, an empty head, a mouth containing no tongue that speaks. This is both the state of affairs at the outset and the state Macette’s efforts aim to perpetuate. One notes immediately that at no point can we be sure the young woman speaks. We can, at most, affirm that Macette shifts direction, or becomes emphatic in response to some manifestation of discomfort on the part of the young woman (e.g. vv. 112 and 181). No doubt this is in part due to the fact that the entire satire is a portrait, above all. But after all, the portrait does not preclude the representation of interaction, and French society is already heading into the reign of honnêteté, which has been defined as a philosophy of adaption (57) . 5 So the absence of speech is an important feature even in a satirical portrait of someone else. More specifically, placing all speech in Macette’s mouth has two consequences relevant to this study. First, it indicates the nullity and powerlessness of the young woman, attributes reinforced by that fact that Régnier never gives her a name. She evidently lacks that mysterious intelligence that allowed Agnes to escape the clutches of an equally manipulative and overwhelming figure, her “guardian” Arnauld. 6 Faithful to the pattern of comedy, Molière arranges an escape for Agnes and her lover, thwarting the machinations of the figure that threatens the community. One can expect no such outcome in Régnier’s satire. 4 Larry Riggs has traced this theme in numerous works, especially those of Molière. See his book, Molière and Plurality: Decomposition of the Classicist Self (New York: Peter Lang Publishing Inc., 1989). 5 Jean-Philipe Grosperrin, “Variations sur le ‘style des nobles’ dans quelques comédies de Molière.” Littératures (Autumn 1999) 44-71. 6 Barbara Johnson, “Teaching Ignorance: L’école des femmes.” Yale French Studies 63 (1982): 165-182. Marthurin Régnier’s Satire Macette 243 In other words, the young woman lacks the interior dimension that would make genuine connection possible. She is the surface of a circle containing nothing at all. In terms of speech she is rendered literally idle. But, and here is the second of the two consequences announced above, Macette is equally guilty of idleness, though in a more profound and pernicious way. Macette exhibits a pattern we have noted in several writers beginning with Descartes 7 : a frantic activity that conceals a deeper form of intellectual idleness and sterility. We will take up this discussion later. For now, let us return to a consideration of this second consequence. We have argued that we can see in the theme of surfaces not just the young woman’s actual vacuity, but also Macette’s goal of maintaining it. So it is that the young woman’s soul is to become a troubling kind of mirror: Faites, s’il est possible, un miroir de votre âme,/ Qui reçoit tous objets et tout contant les perd (vv. 174-6). One might think this is a straightforward statement of the stoic ideal, but the editor’s note makes it clear this is far from the case. 8 Rather, it emphasizes again that interior emptiness. Objects pass into a mirror then out, leaving nothing behind, no trace. The mirror remains unchanged and totally devoid of any stable content. A later generation of moralists, like La Bruyère and the later Molière, will represent this inner emptiness as the essential, unavoidable nature of human being, 9 but Régnier is not there yet. For him, clearly, it is avoidable and therefore censurable. The castigat has not yet dropped off the castigat ridendo mores as it will by the time Molière writes Georges Dandin. In this connection one can understand that Macette’s critique of honneur also implies a total absence of any interior dimension. Let us not confuse this critique with Pascal’s rejection of honneur as a nefarious and illegitimate alternative to the ethical stance of humilité. To be sure, for the narrator Macette offers a warped version of honor, but showing this does not imply that he is commending an alternative ethical principle but rather a genuine principle of honor. 10 The warped version does greatly resemble 7 “Idleness and Mastery: Descartes’ Tree, Descartes’ Treatise.” Cahiers Du Dix- Septième: An Interdisciplinary Journal 4.2 (1990): 237-249. MLA International Bibliography. Web. 9 Mar. 2016. 8 Œuvres complètes (Paris: Les Belles Lettres, 1954), note 2, p. 180. 9 See respectively Michael S. Koppisch, “The Dissolution Of Character: Changing Perspectives in La Bruyère’s Caractères.” French Forum, 1981; and Robert J. Nelson, “The Unreconstructed Heroes of Molière.” The Tulane Drama Review 4.3 (1960): 14-37. 10 It is not a question here, for example of the habile’s submission to a social order he recognizes as unjust as a form of penance as Pascal develops the distinction in several of his Pensées. Bruce Edmunds 244 that of Pascal’s Jesuits, a comparison to which we will return when we discuss the second of the three circles mentioned in the introduction. For now let us note that honneur, for Macette, is not defined in terms of fidelity to any kind of principle, but merely as a tool of manipulation. Like the mirror it has no stable content, but merely reflects in a shifting and circumstantial fashion. As such, it is reducible to mere renommée (v. 77), which is further described in terms of sterility: C’est une vanité confusément semée/ Dans l’esprit des humains, un mal d’opinion,/ Un faut germe avorté dans notre affection (vv. 78-80). As the editor points out (note 2, p. 176), these terms evoke difficult conception and birth. Paradoxically, honor, true honor, is what guarantees productivity, whereas the conduct Macette suggests would hinder it. She continues; Les vieux contes d’honneur dont on repaît les dames/ Ne sont que des appâts pour les débiles âmes/ Qui sans choix de raison ont le cerveau perclus (vv. 81-83). The use of ne…que anticipates La Rochefoucauld, where it appears to great effect in the very exergue of the Maximes: Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. 11 To stuff someone with something that is empty (ne…que) is to leave them empy in fact, but with the sentiment of being full, which is not a bad definition of suffisance, a variant of which she uses to describe the young gentlemen who could pose a danger to the young woman, the court’s beaux suffisans (v. 213). Clearly this is a false suffisance. True and workable suffisance, which equates to competence or quality, entails recognizing the need for a continuing, indeed perpetual, relationship with the solicitation of the collectivity. 12 Honor, then, for Macette, is a mere word with no intrinsic meaning but which can be used as a tool of manipulation (vv. 85-8). Entirely defined as discourse, which is itself entirely fashioned by circumstance, it is not a principle that can be stated, internalized, then put into practice as an ethical guide. Even if she were to embrace it, she would remain mere surface, empty and mutable like the mirror. In her effort to persuade, however, Macette goes beyond commending a principle that reduces to mere utility or self-preservation, and this takes us to the second circle. Her counsel presents itself first as the need to embrace a perverted form of maitrise de soi, mostly for instrumental reasons, then as the rightness of living a form of heroism that anticipates in certain ways 11 Editions Garnier Frères: Paris, 1967, p. 7. 12 Again, see Riggs. I use suffisance in the way Pascal means it when speaking of the Jesuits, that is to say, behavior indicative of vanity and of the attempt to be sufficient unto oneself. The accusation is made repeatedly throughout the Provinciales. As to the second meaning, it occurs, for example in the pensée on the imagination: Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance. (Lafuma, 44) Marthurin Régnier’s Satire Macette 245 Corneille, both of which, I will argue, imply a false kind of closed circle, a circle that makes the establishment of true connection and community impossible. In his description of Macette’s behavior, the narrator anticipates both themes. The reference to Thérèse (v. 21) undercuts the coming reference to Macette’s grasp of theological issues since La Vie de la Mère Thérèse was known as the Bible des Bigottes (note 5, p. 172). The lines that follow show Macette has a detailed knowledge of the relative values of various indulgences: Sçait du nom de Jesus toutes les indulgences,/ Que valent chapelet, grains benits, enfilez,/ Et l’ordre du cordon des Peres Recollez (vv. 26-8). The narrator already insists on the simonistic aspect of her knowledge through the use of the verb valoir (valent). 13 From the beginning Macette conflates the language of piety with that of material gain: Qu’eussiez-vous tout le bien dont le Ciel vous est chiche (v. 53). A few verses further on we read: Je scay bien votre cas: un homme grand, adroit,/ Riche et Dieu sçait s’il a tout ce qu’il vous faudrait ! (vv. 59-60). Cas evokes casuistry and echoes the way Macette addresses the young woman, ma fille, which suggests she is adopting the role of directrice de conscience. 14 Lest there be any doubt that tout ce qu’il vous faudrez is to be understood first of all in material terms, a list of goods follows: Vous devriez, étant belle, avoir de beaux habits,/ Esclater de satin, de perles, de rubis (vv. 67-8). The verb Esclater again emphasizes surfaces: all these goods relate to what is immediately visible. They trump more intrinsic qualities and measures of beauty and in fact, allow for a certain self-serving deception: Ma foye, les beaux habits servent bien à la mine; / On a beau s’agencer et faire les doux yeux,/ Quand on est bien paré on est toujours mieux. (vv. 74-6). S’agencer (as we learn in note 4, p. 174) means se rendre gente, which introduces the theme of belonging to a specific community, but it is one Macette defines in a peculier way. Recall v. 67: Vous devriez étant belle, avoir de beaux habits. For noblesse oblige Macette substitutes Beauté oblige, and the obligation is to acquire things for one’s own comfort and delight. So it is that Macette warps an ethic defined in terms of mutual obligation and aid into one that is totally solipsistic. What makes it convincing is that Macette gives it a patina of respectibility by assimilating an esthetic obligation to a social one (adaptation, conformity to a norm) effectively emptying 13 This makes one suspect that the brief moment of suspense followed by the unmasking is a gesture toward convention, that it is not Régnier’s true propos. Rather, it shows that the narrator himself is guilty of the intellectual failures that will be at issue throughout the early modern critique of idleness. 14 Régnier’s satire was composed years prior to Pascal’s excoriation of casuistry, but Pascal, if the best known opponent, was hardly the first, so Régnier’s condemnation of hypocrisy could certainly contain references to it. Bruce Edmunds 246 the latter of substance. She thereby urges the young woman to join a fantome community which will close her off from genuine connection and belonging. Macette defines the obligation to prositute oneself in such a way that to refuse would be impertinent in the special sense the word has in the early modern context. As Grosperrin shows (52-54), it is for the esprit classique the refusal of genuine relationship and community implied in the imperfect adherence to its code of conduct. We indicated that Macette proposes training in self-mastery, initially in support of the goal and activity we have just documented. We have read the verse Faites, s’il est possible, un miroir de votre âme (v. 174) as an admonition to suppress any interior dimension, but it is also a statement of self-mastery (Surtout, Soyez de vous la maitresse et la dame, v. 173) urged as a tool through which one maximizes material benefit, which entails, as we have seen, the ability to acquire and relinquish as the circumstances warrant (vv. 174-5). Macette continues: Fuyez ce qui vous nuit, aimez ce qui vous sert,/ Faites profit de tout et même de vos pertes; / A prendre sagement ayez les mains ouvertes,/ Ne faites, s’il se peut jamais présent ny don,/ Si ce n’est d’un chabot pour avoir un gardon (vv. 175- 180). Profit clarifies ce qui and shows that what Macette is proposing here is a business plan. The open hands which in religious iconography signify generosity, openness and giving, here represent grasping, itself made possible by prior manipulation, which in turn necessitates self-mastery. Generosity is also a key component in the feudal conception of honor, as one sees in, for example, the works of Chrétien de Troyes or of Rabelais, a reminder that Macette is hypocritical both in religious and social terms. In short, through a careful redeployment of gestures and terms, Macette would confine the young woman to an infernal circle effected through the progression you are, you should, you must, do it. As the goal (get rich, get me rich) is apparently not sufficiently persuasive, Macette proposes another, be a hero: Non, non, faites l’amour et vendez aux amans/ Vos accueils, vos baisers et vos embrassemens; / C’est gloire et non pas honte, en ceste douce peine,/ Des acquests de son lit accroistre son domaine/ Vendez ces doux regards, ces attraits, ces appas,/ vous mesme vendez-vous, mais ne vous livrez pas; / Conservez-vous l’esprit, gardez vostre franchise,/ Prenez tout s’il se peut, ne soyez jamais prise (vv. 159-166). Gloire and douce peine announce the cornelian hero. To master oneself is glorious to the degree that it is difficult and painful. Selling oneself is more difficult than giving oneself for love; therefore, it is more heroic. The same logic underpins Macette’s later admonition: Formez-vous des desseins dignes de vos merites,/ Toutes basses amours sont pour vous trop petites,/ Ayez dessein aux dieux; pour de moindres beautez/ Ils ont laissé jadis les cieux des-habitez Marthurin Régnier’s Satire Macette 247 (vv. 265-9). One hears Don Diegue’s joyous (and shockingly insensitive) imperative in Le Cid: Porte, porte plus haut les fruits de ta victoire, but here the victory is not in service of clan, king or even lover, but in service to oneself first in purely material terms, but also in terms of the hero’s project. The one reference to the possibility of benefitting someone else must be understood in this context. It is a matter of wives advancing their husbands’ interests through prostitution: Combien, pour avoir mis leur honneur en sequestre,/ Ont-elles aux atours eschange le limestre/ Et dans les pous hauts rangs esleve leurs maris? (vv. 97-9). Note though, that the benefit to the husband occurs as a sort of side-effect. The real benefit, and it is no accident that it is listed first, is that prostitution allows the woman finer clothes. Also, one presumes, once her husband has achieved a high rank she will have wider access to the wealthy and powerful. In other words, the principal effect of her promotion of her husband’s interest is that of providing the wife/ prostitute with a better hunting ground. That means higher stakes, a bigger haul, and more worthy opponents/ marks. The behavior Macette is urging, which instrumentalizes knowledge, she herself will follow, and that brings us the third circle. As directrice de conscience, Macette bears an uncanny resemblance to the Jesuits Pascal will vilify in the Provinciales. Like them, she severs a term from its received meaning where that meaning would inhibit behavior that is advantageous to a given group, inimical to anyone outside it. So charité from case to case allows for a progressive displacement of responsibility towards others ending in the following permission: Quand on voit un voleur résolu et prêt à voler une personne pauvre, on peut, pour l’en détourner, lui assigner quelque personne riche, en particulier, pour le voler au lieu de l’autre (Huitième Lettre, pp. 141- 2). 15 This is a Jesuit priest quoting a certain Vasquez who is quoting a certain Castro Palao. We then learn that the same doctrine can be found in Escobar, in a work entitled La Pratique de notre Société pour la charité envers le prochain. Thus terms unmoored from their conventional meanings receive new definitions which then circulate within a particular group. These new meanings benefit that group in specific ways. To be effective, however, they must remain concealed from those who possess the ability to discern sincere service to others from service to oneself at others’ expense. This helps illuminate the following lines: Ma fille, c’est ainsi qu’on vit à Paris,/ Et la veufve aussi bien comme la mariée,/ Celle est chaste, sans plus, qui n’en est point priée./ Toutes au fait d’amour se chaussent en un poinct,/ Et Jeanne que tu sçais, dont on ne parle point,/ Qui fait si doucement la simple et la discrète,/ Elle n’est pas 15 Les Provinciales, ed. Cognet (Paris: Editions Garnier Frères, 1965). Bruce Edmunds 248 plus chaste mais elle est plus secrète,/ Elle a plus de respet, non moins de passion/ Et cache ses amours sous sa discretion. (vv. 100-109) The reference to Jeanne que tu sçais suggests a very close but hidden world whose adherents have license to give in to their concupiscence, one of the three rivers that threaten to burn those who do not exercise discipline and vigilance (Pensée 545, Lafuma). Macette’s recommendation itself, and the fact that she makes it, arise from, foster and depend upon a kind of intellectual torpor that betrays the individual in several ways. First it does not acknowledge the context of a statement, which would reveal, for example, that it is insincere or self-serving. Second, it blinds the individual to certain dishonest persuasive moves. In Macette, a good example would be the slippage from the esthetic to the ethical: Vous devriez, etant belle, avoir de beaux habits (v. 67). Or, even more flagrant, the shift in meaning of the word bien: Il n’est que d’en avoir, le bien est toujours bien/ Et ne vous doit chaloir ni de qui, ni combine (vv. 391-2); that is to say, money (a good) is always good (right, appropriate). As Aulotte puts it, Il s’agit pour Macette, d’amener par son langage d’abord à double entente puis plus clair, cette jeune femme à admettre l’équivalence entre l’amour et l’argent (93). As for Macette’s own story, it seems to reveal the same pattern. She is lasse but not soule (v. 9). And she has served as quintaine; that is, as an object that strikes a horseman when he misses his mark. This could be a reference to her role as entremetteuse, but this has not yet been revealed to the narrator. More likely it refers to the fact that her lovers have missed the mark. She is tired but not satisfied and, one presumes, has never known love. Frantic activity that ensues from a lack of discernment indicates foolishness, itself the sign that she has not given sufficient thought or care to ethical or spiritual matters. She has become empty and closed in upon herself in such a way that no true connection is possible. She will become more lasse without ever becoming soule, and converting the young woman will bring funds but no consolation. The idleness of mind that has made the young woman a mark for Macette supports a sterile activity (prostitution) and wastes energy in a context that is both corrupt and an incitement to corruption. PFSCL XLIII, 85 (2016) Bords de ruisseaux, rivages heureux : les métamorphoses de l’idéal pastoral dans la poésie française de la seconde moitié du XVII e siècle S OPHIE T ONOLO (U NIVERSITÉ DE V ERSAILLES S AINT -Q UENTIN - EN -Y VELINES ) La vie pastorale, au XVII e siècle, a constitué un horizon dont l’attraction était puissante. Jean-Pierre Van Elslande 1 a montré comment, nourris de néo-ficinisme, les jeux de bergers de L’Astrée ont offert aux gens de cour d’autres habits pour explorer le théâtre du monde. Bernard Beugnot 2 a souligné comme « loin du monde et du bruit », l’entrée dans la solitude, variante de cet idéal pastoral, correspondait à un véritable choix de vie. Et, récemment, Claudine Poulouin et Philippe Chométy 3 ont défendu la vision d’un « siècle pastoral », tendu vers l’horizon Fontenelle, dans lequel se jouerait « le rapport de la société moderne à la nature, aux valeurs qu’elle entend promouvoir, à de nouveaux choix esthétiques ». Quelque cent ans plus tard, comme le remarque Jean-Louis Hacquette 4 , on est définitivement passé de la pastorale à l’idylle : la bergerie et le hameau constituent une illusoire consolation à la violence politique ; l’Arcadie est devenue, selon la formule de Pierre Brunel 5 , une « Arcadie blessée ». En réalité, d’un siècle à l’autre, l’idéal pastoral n’a cessé d’innerver la littérature et d’inspirer les poètes, même s’il connaît de nombreuses métamorphoses. Entre 1650, date de la parution de La Grande Chartreuse de Godeau, et les années 1690, qui 1 L’Imaginaire pastoral du XVII e siècle. 1600-1650, Paris, P.U.F., 1999. 2 Le Discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit, Paris, P.U.F., 1996. 3 Revue Fontenelle n° 10, « Le Siècle pastoral », Presses universitaires du Rouen et du Havre, 2013 ; citation ci-après dans l’introduction de l’ouvrage, « Pour un siècle pastoral », p. 8. 4 Échos d’Arcadie. Les transformations de la tradition littéraire pastorale des Lumières au Romantisme, Paris, Garnier, 2009. 5 L’Arcadie blessée. Le monde de l’idylle dans la littérature et les arts de 1870 à nos jours, Paris, Eurédit, 2005. Sophie Tonolo 250 voient s’imposer la nouvelle forme de l’idylle grâce à Fontenelle et à Mme Deshoulières, les poètes ne cessent d’accorder leur lyre au bord des ruisseaux ; mais leur chant dessine de nouveaux paysages - montagnes, vallées, sources, bords de fleuve qui existent vraiment ; l’idéal s’incarne diversement et devient porteur d’autres valeurs. Il est bientôt question de bonheur individuel, de modèle social collectif quand le sujet n’est pas, simplement, l’homme et sa condition. Ainsi verrons-nous, après avoir observé les métamorphoses de l’idéal pastoral dans la poésie française après 1650, quels en sont les enjeux, humains et esthétiques. I. Les métamorphoses de l’idéal pastoral entre 1650 et 1690 Qu’appelons-nous « idéal pastoral » ? Il n’est d’idéal que si, comme l’a montré Jean-Pierre Van Elslande, la vie des bergers constitue un envers du monde de cour, un divertissement du monde réel qui permet à chacun de rejouer, en mieux, la vraie vie et d’essayer des valeurs différentes. Nous en trouvons encore un exemple en 1662, dans les cinq églogues de Mlle Desjardins, future Mme de Villedieu 6 . Dans la pure tradition virgilienne et en faisant résonner les souvenirs de L’Astrée, la poétesse donne cinq grandes pièces en alexandrins et en vers suivis, qui font l’éloge de la vie rustique, d’une simple cabane, lieu dévolu au repos, de l’amour et de la musique, par opposition à la vie de cour et à ses « lambris dorés ». Selon une description conventionnelle, le havre de paix que les bergers font miroiter à Clidamis est parcouru de « clairs ruisseaux » ; il est boisé de « pins, de cèdres et de sapins », apaisé de « doux zéphirs » et accueille des rossignols dont le « doux chant » se mêle aux voix humaines. Synthèse du paysage idéal, un tel lieu appelle des vers tout aussi attendus : ainsi la poétesse chante-t-elle « Loin du monde et du bruit, sans nulle inquiétude », cette « charmante solitude » ou ce « charmant pays éloigné de la Cour ». Ces topiques meurent-elles jamais ? On les retrouve à la fin du siècle dans les églogues de Fontenelle ainsi que dans la Solitude de Mme Deshoulières, certes empreintes de nouveaux enjeux. Cependant, les vers de Mlle Desjardins ne sont pas si bornés dans leur modèle puisque les traditionnelles conversations de ses bergers se transforment en monologues élégiaques dans lesquels se fait entendre une voix unique, subjective, qui exprimerait la quête du véritable amour, le désir de bonheur et la recherche d’un lieu propice à celui-ci. Ce lieu, Mlle 6 Recüeil de Poësies de Mademoiselle Desjardins, Paris, C. Barbin, 1662. Bords de ruisseaux, rivages heureux 251 Desjardins l’esquisse dans son églogue IV 7 , et il est appelé à une certaine gloire : il s’agit de la vallée de la Seine. À la fin du siècle, Fontenelle le consacre dans son églogue Dans un bois qu’arrose la Seine 8 , après surtout que Boileau l’a immortalisé comme lieu idéal de villégiature et de l’amitié savante, dans l’épître VI à Lamoignon, composée en 1677. De l’idéal au lieu réel, le chemin est alors accompli, puisque Boileau chante la rusticité de la propriété de Lamoignon, le village de Hautisle, près de La Roche-Guyon. Dans ce « vallon bornant tous [ses] désirs » 9 , Boileau, car le poète s’exprime désormais en son nom propre et non plus par le truchement de bergers, trouve son bonheur dans la pêche et des repas rustiques, qui le contentent plus que les apprêts d’un traiteur, nommé Bergeret. Le méandre du fleuve isole les amis de la Cour, de ses rivalités, de ses ambitions, et des chagrins qu’elle procure ; l’idéal pastoral prend la forme d’un « hameau », exposé au sud, dont les habitations sont creusées directement dans la roche : l’homme se fond dans la nature et trouve un lieu simple qui lui correspond exactement. Un idéal d’existence se dessine. En prenant pour cadre la vallée de la Seine, l’idéal pastoral connaît une métamorphose profonde ; il s’élargit et est vite assimilé à une notion plus vaste, qui a un franc succès en cette seconde moitié du siècle, la campagne, par opposition à la ville. Nous n’approfondirons pas cette transformation, dont Sylvain Menant 10 a examiné la portée au siècle suivant. Car nous voudrions considérer trois autres avatars de l’idéal pastoral, la Fontaine de Vaucluse, en Provence, la grande Chartreuse, sise dans les montagnes du Dauphiné, et le vallon de Port-Royal, qui ont été chantés par Scudéry, Godeau, Perrin et Racine et sont porteurs de nouvelles valeurs, tant esthétiques que morales. En 1649, Scudéry fait paraître La Description de la fameuse Fontaine de Vaucluse ; remarquons au passage que, comme Mlle Desjardins, Perrin ou Racine, il présente son œuvre sous la forme d’une série de poèmes constituant une unité ambitieuse, en l’occurrence douze sonnets, 7 « Dans un lieu que la Seine embellit de son cours/ Dans de plaisants hameaux où l’on voit tous les jours,/ Cent fidelles Bergers au pied de leurs Bergeres », op. cit., p. 21. 8 « A madame la Dauphine. Eglogue. », Poesies pastorales de M.D.F. Avec un Traité sur la Nature de l’Eglogue et une Digression sur les Anciens et les Modernes, Paris, chez Michel Guérout, 1688, pièce liminaire n. p. 9 « À M. de Lamoignon », Boileau. Satires. Epîtres. Art poétique, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p. 190, v. 23. 10 La Chute d’Icare. La Crise de la poésie française dans la première moitié du XVIII e siècle, Genève, Droz, 1981. Sur ce sujet de la villégiature campagnarde, on lira également Fabrice Moulin, « Bâtir aux champs : la figure du propriétaire dans l’épître champêtre à l’époque des Lumières », Revue Fontenelle, op. cit., pp. 297- 312. Sophie Tonolo 252 preuve qu’un enjeu certain lui est attaché. Ce déploiement a des conséquences esthétiques : jadis tableau figé, la poésie pastorale devient une suite de tableaux où le poète rivalise avec le peintre, et qui se constitue ellemême en promenade. L’idéal pastoral est encore très présent dans la scène rustique du sonnet V, dans l’évocation du paysage (ruisseau, bois, rochers…) du sonnet VI ainsi que dans ce seul vers, qui dit, à propos des amours de Laure et de Pétrarque : « Mille innocens Bergers racontent cette histoire » 11 . C’est aussi par ce vers que Scudéry fait entrer les amours de Laure et Pétrarque dans la légende. Rencontrant un autre idéal, celui de l’amour parfait incarné par un couple très humain, l’idéal pastoral se transforme en mythe passé. Scudéry sacralise un lieu, en l’occurrence - et ce n’est pas anodin - une source ou plus exactement une résurgence, qui ne cessera d’inspirer les poètes : à la fin du siècle, à son tour, Mme Deshoulières se fait la première d’une longue lignée de pèlerins de la poésie et de l’amour, qui défileront en Provence jusqu’au XIX e siècle 12 . Entre 1656 et 1658, Racine compose les sept odes à la louange de Port- Royal 13 : passée la première pièce, qui fustige, en suivant le modèle de La Grande Chartreuse de Godeau, la vanité des grands édifices, le jeune poète présente, comme il le dit lui-même, le « paysage en gros » ; l’exclamation lyrique première (« Que je me plais sur ces montagnes » 14 ), écho des ouvertures des Solitudes de Saint-Amant ou Théophile, laisse bientôt la place à une anaphore signifiante : « je vois » : là encore, le lieu idéal s’est incarné. Proche de Paris mais à mille lieues de la Cour, le vallon des solitaires offre une variation de l’idéal pastoral intéressante. Racine en fait un lieu de collusion entre différents idéaux. Le paysage paisible de la pastorale est présent, par l’évocation des animaux innocents, des agréables ruisseaux et autres « charmants attraits rustiques ». Mais il est doublé par le modèle de l’hortus conclusus, héritage médiéval, lieu clos et silencieux, jardin éternellement abondant administré par la main de l’homme. En outre, 11 Scudéry, Description de la fameuse fontaine de Vaucluse. En douze sonnets, in Poésies diverses, A. Courbé, 1649, Sonnet VII, p. 7, v. 9 ; le vers est amené par le quatrain suivant : « Ouy, tout semble nous dire en ce charmant sejour,/ Que Laure fut modeste, & non pas inhumaine: / Et que Pétrarque aimant sa beauté souveraine,/ Fit voir que la Vertu, peut estre avec l’Amour ». 12 En particulier dans son épître à Mlle de La Charce, Sur La Fontaine de Vaucluse, Madame Deshoulières, Poésies, Paris, Classiques Garnier, éd. S. Tonolo, p. 120. Sur le sujet, voir Ève Duperray, L’or des Mots. Une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à l’orée du XX e siècle. Histoire du pétrarquisme en France, Publications de la Sorbonne, 1997, en particulier pp. 25-45 et pp. 91-109. 13 Racine, Le Paysage ou Promenade de Port-Royal-des Champs, in Œuvres complètes, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 1999, t. I, « Théâtre-Poésie », p. 3. 14 Ode II, op. cit., p. 5, v. 1. Bords de ruisseaux, rivages heureux 253 le discours de Solitude, par sa forme et son contenu, imprègne ces vers. Enfin, comme on l’a vu, le modèle de Godeau est très prégnant, jusqu’à cet éloge des montagnes, calqué sur celui de son aîné : en réalité, cette incongruité, qui fait se dresser des montagnes au sud de Paris, révèle la naissance d’un nouveau lieu idéal, le paysage grandiose de montagnes, qui déjà exerce sur les poètes une grande fascination : celle-ci conduira naturellement, au siècle suivant, à la consécration de la Suisse comme nouvelle Arcadie. L’autre trait marquant tient à la composition de l’œuvre qui, contrairement au schéma en continuum (une seule ode) proposé par Godeau, sépare le discours en six tableaux, du paysage large jusqu’au jardin, en passant par l’évocation des bois, celle de l’étang et celle de la prairie : ainsi le regard semble-t-il à la fois errer, se poser et se resserrer progressivement par cercles concentriques. Là encore, émergent la forme de la promenade ainsi que l’esthétique du tableau, qui seront caractéristiques de l’églogue à la fin du siècle. Notons que Perrin, auteur trois ans plus tard de dix odes également dédiées à la Chartreuse 15 , est influencé par cette métamorphose du discours, qui constitue une étape cruciale dans l’évolution de la poésie pastorale. En effet, sans recourir aux artifices d’un titre, ses odes sont composées comme des tableaux descriptifs successifs ou des stations contemplatives, qui forment un chemin vers Dieu : depuis le tableau général des cimes pelées ou enneigées jusqu’à celui des hommes qui habitent le lieu, les cinq premières odes préparent une méditation sur le temps et le bonheur, développée dans les cinq odes suivantes. Perrin va néanmoins plus loin que Racine : il passe d’une rêverie de paysage à une méditation intime. Il faut souligner l’originalité du poète qui, pour affirmer la prééminence de ce nouveau lieu, s’affranchit ostensiblement de l’idéal pastoral. En effet, bien que cette solitude s’affirme comme l’exact contraire de la Cour, Perrin n’en renie pas moins le modèle de L’Astrée 16 . Il porte un jugement moral critique et sur l’idéal pastoral, et sur la société de cour, endroit et envers de la même médaille ; l’ancien idéal pastoral devient un emblème de la décadence, de l’asservissement et du faux amour. Signe fort qui sera un motif des idylles à la fin du siècle, la société animale, qu’il observe avant de décrire la petite cité humaine qui vit dans son monastère perché, est au contraire innocente et libre. En prenant ses distances avec le modèle pastoral tel que la littérature l’a exalté dans la première moitié du siècle, en particulier dans L’Astrée, Perrin 15 La Chartreuse ou la Saincte Solitude, in Les Œuvres de poésie de Mr Perrin, Paris, E. Loyson, 1661, p. 365. 16 « Les arbres n’y sont point gravez. / De ces profanes characteres/ Qu’impriment les cœurs depravez/ Sur les ecorces solitaires », op. cit., 6 e dizain, p. 369. Sophie Tonolo 254 s’inscrit dans une ligne poétique qui va de La Fontaine à Mme Deshoulières. Est-il besoin de rappeler que l’idéal pastoral, chez ces deux auteurs familiers l’un de l’autre, est un idéal détruit ? On pense, à la fable Le Berger et son troupeau de La Fontaine 17 , véritable oraison funèbre du monde parfait de la bergerie, qui signe la victoire de la lâcheté collective et de la cruauté politique, ou celle, plus explicite encore, du Berger et du Roi 18 , qui, en opposant les deux personnages, consacre l’antinomie entre la politique, par essence trahison, et l’amour, par essence confiance : la voie est ouverte à l’idylle désenchantée et sérieuse de Mme Deshoulières. Paradoxalement, ce sentiment de perte et de blessure va permettre la construction d’un nouveau modèle : encore simple renoncement au monde chez La Fontaine comme dans la fable Le Juge arbitre, l’hospitalier et le solitaire 19 , il devient discours utopique chez Mme Deshoulières, conception progressiste de l’histoire humaine, chez Fontenelle. II. Enjeux humains, enjeux esthétiques : les valeurs en question Les transformations poétiques de l’idéal pastoral cachent donc des enjeux humains et esthétiques ; de nouvelles valeurs, concernant l’individu et la collectivité, émergent. Le choix de la vallée, à l’écart de la ville, exprime d’abord une préoccupation hygiénique : il n’est pas anodin que le fleuve vienne laver les falaises chez Boileau, et que Perrin, Scudéry ou Godeau insistent sur la pureté de l’air froid des montagnes. Les poètes consacrent là une réflexion qui court de Guez de Balzac à La Mothe le Vayer, et prend racine dans la tradition cicéronienne. Le glissement de la forme de la poésie pastorale vers la promenade poétique est tout aussi symbolique : les poètes tentent peut-être ainsi de rivaliser avec la véritable promenade, double exercice du corps et de l’esprit, dont La Mothe Le Vayer dit dans L’Hexaméron rustique : « On peut soutenir […] que ceux qui ne se promènent que pour dégourdir leurs membres, et pour tenir leur corps en haleine, commettent une autre faute répréhensible, s’ils ne font faire au même temps à leur âme des promenades spirituelles, qui joignent l’utilité au plaisir qu’elle y peut prendre » 20 . Cette association du plaisir sensuel et intellectuel constitue bien un idéal de vie pour les hommes de lettres de l’époque, idéal qu’incarne Boileau, dans son épître à Lamoignon, « errant dans les prairies » 17 La Fontaine, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1965, éd. P. Clarac, p. 146. 18 Ibid., p. 152. 19 Ibid., p. 173. 20 La Mothe Le Vayer, L’Hexaméron rustique, ou les six journées passées à la campagne entre des personnes studieuses, Paris, chez L. Billaine, 1670, p. 5. Bords de ruisseaux, rivages heureux 255 et occupant sa raison « d’utiles rêveries » 21 . L’éloge de la promenade s’accompagne chez ces poètes, y compris les deux ennemis Boileau et Mme Deshoulières, d’une réticence à l’égard de la raison, plus exactement de la raison orgueilleuse qui supplante le cœur, étouffe toute sensibilité et opprime la nature. Elle prend différentes formes : formulation explicite, chez Scudéry, d’une suspension de la raison dans le sonnet IV de La Fontaine de Vaucluse ; expression d’un certain sensualisme et rejet des dogmes des gens des villes, chez Boileau ; éloge de l’instinct et de la liberté de l’animal dans les odes de Perrin, le Saint-Malc de La Fontaine ou Les Moutons de Mme Deshoulières. Emblème de la pastorale, le ruisseau devient support à une réflexion sur l’art et la nature, qui prolonge le rejet de la raison : en effet, ces poètes s’élèvent contre la canalisation forcée que les hommes impriment à l’eau (naguère signe de magnificence exalté par les poètes courtisans et précieux, ou, pour des raisons idéologiques, par les libertins), et plus généralement contre les artifices par lesquels ils forcent les éléments naturels. A contrario, Scudéry met en valeur les « Mille et mille surgeons, et fiers, et courroussez » 22 de la fontaine de Vaucluse, Godeau retrace le trajet de cette eau vive depuis la montagne jusqu’à la plaine, Mme Deshoulières et Fontenelle, dans Le Ruisseau et Le Ruisseau amant de la prairie, décrivent l’irréversible mouvement d’expansion de l’eau qui suit sa pente naturelle, jusqu’à la mer. Citons, enfin, les vers de Fontenelle dans son églogue Tirsis et Iris : Un clair ruisseau tombant d’une colline Roule entre les fleurs qu’il y vient abreuver, Et quoy qu’il soit encor près de son origine Déjà ses petits flots peuvent faire rêver ; La beauté de ces lieux toute inculte et champestre Ne permet point que l’Art ose y paroistre. 23 Ainsi, la beauté du lieu se suffit à elle-même ; bien plus, si l’art existe, il se trouve dans la seule nature et le poète n’a plus qu’à le recueillir dans ses vers : dans certains de ces textes, comme on le verra plus loin, s’esquisse une vision de la nature comme lieu sublime ainsi qu’une théorie du génie du lieu. En cette seconde moitié du siècle, la poésie pastorale est porteuse d’un double enjeu, esthétique et moral. « Dans ce lieu seul on pourroit estre heureux » 24 , écrit Mlle Desjardins. Ce que ces auteurs esquissent, dans les métamorphoses de l’idéal pastoral, 21 Boileau, op. cit., p. 191, v. 25-26. 22 Scudéry, op. cit., p. 2, sonnet II, v. 5. 23 Eglogue IX, Œuvres de Fontenelle, Paris, A. Salmon, 1825, t. V, p. 70. 24 Eglogue II, Recuëil de Poësies, op. cit., 1662, p. 10. Sophie Tonolo 256 c’est la rencontre entre un lieu et une âme. Ils expriment l’espoir d’une coïncidence avec soi, qui serait l’antinomie des dédoublements et de l’extériorisation que connaît le moi à la Cour ou à la ville. Le bonheur n’est plus seulement la tranquillité d’âme que concevait le sage antique ; il est une adéquation avec soi et se trouve dans un lieu modeste, à sa mesure, un lieu refuge et miroir de soi. Très nettement, les poètes lient la notion de bonheur à la forme de l’églogue ou de l’idylle ; bien plus, ils explicitent ce que pourrait être le bonheur individuel. Ainsi, dans La Grande Chartreuse, Godeau décrit l’art de vivre des moines, véritable exemple à suivre : Un stupide repos n’abat point leurs esprits, Ils ne font point des arts un stupide mépris, Ils ayment la science, et dans leur solitude, Ils goustent sagement les plaisirs de l’estude. Mais ils n’estallent point leur curieux sçavoir. […] Et leur ame innocente, en cét auguste livre, Apprend un art nouveau de mourir et de vivre. 25 Le bonheur dont il est question n’est pas seulement une praxis individuelle ; il se présente aussi comme un enjeu collectif. Le poète est un pragmatique doublé d’un utopiste. On vient de le voir, Godeau est un pragmatique qui livre, avant l’oraison finale émouvante qui le montre rejoignant ce mode d’existence (« Avec vous, je travaille, avec vous je sommeille »), les clés du bonheur. Mais son pragmatisme s’enracine dans le sentiment plus fictif d’un lointain âge d’or, évoqué sur le mode de la perte : Les biens qu’avoient produits une innocence austère, Comme des fils ingrats ont étouffé leur mere ; Le luxe, les plaisirs, l’orgueil, l’ambition, Ont dans ces lieux si purs mis la corruption. 26 Le poète exalte ainsi l’opposition entre l’innocence primitive et la civilisation mercantile, motif que ressassera Mme Deshoulières, et que mettra en forme Fontenelle dans la querelle de l’églogue en 1688, comme nous allons le voir ci-après. Perrin et Racine 27 , quant à eux, penchent du côté de l’utopie : île ou enclave presque inaccessible, le couvent qu’ils décrivent offre l’exemple d’une petite communauté égalitaire et solidaire, qui tire 25 La Grande Chartreuse par Messire Antoine Godeau, Evesque de Grasse, Paris, Vve J. Camusat et P. le Petit, 1650, p. 12. 26 Op. cit., p. 11. 27 Paradoxalement, ces poètes, souvent issus de la Cour et des salons, par définition lieux de la civilité, poursuivent une vie naturelle et sauvage ; encore celle-ci estelle pour eux moins un retour à un paradis perdu, comme chez Godeau, qu’un nouvel ordre conquis. Bords de ruisseaux, rivages heureux 257 sagement de la nature de quoi pourvoir à ses propres besoins ; la paix, la paix politique notamment, à l’heure où les appétits guerriers de Louis XIV s’expriment, y est une puissante valeur. Tel est le sens du tableau terrifiant des combats de taureaux, symbole repoussoir que Perrin insère au cœur de son poème. Ne revenons par sur le détail de la querelle de l’églogue qui se joue entre 1687 et 1690 et oppose Fontenelle et Longepierre 28 , mais allons à sa signification. En valorisant les idylles antiques de Moschus et Bion au détriment de celles de Théocrite, Longepierre défendait une vision très classique de l’églogue, tableau de la vie rustique, des amours et des peines des bergers. Dès le Discours sur la nature de l’Eglogue qu’il inséra dans ses Poésies pastorales, en 1688, Fontenelle, en revanche, dégageait l’essence de la poésie pastorale : le poète, selon lui, ne doit ni décrire telle quelle, dans sa grossièreté et dans sa bassesse, la vie des bergers comme le faisaient Moschus et Bion 29 , ni tomber dans le ridicule d’un libertinage brillant, importé de la Cour à la campagne, comme dans L’Astrée. La question cruciale de l’églogue, selon Fontenelle, est de faire apparaître le sens de la vie pastorale, ce qu’il résume d’une formule merveilleuse de simplicité et d’ambition : « car les hommes veulent être heureux, et ils voudroient l’être à peu de frais » 30 . Dès lors, la forme poétique qui porte cet idéal n’est plus l’églogue mais l’idylle. Pour Fontenelle, en tant que première forme poétique évoquant la plus ancienne condition des hommes, le temps où les bergers étaient rois de leurs troupeaux, la poésie pastorale est légitime dans la réflexion qu’elle conduit sur le bonheur. Il est lourd de sens que le Discours sur l’églogue se transforme en un tableau évolutif de la société humaine : « La société se perfectionna, ou peut-être, se corrompit […] mais enfin les hommes passèrent à des occupations qui leur parurent plus importantes » 31 . Fontenelle tente de saisir ce qui a échappé à l’homme, alors même que la grossièreté de la vie des pasteurs s’était polie à la ville 32 . Néanmoins, il dégage une vision nettement positive de l’histoire humaine puisque, toujours selon lui, « les Modernes enchérissent sur les Anciens », 28 On lira sur le sujet Christophe Marin, « De l’origine de la pastorale : Fontenelle et le Discours sur la nature de l’églogue » et Aurélia Gaillard, « Fontenelle : pour une pastorale moderne », Revue Fontenelle, op. cit., pp. 103-114 et pp. 131-144. 29 C’est la fameuse formule : « Ce qui plaît, c’est l’idée de tranquillité attachée à la vie de ceux qui prennent soin des Brebis et des Chèvres », Poesies pastorales, op. cit., « Discours sur la nature de l’Eglogue », p. 139, citation p. 159. 30 Ibid., p. 160 ; nous soulignons. 31 Ibid., p. 144. 32 L’une des raisons de cette évolution étant selon lui que les habitants des campagnes sont devenus des esclaves de ceux des villes. Sophie Tonolo 258 « la raison se perfectionne » 33 et que, si le progrès linéaire n’existe pas, son existence ne peut être mise en doute. Pour Fontenelle, le progrès de l’éloquence se superpose au progrès des civilisations : le vieil idéal pastoral se transforme en une vision positive de l’histoire et une croyance dans les pouvoirs de la raison, qui le détachent définitivement des autres poètes. Il se démarque en cela de Mme Deshoulières dont la mélancolie s’enracine précisément dans le sentiment d’un écart entre la décadence des mœurs et la toute puissance des poètes. Dans la dizaine d’idylles qu’elle publie entre 1677 et 1695, Mme Deshoulières dessine également un modèle de vie collectif : elle invoque les images antiques de la ruche, puis celle de la cohabitation heureuse des espèces, pour valoriser, en contrepoint de la barbarie des mœurs humaines, le modèle social des animaux. En réalité, l’idéal pastoral comme la figure animale ne sont, chez la poétesse, que des cadres, utopiques ou satiriques, qui lui permettent de développer une réflexion sur la condition humaine, bornée dès la naissance par la mort, ainsi que sur les pouvoirs de la parole poétique. Cette réflexion n’est pas neuve : Godeau, Racine et Perrin ponctuaient déjà leur description de la Chartreuse et de Port-Royal de motifs temporels 34 . Mais c’est surtout Scudéry, dans La Fontaine de Vaucluse, qui a pu inspirer la poétesse. Dans le sonnet VI, le poète introduit un symbole temporel frappant, celui des ruines, repris par Mme Deshoulières, notamment dans l’idylle « Tombeau dont la vue empoisonne » 35 : il s’attarde à décrire le vieux château qui a abrité les amours de Pétrarque et de Laure, débris somptueux s’élevant dans une nature dont il s’est efforcé de montrer le caractère sublime, dans les premiers sonnets 36 . L’introduction dans le paysage idéal de pastorale de ce motif est complexe à interpréter : rappel que la nature est l’envers de la civilisation, la ruine peut aussi être lue comme un signe de néant ou de mort, qui sert d’aiguillon pour aller à l’essence des choses. Elle marque surtout une évolution esthétique, qui voit naître la notion de « paysage sublime ». En effet, signe de présence humaine, la ruine transforme la nature en paysage. Par ailleurs, à la fin du sonnet X, Scudéry opère une transformation encore plus lourde de sens : le poète devient, sous sa plume, réceptacle des voix de la nature : Ces rochers en pleuroient ; ils en pleurent encore ; 33 Voir sa Digression sur les Anciens et les Modernes, p. 233. 34 On y retrouvait notamment le temps suspendu de l’otium, seul modèle humain de maîtrise du temps, et le tempus fugit qui apparaissait dans l’évocation des fondateurs de l’abbaye. 35 Poésies, op. cit., p. 368. 36 Voir le sonnet I, op. cit., p. 1 : « ravi », « l’âme enchantée », « l’esprit étonné », « théâtres sublimes » etc. Bords de ruisseaux, rivages heureux 259 Ils ne font ces ruisseaux que pour la mort de Laure, Et les pleurs de Pétrarque arrivent jusqu’à nous. 37 Pour lui, et tel est le sens des trois derniers sonnets de son œuvre, le poète incarne la continuité temporelle ; mais il tient cette puissance orphique de la nature, lieu du sublime, gage de son inspiration inépuisable. Ainsi le poète n’a-t-il plus qu’à décrire ce qu’il voit (sonnet IX « Il me semble la voir… »), s’inscrivant ainsi dans une lignée de chantres inspirés par le génie et la puissance du lieu : Beaux lieux consacrez par la plume immortelle […] Puisse malgré le temps, et tous ses vains efforts, Votre gloire estre extrême, et durer toujours telle. […] Puissent de temps en temps, cent fameux escrivains, Par les doctes labeurs de leurs sçavantes mains, Chanter vostre Grandeur, et que je sois le moindre. 38 Nous avons voulu montrer qu’en s’incarnant dans des lieux bien réels aussi différents que le jardin de Port-Royal, la grande Chartreuse, la vallée de la Seine ou La Fontaine de Vaucluse, l’idéal pastoral avait connu des métamorphoses révélatrices de l’évolution des valeurs, dans cette seconde moitié du XVII e siècle : dans ces transformations s’exprimait une défiance à l’égard de la civilisation de cour et de ses principes - action, ambition, conquête guerrière, gloire, libertinage de mœurs -, qui allait même jusqu’à la remise en cause des pouvoirs de la raison, tandis que s’épanouissaient d’autres aspirations comme le bonheur, individuel et collectif, la préservation de la liberté, la recherche d’une vie plus simple, d’un temps plus maîtrisé. Accompagnant les métamorphoses de l’idéal pastoral, les transformations de la poésie pastorale sont importantes. Jadis conversation entre bergers, chant alterné et parole déléguée, la poésie pastorale devient parole subjective assumée, succession de tableaux descriptifs et méditatifs ; elle glisse vers la forme de la promenade spirituelle. Concrètement, l’églogue est supplantée par l’idylle. Enfin, hantée par les forces infinies de la nature, la nouvelle poésie pastorale permet au poète d’effleurer le rêve, à la gloire d’Orphée, d’une parole inépuisable : son horizon s’élargit, le paysage devient sublime, la prairie champêtre se fait vallée profonde ou montagne grandiose, le ruisseau grossit et court par des bras multiples jusqu’à la mer, et le poète, tel Desforges-Maillard 39 au siècle suivant, peut écouter les chants mystérieux de la nature dans un simple coquillage. 37 Op. cit., p. 10, v. 12-14. 38 Op. cit., sonnet XII, p. 12. 