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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2017
4486
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser P F S C L 86 Vol. XLIV No. 86 2017 P F S C L Ellen R. W ELCH / Mich è le L ONGINO (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity. Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference (2015, 213 p.) 211 Sylvie R EQUEMORA -G ROS ( é d.) Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle. Marseille carrefour (2017, 575 p.) 212 Marie-Christine P IOFFET / Anne-Elisabeth S PICA ( é ds.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique (2016, 320 p.) 213 Stephen F LECK L’ultime Molière. Vers un théâtre éclaté (2016, 141 p.) 214 Richard M ABER ( é d.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle : de l’Irlande à la Russie. XII e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (2017, 242 p.) 215 Stefan W ASSERBÄCH Machtästhetik in Molières Ballettkomödien (2017, 332 p.) Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Claude ABRAHAM - Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Madeleine DEFRENNE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49-431-880-2262 ISSN 0343-0758 Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs, Lydie Karpen, Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Tübingen Gunter Narr Verlag Tübingen Wiebke Conrad, Jasmin Caravello, Number 86 Volume XLIV (2017) Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 7 PFSCL XLIV, 86 (2017) Sommaire F RANCIS A SSAF Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? ................................................ 7 N ATHALIE F REIDEL Du récit de croisade au théâtre de la cruauté : scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation .................................................... 19 M IRIAM S PEYER « Eh bien, ma sœur, séparons-nous » : La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle ............................................ 35 M ATHILDE B EDEL La Lettre à Colbert de François Bernier, ou l’avertissement par le modèle indien du déclin de la France ...................................................................... 61 J OLENE V OS -C AMY Relations d’Albi : le portrait d’une ville par Antoinette de Salvan de Saliès .............................................................. 71 S OPHIE R AYNARD Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture ................................... 85 M ARCELLA L EOPIZZI L’aveu de la princesse de Clèves entre héroïsme cornélien et faiblesse racinienne ................................................................................. 97 R ALPH A LBANESE La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine ............ 113 R ALPH A LBANESE De nouvelles perspectives critiques sur La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République ....................................... 127 J OHN P HILLIPS La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” ........ 139 Sommaire 6 Comptes rendus Bernard J. Bourque (éd.) : Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe, Écrits contre l’abbé d’Aubignac. Édition critique P ERRY G ETHNER ....................................................................................... 179 Delphine Denis (dir.) Honoré d’Urfé, L’Astrée. Deuxième partie. Édition critique V OLKER K APP ........................................................................................... 182 Mary Dunn The Cruelest of All Mothers. Marie de l’Incarnation, Motherhood, and Christian Tradition N ATHALIE F REIDEL .................................................................................... 185 Béatrice Jakobs Conversio im Zeitalter von Reformation und Konfessionalisierung. ‘Écrit de conversion’ als neue literarische Form P HILIPPE R ICHARD .................................................................................... 191 Jérôme Lecompte L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin V OLKER K APP ........................................................................................... 193 Francine Wild (éd.) Le sens caché : usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle A NNE -É LISABETH S PICA ............................................................................. 196 PFSCL XLIV, 86 (2017) Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? F RANCIS A SSAF (D ISTINGUISHED R ESEARCH P ROFESSOR OF F RENCH , E MERITUS T HE U NIVERSITY OF G EORGIA ) Dire que la ligne de démarcation qui sépare la prétendue fiction du roman de la prétendue réalité est poreuse équivaut à un truisme. Dans un article paru en 1993, « Le Roman et l’histoire au XVII e siècle avant Saint- Réal », Jean Serroy adopte une attitude peut-être plus conservatrice, établissant une distinction entre « raconter une histoire » et « raconter l’Histoire » (243). Penchons-nous un moment sur cette distinction. Raconter une histoire, dit-il, ressortit à l’invention, à l’imagination, à l’art d’accommoder la fiction, alors que l’historien s’appuie sur le témoignage, le compte-rendu, l’analyse. Dans un article paru il y a près de deux décennies, j’ai abordé à peu près le même sujet, touchant en partie Le Page disgracié. Il s’agissait de savoir dans quelles conditions s’écrivent l’Histoire et la fiction. Pour cela, je me suis appuyé, entre autres, sur un article de Roland Barthes. Je note que pour lui « [L]e processus de l’énonciation historique est exclusivement affirmatif, constatif : l’historien raconte ce qui a été, non ce qui n’a pas été ou ce qui est douteux. » (Assaf 108) Mais les deux catégories de discours n’ont-elles pas, en définitive, un but commun, celui de persuader ? En rhétorique, l’inventio est la découverte systématique des pratiques rhétoriques. Dans les chapitres I et II du premier livre de la Rhétorique, Aristote nous livre deux considérations, apparemment mais pas vraiment contradictoires : au paragraphe XIV du chapitre I, il dit : « Maintenant, son fait n’est pas autant de persuader que de voir l’état probable des choses par rapport à chaque question, ce qui a lieu pareillement dans les autres arts. » Au paragraphe I du chapitre II, il déclare : « La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. » Pour J. Serroy et d’autres, le roman agit comme un aimant, qui attire vers lui, en lui l’Histoire, en principe verbalisation de la réalité, c’est-à-dire qu’il s’appuie sur cette réalité pour conforter son inventio, pour persuader. Francis Assaf 8 L’auteur cite la préface du roman de François de Gerzan, L’Histoire afriquaine de Cléomède et de Sophonisbe (1627-1628) où l’auteur dit qu’il s’attachera à « l’exacte géographie et à la vraye histoire » (244). Le texte qui nous occupe ici, Le Page disgracié, paru en 1643, l’année de la mort de Louis XIII, porte en sous-titre rhématique « où l’on void de vifs caracteres d’hommes de tous temperamens et de toutes professions. » Son inventio ne saurait donc faire de doute. Et c’est là que se pose la question : quelle réalité, quelle fiction ? Pour cela, tournons-nous d’abord vers Georges de Scudéry (1601-1667). La cinquième page (non-paginée) de la préface d’Ibrahim, ou l’illustre bassa (1641, éd. de 1665) plaide elle aussi en faveur de la vraisemblance : Mais entre toutes les regles qu’il faut observer en la composition de ces Ouvrages, celle de la vray-semblance est sans doute la plus necessaire. […] Sans elle rien ne peut toucher ; sans elle rien ne sçauroit plaire. Et si cette charmante trompeuse ne deçoit l’esprit dans les Romans, cette espece de lecture le degouste, au lieu de le divertir. « Charmante trompeuse »… Pour tromper son lecteur, Scudéry propose donc de s’en tenir à la plus stricte réalité, ou plutôt à la plus entière vraisemblance. Ces intentions auctoriales illustrent la phagocytose de l’Histoire par le roman, c’est-à-dire de la réalité par la fiction. Trente ans après, en 1671, Pierre-Daniel Huet écrivait dans la Lettre sur l’origine des romans : [C]e que l’on appelle proprement Romans, sont des histoires feintes d’aventures amoureuses, ecrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs. Je dis, des histoires feintes, pour les distinguer des histoires veritables. J’ajouste, d’aventures amoureuses, parce que l’amour doit estre le principal sujet du Roman. Il faut qu’elles soient escrites en prose, pour se conformer à l’usage de ce siecle. Il faut qu’elles soient escrites avec art, & sous de certaines regles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre & sans beauté. (3-4) Ici aussi est présent le duo réalité-fiction - fondu dans la vraisemblance. Comme Scudéry, Huet estime qu’il faut « tromper » le lecteur, mais dans un but louable car pour lui l’objet du roman est avant tout didactique et moralisateur, couronnant la vertu et châtiant le vice, mais sous des dehors fort attrayants 1 . À la différence de Scudéry, qui la puise dans les circonstances historico-géographiques au sein desquelles fonctionne la diégèse romanesque, Huet, tout en en reconnaissant le caractère essentiel, la considère plutôt comme un artéfact plaqué sur cette diégèse et fonction de l’inventio : « […] la vray-semblance qui ne se trouve pas toûjours dans 1 Sorel dit pratiquement la même chose dans l’« Advertissement d’importance au lecteur » en tête de l’édition de 1623 du Francion. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 9 l’Histoire est essentielle au Roman. » (10). Dans La Bibliothèque françoise (2 e éd. 1667), Sorel attribue historicité et vraisemblance aux romans comiques et satiriques car, dit-il Les Bons Romans Comiques & Satyriques semblent plûtost estre des images de l’Histoire que tous les autres : Les actions communes de la Vie estans leur objet, il est plus facile d’y rencontrer de la Verité […] Or comme il y a toûjours beaucoup de sujets pour de telles Pieces, on rencontre là plûtost le genre vray-semblable que dans les Pieces heroïques qui ne sont que fiction (188-189). La fiction pure semble donc ressortir surtout au roman héroïque et sentimental, même si elle a un but didactique avoué (Huet dixit). Quelques pages plus loin, Sorel classe Le Page disgracié parmi les « romans divertissans » (198), déplorant cependant l’inachèvement de l’ouvrage. Notons que ni Scudéry, ni Huet, ni Sorel n’opère formellement le rapprochement de l’inventio et de la vraisemblance ; pourtant, à les lire, on est forcé de conclure que l’une ne va pas sans l’autre. Mais c’est au XX e siècle qu’on passera le genre au crible de la narratologie. Dans La Théorie des genres, Gérard Genette reprend (81-82) une taxinomie des modes de narration fictionnelle établie par Robert Scholes dans Structuralism in Literature : an Introduction (q.v.) ; ce dernier les fonde sur les trois rapports possibles pouvant exister entre réalité et fiction : satire, réalisme, romance (roman héroïque et sentimental). Cela n’est qu’une classification « horizontale », n’impliquant nullement un mouvement, une direction. Scholes développe plus avant cette taxinomie en sept modes se rapportant à la représentation d’événements réels, générant une gamme qui s’échelonne ainsi : satire, picaresque, comédie, histoire, sentiment, tragédie, romance (133). Le Page disgracié les recouvre toutes (pas forcément dans cet ordre), au fil du récit. On en rencontre nombre d’exemples partout dans le texte, comme on le verra. Dans l’introduction à son édition du roman, J. Serroy souligne le desengaño qui gagne progressivement Tristan d’œuvre en œuvre (9-11). Cette mélancolie constitue le thème central de l’étude de Catherine Maubon : Le Page disgracié : désir et écriture mélancoliques. Sans parler de vraisemblance en tant que telle, l’auteure expose le plan d’écriture de Tristan lequel, loin de suivre l’in medias res des romans héroïques et sentimentaux, se déroule dans un ordre chronologique excluant les retours Francis Assaf 10 en arrière. Et c’est en cela que l’on voit la fusion de l’Histoire et de la fiction, selon Maubon : L’esthétique « ut pictura poesis » à l’intérieur de laquelle il se forme, exalte, au nom de la vraisemblance, la mémoire et l’expérience historique dont elle fait les fondements et les prémisses de l’activité poétique. Tristan limite cependant le domaine de sa création aux données que lui fournissent ces instruments. Il se rapproche, en cela, davantage de l’historien, limité au domaine de l’accompli, que du poète, qui, par l’intermédiaire du vraisemblable, a accès au domaine du possible (22-23). La dernière phrase de cette citation semble problématique : implique-t-elle que l’écriture de l’histoire se situe en dehors des catégories du vraisemblable, ou plutôt n’en a pas besoin ? Or, si on considère que Tristan fait à la fois œuvre d’historien et de poète, il faut se pencher d’abord sur le genre d’histoire qu’il présente au fil des pages. Dans L’Écriture de l’Histoire Michel de Certeau identifie deux pôles, deux problématiques distinctes : on passera sur la première pour retenir la seconde, qu’il exprime en ces termes : L’autre tendance privilégie la relation de l’historien avec un vécu, c’est-àdire la possibilité de faire revivre ou de « ressusciter » un passé. Elle veut restaurer un oublié, et retrouver les hommes à travers les traces qu’ils ont laissées. Elle implique aussi un genre littéraire propre : le récit […] (47). Le roman de Tristan fictionnalise obligatoirement cette recherche du vécu, en nommant tant dans l’incipit que dans l’explicit le narrataire/ dédicataire, « Thirinte », personnage que n’identifient pas les « Clefs du Page 2 ». Comme d’autres lecteurs du roman, on est tenté de voir dans ce Thirinte Henri de Bourbon, duc de Verneuil (1601-1682), fils naturel 3 de Henri IV et de Catherine d’Entragues, dans la maison duquel le jeune Tristan est placé comme page en 1604. Notons cependant que l’auteur parle du duc de Verneuil à la 3 e personne. Cela exclurait-il qu’il soit Thirinte ? Il n’y a pas vraiment lieu de l’affirmer absolument, la 3 e personne pouvant n’être qu’un simple artifice littéraire. Mais la distinction entre le duc de Verneuil et Thirinte demeure. L’un est réel, l’autre n’est qu’un mot sur du papier. La première partie du Page disgracié en comprend en fait deux, si on veut considérer l’enfance et les aventures picaresques du jeune garçon, jusqu’à sa rencontre avec le prétendu alchimiste (qui est peut-être en fait un faux-monnayeur doublé d’un marchand de drogues), puis la fuite en Angleterre et les premières amours. Le détail des événements que rapportent les 15 premiers chapitres renseigne sur le vécu du héros-narrateur. Le célèbre épisode de la linotte (1 re partie, ch. 8), un des plus longs, tourne 2 De Jean-Baptiste L’Hermite, rajoutées dans l’édition de 1667. 3 Légitimé en 1603. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 11 autour d’un bon mot, qui sauve le page d’un châtiment bien mérité. Ayant perdu au jeu l’argent que lui avait donné son maître pour acheter une linotte chanteuse, il est contraint d’en acquérir une sans voix, à bas prix. Son maître lui ayant demandé pourquoi l’oiseau reste muet, il réplique : « Monsieur, je vous réponds que si elle ne dit mot, elle n’en pense pas moins. » (43). Sans faire le détail de ces chapitres, notons cependant que, des premiers jusqu’au ch. 15, récit de sa première fuite conséquence des six coups d’épée qu’il donne à un cuisinier du château, en dépit de ses efforts, son caractère refuse de mûrir, puisqu’il est obligé à nouveau de fuir, ayant grièvement blessé un homme de deux coups d’épée. Le chapitre suivant raconte cette seconde fuite, fusion de réalité et de fiction : s’il commence par une narration assez sobre des faits, les métaphores, allégories et discours à la 2 e personne opèrent la mise en fiction du récit. Le style baroque, voire un peu maniériste, couplé à de fréquentes interventions extra-diégétiques, manifeste une inventio qui, sans diluer la factualité des événements, leur confère une puissance rhétorique qu’ils pourraient ne pas avoir autrement : Tout le monde s’étonnait de ce changement et commençait d’oublier mes erreurs passées en faveur de ma probité récente. Lorsque la fortune, comme indignée de ma révolte et de ce qu’ayant été allaité et nourri sous elle je faisais mine de la quitter pour embrasser la vertu, me fit éprouver à mon dam quelle est sa puissance. Elle m’ôta notre précepteur pour l’élever en une qualité plus éminente et pour avoir plus de moyen, quand je serais privé de son support, de m’abaisser jusqu’aux abîmes. Pour ne vous point faire perdre de temps par des narrations trop longues, et pour ne toucher point à des plaies qui me sont encore sensibles, je vous dirai qu’étant sous un autre gouvernement, j’eus des mécontentements étranges, et que, par des stratagèmes inouïs, je me vis quelques jours séparé de la présence de mon maître (58). Le je-narrateur n’en néglige pas pour autant la vraisemblance. Obligé de partir à pied, le je-actant parcourt sans s’arrêter, en une douzaine d’heures, 28 lieues 4 environ, soit plus de 90 kilomètres, à environ 6,5 km/ h de moyenne, bien au-delà d’une allure rapide de marche. L’explication ? La voici : Je vous dirai aussi qu’il y avait peu de gens, non pas seulement à la cour mais encore en toute la France, qui fussent plus dispos que moi ; je sautais souvent à la jarretière à la hauteur des plus grands hommes qui se trouvassent ; je franchissais encore au plein saut des canaux qui ont au moins vingt-deux pieds de large, et pouvais courre trois cents pas contre le plus vite cheval du monde. C’est pourquoi vous ne me tiendrez pas de mauvaise 4 L’ancienne lieue de Paris (avant 1674) valait 3,248 km. Francis Assaf 12 foi si je vous dis qu’en moins de douze ou quatorze heures je fis vingt-sept ou vingt-huit lieues (59). Dans son article, Serroy cite le début bien connu du Roman bourgeois, où Furetière promet le récit véridique d’un nombre d’aventures de petitsbourgeois de la place Maubert (248) : ni rois, ni grands seigneurs. Le seul marquis du récit est d’un ridicule consommé. En est-il de même dans Le Page disgracié ? Non, car il évolue à la cour du duc de Verneuil. Cependant, ses rapports avec son maître sont peu explicités (à part l’épisode de la linotte), bien qu’il dise vivre en contact quasi-constant avec le jeune duc. Il fréquente surtout pages, laquais et cuisiniers, avec qui il se livre au jeu et à la boisson. C’est donc dans une classe au-dessous de celle du Roman bourgeois, où nous ne voyons presque jamais de serviteurs. Où classer les chapitres 17 à 19 de la première partie ? Peut-on parler de picaresque ? Les romans de ce sous-genre sont pleins de rencontres de personnages bizarres et marginaux. Celle que fait le page d’un « alchimiste », qu’il appelle aussi « philosophe », montre ce personnage se livrant à des activités que décrit avec beaucoup de détails le je-actant et qui n’évoquent guère le Grand Œuvre. Ne pourrait-il plutôt s’agir d’un fauxmonnayeur ? Ces chapitres mêlent inextricablement réalisme picaresque et fantastique tout en faisant ressortir la naïveté du je-actant ; ils mériteraient à eux seuls une étude séparée, comme les chapitres 21 à 23, avec leurs scènes mêlant en un réalisme cru ivrognerie et lubricité. C’est au chapitre suivant (ch. 24) que se révèle la romance. À l’encontre d’un d’Urfé ou, plus tard, des Scudéry, Tristan ne recherche pas la préciosité, mais maintient, dans un registre infiniment plus délicat que celui des chapitres précédents, un réalisme qui « sonne vrai » lors de sa première rencontre avec la jeune adolescente anglaise dont il va tomber éperdument amoureux : C’était une fille de treize ou quatorze ans, mais assez haute pour son âge ; son poil était châtain, son teint assez délicat et beau, ses yeux bien fendus et brillants, mais surtout sa bouche était belle et, sans hyperbole, ses lèvres étaient d’un plus beau rouge que le corail. Je sentis un grand trouble à son arrivée, et si l’on m’eût à l’heure posé la main sur le côté, on eût bien reconnu aux palpitations de mon cœur combien cet objet l’avait ému (75). Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 13 Il n’y a qu’à comparer cela avec le portrait métaphorique de Charite que dresse Anselme au Livre II du Berger extravagant (112-113). La simplicité, le réalisme et la grâce de Tristan forment un contraste frappant avec les métaphores extravagantes dont se sert le compagnon de Lysis pour donner une leçon (bien inutile ! ) à ce dernier. La romance dans Le Page disgracié se poursuivra sur les 22 chapitres suivants, soit près de 40% de la totalité du roman. Avanies, jalousies, rivalités, billets doux et même prison et tentatives d’assassinat abondent. Récit extrêmement complexe, cette partie relatant la vie du page à Londres auprès de la jeune beauté dont il est précepteur et amoureux se termine sur une évasion de la prison où il a été enfermé sur une fausse accusation d’avoir voulu attenter à la vie de la jeune fille (Ch. 45, 1 e partie). La romance s’est terminée sur un échec. Place à l’Histoire, c’est-à-dire à la réalité. Vraiment ? C’est d’abord celle que racontent les auteurs comiques. J. Serroy consacre un important passage de son article à cette histoire « à hauteur d’homme », celle des mœurs et des mentalités : habillement, nourriture, voire les fonctions naturelles (248). Si le Francion et Le Roman bourgeois en offrent maints exemples, on ne voit cela nulle part plus clairement ni de manière plus frappante que dans L’Orphelin infortuné, de César-François Oudin de Préfontaine (1660). Le Page disgracié, toutefois, en est aussi fort bien garni, tout en faisant la part belle à l’Histoire, la vraie. Le premier contact du page avec l’Histoire se situe dans le contexte des guerres de religion menées par Louis XIII. Il se voit au chapitre 36 de la deuxième partie. Entré au service d’Emmanuel Philibert des Prez, dit de Savoie 5 , il est envoyé auprès d’un vieux seigneur, voisin de son maître, avec un mot d’introduction. Ce personnage a servi sous trois rois : les deux derniers Valois : Charles IX et Henri III, puis le premier Bourbon, Henri IV. Cette réminiscence de réalité, toutefois, est fictionnalisée par l’état mental du vieux seigneur, qui mélange passé et présent, demandant au je-actant s’il 5 Identifié dans la Clef N° 14 (2 e partie, p. 218). Tué en 1621 au siège de Montauban. Francis Assaf 14 a pris part à la bataille de Coutras (20 octobre 1587) 6 , ou s’il n’a pas eu peur aux barricades de la Saint-Barthélemy (24 août 1572 et après). On voit ici non pas des souvenirs historiques évoqués avec ordre et surtout signification, mais un méli-mélo de dates et d’événements sorti d’une cervelle affectée par l’âge. Que ce vieux gentilhomme atteint de sénilité ait existé ou non, ce qu’a le lecteur devant les yeux, c’est une variété de reductio ad absurdum, que rapporte le je-narrateur telle quelle. Il ne fait aucun effort pour trier et donner à ce fatras une quelconque valeur didactique. Le je-actant ne tarde pas à suivre son maître qu’a mandé à son service Henry de Lorraine (1578-1621) 7 , alors résidant à Bordeaux. Il va assister à certaines batailles contre les huguenots. Les chapitres 49 à 53 de la deuxième partie forment un récit à l’historicité indéniable. Nous constatons cependant cette phagocytose de la réalité par la fiction dont j’ai parlé plus haut par le moyen de l’inventio, c’est-à-dire de la rhétorique au service de la persuasion : Le jeune Alcide à qui j’avais voué ma vie entreprit quelque temps après d’aller couper les têtes d’un hydre qui s’élevait contre sa puissance, et marcha contre ce monstre furieux avec une orgueilleuse armée. J’eus l’honneur de le suivre en ce beau voyage et d’être témoin en cent lieux de sa vigilance et de sa valeur. Je ne crois point qu’il y ait jamais eu de roi si connaissant au métier de la guerre que celui-ci : la prévoyance et les expédients qu’il trouvait pour affaiblir ou pour forcer ses sujets mutins étaient si grands que les plus sages capitaines ne pouvaient point assez l’admirer (Le Page disgracié 194). Dépouillé de l’inventio, ce passage peut se résumer ainsi : « Louis XIII partit en guerre contre les huguenots. Je le suivis ; il était très compétent en matière militaire. » Le roi avait fait son entrée à Pau le 15 octobre 1620, mais les guerres étaient loin de prendre fin 8 . Dans la conclusion à son article, Serroy tente d’établir une taxinomie, voire une ligne évolutive qui mène de Tristan (et de ses prédécesseurs : Sorel, Barclay, Lannel 9 et d’autres) à Madame de Lafayette, Madame de 6 Au cours de laquelle Henri III de Navarre, le futur Henri IV de France, écrase les troupes catholiques. 7 Tué lui aussi au siège de Montauban. 8 Notons à ce propos que l’historien Jean-Christian Petitfils rejette l’expression « guerres de religion de Louis XIII ». Il maintient que le roi était pour la liberté de conscience. Ce qu’il reprochait aux huguenots, c’était de former un état dans l’État (306). 9 À noter qu’il prend soin de préciser que Barclay et Lannel ont recours à des « écrans » linguistiques et stylistiques pour dissimuler l’identité véritable des personnages historiques. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 15 Villedieu ou encore à Saint-Réal. N’oublions pas cependant que dans le cas de l’auteur de La Princesse de Clèves, le personnage éponyme est entièrement fictif. Dans les écrits de Marie-Catherine Desjardins, l’invention (la galanterie) prend largement le pas sur l’Histoire, comme dans Les Exilés de la cour d’Auguste (1672-1678 - Taylor 50). Pour ce qui est des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1672-1674), les aspects autobiographiques ne manquent pas, non plus que certains aspects historiques, mais transposés dans le registre de la fiction. Le roman se lit surtout comme le récit pseudoautobiographique de la vie d’une pícara française. Les choses sont quelque peu différentes pour Saint-Réal, si l’on considère Dom Carlos. Dans l’Avis, l’auteur prend soin de présenter son ouvrage comme historique, bien dans la lignée des ouvrages passés concernant le fils de Philippe II d’Espagne. La narration à la troisième personne différencie aussi le texte de Saint-Réal de celui de Tristan. Celui-là commence tout à fait comme on pourrait s’y attendre en ouvrant un livre d’histoire. Néanmoins, cela ne dure pas, puisque le lecteur se trouve très vite dans un environnement romanesque. Voyons plutôt : Lors que Charles-Quint resolut de quitter des Etats, pour se retirer dans une solitude, il craignit de laisser son Fils exposé à la bonne fortune de Henry II. dont il avoit ressenti les effets, & il fit Tréve pour cinq ans avec ce prince. Entre les ouvertures de Paix, qui firent faites pendant la Tréve, on proposa de marier le Prince d’Espagne, Dom Carlos Fils unique de Philippe II & de Marie de Portugal sa premiére Femme, avec Madame Elisabeth Fille aînée de France. Cette Princesse étoit fort jeune, mais elle étoit extrêmement formée pour son âge. Comme ce Mariage fut resolu avec joie des deux costez aussitôt qu’il fut proposé, elle conçeut beaucoup d’estime pour l’Epoux qu’on lui destinoit. Son jeune cœur trouvant cette occasion de s’attacher à quelque chose, il s’en fit en secret un agreable amusement, & elle s’engagea insensiblement dans une inclination qui donna plus de peine, qu’elle ne croyoit, à sa vertu (1-2). Cet incipit se divise aisément en deux parties. La première est strictement historique, traitant des démêlés de Charles-Quint avec Henri II et de la résolution d’un mariage politique entre Élisabeth de France (1545-1658), fille de Henri II, et dom Carlos (1545-1568), infant d’Espagne, fils de Philippe II, mariage raté, puisque celui-ci supplante son fils (suite au traité de Cateau-Cambrésis, 1559). La partie en grisé traite des charmes physiques et des sentiments de la jeune Élisabeth, avec un discret aperçu sur l’immaturité psychologique de la princesse (elle n’avait jamais vu son futur époux), ce qui relève plus de la fiction que de l’Histoire. Cette fusion fiction-histoire se poursuit tout au long du récit et passionne le lecteur. Francis Assaf 16 Mais revenons au Page disgracié. La rébellion huguenote, que Louis XIII s’est donné comme tâche de mater, commence vraiment en janvier 1621 avec la prise du château de Privas (auj. en Ardèche) 10 . L’historien Jean- Christian Petitfils trace de façon succincte mais précise les campagnes de Louis XIII pour soumettre les huguenots dans le Sud-Ouest. Le siège le plus désastreux est celui de Montauban. Les détails que l’historien passe sous silence, le romancier les présente en détail ; ici encore, c’est « l’Histoire à hauteur d’homme » : Il me souvient qu’un certain seigneur, que j’avais connu de longtemps, m’invita de le mener vers ces vignes pour voir quelque occasion, et que cette curiosité lui fut extrêmement funeste ; car, ainsi qu’il descendait de cheval, une malheureuse balle, qui passa sur la tête de beaucoup de gens qui étaient devant nous, lui donna dans le haut du front et l’étendit tout raide mort. Je pensai l’assister en cet accident et lui faire souvenir de son âme, mais il me fut impossible d’exécuter ce bon dessein. Je ne sais combien de soldats qui l’avaient vu tomber auprès d’eux se jetèrent en foule sur lui pour fouiller ses poches et le dépouiller ; ce qui fut fait en si peu de temps que les chefs qui accoururent en cet endroit n’y purent mettre d’ordre. Ce pauvre gentilhomme avait une perruque qui se perdit dans cette foule, de sorte qu’il demeura nu et la tête toute rase, qui était un objet très épouvantable à voir (195). Serroy mentionne cet épisode dans son article (249-250). Mais peut-on vraiment parler d’« Histoire en train de se faire » ? Aucun ouvrage d’Histoire, à ma connaissance, n’a conservé trace de cet incident. Nous n’en sommes conscients que grâce au Page disgracié. Mais Tristan n’écrit pas en tant qu’historien : comme bien d’autres noms de personnes et de lieux, celui de ce jeune seigneur demeure inconnu, ainsi que la date de la bataille ou de l’engagement 11 . Un tri sommaire entre le diégétique et l’extra-diégétique permet de s’en rendre compte. Il en va de même de la maladie qui décime les troupes royales au siège de Montauban (22 août-9 novembre 1621). La manière dramatique dont le je-narrateur rapporte les dégâts au physique et au moral chez les soldats et chez le je-actant (2 e partie, ch. 53) en fait une fiction frappante, dont on retrouve les faits « tout nus » dans l’Histoire, sans que le récit de Tristan puisse se considérer autrement que comme une histoire : Lorsque cette ville rebelle eut été prise, notre camp s’alla poser devant une autre beaucoup plus forte 12 , et où nous perdîmes beaucoup plus de gens, 10 La ville devient rapidement et profondément protestante. Elle finit par tomber en 1629. 11 Les Clefs du Page restent muettes sur ces détails. 12 Montauban. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 17 soit par les fréquentes sorties des ennemis, ou par des maladies d’armée. La putréfaction de l’air causée par les mauvaises exhalaisons des corps enterrés à demi et par l’intempérance des soldats, qui se soûlaient de mauvais aliments, produisit d’étranges fièvres durant cette ardente saison et dans un climat qui est assez chaud. II courait des fièvres ardentes accompagnées de frénésie, dont on mourait au cinquième ou septième jour pour l’ordinaire, ou qui tenaient plus longtemps un malade dans des délires et hors d’espérance de guérison. On ne sortait guère le matin de sa maison dans le quartier royal qu’on ne trouvât quelque corps mort devant sa porte, et l’on voyait quelquefois des troupes de vingt soldats malades et transportés de leur frénésie, qui couraient ensemble pour s’aller jeter dans une rivière 13 (199). Où est la réalité ? Où est la fiction ? La vie et les aventures personnelles du jeune Tristan ne sont pas moins réelles que les guerres de Louis XIII. Mais ces deux volets sont également mis en fiction par une distanciation dans le temps, une différenciation entre je-actant et je-narrateur qui seule permet le discours tout en rendant ce même discours problématique. Alors comment le lire ? Nous, les lecteurs, sommes bien obligés de jouer le jeu. Mais en sommes-nous vraiment dupes ? Même en nous reportant régulièrement aux Clefs du Page, rajoutées dans l’édition de 1667 par Jean-Baptiste L’Hermite (et qui sont loin d’être exhaustives et souvent douteuses dans ce qu’elles révèlent), sommes-nous vraiment tentés de passer Le Page disgracié au crible, pour séparer l’historique de l’anecdote et faire du texte deux petits tas bien ordonnés : d’un côté, l’Histoire ; de l’autre, une histoire ? Ou alors une confession, un roman picaresque, un tableau de mœurs ? Peut-être est-ce une dérobade, indigne d’un lecteur vraiment « sérieux », d’un lecteur-modèle (selon l’expression d’Umberto Eco - 32) qui joue le jeu, mais pourquoi ne pas simplement aborder Le Page disgracié comme une sorte d’auberge espagnole littéraire ? On n’y trouve que ce qu’on y apporte, mais il faut bien y apporter quelque chose… Ce quelque chose, c’est la volonté d’y voir cette vraisemblance dont parlent Scudéry, Huet, Sorel. Mais n’est-ce pas le fait du lecteur-modèle de savoir reconnaître la vraisemblance, c’est-àdire l’inventio, même lorsque le « vrai » se dérobe ? 13 Le Tarn. Francis Assaf 18 Bibliographie Aristote. Rhétorique. Livre Premier. http: / / remacle.org/ bloodwolf/ philosophes/ Aristote/ rheto1.htm#01a Assaf, Francis. « L’Histoire dans les histoires comiques : Le Page disgracié et L’Orphelin infortuné. » In La Représentation de l’Histoire au XVII e siècle. Textes réunis par G. Ferreyrolles. Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 1999, p. 105-121. Barthes, Roland. « Le Discours de l’histoire. » Studies in Semiotics/ Recherches sémiotiques. VI, 4 (1967) : 65-75. Certeau, Michel de. L’Écriture de l’histoire. Paris : Gallimard (NRF), 1984. Eco, Umberto. Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher). Paris : Librairie générale française (Le Livre de Poche - Essais), 1998. Genette, Gérard, et al. Théorie des genres. Paris : Éditions du Seuil, 1986. Huet, Pierre-Daniel. Traité de l’origine des romans. Paris : Jean Mariette, 1711 (éd. originale 1671). Maubon, Catherine. Désir et écriture mélancoliques : lectures du Page disgracié. Genève : Slatkine, 1981. Petitfils, Jean-Christian. Louis XIII. Paris : Perrin, 2009. Saint-Réal, César Vichard, sieur de. Dom Carlos, nouvelle historique. Amsterdam : Gaspar Commelin, 1672. Scholes, Robert. Structuralism in Literature : an Introduction. New Haven : Yale University Press, 1974. Scudéry, Georges de. Ibrahim, ou l’illustre bassa. 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PFSCL XLIV, 86 (2017) Du récit de croisade au théâtre de la cruauté : scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation N ATHALIE F REIDEL (W ILFRID L AURIER U NIVERSITY ) Les Relations annuelles publiées par les Jésuites, contemporaines de l’arrivée de Marie de l’Incarnation au Canada en 1640, font état du climat de violence auquel se trouvent confrontés les missionnaires 1 . Les agressions de « l’ennemi iroquois » se multiplient jusqu’à plonger la jeune colonie dans un climat de guerre perpétuelle, tandis que l’alliance avec les peuples de la Huronie demeure précaire. De la brutalité du choc des civilisations qui marqua l’arrivée des Européens dans le Nouveau Monde, les lettres de Marie de l’Incarnation se font également l’écho. Proche du Supérieur des Missions, à qui parviennent les rapports des missionnaires dispersés sur un vaste territoire, au centre d’un réseau de nouvelles qui transitent par le parloir très fréquenté du monastère, l’ursuline compile les témoignages oraux et écrits dont elle tire une chronique à sensations fortes. Surmontant sans peine les contraintes de la clôture, elle livre à son auditoire le récit sanglant d’une guerre livrée contre la « barbarie ». Aucune violence n’est censurée, ni la brutalité de combats sans merci, ni la pratique systématique de la torture par les premières nations. Cependant la posture adoptée par l’épistolière diffère de celle de ses homologues masculins ; nous observerons en quoi la mise en scène de la violence se trouve réorientée par la condition particulière des femmes au sein du personnel missionnaire. Nous n’en conclurons pourtant pas à la marginalité d’un corpus qui contribue activement à l’entreprise collective d’édification du martyrologe canadien. 1 Relations des Jésuites : contenant ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions des pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, Québec, Augustin Côté, 1858, 3 vol. Nathalie Freidel 20 Une nouvelle guerre sainte En ce premier XVII e siècle, la « barbarie » est loin d’être une notion étrangère pour le public européen, tout juste revenu du cataclysme des guerres religieuses. Pour mettre en scène d’un côté le supplice des « bons néophytes » qui « présentent généreusement leurs têtes et celles de leurs enfans sous la hache pour le soutien de la Foy 2 », de l’autre la perfidie et la cruauté des Infidèles, point n’est besoin d’aller chercher bien loin dans l’imaginaire des contemporains des missionnaires canadiens. Les lettres de Marie de l’Incarnation s’inscrivent dans une époque qui « se conçoit dans la violence, [et] se représente dans la violence 3 ». On ne peut toutefois s’empêcher de constater que les récits de combats enragés dont elle gratifie ses destinataires sont difficiles à accorder avec le versant spirituel de la correspondance 4 . Comment situer le théâtre des guerres et les nouvelles du front dans une œuvre qui tire une large part de sa signification de la perspective divine dans laquelle elle se place ? De la fable mystique, on passe souvent sans transition à des scènes dignes des romans de Fenimore Cooper : La mêlée fut grande, et il y eut bien des coups de part et d’autre : les ennemis étoient dans leurs barques d’où ils vouloient tout ravager, prenant la commodité des meurtrières du fort pour tirer sur les François. Ces gens qui pensoient rencontrer des fuiarts comme les Hurons et les Algonquins firent les vaillans au commencement, mais par la bonne conduite de Monsieur le Gouverneur, ils furent mis en déroute avec une telle épouvante, qu’on a trouvé une partie de leurs armes qu’ils avoient jetté çà et là afin de fuir plus légèrement. Il y a eu quantité de leurs gens tuez et blessez, comme on a remarqué dans la poursuite qu’on en a faite, les chemins étant pleins de sang, et des écorces où ils portent leurs morts et leurs blessez. Du costé des François il y a seulement un homme tué et quatre blessez. Les armes de ces Barbares sont flêches, massues et fusils. Ils avoient justement trouvé dans la capture qu’ils firent des Hurons tout ce qui leur falloit pour nous faire la guerre, outre ce qu’ils avoient eu des traîtes Hollandois. 2 À la Mère Ursule de Ste-Catherine, 29 septembre 1642, p. 169. 3 Danielle Haase-Dubosc, « Des vertueux faits de femmes (1610-1660) », dans Cécile Dauphin et Arlette Farge (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p. 60. 4 Discordance qui explique en partie que dans la première édition de la correspondance, Claude Martin, le fils et premier éditeur des écrits de Marie de l’Incarnation, soit intervenu sur les originaux pour distinguer les « lettres spirituelles » des « lettres historiques » : Lettres de la vénérable mère Marie de l’Incarnation […] divisées en deux parties, éd. dom Claude Martin, Paris, L. Billaine, 1681, 2 vol. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 21 Jamais ils n’avoient osé attaquer les François dans leurs forts, et sans la rencontre de celui-cy, on dit qu’ils se seroient jettez sur celuy de Mont-Réal et sur les trois Rivières. Si Monsieur notre Gouverneur n’eût été sur le lieu tout étoit perdu, car il n’y fût resté que trente ou quarante hommes qui n’eussent peut-être pas été des plus soigneux : sa présence a tout mis à couvert, car il avoit trois barques équipées avec son Brigantin et environ cent hommes d’armes 5 . À travers ce récit haut en couleur de l’attaque du fort Richelieu par les Iroquois, l’épistolière semble mettre à l’épreuve sa destinataire, transportée sans ménagement sur le champ de bataille. Dans le chaos de la « mêlée », les « coups », « l’épouvante », les tués et les blessés traduisent énergiquement un carnage qui culmine dans les « chemins plein de sang ». En outre, l’hypotypose se conjugue à un discours technique - les précisions concernant l’arsenal et les effectifs disponibles dans les deux camps, les raisonnements stratégiques, le bilan des pertes - suggérant que l’épistolière prend son rôle de correspondante de guerre au sérieux. Enfin, comme on le comprend dans la suite du passage, le communiqué de victoire est motivé par un discours idéologique qui consiste à noircir la peinture d’un ennemi dont la cruauté ne connaît pas de bornes : L’on a trouvé proche de ce fort à qui l’on a donné le nom de Richelieu, une place où ces Barbares ont fait brûler des hommes, mais on ne sçait si ce sont de nos captifs ou d’autres. On a trouvé au même lieu douze têtes peintes en rouge qui est une marque que ceux-là seront brûlez, six autres peintes en noir, qui est un indice que ceux-cy ne sont pas encore condamnez, et une seule élevée au dessus des autres, qu’on croit être celle du bon Eustache grand Capitaine Huron, qui avoit été baptisé depuis peu de temps, et qui avoit fait merveille pour soutenir notre sainte Foy. C’étoit le plus grand ennemi des Hiroquois, et qui remportoit souvent des victoires sur eux. Lorsqu’il fut pris, ils firent un cri de joye épouventable : quoiqu’il se laissât prendre volontairement afin de mourir avec le R. Père Jogues, et avec les François qui l’accompagnoient; car comme on luy disoit : tu te peux sauver, non, dit-il, je n’ay garde je veux mourir avec les François. La haine de ces Barbares est trop grande contre luy pour l’épargner, et il ne faut pas douter qu’ils ne le fassent mourir d’une mort horrible 6 . Avec l’annonce du martyre de Jogues et de ses compagnons, le récit est savamment suspendu entre le soulagement d’avoir échappé au pire (« tout était perdu ») et l’attente effarée de ce qui va suivre (« une mort horrible » dont « il ne faut pas douter »). Dans les lettres de Marie de l’Incarnation tout 5 À la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642, p. 168. 6 Ibid. Nathalie Freidel 22 comme dans les Relations des Jésuites, la violence atteint son paroxysme dans les scènes récurrentes de torture des prisonniers qui succèdent aux combats : Nos Algonquins enlevèrent en suite la chevelure des neuf autres qui étoient étendus morts sur la place, puis selon leur forme ordinaire, ils voulurent servir leurs deux prisonniers de guerre de coups de bâton qui ne sont que des caresses, disent-ils, et la bienvenue de leurs captifs : Une oreille couppée, des doigts rompus, la peau du corps brûlée, les ongles arrachés sont des divertissements; ils se rient de cela quand on s’en plaint, et il faut qu’un prisonnier chante en endurant, autrement on le tient pour un lâche et pour un homme indigne de vivre 7 . Il n’est pas question cette fois d’invoquer la barbarie puisque les supplices ne sont pas infligés par les « cruels Iroquois » mais par une nation alliée des Français, « nos Algonquins 8 ». L’épistolière prend soin de souligner le discours de dérision qui accompagne la torture et réprime l’expression de la souffrance physique (« ils se rient de tout cela quand on s’en plaint »), suggérant qu’on a affaire à une violence ritualisée (« selon leur forme ordinaire ») plutôt qu’aveugle et incontrôlée. Toujours est-il qu’on pourrait s’étonner du sang-froid et de l’aplomb avec lesquels sont dépeintes des scènes difficiles à soutenir. Or loin d’être incongrue et déplacée sous la plume de la future sainte, la chronique sanglante des guerres tribales et colonisatrices, ainsi que l’exposé des coutumes « barbares » sont en parfait accord avec l’esprit missionnaire et les grandes lignes de la propagande jésuite. Ce qui est d’emblée présenté dans les Relations comme une « croisade mystique » - les Hurons décimés par la famine et les maladies deviennent, dès la Relation de 1636, les ennemis de la Croix -, tourne, conformément au grand dessein évangélisateur qui fut celui de toute une élite spirituelle française, à la croisade tout court 9 . Lors de la reprise des hostilités après la rupture de la paix avec les Iroquois, en 1660, alors que le climat de violence s’intensifie, Marie de l’Incarnation se fait le porte-parole des partisans de la guerre sainte et admire le courage de l’armée qui va combattre « pour le bien de la Foy et de la Religion » : 7 À son fils, 14-27 septembre 1645, p. 250-251. 8 « Pour commencer, vous sçaurez que les Algonquins, qui sont très-généreux, aïant pris quelques prisonniers sur les Hiroquois, en ont fait brûler quelques-uns selon leur justice ordinaire […] » (À son fils, 25 juin 1660, p. 619, nous soulignons). 9 Voir Robert Sauzet, « Mission et croisade : la rencontre des iroquois », dans Raymond Brodeur (dir.), Femme, mystique et missionnaire. Marie Guyart de l’Incarnation, PUL, 2001, p. 25-35. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 23 Plusieurs des plus honêtes gens de ce païs sont partis pour aller en France : Et particulièrement le R. P. le Jeune y va pour demander du secours au Roy, contre nos ennemis que l’on a dessein d’aller attaquer en leurs païs. L’on espère que Sa Majesté en donnera, et en cette attente l’on fait ici un grand nombre de petits batteaux qui ne sont guères plus grands que les canots des Hiroquois, c’est à dire, propres à porter quinze ou vingt hommes. Il est vray que si l’on ne va humilier ces barbares, ils perdront le païs, et ils nous chasseront tous par leur humeur guerrière et carnacière 10 . À l’arrivée de renforts, en 1665, les Pères se chargent d’endoctriner ces nouvelles troupes : Quant au reste de l’armée, elle est en bonne résolution de signaler sa foi et son courage. On leur fait entendre que c’est une guerre sainte où il ne s’agit que de la gloire de Dieu, et du salut des âmes, et pour les y animer, on tâche de leur inspirer de véritables sentimens de piété et de dévotion. C’est en cela que les Pères font merveille 11 . La « conjoncture courte », selon les termes de Fernand Braudel, de la guerre contre les iroquois se mêle à l’invariant du combat sacré, au centre de l’expérience spirituelle de l’ursuline : la croix, le diable et ses suppôts, l’environnement eschatologique d’un combat de fin du monde. Conformément au credo des Missions, les lettres de Marie de l’Incarnation expriment le transfert de la violence des guerres de religion de l’Europe, où elle survit, selon l’expression de Frank Lestringant, « sur le mode d’une sorte de guerre froide » vers le nouveau monde où « le conflit se ranime et s’ensanglante 12 ». 10 À son fils, 2 novembre 1660, p. 648. 11 À son fils, 30 septembre 1665, p. 755. 12 « Aux yeux d’un Jean de Brébeuf, la guerre commencée en France se poursuit au Canada. Les guerres de religion ne sont pas terminées mais se prolongent outremer. Si dans l’Europe divisée entre puissances catholiques et protestantes, elles survivent sur le mode d’une sorte de guerre froide, où le martyre se raréfie après la flambée de la fin du XVI e siècle, dans l’espace élargi du Nouveau Monde le conflit se ranime et s’ensanglante. Car c’est toujours la même guerre sempiternelle des saints martyrs de Jésus contre les suppôts de Satan, que ces derniers revêtent les traits de l’hérétique ou ceux, transparents et d’emblée reconnaissables, du sauvage rebelle et apostat » (Frank Lestringant, « Le martyre, un problème de symétrie : l’exemple des Jésuites de la Nouvelle-France », dans Charlotte Bouteille- Meister et Kjerstin Aukrust (dir.), Corps souffrants, sanglants et macabres. XVI e -XVII e siècles, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 259-269). Nathalie Freidel 24 L’Amazone du grand Dieu 13 Si cette conformité des lettres de Marie de l’Incarnation avec l’idéal conquérant post-tridentin est indéniable, il ne s’agit pas de gommer pour autant la spécificité qu’elles doivent à la situation particulière des femmes au sein de l’entreprise missionnaire. La volonté évidente de la voyageuse du Christ de ne pas rester « dans les marges 14 » de l’aventure missionnaire, malgré les contraintes de la condition recluse, l’amène à réaffirmer sa « disposition à aller aux extremitez de la terre, quelque barbares qu’elles soient 15 ». Or cette posture militante, qui ne va pas de soi dans une Église hostile à l’action apostolique des femmes, est étayée par l’exploitation stratégique de la figure de la femme forte, dont on constate simultanément l’irruption massive dans le paysage iconographique et littéraire de cette période. L’habile rhétoricien qu’était Lejeune visait juste lorsque, dans son rapport annuel de 1634, il battait le rappel de contingents féminins : Le troisiesme moyen d’estre bien-voulu de ces peuples, seroit de dresser icy un seminaire de petits garçons, & avec le temps un de filles, soubs la conduitte de quelque brave maistresse, que le zele de la gloire de Dieu & l’affection au salut de ces peuples, fera passer icy, avec quelques Compagnes animées de pareil courage. Plaise à sa divine Majesté d’en inspirer quelques unes, pour une si noble entreprise, & leur fasse perdre l’apprehension que la foiblesse de leur sexe leur pourroit causer, pour avoir à traverser tant de mers, & vivre parmy des Barbares 16 . Or la Relation parue en 1635 est la première que lit Marie de l’Incarnation, alors sous-maîtresse du noviciat dans le couvent de Tours. Non seulement elle s’empresse de répondre à l’appel, mais elle se fait fort d’illustrer, par la posture adoptée dans ses lettres, la figure de femme héroïque motivée par « le zèle de la gloire de Dieu ». Sans renoncer à la posture d’humilité, elle livre un autoportrait qui fait ressortir sa constance et son courage face aux périls. Aux heures les plus sombres de l’histoire de la colonie, l’épistolière fait taire les inquiétudes de ses correspondants : 13 Nous empruntons ce titre à l’ouvrage de Danièle Sallenave, L’Amazone du Grand Dieu, Paris, Bayard Éditions, 1997. 14 Natalie Zemon-Davies, Women in the Margins. Three Seventeenth Century Lives, Cambridge, Harvard University Press, 1997. 15 À la Mère Ursule de Sainte-Catherine, Sous-prieure du monastère des Ursulines de Tours, 18 octobre 1648, p. 356. Sur les points de rencontre du voyage et de la clôture, voir Nathalie Freidel, « Marie de l’Incarnation, voyageuse immobile en Nouvelle-France », XVII e siècle, n° 272, 2016, p. 533-545. 16 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1634, Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1635, p. 41. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 25 Je ne sçay pourquoi vous avez eu tant de fraieur des Hiroquois à notre occasion. S’ils venoient à nous, il faudroit que tout le païs fut perdu, mais il se fait merveilleusement et se met en état de se défendre. […] Pour moy, je vous le dis franchement, je n’ay peur de rien […] 17 . Au reste, pour délabrées que soient les affaires, n’ayez point d’inquiétude à mon égard, je ne dis pas pour le martyre, car votre affection pour moy vous porte à me le désirer ; mais j’entens des autres outrages qu’on pourroit appréhender de la part des Hiroquois. Je ne vois aucun sujet d’appréhender […]. En un mot, nous faisons à l’ordinaire 18 . Cette bravoure se manifeste également en actions, rapportées dans le récit de l’incendie du monastère - « Je sortis la dernière ayant le feu au dessus et au dessous de moy et un autre qui me suivoit 19 » - ou encore au moment de l’offensive de la confédération iroquoise, en 1660. Alors que le monastère est évacué pour mettre les pensionnaires à l’abri dans le fort devant l’imminence d’une attaque, la Supérieure demeure seule pour garder la place, ignorant la peur, et se mettant hardiment au service des gens de guerre : En un mot notre monastère était converti en un fort gardé par vingt quatre hommes bien résolus. Quand on nous fit commandement de sortir, les corps de garde étoient déjà posez. J’eus la permission de ne point sortir, afin de ne pas laisser notre Monastère à l’abandon de tant d’hommes de guerre, à qui il me fallait fournir les munitions nécessaires, tant pour la bouche que pour la garde 20 . Le rôle que l’ursuline s’attribue dans la résistance armée de la colonie ne devait point choquer un public pour qui le modèle de « la femme forte », était précisément en train de quitter le champ fictionnel pour s’incarner dans des figures bien réelles d’héroïnes musclées 21 . Les lettres de Marie de l’Incarnation suivent un mouvement d’opinion favorisant l’accès des femmes aux vertus héroïques, dans une optique aussi bien politique et militaire que stoïque et chrétienne 22 . Elles caractérisent un éphémère état de grâce durant lequel, comme le constate Joan Dejean, la violence ouverte des femmes se 17 À la Mère Ursule de Sainte-Catherine, 18 octobre 1648, p. 356. 18 À son fils, 17 septembre 1650, p. 404. 19 À son fils, 13 septembre 1651, p. 421. 20 À son fils, 25 juin 1660, p. 620. 21 Joan Dejean s’est intéressée aux parcours exemplaires de Catherine Meurdrac de La Guette et de Barbe d’Ernecourt, Comtesse de Saint-Baslemont : « Violent Women and Violence against Women : Representing the « Strong » Woman in Early Modern France », Signs, Vol. 29, No. 1, p. 117-147. 22 Voir Danielle Haase-Dubosc, « Des vertueux faits de femmes (1610-1660) », art. cit, p. 57-78. Nathalie Freidel 26 trouve remarquablement tolérée, en attendant une réaction, tout aussi violente, contre cette usurpation manifeste de prérogatives masculines. Comme dans les galeries de femmes fortes qui apparaissent à cette période 23 , où les Zénobie, les Judith et les Jael se disputent la palme de l’action violente, Marie de l’Incarnation consacre de nombreux récits épistolaires à la geste de femmes autochtones dont sont célébrés la hardiesse et le défi : Il y avoit plusieurs jours que ces barbares la traînoient après eux avec leur inhumanité ordinaire. Durant la nuit ils l’attachoient à quatre pieux fichez en terre en forme de croix de saint André, de crainte qu’elle ne leur échappât. Une certaine nuit elle sentit que le lien d’un de ses bras se relâchoit; elle remua tant qu’elle se dégagea. Ce bras étant libre délia l’autre, et tous deux détachèrent les pieds. Tous les Hiroquois dormoient d’un profond sommeil, et la femme qui avoit envie de se sauver marchoit par dessus sans qu’aucun s’éveillât : Etant prête de sortir elle trouva une hache à la porte de la cabane : Elle la prend, et transportée d’une fureur de Sauvage, elle en décharge un grand coup sur la tête de l’Hiroquois qui étoit proche (CX, De Québec, À son Fils, été 1647, p. 331). Une femme Algonguine aiant été enlevée par les Hiroquois avec toute sa famille, son mari qui étoit étroitement lié de toutes parts, lui dit que si elle vouloit elle les pouvoit sauver tous. Elle entendit bien ce que cela vouloit dire, c’est pourquoi elle prit son temps pour se saisir d’une hache, et avec un courage non pareil elle fend la tête au Capitaine, coupe le col à un autre, et fit tellement la furieuse qu’elle mit tous les autres en fuite : Elle délie son mari et les enfans et se retirent tous sans aucun mal en un lieu d’assurance. (CLXVIII, De Québec, À son Fils, 12 octobre 1655, p. 563). Dans ces deux exemples d’actions héroïques de femmes amérindiennes, la mise en œuvre littéraire du témoignage illustre l’agilité et le formidable instinct de survie grâce auquel les prisonnières échappent à leurs bourreaux. L’épistolière forge ainsi une formule ingénieuse pour décrire la façon dont les membres s’ôtent les liens les uns des autres, en une série de gestes réflexes. Mais l’acmé de ces scénarios consiste dans la bravoure (« un courage non pareil ») et le déchaînement de violence auquel donne lieu la « furie » des rescapées. L’une interrompt sa fuite en découvrant une hache dont elle s’empare aussitôt pour l’asséner sur la tête de l’ennemi le plus proche, l’autre, armée du même outil, sème la terreur dans les rangs 23 Entre 1637 et 1642, la toute jeune maréchale de La Meilleraye fait peindre un cabinet où trois reines des Amazones côtoient Jeanne d’Arc, Judith et Jael. Autour de 1645, la régente, Anne d’Autriche, faisait le projet d’une galerie d’inspiration similaire pour sa chambre à coucher (Jean-Pierre Babelon, « L’hôtel de l’Arsenal au XVII e siècle », L’Œil, n°143, 1966, p. 26-35). Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 27 adverses, dont elle décapite littéralement le commandement. Or cette interprétation de la violence « sauvage » se trouve coïncider avec le renouveau de la représentation de la femme guerrière, dont témoigne le succès rencontré à la même période par un ouvrage comme La Galerie des femmes fortes, de Le Moyne (1647). Selon Joan Dejean, il y a là une volonté exemplaire de mettre en scène des actes violents à finalité héroïque commis par des femmes : What makes Le Moyne’s volume different from Du Bosc’s is its emphasis on female violence - in particular, female homicidal violence - depicted in graphic details. Almost all the women Le Moyne celebrates are heroines precisely because they committed extraordinarily brutal acts 24 . Les destinataires des lettres de Marie de L’Incarnation n’étaient sans doute ni choqués ni surpris par des récits qui s’accordaient aussi bien avec leur connaissance de la fable biblique qu’avec la fascination du public contemporain pour une violence au féminin. D’autant qu’au modèle culturel éphémère de l’héroïsme féminin s’ajoute celui de la sainteté féminine, dont Isabelle Poutrin a montré la prégnance dans l’Espagne moderne 25 et qui informe aussi en profondeur le courant mystique d’où est issue Marie de l’Incarnation. Les violences inouïes subies par les martyres chrétiennes, la discipline et la variété des sévices que s’infligent les pénitentes - pratiques dont les pensionnaires amérindiennes s’emparent avec un zèle qu’il faut réfréner 26 - constituent l’ordinaire des lecteurs et des acteurs de la fable mystique 27 . L’ursuline, qui semble 24 Joan Dejean, art. cit., p. 128. 25 Isabelle Poutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 1995. 26 « Elles ont encore une inclination très grande à fréquenter les Sacremens de pénitence et de communion, s’y disposant avec jeûnes et pénitences. Il y a peu de jours qu’une veille de communion je fus contrainte de quitter l’office pour leur faire cesser une rude discipline qui dura si longtemps que j’en avois horreur. Quand on leur accorde cette sorte de pénitence, ce qu’on ne fait pas aussi souvent qu’elles voudroient, elles tressaillent de joye, croiant que c’est une grâce singulière qu’on leur fait, alors elles se disciplinent tout à bon. J’admire entre les autres la petite Marie Magdeleine Abatenau, qui âgée seulement de neuf ans, est aussi ardente à ces exercices de pénitence que les plus âgées et les plus robustes » (À la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642, p. 165). 27 Dans le Libro de la Vida de Sainte Thérèse, lu avec assiduité par des générations de religieuses et de beatas, le souhait du martyre constitue un des premiers souvenirs d’enfance de Thérèse. Avec l’un de ses frères, elle s’absorbe dans la lecture des vies de saints et s’imagine une mort violente en des contrées barbares : « Nous formions le projet d’aller au pays des Maures en mendiant pour l’amour de Dieu, Nathalie Freidel 28 pressentir la destination hagiographique de textes que son fils lui réclame avec insistance, endosse volontiers le rôle taillé sur mesure de « Thérèse du Nouveau Monde 28 » : Vous dites que vous desireriez dire un jour la Messe dans les terres des Infidèles. Si Dieu vous faisoit cet honneur, j’en aurois la joye que vous pouvez juger. (O que je serois heureuse si un jour on me venoit dire que mon Fils fût une victime immolée à Dieu! Jamais sainte Simphorose ne fut si contente que je le serois. Voila jusqu’où je vous aime, que vous soyez digne de répandre votre sang pour Jésus-Christ) 29 . La comparaison avec sainte Simphorose, qui fut martyrisée avec ses sept enfants par l’empereur Adrien, autorise la mère à s’inclure dans le martyre qu’elle souhaite pour son fils 30 . Marie de l’Incarnation s’inscrit cette fois dans une solide tradition hagiographique de mères sacrifiant leur progéniture sur la voie de la sainteté (Felicitas, Simphorose). Enfin, lorsqu’elle admire l’application des Pères à imiter le « divin Prototype », elle en profite pour souligner au passage le rôle actif joué par les moniales dans cet épisode de la légende des saints canadiens : Les Révérends Pères Poncet et Brissani (qui sont deux excellens Missionnaires) sont allez aux Hurons. Ce dernier, qui a tant souffert des Hiroquois, a mandié de l’étoffe pour faire des robes à ses tyrans, nous les avons faites, et il les leur a envoiées. […] Nous espérons avoir des Filles Hiroquoises avec notre Captive qu’on nous doit rendre. Si ce bon Père nous ameine ces petites Harpies, qui ont aidé à le tyranniser, nous les chérirons beaucoup, puis qu’elles ont aidé à ce grand Serviteur de Dieu à gagner de si précieuses couronnes : car nous voulons entrer dans ses sentimens, et faire voir à nos ennemis, que nous ne sçavons nous vanger qu’en rendant des biens pour des maux 31 . afin qu’on nous décapite là-bas […] » (Sainte Thérèse, Œuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, t. I, p. 15). 28 L’expression « Thérèse de nos jours et du Nouveau Monde », employée par Bossuet dans son Instruction sur les états d’oraison, est empruntée à Jérôme Lallemant, dernier directeur de Marie de l’Incarnation, et rapportée par Claude Martin dans La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, Paris, L. Billaine, 1677 [réimpr. Solesmes, 1981], p. 753. 29 À son fils, I er septembre 1643, p. 184. 30 Isabelle Landy-Houillon met à jour, dans la correspondance de Marie de l’Incarnation avec son fils, « une véritable mythologie de la souffrance » dans l’expression de la vocation au martyre (« Au bruit de tous les infinis : la correspondance de Marie Guyart de l’Incarnation et de son fils Claude Martin », Littératures classiques, n o 71, 2010, p. 323). 31 À son fils, 14-27 septembre 1645, p. 261. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 29 Quoique privé du martyre par sa condition recluse, le personnel féminin est amené du moins à collaborer indirectement à celui des Pères par le biais de cette assistance offerte à leurs bourreaux. La violence subie est alors retournée en soins prodigués selon un procédé familier de l’écriture mystique : de même que les coups sont des « caresses » dans la langue métaphorique du rituel guerrier amérindien, les « croix » et les « travaux » sont des « délices du paradis » en langage mystique. On retrouve chez Marie de l’Incarnation le primat de l’écriture dont parle Jacques Le Brun à propos du corpus thérésien 32 . La scène violente sous toutes ses formes, dans l’écriture missionnaire, renvoie invariablement à des modèles, des images, des « autorités ». Le martyrologe chrétien Puisqu’il n’est pas question pour elle d’accompagner les missionnaires dans leurs courses, c’est par le soin accordé aux relations épistolaires qu’elle compose que Marie de l’Incarnation participe à la geste des martyrs canadiens, et contribue à l’édification d’un martyrologe qui va constituer une pièce maîtresse dans l’arsenal de la Contre-Réforme. Au cours de l’été 1647, les lettres sont pleines de la nouvelle du martyre d’Isaac Jogues, assassiné par les Iroquois Agneronons chez qui il effectuait son troisième voyage. L’ascendant du modèle des Relations et de la perspective narrative adoptée par les Jésuites est très visible dans la version que l’épistolière donne de cet épisode. Elle adopte en particulier la stratégie qui consiste, comme l’explique Frank Lestringant 33 , à corriger le contexte canadien pour lui appliquer un dispositif qui a déjà fait ses preuves dans la confrontation avec les Protestants. Le récit de la mort violente du Père, tué d’un coup de hache dans une embuscade puis décapité pour être érigé en trophée au sommet d’une palissade, est accompagné d’un commentaire par lequel l’histoire d’horreur tourne à la fable édifiante : Nous l’honorons comme un Martyr; et il l’est en effet, puis qu’il a été massacré en détestation de notre sainte Foi, et de la prière que ces perfides prennent pour des sortilèges et enchantemens. Nous pouvons même dire qu’il est trois fois Martyr, c’est-à-dire, autant de fois qu’il est allé dans les Nations Hiroquoises. La première fois il n’y est pas mort, mais il y a assez souffert pour mourir. La 2. fois il n’y a souffert, et n’y est mort qu’en désir, 32 Jacques Le Brun, La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004. Voir le chapitre II : « Expérience religieuse et expérience littéraire ». 33 Frank Lestringant, « Le martyre, un problème de symétrie […] », art. cit. Nathalie Freidel 30 son cœur brûlant continuellement du désir du martyre. Mais la troisième fois Dieu lui a accordé ce que son cœur avoit si long-temps désiré. Il sembloit que Dieu lui eût promis cette grande faveur, car il avoit écrit à un de ses amis par un esprit prophétique : J’irai, et n’en reviendrai pas ; et de là vient qu’il attendoit ce bien-heureux moment avec une sainte impatience. O qu’il est doux de mourir pour Jésus-Christ ! C’est pour cela que ses Serviteurs désirent de souffrir avec tant d’ardeur. Comme les Saints sont toujours prêts à faire du bien à leurs ennemis, nous ne doutons point que celui étant dans le Ciel n’ait demandé à Dieu le salut de celui qui lui avoit donné le coup de la mort, car ce Barbare aiant été pris quelque temps après par les François, il s’est converti à la Foi, et après avoir reçu le saint Baptême, il a été mis à mort avec les sentimens d’un véritable Chrétien 34 . D’abord, c’est animé du désir du martyre - « cette hantise et cet espoir [qui] parcourent du reste toute l’histoire de la mission 35 » - que Jogues revient sur les lieux où il a déjà été maltraité. Ensuite, ses bourreaux ne sont pas de « purs sauvages » puisqu’à la faveur des missions précédentes, ils ont reçu quelque connaissance du christianisme. Cette circonstance est décisive car, comme le souligne Frank Lestringant, la coopération des bourreaux au martyre suppose « une connivence préalable et fondamentale qui nourrit la haine, une intelligence avec l’ennemi qui informe dans ses moindres détails la cruauté du supplice 36 ». Le commentaire rétablit habilement la « symétrie » nécessaire en soulignant les dispositions hérétiques des amérindiens et leur mauvais usage des mystères auxquels ils ont été initiés 37 . Jogues est donc bien mort pour la cause qui, selon saint Augustin, fait le martyr et non la souffrance. Enfin, la mors preciosa est doublement attestée par son annonce prophétique d’une part - dans la lettre à un de ses amis - et son épilogue miraculeux d’autre part - la conversion du meurtrier avant sa mise à mort. Mais l’exercice de réécriture ne se limite pas à réorienter la scène du supplice et la violence indigène dans le sens d’une interprétation christologique. Le travail de figuration et de transfiguration de la violence dans l’écriture se poursuit avec la scénographie de la « séquence effroyable, violente, pathique de la souffrance infligée », analysée par Christian Biet dans le théâtre de cette période 38 . La mort brutale mais subite d’Isaac 34 À son fils, été 1647, p. 324-325. 35 Frank Lestringant, art. cit., p. 262. 36 Ibid., p. 266. 37 Voir Frank Lestringant, Lumière des martyres. Essai sur le martyre au siècle des Réformés, Paris, H. Champion, 2004. 38 Christian Biet, Le théâtre, la violence et les arts en Europe, XVI e -XVII e siècles, Paris, H. Champion, 2011. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 31 Jogues va bientôt paraître douce au regard du supplice que subissent les Hurons chrétiens et néophytes capturés avec lui. Les scènes insoutenables reprises dans les lettres - crucifixion d’un enfant de trois ans, ongles arrachés, doigts coupés, corps mutilés, brûlés et consommés bouillis ou rôtis - et qualifiées de « théâtres d’ignominies 39 », font écho au répertoire des tragédies sacrées de propagande religieuse de la même période. En relayant le « spectacle violent observé puis rapporté, narré », le dispositif épistolaire joue à son tour un rôle déterminant dans la caractérisation et la légitimation du martyre. Pour qu’il y ait martyre, il faut non seulement qu’une violence illégitime soit infligée, mais surtout que ce spectacle ait lieu devant « un public de (d’un ou plusieurs) témoin(s) qui, eux-mêmes prenant le parti de celui qui souffre, qualifieront le fait, et lui attribueront, comme violence infligée et subie au nom de leur croyance commune, le nom de martyre 40 ». Dans les lettres, la narration s’organise sous la forme d’une chaîne de témoins : les rescapés de l’horreur passent le relai à des témoins « secondaires » qui rejouent et commentent le spectacle à l’intention d’un public à édifier. Le récit procède, à l’instar de la dramaturgie du stationendrama, à la mise en scène de la violence infligée selon une gradation et par tableaux successifs : après avoir fait l’objet des risées, avoir été « le jouet des grands et des petits », les prisonniers sont menés dans les bourgs où on les accueille à coups de bâtons ; puis, séparés des femmes et des enfants, les hommes sont soumis au supplice du feu jusqu’à ce que mort s’ensuive ; le théâtre sanglant se clôt sur la scène de la cuisine cannibalique. Le chrétien que l’on brûle par paliers, « depuis les pieds jusques à la ceinture », puis le jour suivant, « de la ceinture jusqu’au col », réservant la tête pour le troisième jour, fait preuve d’une constance surnaturelle : Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte, ni donner aucune marque d’un cœur abbatu. La foi lui donnoit de la force intérieurement, et lui faisoit faire au dehors des actes de résignation à la volonté de Dieu. Il levoit sans cesse les yeux au Ciel, comme au lieu où son âme aspiroit, et où elle devoit bien-tôt aller : Vous l’appellerez Martyr : ou de quel autre nom il vous plaira; mais il est certain que la prière est la cause de ses souffrances, et que la raison pour laquelle il a été plus cruellement tourmenté que les autres, est qu’il la faisoit tout haut à la tête de tous les captifs 41 . Le mystère de la douleur qui, miraculeusement, ne se transforme pas en souffrance, correspond bien encore au phénomène d’abstraction de la violence décrit par Christian Biet. Le corps violenté devient l’objet d’une 39 À son fils, été 1647, p. 327. 40 Christian Biet, op. cit., p. 246. 41 À son fils, été 1647, p. 326. Nathalie Freidel 32 « transubstantiation théâtralisée et théâtrale 42 ». Plus « l’intention hyperviolente des bourreaux » s’exerce et se raffine, plus l’impassibilité du martyre entraîne la conviction du public, appuyée par le discours interprétatif. Le repérage de telles séquences, aboutissant à une forme de co-présence participative, comparable à ce qui se passe au théâtre, témoigne, chez Marie de l’Incarnation, à la fois d’une maîtrise des procédés et d’une intentionnalité qui dépasse très largement la fonction de transmission des nouvelles dévolue au genre épistolaire. Pour peu que l’on dépasse le point de vue autobiographique auquel les écrits de Marie de l’Incarnation sont trop souvent réduits, pour s’intéresser de plus près au récit élaboré avec soin dans le cours de la correspondance - récit d’aventures et de découverte autant que fable édifiante -, on doit constater qu’il s’inscrit dans un projet d’écriture ambitieux. En effet, le paradigme de la guerre sainte, l’iconographie de la femme forte, la dramaturgie sacrée, ne sont sans doute pas les seuls modèles sollicités par la plume alerte de l’épistolière. On pourrait encore rapprocher la figuration de la violence, dans les lettres, de l’art d’un Jean-Pierre Camus dans ses histoires tragiques mises « au service de la cause tridentine 43 ». Il faut donc reconnaître le primat de l’expérience littéraire chez une femme qui, sans être une femme de lettres, a intégré suffisamment de matériaux épars à partir desquels elle construit, en collaboration, une histoire dramatique, une fable qui puise une partie de sa force dans la scénographie violente. Pour illustrer ce mécanisme fictionnel à l’œuvre dans la littérature chrétienne de l’âge classique, Jacques Lebrun a recours à une anecdote tirée de l’histoire de la psychanalyse et de ses relations avec l’ethnographie. On sait à présent que la pièce centrale de la théorie du sacrifice de Robertson Smith, dont Freud se sert entre autres pour élaborer la fable de Totem et tabou, n’est pas un témoignage sérieux mais « un faux introduit dans les œuvres de saint Nil d’Ancyre par un moine anonyme du V e siècle […] voulant alerter l’opinion sur les razzias dont étaient victimes les monastères du Sinaï et construisant pour cela un véritable roman d’horreur écrit selon les procédés de la littérature de son temps et présentant une sorte d’envers barbare du rite de l’eucharistie 44 ». De même, la geste violente des missions canadiennes, à laquelle contribuent les lettres de Marie de l’Incarnation, relève moins du genre documentaire des monumenta que du roman des origines. Elle retrace 42 Ibid., p. 249. 43 Jérôme Ferrari, « L’Histoire tragique au service de la cause tridentine. Exemplarité et foi religieuse dans L’Amphithéâtre sanglant et Les spectacles d’horreur de Jean- Pierre Camus », Littératures classiques, n° 79, 2012, p. 112-126. 44 Jacques Le Brun, op. cit., p. 597. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 33 avant tout une expérience d’écrivaine aux prises avec un imaginaire foisonnant et résolue à repousser les limites du représentable. Bibliographie Sources L EJEUNE , Paul. Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1634. Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1635. M ARIE DE L ’I NCARNATION , Correspondance, éd. dom Guy Oury. Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1969. Lettres de la vénérable mère Marie de l’Incarnation […] divisées en deux parties, éd. dom Claude Martin. Paris, L. Billaine, 1681, 2 vol. La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, éd. dom Claude Martin. Paris, L. Billaine, 1677 [réimpr. Solesmes, 1981]. 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PFSCL XLIV, 86 (2017) « Eh bien, ma sœur, séparons-nous » : La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle M IRIAM S PEYER (U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE , LASLAR EA 4256 ) LA POÉSIE. Quoi ! par de vains accords et des sons impuissants, Vous croyez exprimer tout ce que je sais dire ? LA MUSIQUE. Aux doux transports qu’Apollon vous inspire Je crois pouvoir mêler la douceur de mes chants. (Boileau, Fragment d’un prologue d’Opéra, 1713) « Souvent, l’auteur altier de quelque chansonnette / Au même instant prend droit de se croire poète » 1 écrit Nicolas Boileau-Despréaux dans son Art poétique en 1674, faisant ainsi part de son mépris pour cette forme poétique. Pour le « législateur du Parnasse », un auteur de chansons n’est pas poète. Or, quelque soixante-dix ans plus tôt, la chanson semble connaître une fortune bien différente : puisée en partie dans des florilèges de chansons, sans ordre et sans signature, la chanson se voit intégrée aux recueils collectifs de poésies qui connaissent un essor remarquable dans les vingt premières années du XVII e siècle. Un certain nombre de travaux récents ont interrogé les liens entre littérature et musique à la cour de Louis XIII et, surtout, à celle de Louis XIV 2 . Si les travaux de Georgie Durosoir et Anne-Madeleine Goulet 1 Art poétique (1674), chant II, v. 197-198. 2 G. Durosoir, L’Air de cour en France (1571-1655), Liège, Mardaga, 1991 ; A.-M. Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVII e siècle : les Livres d'airs de différents auteurs publiés chez Ballard de 1658 à 1694, Paris, H. Champion, « Lumière Miriam Speyer 36 soulignent l’essor notamment des airs dans les cours au XVII e siècle, d’autres travaux, en revanche, insistent sur l’écart qui se creuse entre la poésie lue ou dite et la chanson. La musique se voit réduite à n’être plus qu’un « accompagnement facultatif » 3 de la poésie, qu’on semble préférer réciter. Et Dominique Chaigne de noter qu’« à la charnière des XVI e et XVII e siècles […] d’un côté la poésie et de l’autre la musique et le chant se séparent de façon ponctuelle, puis systématique » 4 . En interrogeant le devenir de la chanson dans les recueils collectifs poétiques et musicaux à l’aube du XVII e siècle, plusieurs évolutions - complémentaires - se font jour. Notre étude prendra alors pour point de départ des observations d’histoire éditoriale pendant ce premier XVII e siècle d’une part, et l’étude des identifications formelles à l’intérieur des recueils collectifs d’autre part. Le recours à une base de données 5 nous permettra l’exploitation quantitative des contenus des recueils collectifs de poésies, dont les titres génériques. Ainsi sommes-nous à même d’observer la fortune des pièces individuelles ainsi que l’évolution de leurs titres dans les recueils collectifs au fil des publications. Dans ce questionnement au carrefour de l’hiérarchie des genres et de l’histoire de la poésie, nous nous proposons d’interroger le statut de la chanson, entre petit genre éphémère, voire populaire, et forme poétique au même statut que les sonnets et les stances. Quels renseignements ces observations nous donnent-elles sur la réception de ces pièces et sur la relation entre la poésie lue et la poésie chantée ? classique », 2004 ; B. Louvat-Molozay, Théâtre et musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, H. Champion, « Lumière classique », 2002. 3 A. Génetiot, « Rhétorique et poésie lyrique », Dix-septième siècle, n°236, 2007, p. 533. 4 « Le son du sonnet au XVII e siècle », Loxias, Loxias 30, mis en ligne le 1 er sept. 2010 : http: / / revel.unice.fr/ loxias/ index.html? id=6315. Dietmar Rieger trace cette évolution depuis le Moyen-Âge (cf. « De la chanson poétique à la poésie chantée et au texte lyrique. Coup d’œil sur un aspect de l’évolution des genres vers la fin du Moyen Age », dans « Contez me tout ». Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Herman Braet, C. Bel, P. Dumont, F. Willaert (éd.), Louvain, Peeters, « La République des Lettres », 2006, p. 385-405). 5 Base de données que nous élaborons dans le cadre de notre thèse Les recueils collectifs de poésies au XVII e siècle (1597-1671), sous la direction de Marie-Gabrielle Lallemand, Université de Caen Normandie. La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 37 Le statut double de la chanson à l’aube du XVII e siècle Vers la fin du XVI e siècle, le recueil poétique d’auteur 6 cède de plus en plus la place au recueil collectif de poésies qui constitue un des modes de publication majeurs tout au long du XVII e siècle 7 . Maints poètes de cette époque n’ont été publiés en volume et sous leur nom qu’une fois décédés, le plus connu parmi eux étant sans doute Malherbe. Dans ces recueils poétiques, si elles sont parfois accompagnées d’un titre thématique, les pièces sont surtout présentées par leur titre rhématique 8 , indiquant la forme poétique adoptée : sonnet, épigramme, stances, chanson, … Les chansons, contrairement aux autres formes publiées en recueil collectif, connaissent de plus une publication séparée, dans des recueils collectifs de chansons 9 . Très nombreux dans les trente dernières années du XVI e siècle, ces derniers semblent disparaître 10 au profit, d’une part, des livres d’airs 11 qui ajoutent au texte une notation musicale et, d’autre part, 6 Les recueils des auteurs de la Pléiade contiennent bien des chansons (cf. p. ex. la Nouvelle continuation des Amours de Ronsard). Ce qui a retenu notre attention ici, c’est le devenir de la chanson en recueil collectif, d’autant plus qu’au XVII e siècle, la plupart des pièces sont d’abord publiées en recueil collectif avant d’être rassemblées dans des recueils d’auteur. 7 Voir notamment F. Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs de poésies, publiés de 1597 à 1700 (1901-1905), Genève, Slatkine Reprints, 1967 (4 vol) et H.-J. Martin, Livres, pouvoirs et société (1969), Genève, Droz, « Titre courant », 1999, p. 284-285. 8 Cf. G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, « Poétique », 1987, p. 78-84. Dans le développement qui suit, nous assimilerons ces titres rhématiques aux genres poétiques tout en étant consciente que ce terme peut prêter à discussion, notamment du caractère peu défini de beaucoup de ces « genres ». 9 Comme dans Le Recueil des chansons nouvelles de divers Poëtes françois, Paris, N. Bonfons, 1585 ou dans Le Parnasse des Muses ou Recueil des plus belles chansons à danser…, Paris, Ch. Hulpeau, 1627. 10 La recherche dans le catalogue collectif de France le prouve : seulement neuf « recueils de chansons » sont publiés entre 1600 et 1620, tous en province (Caen, Limoges, Rouen, Troyes). On consultera à ce propos également la liste établie par L. Terreaux dans son édition critique du Recueil de quelques vers amoureux (1606) de J. Bertaut (Paris, Marcel Didier, « Société des textes français modernes », 1970, p. XXIV-XXXVII). 11 Le livre d’airs connaît un certain succès éditorial depuis 1571 et coexiste avec le recueil de chansons jusqu’à la fin du XVI e siècle. Après 1600, le recueil de chansons connaît un net déclin, contrairement au livre d’airs. Voir à ce sujet la « Chronologie des recueils d’airs de cour » de G. Durosoir (dans L’Air de cour en Miriam Speyer 38 des recueils collectifs de poésies dont le travail bibliographique de Frédéric Lachèvre souligne l’essor. En effet, entre 1597 et 1620, pas moins de vingtdeux recueils collectifs généraux (sans compter les rééditions en province, ni les recueils collectifs satyriques) voient le jour, qui capitalisent ensemble environ 4500 pièces sur un peu moins que 12 000 pages 12 . Bien que le « premier XVII e siècle » défini par Henri Lafay s’étende jusqu’en 1630 13 , l’année 1620 s’impose de plusieurs points de vue comme terminus ad quem de cette réflexion : les auteurs (notamment Du Perron, Bertaut et Malherbe) ainsi que certains genres poétiques des recueils collectifs, relativement constants jusqu’en 1620, changent dans les recueils ultérieurs qu’on appellera alors « recueils malherbiens » 14 . Il en va de même avec les pièces constamment rééditées. Toutes ces évolutions permettent alors de supposer que les goûts poétiques changèrent autour de cette date. Ces observations de l’histoire éditoriale invitent à interroger le statut de la forme de la chanson dans les recueils collectifs de poésies qui, nous le disions, évincent au début du XVII e siècle en quelque sorte le recueil collectif de chansons. Quel peut être le mode de lecture (et de présentation) de la chanson, dès lors qu’elle n’est plus publiée dans des recueils de chansons, mais imprimée avec des pièces poétiques destinées vraisemblablement à la lecture ? Dès les Diverses poésies nouvelles 15 , publiées chez Raphaël du Petit-Val à Rouen en 1597, un lien s’établit entre les « stances » et les « chansons ». Les pièces, toutes anonymes, sont identifiées par leur genre (stances, élégie, chanson, …) et numérotées. Si les élégies suivent une numérotation à part, France, op. cit., p. 341-344) ainsi que la base de données sur l’air de cour du Centre de musique baroque de Versailles : T. Leconte, Catalogue de l'air de cour en France (1602 - ca. 1660), mis en ligne en décembre 2005 : http: / / philidor.cmbv.fr/ ark: / 13681/ rvpuxaxf0asmzsrfdbyw. Voir aussi J. R. Anthony, La Musique en France à l’âge baroque (1974), trad. B. Vierne et V. Giroud, Paris, Flammarion, « Harmoniques », 2010, p. 440. 12 Sachant que bien des pièces ont été reprises d’un recueil à l’autre. 13 Voir H. Lafay, La Poésie française du premier XVII e siècle (1598-1630), Paris, Nizet, 1975. 14 M. Bombart, G. Peureux, « Politiques des recueils collectifs dans le premier XVII e siècle. Emergence et diffusion d’une norme linguistique et sociale », dans Le Recueil littéraire. Pratiques et théories d’une forme, I. Langlet (éd.), Rennes, PU de Rennes, « Interférences », 2003, p. 243. 15 Le recueil collectif poétique n’est certes pas une invention de Raphaël du Petit-Val. Toutefois, c’est lui qui lance l’essor éditorial du début du XVII e siècle, après une éclipse d’une cinquantaine d’années. La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 39 les stances et les chansons, quant à elles, sont prises dans une même série 16 . Ce fait souligne la parenté des deux genres : tous deux sont de longs poèmes composés de plusieurs strophes. Une telle assimilation entre « stances » et « chanson » s’observe également chez d’autres éditeurs. Dans la table des Fleurs des plus excellans poetes de ce temps (Paris, Bonfons, 1599 et 1601), les pièces sont organisées par genre poétique. On n’y trouve pas de rubrique « chanson », toutes les pièces que l’on a pu rencontrer chez d’autres éditeurs sous le titre de « chanson » sont présentées comme des « stances » 17 . Et si Mathieu Guillemot ajoute une « Table des sonnets » ainsi qu’une « Table des chansons » à l’édition des Muses ralliées de 1603, cette dernière disparaît lors de la réédition en 1607 18 , alors que la « Table des sonnets » est bien maintenue. Cette tendance s’accentue par la suite par l’adoption de tables purement alphabétiques et, chez Toussaint du Bray, par une organisation des pièces par auteur. Ce dont témoignent alors ces développements, c’est que les éditeurs (qu’il s’agisse de l’imprimeur-libraire lui-même ou d’un compilateur tiers) font disparaître la spécificité de la chanson - sa présentation chantée - de l’appareil liminaire. Plus encore : alors que dans les recueils de chansons, on peut trouver des indications sur l’air à choisir 19 , voire des tablatures, aucune précision à ce sujet dans les recueils collectifs de poésies. La chanson est coupée de son accompagnement musical et, partant, assimilée à la poésie récitée. S’y ajoute une évolution quantitative : contrairement aux stances 20 , la chanson perd en importance dans les recueils collectifs entre 1597 et 1620 (voir tableau 1). Un indice pour une certaine désaffection du genre ? 16 Dans ce sens, la dispositio du recueil rappelle l’organisation des « Amours », notamment celles de Desportes qui contiennent maintes stances et chansons à une exception près - et non la moindre ! - : le recueil de R. du Petit Val ne contient que trois sonnets, dont seulement deux sont identifiés comme tels. 17 Comme « Auprès des beaux yeux de Philis » de Callier ou « Hélas ! que me sert-il d’aimer » et « O beaux cheveux dont la blondeur esgalle » (non signée) de Bertaut. 18 Il s’agit du Parnasse des plus excellens poetes de ce temps (Paris, Mathieu Guillemot, 1607). 19 Dans le Sommaire de tous les recueils des chansons tant amoureuses, rustiques que musicales : avec plusieurs chansons nouvelles, non encores mises en lumiere (Lyon, B. Rigaud, 1579) par exemple, la pièce « Vostre bel œil maistresse… » est présentée comme « Chanson nouvelle d’un amant envers s’amie, sur le chant, Traistres de la Rochelle : composée par Agnyan » (f. 13r°), la chanson « Si un sexe j’honnore » est précédée de l’indication « Chanson, sur le chant d’une nouvelle Pavanne Espagnolle, par I. M. » (f. 37v°). 20 Constat d’ailleurs confirmé par les titres des poésies insérées dans l’Astrée. Alors que la première partie contient cinq chansons et huit stances, on ne trouve plus qu’une seule pièce identifiée comme « chanson » dans la deuxième (vs. cinq Miriam Speyer 40 Pièces total Chansons Stances Diverses poésies nouvelles R. du Petit-Val, 1597 30 15 50,0 % 17 56,7 % Les Muses ralliées Guillemot, 1599-1600 383 15 3,9 % 94 24,5 % Nouveau recueil des plus… Bray, 1609 167 14 8,3 % 48 28,7 % Les Délices de la poésie… Bray, 1615 349 4 1,2 % 132 37,8 % Le Second Livre des Délices Bray, 1620 366 3 0,8 % 66 18,0 % Les Délices… Dernier Recueil Bray, 1620 478 9 1,9 % 115 24,0 % Tableau 1: Évolution du nombre de chansons dans les recueils collectifs de poésies Or, si le nombre de chansons décroit entre 1597 et 1620, c’est aussi parce que vingt-et-une « chansons » connaissent des requalifications : initialement identifiées comme « chansons », dix-sept d’entre elles deviennent, parfois à partir du Parnasse des excellens poetes de ce temps (Mathieu Guillemot, 1607), mais au plus tard dans Les Délices de la poésie françoise (Toussaint du Bray, 1615) des « stances », quatre perdent leur identification générique et ne gardent qu’un titre thématique (voir tableau 2). Incipit requalification en… dans recueil … A qui dois-je me conseiller… « Baailler amoureux » Parnasse, 1607 Amour quitte tes armes… Délices, 1615 Auprès des beaux yeux de Philis… « Desespoir amoureux » Délices, 1615 Beauté mon beau souci, de qui l’ame… Stances Parnasse, 1607 Comment pensez-vous que je vive… Stances Muses ralliées, 1599 Doux objet de mes desirs… « Plainctes durant l’absence » Parnasse, 1607 Dure contrainte de partir… Stances Délices, 1615 En fin ceste beauté m’a la place rendue… Stances Temple d’Apollon, 1611 21 En fin les mespris dont Francine... Stances Délices, 1615 Helas ! que me sert-il d’aimer... Stances Délices, 1615 stances). Treize stances (de différents mètres, isoet hétérométriques) se trouvent dans la troisième partie… et aucune chanson. 21 Rouen, Raphaël du Petit Val, 1611. La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 41 L’Egalité des mesmes flammes… øStances Nouveau recueil, 1609 Délices, 1615 L’Ennuy qui tourmente ma vie… Stances Temple d’Apollon, 1611 Laisse moy raison importune… Stances Délices, 1615 Le dernier de mes jours est dessus l’horizon… Stances Délices, 1615 O beaux cheveux dont la blondeur esgalle… Stances Délices, 1615 O Nuict tant de fois desiré… Stances Délices, 1615 Philis, qui me voit le teint blesme… Stances Délices, 1615 Pour estre plus jeune & plus beau… Stances Délices, 1615 Quand le flambeau du monde « Complainte » Délices, 1615 Souhaittant que le Ciel punisse… Stances Délices, 1615 Un Amant respandit un jour… Stances Délices, 1615 Tableau 2: Changements génériques des chansons dans les recueils collectifs de poésies Tout semble se passer comme si les compilateurs des recueils poétiques souhaitaient gommer tout lien avec une potentielle présentation musicale des « chansons » qu’ils cherchent à assimiler à d’autres genres poétiques, genres à réciter 22 . Cette assimilation n’est pas sans impact sur la valeur accordée à ces pièces. Alors que les recueils de chansons visent le divertissement et la « récréation » (comme l’indiquent souvent les titres 23 ) et que quasiment aucune des pièces qu’ils contiennent n’est signée 24 , les recueils de poésies paraissent plus ambitieux. Il s’agit de célébrer l’excellence de la poésie française et, au plus tard depuis les recueils de Toussaint du Bray, 22 Dans cette comparaison, nous avons exclu délibérément les vers de ballet. Certes, ces derniers furent chantés, mais ils s’inscrivent à l’intérieur d’un spectacle et d’une intrigue, ce qui n’est pas le cas des chansons individuelles. Le pourcentage des vers de ballet est d’ailleurs plus ou moins constant (2 à 3%) dans les recueils collectifs de poésies entre 1600 et 1620. 23 Les titres de ce genre de publications en témoignent : p. ex. le Premier livre du recueil des chansons, bransles, gaillardes, voltes, courantes, pavanes, romanesques : et autres especes de poësies propres pour la recreation de cœurs melancoliques (Paris, Claude de Montre-œil, 1579) ou l’Amoureux Passetemps, déclaré en joyeuse poësie, par plusieurs épistres du coq à l’asne, et de l’asne au coq, avec balades, dizains, huitains, et autres joyeusetez (Lyon, Benoist Rigaud, 1582). 24 Ce qui prouve donc que l’on n’accorde qu’une faible importance au texte et à son créateur (cf. D. Rieger, « De la chanson poétique à la poésie chantée et au texte lyrique. Coup d’œil sur un aspect de l’évolution des genres vers la fin du Moyen Age », dans « Contez me tout », op. cit., p. 389). Miriam Speyer 42 celle des poètes, comme le clame haut et fort péritexte de ces recueils 25 . En effet, les superlatifs abondent, annonçant les « plus beaux vers » 26 venant des « plus excellens poètes » 27 . D’Espinelle, le compilateur des recueils sortis des presses de Mathieu Guillemot, loue le « mérite des Poésies » contenues dans les recueils, expliquant au lecteur qu’il « verr[a] les plus rares fruits qu’ayant produit depuis peu les plus celebres esprits de ce temps » 28 . Dans l’avis « Aux Lecteurs » du Nouveau recueil des plus beaux vers de ce temps (Paris, T. du Bray, 1609), le compilateur anonyme précise : « je ne doute pas que ce livre ne porte son prix et sa recommandation, avec le nom et la réputation de tant de beaux Espris (sic) dont je l’ay emprunté » 29 . Un certain nombre de chansons se trouvent ipso facto valorisées et grimpent dans l’hiérarchie des genres. C’est désormais le texte de ces pièces qui importe et aussi, dans la mesure où la présence de la signature devient de plus courante dans les vingt premières années du XVII e siècle, le nom des auteurs. Corollairement, on observe une évolution culturelle. Dans la pratique des mondains, la poésie chantée cède la place à la poésie récitée 30 . Hormis la précision sur les vers lyriques, aucune évocation de la poésie mise en chant dans l’Introduction à la poésie (anonyme, Paris, T. du Bray, 1620) qui constitue un véritable manuel pour le poète amateur, donc mondain. D’ailleurs, cet ouvrage n’évoque à aucun moment les chansons mais uniquement les stances. Cette tendance est confirmée par l’évolution des poésies dans l’Astrée (1609-1627). Dans son étude des pièces poétiques insérées, Marie-Gabrielle Lallemand note que les vers chantés ont tendance à disparaître au fil des parties du roman pour faire place aux vers écrits. De plus, les verbes qui introduisent les poésies ne permettent plus de savoir s’il s’agit d’une poésie chantée ou récitée : « le berger poète devient chevalier 25 Voir aussi M. Bombart, G. Peureux, « Politiques des recueils collectifs dans le premier XVII e siècle. Emergence et diffusion d’une norme linguistique et sociale », dans Le Recueil littéraire, op. cit., p. 239-244. 26 Ce syntagme se trouve dans tous les titres des recueils de Toussaint du Bray. On peut également évoquer le recueil poétique d’Antoine Du Breuil qui, selon le soustitre, serait « rempl[i] des plus beaux vers que ce siecle reserve à la posterité ». 27 Cf. les recueils des Bonfons (Paris, 1599 et 1601) ainsi que le Parnasse… (1607). 28 Le Parnasse des plus excellens poetes de ce temps, t. II, « Au Lecteur », n. p. (nos italiques). 29 n. p. (nos italiques). 30 Dans son Histoire du sonnet en France, Max Jasinski note par exemple que l’on « cesse de chanter des sonnets bien avant 1600 » (Douai, H. Bruyère, 1903, p. 124). La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 43 poète, poète mondain » 31 , conclut-elle. La poésie chantée cède donc, en ce début de XVII e siècle, la place à la poésie dite. Vers une poétique de la chanson Si les éditeurs des recueils poétiques hésitent entre l’appellation « chanson » et « stances », c’est que ces deux genres poétiques présentent à la fois des points communs et des points de divergence. Certes, ni la « chanson », ni les « stances » ne sont des genres poétiques fixes comme l’est le sonnet. On sait de plus que les genres poétiques sont peu définis au XVII e siècle 32 . Cependant, le caractère systématique de cette hésitation générique à travers les recueils collectifs ainsi que l’article de Furetière qui, lui, distingue bien les stances de la chanson 33 nous invitent à tenter d’esquisser une définition. Les stances ainsi que les chansons sont des pièces versifiées composées de plusieurs strophes (dans les Diverses poésies nouvelles, on arrive à une moyenne de 6,7 strophes par pièce, stances et chansons confondues 34 ). Ces dernières sont des quatrains ou des sizains 35 qui sont aussi les deux structures les plus utilisées pour l’air de cour 36 . Georgie Durosoir note à propos de ce dernier une prédilection des rimes croisées dans les quatrains, suivi, dans les sizains, d’un distique à rimes plates 37 . Cette observation se vérifie à la fois pour la majorité des stances et des chansons dans le recueil de Raphaël du Petit Val de 1597 38 . Les deux formes partagent bien un certain nombre de caractéristiques. Qu’est-ce qui les distingue alors ? 31 M.-G. Lallemand, « Les poèmes d’Honoré d’Urfé insérés dans L’Astrée », Dixseptième siècle, n°235, 2007, p. 312. 32 Cf. A. Génetiot, Les Genres lyriques mondains, Genève, Droz, 1990. À propos des stances et de la chanson, voir particulièrement p. 51-56. 33 « STANCE Terme de Poësie, qui se dit d'un certain nombre reglé de vers graves et serieux qui contiennent un sens, au bout duquel il se fait un repos. Ce que le Couplet est dans les Chansons, la Strophe dans les Odes, les Stances le sont dans les Poëmes Epiques, ou en des matieres graves et spirituelles » (Furetière, Dictionaire universel, 1690, nos italiques). 34 La même moyenne se profile quand on examine les deux formes séparément : stances (6,71), chansons (6,73). 35 On trouve onze stances et neuf chansons composées en quatrains, contre six stances et cinq chansons composées en sizains dans les Diverses poésies nouvelles. Une chanson est composée de quintils. 36 Cf. J. R. Anthony, La Musique en France à l’âge baroque, op. cit., p. 442. Voir aussi G. Durosoir, L’Air de cour en France (1571-1655), op. cit., p. 93, 131. 37 Cf. ibid., p. 81. 38 Y dérogent seulement cinq des quinze chansons et sept des dix-sept stances. Miriam Speyer 44 On observe d’abord une différence thématique (comme le suggère aussi l’article de Furetière). Dans les recueils collectifs de poésies, toutes les chansons sont à thématique amoureuse. Les stances, quant à elles, présentent une variété thématique plus importante : bien des stances sont certes amoureuses (à ce propos, on ne saurait trouver de différence notable dans le traitement du sujet entre celles-ci et les chansons 39 ), mais des pièces encomiastiques, de même que des pièces religieuses sont, elles aussi, identifiées comme stances 40 . C’est à ce propos que se dessine d’ailleurs une différence nette avec les recueils de chansons de la fin du siècle. Sans doute sous l’influence de l’actualité, ces derniers ne contiennent pas seulement des chansons d’amour, mais bien des chansons de circonstance, qu’elles soient sérieuses ou satiriques, sur les événements et les personnages principaux des guerres de religion (Condé, Coligny, Guise, …) 41 . Qu’en est-il des aspects formels ? Certaines chansons sont pourvues d’un refrain de deux vers (généralement en hexasyllabes ou en octosyllabes) à rimes plates 42 . Or, aucune des « chansons » de la « table des chansons » des Muses ralliées de 1603 n’a de refrain. En revanche, les Stances XXVI « Beautez qui pour jamais m’avez l’ame eschauffée » dans les Diverses poésies nouvelles 43 en comportent un : « Mon amour & ma fin / Ont eu mesme destin ». Plus opérationnel semble alors le critère du mètre. Des dix-sept stances des Diverses poésies nouvelles, quinze sont composées en alexandrins 44 . Quant aux chansons, seule une adopte la strophe isométrique 39 Dans les Diverses poésies nouvelles, on trouve par exemple bien des stances enjouées, évoquant la légèreté de l’amant (ou de l’amante) comme « Quand vous n’aymiez que moy, j’avois… » (p. 13) et « En fin voilà que c’est ces beautez… » (p. 5) et des chansons qui mettent en scène des amants transis, prêts à mourir d’amour : « Qu’Amour est plein de rage » (p. 32) et « Quand je voy tes beaux yeux… » (p. 19). 40 Cf. les « Stances sur la venue du Roy à Paris » de Du Perron (Muses ralliées, 1603, f. 8r°), les « Stances sur la prinse d’Amiens » de Bertaut (ibid., f. 23r°) ou les « Stances au Roy, pour la paix » de Laugier de Porchères (ibid., f.24v°). 41 Cf. p. ex. Le Recueil de plusieurs chansons nouvelles, avec plusieurs autres chansons de guerres, & d’amours, plaisantes & recreatives […] (Lyon, 1571) ou le Nouveau recueil des chansons qu’on chante a present, tant de la guerre et voyage de la Fere, de la Mure, et des chansons amoureuses (Lyon, 1581). 42 Cf. Diverses poésies nouvelles, 1597, « Maistresse si ton ame… », p. 35 ; « Amour estant logé dedans mon ame… », p. 19. 43 Ibid., p. 36. 44 Les deux autres sont : « Mes chers soupirs, les témoins plus fidelles » (décasyllabes) et « Beautez qui pour jamais m’avez l’ame eschauffée » (hétérométrique : 12-12- 12-12-6-6). La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 45 d’alexandrins 45 , cinq des quinze recourent à l’octosyllabe. Dans les Muses ralliées, sept sur onze chansons sont écrites en octosyllabes 46 . Nous retrouvons ainsi en partie ce qu’affirme Wilhelm Theodor Elwert au sujet des Œuvres de Desportes : chez le poète d’Henri III, seules les chansons présentent des spécificités métriques. [La chanson] est en général en vers de huit syllabes, quelquefois, mais rarement, en vers de sept syllabes. Les strophes sont toujours isométriques. Tout au plus faut-il signaler comme élément de variété le fait que quelquefois la première strophe de la chanson est plus courte que les strophes suivantes ; un quatrain, par exemple précède des sixains et des huitains. 47 L’octosyllabe ainsi que l’heptasyllabe sont les deux mètres que Ronsard recommande pour les pièces musicales, raison pour laquelle il les appelle aussi « vers lyriques » 48 . Cette distinction est reprise dans l'Introduction à la poésie (1620) : le Lirique plaist autant pour sa douceur qu’il ravit par sa melodie : sa longueur est de quelquefois cinq à six, de six à sept, de sept à huict, de huict à neuf, souvent il est de douze & treize, ou de dix & unze, & s’associent avec des Vers de six, sept ou huict sillabes seulement, […], de sorte que ceste contexture despend entierement de la volonté du Poëte, on ny peut establir de Loy, ny de regle particuliere. 49 45 La composition de pièces musicales en alexandrins n’est cependant pas impossible. Comme le note J. R. Anthony, « [d]ans les recueils [d’airs] les plus anciens, les strophes sont généralement en octosyllabes ou en alexandrins » (La Musique en France à l’âge baroque, op. cit., p. 442). 46 On peut d’ailleurs faire le même constat au sujet des poésies (stances et chansons) insérées dans les deux premières parties de l’Astrée : la plupart des stances adopte l’alexandrin, la majorité des chansons l’octosyllabe. 47 W. Th. Elwert, « La vogue des vers mêlés dans la poésie du XVII e siècle », Dixseptième siècle, n°88, 1970, p. 4. 48 Après avoir évoqué l’alexandrin et le décasyllabe, le prince des poètes précise : « Car les autres [vers] marchent d'un pas licencieux, et se contentent seulement d'un certain nombre que tu pourras faire à plaisir, selon ta volonté, tantost de sept à huict syllabes, tantost de six à sept, tantost de cinq à six, tantost de quatre à trois, […]. Tels vers sont merveilleusement propres pour la musique, la lyre et autres instrumens; et pource quand tu les appelleras Lyriques [...] » (P. de Ronsard, « Abbrégé de l’Art poétique françoys » dans Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager, M. Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1994, t. II, p. 1187). 49 Introduction à la poésie, Paris, Toussaint du Bray, 1620, p. 62 (nos italiques). Miriam Speyer 46 Cette définition insiste d’une part, et à l’instar de celle du prince des poètes, sur l’absence de préceptes absolus et, d’autre part, sur l’hétérométrie. Aussi reflète-t-elle la variété métrique que l’on rencontre dans les chansons publiées dans les recueils collectifs de poésies de la fin du XVI e et du début du XVII e siècle. En effet, si l’octosyllabe est le mètre le plus courant, on rencontre également l’hexasyllabe, le décasyllabe et même l’heptasyllabe 50 ainsi que des pièces hétérométriques. Dans ces dernières, les poètes joignent volontiers l’alexandrin à l’hexasyllabe : Vous avez tort la belle De me faire languir aymant vostre beauté. Tant plus vous cognoissez en moy de fermeté, Plus vous m’estes cruelle Hélas ! faut-il qu’on pense Qu’amour cet inhumain triomphe de mon cœur […] 51 ou Quand le flambeau du monde Quitte l’autre sejour Et sort du sein de l’onde Pour r’allumer le jour Preßé de la douleur qui trouble mon repos, Devers luy je m’adresse, & luy tiens ce propos : Bel Astre favorable Qui luis esgalement […] 52 Cette observation nous amène à interroger le devenir de l’hétérométrie à l’aube du XVII e siècle. Il est généralement admis que l’essor des stances hétérométriques est dû à Malherbe qui les introduisit entre 1605 et 1612 53 , les stances étant initialement un genre isométrique. Or, nous avons vu que bien des chansons composées autour du tournant du siècle choisissent 50 Comme « Ma Déesse, mon amour » (p. 15) et « Doncques faut-il en aymant » (p. 20), dans les Diverses poésies nouvelles et « Mourez mon cœur je vous prie » dans les Muses ralliées (f. 306v°). Voir à ce propos aussi les tableaux établis par G. Durosoir dans L’Air de cour en France, op. cit., p. 83. 51 Diverses poésies nouvelles, p. 17. 52 Les Muses ralliées, f. 305r°. 53 Cf. R. Fromilhague, Malherbe. Technique et création poétique, Paris, Armand Colin, 1954, p. 157-158 ; J.-F. Castille, « La poétique malherbienne de l’hétérométrie », dans Pour des Malherbe, L. Himy-Piéri, Ch. Liaroutzos (éd.), Caen, Presses universitaires de Caen, 2008, p. 152. Voir aussi A. Génetiot, Les Genres lyriques mondains, op. cit., p. 52 et G. Durosoir, L’Air de cour an France (1571-1655), op. cit., p. 82. La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 47 l’hétérométrie 54 et que la combinaison hexasyllabe-alexandrin est courante : on la rencontre dans la pièce « Quand le flambeau du monde », attribuée à Du Perron 55 ainsi que dans « Les cieux inexorables » de Bertaut 56 . Les quatre chansons hétérométriques contenues dans les Diverses poésies nouvelles de 1597 adoptent toutes ces deux mètres. Si la chanson se compose en vers hétérométriques, qu’elle choisit volontiers la combinaison des vers à six et à douze syllabes et qu’elle se trouve, au début du XVII e siècle, systématiquement assimilée aux stances, l’apparition de l’hétérométrie dans ces dernières n’en est-elle pas la suite logique 57 ? Dès lors, nulle surprise si l’on finit par trouver ces variations de mètre aussi dans des stances religieuses, encomiastiques ou de circonstance, comme les « Regrets de la mort de la dame » 58 ou les stances « Pour la naissance du duc de Retelois » de Lingendes 59 . À ce sujet, les paraphrases de psaumes constituent, du fait de leur caractère éminemment lyrique (pris dans son sens étymologique), un cas particulier. L’hétérométrie - de préférence l’alternance 6-12 - y est courante, et ce dès Desportes 60 . Ajoutons que les paraphrases de psaumes de Malherbe, hétérométriques, se trouvent identifiées comme « stances » 61 . Une preuve de plus qu’au début du XVII e siècle, la forme des stances est en train d’annexer certaines formes de la poésie chantée, en en assimilant les configurations privilégiées, qui sont hétérométriques. 54 Un parcours rapide de différents recueils de chansons publiés entre 1580 et 1600 corrobore cette analyse. L’hétérométrie n’est pas rare, l’alexandrin apparaît le plus souvent en combinaison avec l’hexasyllabe, mais aussi avec l’octosyllabe. 55 Les Muses ralliées, f. 305r°. 56 Cette pièce est identifiée comme chanson dans son Recueil de quelques vers amoureux (Paris, Vve Mamert Patisson, 1602). Une variante antérieure (« Des maux si déplorables ») connut trois publications en recueils de chansons entre 1599 et 1606 (cf. L. Terreaux, « Introduction » dans J. Bertaut, Recueil de quelques vers amoureux, op. cit., p. XXXII-XXXIV). 57 Cf. p. ex. les stances « L’an presque achevé sa course coustumière » (12-12-12-6) dans les Muses ralliées de 1603 (f. 96v°) ou les stances à thématique amoureuse de Lingendes dans le Nouveau recueil des plus beaux vers de ce temps, Paris, Toussaint du Bray, 1609, p. 335-362. 58 « Demeure de mon bien si pompeuse & si chere » (12-12-6-12-12-6), dans Les Muses ralliées, 1603, section « Vers funebres », f. 64v°. 59 « Les portes d’Orient ne s’ouvroient point encore », dans le Nouveau recueil des plus beaux vers de ce temps, op. cit., p. 338. 60 Voir p. ex. sa paraphrase du Psaume L « Ô Dieu, par ta clémence aies de moi pitié ». 61 Cf. « O sagesse eternelle à qui c’est l’univers » (12-12-12-6-12-12) et « Les funestes complots des ames forcenées » (12-12-12-12-6-12) de Malherbe (dans Les Délices de la poésie françoise, 1615, p. 301-305). Miriam Speyer 48 Lire ou chanter ? L’exemple des poésies de Jean Bertaut Les recueils collectifs de poésies font de la chanson un genre écrit. La présentation chantée des pièces ne disparaît pas pour autant, du moins pas entièrement. Nous le disions, le recueil de chansons est en quelque sorte remplacé par le livre d’airs, accompagné, lui, de notations musicales. Une comparaison à propos des « chansons » de Jean Bertaut le montre : si le titre générique change (la « chanson » devient « air »), il s’agit toujours du même poème 62 . Aussi trouve-t-on les mêmes pièces dans les recueils de chansons de la fin du XVI e siècle inventoriés par Louis Terreaux 63 et dans les livres d’airs du début du XVII e siècle 64 . Dans la mesure où « les chansons se caractérisent par une plus grande facilité d’accès, tandis que les airs nécessitent davantage de technique et de virtuosité » 65 , les « chansons » en question connaissent donc, au début du XVII e siècle, une revalorisation simplement par leur mode de publication 66 . S’y ajoute une véritable séparation des genres au profit de l’« air de cour » : Au cours des premières années du XVII e siècle, la mode changea et on délaissa le mélange hasardeux de nombreux airs de types différents regroupés au sein d’un même recueil, en faveur d’une nette séparation des genres ; l’air de cour rompit progressivement toutes ses attaches avec le vaudeville pour devenir une œuvre plus sérieuse et en même temps plus précieuse. La poésie choisie par les compositeurs reflète d’ailleurs cette évolution. 67 Les airs font de plus objet d’un nouvel acte de création : contrairement aux mélodies des chansons populaires, ils sont composés par des compositeurs renommés et systématiquement signés 68 . Dès lors, la « beauté de l’air » 69 s’ajoute à celle des vers comme critère esthétique. Les deux évo- 62 Cf. annexe II. 63 « Introduction », dans J. Bertaut, Recueil de quelques vers amoureux (1606), op. cit., p. XXIV-XXXVII. 64 Voir T. Leconte, Catalogue de l’air de cour en France (1602 ca. 1660), loc. cit. 65 A.-M. Goulet, Poésie, musique et sociabilité au XVII e siècle, op. cit., p. 23. 66 Valorisation aussi sociale, en témoigne l’onomastique : du vaudeville à l’air de cour. Or, comme le montre N. Khattabi, si le terme change, les mélodies des pièces, voire les textes peuvent être les mêmes (cf. « Du voix de ville à l’air de cour : les enjeux sociologiques d’un répertoire profane dans la seconde moitié du XVI e siècle », Seizième Siècle, n°9, 2013, p. 157-170). 67 J. R. Anthony, La Musique en France à l’âge baroque, op. cit., p. 440. 68 C’est le nom du compositeur que l’on trouve sur la page de titre des livres d’airs. 69 « Toute la compagnie loua la beauté des vers et la beauté de l’air […]. » lit-on dans la conversation « De la poésie française jusqu’à Henri [IV] » de Mlle de La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 49 lutions dans le mode de publication sont, partant, complémentaires : la parution et en recueil de poésies et en livre d’airs concourent à anoblir le genre de la chanson. Tous deux contribuent à la couper de la culture populaire et urbaine des chansons satiriques, des villanelles et des vaudevilles avec lesquelles elle voisine dans les recueils de la fin du XVI e siècle 70 . Demeure toutefois la question de la pratique de la mise en musique des pièces et de son évolution au fil du siècle. S’il est certes impossible de déterminer dans le détail les usages des mondains, les pièces publiées à la fois en livre d’airs et en recueil de poésies peuvent nous donner quelques indices. Comme l’importance du corpus empêche une exploration exhaustive, nous avons limité nos recherches à Jean Bertaut, poète très apprécié à l’aube du XVII e siècle, et dont on trouve beaucoup de pièces dans les recueils poétiques et musicaux. Lors de l’étude de ces imprimés, force est de constater que la publication sous le titre de « Stances » en recueil de poésies n’empêche pas la mise en musique. Ainsi, les stances 71 « C’est bien force, ô mon cœur » se trouvent bien dans le quatrième livre des Airs de différents auteurs mis en tablature de luth 72 , les stances « Une belle geolliere… » dans les Chansons nouvelles fort amoureuses, plaisantes et recréatives (Lyon, B. Rigaud, 1588) 73 . Autrement dit, le titre rhématique « chanson » n’indique plus forcément une pièce mise en musique (de même que le titre « sonnet »), mais désigne plutôt une forme poétique particulière, composée de plusieurs strophes d’octosyllabes (ou hétérométriques) et à thématique amoureuse 74 . Une spécialisation qui vaut anoblissement : « Le genre [l’air de cour] était désormais dominé par des Scudéry après que le musicien a chanté, accompagné du luth, des vers de Bertaut (dans « De l'air galant » et autres Conversations (1653-1684). Pour une étude de l'archive galante, éd. D. Denis, Paris, H. Champion, « Sources classiques », 1998, p. 292). 70 Cf. D. Rieger, « De la chanson poétique à la poésie chantée et au texte lyrique. Coup d’œil sur un aspect de l’évolution des genres vers la fin du Moyen Age », dans « Contez me tout », op. cit., p. 399. 71 La pièce porte cette identification générique à la fois dans les recueils collectifs de poésies entre 1597 et 1620 et dans le Recueil de quelques vers amoureux (1602 et 1606) de Bertaut. 72 Paris, P. Ballard, 1613, f. 54v°-55r°. 73 Cf. L. Terreaux, « Introduction », dans Bertaut, Recueil de quelques vers amoureux (1606), op. cit., p. XXX. 74 Cf. les quatre pièces identifiées comme « chansons » dans les Délices de la poésie française (T. du Bray, 1615) recourent à des strophes hétérométriques, les vingtcinq chansons du Recueil des plus beaux vers de MM. Malherbe… (T. du Bray, 1626- 27) sont composées soit en octosyllabes, soit en vers hétérométriques. Miriam Speyer 50 thèmes et des images empruntés à Pétrarque et façonnés par Philippe Desportes et ses disciples en un langage sentimental et recherché » 75 . Les compositeurs se détachent des indications génériques (« stances » ou « chanson ») de même qu’ils n’hésitent pas à changer le texte des poèmes : les livres d’airs publient rarement les pièces en entier et suppriment ou déplacent librement les strophes. Pour reprendre l’exemple de Bertaut, ses pièces publiées dans les livres d’airs sont souvent raccourcies de plusieurs strophes. Aussi n’y trouve-t-on que quatre des treize strophes de « C’est bien force, ô mon cœur » et seulement sept des seize strophes de « Elle l’avoit bien dit… » (1609). Quant aux variantes, les pièces comme « Des maux si déplorables », « Elle l’avoit bien dit… » et « Un amant répandit un jour… » y présentent des leçons différentes de celles que l’on trouve dans les recueils collectifs de poésies 76 . Ces observations reflètent bien la pratique du temps, telle que la décrit le musicien mis en scène par Madeleine de Scudéry dans sa conversation « De la poésie française jusqu’à Henri [IV] », parue en 1684 : […] le duc de Béjar dit que le musicien faisait comme lui, qu’il choisissait les stances qui lui plaisaient le plus, et laissait les autres. - C’est un privilège de la musique, répondit le musicien français, et ceux qui font le mieux des vers nous permettent de changer quelquefois quelques paroles qui ne se chantent pas bien ; mais je prends cette liberté sans rien gâter, et je consulte même ceux qui les ont faits, quand je le puis ; car les vers qu’on ne doit que lire, ou ceux qu’on chante, doivent avoir quelque petite différence. 77 Un bon demi-siècle après l’essor des recueils collectifs des années 1597- 1620, cette conversation nous livre un aperçu de la pratique de la poésie chantée. Les devisants y passent en revue les poètes français jusqu’à la fin du XVI e siècle, mais le seul poète à être abondamment cité et, ce qui est encore plus important, le seul à être chanté est Bertaut. La conversation atteste la pratique de la mise en musique des pièces poétiques. Or, de nouveau, le statut de la chanson 78 est double. D’un côté, la chanson est 75 J.R. Anthony, La Musique en France à l’âge baroque, op. cit., p. 440. 76 Les pièces de Bertaut publiées en recueil collectif présentent des variantes importantes en fonction du moment de publication (avant et après 1602, année de la publication du Recueil de quelques vers amoureux du même auteur). Ces leçons, toutefois, ne correspondent que rarement aux leçons que l’on trouve dans les livres d’airs. 77 M. de Scudéry, « De la poésie française jusqu’à Henri [IV] » (1684), dans « De l'air galant » et autres Conversations (1653-1684), op. cit., p. 292. 78 Les devisants emploient le terme de « chanson » pour désigner les pièces chantées. Le terme « air » désigne exclusivement l’accompagnement musical. La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 51 présentée comme un petit genre poétique, peu prestigieux : « […] comme je n’en (de Bertaut) ai vu que des chansons, dit Théodore, […] je serai ravie d’en voir quelque chose davantage » 79 . De l’autre, seule la mise en musique des pièces de Bertaut permet de rendre entièrement justice aux mérites de cet auteur, comme en témoigne la réponse de Saint-Gelais, ami du poète : Ah Madame, dit Saint-Gelais, il faudrait pour la gloire de mon ami en chanter quelqu’une, […]. Je le veux bien, dit-elle, à cette condition-là ; mais il vaudrait mieux faire entrer celui qui me les a apprises, qui les chantera mieux que moi. Pourvu, Madame, reprit Saint-Gelais, que vous en chantiez une pour l’honneur de mon ami, on pourra ensuite faire entrer votre maître que je viens d’entendre dans le jardin. 80 Intéressant dans cette conversation est également le choix des pièces récitées et de celles qui sont chantées. Ainsi insiste-t-on sur le fait que « Des maux si déplorables… » aurait constitué un véritable « tube » du temps de Bertaut : Imaginez-vous, dit Saint-Gelais, qu’à la Cour de France et ceux qui chantent, et ceux qui ne chantent pas, ont du moins retenu ce couplet-là. Félicité passée Qui ne peut revenir Tourment de ma pensée Que n’ai-je en te perdant perdu le souvenir. 81 Du fait, cette pièce connut maintes publications à la fois en recueil de chansons, en livre d’airs et en recueil collectif de poésies au début du XVII e siècle, ce qui atteste bien de son succès à l’époque. Plus surprenant, en revanche, est que les devisants de Madeleine de Scudéry chantent d’une part des pièces strophiques comme « Enfin, ce Tyran de nos ames », « Quand je revis ce que… », « Quand Philis que l’amour… » et le sonnet « Comment puis-je de vous… » dont aucune mise en musique n’est attestée (ni par les recueils de chansons, ni par les livres d’airs). De plus, dans tous les recueils poétiques que nous avons consultés, les deux dernières pièces sont toujours présentées comme des « stances », jamais comme des « chansons ». D’autre part, après que le duc de Béjar a récité quatre strophes d’« Elle l’avoit bien dit… », Saint-Gelais répond : Ces vers-là […] sont fort bien choisis […] mais ils n’ont jamais été chantés, et ce sont quatre stances que vous avez séparées de beaucoup d’autres, et voici la première de cet ouvrage que vous n’avez pas dite : 79 M. de Scudéry, « De la poésie française… » (1684), dans « De l’air galant » et autres Conversations, op. cit., p. 288 (nos italiques). 80 Ibid. (nos italiques). 81 Ibid., p. 291. Miriam Speyer 52 Elle l’avait bien dit, que ses mains larronnesses Tiendraient encore un coup mon cœur emprisonné. Hélas ! plus que jamais je m’en vois renchaîné, Dieux ! qu’elle est véritable en mauvaises promesses. 82 Or, cette pièce a bien été mise en musique : elle se trouve dans la Fleur des chansons amoureuses (Rouen, A. de Launay, 1600) 83 et dans le deuxième livre des Airs de différents auteurs mis en tablature de luth par Gabriel Bataille (Paris, P. Ballard, 1609). Si la conversation de la romancière, qui se passe à la cour espagnole de Philippe II, rend donc bien compte de la pratique de la poésie chantée du début du siècle ainsi que du statut double de ce genre, ces imprécisions témoignent du caractère éphémère des habitudes musicales et littéraires : à la fin du XVII e siècle, on ne se souvient plus que partiellement des vers mis en chant du début du siècle et ne peut donc plus se livrer qu’à des suppositions. Conclusion Suite à l’intégration de la chanson dans les recueils collectifs de poésie à la toute fin du XVI e siècle et de la mise en page de ces recueils qui cache toute spécificité de la chanson, cette forme (re-)devient 84 un genre poétique à part entière, évolution qui est, à en croire Dietmar Rieger, symptomatique d’une sacralisation du texte au détriment de la musique 85 . La différence entre les pièces à réciter et les pièces à chanter est désormais faite par les livres d’airs, accompagnés de tablatures, qui, eux, mettent en valeur la musique. L’impression d’un même texte en deux types de recueils collectifs différents témoigne, quant à elle, d’une séparation des pratiques de réception, variant désormais en fonction des genres éditoriaux 86 . 82 Ibid., p. 289 (nos italiques). 83 Rééd. Bruxelles, A. Mertens et fils, 1865, p. 70-71. 84 Sur la séparation du texte et de la musique à la fin du Moyen-Âge, voir D. Rieger, « La poésie des troubadours et des trouvères comme chanson littéraire du Moyen- Âge » (dans La Chanson française et son histoire,Tübingen, Gunter Narr, « Études littéraires françaises », 1988, p. 9-11), ainsi que du même auteur « De la chanson poétique à la poésie chantée et au texte lyrique. Coup d’œil sur un aspect de l’évolution des genres vers la fin du Moyen Age » (dans « Contez me tout », op. cit., p. 385-405). 85 Cf. ibid., p. 389. 86 À propos du lien entre mise en page éditoriale et genre, voir D. Maira, Typosine, la dixième muse, Genève, Droz, 2007, particulièrement p. 395-402. La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 53 Le genre de la chanson, même s’il change de forme (de la pièce strophique à la brève pièce en vers mêlés), fera partie intégrante des recueils collectifs de poésies jusqu’à la fin des années 1650 87 . Son assimilation aux genres lus est alors confirmée. L’année 1661, en revanche, voit la réapparition de recueils de chansons et de vers mis en chant comme le Recueil des plus beaux vers mis en chant (Ch. de Sercy, 1661) ainsi que la série de Recueils de vers mis en chant parus chez R. Ballard (Paris, 1661-1670) 88 . En même temps, la « chanson » et l’« air » 89 deviennent plus discrets dans les recueils de poésies 90 . À nouveau donc, la chanson se trouve séparée de la poésie, séparation qui vaut destitution 91 . L’engouement - indifférent de son statut dans l’hiérarchie des genres - que connut cette forme poétique (même rebaptisée en « stances ») se lit toutefois en filigrane dans les recueils collectifs de poésies : les pièces les plus fameuses 92 ou celles qui eurent la vie la plus longue 93 dans les recueils de poésies furent… des chansons ! 87 Dans les recueils collectifs de poésies (sans rééditions) publiés entre 1652 et 1660, les pièces identifiées comme « air » ou « chanson » représentent à peu près 3% des pièces. 88 Il s’agit là de recueils sans tablatures. Dans ces recueils, les chansons sont systématiquement organisées de façon alphabétique en fonction de leur incipit. 89 Les deux appellations génériques se confondent à l’intérieur des recueils. On trouve également l’appellation générique « Paroles pour un air ». 90 On ne rencontre en effet presque plus aucune « chanson » (ou « paroles pour un air » ou « air ») dans les recueils collectifs de poésies publiés entre 1663 et 1671. Cette observation est corroborée par l’examen des rééditions des Délices de la poésie galante (Paris, J. Ribou, 1663-1667). La première partie, publiée en 1663, connaît une réédition diminuée en 1666. De dix-huit « chansons » et « airs » dans l’édition de 1663, on passe à seulement quatre pièces identifiées comme « air » et… aucune « chanson ». 91 Les formes que peut prendre la chanson au XVII e siècle seront également boudées par l’histoire littéraire, comme le montre Fritz Nies (« Chansons et vaudevilles dans un siècle devenu classique », dans La Chanson française et son histoire, op. cit., p. 47-57). 