Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2018
4588
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. XLV No. 88 2018 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Claude ABRAHAM - Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Madeleine DEFRENNE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49-431-880-2262 ISSN 0343-0758 Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XLV (2018) Number 88 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Jasmin Garavello, Béatrice Jakobs Lydie Karpen, Dirk Pförtner Anna-Sophie Uphues PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 201 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 8 PFSCL XLV, 88 (2018) Sommaire G IOVANNA D EVINCENZO Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay...................... 7 J EAN L UC R OBIN Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi............... 27 C AMILLE V ENNER Apprendre à « pleurer saintement » : étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau................... 41 B ERNARD J. B OURQUE La Légende d’Alceste : les thèmes de l’héroïsme féminin et du sacrifice chez La Calprenède et d’Aubignac........................................ 61 M ARCELLA L EOPIZZI L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel : du roman au méta-roman entre quête et jeu.................... 73 J EAN L ECLERC Parler d’autrui : enquête sur la raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel ........................................................................ 99 A URÉLIEN C AVELIER Lire le corps dans La Princesse de Clèves..................................................... 115 J ÉRÔME L ECOMPTE Sublime de la dignité, sublime de l’indignité. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine ................ 125 P ERRY G ETHNER Ghosts in Early French Opera .................................................................... 147 J AN C LARKE L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit ............................................... 159 C HRISTINE M C C ALL P ROBES « Nous ne pensons ici qu’à vaguer deçà et delà » : le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de voyage de Sophie de Hanovre........................ 183 E LENA M UCENI « C’étaient de belles crasseuses que les Athénaïs et ces autres bégueules si rénommées » : Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » ........................................... 193 Comptes rendus Tristan Alonge Racine et Euripide : la révolution trahie M ICHAEL HAWCROFT ................................................................................. 217 Jean-Pierre Cavaillé (éd.) Libertinage, athéisme, et incrédulité, 1, Littératures classiques, 92 (2017) O REST R ANUM ......................................................................................... 220 Edwige Keller-Rahbé (dir.) Privilèges de librairie en France et en Europe XVI e - XVII e siècles V OLKER K APP ........................................................................................... 226 Marcella Leopizzi (éd.) Charles Sorel, La Maison des Jeux, tome 1 et 2 V OLKER K APP ........................................................................................... 228 Laurent Thirouin Pascal, ou, le défaut de la méthode. Lecture des “Pensées” selon leur ordre H ALL B J Ø RNSTAD ..................................................................................... 232 PFSCL XLV, 88 (2018) Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay G IOVANNA D EVINCENZO (U NIVERSITÀ DI B ARI A LDO M ORO ) Un vecteur de cohésion s’oppose aux multiples forces centrifuges qui minent l’Europe entière au cours du XVI e siècle. Au fur et à mesure que les divisions politiques et religieuses s’aggravent, un groupe de plus en plus vaste de lettrés établissent entre eux des liens et se reconnaissent dans une communauté où les studia literarum sont progressivement investis d’une mission unificatrice 1 . Diverses voies entrent en jeu dans la construction de ce réseau littéraire européen à la Renaissance et un rôle significatif est confié entre autres à 1 L’expression res publica literaria que nous utilisons aujourd’hui pour désigner le monde savant des humanistes de l’Europe moderne, indiquait dans un premier temps, comme le montre la forme latine du syntagme, une communauté de langue, celle de la latinitas révisée dans sa syntaxe, son lexique et son mode oratoire, mais aussi dans sa graphie, par l’usage d’une écriture commune, mise au point sans doute à Florence entre le XIV e et le XV e siècle. Or, si l’humanisme toscan s’ouvre bientôt à la langue vulgaire, dans sa perspective européenne et moderne, la République des Lettres reste longtemps fidèle au latin, un latin idéalement proche de celui de Cicéron et qui va assurer la diffusion de l’humanisme de l’Italie vers la France au gré de la circulation des hommes et des livres. À cet égard, voir Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980 ; Id., « Le ‘langage de Cour’ en France. Problèmes et points de repère », in Europaïsche Hofkultur im 16. und 17. Jahrhundert, Colloque des 4-8 septembre 1979, présenté par A. Buck, G. Kaufmann, B. Lee Spahr et C. Wiedemann, Hamburg, Dr Ernst Hauswedel, 1981, t. II, p. 23-32 ; Hans Bots et Françoise Waquet, La République des lettres, Paris, Belin, 1997 ; Cécile Caby, « La République des Lettres à la Renaissance », in Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe, 2016, consultable en ligne, https: / / ehne.fr/ article/ humanisme-europeen/ les-humanistes-et-leurope/ la-republi que-des-lettres-la-renaissance ; Krzysztof Pomian, « République des lettres », in Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, éd. de Houari Touati, 2014. Giovanna Devincenzo 8 l’échange épistolaire. La prise en compte du commerce des missives et de toute une nébuleuse de correspondants qui foisonnent dans la res publica literaria de cette époque peut aider à dévoiler des axes d’investigation encore inédits. Dans une grande partie des lettres qu’ils s’écrivent, les savants partagent tour à tour une série de renseignements autour des nouveaux ouvrages imprimés ou des dernières traductions parues, ainsi que des informations sur les diverses polémiques qui animent ce milieu ou sur les rapports d’amitié qui s’y tissent. Très souvent, d’ailleurs, les échanges de lettres sont accompagnés d’échanges de livres - manuscrits ou imprimés - sous forme d’achats, de prêts, de dons ou de legs. Par ce biais, cette communication entre savants assure une diffusion intense et constante des idées et des ouvrages dans une République des Lettres qui va acquérir de plus en plus une dimension européenne et moderne. Plusieurs axes se croisent dans ce réseau complexe et enchevêtré et parmi ceux-ci, il y en a un dont l’exploration va se révéler fructueuse dans le cadre de notre réflexion. Il s’agit d’une trajectoire franco-italienne riche en suggestions inouïes et stimulantes et portant sur divers aspects des relations intellectuelles reliant la France et l’Italie au cours du XVI e siècle. La prise en compte de quelques exemples clés va nous aider à illustrer comment l’osmose entre ces deux pays à cette époque doit être envisagée dans une perspective d’ensemble et transversale, ne se limitant souvent pas au domaine littéraire, mais relevant au contraire de l’interaction d’aires différentes, de la philosophie à la théologie, de la politique à l’histoire religieuse et à la morale 2 . Dans le cadre d’un réseau d’échanges européens s’identifiant tel un laboratoire de foisonnement d’idées originales, les rapports entre la France et l’Italie sont agencés eux aussi selon un dialogue constant autour des 2 Sur ces questions, voir la contribution incontournable de Cecilia Rizza, « État présent des études sur les rapports franco-italiens au XVII e siècle », in L’italianisme en France au XVII e siècle, Actes du congrès de la Société française de littérature comparée, Grenoble-Chambéry, 26-28 mai 1966, par G. Mirandola, préface de L. Sozzi, suppl. au n o 12 de Studi francesi, 12, 2, 1968. Nous renvoyons également à Françoise Waquet, Le modèle français et l’Italie savante. Conscience de soi et perception de l’autre dans la République des lettres (1660-1750), Rome, École Française de Rome, 1989 ; A. Ch. Fiorato, Oltralpe. Regards croisés entre l’Italie et l’Europe à la Renaissance, suppl. au n o 139 de Studi francesi, janv.-avr. 2003, Torino, Rosenberg & Sellier, 2003 ; Jean Balsamo, Les rencontres des muses. Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1998, en particulier p. 10-15, « Une France malade d’Italie ». Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 9 sujets les plus variés, et sont animés par gens de lettres, érudits, religieux, hommes de science, hommes politiques, militaires, médecins, voyageurs. Les muses italiennes et les muses françaises se rencontrent dès lors dans un contexte pléthorique où les idées et les savoirs circulent suivant des itinéraires encore peu connus et pour cela souvent difficiles à reconstruire, en raison même de la complexe réalité de l’époque. Or dans le cadre de ces dialogues transfrontaliers, notre analyse se concentrera sur deux pistes témoignant de la présence italienne en France dans ces années. La première esquisse un chemin conduisant à la Renaissance napolitaine et la seconde trace les étapes d’un itinéraire francovénitien. Le personnage au centre de ce carrefour est la « fille d’alliance » de Michel de Montaigne, désormais connue par son propre nom, Marie le Jars de Gournay. 1. Marie le Jars de Gournay et le contexte de la Renaissance napolitaine Les rapports entre cette femme de lettres et l’Italie méritent un approfondissement, dans la mesure où ils peuvent apporter des éléments intéressants et originaux à la réflexion sur la circulation des idées en Europe, au XVI e siècle. Nous allons réfléchir d’abord sur la dynamique rattachant Marie de Gournay au milieu littéraire et scientifique napolitain. Celle-ci prend corps autour de deux personnalités majeures : Giulio Cesare Capaccio et Carolo Pinto. Les noms de ces deux Italiens paraissent une seule fois dans l’œuvre de Marie ; plus précisément elle s’y réfère au cours de la seconde partie de son « Apologie pour celle qui escrit » 3 . Parlant de la réception de ses écrits au-delà des Alpes, elle se félicite de « la faveur [témoignée par les] Seigneurs César Capacio et Carolo Pinto » 4 dans leurs ouvrages. Et à l’égard de la provenance de ceux-ci, elle ajoute qu’ils « ne veulent point laisser flestrir l’ancienne gloire de servir avec honneur les Muses, acquise à ceste grande Region leur mere » 5 . La « grande Region » est évidemment la Grande Grèce, terre d’origine des deux personnages en question. Homme très érudit et auteur d’une œuvre vaste et composite, Giulio Cesare Capaccio (1544/ 46 ? -1634) est en fait originaire de Campagna, dans 3 Marie de Gournay, « Apologie pour celle qui escrit », in Les Advis, ou les Presens de la Demoiselle de Gournay, Paris, J. du Bray, 1641, p. 625. 4 Ibid. 5 Ibid. Giovanna Devincenzo 10 la province salernitaine 6 . Après des études philosophiques, il se déplace à Naples, pour faire son droit. Il complète ses études à Bologne et entreprend par la suite une série de voyages à travers l’Italie, qui lui permettent d’établir des liens d’amitié avec les personnalités les plus remarquables de l’époque, s’insérant dans un important réseau socioculturel. Au fil du temps, Capaccio se consacre également à une importante activité littéraire 7 et cultive sa passion de jeunesse pour l’érudition antiquaire 8 . Aussi, autour des années 1610, participe-t-il activement à la fondation de l’Accademia degli Oziosi qui figure parmi les plus importantes de l’époque 9 . C’est au sein de cette Académie qu’il prononce d’ailleurs l’oraison funèbre d’Henri IV, ce qui lui vaut les remerciements de la reine Marie de Médicis et du futur Louis XIII. Mais Capaccio est aussi connu pour son engagement public : on lui 6 Pour une notice biographique détaillée de Giulio Cesare Capaccio, voir entre autres Lorenzo Crasso, Elogi d’huomini letterati, in Venetia, per Combi, MDCLXVI, p. 227-230 ; Francesco Cubicciotti, Vita di Giulio Cesare Capaccio con l'esposizione delle sue opere, Campagna, Stab. Tip. Erm. Cubicciotti, 1898 ; Salvatore Nigro, Capaccio Giulio Cesare, in Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, 1975, vol. XVIII, p. 374-380, ad vocem ; Valentino Izzo, Raccontare Campagna... Le Persone Illustri, Eboli, 2005 ; Maurizio Ulino, L'Età Barocca dei Grimaldi di Monaco nel loro Marchesato di Campagna, Napoli, Giannini, 2008. 7 Voir notamment l’apport de Capaccio à l’évolution du genre des églogues maritimes, dont les chefs avaient été Giovanni Pontano et Jacopo Sannazaro. En 1572, dans le sillage de ces derniers, Bernardino Rota avait publié un recueil de 14 églogues maritimes où les pêcheurs du Golfe de Pouzzoles prenaient la place des bergers de l’Arcadie. La tradition du genre est poursuivie par Lodovico Paterno dans ses Nuove fiamme (Venezia, per i tipi di Giovanni Andrea Valvassori, 1561) et l’aboutissement majeur est représenté à la fois par la Siracusa Piscatoria (Napoli, presso Gio. de Boy, 1569) de Paolo Regio et par la Mergellina (Venezia, presso gli eredi di Melchior Serra, 1598) de Giulio Cesare Capaccio. Pour une analyse ponctuelle de ces aspects, voir notre contribution « Science, Littérature et érudition à Naples à la fin du XVI e siècle. Le cas de Giulio Cesare Capaccio », Le Verger - Bouquet XII, septembre 2017, p. 1-17. 8 Animé par une profonde curiosité envers l’histoire locale, Capaccio publie respectivement en 1604 et en 1607 une Puteolana Historia (A Iulio Cæsare Capacio Neapolitanæ Urbis, A Secretis Cive Conscripta, Accessit eiusdem, De Balneis libellus, Neapoli, Excudebat Constantinus Vitalis, M. DC. IIII) et une Neapolitana Historia (Napoli, Giovanni Giacomo Carlino, 1607). 9 Fondée en 1611 avec le soutien de Don Pedro Fernandez de Castro, vice-roi de Naples, cette Académie rassembla les intellectuels - napolitains et espagnols - les plus illustres de l’époque. Sur le rôle des Académies à l’époque, voir P. G. Riga, Alcune note sulle tendenze letterarie nell’Accademia degli Oziosi di Napoli, in Le virtuose adunanze. La cultura accademica tra XVI e XVIII secolo, Avellino, Edizioni Sinestesie, 2014, p. 159-171. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 11 confie d’abord la « provveditoria dei grani e degli olii » 10 , le service des blés et des huiles, et plus tard, en 1607, le vice-roi Juan Alfonso Pimentel de Herrera le nomme Secrétaire de la ville de Naples. Carolo Pinto est lui aussi un humaniste salernitain, né en 1582. Il fut nommé évêque titulaire de Cumes et plus tard de Nicotera par le pape Paul V. Très actif à Naples comme polygraphe auprès de divers éditeurs locaux dans les premières années du XVII e siècle, Pinto est l’auteur entre autres d’une élégie de 432 vers en distiques élégiaques 11 où il chante les beautés locales offrant en même temps d’utiles renseignements sur Rodi, Ischitella, Monte Sant’Angelo aussi bien que sur les îles d’en face : Tremiti, Pelagosa et Lissa. Le texte est précédé d’une dédicace à Paolo Regio, évêque de Vico Equense. En ouverture, le poète mentionne en outre sa « Vicana Domus Garganica », ce qui laisse penser qu’il possédait une maison à Vico del Gargano, endroit qu’il connut probablement au cours de sa jeunesse 12 . Pour revenir à Marie de Gournay et à ses rapports avec ces deux auteurs italiens, nous avons repéré son nom dans un recueil d’éloges en latin de personnages illustres appartenant à la fois à l’Antiquité et à la culture européenne, italienne et méridionale du XVI e siècle, publié par Capaccio à Naples en 1608, chez les éditeurs Giacomo Carlino e Costantino Vitali et intitulé Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia 13 . L’ouvrage est divisé en deux volumes : le premier consacré aux femmes et le second aux hommes. Maria Gornacensis, nom latinisé de la « docte demoiselle », figure dans le « Mulierum Illustrium Elenchus », dans la 10 S. Nigro, Capaccio Giulio Cesare, cit. 11 Le titre de l’élégie de Carolo Pinto est De Vico Garganico Apulorum opido Caroli Pinti elegia. 12 Pour une notice biographique sur Carolo Pinto, voir F. Adilardi Di Paolo, Memorie storiche sull’ stato fisico, morale e politico della città e del circondario di Nicotera, Napoli, Dalla tipografia di Porcelli, 1838 ; Camillo Minieri Riccio, Memorie storiche degli scrittori nati nel Regno di Napoli, Napoli, Tipografia dell’Aquila di V. Puzziello. Nel Chiostro S. Tommaso d’Aquino, 1844 ; M. Trotta, De Vico Garganico: un poemetto di Carlo Pinto, Bari, Puglia Grafica Sud, 2013. 