39 Poésies diverses, Paris, A. Quantin, 1880, p. 54. Notons que le poème « Les Tourterelles », p. 45, est dédié à madame Deshoulières. PFSCL XLIII, 85 (2016) La première décade de sermons de Pierre Du Moulin au prisme de la vanité C HRISTABELLE T HOUIN -D IEUAIDE (U NIVERSITÉ DE L IMOGES ) La prédication protestante du début du XVII e siècle, moins connue que celle de la fin de ce siècle, marquée par des personnalités comme Pierre Jurieu ou Jacques Abbadie, est pourtant remarquable à bien des égards. Elle offre un corpus important de textes riches et vivants, qui ne sont peut-être pas aussi dénués d’intérêt littéraire qu’Alexandre Vinet a pu l’écrire. Dans son Histoire de la prédication parmi les réformés de France au XVII e siècle, ouvrage précieux car consacré à un sujet peu étudié et offrant une suite chronologique de portraits de pasteurs, Pierre Du Moulin occupe la première place 1 . Dans le chapitre qui lui est réservé, Alexandre Vinet s’attache à montrer la force de l’écriture de ce pasteur considéré, remarque-t-il, comme un adversaire redoutable par l’Église catholique. S’il est vrai que le controversiste fut grand, le prédicateur n’est pas à négliger, comme le montre A. Vinet dans son ouvrage. Pierre Du Moulin a publié plus d’une centaine de sermons, dix décades auxquelles il faut ajouter quelques sermons tirés à part, prononcés pour des occasions solennelles. Ces textes ont été relativement peu étudiés jusqu’à présent alors même que plus personne ne conteste l’importance du prédicateur et du théologien. Nous voudrions donc nous intéresser à ce qui constitue déjà un ensemble : la première décade, regroupant des sermons prononcés au début du XVII e siècle, avec un angle d’attaque particulier : celui de la vanité. Ce thème peut apparaître comme très banal dans la 1 Alexandre Vinet, Histoire de la prédication parmi les réformés de France au XVII e siècle, Paris, Chez les Éditeurs, 1860. L’auteur remarque en introduction que le XVII e siècle a produit de très bons prédicateurs protestants. « Mais leur infériorité littéraire est évidente » ajoute-t-il (p. 3). L’avertissement des éditeurs précise que l’ouvrage restitue des cours donnés par A. Vinet dans les années 1840. Le choix des pasteurs qui figurent dans l’ouvrage n’est pas justifié par l’auteur et l’absence de plusieurs grandes figures (Charles Drelincourt, Paul Ferry mais encore ceux cités plus haut : Jurieu et Abbadie) est surprenante. Christabelle Thouin-Dieuaide 262 prédication. En effet, liée à une réflexion sur la mort, la vanité innerve la prédication chrétienne depuis ses origines. Pourtant, le thème est revivifié au XVII e siècle dans le cadre de la coexistence des deux confessions concurrentes que sont le catholicisme et le protestantisme. En suivant le fil directeur que nous offre la vanité, nous espérons pouvoir faire émerger un certain nombre d’orientations, d’implications théologiques, ecclésiologiques, anthropologiques, mais aussi une cohérence dans l’organisation de la décade, cohérence peu apparente au premier abord. Pierre Du Moulin Grand prédicateur, théologien et controversiste français, Pierre Du Moulin est né en 1568 à Buhy-en-Vexin en Normandie dans une famille protestante - son père était pasteur - qui subit les persécutions religieuses. Pierre Du Moulin lui-même aura à souffrir, sa vie durant, d’interdictions, de brimades et de violences 2 le poussant à fuir la France à de nombreuses reprises. Formé au Collège de Sedan où il apprend le latin, le grec et la rhétorique, il s’installe en 1588 à Paris pour poursuivre ses études, - son père le destinait à la magistrature. Mais son séjour à Paris est de courte durée, les persécutions religieuses l’obligeant, par prudence, à quitter le pays pour quelque temps. Pierre Du Moulin part donc pour l’Angleterre. C’est pendant ce séjour de 1588 à 1592 qu’il est amené à prêcher, tandis qu’il étudie à Cambridge pendant trois ans. Attiré par la présence à Leyde de François du Jon (1545-1602), il séjourne ensuite six ans en Hollande, de 1592 à 1598 et devient professeur de philosophie à l’Université de Leyde, où il enseigne Aristote. Durant ces années hollandaises, il acquiert une vaste culture, s’exerce à l’art d’enseigner et s’entraîne à la dispute. Rentré en France, il est ensuite ordonné ministre par le colloque de Gien pour servir l’Église de Blois mais deux mois plus tard, il est appelé à Paris. La période parisienne de Pierre Du Moulin s’étend de 1599 à 1620 ; son fils la décrit comme […] la meilleure partie de sa vie. […] Quand on regarde son ministère public, on voit qu’il a édifié l’Église par de fréquentes prédications qui étaient de véritables démonstrations d’esprit et de puissance, secondées par la première éloquence de son temps et soutenues par la présence et la ferveur d’un auditoire immense 3 . 2 Sa maison fut mise à sac plusieurs fois d’après Eugène et Émile Haag, La France protestante, Paris, 1848-1856, vol. 4, p. 420. 3 Pierre Du Moulin, La Vie de Pierre Du Moulin par son fils aîné Pierre du Moulin, D. D. Chanoine de Cantorbéry l’un des Chapelains de sa Majesté, [publié dans The Novelty La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 263 Le témoignage est, sans surprise, élogieux, mais il semblerait en effet que Du Moulin ait été doué de qualités oratoires. Pierre de l’Estoile, dans son journal, affirme qu’il fit pleurer l’assistance entière lorsqu’il prononça l’oraison funèbre d’Henri IV 4 . La période parisienne est riche en occupations puisque Du Moulin, tout en étant pasteur à Grigny, puis à Ablon, est aumônier de Madame, sœur du roi Henri IV, de 1599 jusqu’à sa mort en 1604, puis premier pasteur de Charenton en 1606, lorsqu’enfin les protestants obtiennent de pouvoir se rapprocher de Paris. Il voyage beaucoup, se rendant de nombreuses fois en Angleterre à la demande de Jacques I er dans l’espoir d’unifier les différentes Églises réformées. Ses biographes ont beaucoup insisté sur le disputeur, le controversiste qu’il était, et certains de ses textes, l’Anti-Coton 5 , le Bouclier de la Foy 6 , furent de véritables bestsellers en leur temps. Ce succès éclipsa ses sermons ; pourtant son œuvre de prédicateur n’est pas négligeable 7 . La publication des sermons s’est effectuée assez tardivement, elle ne semble pas avoir été la priorité de Pierre Du Moulin. Ce n’est qu’une fois réfugié dans la principauté de Sedan auprès du duc de Bouillon, qu’il s’en occupe. En effet, en 1620, il a dû s’enfuir pour échapper à une arrestation et a trouvé refuge auprès d’Henri de La Tour d’Auvergne. Il devient professeur de théologie à l’Académie et continue son œuvre de pasteur. Mais le successeur du duc de Bouillon, Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne 8 , se convertit en 1634 ; s’ouvre alors une période agitée pour Sedan où s’étaient exilés de nombreux protestants. Pierre Du Moulin, affaibli par l’âge et les maladies, n’en bougera plus, mais les persécutions à son encontre reprennent. Il meurt en 1568 à l’âge de 90 ans. Il of Popery, translated out of French by the Author’s eldest Son, Peter du Moulin D.D. Canon of Canterbury, one of His Majesty’s Chaplains, London, Robert White, 1664] in Lucien Rimbault, Pierre Du Moulin (1568-1658). Un pasteur classique à l’âge classique, Paris, Vrin, 1966, p. 221. 4 Cité par Lucien Rimbault, op. cit., p. 54. 5 Anti-Coton ou réfutation de la lettre déclaratoire du P. Coton, Livre où est prouvé que les jésuites sont coupables et auteurs du Parricide exécrable commis en la personne du Roy Tres Chretien Henri IV d’heureuse mémoire par P.D.C., 1610. 6 Bouclier de la Foy ou Défense de la Confession de Foy des Eglises Reformées du Royaume de France, Charenton, 1618. 7 Dix décades de sermons auxquels s’ajoutent des sermons isolés : Sermon de la prière en temps d’affliction, Genève, P. Aubert, 1624 ; Sermons sur quelques textes de l’Écriture sainte (sept sermons), Genève, Aubert, 1625 ; Sermon sur l’image de Dieu en l’homme, Charenton, L. Vendosme, 1647 ; De la mort du fidèle, et de sa résurrection, Sedan, François Chayer, 1640 ; Trois sermons faits en présence des P. Capucins, Genève, Chouët, 1641, ce qui peut, malgré tout, sembler assez maigre pour un homme qui prêcha jusqu’à l’âge de 90 ans. 8 Henri de la Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, meurt en 1623. Christabelle Thouin-Dieuaide 264 laisse une œuvre importante, composée de traités de controverse, de méditation, de lettres, de sermons, de prières. Présentation de la décade 9 La première décade de sermons fait l’objet d’une première publication à Sedan en 1637 10 . Elle s’ouvre sur une épître, datée du 10 novembre 1636, dont le dédicataire est M. de Maupéou. Gilles II de Maupéou (1553-1641) avocat au Parlement, anobli en 1586, fut maître des comptes puis conseiller d’État, enfin intendant et contrôleur général des finances. Catholique converti au protestantisme en 1600, redevenu catholique en 1641 - en fait un mois avant sa mort - M. de Maupéou est le grand-père de Nicolas Fouquet. L’épître date bien sûr du temps protestant de Maupéou mais ne fait pas allusion à sa conversion ; en revanche, elle se réfère aux charges officielles qu'il a occupées, et à sa fréquentation du temple de Charenton. Gilles II de Maupéou meurt à l’âge de 88 ans ; lorsque Du Moulin publie son épître, il a déjà 84 ans, et l’épître rend hommage à sa longévité hors du commun, ainsi qu’à sa vie retirée et pieuse. L’hommage rendu par le pasteur s’appuie sur des propos assez généraux, mais Maupéou peut être considéré comme un bienfaiteur. C’est lui qui avait acheté pour les protestants le terrain sur lequel fut bâti le temple de Charenton 11 . L’ouvrage de Pierre Du Moulin comprend dix sermons plus deux autres textes : une méditation et une prière complètent le premier sermon prononcé un jour de Cène. Ces deux textes supplémentaires sont en réalité très proches, du point de vue du contenu, des sermons. La datation des textes s’avère difficile. Lucien Rimbault écrit : […] il est presque impossible de dater un seul de ses sermons. Les événements marquants n’ont pas fait défaut au cours de ces années tumultueuses, et c’est à peine si on les devine. Jamais le prédicateur ne les dépeint. Il ne vise que leur retentissement spirituel, leur conséquence sur la vie du fidèle […] 12 . 9 L’édition utilisée est celle de 1658, Première décade de sermons, Genève, Pierre Chouët. 10 Brian G. Armstrong, Bibliographia Molinaei, Genève, Droz, Travaux du Grand Siècle, 1997, p. 439. 11 Jacques Pannier, L’Église réformée de Paris sous Henri IV, Paris, Champion, 1911. Dans son ouvrage, l’auteur retrace l’histoire de l’acquisition de ce terrain et le rôle joué par M. de Maupéou dans cette transaction. 12 Lucien Rimbault, op. cit., p. 141. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 265 L’ouvrage contient cependant quelques indices. Outre la référence à la prédication de Charenton dans l’épître dédicatoire, la Méditation qui suit le premier sermon a fait l’objet de publications antérieures séparées, et la plus ancienne retrouvée, la deuxième, date de 1617 13 . Ensuite le quatrième sermon est celui prononcé lors de l’imposition des mains à Jean Mestrezat, et la cérémonie eut lieu le 27 août 1614 14 . On peut donc supposer que la décade contient des sermons de la période parisienne de Pierre Du Moulin, c’est-à-dire prononcés entre 1606 et 1620. Le recueil présente dix sermons ce qui relève d’un choix éditorial, Pierre Du Moulin ayant prêché constamment bien davantage durant cette période. Quels sont les éléments qui ont pu déterminer ce choix ? On peut trouver des réponses partielles dans la progression spirituelle proposée dans la décade, comme nous le montrerons plus loin. En tout cas, du point de vue formel, le pasteur ne pratique pas la lectio continua souvent mise en œuvre par les pasteurs à cette époque. Le texte des sermons de la décade se limite souvent à un verset, comme chez les catholiques. Seul un sermon, le troisième, a pour texte un verset extrait de l’Ancien Testament, un extrait des Proverbes (3, 7). La disproportion entre les deux livres bibliques montre bien la faveur dans laquelle les réformés tiennent le Nouveau Testament et notamment les épîtres pauliniennes, qui occupent, dans la décade, six textes sur dix. Un autre élément d’explication, proposé par Françoise Chevalier, concerne les circonstances des sermons : « La faible part réservée aux sermons de l’Ancien Testament […] s’explique par le fait que les textes publiés sont essentiellement des sermons dominicaux, et qu’il est de tradition de prêcher sur un verset des évangiles ou des épîtres le dimanche matin 15 ». L’Ecclésiaste auquel on pense naturellement quand il s’agit de vanité, n’apparaît que très peu dans les sermons : deux citations seulement, dans le cinquième et le septième. La première concerne l’homme en tant qu’« animal sociable », fait pour le monde et non pour la solitude : nous y reviendrons plus loin. La seconde concerne les morts qui « n’ont nulle part au monde en tout ce qui se fait sous le Soleil 16 ». Nulle référence au vanitas vanitatum (Ecclésiaste, chapitre 1) qui inspirera de nombreux 13 LXXII. F1. Meditation pour se preparer à la Sainte Cene publié dans Sainctes Prieres avec une preparation à la saincte Cene plus un sermon faict à un jour de Cene. Seconde Edition reveuë & / / corrigee, Charenton, Pierre Auvray, MDCXVII. Armstrong n’a pas trouvé la première édition. 14 W.H. Guiton, La Réforme à Paris. XVI e et XVII e siècles, chez l’Auteur, 1931, p. 187. 15 Françoise Chevalier, « Usages de l’Ancien Testament dans la prédication réformée du XVII e siècle », Matthieu Arnold (éd.), Annoncer l’Évangile (XV e -XVII e siècle). Permanences et mutations de la prédication, Paris, Cerf, 2006, p. 117. 16 Ecclésiaste 9, 5. Septième sermon, p. 190. Christabelle Thouin-Dieuaide 266 prédicateurs des deux confessions au XVII e siècle. Mais d’autres textes, qui sont aussi des références et des sources importantes en matière de vanité, sont sollicités, ainsi Job dans le septième sermon, ou encore les Psaumes. Vanité et / ou mépris du monde Que faut-il entendre par « vanité » et par « mépris du monde » ? Si, pour plus de commodité, on peut désigner sous le mot générique de « vanité » les deux expressions, elles ne sont pourtant pas superposables. Le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique 17 souligne la différence entre vanitas et contemptus mundi en mettant en évidence le caractère objectif de l’un et le caractère subjectif de l’autre. La vanité renvoie au sentiment d’inanité que ressent l’homme devant le monde : à quoi bon le pouvoir, le savoir, les richesses si la mort vient tout annuler demain ? L’attitude qui découle donc de ce sentiment de vacuité est le mépris du monde. Si la vanité est un thème exploité de la même manière par les catholiques et les protestants, le mépris du monde n’implique pas exactement la même posture. L’article « monde » de l’Encyclopédie du protestantisme 18 indique que la notion n’est pas péjorative pour les réformés. Le monde est en effet le lieu de la famille, du travail. La vocation chrétienne est bien de s’inscrire dans ces domaines, d’y œuvrer et d’y manifester sa foi. Nous allons montrer que les sermons de Pierre Du Moulin se placent bien dans cette perspective tout en offrant un usage contrasté du sens du mot « monde ». Les expressions « vanité » et « mépris du monde » sont peu utilisées dans les sermons. Le substantif « vanité » est employé cinq fois dans toute la décade - il y a huit occurrences de l’adjectif « vain » -, l’expression « mépris du monde » n’est utilisée que cinq fois. Cependant, ces expressions se trouvent déclinées de multiples façons par la mise en place de réseaux sémantiques et lexicaux. D’abord le thème de la vanité est très présent, ce qui ne saurait surprendre dès lors qu’on prend en considération l’époque - le XVII e siècle - et le genre - le sermon. Le pasteur ne cesse de mettre en garde le chrétien et souligne la vanité du monde et des occupations qui y sont liées : le premier sermon souligne la vanité de l’existence terrestre ; le deuxième sermon, prêché sur Timothée 1, 17 « Or au Roy des siecles immortel, invisible, à Dieu seul sage, soit bonheur & gloire ès siècles des 17 Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1932-1995, t. XVI. 18 Encyclopédie du protestantisme, dir. d’éd. Pierre Gisel, Paris : Cerf, Genève : Labor et fides, 1995, article « Monde » de Jean-Louis Leuba, pp. 1012-1013. Il n’y a pas d’article « Vanité ». La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 267 siecles », dénonce la vanité du pouvoir comme le soulignent les propos du prédicateur : « les Empereurs ne ressusciteront pas avec leurs couronnes 19 », constat que l’on retrouve à plusieurs reprises dans l’ensemble des sermons de Du Moulin : « Car au jour du jugement, les Rois comparoistront nuds, & ne resusciteront pas avec leurs couronnes 20 ». Le troisième sermon, quant à lui, porte sur la vanité du savoir. Pierre Du Moulin distingue la vraie connaissance, celle de Dieu 21 , de la fausse connaissance, le savoir humain. Le mot « monde » est souvent associé à des termes connotés négativement, qu’il s’agisse des « soucis », « chagrins », mais aussi des « plaisirs » dont il faut se méfier - le monde, selon Pierre Du Moulin, est le lieu du pouvoir du diable, où l’homme est malheureux, confronté aux vicissitudes de l’existence 22 . D’autres termes appartenant à ce réseau lexical peuvent retenir l’attention. C’est le cas du mot « siècle », souvent associé aux adjectifs « corrompu », « confus » et « ténébreux » quand il est envisagé pour désigner l’époque contemporaine du prédicateur. Les expressions sont, certes, sans originalité, on les retrouve dans tous les sermons, tant catholiques que protestants, au XVII e siècle. Le terme donne lieu néanmoins à un examen plus attentif de la part du prédicateur qui n’hésite pas à interroger les différents sens possibles du mot : N’importe si par les siecles nous entendons le monde, comme au I. chapitre aux Hebreux, où il dit que Dieu par son fils a fait les siecles. Et au chapitre II. il dit que les siecles ont esté ordonnez par la parole de Dieu. Ou si par les siecles est entenduë la duree des choses, & le cours du temps, depuis le commencement du monde, veu qu’en l’une & en l’autre façon Dieu à bon droict est appelé le Roy des siecles. Car Dieu a un empire sur le monde, & sur toute creature : il est le maistre du temps. Il fait courir les annees & la vicissitude des jours, & des nuicts, & des saisons : il meut les Cieux, & le Soleil, afin que son secours soit la mesure du temps & la duree des choses 23 . Deux interprétations sont proposées par le prédicateur : « siècle » peut renvoyer à « monde » et donc être un indicateur de lieu ; mais il peut aussi être 19 Deuxième sermon, p. 46. 20 Sixième décade, sixième sermon, p. 131. 21 Pierre Du Moulin est l’auteur d’un Traité de la connaissance de Dieu, Genève, P. Aubert, 1625. 22 Voir article de Claude Geffré, « Droit au bonheur et radicalisme évangélique », Le Bonheur : deuxième cycle de théologie biblique et systématique, dir. Henri-Jérôme Gagey, Paris, Beauchesne, 1996. C. Geffré mène une petite enquête historique sur le sens du mot « monde » dans la pensée chrétienne et indique que le terme est péjoratif jusqu’à la Renaissance pour ensuite se nuancer. 23 Deuxième sermon, p. 42. Christabelle Thouin-Dieuaide 268 synonyme de « temps ». Lieu et temps sont finalement une seule et même chose au regard de Dieu, créateur suprême, et Pierre Du Moulin conclut à leur convergence. En s’interrogeant sémantiquement sur le mot « siècle », Pierre Du Moulin illustre bien la particularité des sermons réformés toujours attentifs aux questions linguistiques ; en même temps, il pose les fondements de la réflexion à venir. La récurrence du mot « monde » et de ses dérivés est symptomatique de l’intérêt de l’époque pour ce mot, ce dont témoignent, au XVII e siècle, les sermons protestants et catholiques, mais aussi les articles des dictionnaires - pas moins de quinze entrées pour ce substantif dans le Dictionnaire de Furetière. Implications théologique et ecclésiologique Vanité et mépris du monde ne sont pas, en tant que tels, traités de manière importante dans la décade, dans la mesure où aucun sermon n’est entièrement consacré à ces sujets, mais ils innervent complètement la prédication en se manifestant de différentes façons. C’est d’abord sous l’aspect théologique et ecclésiologique que les deux thèmes sont traités avec l’expression d’une ferme condamnation de l’érémitisme. Après avoir souligné le défaut de prédication du pape, des évêques et des prêtres sans cure, Du Moulin ajoute : Ie mets aussi en ce rang les Hermites qui estans Prestres vivent en la solitude sans communication avec le peuple. Ceux-là sont-ils la lumiere du monde ? s’ils ont receu un talent, comme ils estiment, pourquoi l’enfouissent-ils aux champs, au lieu de le multiplier ? pourquoi refusent-ils d’edifier leurs prochains ? pourquoi se retrenchent-ils eux mesmes du corps de la societe humaine comme membres inutiles ? ou s’ils sont ignorans & incapables d’enseigner, pourquoi fuyent ils la societe de ceux desquels ils pourroyent apprendre ? A ce propos sert ce qui est dit au chapit. II. Des Proverbes, Le peuple maudira celui qui retient le froment, mais la benediction sera sur celui qui le debite 24 . Par le biais de références implicites à des chapitres évangéliques - « Vous êtes la lumière du monde », Matthieu 5, 14 et la parabole des talents, dans Matthieu également, chapitre 25 - le prédicateur insiste sur l’engagement du chrétien dans le monde, au sens cette fois positif de création de Dieu et critique le fait de s’en exclure comme c’est le cas chez les catholiques. Ces réflexions sont à rapprocher de ce que Luther écrit dans un commentaire de 24 Sixième sermon, p. 175. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 269 l’Ecclésiaste publié en 1532 25 , ce qui est notable car peu de réformateurs 26 ont proposé un commentaire théologique de ce livre biblique. Dans sa préface, il s’élève contre certaines interprétations du livre, celle des théologiens scolastiques, celle de certains Pères de l’Église - il cite Jérôme -, qui justifient le retrait du chrétien et l’entrée dans la vie monastique. Pour Luther, au contraire, l’Ecclésiaste donne des conseils pour bien mener sa vie en société. Ils [certains Pères et docteurs de l’Eglise] ont esté d’advis que Salomon enseigne en ce livre le mespris du monde, c'est-à-dire des choses créées & ordonnées de Dieu. Entre les autres sainct Hierome a fait un commentaire sur ce livre, par lequel il exhorte Blasille à se rendre moinesse. De là est procedée ceste belle theologie des religieux ou moynes, & a esté espandue comme un deluge par toute l’Eglise 27 . Luther commence par indiquer que le monde en tant que création divine ne peut être l’objet d’un refus. Si Dieu a créé le monde et y a placé l’homme, celui-ci ne saurait chercher à s’en exclure, et il poursuit en insistant ironiquement sur les conséquences de ce contresens. On retrouve ce principe dans les sermons de la première décade de Pierre Du Moulin. Dans le cinquième sermon, sur le verset 16 du chapitre III de l’épître aux Colossiens « Maris, aimez vos femmes, & ne vous enaigrissez point contre elles », le prédicateur commence ainsi son sermon : L’homme est un animal sociable, que Dieu a creé, non pour la solitude, mais pour la compagnie : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, Malheur à celuy qui est seul, car il n’a personne qui le releve quand il est tombé : si deux 25 Le Livre de l’Ecclésiaste autrement dict le Prescheur, familièrement expliqué par M. Luther, avec 2 versions du texte, dont celle qui est en lettre italique est de M. Emmanuel Tremel, Genève, Jean Crespin, 1557. En fait, il ne s’agit pas vraiment d’un commentaire mais plutôt de notes recueillies et éditées en 1532 à partir des cours qu’il donna en 1526. 26 Calvin, par exemple, n’en a pas laissé . Le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, à l’article « Vanité », indique les commentaires de Jean Breuz (1528), de Bucer (1532), de Melanchton (1558) et de Théodore de Bèze (1588). Il existe aussi une traduction de ce livre par Sébastien Castellion. Voir Sébastien Castellion, Les Livres de Salomon (Proverbes, Ecclésiaste, Cantique des cantiques), 1555, édités, introduits et annotés par Nicole Gueunier et Max Engammare, Genève, Droz, 2008. Si Calvin n’a pas commenté l’Ecclésiaste, en revanche, il a écrit des sermons sur Job. Sermons de M. Jean Calvin sur le livre de Job. Recueillis fidelement de sa bouche selon qu'il les preschoit. Avec deux tables : l'une des passages de l'Escriture qui y sont exposez et alleguez : l'autre des principales matieres, Genève, François Perrin, 1569. 27 Martin Luther, Le Livre de l’Ecclésiaste autrement dict le Prescheur …, op. cit., p. 4-5. Christabelle Thouin-Dieuaide 270 dorment ensemble ils auront plus de chaleur, & la corde à trois cordons ne se rompt pas si tost ce dit Salomon au quatriesme chapitre de l’Ecclesiaste. La citation du livre biblique, qui se situe dès l’exorde, est à rapprocher du sermon 8 où Pierre Du Moulin critique la vie religieuse et le célibat : Mais nous ne pouvons passer la superstition tyrannique & la corruption de l’Escriture, par laquelle on marie des filles à Iesus Christ lors qu’on les fait religieuses, en disant qu’ils les presentent comme une Vierge chaste à Iesus Christ, & les approprient à un mari. Nous ne condamnons point la virginité, ains la prisons grandement. Mais par la virginité nous entendons non seulement une intégrité de corps, mais aussi une pureté d’affections, & honnesteté interieure. […] les effets de cette profession de virginité montrent assez ce qu’on doit en penser ; car combien d’ordures sont cachees sous ce vœu de virginité ? Combien de pauvres enfans met-on là dedans, qui devenus grands, & sentans les eguillons de la convoitise, detestent ce joug intolerable ? & se voyent captifs et enveloppés sans remede ? & cuidans estre sortis du monde trouvent qu’ils y sont entrez plus avant ? 28 La charge contre l’Église romaine que Pierre Du Moulin a initiée quelques pages plus haut sur le thème du pape comme « époux de l’Église » finit sur une critique sévère de la vie religieuse et de la soi-disant virginité de ceux et celles qui se vouent à Dieu. Pour le pasteur, l’entrée dans les ordres, les vœux ne sont qu’hypocrisie et « superstition » car le monde ne désigne pas la société des hommes, mais bien les tentations qui habitent chaque homme. Aussi nul besoin de s’en éloigner pour mettre en pratique l’enseignement des Écritures. Implication anthropologique C’est aussi sous l’aspect anthropologique que l’on retrouve le traitement de la vanité et du mépris du monde. Une certaine conception de l’homme émerge à la lecture des sermons. A de nombreuses reprises, le pasteur évoque la dérisoire créature qu’est l’homme. Ainsi dans le premier sermon : Faut considerer que nous sommes creatures infirmes, vaisseaux fragiles, pecheurs, malades spirituels, qui cerchent la guerison, criminels de leze Majesté divine qui demandent la grace du Souverain 29 . L’homme n’est que « poudre et cendre » : « moi qui suis une pauvre creature infirme, chargée de pechés, & qui ne suis que poudre & cendre en sa 28 Huitième sermon, pp. 220-221. 29 Premier sermon, p. 2. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 271 presence 30 », l’esprit de Dieu « nous rabbat comme poudre et cendre 31 », « moi qui ne suis que poudre, & creature infirme et pecheresse 32 ». Même si cette idée de l’homme tiré du néant apparaît nettement moins que dans les sermons catholiques, le prédicateur protestant évoque à plusieurs reprises le poids du péché en insistant sur « notre corruption naturelle » (troisième sermon), « notre naturel corrompu », la « nature infirme et corrompue » de l’homme (septième sermon). Ce sont les mêmes expressions qui sont incessamment répétées : il y a peu de variantes, il s’agit d’expressions figées qui reviennent comme des leitmotive. On peut, dès lors, s’interroger sur l’efficacité d’un discours qui s’appuie sur des expressions et des images récurrentes qui finissent sans doute, à la longue, par perdre de leur effet persuasif. Mais la stratégie argumentative est peut-être justement dans cette démarche répétitive : rendre évidentes certaines idées par la répétition mécanique des mêmes expressions. Le prédicateur n’a pas non plus recours au macabre pour agir sur les émotions. L’expression récurrente « poudre et cendre », pulvis et cinis, n’est d’ailleurs pas propre au sermon protestant : on la trouve aussi chez Saint François de Sales, chez les prédicateurs catholiques de la même époque, elle est topique. Il est intéressant de remarquer que l’absence de macabre, constatée par Karin Becker chez deux poètes protestants baroques 33 qui ont écrit sur la mort et la vanité, lui suggère deux éléments d’explication : l’influence de la position de Philippe Duplessis- Mornay (1549-1623) qui ne voit aucune utilité à l’évocation du « masque horrible » de la mort, mais aussi l’idée que l’efficacité du discours ne passe pas par là. En outre, les biens de l’homme sur terre sont éphémères « nous ne sommes pas proprietaires des biens de ce monde, mais seulement dispensateurs 34 ». Le prédicateur dénonce l’amour des biens terrestres, l’avaritia : C’est aussi ce que fait l’homme craignant Dieu, ayant recogneu que les biens de ce monde sont perissables, & suiets à mille changemens, il travaille à acquerir des biens […] sur lesquels le diable ni le monde ne peuvent mettre la main 35 . 30 Méditation, p. 27. 31 Septième sermon, p. 188. 32 Prière, p. 37. 33 Jean de Sponde et Antoine de Chandieu. Karin Becker, « Résurgences médiévales : la mort et la vanité dans la poésie religieuse baroque », L’Esprit des lettres, mélanges offerts à Jean-Pierre Landry, Cahiers du Gadges n°8, Genève, Droz, 2010, pp. 81- 125. 34 Premier sermon, p. 8. 35 Troisième sermon, p. 86. Christabelle Thouin-Dieuaide 272 L’homme n’est qu’un voyageur sur terre, il passe. Il est aussi un étranger. C’est le thème de la peregrinatio, la vie humaine est réduite à un simple voyage sur terre et son corps est promis à la destruction : […] l’amour corporel a pour son object des biens incertains, et confits en amertume, et s’annule à la beauté du corps laquelle s’efface en peu de temps, n’estant qu’une couleur de peau qui couvre beaucoup d’ordures, et laquelle ne pourroit jamais esmouvoir celui qui pourroit penetrer des yeux jusques au fond des corps et voir ce qui est au dessous 36 . Le corps est mauvais, corrompu, on ne peut faire confiance aux sens corporels, trompeurs ; en revanche, les sens spirituels nous aident. Vue et ouïe se partagent, depuis Origène, la première place dans la hiérarchie des sens au sein de la théologie chrétienne. Mais l’ouïe semble l’emporter chez Pierre Du Moulin : aucun sermon sur Jean 11, 34 « venez et voyez », ni dans cette décade ni dans les neuf autres, mais un sermon sur Matthieu 13, 9 « qui a des oreilles pour ouïr, oye ». Le neuvième sermon de la décade met en évidence la supériorité de l’ouïe : L’ouye est le sens de la discipline, par lequel Dieu verse ordinairement és esprit des hommes la saincte cognoissance, & duquel il se sert pour planter la crainte en nos cœurs 37 . Le prédicateur souligne la supériorité de ce sens, qui fonde pour lui, d’ailleurs, le statut particulier du ministre, et fournit une explication à cette supériorité en s’appuyant sur la Bible : « Il [Dieu] a jugé ce moyen plus convenable, afin que comme par l’oreille la mort est entrée au monde, aussi la vie y entrast par ce mesme chemin 38 ». Autrefois, Adam et Ève ont écouté le serpent, ce qui a eu pour conséquences le péché et la mort. Aujourd’hui, le chrétien doit écouter la parole de Dieu par le biais du prédicateur pour être sauvé et ressuscité. La même idée est exprimée dans le premier sermon : Et certes comme la mort est entree au monde pour avoir adjouté foy à la parole du Diable, aussi est-il convenable que la vie y rentre par la foy en la parole de Dieu 39 . Pourtant, dans les sermons catholiques du XVII e siècle, c’est la vue qui semble l’emporter : l’influence des Jésuites, de la méthode ignacienne, se manifeste dans tous les textes - le tombeau qu’ouvre Bossuet devant la cour, pour paraphraser le début célèbre du Sermon sur la mort dans le Carême du 36 Huitième sermon, p. 214. 37 Neuvième sermon, p. 228. 38 Ibid. 39 Premier sermon, pp. 17-18. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 273 Louvre, en est un bon exemple. Mais au-delà de l’opposition entre une théologie de la parole qui caractériserait le protestantisme et une théologie de l’image qui renverrait au catholicisme, ce que résume fort bien Pierre Du Moulin dans une formule critique et lapidaire : « Ils [les catholiques] ont des images muettes au lieu des livres parlans 40 », il y a une évolution au cours du XVII e siècle, d’ailleurs décelable dans les sermons de carême de Bossuet, notamment dans les sermons sur la prédication évangélique. Privilégiant l’ouïe dans les deux premiers, il met en avant la vue dans le dernier 41 . Du côté protestant, on peut faire la même observation. Charles Drelincourt, le pasteur qui va remplacer Pierre Du Moulin à Charenton en 1620, a recours beaucoup plus souvent que son prédécesseur aux images, aux tableaux, aux invitations à voir et à regarder. Quand l’un s’exclame : « il n’y a que la parole de Dieu qui enseigne à bien mourir, & à recevoir la mort avec Joye 42 », l’autre écrit : « Pour bien mourir, & avec la paix & le repos de la conscience, il faut avoir toujours devant nos yeus la Mort & Passion de notre Seigneur Jesus Christ 43 ». A bien lire la décade, il semblerait qu’il y ait une progression. Elle commence en effet avec un sermon sur la pénitence : l’homme est pécheur et doit se reconnaître pécheur, c’est le constat et l’exhortation que l’on trouve dans le sermon qui prépare à la Cène ; à l’opposé, en position de clôture, le dixième sermon, insiste sur la grandeur de l’être humain, du croyant : « chaque fidele est une petite Eglise 44 ». Dans le traité de méditation Héraclite que Pierre Du Moulin publie en 1609, l’idée est explicite : « Si la repentance nous humilie, la foye nous releve 45 ». Entre les deux, se déploie un discours qui souligne les dangers des vanités terrestres tout en maintenant, face au discours catholique, que le monde n’est pas celui qui nous entoure mais renvoie aux vanités dont l’homme est fait. 40 Sixième sermon, p. 167. 41 « …entre tous les sens que la nature nous a donnés, il a plu à Dieu de choisir l’ouïe pour la consacrer à son service », Sermon sur la soumission due à la parole de Jésus-Christ, Carême des Minimes, 1660, Œuvres Oratoires, t. III, p. 243 ; « écoutons attentivement Jésus-Christ qui parle : Ipsum [audite] », Sermon sur la Parole de Dieu, Carême des Carmélites, 1661, O.O., p. 633 ; « O vérité sainte ! […] illuminez par votre présence ce siècle obscur et ténébreux, brillez aux yeux des fidèles », Sermon sur la Prédication évangélique, Carême du Louvre, 1665, O.O., p. 174. 42 Sixième décade, dixième sermon, p. 223. 43 Charles Drelincourt, Les Consolations de l’ame fidele contre les frayeurs de la mort avec les Dispositions et les Préparations nécessaires pour bien mourir, Charenton, Antoine Cellier, 1951, chapitre XV, p. 428. 44 Dixième sermon, p. 261. 45 Pierre Du Moulin, Héraclite ou de la vanité et misère de la vie Humaine, Queilly, Claude le Villain, 1609, p. 44. Christabelle Thouin-Dieuaide 274 La vanité, dans cette décade, prend la forme d’une réflexion sur l’homme, dont le prédicateur ne cesse de montrer les limites et le caractère dérisoire. Les sens humains sont défaillants, aussi l’homme doit-il se surveiller, s’amender, s’améliorer ; cependant, le Salut est possible, l’homme peut être sauvé, non en s’excluant du monde, mais en y œuvrant en chrétien c’est-à-dire en étant détaché des biens terrestres. Le texte de l’Ecclésiaste est finalement assez peu sollicité dans les sermons mais le thème est important, ce qui n’a rien d’original dans une pensée marquée par l’influence de saint Augustin. Les propos de Pierre Du Moulin concernant la vanité de l’existence humaine sont courants, les images topiques, sans distinction avec celles des prédicateurs catholiques à la même époque, tant qu’il s’agit de s’en tenir à un plan anthropologique. Le discours diffère vigoureusement sur ces les implications théologiques et ecclésiologiques. L’homme protestant 46 ne saurait agir comme le catholique. Dans les sermons de Pierre Du Moulin, la voix du polémiste se fait toujours entendre. Les attaques contre l’Église romaine sont frontales, virulentes : le controversiste n’est jamais loin du prédicateur. Il est un autre indice du traitement de la vanité dans la décade, c’est la récurrence des antithèses orgueil/ humilité, misère/ dignité, qui ne sont pas nouvelles au XVII e : on les trouve présentes dans les écrits ascétiques, les sermons, les poèmes médiévaux qui exploitent la tradition du contemptus mundi. Ce qui est nouveau, peut-être, au début du XVII e siècle, c’est le fait de considérer que la dignité de l’homme consiste justement en sa capacité d’envisager sa misère (le roseau pensant de Pascal mais c’est déjà ce que dit Montaigne dans les Essais). Pierre Du Moulin exprime l’idée en 1609 dans son Héraclite : C’est une haute contemplation que parler de notre petitesse : puis que par icelle l’homme en se mesprisant s’esleve par-dessus soy mesme 47 . Dans le discours de Pierre Du Moulin, on trouve cette idée humaniste que ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est sa capacité à penser, à considérer sa misère. 46 Selon la formule qui sert de titre à l’ouvrage de Janine Garrisson-Estèbe, L’Homme protestant, Paris, Hachette, 1980. 47 Pierre Du Moulin, Héraclite, op. cit., p. n.n. PFSCL XLIII, 85 (2016) La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée au XVII e siècle en France P IERRE F ERRAND (U NIVERSITÉ P ARIS -S ORBONNE / CELLF 16-18) Prédication exceptionnelle ou ordinaire, en ville ou dans les campagnes, dans la France du XVII e siècle la parole de Dieu ne cesse d’être dispensée et les prédicateurs de monter en chaire. Or, loin de nos brefs sermons contemporains, la durée généralement admise est alors d’une heure et il serait fort mal vu de gagner la chaire avec son texte : le sermon ne se lit pas ; les notes mêmes sont interdites par les convenances. On imagine le travail de préparation et de mémorisation exigé par la prédication dominicale, sans parler de ceux qui doivent prêcher un carême ou pendant les moments de prédication intense que sont les missions. Ceux qui montent en chaire ne sont toutefois pas dépourvus d’aide. De nombreux ouvrages s’adressent à ce public particulier, tout au long du siècle : recueils de lieux communs, cycles de sermons pour toutes les occasions de l’année, manuels de prédication ou textes théoriques sur l’éloquence sacrée. Ce sont ces deux derniers types de textes qui retiendront notre attention. Pour les années 1600 à 1715, les travaux bibliographiques de H. Caplan et H. King 1 ainsi que le recensement plus récent de B. Beugnot 2 permettent de dresser une première liste d’environ soixante ouvrages consacrés pour tout ou partie à la théorie et à la pratique de la chaire. Ces « traités », qui reprennent pour beaucoup la tradition rhétorique profane héritée de l’antiquité, semblent appelés à consacrer un certain développement à la mémoire, quatrième membre de la division ordinaire. 1 Harry Caplan et Henry King, « French tractates on preaching: a book-list », The Quarterly Journal of Speech, n° 36, 1950, pp. 296-325 ; « Latin tractates on preaching: a book-list », The Harvard Theological Review, vol. 42, n° 3, 1949, pp. 185-206. 2 Bernard Beugnot, « Éloquence de la chaire et du barreau », Les Muses classiques : essai de bibliographie rhétorique et poétique (1610-1716), Paris, Klincksieck, 1996, pp. 102-110. Pierre Ferrand 276 Isabelle Brian 3 a récemment étudié un certain nombre de ces textes, en évoquant la progressive disparition de la mémoire locale et les débats entourant la pratique du par cœur. L’art de mémoire transmis par les anciens est en effet ignoré ou rejeté par la plupart de nos textes. Ce qui préoccupe nos auteurs est plutôt de savoir s’il faut apprendre mot-à-mot ses sermons ou laisser place à une certaine inspiration en chaire. Mais on essaiera également de montrer que la question de la mémoire ne peut être traitée séparément de celle de l’action et surtout de la composition, car pour de nombreux théoriciens l’idéal est celui d’une mémoire en amont, d’un long travail d’innutrition par lequel le prédicateur en vient à s’effacer et parler naturellement la langue des Pères et des Écritures. 1 - Horizon d’attente On sait que les théoriciens de l’éloquence sacrée au XVII e siècle ne font pas œuvre entièrement nouvelle. Ils sont à la fois tributaires des textes antiques (cette appropriation de l’héritage rhétorique ayant pour garant Augustin luimême) et des réflexions menées sur le ministère de la parole durant le concile de Trente et dans son sillage. Ces dernières aboutissent, en Espagne et en Italie, à la publication de grandes rhétoriques ecclésiastiques qui exercèrent une importante influence sur les penseurs français. Il semble utile d’étudier la place accordée à la mémoire dans ces différents ouvrages pour dégager les constantes et les éventuelles originalités de nos sources. Trois sources romaines offrent un développement sur la mémoire, comme quatrième partie de l’éloquence : la Rhétorique à Herennius, L’Orateur de Cicéron et L’Institution oratoire de Quintilien 4 . Premier constat, la mémoire est sans doute celle des cinq parties la moins longuement traitée par ces auteurs. La mémoire fait ainsi l’objet d’un simple chapitre chez Quintilien alors que les questions de l’invention et de l’élocution y occupent plusieurs livres. Ces trois ouvrages ont également pour point commun de consacrer l’essentiel de leur développement à ce qu’ils nomment la mémoire artificielle, par opposition à la mémoire dite naturelle. Ces développements 3 Isabelle Brian, Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime. XVII e -XVIII e siècles, Paris, Classiques Garnier, 2014, pp. 306-314. 4 Rhétorique à Herennius, III, 28-40. Cicéron, De l’orateur, II. LXXXVI-LXXXVIII, 350- 360. Quintilien, Institution oratoire, XI, II. Tous les extraits sont cités dans la traduction des Belles-Lettres. L’ouvrage classique de Frances Yates (The Art of Memory, London, Routledge and Kegan Paul, 1966) offrant une excellente présentation de ces sources, on se contentera ici d’un simple rappel. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 277 eux-mêmes se révèlent assez concis et semblent faire appel aux connaissances du lecteur 5 . Cicéron et Quintilien rapportent tous deux la légende prêtant l’invention de cet « art de mémoire » à Simonide de Céos. Alors que ce dernier s’est brièvement absenté d’un dîner, les autres convives sont écrasés par l’effondrement du bâtiment. Prié d’identifier les victimes défigurées, il y parvient en se rappelant la place de chacun avant l’accident et comprend ainsi l’importance de la vue dans la mémorisation. Il imagine donc un moyen de renforcer la mémoire, consistant à se mettre en tête des lieux distincts avant d’y attacher l’image des objets dont on veut garder le souvenir. Il s’agit d’élire un espace divisé en différents lieux, que l’on parcourra toujours dans le même ordre en pensée. Si Quintilien donne l’exemple d’une maison, la méthode fonctionne également avec des monuments publics, une longue promenade, des tableaux et même des espaces imaginaires si aucun lieu réel ne peut nous satisfaire. Les lieux doivent en effet répondre à certains critères pour faciliter la mémorisation : ni trop petits, ni trop grands, ni trop sombres, ni trop lumineux, etc. Pour les images, le grand principe est de les choisir aussi frappantes et incongrues que possible, notamment dans leur rapport au lieu où elles sont placées, de façon à mieux les imprimer dans la mémoire. Leur fonction est de nous rappeler soit les choses ou idées dont nous devons parler, soit les mots mêmes que nous devons employer, point le plus difficile, comme le reconnaissent volontiers Cicéron ou l’auteur anonyme de la Rhétorique à Herennius, pourtant partisans de la mémoire locale. Quintilien, pour sa part, exprime des réserves sur l’utilité de cette méthode, qui ne lui paraît pas adaptée pour apprendre par cœur un discours suivi, et lui préfère des « préceptes plus simples » 6 . Il recommande un apprentissage par cœur classique, que peuvent accompagner ponctuellement quelques éléments de mémorisation visuelle. On peut ainsi associer un signe à quelque endroit dur à retenir, même si Quintilien suggère avant tout d’apprendre son discours sur la tablette où on l’a écrit, de façon à s’en inscrire les lignes dans l’esprit. Mais deux éléments sont surtout mis en avant, l’ordre dans la composition et plus encore l’exercice, consistant pour beaucoup à mémoriser mot pour mot de longs textes. Pour autant, au moment de prononcer un discours, le par cœur ne s’impose que si le temps et la mémoire de l’orateur le permettent (sans oublier que ce qui décèle au public un discours appris par cœur lui fait 5 Cicéron, partisan et disciple de cet art, le présente d’autant plus brièvement qu’il le considère comme une « matière simple et connue de tout le monde ». 6 Quintilien, XI, II.26. Pierre Ferrand 278 perdre sa grâce, tandis qu’on admire une apparence d’improvisation). Dans le cas contraire, on ne doit pas s’attacher aux mots de façon excessive et prendre le risque d’hésiter ou de rester court. Il vaut mieux alors « se bien pénétrer des idées seules, et se laisser le champ libre pour la manière de les énoncer » 7 . On trouve ici l’idée que le discours ne se mémorise pas forcément comme un texte de théâtre moderne, au mot près, et que la préparation de l’orateur s’apparente à une imprégnation. L’idée était d’ailleurs présente chez les deux autres romains : la méthode de la mémoire locale ne vise pas nécessairement une restitution mot pour mot. Le développement de Quintilien a aussi le mérite de prendre en considération les rapports entre mémoire et prononciation, puisqu’il est important de conserver devant le public une certaine allure de liberté ou d’improvisation (qui ne va pas d’ailleurs sans préparation). On verra que des motifs proprement chrétiens viennent s’ajouter à ces considérations chez nos auteurs. Si le christianisme a pu reprendre à son compte la tradition rhétorique de l’antiquité, cela est dû pour beaucoup à la façon dont Augustin affirme son utilité au livre IV du De doctrina christiana. Cependant, le lecteur n’y trouve aucune trace de développement sur la mémoire. Il est vrai qu’Augustin affirme dès le préambule que son objet n’est pas de donner des préceptes de rhétorique 8 . Notons toutefois qu’il admet les principes de cet art et en recommande l’acquisition à l’homme de bien qui pourrait en avoir le temps. Cette leçon est évidemment retenue par les auteurs italiens et espagnols des grands traités sur l’éloquence sacrée publiés dans la seconde moitié du XVI e siècle. Nous en mentionnerons trois. Le premier est l’œuvre d’Agostino Valiero, que Charles Borromée, évêque de Milan, chargea de composer une Rhétorique ecclésiastique (1574), dans la ligne des conclusions dégagées par le concile de Trente. La mémoire en général semble n’y être évoquée 9 avec l’action que comme un passage obligé, par respect pour la division rhétorique traditionnelle. Elle est présentée comme un don de Dieu, mais qui peut être travaillé par l’exercice et l’ordre dans la composition. Dans les premiers temps où l’on paraît en public, il convient d’apprendre mot à mot son sermon, dans la mesure où la beauté du style est la première source de la véritable éloquence. Mais quand on s’entraîne seul, il faut se rendre moins esclave des mots et apprendre à pouvoir en substituer d’autres, comme on doit finalement parvenir à le faire en public. Ces considérations semblent suggérer un critère d’âge pour apprendre ou non par cœur, mais demeurent floues : faut-il à terme abandonner le par cœur ? S’agit-il simplement de s’habituer à remplacer un 7 Quintilien, XI, II.48. 8 Augustin, De doctrina christiana, IV, I.2. 9 Agostino Valiero, De rhetorica ecclesiastica libri III, Venise, 1574, III, chap. 59. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 279 terme par un autre ? Aucune mention n’est en tout cas faite de la mémoire locale. Autre référence essentielle pour les théoriciens du XVII e siècle, la Rhétorique de l’Église (1576) de Luis de Granada. Or, après avoir rappelé la division traditionnelle, ce dernier déclare renoncer à traiter de sa quatrième partie qui « dépend plus de la nature que de l’art » 10 . Cependant, si la mémoire ne fait pas l’objet d’un traitement séparé, elle apparaît dans un chapitre sur la manière de bien composer un sermon 11 . De fait, avant de se demander s’il faut apprendre par cœur, il convient de définir ce qu’il faut retenir. Une évolution est de nouveau dessinée : s’il convient de tout écrire et apprendre dans les premiers temps, il faut viser à gagner une telle aisance qu’il suffise d’apprendre un nombre réduit de passages en se contentant d’une simple trame pour le reste. Finalement, seul le traité de Panigarola (1584) offre un véritable développement séparé sur la question de la mémoire 12 . On y retrouve un exposé consacré à la mémoire artificielle, qui reprend de très nombreux traits à celui de la Rhétorique à Herennius. L’ecclésiastique y expose par ailleurs une proposition personnelle visant à remplacer les lieux architecturaux des modèles antiques par une ronde de personnages provenant de différentes villes, de différents sexes et distribués selon des règles précises. Ce sont ces figures humaines qui servent de lieux et reçoivent les images. Non content de suggérer cette nouvelle méthode, Panigarola offre également la recette d’une huile miraculeuse, dont il vante les effets pour la mémoire. De plus, la traduction française de ce traité est accompagnée dans ses différentes éditions par un Art de mémoire du religieux italien Marafiote, proposant tout un système de mémorisation à partir de signes placés mentalement sur différents endroits des mains. On peut voir que la mémoire est négligée dans un certain nombre des sources essentielles pour la théorie de la prédication. Dès la période classique, Quintilien semble exprimer une certaine méfiance envers la méthode de la mémoire locale, à laquelle il préfère l’ordre et l’exercice. Par ailleurs, le principal auteur cité par nos traités, Augustin, laisse la question de côté. Enfin, en dépit du succès connu des arts de mémoire à la Renaissance, les grands traités d’éloquence ecclésiastique ne font pas 10 Luis de Granada, Rhetorica ecclesiastica, Lisbonne, 1576. Cité dans la traduction française parue à Paris en 1698. Préface non paginée. 11 Ibid., IV, chap. 13. 12 Francesco Panigarola, Modo di comporre una predica, Milan, 1584. La traduction française de Gabriel Chappuis sera éditée à Paris en 1604, 1608 et 1624. Voir les pp. 64 et suivantes dans l’édition de 1604. Pierre Ferrand 280 toujours place à la mémoire. Le manuel de Panigarola fait plutôt figure d’exception par la place qu’il accorde notamment à la mémoire locale. 2 - La mémoire dans les traités du XVII e siècle français Quelle est donc la place de la mémoire dans les textes français ou publiés en France relatifs à la question de l’éloquence sacrée ? Notons tout d’abord qu’un certain nombre de nos sources font entièrement l’économie de cette question, ce qui peut s’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, nos textes répondent à des projets divers, certains ne s’offrant tout simplement pas comme des traités ou des manuels de rhétorique. La polémique opposant l’académicien Goibaut et Arnaud porte ainsi sur la légitimité de la rhétorique et plus particulièrement de l’appel aux passions et à l’imagination en chaire 13 . Un même auteur, Albert de Paris peut ignorer la mémoire dans un ouvrage de 1685, en déclarant à la façon d’Augustin que les principes de la rhétorique sont tenus pour acquis, et y consacrer quelques réflexions dans un traité de quelques années postérieur 14 . Les théoriciens peuvent également considérer que les préceptes relatifs à la mémoire sont les mêmes pour l’éloquence sacrée et pour la profane, ou encore que la mémoire ne peut pas être guidée par des préceptes. C’est le cas de Simplicien Gody dans son ouvrage latin de 1648 15 . La déclaration peut même être tacite, comme chez l’abbé de Bretteville (1689). Distribuant son traité en cinq parties suivant le modèle traditionnel, il décide, sans expliquer son choix en quelque endroit de l’ouvrage que ce soit, de remplacer son quatrième membre par un « art d’exciter et de rectifier les passions » 16 . D’autres sources offrent un développement autonome à la question de la mémoire. Giulio Mazarini (1618) lui dédie ainsi l’un des cinq « traités » qui composent son ouvrage 17 . Le plus souvent, la discussion se réduit aux 13 Antoine Arnauld, Réflexions sur l’éloquence des prédicateurs (1695). Philippe Goibaut du Bois, Avertissement en tête de sa traduction des sermons de saint Augustin (1694). Voir l’édition de Thomas Carr, Genève, Droz, 1992. 14 Albert de Paris, Réflexions sur la manière de prêcher de ce temps, Toulouse, Boude le Jeune, 1685 ; La Véritable Manière de prêcher selon l’esprit de l’Évangile, Paris, Couterot et Guérin, 1691. 15 Simplicien Gody, Ad eloquentiam christianam via, Paris, Pierre de Brèche, 1648, p. 44. 16 Etienne Dubois de Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau selon les principes les plus solides de la rhétorique sacrée et profane, Paris, Thierry, 1689. 17 Giulio Mazarini, Pratica breve del predicare, Venise, 1615. Traduction française : Pratique pour bien prêcher, Paris, Jean Méjat, 1618, pp. 218-233. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 281 proportions d’un chapitre : c’est par exemple le cas dans Le Parfait orateur (1648) de Guillaume d’Abbes ou La Rhétorique française (1671) de Jacques Le Gras 18 . Mais on aurait tort de ne chercher trace de la mémoire que dans des sections séparées. Il arrive assez souvent de la trouver mentionnée de façon ponctuelle. Elle apparaît ainsi régulièrement comme simple élément parmi d’autres dans la liste des qualités requises ou utiles au prédicateur, par exemple dans les Réflexions sur l’éloquence (1671) de Rapin 19 ou L’Art de prêcher (1682) de Duport 20 . On peut aussi l’évoquer à propos des emprunts, quand on se demande s’il convient au prédicateur de mémoriser les sermons d’autrui, question sur laquelle les avis sont partagés : si certains attaquent la paresse de ceux qui ne composent pas leur propre sermon et ne mettent du leur qu’un peu de mémoire 21 , d’autres justifient la pratique en s’appuyant sur le témoignage des pères, comme c’est le cas de Jean Gaichiès 22 . Il est également question des problèmes de mémoire qui peuvent affecter le prédicateur. Sanlecque (1693) moque ainsi l’orateur qui laisse paraître le travail de sa mémoire 23 . Les trous de mémoire, sujets de crainte et de honte, peuvent devenir l’occasion de montrer sa modestie. Le bénédictin Tachon (1685) recommande ainsi de ne pas craindre le mépris si la mémoire vient à manquer, cette crainte étant contre-productive ; par 18 Georges D’Abbes, Le Parfait orateur, Narbonne, Martel et Besse, 1648, deuxième partie, chapitre « De la mémoire », pp. 333 et suivantes. Jacques Le Gras, Rhétorique française, Paris, 1671, quatrième partie, chapitre 1 « De la mémoire », pp. 264 et suivantes. Voir également : Albert de Paris, La Véritable manière de prêcher ; Dominique de Mongelet, La Science de la chaire évangélique, Paris, Jouvenel, 1687 ; Gilles Duport, Rhétorique française, Paris, Le Monnier, 1673 ; L’Orateur chrétien, Paris, Olivier de Varennes, 1675 ; Jean Gaichiès, Maximes sur le ministère de la chaire, Paris, Le Breton, 1712. 19 René Rapin, Réflexions sur l’usage de l’éloquence de ce temps, Paris, Barbin et Muguet, 1671, p. 3. 20 Gilles Duport, L’Art de prêcher, Paris, Ninville et Sercy, 1682, p. 228. 21 Nicolas Lescalopier, Le Prédicateur chrétien, Paris, Louis Sevestre, 1640, p. 84. 22 Jean Gaichiès, op. cit., p. 81 : « Les Pères n’ont pas improuvé d’apprendre et de prononcer les sermons d’autrui. Le zèle justifie ce vol. Si ces plagiaires pratiquent ce qu’ils enseignent, ils donnent ce qui leur est devenu propre. » 23 Louis de Sanlecque, « L’art de prêcher ou du geste » dans Bouhours, Recueil de vers choisis, Paris, 1693, p. 108 : Gardez-vous bien surtout, mémoires chancelantes, De montrer dans vos yeux deux prunelles roulantes : Quelle pitié de voir l’orateur entrepris, Relire dans la voûte un sermon mal appris. Pierre Ferrand 282 ailleurs il conseille d’avouer ingénument son trou de mémoire et d’en faire une leçon d’humilité pour l’auditoire 24 . À rebours, on critiquera le prédicateur désireux de trop montrer l’excellence de sa mémoire, marque d’un orgueil déplacé en chaire. Se concentrer sur la mémoire peut être le signe d’une mauvaise conception du ministère de la parole. Antoine Sirmond critique ainsi la « leçon apprise mot à mot » remplaçant le « langage du cœur » qui convient à la chaire 25 , dans son portrait de ce prédicateur « à la mode » que nos sources ne cessent d’opposer au modèle du prédicateur « apostolique ». Ici, la question de la mémoire s’associe à celle du style. De manière intéressante, la mémoire apparaît donc dans la discussion d’autres problématiques. Ainsi dans Le Prédicateur apostolique de Jean Eudes (1685), bien qu’aucun chapitre ne prenne pour objet la seule question de la mémoire, elle est abordée à propos de la façon de composer son sermon : on examine plusieurs méthodes allant de la rédaction intégrale suivie d’un apprentissage par cœur à une mise par écrit des seuls éléments principaux, le prédicateur donnant alors libre cours à son zèle en chaire 26 . De même Laurent Juillard évoque la mémoire en passant, à propos de l’action et plus précisément de la prononciation : Il est impossible d’être touché d’un discours que le prédicateur répète plutôt qu’il ne prononce ; sa mémoire chancelante ôte l’onction à la voix et à toute l’action cet air libre et naturel qui est comme l’âme de l’éloquence. Aussi serait-il à souhaiter que les prédicateurs fussent délivrés d’une servitude si incommode et qui les empêche souvent de prendre ces manières vives et touchantes auxquelles ils n’osent s’abandonner. 27 Ainsi, la question de la mémoire ne doit pas être traitée seulement comme celle des moyens dont les prédicateurs peuvent se servir pour les aider dans la mémorisation de leur texte, aspect qui dominait au moins deux de nos sources antiques, mais en rapport direct avec les autres parties de la rhétorique, élocution, disposition, action et même (dans une certaine mesure) invention. 24 Christophe Tachon, De la sainteté et des devoirs du prédicateur évangélique, Paris, Coignard, 1685, p. 152. 25 Antoine Sirmond, Le Prédicateur, Paris, Jean Camusat, 1638, p. 119. 26 Jean Eudes, Le Prédicateur apostolique, Caen, Poisson, 1685. Repris dans le t.4 des Œuvres complètes du vénérable Jean Eudes, Vannes, Lafolye frères, 1907. Chap. XXI. 27 Laurent Juillard, Sentiments sur le ministère évangélique, Paris, Denys Thierry, 1689, p. 388. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 283 3 - Mémoire artificielle et naturelle Il n’est pas aisé de mesurer exactement l’influence que la mémoire artificielle a pu conserver chez les prédicateurs dans la première moitié du XVII e siècle. Il serait excessif de schématiser les pratiques en affirmant que l’art de mémoire, en usage dans la première partie du siècle, laisserait la place à des conceptions plus simples. Le fait est que nous possédons peu de traités français avant 1650. C’est après cette date que les ouvrages théoriques et pratiques sur la prédication se multiplient. Mais à ne considérer que nos sources, la mémoire artificielle, au sens de mémoire locale, semble peu présente. On peut certes mentionner la traduction française du traité de Panigarola, plusieurs fois éditée dans les deux premières décennies du siècle et toujours accompagnée du traité de Marafiote. Comme on l’a vu, ils promeuvent l’emploi de la mémoire locale, en suggérant des méthodes alternatives à celle du palais de mémoire : ronde humaine chez Panigarole, usage de signes sur les mains pour Marafiote. Mais quand l’oratorien Jean Gaichiès mentionne la mémoire locale, en évoquant la possibilité d’associer certains points de repère visibles depuis la chaire à certaines parties du discours, il précise bien que l’art tient peu de place dans cette faculté et considère l’exercice comme le seul moyen de l’améliorer 28 . Enfin, pour Jacques Le Gras, s’il existe un art qui peut servir à fortifier et augmenter la mémoire, c’est le même que celui qui sert à bien inventer et disposer. Bien qu’il mentionne la mémoire artificielle par les lieux et les images, il rappelle les réserves de Quintilien sur ce point. Tout le passage 29 semble d’ailleurs inspiré directement du développement de L’Institution oratoire. Ailleurs, le rejet de la mémoire artificielle est clairement énoncé. C’est le cas pour Albert de Paris qui déclare ne pas y croire. Pour lui, seuls deux conseils peuvent être donnés pour fortifier la mémoire, méthode et exercice 30 . Ces deux éléments montrent que la mémoire artificielle est synonyme de mémoire locale. Guillaume d’Abbes estime inutile de discourir sur la mémoire artificielle dont les préceptes sont qualifiés de « vaines chimères » 31 . L’auteur anonyme de L’Orateur chrétien (1675) déconseille de recourir à « ces nouveaux maîtres, qui par leurs emblèmes et leurs notes ridicules qu’ils multiplient jusqu’à l’infini, sont plus capables de donner de 28 Jean Gaichiès, op. cit., p. 79 : « L’on peut se faire une mémoire locale, fixant à des tableaux, à des autels, à des piliers, chacune des parties, dont un point est composé, et les unissant toujours à ces objets durant l’étude. » 29 Jacques Le Gras, op. cit., pp. 264-268. 30 Albert de Paris, La Véritable Manière de prêcher, p. 295. 31 Guillaume D’Abbes, op. cit., pp. 338-339. Pierre Ferrand 284 la frénésie à leurs disciples que de la mémoire » 32 . Loin de faciliter les choses, cette méthode réclame elle-même une grande mémoire. Moquant également les conseils de type alimentaire, cet auteur affirme que c’est l’ordre qui conduit et appuie la mémoire. La plupart de nos sources adoptent une vision plus simple du développement de la mémoire, à la façon de Quintilien. Elles réduisent le recours au médium visuel et insistent principalement sur le besoin de s’exercer et de composer avec ordre. D’Abbes recommande ainsi trois formes d’exercices : apprendre de la prose ou des vers tous les jours ; étudier avec modération, attention, ordre et sans interruption, plutôt le matin ; méditer et répéter fréquemment les choses apprises 33 . La recommandation de l’ordre se fonde quant à elle sur l’idée assez simple qu’une matière bien arrangée facilite la mémorisation. 4 - Le par cœur : mémoire, composition et action Si nos auteurs discutent parfois de la possibilité de mémoriser des sermons écrits par autrui, il ne sera ici question que du cas où le prédicateur prépare son propre sermon : lui faut-il apprendre mot pour mot le sermon qu’il a composé ? La chose est moins anodine qu’il n’y paraît car une autre question s’impose : dans quelle mesure faut-il écrire son sermon ? On sait que les pratiques varient, comme le rappelle Isabelle Brian 34 : quand le dernier Bossuet prêche à partir de simples canevas, parfois rédigés en latin, on sait que Bourdaloue apprenait scrupuleusement ses sermons. Certains types de discours sont habituellement mémorisés textuellement, comme les oraisons funèbres qui sont souvent de véritables discours d’apparat. Dans nos traités, la question du par cœur ne fait pas consensus. La position la plus tranchée en faveur de cet apprentissage est celle de l’oratorien Jean Gaichiès dans ses Maximes sur le ministère de la chaire 35 . À ses yeux, une mémoire hésitante empêche non seulement de penser à ce qu’on dit mais affecte également l’action au sens large, en ôtant la liberté au geste et l’inflexion à la voix. Bien que cet apprentissage soit une servitude, la chaire ne peut s’en affranchir, au contraire du barreau 36 . Par ailleurs, refuser le par cœur en comptant sur ses facilités revient à s’exposer à être 32 L’Orateur chrétien, Paris, Olivier de Varennes, 1675, p. 106. 33 Guillaume D’Abbes, op. cit., p. 335. 34 Isabelle Brian, op. cit., p. 312. 35 Jean Gaichiès, op. cit., pp. 71-81. 36 Ibid., pp. 72-73 : « Heureux celui qui, affranchi de cette servitude, pourrait s’abandonner aux vivacités de son zèle et parler toujours avec dignité. La liberté du barreau reproche cette contrainte à la chaire. » La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 285 inégal, irrégulier. Cet idéal de régularité, qui semble plutôt faire signe vers le caractère esthétique du sermon ne s’oppose pas à l’animation spirituelle (le « zèle ») du discours. On a dit à tort qu’apprendre par cœur ralentit le zèle ; mieux on possède sa matière, plus on est en état de l’animer. On est plus court, plus juste, plus pressant. La prononciation d’un discours bien appris est insinuante ; elle cache mieux l’art et fait croire la composition plus naturelle. 37 On trouve dans l’étude des expressions « serrées et énergiques » qu’on ne trouverait pas dans la chaleur du discours. Elle permet également plus de recul sur ce qu’on fait, est source de concision : Ne pas se gêner à composer et à apprendre par cœur, c’est se résoudre à être diffus, languissant, sujet aux redites, à se perdre en digressions. 38 Cette mémorisation complète du discours n’est d’ailleurs pas synonyme d’attachement servile aux expressions, Gaichiès conseillant au contraire d’être hardi à en substituer d’autres. La recommandation du par cœur est ici la conséquence d’une exigence esthétique, la dignité du prédicateur lui imposant de parler avec régularité et égalité de style. Il faut également répondre aux attentes du public, tant en termes d’action que d’élocution. Le par cœur a également ses partisans dans le domaine protestant. L’auteur anonyme de L’Orateur chrétien explique la manière dont lui-même procédait pour apprendre ses discours, associant composition et mémorisation. Posant d’abord son sujet en petits sommaires (en laissant de la place pour y ajouter les matières que pouvait fournir la méditation), il mettait ensuite en ordre ses matériaux et formait son discours, avant de passer un troisième et dernier coup de pinceau. Ce procédé lui permettait de mémoriser insensiblement son texte, si bien qu’il pouvait se faire fort de le réciter mot pour mot en chaire 39 . S’il reconnaît que l’on peut simplement mettre les principaux points sur une ou deux feuilles, l’auteur suggère cependant de plutôt tout écrire : La force de l’éloquence dépend principalement de la force du langage, et la force du langage de celle des termes et de l’agencement des périodes, qui ne veulent pas, sans blesser l’oreille, une syllabe de plus ou de moins. 40 Trois raisons supplémentaires justifient encore de tout écrire. C’est d’abord un moyen de se posséder entièrement, de dire exactement ce que l’on veut, ce qui favorise la brièveté. On évite ensuite des redites qui peuvent impa- 37 Ibid., pp. 74-75. 38 Ibid., p. 76. 39 L’Orateur chrétien, pp. 111-112. 40 Ibid., p. 113. Pierre Ferrand 286 tienter l’auditeur. Enfin, certaines personnes sont capables et susceptibles de recopier tout un discours mot pour mot : il convient à l’orateur de veiller à sa réputation, ce qui n’est pas vaine gloire. Il est possible que notre auteur pense ici à des auditeurs malveillants, venus guetter une faute de la part du ministre réformé. Il précise de fait que certains pères comme Augustin ou Chrysostome écrivaient soigneusement (ou dictaient) leurs sermons pour éviter toute occasion de censure aux païens et aux hérétiques. L’auteur critique également la paresse de ceux qui ne se préparent pas, au motif que Dieu leur leur soufflera ce qu’ils doivent dire. Pour lui, la saison des miracles est passée et « l’expérience nous fait voir assez souvent que ceux qui n’ont pas bien pensé auparavant à ce qu’ils avaient à dire se trouvent embarrassés quand ils sont en chaire » 41 , chose toujours pénible à l’auditeur. Mais généralement, même quand on recommande le par cœur, c’est en début de carrière, le conseil s’adressant souvent aux jeunes prédicateurs. Duport (1673) déclare d’abord impossible de « prêcher d’une manière agréable et propre à persuader » sans se souvenir non seulement des choses mais « des paroles qu’on doit dire pour instruire et toucher ». Il demande de « retenir fortement les mots et les choses » et pour ce faire de « les apprendre peu à peu, un jour un certain nombre de lignes, et un autre autant ou un peu plus, et répéter les lignes tant de fois qu’on les récite avec grâce et sans hésiter. » Pour Duport, il est clair qu’on « ne peut mieux faire que d’apprendre exactement les discours qu’on fait », mais il ajoute aussitôt : On doit apprendre ses sermons durant les cinq ou six premières années qu’on prêche ; mais quand on a la facilité de parler sur le champ, et qu’on est pressé de parler en public, ou que la mémoire n’est pas tout à fait heureuse, il n’est point nécessaire alors de s’attacher aux paroles : puisque cela ne servirait qu’à faire hésiter. 42 Il suffit alors de retenir choses et ordre. Sans remettre en question la primauté du par cœur, on envisage une plus grande souplesse avec l’expérience. Chose similaire chez Mazarini, mais le par cœur semble limité aux premières années en chaire : Il me semble être à propos que ceux qui ne sont encore bien versés en cet exercice écrivent particulièrement tout le sermon et de point en point, de même qu’ils le doivent dire ; mais pour les autres, qui jà de long temps y sont exercés, qu’il leur suffise de laisser à part les paroles et d’écrire seulement les choses avec la doctrine. 43 41 Ibid., p. 117. 42 Gilles Duport, Rhétorique française, pp. 330-331. 43 Giulio Mazarini, op. cit., p. 225. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 287 Plutôt que de tout mettre par écrit, Mazarini conseille à ceux qui sont exercés de mettre les principaux points en langue latine, pour être plus bref et se libérer de la servitude des paroles 44 . S’il faut apprendre certains passages par cœur, comme les descriptions, on doit toujours considérer l’action qui y convient. La délectation venant surtout de la prononciation et de l’action, le sermon manquera de grâce si le prédicateur prête seulement attention à restituer son texte mot à mot. On est donc passé de la contrainte du par cœur à une recommandation limitée aux jeunes prédicateurs. Pour notre dernier auteur, la primauté revient à l’action et cette dernière demande de ne pas se concentrer sur les mots. À terme, on n’écrit la totalité de son discours mais seulement une ébauche ou un canevas et dans une langue autre que celle du sermon. Mais d’autres auteurs n’admettent pas même la condition d’âge et désapprouvent entièrement le par cœur. C’est le cas du jésuite Robert Guyart 45 dont l’opposition est d’abord motivée par des raisons pratiques : il est impossible de parler longtemps par cœur et le travail de la mémoire est ingrat pour la vieillesse, qui est l’âge le plus propre à prêcher, sans parler des diverses disgrâces causées par les trous de mémoire. À l’appui de sa démonstration, Guyart cite la circulaire émise en 1613 par l’ancien général des Jésuites, Claudio Acquaviva, qui fait état de raisons supplémentaires : il faut inculquer par redites ce que le peuple n’a manifestement pas compris ; le par cœur empêche de parler avec efficacité et vigueur ; quand le public s’en aperçoit, il prend le sermon pour une déclamation, une pièce d’école, ce qui attire son mépris ; le par cœur prend le temps de l’étude ; et pour finir, il épuise l’esprit et le corps, tout en refroidissant le cœur, la voix et l’action 46 . 44 Cf. Règles de la bonne et solide prédication, Paris, Osmont, 1701, pp. 448-450. Il est plus sûr d’écrire ses sermons, mais trois méthodes sont possibles : écrire uniquement les principaux chefs du sermon (il faut être pressé ou avoir une grande facilité à parler) ; écrire tout au long (c’est la manière habituelle de certains et celle conseillée pour les jeunes) ; adopter un juste milieu en composant entièrement l’exorde, puis en écrivant quelques lignes pour chaque point, qu’on amplifiera en chaire. 45 Robert Guyart, Le Saint Caractère de l’éloquence sacrée, La Flèche, Griveau, 1638. 46 Cf. Fénelon, Dialogues sur l’éloquence. Publiés pour la première fois en 1718 mais écrits entre 1677 et 1681. Tous les renvois sont à l’édition de Jacques Le Brun dans la collection de la Pléiade, Œuvres de Fénelon, Paris, Gallimard, 1983, vol. 1. Voir la position du personnage A, pp. 44-48 : le par cœur donne toujours un air de récitation, de contrainte, d’artifice, qui laisse l’auditeur froid ; le fait de ne pas se tenir au mot à mot donne au contraire une certaine négligence naturelle au sermon ; ce qu’on dit dans la chaleur de l’action ne sent pas l’art comme les choses Pierre Ferrand 288 Guyart précise que cet avis porte sur le fait de tout écrire et d’apprendre mot à mot. « Car l’écrire, sans l’apprendre, de mot à mot, est un moyen aussi nécessaire à l’éloquence sacrée, comme à la séculière, ce me semble. » Il voudrait qu’on compose très exactement ses sermons, quand on le peut, puis qu’on les apprenne à moitié (« les passages de l’Écriture et des pères, et les meilleurs traits, même du langage et du style, tout cela de mot-à-mot, avec les raisons et leur suite, quant à la substance et à leurs nerfs ») à la conditions de ne s’y lier qu’autant que la mémoire et la diligence le permettent sans ralentir l’action ou brider la vivacité. Cependant des raisons spirituelles sont aussi mises en avant. Même si le temps et la mémoire du prédicateur lui permettaient un apprentissage par cœur, deux éléments l’obligeraient à ne pas trop se contraindre : outre qu’il faut une certaine liberté dans la prononciation (point déjà rencontré), il doit demeurer en état d’accueillir les faveurs de l’Esprit. Guyart recourt à deux anecdotes pour appuyer son propos. La première met en scène François d’Assise, qui demeure court un jour où, contre son habitude, il a appris son sermon par cœur pour prêcher devant le pape. Mais après avoir fait amende honorable et s’en être remis au saint Esprit, comme à son ordinaire, il dit des merveilles. Ce cas illustre l’importance de ne pas « fermer tout à fait la porte aux inspirations, qui peuvent venir en chaire » 47 . La seconde histoire nous montre Augustin quittant son sujet en cours de sermon (sans l’avoir prévu) et convertissant un manichéen, présent sans qu’il le sache. Dieu s’est servi d’Augustin pour opérer cette conversion. Il faut donc laisser « la porte ouverte au saint Esprit » 48 . Le prédicateur doit avoir bien préparé et bien étudié son sermon, mais apprendre par cœur sent le bateleur. Or le prédicateur ne doit ni composer, ni apprendre, ni dire ses sermons comme une comédie, mais comme une prophétie. Il ne doit pas les apprendre comme un enfant son personnage d’une comédie, de syllabe à syllabe, qui n’entrent qu’en la mémoire, sans aucunement toucher la volonté ; mais comme un prophète, les tenir au moins en partie de l’enthousiasme de l’esprit de Dieu, qu’il aura reçu en abondance pendant son oraison, digéré par ses études et sa composition, qui doivent toujours laisser quelque place d’attente, quoiqu’inconnue aux mouvements secrets et soudains du saint Esprit, qui peuvent et qui d’ordinaire ne manquent guère de survenir au prédicateur, pendant même qu’il prononce son sermon. 49 composées à loisir dans le cabinet ; le prédicateur libéré du par cœur a l’occasion de s’ajuster aux réactions de l’auditoire, de faire des répétitions utiles. 47 Guyart, op. cit., p. 461. 48 Ibid., p. 456. 49 Ibid., pp. 453-454. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 289 Cet avis est partagé par l’auteur anonyme des Règles (1701) qui veut qu’on apprenne non par cœur, mais par jugement, en lisant deux ou trois fois le sermon pour s’en imprimer la structure générale. Cette méthode est plus sûre car le jugement est plus ferme que la mémoire. Elle est également plus facile car le prédicateur y rencontre moins de gêne, de contrainte et de fatigue. Dieu ne demande d’ailleurs pas un soin aussi excessif mais que la prédication soit libre, noble, affranchie des lois de l’éloquence humaine. La mode du par cœur est la conséquence d’un excès de délicatesse. Enfin, cette méthode est plus utile et efficace car le prédicateur attentif à restituer exactement parle froidement sans toucher, quand celui qui s’attache aux choses touche les fidèles : Et après s’être légitimement préparé à la prédication, s’abandonnant aux mouvements du saint Esprit, il prêche non seulement d’une manière plus forte et plus remplie d’onction, mais même plus éloquente, plus agréable et avec plus de fruit. 50 Il est en effet plus libre de s’étendre là où cela est nécessaire. Le prédicateur doit en conséquence éviter deux excès, celui de négliger sa préparation et celui de mettre un soin excessif à écrire. 5 - Mémoire et style : un idéal d’innutrition biblique On voit que pour Guyart et l’auteur des Règles, laisser place à l’Esprit ne revient pas à promouvoir un « inspirationnisme » qui inviterait le prédicateur à s’en remettre entièrement aux dictées du Ciel. Comme eux, Fénelon rappelle le caractère indispensable du travail préalable au sermon. Le personnage A remarque que la plupart de ceux qui rejettent le par cœur ne se préparent pas assez. Il faut méditer, préparer les mouvements et donner de l’ordre au sermon. Le ministre de la parole doit certes prier et tout attendre du Ciel, mais n’est pas dispensé de toute action. En effet, les successeurs des apôtres « n’étant pas inspirés miraculeusement comme eux, ont besoin de se préparer et de se remplir de la doctrine et de l’esprit des Écritures pour former leurs discours » 51 . De même, Guyart, rapportant l’anecdote de François d’Assise, qualifiait sa soudaine inspiration de miracle et précisait qu’il serait téméraire (et même orgueilleux) d’espérer pareille visite de l’Esprit. Ce passage sur la mémoire s’inscrit d’ailleurs dans un chapitre sur les études du bon prédicateur, sur la préparation attendue de lui. Or la préparation peut s’entendre dans un temps plus ou moins long et 50 Règles de la bonne et solide prédication, p. 456. 51 Fénelon, op. cit., p. 66. Pierre Ferrand 290 désigner la préparation d’un sermon ponctuel ou la formation globale et jamais interrompue de celui qui se destine à la chaire. La préparation précédant immédiatement le sermon peut porter sur le texte à prononcer en chaire et sur des éléments autres. Nous avons vu un certain nombre de positions sur la question de la préparation du texte, la position minoritaire dans nos traités étant de tout écrire puis de tout apprendre, la position majoritaire tendant à recommander (au moins à terme sinon en début de carrière) de rédiger un simple canevas ou un nombre limité de passages importants, comme l’exorde. Tous les auteurs insistent par ailleurs sur le besoin de travailler en vue de son sermon, de revoir les matières que l’on doit traiter, de penser la structure du sermon. Ils sont également unanimes sur la nécessité de la prière, le besoin de s’en remettre à Dieu à chaque étape de la préparation, de lui demander de bien nous animer et de bien nous pénétrer des vérités à prêcher. L’un des principaux motifs à cela, c’est que le cœur parle au cœur : ce n’est qu’en parlant avec conviction, en s’introduisant les matières dont on traite non seulement dans l’esprit mais aussi dans le cœur que l’on peut toucher le public. Dans les Dialogues de Fénelon, le personnage de C veut que le prédicateur ait acquis de bonne heure liberté et facilité de parler, en délivrant des instructions familières et des conférences. Pour lui, il est indigne du prédicateur de passer à polir son discours ou apprendre par cœur des sermons trop étudiés un temps qui serait mieux employé dans les autres occupations de son ministère. Idéalement, il faudrait parler par abondance du cœur 52 . L’idéal promu par nombre de théoriciens du XVII e siècle est donc celui d’un sermon libéré du par cœur, où le prédicateur parle avec zèle de matières dont il est bien rempli. Ce n’est pas dire que tout impératif de style doit être rejeté. Si le prédicateur peut se permettre d’oublier le mot à mot de son sermon, ce n’est pas seulement parce qu’il parle du cœur, ou parce que Dieu lui inspirerait directement ses paroles, mais parce qu’il s’est formé un style plein d’onction par une lecture suivie des Écritures. La mémoire directe est chargée de retenir le plan du sermon et ses principales étapes ; pour le reste, le prédicateur s’en remet en quelque sorte à une mémoire indirecte, une capacité à discourir dans un style nourri par une lecture continue de l’Écriture et des Pères. Cette innutrition permet à l’orateur sacré de discourir avec « onction » après avoir soigneusement médité la trame générale de son discours. Cette position découle de la conception prédominante de l’éloquence sacrée, qui demande un effacement maximal de 52 Ibid., p. 74. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 291 l’orateur, simple support ou canal à travers lequel Dieu est supposé parler, sans que cette représentation remette en question la préparation à laquelle il est tenu. Cette vision, déjà présente chez Granada, est largement partagée par nos auteurs. Laurent Juillard demandait ainsi aux prédicateurs de se pénétrer du style de l’Écriture de sorte : que ce langage divin leur fût familier ; qu’ils le parlassent même sans s’en apercevoir ; et qu’au lieu de se remplir la mémoire de citations, qui ne font que rompre la force de l’éloquence quand elles ne sont pas nécessaires pour établir la vérité, leur style fût comme tout pénétré et pour ainsi dire tout imbu de cette précieuse et céleste rosée répandue dans les livres canoniques. 53 De même pour Blaise Gisbert : Ce n’est pas seulement lorsqu’on cite l’Écriture ou les pères qu’on doit parler leur langage. Je prétends que vous le parliez lors même que vous ne les citerez pas. Chaque art a son langage. La chaire a le sien. Un langage tout composé de termes, d’expressions, de tours, de figures, d’images tirées de l’Écriture et des pères, c’est là justement le langage de la chaire. 54 Ces deux citations peuvent certes s’appliquer à un sermon écrit et appris par cœur, ce langage nourri par les Écritures pouvant venir sous la plume du prédicateur. Elles ne sont pas tirées de passages où l’on traite de la mémoire. Mais elles montrent ce qui doit permettre à l’orateur sacré de parler en chaire sans se préoccuper des termes exacts qu’il emploiera : c’est un idéal à atteindre. Conclusion Si Quintilien évoquait déjà la question du par cœur en lien avec l’action et la composition, en recommandant à l’orateur de développer une capacité d’improvisation, les débats sur cette question prennent une dimension spirituelle chez nos auteurs. De fait, réciter mot à mot son sermon semble difficilement conciliable avec l’idée d’un discours inspiré, d’un prédicateur simple canal de la parole divine. Pour beaucoup de nos auteurs, l’orateur sacré doit apprendre à désapprendre son sermon : méditant sa trame et ses principaux, il doit en faire passer les matières de l’esprit au cœur, ce qui lui permettra de parler par zèle, avec onction. Mais le rejet du par cœur n’est 53 Laurent Juillard, op. cit., pp. 268-269. 54 Blaise Gisbert, Le Bon Goût de l’éloquence chrétienne, Lyon, Antoine Boudet, 1702, p. 203. Pierre Ferrand 292 pas simple remise aux inspirations de l’Esprit : le temps des miracles est passé. Il serait orgueilleux d’attendre les mêmes faveurs que les apôtres. Le prédicateur doit préparer sa montée en chaire et non seulement dans les jours qui précèdent immédiatement son sermon mais en nourrissant son style de celui de l’Écriture et des Pères durant de longues années. À la mémoire directe d’un texte composé avec soin, le prédicateur doit ainsi préférer la mémoire indirecte et longue d’une innutrition biblique. PFSCL XLIII, 85 (2016) Pascal entre platonisme et christianisme H ÉLÈNE B OUCHARD On a pu dire que « la tradition philosophique européenne se ramène à une série de notes en bas de page à l’œuvre de Platon 1 ». Cette citation peut sembler un peu excessive, mais il n’en reste pas moins que ce philosophe structure notre vision du monde par la puissance de sa pensée autant que par la qualité littéraire de ses écrits, dont les grands mythes ont marqué les esprits. Pascal n’échappe pas à cette influence platonicienne, et Philippe Sellier a montré dans son ouvrage Pascal et saint Augustin 2 que celle-ci s’était exercée principalement par la lecture de saint Augustin, platonicien avant d’être chrétien, aucun indice sûr ne permettant d’affirmer que Pascal ait lu directement Platon : s’il parle bien à différentes reprises des platoniciens, souvent sous le dénominatif de païens 3 - et il semblerait qu’il désigne alors plutôt les stoïciens -, le nom de Platon n’apparait que très rarement : « Platon, pour disposer au christianisme 4 ». 5 Nous verrons donc dans quelle mesure la pensée de Pascal est tributaire de celle de Platon et de sa vision dualiste du monde, puis nous montrerons comment la pensée chrétienne, et notamment celle de saint Augustin, a infléchi cette pensée. 1 Citation attribuée au philosophe anglais North Whitehead. 2 Chez Armand Colin, Paris, 1970. 3 Par exemple, Fr.690, « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas seulement en un dieu des vérités géométriques et de l’ordre des éléments : c’est la part des païens et des épicuriens ». 4 Fr.505. 5 Toutes nos références aux textes de Pascal sont faites à l’édition de Jean Mesnard, Œuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, 1964-1991, t. I à IV., sauf les fragments, dont les références sont faites à l’édition de P. Sellier, Pensées, Opuscules et lettres, Classiques Garnier, Paris, 2010. Hélène Bouchard 294 Le dualisme platonicien Le dualisme platonicien est la solution que Platon apporte à une question alors débattue : Qu’est-ce que l’Être ? Question essentielle puisqu’à l’Être est attaché la permanence. Cette permanence semble être la condition sine qua non de la connaissance d’une part, la science ne pouvant étudier ce qui est toujours différent et mouvant ; d’autre part, la permanence comporte l’idée d’une durée conditionnant le repos et la pérennité d’une existence humaine, qui semble, autrement, naturellement vouée au tumulte et à la mort. A la théorie du changement perpétuel, défendue par Héraclite, s’opposait celle de la permanence développée par Parménide. Platon va concilier ces théories opposées avec son hypothèse d’un double monde, le premier n’étant que le reflet du second, accordant ainsi l’évidence de nos observations sur le changement, avec notre exigence d’un principe unificateur et organisateur de la diversité. Dans son fameux « texte de la ligne », République VI, qui sera reformulé au début du livre VII par l’allégorie de la caverne, Platon oppose en effet le monde sensible, perçu par les sens, au monde intelligible, celui des idées, et perçu par l’entendement. Tous les efforts de l’homme doivent tendre à dépasser le monde des sens afin d’accéder à un univers d’idées au-dessus duquel resplendit l’idée de Bien, de Vrai, de Beau. Pascal participe largement à cette vision des choses. Tout d’abord, il reprend l’image héraclitéenne d’un univers en continuel mouvement, où rien ne subsiste. « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte 6 ». L’homme observe que lui-même n’est pas stable, mais se modifie à chaque instant, tant physiquement qu’intérieurement: « J’ai connu que notre nature n’était qu’un continuel changement 7 ». Le temps, passe inexorablement, modifiant chaque chose jusqu’à sa dissolution qu’est la mort : ainsi Pascal reprend-il, mais avec un accent tragique, la constatation de Montaigne, pour qui « tout branle avec le temps 8 » : « C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède 9 ». Sa vie lui apparait comme un souffle éphémère, un songe qui n’a que l’apparence du réel : « …comme une 6 Fr.230. 7 Fr.453. 8 Fr.94. 9 Fr.623. Pascal entre platonisme et christianisme 295 ombre qui ne dure qu’un instant sans retour (…) je dois bientôt mourir 10 », « Le vie est un songe, un peu moins inconstant 11 ». Mais de même que Platon ne fait pas de cette réalité sensible et changeante le tout du réel, mais lui oppose au contraire un monde d’Idées immuables qui en seraient les modèles, Pascal dépasse ce qui tombe sous son intuition sensible, afin d’en rechercher le principe stable. « Pour moi, (…) considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois, j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi 12 ». « Il y a un seul principe de tout. Une seule fin de tout. Tout par lui, tout pour lui 13 ». Dans l’Ecrit sur la conversion du pécheur, on voit donc l’âme s’élever au-dessus du monde visible jusqu’au principe immuable qu’est Dieu : « Elle traverse toutes les créatures, et ne peut arrêter son cœur qu’elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos et ce bien qui est tel qu’il n’y a rien de plus aimable ». Comme Platon opposant le sensible à l’intelligible, Pascal oppose l’ordre des corps à l’esprit, entendu dans un sens large, à la fois principe de compréhension rationnelle, donc du Vrai, et principe du Bien. A l’ordre des corps s’opposent l’ordre de l’intelligence et l’ordre de la charité, ce dernier étant le plus haut. Il est à noter que Platon subordonnait également le Vrai au Bien : Quelque belles que soient la science et la vérité, tu ne te tromperas pas en pensant que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté (…).On peut regarder la science et la vérité comme ayant de l’analogie avec le bien ; mais on aurait tort de prendre l’une ou l’autre pour le bien lui-même qui est d’un prix tout autrement relevé. 14 Pascal fait de même : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité 15 ». « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu seulement auteurs des vérités géométriques (…) mais en un Dieu d’amour (…) 16 ». On peut donc dire que les trois ordres pascaliens, avec la hiérarchie qui leur est propre, existent déjà chez Platon, qui distingue connaissance sensible, connaissance discursive, et connaissance intuitive, celle du « cœur », correspondant à la contemplation directe et une de l’« Être absolu ». Chez Platon, le caractère affectif qu’on trouve chez Pascal dans l’ordre du cœur 10 Fr.681. 11 Fr.653. 12 Fr.229. 13 Fr.237. 14 « Texte de la ligne », République VI, 511 e . 15 Fr.339. 16 Fr.690. Hélène Bouchard 296 est moins marqué, quoique certains passages, dans Phèdre notamment, insiste sur l’espèce de délire amoureux qui saisit l’âme à la vue du beau. Diotime également, dans le Banquet, assimile l’amour qui saisit l’homme recherchant le bien, à une sorte de démon qui prend possession du cœur, démon qu’elle désigne comme un intermédiaire entre les dieux et l’homme, et assimilable en ce point, à l’Esprit-Saint chrétien. 17 L’isotopie de l’« image » Mais quel rapport entretiennent ces deux mondes qui s’opposent ? Pour Platon, le rapport entre les deux mondes est analogique, l’un étant l’image de l’autre, ou son ombre. Chez Pascal, on retrouve la même idée, et il suffit pour s’en convaincre de relever l’isotopie, très étoffé, de l’image, avec les mots « peindre / peinture », « portrait », « figure / figuratif », « imitation, image », « Vrai / véritable », « chiffre ». Comme pour Platon, l’image chez Pascal a un statut inférieur à son modèle. En ce sens toute pratique artistique relevant de l’imitation est critiquée : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux 18 ». On trouve donc chez Pascal une série de couples unissant un modèle et son image : Tout d’abord, au sein même de la nature, on trouve le procédé de l’imitation, dans le phénomène de la génération, qu’elle soit physique ou intellectuelle : « La nature s’imite : une graine, jetée en bonne terre, produit. Un principe, jeté dans un bon esprit, produit 19 ». Le corps est à un certain niveau l’image de l’âme, dont il traduit la vertu ou le vice au travers de la santé ou de la maladie : « Les figures de l’Évangile pour l’état de l’âme malade sont des corps malades 20 ». Mais la nature est elle-même une image de son créateur, et le révèle : « La nature [a] gravé son image et celle de son 17 Cependant, une réelle différence existe entre les deux auteurs en ce que le dieu chrétien est un dieu personnel avec une relation personnel, au sujet, on s’adresse à lui, et il répond, tandis que chez Platon, Dieu est trop haut pour se préoccuper de l’homme. Il le nourrit et l’illumine nécessairement, sans qu’il y ait intention de sa part de le faire, de la même manière que le soleil pour tous les êtres vivants. « Les dieux ne se mêlent pas aux hommes ; c’est par l’intermédiaire du démon que les dieux conversent et s’entretiennent avec les hommes (…) L’un de ces démons est l’amour », Le Banquet 203a. 18 Fr.74. 19 Fr.577. 20 Fr.763. Pascal entre platonisme et christianisme 297 créateur en toutes choses 21 ». Mais les défauts de la nature sont les marques d’une imitation bien loin du modèle : « La nature a des perfections, pour montrer qu’elle est l’image de Dieu, et des défauts, pour montrer qu’elle n’en est que l’image 22 ». L’infini physique est l’image approximative de l’infini de Dieu, dont elle donne cependant l’intuition : « [L’univers est] une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand des caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée 23 ». Mais l’image n’est pas le réel, et si elle suggère, elle n’est jamais une preuve : « Ne dites-vous pas vous-mêmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? -Non. (…) Car encore que ce soit vrai en un sens, pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart 24 ». Comment distinguer le réel de sa copie ? Pour distinguer la figure de la vérité, deux critères existent : d’une part, ce qui plait et déplait à la fois n’est que figure : « Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir. La réalité exclut absence et déplaisir 25 », « Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir 26 ». D’autre part, tout ce qui ne va pas au vrai bien, c’est-à-dire à l’amour, est figure : « Tout ce qui ne va point à la charité est figure (…). Tout ce qui ne va point à l’unique bien en est la figure. Car puisqu’il n’y a qu’un but, tout ce qui n’y va point en mots propres est figure. 27 » Hiérarchie des connaissances Comme chez Platon, Pascal considère que notre connaissance est proportionnelle au degré de réalité de l’objet de la connaissance : le monde sensible ne peut être l’objet que d’une connaissance entachée d’ignorance et d’illusions, tandis que le monde spirituel est le monde lumineux de la vérité. Il est à noter que les deux penseurs retracent de façon étonnamment similaire leur itinéraire intellectuel : Ils ont tous deux été déçus par la science de 21 Fr.230. 22 Fr.762. 23 Fr.230. 24 Fr.38. 25 Fr.291. 26 Fr.296. 27 Fr.301. Hélène Bouchard 298 la nature, peu garante de vérité et finalement assez inessentielle, et se sont tournés vers l’étude de l’homme. 28 Les deux philosophes vont donc insister sur le manque de certitude dans la connaissance de l’univers sensible. Platon parle de « croyance » ou d’« opinion droite » et relève la nature inconstante et mobile de ces jugements : « Quand l’âme fixe ce qui est mêlé d’obscurité, ce qui est soumis à la naissance et à la mort, elle n’a plus que des opinions, sa vue est moins claire, elle change sans cesse d’avis 29 ». Nombreux sont les passages où Pascal proclame également l’impossibilité pour l’homme, ici-bas, d’accéder à la vérité par ses propres forces, la vérité étant hors de notre portée. « Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences 30 ». On peut trouver chez les deux penseurs trois raisons essentielles à cette impuissance de l’homme à saisir le vrai. Tout d’abord, la multiplicité égare, car la raison ne peut s’attacher qu’à l’unité. Or chez Pascal, cette multiplicité est rendue criante par la découverte du double infini dans la nature : « La multitude infinie des choses nous étant si cachées que tout ce que nous pouvons exprimer par paroles ou par pensée n’en est qu’un trait invisible 31 ». Ensuite, notre errance loin de la vérité, est due à la dualité corpsesprit : c’est le corps qui est responsable de cette part d’ignorance car il perturbe nos facultés mentales : « L’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel 32 ». A cette constatation de Platon, Pascal fait écho : « Ne vous étonnez point, s’il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles. C’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil 33 ». Enfin, notre imagination, 28 Platon nous dit ainsi dans le Phédon : « Dans ma jeunesse, j’avais conçu un merveilleux désir de cette science qu’on appelle physique (…). Eh bien, cette étude me rendit aveugle au point que je désappris même ce que j’avais cru savoir jusque-là sur beaucoup de choses et en particulier sur la croissance de l’homme ». Pascal lui fait écho dans le fragment 566 : « J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. » 29 République VI, 509d. 30 Fr.230. 31 Fr.230. 32 Phédon 65c. 33 Fr.81. Pascal entre platonisme et christianisme 299 faculté maîtresse, entraine l’adhésion de notre volonté bien mieux que la raison, ce que l’art oratoire, qui cherche à persuader plutôt qu’à convaincre, a très bien compris. « Rechercher en tout l’apparence aux dépens de la réalité ; ce soin, en s’étendant à tout le discours, constitue à lui seul l'art oratoire 34 » dit Platon. Et Pascal de renchérir : « L’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison ! 35 ». En effet, les hommes « sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément. (…)Nous ne croyons presque que ce qui nous plait 36 ». Pour accéder à une vérité supérieure, il faut donc se convertir, - ce à quoi aidera l’éducation pour Platon 37 -, en passant de cette réalité mouvante et illusoire à une attitude de silence et de recueillement, car c’est à l’intérieur de soi que resplendira la lumière. La hiérarchie des plaisirs A la dualité du monde est associée une hiérarchie des plaisirs. Le plaisir généré par le monde sensible est imparfait et impur, il n’est pas durable, et est mêlé de douleur, tandis que le plaisir que procure le monde spirituel est assimilable à un bonheur plein. C’est à cette analyse des différents plaisirs qu’est consacré le Philèbe de Platon : l’homme dispose d’une multitude de plaisirs, mais de qualité et de profit très différents : les plaisirs liés à la terre, corps, gloire, pouvoir, sont éphémères et mêlés de douleur. « Il y a des plaisirs qui paraissent être réels, mais qui ne le sont en aucune manière, (…) qui sont mêlés à la fois de douleurs et de cessations de douleurs, dans les crises les plus violentes du corps et de l’âme (…) ». Platon oppose ces plaisirs sensibles à la félicité des âmes contemplant l’Être absolu. « La pensée des dieux(…) se livre avec délices à la contemplation de la vérité ». De cette dualité des plaisirs nait un affrontement au sein même de la volonté. L’image des deux chevaux d’un même attelage, l’un tirant vers le haut, l’autre vers le bas, illustre merveilleusement bien cette guerre au sein de l’homme. « Comparons l’âme aux forces réunies d’un attelage ailé et d’un cocher(…). Des coursiers l’un est beau et bon et d’une origine excellente, l’autre est d’une origine diffé- 34 Phèdre 272e-273a. 35 De l’esprit géométrique [21]. 