92 La chanson « Des maux si déplorables… / Les cieux inexorables… » de Bertaut connut au moins dix publications entre 1597 et 1620 dans des recueils collectifs de poésies, sans compter de nombreuses impressions dans des recueils de chansons ou des livres d’airs. 93 À savoir « Auprès des beaux yeux de Philis » de Callier, publié la première fois dans le Recueil de diverses poésies (R. du Petit-Val, 1597) et encore repris dans la réédition du Recueil des plus beaux vers de MM. Malherbe… (T. du Bray, 1630) et « Enfin ceste beauté m’a la place renduë » de Malherbe (Les Muses ralliées, Paris, M. Guillemot, 1599 - Recueil des plus beaux vers de MM. Malherbe…, 1630). Les deux pièces furent régulièrement rééditées entre ces deux dates et connurent, de Miriam Speyer 54 Annexes Annexe I : Tableau des chansons et stances des Diverses poésies nouvelles (Rouen, Raphaël du Petit Val, 1597). N° Titre Incipit Métrique Refrain Strophe Forme Rimes 1 Stances Si l’amour est un Dieu, d’un Dieu il ne sort rien 12 6 6 aabccb 2 Stances O Pensers dont Amour nourrit ma paßion 12 8 4 abab 3 Stances En fin voila que c’est ces beautez infideles 12 6 4 abab 4 Stances Ce seroit blasphemer de dire que l’amour 12 5 6 aabccb 5 Stances Faut-il vous dire adieu delices de mon ame 12 6 6 aabccb 6 Stances A Dieu toutes beautez qui m’avez detenu 12 4 6 aabccb 7 Stances Ne vous courroucez point si vous aimant, madame 12 7 4 abab 8 Chanson En fin ceste beauté m’a la place rendue 12-12-12-6 14 4 aabb 9 Stances Quand vous n’aymiez que moy, j’avois incessamment 12 6 4 abab 10 Chanson C’est belle chose que d’aymer 8 8 4 abab 11 Chanson Ma Deesse mon amour 7 cc 7 6 ababcc 12 Stances Resvay-je ou s’il est vray que je vous dis adieu 12 5 4 abba 13 Chanson Vous avez tort la belle 6-12-12-6 5 4 abba 14 Chanson O D’Amant estrange fortune 8 5 4 abab 15 Chanson Quand je voy tes beaux yeux les flambeaux de mon ame 12-12-6-6 5 4 aabb 16 Chanson Amour estant logé dedans mon ame 10 cc 5 6 ababcc 17 Chanson Doncques faut-il qu’en aymant 7 cc 5 6 ababcc plus, des publications dans des recueils musicaux : la pièce de Callier dans le premier livre d’airs de Le Roy et Ballard, 1595, la pièce de Malherbe dans les Airs de l'invention de G. C. Sr de La Tour, Caen, Jacques Mangeant, 1592 (voir à ce sujet T. Leconte, Catalogue de l'air de cour en France (1602 - ca. 1660), loc. cit.). La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 55 18 Chanson Pour chasser nos malheurs 6 10 6 aabccb 19 Chanson Bien que vostre rigueur mon service rejette 12 5 4 abba 20 Chanson Sortez ma voix parmy les plaintes 8 cc 9 4 ababcc 21 Chanson Maistresse, rien je ne souhaite 8 5 5 aabba 22 Chanson Qu’Amour est plein de rage 6-12-12-6 5 4 abab 23 Stances Mes chers soupirs, les temoins plus fidelles 10 6 4 aabb 24 Stances Beuatez qui ne vivez que tu trespas d’autruy 12 6 4 abab 25 Chanson Maistresse si ton ame 6 cc 6 6 ababcc 26 Stances Beautez qui pour jamais m’avez l’ame eschauffée 12-12-12- 12-6-6 cc 6 6 ababcc 27 Stances Beautez vivans portraits de la divinité 12 4 4 abab 28 Stances Non non je ne croy point qu’on meure de tristesse 12 12 4 abab 29 Stances O beaux yeux qui sçavez si doucement charmer 12 6 4 abab 30 Chanson O beau violet qui commence 8 7 4 abab 31 Stances Ne vous offensez point belle ame de mon ame 12 6 4 abab 32 Stances Qu’on ne m’accuse point d’aller idolatrant 12 15 6 aabccb Annexe II : Les pièces de Bertaut dans les recueils collectifs de poésies publiés jusqu’en 1620 94 , les recueils de chansons (Terreaux), dans les livres d’airs (Philidor) et dans le Recueil de quelques vers amoureux, 1602 (Bertaut). Incipit Terreaux Philidor Recueil coll. Bertaut Mètre Beautés vivants portraits 1597 1603 Stances, 1597 Mascarade 12 C’est bien force, ô mon cœur 1613 Stances, 1599 Stances 12 94 L’année indique la première publication en RC. Miriam Speyer 56 Ce n’est pas assez ma Charite / Il faut aymer jusqu’au bout 1584 8 Ce n’est pas pour moi que tu sors 1597 « Regrets... », 1599 8 Ces nymphes hostesses des bois 1608 « Pour des nymphes », 1609 8 Ces pensers dont amour / O Pensers dont amour 1599 Stances, 1607 12 De quoi vous sert tant de fierté 1626 Dialogue, 1619 8 Des maux si déplorables / Les cieux inexorables 1599 1599 ø / Stances Chanson 6-6-6- 12 Elle l’avoit bien dit que ses mains larronnesses 1600 1609 Stances, 1599 Stances 12 En fin ce coeur volant 1588 1593 Stances, 1599 Stances 12 Enfin, ce Tyran de nos ames Chanson 8 Hélas ! que me sert-il d’aimer 1585 ø / Chanson / Stances, 1597 Stances 12 Je meurs d’un cruel martyre / Las, je meurs... 1588 Stances, 1620 Chanson 8 L’Egallité des mesmes flammes / Desirer de voir... 1588 ø / Chanson / Stances, 1600 Chanson 8 Ne vous offensez point 1588 1597 Stances, 1597 12 Non, non, je ne crois point / Non non il n’est point vrai 1588 1599 Stances, Complainte, 1597 12 O beaux yeux 1588 1587 Stances, 1597 12 Quand j’idolâtrois / Quand premier je vis 1588 ø / Stances, 1599 Chanson 8 Quand je revis ce que j’ai tant aimé Stances, 1598 Stances 10 Quand passeray-je bienheureux / Quand verray-je un jour ... 1588 1615 Stances, 1620 Chanson 8-8-12- 12 Quand Philis que l’amour Stances, 1607 Stances 12 S’il est vray que d’un coup égal 1588 Chanson 8 Si la ressemblance des mœurs 1611 1611 Chanson, 1620 Chanson 8 Si les pensers de mon âme 1604 Chanson, 1622 Chanson 7 Un amant respandit 1597 1597 Chanson / Stances, 1607 Chanson 8 Une belle geôliere / Une si douce chaine 1588 Stances, 1603 Stances 12 La chanson dans les recueils poétiques et musicaux du premier XVII e siècle 57 Bibliographie 1. 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De fait, l’aspect conquérant de la marine demeure secondaire pour l’ensemble des matelots, recrutés de force par la Presse, le système d’enrôlement mis en place depuis 1635. Le roi constate alors la nécessité d’unifier la Marine Française afin de mener à bien son projet international. Il veut donc s’imposer en tant que première puissance mondiale et exposer à tous son rayonnement royal. De cette manière, il tient beaucoup à la valorisation de son image, espérant s’imposer en tant que souverain dont le charisme gréco-romain impressionnerait ses concurrents et associés. Dès son retour d’Inde, François Bernier écrit une lettre à Colbert. Il débute cette dernière par la manifestation de son estime pour le secrétaire d’État et pour le roi tout en les comparant au Grand Mogol et à son ministre Fazil Khan. S’amusant de la coutume indienne qui veut que le sujet honore son souverain d’un présent au moment de sa visite, Bernier déclare offrir son texte. Comme l’a souligné Frédéric Tinguely, le voyageur en est à son second exposé soumis à Colbert à sa demande : il est donc connu et respecté de ce dernier et peut alors se positionner en conseiller. « Ses recommandations de stratégie commerciale ayant été bien reçues, Bernier pouvait désormais adopter la posture plus prestigieuse de conseiller du prince (ou de son ministre) en matière de prudence politique 1 . » En effet, son statut de 1 Frédéric Tinguely, [in] François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole : Les Voyages de François Bernier (1656-1669), Frédéric Tinguely (éd.). Paris, Chandeigne, coll. « Magellane », 2008, p. 483 : « En 1668, Bernier adressa [à Colbert] un premier texte, le Mémoire sur l’établissement du commerce dans les Indes aujourd’hui conservé aux Archives nationales […]. Une note de la main de Colbert Mathilde Bedel 62 voyageur revenu d’un long séjour dans un pays lointain, lui donne une force argumentative de premier ordre pour donner à voir l’organisation de la cour moghole. Par une étude discursive, il s’agira de définir en quoi le modèle indien sur lequel s’appuie l’auteur lui permet de suggérer à son destinataire les dangers du glissement tyrannique français. Pour mettre en place son argumentation, Bernier élabore une description pyramidale du modèle politique moghol et ainsi dévoile les coulisses désolés d’un royaume arborant sa magnificence. De cette manière, le discours s’oriente vers une critique élaborée de la tyrannie, où le voyageur peut user d’artifices énonciatifs et préparer par la suggestion sa prise de position affirmée. Enfin, l’épistolier devient le Conseiller du roi en amenant la comparaison entre les modèles indien et français afin de persuader par l’exemplum son destinataire. La description pyramidale du modèle politique moghol Bernier débute son exposé en rappelant la grandeur de l’empire moghol, avant d’en énumérer les ressources. Le foisonnement de ces dernières, associé à leur diversité incite « l’artisan quoique fort paresseux de son naturel 2 » à travailler ces matières pour en faire divers produits typiquement indiens, destinés à l’exportation. S’il ne témoigne pas directement avoir vu ceux qu’il décrit, l’auteur, fort de son statut de voyageur, joue sur une artificialité discursive : « il anime toutes ses descriptions d’une référence à son expérience vécue 3 . » Ainsi, il s’attache particulièrement à captiver son lecteur en soulignant l’importante réserve d’or et d’argent contenu par l’empire Moghol : Vous pourrez même encore observer comme l’or et l’argent, faisant ses tours sur la surface de la terre, vient enfin s’abîmer en partie dans cet Hindoustan. […] Mais tout cela ne fait point que l’or et l’argent sorte hors du royaume, parce que les marchands se chargent au retour de marchandises du pays, y trouvent mieux leur compte qu’à remporter de l’argent, et ainsi cela n’empêche point que cet Hindoustan ne soit, comme nous avons dis, un abîme d’une grande partie de l’or et de l’argent du monde, qui figure sur la première page de ce document stratégique : « J’ai lu ce mémoire en entier et l’ai trouvé d’un très bon sens et plein de bonnes et utiles instructions pour l’établissement du commerce dans les Indes. » 2 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 199. 3 Sylvia Murr, « Le Politique « au Mogol » selon Bernier » [in] Jacques Pouchepadasse et Henri Stern (dir.), De la royauté à l’État dans le monde indien, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1991, p. 254. La lettre à Colbert de François Bernier 63 trouve plusieurs moyens d’y entrer de tous côtés et presque pas une issue pour en sortir 4 . Comme l’a démontré Frédéric Tinguely, Bernier propose un exposé en deux temps. En effet, il examine à la fois le système colbertiste 5 dont il propose une transposition indienne mais il invite son lecteur à « relativiser le caractère déterminant de l’orientation des flux monétaires : l’empire moghol a beau attirer les métaux précieux, son organisation politique et économique fait fondamentalement obstacle à toute véritable prospérité 6 . » Pour ce faire, Bernier construit son discours sur un ensemble d’accumulations antithétiques. Dans un premier temps, il décrit la véritable abondance qui crée la magnificence de l’empire et fait supposer au lecteur une 4 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 199 et 201. 5 En 1661, le roi demande à Colbert de reprendre seul la direction de la Marine afin de mettre en place son autorité. Le nouvel intendant des finances reprend donc le projet mis en place par Richelieu en 1626, visant à donner le contrôle de la Marine à un seul homme. En outre, Colbert substitue au système de la Presse le système de l’Inscription Maritime qui, regroupant un certain nombre d’avantages, incite les hommes à venir s’engager en tant que marins. En 1670, il crée le système des classes avec roulement du service d’une année sur trois, tout en condamnant les déserteurs aux galères ou à la mise à mort. Tout au long de sa carrière de ministre, il a cherché à valoriser le commerce international et l’expansion coloniale. C’est ainsi qu’il fonde en 1664 la Compagnie Française des Indes orientales, avec pour dessein d’en faire la première concurrente des deux principales puissances maritimes européennes : la Compagnie Hollandaise des Indes orientales et la Compagnie Anglaise des Indes orientales. Mais il inscrit son ambition dans le temps : le roi accorde pour cinquante ans le monopole du commerce et de la navigation dans les mers du sud et de l’Orient. « À la base du système mercantiliste, ce principe essentiel : la richesse d’un État est avant tout fonction de l’accumulation des métaux précieux. En conséquence, puisque cette conquête des métaux précieux doit être la préoccupation principale des gouvernements, d’une part la nation qui possède des mines d’or, d’argent ou de cuivre doit s’efforcer d’empêcher la fuite de ces métaux précieux, et celle qui n’en a pas doit les attirer par l’échange et en freiner la sortie ; d’autre part, pour aboutir à cette balance favorable, il faut établir un contrôle constant de l’État, d’où la nécessité d’une politique dirigiste ; aux frontières, contrôle douanier ; au-dehors recherche des débouchés. » (Imbert Jean, « COLBERTISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 24 janvier 2017. URL : http: / / www.universalis.fr/ encyclopedie/ colbertisme/ ) En effet, la restructuration des grandes compagnies de commerce nécessite d’abord de trouver des fonds financiers, de même qu’un personnel expérimenté. La politique commerciale de Colbert met en parallèle la volonté conquérante des pays et l’importance d’une sévérité dans le contrôle de la sortie de territoire des marchandises. 6 Frédéric Tinguely [in] François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 484. Mathilde Bedel 64 richesse inépuisable, entretenue par un système comparable au colbertiste. Cependant, le voyageur crée un temps de rupture, comme s’il était arrivé à l’apogée de sa description et qu’il fallait en redescendre. S’amorce donc un mouvement inverse dans le discours. « Mais, d’un autre côté, il y a aussi plusieurs choses à remarquer qui balancent ces richesses 7 . » La segmentation de la phrase semble amorcer la démonstration qui va suivre et qui invite à la relativisation d’un modèle commercial trop rigoriste. [Ainsi,] richesses [indiennes] il y en a beaucoup qui ne sont que sablons ou montagnes stériles peu cultivées et peu peuplées ; que de celles qui seraient fertiles, il y en a encore beaucoup qui ne sont point cultivées, faute de laboureurs dont quelques-uns ont péri pour être trop maltraités des gouverneurs qui leur ôtent souvent le nécessaire à la vie, et quelquefois même leurs enfants, qu’ils font esclaves quand ils n’ont pas moyen de payer ou qu’ils en font difficulté […]. Les terres ne se cultivent presque que par force et par conséquent très mal, et quantité se gâtent et se ruinent tout à fait ne se trouvant personne qui puisse ou veuille faire la dépense à entretenir les fossés et les canaux pour écouler les eaux et les amener aux lieux nécessaires, ni quasi personne qui se soucie de bâtir, de faire des maisons, ni de raccommoder celles qui tombent 8 . L’auteur structure alors son discours autour de répétitions d’antithèses montrant un territoire plus nuancé, régi par des règles d’une extrême sévérité. Selon Bernier, le commerce lié à une politique mercantile austère semble plutôt desservir le prince. Il ajoute à son argumentaire une longue énumération des seigneurs défavorables à ce régime et entretenant des tensions avec le roi auquel ils ne portent pas toujours allégeance. Le récit change alors de structure et acquiert base anaphorique qui permet à l’auteur de détailler précisément les seigneurs opposés à Aurangzeb 9 . De fait, en plus 7 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 201. 8 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 201, Il décline encore cet exposé p. 219 à 222. 9 « Tels sont ces petits souverains qui sont sur les frontières de Perse […]. Tels sont encore les Pathans, peuples mahométans, sortis du côté du Gange vers le Bengale […]. Tel est le roi de Bijapur, qui ne lui paie rien, qui a toujours guerre avec lui, se soutenant dans son pays, partie par ses propres forces, partie parce qu’il est fort éloigné d’Agra et de Delhi, demeures ordinaires du Grand Mogol […] Tel est encore ce puissant et riche roi de Golconde qui sous main donne de l’argent au roi de Bijapur et qui a toujours une armée prête sur la frontière pour sa défense, et pour aider Bijapur au cas qu’il le vît trop pressé. Tes enfin sont plus de cent rajas, ou souverains gentils considérables, dispersés par tout le royaume […] pouvant chacun d’eux mettre en un moment vingt mille chevaux en campagne de meilleures troupes que les Mogols. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 202- 204. La lettre à Colbert de François Bernier 65 de terres inexploitables, du manque de dynamisme des paysans se sentant opprimés, Bernier insiste sur les nombreuses alliances nobiliaires ennemies à l’empire et pullulant dans tout le pays. Il souligne donc que le principal problème vient du fait que l’empereur, en tant que propriétaire de la plupart des terres, dépossède les artisans et agriculteurs. Le voyageur donne à son discours un effet de mise en abîme tyrannique : alors qu’Aurangzeb exerce sa tyrannie sur les gouverneurs qui la font subir à leur tour au peuple. C’est par ce jeu de miroirs que l’auteur donne à voir le désintérêt des diverses classes sociales à servir le monarque qui se trouve condamné à régner dans un empire maintenu par la peur et duquel beaucoup de laboureurs s’exilent 10 . En outre, il propose une description détaillée des déplorables conditions de vie du peuple. Insistant sur le misérabilisme subit par ce dernier, le voyageur renforce encore sa démonstration concernant les méfaits de la tyrannie. C’est par le biais de la comparaison que l’auteur montre les effets d’un désastre se perpétuant de génération en génération de manière immuable 11 . De la critique suggérée à la prise de position contre la tyrannie Le voyageur s’attache également à dépeindre plus précisément les rouages de la Cour moghole. En informateur du prince, il s’appuie sur une poétique taxonomique qui cherche toujours plus loin le détail et donne à l’épistolier l’occasion de s’effacer derrière une objectivité discursive marquée. Pourtant, cette impartialité se trouve biaisée par la forme épistolaire du discours qui demande à l’auteur de maintenir des adresses au lecteur. De cette manière, l’utilisation des pronoms déictiques « je » et « vous » portent tout le paradoxe de la démonstration : alors que Bernier écrit à Colbert, il semble finalement insinuer au conseiller le texte à retransmettre à Louis XIV. Il choisit alors de mettre en valeur son lecteur en l’apostrophant essentiellement avec le pronom « vous 12 ». Or, le voyageur associe ce dernier à des verbes liés à la vue ; il insiste donc sur ce qu’il donne à voir à son lecteur. Ainsi, le texte se trouve parsemé des répétitions de « Vous consi- 10 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 201. 11 « De plus, cette tyrannie passe souvent jusques à l’excès qui ôte le nécessaire à la vie au paysan et à l’artisan qui meurt de faim et de misère, qui ne fait point d’enfants ou qui meurent jeunes étant mal nourris et misérables comme leurs pères et mères; ou bien qui abandonne la terre pour se faire valet de quelque cavalier, ou s’enfuir là où il peut chez les voisins dans l’espérance d’y trouver plus de douceur. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 221. 12 Seules trois occurrences de « Monseigneur » sont relevées au début de la lettre, p. 197 et 198. Mathilde Bedel 66 dérerez », ponctuées par l’usage de « nous » et contrebalancées par les variations d’emplois du verbe « ajouter 13 ». L’utilisation de « je » est en revanche particulièrement éclairante sur les intentions de l’auteur. En effet, elle lui permet d’abord de soigner son ethos d’honnête homme, tout en se posant comme témoin : « j’eus l’honneur de baiser la veste du Grand Mogol Aurangzeb. […] C’est dans les Indes, Monseigneur, d’où je reviens après douze années d’éloignement, où j’ai appris le bonheur de la France et combien elle est obligée à vos soins et où votre nom est déjà si répandu 14 . » Il peut aussi exprimer des concessions en prenant appui sur les connaissances de son destinataire : « Je sais bien qu’on peut dire que cet Hindoustan a besoin de cuivre, de girofle, de muscade [...] Mais tout cela ne fait point que l’or et l’argent sorte hors du royaume […] 15 . » Enfin, la première personne lui sert à conclure son long exposé « Ainsi je dirai en trois mots pour conclusion […] 16 . » De cette manière, il apparaît que Bernier s’éclipse de son discours pour n’y réapparaître que par touches. Pourtant, au cœur de son exposé, il ose une intervention particulière. Mais, de là, il naît une question bien considérable, à savoir s’il ne serait point plus expédient, non seulement pour les sujets, mais pour l’État même et pour le souverain, que le prince, comme dans nos royaumes et États, ne fût pas ainsi propriétaire de toutes les terres du royaume, en sorte que ce mien et ce tien se trouvât entre les particuliers comme chez nous ? Pour moi, après avoir exactement comparé l’état de nos royaumes où se trouve ce mien et ce tien avec celui-là de ces autres royaumes où il ne se trouve pas, je me trouve entièrement persuadé qu’il est bien meilleur et plus expédient pour le souverain même qu’il en soit comme dans nos quartiers, parce que dans ces États où il en est autrement, l’or et l’argent s’y perd de la façon que je viens de dire 17 . Le discours, construit sur la forme d’une répétition polyptotique, acquiert ici une dimension oralisée, comme si Bernier faisait part de ses réflexions, notamment matérialisées par la question rhétorique, qu’il se pose faussement à lui-même. Cette écriture de l’intériorité, renforcée par la 13 « Vous avez déjà pu voir », p. 198, « Vous considérerez s’il vous plaît », p. 198, « Vous pourrez même encore observer », p. 199, « Vous pourrez considérer », p. 201, « Considérons donc s’il vous plaît », p. 207, « Vous considérerez encore s’il vous plaît », p. 215, « Ajoutez encore s’il vous plaît », p. 216, « Ajoutez encore si vous voulez », p. 216, « Ajoutons ce mot à nos chers et expérimentés voyageurs », p. 227, « On ajoutera », p. 230. 14 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 197-198. 15 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 200. 16 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 231. 17 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 221. La lettre à Colbert de François Bernier 67 structure épistolaire du texte, amène indirectement le lecteur à partager les idées de l’auteur. Par ailleurs, ce dernier confirme encore sa stratégie argumentative en introduisant subtilement un passage au discours direct. En effet, jouant sur une alternance de mise à distance du lecteur et sur la pénétration biaisée de son espace intérieur, Bernier insère les paroles d’un paysan se disant en lui-même : « Et pourquoi est-ce que je me travaillerai tant pour un tyran qui me viendra demain tout emporter, ou du moins tout le plus beau et le meilleur, et ne me laissera peut-être seulement pas, s’il lui en prend fantaisie, de quoi la passer bien misérablement ? » Ici l’auteur s’amuse à recopier les pensées d’un paysan indien ; il use donc de son statut de voyageur pour mettre en place une fictionnalisation qui vise à émouvoir son lecteur. Le conseil donné au roi par une transposition du modèle indien En tant que référent d’une réalité indienne, l’auteur dévoile les techniques alors utilisées par les seigneurs et le peuple pour ne pas se faire totalement déposséder de leurs biens. Bernier, en observateur libertin, élabore un jeu de ruses entre les paysans, les nobles et Aurangzeb. Selon l’épistolier, chacun y va de son astuce et le recours au travestissement n’est pas étranger à ses personnages. Il reprend le contenu de deux anecdotes racontées dans La suite des événements particuliers, desquelles, s’adaptant à son destinataire, il retire la portée ironique 18 . De cette manière, il explique qu’Aurangzeb 18 Bernier, donne à son récit la forme de deux apologues qui interrogent la tyrannie impériale. La première anecdote met en scène un fidèle omerah ou ministre, au temps de la cour du père d’Aurangzeb, Shah Jahan. « Parce qu’il en arrive assez souvent d’approchantes et qu’elles feront remarquer cette ancienne et barbare coutume qui fait que les rois des Indes se portent héritiers des biens de ceux qui meurent à leur service. » Ce Bernier raconte que ce ministre, voyant son âge avancer, anticipe sur la loi qui va déshériter sa famille à sa mort et remplace l’or de ses coffres par de la ferraille. Or, après son décès, ces derniers sont amenés à l’empereur et ouverts devant l’assemblée. L’auteur s’amuse alors de la ruse du vieil homme en soulignant la surprise de Shah Jahan. Le second récit présente un conflit d’héritage entre une veuve de marchand et son fils qui veut obtenir les biens de son père alors que celui-ci les a cachés avant sa mort. Bernier explique alors que la mère, connaissant son caractère dépensier, ne lui donne qu’avec parcimonie de l’argent, ce qui conduit le fils à aller se plaindre à Shah Jahan. L’auteur montre de quelle manière la veuve réussit à garder sa fortune : alors que l’empereur lui somme de lui donner l’héritage, elle feint la naïveté et lui demande son degré de parentalité avec son mari. Bernier souligne que la probabilité d’une filiation avec une famille marchande surprend tellement Shah Jahan, qu’il en rit et Mathilde Bedel 68 garde chacun des rajas sous haute surveillance puis il dresse le portrait du tyran indien. Mais il ne présente jamais l’empereur par une description physique, il se concentre essentiellement sur ses traits de personnage rusé et calculateur qui entretient la division au sein de sa cour afin d’éviter une Fronde. Bernier décrit la milice d’Aurangzeb comme un élément central de son gouvernement car elle lui permet d’asseoir son pouvoir au sein de son royaume grâce à la violence et la terreur, marquée par l’association pathétique et répétée du peuple et de sa misère. Détaillant l’organisation hiérarchique de la milice étrangère, Bernier met en valeur les divergences internes, dues aux rivalités entre les officiers, beaucoup plus nombreux que ceux de la milice intérieure. D’après l’auteur, ces derniers sont rétribués proportionnellement à leur grade mais « il ne faut pas penser que les omerahs, ou seigneurs de la cour du Mogol, soient des fils de famille comme en France 19 . » La comparaison avec la France permet à l’auteur de ramener son argumentaire au connu du lecteur tout en lui suggérant la faiblesse du système décrit. À travers sa déclaration, il apparaît que la condition de vie des seigneurs de la cour est précaire puisqu’ils dépendent de la seule volonté d’Aurangzeb. Le titre de noblesse moghole n’est, sous la plume de Bernier, qu’un privilège factice qui n’amène comme seul avantage que le pouvoir exercé sur le peuple. En effet, l’auteur explique que s’ils reçoivent une pension importante de la part de l’empereur, les omerahs paraissent pourtant endettés car de la somme versée par le monarque, un important pourcentage doit lui être rendu par des moyens détournés : en plus de taxes, les seigneurs ont l’obligation d’honorer le souverain par des visites quotidiennes et leur participation à diverses fêtes ou offrandes relatives à leurs divers statuts. Outre cela, le voyageur rapporte qu’ils ont aussi pour charge de diffuser le rayonnement de l’empire et la splendeur de la cour au moyen de sorties publiques débordant de magnificence. Bernier montre donc que par le biais du divertissement, l’empereur exerce un contrôle total de la noblesse. L’ironie ne trouve donc plus sa place dans cet exposé : le peuple est présenté par le voyageur comme se déguisant pour paraître pauvre et cachant ses biens afin de se camoufler de l’autorité commerciale. L’exposé de Bernier lui permet donc, par le biais de la transposition en Inde, de montrer les failles d’un système tyrannique qui n’entraîne que le chaos. laisse la femme repartir avec son bien. (François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 169) 19 « Ces omerahs ne sont donc ordinairement qu’aventuriers et étrangers de toutes sortes de nations. […] [Ils] s’attirent à cette cour les uns les autres, gens du néant, quelques-uns esclaves, la plupart sans instruction, et lesquels le Mogol élève ainsi aux dignités que bon lui semble, comme il les casse de même. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 207. La lettre à Colbert de François Bernier 69 Au cours de son exposé, Bernier transpose la réalité indienne sur la société française, afin de mieux toucher et interroger son lecteur 20 . Soulignant l’absence de justice, en tant que principe moral conforme au droit, il donne de l’Indien l’apparence d’une créature dépossédée de tout, voire d’elle-même. Il montre aussi que l’empire Moghol, par son organisation conflictuelle, est constituée d’une succession de microcosmes se déchirant les uns les autres. Ainsi, sous la plume du voyageur se dessine un royaume clôt sur lui-même, voué à péricliter 21 . La réflexion du voyageur s’attache à un double objectif : inciter son destinataire à s’intéresser au fonctionnement d’une société lointaine et à le mettre en garde contre un projet politique qui devient le trait d’union entre les deux sociétés. La supposition faite par l’épistolier en appliquant le modèle indien sur le français, ainsi que sa prise de position deviennent un avertissement. En effet, selon Sylvia Murr, la Lettre à Colbert a notamment été rendue publique parce qu’en tant que commande, elle devait renseigner le roi sur les risques encourus s’il mettait en application son dessein « de faire passer par décision royale tous les biens des fonds des particuliers dans le Domaine Royal 22 . » Par ailleurs, il s’avère que la démonstration de Bernier ait servi « ultérieurement de matrice et de grille herméneutique pour exposer les excès du régime louis-quatorzien, après la révocation de l’Édit de Nantes 23 . » Ainsi, le voyageur renouvèle le topos de la tyrannie turque avec le modèle 20 « À Dieu ne plaise donc que nos monarques d’Europe fussent ainsi propriétaires de toutes les terres que possèdent leurs sujets : il s’en faudrait que leurs royaumes ne soient dans l’état qu’ils sont, si bien cultivés et si peuplés, si bien bâtis, si riches, si polis et si florissants qu’on les voit. […] Ils se trouveraient bientôt des rois de déserts et de solitudes, de gueux et de barbares, tels que sont ceux que je viens de représenter, qui, pour vouloir tout avoir, perdent enfin tout et qui, pour se vouloir faire trop riches, se trouvent enfin sans richesses, ou du moins bien éloignés de celles que leur aveugle ambition et l’aveugle passion d’être plus absolus que ne le permettent les lois de Dieu et de la Nature leur proposent. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 227. 21 « Aussi est-ce pour cela que nous voyons ces États asiatiques s’aller ainsi ruinant à vus d’œil si misérablement. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 222. 22 Sylvia Murr [in] Jacques Pouchepadasse et Henri Stern (dir.), De la royauté..., op. cit., p. 249. 23 « Notamment dans l’un des pamphlets les plus célèbres de la littérature antiabsolutiste, Les soupirs de la France esclave qui aspire à la liberté. », Jean-Charles Darmon, « Prudence politique et droit de propriété privée selon Bernier » [in] Anthony Mc Kenna et Pierre-François Moreau (dir.), Libertinage et Philosophie au XVII e siècle, Le public et le privé, vol. 3, Publications de l’Université de Saint- Étienne, 1999, p. 130. Mathilde Bedel 70 asiatique. De cette manière, il peut mieux toucher l’imaginaire politique de son lecteur pour l’inciter à observer tout indice précurseur, annonçant le déclin de la royauté absolutiste légitime en tyrannie. Bibliographie Corpus Bernier, François. Un libertin dans l’Inde moghole : Les Voyages de François Bernier (1656-1669), Frédéric Tinguely (éd.). Paris, Chandeigne, coll. « Magellane », 2008. Études sur le texte de François Bernier Darmon, Jean-Charles. « Prudence politique et droit de propriété privée selon Bernier » [in] Anthony Mc Kenna et Pierre-François Moreau (dir.), Libertinage et Philosophie au XVII e siècle, Le public et le privé, vol. 3. Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1999. Murr, Sylvia. « Le Politique « au Mogol » selon Bernier » [in] Jacques Pouchepadasse et Henri Stern (dir.), De la royauté à l’État dans le monde indien. Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1991. Analyse du discours Benveniste, Émile. Problèmes de linguistique générale, t. I. Paris, Gallimard, 1976. -----, Problèmes de linguistique générale, t. II. Paris, Gallimard, 1980. Genette, Gérard. Fiction et diction. Paris, Seuil, coll.« Poétique », 1991. Detrie, Catherine, De la non-personne à la personne : l’apostrophe nominale. CNRS éditeur, Paris, Broché, coll. « Sciences du Langage », 2007. Approche historique Guion, Béatrice. « Passions privées, gouvernement public : de l’usage de l’Histoire dans l’éducation des grands » [in] Jean-Charles Darmon (dir.), Le Moraliste, la politique et l’histoire, de La Rochefoucauld à Derrida. Paris, Éditions Desjonquères, coll. « L’Esprit des lettres », 2007. Imbert, Jean. « COLBERTISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 24 janvier 2017. URL : http: / / www.universalis.fr/ encyclopedie/ colbertisme/ Siméon, Nicolas. Louis XIV et la mer. Paris, Éditions de Conti, 2007. PFSCL XLIV, 86 (2017) Relations d’Albi : le portrait d’une ville par Antoinette de Salvan de Saliès J OLENE V OS -C AMY (C ALVIN C OLLEGE ) Sous la plume d’Antoinette de Salvan de Saliès, la ville d’Albi ressemble à un paradis provincial. Entre 1679 et 1704 Jean Donneau de Visé publie cinq fois dans le Mercure galant les relations de Saliès où elle évoque plusieurs évènements ecclésiastiques et politiques qui marquent la vie albigeoise. Sa contribution au journal parisien depuis sa province éloignée témoigne d’une volonté de participer aux conversations nationales tout en exprimant une identité régionale qui affirme sa particularité. Antoinette de Salvan de Saliès Née à Albi en 1639, Saliès passe sa vie dans le sud de la France, le plus souvent entre sa maison à Albi et sa maison de campagne à Saliès à quelques kilomètres d’Albi 1 . Mariée en 1661 à Antoine de Fontvieille, le nouveau viguier d’Albi 2 , elle sera veuve en 1672. Comme Saliès l’indique dans une lettre publiée dans le Mercure galant en 1681, cette situation lui permet d’écrire : J’ai été presque aussitôt veuve que mariée et j’ai souffert dans cette condition des traverses, des peines et des embarras incroyables. Il est vrai que j’ai pour mon soulagement la liberté et l’indépendance, dont les plaisirs 1 Pour une biographie plus détaillée de Saliès, voir la « Notice biographique » de Gérard Gouvernet (Saliès 11-31). 2 « Le viguier à Albi est un personnage important, un des premiers de la cité après l’évêque, puisqu’il exerce la magistrature suprême en représentant la justice du roi » (Grande, « Madame de Saliez » 48). Voir aussi les Études historiques et documents inédits sur l’Albigeois, le Castrais et l’ancien diocèse de Lavaur de Clément Compayré, p. 12-17. Jolene Vos-Camy 72 sont si vantés et qui ne me servent que pour écrire autant qu’il me plaît en vers et en prose. (Saliès 206) Saliès fait publier en 1678 à Paris La comtesse d’Isembourg, une histoire vraie en forme de roman, où elle raconte les aventures d’une princesse allemande venue se réfugier à Albi dans les années 1630. En plus d’une correspondance volumineuse dont il ne reste malheureusement que quelques lettres 3 , elle publie en 1689 à Albi Les Réflexions chrétiennes, une œuvre dévote à l’intention d’autres femmes séculières. Cette même année elle sera admise avec Madeleine de Scudéry, Antoinette de Lugier de la Garde Deshoulières, Anne Lefèvre Dacier et Marie-Catherine Desjardins (de Villedieu) à l’Académie des Ricovrati de Padoue (Saliès 268). À Albi Saliès organise chez elle des rencontres qui rassemblent le beau monde de la région : « Mme de Saliez … fut donc l’animatrice reconnue d’un cercle féministe et savant, qui par ses caractéristiques (la sélection des membres, une organisation rigoureuse et explicite) dépasse le salon littéraire et s’approche de l’ambition d’une académie » (Grande, « Madame de Saliez » 56). Saliès mourra en 1730 à l’âge de quatre-vingt-onze ans, vraisemblablement sans avoir jamais mis le pied à Paris 4 . Le genre épistolaire comme cadre littéraire de la relation Nous savons que les auteurs de lettres du dix-septième siècle destinaient leurs nouvelles à un public plus large que le destinataire indiqué dans la lettre 5 . Si Saliès, dans la lettre de 1679, s’adresse à Mme de Mariotte de Toulouse, elle sait que Mme de Mariotte partagera sa lettre avec d’autres personnes. Dans une lettre de 1687, Saliès s’adresse à l’abbé de la Roque avec l’idée qu’il pourra utiliser son influence pour faire publier celle-ci dans le Mercure galant : « puisque vous avez eu la bonté de faire placer dans un des Mercures galants, la relation que je fis de l’entrée de M. de la Berchère, 3 Les lettres qui nous restent ont été publiées dans le Mercure galant ou dans La Nouvelle Pandore de Vertron. (Saliès 179) 4 Dans sa lettre de remerciement à l’Académie des Ricovrati de Padoue en 1689, elle parle du fait qu’elle n’a jamais visité Paris : « Née dans la Province et n’ayant point été à Paris corriger les défauts de mon langage, comme l’on allait autrefois corriger à Athènes ceux de la langue asiatique… » (Saliès 267-268). Il semblerait qu’elle n’ait pas fait de voyage à Paris après cette date non plus. 5 « With letters often composed by more than one hand and recipients reading aloud their content as fodder for discussion, they were public in the way that mass emails are today. Nevertheless, even seventeenth-century writers of letters created the impression that they were bestowing some individual attention on the recipient » (Perlmutter 225). Relations d’Albi : le portrait d’une ville 73 notre archevêque, je crois que vous ferez encore quelque cas d’un évènement plus singulier… » (Saliès 265). Selon Linda Timmermans, Saliès profite du statut ambigu de la lettre: Destinée à être lue par des centaines de lecteurs, une lettre publiée dans une revue mondaine, et adressée à des destinataires réels, ne perd pas pour autant son caractère d’échange mondain. Et c’est sans doute ce qui plaît à Mlle Lhéritier et à Mme de Saliez, qui entendent pratiquer la littérature en femmes du monde tout en recherchant la reconnaissance de leurs talents d’auteurs. (Timmermans 208) Saliès se prête volontiers à ce jeu. La façon dont elle s’adresse à Monsieur de Héricourt dans sa relation de 1704 montre que l’écrivaine fait honneur à son interlocuteur en le choisissant comme destinataire officiel de la lettre : N’auriez-vous pas raison, Monsieur, de vous plaindre de moi, si j’adressais à tout autre que vous le récit de ce qui s’est passé dans Albi à l’entrée de M. de Nesmond, notre archevêque ? vous êtes le meilleur de mes amis… Vous m’avez immortalisée dans votre Histoire Latine de Soissons, qu’on trouve écrite avec une pureté digne du siècle d’Auguste, et je veux vous témoigner ma reconnaissance en mêlant votre nom avec un nom qui doit durer autant que le monde. (Saliès 307) Il était possible d’envoyer des textes directement au Mercure galant 6 . Mais Saliès garde son identité de femme mondaine qui écrit à ses amis tout en souhaitant voir publier sa lettre dans le journal parisien. Les relations (de voyage) Parmi les lettres de Saliès publiées dans le Mercure galant, cinq présentent des relations de grands évènements dans la vie des Albigeois. En mars 1679, Jean Donneau de Visé publie la première où Saliès raconte l’entrée dans Albi du premier archevêque de cette ville, Monseigneur Hyacinthe Serroni 7 . En juin 1687 est publiée une deuxième lettre qui décrit 6 Selon les avis qui ouvrent les volumes du Mercure galant réimprimés à Toulouse, on pouvait envoyer des mémoires (articles) qu’on espérait faire publier: « Ceux qui voudront envoyer des mémoires pour insérer dans le Mercure sont priez de bien écrire lesdits mémoires et les noms des familles : on ne prend aucun argent pour les mémoires, et l’on employera tous les bons ouvrages à leur tour, pourvu qu’ils ne désobligent personne, et qu’il n’y ait rien de licencieux… » (cité dans Blanc- Rouquette La presse et l’information 120). 7 « Sur la demande de Louis XIV, le Pape Innocent XI érigea l’évêché d’Albi en archevêché par une Bulle du 3 octobre 1678. … Une autre Bulle du même jour Jolene Vos-Camy 74 l’arrivée du nouvel archevêque Monseigneur le Goux de la Berchère. Quelques mois plus tard, on trouve une autre lettre de Saliès où elle partage la joie du peuple qui a appris que leur archevêque n’allait pas les quitter pour Toulouse comme on le craignait. En octobre 1700, une quatrième relation décrit le transfert d’une relique de saint Clair à Albi 8 . Finalement, en mars 1704, une dernière relation décrit l’arrivée du troisième archevêque d’Albi, Monseigneur de Nesmond. Donneau de Visé appelle la lettre de Saliès dans le Mercure galant d’avril 1679 « une relation » (Saliès 187), comme Saliès elle-même. Saliès souligne l’importance de ce genre littéraire en se déclarant troublée par l’ambition du projet 9 . Elle commence sa lettre, adressée à Madame de Mariotte de Toulouse, ainsi : « Je me suis trouvée dans un fort grand embarras après avoir lu votre lettre. Eh ! de quoi avisez-vous, Madame, de me demander un tableau de ma façon qui vous représente l’entrée de monsieur notre archevêque dans cette ville ? » (Saliès 187). Saliès illustre ici une attitude littéraire répandue chez les femmes écrivaines du dix-septième siècle où elle dit écrire seulement pour obéir à une amie 10 . Mais c’est aussi une attitude typique chez les voyageurs qui écrivent la relation de leur voyage : « Le premier devoir du voyageur est donc de faire la preuve de sa bonne foi. S’il prend la plume, c’est en témoin sincère et non en auteur, parfois contre son gré et uniquement pour obéir au roi » (Chupeau 540). Saliès n’appelle pas ses relations des « relations de voyage » car elle ne voyage pas elle-même. Mais elle est consciente de faire voyager son public dans ses lettres car elle écrit pour un public qui pour la plupart ne connaît pas sa région, et pour qui la ville d’Albi reste mystérieuse. Ainsi, les relations de Saliès s’apparentent aux relations de voyage, le genre littéraire le plus à la mode dans la deuxième moitié du XVII e siècle, selon Jean Chapelain : Notre nation a changé de goût pour les lectures et, au lieu des romans, qui sont tombés avec la Calprenède, les voyages sont venus en crédit et confirma la nomination faite par le Roi de France de Hyacinthe de Serroni, pour premier archevêque d’Albi » (Compayré 119). 8 Saint Clair aurait été le premier évêque d’Albi au 3 e siècle (Compayré 61). 9 Pour une discussion plus développée du genre de la « relation » au XVII e siècle voir, par exemple, « Les récits de voyages aux lisières du roman » de Jacques Chupeau et « The Relation de voyage : A Forgotten Genre of 17th-Century France » de Sara E. Melzer. 10 Nathalie Grande l’a démontré pour les romancières : « Les romancières prétendent volontiers n’avoir publié qu’à la demande d’une personne influente de leur entourage, à laquelle elles ne pouvaient refuser d’obéir et sur laquelle elles rejettent la responsabilité qu’elles refusent d’endosser » (Grande, Stratégies 296). Relations d’Albi : le portrait d’une ville 75 tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville, ce qui sans doute est d’un divertissement bien plus sage et plus utile que celui des agréables bagatelles qui ont enchanté tous les fainéants et toutes les fainéantes de deçà. (Cité dans Chupeau 539). Antoine Furetière définit les relations dans son Dictionnaire universel ainsi : Recit de quelque adventure, histoire, bataille. On m’a envoyé une fidelle relation de ce qui s’est fait en cette negociation, en ce combat ; la relation extraordinaire de la gazette contenant les ceremonies du couronnement de l’Empereur. (Furetière « Relation ») Il mentionne en suivant les relations de voyage et leur popularité : « RELATION, se dit plus particulierement des adventures des Voyageurs, des observations qu’ils font dans leurs voyages. Il y a un tres-grand nombre de livres de Relations » (Furetière « Relation »). Dans son explication du mot « voyage », Furetière parle de nouveau des relations de voyage et de leur utilité : « Il y a plus de 1300. Relations de voyages imprimées. Rien n’est plus instructif que la lecture des voyages » (Furetière « Voyage »). Pour Furetière, la « relation » se distingue du « récit » qui serait plutôt oral : « RECIT. Narration d’une adventure, d’une action qui s’est passée. … Les Voyageurs sont souvent importuns par les longs recits qu’il font de leurs voyages » (Furetière « Récit »). Selon Chupeau, il y a une génération nouvelle de voyageurs de la deuxième moitié du XVII e siècle qui sont plus attentifs aux particularités des pays et des peuples étrangers, plus exacts dans leurs observations et leurs descriptions, moins prompts à s’émerveiller des prodiges qu’à remplir au mieux leur rôle de témoins au service de la vérité et de la science. (Chupeau 537) Comme les voyageurs, malgré les protestations, Saliès est prête à faire sa contribution à la connaissance du monde en partageant son témoignage en forme de relation : quoique la grandeur du sujet m’étonne et que je sois persuadée que bien d’autres travailleront là-dessus mieux que moi, je prends le pinceau, ou pour parler plus clairement, je prends la plume, Madame, pour vous obéir, et je vais commencer dans les formes une grande relation, comme si elle devait passer à ceux qui viendront après nous et servir un jour à l’histoire de mon pays. (Saliès 188) Jolene Vos-Camy 76 Albi, une ville exceptionnelle Saliès sait que de façon générale la province a mauvaise réputation à Paris comme à la cour. Quand Furetière définit le mot « Province » comme « des pays esloignez de la Cour, ou de la ville capitale » (Furetière, « Province »), la première caractéristique qui distingue la Province est la distance qui l’isole de Versailles et de Paris. De plus, les illustrations du mot que Furetière donne ont souvent des connotations négatives : « C’est un homme de Province, qui n’a pas l’air du beau monde. Les Nobles de Province sont de petits tyrans ». Pour l’adjectif « Provincial », Furetière indique simplement que cet attribut « se dit souvent en mauvaise part. Un Provincial, c’est un homme qui n’a pas l’air & les manieres de vivre qu’on a à la Cour & dans la Capitale ». Dans le Mercure galant, il arrive que Donneau de Visé parle aussi de cette distance entre la province et la capitale comme un inconvénient : « Il me reste à vous parler de Toulouse et d’Agde. Si je m’en acquite un peu tard, ne l’imputez qu’à l’éloignement des lieux qui m’a empesché d’en estre informé plutost » (Donneau de Visé, mars 1679, 54). D’autres écrivains provinciaux dont les relations sont publiées dans le Mercure galant attestent d’un sentiment d’infériorité face à la capitale, comme par exemple, l’auteur anonyme de cette relation publiée en juin 1679 : Toutes ces choses se passèrent à la veuë d’une foule de Peuple inconcevable. … Ne croyez pas que j’exagere, quand je dis que la foule des Spéctateurs estoit inconcevable. La Ville de Marseille n’est pas à la verité si grande que Paris, mais le Peuple y est à proportion en aussi grand nombre, & vous seriez surpris de voir dans cette saison la quantité de monde qui se promene. » (Donneau de Visé, juin 1679, 292-293) Malgré la distance entre Albi et Paris, la région albigeoise a tous les avantages selon Saliès, et ses relations créent le portrait d’un pays particulièrement beau et agréable, un locus amoenus béni par Dieu, ce qui contredit les mauvais stéréotypes de la province 11 . Pour Saliès, les éléments qui rendent cette ville exceptionnelle sont son emplacement naturel, ses constructions, et son peuple : [Les habitants de la ville d’Albi] n’ont rien à souhaiter pour la situation de leur ville, pour la pureté de son air, pour la beauté de ses promenades et de ses édifices. La fameuse église de Sainte-Cécile est sans doute son plus 11 Les descriptions idylliques de Saliès trouvent leur équivalent dans certaines relations de voyages de cette période car Chupeau parle d’un « florilège des évocations édéniques » (Chupeau 542). Relations d’Albi : le portrait d’une ville 77 grand ornement ; sa structure, sa peinture, l’or et l’azur prodigués, la rendent une des merveilles du monde. (Saliès 285) Saliès souligne souvent dans ses descriptions la beauté naturelle de la vallée dans laquelle se trouve la ville d’Albi. Dans sa relation de 1679, elle décrit les premières impressions que le nouvel archevêque aurait eu en arrivant à Albi : Lorsqu’il découvrit la ville d’Albi, il s’arrêta pour considérer la situation. Je crois qu’il en fut satisfait. Notre ville est au milieu de la plus charmante vallée du monde, qui a assez d’étendue pour avoir tous les agréments de la plaine. Les collines qui l’environnent, chargées d’arbres et de vignes, ne font que borner agréablement la vue et semblent n’être placées que pour l’empêcher de s’égarer. (Saliès 189-190) Dans sa relation de 1700 on retrouve une description similaire de la vallée couverte de verdure (Saliès 284), et dans la relation de 1704 on voit aussi le Tarn : [M. de Nesmond] remarqua d’abord que notre ville bâtie sur un tertre est à moitié entourée par … la rivière du Tarn qui bat presque les hauts murs de son palais et lui sert d’ornement et de défense ; les bords de cette rivière sont ici fort élevés ; les arbres plantés au long du rivage qui montent jusqu’au bord de son lit, forment une forêt continuelle, et c’est l’objet du monde le plus charmant. (Saliès 311) La beauté naturelle du lieu est souvent liée à son utilité pour Saliès, comme on voit dans ces vers insérés dans la relation de 1700 où le portrait idyllique de la vallée est complété par la présence des vignerons et laboureurs heureux des fruits de leur travail : La plaine de Tempé, par tant d’auteurs vantée, Les eaux qui serpentaient dans ces aimables lieux, N’avaient rien de si beau, de si délicieux Que notre vallée enchantée. Le Tarn, mille ruisseaux, y coulent doucement, Et jamais leur débordement Dans les champs d’alentour ne cause de ravage. Le fleuve, les ruisseaux, contents de leur rivage Dont on admire la beauté, Y portent la fécondité. L’œil ne peut découvrir dans ce pays fertile Un arpent de terre inutile. Vignerons, laboureurs, tous sont récompensés Par des bonheurs présents de leurs travaux passés. (Saliès 284) Jolene Vos-Camy 78 Saliès ne limite pas son portrait élogieux du pays albigeois aux éléments naturels. Quand elle décrit la ville d’Albi elle parle souvent de la Lice, une terrasse construite à l’extérieur de la ville et bordée de grands arbres. La Lice n’a pas son équivalent ailleurs en France, car, à chaque fois qu’elle en parle, Saliès l’explique pour que son lecteur comprenne mieux cette particularité de la ville d’Albi. Par exemple, en 1679 Saliès écrit : Pour me comprendre, Madame, il faut vous figurer cette admirable terrasse dont je vous ai parlé quelquefois, que nous appelons la Lice, bordée de grands et vieux ormeaux qui entourent notre ville et d’où l’on voit le beau jeu de mail qui est au pied de nos murailles. (Saliès 190) Saliès fait une description plus longue de cette terrasse dans sa relation de 1700 (Saliès 289) comme dans celle de 1704, toujours avec ses grands arbres qui, même en hiver, ont beaucoup de charme : [le nouvel archevêque] continua sa marche par cette belle promenade que nous appelons la Lice, qui distingue si agréablement nos dehors de ceux de toutes les autres villes ; c’est une terrasse au-dessus d’un grand et profond jeu de mail qui sert de fossé à la ville ; elle est bordée de deux rangs d’arbres si beaux et si bien entretenus que, tout dépouillés qu’ils sont de verdure, ils sont agréables à voir. (Saliès 309) Alors que dans ses descriptions d’Albi Saliès se trouve obligée d’expliquer la Lice, elle n’en a pas besoin quand elle parle de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi. Par exemple, dans la relation de 1679, Saliès y désigne la cathédrale comme le joyau de la ville : Je peignis sans beaucoup de peine Mille beautés de notre plaine, Le Tarn et son superbe cours, D’Albi les remparts et les tours, Les clochers et l’auguste temple Dont la structure est sans exemple Et dont les ornements divers Trouvent peu de pareils dans tout cet univers. (Saliès 193) Pour Saliès, les Albigeois sont aussi essentiels à la description de la scène que la ville-même. Dans la relation de 1679 Saliès écrit que si l’archevêque « fut content de cet objet (la vue de la vallée), il le fut aussi de voir la campagne couverte de bourgeois à cheval » (Saliès 190). Un peu plus loin, elle décrit les artisans que l’archevêque a vus en faisant le tour de la ville. Sa façon de comparer les artisans à une « haie bien vivante » leur donne un aspect naturel et charmant : Relations d’Albi : le portrait d’une ville 79 L’on avait mis de chaque côté de la terrasse, près du tronc des arbres, une haie bien vivante, puisque nos artisans la formaient. Chacun d’eux avait rehaussé sa mine par des plumes, par des rubans et par des cravates de point. Ils savaient porter le mousquet et la pique de bonne grâce, et chaque métier s’y distinguait par son étendard qu’à l’envi l’un de l’autre, ils avaient fait fort riches et éclatants. (Saliès 190) Les descriptions de ce monde de bourgeois et d’artisans sont en contraste direct avec ce que Furetière en dit dans son Dictionnaire. Selon Furetière le terme « Bourgeois » « se dit quelquefois en mauvaise part par opposition à un homme de la Cour, pour signifier un homme peu galant, peu spirituel, qui vit et raisonne à la manière du bas peuple » (Furetière « Bourgeois »). Dans un commentaire suivant Furetière généralise le mauvais caractère moral des artisans : « Les ouvriers appellent aussi bourgeois, Celuy pour lequel ils travaillent. Il faut servir le bourgeois. Le Maçon, l’Artisan taschent toûjours à tromper le bourgeois » (Furetière « Bourgeois »). Les descriptions des bourgeois et artisans albigeois de Saliès démentent ces idées reçues de la capitale. Dans la relation de 1700, Saliès dit que « les habitants de la ville d’Albi ont naturellement de l’esprit et de la bonté, de la politesse et de la bonne foi dans le commerce » (Saliès 284). Plus loin dans cette relation elle vante la dévotion de ce peuple réuni pour voir la procession qui apporte la relique de Saint Clair dans leur ville : C’est là que l’on vit la chose du monde la plus singulière et la plus touchante car, sans parler d’un peuple infini qui bordait les deux côtés [de la Lice], tous ces arbres étaient chargés d’hommes jusqu’à leurs sommets. Chacun d’eux, sans craindre le péril où il s’exposait, paraissait dans quelque posture qui marquait la piété. (Saliès 289) La dignité du peuple d’Albi trouve ses origines, selon Saliès, dans les origines illustres de leur ville. Dans sa relation de 1700, Saliès parle de la tradition locale qui remonte au temps des Gaulois, admirés de Jules César : Nous prétendons, sur la foi de divers auteurs et par les traditions, que notre ville fut bâtie par Galatas le Jeune, roi des Gaules. Ses peuples et ceux d’alentour furent nommés Éolabiens et parurent si robustes à Jules César qu’il en prit un grand nombre dont il forma un corps qui le suivit en Italie. Si vous en doutez, Monsieur, lisez les Commentaires de César où vous nous trouverez sous le nom d’Helviens, que le temps forma de celui d’Éolabiens. (Saliès 283-284) Ensuite, Saliès compare Albi avec Rome pour souligner l’histoire à la fois difficile et honorable de cette ville : Notre ancienne ville, conquise par les Romains, fut ensuite désolée, brûlée par les Vandales, les Visigoths, les Sarrasins ; mais, aussi bien que Rome si Jolene Vos-Camy 80 souvent brûlée renaissant de ses cendres, elle est aujourd’hui une des plus agréables villes du Languedoc. (Saliès 284) Malgré cette histoire glorieuse de résistance contre les envahisseurs, Saliès admet que cette population, dont elle fait partie, a aussi participé à des moments plus sombres de l’histoire française. Dans sa lettre de 1679, elle explique à sa correspondante l’histoire des cathares qui a marqué cette région : On ne jugerait pas à nous voir si doux et si gens de bien que nos pères eussent été fort méchants. Cependant, nous descendons de ces hérétiques albigeois dont les erreurs étaient en si grand nombre que tous les hérétiques qui sont venus après eux ont puisé quelque chose dans cette mauvaise source. Il fallut de grands miracles pour nous convertir. (Saliès 191) Dans cette lettre de 1679, Saliès fait référence aussi aux hérétiques plus récents, les Calvinistes, qui continuent, selon elle, une tradition erronée contre laquelle il faut lutter. En 1687, elle loue le nouvel archevêque La Berchère pour le succès qu’il a eu en convertissant les derniers Calvinistes dans une ville voisine : L’hérésie de Calvin avait toujours infecté la ville de Réalmont ; le temple en avait été rasé par les soins de M. de Serroni son prédécesseur, mais, quoiqu’il eût travaillé à la réunion de la plus grande partie des habitants, les plus obstinés avaient gardé leurs erreurs. M. le Goux de la Berchère y alla le vendredi 21 mars. […] Tout le monde fut si charmé de ses sermons et de ses bontés que ceux qui étaient demeurés dans l’erreur depuis leur naissance furent obligés d’y renoncer, en sorte qu’il n’y a plus aucun calviniste dans la ville. (Saliès 264) Si les Albigeois ont une histoire hérétique que Saliès ne cache pas, c’est surtout leur dévotion que Saliès veut souligner dans ses relations. Elle décrit souvent la joie que le peuple exprime dans les événements liés à la vie catholique et qui est exprimée par des cris et par la musique. En 1679 lors de l’entrée dans la ville du premier archevêque Serroni, Saliès écrit que « nous fumes agréablement éveillés au bruit des trompettes, des tambours et des fifres. Comme nous savions ce qu’ils nous annonçaient, la joie s’empara d’abord de tous les cœurs et c’est la seule passion qui régna dans Albi ce jour-là » (Saliès 188). En 1687, quand le peuple apprend qu’il ne perdra pas son archevêque, Saliès décrit cette nouvelle joie en termes très similaires. Cette fois, en plus du bruit de la foule, Saliès indique qu’il y a aussi des feux pour exprimer l’émotion du peuple : Une joie qui tenait du transport s’empara de tous les cœurs. Comme c’est une passion qui ne demeure guère renfermée, chacun voulait témoigner la Relations d’Albi : le portrait d’une ville 81 sienne et ce qui semble ne devoir produire qu’un tumulte confus, fit un effet tout contraire. On vit dans un moment un feu de joie régulier élevé par plus de mille mains dans la place publique, tant il est vrai que dans ces sortes d’occasions, l’amour instruit tout d’un coup. […] Il y eut des illuminations à toutes les fenêtres, aux tours, aux clochers et des feux devant toutes les portes. (Saliès 265) En 1700, c’est l’archevêque qui organise un « grand feu de joie » qui est accompagné par de nombreux feux partout dans la ville. Dans cette description Saliès compare le clocher illuminé de la cathédrale à la colonne de feu dans le désert qui guidait les Hébreux dans la Bible 12 . Saliès fait donc un rapprochement entre le peuple béni de Dieu dans la Bible et le peuple albigeois : Il fallait bien que la nuit eût part à cette fête… elle arriva, cette nuit, plus parée d’étoiles qu’à l’ordinaire, mais leur clarté fut confondue longtemps avec celle d’un grand feu de joie que M. l’archevêque alluma dans la place publique, au bruit de tous les canons de la ville, de toute l’artillerie de son palais et des salves redoublés de la garde bourgeoise. Les feux devant toutes les maisons, les illuminations de la ville, des faubourgs, des maisons religieuses, firent durer cette clarté, mais la plus remarquable était celle qui venait du clocher de l’église Sainte-Cécile. Il est fort élevé et appuyé sur de grosses tours qui ont autrefois marqué les bornes du royaume de France et du comté de Toulouse. Quatre ou cinq galeries le ceignent de toutes parts et le couronnent. Mille feux allumés sur les galeries de la tour et un nombre de fusées, qui en partaient, le faisaient paraître tout de feu et semblable à la colonne qui conduisait le peuple de Dieu dans les obscurités du désert. (Saliès 291-292) Saliès est convaincue du caractère dévot exceptionnel du peuple albigeois. Elle est sûre qu’un archevêque nouvellement arrivé à Albi ne pourra qu’apprécier ce peuple qui sera source de bénédictions pour lui. En 1679, Saliès écrit à propos de l’archevêque Serroni : « mais, s’il bénissait son peuple, son peuple lui donnait aussi mille et mille bénédictions » (Saliès 194). En 1687, elle souligne le bonheur réciproque du « pasteur » et de son peuple avec ces vers insérés dans sa relation à propos de l’archevêque de la Berchère : Nous ne vous perdrons point, illustre et grand prélat, Et tout Albi, charmé du trésor qu’on lui laisse, Par des feux, par des cris, montre son allégresse. Vous trouverez ailleurs plus d’honneur, plus d’éclat ; 12 « Et le Seigneur marchait devant eux pour leur montrer le chemin; paraissant durant le jour en une colonne de nuée, et pendant la nuit en une colonne de feu, pour leur server de guide le jour et la nuit » (La Bible, Exode 13: 21). Jolene Vos-Camy 82 Mais, aimable pasteur, en faisant nos délices, Vous goûterez ici de tranquilles plaisirs, Vous y gouvernerez des esprits sans caprices, Vous règlerez tous nos désirs. Enfin, c’est en vous seul que notre espoir se fonde, Nous ne pouvons avoir de prélat tel que vous, Mais aussi, dans quel lieu du monde Peut-on vous honorer, vous aimer comme nous ? (Saliès 266) Particularité féminine Dans Le Mercure galant, Donneau de Visé s’adresse à une lectrice fictive, comme l’explique Perlmutter : « de Visé simultaneously functions as a public and private correspondent driven by his obligation to serve both the general readership and the fictional « Madame » who stands in for this collective, worldly readership » (Perlmutter 226). Quand Donneau de Visé présente à cette lectrice la première relation de Saliès qu’il publie en 1679, il dit que le fait que cette relation vient d’une femme lui fera sans doute plaisir : Si vous avez été satisfaite de toutes les fêtes galantes dont je vous ai fait jusqu’ici la description, celle-ci, quoique d’une autre nature, aura d’autant plus d’agréments pour vous que la relation que je vous en donne a été faite par une personne de votre sexe. (Saliès 187) Il faut croire que la lectrice sera sans doute contente de lire ce que Saliès dit spécifiquement des femmes et de leurs sentiments dans ces événements. Dans sa lettre de 1679, quand Saliès ne fait que commencer sa carrière de lettres, elle décrit la frustration des dames qui n’avaient pas le droit de participer de la même façon que les hommes à l’accueil de l’archevêque Serroni : Ne croyez pas que, tandis que les hommes étaient si agréablement occupés, les dames fussent en repos dans leurs chambres. Nous allions dans les rues et dans les places publiques, toutes attroupées, murmurant plus que de coutume contre les lois qui nous rendent inutiles en de pareilles circonstances et, ne pouvant rien faire de mieux, nous parlions du moins toutes à la fois de notre illustre archevêque. Le bruit des cloches et du canon nous ayant fait comprendre qu’il approchait, nous sortîmes de la ville et allâmes nous placer aux fenêtres des belles maisons qui sont au côté de notre Lice opposé au jeu de mail, d’où nous eûmes enfin le plaisir de voir monsieur l’archevêque. (Saliès 191) Saliès exprime un sentiment similaire d’insatisfaction vers la fin de cette lettre quand elle explique que « l’on posa dès le matin les ornements aux Relations d’Albi : le portrait d’une ville 83 arcs de triomphe » avec des emblèmes et des devises, mais « on ne me consulta point là-dessus, quoi que vous en ayez cru. J’en eus un secret dépit ; et comme je voulais avoir quelque part à cette fête, je fis promptement des emblèmes en mon particulier » (Saliès 192). Cette frustration ne l’empêche cependant pas d’exprimer sa joie de voir le nouvel archevêque, ce qu’elle fait en récitant des vers devant les personnes assemblées chez elle : Après que M. d’Albi eut [sic] passé sous mes fenêtres, je fus saisie d’un de ces enthousiasmes où vous savez que je suis parfois sujette, pendant lesquels je dis mille choses dont il ne me souvient plus. Il n’en est resté dans ma mémoire que ces vers que je prononçai en présence de plusieurs personnes. (Saliès 195) Vingt-cinq ans plus tard, la frustration de l’écrivaine a disparu. Avec l’entrée de l’archevêque de Nesmond dans Albi en 1704, Saliès écrit simplement que « les dames étaient aux fenêtres ornées de tapis et l’on vit enfin passer M. l’archevêque dont les airs de grandeur parurent dignes de sa naissance et de sa dignité » (Saliès 311). Ce qui a changé en 1704 est que maintenant, l’écrivaine participe de façon plus directe à ces cérémonies. Saliès crée des vers qui sont chantés devant l’archevêque et pas seulement pour les quelques personnes assemblées chez elle : « j’ai fait des vers pour lui [l’archevêque] être chantés par nos excellents musiciens qui ont fait valoir peu de chose, et les répétitions et les symphonies leur ont donné l’air d’un petit opéra » (Saliès 312). Dans sa ville d’Albi, Saliès bénéficie maintenant d’une reconnaissance publique qu’elle a certainement méritée. Entre la publication de la relation de 1679 et celle de 1704 la réputation de Saliès a grandi à Albi comme en Europe. En 1688, une année avant son admission à l’Académie des Ricovrati de Padoue, Julien de Héricourt avait loué l’écrivaine dans son ouvrage De Academia Suessionensi cum epistoles ad familiares où il expliquait qu’elle méritait « amplement de porter le surnom de Sapho, qui, de l’approbation de tous, lui a été donné » (Saliès 45-46). Conclusion Antoinette de Salvan de Saliès révèle dans ses relations d’Albi une fierté provinciale qui ne souffre pas de complexe d’infériorité face à la cour et à la capitale. Elle fait une campagne de séduction auprès de ses lectrices et lecteurs car elle montre dans ses relations qu’Albi est une très belle ville, entourée par une nature verdoyante et féconde, où se trouve une cathédrale merveille du monde et où vit une population heureuse et dévote. C’est aussi une ville où Saliès, femme écrivaine, est reconnue pour ses talents litté- Jolene Vos-Camy 84 raires. Avec ses relations publiées dans Le Mercure galant Saliès fait connaître au reste de la France, comme aux lecteurs d’aujourd’hui, une ville et une écrivaine exceptionnelles du dix-septième siècle. Œuvres citées La Bible, trans. Louis-Isaac Lemaître de Sacy. Paris: Robert Laffont, 1990. 