13 Giulio Cesare Capaccio, Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia, A Iulio Cæsare Capacio Neapolitanæ urbi à Secretis conscripta. Neapoli, Apud Io. Iacobum Carlinum, & Constantinum Vitalem, 1608. Le premier volume, consacré aux femmes illustres, paraît en 1608; le second volume, publié en 1609, est consacré aux hommes. Pour un approfondissement des problématiques liées à l’écriture biographique à la Renaissance, voir entre autres Martin McLaughlin, Biography and Autobiography in the Italian Renaissance, in Mapping Lives: The Uses of Biography, ed. by Peter France-William St.Clair, Oxford, Oxford University Press for the British Academy, 2002, p. 37-65. Giovanna Devincenzo 12 section des « Marie », à côté de reines, princesses et femmes nobles comme Marie d’Aragon et Marie de Médicis. Le texte en latin consacré à la « fille d’alliance » de Montaigne s’ouvre par une présentation en prose rédigée par Capaccio et se termine par des vers signés du poète Carolo Pinto 14 . Les mots d’admiration au début de l’éloge de l’érudit napolitain sont immédiatement révélateurs du chemin par lequel le nom de Gournay a glissé dans l’ouvrage de Capaccio. Ce dernier la définit en effet : « Novum monstrum, et nostri sæculi vera Theano » 15 , s’appropriant une expression que Juste Lipse, humaniste flamand et ami d’élection de la « fille d’alliance » de Montaigne, avait utilisée dans une lettre adressée à Marie de Gournay le 30 septembre 1588, où il fixait les termes de leurs affinités électives : « Curiosus enim sum, ut sciam (novum monstrum) quid paritura sit virgo » 16 . L’emploi du mot « monstrum » par Lipse requiert quelques éclaircissements. Il est utile de souligner à cet égard que pour les contemporains, qui avaient une certaine familiarité avec la langue latine, les termes « monstre » et « prodige » coïncidaient. Cette femme est alors louée comme un prodige, c’est-à-dire une créature merveilleuse douée de vertus singulières. Ce genre de choix linguistiques pourrait d’ailleurs renvoyer à la phénoménologie de la « merveille » et de la curiosité se développant à Naples au tournant du XVI e siècle et que Capaccio chérissait particulièrement, comme en témoignent plusieurs de ses œuvres 17 . Même l’expression « Nobilem virginem » utilisée par l’auteur napolitain dans son éloge est significative dans le cadre de la réception en Italie de cette femme cultivée. Empruntée elle aussi à Lipse qui dans la même épître de 1588 s’adresse à « MARIÆ GORNACENSI, Virgini nobili », cette image n’a aucune implication religieuse, car elle doit uniquement être associée au fait que Marie n’est ni mariée ni veuve. Dans le monde temporel, la vierge est perçue comme un être qui interrompt la chaîne de la reproduction et qui 14 « Si nomen Mariæ : quid tibi dulcius ? / Si sermo latius : quid tibi cultius ? / Si quis scripta legat : quid sibi doctius ? / Si quis te videat : quid sibi pulcrius ? / Si quis te audierit : quid sibi gratius ? / Dilesti superos virgo ? quid altius ? / Si sors parca fuit : quid tibi tutius ? » (Giulio Cesare Capaccio, Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia […], cit., p. 210). 15 Giulio Cesare Capaccio, Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia […], cit., p. 210. L’appellation de Theano, autre nom d’Hippo, violée et tuée avec sa sœur pour avoir résisté à deux Spartiates hôtes de leur père, est elle aussi empruntée à Lipse. Sur la figure de Theano, voir Plutarque, Œuvres morales et meslées, « Histoires d’amour », 773 B. 16 II e centurie, Lettre LX, éd. de Leyde, 1590, p. 259-261. 17 Pour une réflexion sur ces problématiques, nous renvoyons à notre contribution « Science, Littérature et érudition à Naples à la fin du XVI e siècle. Le cas de Giulio Cesare Capaccio », cit., p. 1-17. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 13 refuse de se soumettre au modèle masculin, se soustrayant aux lois naturelles et sociales. C’est dans cette condition et sans aucune crainte que Marie se montre dans la sphère publique et c’est dans ce contexte que se situe la curiosité de Lipse avant, et de Capaccio après, envers ce prodige. En particulier, Lipse se dit « curieux de savoir […] ce que doit enfanter une Vierge » 18 . En effet, ayant renoncé au rôle d’épouse et de mère, notre Vierge lettrée se sent libre de cultiver ses capacités de réflexion, de jugement, d’écriture. Et en fonction d’un mécanisme compensatoire, le vide du ventre permet au cerveau de se remplir et de se développer. C’est ainsi que l’équivalence enfant-œuvre littéraire peut s’établir. La présence de cette figure féminine aux qualités prodigieuses et originales, récemment parue sur la scène littéraire, enrichit ainsi l’ouvrage de Capaccio d’une « nouvelle merveille », d’un « novum monstrum », comme c’était l’usage dans la plupart des recueils biobibliographiques de l’époque. Ce qui témoigne ultérieurement que la connaissance de ce prodige de la part de cet auteur napolitain est passée par Juste Lipse - qui paraît lui aussi dans le recueil de Capaccio sous le nom latinisé de Iustus Lipsius - c’est que Marie de Gournay ne figure pas dans les autres répertoires contemporains qui se limitent pour la plupart à la tradition bibliographique méridionale 19 . Bref, alors que pour les autres personnages féminins Capaccio avait pu s’inspirer d’autres recueils de l’époque 20 , pour Marie de Gournay il avait dû regarder ailleurs. Un élément de plus - à côté des emprunts textuels - qui corrobore l’hypothèse d’une trajectoire passant par Lipse. Et pour terminer, dans cette direction, il y a les déclarations de gratitude de la part de Marie de Gournay à l’érudit flamand pour avoir introduit son nom dans la république littéraire de son époque non seulement en France, mais aussi à l’étranger : « C’est par vous qu’on me connaît et qu’on m’estime parmi les patriotes [au sens étymologique d’habitants d’une patrie] et les étrangers » 21 , écrit-elle dans une lettre à Juste Lipse du 25 avril 1593. 18 Le Chois des Epistres de Juste Lipse traduites de Latin en françois par Anthoine Brun de Dole en la Franche Conté, Lyon, Barthélemy Ancelin, 1619, p. 263-266. 19 Sur cet aspect, voir la contribution de Carmela Reale, Echi di notorietà: le donne nella tradizione bibliografica meridionale, in La donna nel Rinascimento meridionale. Atti del Convegno internazionale, Roma, 11-13 novembre 2009, a cura di Marco Santoro, Pisa-Roma, Fabrizio Serra Editore, 2010, p. 393-402. 20 Cf. à cet égard, Niccolò Toppi, Biblioteca Napoletana, ed apparato agli uomini illustri in lettere di Napoli, e del Regno, Napoli, 1678. 21 Lettre de Marie de Gournay à Juste Lipse (25 avril 1593), cit. in Marie de Gournay, Œuvres complètes, sous la direction de Jean-Claude Arnould, Paris, Champion, 2002, Annexe IX, p. 1934. Giovanna Devincenzo 14 2. La trajectoire franco-vénitienne Nombre d’étrangers semblent alors apprécier l’œuvre de cette femme « studieus[e] » 22 et bien que sa renommée hors de France se rattache premièrement à son engagement dans le travail d’édition des Essais, Marie réussit bientôt à se faire apprécier pour son œuvre à elle. Hugo Grotius traduit par exemple certains de ses vers 23 et Nicolas Heinsius, dans son Elegiarum liber 24 , l’apprécie pour son travail de traduction de deux fragments de l’Herodes Infanticida, tragédie sacrée composée par son père Daniel 25 . Mais pour en rester aux résonances italiennes, nous allons nous déplacer cette fois à Venise. Deux noms vont se révéler cruciaux pour l’identification et la reconstruction de cet axe franco-vénitien chez Gournay : il s’agit de Fra’ Paolo Sarpi et de Giacomo Badoer. Religieux de l’Ordre des Servites, théologien, historien, érudit, scientifique et patriote vénitien, Paolo Sarpi 26 s’était distingué pour sa ferme opposition au centralisme monarchique de l’Église catholique et pour sa prise de position en faveur de la République de Venise dans ses démêlés avec le 22 Marie de Gournay, «Apologie pour celle qui escrit », in Les Advis, ou les presens […], cit., p. 607. 23 Marie de Gournay ajoute en 1634 dans son Bouquet de Pinde, un poème « Pour Monsieur le Mareschal de Thoiras » suivi de la « Version du Sieur Hugo Grotius ». Juriste, théologien et diplomate hollandais, Hugo Grotius (1583-1645) séjourne pour la première fois en France en 1598, mais la date du poème en question ainsi que de la « Version » par Grotius concourt à montrer que le rapport de ce dernier avec Marie de Gournay est postérieur à son séjour au Château de Balagny où il composa le De Jure belli ac pacis (1625). Hugo Grotius ne semble pas néanmoins avoir repris cette version latine dans ses Poemata. 