36 De l’esprit géométrique [2] et [5]. 37 « L’éducation, c’est l’art de la conversion » République 518d. 38 Philèbe 52b-c. 39 Phèdre 247e. Hélène Bouchard 300 rente et bien différent : d'où il suit que chez nous l’attelage est pénible et difficile à guider 40 ». Il convient donc, pour Platon, d’harmoniser l’âme de l’homme en y faisant régner la justice et l’harmonie, c’est-à-dire en respectant la hiérarchie des facultés. Nos désirs doivent donc se soumettre à la mesure de la raison. On retrouve chez Pascal cette description d’une âme divisée entre la concupiscence et le désir de vérité et de bien, et ce conflit est qualifiée de guerre : « Cette âme impérieuse, qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce qu’une volonté corrompue désire (…). C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté 41 ». Mais sur terre, ce conflit est inévitable, et Pascal condamne les stoïciens et les épicuriens qui ont cru pouvoir l’éviter : « Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux. Les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes 42 ». Le mot « divertissement » désigne cette dissipation dans les faux plaisirs. Elle s’explique par la douleur de ne posséder le vrai bien, mais par elle-même elle ne fait que nous en éloigner encore plus. L’« ordure » 43 au cœur de l’homme est ce divertissement qui dissimule le vide, mais cette ordure obstrue le cœur qui, dès lors, ne peut être comblé par Dieu, pourtant son vrai bien. « Ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même. Lui seul est son véritable bien. (…). 44 » L’homme doit donc se donner les moyens, dans son propre intérêt, de diriger ses efforts vers l’obtention du bien véritable. Pour Platon, cela dépend presqu’entièrement de l’homme - Platon reconnait cependant la nature imparfaite et limitée de l’homme et préfère de ce fait l’expression « ami de la sagesse » au qualificatif « sage ». Pour Pascal, l’homme ne peut résoudre ce conflit et se « convertir » qu’avec l’aide de Dieu. Immortalité de l’âme A la dualité du monde, où le sensible s’oppose à l’intelligible, entraînant donc une hiérarchie des connaissances et des plaisirs, répond la dualité en l’homme, car l’homme est à la fois corps et esprit. La nature du corps, changeant, divers et mortel, s’oppose en effet à la nature de l’âme, que 40 Phèdre 246a-b. 41 De L’esprit géométrique [18]. 42 Fr.29. 43 « Le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures » (Fr.171). 44 Fr.181. Pascal entre platonisme et christianisme 301 Platon conçoit comme simple et immuable 45 . Du fait de cette nature simple et immuable, Platon va exprimer sa croyance en l’immortalité de l’âme dans plusieurs dialogues : «Toute âme est immortelle 46 », et le Phédon avance quatre arguments en faveur de cette idée 47 . « Sans savoir (…) ce qu’il deviendra en mourant (…) j’entre en effroi 48 ». Les hommes, bien souvent, se protège de cette terreur en n’y pensant pas. « Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir 49 ». « L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est.(…) Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit 50 ». Pascal ne s’est pas livré à une argumentation pour soutenir la thèse de l’immortalité, comme l’a fait Platon dans le Phédon. Il avoue que ce sujet métaphysique dépasse la capacité de ses lumières naturelles. « La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare 51 ». Il n’est pas sans intérêt de constater que Platon lui-même ne prétendait pas trancher la question avec la simple raison discursive : 45 « L’âme ressemble de très près à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même et toujours semblable à lui-même, et que le corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. » Phédon 80. 46 Phèdre 245b. 47 L’âme est simple et donc ne peut pas se dissoudre ; purifiée de tout contact avec le corps durant la vie, elle n’est pas entrainée dans sa destruction à la mort ; principe de vie pour le corps, elle ne peut pas participer au principe contraire, la mort ; enfin, l’expérience de la réminiscence prouve que nous existions avant notre naissance. 48 Fr.229. 49 Fr.198. 50 Fr.681. 51 Fr.681. 52 Phédon 115a. 53 Phédon 115a. « Soutenir que ces choses-là sont comme je les ai décrites ne convient pas à un homme sensé 52 ». « En pareille matière il est impossible ou extrêmement difficile de savoir la vérité dans la vie présente 53 ». Cependant, il est d’avis qu’un homme qui ne soupèse pas la question est insensé : « Néanmoins ce serait faire preuve d’une extrême mollesse de ne pas soumettre ce qu’on en dit à une critique détaillée et de quitter prise avant de s’être fatigué à considérer Le problème de la mort a hanté Pascal, et a nourri sa réflexion sur la croyance d’une immortalité de l’âme. Mais cela relève d’une attitude absurde. Hélène Bouchard 302 Cet argument entraînera les êtres sensés, les « sages », à défaut de remporter le suffrage de ceux qui jouent les raisonneurs. On croit lire Pascal, dont les termes sont très proches de cette formulation. En effet, dans le célèbre fragment 680, il insiste sur l’intérêt qu’il y a à parier, même si la réponse est incertaine. «Il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. (…) Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ». La question de la vie après la mort et de la rétribution des actes sur la terre occupe en effet l’esprit des deux penseurs, pour preuve les différents mythes chez Platon, attelage ailé dans Phèdre, expérience de la mort pour Er dans République X, description des joies et des peines après la mort dans la Phédon. Cette préoccupation est également très présente chez Pascal, même si elle ne bénéficie pas de la luxuriance d’images présente chez Platon. « En sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité 57 ». A la différence de Platon qui exprime la croyance en la réincarnation, il semble que la rétribution des âmes chez Pascal se fasse de façon définitive. « Il y a une éternité de vie et de bonheur » à gagner ou à perdre 58 . Fuir le corps, fuir le monde Ainsi, la philosophie platonicienne, dans son dualisme hiérarchisant le réel et l’homme, aboutit nécessairement à une dévalorisation du monde sensible et du corps humain. Le corps est ainsi qualifié de « tombeau », et il faut, autant que possible, le fuir et couper tout contact avec lui. Cette idée se retrouve dans de nombreux dialogues, pourtant très divers les uns des autres, le Cratyle, le Gorgias, le Phédon. « Le corps est le tombeau de l’âme 54 Phédon 85d. 55 Phédon 115a. 56 Phèdre 245b. 57 Fr.681. 58 Fr.680. la question dans tous les sens. 54 » Platon invite donc ses interlocuteurs à épouser cette hypothèse d’une vie après la mort, car c’est un pari qui en « vaut la peine ». « Il me paraît, puisque nous avons reconnu que l’âme est immortelle, qu’il n’est pas outrecuidant de le soutenir, et, quand on le croit, que cela vaut la peine d’en courir le risque, car le risque est beau 55 ». « Notre démonstration ne persuadera pas les habiles mais convaincra les sages 56 ». Pascal entre platonisme et christianisme 303 parce qu’elle y est ensevelie pendant la vie 59 ». Autre métaphore, celle de l’âme enfermée dans le corps comme derrière les barreaux d’une prison. « Elle était véritablement enchaînée et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme au travers des barreaux d’un cachot ». On retrouve en effet chez Pascal cette même idée que le corps et le séjour terrestre sont une prison pour l’âme. « de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers 60 », « effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue 61 ». Le corps empêche l’âme de s’élever pour aller dans son lieu propre, le ciel, et ainsi il la mutile. Dans le mythe de l’attelage, on voit les âmes perdre leurs ailes en raison de la concupiscence du corps, représenté ici par le cheval noir. Ainsi, pour répondre au mieux à sa nature, l’âme doit fuir son corps autant que la nécessité le lui permet, et ne doit pas séjourner ici-bas. « L’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s’isoler en elle-même 62 » « Aussi faut-il tâcher de fuir au plus vite ce monde dans l’autre 63 ». Pascal, dans l’écrit Sur la conversion du pécheur décrit également les progrès de l’homme comme un détachement de ce monde, et une réorientation vers le haut : « L’amour qu’elle a eu pour le monde, elle [l’âme] connaît que ce n’est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs (…), au-dessus d’elle (…). Cette élévation est si éminente et si transcendante qu’elle ne s’arrête pas au ciel 64 ». Pour réaliser cette « fuite », les deux penseurs préconisent deux méthodes. D’une part, « se recueillir et rentrer en elle-même 65 », au contraire de ce que propose le divertissement ; d’autre part, dresser le corps par l’« exercice 66 » pour l’entrainer à la vertu - c’est le « discours de la machine 67 » chez Pascal, même si cela ne suffit pas. Dualisme des cités : cité terrestre et cité idéale Répondant à la dualité du monde et de l’homme, on trouve chez Platon comme chez Pascal deux cités, l’une terrestre, et l’autre idéale. 59 Cratyle 440d. 60 Fr.230. 61 Fr.681. 62 Phédon 65c. 63 Théétète 176a. 64 Sur la conversion du pécheur. 65 Phédon 83b. 66 Phédon 82b. 67 Fr.661. Hélène Bouchard 304 Platon a imaginé une cité idéale qu’il décrit dans sa République, et dont l’organisation et les lois ont pour fondement le bien et la justice, entendue comme harmonie des parties et hiérarchie (Rép. IV). Les philosophes y sont les rois, puisqu’ils sont les plus à même de connaître les principes à partir desquels diriger la cité. Platon croyait-il possible l’établissement d’une telle cité si opposée à la démocratie athénienne dans laquelle il vivait ? Il mentionne en tout cas à différents reprises le risque de mort pour les philosophes qui essaieraient de l’instaurer. La mort de Socrate en est l’avertissement, ainsi que la tentative malheureuse de Platon lui-même en tant que conseiller de Denys l’ancien à Syracuse. Pour ce qui est de Pascal, il reprend la constatation de Montaigne de la relativité des lois et des coutumes, et que sur terre, l’homme est trop loin de son état originel pour savoir où sont la justice et la vérité. 68 La société est donc un hôpital de fous, mais qu’il faut administrer comme tel. Cette folie collective est lue par Pascal comme la conséquence et la punition de la désobéissance des hommes à Dieu, et la marque du péché originel. Les grandeurs humaines, appelées « grandeur d’établissement » dans le Discours sur la condition des grands ne sont que l’image imparfaite, le reflet, des grandeurs naturelles, mais il faut y obéir pour éviter tout désordre civil car « la guerre civile est le pire des maux ». En ce sens, il est moins idéaliste que Platon, pour lequel la véritable justice peut être découverte et peut-être établie par les philosophes. Pascal se contente d’un Etat qui fait régner la paix et permet aux hommes de vivre dans la concorde, même si cette concorde n’est pas la conséquence de l’amour mais sa simple image. « Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité 69 ». Les rois euxmêmes ne sont donc que des images du roi de la charité, car ils ne sont que les rois de la concupiscence, ils règnent sur le charnel, et administrent les besoins et les désirs terrestres de leurs administrés. Pascal les exhorte donc à bien user de ce pouvoir, mais ne prétend pas, comme Platon, les convertir à un autre type de royauté ayant le bien et le vrai pour objet : il existe bien une « charité » du prince, mais circonscrite à des « bonnes œuvres », et qui n’a pour objet que le bien des corps, non celui des âmes. Cependant, selon Pascal il existe sur la terre une cité divine, qui a pour principe la loi divine, qui lui a été révélée, c’est la « Jérusalem céleste », l’Eglise catholique, dirigé par le pape, qui est lui-même le représentant de l’assemblée des fidèles. Dans cette communauté, ce n’est pas la force qui gouverne, seul l’esprit de Dieu nourrit l’âme de ce grand corps. Pour Pascal, les deux royaumes coexistent, sans que l’un puisse se substituer à l’autre. Il 68 Fr.94. 69 Fr.150. Pascal entre platonisme et christianisme 305 rejoint, en ce sens la pensée que saint Augustin développe dans La cité de Dieu. En conclusion, on peut dire que pour Pascal, l’union à Dieu dans ce monde ne peut se réaliser dans la société humaine, dirigée et mue par des principes différents, voire opposés à ceux qui habitent les êtres à la recherche de Dieu. Il va donc falloir, pour trouver Dieu, « fuir le monde » et de réfugier dans la solitude d’une intériorité habitée de Dieu. Il s’éloigne en ce sens de l’utopie platonicienne pour se rapprocher d’une conception plus stoïcienne où vie privée et vie publique ne coïncide plus. Il faut « renoncer au monde 70 ». Inflechissement de la pensée platonicienne chez Pascal sous l’influence du christianisme, et notamment de saint Augustin On ne sait si Pascal a lu les textes de Platon. En revanche, il est évident qu’il possède bien l’œuvre de saint Augustin lequel, d’abord manichéen, s’est défait de cette doctrine à Milan en fréquentant une société de platoniciens par lequel il s’est prédisposé à recevoir le message chrétien, en écoutant les homélies d’Ambroise de Milan, l’évêque chrétien de la ville - de qui il reçoit ensuite le baptême en 387. Le platonisme de Pascal est donc informé par la pensée de saint Augustin, qui, sous l’influence du message chrétien, infléchit considérablement l’héritage qu’il a reçu de Platon, tout en en conservant des traits caractéristiques, absents du judaïsme. De surcroît, un auteur est commun à Pascal et à saint Augustin, et va également réaliser une première synthèse entre la pensée grecque et la pensée judaïque : c’est saint Paul, dont les épîtres affleurent constamment chez les deux auteurs chrétiens. L’ascétisme chrétien Le dualisme platonicien, séparant le haut et le bas, le ciel et la terre, l’âme et le corps, jette un très fort discrédit sur tout ce qui relève du plaisir physique ou mondain, ce qu’on ne trouve pas dans la pensée hébraïque. Le croyant va être invité à un examen continuel de sa volonté, afin de l’écarter de tout ce qui ne relève pas de la démarche spirituelle. Ainsi saint Augustin, dans les Confessions 71 se livre-t-il à un examen détaillé de ce que lui offrent les sens afin de savoir quels plaisirs innocents peuvent être, sans pécher, 70 Mémorial. 71 Livre X, XXX-XXXVII. Hélène Bouchard 306 poursuivis. Il va par ailleurs distinguer « uti » et « fruti ». « Il faut user de ce monde, et non en jouir 72 ». L’activité sexuelle va être particulièrement condamnée, et associée chez saint Augustin, au péché et à la chute. Les pratiques chrétiennes, et notamment mystiques, seront marquées par cette condamnation du corps. Ainsi l’ascétisme devient-il la voie royale aux purifications menant à Dieu, avec son lot de jeûnes, veilles, mortifications diverses. Dans l’Occident médiéval de même, le développement de la vie monastique veut orienter l’homme vers une vie de pauvreté et de chasteté, et c’est dans cet esprit que Bernard de Clairvaux au XII e siècle crée l’ordre cistercien. Pascal hérite de ces courants ascétiques et mystiques. Dans son article « Pascal et la spiritualité des Chartreux 73 », J. Mesnard met en lumière l’évidente lecture par Pascal du spirituel chartreux le plus représentatif au XVII e , à savoir Lansperge, mort en 1539. En outre, J. Mesnard rappelle les relations étroites de la famille Pascal avec certains chartreux. L’influence cistercienne sur Pascal est donc certaine, comme le prouve le témoignage de sa sœur Gilberte qui nous indique en effet que la partie visible de la conversion de son frère fut son évolution vers un mode de vie contrariant le désir naturel du corps au plaisir : pas de femmes, bien sûr, prises de nourriture sobres, port du cilice, pauvreté 74 . Fragment 738, il reprend la distinction faite par saint Augustin entre « la cupidité et la charité 75 […]. La cupidité use de Dieu et jouit du monde, et la charité au contraire ». Dans Prière pour le bon usage des maladies, Pascal pousse plus loin le raisonnement : si le plaisir éloigne l’homme de Dieu, la souffrance l’en rapproche, car elle pousse l’homme, incapable désormais d’aller audehors, de rentrer en lui-même afin de « préparer la demeure » du Seigneur. On peut ainsi dire pour conclure ce premier point, que le platonisme, repris par les premiers penseurs chrétiens, a donné lieu à un nouveau mode de vie, où la maîtrise des pulsions et l’examen des plaisirs devenait véritablement une voie consciente d’accès à la divinité. La conversion est d’abord le travail humble et laborieux d’un homme qui s’examine afin d’accéder à un détachement. Travail de fourmi, bien loin de l’image glorieuse d’un saint en extase. 72 De doctrina christiana, I, 4, n.4. 73 Article paru dans Equinoxe n°6, été 1990. 74 Vie de M. Pascal. 75 In Ps.9, n. 15. Pascal entre platonisme et christianisme 307 L’être absolu La deuxième inflexion réalisée par le christianisme sur la pensée platonicienne est l’image de la transcendance. Imagée par un soleil dans le mythe de la caverne, la transcendance est évoquée chez Platon comme le « bien » associé au vrai, identification reprise par saint Augustin puis par Pascal dans la mesure où le mot « Bien » peut à la fois renvoyer à ce qui est juste et à ce qui rend heureux. « Sola veritas facit beatos 76 », expression reprise par Pascal dans la Lettre sur la mort. Cependant, Platon nuance cette équation, en mettant le bien au-dessus du vrai. On l’a vu, Pascal établit la même dépendance, la vérité étant pour lui subordonnée au bien, l’ordre des sciences à celui de l’amour. Dans le Mémorial, il précise bien que son Dieu n’est pas celui « des savants ». « Le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation » 77 . Mais Platon n’en reste pas là, il parle dans Phèdre de « l’Être absolu », de la vision duquel chacun se repaît comme de la seule nourriture substantielle. En cela Platon rejoint la révélation faite à Moïse : « Je suis celui qui est 78 ». Cependant, ce Dieu platonicien ne se soucie pas des hommes, il leur est transcendant, et s’il les attire ce n’est pas un effet de sa volonté mais de sa nature, dans une indifférence qui marque son caractère immuable, et donc sa perfection. Rien de tel dans la pensée chrétienne, héritière de la tradition hébraïque. Le Dieu des Hébreux, puis des chrétiens, tisse un lien très personnel, très affectif avec l’homme. Plusieurs indices révèlent ce lien. Tout d’abord, une sommaire étude de l’énonciation met en lumière un dialogue constant entre Dieu et l’homme 79 . Nombreux sont Les passages bibliques que Pascal a retranscrits en français ou en latin, ou a traduits lui-même où, par la bouche des prophètes, Dieu s’adresse fréquemment à son peuple, et, dans les Psaumes, c’est au contraire l’homme qui s’adresse à Dieu. Les Confessions de saint Augustin sont un discours entièrement adressé à Dieu, souvent interpelé et pris à témoin de l’évolution spirituel d’un homme qui se reconnaît d’abord pécheur. Chez Pascal, les adresses à Dieu sont également présentes. Destinataire de la Prière pour le bon usage des maladies, c’est le juge qui sonde le cœur, comme dans les Confessions de saint Augustin, mais également celui qu’on loue : « Ô 76 In Ps.4, n. 3. 77 Fr.690. 78 Exode, III, 14. 79 On peut à ce sujet des voix énonciatives consulter l’article de L. Marin, « Voix et énonciation mystique : sur deux textes d’Augustin et de Pascal », Littératures classiques, 1990. Voir également Jean-Christophe de Nada , Jésus selon Pascal, Paris, D.D.B., 2008. pp. 64-77. Hélène Bouchard 308 Dieu, devant qui je dois rendre un compte exacte de ma vie à la fin de ma vie et à la fin du monde ! […] Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie ». La transcendance se fait entendre, par ailleurs, par des intermédiaires comme la Sagesse de Dieu 80 . Les fragments 749 et 751, qu’on a intitulés « Le mystère de Jésus », mettent en scène une forme de méditation, au sein de laquelle se situe un dialogue entre Jésus et l’âme pécheresse. Le Mémorial met également en scène une imbrication de dialogues, où Dieu et Jésus sont locuteurs et destinataires de l’âme pécheresse. Le deuxième indice qui révèle le lien affectif entre Dieu et l’homme, c’est que Dieu prend des traits humains : parfois patient, à la façon d’une mère, il peut ressembler également à un père courroucé. « En sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité ». 81 Quoiqu’il en soit, et même si la tendance anthropomorphique dont Platon avait voulu débarrasser les croyances est de nouveau bien présente dans la sensibilité chrétienne, ce Dieu de relation est plus propice à un état d’union que le Dieu de Platon. Les affects présents de part et d’autre prédisposent à une relation d’amour dans un lieu intime, « demeure » de l’âme au plus profond de l’homme, et, chez un certain nombre d’auteurs flamands ou espagnols, « chambre nuptiale ». Chez Pascal, si l’image de la « tour mystique apparait » dans une lettre à Gilberte 82 , c’est l’image du puits qui domine, avec le creux du cœur, tant il est vrai que c’est par l’abaissement intérieur plutôt que par l’élévation que l’âme trouvera Dieu. Le péché originel, une humanité déchue. Néant de l’homme et culpabilité Platon affirmait que « connaître, c’est se ressouvenir ». Cette idée de réminiscence à l’origine du savoir n’est pas étrangère aux œuvres de saint Augustin et de Pascal, mais là encore, l’infléchissement de la doctrine platonicienne est notable, et va marquer fortement la pensée chrétienne. Les deux auteurs partent du constat que l’humanité actuelle est pervertie et corrompue. Le vocabulaire abonde pour désigner cet être qui se rend pire que la bête brute, « cloaque », « fange », « souillure », « ordure ». Saint Augustin, suivi par Pascal, est porté à attribuer cela à un châtiment divin qui punirait une faute. L’espèce humaine a subi une déchéance mystérieuse. 80 Fr.182. 81 Fr.681. 82 Lettre du 5 novembre 1648 : « Cette tour mystique, dont tu sais que saint Augustin parle dans une de ses lettres » - il s’agit de l’Epist., 243-38. Pascal entre platonisme et christianisme 309 « L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver » 83 . En son for intérieur, l’homme a un sentiment confus de Dieu - « Si l’homme n’est fait pour Dieu pourquoi n’est il heureux qu’en Dieu ? » -, et de sa propre grandeur, « et ils ont un autre instinct secret qui reste de leur grandeur » 84 . « Naturellement », l’homme est porté à Dieu et a conscience de la présence de Dieu : « Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement » 85 . Enfin, l’homme ne sentirait pas sa déchéance actuelle s’il n’avait en mémoire un état glorieux où il possédait la vérité et la justice. « Si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude » 86 . Mais que dire de cet état parfait ? La Sagesse de Dieu nous révèle que l’homme vivait en présence de Dieu, comme nous le dit le récit de la Genèse, doté d’une connaissance qui nous est inconnue, et il ne subissait ni la mort, ni la souffrance 87 . Pascal en reste là, et ne rentre pas dans les développements imaginaires auxquels s’est livré saint Augustin sur la nature adamique. Il considère que cela dépasse ses lumières et n’a pas d’utilité. Si Platon évoquait un état où l’homme pouvait, à l’égal des dieux, contempler les essences, s’il imagine une « chute » des âmes dans les corps, on ne trouve pas chez lui cet ample développement sur la nature mauvaise de l’homme, et sur la notion de « faute » qui serait la clé d’explication de notre état actuel. Le christianisme a donc développé un trait du platonisme, le souvenir d’un état glorieux, mais en y greffant un sentiment de culpabilité et de repentance bien présent dans les textes juifs de la diaspora, chez les prophètes, qui explosent en imprécations contre le peuple infidèle, à qui il est demandé de se convertir sous peine de mourir. La notion même de « péchés cachés » 88 peut entraîner soit un sentiment de culpabilité inextricable, le « mea culpa » paralysant et destructeur, soit au contraire une attitude active pour se réformer. De là l’intérêt de « confessions » où l’on relate, mais où l’on analyse aussi nos actes. Ainsi, le christianisme invite à un travail d’introspection dont l’ampleur était inconnue à la pensée antique malgré le « connais-toi toi-même ». Les 83 Fr.19. 84 Fr.168. 85 Fr.680. 86 Fr.164. 87 Fr.182 « Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état où Je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d’intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. » 88 Fr.751. Hélène Bouchard 310 replis de l’âme vont être analysés et tout un pan de l’homme apparaît dans cette démarche où il convient moins de regarder des réalités supérieures pour s’élever que de contempler d’abord notre fonctionnement afin de mieux diriger notre « char ailé » vers ces réalités supérieures. La psychanalyse au XX e siècle ne nous dira pas autre chose. Mais à qui la faute de cette chute ? D’après le texte biblique repris par nos auteurs, seul Adam s’est détourné de Dieu, en désobéissant. Saint Augustin et Pascal jugent que le péché incriminé est l’orgueil d’abord, puis la curiosité, puis la concupiscence, analyse d’ailleurs trouvée par Pascal chez Jansenius 89 . Mais le mystère reste grand de savoir pourquoi la faute d’un seul homme a rejailli sur toute la race humaine. Pascal ne désire pas creuser la question, il admet juste cette vision des choses comme étant la meilleure explication de l’état actuel des hommes, en précisant que les Juifs euxmêmes avaient adopté cette théorie : « Tradition ample du péché originel selon les Juifs 90 ». La notion de grâce Cependant, dans le christianisme, cette nostalgie d’un état passé est contrebalancé par l’espérance de la grâce à venir. A la faute d’Adam répond le rachat du messie, rendant à l’homme cette grandeur qu’il avait perdue. « Cette religion qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie on serait rétabli par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre 91 ». Ce rachat de l’humanité par le Christ va mobiliser une notion délicate, celle de la grâce. L’idée défendue par Pascal à la suite de saint Augustin et de saint Paul, c’est que l’homme, par ses seules forces, ne peut être sauvé. Il a besoin de l’aide divine, appelée grâce - de là la critique forte de Pascal envers les stoïciens, que la présomption conduit à croire que l’homme peut se sauver seul. 92 La question de la prédestination reste très délicate, car si Dieu n’a évidemment 89 La distinction de ces trois vices est la reprises d’un passage de Jean, II, 15-16 « concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil de la richesse », repris par saint Augustin dans Confessions X, 30-39 « la chair, les yeux, l’orgueil », puis systématisé par Jansénius dans son Discours pour la réformation de l’homme intérieur qu’a lu Pascal. « L’orgueil a marqué la volonté, la curiosité l’intelligence, la concupiscence charnelle le corps ». 90 Fr.309. 91 Fr.313. 92 Fr.742. Pascal entre platonisme et christianisme 311 pas créé l’homme innocent au départ pour le damner ensuite, il ne le sauve cependant pas sans son assentiment, car ce qui donne de la valeur au salut de l’homme, c’est sa capacité d’homme libre à ne pas adhérer au projet divin. On peut donc à la fois dire que Jésus est venu sauver tous les hommes et son contraire 93 . Mais cette élection reste un sujet d’ignorance, car « le jugement de Dieu est caché et impénétrable ». D’où la nécessité de croire « mais d’une créance mêlée de crainte 94 ». De plus, cette élection n’est pas une récompense des mérites. Cela met en lumière la totale gratuité de Dieu quand il donne sa grâce, car quoi que nous fassions, nous ne méritons pas. Enfin, cette théorie de la prédestination, qui associe paradoxalement la liberté humaine et une nécessité de la grâce pour certains, fait intervenir l’idée augustinienne de la double « délectation » : on a déjà vu que, pour Platon comme pour saint Augustin, le plus grand des bonheurs est en Dieu, les bonheurs terrestres n’en étant qu’une image très imparfaite. Mais saint Augustin va plus loin. Pour lui, la délectation de la grâce agit comme un charme auquel on ne peut résister. Les termes choisis sont très forts, « voluptés, douceur, délectation, délices, ravissement ». Cette délectation est supérieure à celle du péché, et il précède son consentement. Et pourtant, il est dit que c’est en toute liberté que l’homme le suit. C’est là que la notion de liberté devient complexe. Et pourtant, la notion de liberté est sauve, si on la définit comme l’obéissance à sa pente naturelle, donc à son désir le plus profond, qui est, pour l’homme, d’être uni à Dieu et de participer à son être et à sa plénitude. Cette conception de la grâce comme délectation à laquelle on ne peut se soustraire n’est pas qu’une théorie intellectuelle, elle provient d’une expérience largement répandue chez les mystiques chrétiens, et on peut supposer que saint Augustin autant que Pascal l’ont ressentie eux-mêmes. Comment comprendre, sinon, ces formules insistantes et à la fois lapidaires de la joie profonde ressentie par Pascal lors de son expérience mystique, le mot « joie » étant répété cinq fois, dans des expressions nominales réduites au seul nom, indice d’un ravissement intérieur, qui ne laisse plus de place à la rédaction de phrases construites et hiérarchisées ? « Certitude, certitude, joie, paix […], Joie, joie, joie, pleurs de joie 95 ». Il semble donc que cette théorie de la grâce entraîne deux sentiments contradictoires : la peur et l’espérance. Mais le second sentiment l’emporte, tant il est vrai que le christianisme insiste sur le caractère miséricordieux de 93 C’est le débat que soulèvent les Ecrits sur la grâce. 94 Phil.II, 12, repris plusieurs fois par saint Augustin, par exemple In Ps.65, n. 5, et quatre fois par Pascal, par exemple 4 ème Provinciale : « Les plus saints doivent demeurer dans la crainte et le tremblement ». 95 Fr.742. Hélène Bouchard 312 Dieu, être infini doté d’un amour infini. La « bonne nouvelle » est donc cette promesse de grâce aux hommes de bonne volonté. Cette théorie de la grâce met donc en lumière la nécessité de la relation, deux volontés doivent se rencontrer pour que le miracle de la renaissance ait lieu. L’âme embryonnaire de l’homme doit être fécondée par l’esprit de Dieu : la parabole du semeur en est encore une fois l’expression. On est, à ce stade, assez loin de la pensée platonicienne, qui décrit surtout les efforts de l’âme pour se conserver dans les hauteurs. Même si Platon évoque la force de « démons intérieurs 96 », comme l’amour, pour l’aider dans sa quête, l’idée n’est qu’esquissée, alors qu’elle est centrale dans la pensée chrétienne. De ce fait, dans ses derniers écrits, saint Augustin restreindra l’idée de réminiscence dans l’accession à Dieu, au profit de celle d’illumination, plus proche de l’idée de conversion par la révélation. La vie après la mort On l’a vu, platoniciens et chrétiens se rejoignent sur la croyance en une vie après la mort, et sur l’importance donc de penser cette mort pour réussir à accomplir cette vie terrestre, et à trouver, peut-être, une félicité après la mort. Cependant, cette préoccupation de la vie post mortem prend une importance accrue dans le christianisme. On peut, de la lecture de Pascal, et principalement de la Lettre sur la mort de son père, dégager quatre traits liés à cette croyance, et voir son implication sur la pensée chrétienne. Tout d’abord, la vision d’une lutte irréconciliable entre la volonté concupiscente du corps et la volonté spirituelle de l’âme va conduire à l’attitude assez extrémiste de renoncer à tout plaisir terrestre à tel point que la mort devient désirable, puisqu’elle clôt l’union problématique d’un corps enclin au péché d’avec une âme qui recherche au contraire à s’en libérer . « Elle [la paix entre corps et âme] ne sera néanmoins parfaite que quand le corps sera détruit, et c'est ce qui fait souhaiter la mort 97 ». Mais fidèle à l’Eglise et à ses préceptes, Pascal condamne évidemment le suicide, préconisé par les stoïciens en cas de trop grande souffrance. La vie terrestre est donc ramener à une pénitence qu’il faut « souffrir de bon cœur » par participation aux souffrances du Christ. Le deuxième point, c’est que la pensée chrétienne, concernant la mort, affirme que l’espérance doit vaincre le sentiment naturel de terreur que nous inspire cette mort, même si, la grâce n’étant pas l’effet de mes mérites, je n’ai aucune assurance d’être sauvé. L’imaginaire occidentale, dans la 96 Le Banquet. 97 Lettre 2 à Mlle de Rannez. Pascal entre platonisme et christianisme 313 terreur de l’au-delà, a multiplié les images des tourments de l’enfer, qu’on pense à Dante, ou à Jérôme Bosch, ou aux sculptures et bas-reliefs de chaque église. Mais Pascal, à l’occasion de la mort de son père, exprime une grande sérénité. La Lettre sur la mort, adressée à sa sœur, doit être lue comme une lettre de consolation. Les baptisés étant assimilés ici aux Elus, il faut croire très certainement que leur mort leur fait accomplir le but de toute leur existence, l’union à Dieu. D’ailleurs, la mort ne conduit pas à l’anéantissement total du corps, car celui-ci est appelé à ressusciter. Pour Pascal, les corps morts conservaient des vertus, et il croyait notamment au pouvoir des reliques des saints : « les corps des Saints sont habités par le Saint ». Nous trouvons là encore un point qui distingue sensiblement la doctrine chrétienne de la pensée platonicienne. Pour Platon, l’âme s’unit pour un temps à un corps, dont la mort la délivre. Puis elle se réincarne dans un autre corps, comme on changerait de vêtement. Le corps ne lui est pas substantiel. La doctrine chrétienne, au contraire, affirme l’unité substantielle du corps et de l’âme. Le Christ ressuscité possède bien un corps, il est visible, mange, et Thomas le touche. Enfin, la mort, est considérée dans cette lettre comme l’acte mystique par excellence, si, de subie, elle devient acceptée. En effet, dans son rapport à Dieu, la créature ne peut reconnaître la toute-puissance et le caractère infini de Dieu qu’en prenant conscience, par contraste, de sa finitude extrême, et donc de son néant. La prière parfaite consiste donc à s’anéantir pour laisser toute la place à l’infini et se résoudre en lui. La mort constituerait en ce sens le sacrifice ultime de la créature, qui, disparaissant, se ferait elle-même holocauste, et signifierait ainsi à Dieu son adoration infinie. Cette doctrine, exprimée par Condren, était familière à Port-Royal, où Pascal l’a reprise. Dans cette Lettre sur la mort, la mort est donc vécue comme un acte mystique en soi, puisqu’elle est la consommation totale du sacrifice que le chrétien fait de son être durant toute sa vie. D’autre part, elle est porteuse d’une certitude joyeuse, celle d’achever l’union de l’homme et de Dieu, union qui sera après la mort non seulement spirituelle, mais également physique. L’espérance est donc la valeur suprême du chrétien devant la mort, et c’est ce qui le distingue du païen, qui n’a que la peine en partage devant cet événement à la fois si commun et si redoutable. Valeur suprême : de la raison à l’amour Le dernier point qui creuse un fossé entre le platonisme et ses héritiers chrétiens est la valeur suprême choisie dans chacune des deux pensées, raison chez Platon, amour pour les chrétiens. Hélène Bouchard 314 En effet, le platonisme, dans la hiérarchie qu’il instaure dans le monde et au sein de l’homme, suit un critère précis : la recherche du stable, de l’immuable. En l’homme, la faculté rationnelle organise le réel et n’est pas sujette aux changements propres aux passions, elle apparait comme au contraire comme l’instance régulatrice des passions. Sous la voix de la raison, celles-ci se tempèrent et s’éloignent des excès malheureux. En ce qui concerne cette passion qu’est l’amour, le Banquet avait établi une distinction entre un amour charnel et désordonné, et un amour conduisant l’âme aux choses célestes. L’amour, dans les deux cas est un principe dynamique, une force, qui entraine l’homme vers le bas ou vers le haut. C’est donc le moyen par lequel l’homme se damne ou est sauvé. Ce n’est en aucun cas un principe premier. Platon place celui-ci dans l’immuable, à savoir l’Être. Le christianisme hérite quant à lui du Dieu des Hébreux, créateur bon du monde et de l’homme. Sa relation avec son peuple est jalonnée de promesses, et liée par des alliances. La valeur suprême va donc être de faire union avec ce Dieu si attentif à l’homme et à son salut. La mystique est donc inscrite dans le projet initial du créateur : faire de l’homme un dieu uni à son Dieu. Dans cette perspective, la raison et la connaissance deviennent secondaires. L’important n’est pas de comprendre, mais d’être uni. Les lois mosaïques se résoudront dans le Nouveau Testament en une seule : Aimer - aimer Dieu, et aimer son prochain comme soi-même. On retrouve chez Pascal cette inflexion infligée au platonisme. Ce grand scientifique va peu à peu admettre les limites de la raison, au profit de l’amour, ou « ordre de la charité ». Dans les facultés humaines, Pascal établit un lien entre connaissance et amour au travers d’un mode d’accès au réel qui leur est commun, le « cœur ». Ce mot, présent dans la Bible, chez saint Augustin et chez Pascal, a subi un évidement sémantique, en passant d’une œuvre à l’autre, comme l’a très bien analysé Ph. Sellier 98 . Chez Pascal, s’il est le principe dynamique de la volonté dans l’homme, il est également la faculté qui permet à l’esprit d’avoir une vue simple, immédiate et intuitive de l’objet à connaître. C’est par lui, par exemple, qu’on saisit les premiers principes, et qu’on connaît, sans besoin de démonstration les notions d’espace, de temps, et d’être. C’est donc par excellence la faculté mystique, qui connait autant qu’elle désire, capable d’une adhésion immédiate et entière à son objet. En ce qui concerne Dieu, l’affirmation de Pascal est forte : « Le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur 98 Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, Armand Colin, 1970, pp. 117-139. Pascal entre platonisme et christianisme 315 de ceux qu’il possède (…), qui s’unit au fond de leur âme, qui la remplit d’humilité, de joie, d’amour ». Au terme de cette étude, on peut donc dire que Pascal est l’éminent représentant d’une tradition spirituelle qui a fait la synthèse du platonisme et du christianisme. Le dualisme platonicien avait laissé entrevoir, pour l’homme, la possibilité d’un espace spirituel, où il accomplirait sa nature, mais c’est par la révélation chrétienne que la nature de cette nouvelle vie apparait, où la valeur de la personne humaine et de l’amour prend naissance. PFSCL XLIII, 85 (2016) Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes C HLOÉ H ORUSITZKY (É COLE N ORMALE S UPÉRIEURE ) Que la Bible soit aux sources de la culture occidentale, comme l’a montré récemment Philippe Sellier dans son dernier titre 1 , est particulièrement manifeste au XVII e siècle : les Saintes Écritures nourrissent ainsi les ouvrages de Pascal, Bossuet, ou encore La Fontaine, selon des perspectives aussi bien spirituelles, que stylistiques ou littéraires. Le juriste Jean Domat (1625-1696), lui, fait de la Bible un usage scientifique, en fondant directement dans le texte sacré son ambitieux système théorique qui renouvelle en profondeur la science du droit. Par sa manière inédite d’articuler le juridique et le théologique, l’œuvre de Jean Domat mérite donc qu’on dépasse une présentation pour le moins sommaire, mais habituelle à son sujet : Toute la vie de Domat pourrait s’écrire en deux mots : il fut l’ami de Pascal et l’auteur du Traité des Lois. Sa vie privée se résume dans cette grande amitié, sa vie publique dans ce grand ouvrage 2 . Il est vrai que l’amitié de Domat avec Pascal fut déterminante pour sa vie et sa pensée ; les deux hommes témoignent ainsi de la même vision sombre d’une nature humaine marquée par le péché originel, et d’un ordre réel de la société déserté par la vraie justice. Toutefois, Domat, par son œuvre juridique, entend réintroduire Dieu au sein de l’organisation sociale, et restaurer ainsi l’ordre voulu par lui - c’est-à-dire, un ordre qui a pour fondements premiers l’amour de Dieu et de son prochain ; à travers d’une part une science du droit renouvelée, reposant sur l’ordre naturel des lois tel qu’il a été créé par Dieu, et d’autre part un exercice de la justice conforme aux principes chrétiens, Domat propose donc une voie de salut. 1 Philippe Sellier, La Bible aux sources de la culture occidentale, Paris, Seuil, 2013. 2 E. Cauchy, « Études sur Domat », in Revue critique de législation et de jurisprudence, Paris, 1851, t. XLII, p. 323. Chloé Horusitzky 318 Domat apparaît ainsi comme un représentant notable, sinon le plus illustre, d’un mouvement de pensée qu’on pourrait appeler « l’augustinisme juridique », et qui affirme la domination du théologique sur le droit, ou plus précisément, la participation du droit naturel et de la justice humaine à la justice divine et à l’ordre surnaturel : en effet, pour Domat, la puissance temporelle doit activement contribuer, aux côtés de la puissance spirituelle, mais avec les moyens particuliers qui sont les siens, à rétablir dans la société des hommes l’ordre qui avait vocation, selon la volonté divine, à y régner. Et, au sein de l’État, c’est en particulier au juge, véritable pierre angulaire de l’édifice théorique de Domat, qu’il incombe de garantir sur terre le royaume divin, en y œuvrant pour le respect par les hommes de la justice, et surtout, en rendant le « jugement de Dieu » - une expression qui n’est du reste pas l’apanage de Domat au XVII e siècle. L’originalité de Domat réside en fait ailleurs : non pas dans les fins assignées au jugement terrestre et à l’interprétation des lois, mais dans les moyens qu’il propose et forge pour cela : les Lois Civiles dans leur ordre naturel n’offrent en effet pas moins qu’un bouleversement des procédés juridiques habituels, au profit d’une démarche rationnelle, dont l’application permettra au juge de rendre enfin le jugement de Dieu. Bien davantage, l’ambition qu’a Domat de restaurer, au moyen de son œuvre juridique, l’ordre voulu par Dieu, se traduit par un recours non seulement continu, mais aussi essentiel à la Bible : au primat philosophique de la volonté divine correspond le primat textuel des Saintes Écritures. Mais l’usage de la Bible n’en est pas moins ambigu : d’un côté, le texte sacré ne fait pas figure de strict argument d’autorité ; d’un autre côté, il n’est pas non plus soumis à un examen attentif de la part de Domat : loin d’être traité comme un matériau externe, et donc susceptible d’être critiqué, il se trouve, bien au contraire, parfaitement intégré à la pensée de l’auteur. Par ailleurs, si la figure du juge construite par Domat est assurément divine, elle n’est pas pour autant exclusivement, ni exactement biblique. Car la pensée de Domat, influencée par la Bible, est également située et pratique ; et Domat marque l’écart nécessaire entre, d’une part, la théorie, c’està-dire, le texte biblique, et, d’autre part, les conditions d’exercice de la justice sous l’Ancien régime, qui rendent impossible la transposition fidèle du modèle biblique. La Bible constitue ainsi à la fois le point de départ et l’horizon de l’œuvre de Domat. Cristallisant sa réflexion sur les liens entre la justice humaine et la justice divine, la figure du juge est ainsi envisagée dans ses dimensions aussi bien théologiques et juridiques, que théoriques et pratiques : Domat pose en effet d’abord un fondement divin à la charge de juge, pour en déduire ensuite les exigences qui incombent à une telle charge. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 319 L E ( S ) FONDEMENT ( S ) DE LA CHARGE DE JUGE Dieu ; l’autorité temporelle ; l’autorité spirituelle : le pouvoir du juge connaît trois fondements, qui ne sont ni rigoureusement distincts, ni d’égale importance. Dieu est en effet le fondement premier de tout pouvoir : conformément à la formule paulinienne, « il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu 3 ». Dieu Chez Domat, Dieu vaut à la fois d’une part comme fondement et origine de la charge de juge, en tant qu’il institue le pouvoir des juges ; et d’autre part comme horizon de celle-ci, dans la mesure où le droit naturel est subordonné au droit surnaturel, et où le juge terrestre doit concourir à l’avènement du royaume divin. Réciproquement, l’activité judiciaire définit Dieu lui-même, dans la mesure où Dieu gouverne les hommes comme souverain Juge, rendant le Jugement dernier. Or, cette vision d’un Dieu juge ne peut que bénéficier d’une solide assise dans le monde des officiers de justice, auquel appartient Domat ; et la doctrine n’a de cesse de rappeler que Dieu a été le premier juge. Dieu est l’origine et le fondement du pouvoir des juges comme source de justice : le juge terrestre, lui, profite du « rayon de la justice divine » descendu sur lui, comme l’avait souligné saint Augustin. D’où la forte sacralisation de la charge de juge, et l’emploi, dès la fin du XVI e siècle, des termes de « prêtres de la justice » et de « saint temple de justice », pour désigner respectivement les hauts magistrats et les tribunaux. Et pour Domat, qui les utilise à son tour, il ne fait aucun doute que, à travers les jugements rendus par les juges terrestres, Dieu se manifeste directement aux hommes ; il tire ainsi les enseignements d’un passage d’Exode, où Moïse répond à son beau-père qui lui demande la nature de sa mission : Le peuple vient à moi pour consulter Dieu. Et lorsqu’il leur arrive quelque différend, ils viennent à moi, afin que j’en sois le juge, et que je leur fasse connaître les ordonnances et les lois de Dieu 4 . Loin d’être seulement l’arbitre des différends humains, le juge est donc tenu d’agir à la place de Dieu, et de rendre le « jugement de Dieu ». Cette expression, et l’exigence qui lui est attachée, ne sont certes pas le propre de 3 Épître aux Romains, XIII, 1. Les citations de la Bible sont celles de La Sainte Bible de Lemaistre de Sacy. 4 Exode 18 : 15-16. Chloé Horusitzky 320 Domat au XVII e siècle ; Bossuet écrit de manière semblable : « Dans le saint ministère de la justice, on exerce le jugement de Dieu, non des hommes 5 . » Mais si les deux hommes attribuent au juge une fonction de droit divin, sur le fondement de l’Écriture, ils n’en tirent pas les mêmes conséquences : tandis que Bossuet en reste, si l’on peut dire, à la théorie de la monarchie absolue, Domat apparaît, lui, comme le théoricien la théocratie judiciaire. Il est vrai que ce terme est impropre, voire anachronique ; non seulement Domat ne l’utilise pas, mais aussi, il n’en a vraisemblablement jamais eu l’idée, dans la mesure où il ne peut de toute façon concevoir de régime où le titulaire du pouvoir ne détienne son pouvoir de Dieu. Néanmoins, chez Domat comme chez les grands juges royaux en général, l’accent est mis très nettement, au sein du régime monarchique, sur la fonction judiciaire, en raison de la forme même que revêt le règne de Dieu : « puisque c’est en tant que juge que Dieu conduit les créatures libres et raisonnables que sont les hommes, c’est nécessairement la justice qui est la première et la principale fonction de l’État 6 . » Par conséquent, la conception biblique d’un Dieu souverain juge à laquelle Domat adhère se traduit par le primat accordé à l’organisation judiciaire de l’État et à la figure du juge. C’est en effet au juge qu’il revient de garantir sur terre le royaume divin, en y œuvrant pour le respect par les hommes de la justice. Le juge, qui doit rendre en chaque cause le jugement de Dieu, apparaît donc comme l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, un « passeur entre ciel et terre 7 ». Aussi l’ordre judiciaire doit-il bénéficier d’une parfaite inviolabilité, car les juges ne pourront faire parler Dieu en leur jugement que si leur indépendance est garantie : dans le fondement de leur charge comme dans leur exercice, les juges peuvent bel et bien se prévaloir d’un droit divin. D’ailleurs, cette sacralisation concerne l’ordre judiciaire dans son intégralité ; comme y insiste Domat, le droit de juger, qui ne peut appartenir qu’à Dieu, se donne aux juges à un même et unique titre : L’Écriture nous apprend en divers endroits qu’ils tiennent tout leur pouvoir de lui ; et c’est sans aucune distinction qu’il leur a dit qu’ils sont tous des Dieux […]. Dans la distance infinie où sont tous les juges au-dessous de Dieu, la gloire de son nom ne s’abaisse pas davantage, ni dans les uns, ni dans les autres ; et ils le représentent tous dans le point unique qui consiste au droit de juger 8 . 5 Bossuet, Sermons et panégyriques, in Œuvres, Paris, 1961, p. 166. 6 Marie-France Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, Paris, Puf, 2003, pp. 3-4. 