1545. Imprimé. Blanc-Rouquette, Marie-Thérèse. La presse et l’information à Toulouse, des origines à 1789. Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse. Toulouse: Association des publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Toulouse, 1967. Imprimé. Chupeau, Jacques. « Les récits de voyages aux lisières du roman. » Revue d’Histoire littéraire de la France 77.3/ 4 (1977) : 536-53. Toile. 3 mars 2017. Compayré, Clément. Études historiques et documents inédits sur l’Albigeois, le Castrais et l’ancien diocèse de Lavaur. Albi : Maurice Papilhiau, 1841. Toile. 29 janvier 2012. Donneau de Visé, Jean. Le Mercure galant. 1672-1710. Toile. 5 janvier 2017. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. The Hague : Arnout & Reinier Leers, 1690. 3 vols. Paris, Montréal: S.N.L.-Le Robert, Robert-Canada, 1984. Imprimé. Grande, Nathalie. « Madame de Saliez, une précieuse occitane » Garona, Cahier du CECAES 16 (2000): 47-62. Imprimé. ---. Stratégies de romancières: de Clélie à La Princesse de Clèves (1654-1678). Paris: Honoré Champion, 1999. Imprimé. Melzer, Sara E. « The Relation de voyage: A Forgotten Genre of 17th-Century France ». Relations & Relationships in Seventeenth-Century French Literature, ed. Jennifer R. Perlmutter. Tübingen: Gunter Narr Verlag, 2006, p. 33-52. Biblio 17 166. Imprimé. Perlmutter, Jennifer R. « Journalistic Intimacy and Le Mercure galant ». Origines, eds. Russell Ganim and Thomas M. Carr Jr. Tübingen : Narr Francke Attempto, 2009. 223-231. Biblio 17 180. Imprimé. Saliès, Antoinette de Salvan de. Œuvres complètes, éd. Gérard Gouvernet. Paris: Honoré Champion, 2004. Imprimé. Timmermans, Linda. L’accès des femmes à la culture sous l'ancien régime. Paris: Champion Classiques, 2005. Imprimé. PFSCL XLIV, 86 (2017) Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture S OPHIE R AYNARD (S TONY B ROOK U NIVERSITY , N EW Y ORK ) Dans un article précédent 1 , nous avions rapproché les para-textes des contes de fées de la période à d’autres « petits » textes appartenant au genre de la Promenade, c’est-à-dire faisant partie de cette petite catégorie littéraire très circonstanciée que l’on peut appeler littérature de l’enchantement pendant la période louis-quatorzienne. Nous avions évoqu notamment La Promenade de Versailles 2 de Mlle de Scudéry et Les Amours de Psyché et de Cupidon 3 de La Fontaine, tous deux faisant l’apologie de Versailles en parallèle avec Saint-Cloud, le récit-cadre des contes de fées de Mme d’Aulnoy, pour montrer comment le domaine royal de Saint-Cloud avait pu servir lui aussi, à plus petite chelle, de théâtre au merveilleux litt raire. Ici, l’intention est de se pencher plus particulièrement sur le rôle des fêtes royales pour montrer combien la symbolique du lieu, renforc e par la c l bration d’une occasion historique sp ciale, a pu faire de Versailles le lieu de culture et de culte royal par excellence pendant le règne de Louis XIV. Pour ce faire, nous avons choisi de prendre l’exemple des deux plus grandes fêtes organisées par Louis XIV à Versailles, successivement en 1664 et en 1668, pour montrer comment ces initiatives et leurs avatars littéraires - livret, relations officielles ou fictives - ont largement contribué à la construction et à la diffusion d’une idéologie politique autour de la figure encensée du Roi Soleil. Ces deux fameux exemples de fêtes royales 1 Sophie Raynard, « De la Promenade au conte de fées ou la ‘petite littérature de l’enchantement’ », in De la conversation au conservatoire. Scénographies des genres mineurs (1680-1780), éds. Aurélie Zygel-Basso et Kim Gladu, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Symposiums de la République des Lettres », 2012. 2 Madeleine de Scudéry, La Promenade de Versailles [1669], d. M.-G. Lallemand, Paris, Honor Champion, 2002. 3 Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon [1669], in Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1958. Sophie Raynard 86 illustrent en effet particulièrement bien comment le phénomène des fêtes de Cour de la période en général a participé à la création d’un ordre nouveau sur le plan esthétique et id ologique propre à servir le politique, en l’occurrence l’absolutisme. Dans La France galante 4 , Alain Viala déclare que la fête des Plaisirs de l’île enchantée, de l’ann 1664 porte officiellement la galanterie dans les sphères les plus lev es de l’Etat, « l’affichant même comme entreprise nationale, d’où son retentissement sans équivalent » (Viala 85). Certes le modèle de la fête avec plusieurs divertissements, dont une pièce de théâtre, existait déjà, puisque Fouquet l’avait inauguré à Vaux-le-Vicomte, mais selon Viala c’est la fête de 1664 à Versailles qui fait v ritablement de l’esthétique galante l’esthétique royale. Deux num ros de La Gazette (10 et 21 mai de la même ann e) relatent l’ v nement dans cette optique-là. D’autre part, deux descriptions officielles de cette fête paraissent aussi : d’abord le Livret, qui tait distribu aux invit s sur place, et qui sera publi ensuite par Ballard 5 , et la relation de Marigny 6 , en plus de l’iconographie nombreuse d’Israël Sylvestre 7 qui repr sente toutes les journ es des festivit s. Autre somptueuse fête donnée à Versailles, celle du 18 juillet 1668, cette fois pour célébrer les r centes victoires du roi comme la guerre de Dévolution ou la conquête des Flandres et de la Franche-Comté, couronnée par la signature du Traité d’Aix la Chapelle le 2 mai 1668. Ce Grand Divertissement Royal, comme il est appel , est fondé sur le même modèle que celui de 1664, c’est-à-dire comprend un programme complet de r jouissances, bien qu’il ne s’étale que sur une journ e. Cette fête, elle aussi, a donné matière à une relation par Félibien 8 accompagnée de gravures qui montrent tout autant que la scène de théâtre les regards des spectateurs admirant le monarque, d’où l’id e du double spectacle et par là la double efficacité du divertissement. De 1660 à 1670, à Versailles, mais aussi à Saint-Germain et à Chambord, les fêtes galantes se succèdent avec pour l ment commun l’alliage de la mondanité et de la culture, la culture tant en l’occurrence la mise en 4 Alain Viala, La France galante, Paris, Presses Universitaires de France, 2008. 5 Les Plaisirs de l’île enchant e, Paris, Ballard, 1664, in Œuvres complètes de Molière, d. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1971, vol. 1. 6 Marigny, Relation des divertissements que le Roi a donn s aux Reines dans le parc de Versailles, in Œuvres de Molière, d. E. Despois, Paris, Hachette, 1873-1900, vol. 4. 7 Les plaisirs de l’Isle enchant e […] fait[s] par le roy à Versailles, le vii. May M.DC.LXIV. et continu[ s] plusieurs autres jours, Paris, Imprimerie nationale, 1673, Gravures d’Israël Sylvestre. 8 André Félibien, Relation de la feste de Versailles du 18 e juillet 1668, Paris, P. Le Petit, 1668. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 87 spectacle des arts et des lettres pour le plaisir de tous. Ainsi, sous Louis XIV, la fête royale devient un genre à part entière avec pour caract ristique vidente selon Viala « la saturation des plaisirs », tous les arts tant mis à contribution « pour parfaire l’‘enchantement’ » (Viala 91) comme l’annonce le titre-programme de 1664. Cette saturation a même t redoublée par les jeux de mises en abyme, comme dans La Princesse d’Élide et Le Bourgeois gentilhomme, deux pièces qui mettent en scène des fêtes galantes dans le but de séduire une femme, or l’on sait que cette fête organis e par Louis XIV officieusement en l’honneur de sa maîtresse Mlle de Lavallière et officiellement en l’honneur de la reine Mère et de la jeune reine, c’est-à-dire dans les deux cas pour honorer des femmes. Viala souligne aussi l’importance des textes qui décrivent ces fêtes, du Livret à la Relation, en ce qu’ils contribuèrent, en plus des six-cents personnes qui assistèrent à la fête, à sa diffusion « en une sorte de tableau textuel » à travers tout le pays (Viala 88). Pour lui, le caractère politique de cette fête est vident et il l’apparente à celui de la fête dans la Rome antique où les jeux marquaient la transition entre le retour des campagnes militaires et la reprise des affaires intérieures. La fête serait le temps du loisir, une pause divertissante certes, mais aussi l’occasion de comm morer son chef. N’oublions pas en effet qu’à l’occasion de ces fêtes, si le roi donnait spectacle, il se donnait lui aussi en spectacle en dansant ou en d filant avec ses hommes devant la Cour. Si bien que faire de la politique à cette poque-là, revient pour Viala à être galant, la galanterie tant même devenue pour lui un signe de patriotisme. Du reste, si son ouvrage est entièrement consacr à la galanterie, c’est pr cis ment à l’occasion de sa r flexion sur les fêtes galantes que Viala en profite précisément pour d finir le concept comme « un phénomène artistique d’ensemble, avec une mobilisation de tous les arts, musique, danse et arts d’ornement » (109). Il est vrai que la fête royale en la meilleure manifestation, puisqu’elle combine simultan ment toutes ces r jouissances. Et dans cette esthétique commune, il faut souligner le rôle pr pond rant du littéraire en ce qu’il aurait servi de modèle - la fête empruntant largement à la fiction littéraire comme nous le verrons par la suite -, aussi est-il important d’attester la participation du littéraire à l’acte politique. Sophie Raynard 88 La po tique et la politique de la fête Par ailleurs Marc Fumaroli 9 a tudi la po tique politisante de La Fontaine dans son œuvre galante. Il a soulign par exemple que, si c’est à Vaux que La Fontaine a commencé les Amours de Psyché, c’est pourtant à Versailles qu’il les a achevées, en raison de l’arrestation de Fouquet entre-temps. Aussi, c’est un peu par accident que Versailles serait devenu selon lui le théâtre de cette fable antique, par simple transposition du lieu. Semblablement, Le Songe de Vaux, commandé par Fouquet, avait été interrompu pour les mêmes raisons. Aussi, « en filigrane de Psyché, il faut deviner Le Songe évanoui de Vaux transporté maintenant chez le roi » (Fumaroli 34). Nous pourrions pousser l’analogie plus loin encore en disant qu’en raison des bouleversements politiques que La Fontaine avait subis directement (puisque Fouquet tait son m cène), Le Songe de Vaux est en quelque sorte devenu « Le Songe de Versailles » avec la production des Amours de Psych et de Cupidon. En tous cas, qu’il s’agisse de Vaux ou de Versailles, dans ces deux pièces de sagesse et de poétique épicuriennes, il s’agit essentiellement de louer les merveilles d’un lieu enchanté, et surtout par ricochet de louer celui qui est à l’origine de cet enchantement esth tique (en l’occurrence Fouquet, puis Louis XIV qui a pris le relai en matière de m c nat). C’est donc la fonction du lieu, plutôt que le lieu en soi qu’il faut envisager. Comme la plupart des historiens ou des critiques, Fumaroli conçoit « Les Plaisirs de l’île enchantée » comme le théâtre de la revanche du roi sur les fêtes de Vaux (34) et donc souligne l’aspect politique des textes dédicatoires de La Fontaine. Il explique par exemple que le transfert de dédicataires (de Fouquet à Louis XIV), loin de montrer la nature contradictoire du poète qui par ailleurs avait toujours manifesté sa loyauté envers Fouquet, s’explique par l’attachement de La Fontaine à l’orientation politique du surintendant plutôt qu’à sa simple personne : à savoir « un programme de paix à l’extérieur et à l’intérieur, une civilisation contemplative, alimentée par un généreux mécénat des arts, du luxe et de la fête » (Fumaroli 34). Or, après Fouquet, « les chances de cette politique reposaient tout entières dans la personne du jeune Louis XIV » (Fumaroli 35). Et effectivement, Louis XIV a pris le relai de Fouquet en matière d’esth tique galante puisqu’il a employ les mêmes artistes que lui : Le Nôtre pour les jardins, Le Brun pour les peintures, Girardon pour les sculptures, Vigarani pour les décors de théâtre et machines et Molière pour les pièces elles-mêmes. La seule différence, c’est que Louis XIV a fait en sorte de surpasser Fouquet en tout, bien que ce 9 Marc Fumaroli, « De Vaux à Versailles : politique de la po sie », Litt ratures classiques 29 (1997) : 31-45. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 89 dernier lui ait indéniablement servi de modèle. Et c’est cet espoir de transfert de Fouquet à Louis XIV qui aurait précisément inspiré selon Fumaroli Les Amours de Psyché et de Cupidon, un Versailles servant de décor aux plaisirs et aux divertissements du roi, une sorte de Vaux-le-Vicomte à l’échelle royale, « où le roi est le maître au lieu de se sentir l’hôte passif d’un ministre ambitieux » (Fumaroli 35). Cette pièce de La Fontaine serait ainsi pour lui une « réadaptation du message d’Adonis et du Songe à l’usage du Roi-Soleil », mais qui n’aurait pas fonctionné comme prévu car, c’est un an avant, avec les Fables (1668) que La Fontaine véritablement parvenu à rayonner. Aussi sommes-nous en mesure de nous demander si cette litt rature d’ loge a finalement servi La Fontaine comme il l’aurait voulu auprès de son nouveau protecteur Louis XIV. D’autre part, la démarche de Mlle de Scudéry est similaire à celle de La Fontaine sur ce point : éperdument reconnaissante envers le roi d’avoir gracié son grand ami Pellisson, elle lui a marqué sa gratitude en lui d diant la même ann e que La Fontaine sa Promenade de Versailles. Dans ce texte, très largement descriptif, Mlle de Scudéry a d velopp l’idée que la belle architecture est l’héritage que les grands Princes lèguent à leurs peuples, que les beaux bâtiments font la gloire de ceux qui les ont fait construire, et qu’ils sont d’autant plus mémorables qu’ils sont les lieux de l’Histoire. Ainsi, le château de Versailles a servi de contexte aux grandes décisions politiques et à ce titre seul m rite d’être admir . Rappelons que Mlle de Scudéry avait participé en personne au Grand Divertissement Royal de 1668, et tout comme Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine, sa Promenade est étroitement liée à cet événement par un jeu de mise en abîme. Au cours de la promenade qu’elle décrit, en effet, les protagonistes trouvent un billet égaré qui se trouve être précisément une description de cette même fête, qui vient dès lors s’ajouter aux deux relations officielles : celle de Montigny, aumônier de la reine, et celle de Félibien, historiographe des bâtiments du roi. Parmi tous ces textes relatifs à la fête versaillaise de 1668, Claire Cazanave 10 accorde sa préférence à la relation officieuse de Scudéry, pour sa « valeur ajoutée », c’est-àdire son inscription dans le cadre de la promenade à Versailles, qui contribuerait à mieux faire resurgir la mémoire de l’événement en lui donnant un « effet de présence » (470). D’autre part, construire la fiction de Versailles, c’est aussi selon Gérard Sabatier 11 se mettre au service d’un dispositif politique. Celui-ci insiste notamment sur le nombre impr de 10 Claire Cazanave, Le dialogue à l'âge classique : étude de la littérature dialogique en France au 17 e siècle, Paris, Honoré Champion, 2007. 11 G rard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999. Sophie Raynard 90 poésies consacrées à l’éloge et à la description du domaine ainsi que sur toute l’iconographie des fêtes à Versailles de l’ poque. Et effectivement, chez Scudéry comme chez La Fontaine, il ne s’agit pas de reproduire une réalité à but informatif, mais de produire une imagerie fantasmatique dans un but politique. Sabatier parle notamment pour ces représentations idéalisées de « mise en condition » (449). L’esth tique du lieu comme enjeu id ologique Claire Goldstein 12 a cherch quant à elle, à montrer que l’esth tique du lieu possède aussi un enjeu id ologique, et c’est en l’occurrence ce qui contrasterait les jardins de Vaux et de Versailles. Goldstein nous offre en effet une étude très intéressante des lieux et de leur signification pour expliquer l’évolution vers un ordre idéologique et politique nouveau d’après les analyses que les sp cialistes des jardins ont faites des deux endroits. Les connexions sont nombreuses en effet entre Vaux et Versailles : mêmes artistes, même type de fêtes. Goldstein choisit même le motif de la transplantation des orangers de Vaux à Versailles comme symbole de ce transfert évident. Sur le plan littéraire, nous l’avons vu, les œuvres galantes de La Fontaine, Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psych et de Cupidon 13 , sont tous une célébration de la belle architecture et de l’art des jardins, tous calqués sur Le Songe de Poliphile de l’Italien Francesco Colonna (1499), que tout le monde à l’époque, d’après Félibien 14 , avait lu en traduction. Ces trois textes de La Fontaine ont aussi tous comme fil directeur l’ancien surintendant des finances Fouquet, comme Fumaroli l’avait déjà souligné. Mais, dans ce processus de transfert, il y a quand même selon Goldstein une transformation pour s’adapter aux ambitions plus autoritaires du roi. Par exemple, la relation de patronage mutuel qui existait entre La Fontaine et Fouquet à Vaux n’est pas reproduite avec le roi, qui délègue à Colbert, et Colbert à la Petite Académie l’exécution des projets de constructions et d’embellissements. Cette stratégie de stricte hiérarchie impos e par la politique de Louis XIV se retrouverait même au niveau de la méthode 12 Claire Goldstein. « Two Poems, Two Gardens, Two Masters of the Grand Siècle », Word & Image 14: 3 (1998) : 306-15. 13 Jean de La Fontaine, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1958. 14 Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile [1499] traduit en français par Jean Martin (Paris, Kerver, 1546), d. Gilles Polizzi, Paris, Imprimerie Nationale, 1994. C’est dans sa pr face du texte que Polizzi rapporte cette remarque de F libien sur la diffusion universelle du Songe de Colonna. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 91 narratologique et du changement qui s’opère entre Le Songe de Vaux, qui présente le jardin à l’intérieur du rêve d’Acante et Les Amours de Psych et de Cupidon qui les présentent à travers les yeux de la petite académie que sont les quatre amis qui viennent admirer les jardins de Versailles en tant que simples spectateurs de la performance royale. De même encore, Goldstein voit en Vaux et Versailles deux produits artistiques différents, et elle s’appuie pour cela sur les études faites par les spécialistes des jardins. Alors que le plan de Versailles est organisé autour d’un axe central d’où toutes les allées radient pour rejoindre symboliquement tous les coins du royaume, le jardin de Vaux apparaît beaucoup plus intime et à taille humaine. Par contraste, le visiteur de Versailles est souvent désorienté, ainsi le château de Versailles est décrit dans Les Amours de Psyché comme indéchiffrable pour le promeneur sans guide : « Faute de brahmane, nos quatre amis n’y comprirent rien » dit le narrateur. Sur l’importance de la fête dans le politique Mais si la fête royale pr sente un caractère politique, le politique quant à lui a besoin de la fête pour mieux s’exercer. Marie-Claude Canova est sans doute celle qui a soulign avec le plus d’insistance l’agenda politique de la fête louis-quatorzienne, notamment dans son article « Espace et pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) 15 ». Canova d finit en effet cette fête comme le lieu à la fois d’énonciation et de réalisation de la vision politique de Louis XIV, « qui faisait de la maîtrise de l’art et de la nature, comme du contrôle du divertissement et des plaisirs, la condition de l’avènement d’un ordre nouveau (122) ». Canova décrit le divertissement royal comme nécessaire à l’entretien d’une santé dont dépend le bonheur du royaume, et donc se divertir est pour le roi une autre manière de servir l’Etat (Canova 126). C’est pr cis ment ce que Colbert n’aurait pas compris quand il blâmait le goût excessif qu’entretenait le jeune roi pour le faste et auquel Fouquet n’avait que trop succombé avant lui. Canova va même jusqu’à se demander si le projet dramaturgique de la fête royale n’est pas simplement une des façons pour Louis XIV de transposer virtuellement sa politique en faisant imposer à l’art et à la nature, par l’entremise de son machiniste, un ordre humain conforme à ses principes absolutistes de gouvernement (127). 15 Marie-Claude Canova-Green, « Espace et pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) », Seventeenth-Century French Studies 23 (2001) : 121-38. Sophie Raynard 92 Le rôle politique du litt raire dans la fête Dans son article « Du roi joueur au roi jou : les Plaisirs de l’île enchant e de 1664 16 », Jean-Pierre Van Elslande d nonce quant à lui « le double-jeu du littéraire » dans le fonctionnement de cette c l bration (28). Selon lui, cette fête peut se lire « comme une tentative de pervertir le littéraire en l’insérant dans un jeu de pouvoir » (28) avec notamment l’adaptation du texte épique de l’Arioste aux exigences royales. Il avance que, dans ce contexte d’absolutisme politique, cet épisode du Roland furieux représentait en effet une menace contre l’ordre, qu’il fallait donc étouffer. Et de fait, le Duc de Saint-Aignan, en sa qualit d’organisateur des festivit s, revoit volontairement le passage afin que le héros Roger ressemble davantage à l’image que le roi veut donner de lui-même : ce n’est d sormais plus un héros passif, dont la volonté s’efface devant celle des astres ; il ne montre plus cet aveuglement amoureux pour l’enchanteresse dont il est le prisonnier, car l’aveuglement serait incompatible avec l’éthique de la liberté aristocratique. Le scénario même de l’histoire se trouve alors changé. Roger n’est plus seul, mais se trouve désormais entouré de chevaliers valeureux, une façon de remédier à son aveuglement. Ensuite, dès la fin de la première journée, le roi ne peut plus continuer à être Roger. Il doit représenter la destruction de toute puissance surnaturelle autre que celle qui procède de son autorité de droit divin. Et c’est ce qui se passe avec l’engloutissement de l’île d’Alcine. Ainsi cette mise en scène de la libération de Roger figurerait, selon Van Elslande, « la liberté absolue du souverain en matière ludique ; le roi joue quand bon lui semble. » (32-33) Le roi aurait ainsi paradoxalement mis un terme à la dimension ludique des festivités en détournant l’œuvre de l’Arioste et en proposant, à la fin, la comédie de Tartuffe, comme une façon d’affirmer que « le jeu véritable doit amuser sans abuser » (Van Elslande 41). En tous cas, c’est ainsi que peut être interprété le contraste de ton qui existe entre le début très ludique des festivit s et leur fin plus satirique. Dans son article « Le Tartuffe et Les Plaisirs de l’Ile Enchant e : Satire or Flattery 17 ? » Kathleen Wine souligne justement le contraste frappant entre l’histoire de cet imposteur vêtu de noir et cette fête somptueuse de 1664. Tartuffe se démarque en effet des autres pièces offertes par Molière durant ces festivit s : la com die galante de La Princesse d’Elide, qui avait été 16 Jean-Pierre Van Elslande, « Du roi joueur au roi jou : les Plaisirs de l’île enchant e de 1664 », in Désordres du jeu : Poétiques ludiques, éds. J. Berchtold, Ch. Lucken, S. Schoettke, Genève, Droz, 1994, p. 21-41. 17 Kathleen Wine, « Le Tartuffe et Les Plaisirs de l’Ile Enchant e Satire or Flattery ? », in Theatrum Mundi, ds. Cl. Carlin et K. Wine, Charlottesville, Rookwood, 2003, p. 139-46. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 93 commandée à Molière pour l’occasion, la com die des Fâcheux, qui avait déjà été jouée pour Fouquet à Vaux et qui est à nouveau reprise, de même que celle du Mariage forcé qui avait t cr e à l’occasion d’un ballet au Louvre. Wine se demande alors pourquoi, au milieu de tous ces divertissements si plaisants et en parfaite harmonie les uns avec les autres, Molière a choisi d’introduire cette satire amère, qui du reste fut moyennement reçue par le public de la fête et dont la Gazette ne mentionne rien du tout dans sa relation, pourtant longue et d taill e. Serait-ce une fausse note de la part de Molière ? Evidemment que non. Pour Wine, il s’agit bien sûr d’un choix délibéré quoique très audacieux. Molière aurait dénoncé à travers le Tartuffe le clan des dévots, à commencer par la reine Mère, pourtant l’invitée de marque à la fête avec sa belle-fille la jeune reine, celles à qui on doit officiellement les honneurs de la fête, en la caricaturant pour produire un effet comique. Molière fit sans doute cela en signe de connivence avec le jeune monarque qui voulait à l’occasion de ces fêtes célébrer officieusement son amour pour sa maîtresse Louise de Lavallière que l’étiquette cantonnait à sa place de subordonnée. Du moins, comme le remarque Wine, la flatterie royale tait une tentation s duisante pour Molière. Mais, en fin de compte, l’erreur amoureuse de Roger dans les amours d’Alcine est punie par la destruction de l’île enchantée. Wine définit alors la reprise de l’épisode du Roland Furieux comme un simple entr’acte carnavalesque et rappelle que les divertissements de ces fêtes se concluent en bonne et due forme par un drame chrétien. L’ordre est donc heureusement r tabli sans qu’on ait pu par ailleurs gâcher une fête si joyeuse. L’ quilibre tait p rilleux, mais semble-til obtenu. Comment la fête royale peut concilier amour galant et absolutisme Dans un autre article qui se penche à nouveau sur cette fête, « Honored Guests : Wife and Mistress in « Les Plaisirs de l’île enchant e 18 », Kathleen Wine analyse sous un autre angle la reprise de l’épisode du Roland furieux de l’Arioste, celui de l’amour galant face à l’id ologie royale absolutiste. Bien que dans l’épisode original Alcine ait capturé Roger, le Livret de la fête décrit, quant à lui, la tentative de Roger de séduire l’enchanteresse. Selon Wine, Les Plaisirs de l’île enchantée proclament moins les charmes de Louise [de Lavallière] que ceux de Louis. Elle s’efforce en effet de montrer que maîtresse et épouse sont de fait essentiellement des spectatrices ou des 18 Kathleen Wine, « Honored Guests : Wife and Mistress in ‘Les Plaisirs de l’île enchant e’ », Dalhousie French Studies 56 (2001) : 78-90. Sophie Raynard 94 invitées plutôt que les v ritables objets du spectacle comme elles taient officiellement cens es l’être (Wine 83). Marine Roussillon, elle aussi, s’est pench sur la reprise de cet pisode litt raire dans cette fête de 1664. Dans son article « Amour chevaleresque, amour galant et discours politiques de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) 19 », elle a r fl chi sur ce texte qui sert de r cit-cadre à la fête et a relev notamment le passage où Alcine offre une fête à Roger et aux chevaliers, pour montrer qu’il fonctionne comme une parfaite mise en abîme de la fête que Louis offre à sa Cour avec l’hôtesse essayant de captiver tout entière l’attention de ses prisonniers par une succession de plaisirs. Or, Roussillon voit dans cette fête un paradoxe : l’île enchantée est d crite par ailleurs comme un lieu de péchés, de « douces erreurs » (comme du reste Bossuet ou la Reine mère par exemple qualifiaient les liaisons de Louis XIV avec ses maîtresses), alors comment concilier cette condamnation des plaisirs d’Alcine d’une part et l’affirmation r it r e du plaisir pour le roi et ses courtisans dans le récit des fêtes ? Roussillon voit dans la destruction de l’île d’Alcine comme l ment du spectacle la condamnation in extremis du vice et du libertinage (69). Et le mariage du roi est par ailleurs figuré comme la source de la paix, « ce qu’il est en pratique, en sa qualité de garantie du traité qui mit fin à la guerre de Trente ans » (Roussillon 71) 20 . D’autre part, Louis XIV se distingue aussi d’Alcine au niveau de la légitimité de sa domination. Alors qu’Alcine profite égoïstement de la soumission de ses chevaliers, faisant ici figure de tyran, qu’il est juste de renverser, Louis XIV au contraire fonde sa souveraineté « sur un désir de plaire réciproque, ce qui la rend légitime et juste » (Roussillon 73). Roussillon justifie alors l’intérêt pour les récits chevaleresques dans le cadre des fêtes par le fait que le personnage du chevalier galant représente une figure de la soumission de la noblesse. Dans son interprétation des fêtes des Plaisirs de l’île enchantée, elle parle alors de la mise en place d’un ordre nouveau, qui passe par la construction d’une idéologie intégrant valeurs 19 Marine Roussillon, « Amour chevaleresque, amour galant et discours politiques de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) », Littératures Classiques 69 (2009) : 65-78. 20 Sur les discours qui entourent le mariage de Louis XIV et le rôle que joue la représentation de la reine dans la construction de l’image du roi, nous renvoyons notamment à l’ouvrage d’Abby Zanger, Scenes from the marriage of Louis XIV : Nuptial Fictions and the Making of Absolutist Power, Stanford, Stanford University Press, 1997, consacré tout entier à la signification politique du mariage de Louis XIV. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 95 nobiliaires et éthique galante. Ainsi les fêtes, et tous les textes autour, ont un rôle essentiel à jouer dans la diffusion de cette idéologie, et peut-être même dans la constitution de cette « hégémonie » (Roussillon 77). Conclusion La fête sous Louis XIV a donc t un habile moyen de conjuguer à la fois plaisir et ordre. Elle a su donner le ton et d finir les termes de la galanterie, mais aussi ses limites. On pourrait donc modifier l’expression de « parole sous-tutelle » que Claire Cazanave a utilisée à propos des textes de Scud ry et de La Fontaine sur Versailles en qualifiant la fête royale de « plaisir soustutelle », c’est-à-dire un plaisir savamment dos et adapt aux exigences royales. PFSCL XLIV, 86 (2017) L’aveu de la princesse de Clèves entre héroïsme cornélien et faiblesse racinienne M ARCELLA L EOPIZZI (U NIVERSITÀ DI B ARI A LDO M ORO ) Méfiez-vous, Les apparences Peuvent être vraies. Guillevic Ouvrage d’analyse, écrit par Mme de La Fayette 1 , La Princesse de Clèves paraît à Paris en 1678 sans nom d’auteur chez l’éditeur Claude Barbin. Roman psychologique, centré sur les mouvements secrets du cœur, cette œuvre relate une histoire située dans les dernières années du règne d’Henri II (1519-1559) 2 . L’auteure fait revivre avec minutie la période qu’elle peint ; 1 Née à Paris, Marie-Madeleine Pioche de La Vergne (1634-1693) vécut dès son enfance dans la familiarité des salons mondains. Amie de Jean Segrais (romancier et initiateur de la nouvelle historique), Jean Racine, Nicolas Boileau et François de La Rochefoucauld, elle fréquenta l’Hôtel de Rambouillet et reçut, en même temps que la future Mme de Sévigné, sa cousine par alliance, les leçons du célèbre érudit Gilles Ménage. Elle épousa, à vingt et un ans, le marquis de La Fayette ; elle le suivit en Auvergne et devint bientôt mère de deux enfants. Elle revint vivre à Paris en 1659. 2 Dans les dernières années du règne d’Henri II, Mlle de Chartres paraît à la cour, accompagnée de sa mère. Sa beauté attire les regards de tous, et le prince de Clèves en tombe amoureux. Il obtient sa main (elle l’accueille « avec moins de répugnance qu’un autre » cf. Mme de La Fayette. La Princesse de Clèves [Paris, Barbin, 1678], éd. Jean Mesnard, Paris, Garnier Flammarion, 1996, p. 87), mais à l’occasion des fiançailles royales, elle rencontre le duc de Nemours. En dansant ensemble tous deux ressentent un trouble profond… Ainsi, alarmée du péril que court sa fille, Mme de Chartres (qui, sa vie durant, a inculqué à sa fille la méfiance de la passion et le culte du devoir et de la vertu) meurt, en la rappelant à ses Marcella Leopizzi 98 en effet, lectrice attentive des chroniques des histoires de France et d’Angleterre ainsi que des traités d’héraldique et de cérémonial, elle introduit dans son ouvrage de nombreuses allusions à des événements précis, qui permettent de localiser l’action entre 1558 et 1559, et elle s’attarde à évoquer la vie de cour avec ses intrigues et ses jeux subtils de la diplomatie. De plus, en arrière-plan de la cour du roi Henri II (et derrière les figures historiques de Catherine de Médicis, Diane de Poitiers, Marie Stuart), se profile souvent tel un modèle, la cour de Louis XIV. Dans cet article, nous allons prendre en considération un passage très célèbre de La Princesse de Clèves, celui concernant l’aveu de Mme de Clèves à M. de Clèves, afin de mettre en évidence dans quelle mesure ce texte se devoirs conjugaux. Malgré ce testament spirituel à haute élévation morale, la passion trouble de plus en plus l’âme de la princesse, d’autant plus que Nemours, héros très galant, lui laisse accroire à plusieurs reprises son vif penchant pour elle en lui faisant une cour aussi pressante que discrète et en renonçant pour elle à ses projets d’union avec la reine d’Angleterre. Au fur et à mesure, une sorte de complicité va s’établir entre eux, au point qu’elle n’ose intervenir lorsqu’elle le voit dérober son portrait, et qu’elle reste bouleversée quand, pendant un tournoi, il est blessé. Or, le ‘drame’ psychologique, dont il est question tout au long de cette œuvre, provient de l’impossibilité/ incapacité où se trouve la princesse d’obéir à l’indication de sa raison (et donc de sa mère). Elle essaie de se laisser guider par la pudeur et la dignité, mais elle n’arrive jamais à être pleinement maîtresse d’elle-même. Aussi finit-elle par renoncer à la vie mondaine : elle choisit de se retirer à la campagne et, face aux demandes de son mari de lui donner des explications concernant sa décision, elle lui révèle qu’elle aime quelqu’un ; elle n’avoue pas qu’il s’agit du duc de Nemours, lequel, par un hasard romanesque extraordinaire, assiste à la scène sans que personne s’en doute. Les conséquences de l’aveu sont désastreuses pour l’âme de M. de Clèves (qui est passionnément épris de sa femme). Affligé par la jalousie, M. de Clèves souffre cruellement et, lorsqu’il apprend la présence de Nemours à Coulommiers (où s’est retirée sa femme), en croyant qu’elle se joue de lui, il l’accable de reproches qu’elle ne mérite point et il tombe malade. Peu après, il meurt dans l’amertume totale et dans la plainte de ne pas réussir à cesser d’aimer celle qu’il ne croit plus digne de son estime. La mort de son mari plonge Mme de Clèves dans une douleur et un abattement indicibles. Désespérée, malgré la ‘liberté’ retrouvée, elle refuse d’épouser Nemours non seulement parce qu’elle se sentirait coupable d’un ‘crime’ mais afin d’assurer son propre « repos » de l’âme. En effet, si dur qu’il lui soit de renoncer à celui qu’elle aime, elle ne peut supporter l’idée qu’un jour il cessera de l’aimer et qu’elle sera livrée aux tortures de la jalousie. De ce fait, en renonçant définitivement à l’amour elle va aussi renoncer au monde. Aussi sombre-t-elle dans une mélancolie profonde qui laisse planer sur elle l’ombre de la mort. De par son choix final, elle se sent digne de l’idée qu’elle se fait de sa gloire personnelle, digne de celui qu’elle aime et de celui qui l’a aimée… L’aveu de la princesse de Clèves 99 situe entre héroïsme cornélien et faiblesse racinienne 3 . Dans cette perspective, en suivant les séquences narratives de cette scène, nous porterons notre attention sur le caractère incroyable-extraordinaire et en même temps extravagant et pathétique de cet aveu ainsi que sur la position égocentrique assumée par la princesse. - Ah ! madame ! s’écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d’être seule, que je ne connais point, et je vous conjure de me les dire. Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger ; et, après qu’elle se fut défendue d’une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés ; puis tout d’un coup prenant la parole et le regardant : - Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la Cour. - Que me faites-vous envisager, Madame, s’écria Monsieur de Clèves. Je n’oserais vous le dire de peur de vous offenser. Madame de Clèves ne répondit point ; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu’il avait pensé : - Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me trompe pas. - Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la Cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse et je ne craindrais pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la Cour ou si j’avais encore Madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent ; du 3 De même que les jésuites qui l’ont formé, Corneille a foi dans l’homme, en dépit du péché originel, et affirme hautement son libre arbitre. Par contre la conception racinienne est profondément marquée par le jansénisme. Pour cette raison, dans un passage mémorable des Caractères, La Bruyère place Corneille et Racine dans le Panthéon des Lettres en soutenant par sa célèbre sentence [qu’Aristote avait déjà appliquée aux œuvres de Sophocle (qui peignait les hommes tels qu’ils auraient dû être) et d’Euripide (qui les peignait tels qu’ils étaient)] que « Corneille peint les hommes tels qu’ils devraient être. Racine les peint tels qu’ils sont », Jean de La Bruyère, Les Caractères, chapitre « Des ouvrages de l’esprit », fragment 54 (I). Marcella Leopizzi 100 moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez. Monsieur de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassa en la relevant : - Ayez pitié de moi vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne ; et pardonnez si, dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre ; elle dure encore. Je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant. Mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini. Vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. Mais, Madame, achevez et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter. - Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme. - Ne craignez point, Madame, reprit Monsieur de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que la considération d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont et non pas s’en plaindre ; et encore une fois, Madame, je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de savoir. - Vous m’en presseriez inutilement, répliqua-t-elle ; j’ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L’aveu que je vous ai fait n’a pas été L’aveu de la princesse de Clèves 101 par faiblesse ; et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher 4 . Tout au long de cette scène, en s’appuyant sur un narrateur omniscient, Mme de La Fayette alterne, le discours indirect (notamment pour faire part des tourments intimes des deux personnages participant au dialogue) au discours direct (pendant lequel la parole est gérée notamment par la princesse : héroïne de ce texte ainsi que du roman, comme en témoigne le titre de l’ouvrage). Le dialogue se développe entre deux personnages : la princesse et le prince de Clèves. Ils ne savent ni l’un ni l’autre que le duc de Nemours écoute leur conversation-confidence et, de surcroît, à cause de l’aveu incomplet fait par la princesse, le prince ignore que c’est justement Nemours qui trouble le cœur de sa femme et qui, par voie de conséquence, concerne la ‘cause’ directe de cet aveu. Aussi, sujet implicite des phrases de Mme de Clèves et présence dissimulée dans l’espace physique où se déroule l’action, Nemours est-il le troisième personnage de cet entretien : il joue le rôle en même temps de cause-but de la conversation ainsi que de présence ‘indiscrète’ à l’intérieur du couple et du colloque. En effet, tout en étant l’objet du désir (dans l’esprit de la princesse), il incarne la fonction d’opposant pour les deux époux. Dans des circonstances tout à fait romanesques (cf. la dissimulation de M. de Nemours lequel s’est égaré à la chasse et, comme par hasard, est parvenu jusqu’au pavillon du jardin de la demeure de campagne de M. et de Mme de Clèves), fait à genoux, le visage couvert de larmes, l’aveu de Mme de Clèves n’est pas une véritable confession (étant incomplet et, par endroits, peu conforme à la vérité). Il apparaît tant comme une sorte de prière, telle qu’en témoigne l’imploration de la pitié, qu’une espèce de discours libérateur où la princesse s’exprime avec la fierté d’un juge plutôt qu’avec le ton humble d’une coupable. De plus, cet aveu est également un désaveu parce qu’il met définitivement fin aux ‘possibilités’ que les deux amants avaient de vivre ensemble leur passion. Dès l’incipit de sa prise de parole, la princesse présente son aveu comme une nécessité à laquelle elle va se trouver réduite. Elle répète le verbe avouer deux fois et elle emploie les substantifs force et prudence en opposition au substantif peur. Si d’une part, en effet, elle juge la confession comme nécessaire, elle a d’autre part quelques réticences à révéler à son mari la cause de sa décision de se retirer de la cour ; c’est pourquoi elle admet ne pas avoir la force d’avouer une chose malgré son dessein. 4 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 170-172. Marcella Leopizzi 102 Poussée par M. de Clèves à parler, en se jetant à ses genoux - preuve de culpabilité -, elle prévient qu’il s’agit « d’un aveu que l’on n’a jamais fait à un mari 5 ». Elle réutilise le substantif force, mais cette fois-ci pour préciser qu’elle a trouvé la vigueur de lui faire cette révélation eu égard à l’innocence de sa conduite et de ses intentions. Aussi, à la demande insistante de son mari à expliquer la raison de son choix, elle envisage son désir de s’éloigner de la cour comme une solution pour éviter des périls. Cette révélation (née dans son esprit du rapprochement des paroles de sa mère et des propos de son mari 6 ) dévoile une attitude de ‘fuite’ basée plutôt sur la peur que sur le courage : ce choix témoigne de la prise de conscience de la part de la princesse d’être incapable de faire face aux périls en maîtrisant parfaitement son comportement, et il engendre donc une conduite peu héroïque du point de vue cornélien. Si chez Corneille (pour lequel « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire 7 »), en effet, les héros parcourent toujours le chemin du devoir 8 et, face à deux devoirs, ils choisissent le plus pénible (dans cette optique, par exemple, Chimène ne tue pas Rodrigue et, tout en l’aimant et en continuant à vivre ‘in praesentia’, elle choisit de mettre fin à leur relation 9 ), par contre, Mme de Clèves afin de ne pas céder aux tentations d’un amour extraconjugal doit s’enfuir de la cour (où la présence de Nemours aurait causé le triomphe de la passion sur la raison). Victime du coup de foudre, elle n’arrive pas à vaincre l’obstacle en l’éliminant à la racine de par sa force de volonté, mais, consciente de sa 5 Soucieuse de respecter l’impression de vraisemblance, Mme de La Fayette prépare le lecteur à rendre plausible la scène de l’aveu en soulignant 1) la sincérité innée de la princesse, 2) les recommandations que sa mère lui adressa avant de mourir. 6 Pour plus d’approfondissements voir : Georges Forestier, « Madame de Chartres, personnage-clé de La Princesse de Clèves », Les Lettres romanes, 34 (1980), p. 67-76 ; Wolfgang Leiner, « La Princesse et le directeur de conscience. Création romanesque et prédication », dans Manfred Tietz et Volker Kapp (dir.), La Pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVII e siècle en France, Paris, Seattle, Tübingen, 1984, p. 45-68. 7 Pierre Corneille, Le Cid, acte II, scène 2. 8 Voici des exemples très célèbres : Le Cid oppose l’amour partagé de Rodrigue et de Chimène à leur devoir familial, qui consiste, pour l’un comme pour l’autre, à tout faire pour venger leurs pères respectifs. Dans Cinna, Auguste est partagé entre son désir de vengeance et le devoir de clémence auquel doit se soumettre tout souverain. Dans Polyeucte, Polyeucte lutte contre son amour pour Pauline dans le but de satisfaire au devoir du chrétien : faire à Dieu le sacrifice de toutes les affections terrestres. 9 Pierre Corneille, Le Cid, acte III, scène 4. L’aveu de la princesse de Clèves 103 faiblesse, elle se limite à l’éviter et ne songe qu’à fuir et à se priver de la vue d’un être trop aimé 10 . Cette solution, tout en ne relevant pas de la démarche la plus héroïque, est cependant menée avec un certain héroïsme car, avec un esprit tout cornélien, la princesse souligne que sa décision a été prise avec joie pour se conserver digne d’être à lui. De plus, elle tient à motiver son impuissance face à ses sentiments et, en l’envisageant comme une conséquence de sa solitude intérieure due à la perte de sa mère, d’une certaine façon elle semble presque la justifier : ayant perdu ses conseils, remarque-t-elle, elle n’a plus aucune aide et ne sait pas comment se conduire. Qui plus est, elle déclare ouvertement l’écart existant entre la sphère de ses sentiments (lesquels, annonce-t-elle, vont déplaire à son mari car elle-même elle les subit et n’arrive pas à les gérer) et celle de ses actions, lesquelles, par contre, assuret-elle, ne lui déplairont jamais. Il en découle une lutte incessante entre cœur et raison : tout cela aux dépens du bonheur et du véritable héroïsme. Pourtant, l’innocence expressive de Mme de Clèves (« l’innocence de ma conduite et de mes intentions », « je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse », « je ne vous déplairai jamais par mes actions ») confère un ton héroïque à son discours. Et la recherche d’un guide spirituel et moral pour lutter contre la passion (« si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire », « conduisez-moi ») relève elle aussi d’une dimension (mentale) héroïque. De plus, en jugeant sa décision d’éviter les périls ainsi que son aveu comme deux gestes dignes d’admiration, la princesse attribue une aura d’héroïsme à sa conduite (cf. les expressions « aveu que l’on n’a jamais fait à un mari », « innocence », « je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous », « il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher »), au point qu’elle n’a aucune hésitation à demander à son mari d’avoir pitié d’elle et, même, de continuer à l’aimer : « aimez-moi encore, si vous pouvez ». Cette ‘prière’ donne origine à une scène très pathétique d’autant plus qu’elle est suivie par la demande de clémence aussi de la part de M. de Clèves. Âme noble et en souffrance, victime d’une affliction ancienne 11 , en 10 La faiblesse de Mme de Clèves relève notamment de sa solitude intérieure (due au manque d’expérience [elle est très jeune et, sa mère étant morte, elle n’a personne à qui se confier]). Sa ‘défaite’ est causée par la souffrance (à laquelle elle ne sait pas réagir) due à la tentation renouvelée (M. de Nemours étant un familier de son mari, elle le côtoie sans cesse à la Cour et doit continuellement le fuir et se surveiller) et à la conscience qu’il s’agit d’un amour impossible. 11 Cf. les expressions contenues dans le passage de l’aveu : « elle ne m’a jamais aimé » et « vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous Marcella Leopizzi 104 relevant et en embrassant sa femme (en signe de pitié), celui-ci avoue la passion et l’amour qu’il éprouve pour elle dès leur première rencontre, et il se plaint de ne pas avoir été aimé en retour. Il s’exclame : « Ayez pitié de moi vous-même » et, en mettant en relief la différence de leurs sentiments, il crée un écart entre son état d’homme malheureux (« vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration […] mais je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais existé ») et la position de son rival qu’il définit comme un homme heureux. D’où la jalousie dévorante (« j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ») et, par voie de conséquence, la suite pressante de question : « Et qui est-il, Mme, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? ». Ainsi, jaloux et en même temps reconnaissant (pour la confiance et la sincérité témoignées par sa femme), loin de devenir une victime de la colère et du désir de vengeance (dans le sillon des personnages raciniens), M. de Clèves déclare à sa femme l’aimer de la même façon qu’auparavant et, en la remerciant de la fidélité démontrée et de l’estime qu’elle nourrit envers lui, il se contente de la supplier de lui apprendre le nom de celui qu’elle veut éviter. Mais, même face à l’attitude noble (découlant d’un amour altruiste et sans conditions) de M. de Clèves, la conduite de Mme de Clèves n’en reste pas moins égocentrique. En répétant les substantifs prudence et force énoncés au début de son aveu, la princesse se déclare rétive à communiquer le nom de son ‘amant’ et réplique : « vous me presseriez inutilement […] j’ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire » ; qui plus est, elle ajoute : « il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher ». Ainsi, en refusant de divulguer à son mari le nom de celui qu’elle aime, elle se veut maîtresse de la situation. En invoquant la « prudence », elle redoute, peut-être, une réaction violente de son mari envers Nemours et probablement elle a peur de provoquer un duel entre les deux hommes. Elle ne prend cependant aucunement en considération que, déjà déchiré par la douleur de savoir que sa femme aime un autre homme, son mari va se torturer l’esprit pour essayer d’identifier son rival. Elle ne considère pas non plus que M. de Clèves ne peut pas ne pas soupçonner que, si elle n’a pas voulu nommer l’homme qu’elle aime, c’est parce qu’elle n’a pas totalement renoncé à lui et que, entre les deux amoureux réside une sorte de complicité. Par conséquent, libérateur (pour la princesse) et destructeur (pour le prince), l’aveu constitue un moment narratif crucial, car il relance l’action aie vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore ; je n’ai jamais pu vous donner de l’amour ». L’aveu de la princesse de Clèves 105 dramatique et précipite le dénouement (rupture de la confiance entre M. et Mme de Clèves ; jalousie mortelle de M. de Clèves ; dénouement malheureux pour Mme de Clèves 12 ). Développé au nom des principes de l’honneur et basé sur de fortes émotions (cf. les larmes de la princesse et cf. que, sous le coup de la tension, le prince oublie les conventions : « hors de lui-même et il n’avait pas songé à faire relever sa femme »), l’aveu de la princesse n’est pas seulement un aveu qu’elle fait à son mari, mais aussi un aveu qu’elle se fait à elle-même dans le but de tenter de retrouver sa propre identité. À la fois victime et ‘bourreau’, en (s’) avouant son amour pour Nemours, la princesse fait souffrir son mari et, en même temps, vit un tourment intérieur parce qu’elle sait que son amour est à jamais impossible. Les pages qui précèdent et qui suivent celles où se cristallise la scène de l’aveu illustrent amplement, en effet, que l’affliction foncière qui accable le cœur de la princesse est due non seulement au conflit entre devoir/ vouloir eu égard aux divers empêchements (liés aussi à la bienséance) qui la retiennent de s’abandonner à sa passion, mais surtout à la peur, ou plus précisément à la certitude, de souffrir avec Nemours, sa mère lui ayant inculqué l’idée que les hommes ne conservent pas de la passion dans des engagements éternels. Ayant acquis la conviction, en effet, que l’amour vit de l’obstacle et que l’objet aimé n’est désiré que tant qu’il est inaccessible 13 , elle songe que jusqu’à ce moment-là les obstacles avaient contribué à la constance de Nemours et, de ce fait, elle conclut qu’il ne lui resterait pas fidèle, si elle l’épousait. 12 La tension que l’aveu fait naître entre les deux époux cause la mort de M. de Clèves persuadé que sa femme l’a trompé. En effet, en découvrant que leur histoire est sue, alors qu’ils croient bien être les seuls à la connaître, chacun des deux époux accuse l’autre d’avoir parlé et, malgré les dénégations de l’autre, ils ne peuvent pas s’empêcher de continuer à penser qu’il n’y a pas d’autre explication possible... Ainsi, l’image de chacun d’eux s’en trouve altérée dans l’esprit de l’autre, parce que chacun d’eux soupçonne l’autre non seulement d’avoir commis une indiscrétion impardonnable, mais aussi de lui avoir menti en niant l’avoir commise. Par conséquent, M. de Clèves pense que, si elle lui a menti sur ce point, elle peut lui avoir menti sur d’autres choses. Il commence donc à douter de la sincérité de sa femme qu’il a tant admirée après son aveu : il « ne savait plus que penser ». Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 188. René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, http: / / rene.pommier.free.fr/ index.htm 13 D’ailleurs dans l’optique pascalienne du divertissement (relevant en partie du jansénisme) « nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses », Blaise Pascal, Pensées, éd. Michel Le Guem, Paris, Gallimard-Folio, fragment 647, p. 395. Marcella Leopizzi 106 Elle se souvenait de tout ce que Madame de Chartres lui avait dit en mourant et des conseils qu’elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque difficiles qu’ils pussent être, plutôt que de s’embarquer dans une galanterie 14 . Par conséquent, à plusieurs reprises, elle pense que, même si elle avait eu la possibilité d’épouser M. de Nemours, elle serait restée exposée aux afflictions : et tout particulièrement à la jalousie. C’est pourquoi, même après la mort de M. de Clèves, elle décide de ne pas épouser Nemours non seulement pour respecter les devoirs imposés par son mariage et pour défendre son honneur 15 , mais aussi pour préserver sa tranquillité d’âme et, même, pour sauver intact son sentiment. Il faut considérer, en effet, que son amour pour Nemours est vicié de l’intérieur par le ‘désordre’ dont il a été indirectement la cause. De ce fait, comme son passé l’a terni pour toujours, pour protéger ce qu’il a de meilleur et pour en garantir la pureté, il fallait y renoncer 16 . Le renoncement à l’amour s’insère donc à l’intérieur d’une logique visant à atteindre une sorte de ‘paix’ intime : la conception du repos 17 (dont il est longuement question à la fin du roman) s’interprète justement dans ce sens. Cela étant, tout au long de l’ouvrage, la position de Mme de Clèves est toujours égocentrique, autrement dit repliée sur elle-même et sur les choix les plus convenables pour elle et pour sa sphère intime. Si, d’une manière générale (étant donné qu’il est assez invraisemblable que quelqu’un avoue à son partenaire aimer quelqu’un d’autre, sauf, bien sûr, si ce n’est pour lui annoncer la fin de leur rapport), l’aveu peut être considéré comme tout à fait extraordinaire et appartenant à une logique cornélienne, il ne faut pas négliger toutefois de garder à l’esprit que l’on n’est pas face à un aveu franc et complet, puisque la princesse refuse de dire à son mari qu’elle est amoureuse du duc de Nemours et de donner des détails. Elle perd de vue la souffrance et la jalousie de son mari. Elle se félicite de sa propre sincérité et il n’est question que d’estime et dignité. Pourtant, vu qu’elle s’adresse à son 14 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 138. 15 Lorsque le mariage devient possible (M. de Clèves étant mort), elle continue à refuser le duc de Nemours, car elle l’accuse d’avoir causé la mort de son mari par son imprudence (et, on le sait, le code de l’honneur ne permet pas d’épouser le meurtrier de son mari). 16 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 53-55. 17 Pour plus d’approfondissements voir : John Campbell, « ’Repos’ and the possible religious dimension of La Princesse de Clèves », dans Leslie Davis, John H. Giilespie et Robert McBrid (dir.), Humanitas. Studies in French literature presented to Henri Godin, Coleraine, Northern Ireland, New University of Ulster, 1984, p. 65-75. L’aveu de la princesse de Clèves 107 mari comme à un confident et qu’elle le traite presque comme son confesseur, pour ressembler à une héroïne cornélienne, elle aurait dû manifester une totale confiance, faire preuve d’une entière sincérité et donc ne rien lui cacher. De plus, son aveu n’est pas seulement incomplet : il est loin d’être aussi véridique qu’il aurait dû être. Mme de Clèves assène en effet à son époux un certain nombre de contrevérités : elle soutient qu’elle n’a jamais donné nulle marque de faiblesse alors qu’elle se sent « vaincue et surmontée par une inclination qui [l]’entraîne malgré [elle] 18 », à tel point qu’elle a laissé M. de Nemours lui parler de sa passion et qu’elle lui a laissé deviner la sienne. Donc ce n’est pas exact qu’elle n’a jamais fait paraître ses sentiments à l’homme qu’elle aime : mais, tout au contraire, elle s’est tant reproché de l’avoir fait qu’elle a pris la résolution d’avouer sa faiblesse à son mari (parce qu’elle ne veut plus s’exposer à les laisser paraître). En outre, victime de la passion incontrôlable dès la rencontre au bal, où elle s’est trahie par son « embarras 19 », elle a assisté au vol de son portrait par Nemours (et ce sans rien dire) et, pendant sa ‘confession’, elle n’avoue pas non plus cette circonstance. Enfin, elle ne révèle pas qu’elle est arrivée à la conclusion que l’abandon à la passion, loin de lui apporter le bonheur, ne pourrait faire que son malheur : d’où sa solution extrême 20 . À cause de cette absence de sincérité totale ainsi que de la réticence initiale à répondre aux interrogations de son mari, la princesse donne au lecteur (qui connaît ce que M. de Clèves ignore) l’impression d’adopter une attitude un peu formelle : elle paraît ne pas douter du pardon et surtout elle semble convaincue que jamais pardon n’aura été mieux mérité. Pour cette ambigüité de fond propre à son aveu, si, d’un côté, on admire sa décision de ne rien concéder à Nemours (malgré son ardente passion) et, par conséquent, on se rappelle de Pauline 21 , de l’autre, on songe plutôt à Phèdre 22 , laquelle n’avoue son amour (pour Hippolyte) à Œnone que parce que celleci l’a soumise à un véritable siège et ne l’avoue à Hippolyte lui-même que lorsqu’elle prend conscience qu’elle s’est déjà trahie 23 . 18 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 167. 19 Ibid., p. 91. 20 René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, op. cit. 21 Personnage de Pierre Corneille dans la tragédie intitulée Polyeucte martyr. 22 Personnage de Jean Racine dans la tragédie homonyme. Sujette à une lutte malheureuse contre des forces supérieures qui humilient et anéantissent sa volonté, voire contre une fatalité qui triomphe sur la faiblesse humaine et qui en met en relief les misères, dans une vision janséniste, Phèdre est l’une des créatures auxquelles Dieu refuse sa grâce. 23 René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, op. cit. Marcella Leopizzi 108 Tout comme Phèdre, Mme de Clèves est asservie à une passion irrésistible ; mais, à la différence de Phèdre qui, soumise à des forces supérieures et à une fatalité malheureuse, lutte terriblement contre sa passion et en a horreur (cf. les sacrifices à Vénus et les rigueurs exercées contre Hippolyte), Mme de Clèves a une attitude plus clémente envers elle-même parce que, tout en éprouvant de la gêne et un sens de culpabilité, elle va se féliciter elle-même de sa sincérité et tirer gloire d’un acte qu’elle seule, pense-t-elle, était capable de faire. De même qu’un personnage racinien, d’un bout à l’autre de l’histoire, elle constate avec désespoir l’emprise de son amour coupable sur son âme. Cependant, si chez Racine, la passion ôte la clairvoyance, Mme de Clèves continue au contraire à garder une certaine lucidité. En outre, la conduite de M. de Clèves ne révèle rien de la faiblesse de l’âme jalouse racinienne, laquelle est déchirée entre l’amour et la haine et, pour se venger, réalise des actions insensées, cruelles et criminelles 24 . Le prince essaie, par contre, de contenir sa douleur en se limitant à se plaindre et, de surcroît, il salue le comportement inouï de sa femme, par des hyperboles : « vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ». Élevée par sa mère dans le respect de la moralité chrétienne et du sacrement de l’union conjugale, Mme de Clèves agit en pleine connaissance des dangers de l’attachement sentimental hors mariage. De même que les héros cornéliens, elle ne perd pas de vue le chemin du devoir. Toutefois, même si elle est soucieuse, à la manière d’un héros cornélien, de conformer sa conduite aux exigences de sa raison, elle se laisse (ici et là) entraîner par des mouvements tout raciniens selon le vœu de son cœur. Suite à des événements qui vont la mettre à l’épreuve, une fois obligée de choisir, elle n’arrive pas à dompter parfaitement ses passions et ne s’engage pas sur la voie la plus difficile en faisant triompher le sacrifice et l’altruisme 25 . Plus que par la vertu pure et le sens du devoir tout court, ses choix sont dictés, en effet, par des ‘convenances sociales’ et, de surcroît, par une vision égocentrique si ce n’est d’autoprotection de son image (de l’image digne de gloire qu’elle a d’elle-même) et de sa propre tranquillité d’âme. 24 Pour plus d’approfondissements voir : Thomas Campbell, La tragédie racinienne : de l’esthétique classique à la peinture des passions dans trois œuvres : Andromaque, Britannicus et Phèdre, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008 ; Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 2014, p. 22-24. 