24 Paris, Jean Camusat-P. Le Petit, 1646, p. 64-65. Marie de Gournay fait l’objet des éloges de Nicolas Heinsius dans deux textes - « Ad Sequanam, de Maria Gornæa » et « Ad lectorem. Scriptorum ejusdem » - que ce dernier insère dans les « Varia Poematia », en conclusion de son Elegiarum liber. 25 Daniel Heinsius (1580-1655), philologue hollandais et professeur d’histoire à Leyde, fut aussi secrétaire du synode calviniste de Dordrecht. À partir de 1641, Marie de Gournay ajoute dans ses œuvres complètes la traduction de quelques passages de Danielis Heinsii Herodes Infanticida, Elzevir, 1632, début de l’acte II. 26 Sur Sarpi, voir notamment Manlio Duilio Busnelli, Études sur Fra Paolo Sarpi, Genève, Slatkine, 1986 ; Pasquale Guaragnella, La prosa e il mondo. «Avvisi» del moderno in Sarpi, Galilei e la nuova scienza, Bari, Adriatica editrice, 1998; Id., Il servita melanconico. Paolo Sarpi e l’«arte dello scrittore», Milano, Franco Angeli, 2011; Paolo Sarpi, Histoire du concile de Trente, éd. par Marie Viallon et Bernard Dompnier, Paris, Champion, 2002. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 15 Pape 27 . Venise entendait en effet soumettre le clergé au contrôle de la République et pour ce faire, le 10 janvier 1604, le Sénat vénitien avait empêché entre autres la fondation d’hôpitaux religieux, de monastères, d’églises et d’autres lieux de culte sans l’autorisation de la Seigneurie. L’année suivante, une autre loi du Sénat avait interdit l’aliénation de biens possédés par des laïcs à des ecclésiastiques et avait également limité les compétences des tribunaux religieux. Le Pape exigea immédiatement l’abrogation de ces lois et face au refus de la République, il la frappa d’Interdit le 17 avril 1606. Paolo Sarpi joua un rôle de premier plan dans cette dispute et, nommé théologien canoniste de la République par le nouveau Doge Leonardo Donà le 28 janvier 1606, il s’employa à défendre Venise par de nombreux écrits 28 qui seront rassemblés par la suite dans l’Istoria dell’Interdetto 29 . Dans ce cadre, obéissant aux dispositions de Paul V, le 9 mai 1606, les Jésuites refusèrent de célébrer la messe à Venise et la réaction de la République fut immédiate : avec les Capucins et les Théatins, les représentants de la Compagnie de Jésus furent expulsés le même jour 30 . L’Inquisition 27 À cette époque, les pressions que devait subir la République de Venise étaient diverses. Au nord, il y avait l’Empire ; en Italie, il y avait l’influence espagnole et celle de la Papauté ; en Orient, il y avait la puissance turque. Sous ces multiples menaces, Venise était alors vouée à un déclin à la fois politique et économique. Si, d’un côté, la prudence poussait les anciens patriciens à la résignation en acceptant le compromis avec l’Empire et le Pape, de l’autre le parti des innovateurs s’attacha avec détermination à limiter l’influence ecclésiastique sur la République et à relancer la puissance commerciale de celle-ci dans la Mer Adriatique, puissance fort compromise par le contrôle des ports de la part de l’Église. Dans ce cadre, Venise s’allia avec la France contre l’Espagne et la Papauté. Ses rapports avec l’Angleterre et la Turquie étaient également bons. 28 On peut rappeler entre autres à cet égard divers écrits de Sarpi qui seront par la suite réunis dans l’Istoria dell’interdetto : Scrittura sopra la forza e validità delle scomuniche, Consiglio sul giudicar le colpe di persone ecclesiastiche, Scrittura intorno all’appelazione al concilio, Scrittura sull’alienazione dei beni laici agli ecclesiastici. 29 Fra’ Paolo Sarpi, Istoria dell’interdetto e altri scritti editi e inediti, a cura di M.D. Busnelli e G. Gambarin, Bari, Laterza, 1940. Sur cette question, voir William J. Bouwsma, Venice and the Defense of Republican Liberty : Renaissance Values in the Age of Counter-Reformation, University of California Press, 1984. 30 Par cette action, Rome espérait soulever le peuple vénitien contre ses gouverneurs, mais Sarpi remarque à ce propos que : « … partirono la sera alle doi di notte, ciascuno con un Cristo al collo, per mostrare che Cristo partiva con loro [ma,] li gesuiti scacciati, li cappuccino e teatini licenziati, nissun altro ordine partì, li divini Uffizi erano celebrati secondo il consueto […] il senato era unitissimo nelle deliberazioni e le città e populi si conservarono quietissimi nell’obbedienza » (Fra’ Paolo Sarpi, Istoria dell’interdetto e altri scritti editi e inediti, cit., p. 51-52). Giovanna Devincenzo 16 somma Fra’ Paolo Sarpi de se rendre à Rome pour qu’il assume ses responsabilités pour toutes les déclarations « schismatiques » contenues dans ses écrits, mais le religieux refusa et fut par la suite excommunié par le Pape le 5 janvier 1607. Sarpi souhaitait l’établissement d’une alliance entre France, Angleterre, princes protestants, Pays-Bas, Savoie et Venise contre l’Empire catholique hispano-allemand afin de limiter, sinon d’effacer, le contrôle à la fois de la Papauté et de l’Espagne en Italie. Il diffusa ses idées en Europe à travers un riche dialogue avec nombre de correspondants français, allemands, anglais, italiens. Il était en rapport étroit avec les juristes Jacques-Auguste de Thou, Jacques Leschassier et Jacques Gillot de même qu’avec Isaac Casaubon et Philippe Duplessis-Mornay, et avec l’allemand Christoph von Dohna et l’anglais William Cavendish. Sarpi fut également apprécié par la communauté scientifique de son époque. Il était grand ami de Galilée et ses apports dans divers domaines scientifiques - astronomie, médecine, mathématiques, optique - furent remarquables. Quant à Giacomo Badoer, un certain mystère entoure sa personne et son histoire. Son nom même se présente sous des formes assez variables dans les diverses sources répertoriées : de la version francisée Badouère aux variations Badovere, Badoveri, Baduere ou Badoere. Mêmes doutes autour de sa nationalité et pour le dire avec René Pintard, « si, en Italie, on le disait Français, en France plusieurs le croyaient Italien » 31 . En effet, né à Paris vers la moitié du XVI e siècle, Badoer était d’origine italienne. Son père était un riche marchand vénitien transplanté en France. Ici, il avait embrassé la cause de la Réforme protestante et au lendemain de la Saint-Barthélemy, sa boutique ayant été saccagée, il avait perdu la plupart de ses biens. Élevé suivant les préceptes de la religion réformée, le jeune Badoer étudia à Padoue, sous Galilée et le 21 juin 1599 il se trouvait encore dans cette ville italienne si l’on s’en tient aux mots d’admiration qu’il rédigea dans l’Album amicorum de Tommaso Seggett, en faveur de ceux qui travaillaient à « dissiper les nuaiges de l’ignorance et illustrer ce qu’il y a de beau en toute la littérature » 32 . L’amitié de Sarpi avec Badoer remonte alors à cette époque. Néanmoins, une fois rentré en France après ce séjour italien, Badoer abandonna la Réforme et se fit catholique suite aux sollicitations du jésuite Coton 33 . Par ce biais, il reçut les faveurs du roi Henri IV qui lui 31 René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Boivin, 1943, p. 20. 32 Biblioteca Vaticana, cod. Vat. Lat. 9385, f. 74. 33 Pierre Coton (1564-1626) gagna la faveur d’Henri IV et fut nommé d’abord Conseiller du Roi, puis devint son confesseur en 1608. Il est l’auteur d’une Institution catholique où a été déclarée et confirmée la vérité de la foy contre les Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 17 confia diverses missions diplomatiques et qui l’envoya à Rome, auprès du Pape, en 1609. Entre 1607 et 1609, il descendit en Italie à plusieurs reprises s’arrêtant nouvellement à Venise et à Padoue où il renforça son lien avec Sarpi et rendit encore visite à Galilée signant entre autres - le 13 mai 1607 - « un document attestant que le mathématicien était bien l’auteur du « compas géométrique » et lui en avait fourni successivement deux exemplaires » 34 . Fidèle au souvenir de son ancien maître, au cours de ses voyages, Badoer s’attacha à recruter des admirateurs pour Galilée et par ce biais il élargit le cercle de ses amitiés. Il s’inséra dans l’entourage de Jacques-Auguste de Thou et des Frères Dupuy. Il se lia avec l’érudit flamand Dominique Baudius et se glissa dans le cercle de Mademoiselle de Gournay 35 que fréquentait une compagnie bariolée de gens de lettres, ecclésiastiques, « gais poètes comme heresies et superstitions de ce temps, divisée en quatre livres qui servent d’antidote aux quatre de « l’Institution » de Jean Calvin (Paris, S. Chapelet, 1610), traduite en latin par le Père Cressoles (1618) et des Sermons sur les principales et plus difficiles matieres de la foy faicts par le R.P. Coton…et reduicts par luy-mesme en forme de meditations (Paris, S. Huré, 1617). Après le régicide de 1610, Pierre Coton fit publier une Lettre déclamatoire de la doctrine des Pères Jésuites où il niait toute responsabilité de ceux-ci dans l’assassinat du roi. La riposte à cet écrit fut immédiate de la part des adversaires et l’Anti-Coton parut ainsi la même année, sans nom d’auteur. 