7 Ibidem, p. 8. 8 Domat, Harangue de 1660. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 321 « Ils sont tous des Dieux » : Domat fait ici référence au Psaume LXXXI 9 . Pourtant, il s’est assez peu attardé sur la formule biblique « vous êtes des dieux » ; il ne réfléchit pas précisément au rapprochement ainsi suggéré entre le juge terrestre et le juge divin, ni n’en déduit un écart axiologique entre l’un et l’autre. Le silence de Domat à ce sujet est d’autant plus manifeste qu’Augustin a d’une part souligné que la complémentarité relative des rôles de Dieu et du juge ne signifie pas qu’ils soient en droit comparables ̶ alors que Dieu est toujours juste, les juges humains font parfois preuve d’injustice ; d’autre part, il a précisé que la conjonction « comme » ne s’emploie pas toujours pour signifier l’égalité, mais aussi pour exprimer seulement la ressemblance. Certes, Domat ne rappelle pas avec la même force qu’Augustin que la justice infinie et éternelle de Dieu et la justice limitée et imparfaite des hommes se trouvent dans un rapport d’analogie, et en aucun cas d’univocité ; en revanche, il déduit de la stricte subordination du juge terrestre au juge divin les mêmes conséquences pour le pouvoir du juge, ou plutôt, pour les limites de ce pouvoir. Tous ceux qui sont appelés en général à diriger les hommes sont responsables devant Dieu du mal que leurs ordres peuvent engendrer, et les juges ne dérogent pas à cette règle : Domat évoque ainsi le « poids du jugement que [Dieu] fera des leurs, et des châtiments qu’il prépare à ceux qui n’auront pas fait de la puissance qu’il leur avait confiée l’usage qu’il en ordonnait 10 », renvoyant à Sagesse 6 : 2. Les juges se trouvent ainsi fortement encouragés à rendre la justice justement, et surtout à ne pas outrepasser leurs propres attributions, car « le jugement appartient à Dieu 11 ». La relation privilégiée entre Dieu et les juges, fondatrice de leur mission, rend donc ceux-ci à la fois forts et vulnérables, en déterminant d’un même mouvement le pouvoir du juge et ses limites : dire que la charge du juge est divine, c’est aussi dire que le juge n’est rien sans Dieu. En outre, le juge peut d’autant moins fonder à lui seul sa propre légitimité et sa propre autorité qu’existe, face à lui, un autre pouvoir établi par Dieu - à savoir, celui du monarque, chef du pouvoir temporel. 9 « J’ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut. » 10 Domat, Les Quatre Livres du droit public, [1697], Centre de Philosophie politique et juridique, URA-CNRS, Université de Caen, 1989, p. 440. 11 Deutéronome 1 : 17. Chloé Horusitzky 322 Le pouvoir temporel Dans la Bible, la fonction de roi est nettement distinguée de celle de juge : au livre des Juges, le peuple d’Israël est conduit par un chef qui rétablit la paix et le culte de Dieu, et qui est nommé « juge » ; au livre suivant, Samuel abdique la judicature pour désigner, à la demande de son peuple, le premier roi, Saül 12 . Donc d’un côté, la fonction de juge précède la fonction de roi, mais de l’autre, la charge de juge est en fin de compte destinée au roi luimême. Par conséquent, qui est le premier juge du royaume : est-ce le roi, ou le juge ? De fait, l’organisation politique et institutionnelle du royaume de France au XVII e siècle est propice à de nombreux conflits d’attributions entre le roi et les juges. À première vue, c’est au roi, et à lui seul, qu’il revient de faire appliquer la loi ; il assure ainsi une parfaite continuité entre la justice divine et la justice terrestre, en jouant sur la crainte suscitée par celle-ci, pour faire triompher celle-là ; la justice royale sert donc ici-bas le règne de Dieu. Bien davantage, depuis le haut Moyen-Âge, la justice apparaît comme la mission essentielle de la puissance souveraine : le roi est le premier juge du royaume. Mais que la justice soit une dette du souverain n’implique pas que celle-ci doive être soldée en propre : l’exercice direct par le roi d’une justice personnelle ne constitue pas, a priori, un impératif ; au contraire, dans les faits, le roi doit déléguer son pouvoir de juger, et donc établir la charge de juge. Il est vrai qu’ici, le fondement divin et le fondement royal du pouvoir du juge coïncident encore, dans la mesure où une telle délégation est voulue par Dieu lui-même. C’est en effet parce que Moïse témoigne de l’impossibilité d’aider tous ceux qui viennent lui demander la loi divine, que Dieu lui enjoint d’instituer des juges 13 . Mais chez Domat, pour rendre compte de l’institution des juges, la nécessité de fait, humaine, l’emporte sur la nécessité de raison, divine : il met ainsi l’accent sur la décision rationnelle du souverain de déléguer une partie de son pouvoir à des juges : « ne pouvant exercer cette fonction dans tout le détail, [le prince] commet des personnes à qui il donne le droit de juger, et à qui il confie son autorité ; ainsi, [il] peut dispenser comme bon lui semble le droit de juger 14 . » Et Domat renvoie à Exode 18 : On voit aussi dans les livres saints, qui contiennent la plus ancienne histoire du monde, que Moïse, qui avait seul le gouvernement du peuple juif, ne pouvant suffire à juger le détail des affaires, choisit par le conseil de son 12 Voir I Rois 8 : 1-5. 13 Voir Exode 18 : 13-26. 14 Domat, Les Quatre Livres du droit public, p. 359. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 323 beau-père des personnes à qui il commit cette fonction, leur donnant le pouvoir de juger seulement des affaires du peuple, et se réservant la connaissance de tout ce qu’il y aurait de plus important 15 . Le roi détermine donc quelles affaires il jugera lui-même, et quelles affaires reviendront aux juges qu’il aura lui-même nommés. Bien plus, Domat justifie l’intervention, en dernier ressort, du roi et de sa justice personnelle, en posant notamment la nécessité du droit de grâce. La justice royale pourrait en effet se révéler à la fois plus humaine que la justice du juge, car moins systématique, et plus divine, et donc moins prévisible. Car la grâce du souverain est, au fond, aussi gratuite que l’est celle de Dieu dans la pensée augustinienne : le roi se réserve le droit d’octroyer à ses sujets ses permissions et ses faveurs de la manière qu’il l’entend. En matière de grâce divine comme de grâce royale, le mystère de l’élection et du salut est la règle. Se révèlent ainsi les tensions inhérentes aux relations entre le roi et les juges, elles-mêmes dues au fondement ambigu de la charge de juge, à la fois divin et royal. Le juge, convaincu de détenir son pouvoir de Dieu, et s’estimant à ce titre souverain, peut en effet être tenté d’affirmer son indépendance à l’égard du roi ; mais il est dans le même temps redevable à celui-ci de son pouvoir effectif. Quant au roi, assuré d’être le premier juge du royaume, il n’a de cesse d’encadrer l’exercice de la justice qu’il délègue ou concède aux juges. C’est pourquoi de nombreux magistrats, dès le début du XVII e siècle, défendent le principe de la double investiture du juge, par Dieu et par le roi : la puissance des magistrats vient de Dieu originairement, et du Prince immédiatement. Si Domat ne reprend pas explicitement cette analyse, il souligne également que Dieu s’est « abstenu de l’exercice de sa puissance sur le temporel 16 » : par conséquent, c’est aux hommes que revient l’organisation du pouvoir temporel. Pour autant, la difficulté est seulement repoussée : car le pouvoir des juges est, en outre, fondé par l’autorité spirituelle, qui, elle, a été établie dans ses détails par Dieu. Le pouvoir spirituel Que le pouvoir spirituel fonde la charge de juge semble certes contraire à la distinction entre les puissances temporelles et spirituelles ; or celle-ci est fondamentale pour le gallicanisme, qui est largement répandu parmi les magistrats de l’époque, Domat y compris. Mais, s’il suggère un net parallélisme entre le prêtre et le juge, Domat va également plus loin en transférant 15 Idem. Nous soulignons. 16 Domat, Traité des lois, X, p. 33. Chloé Horusitzky 324 à la puissance temporelle une partie des pouvoirs de la puissance spirituelle : il applique en effet aux juges temporels les formules par lesquelles est défini le pouvoir de juridiction que le Christ confère aux prêtres. Car la puissance spirituelle et la puissance temporelle partagent une visée commune : « maintenir l’ordre [dans la société], et lier les hommes dans le culte de Dieu, et dans l’observation de tous les devoirs que leur ordonne la religion 17 . » Par conséquent, c’est un effet naturel de l’union que l’ordre divin a formée entre les puissances spirituelles et les temporelles, qu’elles s’accordent et se soutiennent mutuellement, afin que tout ce qui peut dépendre du gouvernement temporel se rapporte au spirituel, et que tous les deux tirent l’un de l’autre l’usage que le bien commun peut en demander 18 . À la suite de la plupart des juges et juristes de la fin du XVI e siècle et de la première moitié du XVII e siècle, Domat affirme donc une vision sacrale de l’État : comme l’Église, l’État est la trace du passage de Dieu sur la terre, et constitue donc l’un des deux instruments de son retour. Bien plus, Domat lie étroitement les deux figures emblématiques des puissances temporelles et spirituelles, à savoir, le juge et le prêtre. Certes, le juge et le prêtre disposent de moyens différents pour assurer l’ordre de la société, et la puissance temporelle et la puissance spirituelle diffèrent sensiblement l’une de l’autre par l’esprit : tandis que la religion « regarde principalement l’intérieur de l’esprit et du cœur de l’homme », voulant « ramener les hommes à Dieu » par la lumière des vérités qu’elle enseigne, l’esprit de la police, lui, est de « maintenir la tranquillité publique entre tous les hommes, et de les contenir dans cet ordre indépendamment de leurs dispositions dans l’intérieur, en employant même la force et les peines selon le besoin 19 ». Pourtant, la disparité de moyens s’efface devant la similitude de fin, puisque le prêtre comme le juge ont pour mission de servir le ministère du Christ. Pour autant, la différence entre le prêtre et le juge n’est pas niée, bien au contraire ; en particulier, tandis que le prêtre perpétue la nature humaine du Christ, le juge, lui, perpétue sa nature divine, si bien que, pour Domat, la fonction du juge est à la fois antérieure et supérieure à celle du prêtre : Lorsque Dieu communique aux hommes ce titre de juge, il leur communique ce qu’ils peuvent voir en lui de plus élevé et de plus auguste : et par conséquent il est véritable que la divinité se communique davantage dans la qualité de juge, qu’en aucune autre, sans excepter même le sacerdoce. [...] Ainsi, au lieu qu’il faut qu’il s’abaisse à la nature de 17 Domat, Les Quatre Livres du droit public, p. 336. 18 Idem. 19 Domat, Traité des lois, X, p. 30. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 325 l’homme pour prendre la qualité de prêtre et de pontife, il faut au contraire qu’il élève l’homme à la nature divine pour lui donner celle de juge 20 . L’examen des fondements assignés à la charge de juge révèle donc la conception élevée de la judicature qui est celle de Domat. Or, cet éloge de la charge de juge n’est pas gratuit, mais implique, au contraire, des devoirs en conséquence : Nous croyons avoir assez montré la grandeur des juges, et le solide fondement du respect qui leur est dû par le nom qu’ils portent ; les plus ambitieux d’entre eux n’avaient peut-être pas pensé que leur dignité fût si élevée. Mais si nous avons tâché d’établir solidement la dignité de leur caractère, c’est seulement pour leur proposer leur devoir d’une manière qui en soit digne : car s’ils sont appelés des Dieux, c’est afin qu’ils pensent quels ils doivent être pour soutenir cette dignité 21 . Parce que la fonction judiciaire est une tâche à la fois indispensable et ardue, et que peu d’hommes peuvent prétendre être à la hauteur morale, spirituelle et intellectuelle de cet office, Domat réfléchit donc aux conditions du bon exercice de la justice par les juges. L’ EXERCICE DE LA CHARGE DE JUGE Domat commence par dessiner le portrait du juge idéal, qui correspond largement au portrait biblique, avant de déterminer les règles que doit suivre le juge. Le portrait normatif du juge Domat applique aux juges la tripartition des qualités qu’il a déjà envisagée pour les officiers d’État en général - la capacité, l’application et la probité -, mais en l’adaptant en partie. Car il souligne la spécificité, comprise du reste comme une supériorité, des premiers par rapport aux seconds : Au lieu que, pour toutes les autres charges, soit de guerre ou de finances, il suffit que l’officier soit homme de bien, c’est-à-dire de bonnes mœurs par rapport à ses fonctions, et qu’il les exerce fidèlement sans faire tort à personne [...] il n’en est pas de même des officiers de justice [...] ils doivent de plus avoir au moins les qualités que devaient avoir ceux que Moïse choisit pour juger les moindres différends du peuple 22 . 20 Domat, Harangue de 1660. 21 Idem. 22 Domat, Les Quatre Livres du droit public, p. 438. Nous soulignons. Chloé Horusitzky 326 Parce que de plus grandes responsabilités leur incombent, les juges doivent donc non seulement se montrer plus vertueux que les autres officiers publics, mais également se conformer au modèle biblique. En fait, Domat ne s’en tient pas exclusivement à la source biblique ; il reprend à la fois la tradition antique, qui mettait l’accent sur l’honnêteté, la piété et le savoir du juge, et celle du XVI e siècle, qui distinguait cinq qualités : l’intégrité, la maturité de l’âge, la prudence, l’expérience, et l’érudition. Le juriste propose ainsi la tripartition suivante : la capacité, la probité, et l’application. De ces trois qualités, la primauté revient incontestablement à la probité, de manière traditionnelle - la Bible interdisant aux juges de faire acception des personnes 23 . Et Domat met d’autant plus l’accent sur les qualités morales du juge, qu’il décompose la probité du juge en quatre qualités : la crainte de Dieu ; l’amour de la vérité ; l’horreur de l’avarice ; la force et le courage - seules les deux premières nous intéresseront ici. La crainte de Dieu est au fondement des autres qualités morales. Elle est certes un devoir commun à l’ensemble des hommes, mais étant donné que le juge doit rendre compte à Dieu de l’usage du pouvoir qu’il lui a confié, personne n’y est, d’après Domat, plus étroitement obligé que lui. S’appuyant sur la Bible, le juriste raisonne a contrario pour montrer l’importance de la crainte de Dieu chez le juge : « ceux qui en manquent ne sauraient que tomber dans des injustices, et c’est par cette raison qu’on voit dans l’Évangile, que le caractère d’un mauvais juge est de n’avoir pas la crainte de Dieu 24 . » Bien plus, Domat anticipe la double objection suivante : Quelqu’un pourra penser qu’on a vu des juges parmi les païens, qui, sans la crainte de Dieu ont rendu justice, et qu’aujourd’hui plusieurs de ceux qui connaissent Dieu, sans avoir sa crainte, ne laissent pas de passer pour de bons juges, et qu’il y en a même qu’il vaudrait mieux avoir pour juges qu’avec ce défaut, que d’autres qui paraissent avoir cette crainte 25 . Mais il se contente d’opposer que, sans les lumières du christianisme, les juges ne peuvent atteindre une parfaite intégrité, ni ne peuvent, par conséquent, rendre la justice de la manière dont Dieu veut qu’elle soit rendue. Car la crainte de Dieu est elle-même au fondement de la deuxième composante de la probité du juge : l’amour de la vérité. C’est lui qui pousse le juge au juste et au bien ; car pour connaître la vérité, le juge doit d’abord l’aimer. Certes, Domat ne rapporte pas, explicitement du moins, et à la différence de Pascal, la nécessité de cet amour à la nature corrompue de 23 Voir par exemple Deutéronome 1 : 16-17. 24 Domat, ibidem, p. 442. Domat renvoie ici à Luc, 18 : 2-4. 25 Domat, ibidem, p. 443. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 327 l’homme depuis la Chute 26 ; en revanche, Domat identifie bien, comme Augustin, le mouvement de la volonté, chez l’homme, à se porter vers ce qui lui agrée, ou encore, à poursuivre l’objet de sa dilectio : C’est par la lumière de la vérité qu’un juge discerne en chaque occasion quel est son devoir, et c’est par l’amour de la vérité qu’il s’y porte et qu’il l’embrasse de toutes ses forces ; car personne n’ignore que l’amour est le principe unique de nos mouvements, de nos actions et de notre conduite, et comme nous ne saurions agir que pour quelque fin qui nous attire, c’est à cet attrait où tendent toutes nos démarches comme un poids au centre, et c’est la pente de ce poids qu’on appelle amour ; de sorte que si le juge ne sent un attrait dans la vérité et dans la justice, et si son poids a sa pente vers quelque autre objet, il se portera par d’autres attraits à des injustices, et sera sans mouvement pour rendre justice dans les occasions où elle ne sera accompagnée de rien qui l’attire 27 . Si les qualités morales évoquées sont essentielles au juge, elles ne sont pas pour autant suffisantes : les conditions d’exercice de la justice au XVII e siècle rendent en effet nécessaire le développement d’un autre ordre de qualités, relevant de la « capacité ». Pour Domat, en effet, l’idéal biblique est désormais irréalisable, ou du moins, il doit s’adapter à la réalité contemporaine : Lorsque Moïse choisit des juges pour le soulager dans son ministère de juge du peuple, il n’y avait pas encore d’autres lois que celles de la nature, ni de différends qui demandassent d’autres règles pour les décider [...] ; mais comme aujourd’hui la multiplication des lois oblige les juges non seulement d’avoir un esprit de vérité que devaient avoir ces juges choisis par Moïse, mais de plus encore la connaissance du détail des lois et des règles dont nous avons aujourd’hui l’usage, leur capacité doit avoir bien plus d’étendue ; et, pour ce qui est de l’intégrité, elle doit être au moins la même aujourd’hui qu’au temps de ces juges, et peut-être la faudrait-il encore plus grande : puisque les obstacles au devoir de l’intégrité sont aujourd’hui bien plus grands qu’ils n’étaient alors ; car ces juges n’avaient ni fortune à ménager, ni d’égard aux personnes dont ils eussent quelque chose à craindre 28 . 26 Pour Pascal en effet, « la vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu’à moins que d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître » (Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Le livre de poche, 2000 (1669), fr 617) ; et « il faut aimer [les choses divines] pour les connaître, et [...] on n’entre dans la vérité que par la charité » (Pascal, Œuvres complètes, t. III, éd. J. Mesnard, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1992, p. 414). 27 Domat, idem. 28 Domat, ibidem, p. 439. Chloé Horusitzky 328 Ainsi, non seulement les juges contemporains doivent faire preuve d’une plus grande intégrité, puisque le risque d’un jugement partial en faveur de leurs propres intérêts ou de ceux d’une personne influente est plus élevé ; mais aussi, les juges doivent désormais détenir une plus large science des lois, en raison de la multiplication des lois positives. Le juge doit donc connaître aussi bien les lois naturelles, qui procèdent directement de la loi d’amour de Dieu et du prochain, que les lois positives ou arbitraires, qui semblent a priori indifférentes à cette loi fondamentale d’amour - a priori, puisque Domat a précisément pour projet de rattacher l’ensemble des lois humaines à la loi naturelle, selon des chaînes d’implication logique, comme nous le verrons plus bas. Ainsi, Domat dresse le portrait du juge idéal, mais sans négliger la réalité contemporaine de l’exercice de la justice. Pour autant, la dénonciation des juges réels présente une dimension polémique moins marquée chez lui que chez d’autres auteurs de traités sur les devoirs des juges de la fin du XVII e siècle 29 : certes, il dénonce ouvertement leur avarice et leur langage souvent obscur et pédant ; cependant, son but n’est pas de provoquer le rire ou l’indignation de ses lecteurs, mais d’élever moralement et spirituellement le juge, en lui montrant la dignité de sa charge, et donc les exigences qui lui incombent. De plus, si Domat déplore l’écart entre l’idéal et la réalité de l’office de juge, il se donne également pour objectif de réduire le plus possible cet écart ; et c’est pourquoi il réfléchit aux moyens d’encadrer la pratique du juge. Le procès Conformément à la tradition chrétienne - et en dépit de sa profession de magistrat - Domat voit les procès non pas comme des moyens de remédier à ce qui vient troubler l’ordre de la société, mais comme des troubles euxmêmes. Il rappelle ainsi l’injonction paulinienne selon laquelle l’« esprit [de religion] porte à souffrir plutôt l’injustice, et à relâcher de ses intérêts, qu’à les défendre par des procès 30 », renvoyant ainsi à la Première épître aux Corinthiens : « c’est déjà pour vous une déchéance d’avoir des procès entre vous. Pourquoi ne préférez-vous pas subir une injustice ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? 31 ». Les procès sont donc marqués du sceau biblique de l’infamie ; aussi l’idéal, pour Domat, est-il l’abandon des poursuites par une partie qui, « aimant assez la paix, et méprisant ce qui 29 Tels que Frain du Tremblay ou Perchambault de la Bigotière. 30 Domat, ibidem, p. 339. 31 I Co 6 : 7. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 329 pourrait faire le différend, abandonne, non par négligence, mais par prudence, et par vertu, ou ce qu’il pourrait demander, ou ce qu’on lui ravit injustement 32 ». Mais Domat reconnaît aussi qu’il s’agit là d’une vertu d’une part peu commune, et d’autre part peu valorisée - beaucoup y voyant une simple lâcheté -, et il le regrette fortement, car il est infiniment plus conforme à la loi divine, et par conséquent plus juste, et d’ailleurs plus utile aussi, d’éviter cette voie, et de rechercher la paix au péril même de quelque perte, que de plaider et de s’engager dans les suites où conduisent tous les procès, qui sont également contraires à la charité et à l’amour-propre 33 . Or, Domat est également conscient que ce renoncement « vertueux » à la cause, et donc au procès, ne trouve guère de réalisation concrète ; et il ne peut contester que les procès constituent au contraire une réalité de la vie en société. C’est pourquoi il s’attache à dresser la typologie des manières de terminer les différends : à côté de la transaction et de l’arbitrage, la voie de justice retient particulièrement son attention, en tant que solution la plus courante. Celle-ci est certes nécessaire « par défaut » seulement, et elle est assurément inférieure à la charité ; mais elle n’en est pas moins juste ; plus précisément, elle retire sa justice de l’autorité légitime elle-même. Aussi le jugement rendu par les juges désignés par l’autorité légitime ne peut-il être remis en question, comme le souligne Domat : Quand il arriverait que les derniers juges, qui ont l’autorité de mettre la dernière fin à tous les procès, rendraient un jugement qui serait injuste, il est juste d’y demeurer, et il n’y aurait rien de plus propre à introduire les rébellions et les séditions, et par conséquent rien de plus injuste que de laisser aux particuliers la liberté de résister à l’autorité, et de se rendre à eux-mêmes la justice qu’ils n’auraient pas trouvée dans le lieu où elle devait leur être rendu 34 . Il existe donc des troubles plus grands encore que les procès eux-mêmes : ceux qui résultent de leur contestation par les particuliers et de la résistance à l’autorité. 32 Domat, ibidem, p. 565. 33 Domat, ibidem, p. 566. 34 Idem. Chloé Horusitzky 330 Le jugement Domat n’en reste pas à l’étude des procès dans leurs principes et leurs formes, mais il envisage l’intégralité de la procédure judiciaire, en mettant notamment l’accent sur son avant-dernière étape, le jugement. Seule une bonne interprétation des lois permet au juge de rendre le jugement de Dieu ; or, toute la difficulté est d’articuler le général et le singulier, c’est-à-dire, de rapporter les cas particuliers qu’il doit juger aux lois qu’il doit faire respecter. Dans le constat des limites de la loi et de son incapacité à régir tous les cas particuliers, comme dans celui de l’insuffisance de la justice et de la nécessité de l’équité, se retrouve assurément un topos de la pensée juridique. Mais Domat voit dans la Bible un moyen d’atténuer la difficulté ainsi soulevée - même s’il n’est pas le premier à se remémorer le verset de la Deuxième épître aux Corinthiens, « la Lettre tue, l’Esprit vivifie 35 ». De façon implicite, Augustin déjà utilise ce verset comme principe herméneutique, afin d’inviter à ne pas tout prendre à la lettre, mais aussi à dévoiler le sens spirituel de l'Écriture. Et Pascal semble se rappeler l’exégèse augustinienne, en présentant ainsi les deux erreurs symétriques qui menacent le lecteur de l’Ancien Testament : « 1. Prendre tout littéralement. 2. Prendre tout spirituellement 36 ». Bien plus, la réflexion pascalienne sur l’exégèse biblique peut être transposée à l’interprétation de la loi humaine : les juges doivent se prémunir contre deux excès inverses : aussi bien « prendre tout littéralement » - c’est-à-dire juger de manière formelle et mécanique, en esclaves aveugles de la loi - que « prendre tout spirituellement », c’est-à-dire juger de manière affective et libre, en perdant de vue la loi. Or, Domat reprend explicitement l’impératif paulinien de juger selon l’esprit et non la lettre : c’est par la saisie de l’esprit des lois que le juge peut rendre le jugement de Dieu. L’ambition théologique et le projet scientifique se rejoignent donc dans ce qui constitue le cœur de l’œuvre de Domat - l’articulation des normes en un système qui rendra à chaque loi son statut original, c’est-à-dire divin : pour dispenser la justice de Dieu, les juges doivent rattacher toutes les lois humaines à la loi de Dieu, ou plus précisément, déterminer l’« esprit » qui fait des lois à appliquer l’expression de la loi fondamentale d’amour que Dieu a dictée aux hommes. Aussi le fondement de l’exigence d’une codification du droit n’est-il pas strictement scientifique, mais, davantage, théologique : l’esprit des lois qui doit permettre aux juges de bien juger est le « substitut de l’Esprit de Dieu 37 ». Or, 35 2 Co 3,6. 36 Pascal, Pensées, op. cit., fr. 284. 37 M.-F. Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, p. 117. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 331 Domat estime que les juges ont jusqu’à présent failli à leur mission, et ce parce qu’ils disposent de méthodes d’interprétation insuffisantes et inadaptées. Il se propose donc de les renouveler en profondeur, au point de provoquer une « mutation essentielle, tant dans l’histoire doctrinale et institutionnelle de la fonction de juger que dans l’évolution des méthodes de l’interprétation judiciaire 38 ». Car si Domat souligne, comme toute la tradition juridique occidentale à la suite de saint Augustin, que la validité des lois posées par les hommes réside dans le fait d’exprimer la loi divine, il a pour ambition propre de « transformer ce lien en un lien purement logique qui, comme tel, s’imposera au juge 39 », ou encore, de faire d’une simple origine un véritable fondement. De surcroît, l’entreprise est marquée par sa dimension systématique, puisque Domat compte effectuer ce travail pour « la totalité des lois nécessaires à la vie sociale, en les faisant toutes apparaître comme les conséquences logiquement déduites d’un seul et unique principe 40 », à savoir, la loi divine. Enfin, le recours au mos geometricus 41 pour l’exposition des normes et leur mise en œuvre permettra de donner à toutes les normes une même évidence et une même certitude, en leur attribuant la même irréfutabilité que la loi divine elle-même. Ainsi, chez Domat, la logique rationnelle est mise tout entière au service de l’union entre les hommes et Dieu que les juges contribuent à instaurer par leurs jugements. En outre, le juge préfigure d’autant plus l’avènement de la justice divine que l’équité dont il doit faire preuve le rapproche, lui ainsi que l’ensemble de la société, de l’ordre de la charité. En effet, Domat n’en reste pas à l’équité telle que le droit romain l’a définie - selon les trois principes suivants : vivre honnêtement, ne pas nuire à autrui, et, surtout, rendre à chacun le sien ; mais il fait au contraire valoir la nouveauté et la supériorité de la loi d’amour formulée par le Christ, qui permet à ses disciples d’agir avec plus de justice. Néanmoins, Domat souligne également combien le juge doit veiller au respect simultané de la charité et de la vérité : On juge aussi témérairement en bien qu’en mal : il y a du péril en l’un et en l’autre. Si on juge mal en mal, on blesse la charité ; si on juge mal en bien, on blesse la vérité. C’est-à-dire que, jugeant mal d’une bonne action, on fait 38 M.-F. Renoux-Zagamé, « Domat : du jugement de Dieu à l’esprit des lois », Le Débat, mars/ avril 1993, p. 50. 39 Ibidem, p. 57. 40 Idem. 41 Idem. Chloé Horusitzky 332 tort à son prochain, et que, jugeant bien d’une mauvaise action, on fait tort à la vérité 42 . Or, pour se prémunir contre ces deux écueils, le juge dispose d’une aide : celle de sa conscience. En effet, si pour Domat s’établit, par la conscience, un lien direct avec Dieu, c’est sur le fondement de l’affirmation de saint Paul selon laquelle la conscience témoigne de la loi naturelle écrite dans le cœur de tout homme 43 . Toutefois, la voix de la loi naturelle peine souvent à se faire entendre ; c’est pourquoi Domat envisage l’élaboration d’une véritable science des lois, afin de pallier la faillibilité de la conscience, et d’assurer malgré tout la communication de l’esprit humain avec l’Esprit de Dieu. C ONCLUSION Ainsi, non seulement le juge humain doit s’efforcer de rendre le jugement de Dieu, mais encore, cela lui est possible, grâce à l’ouvrage de codification élaboré par Domat : le jugement humain préfigure ainsi véritablement le jugement de Dieu, et le juge sert parfaitement d’intermédiaire entre Dieu et les hommes. Si la Bible est essentielle à l’œuvre de Domat, c’est parce qu’elle lui fournit l’image du juge idéal, en même temps que les principes auxquels celui-ci, plus que tout autre chrétien, doit se conformer ; et c’est aussi parce qu’elle contient la loi de Dieu, dont l’esprit irrigue l’ensemble des lois humaines, et que le juge doit ressaisir. Est donc remarquable chez Domat l’absence de solution de continuité entre la Bible et le rationalisme juridique : la logique rationnelle de la science du droit est tout entière mise au service de l’union entre les hommes et Dieu. Et cette harmonie est d’autant plus frappante qu’elle ne survit pas à Domat et au XVII e siècle. Le XVIII e siècle est en effet celui d’une sécularisation de la science juridique et, au premier chef, de la figure du juge. À cet égard, l’intitulé « De la Bible au Code civil » est peut-être trompeur, ou du moins, il doit s’entendre avec prudence : car rien dans les réflexions de Domat n’annonce la laïcisation du droit et de la figure du juge, telle qu’on peut pourtant l’observer par la suite. Si l’on présente habituellement les Lois civiles dans leur ordre naturel de Domat comme l’anticipation du Code civil de 1804, c’est en raison de l’organisation des lois en un système rationnel ; l’affirmation du caractère divin du juge, elle, a évidemment disparu. Il faut donc bien distinguer, de l’intention et de la pensée originelle de Domat, une conséquence certes inscrite dans la logique de son projet, mais qu’il n’a pas 42 Domat, Pensées, XL. 43 Voir Rom, II, 14-15. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 333 lui-même exprimée, et selon laquelle « le corps artificiel forgé par la raison humaine pour remplacer une grâce divine absente, peut, par [une ]complète fermeture sur lui-même, fonctionner en parfaite autarcie 44 ». Le solide édifice juridique construit par Domat n’aura donc pas suffi à préserver durablement la relation unique qu’il avait posée entre le juge et Dieu. Inscrite au sein d’un dispositif théorique et théologique ambitieux, la figure du juge constituée par Domat ne tarde pourtant pas à s’effriter ; originellement divine, elle se révèle un colosse aux pieds d’argile. 44 M.-F. Renoux-Zagamé, « Domat : Du jugement de Dieu à l’esprit des lois », op. cit., p. 62. PFSCL XLIII, 85 (2016) La violence dans les relations amoureuses et conjugales dans l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin T ATIANA K OZHANOVA (K ENNESAW S TATE U NIVERSITY ) La question de la violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy- Rabutin s’inscrit dans la problématique plus large de la représentation des rapports de pouvoir entre les sexes et de la place de la femme dans le roman français du XVII e siècle. Les critiques littéraires en identifient deux traditions différentes : celle du roman comique, qui traite de personnages moyens ou bas et évoque leur vie quotidienne, et du roman sentimental, qui introduit des personnages illustres et dépeint leurs actions et sentiments élevés 1 . Dans le roman comique, la violence physique et verbale entre les sexes constitue un élément proprement comique de l’œuvre avec des topoi du vieux mari trompé et battu, de l’amant volé par sa déshonnête maîtresse, de la jeune ingénue enlevée et séduite par un amant riche et puissant, etc. Dans le roman sentimental, par contre, il s’agit surtout des violences affectives liées à la souffrance que cause l’amour non partagé ou interdit aux amants malheureux, de rares cas de la violence physique ayant, d’habitude, des conséquences tragiques. Le roman comique, héritier de la tradition misogyne du Moyen Age, représente une femme vénale et trompeuse, dépendante des désirs sexuels de l’homme, « femme-objet » qui s’achète avec de l’argent 2 . Le roman sentimental, inspiré par des idées néoplatoniciennes, peint, par contre, une femme parfaite, supérieure à l’homme, ayant 1 Voir Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1967; Maurice Lever, Romanciers du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1996. 2 Comme le note J. Serroy, « les femmes de Francion ne sont ainsi que des « femmes-objets » » (Jean Serroy, Roman et réalité. Les Histoire comiques au XVII e siècle, Paris, Minard, 1981, p. 158). Tatiana Kozhanova 336 le pouvoir absolu sur son amant. « L’impérialisme féminin » 3 dans un cas offre la contrepartie au despotisme masculin dans l’autre. La dichotomie « femmes-objets » du roman comique / « femmesmaîtresses » du roman sentimental doit certainement être nuancée. Comme l’a démontré Gabrielle Verdier, les femmes dans L’Histoire Comique de Francion de Charles Sorel contrôlent souvent la situation et «loin d’être passives, prennent en main la mise en scène de leur séduction » 4 . D’autre part, le pouvoir des personnages féminins dans le roman sentimental se limite au domaine bien étroit du sentiment amoureux. Quand il s’agit du choix de l’époux et du mariage, la fille doit obéir à la volonté de ses parents, alors qu’une fois mariée elle est contrainte de subir patiemment l’autorité de son époux. Comme le note un des personnages de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, « la liberté que le nom d’homme rapporte, est beaucoup plus agréable que n’est pas la servitude à laquelle nostre sexe est soumis » 5 . Si le thème de la servitude de la femme dans le mariage n’est qu’abordé chez Honoré d’Urfé, il occupe une place importante dans le roman précieux du milieu du siècle et aboutit au thème de l’amour adultère dans la nouvelle de Mme de Lafayette qui le présente comme conséquence directe de la pratique des mariages arrangés 6 . En guise d’exemple on peut citer le célèbre roman de la Princesse de Clèves où le topos de l’adultère, propre à la littérature comique, acquiert les dimensions tragiques et dont l’héroïne éponyme évoque de la compassion chez le lecteur dans son amour « criminel » du point de vue de la loi et de la morale de la société contemporaine. L’Histoire amoureuse des Gaules, parue dix ans avant la Princesse de Clèves, peint également l’amour adultère ou bien les amours adultères de quelques femmes nobles et explore les rapports entre les sexes dans le mariage et dans les relations amoureuses extraconjugales au sein de la société aristocratique. Pourtant, Bussy traite cette matière d’une façon différente. Il emprunte à la tradition misogyne l’image de la femme vicieuse et en fait l’objet du désir et surtout de la violence de la part de l’homme. Comme le note Jacques Prévot, Bussy « cultive l’anti-roman en ne nous présentant que des personnages parfaitement antihéroïques » 7 . Mais ce n’est pas le roman comme genre qui est ciblé par Bussy, c’est la société de la Cour 3 L’expression emprunté à J.-M. Peloux (Jean-Michel Pelous, Amour précieux, amour galant (1654-1675), Paris, Klincksiek, 1980, p. 57). 4 Gabrielle Verdier, « Femmes-objets ? Femmes de tête ? L’indécidable sexe féminin dans l’Histoire comique de Francion », Littératures classiques, 41, hiver 2001, p. 112. 5 Honoré d’Urfé, L’Astrée, Paris, H. Champion, 2011, p. 361. 6 Voir Nathalie Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à la Princesse de Clèves (1654-1678), Paris, H. Champion, 1999, pp. 47-78. 7 Jacques Prévot, Libertins du XVII e siècle, Paris, Gallimard, t. II, p. 1606. La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 337 dont il révèle des vérités cachées en démystifiant le mythe de l’amour galant. La tradition misogyne du roman comique dans l’Histoire amoureuse des Gaules rejoint la veine satirique, dans les personnages stéréotypés on reconnaît les contemporains de l’écrivain. « Le roman de Bussy, - écrit Alain Wood , - donne les détails précis des aventures érotiques de deux femmes réelles de la cour, Mme d’Olonne et Mme de Châtillon, et s’ancre dans leur réalité spécifique » 8 . C’est ce côté « réaliste » de l’œuvre que nous nous proposons d’étudier. Nous allons commencer par la question du pouvoir parental et marital chez Bussy, ensuite passer à la question de la violence dans les relations extraconjugales et, finalement, démontrer comment les mécanismes de violence et de répression ciblés sur les femmes sont soutenus par l’ordre de la société même, qui est celle de la domination masculine et s’inscrit aisément dans le modèle décrit par Pierre Bourdieu 9 . 1. Le pouvoir parental et marital Il y a trois couples mariés dans l’Histoire amoureuse des Gaules : c’est Ardélise et Lénix, Angélie et Ginotic, Mme de Cheneville et M. de Cheneville. Dans le premier cas, il s’agit d’un mariage arrangé, conclu entre Lénix et la mère d’Ardélise qui le reçoit agréablement, étant fort satisfaite de ses « grands biens » et de sa « qualité » 10 . Nous ne savons pas si Ardélise est aussi satisfaite que sa mère, car elle ne prend jamais la parole. Au premier regard, le mariage entre Angélie et Ginotic fait contraste avec le mariage arrangé entre Ardélise et Lénix. Ginotic organise un enlèvement de sa maîtresse et s’oppose dans cette affaire à la volonté du maréchal son père. Est-ce un de ces mariages d’amour si rares au XVII e siècle ? En fait, Bussy se base dans son récit sur l’épisode réel de l’enlèvement de Mlle de Boutteville par le comte de Châtillon et leur mariage secret qui fit du bruit à l’époque et fut bien connu par les contemporains. Dans ses Mémoires Mme de Motteville souligne le caractère paisible de l’affaire : « l’amant enleva sa maîtresse, et on crut que sa maîtresse y avait consenti » 11 . En plus, la mémorialiste affirme que les jeunes gens s’aimaient : « Mlle de Boutteville était aimée du comte de Châtillon », et à son tour « elle aimait celui qu’on lui donnait ; et 8 Allen G. Wood, « Bussy, Boileau et la verve satirique », Bussy Rabutin, l’homme et l’œuvre : actes du colloque pour le trois centième anniversaire de la mort de Roger de Rabutin, comte de Bussy (1993), Marmagne, Jany, 1995, p. 134. 9 Voir Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998. 10 Roger de Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules, édition de Roger Duchêne avec la collaboration de Jacqueline Duchêne, Paris, Gallimard, 1993, p. 28. 11 Madame de Motteville, Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour, Paris, G. Charpentier, 1886, t. I, p. 225. Tatiana Kozhanova 338 comme ambitieuse et prudente, elle n’était pas fâchée de trouver un aussi bon parti que l’était pour elle le comte de Châtillon » 12 . Bussy, par contre, révèle le caractère dérisoire du mariage. D’un côté, Gynotic se déçoit trop vite de son choix : « Il lui prit un chagrin épouvantable le lendemain de son mariage, et cependant qu’il fut à Stancy, le chagrin lui continua de telle sorte, qu’il ne sortait non plus des bois qu’un sauvage » 13 . De l’autre côté, l’auteur passe sous silence les sentiments d’Angélie et son mariage se présente de nouveau comme un marché conclu. Cette fois, il s’agit de l’accord entre deux amis, Gynotic et le prince Tyridate. Tous les deux ils sont amoureux de la dame, mais étant déjà marié, le prince Tyridate cède Angélie à son ami : « puisqu’il n’avait pour but que la galanterie et lui songeait au mariage » 14 . Finalement, les détails du mariage de Madame de Cheneville, dont l’histoire figure dans la partie autobiographique du roman, ne sont pas révélés au lecteur, sauf la présence des intérêts lucratifs de la part du père du narrateur qui souhaite pour son fils une partie avantageuse : « son bien, qui accommodait fort le mien, parce qu’il était en partage de ma maison, obligea mon père de souhaiter que je l’épousasse » 15 . Bussy refuse le mariage, gêné par « certaine manière effrontée » 16 de la jeune fille, et Mme de Cheneville se marie avec M. de Cheneville. En somme, tous les trois mariages démontrent de façons différentes que la femme ne joue aucun rôle dans le choix de son époux. C’est la décision de la famille qui compte en premier lieu et de l’homme en deuxième, la femme étant traitée comme « un objet d’échange voué à contribuer à la reproduction du capital symbolique des hommes », pour citer Bourdieu 17 . En même temps, les femmes dans l’Histoire amoureuse des Gaules se consolent très vite dans leurs mariages arrangés avec des amants réels (Angélie et Ardélise) ou virtuels (dans le cas de Mme de Cheneville). De leur côté, les maris trompés réagissent assez tranquillement à la violence faite à la foi conjugale. Ils ne sont ni extrêmement jaloux, ni extrêmement violents 18 . Même si Lénix défend à Ardélise de voir son amant Candole, et M. de Cheneville défend à sa femme de recevoir Bussy, qui lui envoie une lettre 12 Madame de Motteville, op. cit., pp. 224, 226-227. 13 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 94. 14 Ibid. 15 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 157. 16 Ibid. 17 Bourdieu, op. cit., p. 157. 18 À comparer avec le comportement de Polydor dans les Histoires tragiques de François de Rosset, qui punit de mort « l’exécrable vice d’adultère », commis par sa femme Clymène (François de Rosset, Histoires tragiques, Paris, Le livre de Poche, p. 272). La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 339 amoureuse, les maris dans l’Histoire amoureuse des Gaules sont plutôt accommodants. Comme le note Alain Wood, ce sont les amants qui s’approprient le rôle du mari, « qui surveillent la dame avec jalousie et craignent des rivaux » 19 . Ce n’est pas entre les époux, mais entre les amants et leurs maîtresses que se développent les relations de violence, ce qui représente le côté original de l’œuvre. 2. La violence dans les relations extraconjugales Le procès de la cour qu’on fait à la dame se transforme dans l’Histoire amoureuse des Gaules d’un acte de la soumission propre au roman sentimental en acte de la violence, les motifs de la gloire et le vocabulaire de la guerre accompagnant toutes les entreprises amoureuses. Ce n’est pas par son amour que Samilcar décide de s’attacher à Ardélise, mais parce qu’il est « en âge de faire parler de lui et qu’Ardélise étant une des plus belles femmes de la cour, outre de grands plaisirs, pourrait encore bien faire de l’honneur à qui en serait aimé » 20 . De même, Trimalet « crut que la conquête d’Ardélise lui serait aisée et honorable, de sorte qu’il résolut de s’y embarquer par les motifs de la gloire » 21 . Comme le note le narrateur, « les femmes donnent de l’estime aussi bien que les armes » 22 , ce qui établit le lien entre l’amour et la violence, tous les deux faisant partie de la manifestation de la virilité des personnages masculins. Ainsi, les femmes sont objectivées non seulement par les parents et les maris, mais également par les amants qui pensent peu aux sentiments de leurs maîtresses. On les tire au sort comme dans l’histoire de Bussy et de Bélise, on les achète avec de l’argent, comme le font Castillante et Crispin, on les dispute sans demander leur avis, comme Fouqueville et Trimalet à propos d’Ardélise. Et Ardélise exclame avec indignation : « Je suis bien aise de voir que tous vous autres messieurs disposiez de moi comme de votre bien. Me voilà donc maintenant à Trimalet, puisque vous lui avez fait votre déclaration que vous ne prétendiez plus rien à moi » 23 . Ce traitement des personnages féminins rapproche l’Histoire amoureuse des Gaules de la tradition de la littérature comique et satirique, sauf que les femmes chez Bussy égalent les hommes dans leur rang social n’étant ni prostituées, ni paysannes, ni servantes, ni même bourgeoises, mais les 19 Wood, op. cit., p. 138. 20 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 49. 21 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 59. 22 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 49. 23 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 143. Tatiana Kozhanova 340 dames de la haute société, qui ne veulent pas céder aux hommes leur indépendance et essaient de prendre le contrôle de la situation dans leurs propres mains. Du coup, c’est la guerre entre les sexes que nous observons dans le roman de Bussy, la guerre qui anticipe dans son acharnement les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos et qui est marquée par plusieurs actes de violence verbale aussi bien que de violence physique. Les amants qui se déchirent Nous pouvons répertorier les cas de violence verbale dans l’Histoire amoureuse des Gaules en quatre catégories : les injures, les menaces, la médisance, l’indiscrétion. Ainsi, Candole ayant appris qu’Ardélise le trompe avec Castillante la traite d’une « femme sans honneur » et d’une « infâme » 24 , le comte de Vorel dit à la comtesse de Fièsque qu’elle est la plus grande friponne du monde 25 et Fouqueville dit mille injures à Angélie après avoir « menacé de lui couper le nez » 26 . Les injures et les menaces démontrent le caractère emporté du personnage masculin et peuvent même représenter un signe du vrai sentiment amoureux, comme dans le cas de Candole et de Fouqueville. La médisance et l’indiscrétion, par contre, sont une arme mortelle de la vengeance préméditée et froide dont les femmes se servent aussi souvent que les hommes. Par exemple, Angélie « taille en pièces » Montaigu 27 dans sa lettre à Fouqueville, Baurin ne désirant pas « se venger trop faiblement » « ne garde plus aucunes mesures avec Angélie» et « la déchire partout » 28 , Ardélise « sacrifie » les sentiments du chevalier d’Aigremont en rendant publique sa lettre amoureuse et essaye de ruiner le mariage de son amant Samilcar 29 . Le langage de Bussy, connu pour sa précision et expressivité, est dans ce cas révélateur : « tailler en pièces », « déchirer », « sacrifier », « ruiner », tous ces verbes traduisent la violence dans les rapports entre les sexes. Les amants qui se tuent La violence de parole est également accompagnée de violence physique. Les deux exemples à citer se trouvent dans l’histoire d’Angélie et Ginotic et 24 Bussy-Rabutin, op. cit., pp. 42, 36. 25 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 54. 26 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 136. 27 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 133. 28 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 118. 29 Bussy-Rabutin, op. cit., pp. 58, 90. La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 341 caractérisent non seulement les personnages qui y sont mêlés, mais également la société (le pouvoir officiel et l’opinion publique) qui devient témoin de ces actes de violence. Il s’agit de l’enlèvement de Baurin par Brisloë et de l’enfermement d’Angélie par Fouqueville. Angélie, ayant profité pleinement de la passion amoureuse de Baurin, se plaint de lui à son nouvel amant Brisloë qui prend l’initiative et organise l’enlèvement de son rival. Angélie est déçue : « elle eût bien plutôt pardonné à Brisloë la mort de Baurin que son enlèvement » 30 , mais elle se sent obligée de le laisser partir. Baurin, donc, en est quitte pour une peur légère, sa vengeance, par contre, n’a pas de limites. « En déchirant partout Angélie », il va jusqu’à la Reine mère en lui montrant ses lettres les plus emportées. La réaction de la société est univoque : on est animé « d’une juste colère » et la reine mère ne se fait pas attendre pour passer l’affaire au roi : Lorsqu’elle eut appris l’insulte qu’on avait faite à Baurin, elle en fit un fort grand bruit, et dit publiquement que puisque l’on maltraitait les gens qui rentraient dans leur devoir, Théodate en saurait bien faire justice 31 . Dans le cas de l’enlèvement et l’enfermement d’Angélie la réaction de la société est bien différente. Fouqueville amoureux d’Angélie a recours au chantage pour obtenir ses dernières faveurs 32 . Ensuite, il la tient enfermée pour profiter d’elle à sa guise, et finalement la met en prison où elle est obligée de vivre avec lui « d’une manière capable d’attendrir un barbare » 33 . La détention d’Angélie est connue de tout le monde, mais ne choque personne. De plus, Fouqueville dans ses démarches est soutenu par le Grand Druide. Comme le note ironiquement le narrateur, Il n’est pas croyable que le Grand Druide ignorât où était Angélie, et cela est plaisant que ce grand homme, qui faisait tout le destin de l’Europe, fût de moitié d’un commerce amoureux avec Fouqueville 34 . En fait, le Grand Druide, se trouve mêlé non seulement dans une affaire amoureuse, mais aussi criminelle, car Angélie est détenue contre son gré. Pourtant il prétend de l’ignorer trouvant son intérêt politique dans la situation humiliante pour l’héroïne 35 . Somme toute, la société dans l’Histoire amoureuse des Gaules est la société du double standard, avec « sa dissymétrie 30 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 115. 