25 Chez Corneille, la raison souveraine n’obéit qu’à la raison. Une fois que les héros ont reconnu, en pleine liberté, quelle est la voie indiquée par la raison, ils la suivent d’une façon inexorable, sans jamais se repentir de ce qu’ils ont fait (« je le ferais encore, si j’avais à le faire » disent Rodrigue et Polyeucte), car ils possèdent une volonté de fer qui se traduit dans leurs actions. L’aveu de la princesse de Clèves 109 Épouse vertueuse qui sans le vouloir commence à s’attacher au duc de Nemours, la princesse est un personnage cornélien puisqu’elle soumet ses sentiments à son devoir, mais elle est racinienne puisqu’elle est ravagée par une passion fatale et qu’elle oppose une vaine résistance à la progression de son ardente passion jusqu’à remporter une faible victoire définitive 26 . Tout en constatant le caractère extraordinaire de son aveu, le lecteur ne peut pas ignorer les failles que cette confession présente du point de vue du véritable héroïsme. Et ce qu’il ne faut pas perdre de vue c’est que la princesse décide d’avouer en raison du fait qu’étant convaincue que la passion, loin d’engendrer le bonheur, n’apporte jamais que l’inquiétude et d’horribles souffrances, elle renonce à M. de Nemours et elle n’aspire plus qu’au « repos » (qu’elle ne cessera d’invoquer dans son dernier entretien avec M. de Nemours), voire à ne pas souffrir ni de remords ni de jalousie. Cela étant, ses choix ne peuvent qu’être envisagés dans une optique égocentrique : plus que le respect pour son mari et pour le mariage, c’est le « repos » de son âme, en effet, qu’elle vise à atteindre et à sauvegarder. Par conséquent, vu que les raisons sous-tendues à sa conduite et donc à son aveu dépassent la logique de la vertu pure, Mme de Clèves échappe à l’héroïsme pur. Elle fait toutefois preuve d’exemplarité (et se démontre différente des autres courtisanes de son temps dont la vie sentimentale est régie par la dissimulation) parce qu’elle ne trahit pas la fidélité conjugale : valeur à laquelle elle tient énormément au point de renoncer à Nemours de crainte de subir un jour l’infidélité de celui-ci. Passage sans nul doute le plus célèbre du roman et épisode littéraire parmi ceux qui ont le plus frappé les contemporains et qui ont le plus suscité de commentaires et de discussions (cf. à ce propos l’enquête lancée par le Mercure galant qui s’est poursuivie tout au long de l’année 1678 27 ), la 26 Chez Racine, la raison ni la volonté ne peuvent rien contre l’amour. Il éclate comme un coup de foudre et se traduit par un désordre psychologique. Il s’agit d’une passion envahissante contre laquelle tout combat est inutile. 27 En 1678, Jean Donneau de Visé, fondateur et directeur du Mercure galant, ouvrit une enquête, auprès de ses lecteurs, sur l’aveu de Mme de Clèves à son époux. Cette enquête eut un succès considérable. Les ‘honnêtes gens’ partagèrent l’avis de Roger de Bussy-Rabutin : « L’aveu de Mme de Clèves à son mari est extravagant, et ne se peut dire que dans une histoire véritable ; mais quand on en fait une à plaisir, il est ridicule de donner à son héroïne un sentiment si extraordinaire » ; à quoi Bernard Le Bovier de Fontenelle répondit : « Qu’on raisonne tant qu’on voudra là-dessus, je trouve le trait admirable et très bien préparé [...]. Je ne vois rien à cela que de beau et d’héroïque ». Cf. Mercure galant, 1678, Extraordinaire d’avril, p. 298-300 (« question galante » relative à la scène de l’aveu) ; Ordinaire de mai, p. 56-64, lettre d’un « géomètre de Guyenne » [Fontenelle]) ; Extraordinaire de juillet, p. 24, 38, 150, 170, 208, 224, 305, 320, 332, 378, 398 (réponses à la Marcella Leopizzi 110 scène de l’aveu était en vogue dans la casuistique amoureuse des salons du XVII e siècle et son large écho 28 a attiré et attire l’attention et l’intérêt des lecteurs depuis quatre siècles. En peignant des âmes à la sensibilité délicate qui agissent dans le respect du code de la courtoisie, Mme de La Fayette décrit, au travers des trois personnages constituant le nœud amoureux (Mme de Clèves, M. de Clèves, le duc de Nemours) trois facettes différentes de l’âme humaine : voire trois contingences caractérisant, au moins pour part en l’espace d’une vie, toute âme 1) qui est déchirée entre devoir et vouloir, entre raison et plaisir, entre repos et aventure [Mme de Clèves], 2) qui souffre à cause d’un sentiment non partagé et qui est tourmentée par la jalousie et par le doute [M. de Clèves], 3) qui n’arrive pas à réaliser ses désirs et à atteindre le bonheur et qui espère en vain [le duc de Nemours]. Le coup de foudre entre Mme de Clèves et le duc de Nemours enclenche ce triangle dont Mme de Clèves est en même temps victime et responsable ; le duc de Nemours cause donc, de par son existence et sa galanterie, la naissance et la survivance de ce triangle ; et, pour des raisons évidentes, en exerçant tacitement, même après sa mort, un sentiment de culpabilité chez sa femme, M. de Clèves pérennise la subsistance de ce triangle. Or, le drame qui se joue à l’intérieur de ce cercle de l’amour impossible ainsi que dans le cœur de l’héroïne touche directement tout lecteur en parfait accord avec les intentions de Mme de La Fayette dont la règle principale est de plaire et toucher. Page après page, en s’intériorisant de plus en plus dans l’âme des personnages, le discours romanesque aboutit à une dimension universelle (car il peint la nature humaine) et, de ce fait, il établit une connivence toujours plus étroite et intime avec le lecteur. Mme de La Fayette dote en effet Mme de Clèves d’un caractère empreint d’une vérité humaine : elle peint les angoisses et les remords d’une conscience troublée face à un dilemme inconciliable. Elle examine les tour- « question galante ») ; Ordinaire d’octobre (réponses à la « question galante ») ; Extraordinaire d’octobre (réponses à la « question galante »). Pour plus d’approfondissements voir : Manon Guesdon, Dire ou ne pas dire. L’aveu de la Princesse de Clèves, http: / / www.viabooks.fr/ article/ la-princesse-de-cleves-avouer-ou-se-tairetelle-est-la-question-42280. 28 À l’instar de Roger de Bussy-Rabutin, de nombreux lecteurs ont souvent jugé l’aveu « extravagant » ou, à tout le moins, « invraisemblable ». Cf. par exemple Mme de Sévigné qui, en répondant à Bussy-Rabutin, soutient qu’elle porte le même jugement que lui sur La Princesse de Clèves, et cf. aussi Stendhal lequel écrira dans De l’Amour (chapitre XXIX) : « La princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari et se donner à M. de Nemours ». Pour plus d’approfondissements voir : René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, op. cit. ; Jean Rousset, Forme et Signification, Paris, Jean Corti, 1962, p. 17-44. L’aveu de la princesse de Clèves 111 ments de l’amour et la difficulté de lutter contre la passion, et elle réfléchit sur le bonheur et surtout sur le malheur d’aimer. De même que dans les destinées amoureuses définies par la Carte de Tendre de Mlle de Scudéry, l’amour s’y présente, d’ailleurs, comme un long voyage dans une contrée dangereuse où la prudence est de mise 29 . De ce fait, par le caractère de l’observation psychologique, ce roman s’apparente aux pièces de Racine ; mais par l’atmosphère morale et par la tenue souffrante contenue, il fait plutôt songer au théâtre de Corneille. Dans le respect de la devise plaire et instruire, cet ouvrage distingue le bien du mal, et, en exaltant le credo de la tranquillité d’une âme apaisée, il éloigne des dangers auxquels l’aventure pourrait conduire. Roman classique du point de vue du respect de la brièveté de temps (une année), de l’unité d’action (récit bref centré autour d’une seule action) et de la vraisemblance historique et psychologique, cette œuvre présente également des traces de préciosités : certaines descriptions étant superlatives, d’autres peu vraisemblables. Considéré comme l’un des premiers romans modernes, cet ouvrage rompt avec la tradition romanesque du XVII e siècle (cf. les romans-fleuves précieux invraisemblables : L’Astrée d’Honoré d’Hurfé 5399 pages, Le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry 13095 pages) et place l’analyse psychologique des personnages au premier plan : plutôt que l’action c’est l’introspection qui est le moteur d’intérêt et de développement de l’histoire. Ainsi, interprète de la faiblesse humaine, du désir amoureux et des scrupules de l’adultère, ce roman décrit-il les diverses couleurs de l’amour et stimule le lecteur à prendre conscience de sa propre identité intérieure. 29 Tina Malet, La princesse des Clèves une héroïne silencieuse, http: / / www.etudeslitteraires.com/ la-princesse-de-cleves.php PFSCL XLIV, 86 (2017) La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) L’histoire de l’enseignement du français au XIX e siècle est marquée par l’opposition vigoureuse des établissements catholiques à l’entrée dans les programmes d’œuvres littéraires qui étaient dénoncées par l’Église, tels les Lettres provinciales, Tartuffe et les Lettres de Voltaire. On sait que les Pensées de Pascal ont, de même, donné lieu à l’hostilité des Jésuites, cible aux railleries pascaliennes dans les Provinciales. Grâce à son Rapport devant l’Académie, Victor Cousin, partisan d’éclectisme spiritualiste et ancien ministre de l’Instruction publique, a pu faire accepter officiellement les Pensées dans la classe de rhétorique en 1842. Modèle de la prose classique française, les Pensées constituent une série de fragments visant à défendre le christianisme, envisagé comme le fondement même de la morale. Toutefois, ce sont les réflexions de Pascal sur l’éloquence (« l’art de persuader ») qui rendent compte de leur place dans le canon. De multiples fragments philosophiques, c’est-à-dire non religieux, se prêtaient à l’enseignement laїque (la justice, le rôle de la coutume et de l’imagination, l’éthique sociale, etc.). Alors que cet enseignement a établi Pascal comme un psychologue profond, l’enseignement clérical l’a élevé au statut de mystique, voire de saint. Sa place dans le canon pédagogique était alors à la fois celle d’un grand penseur et celle d’un moraliste prééminent. Au même moment, la Troisième République canonisait laїquement Pascal en mettant en avant ses valeurs morales et idéologiques. Dans la mesure où les Pensées reflétaient l’ambiguїté inhérente aux « guerres culturelles » de cette époque, Pascal faisait figure de symbole de l’identité culturelle française au même titre que Molière, La Fontaine et Corneille qui ont, eux aussi, fait partie des programmes de l’enseignement confessionnel et de l’École républicaine. Nous allons tenter ici de mettre en évidence la transformation de la critique universitaire sur les Pensées (Sainte-Beuve, Cousin, Vinet, Giraud, Ralph Albanese 114 Lanson et Brunetière) en discours scolaire, telle qu’elle se manifeste dans les manuels laїques et catholiques entre 1880 et 1940. On ne saurait trop insister sur l’influence de Victor Cousin dans l’enseignement supérieur en France au XIX e siècle 1 . Ayant exercé, de même, une influence retentissante dans le monde des lettres, son portrait d’un Pascal sceptique allait jouir d’une grande réputation jusqu’à la fin du siècle 2 . Déplorant l’inauthenticité des diverses éditions, V. Cousin a eu le mérite de réclamer une édition authentique des Pensées. Son influence donne naissance à l’édition de Prosper Faugère en 1844 fondée sur le manuscrit autographe qu’on avait jusque-là négligé, qui devient un modèle pour les autres éditions des Pensées - notamment celle d’Ernest Havet en 1852 - jusqu’au milieu de la Troisième République. La réhabilitation de Pascal à partir des années 1840 tient à ces nouvelles éditions mais surtout au Rapport de V. Cousin et, on le verra, au Port-Royal de Sainte-Beuve (1840-1859), qui marquent un tournant décisif dans la critique pascalienne et donc de sa future réception scolaire. Le projet principal de Cousin consiste à « restituer dans leur sincérité la pensée et le style de ce grand maître, d’après le manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque du roi 3 . » On est frappé ici par la fierté de Cousin à l’égard de son service professionnel. Après avoir fait une distinction rigoureuse entre la tâche officielle des professeurs de philosophie et celle des ecclésiastes, il prend à partie les éditeurs port-royalistes mus par une prudence excessive (19). D’une part, il montre que le scepticisme philosophique a fini par rattacher Pascal étroitement à la religion. Il met en cause, d’autre part, l’infidélité réelle de l’édition port-royaliste de 1670 en soulignant le souci, chez ces premiers éditeurs des Pensées, d’édulcorer la force du scepticisme dans l’apologétique de Pascal, d’où la mutilation systématique de ses fragments (144). Ainsi, Pascal devait remédier à son scepticisme profond en se livrant à « une foi volontairement aveuglée » (156). N’ayant aucune formation professionnelle ni en philosophie ni en théologie, ce « géomètre, physicien, homme du monde » se situait aux confins extrêmes du doute et de la foi (156-57). Par ailleurs, Pascal évoque 1 A. McKenna, « Quelques points de repère dans l’histoire posthume des Pensées » in T. Goyet, éd., L’Accès aux ‘Pensées’ de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 63. Voir aussi A. Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e siècle , Paris, Retz, 2006, p. 440-41, 451. 2 Dans Le Scepticisme de Pascal (Paris, Alcan, 1896), E. Droz remet en honneur la perspective philosophique de V. Cousin : dans cette optique, la peur du scepticisme aurait poussé Pascal vers la foi (8). Droz signale un partage équitable entre la dimension sceptique et la dimension dogmatique des Pensées. 3 Des ‘Pensées’ de Pascal, Paris, Didier, 1844, p. ii. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 115 divers propos sur le relativisme de la justice, la notion de propriété, le rôle de la coutume et l’impuissance radicale de la raison. Cousin affirme alors : « … ôtez la révélation, et Pascal, c’est Montaigne, et Montaigne réduit en système » (158). S’en remettant au doute radical de Descartes et à la découverte du Cogito, il envisage le rationalisme cartésien comme « notre vraie philosophie nationale » (160). Dans cette perspective, le scepticisme de Pascal finit par l’éloigner de la religion plus raisonnable de Fénelon et Bossuet. Alors que la théologie l’emportait sur la philosophie au XVII e siècle, Cousin signale que les Pensées représentent, sur le plan philosophique, un danger réel (163). Après avoir exalté l’humanisme de Pascal qui se dégage de cette œuvre, Cousin nous rappelle que ses ressources esthétiques relèvent de la rhétorique traditionnelle. Il termine son étude en faisant appel à la nécessité d’entreprendre « une édition critique et authentique des Pensées » (251) 4 . Notons que l’image chez lui d’un croyant désespéré aboutissant au scepticisme, sa foi découle alors du doute et de sa peur. Le Pascal sceptique de V. Cousin reprend à son compte aussi l’image romantique du héros byronien 5 . Enfin, il va de soi que V. Cousin présente un Pascal moins religieux, ce qui rend possible la laïcisation éventuelle des Pensées en vue de l’enseignement d’une morale républicaine. Théologien suisse, et professeur à l’Académie de Lausanne, Alexandre Vinet a été fortement influencé par Pascal, à tel point qu’on l’avait surnommé « le Pascal protestant ». Il faut noter qu’il faisait preuve d’un protestantisme libéral, conformément à Villemain et Nisard, qui étaient des catholiques modérés 6 . Remarquons d’abord que Vinet met en question l’image cousinienne d’un Pascal « sceptique et désolé 7 ». Il nous rappelle l’assujettissement du « moi humain » par rapport à la piété chrétienne du XVII e siècle. Selon lui, l’Écriture se ramène au Saint-Esprit, et il exalte ici le rôle du libre examen : « … il n’y a que le protestantisme, mais le pro- 4 À en croire J-J. Demorest, la découverte du manuscrit original des Pensées était perçue par Victor Cousin comme un moyen d’affirmer « sa philosophie laïque et républicaine » (« Victor Cousin et le ms. des Pensées de Pascal » Modern Language Notes, 66 [1951], p. 259) ; c’est-à-dire, « Cousin lance ‘son Pascal’ » (p. 255). 5 Voir à ce propos J-J Demorest, « Pascal et les premiers romantiques, » French Review, 22 (1949), p. 436-42. L’apologétique pascalienne se trouve d’abord l’objet d’une réhabilitation par les auteurs romantiques. De nombreux émigrés, y compris La Harpe, ont témoigné d’une admiration pour les auteurs religieux du XVII e siècle. Voyant en Pascal un convertisseur exemplaire (p. 441), Chateaubriand fait un portrait élogieux qui porte cet « effrayant génie » aux nues (Génie du Christianisme, II, Troisième Partie, chap. VI, Paris, Garnier [1926], p. 23-28). 6 Sainte-Beuve, lui, estimait que cet apologiste protestant a bien saisi la dimension polémique des Pensées. 7 Études sur Blaise Pascal, Paris, Chez les Éditeurs (1856), p. 127. Ralph Albanese 116 testantisme jusqu’au bout. On est irrévocablement protestant, non par un certain résultat, mais par le fait de l’examen. … il faut examiner toujours » (138-39). Vinet souligne la primauté du Saint-Esprit qui pourvoit à la fois l’inspiration et l’autorité, et l’on songe ici à la portée de la formule scolastique credo ut intelligam ; il rejette alors le rôle de l’Église en tant qu’appareil institutionnel. On reconnaît par là le côté spiritualiste de Vinet dont la croyance provenait d’une expérience intérieure. Tout se passe comme s’il s’appliquait à transformer Pascal en protestant en puissance : l’âme de Pascal ne serait pas soumise, dès lors, à l’autorité de l’Église romaine. Il signale, du reste, que Pascal s’adresse aux libertins dans un esprit de conciliation. Quant à la misère inhérente à la condition humaine, elle est fondée sur l’inassouvissement perpétuel de trois besoins primordiaux : « La misère de l’homme se compose de trois misères, de trois besoins profonds et non satisfaits : le besoin de vérité, le besoin de bonheur, le besoin de justice sont toujours inassouvis chez lui » (170). Dans cette perspective, la religion sert à réparer la nature misérable de l’homme. Force est, selon Vinet, de déchiffrer le sens des fragments car les Pensées se ramènent à « un véritable monument égyptien » (165). Le critique protestant rapproche le pyrrhonisme d’une démesure dont s’éloigne Pascal ; il s’agit, plus précisément, d’« une maladie de l’esprit humain » (192-93). Abordant la problématique de la chute et de la rédemption, Vinet envisage le Christ comme l’emblème d’une plénitude à la fois divine et humaine. Face au doute absolu, il est alors nécessaire de s’adresser au Saint-Esprit. L’enseignement provient alors directement et logiquement de Dieu. Dans la mesure où la vérité s’adresse au cœur, la « foi vivante » suppose une communion réelle avec Dieu. D’après Vinet, Pascal se situe nettement dans un milieu de catholicisme janséniste. Inspirées par une théologie janséniste, les Pensées s’interrogent sur la notion de rédemption universelle. Vinet se livre donc à une mise en garde contre les partisans de l’athéisme de Pascal. En somme, sa lecture protestante des Pensées prépare le terrain pour un Pascal plus « enseignable » à l’École républicaine. Grâce à l’invitation d’A. Vinet, Sainte-Beuve a professé un cours sur Pascal à l’Académie de Lausanne en 1837 et Port-Royal relève de ce cours. Dans cette vaste série de portraits du célèbre monastère, le critique se donne pour tâche une étude approfondie du catholicisme janséniste. Désireux d’adopter une perspective moraliste et historique, il vise avant tout à redécouvrir Pascal en le réhabilitant. Plus précisément, Sainte-Beuve érige Port-Royal en modèle du vrai christianisme : c’est de cet illustre cloître qu’est sorti le sentiment authentique de l’histoire littéraire religieuse. L’image beuvienne de Pascal apparaît alors avant celle que va proposer V. Cousin quelques années après. En fait, la parution du premier tome de La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 117 Port-Royal en 1840 coïncide avec l’émergence d’une série d’études sur Pascal 8 . Conformément à Vinet, Sainte-Beuve s’inscrit en faux contre la légende d’un Pascal sceptique. Toutefois, il se lamente des interprétations étriquées des Pensées - celles justement de Cousin et de Vinet - qui s’en tiennent à la dimension philosophique et morale de l’œuvre sans prendre en compte son but apologétique 9 ; selon lui, Vinet se serait détourné alors du « dessein primitif de Pascal » (952). Il importe de remarquer que Sainte-Beuve s’en remettait à l’édition portroyaliste des Pensées, qui remonte à 1670. Il juge que la littéralité excessive de V. Cousin, c’est-à-dire son approche philologique, aurait fini par trahir l’intention apologétique de Pascal 10 . D’autre part, il ne faisait pas cas de l’idéal d’érudition en matière de recherche. Le critique s’oppose à la demande officielle de restituer le texte original des Pensées dans la mesure où elle constitue, de même que l’édition de Prosper Faugère (1844), une audace moderniste qui aurait pour effet de nuire à l’efficacité édifiante des Pensées et, par extension, de démolir la foi des croyants (337). Déplorant les conséquences néfastes de la nouvelle érudition sur Pascal, il s’avère, en un mot, ahuri par les nouveaux pascalisants : Le grand travail moderne sur Pascal a été plutôt philologique que littéraire, mais on est arrivé par ce côté à des résultats assez imprévus. En voulant restituer le livre de Pascal et le rendre à son état primitif, on l’a véritablement ruiné en un certain sens. Ces colonnes ou ces pyramides du désert, comme les appelait Chateaubriand, ne sont plus debout aujourd’hui ; on les a religieusement démolies, et l’on s’est attaché à en remettre les pierres comme elles étaient, gisantes à terre, à moitié ensevelies dans la carrière, à moitié taillées dans le bloc. C’est là le résultat le plus net de ce grand travail critique sur les Pensées 11 . Bien que Sainte-Beuve se définisse par opposition à l’ensemble des critiques de Pascal, il s’applique avant tout à se distinguer nettement de la critique de V. Cousin 12 . Tout se passe, enfin, comme s’il y avait une concurrence entre les deux critiques, car tous deux étaient caractérisés, selon la formule heureuse de M. Regard, par « un instinct de propriété » : lequel va le mieux s’approprier Pascal 13 ? 8 À cela s’ajoute le concours proposé par l’Académie Française cette même année : un « Éloge de Pascal ». 9 Œuvres, II (Portraits Littéraires), Paris, Gallimard, 1951, p. 952. 10 Voir sur ce point R. Molho, L’Ordre et les ténèbres, ou la naissance d’un mythe du XVII e siècle chez Sainte-Beuve, Paris, Colin, 1972, p. 261. 11 M. Leroy, éd., Port-Royal, II, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1954, p. 373-74. 12 L’Ordre et les ténèbres…, p. 420. Ralph Albanese 118 Marqué par les idéologues du XVIII e siècle, Sainte-Beuve s’avère mû, de toute évidence, par une hostilité réelle à l’égard des Jésuites. Dépourvu d’une foi profonde, il témoignait du moins d’une sensibilité chrétienne. On peut déceler, chez lui, l’idéal d’une religiosité teintée de sentimentalité propre aux Romantiques. Sceptique, Sainte-Beuve se heurtait aux explications surnaturelles dans les Pensées, notamment la place des miracles dans l’apologétique de Pascal. Aussi rejette-t-il l’aspect superstitieux du Mémorial tout aussi bien que l’origine miraculeuse de l’œuvre (cf. la « Sainte Épine »). Du reste, il met en cause l’ascétisme démesuré de Pascal. Bien qu’il finisse par garder un ton désabusé vis-à-vis des Pensées, le critique reste captivé par la religiosité pascalienne. Désireux de conférer à Pascal une valeur de sainteté, il va jusqu’à l’envisager comme le dernier dans la lignée des grands saints 14 . Cette quête vénérable se trouve renforcée par l’image beuvienne de « ce drame du Prométhée chrétien » (391). L’ambiguïté fondamentale de Sainte-Beuve à l’égard de Pascal réside, enfin, dans ce décalage entre le discours vraisemblable de Pascal moraliste et le discours invraisemblable de Pascal croyant, c’est-à-dire, ses propos sur les prophéties et les miracles 15 . C’est par là que la critique beuvienne contribue à la mise en place d’un Pascal scolaire dans le canon pédagogique républicain. Après la Monarchie de Juillet et le Second Empire, l’histoire de la critique pascalienne sous la Troisième République est caractérisée par les reproches que Lanson adresse à Sainte-Beuve sur la place excessive qu’il accorde à la biographie dans ses multiples portraits. Il signale en plus l’opposition entre l’auteur de Port-Royal et Brunetière quant aux conséquences des Provinciales sur l’Église et sur la religion 16 . Après avoir pris à partie la perspective critique de Cousin, Lanson se livre à un éloge de la personnalité morale de Pascal 17 . Il signale aussi les griefs des Jésuites vis-àvis d’une polémique pascalienne marquée par un « accent laïque » (342). Il est évident que Lanson fait ressortir la résonance laïque de l’œuvre de Pascal. La posture mondaine de Pascal l’amène paradoxalement à servir les intérêts de l’irréligion : « C’est un homme du monde qui parle aux gens du monde : une raison qui se communique à la raison de tous ». Quant à « la vérité du Christ, » Pascal la livre aux discussions des profanes. Il tire hors de l’École et de l’Église les matières théologiques » (344). Soulignant la primauté, chez Pascal, de l’idéal stylistique du dispositio - il s’agit du jeu de 13 « Pascal et Sainte-Beuve, ou l’instinct de propriété », in Pascal présent, Clermont- Ferrand, G. de Bussac, 1963, p. 120. 14 Se reporter à Port-Royal, II, p. 312-14. 15 Sainte-Beuve, Pascal, Paris, Union Générale d’Édition, 1962, p. 177. 16 « Pascal » La Grande Encyclopédie, vol. 26, Paris, Larousse, 1928-33, p. 27. 17 Histoire illustrée de la littérature française, I, Paris, Hachette, 1923, p. 341. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 119 paume et du placement stratégique de la balle 18 . Lanson précise ironiquement : « Pascal excelle à placer la balle » (348). Il insiste sur le fait que Pascal s’inspire du rationalisme de Montaigne et loue ses multiples qualités de style, notamment son grand pouvoir de suggestion ; « grand poète chrétien », Pascal parvient à faire prévaloir à son plus haut point l’éloquence religieuse (352). Lanson exalte Pascal en tant que « génie puissant et original », mais il met sérieusement en question son érudition, observant que ses citations sont souvent de seconde main 19 . Bien que Pascal ait le mérite d’envisager la religion chrétienne dans une perspective historique, sa démonstration de la vérité de cette religion ne se révèle pas scientifique. Le critique décèle, chez Pascal, de nombreuses traces de Montaigne et d’Epictète. Il soutient alors que Pascal s’oppose à la vision cartésienne d’une science conquérante, mue par un pur rationalisme. Sur un autre plan, Lanson met en évidence l’influence rhétorique de l’œuvre de Balzac sur son style. Grâce à l’influence notable du chevalier de Méré, en particulier sa « science de plaire », Pascal a fini ainsi par dépasser son idéal de l’honnêteté mondaine. Le critique s’en prend alors au manque de rigueur démonstrative chez Pascal. Etranger du juste milieu, Pascal se situerait donc aux extrémités du raisonnement philosophique et se caractérise par un « procédé binaire » (30). Remarquons aussi que Lanson s’oppose à la notion d’un Pascal sceptique et le traite plutôt de dogmatique. À l’en croire, Vinet se trompe en voyant en Pascal « un protestant en formation » (30). Il convient de noter aussi que Lanson loue la profondeur de l’analyse morale de Pascal et fait remarquer que certains de ses pressentiments ont eu pour effet de devancer la philosophie et la science du XIX e siècle. Républicain et laïque, Lanson fait bon marché, enfin, du monarchisme de Pascal et de sa déférence vis-à-vis des grands. Passant alors aux cas de Brunetière et de V. Giraud, on se rend compte que tous deux témoignaient d’un catholicisme profond. Anti-cartésien et janséniste, Brunetière met en évidence l’ampleur de la réception critique de Pascal au XIX e siècle. À l’instar de Sainte-Beuve, il justifie l’édition de Port- Royal 20 . Il loue la lecture éclairée de Vinet à l’égard des Pensées et estime que l’apologiste protestant met en valeur le pessimisme de Pascal par 18 « … quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux » Pensées 22-696, éd., D. Descotes, Paris, Flammarion, 1976, p. 54. 19 La Grande Encyclopédie, p. 29. 20 Études critiques sur l’histoire de la littérature française, 1, Paris, Hachette, 1902, p. 91. Ralph Albanese 120 rapport à son pyrrhonisme 21 . Brunetière fait valoir, du reste, l’ardeur et la sainteté de la foi de Pascal. En ce qui concerne l’éclectisme de Cousin, il émet une hypothèse railleuse : « … si Pascal est un sceptique, où trouverezvous un croyant ? » (52). Adoptant une perspective orthodoxe sur les Pensées, V. Giraud envisage Pascal comme symbole de l’identité nationale, voire « l’orgueil de notre race 22 ». Evoquant l’histoire du « pascalisme » des années 1840 jusqu’au début du XX e siècle, il soutient que les Pensées « … sont un des plus beaux livres de la prose française » (248) et affirme en même temps que Pascal incarne « le plus complètement (le) génie national » (253). Il va de soi que Giraud relève de la tradition catholique et monarchique et se livre, par là, à la quête continue du « vrai Pascal ». Aux antipodes de l’optique anticléricale de Lanson se situe celle du Révérend Père G. Longhaye, représentant illustre de la doctrine jésuite. Il soutient que, malgré la sainteté réelle de Pascal, l’apologiste se montrait irrémédiablement égaré dans sa révolte contre l’orthodoxie jésuite . Longhaye reproche à Sainte-Beuve le « piétisme janséniste » dans lequel il se réfugie en évoquant les Provinciales (97). Il s’en prend aussi aux principaux représentants de la critique moderne sur les Pensées et relègue Pascal à un sectaire janséniste qui s’oppose au « pur esprit du christianisme » (98-99). De plus, il lui fait grief de sa méthode cartésienne dans son analyse des esprits forts de son époque. Dans la mesure où Pascal s’est adressé avant tout aux honnêtes gens, les Pensées constituent une œuvre de vulgarisation, sécularisée pour atteindre un public mondain. À l’instar du Discours de la Méthode, Longhaye fait preuve de sarcasme à l’égard de l’éclectisme spiritualiste de V. Cousin, « le colonel-général de la philosophie d’alors » (101). Pascal apparaît à ses yeux comme un « pamphlétaire hérétique » à l’encontre d’un vrai défenseur de la religion (102). Aussi soutient-il avec vigueur que son œuvre se heurte à l’orthodoxie chrétienne. Ainsi, Longhaye fait une mise en garde contre les Pensées, qui risquent de faire croire que Pascal serait un représentant valable du christianisme. En fait, la valorisation de Pascal écrivain a pour effet de déprécier la dimension apologétique des Pensées. Le critique prend à partie l’ « odieuse doctrine de la prédestination absolue » puisqu’elle se heurte à la doctrine catholique (105). D’après lui, les jansénistes se croyaient membres d’une élite marquée par la grâce. Loin d’être sceptique, Pascal se montre à proprement parler fidéiste et fait figure d’ancêtre spirituel de Lamennais. Il va de soi que 21 Études critiques sur l’histoire de la littérature française, 3, Paris, Hachette, 1898, p. 51. 22 Pascal : l’homme, l’œuvre, l’influence, Paris, Boccard, 1922, p. 253. 23 Histoire de la littérature française au dix-septième siècle, Paris, Retaux, 1895, p. 74. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 121 Longhaye met en cause les limites du fidéisme de Pascal. Par ailleurs, il ne s’accorde pas avec la croyance de Pascal à l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu par des arguments métaphysiques (106). L’imagination morbide de Pascal l’amenant à exagérer la bassesse humaine, il est significatif que Nicole et Arnaud aient réagi contre la démesure janséniste, notamment sa vision pessimiste de la condition humaine. Selon Longhaye, Pascal ferait preuve d’immoralité en réduisant la notion de justice à celle de la coutume, d’où l’absence sinon la perversion de toute justice. Il rapproche, de même, la théorie du divertissement de sophisme. Bien qu’il admire la « poésie merveilleuse » sous-jacente au rapport entre les deux infinis, Longhaye fait ressortir les limites du raisonnement pascalien dont la démesure aboutit au paralogisme (109). Les outrances paradoxales de Pascal et la démarche catégorique de ses arguments finissent par choquer « le droit sens du chrétien » (110). Pascal annonce alors les naturalistes du XIX e siècle qui mettent en doute l’existence d’un ordre surnaturel. Ceux-ci réduisent par ailleurs le christianisme à une série d’actions rituelles et mécaniques. En somme, les Pensées ne s’insèrent guère dans l’orthodoxie chrétienne. Longhaye s’évertue toutefois à minimiser la portée du terme « abêtir » comme si Pascal l’avait écrit par inadvertance. Le Père jésuite termine sa critique acerbe de Pascal en idéalisant un apologiste non contaminé par le jansénisme (113). Il finit aussi par condamner la légende cousinienne d’un Pascal troublé, voire halluciné et pleinement sceptique. Il dénonce, enfin, sa rhétorique excessive. À la perspective cléricale du Père Longhaye s’ajoutent les commentaires plus brefs d’A. Charaux, de l’abbé J. Verniolles et du Mgr. J. Calvet. Professeur à l’Université Catholique de Lille, Charaux prend à partie, lui aussi, les excès de la doctrine janséniste . Ce polémiste franciscain s’en prend lui aussi à la démesure de Pascal, mais cette fois théologique et soutient qu’il évoque l’image du Dieu vengeur de l’Ancien Testament. Au demeurant, il regrette l’absence de la Vierge Marie dans l’apologétique pascalienne. Au désespoir janséniste s’oppose, selon Charaux, les espérances chrétiennes. En somme, les Pensées s’avèrent à ses yeux dépourvues d’amour. Dans le cas de l’abbé J. Verniolles, chanoine de Tulle, il envisage les Pensées comme un objet de réprobation morale , inadaptées à la formation scolaire des jeunes. Il se livre ici à deux propos dépréciatifs sur Pascal : 24 « Le dix-septième siècle littéraire » (suite) (« Pascal »), Études franciscaines, 10 (1902), p. 428. 25 La Lecture et le choix des livres ; conseils à un jeune homme qui termine ses études, Paris, Bray et Retaux, 1879. Voir aussi son Cours élémentaire de rhétorique et d’éloquence, Paris, L. Giraud, 1866. Ralph Albanese 122 Descartes, Bacon, Malebranche, Pascal, ont jeté un grand éclat sur cette époque (le XVII e siècle) ; mais, je vous l’ai déjà dit, les jeunes gens doivent étudier leurs œuvres avec beaucoup de précaution » (120). « … cet ‘effrayant génie’ », comme l’appelle Chateaubriand, a quelque chose de triste et de décourageant … » (147). Auteur de plusieurs manuels d’histoire littéraire et de livres scolaires relevant de l’enseignement de la Troisième République, Mgr. J. Calvet estime que de multiples fragments ont donné lieu à la controverse . Après avoir noté que la philosophie doit, selon Pascal, se subordonner à la théologie, il précise que l’amor dei s’oppose à la haine de soi (cf. « le moi est haïssable »). De plus, il insiste sur le fait que la conception janséniste du péché originel et la corruption radicale de la nature humaine qui en découle se heurtent au catholicisme orthodoxe . Néanmoins, J. Calvet ne peut s’empêcher d’exalter le christocentrisme qui sous-tend l’apologétique pascalienne. À ses yeux, le mysticisme de Pascal lui permet de glorifier la grâce et le cœur qui font partie intégrante de sa vision christocentrique. S’évertuant à « annexer Pascal en escamotant son jansénisme, » il se refuse toutefois à enrôler « ce saint encombrant » au sein de l’orthodoxie catholique . Il convient de faire remarquer que les éditions des ecclésiastes étaient communément utilisées dans l’enseignement confessionnel du XIX e siècle. Aussi les éditions catholiques de Rocher (1873), de Drioux (1882) et de Guthelin (1896) s’appliquent-elles à corriger les interprétations jansénistes en matière de religion. L’édition de Léon Brunschvicg (1896), par contre, est fondée sur une perspective rationaliste qui met en valeur les réflexions philosophiques de Pascal. Dans cette édition, les premières pensées - cinquante-neuf en tout - s’adressent à l’éloquence et aux problèmes de style, où Pascal s’interroge sur la formation du jugement esthétique. Force est de mettre en évidence la portée pédagogique du classement de Brunschvicg , où il se soucie d’établir un classement des textes rigoureusement logique. Une telle organisation témoigne donc d’une distinction irréfutable entre les 26 Se reporter à son Manuel illustré d’histoire de la littérature française (Paris, Gigord, 1921), qui a connu de nombreuses rééditions au cours du siècle ; et ses Exercices français (cours supérieur), Paris, Gigord, 1922. 27 La Littérature religieuse de François de Sales à Fénelon, Paris, del Duca, 1956, p. 193. 28 Cité par E. Lefebvre, Pascal, Paris, Gedalge, 1925, p. 167-68. 29 J. Steinmann, Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 318. On peut citer, à cet égard, l’édition de l’abbé Bossut (1779), qui est marquée par un découpage des fragments se rapportant à « la philosophie, la morale et aux belles lettres » et ceux qui traitent directement de la religion (Ch. des Granges, « Introduction » in L. Brunschvicg, éd., Pascal, Paris, Garnier, 1957, p. vi). La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 123 fragments apologétiques et les fragments non-apologétiques. Notons, enfin, que le texte de L. Brunschvicg représentait l’édition définitive au moment de la mise en place de l’Université française moderne au sein du XX e siècle . De même que l’histoire des éditions des Pensées témoigne d’une évidente orientation idéologique, le discours scolaire qui relève des manuels de cette époque laisse pressentir une mise en opposition entre les valeurs laïques et les valeurs cléricales. Ainsi, dans un manuel laïque qui remonte au Second Empire (1857), J. Demogeot défend l’interprétation cousinienne et cite l’éloge que V. Cousin fait du style de Pascal : C’est par l’âme que Pascal est grand comme homme et comme écrivain ; le style qui réfléchit cette âme en a toutes les qualités, la finesse, l’ironie amère, l’ardente imagination, la raison austère, le trouble à la fois et la chaste discrétion. Ce style est, comme cette âme, d’une beauté incomparable . Dans cette même optique, G. Merlet, professeur de rhétorique à Louis-le- Grand depuis 1859, met en avant, chez Pascal, l’idéal stylistique de la mésothèse (« rien de trop »), le choix du « mot juste » et la primauté de l’ordre . L’honnêteté mondaine suppose par ailleurs une valorisation des normes classiques du vrai, du beau et du bien, telles que les définit V. Cousin dans son enquête philosophique . Parmi les manuels ecclésiastiques, on peut citer les Pères Bizeul et Boulay, dont le Tableau d’histoire littéraire (1885) est publié sous les auspices de l’Alliance des Maisons d’Education Chrétienne. Ces auteurs s’en remettent à P. Albert qui signale, dans les Provinciales, les traits par lesquels Pascal s’identifie par rapport à l’identité française : Pascal du premier coup, sans tâtonnement, a ressaisi, retrempé et manié en maître l’arme française par excellence. Esprit, raillerie, éloquence, les dons les plus incontestables de la race, et peut-être sa plus certaine supériorité. Il les réunit à un degré éminent . Selon les abbés Ch. Urbain et Ch. Jamey, Pascal fait preuve d’une connaissance supérieure de la nature contradictoire de l’homme . Il excelle à mettre en cause les mobiles sous-jacents au comportement humain. Loin 30 L’édition philosophique de L. Brunschvicg s’étend de 1908 à 1923 dans la collection des Grands Écrivains de la France. 31 Des ‘Pensées’ de Pascal, p. vii. 32 Études littéraires sur les auteurs classiques, Paris, Hachette, 1896, p. 239. 33 Du Vrai, du beau et du bien, Paris, Didier, 1854. 34 Tableau d’histoire littéraire, Paris, Poussielgue, 1885, p. 75. 35 Études historiques et critiques sur les classiques français, I, Lyon, Vitte et Perrussel, 1885, p. 27. Ralph Albanese 124 d’être misanthrope, Pascal cherche à signaler à l’humanité un remède à son malheur profond. Malgré la vision âpre propre au jansénisme, une certaine tendresse se fait sentir dans son œuvre. Dans le cas de L. Petit de Julleville, enfin, celui-ci rejette catégoriquement la notion de scepticisme religieux chez Pascal et émet des réserves sur l’édition de P. Faugère : L’édition des Pensées telle que pourraient la souhaiter les délicats n’existe pas encore. Elle devrait … adopter résolument l’ordre de Port-Royal, sauf à donner en appendice à chacun de ses trente-deux chapitres les pensées que les premières éditions avaient supprimées …Un bon relevé des variantes, un index très complet et un commentaire profondément respectueux pour le génie et pour la vertu de Pascal devrait accompagner cette édition, qui satisferait également les dévots, les philosophes, les moralistes et les lettrés . Il convient de tenir compte, enfin, de quelques sujets de compositions portant sur les Pensées. Il s’agit d’une pratique scolaire significative en ce sens que les élèves de l’enseignement confessionnel et ceux de l’enseignement laïque ont tous deux été obligés de développer un sujet particulier en vue de leur baccalauréat . Parmi les sujets qui se prêtaient mieux aux esprits cléricaux, on peut citer les deux suivants, qui traitent respectivement de la dialectique grandeur/ misère et de la problématique de l’amour-propre (cf. « le moi est haïssable ») : Montrer que Pascal a résumé toute sa doctrine dans cette pensée : « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur, et il est encore dangereux de lui faire trop voir sa grandeur sans sa bassesse. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre ». (Faculté des lettres de Bordeaux, août 1891) . « Comparer les pensées de La Rochefoucauld et celles de Pascal sur l’amourpropre » (Faculté des lettres de Toulouse, avril 1890) (113). S’apparentant davantage à l’enseignement laïque, les sujets qui suivent mettent en valeur les qualités de Pascal écrivain qui l’emportent sur celles de l’apologiste. Ce sujet, par exemple, suppose à la fois le dégoût de Pascal vis-à-vis du pédantisme et de l’idée de la spécialisation : 36 Histoire de la langue et de la littérature française, Paris, Colin, 1907, p. 613. 37 Notons en passant que les ecclésiastes ont dû adopter les mêmes sujets proposés par le ministère de l’Éducation Nationale. Voir P. Harrigan, « Church, State, and Éducation in France from the Falloux to the Ferry Laws : A Reassessment » Canadian Journal of History, 36 (2001), p. 61. 38 A. Chervel, La Composition française au XIX e siècle dans les principaux concours et examens de l’agrégation au baccalauréat, Paris, INRP, 1999, p. 512. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 125 Dans quel sens Pascal dit-il de la lecture des bons auteurs : « Quand des écrits naturels on est ravi, car on s’attendait à voir un auteur, et l’on voit un homme » ? (Faculté des lettres de Lyon, juillet 1850, 81). Le sujet suivant met en évidence l’importance de l’organisation formelle d’une œuvre : Expliquez cette pensée de Pascal : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle » (Faculté des lettres d’Aix, 1896, 57). Ce sujet démontre, enfin, que l’éloquence de Pascal est fondée à la fois sur l’esprit mathématique et sur l’esprit de finesse : « Géométrie et passion, voilà tout l’esprit de Pascal ; voilà aussi toute son éloquence.’ Montrez la justesse de cette définition » (Faculté des lettres de Grenoble, 1894, 396). La réception critique des Pensées au XIX e siècle (et notamment à l’École républicaine entre 1880 et 1940) se laisse déchiffrer, en fin de compte, en faisant valoir les finalités particulières de deux systèmes d’éducation. Dans la mesure où le christianisme était perçu comme le fondement exclusif de la morale, les écoles confessionnelles ont fait ressortir l’humanisme chrétien et le rôle de l’Église dans la société moderne. L’éducation était fondée sur une méfiance à l’égard d’une société perçue comme progressivement laïque, c’est-à-dire, marquée par les valeurs utilitaires et matérialistes. Mus par l’idéal d’un enseignement secondaire influencé par les études classiques chères à la tradition des Jésuites, la plupart des catholiques prônaient les auteurs canoniques qui faisaient partie intégrante de l’humanisme chrétien. Et, comme on l’a vu, l’Église se définissait par une méfiance profonde, sinon pathologique, vis-à-vis du jansénisme. Alors que les chrétiens orthodoxes idéalisaient la sainteté de Pascal, les sceptiques, eux, privilégiaient les qualités esthétiques de l’écriture pascalienne. Pascal serait empreint alors d’une « libido scribendi ». En fait, Pascal n’apparaît guère comme un homme de lettres au sens traditionnel du terme au XVII e siècle, et l’on sait qu’il ne se voulait pas un écrivain professionnel. D’où le paradoxe de sa promotion en tant qu’auteur canonique des programmes au XIX e siècle . Si son statut littéraire, culturel et pédagogique 39 Se reporter à P. Harrigan, « French Catholics and Classical Education after the Falloux Law » French Historical Studies, 8 (1973), p. 263. 40 A. Lanavère, Pascal, Paris, Didot, 1969, p. 16. 41 A. Chervel démontre à juste titre que les procédés stylistiques qui font preuve de la rhétorique des collèges de cette époque - périphrases, amplification, périodes oratoires - s’avèrent, en fait, méprisés par Pascal dont l’œuvre ne se prête guère à l’imitation, c’est-à-dire, le modèle rhétorique fondé sur l’amplificatio (Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e siècle , p. 440). Ralph Albanese 126 était particulièrement élevé à cette époque, c’est que l’on appréciait en lui avant tout le logicien féru d’éloquence. Grâce à une volonté institutionnelle de transformer Pascal en moraliste scolaire, c’est-à-dire, en auteur de maximes à l’instar de La Bruyère et La Rochefoucauld, l’École républicaine entendait l’ériger en grand maître de la prose française classique. Voilà sa place définitive dans le Panthéon scolaire de la Troisième République . 42 Je tiens à remercier M. Martin Guiney et Denis Grélé de leurs excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai. PFSCL XLIV, 86 (2017) De nouvelles perspectives critiques sur La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Les grands dramaturges classiques (Molière, Corneille et Racine), le poète La Fontaine et le moraliste Pascal occupent une place prépondérante dans l’enseignement secondaire français aux dix-neuvième et vingtième siècles. Conformément à ces auteurs scolaires, La Bruyère est devenu lui aussi un auteur canonique à cette époque. À en croire A. Chervel, La Bruyère offre des « valeurs éprouvées » des programmes officiels de la prose française et finit alors par entrer dans le Panthéon scolaire de la Troisième République 1 . Bien que la prose du moraliste ne se prête pas, comme dans le cas de La Fontaine, à l’apprentissage par cœur, l’efficacité pédagogique des extraits tirés des Caractères réside dans leur brièveté même, qui permet au corps enseignant d’initier leurs élèves des collèges et lycées aux vertus de l’explication de texte française, exercice canonique par excellence. Nous avons déjà mis en évidence les divers critiques du dix-neuvième siècle des Caractères - Sainte-Beuve, Nisard et Taine - qui s’appliquent à récupérer chez La Bruyère les valeurs du Grand Siècle afin de mieux promouvoir l’idéal de laïcité 2 . De multiples critiques de cette époque ont, de même, fait preuve d’une volonté de situer le renouvellement stylistique propre à La Bruyère au sein d’une morale franchement positiviste et républicaine. Notre propos ici consiste à s’interroger sur une vision plus complète des perspectives universitaires concernant les Caractères sous la Troisième République. Plus précisément, nous examinerons les travaux de Maurice Pellisson (1896), d’Alexandre Vinet (1904), de Maurice Lange (1909), de 1 Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e siècles, Paris, Retz, 2006, p. 460. 2 Voir mon article « La Bruyère à l’École républicaine : la réception critique des Caractères (1880-1940) », Œuvres et critiques, XLI (2016), p. 85-97. Ralph Albanese 128 Gustave Merlet (1936) et de François Tavera (1940), dans la mesure où ils mettent en lumière des approches critiques sur La Bruyère qui s’avèrent complémentaires aux études qui ont, pour la plupart, précédé l’instauration de la Troisième République. Nous présenterons par ailleurs un certain nombre de manuels scolaires - les uns relevant de la tradition catholique et monarchique et d’autres se rattachant à la tradition laïque et républicaine - pour démontrer le rôle exceptionnel de ce moraliste à l’École républicaine. Maurice Pellisson soutient que La Bruyère visait à faire ressortir les différences entre les êtres humains qu’il a observés de près, par opposition à Pascal et La Rochefoucauld qui s’en tenaient aux généralisations abstraites sur l’homme 3 . Parmi les diverses injustices dont il s’indignait, on peut citer les conséquences néfastes entraînées par le militarisme royal. M. Pellisson souligne à juste titre que la critique de la guerre n’était pas communément admise à l’époque (98). Bien que le moraliste ne prône pas l’idéal d’une monarchie constitutionnelle, il met en question la légitimité des « privilèges » propres aux Grands. Dans la mesure où la vertu se définit à ses yeux par le mérite, il s’ensuit que les nobles - en raison de leurs nombreux vices - ne sont pas dignes de leur rang (102). Il prend à partie notamment la déchéance de la noblesse de cour. De plus, il s’en prend à la vénalité des charges : de même que les nobles se vendent aux financiers par l’intermédiaire des mésalliances, « on voit que la noblesse s’achète » (111). Outre les manieurs d’argent, La Bruyère dénonce les bénéfices ecclésiastiques puisqu’il estime que les clercs et les magistrats constituaient des classes privilégiées. Après avoir signalé que Vauban a fustigé « la taille arbitraire » des traitants (127), le critique met en évidence la puissance corruptrice de l’argent : « … l’argent n’est point alors une force sociale ; tout au contraire, c’est un dissolvant. Par la corruption qu’il exerce, il hâte la ruine des anciennes classes ; mais il reste impuissant à remplacer ce qu’il détruit » (131). A cela s’ajoute la raillerie de La Bruyère à l’égard de « cette fureur d’anoblissements » ou bien de « réhabilitations » à laquelle se livraient les bourgeois de son temps. M. Pellisson nous rappelle, enfin, que dans son « Discours sur Théophraste, » le moraliste s’est donné pour tâche de « rendre l’homme raisonnable » (139). Il prend soin d’observer que La Bruyère ne dépasse pas en général les limites de la satire. Il apparaît alors comme « … le guide le plus complet et le plus agréable de sagesse pratique » (179). Bien que Sainte-Beuve ait vu en lui « un écrivain de transition » (238), M. Pellisson juge que l’écriture de La Bruyère, plus proche de nous, présente « je ne sais 3 La Bruyère, Paris, Lecène et Oudin, 1896, p. 140. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 129 quoi de vif et de hardi » et annonce par là le style de Voltaire et de Montesquieu. Dans les Moralistes des seizième et dix-septième siècles, le critique protestant et suisse, Alexandre Vinet, professeur à l’Académie de Lausanne (1844-1845), fait remarquer que La Bruyère est mû par « une foi véritablement chrétienne 4 ». Bien qu’il rejette l’athéisme en tant que « doctrine réfléchie, » il s’interroge sur la distance entre le déisme et l’athéisme. A. Vinet a le mérite de faire ressortir l’originalité de la célèbre peinture des paysans (« L’on voit certains animaux farouches… et en effet ils sont des hommes ») (« De l’Homme » XI), thème qui n’a guère été abordé à cette époque. Il constate que le moraliste fait preuve d’humanité envers le peuple, ce « pauvre peuple » qui restait jusque-là dans l’anonymat et menait une mode de vie au niveau de la subsistance pure (287). Exaltant la profondeur de sa vision chrétienne, le critique signale la délicatesse morale de La Bruyère, son idéal de l’amitié, son goût de la vie champêtre et sa sensibilité envers les misères du peuple. Adoptant les éléments constitutifs de la doctrine chrétienne, le moraliste « … ne voit pas la vie en beau » et s’appuie davantage sur les maux qui se présentent autour de lui. Au demeurant, il se montre fort sensible à la cruauté des hommes envers leurs semblables : « … ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d’autres hommes » (« De l’Homme » XI). Quoiqu’il n’atteigne pas à la profondeur philosophique de La Rochefoucauld, il se distingue par l’originalité de son écriture, car il dispose d’une multiplicité de figures de style, y compris la litote et l’hyperbole. La vivacité l’emportant chez lui sur la force, A. Vinet tient aussi à observer que son goût de la nature fait défaut à Pascal et à La Rochefoucauld. Grâce à ses nombreux tours, La Bruyère parvient à étonner son lecteur et, du coup, à mieux mettre en évidence un défaut particulier. Le moraliste réussit en plus à rajeunir les lieux communs, ces vérités précieuses qui s’inscrivent dans la mémoire collective (294). Sur un autre plan, A. Vinet fait valoir en particulier la tournure d’esprit démocratique propre à La Bruyère, notamment ses peintures du « fleuriste » et de « l’amateur de fruits » dans le chapitre « De la Mode » (XIII). C’est par là qu’il se distingue aussi de la profondeur de Pascal et de La Rochefoucauld. Loin de se limiter à une notion maîtresse, La Bruyère se sépare de ces deux plus grands moralistes du XVII e siècle par ses réflexions piquantes. A. Vinet prend à 4 Moralistes des seizième et dix-septième siècles, Paris, Librairie Fischbacher, 1904, p. 285. Il convient de noter que, dans son Génie du christianisme (1802), Châteaubriand considère La Bruyère et Pascal comme de grands apologistes de la religion chrétienne. Ralph Albanese 130 tâche, enfin, de montrer à quel point l’auteur des Caractères excelle à créer de fines nuances afin de stimuler son lecteur. L’intérêt principal de l’approche bien documentée de Maurice Lange repose sur la hardiesse avec laquelle il exalte la critique sociale dans les Caractères 5 . Soulignant la malignité qui se cache « sous l’écorce de la politesse, » il met en relief l’audace réelle du moraliste : « Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple » (« Des Grands » IX). Se lamentant sur les inégalités, La Bruyère partage, selon lui, les « griefs communs » du peuple (203). Par ailleurs, il prend à partie les « richesses mal acquises » - par le biais de vols et de concussions - des partisans (178). Le critique prend soin de noter qu’alors que les misères du royaume remontaient à la Fronde, il va de soi que l’avènement de Louis XIV n’a guère mis fin à ces misères (205). Mû par le sentiment d’une disproportion flagrante entre les Grands et les plus humbles, le moraliste déplore, plus précisément, la vénalité des offices qui, sur le plan institutionnel, devient « une plaie sociale » grandissante (212). M. Lange fait référence, à cet égard, à la morale catégorique de La Fontaine qui sous-tend « Le Loup et l’Agneau » : une « si grande disproportion » ne saurait être en effet « l’ouvrage de Dieu » : elle est celui des « hommes, » … « ou la loi des plus forts » (« Des Esprits Forts » XVI) (209) 6 . Malgré cette critique, M. Lange n’envisage pas La Bruyère en tant que réformateur. Bien que sa pensée ait un caractère non-systématique, La Bruyère s’interroge avant tout, d’après lui, sur la mise en rapport des institutions et des mœurs. Il apparaît, en un mot, comme le « disciple laïque » des prédicateurs chrétiens du XVII e siècle (301). Ayant partie liée avec le ministère de Bossuet, Fénelon et l’abbé Fleury, et inspiré par un « apostolat littéraire » (372), il s’agit, pour lui, d’instruire, d’élever et d’améliorer le sort du commun des mortels 7 . Après avoir évoqué le jugement que porte Taine sur le passage controversé de La Bruyère (« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire… » [« Des Ouvrages de l’Esprit » I] : « Là, » dit Taine, « … est sa dernière tristesse et son dernier mot » (378) - M. Lange condamne cette thèse qui envisage le moraliste comme précurseur de la Révolution, car il tient à préciser que le moraliste reste attaché plutôt « à sa religion et à son roi » (391). Il cite alors certains « maux nécessaires » (380) - la noblesse et le système fiscal, par exemple - qui visent à « la conservation de l’Etat et du gouvernement » (« Du Sou- 5 La Bruyère, critique des conditions et des institutions sociales, Paris, Hachette, 1909 (réimprimé chez Slatkine, 1970). 6 Voir à ce sujet J-M. Apostolidès, « Le Spectacle de l’abondance », L’Esprit créateur, XXI (1981), p. 26-34. 7 Il convient de se reporter ici sur F.-X. Cuche, Une pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère et Fénelon, Paris, Ed. du Cerf, 1991. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 131 verain et de la République » X). Traditionnaliste, il se montre effrayé au fond par les transformations de son époque. Toujours est-il qu’il met en lumière la collusion entre la naissance et l’argent. M. Lange se demande, enfin, quelle serait l’attitude de La Bruyère face aux multiples changements entraînés par la Révolution, rénovations dont l’avènement a été préparé, en fait, par les Caractères. Il va jusqu’à entrevoir la réaction positive du moraliste à l’égard de l’héritage révolutionnaire du XVIII e siècle : La proclamation des droits de l’homme, l’abolition des privilèges, le pouvoir donné au mérite, même pauvre, d’aspirer à tous les emplois et de s’élever sans nulle intrigue aux premières dignités de la république, la suppression de la question criminelle, la rupture du contrat ‘funeste et illusoire’ qui abandonnait le soin de lever les impôts à un syndicat d’hommes d’affaires : voilà certes des conquêtes auxquelles il applaudirait, en homme et en citoyen (409-410). Selon le critique, La Bruyère serait un traditionnaliste tiraillé par des « instincts réformateurs 8 ». Soulignant le rôle primordial des sermonnaires chrétiens du XVII e siècle, le moraliste s’appuie sans doute sur l’éloquence sacrée de son époque et cherche, enfin, à laïciser leur critique religieuse. Aussi M. Lange cite-t-il Platon et Descartes, Rabelais et Montaigne, et Boileau et Molière comme les auteurs qui ont sans doute nourri son inspiration laïque. Dans une perspective laïque et républicaine, Gustave Michaut soutient que La Bruyère, notamment dès la quatrième édition (1689), juge que les arrivistes constituent un véritable « danger social » puisqu’ils finissent par installer la noblesse française dans un état de souillure morale 9 . Mettant en avant le « patriotisme » du moraliste, G. Michaut envisage l’auteur des Caractères, à la différence de M. Lange, en critique et en réformateur face à l’affaiblissement des « respectables traditions » françaises (159). Son audace consiste justement à avoir dressé une théorie sociale égalitaire s’apparentant à une mise en question de la hiérarchie des trois ordres à la fin du XVII e siècle. Même s’il discrédite la valeur de la noblesse, le moraliste ne s’avère guère partisan des « idées démocratiques » et s’oppose par là à la perspective tainienne. Loin d’être un « révolté, » il s’agit plutôt pour lui de mettre en relief une réforme susceptible de limiter l’inégalité qui prévaut dans le royaume de Louis XIV. Partisan de la monarchie et des pouvoirs 8 P. Richard, La Bruyère et ses “Caractères”, Amiens, Malfère, 1946, p. 153. Faisant le bilan des idées démocratiques de La Bruyère, P. Richard s’interroge sur la postérité du moraliste, à savoir, le « rayonnement posthume des Caractères » (12). 9 La Bruyère, Paris, Boivin, 1936, p. 158. Ralph Albanese 132 établis, La Bruyère prend à partie néanmoins le despotisme royal et se refuse à accepter cette partie de la théorie du droit divin d’après laquelle « le roi aurait été le propriétaire légitime des biens de ses sujets ». Le moraliste croit plutôt à la réciprocité des droits et des devoirs entre le monarque et ses sujets, ce qui aboutit à « une chaîne de devoirs réciproques » (171). Notons du reste que G. Michaut refuse de voir en La Bruyère un penseur « consciemment » soucieux de subvertir la hiérarchie sociale de son époque. Moraliste laïque au même titre que La Rochefoucauld, l’auteur des Caractères se contente, enfin, de transmettre l’enseignement des prédicateurs chrétiens sans s’identifier totalement à leurs principes (217). D’où la vision nettement républicaine de G. Michaut, qui insiste davantage sur les droits des sujets/ citoyens de l’Ancien Régime. Dans L’Idéal moral et l’idée religieuse dans les « Caractères » de La Bruyère, François Tavera estime que le moraliste vise avant tout à s’inspirer de la raison et du souci de l’universalité 10 . Dans la mesure où le mal provient d’une faible conscience morale, force est de reconnaître, à l’instar de Pascal et de la deuxième réflexion des « Ouvrages de l’Esprit, » la mise en rapport entre l’exactitude de la pensée et la justesse d’ordre comportemental (27) 11 . Mû par le cartésianisme, le tempérament philosophique de La Bruyère l’amène à agir en conséquence de cause en ce qui concerne la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 : catholique orthodoxe, il ne s’empêche pas de condamner « l’hérésie, » d’où son soutien de la politique louis-quatorzienne (57). Dans son chapitre sur les « Esprits Forts » (XVI), toutefois, le moraliste s’éloigne instinctivement des « questions transcendantes » de la religion (77). Passionné par « les auteurs profanes, » La Bruyère fait figure de « père laïque » du petit concile de Bossuet. F. Tavera met en évidence alors la filiation spirituelle du moraliste avec les humanistes du XVI e siècle, tels Erasme, Rabelais et Montaigne. La Bruyère s’avère à tel point sensible à la valeur philosophique du christianisme que ses diverses réflexions du chapitre « Des Esprits Forts » s’apparentent à un « catéchisme raisonné » (102). S’il s’abstient d’évoquer le rôle de la grâce, c’est qu’il soutient que l’homme dispose de la capacité de se réhabiliter par ses propres forces : « … (l’homme) se trouve, en lui-même, le principe de sa chute et de son relèvement ; et cette idée toute païenne et toute platonicienne que la droiture de l’esprit entraîne la rectitude de la volonté et de la conduite » (104). 10 L’Idéal moral et l’idée religieuse dans les « Caractères » de La Bruyère, Paris, Mellottée, 1940, p. 24-25. 