34 René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, cit., p. 581. Il est intéressant de rappeler à cet effet que c’est justement Badoer qui annonce à Galilée la construction en Hollande d’instruments d’optiques servant à l’observation des astres, lui donnant ainsi l’idée d’en fabriquer de pareils et le poussant en ce sens à la découverte en 1610 de trois satellites inconnus, de Jupiter et de plusieurs étoiles nouvelles. 35 Celui de la docte demoiselle était en fait un salon hétéroclite, à tel point que l’on a pu croire que Marie y tenait école de libertinage. Par l’emploi de ce mot, on désigne un phénomène érudit contribuant à la formation de la culture moderne, autrement dit « tout ce qui marque excès de « liberté » en matière de morale et de religion, par rapport à ce que dogmes, traditions, convenance et pouvoir politique définissent ou préconisent » (René Pintard, op. cit., p. XIV). Or, Marie de Gournay ne donnait pas dans l’irréligion : « correspondante des cardinaux du Perron et d’Ossat, du nonce Bentivoglio et de Godeau, lectrice et admiratrice de François de Sales » (René Pintard, op. cit., p. 135), elle s’engagea entre autres à dispenser ses conseils de moraliste dans son Advis à quelques gens d’Eglise et dans ses Fausses dévotions. Sur ces questions, voir aussi Giovanni Dotoli, « Montaigne et les libertins via Mlle de Gournay », Journal of Medieval and Renaissance Studies, XXV, 1995, p. 381-405. Giovanna Devincenzo 18 Malleville ou Serizay, […] mécréants comme Boisrobert, […] rimeurs imprudents comme Colletet » 36 . Or Marie devait tenir Badoer en grande estime, comme le prouvent ses mots dans la Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou, Dédiée à la Sérénissime République ou Etat de Venise 37 , opuscule paru en 1608, à l’occasion de la naissance du troisième fils d’Henri IV, Gaston, futur duc d’Orléans 38 . Ce texte constitue bien plus qu’une simple pièce de circonstance 39 , dans la 36 D’après René Pintard, aux alentours de 1623, chez Marie de Gournay, avec le prieur Ogier et l'abbé de Marolles, ecclésiastiques sérieux et esprits galants, il y avait de gais poètes, Malleville, Serizay, des mécréants, Boisrobert, des compagnons de Saint-Amant, Claude de l'Estoile et des rimeurs imprudents comme Colletet. Cependant, combien l'humeur de notre femme de lettres « différait […] de celle de ses hôtes! Folâtres et rieurs, ces jeunes écervelés l'étaient, mais contre elle, et elle n'avait d'autre part aux malices des Yvrande, des Moret, des Bueil et des Desmarets, que d'en être la dupe. […] La naïveté seule, avec la marotte littéraire, la rendait indulgente à l'égard de ses gaillards visiteurs. Qui sait même si ceux-ci ne dissimulaient pas la plupart du temps devant elle leur mécréance : beaux esprits dans le salon, esprits forts au bas de l'escalier ? Elle réservait en tout cas son estime aux plus graves ; et si La Mothe Le Vayer eut la faveur d’être couché sur son testament en reconnaissance de ses services « de prudence , de candeur et de foi», c'est que, témoin amusé sans doute, - et peut-être complice - de ces jeux ironiques ou scabreux, il se gardait d’y prendre part. Aussi, plus encore que le culte de Montaigne, qui cédait maintenant le pas chez elle à des curiosités de langage et de poésie, plutôt même que la gausserie libertine, dans laquelle excellaient quelques-uns de ses jeunes amis, était-ce la prudence obséquieuse qu'il apprenait chez elle, avec l’art de masquer sous de graves propos les caprices de son humeur » (R. Pintard, op. cit., p. 135-136). 37 Paris, Fleury Bourriquant, 1608. Ce texte sera intégré de façon différente aux œuvres complètes de Marie de Gournay à partir de 1626. La première partie sera publiée sous le titre « Naissance de messeigneurs les enfans de France » ; une deuxième partie constituera l’embryon de l’« Institution du Prince » ; une troisième partie est récrite au début du traité « De l’Education de Messeigneurs les Enfans de France » ; la dernière partie figure dans les œuvres complètes sous le titre de « Gratification à Venise ». 38 Né le 25 avril 1608 à Fontainebleau, troisième fils de Marie de Médicis, Gaston d’Orléans sera nommé duc d’Orléans après le décès de son frère Nicolas en 1611. L’autre frère de Gaston est Louis XIII (1601-1643). 39 Par cette expression, on désigne « l’abondante production des textes de glorification : vite écrits, vite imprimés, vite oubliés » ; un ensemble d’ouvrages qui constituent des « demandes de grâces implicites : il suffit que le destinataire apparent ou réel en ait entendu parler » (Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires d’une femme savante, Paris, Fayard, 2004, p. 167). Sur ce sujet, voir également Predrag Matvejevitch, La poésie de circonstance. Étude des formes de Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 19 mesure où cet événement représentait pour la Demoiselle de Gournay une nouvelle occasion de s’illustrer auprès du Roi. Par cet écrit d’actualité politique, elle s’exprime sur des décisions touchant à l’honneur des souverains et au destin des peuples. La Sérénissime République de Venise avait été désignée en tant que « parrain » du jeune duc, né le 25 avril, date où l’on fête la Saint-Marc 40 . C’est donc suite à cet événement que Marie décide de dédier à Venise cet ouvrage. L’écrivain voit en tout cela un signe sacré et, « empruntant la voix des prophétesses, elle assigne au rejeton lointain de Saint Louis la mission de reconquérir la Terre sainte et de fonder un nouvel empire chrétien d’Orient » 41 . L’exaltation de la puissance de Venise, de même que l’évocation de son rôle majeur dans la grande victoire de Lépante - bien que celle-ci puisse paraître trop décalée par rapport aux récents événements et, en particulier, à l’affaire de l’Interdit rappelée ci-dessus - répondent à un dessein précis de la part de notre écrivain. Henri IV avait mené en effet avec succès des missions diplomatiques et avait réussi entre autres à rétablir la paix entre Rome et Venise. C’est justement pour fêter cet exploit qu’il avait proposé à la Sérénissime le parrainage de son dernier fils. Marie s’insère alors dans ce cadre pour donner au Roi une preuve de son talent. À travers l’« enfant royal », c’est finalement Henri IV qu’elle vise. Par le biais de ses visions prophétiques, elle prend d’abord position sur la politique étrangère et lui donne après des conseils à l’égard de l’éducation de son fils. Elle évoque premièrement la victoire de Lépante afin de suggérer au souverain l’utilité de cesser toutes hostilités contre l’Espagne, puissance l’engagement poétique, Paris, Nizet, 1971 et François Cornilliat, Sujet caduc, noble sujet : la poésie de la Renaissance et le choix de ses arguments, Genève, Droz, 2009. 40 Quelques pages plus loin, au cours de la Bienvenue, Marie affirme que la naissance du duc en cette date ne fut pas le résultat du hasard : « Ce n’est pas de hazard […] que la Reyne sa mere [Marie de Médicis], ta belle et chaste compatriote, s’estoit trompée au terme de ses couches ; c’estoit un complot de ses astres ; qu’on dict œillader si doucement cet enfant Royal, à dessein qu’on vist, que la société, le soin et le Baptesme, t’en estoient nommément assignez ; naissant contre toute attente, au jour du sainct Evangeliste, Patron de ta grandeur et prosperité : sainct, veux-je dire, qui posant un pied sur la terre et l’autre sur la mer, estend sa benediction et ses deux bras, sur tes victoires, terrestres et maritimes » (Marie de Gournay, Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou […], cit., p. 98-99). 