31 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 118. 32 « Angélie qui craignait la mort plus que toute autre chose ne balança point de contenter Fouqueville » (Bussy-Rabutin, op. cit., p. 120). 33 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 131. 34 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 132. 35 « Il était bien aise que le prince Tyridate, son cousin et son amant, en reçût une mortification extraordinaire » (Bussy-Rabutin, op. cit., p. 132). Tatiana Kozhanova 342 radicale dans l’évaluation des activités masculines et féminines » 36 , comme la définit Pierre Bourdieu. On condamne les méfaits des femmes et ignore ou même justifie les méfaits des hommes. 3. La société du double standard Ce principe des doubles standards est encore plus visible dans les épisodes engendrés par la violence verbale qui mènent généralement à la perte de la femme et n’ont presque aucune conséquence pour les hommes. Ainsi, le maréchal de Chamuy humilie devant tout le monde Angélie en lui posant une question qui non seulement révèle leur liaison sexuelle, mais donne des détails intimes sur sa maîtresse. « Mon pauvre enfant, comment se portent mes petites fesses ? sont-elles toujours maigres ? » 37 , - lui demande-t-il. Cette mention du « bas » corporel, propre à la tradition comique, prend une envergure de la violence et cruauté exemplaire étant placée dans un salon aristocratique et porte un coup mortel à l’héroïne : « On ne saurait comprendre l’état où fut Angélie à ce discours. Ce lui fut un coup de massue sur sa tête » 38 . Cette violence est même désapprouvée par le hôte de la maison : « Les braves hommes ne doivent pas rompre en visière aux dames » 39 , dit-il au maréchal. Pourtant, Angélie paie les frais de sa débauche et perd tout son crédit auprès ses amis : « …depuis ce jour-là, ils n’eurent pas grand commerce avec elle » 40 . Par contre, Samilcar dont la liaison avec Ardélise devient notoire peu avant son mariage et qui déclare dans une lettre qu’il n’aime pas et méprise sa future épouse, Mlle de la Roche (« j’espère de me venger d’elle en l’épousant sans l’aimer » 41 ), sort vainqueur de cette situation délicate : Le seigneur de Linancourt, grand-père de Mlle de la Roche répondit à ceux qui lui parlait de cette lettre que, hors l’offence de Dieu, Samilcar ne pouvait pas mieux faire, jeune comme il était, que s’appliquer à gagner le cœur d’une aussi belle dame qu’Ardélise ; que ce n’était pas d’aujourd’hui qu’on déchirait les femmes dans les ruelles des maîtresses 42 . La mauvaise conduite d’Ardélise est punie, la mauvaise conduite de Samilcar, même étant reconnue comme telle (« hors l’offence de Dieu »), est prise 36 Bourdieu, op. cit., p. 66. 37 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 134. 38 Ibid. 39 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 135. 40 Ibid. 41 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 89. 42 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 90. La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 343 à son avantage. La violence masculine (« on déchire les femmes ») est légalisée par le temps et l’usage « (ce n’était pas d’aujourd’hui). Ainsi, dans cette guerre entre les sexes, les femmes sont toujours perdantes et obligées de faire face non seulement à leurs ennemis masculins, mais à la société toute entière qui prend chaque fois le parti des hommes. 4. Bussy personnage et narrateur Finalement, posons la question sur la position de Bussy dans cette guerre entre les sexes. Au premier regard, il fait exception de tous les personnages masculins du roman, étant un serviteur parfait de sa maîtresse Bélise, et on pourrait imaginer que le règne de la femme dans ce couple est rétabli. Et pourtant, ce n’est pas comme personnage, mais comme narrateur que Bussy démontre le côté illusoire de cette mise en suspens de la violence symbolique exercée sur les femmes. Comme le remarque Pierre Bourdieu dans son ouvrage : La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l’être (esse) est un être-perçu (percipi), a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-àdire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient « féminines », c’est-à-dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées. Et la prétendue « féminité » n’est souvent pas autre chose qu’une forme de complaisance à l’égard des attentes masculines, réelles ou supposées, notamment en matière d’agrandissement de l’égo. 43 De même, Bussy présente la maîtresse idéale (honnête maîtresse) en femmeobjet. Elle « craint plus que la mort de donner de la jalousie à son amant » 44 , elle « ne garde aucune mesure avec lui sur la confiance » 45 , elle surprend son amant « par mille petites grâces à quoi il ne s’attend pas, elle n’a rien de réservé pour lui, elle s’applique à le faire estimer de tout le monde, et qu’enfin elle fait de sa passion la plus grande affaire de sa vie » 46 . En exigeant le don complet de l’esprit et du corps de la part de la femme, Bussy en même temps lui offre rien en échange, en laissant à l’homme toute sa liberté, et applique de nouveau le principe du double standard dans les rapports entre les sexes. 43 Bourdieu, op. cit., p. 73. 44 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 188. 45 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 190. 46 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 191. Tatiana Kozhanova 344 Conclusion Pour conclure, il est à noter que le roman de Bussy représente un intérêt sociologique aussi bien que littéraire. Témoignage fascinant de la vie de la société aristocratique de l’époque, l’Histoire amoureuse des Gaules permet de découvrir des vérités cachées du grand siècle, observer la vie de la haute société dans un mouvement complexe des mécanismes sociaux, des rapports entre les hommes et les femmes dans leur nudité sans fard. De l’autre côté, en décrivant sans idéaliser les mœurs de la haute société, mettant le conflit amoureux hors du cadre traditionnel du mariage et du parfait amour, l’Histoire amoureuse des Gaules découvre un nouveau terrain du romanesque, se plaçant à l’origine du roman libertin du XVIII e . Si « l’histoire de la littérature en France, - comme l’écrit Nancy Miller, - est une histoire construite par les rapports entre les sexes » 47 , c’est à Bussy qu’appartient la gloire de tourner une de ses pages. 47 Nancy K. Miller, « La Mémoire, l’oubli et l'art du roman : textes libertins, textes sentimentaux », Femmes et pouvoirs sous l'ancien régime, Paris, Rivages, 1991, p. 238. PFSCL XLIII, 85 (2016) Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang Y OHANN D EGUIN (U NIVERSITÉ DE L ORRAINE ) Mme de Sévigné est, pour le grand public comme pour la recherche littéraire, une mère : celle, éplorée, de Mme de Grignan. Nombreuses sont les études à s’être arrêtées sur cette relation épistolaire tendre, intime ou passionnée du XVII e siècle, dont les échanges constituent 82 % des lettres qui nous sont parvenues 1 . Dans sa thèse, Laure Depretto 2 constate à ce sujet une tendance majoritaire de lecture de Sévigné « à l’aune du modèle de la lettre d’amour et de l’écriture de l’intime » 3 . Cette tendance tend cependant à être nuancée : en effet, la critique sévigniste s’est récemment tournée vers une approche stylistique et rhétorique de la correspondance de Mme de Sévigné, dépassant le débat célèbre qui a opposé les tenants d’une écriture spontanée et ceux d’une œuvre consciemment construite. Ainsi, typologie de l’anecdote 4 , quête du privé et du public 5 , écriture de la nouvelle 6 ont fait 1 C’est Roger Duchêne qui en fait le calcul dans « Du destinataire au public, ou les métamorphoses d’une correspondance privée », in Revue d’histoire littéraire de la France, Paris, Armand Colin, janvier-février 1976, pp. 29-46. 2 Laure Depretto, Informer et raconter dans la Correspondance de madame de Sévigné, Paris, Classiques Garnier, 2015. Je remercie Mme Depretto de m’avoir permis d’accéder à la première version de sa thèse avant publication. Citation du résumé de la thèse, op. cit., consulté sur http: / / www.fabula.org/ actualites/ these-de-ldepretto-l-histoire-du-jour-recit-factuel-et-ecriture-epistolaire-dans-la_53873.php. 3 Cette tendance critique est notamment sensible dans l’un des ouvrages majeurs de Roger Duchêne sur la question : Réalité vécue et art épistolaire 1/ . Madame de Sévigné et la lettre d’amour, Paris, Klincksieck, 1992. 4 Cécile, Lignereux, « Vers une typologie des anecdotes galantes de Madame de Sévigné », Littératures Classiques. Écritures de l’actualité (XVI e -XVIII e siècles), n°78, Paris, Klincksieck, automne 2012, pp. 97-109. Nous notons également la parution prochaine, du même auteur, de L’écriture de la tendresse dans les lettres de Mme de Sévigné, Paris, Classiques Garnier, en préparation. Yohann Deguin 346 l’objet d’études récentes, venues compléter les riches travaux de Roger Duchêne, de Bernard Bray ou de Fritz Nies 7 . Et de fait, dès lors qu’il s’agit d’observer la correspondance de Mme de Sévigné avec d’autres correspondants, par le biais de la famille, et notamment avec le comte de Bussy- Rabutin, aristocrate exilé en Bourgogne par Louis XIV pendant dix-sept ans, l’angle de la lettre d’amour ou d’une écriture qui se ferait proprement intime n’est plus opérant. Marie de Rabutin-Chantal et Roger de Bussy-Rabutin sont doublement cousins. Le comte est le cousin issu de germain de Celse-Bénigne de Rabutin-Chantal, père de Mme de Sévigné. Cette dernière appartient à la branche aînée de la famille, et jouit donc de la préséance du sang sur Bussy- Rabutin. Lui s’est par ailleurs marié, en premières noces, à Gabrielle de Toulongeon, une autre Rabutin de la branche aînée et cousine de la marquise. Mme de Sévigné est née en 1626, Bussy-Rabutin en 1618. La proximité de l’âge et du degré de parenté entre le comte et la marquise favorisent une connivence motivée par les liens du sang et leur correspondance, loin d’être jalonnée par les questions du cœur comme ce peut être le cas avec Mme de Grignan, l’est par les questions du sang et de la famille. La relation de cousinage et la différence des sexes des épistoliers ne permettent pas, ici, l’échange proprement intime. Tout au plus l’intimité induite entre Bussy-Rabutin et sa cousine confinerait au badinage galant, et pas à un idéal de tendresse. Plus encore, c’est une solidarité familiale qui est à l’œuvre entre les deux parents, et elle dépasse de loin le temps des querelles et des reproches 8 . Cette solidarité nous semble fondée, dans le cas de Mme de Sévigné et de Bussy-Rabutin, sur une pratique d’écriture qui se fait ellemême familiale, en tant qu’elle recourt à des paradigmes attachés à la maison, au sang, et à un ethos aristocratique conscient de son lignage : c’est ce que nous nous proposons d’envisager ici. 5 Nathalie Freidel, La Conquête de l’intime. Public et privé dans la correspondance de Mme de Sévigné, Paris, Champion, 2009. 6 Laure Depretto « Annoncer l’incertain : les fausses nouvelles dans les Lettres de Mme de Sévigné », in Littératures Classiques. L’épistolaire au XVII e siècle, n°71, Paris, Klincksieck automne 2010, pp. 221-236. 7 Nous renvoyons notamment à Bernard Bray, « Quelques aspects du système épistolaire de Mme de Sévigné », in Revue d’Histoire Littéraire de la France, Littérature sous Louis XIV, n°3-4, Paris, Armand Colin, mai-août 1969, pp. 491-505, et à Fritz Nies, Les Lettres de Madame de Sévigné : conventions du genre et sociologie des publics, Michèle Creff (trad.), Paris, Champion, 2001. 8 Nous renvoyons ici à l’article d’Adrien Viallet, qui rend compte des brouilles et réconciliations des deux cousins, « Les lettres de reprise entre Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin », in La première année de correspondance entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 297-314. Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 347 Nous verrons comment les épistoliers s’attachent à situer le sang familial à la croisée entre des idéaux aristocratiques et familiaux afin d’affirmer une appartenance forte à une caste. De là, nous redéfinirons le rabutinage, pratique singulière et revendiquée de l’écriture familiale chez Sévigné et Bussy- Rabutin, à l’aune du récit généalogique qu’ils pratiquent. Enfin, nous verrons comment la sacralisation du nom Rabutin sert à la fois à distinguer les honneurs familiaux et à assurer une connivence entre les correspondants. 1. Le sang : à la croisée des idéaux familiaux et aristocratiques Entre les années 1594 et 1650, le concept de noblesse se modifie en profondeur et l’idée de sa transmission héréditaire par le sang permet à l’ancienne aristocratie de faire obstacle aux nouveaux anoblis, aux parvenus et à la bourgeoisie, de plus en plus présents dans les offices royaux. La vertu n’est plus l’apanage de la noblesse d’épée. Cette dernière choisit alors le sang comme marque de l’identité nobiliaire. Il s’agit de réactiver, à la fin du XVI e siècle, le contrat symbolique fondé avec les premières croisades et selon lequel la noblesse d’épée verse son sang pour le roi et partant, entre en contre-don dans la reconnaissance féodale 9 . Parce que ce contrat fondé sur le sang tend à ne plus suffire à distinguer les noblesses et leur hiérarchie, notamment sur la scène curiale où la vénalité des charges et offices royaux remet en cause le système d’élection naturelle, on le réaffirme comme marque de distinction, en réaction à une noblesse de fraîche date. À diverses occasions, Mme de Sévigné ressent la « force du sang ». Cette expression s’inscrit dans la constellation lexicale qui tend à consacrer le lien familial, et que convoque Mme de Sévigné. Il s’agit de faire famille, de s’instituer en « maison » 10 par l’invocation du sang qui identifie et unifie le 9 Pour une analyse précise et complète de l’histoire du concept de noblesse entre 1500 et 1650, nous renvoyons à Ellery Schalk, L’épée et le sang, une histoire du concept de noblesse (vers 1500 - vers 1650), Seyssel, Champ Vallon, 1996. Voir également, l’étude plus récente de Michel Nassiet, Parenté, Noblesse et États dynastiques, XV e -XVI e siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, 2000. 10 Voir à ce sujet l’étude du concept de famille sous l’ancien régime proposée par Jean-Louis Flandrin dans Familles. Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Seuil, 1984, pp. 11-17 : « Le concept de famille était écartelé entre l’idée de corésidence et l’idée de parenté que l’on trouve soudées dans la définition devenue la plus courante aujourd’hui. Le mot évoquait en effet beaucoup plus fréquemment un ensemble de parents qui ne résidaient pas ensemble ; et il désignait couramment aussi un ensemble de corésidents qui n’étaient pas nécessairement liés par le sang ou le mariage » (p. 11). C’est cette notion de corésidence qui induit l’emploi, courant au XVII e siècle, de « maison », calqué sur les maisons aristo- Yohann Deguin 348 nom porté par soi et par d’autres, et de le connoter ainsi symboliquement. C’est une expression que l’on trouve à quatre reprises 11 sous la plume de la marquise - dont trois dans sa correspondance avec Bussy-Rabutin -, et qui indique l’importance qu’elle donne à la maison Rabutin. S’ils sont un réseau d’influence, s’ils sont amis, si chacun des Rabutin contribue à l’honneur des autres par ses actions, ils sont aussi liés par un sang commun. Ce sont généralement les questions de santé qui motivent, chez Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin, la thématique du sang. En effet, l’un des remèdes privilégiés de la médecine du temps est le recours à la saignée, supposée alléger le patient d’un excès d’humeur, le sang constituant l’une des quatre humeurs identifiées par la médecine hippocratique 12 . En 1668, alors que Sévigné raille Bussy-Rabutin pour être tombé d’une corniche, elle lui écrit : Je veux savoir auparavant comment vous vous portez, et vous assurer que, par la même raison qui me rendait faible quand vous aviez été saigné, j’ai senti de la douleur de celle que vous avez eue à la tête. Je ne pense pas qu’on puisse porter plus loin la force du sang. 13 Ce que Mme de Sévigné appelle « force du sang », c’est sa capacité surnaturelle à ressentir les maux de ses parents, par le biais du sang. Ainsi, outre les voies épistolaires ou orales, la marquise pose l’existence d’un réseau de communication via le sang. Il s’agit de mettre en évidence l’harmonie familiale. La « force du sang » a des degrés. Celle des Rabutin ne peut être « port[ée] plus loin ». L’idée d’une relation invisible et transcendante entre les Rabutin est développée à plusieurs occasions. Ainsi, lorsque Bussy- Rabutin apprend que sa cousine a dû subir une saignée, alors qu’elle craint les piqûres, il écrit : Ma fille de Montataire me vient d’apprendre votre rhumatisme, Madame, et que s’étant trouvée chez vous le jour qu’on vous allait saigner, elle avait offert son bras au chirurgien, pour vous épargner la peine de la piqûre et ne doutant pas que la décharge du sang de Rabutin ne vous soulageât, de cratiques et la maison royale qui comprenaient, outre le noyau familial à proprement parler, les officiers, les domestiques et le personnel de la maison. 11 Source Frantext, base de données lexicale développée par le laboratoire ATILF de l’Université de Lorraine. 12 Nous renvoyons à la théorie des humeurs d’Hippocrate, sur laquelle se fonde la médecine, au XVII e siècle, le sang étant l’une des quatre humeurs du corps humain, avec la lymphe, la bile noire et la bile jaune. Pour une étude précise des rapports de Mme de Sévigné à la médecine de son temps, voir Yves Pouliquen, Madame de Sévigné et la médecine du Grand Siècle, Paris, Odile Jacob, 2006. 13 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 6 juin 1668, T.I, p. 88. (Nous renvoyons toujours à l’édition de Roger Duchêne dans la Bibliothèque de la Pléiade). Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 349 quelque source qu’il sortît, mais vous crûtes que ce serait violer les droits de l’hospitalité, et vous la remerciâtes de ses offres. 14 Bussy-Rabutin réinvestit le sentiment d’une relation d’un Rabutin à un autre. Ici, le fait que la saignée de Mme de Montataire, fille de Bussy- Rabutin, puisse faire office de saignée pour Mme de Sévigné laisse à penser que les membres de la maison Rabutin forment une communauté par sympathie 15 . La marquise répond à son cousin : Il est vrai que j’eusse été ravie de me faire tirer trois palettes de sang de bras de la Montataire. Elle me l’offrit de fort bonne grâce et je suis assurée que pourvu qu’une Marie de Rabutin eût été saignée, j’en eusse reçu un notable soulagement. […] Pour moi qui m’étais sentie autrefois affaiblie, sans savoir pourquoi, d’une saignée qu’on vous avait faite le matin, je suis encore persuadée que si on voulait s’entendre dans les familles, le plus aisé à saigner sauverait la vie aux autres, et à moi, par exemple, la crainte d’être estropiée. […] Croyez l’un et l’autre que je ne cesserai de vous aimer que quand nous ne serons plus du même sang. 16 D’abord, Mme de Sévigné recourt à un paradoxe syntaxique. Elle « [s]e fai[t] tirer trois palettes de sang », mais ce sang est du « bras de la Montataire ». Le pronom réfléchi « me », complément d’objet indirect du verbe « tirer », entre en concurrence avec le groupe nominal prépositionnel complément du nom « de la Montataire ». Mme de Montataire est née Marie de Rabutin : elle est l’homonyme de Mme de Sévigné. Le partage du nom ajoute au partage du sang. La nièce de la marquise est d’autant plus digne de ses louanges qu’elles partagent à la fois le sang et le nom. La marquise a refusé de faire saigner sa parente, mais elle exprime un autre regret : que l’on ne s’entende pas assez dans les familles. Il ne s’agit pas d’une entente dont le dessein serait uniquement la bonne amitié et l’harmonie. En réalité, il s’agit de préserver la lignée aussi par la survivance de ses membres, grâce au sacrifice des uns - « le[s] plus aisé[s] à saigner » - pour la santé des autres. De la même façon, quand le comte louait le souci d’hospitalité de sa cousine, il s’agissait de faire entendre, sous le compliment mondain, son approbation du choix de la marquise de ne pas tarir le sang des cadets de la lignée, par son sacrifice propre. 14 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Chaseu, le 1 er mai 1686, T.III, p. 253. 15 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, s.v. « Sympathie » : « SYMPATHIE, en termes de Medecine, se dit d’une indisposition qui arrive à une partie du corps par le vice d’une autre, soit par l’affluence de quelque humeur ou vapeur envoyée ailleurs, soit faute de l’influence de la faculté nécessaire pour l’action, ou de la matière qui y est requise, comme qui diroit passion ou souffrance de deux parties. » (Italiques de Furetière) 16 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 14 mai 1686, T.III, pp. 253-254. Yohann Deguin 350 Le thème du sang et de l’écho suscité par celui des uns chez les autres Rabutin rejoint la notion d’honneur. À la guerre, les hauts faits des cousins de Champagne avaient séduit Mme de Sévigné, parce qu’elle en recevait des compliments pour son sang. Cette relation est plus évidente encore lorsqu’elle évoque un cousin Rabutin d’Allemagne : Il est vrai que j’aime la réputation de notre cousin d’Allemagne. Le marquis de Villars nous en a dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison. Je sentis la force du sang, et je la sens encore dans ce que dit la gazette de sa blessure. 17 Mme de Sévigné n’aime pas son cousin pour lui-même. Elle ne le connaît pas. Elle aime sa réputation et le bien qu’il fait à leur famille. Elle ressent une empathie purement familiale à son égard, grâce à « la force du sang ». Cette force, elle la ressent en deux occasions : lorsque le marquis de Villars lui vante son parent, et lorsqu’elle lit qu’il est blessé. Il ne s’agit plus ici d’une force transcendante et irrationnelle. À la différence de la blessure de Bussy-Rabutin qui avait causé à la marquise une faiblesse « sans savoir pourquoi », elle sait ici la raison de son sentiment. D’une part, c’est l’effet de la flatterie du marquis de Villars ; d’autre part, c’est l’empathie pour un lointain parent qui souffre, et qui lui a fait de l’honneur. Ce souci de la cause familiale chez Mme de Sévigné et son cousin porte un nom : le rabutinage. Cette pratique prend précisément son sens dans l’écriture du lignage et dans les liens que tissent les épistoliers avec les membres de la famille, éloignés dans l’espace et dans le temps. Ces liens sont autant de tentatives d’assurer une solidarité et une unité des membres de toute la lignée. 2. Rabutinage et Histoire généalogique de la maison de Rabutin Parmi les réflexions de la critique sur la notion de rabutinage 18 ; nous retiendrons la définition proposée par Bernard Bray : Le mot rabutinage ne se rapporte nullement au ton badin caractéristique de l’échange épistolaire entre les cousins, il n’a aucune signification littéraire, 17 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 22 septembre 1688, T.III, p. 356. 18 Pour une définition en tant qu’usage stylistique et littéraire, nous renvoyons à Christian Garaud, « Qu’est-ce que le rabutinage ? », in XVII e siècle, N°93, Paris, Société d’étude du XVII e siècle, 1971, pp. 27-54. Voir également Thérèse Noblat- Rérolles, Aspects du Rabutinage dans la correspondance de Bussy-Rabutin avec Mme de Sévigné : étude biographique, lexicologique et stylistique, thèse de doctorat de l’Université de Lyon II, 1980. Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 351 et désigne seulement, affublé d’un suffixe plaisamment ironique, l’étroit lien de parenté qui existe, et que reconnaît la marquise, entre les membres de la famille de Rabutin, ainsi que les devoirs de solidarité qu’entraîne ce lien. 19 Ce terme est inventé par Mme de Sévigné. Il apparaît pour la première fois dans une lettre de juillet 1668, où la marquise écrit à Bussy-Rabutin : « Je ne vous dis point l’intérêt extrême que j’ai toujours pris à votre fortune ; vous croiriez que ce serait le rabutinage qui en serait la cause, mais non, c’était vous » 20 . La lettre se situe au cœur de la brouille entre les cousins, après la publication de L’Histoire amoureuse des Gaules. Il s’agit pour Mme de Sévigné de poser l’existence d’une nuance inédite dans la relation de cousinage 21 , et qui implique un lien de parenté singulier. Le rabutinage se définit ici comme la cause potentielle d’un « intérêt extrême que [Mme de Sévigné a] toujours pris à [la] fortune » de son cousin. La marquise justifie des dispositions favorables à l’égard de ses parents par le seul fait de leur appartenance à une famille commune. La correspondance entre Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin est un lieu privilégié dans la constitution du rabutinage. On ne fait pas qu’y reconnaître l’existence d’un lien de parenté singulier. On l’active, on l’élabore et on le cultive. En effet, quoique cousins, le comte et la marquise auraient pu s’ignorer. Au contraire, et en dépit de quelques périodes conflictuelles, ils entretiennent la solidarité, la connivence et la communauté familiales. À cet effet, Sévigné et Bussy-Rabutin forment un groupe élargi d’épistoliers, qui constitue une société virtuelle, mobile et essentiellement familiale : la marquise, le comte, leurs filles, et Corbinelli qui ne manque pas d’apporter à ses compagnons l’assurance du bien-fondé de leur relation. Il écrit : « Vous êtes deux vrais Rabutin, nés l’un pour l’autre » 22 . Les occasions de se rappeler à l’un et à l’autre des origines communes sont toujours saisies. Ainsi, quand il visite le château de Bourbilly, héritage de Mme de Sévigné, Bussy-Rabutin écrit : Les Rabutin vivants [Bussy-Rabutin et sa famille], voyant tant d’écussons, s’estimèrent encore davantage, connaissant par là le cas que les Rabutin 19 Bernard Bray, « Premier lecteur, premier admirateur : le cousin Rabutin », Revue d’histoire littéraire de la France, Images de madame de Sévigné, Paris, Armand Colin, mai-juin 1996, p. 374. 20 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 26 juillet 1668, T.I, p. 94. Italiques de Roger Duchêne. 21 Nous empruntons l’expression de « cousinage » à Mireille Gérard, « Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : la broderie sur le cousinage », in XVII e siècle, Varia, N°241, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, pp. 633-644. 22 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 17 juin 1670, T.I, p. 124. Yohann Deguin 352 morts faisaient de leur maison. Mais l’éclat de rire nous prit à tous quand nous vîmes le bon Christophe à genoux, qui, après avoir mis ses armes en mille endroits, et en mille manières différentes, s’en était fait faire un habit. Il est vrai que c’est pousser l’amour de son nom aussi loin qu’il peut aller. Vous croyez bien, ma belle cousine, que Christophe avait un cachet, et que ses armes étaient sur sa vaisselle, sur les housses de ses chevaux et sur son carrosse. Pour moi, j’en mettrais mes mains dans le feu. 23 Il est ici question de Christophe de Rabutin, l’ancêtre commun de Mme de Sévigné et de Roger de Bussy-Rabutin. Ce dernier profite d’une visite à Bourbilly pour rappeler à sa cousine leur origine commune. Certes, Christophe de Rabutin est raillé pour l’omniprésence de ses armes dans sa maison, mais cette prétention permet à Bussy-Rabutin et aux siens de « s’estim[er] encore davantage ». Il s’agit de mentionner non seulement l’existence d’armes, et par extension de titres et d’honneurs militaires, mais aussi de faire référence à une noblesse dont on est fier, faite par des « Rabutin morts », ce qui ajoute au prestige d’une maison qui vaut tant par ses mérites présents que par son ancienneté et son histoire. Pour les affirmer, Bussy-Rabutin entreprend l’écriture de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin 24 . Devant la percée de la noblesse de robe, de la petite noblesse et des parvenus, les nobles d’épée trouvent dans l’ancienneté de leur nom un moyen de fonder une hiérarchie. Les histoires familiales, comme celle qu’écrit Bussy-Rabutin, sont un moyen de se placer sur la scène curiale, en tant que la place que tient une maison aristocratique dans la hiérarchie sociale peut déterminer sa place à la cour. C’est pourquoi affirmer l’importance et l’ancienneté d’un nom recouvre une dimension politique et hiérarchique. Mme de Sévigné y trouve de l’intérêt et fait le commentaire de l’œuvre de son cousin. Elle écrit : Venons à nos Mayeul et à nos Amé [ce sont les prénoms des ancêtres de Rabutin]. En vérité, mon cousin, cela est fort beau. Il y a un air de vérité qui fait plaisir. Ce n’est point chez nous que nous trouvons ces titres, c’est dans des chartes anciennes et dans les histoires. Ce commencement de maison me plaît fort. On n’en voit point la source, et la première personne qui se présente c’est un fort grand seigneur, il y a plus de cinq cents ans, des plus considérables de son pays, dont nous trouvons la suite jusqu’à nous. Il y a peu de gens qui pussent trouver une si belle tête. 25 Ce que loue d’abord Mme de Sévigné dans le travail de son cousin, c’est l’« air de vérité » qui pose la vraisemblance de L’histoire généalogique. En 23 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Forléans, le 21 novembre 1666, T.I, p. 83. 24 Roger de Bussy-Rabutin, Histoire généalogique de la maison de Rabutin ; précédée d’une lettre à Mme de Sévigné, Dijon, E. Rabutot, 1866. 25 De Sévigné à Bussy-Rabutin, aux Rochers, le 22 juillet 1685, T.III, p. 216. Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 353 effet, il ne s’agit pas de fabuler, mais de faire état d’une vérité historique qui pose la légitimité des membres d’une famille au sein de la noblesse. Ensuite, « on [ne] voit point la source » de la maison de Rabutin. Le flou entretenu par Bussy-Rabutin dans son œuvre généalogique au sujet des origines de sa famille permet de lui octroyer un caractère intemporel qui convient à sa cousine, d’autant que la première trace que présente Bussy-Rabutin est déjà anoblie, c’est « un fort grand seigneur ». Quand, deux ans plus tard, Mme de Sévigné lit le Grand Dictionnaire historique de Louis Moréri, elle y trouve que « ce seigneur de Montagu [Claude de Montagu, ancêtre supposé de Sévigné et de Bussy-Rabutin ayant vécu au XVe siècle 26 ], qu’[elle a] toujours cru prince du sang [des] ducs de Bourgogne, n’a pour titre que chevalier de la Toison d’or et chambellan du duc » 27 . Affectée à l’idée que sa maison ne soit pas si illustre qu’elle le pensait, elle demande des explications à Bussy- Rabutin, qui entend la rassurer. Il écrit : Pour Claude de Montagu, père de Jeanne d’où nous sommes sortis, vous l’avez cru, dites-vous, jusqu’ici prince de la maison de Bourgogne ; il l’est aussi, et quand Moréri le nomme chevalier de la Toison d’or et chambellan du duc, cela ne lui donne pas l’exclusion de la principauté. Monsieur le Prince est bien grand maître de la maison du Roi, son cousin. Si vous lisez Sainte-Marthe, il vous dira que Claude de Montagu fut le dernier prince de l’ancienne maison du bon duc Philippe, qui était de la maison de France. Ne vous alarmez donc plus, ma chère cousine, et croyez assurément que Jeanne de Montagu notre aïeule, était princesse. 28 De fait, Bussy-Rabutin et Sévigné trouvent un intérêt majeur aux questions généalogiques parce qu’elles affirment la grandeur de leur famille. Ici, il suffit pour mettre fin au trouble de la marquise que son cousin rende vraisemblable l’idée que Jeanne de Montagu était princesse, ce qu’il fait en évoquant le cas du prince de Condé 29 , contemporain des épistoliers. Néanmoins, la comparaison de Bussy-Rabutin est anachronique. L’impératif de vraisemblance permet à Bussy-Rabutin de comparer une situation que l’on rencontrait à la cour de Philippe le Bon, en Bourgogne, au XVe siècle, avec une autre contemporaine de Bussy-Rabutin, c’est-à-dire ayant lieu à la cour de Louis XIV, à Versailles, en 1687. En somme, il n’est pas question d’être historiquement précis et rigoureux. L’histoire des Rabutin doit être utile et apporter du prestige à la famille, et c’est là le cœur du rabutinage : 26 Voir Roger de Bussy-Rabutin, Histoire généalogique, op. cit., p. 40. 27 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 14 février 1687, T.III, p. 279. 28 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Chaseu, le 20 février 1687, T.III, p. 281. 29 Il s’agit ici de Louis III de Bourbon, duc de Bourbon et prince de Condé, et pas du Grand Condé (Louis II de Bourbon) qui fut lui aussi Grand maître de France, mais qui mourut en 1686. Yohann Deguin 354 identifier des valeurs dans la société, les partager, et les faire converger jusqu’à la communauté familiale qui peut s’enorgueillir de les posséder de longue date. Mme de Sévigné s’inquiétait d’une source rabaissant l’honneur et le prestige de sa famille : Bussy-Rabutin fait parler l’histoire pour la rassurer, quitte à recourir à l’argument d’autorité (L’histoire généalogique de la maison de France de Sainte-Marthe qui vient contredire Le Grand dictionnaire historique de Moréri) et à la comparaison anachronique. L’entreprise généalogique, et les enjeux de ce rabutinage tournent les épistoliers vers une ascendance commune : ils sont les descendants d’un même sang et d’un même nom. Pour autant, ils n’oublient jamais que leur devoir est aussi de continuer la lignée et d’en assurer la survivance dans le présent. Ainsi tendus entre ces deux modalités - hériter et perpétuer - ils ont le soin de faire vivre, par l’écriture, la société familiale qui leur est contemporaine. 3. Parler des Rabutin : honneur et connivences familiales Des Rabutin dans le monde Dans sa lettre du 21 novembre 1666 30 , Bussy-Rabutin opposait les « Rabutin vivants » et les « Rabutin morts », les uns trouvant leur estime dans les faits des autres. Le parallèle ainsi posé implique de considérer les vivants et de voir dans la famille le lien de fusion entre les morts et les vivants. De fait, si Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin voient la grandeur de leur maison fondée sur le passé, il leur est nécessaire d’observer le présent et leurs parents contemporains. Il convient, notamment pour Mme de Sévigné en tant que chef de famille, de s’assurer de la position de chacun des membres de la maison de Rabutin. Par conséquent, si certains événements sont rapportés par la marquise ou par le comte parce qu’ils concernent un membre de leur famille, c’est bien parce que la correspondance tend à se faire proprement familiale. D’abord, les nouvelles entre cousins concernent les enfants de ceux-ci. Bussy-Rabutin fait d’ailleurs remarquer à Mme de Sévigné que « l’intérêt qu[elle a] à cette campagne [la guerre de Hollande, débutée en avril 1672] [lui] fait faire des réflexion qu[elle n’avait] jamais faites [car] [s]i monsieur [son] fils n’était pas là, [elle] regarder[ait] cette action comme cent autres » 31 . En résumé, de Mme de Grignan, on raconte les procès - qui lui valent le surnom de comtesse de Pimbêche - et la santé ; de Charles de 30 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Forléans, le 21 novembre 1666, T.I, p. 83. 31 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Chaseu, le 26 juin 1672, T.I, p. 541. Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 355 Sévigné, on raconte le mariage et les campagnes militaires ; de Mme de Coligny, on raconte les procès 32 ; et du fils de Bussy-Rabutin, on raconte la réussite qu’il tient à la cour et à la guerre. Nous l’avons dit, la maison dépasse largement le cadre de la famille en son sens restreint. Il s’agit de dépasser la corésidence ou la parentèle proche. Parents et enfants appartiennent en effet à un réseau plus vaste, qui fait la fortune du nom. Par exemple, en janvier 1671, Mme de Sévigné évoque Jean-Louis de Rabutin, « qui descendait du quatrième fils d’Amé de Rabutin, cinquième aïeul de Bussy-Rabutin et sixième de Mme de Sévigné » 33 . Elle annonce d’emblée à son cousin « une aventure extraordinaire […] qui mériterait de [lui] être mandée, quand [ils] n’y [auraient] pas l’intérêt [qu’ils y ont] » 34 . La marquise annonce que son cousin et ellemême ont un intérêt à cette aventure : elle concerne un Rabutin. Si son caractère extraordinaire justifie que sans Rabutin, on rapporte l’événement, la présence d’un des leurs ajoute à l’enthousiasme de Mme de Sévigné. Elle raconte : Madame la princesse [de Condé, épouse de Louis de Bourbon, alors duc d’Enghien] ayant pris il y a quelque temps de l’affection pour un de ses valets de pied nommé Duval, celui-ci fut assez fou pour souffrir impatiemment la bonne volonté qu’elle témoignait aussi pour le jeune Rabutin, qui avait été son page. Un jour qu’ils se trouvaient tous deux dans sa chambre, Duval ayant dit quelque chose qui manquait de respect à la princesse, Rabutin mit l’épée à la main pour l’en châtier ; Duval tira aussi la sienne, et la princesse se mettant entre-deux pour les séparer, elle fut blessée légèrement à la gorge. On a arrêté Duval, et Rabutin est en fuite ; cela fait grand bruit en ce pays-ci. Quoique le sujet de la noise soit honorable, je n’aime pas qu’on nomme un valet de pied avec Rabutin. 35 L’événement est ambigu. Ainsi que le souligne Bussy-Rabutin dans sa réponse à la marquise, « L’aventure de [leur] cousin n’est ni belle ni laide : la maîtresse lui fait honneur et le rival de la honte » 36 . En réalité, le sort du héros de l’histoire n’importe pas tant au comte et à la marquise que celui de leur propre réputation 37 . D’abord, Mme de Sévigné est pressée d’annoncer la 32 Pour la question des procès dans la famille Rabutin, voir Thérèse Noblat-Rérolles, op. cit. 33 Roger Duchêne, n.5, T.I, p. 147. 34 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 23 janvier 1671, T.I, p. 147. 35 Idem. 36 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Chaseu, le 1 février 1671, T.I, p. 149. 37 Il s’agit de quelque chose de normal au XVII e siècle. Ainsi, dans le Dom Juan de Molière, les frères de Done Elvire ne souhaitent pas tant laver l’honneur de leur sœur que celui de leur nom. Yohann Deguin 356 nouvelle : un Rabutin, ancien page, est l’amant d’une princesse et le nom de Rabutin est dans toutes les bouches - Mme de Montmorency a déjà raconté l’histoire à Bussy-Rabutin, le Père Textier en a produit une version, et le 13 février, la Gazette l’évoque 38 . Puis, la conclusion de l’événement est moins enjouée. L’événement, modifié par la rumeur, pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une querelle entre valets, à cause de l’association entre les noms de Duval et de Rabutin. C’est pourquoi Mme de Sévigné prend le soin de distinguer son parent en rappelant sa qualité d’ancien page. Les pages, à la différence des valets, étaient recrutés parmi la noblesse. Par ailleurs, le regret de l’épistolière est aussi de ne pouvoir faire elle-même honneur au nom de Rabutin - elle porte celui de Sévigné - et de devoir laisser faire les hommes de sa famille, dont l’action est parfois inopérante. Elle compatit alors à la situation de Bussy-Rabutin : « Adieu, mon pauvre Rabutin, non pas celui qui s’est battu contre Duval, mais un autre qui eût bien fait de l’honneur à ses parents, s’il avait plu à la destinée » 39 . A priori source d’enthousiasme, l’anecdote de Mme de Sévigné la pousse finalement à déplorer la situation de sa famille. Elle constate que malgré la bonne place de ses parents, proches ou lointains, nul ne semble racheter la disgrâce de son cousin, et bien que la nouvelle soit plaisante et digne d’être racontée, la marquise perd son enjouement au profit d’une « picoterie » 40 à l’égard de son cousin. Comparant ainsi un Rabutin avec un autre, elle laisse à penser à une malédiction de sa maison 41 . Le pessimisme de Mme de Sévigné à l’égard de sa parentèle ne dure pas. En 1674, elle a l’occasion de saluer deux de ses parents éloignés, de la branche cadette des Rabutin de Champagne. Il est question de la guerre de Hollande, menée par Louis XIV. Elle écrit : Il y a deux Rabutin dans le régiment d’Anjou, que Saint-Géran commande. Il m’en dit des biens infinis. L’un des deux fut tué l’autre jour, à la dernière bataille que M. de Turenne vient de gagner près de Strasbourg, et l’autre y fut blessé. La valeur de ces deux frères les distinguait des autres braves. Je trouve plaisant que cette vertu ne soit donnée qu’aux mâles de notre maison, et que nous autres femmes nous ayons pris toute la timidité. 38 Voir Roger Duchêne, n.6, T.I, p. 147. 39 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 23 janvier 1671, T.I, p. 147. 40 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Chaseu, le 1 février 1671, T.I, p. 149. 41 Cet épisode est par ailleurs l’objet d’une partie de la thèse de Laure Depretto où il est étudié comme séquence singulative dans la correspondance. Voir Laure Depretto, « Coup d’épée à l’hôtel de Condé », in L’histoire du jour, récit factuel et écriture épistolaire dans la correspondance de Sévigné, thèse de doctorat de l’université Paris 8, sous la direction de Marc Escola, soutenue le 7 décembre 2012, à paraître, pp. 284-304. Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 357 Jamais rien ne fut mieux partagé, ni séparé si nettement entre nous ; car vous ne nous avez laissé aucune sorte de hardiesse, ni nous à vous aucune sorte de crainte. Il y a des maisons où les vertus et les vices sont un peu plus mêlés. Mais revenons à la bataille. 42 Il ne semble pas que Mme de Sévigné connaisse personnellement ces deux Rabutin. Comme celui qui s’est battu avec Duval, elle ne mentionne ni titre, ni prénom. Ils n’existent et n’ont d’intérêt pour la marquise qu’en tant qu’ils portent le même patronyme. Les autres appartiennent simplement à la masse des « braves ». Du reste, alors qu’elle s’alarme régulièrement du risque de mort à la guerre de son fils, Mme de Sévigné ne semble pas du tout affligée par celle de son cousin éloigné. Il a eu une belle mort, au service d’une victoire de Turenne, et a fait de l’honneur à son nom. Les deux Rabutin permettent à Mme de Sévigné de s’enorgueillir. Elle reçoit pour eux les éloges de Saint-Géran, en tant que chef de famille. La mort de l’un et la blessure de l’autre sont banales et anecdotiques. La marquise préfère s’adonner au trait d’esprit sur la famille Rabutin, et se réjouir de la symétrie parfaite des qualités des hommes et des femmes de sa maison. Rassurée dans son prestige familial par les faits militaires des siens - les faits passés de Bussy-Rabutin auxquels elle fait allusion, les faits présents de ses cousins - Mme de Sévigné fait l’éloge de sa maison, qu’elle compare à celles « où les vertus et les vices sont un peu plus mêlés », c’est-à-dire moins ordonnés par la nature, et donc, dans un esprit classique, moins honorables. Ces deux frères Rabutin avaient été évoqués en 1668, et faisaient déjà la fierté de Mme de Sévigné. En effet, alors qu’un intendant de Champagne entreprenait de recenser les titres de noblesse champenois, elle écrivait à Bussy-Rabutin : « Il en est à nos Rabutin ; il me paraît de conséquence qu’ils aient de quoi se parer aussi bien que les autres. M. de Caumartin a dit qu’il était persuadé qu’il y avait des titres pour deux noblesses » 43 , c’est-à-dire que la maison de Rabutin serait suffisamment dotée pour consacrer deux maisons nobles. Une fois encore, il s’agit d’opposer les Rabutin et « les autres ». Quand il s’agit d’honneur familial, Mme de Sévigné entend que sa maison ne soit pas moindre et, à défaut de surpasser quiconque, qu’elle ait « de quoi se parer aussi bien que les autres ». Ce goût des épistoliers pour la louange familiale trouve son contrepoids dans la conscience de l’existence de figures moins glorieuses dans la famille. Loin de les ignorer, on les consacre en personnages qui servent la connivence par le consensus et, en l’occurrence, l’humour. 42 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 15 octobre 1674, T.I, p. 700. 43 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 14 août 1668, T.I, p. 99. Yohann Deguin 358 Un parent pauvre : la tante Toulongeon Outre la sauvegarde de l’honneur familial, cher à Mme de Sévigné, parler des membres de la famille est aussi l’occasion de susciter une certaine connivence entre elle et son destinataire, au détriment d’un autre membrerepoussoir. Les Rabutin sont apparentés aux Toulongeon, famille de nobles bourguignons, dont ils érigent un membre 44 , la tante de Mme de Sévigné, en personnage de comédie digne de l’Harpagon de Molière. Sous la plume de la marquise, la comtesse de Toulongeon est constamment taxée d’avarice. Mme de Sévigné n’aime pas sa parente. Ainsi l’écrit-elle à sa fille à l’occasion d’une visite en Bourgogne : « Je ne pourrai pas refuser quelques jours en passant à quelque vieille tante que je n’aime guère » 45 . Quand meurt le grand prieur de Champagne, Mme de Sévigné ne manque pas non plus de rapprocher cette mort de celle de sa tante, qu’elle envisage très sereinement : « Mais à propos de mort, vous voulez que je vous fasse un compliment sur celle du grand prieur de Champagne ; je le veux bien. Et quand j’y ajouterais encore la tante [Mme de Toulongeon] et la belle-mère [Mme de Bouligneux], je suis assurée que ma consolation aurait toute la force nécessaire » 46 . Quand il s’agissait de la mort au combat d’un cousin éloigné, Mme de Sévigné n’éprouvait pas le besoin d’une déploration sentimentale, si ce dernier était mort à la guerre et par conséquent dans l’honneur aristocratique. Ici, il s’agit non seulement de signifier une indifférence à la mort potentielle de sa tante mais même de l’envisager de manière positive, puisqu’elle l’évoque quand il ne s’agissait que de parler du grand prieur de Champagne. L’aigreur de Mme de Sévigné à l’égard de sa tante la mène à dresser, au fil des lettres avec Bussy-Rabutin, un portrait singulier de la comtesse. Dans la même lettre, elle écrit que Corbinelli, malade, « prit de l’or potable, qui le sauva par une sueur qui le laissa sans fièvre. […] Il n’est rien de tel que d’être riche ; un gueux en serait mort » 47 . La question pécuniaire sert à Mme de Sévigné de transition pour égratigner Mme de Toulongeon : « Ma tante de Toulongeon aimerait mieux mourir que de vivre à ce prix-là. La plaisante chose que l’avarice ! ». Le trait d’esprit réactive la potentielle mort de sa tante, qui est associée au « gueux ». Elle serait, en effet, de ceux qui, dans la situation de Corbinelli, mourraient faute d’argent pour se soigner. Que la comtesse se contraigne, dans l’imaginaire de Mme de Sévigné, à un état en-dessous de sa condition par avarice est digne de 44 Françoise de Rabutin-Chantal, comtesse de Toulongeon, était la sœur du père de Mme de Sévigné. 45 De Sévigné à Grignan, à Paris, le 11 juillet 1672, T.I, p. 553. 46 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 13 octobre 1677, T.II, p. 571. 47 Idem. Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 359 raillerie. La marquise retourne cependant le paradigme de l’avarice : « la plaisante chose que l’avarice ! », sous-entendant que ce défaut pourrait devenir la cause heureuse du trépas de sa tante. Il s’agit de disqualifier tout à fait le parent qui ne tient pas son rang, qui ne fait pas honneur au nom, par excès d’avarice. Moins piquant, Bussy-Rabutin répond à sa cousine sans la contredire : Il est vrai que Mme de Toulongeon est incompréhensible par son avidité pour le bien. Il est vrai aussi que j’ai remarqué que Dieu n’attend pas à l’en punir en l’autre monde ; elle en souffre souvent dès celui-ci, et c’est elle qui m’a fait trouver que l’extrême avarice était l’extrême prodigalité. 48 Mme de Toulongeon fait office de contre-exemple. Parce qu’elle est extrême dans son avarice, elle permet à Bussy-Rabutin de tirer une leçon de son caractère. Le parallélisme antithétique opéré entre l’extrême avarice et l’extrême prodigalité met en évidence le ridicule de la situation de la comtesse, qui, d’être trop économe, « dépense sans connoissance & sans raison » 49 , c’est-à-dire sans intelligence financière. C’est Bussy-Rabutin qui annonce à sa cousine la mort de Mme de Toulongeon le 4 décembre 1684 50 . Mme de Sévigné y fait ainsi réponse : Votre lettre […] m’a appris la mort de ma pauvre tante de Toulongeon. En vérité, j’ai senti la force du sang ; j’ai regardé en elle le sang de sa bienheureuse mère et de son brave et illustre frère. Il n’y a plus que moi de cette branche. Mais pour vous, qui avez à part votre mérite et vos belles actions, et qui seriez le sujet des regrets de ceux qui vivraient assez longtemps pour vous perdre, je suis persuadée qu’à quatre-vingt-six ans le régime que vous observerez et le choix des bonnes viandes vous feront un regain de vie pour vingt ans. Ainsi, mon cher cousin, je vous laisserai en ce monde pour y soutenir mon nom. Je reviens à cette pauvre tante. 