11 « Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. » (Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 124). La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 133 Puisque la vertu se situe indépendamment de la religion, F. Tavera en arrive à rattacher la pensée de La Bruyère à la morale laïque et rejoint ainsi « les critiques les plus clairvoyants et les plus autorisés, » à savoir, Nisard, Sainte-Beuve, Taine, Brunetière et Lanson (109) 12 . Dans cette optique, la quête de l’homme raisonnable s’oppose, de toute évidence, à la croyance religieuse (126). L’idéal moral étant bel et bien le fil conducteur des Caractères, F. Tavera ne s’accorde pas avec le moraliste, qui jugeait tardivement que les quinze premiers chapitres de son œuvre servent à préparer le chapitre final (« Des Esprits Forts »). Cette œuvre manquant, en fait, « une idée hautement directrice, » le critique s’en prend, enfin, à la perspective « impressionniste » sur La Bruyère chère à J. Benda 13 . Quant à la dimension religieuse de la pensée de La Bruyère, F. Tavera signale que son apologétique laisse à désirer puisqu’elle s’en tient à une philosophie spiritualiste (208). Selon lui, le moraliste se trouve mal à l’aise en matière théologique et métaphysique ; dans les « Esprits Forts, » sa croyance ne se révèle guère éloignée de l’indifférence d’un Montaigne et sa notion de grâce fait défaut dans sa défense du christianisme (209). Bref, son orthodoxie religieuse s’avère médiocre sinon suspecte. Sans pour autant nier l’audace sous-jacente à cette réflexion célèbre - « Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire » - le critique fait remarquer que la hardiesse satirique de La Bruyère se limite aux abus et aux personnes : malgré son audace, le moraliste n’atteint guère à la pensée radicale (210). Sur un autre plan, dans la mesure où la quête démesurée de la richesse nuit à la formation d’une société susceptible d’acquérir « les vrais biens » relevant de la morale, à savoir, « … le repos, la santé, l’honneur, la conscience, biens incompatibles avec la poursuite insensée et désespérée de la richesse ». Outre l’influence déshumanisante de l’argent, F. Tavera va jusqu’à rapprocher la morale de La Bruyère de celle de Proudhon, qui postulait que « La propriété, c’est le vol » (216). Il convient maintenant d’examiner le discours scolaire qui se dégage de quelques manuels et éditions d’inspiration cléricale. Dans son édition des Caractères, A. Chassang présente La Bruyère en tant que moraliste chrétien qui s’applique à corriger les travers humains 14 . Il s’en remet à Nisard, d’après qui La Bruyère a fait de la morale un genre particulier (xviii). Il signale d’autre part que le moraliste n’aurait pas approuvé « les excès de la démocratie moderne, » mais il privilégie la notion de réforme sociale en vue 12 F. Tavera signale également que, de même que La Fontaine, La Bruyère met en évidence les valeurs sociales de la réciprocité et de la solidarité (180). 13 « La Bruyère », in Tableau de la littérature française, II, Paris, Gallimard, 1939. 14 La Bruyère, Les Caractères, Paris, Garnier, 1879. Ralph Albanese 134 d’éviter une révolution (xxv). N’ayant ni la sublimité de Pascal ni la profondeur de La Rochefoucauld, La Bruyère peint, selon lui, au lieu de s’appuyer sur un raisonnement trop dogmatique (xix) ; il cherche davantage à instruire son public plutôt que de lui plaire. Le critique juge, enfin, que son originalité réelle réside dans sa « hardiesse » en matière de critique sociale et politique. Dans cette même perspective monarchique et chrétienne, l’abbé Caruel, professeur de rhétorique, juge que l’éloge du Roi relève, chez La Bruyère, d’un impératif politique, d’où la nécessité, pour lui, de s’adonner à la gloire royale 15 . Quant à la théorie du droit divin, elle s’avère inadmissible à ses yeux. Ayant identifié divers groupes sociaux qui constituent le cadre urbain (gens de Palais, Partisans et simples Bourgeois), Caruel valorise notamment l’optique urbaine des bourgeois, qui vivent dans l’univers du négoce (159). À cela s’ajoutent les multiples travers et ridicules raillés par le moraliste en ce sens qu’ils finissent par détourner les gens de la connaissance de Dieu (147). Conformément au jugement de Nisard, Caruel estime que La Bruyère se situe entre la vision de Pascal et celle de La Rochefoucauld (149). Loin d’être « un précurseur de 89, » La Bruyère est avant tout un moraliste chrétien. En plus de flétrir les défauts des Grands, il s’applique à réprouver la vanité des riches et la fausse dévotion. Dans son chapitre « De la Mode » (XIII), où il met en scène divers exemples de « types curieux, » c’est-à-dire, d’objets de curiosité mondaine, il met en évidence une continuité morale entre les Français du Grand Siècle et ceux du dix-neuvième. Le critique exalte, enfin, l’efficacité du raisonnement de La Bruyère au sujet des faiblesses intellectuelles des esprits forts. Dans La Littérature française, A. de Parvillez et al. signalent que La Bruyère vise à se moquer des ridicules et dénonce l’injustice des Grands 16 . « Bon chrétien, » il en vient à démontrer la nécessité de l’inégalité des conditions (« Des Esprits Forts ») (739). Mû par le bien et la charité qui relèvent du christianisme, le moraliste cherche à se rendre utile aux autres. S’en remettant à M. Lange, bien qu’il s’entende avec les prédicateurs de son époque, La Bruyère ne fait guère figure de révolutionnaire. Il prend à partie plutôt les défauts des nobles sans mettre en question la noblesse en tant qu’institution. Par ailleurs, il estime que l’égalité des fortunes tient simplement de l’utopie (745). Dans l’optique d’A. de Parvillez, apologiste, La Bruyère se livre, enfin, à une « démonstration didactique » (749). 15 Etudes sur les auteurs français, I, Dijon, Renard, 1882. 16 La Littérature française, Paris, Beauchesne, 1922, p. 738. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 135 Conformément aux manuels qui précèdent, celui de M. Braunshvig est destiné aux écoles confessionnelles 17 . Quoique La Bruyère laisse pressentir, d’après lui, grâce à sa satire sociale et politique, des « tendances révolutionnaires, » il n’en reste pas moins que les « tendances conservatrices » l’emportent chez lui (858). En fait, Braunshvig met en relief la visée apologétique du moraliste, qui prend à tâche de convertir les libertins dans son chapitre sur les « Esprits Forts » (XVI). Bref, on ne peut pas le considérer comme un réformateur social puisqu’il accepte « l’organisation politique » du régime monarchique (860-861). Quant à l’abbé Jean Calvet, auteur de divers manuels d’histoire littéraire et de livres scolaires dans l’optique de l’enseignement confessionnel de la Troisième République, il met en avant les conséquences néfastes de la transformation sociale de la bourgeoisie au XVII e siècle 18 . Sa montée rapide a pour effet de choquer son besoin de hiérarchie, de classification sociale. Outre son désir d’engager ses élèves à moderniser le style de La Bruyère (441), la satire des Grands et des traitants ne suppose pas, chez La Bruyère, une pitié réelle à l’égard du peuple. En un mot, il manque au moraliste la sensibilité évangélique chère à Saint Vincent de Paul (442). Quant aux manuels scolaires qui relèvent de l’inspiration laïque, trois auteurs définissent l’apport du moraliste à l’enseignement républicain : Jacques Demogeot, Charles des Granges et Alfred Rébelliau. J. Demogeot fait le bilan des écrivains et philosophes (Rabelais, Bayle, Voltaire, etc.) qui ont fait avancer la tradition sceptique en France. Le propos célèbre de La Bruyère (« Un homme né chrétien et Français ») signale à ses yeux que la filiation idéologique entre la religion et la monarchie allait bientôt toucher à sa fin : « On sentait que la fin du règne était la fin d’une société… ; » « C’était aussi la fin d’une littérature 19 . » Dans cette même optique, C. des Granges trouve que la pensée de La Bruyère n’est pas aussi systématique que celle de La Rochefoucauld. Le moraliste cherche, selon lui, à faire ressortir le bien ainsi que les instances du mal et du ridicule. Il témoigne alors d’une volonté d’améliorer le sort de l’humanité. Grâce à sa vision philosophique qui illustre des vertus sociales, tels que la solidarité, la charité et les devoirs du citoyen, l’homme s’avère susceptible de correction morale. La Bruyère fait preuve ainsi d’un humanisme profond 20 . Prônant sa clairvoyance et son 17 Notre littérature étudiée dans les textes, Paris, Colin, 1941. 18 Morceaux choisis des auteurs français, Paris, De Gigord, 1941, p. 441. 19 Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1886, p. 469. 20 Histoire de la littérature française, Paris, Hatier, 1910, p. 421. Bien que l’auteur s’identifie avec des vertus sociales relevant du christianisme et qu’il rapproche La Bruyère de Nicole et de Bourdaloue, il n’en demeure pas moins que ses idées politiques s’inscrivent dans la pensée laïque de la Troisième République. Ralph Albanese 136 audace, C. des Granges démontre que dans sa satire des financiers et des Grands, le moraliste va jusqu’au niveau institutionnel de la société monarchique. Aussi laisse-t-il transparaître l’esprit de 1789. Toujours est-il que La Bruyère admet volontiers l’existence de l’inégalité sociale qui apparaît à ses yeux comme une réalité normale. Alfred Rébelliau, de son côté, met en avant la valeur pédagogique des Caractères : La Bruyère est un écrivain « chez qui la forme est le plus profitable à étudier, le plus classique, le plus pédagogique… le fond est le plus instructif, un des plus appropriés à l’usage des hommes et particulièrement des jeunes gens » (cité par F. Tavera, op. cit., p. 177). Le critique s’en remet au jugement de Sainte-Beuve en affirmant que les Caractères sont « … inspirés d’un bout à l’autre d’un spiritualisme très solide et très ardent 21 . » Il importe de noter qu’A. Rébelliau envisage La Bruyère comme un catholique issu de la Contre-Réforme grâce à une éducation fortement religieuse : … il porte nettement la marque de ces générations de la bourgeoisie française venues au monde au milieu même du XVIIème siècle, dans le moment où la régénération catholique donnait tous ses effets, et formées dans tous les collèges, qu’ils fussent universitaires, oratoriens ou jésuites, par une éducation éminemment religieuse (426). Ainsi, le moraliste s’inscrit toujours dans la pensée spiritualiste. Outre son mépris souverain des courtisans, dans sa critique acerbe des Grands, le moraliste va au-delà de la satire jusqu’à en dresser un véritable réquisitoire (426). La Bruyère aurait souffert, selon lui, de son état subalterne. À sa raillerie des « grands, » s’ajoute une sympathie réelle pour le peuple. Par ailleurs, A. Rébelliau discerne, chez lui, le mérite d’avoir « découvert » le peuple au Grand Siècle. Aux antipodes de la corruption des Grands se situe donc le « bon fond » populaire qu’il exalte. Voilà ce qui le rattache, au fond, au XVIII e siècle (427). Du reste, La Bruyère prend à partie les institutions socio-politiques : « il bat en brèche le principe même de l’aristocratie » (428) (cf. « Des Grands » 47). Après avoir signalé l’abdication de la noblesse face à la montée du Tiers Etat, le moraliste s’attaque en observateur laïque aux excès des prêtres en ce qui concerne la vie privée des individus. De plus, dans son chapitre « Du Souverain ou de la République » (X), La Bruyère stigmatise les mauvais conseillers du Roi, les traitant de « flatteurs pernicieux » (429). À cet égard, 21 « Les Moralistes: La Rochefoucauld et La Bruyère », in Petit de Julleville, éd., Histoire de la langue et de la littérature française, V, Paris, Colin, 1898, p. 426. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 137 il convient de noter qu’A. Rébelliau attribue au moraliste un « royalisme de raison » dépourvu de la foi profonde de Bossuet dans le régime monarchique. Le critique valorise, en fin de compte, la place exceptionnelle de La Bruyère dans la pensée morale du XVII e siècle. Sans être un libre penseur, il s’agit avant tout d’un moraliste courageux qui pressent les troubles politiques à venir, et A. Rébelliau va jusqu’à considérer l’auteur des Caractères comme « l’un des patriotes de l’ancien régime » (432). Dans la notice de ses Auteurs français du brevet supérieur, A. Rébelliau s’inspire de Taine et signale que La Bruyère s’aperçoit de son infériorité sociale par rapport aux Grands. Toutefois, bien qu’il critique avec sévérité les abus des Grands, il prend plaisir à garder le contact avec la noblesse de cour : « Nul écrivain, je ne dis pas au dix-septième siècle, mais même au dix-huitième, ne s’est moins contraint que lui sur les abus 22 . » A. Rébelliau pressent alors chez La Bruyère une sorte de « citoyenneté » républicaine avant la lettre et va jusqu’à affirmer, comme on l’a vu, que La Bruyère se livre à « un réquisitoire politique et social » de son époque (xxviii). À la malfaisance des Grands, qui ne sont point portés à faire du bien, s’ajoutent « leur inintelligence, leur paresse, leur inertie » (xxviii). Bref, à ses yeux, « (ils) sont nuls » (xxx). Après avoir critiqué des partisans, A. Rébelliau fait l’éloge de la valeur documentaire des Caractères. Avec Racine et Fénelon, le moraliste partage, selon lui, une conscience généralisée de la misère sociale à la fin du XVII e siècle. Si le critique s’en remet à Taine, c’est qu’il s’accorde avec son jugement sur les limites de la portée philosophique de La Bruyère, à qui la vision systématique de Montaigne, Pascal et La Rochefoucauld fait défaut. Afin de s’interroger sur le statut de La Bruyère dans le canon scolaire républicain, force est de reconnaître, en dernière analyse, que le moraliste fait bel et bien figure d’auteur canonique dans l’enseignement secondaire de la Troisième République au même titre que les autres grands écrivains classiques. On ne saurait alors nier la valeur pédagogique des Caractères dans les programmes officiels du XIX e siècle. Etant donné la rivalité profonde et antagoniste entre les partisans des valeurs chrétiennes et monarchiques et ceux des valeurs laïques et républicaines, on assiste, en fait, à une véritable crise de la pédagogie littéraire en France qui s’avère intimement liée aux « guerres culturelles » du XIX e siècle. Du fait que l’on ne peut pas rattacher La Bruyère à une pensée systématique, on se rend compte de la divergence exceptionnelle des perspectives critiques sur les Caractères. Autant dire que le choix d’un fragment relève, chez La Bruyère, d’un engagement éthique de la part de la critique. 22 Les Auteurs français du brevet supérieur, Paris, Hachette, 1909, p. xxviii. Ralph Albanese 138 Pour les représentants de la droite monarchique et religieuse, il y a une tendance à envisager La Bruyère à la lumière de l’apologétique chrétienne. Représentant valable du christianisme, il s’en tient à la morale évangélique et vise à rassurer son lecteur chrétien de la profondeur de sa foi. Apôtre de la charité chrétienne, il finit par se résigner au monarchisme et se contente d’accepter l’idolâtrie royale. Grâce à l’influence des prédicateurs chrétiens de son époque, le moraliste en arrive à développer aussi une pensée sociale lui permettant de se montrer sensible aux misères du peuple. Il souligne, en plus, la faiblesse intellectuelle des « esprits forts » et s’applique à faire la correction morale des travers humains. Les porte-parole de la gauche laïque et républicaine discernent, chez La Bruyère, notamment dans son chapitre sur les « Esprit Forts » (XVI), une volonté de laïciser les arguments religieux - c’est-à-dire, les éléments constitutifs de l’apologétique de Pascal -, d’où son idéalisme méritocratique. Sa prise de position antimonarchique s’avère liée à la hardiesse de sa satire sociopolitique : la puissance corruptrice, voire déshumanisante de l’argent, l’hypocrisie et la flagornerie des courtisans et l’oppression du peuple. Épris d’une théorie sociale égalitaire, La Bruyère en arrive à pressentir les valeurs progressives des philosophes du XVIII e siècle ainsi que l’héritage de la Révolution. Un tel désaccord moral et idéologique sur les Caractères nous amène à conclure que cette œuvre a été, de toute évidence, lue et comprise de multiples façons à l’École républicaine. Encore faut-il observer aussi que la division des perspectives critiques sur les Caractères qui régnait entre les cléricaux et les républicains existe encore aujourd’hui 23 . 23 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney de leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai. PFSCL XLIV, 86 (2017) La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” J OHN P HILLIPS (G LEN C OVE , NY) La Rochefoucauld 1 wrote two works 2 which are often studied together, the Maximes and the Réflexions Diverses, and whatever the differences in style, in genre, in purpose, in publication etc. both are regarded as works of Lar. the moraliste. One question that arises from studying these works together is whether they share the same view of the forces operative in the human psyche and of the difficulties created by these forces. Without addressing all the RD, the Max. and RDII “De la société” will be considered to see if a close examination can determine whether the two works share the same view of the human psyche. The 1678 edition of the Max. is used because as the last edition published by Lar., it consists of all that he wanted included as well as excluded. RDII is discussed both (a) because its topic (the possibility of honnêtes gens living together in some kind of harmonious société) is such that it should provide a clear though partial test case of whether the view of the human psyche in the Max. would allow for this type of society, and (b) because this RD has been used to suggest that the two works have compatible views of the human pyche. Though RDII recognises some of the same psychological complexities as those seen in the Max., it does not give them the same weight; it does not recognise that even to suggest establishing the society it proposes would require demonstrating how one could control not only one’s own amour-propre, intérets, selfdeceptions, etc. but those of others as well. Without providing this last element RDII would seem to have a view of the human psyche incompatible with that of the Max. 1 This work would not have been possible without the help of Georgette S. Kagan. 2 All references are to the edition of Truchet (Tr.). In order to save space several abbreviations are used: Lar. = La Rochefoucauld; Max. = Maximes, M. = maxime, RD = Réflexions diverses, RDII = Réflexion diverse II. John Phillips 140 Comments made by Robert Kanters 3 provide a useful starting point. According to Kanters (vii) the problem with which Lar. is concerned is the relations of “l’homme avec lui-même et avec les autres” (that is, the relation of amour-propre to amour d’autrui) and in his explication of Lar.’s thought, he presents one possible interpretation of the difficulties Lar. finds in the human condition that arise from this antagonism between amour-propre and amour d’autrui. Each of us (xi) resides in the “prison de son égoisme” as a “prisonnier perpétuel” of his “insatiable appétit”. And “notre moi le plus profond et le plus vorace” not only prevents us from forming relations with others, it is so reprehensible to us that it can not be acknowledged; not only must it be disguised by us from ourselves and from others, it also must be misrepresented to ourselves and others as virtuous. Real virtue, though rare and difficult of attainment, both exists and is essential for a society where we can “nous conduire honnêtement” with others, and where each individual must use the only “force...vertu...règle de notre conduite” which can improve our condition. It is necessary therefore that each individual employ (a) his or her “lucidité vis-à-vis nous-mêmes” to counterract the specific “mal vis-à-vis soi-même” (namely, the “mensonge qui nous rend dupe des apparences de la vertu”) and that each also employ (b) “la politesse (based on this lucidité) visà-vis les autres” to counteract the specific “mal vis-à-vis les autres” (namely, “la soif de domination et de possession”). He sees Lar. proposing in the Max. and in the RD a “morale” that allows for a “humanité difficile” however arduous this is to reach. Kanters’ remarks on lucidité and politesse clarify the question addressed here. If the Max. allow for the possibilty of a lucidité sufficient for the société and politesse proposed in RDII., the existence of this society would require that this lucidité lead to the ability to control or modify the internal forces, antagonistic to the formation of this society, brought to consciousness by this lucidité. These forces are the impulses, passions, etc., or, in the words of RDII. 185, the fact that “Chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres; on se préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on leur fait presque toujours sentir cette préférence; c’est ce qui trouble et qui détruit la société.” The Max. however do not seem to show any such power sufficient to control these forces 4 . It is possible to see in the Max. the potential for an individual to attain a high level of self-understanding, and thereby to come to an awareness of the myriad forces at work in the self, but this can not be made the foundation of the société of RDII; this société would require one not only to be aware of these forces, but also to be able to control one’s own amour-propre as well as that of others, or in the words 3 In his introduction (pp.vi-xx) to the Pléiade edition of Lar.’s works. 4 In fact many critics think that they show just the opposite. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 141 of RDII. 185-186: “Il faudrait du moins savoir cacher ce désir de préférence, puisqu’il est trop naturel en nous pour nous en pouvoir défaire; il faudrait faire son plaisir et celui des autres, ménager leur amour-propre, et ne le blesser jamais”. Whatever lucidité is allowed for in the Max., it does not by itself seem sufficient to lead to the control necessary for the creation of the société of RDII. 5 As often noted, the Max. are not a systematic philosophical treatise but are best treated as a literary work, though one that is quite difficult to interpret. Not everything in the work is pessimistic nor is every maxime concerned with the insuperable difficulties of human life. The Max. do however present a picture of the human psyche such that the attainment of knowledge of one’s self seems particularly difficult if not impossible. Without knowledge of the self, it is not clear how we obtain control over the forces internal to the self which profoundly affect human thought and actions, and which are required by RDII to be controlled in order to create the society it proposes; the possibility of having genuine, honest interpersonal relations is severely hampered by these unacknowledged, powerful needs, drives, fears, anxieties, etc. And it can be argued that the obstacles which block self-knowledge are not religious 6 but psychological. The following footnote is meant to be a brief summary of ideas which might be generally accepted about the Max. view of the self. It is assumed that many maximes are discrete observations not necessarily indicating what happens on every single occurence of a specific concept (honneur, paresse, etc.) discussed. This is not meant to be an account of all aspects of the Max. but only to serve to emphasize and perhaps exaggerate some of the elements of 5 Campion (56,70) agrees with this point while Chariatte (63, 69, 106, 113-114, 116, 207, 211, 238, 252, 263, 268) disagrees. 6 Truchet (LXVIII-LXXI) has sound comments on the explicit religious references in the Max., noting that because he wrote a “livre profane” Lar. intentionally omitted the maximes he had written refering to religion (XXIII) though he had “raisons d’opportunité” to present his book in a Jansenist manner for the first edition. All these religious references were then dropped in part because he was interested in allowing the reader to interpret the book. Bénichou (14-15, 23-25) rightly remarks of those who wrote with a religious intention that “ils le disent”; this is not the case with Lar. Note that Kanters above opposes amour-propre to amour d’autrui and not to amour de Dieu, which seems to imply he thinks psychology is more important than religion. This last is the position of this paper. See perhaps also Louis Cognet, De la dévotion moderne à la spiritualité française, Paris: Librairie Arthème Fayard, 1958, p.102 . John Phillips 142 the psyche that would have to be accounted for in order for the society in RDII to succesfully exist. 7 7 Among the obstacles to knowledge of the self, and to control of it, is that our very volonté (M.297) is imperceptibly moved and turned by the body’s humeurs proceeding together in their course. Since the humeurs affect our volition in a way that is not available to perception, we can not understand what they make us want to do. They have a considerable part in all our actions, a veritable empire secret. Not knowing this nor how they affect our volition (and being (M.295) far from knowing all our volontés) it is hard to see how we could attain much knowledge or control of the self. And (M.45) the caprice of our humeur is more bizarre than that of fortune. In our coeur (which consists of so many logically, rationally incompatible elements that it defies comprehension by the human imagination (M.478)) there is a continuous creation of passions (M.10) such that the death of one is the creation of another, and what we (M.11) think we recognise as one passion (say audacité), has in fact been produced by its contraire (timidité). This activity is not within our control, and in part not even known to us. Since passions can be produced by their contraires it would be difficult to recognise and understand our own and others’ actions and thoughts and so account for our and their virtuous and non-virtuous acts. How long these passions last (M.5) is not within our control, suggesting we can not account for our behavior. We carefully manipulate (M.12) religiously and socially acceptable and esteemed appearances, for example of piété and of honneur, to hide passions we do not want others and perhaps ourselves to know we experience, but this is done in vain for these passions are nonetheless recognisable, visible to others and perhaps to ourselves. If the health of the âme (M.188) is comparable to that of the body, we could never be certain that the âme’s health is stable and guaranteed, since despite appearances to the contrary, it is always in danger of being emporté by passions, just as the healthy body can fall sick at any moment. Even successful resistence to passion (M.122) is not something for which our moral strength deserves credit as the success of the resistance is more often due to the weakness of the passion. If we can not recognise a passion operating in us, we can not be counted on to win out over passion whether by force or by reason. Since we do not know all that our passions make us do (M.460), it would be difficult to claim we know ourselves, and we can not claim to control what they make us do nor account for these actions. They impose actions on us without our knowing it. That we know our esprit (M.103) does not mean that we know our cœur, and in fact the esprit is (M.101) the dupe of the cœur, and so is less powerful and less useful than asssumed. The part of the psyche usually expected to be capable of the greatest understanding is thus deceived and misled by another part without realising it, thereby hindering knowledge and control of the self. We often think we are controlling our actions when they are being controlled by our cœur, yet we give credit to our esprit (M.43) for directing our actions when it is our cœur which makes us have this mistaken belief. We believe that esprit is leading us toward one but, yet though we can not perceive it, we are dragged by our cœur towards La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 143 another but. Believing that our esprit is in control shows that our esprit does not understand our coeur and that it is the dupe of the coeur. Often we do not want to know our self, to know who we are, nor do we want others to know this, and so we hide and disguise our self both from others and from ourselves. In order (M.256) to make people believe that we are what we want them to think we are, we create and wear a mine, an external appearance designed to produce in others the belief that this appearance is what we are, which is done to conceal what we think are bad or negative things. The world is only composed of mines, these false external appearances concocted by everyone to induce in all the belief that this external appearance is what each person is. This mutual deception perhaps raises the question whether anyone ever knows what anyone else really is, and suggests that since each of us does it, we may not believe that anyone is what their mine is and we may realise that we are not simply what our mine says we are. Whatever its origin, a situation (M.119) is created such that we so habituate ourselves to disguising ourselves from others to deceive them that we end up disguising ourselves from ourselves, with the result, and probably the intention, that we deceive ourselves. Most likely we disguise things we identify as giving to others and to ourselves a negative, shameful etc. view of us. Since this activity results in our hiding from ourselves some of the knowldege of ourselves we may have attained, it eliminates the possibility of gaining a more complete understanding of ourselves, as whether we fool others or not, we fool ourselves. We believe our own deceptions. We recognised, knew or suspected something negative, something not to be acknowledged, we hid it from others or made it appear to others as if it were not negative, until finally we ourselves no longer realised we were disguising something, we forgot it was negative and we believed it was good. We became the part we played. Deceiving ourselves (M.115) and being unaware we are doing so is easy, deceiving others is more difficult; they at least recognise they are being deceieved, and do so more easily than we recognise we are deceiving ourselves. One reason this may be true (M.114) is that we are inconsolable when deceived by enemies and betrayed by friends, but when we deceive and betray ourselves, we are satisfied, because our self-deception allows us to maintain the positive image of ourselves we think we must have. This suggests we have a kind of double standard. The feelings of outrage, of being wronged in regard to others betraying and deceiving us are not quite what they seem, since we have no such feelings towards ourselves when we do the same things to ourselves. Taking a moral stand against others (in both defense and proof of our “virtue” and “goodness”) when they do something we find morally reprehensible, is much easier than taking the same moral stand toward our own behavior when we do the same things, and do so in defense of our “goodness”. The limitations and difficulties suggested by the psychology of the Max. would make the requirements for relations in the society of RDII hard to meet. The lucid, honest examination of one’s own and other’s needs, fears, anxieties, etc, however limited, is essential for successful relations, but is often very much not desired, and in fact is actively resisted, as we all resemble the “fou d’Athènes” (M.92) in John Phillips 144 To examine this question, it is necessary to analyse RDII in detail and interpret it from the perspective of the Max. 8 One can then see the psychological expectations RDII has of its members, which may then be that it can be a shocking blow to learn that our favorable opinions of ourselves are just exaggerated (if not insane) wish-fulfillment fantasies divorced from reality, suggesting we would rather reject the truth than reject our fantasies. We have such (M.411) a need to hide our défauts that we invent means of hiding them which are less forgiveable than the défauts themselves. One might even say, in part ironically, that (M.36) nature gave us orgueil to allow us to avoid the douleur that comes from recognising our imperfections. If in helping others see and understand themselves as they really are, good and bad, we believe we are doing them a bienfait, they see it as a dangerous and unwelcome service (M.238, M.299, perhaps M.14). In fact (37) it is orgueil and not bonté which makes us critize the fautes of others, and we do not do this for their benefit, to help them, but to show them we do not have their fautes. And orgueil (M.462) not only has us blame fautes we believe we do not have, it actually makes us mépriser the good qualities we do not have. Each person (M.315) is usually unwilling to reveal the fonds of his cœur because of his défiance of himself, not of others. Each at times recognises his own défauts but when he can not corriger them, converts them into an honneur (M.442). And when we admit to défauts (M. 327) it is only the smallest ones and it is done to persuade others that we do not have the greater ones. Insight into others (M.132) is much easier than insight into oneself. Real sincérité (M.62), though worthy, is extremely rare, and what is usually encountered is a dissimulation to gain the confidence of others. In fact sincérité (M.383) is a way to keep attention on ourselves and control the way others see our défauts. A “realistic” image (M.116) of people giving and receiving conseils would show how much covert manipulation of each other there is as each seeks his own benefits. And pitié (M.88) for others is a careful apportionment of our sympathy based on what we calculate we will receive in the future if needed. Though we are not usually brave enough to admit it (M.397) we often have a rather Manichean view of ourselves and others, wherein we have no défauts, and others (whom we see as nos ennemis) have no good qualities. It is amour-propre which (M.88) measuring the satisfaction we get rates the bonnes qualités of our amis. 8 The conclusions of this paper are to some extent similar to those of A. Brunn (2015). Brunn sees the RD as tending to emphazise the difficulties encountered in trying to attain some kind of ideal of honnêteté. It is thus necessary to understand the RD as indicating the accommodations and compromises necessitated by the limitations of human nature. These limitations are those set forth in the Max. and the RD are a consideration of these limitations as they arise, for example in conversation, in langage, etc. Brunn does not see Lar. as prescribing behavior and so he does not see him proposing any “art de la conversation” but rather as presenting a warning about the traps and dangers which might await one in conversation. Clearly he is not suggesting the continuity claimed by the critics discussed here nor is he discussing in detail the shared assumptions of a single RD and the Max. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 145 compared to those in the Max. RDII is composed of ten paragraphs (here designated I, II, III,...X) each of which generally stands on its own (with some overlapping) and this analysis will proceed paragraph by paragraph. The object is to point out the difficulties which arise if one claims the two works share the same assumptions about the human psyche, so no attempt is made to do justice to all possible readings of RDII. Although the narrator of RDII (I) is concerned only with the société of honnêtes gens and not with amitié, he dicusses without explanation amis (IV, V, IX). This perhaps implies that amis will be found in any society of honnêtes gens, and it does seem that some of the behavior required (IX) could only be expected from and for amis. It first seems the narrator is describing the requirements for any and all members of this society, but from III onwards it is suggested that he is primarily thinking of an individual said to have a certain superiorité vis-à-vis the others in the group. Though the narrator does not always stress this superiorité, it often seems (even in I and II) implied that the actions required are unlikely to be carried out by any member of the group. There will be then a person (or persons), superior to the other members, who will have to have escaped, or not been susceptible to, the psychological complexities and difficulties depicted in the Max. in order to behave as required in RDII, in order to be able to lead and instruct etc. the others, to ménager and not blesser their amour-propre, etc. According to RDII, it does not seem that this individual will in turn encounter other superior individuals who can behave toward him as he does toward others, nor that the existence and actions of such a superior individual need to be taken into consideration in the formation of this society so as to avoid tensions. Some readings of the Max. do not allow for such an individual whose superiority exempts him so consistently from the difficulties of the human predicament, and the narrator of RDII assumes that the good intentions of the superior one are in fact good and uncomplicated and so may be left unexamined, but this lack of examination might find little warrant in the Max. RDII (I,II) is concerned with a certain société and not with amitié. This société is necessary for all; no one can live without it. All desire this société (it is a plaisir) and search for it, though few are able to make it agréable and lasting. This société then is a desired good necessary and wanted by all yet unobtainable by most. RDII as a whole points to a desirable ideal to be attained, to the potential obstacles to attaining it, and to ways these may be overcome or avoided. Seen from the perspective of the Max., however, RDII poses obstacles for which RDII’s solutions do not seem sufficient. This société (II) is difficult to establish as each person wants his own plaisir and avantages, and at the expense of others. One always prefers one- John Phillips 146 self (se préférer) to others, and one almost always makes others feel (sentir) this. But this prefering oneself to others and making them recognise it disturbs (trouble) and destroys (détruit) the society one needs and desires. As each person has these incompatible, mutually self-defeating needs, to establish this society one must conceal one of the needs. Since one (the desire to prefer oneself) is so natural it cannot be changed, the other (making others feel one’s desire for self-preference) must be changed, must be concealed from others. One must therefore spare (ménager) the amourpropre of others and never wound (blesser) it. It seems that the individual (II) capable of controlling the amour-propre of others must be the superior one of paragraph III. The desire for selfpreference is closely related to the amour-propre of the Max. 9 but how this self-preference influences the members of this society is not understood in exactly the same way it is in the Max. The Max. do not indicate that one can consistently control one’s own amour-propre (nor how one could do so), let alone the amour-propre of others. Yet controlling one’s own amour-propre would presumably be a pre-condition for controlling that of others. It is unclear how easily amour-propre would consistently sacrifice or postpone its own pleasures as well as conceal its desire to prefer itself. It (II) seems reasonable to assume that even such an exceptional individual might have others attempting to exercise the same control over him, hiding their own desires for self-preference, managing, not wounding his amour-propre, etc. A situation would exist where some were manipulating others while in turn being manipulated, but how this would affect the establishment of this society is left unexamined. The Max. suggest that it would be crucial to examine the superior one’s motives for this kind of self-sacrifice; if these motives were claimed to constitute a simple, transparent self-sacrifice for the common good, it would be a rare event from the perspective of the Max. Paragraph III makes clear what this significant difference between some members and others consists of. Esprit is not sufficient to bring about this society unless supported by bon sens, humeur and mutual égards, as without these in harmony the unions formed are temporary. One can have a society with those to whom one is superior in naissance or other qualités, but only if this superiority is not misused against them. The superior one must almost never allow others to perceive this superiority; instead he should use it to instruire others, to make them realize they need to be conduit, and to lead them by raison, all while he [s’]accommoder as far as possible to their sentiments and intérêts. Here is a clear, significant division of the members of this society into two unequal groupings, one of which leads, instructs, 9 See for example Lafond (1977) 104, and Starobinski (1966) II 227. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 147 manages etc. the other. Nothing is said about how the non-superior ones might experience and react to, even resist, the superior one, nor is mention made of problems this might cause for the establishment of this society, especially since the superior one might encounter others who were themselves superior. The basis for this superiority is either naissance or unspecified qualités personnelles, which suggests the characteristics traditionally associated with the French nobility; if so, one could anticipate finding many of the same problems which existed in the actual contemporary nobility. Nor do the Max. seem to assume that there are individuals who are capable of such control over others and sufficient control over themselves to be able to consciously and consistently modify their own sentiments and intérêts as here required. We do not learn whether the superior one needs to know and examine his own motives, nor the extent to which resorting to persuasion and deceit might be detrimental, since this society would be based on the deception of one part by the other. The next (IV) potential obstacle concerns freedom (liberté), but freedom and enslavement (servitude) primarily refer to the inconveniences members can cause by making demands on one another to participate in this society in ways they do not wish to, with a specific regard for the demands made on the superior one. This society, both necessary and desired, must allow each to participate or withdraw without constraint, indicating that the bonds between members are voluntary and chosen by each with a view to each one’s own interests; though this is not unexpected, it suggests doubts about the ultimate cohesiveness of the whole when one considers the demands made on each described in IX. The members (primarily the superior one) seem quite sensitive about what others may demand of them, fearing that they always will have to be available to see one another, to socialize together, to contribute to each other’s divertissement, etc. Though these activities are necessary, the absence of limitations can destroy what they are meant to preserve. The indulgence of others is necessary, but must appear to be given freely, implying it is not always so given. In fact the superior one has to make an effort to persuade others that, in following their sentiment, he is actually following his own. This resembles the earlier (II) necessary behavior, the need to ménager and not blesser the amour-propre of others. Again no explanation is given for how this would work, especially given the reluctance shown here (IV) concerning what others will require and demand. How it would be possible for the superior one to control the forces in his psyche in order to do this is not explained. And there is no comment on the deception of others, nor any on whether the motives for it are fully understood or simply assumed to be for the common good. John Phillips 148 Another obstacle (V) is how to handle the recognition of others’ défauts, specifically how the superior one can do this and not alienate them. For this society to function one must excuser the défauts of others, especially when they are innate and less important than their bonnes qualités. Deception is required because the superior one must not allow others to see he has been shocked by their défauts and he must ménager their amour-propre, so that not only do they not see that he has recognised their défauts and been shocked, but they must be led to think they themselves had noticed their own shortcomings. This is done so they may think, falsely, that they have seen and corrected these themselves. The Max. do not seem to envision the possibility of many such benevolent acts. It is difficult to see how the superior one could evaluate the défauts and good qualities of others without his own amour-propre, needs, and interests etc. playing a significant and ultimately distorting role. The superior one’s motives go unexamined, but a reader of the Max. would need to have explained how this individual is not seeing others through the prism of his own amour-propre etc., thereby introducing a host of obstacles to the creation of this society. Attention is not given to how others could be so easily deceived or misled, nor to the possibility that others might be deceiving and misleading him. If the Max. are at all concerned with disabusing people of their mistaken beliefs about themselves, deceiving others about the mérite they are tricked into thinking they obtain from recognising and correcting their own défauts, when they have done no such thing, seems to undermine the very notion of mérite. And this does not seem to be analagous to the Socratic aporetic irony, as this superior one more resembles an anti-Socrates (or the Xenophontic Socrates), as he thinks he knows what is best, hence his license to impose it. The superior one seems to have reached a more “enlightened” level of understanding than his fellows, with the result that the can simply cut through the Gordian knot of the human psychological predicament as depicted in the Max. Some individuals seem not have to struggle with the limitations inherent in the human condition, but having been given a dispensation, can manage others without having to take themselves into account. The next sections (VI,VII) point to two elements, essential to the functioning of this society, which protect against possible threats posed by its members to one another. Politesse (VI) and confiance (VII) can function as shields against disruptive events which may arise in conversation. When interlocutors express their opinions with too much vehemence and so unthinkingly let escape words which are unpleasant 10 and shock others or are themselves shocked, politesse allows for the hearing of raillerie in such a 10 See for example Brunn (2009) 151ff. for a discussion of how raillerie was viewed in France as well as in Europe at this time. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 149 way as to avoid this unpleasantness. It may also (VII) happen that the members of this society experience fear because of what others say by imprudence, hence the need for confiance shared by all and producing in all an “air de sureté et de discrétion” which can lead to never having to be afraid or to cause others to feel fear. Here (VI,VII) it does not seem the superior one alone poses these dangers, as these are things all might experience or cause others to experience, but certainly the one able to conduire, instruire etc. others might be the one most likely to produce this shock, this fear. We are not told how anyone with the psychology described in the Max. could successfully, consistently exercise the control of the self required here. Shock and fear are likely to cause real, significant psychological tension and create situations requiring considerable self-knowledge and knowledge of others in order to be managed. The shock and fear potentially caused (IX) by careless speech are real threats to the existence of this society, threats which, though only hinted at here, seem to suggest the hidden and destructive forces of the Max. To emphasize the importance of mutual pleasure for this society, an image (VIII) illustrates the necessity for variety in the production of this pleasure. Different ways to achieve this are acceptable as long as all aide au plaisir de la société and meet the outcome aimed at, namely, to resemble the justesse of the voix and the instruments found in music. But the more closely one examines this image, the more it points to the difficulties inherent in these attempts to establish and maintain such a society. Musical instruments are mechanical man-made objects, human beings are not and so may not be as easily manipulated, though the human voice does allow for some measure of control. A musical production involving voices and instruments assumes there is someone who manages and directs all, again suggesting there is someone in this society who is somehow exempted from the “dissonances” likely to be produced in any group whose psychology resembles what is seen in the Max. While instruments which do not harmonize could be made to do so, this would not require the instruments to be “willing” to suppress or modify their own “plaisir” for the sake of the group, since being inanimate they would have no such inclinations. For the members of this society, however, for whom mechanical adjustments are impossible, the crucial question would be how amour-propre is ménagé and not blessé. This image omits the tensions that would arise in this society because it ignores the question of whether all can have that preference for self, which can not (II) be eliminated but must be concealed, without there arising insoluble conflicts. Considered from the perspective of the Max. this indicates how precarious the whole enterprise proposed in RDII is. The superior one is supposed to be capable of entering into the deepest replis of John Phillips 150 the cœur of others, though it is not clear that he has the necessary selfawareness or a clear sense this would be as dangerous for him as for the others. The dangers inherent in what he is trying to do are presented as if the risks were neglible and only faced by those without this superiority. People often do not have the same intérêts (IX) so the douceur of society is most easily achieved if individuals do not have ones that are contraires. It is best when the superior one can be utile for his amis, can spare (épargner) their chagrins, can show that he shares these with them, and either turn their thoughts away from theses chagrins or remove them. At least he must replace the chagrins with agréable things which would more pleasantly occupy their minds. It is through speech (parler) that he must approach matters which are important for them provided they allow (permettent) this, while keeping in mind that politesse and humanité require that he should not “entrer trop avant dans les replis de leurs cœurs”. It is painful (peine) for them to allow others to see what they know is hidden in their replis, and even more painful when others penetrate to matters they themselves do not know are there and expose these to them and to others. This society affords its members an infinite number of topics to talk about sincèrement but almost no one has the qualities (docilité, bon sens) needed to receive the advice required to sustain this society. Each wants to have insight into himself and the replis of his cœur but only in some areas, not in all, because each is afraid to know “toute sorte de vérité”. Replis du coeur (IX) would include what in the Max. are the forces operative in the human psyche including both those one does not know about and those one does not want to know about. These would include, for example, the forces that lead one to believe that one’s motives are virtuous when they are not, forces of which one is unaware yet which exert control over one’s actions and thoughts even as one imagines one is acting on the basis of conscious volition, as well as the usual varied fears, anxieties, internal conflicts, animosities, self-deceptions, and deceptions and exploitations of others etc. The superior one does not need to be on guard against others seeing things in the replis of his cœur which he can not or does not want to discuss, or of which he is unaware or which cause him fear. Since he is able to participate in and direct these discussions without fearing that his own amour-propre, intérêts, etc. might have a disruptive and destructive effect, he must have a level of control over these forces which does not seem to be provided for in the Max. The unspecified chagrins (IX) experienced by the amis would include many powerful and negative feelings, etc., things which might have been hidden from others and even from themselves, perhaps the most difficult things humans experience. The superior one undertakes to be utile to his La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 151 friends in regard to these chagrins without having been asked to do so but knowing he must get permission, though it is unclear what meaningful permission they could grant concerning things unknown to them. Sparing the amis these chagrins probably includes preventing them from fully experiencing them as well as sharing them when they can not be eliminated. This sharing would involve lessening the negative effects of these chagrins, replacing them with less unpleasant objects which can serve as a distraction, but in doing so the superior one would also experience these painful, negative things partially or vicariously, and so would have to be able to carefully control his own desire for self-preference and could not simply look to his own pleasure. This seems a dangerous activity, potentially disruptive of the harmony sought in this society if done incorrectly. There are limits to what one is willing and able to know because of the frightening vérités known or suspected to exist in the replis du cœur, vérités of which one may be unaware but which nevertheless can be perceived by others, vérités hidden for good reason. Some of these probably are such that it is almost impossible to bring them to the level of consciousness or discussion. With such fears and so much unknown and given the psychological assumptions of the Max., it is difficult to see how this could consistently come off well; no one knows enough, no one controls enough to do this safely. RDII ends with a comparison. Just as it is necessary to keep the appropriate distance in order to see objects correctly, so it is necessary to maintain the appropriate distance from the members of this group in order to establish and maintain this society. This is because each person has a point de vue from which he wants to be regardé; one often has raisons why one does not want to be éclairé too closely, almost no one wants to always and in all things let himself be seen such as he actually is. As was true of the earlier image (VIII) the lack of a clear correspondance between this image and what it is meant to clarify suggests difficulties inherent in the establishment of such a society. The need to maintain distance to see objects is not the same as the need to maintain distance from members of this group to preserve this society. Objects do not have emotional relations with each other or with human observers, and do not make demands on people observing them. Objects do not hide things, have nothing to fear, nothing to conceal, no opinion about how they are viewed; they have no chagrins, no replis de cœur, they do not form a société. In the Max. one sees plenty of occasions where people do not want to know, or are not able to know, too much about themselves, and they too have raisons. They have powerful reasons to try to make sure they are only seen by others from a perspective they themselves have carefully tried to manage, since they believe it is John Phillips 152 essential to control the opinions others have of them, in order to influence or deceive others and often to deceive themselves. The Max. seem to view deception and self-deception in such areas as a constant inherent temptation and danger and as a result they insist on the necessity for questioning, examining and mistrusting one’s raisons. Since human limitations can neither be ignored nor eradicated, the Max. emphasize the importance as well as the difficulty of attempting to determine what can and should be known and seen, and why or why not, as part of the project of achieving whatever degrees of lucidity and déniaisement are possible. When RDII is examined from the point of view of the Max., though many of the psychological difficulties shown to be facing man in the Max. are explicitly or implicitly present, what is not present is any suggestion that RDII shows how to master or modify these psychic forces so as to allow for the achievement of this necessary and desired société. In turning to studies of Lar., some critics 11 have not commented on this matter, some think that the Max. and RDII as well as the other RD are not compatible 12 , and some think they are. Here attention will be given to some who disagree with this paper’s thesis, especially to the analyses of J. Lafond as the most important critic of Lar. As stated, it might seem a mistake to treat in such detail works so different in genre, in tone, in purpose and in terms of publication, but perhaps a detailed analysis will bring to the fore the difficulties which have to be resolved if one is to claim that the works share essential psychological assumptions. All discussions of these critics assume that the above analysis of RDII is kept in mind. Lafond’s thorough, influential analysis of Lar.’s work, though not simply concerned with the relationship between these two works, has observations pertinent to this paper 13 . His account of Lar.’s overall purpose does not support this paper’s thesis, as he does not think that the psychology of the Max. is incompatible with a société such as that proposed in RDII. In both works Lar. is seeking a “sagesse humaine”, part of an “honnêtete”, an “art de vivre en société” which includes a requirement to “s’accommoder de l’amourpropre d’autrui par la limitation volontaire du sien” 14 . Lar.’s “système de l’amour-propre” and its extension “la théorie de l’honnêtete” are meant to lead the reader to realise that all purely human hope of reaching some real “sagesse” will be insufficient and so one must turn to religion (211); however Lafond’s analysis of the amour-propre etc. of the Max. does not sufficiently demonstrate how this very amour-propre does not in fact 11 See for example Adam and Barthes. 12 See for example Rosso and Doubrovsky. 13 See for example Lafond (1977) 68, 73, 160, 163, 165, 167, 183, 192. 14 See Lafond (1977) 211. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 153 preclude the accomplishment of this religious purpose 15 . That Lar. has a religious intent is part of Lafond's argument for the compatibility of the two works but some of his support for this intention may be weaker than he supposes. One text which he (67-68, 73, 160, 183, 184, 185, 190, 197) relies on heavily is a letter 16 Lar. wrote to Thomas Esprit. Lafond says this letter contains the definitive proof of the intention of the Max., which is to denounce “les vertus des anciens philosophes” so as to show that men “lorsque la foi ne s’en mêle pas” can have only the false appearance of virtue. This letter is said to “justifier” (160) the harshness of Lar.’ view of human nature because 17 “l'on n’a pu trop exagérer les misères et les contrariétés du coeur humain pour humilier l’orgueil ridicule dont il est rempli et lui faire voir le besoin qu’il a en toutes choses d’être soutenu et redressé par le christianisme”. The intention of the Max. is to show man his “impuissance à se sauver par luimême pour n’attendre son salut que de la religion”. This same quote clarifies (183) the “finalité implicite” of the Max. by showing man his need for “la seule solution véritable, la solution chrétienne”. But not enough consideration is given to the time and circumstance of the writing of this letter, which Grubbs 18 details. It was written when Lar. was very worried about the reception the Max. would get; because many of the initial readers had a negative reaction 19 he sought the approval of others in order to better defend his work 20 . The letter shows 21 that Lar. wants Thomas Esprit to think Lar. and J. Esprit produced the Max. in collaboration, as Lar. is trying to avoid taking full responsibilty. It seems clear from this letter, from the sondage he had Mme de Sablé take, and from the letters to and from her and others, that Lar. was quite anxious about the work’s reception, perhaps in part because of the troubles caused by the pirated edition of his Mémoires. And whatever borrowing from J.Esprit 22 he might have made, he never published anything with him, and what J. Esprit published much later is a very different, entirely religious work. Lar. also twice writes that changing the ordre of the Max. would answer critics’ objections, which does not seem 15 See for example Lafond (1977) 38 where he claims one can “ménager l’amourpropre des autres”. 16 Tr. 577-579, 6 February 1664. 17 Tr. 578. 18 Grubbs (1932-33) 26-28, 32-34. 19 Grubbs 32. 20 Note for example as signs of Lar.’s concern his use of the words peril, salut, criminelles, indicating he thinks the accusations are serious. 21 Grubbs 27. 