41 Michèle Fogel, Marie de Gournay, Itinéraires d’une femme savante, cit., p. 164. Giovanna Devincenzo 20 catholique par excellence ; une position d’ailleurs défendue auprès du roi par Villeroy 42 , lointain cousin de notre femme de lettres 43 . Par la suite, elle dresse une liste de noms de personnages contemporains dont elle suggère au duc de s’entourer : l’illustrissime Foscarini, ambassadeur de Venise en France, monsieur le Cardinal du Perron et monsieur le Président Jeannin, et à côté de ceux-ci, « ne craindray point d’adjouster - déclare-t-elle - le sieur Badouere, que le Roy cognoist amplement, comme aussi font des principaux de l’Estat, qu’il t’a donné pour tuteur et Parrin » 44 . On ne peut pas passer sous silence l’emploi du verbe « craindre » se référant à Badoer. Pour comprendre les raisons de ce choix, il faut remonter à l’hôtel de l’ambassadeur de Venise, lieu de rencontre à cette époque de personnages divers qui entrelaçaient souvent des alliances compromettantes. On y trouve entre autres des noms déjà nommés comme Jacques Gillot, conseiller clerc à la Grand-Chambre et chanoine de la Sainte-Chapelle qui comptait parmi ses amis nombre d’hérétiques, à tel point que la Reine l’appelait « le prêtre luthérien » 45 , le président J.-A. de Thou (traité d’hérétique par la cour de Rome), l’avocat général Louis Servin, le conseiller Leschassier n’hésitant pas à se commettre avec des réformés comme Groslot de Lisle ou Duplessis- Mornay et à faire montre de leur admiration envers Paolo Sarpi, « le farouche défenseur des libertés de la République, l’auteur presque schismatique de l’Histoire du Concile de Trente » 46 . Or Badoer fréquentait lui aussi ce milieu et avait une réputation controversée ; on l’accusait notamment d’agir par intérêt et d’être « de ceux pour qui principes, nationalité, religion, sont des masques que l’on prend ou que l’on jette selon les exigences du jeu » 47 . On comprend dès lors la nécessité de la part de Marie de Gournay de préciser à l’égard de la réputation de ce personnage qu’il n’était « pas 42 Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy (1543-1617) était à cette époque secrétaire et conseiller d’État. 43 Henri IV partageait sans doute ces convictions, si l’on tient compte du fait qu’il favorisa les négociations entre l’Espagne et les Provinces-Unies (mission qu’il confia au Président Jeannin) et qu’il accueillit une ambassade venue de Madrid le 19 juillet 1608. 44 Marie de Gournay, Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou […], cit., p. 31. 45 René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, cit., p. 11. 46 Ibid. Tous ces personnages réclament l’indépendance du pouvoir temporel et, pour cette raison, ils bénéficient de la faveur royale. Après le régicide, ils profitent de la ferveur du sentiment national contre la cause des adversaires. À partir de 1625, Richelieu lui-même partagera leur esprit et favorisera leurs intérêts. Tout au long de la première moitié du XVII e siècle, ils occupent une place de choix dans les Universités, les cours souveraines et les cercles lettrés. 47 René Pintard, op. cit., p. 20-21. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 21 question de regarder […] sa fortune, mais sa capacité » 48 . Quant à sa fortune en tout cas, notre écrivain ajoute qu’elle « fut bien fort heureuse en naissant, [et] estant si bon serviteur, de si grand maistre, que le Roy, nous la verrons [la fortune] un jour conforme à son origine, [qui fut] relevée d’ancienne datte » 49 . Et toujours soucieuse de s’illustrer face au roi, Marie propose également au futur duc d’Orléans l’exemple de Paolo Sarpi qu’elle définit « memorable Parangon d’entendement » 50 passant sous silence le rôle de premier plan que ce dernier avait joué contre l’Eglise romaine et en défense de la politique vénitienne. C’est notamment sous prétexte d’évoquer la célèbre bataille navale de Lépante que Marie réussit son tour de force en soulignant l’importance d’historiens capables de transmettre ces gestes à la postérité. Sarpi est présenté dans cette circonstance comme un « Heraul[t] qui nous […] proclam[e]» 51 ces gestes admirablement. Et la question rhétorique qu’elle adresse à Venise contribue à mettre à point cette stratégie : « qui peut recouvrer le sien [historien] plus aysément que toy, Venise, qui es mere et nourrice de ce memorable Parangon d’entendement, ceste lumiere des esprits, Père Paul Servitin ? » 52 . Quelques passages plus loin, elle le nomme à nouveau, le proposant toujours comme modèle positif : « Priant et conjurant le Roy [Henri IV] de luy [à Gaston] faire donner bonne nourriture, et notamment à l’aide de ton choix et de ton entremise [de Venise] […] je t’exorte bien fort d’appeler sur ce point en conseil estroict, la suffisance de ce mesme Religieux ton Citoyen susnommé [Sarpi] » 53 . À côté de Badoer, l’Ambassadeur Foscarini joue lui aussi un rôle de premier plan, en guidant la « docte demoiselle » le long de ce parcours franco-italien et en la renseignant sur ce qui se passe tout autour d’elle ainsi qu’à l’étranger et notamment au-delà des Alpes. Se référant à la récente reconnaissance de Henri IV envers la République vénitienne, elle avoue à cet effet : « Dès que ton si vigilant et fidelle Ambassadeur l’Illustrissime Foscarini, m’eust appris y a fort peu de jours (ma solitude me l’avoit jusques lors faict ignorer) que le Roy t’appelloit à ce venerable office, je me rejouis pour l’interest de la Chrestienté, de veoir que 48 Marie de Gournay, Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou […], cit., p. 32. 49 Ibid., p. 33. 50 Ibid., p. 94. 51 Ibid., p. 93. 52 Ibid., p. 93-94. 53 Ibid., p. 99. Giovanna Devincenzo 22 des couronnes de telle consequence que la nostre et la tienne, s’associassent d’attache particuliere » 54 . Dans ce cadre de circulation des informations, le nom de Gournay n’est pas inconnu en Italie. En particulier, dans le contexte que nous sommes en train d’étudier, c’est Paolo Sarpi qui s’y réfère dans une lettre du 12 octobre 1610 à Jérôme Groslot de l’Isle lorsqu’il écrit : Ho veduto una scrittura francese d’una damigella G., e vado congetturando che sia madamigella di Gournai, a favore di questi Padri […]: ed ho creduto che quella ne sia l’autore, perché nomina e commenda Badouere. Gran cosa che ateisti e Gesuiti s’accoppiano così facilmente! 55 L’ouvrage auquel fait allusion le frère Servite est l’Adieu de l’Ame du Roy de France et de Navarre Henry le Grand à la Reyne. Avec la Defence des pères Jesuites, paru en 1610 chez Fleury Bourriquant et Jean Poyet et signé « la Damoiselle de G. » 56 . Contrairement à ce que suggère le titre, son apologie des pères de la Compagnie de Jésus n'est pas un simple ajout ou bien une appendice à son ouvrage en honneur du roi Henri IV. La défense des Jésuites occupe en réalité les deux tiers des soixante-dix pages du texte, la dernière partie étant réservée au panégyrique du roi et aux avis adressés à la reine régente. 54 Ibid., p. 101. Il s’agit ici d’un renvoi à la « marraine » de Gaston d’Orléans, Anne de Danemark (1574-1619) qui épouse en 1589 le futur Jacques I er . 55 Paolo Sarpi, Lettere italiane di Fra Paolo Sarpi al Sig. Dell’Isola Groslot, Verona, 1673, in-12, p. 295. On trouve aussi une référence à cette lettre de Sarpi dans le Répertoire général alphabétique des fiches bibliographiques rédigées par Emile Picot, pour servir à l’histoire littéraire, principalement des XV e , XVI e et première moitié du XVII e siècle. Ce fichier fait partie des Nouvelles Acquisitions Françaises 23193- 23276, BnF, Département des manuscrits. Jérôme Groslot, seigneur de l’Isle, fut chancelier d’Alençon et bailli d’Orléans en 1545. Plus tard, il devint conseiller et maître des requêtes ordinaires de la reine de Navarre. Il rencontra Sarpi à Venise pendant l’Interdit. En 1612, il prit part au synode calviniste de Privas afin de rétablir la concorde entre les grands du parti huguenot. 56 Le titre de cet ouvrage de Marie de Gournay est relevé, sans nom d’auteur, parmi les « libelles » dont Pierre de L’Estoile dresse la liste en 1610 (Registres-journaux, éd. Michaud-Poujoulat, 1837, p. 647). Ce libelle fournira des pièces essentielles pour le premier traité « De la Medisance » de même que pour le troisième traité qui deviendra par la suite le traité « Des Broquarts ». Dépouillé de la Defense des Jesuites, l’Adieu constitue la base de trois traités qui seront publiés à partir de 1626 : « Exclamation sur le Parricide deplorable de l’année mil six cens dix », « Adieu de l’ame du Roy » et « Priere pour l’Ame du Roy ». Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 23 Le texte de Marie de Gournay s’insère alors dans la vague de libelles qui succèdent à l’assassinat du roi le 14 mai 1610 57 mettant en cause non pas le pouvoir royal comme au temps des guerres civiles, mais l’ordre des Jésuites 58 auxquels plusieurs élargissent le champ des responsabilités de l’acte commis par Ravaillac. En particulier, un mois après l’assassinat, le Parlement condamne le De rege et regis institutione du jésuite espagnol Mariana, paru à Tolède en 1599 et circulant en France depuis quatre ans. Sous l’influence à la fois de Badoer et du père Coton, Marie de Gournay prend part à cet affrontement par libelles, se plaçant du côté des Jésuites. Elle déclare que rien dans leurs œuvres ne justifie le régicide et que 57 Henri IV est assassiné le vendredi 14 mai 1610. Étant sur le point de partir avec son armée pour contraster les prétentions de la Maison d’Autriche à la monarchie universelle, le roi avait déclaré la reine Marie de Médicis régente en son absence, vu que son fils, le futur Louis XIII, n’avait que neuf ans. Il avait fait couronner sa femme, la veille, le jeudi 13 mai, à Saint-Denis, pour fortifier son prestige et son autorité. Cela explique l’exigence d’une entrée solennelle de la reine dans la capitale. Or, les récits rapportent que le vendredi 14 mai 1610, le roi avait demandé son carrosse pour aller à l’Arsenal conférer avec le duc de Sully, surintendant de ses finances. Henri IV ne fut accompagné que d'un petit nombre de gentilshommes, les uns dans son carrosse, les autres à cheval, et de quelques valets à pied. Les portières du carrosse étaient ouvertes, il faisait beau et Henri IV se plaça à gauche : il voulait voir les préparatifs pour l'entrée de la reine. Soudain, un homme bondit dans la rue et frappa le roi d’un coup de couteau à la poitrine. On arrêta le meurtrier qui déclara se nommer François Ravaillac et être natif d'Angoulême. L'assassin soutint toujours avoir conçu et résolu son projet tout seul. En niant tout pacte avec le démon, l'accusé se proclama aussi bon catholique. D'où le soupçon de la part des juges qu’il ait des complices. À l’égard de la mort d’Henri IV, voir Roland Mousnier, L’assassinat d’Henri IV 14 mai 1610, Paris, Folio histoire, 1992. 58 L’ordre des Jésuites naît à Paris vers la moitié du XVI e siècle, surtout grâce à l'engagement du basque Ignace de Loyola. L'ordre est formellement approuvé à Rome, par le Pape Paul III, en 1540 et, à partir de cette date, il commence à se diffuser dans l'Europe entière. En 1550, toutefois, l'archevêque de Paris, le Parlement et la Faculté de Théologie de la Sorbonne, condamnent la Compagnie de Jésus en tant que danger menaçant la solidité de la foi et la paix de l’Église. Par cela, les Jésuites se voient interdire toute activité pastorale dans le diocèse de Paris. En particulier, l'hostilité des Gallicans resta toujours très vive à l’égard des pères de l’ordre tout le long du XVII e siècle et même au cours des siècles suivants. Le 27 décembre 1594, Jean Châtel, étudiant du collège jésuite à Paris, chercha à assassiner le roi Henri IV. Bien sûr, les ennemis de l'ordre tirèrent avantage de cette situation et obtinrent la première expulsion des Jésuites du territoire français. Toutefois, Henri IV les fit réadmettre en France par la signature d'un édit en 1603 et, en 1610, il y avait en France plus que quarante maisons Jésuites. Giovanna Devincenzo 24 Ravaillac ne les avait d’ailleurs pas lues 59 . Et comme l’avait remarqué Sarpi dans sa lettre - « nomina e commenda Badouere » -, elle révèle sa source en avouant dans son ouvrage que « les Jesuistes n’ont pas le privilege de confesser Roy, ne Reyne, en Espagne : le sieur Badouere que vous cognoissez, sçavant aux affaires des estrangers comme aux nostres, me l’asseure » 60 . Dans sa lettre, le Servite donne enfin une autre notation importante et tranchante, cette fois à l’égard des convictions religieuses de Marie de Gournay : « Gran cosa che ateisti e Gesuiti s’accoppiano così facilmente! ». Pour comprendre cette déclaration de Sarpi, il faut revenir sur les rapports entre ce dernier et son ancien ami, ainsi que sur la renommée controversée de ce personnage. Ici la cible ultime de Sarpi est évidemment Badoer, avec lequel ses rapports s’étaient empirés, en raison des choix accomplis par ce dernier en matière politique et religieuse. Appuyant la cause des Jésuites, Badoer s’était attiré les plus grandes railleries qui allaient s’ajouter à sa réputation déjà douteuse. On l’accuse de corruption et d’immoralité ; Pierre de L’estoile est péremptoire à son égard, le décrivant tel un « faciendaire et espion des Jésuites, homme (au dire d’un chacun) méchant tout autre » 61 . Ne partageant pas la position de Badoer, Sarpi rejette finalement au même titre les idées de Marie de Gournay jusqu’à mettre en doute qu’elle ait été l’auteur de l’Adieu. Dans une lettre adressée à Francesco Castrino 62 le 23 59 Malheureusement, le plaidoyer de notre écrivain pour la cause des Jésuites est immédiatement suivi d'un pamphlet contenant les arguments des ennemis des pères de la Compagnie de Jésus. Ce libelle, généralement connu comme l'Anti- Gournay, mais dont le véritable titre est Remerciement des Beurrières de Paris au sieur de Courbouzon Montgomery, figure aussi dans l’Adieu de l’âme du roy en tant que contrepartie des convictions morales de l’auteur. Or il est évident que la mort de Henri IV représente pour cette femme un véritable effondrement, étant donné qu'elle avait fondé sur cette haute protection ses plus légitimes espérances. La disparition du souverain risque de renverser sa fortune. Malgré la malveillance des propos que l’on tenait sur elle, Marie avait en effet réussi à obtenir la confiance d’Henri IV, dont la mort pouvait tout changer. Voir à ce propos, l'article de Th. Worcester, « Defending women and Jesuits: Marie de Gournay », Seventeenth- Century French Studies, XVIII, 1996, p. 59-72. L’auteur s’arrête ici à considérer la corrélation entre misogynie et discours anti-jésuite au XVII e siècle, à savoir pendant les premières années du règne des Bourbon. 60 Marie de Gournay, Adieu de l’Ame du Roy […], cit., p. 9. 61 Pierre de L’Estoile, Journal, 21 janvier 1610. 62 Francesco Castrino (1560-1612 ? ) était un calviniste de la cour de Ferrare. Quand la duchesse Renée de France rentra au pays, il la suivit et décida de vivre de sa plume. Après l’assassinat d’Henri IV, suspecté d’espionnage, il tenta d’obtenir une Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 25 novembre 1610, le frère Servite déclare en effet que la paternité littéraire du libelle sur la mort d’Henri IV doit être attribuée à Badoer plutôt qu’à la Demoiselle de Gournay. On peut donc conclure que, saisie par son habituelle envie de profiter de toute occasion pour se faire connaître, dans cette circonstance la « fille d’alliance » de Montaigne s’est trouvée prise au piège de la polémique et non pas pour défendre le « texte orphelin » 63 de son « père d’alliance », comme cela était arrivé autrefois, mais plutôt pour faire valoir ses choix. Marie s’est donc affranchie à tel point de la protection de son « second père » qu’elle a même réussi à revendiquer une signature - « la Damoiselle de Gournay » - qui apparemment ne doit plus rien à l’alliance. Mais évidemment elle va payer cher l’audace dont elle fit preuve en s’aventurant dans des terres interdites et en prenant position publiquement sur une actualité si brûlante. Elle prétend posséder et exercer la capacité de donner des conseils au roi, capacité officiellement reconnue exclusivement aux hommes : « Marie s’avance à découvert sur la scène publique [, mais elle] n’y rencontre que mépris et dérision » 64 . Par ce double parcours, nous avons voulu contribuer à prouver que l’échange entre la France et l’Italie joue un rôle crucial dans le réseau de circulation des connaissances aux XVI e et XVII e siècles. Ce dialogue transfrontalier participe finalement à la construction d’une vision européenne de la culture où science et érudition, stoïcisme et humanisme dévot, libertinage et baroque ne peuvent pas être enfermés dans les limites des espaces nationaux, « car par ces mots on désigne des mouvements qui ont cette même dimension européenne qu’on n’a pas de difficulté à reconnaître à l’Humanisme et à la Renaissance dont ils dérivent » 65 . Dans cette direction, le rapport entre la France et l’Italie va acquérir sa profonde valeur culturelle et en même temps s’identifier comme l’une des trajectoires clés sur lesquelles s’oriente la vie intellectuelle de l’Europe moderne. charge d’informateur « stipendié » au service de Venise. De 1608 à 1611, il échangea une vaste correspondance, mais aussi des livres et des documents avec Fra’ Paolo Sarpi. Il était aussi lié à Groslot de l’Isle, à Jean Hotman et à la diaspora hétérodoxe italienne à Paris. On a même soupçonné que Castrino était un pseudonyme derrière lequel se cachait l’ambassadeur italien à Paris, Antonio Foscarini. On doit à M. D. Busnelli la mise à jour de la correspondance entre Castrino et Sarpi. 