51 L’épithète « pauvre » antéposée à « tante » est hypocoristique. Il s’agit de déplorer sa condition de défunte. En effet, malgré ses railleries envers la comtesse, cette dernière demeure une figure familiale à tel point que la marquise en fait un personnage. Sa mort est l’occasion de faire état de son sang et de sa postérité. Elle constate qu’avec la mort - pourtant envisagée au moins deux fois - de sa tante, elle demeure la dernière de sa branche familiale. C’est l’occasion de faire référence à ses ancêtres, Jeanne de 48 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Bussy, le 16 octobre 1677, T.II, p. 577. 49 S.v. « Prodigalité », in Antoine Furetière, op. cit. 50 La lettre n’a pas été conservée. 51 De Sévigné à Bussy-Rabutin, aux Rochers, le dernier jour de l’an 1684, T.III, p. 171. Yohann Deguin 360 Chantal et Celse Bénigne de Rabutin, respectivement « bienheureuse » et « illustre et brave », quand Mme de Toulongeon demeure « pauvre ». Elle n’est pas louée d’emblée. C’est le régime et le train de vie de Bussy-Rabutin qui l’est, par opposition. La référence alimentaire indique qu’en se privant de nourriture, la comtesse s’est privée de quelques années de vie. En effet, l’âge auquel la marquise fait référence (86 ans) est celui auquel sa tante est morte. Mme de Sévigné poursuit ainsi : Elle a donc poussé sa passion dominante jusqu’à la fin. Vous me peignez fort plaisamment les manières dont elle s’est ménagée pour éviter de s’engager, au cas qu’elle revînt au monde, et pour empêcher Monseigneur d’Autun d’aller chez elle ; cela s’appelle de la ladrerie en langage commun. 52 Mme de Sévigné s’amuse de la constance de sa tante pour « sa passion dominante », c’est-à-dire l’avarice, associée à une persistance à croire en une résurrection, quand elle était bel et bien condamnée. Qualifier la conduite de Mme de Toulongeon de « ladrerie » revêt un double sens. Certes, il s’agit d’une « sordide avarice ou espargne » 53 mais ce terme s’emploie aussi, au XVII e siècle, pour parler de la lèpre 54 . L’avarice prend ici un sens pathologique. Sévigné conclut : « Ce que vous me mandez de plus agréable sur son sujet, c’est qu’elle était charitable aux pauvres ; il n’en faut pas davantage pour sauver la fille de la mère de Chantal ». Malgré les vices de Mme de Toulongeon, il ne faut pas que l’honneur familial soit entaché. Par conséquent, il ne saurait être question que l’avarice, péché capital, empêche le salut de la fille de la fondatrice de l’ordre de la Visitation de Sainte- Marie. Ce péché est donc naturellement racheté par une pieuse charité envers les indigents. Il ne s’agit pas ici de louer tout soudain la comtesse de Toulongeon, mais de sauver les apparences in extremis en lui trouvant quelque chose « d’agréable ». La mort de l’avare ne met pas fin à la raillerie. Trois ans après sa mort, il est toujours question de son avarice : Monsieur d’Autun me dit hier que ma tante avait payé les dettes de son fils avant de mourir. J’en suis surprise et bien aise, car je craignais toujours l’avarice, et j’étais fâchée que cette vilaine bête se trouva dans mon sang. Pour nous, mon cousin, nous en sommes, Dieu merci, bien exempts. 55 S’il semble que la « vilaine bête » soit l’avarice, ce pourrait aussi être directement la tante de Mme de Sévigné. La marquise est surprise que 52 Idem. 53 Antoine Furetière, op. cit. s.v. « Ladrerie ». 54 Idem. 55 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le 15 janvier 1687, T.III, p. 272. Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : écriture familiale et force du sang 361 l’intérêt de la comtesse pour son fils ait surpassé son vice. Plutôt que de louer sa parente, elle se réjouit de n’être pas elle-même - au même titre que son cousin - avare. Mme de Toulongeon fait office de comparant. Comme Bussy-Rabutin avait trouvé en elle une figure de contre-exemple, Sévigné y voit un moyen de sublimer sa propre absence de défaut en matière d’avarice. Du reste, même trois ans après le trépas de la comtesse, cette mort reste une aubaine pour la famille de Rabutin. Bussy-Rabutin répond à sa cousine que « les Toulongeon sont fort aise d’être riches, et tout le monde est fort aise qu’ils le soient. Le bien qui leur est venu par la mort de leur mère leur sied beaucoup mieux qu’à elle » 56 . Mieux qu’un comparant, Mme de Toulongeon représente pour ses parents un contre-blason familial. Elle permet l’élaboration d’images qui établissent une morale. Mme de Sévigné écrit : Toulongeon soupirait encore davantage en voyant la longue vie de sa mère, qui ne lui donnait pas une assiette en argent ayant deux grands coffres pleins de la vaisselle de nos oncles. Pour moi, je me suis dépouillée avec tant de plaisir, pour établir mes enfants, que j’ai peine à comprendre qu’on veuille, jusqu’à la fin de sa vie, se compter pour tout et les autres pour rien. 57 Bussy-Rabutin répond : Mais pour revenir à la dureté de sa belle-mère [Mme de Toulongeon], elle n’était pas imaginable. Elle s’amollissait pourtant à mesure qu’elle tirait à sa fin, c’est-à-dire qu’elle leur donnait de temps en temps quelques denrées, mais plutôt mourir que de leur donner sa vaisselle d’argent, car effectivement elle est morte sans le faire. 58 S’il semble d’abord adoucir le propos de sa cousine, le comte produit en fait un trait d’esprit. Reprenant l’expression « plutôt mourir que », il note que dans le cas de la comtesse de Toulongeon, elle s’est appliquée. Il y a un effet comique à cette réponse de Bussy-Rabutin. Ce qui devrait être dit en faveur de la tante est détourné et la ridiculise encore. Si elle consent à donner, ce ne sont que des « denrées », c’est-à-dire des choses de peu d’importance, et seulement « de temps en temps ». En définitive, dans la correspondance de Sévigné et de Bussy-Rabutin, Mme de Toulongeon a tout du personnage comique qui se condamne au même sort que la roture pauvre. Par ailleurs, sa démesure dans le vice en fait un personnage ridicule et non pas édifiant : c’est un contre-exemple. Elle est un modèle d’avarice, d’où son rôle médiateur lorsqu’il s’agit 56 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Chaseu, le 18 janvier 1687, T.III, p. 274. 57 De Sévigné à Bussy-Rabutin, à Paris, le dernier de mai 1687, T.III, p. 295. 58 De Bussy-Rabutin à Sévigné, à Chaseu, le 4 juin 1687, T.III, p. 297. Yohann Deguin 362 d’événements où l’argent est en question. Par association d’idées, on invoque sa figure pour mesurer les degrés d’avarice. Que Sévigné et Bussy- Rabutin s’accordent à jouer de cette image caricaturale met en évidence leur connivence familiale et propose un contrepoint aux glorieuses figures de la maison Rabutin. Il s’agit de se moquer d’une connaissance commune, de façon redondante. De fait, le leitmotiv de la tante avare tel que l’utilisent Sévigné et Bussy-Rabutin n’est efficace qu’au sein de leur cousinage. * L’écriture de l’événement familial chez Sévigné et Bussy-Rabutin est essentiellement motivée par des intérêts communs. Il s’agit d’un dialogue qui vient conforter les épistoliers dans leur position sociale et mondaine, en choisissant, pour l’affirmer, le bastion de la famille. Ce qui est raconté converge toujours vers un système de valeurs aristocratiques partagées. Les thèmes abordés par le comte et la marquise posent leur appartenance à une certaine noblesse : méritante, ancienne et glorieuse. L’évocation des figures familiales, proches ou lointaines, l’exercice de la généalogie, et l’érection d’un folklore familial, tant contenu dans l’expression de « la force du sang » que dans la satire d’une figure telle que la tante Toulongeon, permettent aux épistoliers d’affirmer la solidarité et la réalité du groupe familial. Cette solidarité est d’autant plus nette que l’écriture la refonde en réaction des situations qui tendrait à réduire les liens : exils, voyages, éloignements géographiques, qui motivent le geste épistolaire. Parler de la famille donne, d’une part, aux épistoliers une place dans leur arbre généalogique, en tant qu’ils sont ceux qui héritent d’une lignée, mais aussi ceux qui doivent la pérenniser. D’autre part, ils assurent la place de tout leur clan, érigé tel, dans le monde. En somme, l’écriture familiale nous semble assurer, ici, un geste tant personnel que politique : elle consacre une amitié et une solidarité, et elle réaffirme une valeur sociale. PFSCL XLIII, 85 (2016) Cultivating Their Gardens: Women and the Art of Home Economics in Madame de Maintenon’s Dramatic Proverbs T HERESA V. K ENNEDY (B AYLOR U NIVERSITY ) Against the backdrop of an economic crisis in late seventeenth-century France, Madame de Maintenon’s proverbes inédits (1690-1710), composed for use by the girls’ boarding school she directed at Saint-Cyr, emphasized women’s role in maintaining a family budget and running a household. Unlike proto-feminist contemporaries Poullain de la Barre and Gabrielle Suchon, Maintenon does not openly contest the gender hierarchy. 1 However, the ideas that we find in Maintenon’s dramatic proverbs are progressive for the seventeenth century in terms of how they challenge traditional attitudes towards female education and women’s access to knowledge. Maintenon’s proverbs propose new skill sets for women that allow them more agency within the private sphere. Maintenon’s writings testify to her belief that women will benefit from a well-rounded education, and that women are just as capable as men of using logic. Maintenon’s proverbial instruction thus opposes traditional seventeenth-century views on the mental capacities of young women, especially considering the fact 1 The philosopher François Poullain de la Barre (1647-1723) examined the concept of intellectual equality between men and women in a series of three treatises: On the Equality of the Two Sexes (1673), On the Education of Ladies (1674), and On the Excellence of Men (1675). See Three Cartesian Feminist Treatises, ed. by Marcelle Maistre Welch, trans. by Vivien Bosley, The Other Voice in Early Modern Europe (Chicago: University of Chicago Press, 2002). Gabrielle Suchon (1632-1703) advocated women’s freedom and self-determination, access to knowledge, and assertion of authority in her works Treatise on Ethics and Politics (1693) and On the Celibate Life Freely Chosen; or, Life without Commitments (1700). See A Woman Who Defends All the Persons of Her Sex, ed. and trans. by Domna C. Stanton and Rebecca M. Wilkin, The Other Voice in Early Modern Europe (Chicago: University of Chicago Press, 2010). Theresa V. Kennedy 364 that they were written during a time when women were not expected to think independently. Although she does not argue for a direct reversal of the patriarchal hierarchy, Maintenon's proverbs encourage the creation of a “female space” within a male-dominated world. Maintenon uses her proverbs to instruct young women on how to create a quality existence within the confines of a “man’s world” (Kennedy, “Proverbes Inédits” 29-30). While Maintenon recognizes that women could not yet achieve equal status, she does not believe that women should embrace ignorance. To rise above their situation, Maintenon advises women to educate themselves in how to manage a household. Just as Voltaire’s Candide communicated the need to “cultivate our gardens,” Maintenon emphasized the development of skills that would enable women to build a productive and satisfactory home life. John Conley states that “Maintenon’s works transfer the empowerment of women to their own distinctive culture. [. . .] Women must engender a language, a code of virtue, an ensemble of practical skills, and a method of education that bear the irreducible stamp of the feminine sex” (13-14). Here Conley references a new approach to female education in which Maintenon focuses on traditional subjects, but also teaches practical skills so that women can use their knowledge to improve the quality of their lives, allowing them to transcend the limitations imposed on their sex. In this essay, I argue that the proverbs played an important role in transitioning women of noble birth from courtly life to eighteenth-century domestic life, and emphasized the development of new skills that challenged traditional, passive female education. Throughout the proverbs an emphasis is placed on home economics. There are four main skill areas that a woman must master in order to properly run a home: 1) developing an entrepreneurial spirit; 2) managing money and balancing the budget; 3) supervising servants; and 4) handling marriage contracts. Before analyzing the proverbs, I will give a brief synopsis of their usage in Saint-Cyr’s curriculum. Seventeenth-Century Women’s Education Maintenon’s pedagogy represents a radical departure from traditional seventeenth-century attitudes towards women’s education. A contemporary French oratorian and rationalist philosopher, Nicolas Malebranche (1638- 1715), exemplifies the negativity that governed seventeenth-century thought with regards to women’s education: Elles [les femmes] sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à découvrir. Tout ce qui est abstrait leur est incompréhensible. Elles ne peuvent pas se servir de leur imagination pour développer des questions Cultivating Their Gardens: Women and the Art of Home Economics 365 composées, et embarrassées. Elles ne considèrent que l’écorce des choses; et leur imagination n’a point assez de force et d’étendue pour en percer le fond, et pour en comparer toutes les parties sans se distraire. Une bagatelle est capable de les détourner. (191-92) Here Malebranche underlines women’s ignorance and their inability to form judgments or to think abstractly. For Malebranche the female is incapable of using reason. This preconceived notion concerning female rationality set a precedent for a weak education system for women. While the Catholic Reformation prompted the development of teaching congregations such as the Ursulines and the Filles de Notre Dame for the lesser nobility and the bourgeoisie, the upper class did not benefit (Rapley 299-300). The convents are described as prisons rather than places of instruction: Le spectacle de ces enfants observant le silence comme des vieilles nonnes, parlant bas du lever au coucher, comme des diplomates, ne marchant jamais qu’encadrées de deux religieuses comme des prisonnières, passant d’une méditation à une autre, de l’oraison à l’instruction, n’apprenant en dehors du cathéchisme, que la lecture, l’écriture et, le dimanche, un peu d’arithmétique. (Beirne 21-22) In the convents, young girls were taught to observe silence and to meditate rather than think critically. Fénelon, in his Traité de l’éducation des filles (1687), was the first to oppose the predominant attitude towards passive female education: “Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles. [. . .] On suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction” (37). 2 He also attacked the practice of raising young women to be weak and timid: “On les [les filles] nourrit dans une mollesse et dans une timidité qui les rend incapables d’une conduite ferme et réglée” (77). Fénelon’s ideas challenged future educators to improve educational programs for girls from noble families in order to prepare them for the roles they were to play in a changing society. Following Fénelon’s philosophy of female education, Maintenon also expected young women to excel in logic and accounting skills for use in the home. 3 However, she took Fénelon’s educational treatise a step further by suggesting that women may be empowered by controlling family finances and earning their husbands’ esteem. Her attempt to “domesticate” these young aristocratic women opposed their aspirations to secure positions at 2 All quotes are taken from this edition: Fénelon, Traité de l’éducation des filles (Paris: Klincksieck, 1994). 3 The influence of Fénelon’s on Maintenon’s ideas has long been established. See Lougée 190; Lyons 358-59. Theresa V. Kennedy 366 court. 4 The proverbs were intended to draw the Saint-Cyriennes away from an existence that no longer promised financial security. Instead, Maintenon’s proverbs idealized women who demonstrated bourgeois values such as moderation, frugality, and resourcefulness. At the same time, it must be acknowledged that this trend was a doubleedged sword for women. As women gained more authority in the home, they lost their stronghold in the public sphere—and, more specifically, high society. Maintenon’s intentions supported the state’s goal at the end of the seventeenth century to reinforce the family unit. 5 This new tactic encouraged what would become a clear separation between public and private spheres for eighteenth-century women. Thus, the goal to domesticate women did temporarily slow women’s progress in the public sphere, as French feminist Elisabeth Badinter suggests (Kramer 48). 6 We should not, however, view this trend as a complete setback in terms of women’s growth. The new emphasis on domesticity did indeed improve the quality of women’s education within the private sphere. Teaching young aristocratic women to be fiscally responsible enabled them to wield more authority in the home. Fénelon maintained that women required more intelligence to run a household (which he compared to a small Republic) than they needed to gamble, discuss fashion, and practice the art of conversation (86). Freed of their obligations to courtly society, women could focus on their education. Even as they became further ensconced in the private sphere, newly developed skills and knowledge empowered them to contribute to the economy in the eighteenth century, and eventually enabled them to ease their way into the working world. 7 Thus, the proverbs suggest 4 Positions such as fille d’honneur or dame d’atours for instance, were very competitive, and carried attractive pensions. Immune from taxes, this kind of lifestyle also allowed them such pleasures as riding in carriages, dining in royal company, and sleeping in royal apartments. See Gibson 98. 5 Le père La Chaise stated that Saint-Cyr would provide the state not with more nuns, but with more virtuous mothers of families: “L’objet de Saint-Cyr, disait-il, n’est pas de multiplier les couvents, qui se multiplient assez d'eux-mêmes, mais de donner à l'Etat des femmes bien élevées; il y a assez de bonnes religieuses et pas assez de bonnes mères de famille; les jeunes filles seront mieux élevées par des personnes tenant au monde.” See Lavallée 40. 6 Badinter describes her distaste for the eighteenth-century naturalist ideology that relegated women to the private sphere: “By the end of the eighteenth-century, women found themselves completely shut out of public life” (Kramer 48). 7 Most upper-class families followed the model of the “family economy,” in which women’s work existed as part of the communal effort to keep the family afloat, usually in support of the patriarch’s occupation. Social and legal structures limited women’s capacity to work independently in the public sphere, yet there were Cultivating Their Gardens: Women and the Art of Home Economics 367 irony. Although women were made to embrace domesticity in the eighteenth century, the skills they developed in the home would allow them more mobility in the future. The dramatic proverbs and the art of home economics at Saint-Cyr During the first few years of Saint-Cyr’s operation, much emphasis was placed on culture and the performing arts, which included the staging of religious plays. This aspect of the curriculum was revised, however, after the scandalous premiere of Racine’s Esther in 1689. 8 Maintenon’s dramatic proverbs, based on French maxims for the younger girls, were written in response to the Esther debacle (Brown 210). Drawn to their capacity to instruct as well as entertain, Maintenon used them in the classroom setting: J’ai cru qu’il était raisonnable et nécessaire de divertir les enfants, et je l’ai vu pratiquer dans tous les lieux où l’on en a rassemblé; mais j’ai voulu en divertissant celles de Saint-Cyr remplir leur esprit de belles choses dont elles ne seront point honteuses dans le monde, leur apprendre à prononcer, les occuper pour les retirer de la conversation qu’elles ont entre elles, et amuser surtout les grandes qui, depuis quinze jusqu’à vingt ans, s’ennuient un peu de la vie de Saint-Cyr. (Maintenon, Lettres sur l’éducation 215) As she mentions here, the proverbs were originally used for entertainment in the salons, yet Maintenon gave them a pedagogical purpose. Scholars credit Maintenon with inventing a pedagogical genre that would be further developed by such writers as Madame de Genlis and Madame Campan (Plagnol-Diéval 44-80). Although improvisational dramatic proverbs had long been a favorite pastime amongst members of polite society, Maintenon’s collection of exceptions. See Hafter and Kushner for case studies of women that complicate the family economy model in the eighteenth-century: wives of ship captains managed family businesses in their husbands' absences; female weavers, tailors, and merchants increasingly appeared on tax rolls and guild membership lists; and female members of the nobility wielded the same legal power as their male counterparts. The point about women’s potential advancement in the working world is made in Kennedy, “Bonne mere” 83. 8 Julia Prest attributes the scandal more specifically to the performance of the play by a youthful female cast and to the fact that this was the first time that an educational institution for girls was able to attract such a large audience. Prest argues that most of the criticism—both positive and negative—had to do with the effect the performance had on the girls themselves. See Prest 59, 67. Theresa V. Kennedy 368 dramatic proverbs were some of the first to be recorded. 9 Maintenon’s proverbs are secular in theme, featuring real life scenarios and everyday conversations that encourage the use of reason in daily life. The pedagogical proverbs contained many lessons and applications that the girls could reflect on as they rehearsed for their future lives as mothers and wives. Each of Maintenon’s proverbs is comprised of four to nine scenes, with a small number of characters representing various social classes. The plots illustrate well-known adages that are not explicitly stated, so that, as in traditional salon games, the Saint-Cyriennes could decipher the messages, which would in turn lead to a discussion. At the same time, the “nature of such pieces with their simple plot geared towards the inscription of received wisdom and requiring the active participation of the spectators in decoding the significance of the performance, suited admirably a more serious pedagogical agenda” (Brown 211). One of Maintenon’s objectives was to make the girls aware of the responsibilities they would expect to have once they left the school; and since marriage was preferred, they would need to understand what was involved in running a household and balancing a budget. Maintenon’s ideas concerning women and home economics in the proverbs are largely inspired by Fénelon, who believed that young women should never aspire to become savantes ridicules and therefore should avoid subjects such as politics, the art of war, law, philosophy, and theology. Home economics, on the contrary, was to be their domain of specialization: “En revanche, la nature leur a donné en partage l’industrie, la propreté et l’économie pour les occuper tranquillement dans leurs maisons” (Fénelon 37). Fénelon described women as domestic engineers who had the potential to either ruin or strengthen the family fortune, since the mother of the family supervised daily domestic transactions. He defined the woman as the foundation of the family unit—and the heart of the economic sphere—but, in order for the economy to function, mothers needed to be in the home: “Le monde n’est point un fantôme, c’est l’assemblage de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes, qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encore l’avantage d’être nées soigneuses, attentives au detail, industrieuses, insinuantes et persuasives? ” (Fénelon 38). For Maintenon, helping women to appreciate the art of home economics was no easy task, since young women were so attracted to the pleasures 9 Maintenon’s Proverbes inédits were written and recorded sometime during the last decade of the seventeenth century, but were not published until 1829 by M. de Monmerqué (Paris: Imprimerie de E. Pochard, 1829). For more information on the history of the proverb genre, see Brenner. Cultivating Their Gardens: Women and the Art of Home Economics 369 associated with high society. Another message strongly aligned with domesticity in the proverbs: the dangers of being drawn to the luster of courtly life and its false claims of affluence. To convince young women that they may have more agency in domestic life, the proverbs emphasized that courtly life offered one little influence over one’s own daily activities. For instance, the proverb “Tout ce qui reluit n’est pas or” describes a day in the life of the queen, who gets little rest and spends her time placating others. In the proverb “Toujours pêche qui en prend un”, the wise Mme Duceaux compares the courtesan to a slave who is never truly free to live his or her own life. At court one must always disguise oneself, finding it necessary “de paraître triste si le Roi l’est, quoiqu’on ne le soit point; de marquer de la joie si cela leur convient, quoiqu’on soit pénétré de chagrin; de s’ennuyer toujours, parce qu’on ne fait jamais sa volonté; de parler contre ses sentiments pour s’accommoder aux leurs” (Maintenon, Proverbes 283). 10 Furthermore, noblewomen were opposed to the concept of work. For the woman of noble blood, “the necessity to earn a living was a vulgar fact of life contemplated in the persons of her social inferiors rather than experienced at first hand” (Gibson 97). Fénelon described the noblewoman’s complete disregard for any aspect of the economy since she considered work to be “beneath her class”: La plupart des femmes la négligent [l’économie] comme un emploi bas, qui ne convient qu’à des paysans ou à des fermiers, tout au plus à un maître d’hôtel, ou à quelque femme de charge; surtout des femmes nourries dans la mollesse, l’abondance et l’oisiveté, sont indolentes et dédaigneuses pour tout ce détail; elles ne font pas grande différence entre la vie champêtre et celle des sauvages du Canada; si vous leur parlez de vente de blé, de culture des terres, des différentes natures des revenus, de la levée des rentes et des autres droits seigneuriaux, de la meilleure manière de faire des fermes, ou d’établir des receveurs, elles croient que vous voulez les réduire à des occupations indignes d’elles. (86) Indeed, women of noble birth considered themselves unsuited for work, even though their households could no longer be fully supported by their inheritance. The proverbs emphasized economic skills that were to help the young Saint-Cyriennes to become more proactive and self-sufficient. 10 This and all subsequent quotes from the proverbs will be taken from Madame de Maintenon, Proverbes dramatiques, ed. Perry Gethner and Theresa Varney Kennedy (Paris: Classiques Garnier, 2014). Theresa V. Kennedy 370 Developing an entrepreneurial spirit Throughout the proverbs, young women are instructed to be resourceful and prepared for financial disaster. For instance, the proverb “Tant vaut l’homme, tant vaut sa terre” features two women who have no inheritance. Since they last saw one another, Constance appears to have done nothing to remedy her situation, while Adélaïde has started a tutoring business in order to support herself financially: ADÉLAÏDE. Quand la perte de nos biens nous sépara, je songeai promptement à ce que je pourrais faire pour ne pas tomber dans la nécessité; je pris courage, je me mis dans une chambre, et j’attirai de petites filles chez moi; je m’appliquai à leur montrer tout ce qu’on m’avait appris dans ma jeunesse. Les parents en furent satisfaits, et il y eut de l’empressement à m’en donner. Ce travail me fournit abondamment de quoi vivre; je pris un plus grand logement, et je continue dans cet emploi, le trouvant également bon pour ma fortune et pour mon salut. (Maintenon, Proverbes 286) When Adélaïde proposes that her foil join in her business venture, Constance refuses, preferring to depend upon the charity of others. Shocked by Constance’s obstinacy, Adélaïde tells her a story to change her mind: ADÉLAÏDE. J’admirais l’autre jour deux jeunes garçons de notre quartier: l’un est né bien fait, l’autre estropié à n’avoir que les bras de libres, et tous deux dans une extrême nécessité. Celui qui est sain demande l’aumône, et l’estropié gagne, par son travail continuel, de quoi subsister, et de quoi nourrir un autre misérable qui lui rend les services dont il a besoin. (Maintenon, Proverbes 287) Her illustration of the physically challenged boy who earns a living in spite of his handicap is ineffective, however, since Constance refuses to budge, preferring to live off handouts. Clearly the Saint-Cyriennes were to identify with Adélaïde’s resourcefulness rather than with the resigned attitude of her friend. Other proverbs also emphasize the importance of proactivity. Laziness of the female mind is not tolerated in Madame de Maintenon’s world. The young Saint-Cyriennes were expected to think rationally and use logic in their everyday activities. For instance, in the proverb, “Il ne voit pas plus loin que son nez”, area homemakers take in Saint-Cyriennes to help with various household chores. However, each Saint-Cyrienne seems to fall short. For instance, Mlle Denise, who knows that she was to accompany Mme de Saint-Laurent to Paris, neglected to find out what time they were to leave, and is thus still in bed at the scheduled hour of departure. A little later, Mme de Saint-Laurent asks Mlle Denise if she was able to get a quote on the Cultivating Their Gardens: Women and the Art of Home Economics 371 price of some fabric she is interested in purchasing from a shopkeeper. Yet, when Mme de Saint-Laurent asks if she was able to get the shopkeeper to lower the price, Mlle Denise admitted that she simply took down the asking price without attempting to negotiate. Clearly Maintenon does not tolerate “shortsightedness” amongst this new generation of thrifty homemakers. Managing money and balancing the budget In the proverbs, the husband is often seen as the one who cannot manage family finances, while the wife is the more frugal of the two. For instance in “Il n’aime point le bruit s’il ne le fait”, M. de Saint-Maur is a tyrant who forbids his children and his wife from making purchases that he sees as extravagant, but is unable himself to keep from spending the family fortune. He expresses his dissatisfaction at his son Jules’ excessive spending on clothes, horses, dogs, and on everything else that may lead to financial ruin. Additionally, he denies his wife the pleasure of inviting two of her friends to dinner because of the cost, and he forbids his daughter from indulging in gambling. His wife, who tells her children that he is their “maître” and that they must obey, does not question his authority when he orders her to make preparations for a sumptuous dinner for fifteen guests to take place the following day. Through the example of the hypocritical husband, this proverb dismantles the negative stereotype of women as frivolous spenders, and suggests that the woman may be the best-qualified money manager. In other proverbs, the husband draws upon his wife’s talents to balance the budget. In the proverb, “Les femmes font et défont les maisons”, M. du Chateau brags of his wife’s ability to singlehandedly manage the household and their finances: Dès le lendemain de nos noces, je la priai de conduire notre petite maison, et je lui montrai l’état de nos affaires, qui n’étaient pas trop bonnes; {361} elle me demanda si je lui donnais tout pouvoir, et je l’en assurai. Elle commença par retrancher la moitié de ce que j’avais réglé pour elle, sans toucher à ce qui était pour moi; elle s’occupa tout entière de son salut, de son ménage, de ses enfants dès qu’elle en eut, et se défit bientôt par là de la compagnie qui venait chez moi, et qui me faisait de la dépense, me disant que nos vrais amis nous demeureraient et s’accommoderaient de nos manières, et qu’il ne fallait pas se ruiner avec les autres. (Maintenon, Proverbes 329) Mme du Chateau’s foil in the proverb is a certain Mme de Rémont, who is apparently the cause of her husband’s downfall. While she herself receives many guests, hosts dinner parties, and hires many servants, she neglects to properly run the household. When Mme de Rémont’s family becomes Theresa V. Kennedy 372 bankrupt, her own children disown her. Clearly, Mme du Chateau, the woman who is able to manage the family budget, is more esteemed. Supervising servants In addition to mastering the basic fundamentals of household finances, women needed to learn how to manage servants. These two skills went hand in hand, according to Fénelon: Il y a la science de se faire servir, qui n’est pas petite; [. . .] il faut connaître les fonctions auxquelles on veut les appliquer, le temps et la peine qu’il faut donner à chaque chose, la manière de la bien faire, et la dépense qui y est nécessaire. Vous gronderez mal à propos un officier, par exemple, si vous voulez qu’il ait dressé un fruit plus promptement qu’il n’est possible, ou si vous ne savez pas à peu près le prix et la quantité du sucre et des autres choses qui doivent entrer dans ce que vous lui faites faire; ainsi vous êtes en danger d’être la dupe ou le fléau de vos domestiques, si vous n’avez quelque connaissance de leurs métiers. (89) Again, Fénelon observed that learning to manage servants and understanding their occupations went against the nature of noblewomen, who were not used to treating servants with respect and compassion: “Il ne sera pas facile d’accoutumer les jeunes personnes de qualité à cette conduite douce et charitable; car l’impatience et l’ardeur de la jeunesse, jointe à la fausse idée qu’on leur donne de leur naissance, leur fait regarder les domestiques à peu près comme des chevaux; on se croit d’une autre nature que les valets, on suppose qu’ils sont faits pour la commodité de leurs maîtres” (89). The proper management of one’s servants was a crucial skill that a woman needed to master in order to run her home efficiently. The proverbs are full of both positive and negative examples for women when it comes to managing servants. In most cases, there is a clear relationship between the proper treatment of servants and an efficient home. For instance, the proverb “Tel maître, tel valet” emphasizes the idea that the better a mistress treats her servant, the better she will be served in turn. The proverb parallels two very different mistress/ servant relationships. In the first scene, Catherine compares her mistress Mme de Merville to a “vrai démon” while Marie compares her mistress Mme de Verneuille to an “ange du paradis” (Maintenon, Proverbes 73-74). While Catherine is forced to eat table scraps that make her ill, Marie, on the other hand, eats well. Furthermore, Mme de Merville uses offensive language to motivate her servant Catherine, which is largely ineffective since Catherine responds in kind. Mme de Merville refers to Catherine as “grande bête” and “sotte”, and when her dinner is not ready on time she exclaims “j’ai envie de te casser la Cultivating Their Gardens: Women and the Art of Home Economics 373 tête” to which her servant Catherine replies “Je m’en consolerais, car vous seriez pendue” (Maintenon, Proverbes 76). At the end of the proverb we learn that Mme de Merville’s daughter was abducted, and that her servant Catherine did nothing to prevent it. Meanwhile, Marie learned that the girl to whom Mme de Verneuille’s son was to be betrothed had no dowry, and informed her mistress, thereby saving her from financial ruin and disgrace. In sum, this proverb emphasizes the golden rule. One must treat one’s servant with dignity if one wishes to be treated in kind. The proverb “Il n’est rien de si orgueilleux qu’un gueux revêtu” extends the idea that, unlike those sans naissance, women born into nobility and wealth should already know how to treat their servants (or those who serve them) with dignity. In this proverb, Mélanie, a servant, hopes to find a stable position in a well-established, wealthy aristocratic home. The procureur manages to find her a position in the home of a very wealthy family, but warns her that those he is placing her with are demanding and difficult to appease. Almost as an afterthought, he adds that they are sans naissance, and made a fortune despite their lack of a title. La Verdure, their lackey who accompanies Mélanie to her new home, explains that her new mistress is the heir to a fishmonger’s fortune. 11 Mélanie finds her new mistress to be entirely unreasonable. For instance, in scene six Mme Martin asks Mélanie to bring her a chair. When Mélanie does not bring Mme Martin an armchair, her mistress scolds her, although she never specified. In the last scene, Mélanie and her friend Alphonsine compare their mistresses. Alphonsine’s mistress is the ideal mistress whose considerate behavior towards all of those in her household is to be imitated: ALPHONSINE. Ma maîtresse se lève à une heure réglée, elle n’appelle personne, et prie Dieu assez longtemps pour me donner celui dont j’ai besoin [. . .] Au retour, [de la messe] elle s’habille sans y donner beaucoup de soin, elle lit tout haut, ou me {323} fait lire en travaillant assise auprès d’elle; on dîne, je mange avec elle s’il n’y a point trop de monde; elle demeure quelque temps avec la compagnie, s’il y en a, et il m’est libre d’y demeurer, ou d’aller où je veux. Quand il n’y a personne, elle est quelque temps avec son mari, elle reprend son ouvrage dès qu’il est sorti, elle me parle avec une bonté charmante; on fait encore quelque lecture, elle prie Dieu, et je puis faire mes prières auprès d’elle, ou aller dans ma chambre; on soupe comme on a dîné, on cause quelques moments après le souper, ensuite elle prie Dieu et se couche. (Maintenon, Proverbes 302) 11 Note the jeux de mots in this instance. Une harengère literally means ‘fishmonger’, but it was also used in the seventeenth century to describe a woman who was quarrelsome and vulgar in her language and manners: ‘femme insolente qui chante pouilles, qui a coutume de dire beaucoup d’injures’. See Dictionnaire 691. Theresa V. Kennedy 374 As her foil, Mélanie’s mistress does not treat her servants with respect, and thereby cannot keep them very long, resulting in an unstable and costly lifestyle that does not reflect well on the family’s reputation: Ma maîtresse se lève un jour à sept heures, un jour à midi, parce qu’elle prétend que les gens de qualité en usent ainsi; elle prend un bouillon, se met à sa toilette, où elle est jusqu’à deux heures, et de très mauvaise humeur; elle fait apporter tous ses habits, et ne sait celui qu’elle veut mettre; elle gronde sans cesse de ce qu’on touche les choses qu’on lui donne. Elle me reproche de ne pas savoir vivre avec les grands; elle m’appelle campagnarde, gueuse, miserable [. . .] je suis tout le jour debout; ma maîtresse ne travaille jamais; elle attend compagnie, et il n’en vient guère, ce qui la met de mauvaise humeur; tous leurs gens vont les quitter, et je crois faire de même. (Maintenon, Proverbes 303) Clearly the better a mistress treats her servants, the more her servants will esteem her, and the more efficiently her household will operate. Handling marriage contracts Another important responsibility left to the mère de famille was finding a suitable marriage partner for her daughters. This was an enormous financial burden since women did not and could not inherit family fortunes, and their daughters had to be provided with a dowry that would attract a potential spouse. Finding a match who could offer a daughter a sound financial future was largely a business venture that sometimes led to abusive practices. Many examples that we find in the proverbs are those who attempt to exploit the system in order to avoid paying a large dowry. In the proverb “Entre deux selles le derrière à terre”, Mme de Saint-Clair attempts to “play the field” to see which potential marriage partner will offer the most attractive marriage contract. Although she has already promised her daughter to a certain M. de la Houssaye, she agreed to draw up a contract as well with the Marquis de Bellecourt, who appeared financially well-off and was only requesting a dowry of cent mille francs. However, when the suitors find out that they are both under contract at the same time, they withdraw their marriage proposals, leaving Mme de Saint-Clair with a ruined reputation and perhaps little chance of securing her daughter a future marriage contract. The proverb “Ils s’entendent tous comme larrons en foire” also exposes the bad practices of mothers who are more interested in protecting their own financial status than in establishing futures for their daughters. In the first scene, Mme Desgranges tells her friend Mme de Vienne that she is unwilling to contribute to her daughter’s dowry because she wants to keep Cultivating Their Gardens: Women and the Art of Home Economics 375 the money for herself. M. de Saint-Hilaire is interested in Mlle Desgranges, and asks Mme Desgrange’s servant Marion to help him convince Mme Desgranges to arrange a marriage. Meanwhile Mme de Vienne asks her cousin, Mme de Surville, to speak to Mme Desgranges. Mme Desgranges tells Mme de Surville that she will marry her daughter to M. de Saint-Hilaire only if she does not have to pay a dowry or the fees for a wedding ceremony. M. de Saint-Hilaire agrees to marry her without a dowry, as long as her mother can secure her financial future. Mme Desgranges finally agrees to marry her as her première héritière so that she can only inherit her money when Mme Desgranges is dead. This proverb criticizes selfish mothers who are not willing to make financial sacrifices in order to secure the well-being and financial futures of their daughters, so that their daughters may, in turn, enjoy the benefit of a stable home life. Conclusion This essay has shown how Maintenon’s proverbs teach women the skills needed to properly run a home. The proverbs witness the important role that pedagogical theater played in helping young aristocratic women adapt to a new lifestyle brought on by economic and social change. Although the proverbs are far from promoting a feminist agenda, they mark a radical departure from traditional seventeenth-century women’s education— advocating the mastery of skills that allowed women to develop a better understanding of microeconomics. For instance, Maintenon was particularly focused on eradicating harmful practices (such as abuse of servants) that did not contribute positively to efficient home environments. Maintenon taught the Saint-Cyriennes that if they could win the esteem of everyone in their households, they would in turn gain a greater sense of self-worth for themselves and future generations of women. Although this kind of agency was limited to the private sphere, it provided women with a better education and more freedom than they would have either at court or in the convent. Most importantly, Maintenon’s proverbs teach women to become self-sufficient. This aspect of her teaching truly sets her proverbs apart from traditional conduct books. Understanding the skills associated with microeconomics allowed women to become active, equal members in their homes and communities. The eighteenth-century homemaker, who was able to multi-task, balancing both work and child rearing, is the forerunner of the modern-day career woman. Even if women were limited to an assigned domestic space, that step back—as it were—equipped them with the knowledge and experience that allowed them to take two steps forward when the New Republic Theresa V. Kennedy 376 provided fresh opportunities to women. Until then, women who had begun the work of “cultivating their gardens” through self-improvement and the development of practical skills were planting the seeds of gender equality. Works Cited Beirne, M. Francis. L’Éducation des femmes du dix-septième siècle. Irvington, NJ: Washington Irving Press, 1950. Brenner, Clarence D. Le Développement du proverbe dramatique en France et sa vogue au XVIII e siècle. Berkeley: University of California Press, 1937. Brown, Penny. “Rehearsing for the Future: Mme de Maintenon’s proverbes dramatiques for the demoiselles at Saint-Cyr.” Seventeenth-Century French Studies 26 (2004): 209 − 218. Fénelon. Traité de l’éducation des filles. Paris: Klincksieck, 1994. Gibson, Wendy. Women in Seventeenth-Century France. New York: St. Martin’s Press, 1989. Hafter, Daryl and Nina Kushner, eds. Women and Work in Eighteenth-Century France. 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Montreal; London: McGill-Queen’s University Press, 1990. Comptes rendus PFSCL XLIII, 85 (2016) Patrick Dandrey : La guerre comique : Molière et la querelle de L’École des femmes. Paris : Hermann, 2014. 415 p. Le titre de l’ouvrage en donne immédiatement la teneur et la tonalité. La polysémie d’époque du mot « comique » y est en effet réinvestie puisqu’il s’agit de rendre compte, en la théâtralisant par une mise en scène textuelle organisée en une suite de tableaux historiques et analytiques à la fois couvrant tous les aspects de la question, de la polémique qui a suivi la création de L’École des femmes et qui a engendré une étourdissante succession de pièces belliqueuses, où Molière, ses adversaires et ses partisans, ont fait preuve de pugnacité féroce, mais aussi de créativité formelle, voire de drôlerie. Patrick Dandrey a en effet, à l’image de son maître Molière, choisi d’éclairer ce grand moment de l’histoire du théâtre de manière nouvelle, savante, sérieuse, mais aussi ludique et parfois teintée d’humour (Le Boulanger de Chalussay, « huitième samouraï », p.189), dans un livre qu’il dit lui-même « aimanté par le contexte et la texture dramatiques qui font l’irréductible originalité de la querelle de l’École des femmes » (p.9), c’est-àdire par la spécificité esthétique (théâtrale et comique) des écrits qui l’ont constituée. Il prolonge même, en creux ou sur la scène annexe des notes de bas de page, cet érudit et subtil jeu de miroirs entre spectacle et critique pour faire entendre, profondément mais aussi plaisamment, sa voix d’auteur de nombreux d’ouvrages consacrés à Molière, dans le cadre des débats actuels sur la genèse et l’interprétation des pièces de celui-ci (cf. pp. 11, 26, 43). Dans le fond, comme son génial inspirateur le faisait en matière dramaturgique, il propose un exemple original et brillant de mélange de théorie et de pratique critiques, montrant avec savoir, démontrant avec brio et dialoguant avec ses lecteurs comme avec un public complice. Il en ressort plus qu’une somme d’informations exhaustives sur la Querelle, une invitation à reconsidérer autrement les « pièces » du dossier (ponctuellement, comme le rôle méconnu du « Remerciement au Roi » ou globalement, comme l’enchaînement agonistique des pièces considéré comme la trame d’un seul continuum dramatique polémique) et à lire en elles, et à travers leur réception contemporaine, la marque d’une double prouesse moliéresque, dans le domaine de l’invention dramatique comme dans celui de l’efficacité polémique et comique. Et, par-delà, une invitation à débattre de la pertinence de certains concepts critiques (le ridicule - cf. pp. 43-47, la valeur éthique ou esthétique du rire - cf. pp. 285-290) non sur le mode de la querelle mais sur celui de la vérification empirique par leur réinvestissement dans le contexte historique particulier des années 1660. Pour ce faire, l’ouvrage de Patrick Dandrey est divisé en 14 chapitres, dont les premiers sont à dominante historique, pour permettre d’abord de PFSCL XLIII, 85 (2016) 382 resituer, avec une précision extrême, la Querelle et ses prémices (I-II), d’en identifier les protagonistes, avec leurs motivations et leurs compétences (III- V), de faire apparaître les faux semblants et les points obscurs de cette chronique événementielle (VI-VII) de façon à montrer la complexité, la confusion, l’enchevêtrement des projets antagonistes, voire la porosité des camps. À partir du VIIIème, «Modèles », les chapitres se font plus analytiques, pour envisager, de manière originale « la dramaturgie partagée » de l’ensemble de la Querelle sur trois plans : narratif (journalistique), dramatique (mise en intrigue), rhétorique (judiciaire), avant de pouvoir souligner la supériorité de Molière tant dans le domaine de la conduite de la chicane que dans celui de la prouesse théâtrale (IX), le chapitre X, très neuf, faisant du « Remerciement au Roi », un élément clé de cette stratégie. Le chapitre XI engage un autre processus critique, élevant et actualisant le débat autour de questions esthétiques essentielles, comme celles de la « valeur » d’une œuvre, des pouvoirs du rire. Les chapitres XII et XIII fournissent en quelque sorte des éléments de réponse à cette interrogation évaluative, en comparant, du point de vue de l’innovation, de l’imitation et de la réécriture, les pièces de Molière et celles de ses adversaires, Donneau de Visé, Boursault, Montfleury etc., ce qui donne lieu à de fins commentaires textuels montrant, en particulier, le renouvellement formel apporté par l’Impromptu de Versailles. Le dernier chapitre « portraits de peintre », explorant la spécularité des pièces, ajoute à cette belle galerie d’études un très intéressant parallèle avec les Ménines de Velasquez, dans une sorte de jeu mimétique où Patrick Dandrey rivalise de brio à ses modèles théâtraux et picturaux. Son livre, La guerre comique, donne donc un tableau nouveau et particulièrement fouillé, d’une Querelle, qu’il a délibérément considérée comme une tumultueuse « comédie à cent actes divers » (p. 387), et qui lui a permis, par-delà les mises au point érudites, de poser des questions essentielles comme celle de l’institution de la valeur d’une œuvre, sur le moment et dans la postérité (p. 392). Il se clôt sur un conseil moliéresque tiré de La Critique de l’École des femmes : ne pas chercher des « raisonnements » qui empêchent « d’avoir du plaisir ». On a envie d’ajouter sauf quand, comme chez Patrick Dandrey, les raisonnements donnent du plaisir. Pierre Ronzeaud Patrick Dandrey (dir.) : Naissance de la critique littéraire, Littératures classiques 86 (2015). 