22 Grubbs 26-27. John Phillips 154 an effective response. In addition Lafond’s view does not allow for possible modifications in Lar.’s intentions even though he never published maximes showing any religious intentions, dropped MS.1 and the Préface by La Chapelle-Bessé, changed the first Avis au lecteur, and continued writing and modifying for another dozen years or so. And significantly, since this letter was never published and probably was not seen by many if any readers, whatever purpose it served beyond trying to influence Thomas Esprit, it can not have been effective in indicating to readers the “finalité implicite” claimed by Lafond. The letter even implies that Thomas Esprit himself did not see the Max.’s religious purpose but had to have it explained to him. 23 23 Plazenet is in her edition not particularly concerned with the relation of the Max. to RDII but she does say (36) that RDII’s société is simply a “traffic d’intérêts” which has many of the negative elements found in the Max. (the rule of amour-propre, the need for variété and divertissement, etc.) and so is not approved of by Lar., who is just providing rules for getting along in this commerce. She is however, even more than Lafond, whom she follows in many points, certain that Lar. writes with a religious intention (a “vocation apologétique” 113) but she too leaves unexamined some of the same things Lafond does. She often cites (e.g. 12, 15, 28, 37, 47) contemporaries of Lar. who support their ideas with explicit references to Dieu, to Christian ideas and dogma, etc. but without explaining how significantly different this is from what Lar. does. Thus the Max. are related to the Pensées in their “intention religieuse” (59); the Max. are written by Lar. as a “prélude à la conversion”, a “propédeutique” (69) of “la vie chrétienne” for “honnêtes gens” (70). She thinks (47-48, 50-51, 60) that Lar. was significantly influenced by the ideas of Pascal’s apologétique, which claim she says is supported (50), surprisingly, because Lafond in his book (1977) refers to Pascal more than to any other author. In fact (70) Lar. was “le disciple” of Saint-Cyran who was “le maître”. She discusses much of the explicitly religious material Lar. rejected and claims (18) that the “lucidité” of the Max. is the first step toward “Vérité” with an initial capital letter. She claims however that the religious material was rejected by Lar. because of (20) his “profonde révérence envers la religion”. But her account (11-26) is puzzling. She presents a Lar. who in his writings is initially very explicit about his religious intention but who then eliminates the religious references out of respect for religion because he wants to present himself as not explicitly religious; this is done because (1) as a “duc et pair” it is against bienséance to act as a “directeur de conscience” and (2) on literary grounds because authors thought it best to avoid a mélange of genres and régistres. Yet we are told that he is also leading readers toward “Vérité”, that he is in effect saturated with the ideas of St. Augustin and augustinisme, and that many of those around him were very clear about the religious intention of his writing. This seems like having it both ways at once: he does not think he should be a guide but he is leading others toward “Vérité” and almost everyone knows it, yet he then presents himself as not being explicit about his religious intentions. She also (75) is not clear about how the letter he wrote to Thomas Esprit fits into this. If the Max. were obviously Christian and since if all La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 155 Lafond claims that the Max. and the RD are not in opposition to, or in contradiction with, one another but are unified 24 . To support this he treats all of the extant written material, what was rejected or suppressed or never meant to be published, as of equal value to what was published. Lafond then bases his argument several times on the Préface written at Lar.’s request by La Chapelle-Bessé, and he does this even though Lar. expressed dissatisfaction with it in a letter and dropped it after the first edition, though we do not know why he did so. Lafond claims it was originally included because Lar. was worried about how the Max. would be received outside Mme de Sablé’s circle, but he could drop it once he had seen the reception was such he did not need it. A. Adam 25 for example thinks he may have done so because it made him seem too much of a Jansenist; there may well have been other grounds for rejecting it 26 . As an example, Lafond 27 refers favorably to the section of the Préface (Tr. 272) concerning the besieged town and claims the comparison shows that, just as the besieged residents must be content with fake money produced in the town, so must we “sur le plan humain” be content with the “apparences” of virtue as this is the best that may be obtained in a fallen world. But examined in detail, La Chapelle-Bessé’s image does not work well, which may have been one of the reasons Lar. rejected it. The faith of the besieged in fake money is not dependent on their “misère”. They know they are besieged, they know what real money is and used it without ambiguity, they know this is fake money and why it is so, and are not harmed or deceived by it. It is only for exchange purposes and almost anything could serve as well under the circumstances. They would be happy to return to real money when the siege ended. They do not believe the fake money is real money and they do not others around Lar., especially his Jansenist friends, knew this, Esprit would have known it as well and Lar. would have little need to explain his religious orthodoxy. 24 See for example (1977): 97 they are unifiés; 102 they are the same and there are no contradictions; 107 the “éthique” of the RD is complementary of the “vue critique” of the Max. as both works have the same “vue”; 146 there is not opposition between the “sagesse positive” of the RD and the “critique négative” of the Max.; 160 Lar.’s ideas and especially his “augustinisme” are remarkably consistent from the earliest maxime to the latest RD; 176 his “notion d’amourpropre” is central in the “anthropolgie” of the Max. and the RD; 183 “amour-propre” is the center of “la Réflexion” in the RD and the Max., etc. 25 Adam vol. IV p. 100, n.1. 26 Lafond, 1989 (171) says the Max. must be seen as only psychological if one rejects the Préface, because in doing so one loses their true “finalité”, which is to “se convertir”. Lar. however rejected this Préface. 27 See (1977) 147, n.118 and his Folio ed. (1976) 15. John Phillips 156 have to think so; it is a temporary man-made expedient devised to serve a fixed limited purpose. The comparison does not support the point Lafond claims Lar. is making 28 and undermines his interpretation. It is further noteworthy that both the Préface 29 and the first Avis adopt a rather harsh tone in relation to those who criticise the Max., a tone which disappears after they are dropped since the tone of the Avis of the second and following editions is different. Lafond asks (162-163) whether it is possible to know when Lar. was most sincere, when he excluded or included the explicitly religious material (such as the Préface). This last is unhelpful since if one does not judge Lar.’s work (or that of any author) by what he himself chose to publish and to omit, one is claiming that Lar. did not know what he was doing or needed to do, did not know how to shape his own work. Though many critics analyse Lar.’s work in a similar manner, it would seem that great caution is needed in using the unpublished RD as well as maximes and elements purposely rejected, material which the author chose not to publish, to argue for the meaning of the Max., since Lar. himself edited and published them several times 30 . We know almost nothing about the RD except that Lar. chose not to publish them 31 ; we do not know why he did not do so, and we do not know what if any additions, subtractions or modifications he might have made. It does not seem that any contemporary commented on them 32 . It is, without explicit justification, perhaps unfair 33 to assume that Lar. intended the reader to be able to infer from the RD the relationships between them and the Max., or that the meaning of the Max. was incomplete without the unpublished RD and without the other unpublished and rejected material such as the Préface. What Lafond does not seem to allow is that Lar. intentionally did not want the RD and the other material to be published. It would have been helpful if Lafond had included further analysis of the different Avis au lecteur as these are used in support of his religious interpretation. He claims (124) that Lar. included the Avis of the first 28 It is also odd that the Préface (Tr. 274) says that the author is not doing the same thing as the ancient Stoics but “c’est de l’homme abandonné à sa conduite qu’il parle et non pas du chrétien”. 29 Tr. 276-277, 282. 30 See the comments of Truchet p. xxviii-xxix. 31 Lafond is quite clear (196) that it is not known whether the RD would have been changed or ever published. 32 See Tr. p. xxvii-xxix concerning this “petit mystère”. 33 Parmentier (48) points out that the fact that the Max. and the RD are printed together can lead one to overestimate the importance of the honnête homme in the Max. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 157 edition 34 and the Préface because once the work was read outside Mme de Sablé’s circle, he wanted to be sure it would be correctly understood. Once that had happened, he could and did drop the Préface as well as replace the Avis of the first edition with that of the second, which is virtually identical with the Avis of all the following editions 35 . The first Avis (162) was used by Lar. to justify the work as religious, to show that it was “l’abrégé d’une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l’Eglise”. But comparison with the replacement Avis shows that the first Avis was quite defensive in tone and resembled the Préface. Both were written when Lar. was most anxious about how his work would be received, and both the first Avis and the Préface are quite critical of those who found fault with the Max., accusing them of being hypocrites or of being dishonest about acknowledging hard truths about themselves, but Lafond does not comment on this. Furthermore, more analysis is needed concerning the significance of the omission of the first Avis occuring simultaneously with the omission of MS.1 36 and of the Préface in light of the fact that the replacement Avis does 34 Tr. 267-268. 35 Tr. 5. 36 We do not know why Lar. dropped MS.1 after the first edition but its omission probably affects Lafond’s religious interpretation of the Max. The history (Plantié 561-573) of the various contexts MS.1 appeared in is important. Since it was originally addressed to a religieuse, the religious background at the time it was written would be clear and she (and other readers knowing it was addressed to this religieuse) would have been able to understand how the description of the fiendishly deceptive amour-propre might affect the religious life (for example, the references to “gens de piété”), even for someone who had renounced the world. MS.1 would have become less clear in its meaning as it moved to Sercy’s collection where the name of the dedicatee was removed; when it was moved from there to the 1665 edition, where it was the first maxime in the collection and where it was no longer directed to a “religieuse”, and where it was no longer presented as a personified amour-propre warning a religieuse; and it was then omitted from the second edition onwards. Originally, though treating a serious matter, it had an element of playfulness and fantasy. The fact that “Amour-propre” itself was writing a religieuse a letter warning her about the dangers of amour-propre, and referring to itself in the third person, makes clear that it was a fiction; how for example could such a chaotic and irrational entity write a letter, and one that warned about itself? It is also significant that when Lar. drops MS.1, the second Avis au lecteur replaces the first (which unlike the second, refers to amour-propre several times) and also drops the Préface of La Chapelle-Bessé (with its references to amour-propre as well as its references to Christianity). And of course the religious maximes were never published by Lar. And Lafond’s claim (1988, 101) that MS.1 always was essential to Lar. because he published it twice, 1659 and 1665, fails to consider that the first publication was in a specifically religious context and after the John Phillips 158 not use the expression amour-propre, which occurs three times in the first Avis as well as in MS.1 and in the Préface. Several important things occur about the same time: the religious maximes are suppressed, the Préface with its support for a religious interpretation is dropped, the first Avis with its echo of the religious defense of the Préface (for example, the “Pères de l’Eglise”) is dropped and the long maxime (MS.1) originally addressed to a “religieuse” and treating amourpropre in a religious context (for example, the phrase “gens de piété”, which was later changed) is also eliminated. The replacement Avis 37 does not mention amour-propre, and has become vaguer about religion, referring to the apparently nearly all-inclusive group of those “dans cet état déplorable de la nature corrompue par le péché” as well as to a group excluded from any criticism in the work, namely “ceux que Dieu en préserve par une grâce particulière” 38 . Lafond (167-168, 167, n.194) in explaining how Lar.’s “augustinisme” was “rigoureux” in some instances but also at times rather nuanced because it allowed for a compromise with “les valeurs mondaines” usefully quotes a written response from Jean Orcibal to Lafond’s question about what Lar. might have meant by “grâce particulière” in the replacement Avis: “Vous voyez donc que l’orthodoxie (sur ce point de la grâce) est une pointe d’épingle et que les formules de Lar. sont trop vagues pour permettre de le classer dans une école théologique. C’est toutefois au gomarisme qu’il fait le plus penser [...] mais sa formule est assez large pour être approuvé par les molinistes soucieux de ne pas tomber dans le pélagianisme”. We do not know what Lafond wrote nor what else Orcibal may have written, but Lafond says that “gomarisme” is to Protestantism what Jansenism is to “christianisme” and so Lar. is therefore referring to “extrémisme augustinien” but in such a way that it can be accepted by “les tenants de l’orthodoxie”. No evidence of Lar.’s interest in Gomarism nor any reason why he would be alluding to “gomarisme” (and it does not seem the Orcibal claims Lar. is alluding to this) is supplied by Lafond, whose interpretation of this serves to eliminate Lar.’s vagueness. It is noteworthy that Orcibal does not say the phrase refers to jansénisme or augustinisme 39 . Since he singles out the vagueness of Lar.’s phrase and its applicablity to Molinists, it is possible that Orcibal thinks that second publication it was dropped from all four following editions. This is not to say that amour-propre does not remain an essential notion for the Max. as a whole, but it is not clear that Lafond has explained how these changes fit his interpretation. 37 Tr. 5 or 373-374. 38 Tr. 5. 39 On the other hand Sellier “Qu’est-ce … jansénisme (1640-1713)? ” 78 thinks this refers to specifically Augustininan ideas. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 159 Lar. is less interested in the niceties of different theological schools and more interested in simply including everyone and thereby protecting himself from attack. Orcibal’s comments then would clarify why the changes Lar. made here resemble the changes he made in dropping the first Avis and the Préface, namely, they show that Lar. still wanted to obviate potential criticism on religious grounds. One wonders what this indicates about those who were confident enough to openly or secretly think the phrase “ceux que Dieu en préserve par une grâce particulière” applied to them, and also how many such people there were. As in the first Avis an escape route is implicitly provided for those sure of the purity of their motives (who could thus avoid applying the Max. to themselves), but here there is no explicit criticism of these readers. Without some comment, Lafond’s use of this material for the religious intention of the Max seems weakened. As a further step to reinforce his interpretation of Lar.’s religious purpose, and also reinforce his claim that the Max. and RDII are compatible, Lafond often draws extensive parallels between parts of Lar.’s work and passages from Pascal, Nicole, J. Esprit, etc. 40 Finding parallels among contemporary authors is a legitimate and common critical tool, but Lafond uses passages from authors who are thoroughly and explcitly Christian, and who explicitly invoke Dieu, grâce, péché, etc., in order to justify the alleged Christian meaning of passages in Lar. which not only have no religious reference but where religious material has at times been systematically removed 41 . Since Lafond’s citations are less than persuasive and seem rather to call even more attention to Lar.’s omission of such material 42 , this approach does not help to clarify the relationship of the Max. to RDII. 43 In one passage where Lafond refers (52-57) directly to RDII he discusses how, though the RD generally depict société as an “âge de fer” full of lies and inadequacies, they still show (quoting RDII 185) how société, so “nécessaire aux hommes”, can have a “valeur positive” (53). He says that Lar. thinks that though “honnêtete” is often only a matter of appearances, there is an 40 This of course is not meant to call into question Lar.’s debt to Augustinianism which Lafond and Sellier have so clearly demonstrated. 41 See for example Lafond (1977) 68, 73, 160, 161, 163, 165, 167, 183, 192. 42 Lafond also claims (1989, 161) that one can learn Lar.’s “intention” by reading La Fontaine’s poem (I, 11) “L’Homme et son image”. See also Lafond (1983, 205) for the claim that an explanation of Lar.’s idea of overcoming the resistance of amourpropre is also found in La Fontaine. Having to interpret other writer’s poems in order to understand Lar. would make a difficult task more difficult, and even if one knew Lar. agreed with this method, how would one know which interpretations were correct? John Phillips 160 “honnêtete” which is authentic and similar to “amitié” (RDII 185), and the conditions necessary for the existence of this “société d’honnêtes gens” are spelled out in RDII. These include matters related to esprit, to individual liberty, to “moeurs”, to “politesse”, to “confiance”, to “mesure” etc. This “honnêtete” is an “art de plaire” but to achieve this one must suppress one’s own amour-propre because (RDII 185) “Chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres; on se préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on leur fait presque toujours sentir cette préférence”. This shows that amour-propre is the essential cause which (RDII 185-186). “...trouble et détruit la société”, but Lafond claims that RDII also shows that the remedy for this is that “Il faudrait du moins savoir cacher ce désir de préférence, puisqu’il est trop naturel en nous pour nous en pouvoir défaire; il faudrait faire son plaisir et celui des autres, ménager leur amour-propre, et ne le blesser jamais”. Lafond justifies these interpretations of “honnêtete”, of amour-propre “ménagé” etc. by a discussion of Mitton’s views about these ideas as well as those of Pascal. He says that Lar.’s “honnête homme” is a person of “raison” and so therefore, by virtue of M.139, will have a “respect” for “la préférence des intérêts d’autrui aux siens” (though these last words are not in M. 139). This will require discretion as (RDII 188) “il y a de la politesse et quelquefois même de l’humanité à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur” because “Comme on doit garder des distances pour voir les objets, il en faut garder aussi pour la société; chacun a son point de vue, d’où il veut être regardé”. But in light of the above reading of RDII, Lafond’s does not explain how the compatibility of the views of the human psyche in the Max. and in RDII is not called into question by his interpretation. Since the Max. do not show how the amour-propre, etc. of the human psyche could be controlled or ignored to the extent Lafond claims is necessary, he would need to make clear why and how he thinks this is possible. He himself has analysed the potential substantive difficulties that follow if one tries to suppress one’s amour-propre, or to “cacher ce désir de préférence” or to “ménager” and not “blesser” the amour-propre of others, yet this is what is necessary for RDII to produce the société it proposes. Finding parallels in Mitton and Pascal is not helpful, since Mitton’s view of the powers of amour-propre are much different than those of Lar., and Pascal is explictly and emphatically Christian and believes in a Christian “solution”. In another section where Lafond (101ff.) refers to RDII he argues against the interpretation (represented for example by Bénichou and Starobinski), that once the true nature of amour-propre, as seen in the Max., has been demonstrated and accepted, one is forced (in order to find in Lar. a “morale positive”) to advise people to “dissimuler”, but this dissimulation will now be a fully consciously acknowledged choosing of the “mensonge social”. He La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 161 rejects this interpretation that the Max. present the negative analysis of the human condition, while the RD present the positive analysis of the same condition, because he claims there is no contradiction between the two works. He (102) claims that “...de la Maxime 202…aux Réflexions diverses II à IV” “honnêtete” is consistently a search for authenticity; thus (104) it is not an attempt to disqualify “sincérité” when Lar. says that it is necessary to “cacher en société cet amour-propre qui lui faire ‘trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres’” (RDII 185). He claims that Lar.’s view of “la raison classique” (as seen in RDXIII) implies that man can “se connaître et controler son action”; therefore life in société is not based on “dissimulation” but on “plus d’effort moral” which is both necessary and possible in order to not “infliger à autrui certaines blessures”. But he does not cite and analyse maximes showing how any “effort moral” or any other effort is capable of sufficiently controlling or hiding human amour-propre etc., and it is noteworthy that no maxime is cited to show what powers “la raison classique” may have, only the unpublished RDXIII. He does not cite evidence to show that “cacher...cet amour-propre” is possible. It is not self-evident that the Max. show how one can “se connaître et contrôler son action” especially without Lafond explaning how these words are understood, and so the citation of relevant maximes is essential for the argument that the two works have the same view of amour-propre, etc. to be persuasive. In continuing his rejection of this interpretation, Lafond argues (104- 108) that to interpret M.87 44 as meaning it is necessary to resort to “duperie” for the creation of the société of honnêtes hommes, is to find in Lar. too great a separation between moral values and psychological reality. This separation was common knowledge to all moralistes, he says, but he does not comment on the significant fact that moralistes like Pascal, Nicole, etc. used Dieu and religion as an explicit part of their analysis. Lafond claims M. 87 must be interpreted together with M. 81 45 since both date from the latest edition of the Max. and so are written at the same time as the RD. M.81 (105) shows that there are two “lois”: the universal law of amour-propre, from which we can never free ourselves, and the law which allows us to “préférer” our “amis” to ourselves, which must be respected by all who want an authentic amitié. There are then two movements, one of “pessimisme critique” and one of “affirmation positive d’un devoir à remplir” and thus (106) there is a “lucidité critique” which can help to establish “le commerce des 44 “Les hommes ne vivraient pas longtemps en société s’ils n’étaient les dupes les uns des autres.” 45 “Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes; c’est néanmoins par cette préférence seule que l’amitié peut être vraie et parfaite”. John Phillips 162 honnêtes gens sur des bases plus solides que celles admises généralement par le monde”. It seems however that if the bases established are only plus solides than those generally accepted, they will ultimately not be solides enough without the explicit introduction of religious notions (Dieu, grâce, péché, etc.) which are found in the parallels Lafond often adduces to explicate Lar.’s thought, notions which were intentionally omitted by Lar. His emphasis on the importance of the role M.81 plays seems puzzling and less than plausible and seems to raise other questions. Since M.81 only appears in the last edition of the Max., readers for many years would have been reading them without the help Lafond claims is essential for the correct (religious) interpretation of the Max. His interpretation of M.81, read in the context of all the Max., seems difficult and not immediately evident. It is not clear how readers would understand that it was indicating a “devoir à remplir” (not Lar.’s words), for which duty Lafond also cites a passage in RDII (185) (“...commerce particulier que les gens doivent avoir ensemble”) 46 where “doivent” must be read strongly as indicating a duty to be fulfilled. So in a later passage (191) Lafond sees the same doctrine in St. Basile, Calvin, Bérulle, et al. which he finds in M.81, a maxime which he interprets as saying that we cannot escape amour-propre but we must arrange things so that there prevails in us an “oubli de notre propre intérêt”. But nothing like this last expression is in M.81, nor is there any reference to Dieu nor to any other religious terms, and it is possible to interpret M.81 as having, paradoxically, an opposite or different meaning; nor does Lafond explain how this oubli comes about. The Max. show many examples of people who think they have forgotten (oublier) their intérêts etc. or would like to present themselves to others and to themselves as having done so but not in this sense. Lafond (107) claims that RDII (and the RD in general) have an “éthique” which not only complements the Max.’s “vue critique” but is the same “vue” but “prolongée” and “reprise” at another level, that of the “morale pratique” which governs social relations. The important thing is always to be “vrai”, “sincére” with oneself and with others, and in society, one must always seem to be what one is and be what one seems. But it is not clear that one who thinks being “vrai” involves “cacher” the psychological forces of the Max. would be “vrai” in any understandable manner given the assumptions of the Max. The question remains how one would be able to control one’s amour-propre, one’s propre intérêt, etc. In a final related passage Lafond (110) discusses Nicole’s notion of amour-propre, which Nicole thinks can only be eliminated by an “ascèse religieuse” and so is something most people can not accomplish. Since 46 See Lafond (1977) 107, footnote 154. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 163 amour-propre can imitate, undetected, all the actions of “charité” and so obtain the same benefits in “this” world as “charité,” he (111) sees Nicole proposing a “réhabilitation partielle” of amour-propre which would make it an “honnêtete” useful for contemporary society. Lafond says this is what Lar. has in mind when in RDII (185-186) he speaks of the need to “ménager” the amour-propre of others as well as one’s own since amour-propre cannot be eliminated. This is a “solution réaliste” which he claims Lar. has also found, but without explaining how the Max.’s conception of amour-propre ressembles that of Nicole. Nicoles’ conception is an intimate part of his very explicitly Christian view of man and the world, and it is the Christian nature of his views which allows them to have a completeness and a lack of ambiguity. It is however exactly such an explicit, comprehensive religious view which is omitted by Lar, and it is only in material he eliminated before publication that there is some explicit religious material. Several times Lafond claims that to understand Lar. one must see him operating on “deux niveaux”, one a morale banale, the search for true virtue, and the other an “honnêtete” for man in société, and that if one does not do this, one is claiming that not only Lar. but also Pascal and Nicole contradict themselves. Lar.’s thought however is so different from theirs that further arguments would be needed for this claim to be persuasive. Despite the undoubted strengths of Lafond’s overall analysis some of the ways he supports the compatibility of these two works is not persuasive. Though he is clear that Lar. is writing a mondain work and is not attempting to act as a spiritual guide, he claims Lar. has a religious intention. In support he cites explicitly religious contemporary writers without giving the necessary weight to the great differences between them and Lar. that arise from Lar.’s avoidance of religious themes and his elimination of religious material. By assimilating Lar. in this way too closely to these explicitly religious writers he creates the impression that Lar. had the same purpose in mind as they did, yet Lafond does not present convincing evidence for this. He also treats all of Lar.’s writings, from private letters to intentionally rejected or non-published material, as equivalent to the material edited and published by Lar. himself. But little or no note is taken, for example, of the changes made to the Avis au lecteur, nor to other possible reasons for eliminating the Préface, and much is made of the letter to Thomas Esprit without considering it in the context of the other material showing Lar.’s concerns about peoples’ reactions to the pirated edition; and he ascribes to it greater weight than its unpublished, private status justifies. John Phillips 164 Lafond recognises the real possibility that readers might not come to his conclusion that the Max. have a religious intention 47 . Because Lar. wants to emphasize the stark Augustinian separation between “nature” and “grâce”, “l’homme naturel” and “ce qui lui est incommensurable... Dieu...le Bien...le Vrai” he 48 says Lar. gives a too simple, too extreme picture of “la nature humaine” and of the “motivations de notre conduite”. In response to the claim that if Lar. has a religious intention it was incumbent on him as on others “qu’on le dise” (Bénichou), Lafond agrees 49 that Lar. “ne conclut pas”, that a writer of maximes does not have to give his conclusions, that drawing conclusions is up to the reader, that (1976, 24) his “intention apologétique” does not “se trahit” but is “indirecte et seconde” 50 . He thinks that the danger of misreading (not seeing the religious intention) is obviated since the reader can follow the “organisation thématique” of the entire collection 51 but his description of how one would do this seems daunting for a reader (of the seventeenth or any other century) considering all the elaborate and detailed analyses that would be required. 52 He says the public wanted a kind of “négligence” in such a work and was not favorably disposed toward “trop grande régularité” yet that same public is supposed to sort through and organise different groupings of 504 maximes 53 in five revised editions published over a dozen plus years and simultaneously to know about the suppressed material as well as being able to keep all this in suspension until key material (M.81) arrives in the 1678 edition. He acknowledges 54 that Lar. “semble avoir eu conscience de la difficulté que le lecteur moyen rencontrait” and so included M.81 and M.183 to help him out, but these are one hundred maximes apart from one another. He admits 55 that some of the crucial material forms a kind of “hors-texte” (Lar.’s correspondance, especially the letter to Thomas Esprit, the RD, his “milieu” etc.) but since this remains outside the Max. and since we do not know what else was part of this “hors-texte” or who had access to it, his acknowledgement that Lar. leaves the interpretation 47 See Mesnard “La rencontre de La Rochefoucauld avec Port-Royal” 165, who sees Lar. in this respect “entouré de mystère”. 48 Lafond (1976) Folio ed. 15-16. 49 Lafond (1976) Folio ed. 19. 50 And Lafond admits (1978, 146-147) the “discours augustinien” is incomplete in the Max. because it has no “theodicée” or “compensation”. 51 See for example Lafond (1988) 150; (1987) 186-188. 52 And see Escola “Ce désordre a ses grâces” for another consideration of more complicated possible arrangements. 53 For example one must work with M.1-M.100, plus M.504, M.101-M.249, M.250- M.316, and this with over 180 maximes omitted. 54 See Lafond (1989) 175. 55 See Lafond (1987) 190-192. La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 165 ultimately to the reader seems to undermine his claims. How would a reader know he had succesfully completed his analysis given the amount and complexity of the material, and the necessity to include things not in the text 56 ? As he says 57 Lar. has written a “texte dont le contexte est omis ou n’est pas étendu pour être suffisamment éclairant” 58 . Henry C. Clark also thinks it is possible to view the two works as having compatible views of the human psyche. He is clear 59 that there are signifi- 56 And it is noteworthy that of the contemporaries who are cited as seeing clearly Lar.’s religious intention we are not provided with their interpretation of the entire collection. 57 See Lafond (1987) 184. 58 Requemora follows Lafond in important ways. Though she is primarily concerned with the Max., she discusses the evidence for a negative view of the possibility of real amitié, ultimately deciding (707 ff.) that Lar. sees deux espèces (722) of amitié, one a vehicule for amour-propre, the other connected to a “loi morale” which allows a special kind of ami to become a héros and an honnête homme. Lar. the actual historical person is in fact this véritable ami (721-722, 728) as can be seen from his autoportrait. This is to treat the autoportrait not as a literary work but as a transparent, self-evident unambiguous document, and this approach echoes the criticism of some early readers of the Max., that the picture of humanity in the Max. was just a picture of the author writ large. In establishing this positive view of amitié she makes use of RDII (715 ff.) and of Lafond’s interpretation of it and of M.81 (Lafond (1977) 105-6. Though she sees that Lar. does not play this role in the Max., she claims that in RDII he plays the role of “mentor” for the reader (716), and provides “un code du parfait ami” who is aware of the need for “juste mesure” in friendship, which can be achieved by following M.81; but she too does not explain how, except by resorting to religion, anyone could achieve this level of control given the view of man in the Max. She agrees with Lafond that M.81 shows the way to combine the “loi de nature” (amour-propre) and the “loi morale” (respecting others enough to have an authentic friendship) which is understood as a duty which must be completed. She does not consider other possible interpretations of the difficult and ambiguous M.81, nor does she explain how, even if readers understood M.81 as she does (as a revelation of the “maturation” of Lar.’s thought) they could then fit this into the rest of the maximes on amitié which she has just analysed. She claims (723 ff.) that even given the absence of religious terms, Lar.’s ideal ami plays the role of “l’élu laic de Dieu” (723), a view she finds support for in the Avis of the second and subsequent editions, because only Dieu could give one “la grâce de corriger l’amour-propre et de permettre la vraie amitié” (723). The true ami (724) will not need to read the Max. because “il a la foi et a reçu la grâce” that allows for the overcoming of amour-propre and the attainment of true amitié. To make this more persuasive she would have to argue and prove the case that Lar. had a religious goal which included conversion and grace. 59 Clark (186) says that the “knottiest” problem in Lar. is seeing how Lar.’s “honnêtete and the self-love of the Max. are compatible”. John Phillips 166 cant problems reconciling the Max. and RDII (and the RD in general), but he thinks Lar. finds a way to do this. The Max. (194) raise very serious doubts, amply demonstrated by Clark (105 ff.), about the possibility of creating the société envisioned in RDII, a community where each knows and accomodates the interests and sentiments of others, where all are in harmony and seek their mutual benefits, where each contributes to the others’ pleasure while each “manages” his own and others’ self-preference (amour-propre), but RDII “lays down the rule” which makes this possible, namely “everyone must maintain his freedon”. Sincerity is the principle of unity in the Max. and the RD, as the honnête homme, characterised by sincerity, has a love of truth which enables him to face what is hidden, what is behind the mask. But Clark does not analyse anything in the Max. to show that sincerity allows one to control one’s passions, interests, amour-propre etc. which would be required for the establisment of this society. As he says, the Max. had often shown how self-love (amour-propre) subverts the very “moral-psychological” foundation of a société like the one in RDII, and it is not clear how the people in such a society would fare any better than the people in the Max. (196) 60 . Lar. does not abandon the view of the human psyche found in the Max., as is clear (195) from RDII (185): “...chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres; on se préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on leur fait presque toujours sentir cette préférence; c’est ce qui trouble et qui détruit la société”. Clark claims that the section of RDII (185-186) where it is said “Il faudrait du moins savoir cacher ce désir de préférence, puisqu’il est trop naturel en nous pour nous en pouvoir défaire; il faudrait faire son plaisir et celui des autres, ménager leur amour-propre et ne le blesser jamais” resolves the “tension” which results from Lar. not abandoning the Max. view of the human psyche, a tension (194) pervading Lar.’s work, a tension between two aristocratic moral visions of the ideal, between an individualistic and a communitarian conception, between heroic truthtelling and the more modest requirements of a community of honnêtes gens. Since M.202 shows 61 that Lar. thinks that the “faux honnêtes gens” are the 60 Clark (130-132) thinks that Lar. found a way to counter the difficulties presented by the psychology of the Max. in Lar.’s notion of “force”, the idea of a “pure will unmediated by custom or reasoning”. The “strong” will be able to fare better than others (M.477, M.404, M.237, etc.) because they will be better able to “cope with a recalcitrant world”. 61 Clark is perhaps not correct to claim that M.202 (“Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes. Les vrais honnêtes gens sont ceux qui les connaissent parfaitement et les confessent.”) is one of the few “maximes whose moral earnestness seems untempered by...irony or ambi- La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 167 ones who disguise their faults, etc., the société in RDII turns out to be, quite surprisingly, the “commerce” of the “faux honnêtes gens” of M.202, and it is (197) the honnête homme who is the narrator of RDII who confronts them. But Clark (196) asks why the “unmasker of the Maximes” 62 would propose a société where each member could hide his feelings and needs as succesfully as any other, when what would be needed would be an impossible selftranscendence so as to accommodate others. How could reason, so unreliable in the Max., “manage” the amour-propre of others? Lar. resolves this in two ways. First he limits himself to the less real of two things, in that he says (RDII 185) he will treat société and not amitié. Secondly Lar. chooses, as his way out of this “cul-de-sac” (196), to give himself of a “privileged Archimedian point from which to see (if not to move) everything around him”. Clark is sure (135) from the autoportrait that Lar. “holds a superior vantage point and special qualities not available” to those he observes, thereby indicating he does not share the “suffering” characteristic of the human condition as seen in the Max. The person (136- 137) of superior “force de l’âme” represents the positive ideal “of Lar.’s moral realism”. This means Clark thinks that the Max., in some unexplained way, are autobiographical, and that the autoportrait is not a literary work conforming to specific literary conventions but a self-evident transparent document to be taken at face value 63 . This raises serious questions about the purpose and value of the Max. if they are simply the observations of a “superior” one concerning his less fortunate fellows. He claims (191) that for Lar. only a select few (including the narrator of RDII and Lar. himself) are capable of seeing the truth about themselves, namely those who have their “âme bien faite” and have the “force de l’âme” (M.316) to do this. Only those with the “superior critical reason” to confront their own trurth can have the capacity to “faire l’anatomie de tous les cœurs”. This then (196) allows for “il y a de la politesse et de l’humanité” which assures that the guity” which is so common in the Max. Read in the context of all the Max. it seems it is not necessarily unambiguous and without irony; a reader might well ask how one was to tell the two types apart, how the reader would determine which group anyone was in, and perhaps even what exactly confesser meant and whether it was even possible. 62 Clark (11, 170) looks at Lar. as a writer who wants to “debunk” what is usually thought or claimed about moral life, which Clark calls “unmasking”. 63 Certain statements in the autoportrait would seem in need of clarification if his reading of it is correct. For example (Tr. 255) Lar.’s apparent nonchalance about his writing seems belied by the efforts put into the unpublished Apologie as well as into the yet-to-be-published Max. So too his claim to not yet have ever loved may well have suprised many of his contemporaries (though not Mme de Sévigné) who knew of his relationship with Mme de Longueville. John Phillips 168 narrator of RDII “ne pas entrer trop avant dans les replis du coeur” (RDII 188). And it is this narrator (who, according to Clark, is Lar.’s honnête homme as well as Lar.) who exercises this restraint in his conversations with the “faux honnêtes gens”. Though he acknowledges there are substantial diffulties reconciling the two works, he does not give a detailed comparison of the views of the human psyche seen in the two works to show how it is possible to control or manage the destructive elements in this psyche sufficiently to create the conditions required for the société of RDII. It is not clear that the “unmasking” provided for in the Max. in and of itself changes a person’s relationship to his own psyche 64 . Even if the “unmasking” makes clear that “nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés” the Max. do not indicate that all problems are thus solved. Just facing the truth is not the same as controlling the forces in one’s psyche. Nor is it clear that the maximes 65 cited (191) support his claims for them. Even if he is correct (193) that in RDII (and other RD) Lar. assumes a “teaching posture” not found in the Max. which “urges” the reader to “extend himself by judiciously integrating the qualities of others” into his own character, he has not explained where Lar. shows that this can be done and how to do it, and how the forces in the Max. opposed to this could be controlled enough to make this possible; nor does he show how the Max. are presenting something which is “teachable” by (93) providing “models to follow” 66 . One can not assume that Lar. presents himself as the narrator of RDII or of the Max.; to do so would make these works autobiographical in an unhelpful way. It makes one wonder why Lar. wrote the Max. as he has if ultimately his point was that some people “have it” and some do not. Clark’s interpretation allows readers to take a position resembling that taken by one of Lar.’s readers 67 in the correspondance with Mme de Sablé, who says, in effect, that the unknown author (i.e. Lar.) depicts “bad” people, the letter writer implies she is not among those who are “bad” because she is “good”, therefore the Max. do not apply to her 68 . Clark seriously weakens the Max. in order to save the continuity he says they have with RDII. Once he exempts the narrator of RDII and of the Max. and Lar. himself from the intractable difficulties of the human psyche he overturns the significance 64 See also Chariatte, who in several places claims this is true, for example 117f. 65 M.316, 62, 116, 184, 383. 66 Requemora is of this opinion but a number of critics think Lar. was not suggesting a “solution”, for example Campion (66, 67), Brunn (2009) (63), Parmentier (62, 68, 70, 71, 74-75, 77, 79). 67 Tr. 570, lettre 32. 68 A similar situation is mentioned by La Chapelle-Bessé (Tr. 274, 279-280). La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 169 and the point of the Max. These intractable difficulties presumably must apply to all humans, as all humans are self-deceived, etc. though not necessarily in all areas at all times and to the same degree, but often enough to avoid awkward truths such as those encountered in the Max. If some can decide they are exempt then the Max. would appear to be invalid starting from the epigraph (“nos vertus...”) and they would become another example of a common type of book, one where a morally superior individual lectures other less superior individuals, a claim about Lar.’s purpose which would require proof. Paul Bénichou’s 69 purpose is not to show that RDII has the same view of the human psyche as the Max., but he does make significant use of RDII and argues that it and the Max. can be combined to show Lar.’s understanding of the human condition. He claims (12, 15, 17-19) that there is a problem in regard to the apparent contradictions in Lar.’s works between (5-7, 9) the system of amour-propre in MS.1, and the idea of a capricious and indifferent natural causation governing man. This is resolved when one considers the source of these contradictions, namely (19) Lar. the man: “Voilà bien le caractère dont sont sorties les Maximes! ” This character is most clearly seen in Lar.’s autoportrait, with its emphasis on melancholy, and in the portrait of him by Retz. Lar., the man and the writer (23), opposes to everyday man and his “virtues” an ideal type which, though rarely seen, forms part of Lar.’s belief that virtue does exist. Whereas the Max. do not present a religious counterpart to their pessimistic views of the human psyche and the human condition, they do contain (29) positive reflections leading to an “art de vivre profane”. Lar.’s honnête homme (30) is not condemned to “malheur”, for the human condition is between “malheur” and “bonheur”; the (31) “honnête homme” (though there is irony in this) is the one who can live with the “fausseté” that is life while simultaneously recognising it as fausseté because it is the “mensonge” that unites people in an “équilibre des amourspropres”, the surest foundation for a life in common. Amour-propre (32) can and must be controlled, toned down, as each person must, in the eyes of others, lessen the severity of what all really know, namely (RDII 185-186) “Il serait inutile de dire combien la société est nécessaire aux hommes: tous la désirent et tous la cherchent, mais peu se servent des moyens de la rendre agréable et de la faire durer. Chacun veut trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres; on se préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on leur fait presque toujours sentir cette préférence; c’est ce qui trouble et qui détruit la société. Il faudrait du moins savoir cacher ce désir de préférence, puisqu’il est trop naturel en nous pour nous en pouvoir défaire; il faudrait faire 69 Bénichou, “L’Intention...”. John Phillips 170 son plaisir et celui des autres, ménager leur amour-propre, et ne le blesser jamais”. Lar. is not proposing a repudiation of the “mensonge” of this world for the “vérité” of another, but he wants to accept the “comédie humaine” reduced to “proportions honnêtes”. He (32, 33) is not suggesting a “doctrine de salut” but “une civilisation”. He thinks Lar. provides for the possiblity for an “amour-propre policié” which is separate from the “amour-propre brutal”. Lar. is not sure that this can be attained but he proposes it knowing and fearing that there will be those who misunderstand his “prédication profane”. Bénichou opposes to the view that the Max. is essentially a negative, pessimistic work the view that it is both negative and positive. Though he primarily discusses the Max., he quotes (32) all of the second paragraph of RDII (185-186 quoted above) to summarise what he sees as Lar.’s version (in the RD) of the difficulties inherent in the Max.’s view of the human pysche (“Il serait...détruit la société”) as well as what he sees as the RD version of Lar.’s solution for these problems (“Il faudrait...jamais” (RDII 186). He does not, however, analyse any maximes in order to show how the equilibrium and control of the human pysche and its amour-propre as described in RDII could be brought about, he simply states that Lar. is indicating it is possible. He says that Lar. presents a picture of the human condition, of “l’homme déchu”, which was not at all uncommon in the moralistes of the time (15-16), but for which Lar. was not offering a religious solution, and he thinks he finds in Lar.’s work a positive view to counterbalance the negative elements of the Max.’s world view. Bénichou’s description of the powerful forces revealed in the Max. resembles the commonly accepted one, but if his description is correct, his ideas about what he claims Lar. in RDII is proposing to counterbalance this view seem inadequate for the very difficulties he describes. No evidence is cited from the Max. to show how one could separate the “amour-propre brutal” from the “amour-propre policié” (nor to show that Lar. thought these actually exist) nor how one could reach this “équilibre des amours-propres” and so arrive at this “comédie humaine” reduced to “proportions honnêtes”. The idea that the contradictions in Lar.’s ideas are due to the character of the man Lar. as seen in his autoportrait and in Retz’ portrait seems dubious and not at all helpful. What is missing is a detailed examination of the positives in RDII which are said to counterbalance the negatives of the Max. and a demonstration of what they counterbalance and how. Jean Starobinski (1966 I, II) does not specifically say the psychological assumptions of the Max. are compatible with those of RDII and the other RD, but he claims (I, 16-34) the Max. have conclusively exposed the “néant”, the “vide intérieur” (19, 33) at the heart of man and of human endeavours, the damage wrought by the powerful negative forces in the La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 171 human psyche. Nonetheless he claims that this is ultimately irrelevant to the world he says (II) Lar. builds above or beyond the world of the Max. Since human action and knowledge are impossible or corrupted (II 211) we are only left with “désespoir”, but this leads us to a “transmutation esthétique” where we give up moral obligations for “des tâches esthétiques” and “valeurs esthétiques” which will themselves become “impératifs” once they will have been substituted for the “impératifs moraux”. Since Lar.’s demonstration of man’s “néant” (II 212) has shown that the “vie mondaine” can only have an arbitrary, gratuitous form without any relation to man’s “désespoir”, we will build a “monde de la vanité” with “paroles vaines”, but a vain world that will be recognised and accepted as such. The “conviction pessimiste” (the Max.) will not be changed but covered with a “glacis d’hédonisme”. Because of the brute recalcitrance of the natural world of fortune and humors, we can substitute, for (II 213) the “éthique de l’action”, an “esthétique de l’expression” which will allow us to develop an “honnêteté” which is a “perfection accessible” because man will be (II 213) the “inventeur de ses valeurs”; hence we will no longer strive for something beyond our “portée”. Our (II 213) “seul privilège” is “la parole”, and though man in his actions and passions is dominated by the blind forces of nature etc., he is (II 214) the “maître de sa parole” (provided he does not try to use it for “domination” or for reaching “la vérité des êtres et des choses”) and this power allows him to create a “monde artificiel” governed by the conventions of language. Without abolishing the “forces inhumaines” (the Max.) which control us, man will have a place (II 214) where “l’homme y sera chez lui”. This is (II 215) the only basis on which man can build “la société polie”, where he can (II 216) search for “l’agréable” in a world where the supreme success is “plaire”. It wil be in conversation that each will find a “nouvelle existence” (II 218), a “seconde maniere d’être” without abolishing the “être premier” (as seen in the Max., with its “néant”). But in this common search (II 226) certain limits will have to be observed so that all may live “sans risque” (RDII 187): “Il faut être facile à excuser nos amis quand leurs défauts sont nés avec eux, et qu’ils sont moindres que leurs bonnes qualités; il faut souvent éviter de leur faire voir qu’on les ait remarqués et en soit choqué”. And for “la douceur de la société” each must pretend to not know what has been learned in “les profondeurs ignobles” inside each person (RDII 188): “On peut leur parler des choses qui les regardent, mais ce n’est qu’autant qu’ils le permettent, et on y doit garder beaucoup de mesure; il y a de la politesse, et quelquefois même de l’humanité, à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur; ils ont souvent de la peine à laisser voir tout ce qu’ils en connaissent, et ils en ont encore davantage quand on pénètre ce qu’ils ne connaissent pas. Bien que le commerce John Phillips 172 que les honnêtes gens ont ensemble leur donne de la familiarité, et leur fournisse un nombre infini de sujets de se parler sincèrement, personne presque n’a assez de docilité et de bon sens pour bien recevoir plusieurs avis qui sont nécessaires pour maintenir la société; on veut être averti jusqu’à un certain point, mais on ne veut pas l’être en toutes choses, et on craint de savoir toutes sortes de vérités”. In fact (II 226-227) it is best to “dissimuler notre amour-propre” (RDII 185-186): “Il faudrait... savoir cacher ce désir de préférence, puisqu’il est trop naturel en nous, pour nous en pouvoir défaire”. As “complices” we will all know how to keep secrets which could “ternir nos plaisirs”. For the present purpose, it is difficult to address Starobinski’s comments, since he seems for the most part to have chosen not to provide a detailed reading of Lar.’s text. He often provides no textual evidence from Lar. but seems to assume that Lar. has a philosophical or moral system with lacunae which must be filled in (though he says (I 22) any system is impossible). He claims that Lar. was implicitly proposing another world on top of and including the real world (the Max.) and he expects this new world will not abolish the negative truths found in the real world (the Max.) but will create something entirely different. However without supporting textual evidence that this was Lar.’s object, implied or not, this is hard to find persuasive. The claims Starobinski makes for speech do not seem plausible or possible from the point of view of the Max. And speech seems to be a human biological inheritance, and is, as far as we know, unique to humans, is something individuals learn before they are fully rational. Therefore it is difficult to see how Starobinski can claim that somehow human speech is not a part of human life, is not beset by the same psychological (and other) difficulties by which all human activities are beset, the difficulties depicted in the Max. He does not explain how human speech could escape human nature and so not be troubled by the same forces that trouble human nature. Human language is spoken by people in bodies which die. To say, as he does, that as “maître de la parole” men, provided they do not use conversation for “domination” or for seeking “vérités”, will have this new power, seems to deprive the Max. of revelance. If the human desire for “domination” is so easily put aside, why write the Max.? If all men really want to do is “communiquer humainement” how could they do this “humainement” and not reproduce the difficulties seen in the Max.? And here especially one would want to see arguments with supporting textual evidence that Lar. held out such possibilities for human speech. One difficulty raised in claiming that language allows for the creation of a place where “l’homme y sera chez lui” is that Lar. would probably think that he has already written a work that shows where man is “chez lui”, namely, the Max. And if man becomes the La Rochefoucauld’s Maximes and Reflexion diverse II “De la société” 173 “inventeur des ses valeurs” how could these not be the product of the same forces experienced by man in the everyday world? How is man not already the “inventeur des ses valeurs”? It seems Starobinski claims Lar. simply invented another world where the problems of this world would have somehow been solved. And the same problem arises here which arises in the critics discussed above, namely the need to analyse and show how the specific psychological forces described in the Max. could be controlled enough for any of what is suggested to take place. 70 The critics considered here have made useful observations on Lar.’s work but they do not seem to have justified, by a close examination of the texts, claims that the Max. and RDII have compatible views of the human psyche. Though they are by no means all arguing in the same way there are 70 Thweatt also claims that the Max. and the RD including RDII share essential psychological assumptions. The difference between the two works is the difference in the perspective from which Lar. looks on the human condition. He sees much corruption in the human psyche as portrayed in the Max. Amour-propre or orgueil (159) is the basic flaw and root cause of human vices. Throughout the Max. this is the motive passion of the self. In fact the Max. show us (162) “a wasteland of virtue and value,” a “tableau vivant of the children of pride”; we all have the “aberrational folly of human understanding and behavior” and suffer the “tyranny of weakness”. We are usually (170) “at the mercy of fortune”. That the mind (173) is the “dupe du cœur” means that “corporality corrupts the self”. In fact (174) the “force of nature is greater than the force of will”, as “the will is incapable of following reason” and reason is corrupted by the force of passion. The Max. (176) continually show “the failure of reason and will to harness or bend the inclinations of the wayward heart”. In sum he sees the Max. as having a very dim view of the possibilty of human control of man’s psychic impulses, needs, amour-propre, etc. However (135) he sees Lar. as having undergone a change of “optic”; he went from a “single optic” in the Max. to “bipolarity” in the RD. There is a change in emphasis and proportion (135) since in the Max. Lar. viewed the “social comedy” from “an Olympian distance” but in the RD Lar. “walks among the personalities and heroes of his world”. Despite this, Lar. (137) accepts in the RD the earlier description of amour-propre. This is because Lar. accepts the amour-propre of RDII as a given factor of the “unregenerate self” because it is “trop naturel…défaire” (RDII 185-186) but that in the RD Lar. condemns “the prestidigitation of style and the patina of paraître”. Lar. is indicating (139) a possible compromise between “chacun...pour...jamais (RDII 185-186)” and “Pour rendre...libre (RDII 186-187)”. However difficult it is to achieve this balance Lar. sees it as possible by maintaing a “sustained sensitivity” to the separation of “the hypocrisy of social politesse” and the “demands of honnêteté” as well as to the difference between “the hidden drive for self-affirmation” and “genuine social consideration”. Since Thweatt chooses to consider these questions at a rather abstract level there are no specific questions about compatibilty posed, no detailed analysis of works leading to an answer. John Phillips 174 shared elements that are less convincing than they claim. Some 71 critics make use of non-published material as well as material Lar. rejected without an adequate explanation of the significance of his rejections and nonpublication and without providing a rationale for overriding Lar.’s rejections and non-publication. His works are not infrequently treated not as sophisticated and subtle literary works but as being autobiographical in some literarily naive way. Explictly religious writers, who show undoubted parallels in terms of ideas and of the influence of Augustinianism, are cited as proof of what critics claim Lar. meant but without an adequate explanation of the significance of Lar.’s choosing not to include comparable explicit religious material. And most notably there is no demonstration of the specific ways human amour-propre, intérêts, passions, etc. can be sufficiently controlled so as to overcome the difficulties these present as seen in the Max. Works Cited Adam, Antoine. Histoire de la littérature francaise au XVII e siècle, tome IV. Paris: Del Duca, 1958. Bénichou, Paul. “L’Intention des Maximes.” In L’Écrivain et ses travaux. Paris: J. Corti, 1967, p. 3-37. Brunn, Alain. Le Laboratoire moraliste. Paris: PUF, 2009. ---. “La perspective morale des Reflexions diverses: sur la confiance, le langage et la vérité.” XVII e Siècle, avril n o 267 (2015): 253-264. Campion, Pierre. Lectures de La Rochefoucauld. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 1998. Cazes, Hélène. “La MS.1 et les admirables miroirs de l’amour-propre.” In La Rochefoucauld, Mithridate, Frères et Sœurs, Les Muses sœurs. Actes du 29 e congrès annuel de la North American Society for French Seventeenth-Century Literature. 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Bourque (éd.) : Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe, Écrits contre l’abbé d’Aubignac. Édition critique par Bernard J. Bourque. Tübingen : Narr Verlag, 2014 (« Biblio 17, vol. 208 »). 