290 p. Ce volume réunit quinze textes issus du séminaire organisé à la Sorbonne en 2009-2010 par Patrick Dandrey, avec Delphine Denis. Si l’on a, dans les années soixante, ressenti le besoin de faire le point sur Les Chemins actuels de Comptes rendus 383 la critique (« 10/ 18 », 1968), on pourrait dire que l’ambition du volume est de proposer un, ou plutôt des regards actuels sur la critique dans la première modernité et, précisément, de réfléchir aux relations entre critique et modernité. Le dix-septième siècle représente de fait une période-clef que Patrick Dandrey propose de lire comme marquant un renouveau par rapport à la tradition de la critique savante humaniste : « La Renaissance, filtre de l’Antiquité à travers lequel la modernité va en récupérer l’héritage, en a transmis le précieux viatique sous les trois formes de la transmission, de l’émulation et de l’innutrition » (« Naissance de la critique littéraire au XVII e siècle ? », 10) - la dialectique temporelle se marque dès le premier article (Damien Fortin, « Du Parnasse au Panthéon. Les Vies d’écrivains du Grand Siècle par leurs contemporains : naissance d’une nouvelle forme critique », 19-36), dans lequel le corpus est présenté comme doublement fécond, et dans sa dimension contemporaine (représentation des gens de lettres célèbres) et dans une dimension rétrospective, comme « l’un des tout premiers objets parmi ceux qui s’offrent à un travail d’historien de la littérature de cette période » (36). Si Patrick Dandrey s’interroge sur le devenir de ce triple processus, il met en même temps l’examen sous le haut patronage de Sainte-Beuve et de sa double caractérisation d’une « critique qui échauffe » et d’une « critique qui souligne » (6-7), au long de trois parties : « Sous l’égide des formes (Première partie) sont regroupées des études consacrées à divers modes ou modèles de discours dont la convergence contribuera progressivement à l’élaboration d’un genre, celui de l’écriture critique. Au titre des normes (Deuxième partie) on examine l’élaboration concertée ou l’application spontanée de quelques-uns des critères de jugement portés sur la littérature en général ou sur tel genre en particulier, à la faveur de quoi une pensée, une activité, une démarche d’appréciation critique se sont cherchées durant le XVII e siècle. Enfin une galerie des figures (Troisième partie) réunit quelques portraits de personnalités du monde littéraire d’alors qui ont réservé tout ou partie de leurs œuvres à examiner, évaluer et apprécier celles de leurs contemporains ou plus généralement celles que leur époque constituait, estimait ou révérait comme des ouvrages de littérature, au sens à peu près où nous entendons aujourd’hui ce terme » (15-16). La division fonctionne, même si l’on peut penser que La Bruyère (Bérengère Parmentier, « Le droit à écrire. La Bruyère, Les Caractères et la critique ») aurait peutêtre aussi efficacement trouvé sa place dans l’ultime section « Figures » qu’à la fin de la deuxième (« Normes »). Mais la fluidité même du volume contribue à remettre en cause toute vision trop rigide de la période et de ses pratiques d’écriture-lecture. Même si le directeur du volume assume « la forme nécessairement parcellaire d’un florilège » et met en avant l’idée d’une « lecture prismatique, presque kaléidoscopique » (16), on pourrait re- PFSCL XLIII, 85 (2016) 384 gretter l’absence d’une synthèse qui ferait ressortir les points de convergence et ceux au contraire où les différentes contributions semblent diverger, voire se contredire; par exemple sur la définition de la « raison » et du « bon sens » comme critères de la valeur des jugements : ces termes sont pour Delphine Reguig rattachés, à tort, par la postérité des chercheurs à une conception cartésienne dans le cas de Boileau (« Nicolas Boileau ; un cas historiographique », 241-258), lequel est beaucoup plus proche, d’après elle, d’une conception intuitive, d’une « raison du goût » (248). Ils sont au contraire bien ancrés dans la rigueur cartésienne pour Emmanuelle Mortgat- Longuet, qui ferme le volume avec l’étude du « traité préliminaire aux Jugements des savants d’Adrien Baillet (1685) » (« De l’idéal du critique au discernement du lecteur », 259-279) : le janséniste Baillet se place d’ailleurs dans la ligne du cartésianisme de Port-Royal et en particulier de la Logique (267-268) et de Malebranche. La référence à Bernard Lamy et à ses Entretiens sur la science pourrait d’ailleurs être explicitement rattachée à Port- Royal, si on se rappelle avec Michel Charles, dans Rhétorique de la lecture, que sa Rhétorique a été considérée comme la « Rhétorique de Port-Royal »… Le numéro présente une forte cohérence. Par exemple, le dernier article, qui ouvre sur le XVIII e siècle, justifie la méthode de présentation de Baillet (qui multiplie les jugements sur chaque auteur) et son passage, précisément, d’un « idéal » du critique à la pratique concrète du lecteur en évoquant le « renoncement à l’idéal encyclopédique » et « la réorganisation des savoirs » (275). De manière analogue, Dandrey faisait référence au « recul de l’indivision des savoirs et [à] la spécialisation croissante des activités de l’esprit […] sanctionné (sic) par le passage des “bonnes lettres”, ou entraient toutes les disciplines, y compris scientifiques, à ce qui devient […] les “belles lettres” au sens large de l’expression : le terme littérature signifi[ant] encore, à la fin du XVII e siècle, érudition » (9). L’antonomase « le bibliothécaire » est récurrente dans l’article consacré aux Jugements des savants (274, 278, 279, etc.). Si on peut regretter que cette récurrence même n’ait pas été explicitement problématisée, elle suggère du moins l’importance, dans la naissance d’une critique littéraire et dans la réflexion sur elle, de certaines fonctions ou positions et de certains lieux (au double sens concret et métaphorique et rhétorique), tels le bibliothécaire et la bibliothèque, comme en témoignent plusieurs textes à travers le volume (« Histoire des lettres et tradition de l’erreur. De l’Avis pour dresser une bibliothèque de Naudé au Dictionnaire historique et critique de Bayle », de Bernard, Tayssandier, dans la première partie, « Formes », 67-90 ; « L’entreprise critique de Sorel : une œuvre de “novateur” ? », de Michèle Rosellini, dans la dernière section, « Figures », 187-213). Il n’est jusqu’aux libraires-éditeurs qui ne participent à la promotion de la critique. Certes, Karine Abiven, reprenant dans « Fragments Comptes rendus 385 d’un discours critique. La question de l’autorité dans les ana » (37-55) le corpus bien délimité des ana, conclut sur le rôle que jouent ces textes comme « témoins, et peut-être […] agents discrets de l’institution de nouveaux pouvoirs au sein du champ littéraire en construction : celui du critique, puis de l’écrivain » (54-55) ; mais c’est bien comme « genre éditorial » (38) qu’elle aborde les ana. Autre facteur d’unité, intrinsèquement lié au concept et à la fonction mêmes de critique, la préoccupation éthique est centrale à la réflexion sur le/ la critique, de la présentation du volume (« Dans tous les cas, l’ethos de la critique est dominé par la conscience et l’exercice d’une autorité intellectuelle et pratique à la fois », 7) à la soussection de l’article final intitulée « De l’ethos du critique » (Mortgat-Longuet, 271). Dans « Questionnements éthiques sur le discours critique. L’exemple des clefs d’Ancien Régime » (57-66), Anna Arzoumanov part du rejet de la satire par Houdar de la Motte au début du XVIII e siècle (« Cet effort typologique répond à une volonté de légitimer l’activité critique par opposition au commentaire malin », 58). Se référant à la définition de Critiquer par Furetière, l’auteure souligne l’opposition entre une bonne critique, activité d’honnête homme, et un « comportement typiquement féminin, le commérage et la médisance », c’est-à-dire dans les termes de Furetière, lorsque le verbe se prend « odieusement ». On peut peut-être regretter que cette opposition entre versants masculin et féminin ne soit pas explorée de manière plus approfondie (voir par exemple, les travaux de Nicholas Hammond sur le commérage et le gossip et leur rapport avec les identités sexuelles et de genre) - d’autant que la satire des femmes est un enjeu dans les querelles de l’époque. D’ailleurs, la « menace précieuse sur la langue » et la peur d’une « contagion » (165) sont en revanche explorées dans l’article de Myriam Dufour-Maître, « La Critique des femmes : le cas des “précieuses” » (157- 168) : aux yeux des contemporains, il y a, dans le cas des précieuses, « impertinence critique » (163), et surtout : « “Précieuses” fonctionne bien, et longtemps, comme le signifiant d’un interdit : celui de substituer une activité, créatrice et critique, à cette fonction dévolue aux femmes d’être le support imaginaire et passif de la langue commune, identifiée à la nature même » (167-168). La question éthique - inquiétude à l’égard de la position de censeur (l’interrogation « Le critique doit-il être un censeur ? » est une sous-section de l’article de Michèle Rosellini sur Sorel, 191) ou rejet de la satire - revient avec force dans l’article de Delphine Reguig sur Boileau, qui examine, entre autres points, l’établissement paradoxal de l’autorité de Boileau, dont la satire IX, « À son esprit », réitère la censure satirique à propos de laquelle pourtant il morigène son esprit (242). Naturellement, les coupables, aux yeux de Boileau, sont en fait les auteurs, dont les faiblesses éclatent aux yeux des lecteurs, le public des honnêtes gens qui devient la PFSCL XLIII, 85 (2016) 386 référence - on s’éloigne de l’humanisme savant sur ce point. La lecture apparaît dans le volume, précisément, comme un enjeu central, le critère fondamental pour le jugement critique. Ainsi, Larry Norman, qui poursuit avec « La Querelle des Anciens et des Modernes, ou la métamorphose de la critique » (95-113), son entreprise de réévaluation des positions respectives des deux clans, met en lumière l’alternative : « Une critique rationaliste ou empiriste ? » (108) pour montrer que Perrault, lequel « expose son esthétique dans le Parallèle », fonde cette dernière sur la « raison méthodique » (108-109), et conclure que la « foi [des Modernes] dans la raison pure, dans la déduction abstraite, va les conduire à l’impasse » (110). (Ici encore, la Rhétorique de Bernard Lamy, avec sa définition du beau comme ordre et symétrie, manière pour lui d’élucider le je ne sais quoi auquel, dit-il, on renvoie généralement pour caractériser la beauté, vient à l’esprit comme composante du paysage intellectuel dans lequel se développe cette esthétique.) Inversement, « [c]’est peut-être l’ironie la plus remarquable de la Querelle que le parti des Anciens investisse l’autorité de la critique dans le lecteur non érudit, soit ancien, soit moderne […], dans ses sentiments les plus vifs, pris dans le moment même de la lecture. » (112). Cette place de la raison et le sens même qu’il faut attribuer à ce terme chez les auteurs examinés dans le volume ne semblent pas identiques dans les différentes contributions. La stimulante réflexion de Carine Barbafieri sur le mauvais goût (« Du goût, bon et surtout mauvais, pour apprécier l’œuvre littéraire », 129-143) se conclut sur la constatation rafraîchissante : « c’est alors un autre XVII e siècle qui se donne à voir, un XVII e siècle plus joyeux, moins normé et moins bienséant que celui par l’histoire littéraire » (142-143 ; de fait on peut penser à la fortune de la chanson de la « La coquille » ! ). Or, le point de départ est problématique : « La réception de l’œuvre, de même que sa création » renvoient à « un ensemble de règles. Mais les règles, pour importantes qu’elles soient, ne sauraient rendre compte de tout : Anciens et Modernes en sont convaincus. […] Les règles ne garantissent pas la beauté de l’ouvrage ; et si celui-ci est effectivement beau, il demeure toujours un “je ne sais quoi” » (129) (l’on notera l’apparition du je ne sais quoi dont Lamy affirmait au contraire pouvoir rendre compte pour définir la beauté). Cette présentation semble peu compatible avec l’esthétique des Modernes, telle que Norman la caractérise : c’est l’un des endroits du volume où l’on peut malgré tout regretter l’absence, sinon d’une synthèse, du moins d’une réflexion sur les effets de discordance produits par la multiplication des perspectives. Quoi qu’il en soit, comme Anne Duprat le souligne dans sa contribution (« Entre poétique et interprétation. Sur la Lettre-préface de Jean Chapelain à l’Adone de Marino (1623) » (117-128), « c’est bien la lecture d’un texte, qui est engagée » (119). On remarquera que, comme pour Comptes rendus 387 Boileau, c’est sa pratique de lecture critique qui permet à Chapelain, alors jeune débutant, d’établir son autorité (voir ibid.). On voit d’ailleurs ici que les fils qui parcourent le volume se poursuivent d’une section à l’autre, puisque l’article d’Anne Duprat inaugure la section « Normes » que clôt l’article de Bérengère Parmentier sur La Bruyère, alors que Larry Norman fermait la première, « Formes ». C’est certainement l’un des points forts du volume que de revenir sur ce qui était naguère tenu pour des évidences sur l’époque classique et ses gens de lettres, et de projeter sur la période un éclairage nouveau, sous l’angle de la problématisation de la lecture et de la réception, de leur théorisation et de leur pratique, au dix-septième siècle. Cette relecture se veut rigoureuse - et, si l’on sait gré, par exemple à Carine Barbafieri de légitimer son objet en montrant que la notion de « mauvais goût » a été forgée au XVII e siècle, la peur de l’anachronisme ne devrait-elle pas s’effacer de toute façon devant « la richesse herméneutique de la notion de mauvais goût pour les contemporains autant que pour nous-mêmes » (130) ? Replacées dans ce contexte de remise en perspective, les œuvres et les positions des gens de lettres associés par la tradition au classicisme français se découvrent, neuves pour nous. Bernard Beugnot et Roger Zuber se partagent ici à nouveau la réflexion sur Balzac (« Guez de Balzac critique », 215-229). Le second montre comment Balzac développe un cicéronisme combinant douceur et purisme qui, centré qu’il est sur le cas français, n’en intègre pas moins l’expérience romaine de l’homme de lettres, lequel donne « le sentiment que le débat proprement français s’inscrit dans le cadre d’une dispute plus large » (« Balzac, Malherbe et la théorie de l’imitation », 224). Renvoyant les robins à la bigarrure de leurs citations, et constituant bien avant Boileau, Ronsard en contre-modèle, il fait de Malherbe l’incarnation de la bonne imitation : « champion de la modernité élégante, […] il apparaît comme l’égal des maîtres anciens ». Ce sont donc encore les enjeux de la modernité qui se dessinent ici - et d’une modernité mondaine. Bernard Beugnot avait déjà marqué la position charnière de Balzac, situé « par sa culture […] à l’articulation de deux siècles, entre l’humanisme dont il hérite […] et la modernité qu’il contribue à inventer » (215). De fait, l’unico eloquente contribue à la « naissance d’une critique mondaine » (ibid.), ce qui rend très bienvenu, vu la position du Père Bouhours comme arbitre du goût et sa capacité de saisir l’esprit de l’époque et de ses élites, l’enchaînement avec l’article suivant, sous la plume encore de Bernard Beugnot, « Le Père Bouhours ou de la délicatesse » (231-240). Non seulement se dessine « l’idéal d’une beauté plus poursuivie que définie […] qui suppose pour être perçue la culture correspondante du lecteur et une forme de sociabilité (honnêteté, urbanité) » (239), mais, si derrière « le pointillisme et l’éclate- PFSCL XLIII, 85 (2016) 388 ment des remarques » se révèle « une vision qui a sa cohérence », c’est par référence au « je ne sais quoi » plutôt qu’aux « règles » (ibid.). Et l’on voit encore ici comment, en redécouvrant des figures essentielles (le volume n’ayant aucune ambition d’exhaustivité), on est en même temps au cœur de la réévaluation des notions et des débats qui ont animé la vie culturelle mondaine autant que savante. Si, comme le souligne plus d’un article, le dix-septième siècle est, à bien des égards, le siècle de la critique, le volume Naissance de la critique littéraire, dans son ensemble, apporte de nouveaux éclairages, remet en question les évidences et stimule la réflexion, une réussite de la formule thématique de la revue qui l’accueille. Pierre Zoberman Cécile Lignereux (dir.) : La première année de correspondance entre M me de Sévigné et M me de Grignan. Paris : Classiques Garnier, 2012. 339 p. Les études réunies dans ce volume par Cécile Lignereux focalisent l’attention sur la première année de la correspondance entre M me de Sévigné et M me de Grignan. Bien que suggérée par le programme d’agrégation de 2013, cette restriction est très justifiée par le profil de cette correspondance : elle permet de se pencher sur la naissance des stratégies employées par l’épistolière pour trouver une méthode afin de remédier à la douleur causée par la séparation de sa fille. Les contributions dévoilent toujours une nouvelle facette de cette stratégie sans que le lecteur se heurte à des répétitions ou des doublets fastidieux. Un élément de base retient l’attention d’Olivier Leplatre (Écrire de provision. Le commerce épistolaire de M me de Sévigné) : l’expression écrire « de provision », qui se trouve depuis « les premiers mois (février-mars) » (257), sert à inventer « une figure inscrite dans l’élaboration plus vaste de sa topique personnelle » (260). D’après C. Lignereux (Introduction), le dialogue par lettres assume une fonction « de communication entre correspondantes confrontées à la distance » (21), qui force l’épistolière à inventer des procédés littéraires susceptibles de la consoler. Cette problématique préoccupe bien plus la mère que sa fille, dont elle vante toutefois les qualités de l’écriture épistolaire (Guillaume Cadot, M me de Sévigné lectrice des lettres de sa fille. Les stratégies affectives du discours métaépistolaire). 1671 est donc l’année où M me de Sévigné, bouleversée par le départ de M me de Grignan, explore les possibilités du genre bien connu de la lettre et élabore progressivement « un protocole épistolaire qui soit à la hauteur de ses exigences affectives » (21). Suivant la belle formule de C. Lignereux, elle conçoit « l’espace épistolaire comme l’un des rares lieux Comptes rendus 389 capables d’aménager les règles de civilité et les pratiques de sociabilité habituelles au profit d’une intimité réciproquement choisie et cultivée » (24). L’éditrice du volume a trouvé des collaborateurs qui analysent « les différentes routines conversationnelles propres au dialogue par lettres (protestations de tendresse, échange de nouvelles, de réflexions, d’anecdotes, d’impressions de lecture, transmission de compliments, conseils concernant la santé » (24). Voici quelques arguments traités dans les articles : la gastronomie (Bertrand Landry, Les appétits de M me de Sévigné), les plaisanteries (Nathalie Freidel, Le rire de la marquise), la sensibilité aux couleurs de la nature (Isabelle Landy-Houillon, Nature et couleur chez M me de Sévigné), la lecture de Nicole ainsi que la pratique de la réflexion (Marine Ricord, Les réflexions de M me de Sévigné). On pourrait compléter la liste avec les éléments analysés qui marquent les spécificités des lettres de notre épistolière. Cette multiplicité des thèmes est un des avantages de ce recueil. Les quatre sections du volume structurent bien cette diversité d’aspects : 1. « La mise en discours des sentiments maternels » (29-102), 2. « La régulation des passions » (103-160), 3. « L’art de bien dire des bagatelles » (161- 238), 4. « L’apprentissage de la communication authentique » (239-315). Une riche bibliographie (315-332) et un index des auteurs critiques cités (333-335) facilitent la consultation du volume et l’étude de la correspondance de M me de Sévigné. Odile Richard-Pauchet (Richesse créative et écriture de soi) critique le parti pris de Roger Duchêne, auquel nous devons l’édition richement commentée de sa correspondance dans la Bibliothèque de la Pléiade (3 vols.). Ses analyses explorent les remarques manuscrites de Bray « en marge de son exemplaire personnel des Lettres » (63), et sa communication passionnante épouse la position de Bernard Bray en se distanciant nettement de Duchêne. Récusant l’idée de lire M me de Sévigné dans une optique rhétorique, il réfutait tout effort, même hésitant, de Bray pour sonder ce terrain. En revanche, il exalte sa « qualité d’improvisation capable d’engendrer une légèreté, une simplicité, un naturel », qui, d’après lui, ne doivent « rien à une recherche d’écriture » (63) provenant d’une ambition littéraire qu’il cherche à éclipser dans les notes de son édition comme dans ses analyses critiques. Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la rhétorique au XX e siècle seront reconnaissants de cette documentation sur un débat typique de l’époque. L’évocation des affinités de notre épistolière avec l’art oratoire par Delphine Reguig (« Vous êtes encore toute vive partout ». Images et présence dans les lettres à M me de Grignan) permet de comprendre que son travail stylistique se base « sur une équivalence constante entre penser, voir et rendre l’autre présent, de manière graduelle, depuis la représentation de la lettre jusqu’aux retrouvailles physiques anticipées » PFSCL XLIII, 85 (2016) 390 (280). Le dernier numéro de la revue Exercices de rhétorique (6, 2016), intitulé Sur l’épistolaire et dirigé par C. Lignereux, s’appuie sur les théories de M. Charles pour mettre en évidence « La rhétoricité conditionnelle des lettres de M me de Sévigné », titre de l’article de C. Lignereux qui ouvre ce numéro tandis que le présent volume s’abstient de tout renvoi à M. Charles. Michèle Longino (Le moment de la séparation) se penche sur « les écrits inspirés par les premiers moments de la séparation des deux femmes » (30) afin de montrer que la « mère écrivain invente une fille textuelle dans sa lettre, souvent aux dépens de sa véritable fille, et le sujet du discours de la mère est le plus souvent je » (40). Delphine Reguig complète cette donnée par le constat : « Par la force, non seulement de la mémoire, mais encore de l’imagination, M me de Sévigné, annulant le décalage fatal entre le procès de l’écriture et celui de la lecture, conjure la distance chronologique et actualise sans relâche, dans une instantanéité aussi fictive que pathétique, la présence intime de sa fille » (290). Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon (Mander : étude d’un lien obsessionnel entre M me de Sévigné et M me de Grignan) partent du corpus des « 173 occurrences du verbe mander » (145) dans les lettres de 1671 afin de détecter sa « polyvalence énonciative » dans laquelle « l’événement devient […] un ‘événement énonciatif’, prétexte à l’échange épistolaire » (153). C’est l’unique contribution linguistique du recueil mais elle est incontournable. Deux articles comparent l’échange épistolaire entre la mère et la fille avec d’autres correspondances : celle souvent dépréciée de M me de Maintenon (Christie Mongenot, M me de Maintenon épistolaire ; une Sévigné en négatif ? ) et celle échangée avec Bussy-Rabutin (Adrien Viallet, Les lettres de reprise entre M me de Sévigné et Bussy-Rabutin). Ces lectures parallèles sont des compléments utiles. Ch. Mongenot rappelle la longue durée de la correspondance de M me de Maintenon (1650-1719) et montre qu’elle évolue « au fil des années à la fois vers une réflexivité et une intériorité » (225). Son « écriture morale use de tous les registres et même de celui de la raillerie piquante » (227). La correspondance de M me de Sévigné avec Bussy- Rabutin est souvent interrompue « à cause d’une brouille » (297), et les deux épistoliers font toujours des efforts et parviennent à « se réconcilier avec désinvolture » (301). L’ensemble de cette correspondance discontinue cherche à renouveler « une relation toujours chancelante entre deux épistoliers rivaux » (314). Ce recueil d’articles pourrait servir d’introduction à la lecture de notre épistolière parce qu’il aide à mieux comprendre la correspondance de M me de Sévigné. Volker Kapp Comptes rendus 391 Anne-Elisabeth Spica (éd.) : Charles Sorel, L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques. Seconde édition du Berger extravagant revue et augmentée par l’auteur. Champion : Paris, 2014 (« Sources classiques, 115 »), 1380 p, 3 illustrations, 2 vols. Depuis le XVII e siècle, Le Berger extravagant n’était accessible que dans l’édition anastatique parue chez Slatkine en 1972. Anne-Elisabeth Spica édite finalement la version revue et considérablement augmentée par Sorel, qui surpasse la première édition tant par l’originalité de sa structure que par la richesse littéraire des ajouts intercalés. Cette option est donc tout à fait justifiée. Un des buts du remaniement de la première édition est le « souci de clarté » (LVIII). Sorel envisage « la nécessité d’un vraisemblable externe, dans la fable comme dans l’histoire » (LX) et « s’attache aussi à simplifier au fur et à mesure des additions la lecture des Remarques et l’identification des sources ou références » (LXII). Il oppose aux fantasmagories de la « fiction » mensongère une « histoire véritable » en profitant de sa familiarité avec Lucien de Samosate. Recourant à la protreptique poétique, analysée dans les années 70 par Wolfgang Leiner, la structure de cet Anti-Roman « relève de l’anamorphose romanesque destinée précisément à redresser les perspectives aberrantes au sein même de la fiction » (XLIV). Le personnage de Clarimond, présenté comme auteur du Banquet des Dieux (208-239), œuvre parodique selon le modèle des épopées bernesques de Tassoni et de Bracciolini, se moque tout au long du roman des fictions mensongères et prononce au treizième livre une « Harangue […] Contre les Fables Poëtiques et les Romans » (983-1016) à laquelle le personnage de Philiris répond par une « Harangue […] pour les Fables » (1017-1032). Faisant la synthèse des plaidoyers antagonistes, les « Remarques » plaident « pour Clarimond contre Philiris » (1093). La Mythologie de Natale Conti, traduite par J. Baudoin (1627), est condamnée à plusieurs reprises dans les différentes Remarques. Loin de se réduire à une astuce anodine, le changement de titre annonce un remaniement fondamental de l’ouvrage dont les qualités littéraires sont supérieures à celle de la première version parue sans nom d’auteur. Les spécialistes eurent tort de négliger le déplacement des « Remarques » qui passent de la fin de l’ouvrage entier au terme de chaque livre de sorte à modifier profondément toute sa structure caractérisée dorénavant par le fait d’« alterner livre d’intrigue et livre de Remarque » (XI). Si les analogies avec une pratique littéraire et critique surgies au siècle dernier sont indéniables, les divergences dues à l’altérité d’une culture littéraire importent encore plus. Mme Spica plaide à juste titre pour une anticipation du procédé de Gide de créer une interaction entre les Faux-Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs. Elle se garde toutefois d’assimiler le roman de PFSCL XLIII, 85 (2016) 392 Sorel aux principes déduits du modèle de Gide et exploités tant par les romanciers que par les critiques du XX e siècle en identifiant les éléments spécifiques de l’écriture romanesque de cet Anti-Roman. Les nombreuses histoires intercalées documentent ces liens avec les romans alors très prisés bien qu’elles en modifient profondément la signification. L’originalité de Sorel consiste à mettre en doute les bases du genre romanesque tout en se ressourçant à la poétique de ce genre ainsi qu’aux pratiques littéraires de son époque. Cette utilisation ludique des procédés constitue un des charmes de cette deuxième édition remaniée du Berger extravagant, que son auteur publie sous le nom de Jean de la Lande. Elle conteste les clichés exploités par le monde littéraire aussi bien que son impact sur la civilité. Pour y parvenir, Sorel situe cette contestation à l’intérieur d’un long divertissement des nobles qui, à la suite d’Anselme profitant de sa rencontre fortuite sur les bords de la Seine avec un jeune homme déguisé en berger, font semblant de prendre au sérieux les folies du protagoniste. Le point crucial est la confusion des fantasmagories littéraires avec la réalité. Dans le troisième livre, Sorel utilise un cliché connu lorsque Lysis, invité par Anselme à l’Hôtel de Bourgogne, prend « la Comedie pour une verité » (202) et prononce sur la scène un discours qui fait interrompre la représentation d’une pastorale. Dans les livres suivants il varie avec virtuosité ce motif de confusion dans beaucoup d’épisodes divertissants. L’assentiment des nobles aux extravagances de Lysis sert de prétexte pour rendre gais, pendant un certain temps, les loisirs de l’aristocratie à la campagne, qui s’y amuse du protagoniste ressortissant de la bonne bourgeoisie parisienne. À la fin du roman, Clarimond découvre au protagoniste les « grands secrets touchant les histoires que l’on luy a contées, et luy monstre qu’il ne faut point estre berger ny en porter l’habit pour vivre heureux » (1140). Lysis, désabusé de ses fantasmagories ridicules, épouse Charite qu’il a courtisée auparavant en vain dans l’optique et avec les clichés du roman pastoral. La fiction accusée d‘être mensongère et l’histoire véritable jettent, chacune à leur manière, une lumière sur les rapports entre littérature et société dans le premier XVII e siècle. Lysis, qui ose demander à un libraire « N’avez-vous point, Les Amours du Berger Lysis ? » (243), encourage, par ailleurs sans succès, plusieurs personnes à transformer son histoire en roman d’où son serviteur Carmelin serait exclu. Anselme peint un portrait « par Metaphore » - par conséquent fantaisiste et ridicule - de Charite, la bienaimée de Lysis, qui s’enthousiasme du fait qu’il représente « les beautez des visages par figure Poëtique » (113). Quelle idée ingénieuse pour se rire du langage et des procédés des romans et des poésies d’amour ! Comptes rendus 393 Le lecteur du XXI e siècle est dépaysé en découvrant dans cet Anti- Roman « un ensemble incohérent, plus tout à fait roman, pas tout à fait encore discours critique » (XXXVIII), mais il évalue par-là la manière dont Sorel substitue la refondation du genre à une pratique réfutée de l’écriture romanesque. Dans cette optique, l’intrigue de la fiction romanesque et sa contestation au nom d’une entreprise non-fictionnelle sont inséparables, et la combinaison des deux registres va jusqu’à la contradiction des deux plans. Dans le sixième livre, Clarimond riposte à Lysis, désespéré des paroles de Charite qui le « feront mourir de douleur » (463), par un discours qu’il ne comprend pas. Le narrateur remarque alors que « Clarimond ne l’entendoit guere luy mesme » parce qu’il « vouloit expliquer un galimatias par un autre galimatias, encore plus obscur » (463). De telles contradictions ne sont pas une des moindres qualités de cette œuvre fascinante. Les spécificités du roman de Sorel, qui risquent de nous échapper faute de pouvoir percevoir la portée du réseau intertextuel présupposé, nous rendent familiers avec le haut niveau des connaissances de Sorel, polygraphe versé dans bien des domaines inconnus maintenant même aux spécialistes de la littérature de cette époque. Contentons-nous de mentionner un exemple où l’historien de la rhétorique doit reconnaître les limites de ses connaissances. Carmelin « sembloit n’estre venu au monde que pour faire rire les autres » (373) quand il se ressource aux Marguerites françoises (1605), recueil de lieux communs édité de nouveau en 2003 par Ch.-O. Stiker-Métra. Ces Marguerites sont qualifiées de « livre remply de toutes sortes de discours fort utiles pour aprendre à mal parler François » (356), jugement qui confirme les attaques de Flaubert contre les lieux communs. Ce manuel est bien connu des spécialistes de rhétorique, qui s’amusent à voire Carmelin s’y ressourcer pour remédier au manque de savoir. Le narrateur constate avec ironie que les « femmes et les hommes qui n’ont pas étudié ne connoissent pas la grace des discours de Carmelin » (356), mais Lysis, qui l’a embauché, « avoit si fort troublé la cervelle, qu’il ne prenoit goust à rien qu’à ses imaginations » (373). Cependant, on a besoin de l’érudition de Mme Spica lorsque Carmelin fait une comparaison énigmatique : « Comme la pierre Panthaura, disent Pline et du Vair, amene à soy tout ce qui en approche ; ainsi la vertu tire à soy tout le monde » (330). Lysis admire ce galimatias, dont le romancier se moque en notant que Carmelin « est docte » (330). Les « Remarques sur le quatrième livre » reviennent sur cette pierre Panthaura, dont Mme Spica note qu’elle est mentionnée par Du Vair dans De L’Eloquence françoise, par Pline où « il pourrait s’agir de la magnétite » (357 note 33) et d’une autre pierre mentionnée dans la Vie d’Apollonius de Tyane. La combinaison de ces trois sources ne va pas de soi, même pour ceux qui connaissent chacun de PFSCL XLIII, 85 (2016) 394 ces ouvrages. Qui a lu « ce que dit Baptista Porta dans sa magie naturelle » (422= G. Della Porta, Magia naturalis trad. fr. La Magie naturelle, 1631) ? Ne parlons pas de Camerarius (354) dont les Méditations historiques sont traduites par Simon Goulart (1608). L’éditrice de cette édition critique a bien reconnu la nécessité d’éclairer le réseau intertextuel dont se nourrit cette fiction romanesque. Rares sont les notes où elle se sent amenée à reconnaître l’échec de son effort pour éclairer une allusion. Le texte de cet Anti-Roman est d’une longueur décourageante pour un lecteur pressé (1-1179), étendue que les notes abondantes renforcent tout en rendant cette édition encore plus précieuse. L’introduction (IX-CXXIX) et la bibliographie (1181-1267) confirment l’érudition de l’éditrice. La section des « sources » est divisée en « Œuvres de Charles Sorel » (1182-1190), « Sources antiques et recueils mythographiques » (1190-1194), « Sources romanesques et fictions narratives en prose » (1194-1205), « Sources autres que les fictions narratives en prose » (1205-1230) et « Études critiques » (1231-1267), où sont enregistrés des travaux dans plusieurs langues. On constate donc que les soins d’une édition critique se combinent avec le courage d’affronter le défrichement des renvois souvent énigmatiques et des allusions innombrables dans lesquels notre polygraphe étale ses vastes connaissances qui n’ont rien de pédantesque. Quel travail admirable que de mettre à la disposition de nous autres critiques cette mine riche du savoir livresque d’un auteur du premier XVII e siècle, qui nourrit son imagination romanesque aussi bien que sa théorie littéraire de tout le spectre des connaissances de son époque ! Cette œuvre illustre bien les raisons qui incitèrent Furetière à expliquer dans son Dictionnaire le mot « littérature » par « doctrine, érudition, connaissance profonde des Lettres ». On ne peut pas assez remercier l’éditrice du service qu’elle nous rend par ses notes explicatives, qui garantiront à cette édition un splendide avenir. Outre le plaisir de la lecture de cet Anti-Roman et de ses Remarques, on pourra se renseigner, dans les commentaires, sur bien des aspects peu connus de l’univers mental du premier XVII e siècle. Un « Index personarum et titulorum » (1315-1377) facilite la consultation de cette édition. Le « Glossaire » (1269-1314) est à mettre en relation avec le chapitre « La langue du Berger extravagant » (XCII-CXXXVII) parce que Mme Spica ne se contente pas de faciliter la compréhension de la langue préclassique mais elle prend au sérieux l’ambition de Sorel, élève de Malherbe et de Théophile, de contribuer à « façonner la nouvelle langue » (XCIII). Les corrections de l’édition de 1634 documentent « la volonté, constante chez Sorel, d’épouser au plus près les évolutions de la langue » (944, note 36). L’éditrice analyse consciencieusement les différents aspects de la langue combinant ainsi ses compétences de critique littéraire avec Comptes rendus 395 celles d’historienne de la langue. Les « Remarques sur le treiziesme livre » disent à propos de Ronsard qu’on « appelloit de son temps une licence Poëtique, ce que l’on apelle maintenant des fautes » (1060). Dans l’orthographe, il faut « distinguer ce qui relève de l’auteur et ce qui relève des protes » (XCIV), dont la négligence est dénoncée par le romancier. Mme Spica renonce à la modernisation du langage afin de se distancier d’une vision téléologique qui réduit la langue du préclassicisme à un état passager contribuant seulement à l’évolution vers la norme classique. Répondant « à l’horizon d’attente linguistique de ses lecteurs », Sorel est « inspiré par la recherche de clarté et de simplicité » (CXXXVI). La fiction romanesque signale les modèles dont s’inspire l’action fantaisiste. Dans le premier livre, Lysis veut « encherir sur la fidelité de Sirene et de Celadon » (41), l’un héros de la Diane, l’autre de L’Astrée. Fontenay qualifie Lysis de « successeur de Don Quixote de la Manche » dont il a hérité « la folie » (336). Le protagoniste s’imagine « qu’il estoit dans le Forests, et encore qu’il ne viste plus goutte, il pensoit bien remarquer les lieux » (251). Le modèle de L’Astrée détermine toute l’action. Le narrateur ne cesse de le signaler mais il omet d’aborder un fait qui frappe le lecteur de Madame Bovary : ce n’est pas une femme à laquelle les fantasmagories littéraires tournent la tête. Le protagoniste du Berger extravagant est un homme parce que, selon le roman pastoral, le sexe masculin est censé assumer le rôle de serviteur d’une femme, mais les personnages féminins de notre roman sont aussi plutôt sobres. Sorel attaque de front ses collègues, cibles du programme de dérision des victimes de la transposition de l’illusion romanesque dans la vie réelle. La « Conclusion de l’Anti-Roman » attaque par exemple Rabelais qui « n’est remply que de sots contes qui sont si monstrueux qu’un homme de bon jugement ne sçauroit avoir la patience de lire tout » (1163). Faisant une comparaison du Berger extravagant avec Cervantès, elle prétend que « les inventions n’y sont pas grandes, et qu’il est bien plus beau de voir Lysis sortir de son extravagance par des raisons qu’il ne peut refuter, que Dom Quixote qui sort de la sienne sans que l’on dise par quel moyen, sinon que c’est un miracle » (1159). Le Don Quichotte a connu un regain d’intérêt au XVIII e siècle. Cette donnée s’est tournée au désavantage du Berger extravagant de Sorel mais elle ne diminue pas l’importance de cette édition critique qui nous permettra de redécouvrir cette œuvre remarquable du premier XVII e siècle. Volker Kapp PFSCL XLIII, 85 (2016) 396 Enrica Zanin: Fins tragiques: poétique et éthique du dénouement dans la tragédie de la première modernité (Italie, France, Espagne, Allemagne). Geneva: Droz, 2014 (« Travaux du Grand Siècle », n o 41). 471 p. This study of tragic endings combines an overview of theory, especially the interpretations (or misinterpretations) of Aristotle’s Poetics, with examples of dramatic practice from several European countries. However, while Enrica Zanin cites a large number of individual plays, her primary focus is on the theoretical questions. Each of the eleven chapters concentrates on one of the principal points of contention in Aristotle’s Poetics, and she is careful to contrast the views of contemporary philologists on what Aristotle really meant with the views of early modern commentators. Especially helpful are the explanations of how sixteenthand seventeenth-century theorists tended to read Aristotle through the lens of altogether different traditions. Thus, hamartia, which she translates as “faute tragique”, was linked by these theorists, in varying degrees, to the theological concept of sin. She shows how St. Augustine’s view that humans in their fallen state are automatically fallible could be used to explain how a tragic protagonist could be simultaneously good and bad, innocent and guilty. Similarly, she traces the influences of Seneca’s tragedies, of Boethius’s notion of Fortuna, of the Roman grammarians (Evanthius, Donatus, Diomedes) and of the medieval de casibus tradition on the Renaissance insistence that tragedies must end with disastrous events. While not all this material is new, Zanin succeeds in pulling together the huge amount of relevant information in a systematic way. One of the strengths of this book is its comparative approach, presenting together the theory and the practice of multiple countries, mainly Italy and France. Thus, in regard to the question of why, contrary to Aristotle, early modern writers insisted that tragedies needed to have unhappy endings, or at least double endings (the good and bad characters have opposing fates), she claims an inverse correlation between familiarity with Aristotle and the creation of a vibrant national tradition. In Italy, where several generations of expert scholars produced erudite commentaries on the Poetics, only a handful of learned poets tried their hand at writing tragedies, and these works, being slavish imitations of Greek or Latin models, failed to win popular approval; this in turn led to the almost total neglect of tragedy, except in operatic form. In Spain, the exact opposite occurred: because Aristotle was so little known and because most professional playwrights, following the lead of Lope de Vega, rejected the authority of the Ancients in favor of pleasing local audiences, tragedy, when cultivated at all, became subsumed into the larger category of comedia. In France, the reorientation of Comptes rendus 397 poetic theory (making the rules derivable from universal and timeless reason, rather than directly from the Ancients), coupled with the reliance on an eclectic group of theoretical sources (mainly Italian), allowed for the formulation of a dramaturgy capable of satisfying French tastes. Other useful comparative studies in which works from different countries are grouped together include the different approaches to happy endings in the plays of Giraldi and of Corneille, the wide variety in treatments of the Antony and Cleopatra story, and the outcomes in plays involving oracles or vows with potentially destructive impact. In one of the more original chapters, dealing with plot causality, Zanin notes the frequent tension between the principles of logical causality and moral causality. Thus, if the plot consists of a series of clearly linked actions, there is often no surprise and the audience is left with the sense that everything has happened by chance; if a “marvel” occurs, the audience feels that some higher power (providence or fate) has been at work, or at least that to some degree the basic ethical values have been preserved. An analysis of two French tragedies based on the Hecuba myth illustrates this point convincingly. Ultimately, Zanin links the tension between pathos and moral edification to her central thesis: that the Renaissance tradition focusing on deploration comes closer to the modern view of the “tragic” by proclaiming the powerlessness of even the greatest heroes and the inexplicable nature of life on earth; if there is some guiding force controlling human events, such as divine providence, we do not generally see it. Thus, these tragedies invite the viewer/ reader to the hermeneutic task of trying to make sense of the events, for which the plays furnish no single, coherent explanation. However, she notes that this type of play failed to resonate with audiences, for whom the need for a reestablishing of the moral order at the conclusion took priority over pure pathos. This need would lead to the development of the specifically French tragédie classique, which aimed to reintroduce ethical clarity by a variety of means: the final reversal led to the overt recognition of a moral perspective, usually involving poetic justice; the protagonist’s moral flaw tended to be linked to the passions, thus making the characters more relatable and perhaps more excusable; the fact that the intervention of providence is not a feature of real life led to the privileging of vraisemblance (a fictional world, however plausible) over historical truth. Moreover, the return to a moral equilibrium often meant in practice that the main plot reversal was placed in the central section of the play, rather than in the denouement. Zanin further situates the competing views of tragedy within the larger philosophical clash between Platonic or neo-Platonic idealistic PFSCL XLIII, 85 (2016) 398 notions and Aristotle’s ethical doctrine; this is linked in turn with conflicting views about literature’s moral function. The book contains an enormous amount of useful information, pulling together material about the various dramatic traditions that one rarely finds within a single volume. It is also hard to read, in part because of that very accumulation of material. The organization of individual chapters takes getting used to: due to the primary focus on theoretical and philosophical questions, there is a deliberate imbalance between analysis of theoretical texts and that of plays. In fact, within any given chapter, the discussion of specific plays tends to be segregated in the final section, and the analysis of the plays, usually drawn from two (occasionally three) countries, serves solely to illustrate a theoretical problem. Spain is represented in the body of the argument by only a handful of plays by major authors and by several late-sixteenth-century authors of poetics; in some chapters, that country disappears altogether. Likewise, apart from the principal dividing lines noted above, scant attention is paid to the historical evolution of dramatic practice (in a volume that covers two full centuries) or to the other features dividing practice in the plays from the three countries. This is not to say that Zanin is unaware of these matters, to which she occasionally refers in passing, but simply that her goal of presenting an overarching tableau requires a reliance on broad generalization. It is not clear why Germany was included in the title, since, apart from a 17-page section in the opening chapter and a brief mention in the conclusion, it plays no role in the discussion. The one useful mention of that country is her revisiting of Walter Benjamin’s claim that German Trauerspiel is radically distinct from tragedy in other literatures: she argues that in many key respects sixteenth-century German tragic plays do in fact fit in with the contemporary practice in other European countries, especially if one sets aside matters of dramaturgy. England, which was left out due to limitations of space (though there are periodic references to Shakespeare), might have been a more useful fourth country for purposes of this study. Finally, the book could have used more careful proofreading. There are numerous typos and omissions of words, plus occasional inaccuracies with plot synopses or with names (such as, on one occasion, giving the playwright Scudéry the first name of Charles). Despite these minor problems, this is an impressive work of scholarship that can serve as a useful reference. Perry Gethner 98.00 98.00 98.00 62.00 62.00 62.00 48.00 48.00 48.00 78.00 78.00 78.00 48.00 48.00 48.00 (2016) Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Derniers titres parus 207 Raymond B AUSTERT (éd.) Un Roi à Luxembourg (2015, 522 p.) 208 Bernard J. B OURQUE (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe (2014, 186 p.) 209 Bernard J. B OURQUE All the Abbé’s Women. Power and Misogyny in Seventeenth- Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac (2015, 224 p.) 210 Ellen R. W ELCH / Mich è le L ONGINO (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity. Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference (2015, 213 p.) 212 Marie-Christine P IOFFET / Anne-Elisabeth S PICA ( é ds.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique (2016, 320 p.) 213 Stephen F LECK L’ultime Molière. Vers un théâtre éclaté (2016, 141 p.)