187 p. This volume presents the first modern critical edition of three pamphlets written by Jean Donneau de Visé defending Pierre Corneille against attacks from abbé d’Aubignac during what has come to be known as the Querelle de Sophonisbe. These texts have received little attention in their own right, and the last of Donneau de Visé’s pamphlets, only recently rediscovered by François Rey, has been hitherto unknown to scholars. The quarrel, which took place in 1663, is a rather confusing affair. The abbé’s anger at Corneille seems to have sparked by the fact that the latter in his Trois Discours (1660) both ignored d’Aubignac’s treatise on dramatic theory, published in 1657, and disagreed with his positions on a number of crucial points, especially the application of the three unities and the definition and scope of the concepts of vraisemblance and bienséances. D'Aubignac would ultimately publish four pamphlets, which he entitled dissertations, with the first three providing detailed critiques of Corneille’s most recent tragedies in reverse chronological order, and the last attacking the playwright personally. At around the time of the abbé’s first pamphlet, the fledgling journalist Donneau de Visé published a miscellany entitled Nouvelles nouvelles, which included an attack on Corneille’s Sophonisbe, using arguments quite similar to those of d’Aubignac. Then he suddenly switched sides and published, anonymously, a defense of Sophonisbe that was equally focused on attacking d’Aubignac. Although Donneau de Visé, by referring to the Nouvelles nouvelles, openly hinted at his identity, the abbé was convinced that Corneille was the real author. Donneau de Visé then countered the abbé’s attacks on Sertorius and Œdipe with a defense of each of those plays. At that point the quarrel abruptly ceased. Bourque’s introduction provides a brief outline of the quarrel and notes the rediscovery of the third pamphlet. He then reviews Donneau de Visé’s biography and gives an overview of how this pioneer of French journalism has been viewed by critics over the centuries. He also furnishes an extensive and useful bibliography. The notes are extremely helpful, elucidating references to literary works and historical figures, providing the passages from d’Aubignac that are being rebutted, and indicating points on which either Donneau de Visé or d’Aubignac was mistaken. Unfortunately, the introduction does not include as much information as it should. Bourque assumes that readers are already familiar with the basic facts of the quarrel, so he gives only a skimpy summary. (For a detailed discussion, listing all the stages and explaining the stakes, one should consult the 1995 critical PFSCL XLIV, 86 (2017) 180 edition of the d’Aubignac pamphlets by Nicholas Hammond and Michael Hawcroft, to which Bourque often refers.) A more serious deficiency is that we are not told why these particular pamphlets are worth the attention of scholars. The case would not be hard to make. For one thing, Donneau de Visé was attempting to remove dramatic criticism from the realm of erudite conversations between scholars, which is what d’Aubignac explicitly intended, and to shift the audience to the general theater-going public, especially those frequenting the salons and the court. That is also what Molière was beginning to do as the simultaneous quarrel over L’École des femmes unfolded. (Donneau de Visé was also an active participant in that controversy.) The change of focus necessitated several key strategies, also adopted by Molière: ridiculing pedants who vaunt their erudition while disdaining the verdict of the public, reducing the importance accorded to the rules and suggesting that they should be descriptive rather than prescriptive, establishing the principle that the primary rule is to please, and using satirical devices to make the debate entertaining. Donneau de Visé, by aligning himself with the taste of the general public and using ad hominem arguments (often unfair and inaccurate) against d’Aubignac, was doing more than rebutting the abbé’s critiques of Corneille; he was positioning himself as spokesman for the honnêtes gens in the audience and preparing the ground for his future career as editor of Le Mercure galant. At the same time, Donneau de Visé was carefully undermining the basis for the debate: unlike d’Aubignac, who took the rules very seriously and was genuinely offended when Corneille disagreed with his views, the journalist shared Corneille’s flexible approach to the rules and openly questioned the reliance on writers from antiquity. He even rejected the authority of Aristotle, suggesting that the Greek philosopher might have devised better and more useful rules if he himself had tried to compose plays. Unfortunately, both men tend to be mean spirited and given to exaggeration. D’Aubignac’s quibbles over individual lines in Corneille viewed as unharmonious, unclear, or using metaphorical expressions deemed bombastic or silly lead Donneau de Visé not just to defend each of those passages, but also to subject passages in d’Aubignac’s pamphlets to similar stylistic scrutiny. These critiques are tedious to read, and in many cases the objections are unfounded. Moreover, by choosing to adopt an extreme polemical stance, Donneau de Visé essentially has to claim that everything Corneille writes is perfect. But he relies on the fact that public opinion is on his side: since the French have acknowledged Corneille as their leading playwright and since his reputation extends throughout Europe, all criticisms of Corneille must be misguided. Also disturbing to the modern Comptes rendus 181 reader are the frequency and nastiness of the personal attacks. For example, the journalist blames d’Aubignac's testiness on his age and claims that the abbé was much older than he really was; after noting that the abbé never received any honors or pensions either from Richelieu or from Louis XIV, he speculates that d’Aubignac’s jealousy stems from seeing Corneille receive prizes that he feels he himself has deserved; he constantly reminds the reader that d'Aubignac's own plays had not been successful, either on the stage or in print, and argues that the abbé, precisely because of those failures, has no right to call himself an expert on dramatic theory. The recently discovered third pamphlet contains a rebuttal of d’Aubignac’s criticisms of Corneille’s Œdipe, though the discussion is briefer and less detailed than in his defense of the two previous plays. Perhaps the most important feature of this text is Donneau de Visé’s decision to give his name directly, thus ending the confusion about the authorship of the defense pamphlets, followed by an announcement that he plans to stop his participation in the quarrel since he has better things to do. In addition, the personal attacks against his opponent reach a new level of nastiness: d’Aubignac does not deserve the title of abbé because he merely receives a small income from his abbey (i.e., he does not administer it in person), so he should be called by his family name instead; as a priest, d’Aubignac is spending too much time on secular texts and not enough on religious texts; he is behaving in an un-Christian manner by launching unjustified attacks against Corneille; he is unpatriotic by questioning the judgment of the king, who recently honored Corneille with a monetary gift. Although these personal attacks are unfair, d’Aubignac must have found them highly embarrassing. It is thus likely that Donneau de Visé’s third pamphlet was the principal reason why he chose likewise to end the quarrel. One minor point is also worth noting: during the periodic mentions of the recent play Manlius (1662) by Marie-Catherine Desjardins, for whom d’Aubignac served as mentor, no one objects to the right of women to compose plays and get them performed. While Donneau de Visé is eager to criticize the abbé’s role in the genesis of Manlius, he concedes that the young Desjardins has talent. However, his comments about her play are often inaccurate, suggesting that he had not read it very carefully. The presentation of the texts is not as meticulous as it could be. Bourque corrects obvious errors in the original edition only about half the time. In most cases it is easy to figure out what was meant, but periodically the error is so confusing that the reader is forced to go over a passage multiple times. For example, l’ennuie should be l’envie (p. 39), (p. 40), avent should be avant (p. 51), pourvoir should be pouvoir (p. 65), nuise should be nulle (p. 69), pas should be par (p. 101). And the lack of circumflex accents needed to PFSCL XLIV, 86 (2017) 182 distinguish between the passé simple and the imperfect subjunctive, which is a frequent mistake in texts of this period, should have been systematically corrected. To claim that Donneau de Visé deliberately used the indicative rather than the subjunctive in such cases (p. 68) is unfair. One also wonders why the punctuation of the original edition, which is often outlandish and confusing, has been scrupulously preserved. Despite these minor flaws, this edition makes a very valuable contribution to the study of seventeenth-century French drama and clearly deserves a place in university libraries. Perry Gethner Delphine Denis (dir.) : Honoré d’Urfé, L’Astrée. Deuxième partie. Édition critique établie sous la direction de Delphine Denis par Jean- Marc Chapelain, Delphine Denis, Camille Esmain-Sarrazin, Laurence Giavarini, Frank Greiner, Françoise Lavocat et Stéphane Macé. Paris : Honoré Champion, 2016 (« Champion Classiques, Littérature »). 715 p. Nous avons salué la publication du premier volume de cette édition critique (PFSCL XXXIX No. 76 (2012), 258-261) et nous ne pouvons que féliciter l’équipe dirigée par Delphine Denis de la publication de ce deuxième volume qui possède les mêmes qualités que le précédent. Depuis la publication de la première partie en 2011, le site Le Règne d’Astrée, (http: / / astree.paris-sorbonne.fr) s’est enrichi et mérite d’être consulté, par exemple pour la version de 1610 de cette partie, pour la bibliothèque d’Honoré d’Urfé, les réécritures et adaptations de L’Astrée et l’iconographie ou la musique. Il faut savoir gré à l’équipe de profiter des ressources électroniques d’aujourd’hui pour mettre à la disposition du lecteur une abondance d’informations de grande valeur. Ces matériaux faciliteront les recherches et les cours universitaires sur cet ouvrage magistral. Cette partie est publiée en 1610, et « on connaît non moins de dix-neuf éditions de la seconde partie parues entre 1610 à 1647 » (18). Pourquoi les éditeurs ont-ils retenu celle publiée en 1614 chez Toussainct du Bray ? Il y en a trois à être publiées entre 1610 et 1616, dont la « grande proximité des leçons […] conduit à affirmer qu’elles procèdent d’un modèle commun » (20), introuvable aujourd’hui. Par « conjecture philologique », l’édition de 1610 ne peut pas être « le modèle qu’elles ont suivi » (20). Entre les deux éditions de 1614 « celle qui compte 932 pages » est prise pour texte de base « parce que c’est d’elle que procèdent les éditions successives publiées sous de nouveaux privilèges » (21). Les éditeurs corrigent le texte de 1614 quand celui de 1610 est meilleur, par exemple « Or, dit le Druide : oyez donc ce Comptes rendus 183 que je viens [de] penser » (497). Ils restituent ici « d’après l’édition de 1610 la préposition manquante en 1614 » (497). On ne peut qu’approuver ces choix. Comme l’édition de la première partie en 1607 s’ouvrait par une épitre à la bergère Astrée ainsi celle de la seconde partie commence par une épître au berger Céladon. La version remaniée de la première partie, parue au même moment, complète cet écrit adressé au protagoniste du roman par une épître dédicatoire à Henri IV, qui imprime « à l’ensemble du roman une forte dimension politique » (13), particulièrement importante pour cette suite de la première partie. Ce geste est hautement significatif de la part de l’auteur engagé d’abord dans la Ligue et passé ensuite au service de la maison de Savoie. La place déterminante de l’histoire dans la seconde partie s’explique par cette intention politique dont la transmission est attribuée principalement au druide Adamas, qui, au livre 8, développe l’histoire de la religion des Gaulois. Il y affirme « que les Gaulois sur tout sont tres religieux, & pleins de devotion envers les Dieux » (420). Une note des éditeurs remarque à ce propos qu’« Adamas attribue à un dessein divin l’invasion franque, conçue comme une libération de la sujetion romaine, tandis que François Hotman, dans le Franco-Gallia, l’explique par la volonté même des Gaulois » (413). Au livre 11, dans l’Histoire de Placidie, le même druide présente les vicissitudes accompagnant la naissance de la monarchie française pendant les invasions barbares. Il constate : « Il sembla qu’en ce temps là, le grand Dieu voulut changer les peuples d’un païs à l’autre, & principalement en Europe » (603-604). Le lecteur trouve dans les notes toutes les informations nécessaires pour évaluer la signification des développements sur l’histoire compliquée des origines de la monarchie française et les sources dans lesquels Urfé a puisé ses informations. Le livre 12 raconte la fondation de Venise par ceux qui fuirent devant la barbarie d’Attila. Urfé fait « du Forez le garant de la pureté des origines de la France » (17) et son roman « offrait ainsi un dépassement des oppositions confessionnelles dans une synthèse rêvée, à la fois historiographique et romanesque » (17). Cette remarque qu’on trouve dans l’introduction rappelle que, dans cette partie, Urfé ne se contente pas de développer des débats d’amour. Le livre 1 montre Céladon dans une grotte, au fond d’une forêt, environ deux mois après la fin de la première partie. Du livre 1 au livre 10, l’action s’étend sur environ trois jours et, après un intervalle de deux semaines, celle des deux derniers livres y ajoute encore deux jours. À juste titre, Delphine Denis met en relief « la cohérence narrative » (8), dont profite la densité temporelle de l’intrigue. La division en douze livres « associée à une chronologie linéaire » (8) facilite la lecture du roman. Les quatorze histoires PFSCL XLIV, 86 (2017) 184 enchâssées dans le récit-cadre, dont deux font plus de cent pages et renferment plusieurs histoires interrompues régulièrement, « sont structurellement subordonnées » (9) à l’intrigue principale par leur situation dans un passé plutôt lointain ou par leur éloignement plus ou moins grand du Forez. Urfé confère donc une grande importance au récit principal. La multiplication des perspectives qu’on rencontre déjà dans la première partie, s’en distingue par le fait qu’elle engendre dans cette deuxième partie une diversité d’effets d’un même événement. Urfé s’ingénie à deux reprises et par des procédés diverses à créer des quiproquos. Au livre 3, Céladon s’adresse ainsi dans une lettre à Astrée : « A la plus belle & plus aimée Bergere de l’Univers » (133). Il la confie secrètement à Sylvandre endormi qui, par erreur, l’interprète comme le message d’un démon destiné à Diane. Astrée s’aperçoit de ce malentendu, car « plus elle regardoit l’escriture : & plus il luy sembloit que c’estoit celle de Celadon » (253). Cet épisode importe beaucoup pour l’action principale parce qu’il justifie l’incursion de la troupe là où Sylvandre a dormi. Au livre 5, celui-ci choisit le chemin « le plus court & le plus beau » (235) et, « étonné » lui-même, les conduit dans un lieu où les arbres « estoient pliez les uns sur les autres, faisoient une forme ronde qui sembloit un Temple » (236). A l’entrée, ils découvrent des vers qui expliquent la destination du lieu : « Voici le bois où chaque jour, / Un cœur qui ne vit que d’Amour, / Adore la Déesse Astrée ». Cette œuvre de Céladon reste énigmatique et les « douze tables des loix d’Amour » (243) sont un nouveau prétexte pour multiplier les effets d’un événement. Sylvandre les lit selon la philosophie du néo-platonisme tandis que Hylas les modifie avec ironie pour les adapter à ses convictions. Hylas a fréquenté les écoles des Massiliens comme Sylvandre et Urfé utilise leur opposition pour rendre présentes deux attitudes contraires. La troupe marginalise ce partisan du matérialisme dans les relations amoureuses, mais le romancier profite du contraste pour donner plus de profondeur ainsi que plus de divertissement aux débats d’amour, qui caractérisent cette seconde partie de L’Astrée. Sylvandre est le concurrent de Philis auprès de la bergère Diane, qui prétend qu’il simule, « car il est certain que vous contrefaites mieux le passionné que personne du monde ». Il réplique « qu’il est aisé de contrefaire ce que l’on ressent véritablement » (157). Pour le lecteur, cette multiplication des points de vue est une des causes du plaisir indéniable qu’apporte la lecture de cette partie. Cette édition respecte les graphies, la ponctuation et la disposition du texte et renonce à harmoniser les graphies diverses. Les élucidations lexicales en bas de page aident beaucoup, sans lesquels on ne comprendrait que difficilement la phrase : « Mais ne croyez toutefois que je sois si peu juste observateur » (542), s’ils n’expliquaient le mot « observateur » par la Comptes rendus 185 notice de Furetière : « Celuy qui obeït aux loix et aux regles, qui les observe exactement. […] Un homme d’honneur est scrupuleux observateur de sa parole, de ses promesses » (542). Ces explications contribuent beaucoup à faciliter la compréhension de ce chef-d’œuvre de la littérature française du XVII e siècle. Volker Kapp Mary Dunn: The Cruelest of All Mothers. Marie de l’Incarnation, Motherhood, and Christian Tradition. New York : Fordham University Press, 2016. 208 p. The Cruelest of all Mothers propose d’examiner à nouveaux frais la question des représentations et de la place de la maternité dans le contexte de la culture et de la tradition chrétienne en France au XVII e siècle, à partir du cas de Marie de l’Incarnation. Dans le parcours mouvementé de la religieuse, mystique et missionnaire, Mary Dunn sélectionne un épisode, celui de l’abandon du fils, à partir duquel elle élabore une réflexion sur la figure maternelle, en croisant les perspectives historique, sociologique et théologique, et en convoquant les modèles de la French theory, notamment à travers les travaux de Pierre Bourdieu et Julia Kristeva. Notons que la façon dont le corpus des œuvres de Marie de l’Incarnation, recomposé et en partie réécrit par son fils et biographe Claude Martin, insiste et revient sur les circonstances de l’entrée de Marie Guyart au couvent des ursulines de Tours, en 1631, avait déjà retenu l’attention de la critique. Henri Brémont lui consacre un long développement dans son Histoire du sentiment religieux en montrant que le « drame » de l’abandon de Claude, loin du topos hagiographique, constitue un véritable « problème » dans le cadre de l’analyse morale 1 . Sophie Houdard a souligné quant à elle combien « le cri public du fils abandonné », par sa violence, bouleverse et déstabilise les objectifs de la biographie spirituelle 2 . À rebours de ces lectures du soupçon, le travail de Mary Dunn s’intéresse à ce moment de l’itinéraire spirituel de Marie de l’Incarnation, pour en souligner non la singularité mais le conformisme : le drame après tout n’en est pas un, une fois replacé dans le double contexte, d’une part de la vie familiale sous l’Ancien Régime, d’autre part de la tradition chrétienne de marginalisation des mères. Dans cette perspective, le thème de l’abandon de 1 Henri Brémont, Histoire littéraire du sentiment religieux depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, Grenoble, J. Million, 2005, t. II, p. 799. 2 Sophie Houdard, « Le cri public du fils abandonné ou l’inexprimable secret de la cruauté d’une mère », Littératures classiques, n°68, 2009, p. 273-284. PFSCL XLIV, 86 (2017) 186 l’enfant par sa mère, « violemment déplacé » (p. 10) dans notre culture, exige d’être expliqué, recontextualisé, interprété depuis le champ social spécifique du catholicisme de la France du XVII e siècle. Sur un terrain bien balisé par la sociocritique, Mary Dunn s’aventure toutefois dans une voie de traverse, en choisissant de nourrir son enquête sur « la plus cruelle des mères » d’une réflexion sur sa propre expérience de mère de quatre enfants. La perspective critique est ainsi dédoublée, entre l’exégèse de la vie et des écrits de Marie de l’Incarnation d’une part, le récit autobiographique de l’auteur, d’autre part, qui relate notamment le choc provoqué par la naissance d’un quatrième enfant, une petite fille chez qui est diagnostiquée une anomalie génétique susceptible de compromettre son développement : « In what follows, I have self consciously juxtaposed bits and pieces of my own narrative with Marie’s, not (lest the reader misunderstand! ) to claim any direct parallels between my experiences and Marie’s, rather as a means of generating fresh ways of thinking about Marie, the abandonment, and the Christian tradition » (p. 15). Sans préjuger d’une méthode qui rompt avec la posture académique de non confusion du personnel et du professionnel 3 , je me limiterai à la présentation des principales propositions de Mary Dunn sur la question du statut de la maternité dans le contexte de la civilisation chrétienne du XVII e siècle. Le premier chapitre, « Explication : Representations of the Abandonment in the Relations, the Letters, and the Vie », convoque le corpus des écrits spirituels, la correspondance et la biographie de Marie de l’Incarnation par Claude Martin, pour y comparer les passages nombreux consacrés au récit, à la justification, au commentaire de l’abandon de son fils par Marie Guyart, au moment de son entrée au couvent. Le travail de confrontation des sources auquel se livre Mary Dunn permet de bien saisir la complexité et la particularité de textes qui sont, à bien des égards, le résultat d’une collaboration entre la mère et le fils. On arrive ainsi, à travers les versions successives, les commentaires et justifications de part et d’autre, à un consensus, dont on ne peut que constater la conformité aux exigences du genre de la biographie spirituelle : l’abandon du fils fut à la fois le résultat d’une inspiration divine et un sacrifice à l’imitation du Christ. L’interprétation sacrificielle transforme le drame familial et individuel en une fable 3 Sur cette question, Michèle Clément souligne le fossé culturel entre la tradition anglo-saxonne et « la plus grande timidité au self-positioning des chercheurs et chercheuses françaises », attachés à une « position éthique, de retenue méthodologique, des énonciateurs académiques, qui consiste à dire : je parle depuis mon statut, non depuis mon histoire, autorisé par mon statut et non pas déterminé par mon histoire […] » (« Asymétrie critique. La littérature du XVI e siècle face au genre », Littératures classiques, n°90, 2016, p. 30). Comptes rendus 187 universelle, en faisant de Claude et de sa mère « the double victims of a sacrifice of biblical proportions » (p. 41). De quoi combler un public non seulement familier des Évangiles et de la Légende des saints mais habitué à intégrer ces vies d’exception à l’expérience quotidienne sur le mode d’une conversation ininterrompue. Mary Dunn aurait pu toutefois souligner que pour arriver à ce compromis, version dévote du théâtral invitus invitam, il aura fallu surmonter l’inquiétude et le trouble nés de « la scène dramatique de l’abandon [qui] fait voir des émotions publiquement vécues » (Houdard, p. 276) et accorder tant bien que mal des voix discordantes - comme dans la Relation de 1654, où les commentaires de Claude, dans son Addition, viennent corriger le point de vue de sa mère. De manière générale, cette partie, la seule de la monographie consacrée aux textes de Marie de l’Incarnation, nous laisse sur notre faim. Dans sa hâte d’expliquer le scandale de l’abandon, le commentaire néglige l’observation et ne fait que survoler un corpus qui n’est jamais considéré dans son ensemble. La correspondance, moins retravaillée que la Vie pour répondre aux codes de l’hagiographie, aurait fourni à l’étude de notion un matériau précieux. En effet, dans les lettres, les emplois répétés et variés de la terminologie de l’abandon montrent qu’on a affaire, sous la plume de l’épistolière, à un concept polyvalent, qui se transforme au contact de l’ailleurs. L’expérience canadienne est venue brutalement remotiver le sens spirituel topique d’« abandon à la providence » par le sens concret de réflexe de survie dans un environnement pour le moins inhospitalier : les habitants « abandonnent leurs maisons » devant l’avancée des Iroquois, les religieuses « abandonnent tout » pendant l’incendie de leur monastère, des fugitives sont abandonnées dans les grands bois après avoir échappé à leurs bourreaux, les Pères sont forcés d’ « abandonner leur troupeau » après la défaite et la prise des bourgs. Dans l’épopée missionnaire, l’abandon se colore d’héroïsme, comme dans l’épisode où la supérieure refuse de laisser son monastère « à l’abandon des gens de guerre » tandis que tous trouvent refuge dans le fort devant l’attaque imminente. L’abandon, qu’on retrouve jusque dans la transcription du discours d’un chef Iroquois au moment des négociations de paix, « quand je suis parti de mon pays, j’ay abandonné ma vie 4 », fait donc partie de ces motifs qui font le pont entre le connu et l’inconnu, les réalités antérieures et celles du Nouveau Monde. 4 De Québec, À son fils, 14-27 septembre 1645, p. 259. Les citations de la Correspondance de Marie de l’Incarnation sont tirées de l’édition de Dom Guy Oury, Abbaye de Solesme, 1971. PFSCL XLIV, 86 (2017) 188 Mary Dunn consacre son deuxième chapitre à « contextualiser » la question de l’abandon de l’enfant en la considérant à la lumière de l’histoire de la vie familiale dans l’Ancien Régime. Elle revient sur le débat historiographique ouvert dans les années 1980, qui a conduit à remettre en cause la thèse de Philippe Ariès et à contester la notion d’une indifférence de la prémodernité à l’égard de l’enfance. Mary Dunn constate toutefois que la France du premier dix-septième siècle n’est pas encore celle des lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan. Tout juste les moralistes chrétiens commencent-ils à attirer l’attention sur les devoirs parentaux : éduquer, aimer et aider matériellement les enfants. Dans ce contexte, quand Marie décide de confier Claude, âgé de 11 ans, aux Jésuites de Rennes, elle est en accord parfait avec les mœurs de son temps. Seule la circonstance du dénuement matériel du fils abandonné, par laquelle Marie Guyart paraît se soustraire à l’obligation morale des parents de protéger le patrimoine et d’assurer la survie matérielle de leurs enfants, pouvait paraître choquante aux yeux de ses contemporains. Mary Dunn l’interprète comme un acte de résistance aux normes sociales en même temps que de soumission à la volonté divine. D’autre part, Marie de l’Incarnation présente rétrospectivement sa décision comme une stratégie destinée à convaincre son fils d’entrer en religion : « All appearances to the contrary, she had not neglected but actually exceeded her obligation to provide for Claude’s future, extending her maternel sollicitude from this life to the next » (p. 66). La mise au point historiographique est nécessaire et convaincante : puisque l’on n’a pas affaire, après tout, à une décision anti-sociale, la justification de l’abandon n’a de sens et de valeur, pour le lecteur du XVII e siècle, que dans le cadre du discours hagiographique. Mais là encore, la démarche ne prend pas en compte le contexte canadien qui fait pourtant partie intégrante de l’expérience de l’épistolière au moment où elle élabore, en collaboration avec Claude, la thèse sacrificielle. Or la question entre en résonance avec la vie familiale des Amérindiens, telle que la missionnaire l’observe et la décrit à l’intention de son fils en particulier. Elle note par exemple, en écho aux observations des Jésuites, la réticence des peuples autochtones à se séparer de leurs enfants pour les confier aux missionnaires, ainsi que les difficultés éprouvées par ces derniers à retenir leurs pensionnaires. Peut-on supposer que ce besoin éprouvé par l’épistolière, jusque dans les dernières années de la correspondance, d’examiner à nouveau frais la question de l’abandon, n’est pas sans lien avec l’appréhension, au contact des Amérindiens, d’autres formes de rapports affectifs entre parents et enfants? Dans les deux chapitres suivants, Dunn s’autorise des thèses de Bourdieu pour situer le thème de l’abandon de l’enfant dans le contexte du catho- Comptes rendus 189 licisme du XVII e siècle, qui non seulement ne laissait aucune place à l’activité maternelle (ch. 3) mais au contraire, faisait de « l’abandon », vu sous un certain angle, une vertu théologale (ch. 4) : « Born into a religious and cultural matrix that rendered motherhood incompatible with Christian discipleship, what choice did Marie have but to abandon Claude in favor of religious life and to have made a virtue of this necessity? » (p. 73) Appliquant une grille de lecture et d’analyse bourdieusienne à un vaste corpus, qui va des Pères de l’Église au genre florissant des vitae du Moyen Âge tardif, Mary Dunn constate d’abord le peu de place consacré au corps et aux activités maternelles. Malgré le développement du culte marial et d’une piété affective, malgré la reconnaissance d’une certaine compatibilité entre le statut de mère et la sainteté, dans quelques vies de saintes, ces exceptions viennent confirmer la règle, à savoir le rejet des mères dans les marges du christianisme. Le chapitre 4 s’intéresse plus particulièrement au cas des hagiographies de mères et au lien essentiel qu’elles entretiennent au XVII e siècle avec les « spiritualités de l’abandon ». Premier constat : dans les vies des saintes (Felicitas, Symphorose), la maternité est un obstacle plutôt qu’un élément favorable. En s’appuyant notamment sur les travaux de Barbara Newman, Mary Dunn explique que le martyre des mères, dans ces récits, implique un renoncement au sexe féminin par des femmes virilisées. Profondément influencé par cette tradition hagiographique, le récit élaboré par Marie de l’Incarnation et son fils est aussi saturé par les « spiritualités de l’abandon » qui fleurissent à la même période : « annihilation » chez Charles de Condren, abnégation pour Bérulle, indifférence sacrée selon Fénelon. Dans les récits hagiographiques, la souffrance et la culpabilité de la mère qui abandonne ses enfants pour entrer en religion a un pouvoir salvateur identique à la souffrance du Christ. Selon ce courant spirituel, chez des auteurs comme Bérulle, Condren, Ollier, François de Sales, Mme Guyon, le renoncement des mères à leurs enfants est conforme à l’abandon nécessaire à la providence divine. Le motif est même devenu si incontournable que l’hagiographe de sainte Jeanne de Chantal se met en devoir de tirer un épisode dramatique de l’abandon de son fils, quoique les quinze ans de Celse Bénigne rendent son bruyant désespoir difficilement justifiable aux yeux des contemporains. Tout en appuyant sa démonstration d’une conformité du travail d’écriture de Marie de l’Incarnation et de son fils avec le travail des hagiographes sur une riche collection de sources secondaires, Mary Dunn s’abstient de relever des occurrences pourtant décisives dans les sources premières. Un commentaire s’imposait ici par exemple sur le passage où Marie de l’Incarnation, souhaitant le martyre pour son fils, en profite pour se compa- PFSCL XLIV, 86 (2017) 190 rer à sainte Symphorose, martyrisée avec ses sept enfants par l’empereur Adrien : « O que je serais heureuse si un jour on me venait dire que mon Fils fût une victime immolée à Dieu! Jamais sainte Simphorose ne fut si contente que je le serois 5 . » Dans une Église généralement hostile à l’idée de la conception, de la gestation et du maternage des enfants biologiques, Marie de l’Incarnation a donc fait « de nécessité vertu » (p. 73 et p. 125) en abandonnant son fils pour entrer au couvent. Dans le dernier chapitre cependant, Mary Dunn s’éloigne du champ historique et sociologique pour proposer une interprétation théologique de l’abandon du fils : « Drawing on the work of Julia Kristeva, I argue that maternal subjectivity is a sacrificial subjectivity that finds its closest analogue (and ultimate model) in Jesus Christ » (p. 126). Revenant en particulier sur la thèse exposée par Kristeva dans Stabat mater (1976), Dunn propose de voir dans l’abandon de son fils par Marie Guyart une instance d’« abjection maternelle », c’est-à-dire une stratégie d’intégration de l’ordre symbolique. Dans ce nouveau contexte épistémique, le rejet de la maternité s’avère indispensable à l’affirmation de l’identité mystique. Cependant, dans les dernières pages, de nombreux retours à soi vont conduire Mary Dunn à un renversement de l’herméneutique kristevienne et de la thèse de la maternité sacrificielle. Constatant que l’amour maternel, aussi bien que le chrétien, est toujours intéressé (en attente d’un retour), Dunn en vient à suggérer que le premier sert de modèle au second. Dès lors, la construction de l’identité mystique se fait non pas à partir du rejet mais de l’expérience de la maternité. L’idée d’une connexion profonde entre la subjectivité mystique de Marie de l’Incarnation et sa subjectivité maternelle, demeure néanmoins à l’état d’intuition en se fondant sur l’expérience d’une mère solidement ancrée dans la culture académique chrétienne américaine et contemporaine plutôt que sur le texte des Relations ou de la Correspondance. Indépendamment de la posture subjective adoptée par Mary Dunn, l’enquête menée dans cette étude fournit assurément des clefs de lecture efficaces pour aborder les écrits de Marie de l’Incarnation, issus d’un moment particulier de l’histoire des discours et des représentations chrétiennes au XVII e siècle. Mais bien des aspects et des facettes des textes demeurent inexploités. La lettre de l’été 1647, dans laquelle l’épistolière demande pardon à son fils pour les souffrances qu’elle lui a causées en l’abandonnant et admet « s’être estimée une infinité de fois la plus cruelle 5 De Québec, À son fils, 1 er septembre 1643, p. 184. Comptes rendus 191 des mères 6 » propose un récit détaillé de la rupture de la paix avec les Iroquois et des exactions auxquelles se sont livrés ces « barbares plus cruels que les bêtes féroces » sur leurs prisonniers hurons. La scène traumatique de l’abandon est alors remise en perspective par le théâtre de la cruauté découvert dans le Nouveau Monde. L’ouvrage de Mary Dunn, utilement mais trop exclusivement attaché aux modèles hagiographiques, échoue à rendre compte de l’identité hybride d’écrits qui occupent une place à part dans la littérature dévote et la tradition mystique de leur siècle. Nathalie Freidel Béatrice Jakobs: Conversio im Zeitalter von Reformation und Konfessionalisierung. ‘Écrit de conversion’ als neue literarische Form. Berlin : Duncker & Humblot, 2015 (coll. « Schriften zur Literaturwissenschaft », n° 37). 452 p. Vaste étude consacrée à l’écriture de conversion aux XVI e et XVII e siècles, comprenant l’élaboration de codes spécifiques destinés à dire l’oxymore que représente une motion intérieure imposée par l’histoire et embrassant une somme foisonnante de textes dont deux appendices et un dossier iconographique de qualité ne donnent qu’un stimulant reflet, le travail de Béatrice Jakobs témoigne d’un grand courage analytique. Non seulement parce que les œuvres convoquées y sont toujours traitées avec respect pour l’acte de foi qu’elles peuvent exprimer, même au sein des vicissitudes du temps - et s’il n’est pas si fréquent que la critique littéraire fasse preuve d’une telle honnêteté dégagée de tout scepticisme de bon ton, il n’est que plus admirable pour les textes eux-mêmes que semblable geste herméneutique ait été suivi. Mais encore parce que cette confiance accordée aux auteurs n’y signifie nul renoncement à une contextualisation sérieuse ou une interrogation dubitative lorsque cela semble nécessaire - et s’il est clair qu’il n’est jamais aisé de ne pas manifester quelque enracinement que ce soit en contexte polémique, il n’est que plus appréciable pour l’analyse ellemême que semblable écriture ait pu véritablement persévérer. Le livre s’ouvre avec force en un poème tardif de Conrad Ferdinand Meyer ; pour lui éviter l’enfer éternel, un homme tue son frère qui pensait devenir protestant (« Noch starbest als ein Christ du jetzt ! ») ; le ton du sujet est bien donné et les affaires du temps sont bien replacées dans leur contexte. La difficulté sémantique du terme « conversio » disparaît alors d’elle-même : il ne s’agit évidemment pas là de revenir à la foi après une période de plus ou moins grand éloignement mais de changer radicalement de voie et de religion. 6 De Québec, À son fils, été 1647, p. 316. PFSCL XLIV, 86 (2017) 192 L’agôn marque donc immédiatement les écrits de conversion du temps de la réforme (1580-1660). Les difficultés analytiques sont dès lors importantes, et Béatrice Jakobs les reconnaît avec clarté : les conversions massives et forcées sous le règne de Louis XIV ne sont pas aisément crédibles ; le contrôle des écrits de conversion par l’autorité ecclésiastique en fausse l’expression ; l’absence de documents sur le suivi des conversions individuelles rend leur considération périlleuse. Mais il faut convenir en réalité que l’on ne quitte pas ici la question de la stratégie littéraire, voire rhétorique, de l’écriture de conversion qui est le cœur de la présente étude : sacrifier la sincérité du récit au profit d’une sincérité plus haute de l’âme possédant désormais la vérité ne fait certes pas l’affaire d’un historien soucieux de connaître l’événement mais fait en effet pleinement l’affaire d’un littéraire soucieux d’observer le fonctionnement d’une construction textuelle. L’apologétique est d’ailleurs un genre en soi, naturellement lié à la question de la conversion, et l’on peut bien l’étudier comme on étudie le sermon ou l’oraison funèbre. L’institution, aux yeux de laquelle l’écrit de conversion vise la communauté, quand le récit autobiographique ne vise que l’individu, insiste sur le fait que l’on n’est jamais converti uniquement pour soi, mais justement dans le but d’écrire sa conversion et d’aider ainsi autrui à entrer en un nouveau mystère. C’est donc le moment de comprendre que les particularités linguistiques et stylistiques de telles opérations peuvent se révéler hautement fécondes dans le cadre de l’histoire littéraire. Or, si Béatrice Jakobs en annonce plusieurs fois l’étude, cette dernière ne survient guère à nos yeux en toute l’ampleur du développement que l’on aurait pu en attendre - source de la seule véritable déception de notre lecture, entée sur un amour très français de la micro-lecture. Une fois reconnu le fait que la Bible parle sans cesse de conversion, et que les fidèles chrétiens peuvent en méditer la réalité à travers la liturgie, la prédication, la littérature, les arts et le théâtre ; et une fois constatée la peur introduite par les partisans de la réforme dans le monde catholique (on parlait du venin de l’hérésie) et le scandale attaché au catholicisme aux yeux des protestants (on parlait des superstitions des papistes), l’outrance semblant alors être la règle et ne pouvant qu’apporter la violence ; ce devait être aux caractères propres de la nouvelle forme littéraire ainsi suscitée d’apparaître clairement. Mais seule l’analyse des conditions de naissance du genre s’y attarde véritablement (p. 190-270) - on découvre alors notamment, au point de vue formel, son lien à l’épistolaire - legs humaniste - ou son attachement à la citation - legs augustinien -, et, au point de vue fondamental, son attention à la chute de cheval de saint Paul - topos de la conversio - ou son goût pour les motifs pathétiques - opposition entre ténèbres et lumière, survenue du tremblement de terre, passage de la maladie à la guérison. L’étude de la langue, Comptes rendus 193 quant à elle, demeure en effet allusive et sans véritable prise avec un horizon stylistique attendu (p. 305-316) : que la littérature de conversion affectionne les épisodes évangéliques du fils prodigue et de la brebis égarée n’a effectivement guère de quoi nous étonner mais ne répond pas à la question de savoir si cette même littérature parvient à se doter ou non d’une stylistique propre. Voilà qui ne change cependant rien au fait que l’ampleur des sources convoquées est aussi impressionnante que remarquable. Sonnets de La Ceppède ou d’Odet de la Noue, histoires dévotes de Camus, écrits de controverse en tous genres, nouvelles du Mercure galant (d’ailleurs parfait exemple d’un cas patent de manipulation, le lectorat du journal ignorant au départ que ces textes, seulement publiés par fragments et assortis d’une fin sans cesse retardée, étaient destinés à le convertir - p. 366-381). Le genre étudié peut bien être mineur en littérature, il n’en dispose pas moins d’une variété de formes intéressante tout en se montrant souvent capable d’inciter son lecteur à la réflexion. Béatrice Jakobs sait très bien l’indiquer, citant beaucoup les œuvres et en référençant remarquablement les sources, tantôt sous forme de présentation analytique tantôt sous forme de tableau synoptique. La fin de l’ouvrage, occupée par la reproduction de deux écrits de conversion et divers documents issus de livres de l’époque, est également aussi agréable qu’utile. Grâce soit donc rendue à l’auteur pour la tâche accomplie. Affirmons que le courage avec lequel un tel sujet fut si sereinement abordé et la patience par laquelle un tel ensemble d’œuvres put nous être surtout offert sont réellement dignes de considération. Philippe Richard Jérôme Lecompte : L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin. Paris : Champion, 2015 (« Lumière classique 103 »). 593 p. Longtemps restée à l’ombre de Boileau, l’œuvre de René Rapin attire maintenant l’attention des dix-septiémistes, et le présent ouvrage prolonge cette conjoncture du jésuite par une analyse de l’impact de la philosophie sur sa vision de l’art oratoire. Lecompte s’appuie sur l’épistémologie de R. L. Scott et J. L. Bineham en qualifiant la rhétorique de Rapin d’« épistémique » (23) et son anti-cartésianisme de « sceptique » (47). D’après lui, ses jugements sur Descartes « sont pétris d’ambiguïtés, qui nourrissent une tension dialectique exemplaire de sa pratique rhétorique » (64), mais ces ambiguïtés et leurs tensions dialectiques encouragent notre interprète à suivre les méandres passionnants de sa théorie littéraire. Puisque les Réflexions sur la philosophie (1676) insistent « sur le raisonnable davantage que sur le rationnel », Lecompte y cerne « une valeur socio-épistémique » PFSCL XLIV, 86 (2017) 194 qu’il qualifie d’« épistémologie de l’honnête homme » et de « fond essentiel d’une contre-réforme épistémologique menée sur les fronts de la théologie, de la philosophie et de la civilité » (142). « La crise du probable » (33) lui sert de point de départ pour disséquer les polémiques sur la morale menées entre jansénistes et jésuites. Pourtant, ces disputes présupposent la tradition vénérable de la théologie catholique et entretiennent un dialogue avec la philosophie de Descartes. Les doctrines de Rapin quant à elles, visent le cartésianisme dont il combat la faveur croissante à l’aide d’une interprétation d’Aristote. « Cette concession au temps […] prend une dimension éristique et inscrit très clairement le propos dans le cadre d’une contreréforme épistémologique », dans laquelle « Aristote [devient une] figure de Descartes » (413). C’est l’optique dans laquelle Lecompte analyse les ouvrages critiques de Rapin et cherche à y rattacher son rôle dans la république des lettres et dans la vie littéraire. En outre, les nombreux points de rencontre entre Méré et Rapin s’expliquent par « la double culture humaniste et mondaine » qui favorise son prestige dans la bonne société. Cicéron lui permet de « superposer la théorie mondaine à l’épistémologie de la Compagnie » (110). En ignorant que « l’accomodatio jésuite s’appuyait sur la rhétorique cicéronienne », les Provinciales de Pascal considèrent « cette rhétorique comme sophistique » (113), à tort selon Lecompte. L’étude présente est divisée en deux parties : « Le temps des polémiques » (33-216) et « Politesse et fermeté. La rhétorique savante dans l’édition des Œuvres de 1684 » (217-496). Une bibliographie abondante (523- 562) complète le côté érudit et deux index à savoir un des noms de l’Antiquité au XVII e siècle (563-570) et un des notions (571-586) facilitent la consultation du volume. L’ouvrage cherche à éclairer « le fonctionnement de la rhétorique savante » (23). D’après la première partie du livre, Rapin suit Descartes qui substitue la méditation à la dispute. Il participe aux controverses théologiques entre Port-Royal et la Compagnie de Jésus avant 1668 en défendant « l’idée d’une soumission positive à l’opinion commune » et en montrant « la légitimité d’une gnoséologie sceptique, et d’une épistémologie fondée sur le probable » (26). Les analyses des « probabilités intrinsèques et extrinsèques » (131) et des différents concepts de probabilité chez Rapin aboutissent à la conclusion « que la vie [condamne l’homme] à une inlassable recherche de la vérité qui en exclut la possession » (144). Cette conviction permet de discuter la querelle de la Fable en 1669 dans l’optique des « multiples enjeux de la vraisemblance » (144) et d’interpréter La défense de la Fable, publiée sans nom d’auteur, comme un libelle polémique « tourné contre Port-Royal et ses partisans » (144). Lecompte prouve le bien-fondé de la note manuscrite présente uniquement dans l’exemplaire de la BnF, qui Comptes rendus 195 attribue ce texte à Rapin, et il l’édite à la fin de la première partie (190- 211). Selon la deuxième partie centrée sur « le recueil des œuvres critiques publié en 1684 » (26), le concept de ‘belles-lettres’ « couvre tout le champ de l’épistémè, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances humaines et probables » (144). Rapin ajoute la philosophie « à la division humaniste du domaine littéraire » (27), l’éloquence, la poétique, l’histoire. Lecompte lui impute le tort « d’avoir conservé une habitude humaniste des excerpta, au lieu d’adopter une pratique critique ; il cite davantage en rhéteur qu’en érudit, et la doxographie n’est pas toujours mise à contribution de manière honnête et rigoureuse » (440). Dans une de ses marginales, une citation renverse l’opinion de Cicéron, mais la réflexion du jésuite incrimine « une pratique humaine et corrompue » afin de pouvoir « mettre la dialectique aristotélicienne à contribution pour contrer la méthode cartésienne » (441). Lecompte se sert de la catégorie de « science normale » de Thomas Kuhn pour expliquer la défense d’Aristote par Rapin « comme une résistance ambiguë de la science normale au paradigme cartésien » (501-502). Selon lui, l’éloge d’Aristote aux dépens de Platon légitime chez ce père jésuite la préférence de la vision du sublime de Huet, qui attaque la lecture de Longin par Boileau imbu des idées de Platon. Grâce à l’analyse de la querelle entre Huet et Boileau sur le Fiat lux par Gilles Declercq, Lecompte détecte chez Rapin « une combinaison subtile entre le sublime des pensées du chapitre 9 de Longin, dans son interprétation par Boileau, et le sublime des choses articlé à la théologie par Huet » (280). Il relève dans l’opuscule De l’éloquence des bienséances une équivalence du bon et du beau et en conclut que « l’éloquence des bienséances apparaît comme la clé du sublime éthique » (283). Ainsi « la validité de l’esthétique dépasse largement le champ littéraire » (304). La poétique de Rapin « est partie prenante d’une épistémologie, d’une morale et d’une esthétique » (380). L’accommodation de la Compagnie de Jésus au grand monde, qui révolte les jansénistes, produit sur ce plan un résultat surprenant. S’adaptant aux mœurs mondaines, ce jésuite « fait le choix de s’en remettre au jugement du lecteur » (384) et propage une suspension honnête du discours dans « les prolongements de la conversation » (384) où « l’éthos du sage est le masque souriant du scepticisme » (410). C’est ainsi qu’il construit « une philosophie pour l’honnête homme qui s’adresse à un public élargi » (514). Lecompte s’inspire des « apports récents de l’histoire et de la philosophie de la rhétorique, de la social epistemology, de la philosophie du sens commun » (143). Malheureusement, ses développements focalisent plus l’attention sur les théorèmes philosophiques que sur la gamme des différentes visions de la rhétorique. L’absence de cette polyphonie historique ainsi que la marginalisation ou même l’élimination des personnages, qui s’y PFSCL XLIV, 86 (2017) 196 rattachent, nuit à sa prétention d’expliquer les changements les plus importants de l’époque. Par ailleurs, l’utilisation obsessionnelle d’une certaine terminologie risque de déranger le critique littéraire. Néanmoins la cohérence du raisonnement contrebalance dans une certaine mesure cette faiblesse indéniable. La présentation de la démarche spécifique de Rapin rend mieux compréhensible sa position dans la vie littéraire à la fin du XVII e siècle. C’est le mérite de l’étude de Lecompte. Volker Kapp Francine Wild (éd.) : Le sens caché : usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle. Arras : Artois Presses Université, 2013 (coll. « Études littéraires »). 248 p. Ce volume rassemble un bouquet de quinze textes composé autour des questions que suggère l’allégorie considérée comme processus de lecture, qu’il s’agisse de déchiffrer un sens caché comme de le crypter au sein d’un discours feuilleté quelquefois déceptif (y a-t-il vraiment un sens sous l’oblicité ? ). Cette perspective précise et bienvenue, qui permet de faire d’entrée de jeu l’économie des débats - dont il ne saurait être ici question de nier le caractère majeur, loin s’en faut - sur le(s) statut(s) de cette notion (figure rhétorique, personnification visible et/ ou lisible, forme d’exégèse, genre littéraire ? ) et sur les points de divergence ou convergence de ses variations (fluctuants dans le temps et l’espace, des différentes facettes de ses définitions plus ou moins compatibles), invite à concentrer les regards sur la productivité de ce mécanisme plastique de figuration et partant, sur l’efficacité plus que sur la contradiction de ses usages. C’est donc une série de processus vivants, et non pas une allégorie un temps foisonnante pour s’exténuer à l’âge moderne, qui est ici cernée et interrogée, pour le plus grand intérêt du lecteur, grâce au panachage entre études de cas et études de corpus, croisant les genres et les formes, sur une diachronie longue qui permet de faire apparaître, justement, des manières de (faire) lire (ou éluder) plus que des manières de juger : une herméneutique active, en marche et non pas une allégorèse à admettre passivement. Après une introduction synthétique de Francine Wild, insistant à juste titre sur la diversité des modes d’apparition et de codage de l’allégorie, ainsi que le plaisir de connivence auquel elle appelle le lecteur, trois grands ensembles organisent le volume, chacun d’eux se développant ensuite selon le fil chronologique des textes et des corpus abordés. Le premier, intitulé « Narration médiévale et humaniste », déploie une série de stratégies auctoriales destinées à mettre en tangence allégorie et fiction, non sans poursuivre, et le choix méritait d’être fait, les hypothèses Comptes rendus 197 de Françoise Lavocat en matière de théories de la fiction à l’époque moderne. Du Songe d’Enfer de Raoul de Houdenc, méticuleusement analysé par Huguette Legros (p. 15-37), qui constitue un terminus a quo fort bien trouvé en ce qu’il inaugure à la fois le genre des Voies d’enfer et en subvertit la lecture morale, à Don Quichotte, qui marque aussi du point de vue du rapport du récit et de l’allégorie un seuil radical (Xavier Bonnier, « L’allégorie est-elle soluble dans le roman ? Histoire d’un escamotage », p. 97-113), se joue la conquête de la littérarité, et donc de la fausseté vraisemblable et légitime à la fois, d’un discours trop uniment assigné à l’énoncé d’une vérité éternelle et générale, d’ordre divin : « le voile de l’allégorie se révèle le signe de vérités plus profanes qu’eschatologiques » (H. Legros, p. 37). En exhibant moins le secret que le plaisir, tout curial, d’une merveille déliée du mystère (Magali Jeannin Corbin, « La redéfinition de la merveille et du merveilleux par Le Sixiesme livre d’Amadis de Gaule (1545) », p. 81-95), ou d’une merveille destinée à surmotiver poétiquement l’histoire plus encore qu’à l’expliquer (Chantal Liatzouros, « Fable et allégorie dans les Illustrations de Gaule et Singularitez de Troye, de Lemaire de Belges », p. 39-51) comme en révélant les ambiguïtés du discours amoureux telles que les réfléchit l’écriture romanesque, constituée sur cette ambiguïté structurante (Raphaël Cappellen, « Allégorie et signification romanesque chez Hélisenne de Crenne », p. 67-80), la lecture allégorique révèle autant les choix politiques des auteurs qui l’emploient (Brigitte Gauvin, « L’allégorie et ses fonctions dans l’œuvre de Ulrich de Hutten », p. 53-66) que les retournements poétiques d’une inventio narrative en pleine mutation, émancipée progressivement de la référentialité uniquement partagée, de manière dichotomique, entre mensonge et vérité. Le second volet, « Allégorie et spectacle », propose une série de déclinaisons très claires et convaincantes de la lisibilité scénique à laquelle le visible allégorique peut se prêter - ou se refuser, la seconde modalité n’étant pas moins riche que la première, ni incompatible avec le plaisir du spectateur. Deux études de cas précisément fouillées (Jean-Claude Ternaux, « L’allégorie dans la tragédie d’actualité : La Guisiade de Pierre Matthieu (1589) et Le Guysien de Simon Bélyard (1592) », p. 141-152 ; Fabien Cavaillé, « Énigmes et lecture à clef dans le Beau Pasteur de Jacques de Fonteny (1587) », p. 153-164) font apparaître, d’une part, les personnifications autour desquelles un imaginaire noir du dernier roi Valois a pu motiver une lecture politique conduisant à l’assassinat du monarque, d’autre part, les jeux complexes d’une variation énigmatique et déceptive de l’allégorie, impossible à déchiffrer complètement et susceptible, en retour, d’entraîner une herméneutique différée et différente, au temps de la première publication de la pièce puis quarante années plus tard, lorsqu’elle est PFSCL XLIV, 86 (2017) 198 à nouveau éditée. Ces deux analyses sont enchâssées entre deux belles vues cavalières, d’une part d’un corpus (le jeu moral), d’autre part d’un espace hautement symbolique (Estelle Doudet, « Alêtheia, jeux allégoriques et révélation de la vérité au théâtre, 1430-1560 », p. 117-139 ; Anne Surgers, « La salle d’assemblée, allégorie de l’ordre du monde », p. 165-182). L’une et l’autre font apparaître la puissance herméneutique de l’allégorie du point de vue retenu, la lecture d’un Liber mundi pris en charge par le dispositif scénique aux yeux du spectateur, qu’il s’agisse des personnifications, des objets devant lui disposés, investis d’une potentialité figurée à identifier (ou non), ou encore des autres spectateurs. Les voici appelés à reconnaître, par le biais performatif du système dramaturgique de la reconnaissance aussi bien que par le biais symbolique de la marqueterie des éléments animés ou inanimés en variation dans l’espace et dans le temps (l’analyse de l’espace scénique de ce point de vue est passionnante en termes d’image de mémoire ainsi feuilletée dans la durée), moins un ensemble générique qu’« un medium [...], un regimen, un discours de conduite » (Estelle Doudet, p. 119), moins un lieu à meubler indifféremment qu’un « emblème » (Anne Surgers, p. 165) de la variété du monde, macrocosmique et microcosmique, qui s’y croise dans sa diversité et s’y accomplit en corps glorieux royal. Enfin, le troisième ensemble, « Allégorie au XVII e siècle », en poursuivant le fil de ces lectures d’un mode de lecture si riche et dense, propose une synthèse de précédentes lectures allégoriques (Salma Lakhdar, « Le songe de Francion », p. 185-197) et invite à reconsidérer une série de textes que l’on croyait de longue date bien connus, faisant apparaître de nouveaux fonds interprétatifs, liés à l’actualité de leur production. Loin de convenir, facilement, avec l’idée commune d’une exténuation de l’allégorie à partir du milieu du XVII e siècle, les interprètes font ainsi surgir une adaptabilité constante de l’allégorie à ses publics comme à ceux qui y recourent : Saint- Amant y joue, dans le Moïse sauvé, la sincérité de sa conversion au catholicisme, en tenant, au fil des épreuves qu’il impose fictionnellement à la figure biblique, la barre égale entre grâce et libre arbitre (Vittorio Fortunati, « Invention et allégorie dans le Moïse sauvé de Saint-Amant », p. 199-209) ; les poètes burlesques, en ridiculisant la Fable, ne se font ni moqueurs seulement, ni Modernes seulement, ni incroyants seulement, mais renvoient dos à dos les lectures interprétatives des mythes en général - païens et chrétiens - au profit de leur transgression constamment recommencée, et c’est cette transgression active qu’invite à lire, justement, le travestissement allégorique, sur lequel fonder la connivence du lecteur (Claudine Nédelec, « Y a-t-il une vérité cachée sous le voile des travestissements ? », p. 211-222) ; enfin, et la démonstration est lumineuse sous la plume de l’architecte du volume, dont on saluera ici l’excellente édition du Comptes rendus 199 Clovis de Desmarets (Paris, STFM, 2014), ce dernier auteur ne manie tant les ornements de l’allégorie (symboles dynastiques, énigmes...) que pour les intégrer à une lecture historique et galante du règne à venir de Louis XIV, bien capable de plaire à ses mondains lecteurs et surtout mondaines lectrices. Voilà qui constitue un ensemble de belle venue, dont la simplicité affichée - il n’est pas question, à travers ces études ponctuelles, se de laisser piéger par le discours à juste titre récusé, celui d’une stabilité du « sens » caché et d’une profondeur toujours égale conférée à une allégorie toujours grave - recèle une efficacité pragmatique que l’on saluera. Seules quelques broutilles appelleront les remarques suivantes, qui n’atténuent en rien l’intérêt et le plaisir constants que l’on trouve, pleinement, à ce volume. On aurait aimé, outre la présentation liminaire informée apportée par l’introduction, une bibliographie certaines fois mieux à jour ou plus étoffée (et en tout cas rassemblée en fin de volume) : il est difficile de se contenter, exclusivement, alors que ces dernières années ont vu se multiplier les ouvrages sur l’allégorie, du livre de J. Gardes Tamine ou de la définition de G. Molinié (sans la citer) pour lancer une analyse narratologique des procédés allégoriques ; les liens entre fiction et allégorie souffrent çà et là de l’absence des travaux de M. Bouchard comme de T. Chevrolet ou le collectif Poétiques de la Renaissance dirigé par F. Hallyn et P. Galand-Hallyn ; à l’inverse, il est un peu périlleux, nous semble-t-il, de ne considérer une définition de l’allégorie que du point de vue de l’exégèse (sans remise en contexte long, justement, de la réflexion exégétique adossée aux travaux de J. Pépin, H. de Lubac ou G. Dahan en amont) pour l’opposer à un discours « poétique » laïcisé... de fait, et c’est peut-être la difficulté des études littéraires en général de l’allégorie, il est bien difficile de la séparer de son substrat théologique en contexte - ou de l’y confronter directement - dans la mesure où les auteurs des XIV e -XVII e siècles en étaient culturellement imprégnés et ne cessaient d’en jouer en variation : s’il est une clef contextualisante dont nous avons perdu la pratique intellectuelle, c’est sans doute celle-ci. Plus ponctuellement, il est difficile d’envisager une réflexion sur le songe de Francion à partir du seul article de Fl. Dumora paru dans un numéro de Littératures classiques l’année où Francion était à l’agrégation, sans évoquer son livre ; sans doute eût-il été fructueux de rapprocher les énigmes du Beau Pasteur de Fonteny, du Livre d’Enigmes manuscrit que Gerhard Strasser a récemment édité en ligne (http: / / diglib.hab.de/ wdb.php? dir=edoc/ ed000166) et attribué de manière convaincante au même auteur ? La liste est facile et ne mérite pas d’être poussée plus avant. Encore une fois, voici un livre précieux, dont la pratique ouvre les yeux et stimule nos propres lectures ou essais interprétatifs, en invitant à ne PFSCL XLIV, 86 (2017) 200 jamais s’arrêter à un a priori herméneutique, soit en matière d’allégorie, soit en matière d’interprétation « définitive », et à tenter toujours l’exercice, quelque partiel ou déceptif que soit le résultat auquel on aboutisse. L’attitude est salutaire autant que prudente et il serait vraiment dommage de s’en priver : on en usera et abusera donc. Anne-Élisabeth Spica LIVRES REÇUS PFSCL XLIV, 86 (2017) Livres reçus CAVAILLÉ, Jean-Pierre (dir.) : Libertinage athéisme et incrédulité, 1, Littératures classiques, n o 92 (2017). 186 p. DUNN, Mary : The Cruelest of All Mothers. Marie de l’Incarnation, Motherhood, and Christian Tradition. New York : Fordham University Press, 2016. 208 p. FREIDEL, Nathalie (éd.) : Madame de Sévigné, Lettres choisies. Texte établi par Roger Duchêne, édition présenté et annotée par Nathalie Freidel. Paris : Gallimard, « folio classique », 2016. 741 p. FORMENT, Lise, POCQUET, Tiphaine, STAMBUL, Léo (éds.) : Politique des lieux communs. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, « La Licorne 120 », 2016. 224 p. GIORGI, Giorgetto (éd.) : Les poétiques de l’épopée en France au XVII e siècle. Textes choisis, présentés et annotés par Giorgetto Giorgi. Paris : Honoré Champion, « Sources classiques, 124 », 2016. 549 p. + Bibliographie, Index. GOODKIN, Richard E. : How Do I Konw Thee ? Theatrical and Narrative Cognition in Seventeenth-Century France. Evanston : Northwestern University Press, « Rethinking the Early Modern », 2015. 301 p. + Bibliography, Index. GRANDE, Nathalie (éd.) : Madame de Villedieu, Les Amours des grands hommes. Texte établi et présenté par Nathalie Grande. Paris : Classiques Garnier, « Société des textes français modernes », 2015. 237 p. HACHE, Sophie, FAVIER, Thierry (dir.) : À la croisée des arts : sublime et musique religieuse en Europe (XVII e -XVIII e siècles). Paris : Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle, Série Musique et littérature », 2015. 497 p. + Index des noms. LECOMPTE, Jérôme : L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin. Paris : Honoré Champion, « Lumière classique », 103, 2015. 593 p. LOCHERT, Véronique, RÉACH-NGÔ, Anne (dir.) : Littératures d’hier, publics d’aujourd’hui, Littératures classiques, n o 91 (2016). 197 p. LOTTERIE, Florence (dir.) : Les voies du « genre ». Rapports de sexe et rôles sexués (XVI e -XVIII e s.), Littératures classiques, n o 90 (2016). 175 p. MAZOUER, Charles (éd.) : Molière, Théâtre complet, tome I. Édition critique par Charles Mazouer. Paris : Classiques Garnier, 2016. 876. p + Bibliographie, Index. MICHEL, Lise, BOURQUI, Claude (dir.) : Naissance de la critique dramatique, Littératures classiques, n o 89 (2016). 207 p. PFSCL XLIV, 86 (2017) 204 REGUIG, Delphine : Boileau poète. « De la voix et des yeux... ». Paris : Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle, Série Voix poétiques », 2016. 353 p. + Bibliographie, Index. STEFANOVSKA, Malina, PASCHOUD, Adrien (dir.) : Littérature et politique. Factions et dissidences de la Ligue à la Fronde. Paris : Classiques Garnier, « Rencontres, Série Le Siècle classique », 2015. 217 p. + Bibliographie, Index, Résumés. THIROUIN, Laurent : Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre. Paris : Champion, « Lumière classique », 109, 2015. 264 p. Editor Rainer Zaiser P F S C L Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2017) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 64.00 € 82.00 Abonnement imprimé (1 an) € 64.00 € 82.00 Standing order print and online (1 year) € 72.00 € 103.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 72.00 € 103.00 Standing order e only (1 year) € 67.00 € 85.00 Abonnement en ligne (1 an) € 67.00 € 85.00 Single issue € 50.00 € 50.00 Prix de vente au numéro € 50.00 € 50.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 (7071) 979711 e-mail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.de Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.de Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 86 210 Ellen R. W ELCH / Mich è le L ONGINO (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity. Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference (2015, 213 p.) 211 Sylvie R EQUEMORA -G ROS ( é d.) Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle. Marseille carrefour (2017, 575 p.) 212 Marie-Christine P IOFFET / Anne-Elisabeth S PICA ( é ds.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique (2016, 320 p.) 213 Stephen F LECK L’ultime Molière. Vers un théâtre éclaté (2016, 141 p.) 214 Richard M ABER ( é d.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle : de l’Irlande à la Russie. XII e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (2017, 242 p.) 215 Stefan W ASSERBÄCH Machtästhetik in Molières Ballettkomödien (2017, 332 p.)