63 Marie de Gournay, « A Monseigneur l’Eminentissime Cardinal, duc de Richelieu », précédant la Préface à l’édition de 1635 des Essais. 64 Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires d’une femme savante, cit., p. 171. 65 Cecilia Rizza, « État présent des études sur les rapports franco-italiens au XVII e siècle », cit., p. 18. PFSCL XLV, 88 (2018) Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi J EAN L UC R OBIN (T HE U NIVERSITY OF A LABAMA ) La révolution scientifique est-elle tributaire du theatrum mundi ou bien s’accomplit-elle hors de la nébuleuse mentale dont « cette métaphore-mère, ce topos royal » 1 sert de point de convergence ? La science expérimentale d’expression mathématique, remarque Alexandre Koyré, n’a nullement jailli tout armée du cerveau de Galilée, telle Minerve du front de Jupiter 2 . Cette observation vaut également pour la pensée d’un autre protagoniste de la révolution scientifique, René Descartes. De cette philosophie, Paolo Rossi suggère dans Clavis universalis les probables « troubles » origines : « Le fait que Descartes, à l’âge mûr, en vienne à rejeter tout symbolisme, ne délivre pas l’historien du devoir de rechercher les origines, souvent liées à des thèmes très “troubles”, d’une philosophie qui s’est développée sous le signe 1 Louis Van Delft, Les Spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 37. Selon Louis Van Delft, la « confusion règne » au sujet de cette notion pourtant aujourd’hui « considérée comme acquise » : « Theatrum mundi est devenu une tournure-valise [dont s’ensuit] un rétrécissement du champ de vision qui fait que des pans entiers des cultures antérieures échappent au regard [.] Le thème du theatrum mundi [,] “mêlé”, dense et subtil [,] mobilise des savoirs aussi dispersés (en apparence) que la théologie, la cosmographie, la cartographie, la caractérologie, l’histoire du théâtre, de l’architecture, de l’optique, de la rhétorique… À l’âge classique, ces savoirs sont consanguins, consubstantiels. Notre pratique actuelle revient à les disjoindre de plus en plus. L’unité primordiale de la culture d’antan tend de la sorte à nous échapper toujours davantage » (pp. 44-45). Sur « le thème royal du “theatrum mundi” » entendu « en termes de moraliste » (p. 162), voir Louis Van Delft, Les Moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008. 2 Études d’histoire de la pensée scientifique, nouvelle éd., Paris, Gallimard, 1973, p. 196. Jean Luc Robin 28 de la distinction et de la clarté rationnelles » 3 . Le topos du theatrum mundi serait-il pour Descartes au nombre de ces « thèmes très “troubles” » occultés ou rejetés par la plus lumineuse des philosophies, ennemie de l’obscurité et de la confusion, des ténèbres et de l’illusion ? Bref, y a-t-il ou non une dette cartésienne 4 envers le topos du theatrum mundi et le système mental dont il relève, c’est-à-dire, au fond, envers tout ce à quoi le cartésianisme a la réputation de s’opposer ? Et - question annexe - s’il y a dette, est-elle inavouée ou reconnue ? L’affirmation inaugurale de Theatrum mundi. Notes sur la théâtralité du monde baroque fait penser que la question de la dette, avouée ou non, se trouve déjà tranchée : À travers l’analyse de la métaphore du théâtre du monde nous désirons mettre tout d’abord en relief l’importance de la théâtralité pour la compréhension de cette crise générale qui, entre le XVI e et le XVIII e siècles, secoue l’Europe entière et par laquelle s’invente la modernité. Le topos du théâtre universel nous paraît en effet l’un de ces lieux privilégiés du discours où s’opère la déconstruction systématique du cosmos traditionnel et où s’élabore en même temps une nouvelle vision du monde 5 . Ainsi, la transition du monde clos à l’univers infini 6 , c’est-à-dire la mise en place de la modernité scientifique, s’effectuerait sous l’égide du topos du theatrum mundi à l’intérieur même d’un discours baroque, voire d’un 3 Clavis universalis. Arts de la mémoire, logique combinatoire et langue universelle de Lulle à Leibniz [1960], trad. Patrick Vighetti, Grenoble, Millon, 1993, p. 139. Sur ce très cartésien « refus du symbolisme », voir Henri Gouhier, La Pensée métaphysique de Descartes [1962], 3 e éd., Paris, Vrin, 1978, p. 88 (« La philosophie de Descartes exclut tout symbolisme, celui qui est une manière d’être et celui qui est une manière de parler ») et la note 121. 4 Voir par exemple Pierre-Alain Cahné, Un autre Descartes. Le philosophe et son langage, Paris, Vrin, 1980 : « les thèmes du repos, de la vertu, du contentement, de la gloire, du monde-théâtre sont étroitement mêlés. Telle est l’atmosphère intellectuelle où naît Descartes, et à laquelle il tente d’échapper dans un premier temps, pour y revenir ensuite » (pp. 26-27, sur l’influence de Du Vair) ; « le thème baroque du monde-théâtre est insistant chez Descartes » (p. 72) ; « On retrouve en effet dans son œuvre les grands lieux communs de la littérature baroque : La confusion du réel et de l’imaginaire […], monde-théâtre […], inconstance générale » ; « l’œuvre de Descartes est un écho précis de la sensibilité de son temps contre laquelle il se raidit et contre laquelle il mène un incessant combat pour établir la vérité-certitude » (pp. 313 et 314). 5 Jean-Pierre Cavaillé, Theatrum mundi. Notes sur la théâtralité du monde baroque, Florence, European University Institute, 1987, p. 2. 6 Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1953. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 29 système mental qui aurait perduré et qui, bien qu’indifférent à la révolution scientifique, aurait assuré une douce continuité du géocentrisme aristotélico-ptoléméo-scolastique à l’héliocentrisme de Galilée, de Kepler et de Descartes. Cette hypothèse paraît à la fois scandaleuse et séduisante. Scandaleuse, parce qu’elle remet en cause l’idée de rupture brutale ou radicale qui, selon les historiens des sciences à la suite de Thomas Kuhn, caractérise tout changement de paradigme, et en particulier la thèse de l’incommensurability des paradigmes 7 . Séduisante, parce qu’elle va dans le sens d’une observation que chacun peut aisément faire et qui confirme la relative indifférence du discours baroque à la révolution scientifique. Par exemple, une comparaison des publications scientifiques de Galilée et de Descartes montre que Descartes ne recourt jamais à l’allégorie dans les illustrations de ses ouvrages, alors que Galilée en use et en abuse comme n’importe quel auteur de son temps. Le fait que l’iconographie scientifique cartésienne ne soit plus influencée par l’emblematic mentality 8 n’a cependant pour conséquence ni un abandon universel de l’image allégorique, ni un arrêt définitif de la publication de livres d’emblèmes, ni même la fin de l’allégorie dans les illustrations des ouvrages scientifiques. Mais si la culture de l’époque baroque n’est pas instantanément perméable à la révolution scientifique, ne pourrait-on pas créditer à l’inverse ou en vertu d’un raisonnement similaire les protagonistes de la révolution scientifique d’une indépendance d’esprit suffisante pour les préserver du discours dominant ? Ne pourrait-on pas avancer, à l’instar d’Étienne Gilson, qui, de manière surprenante, affirme dans son Index scolastico-cartésien que le cartésianisme est « né en dehors de la scolastique » 9 , que le cartésianisme est né en dehors du système mental articulé sur le topos du théâtre du monde (ce qui ne signifie pas que Descartes ne doive rien au topos) ? La position cartésienne à l’égard du topos du theatrum mundi fait l’objet de la présente analyse, sans préjuger de son caractère unique ou bien symptomatique par rapport au reste de la communauté scientifique du XVII e siècle. En guise de préambule s’impose une enquête frontale, susceptible d’être intitulée « Descartes et le théâtre ». Or, il est difficile de ne pas s’apercevoir en rassemblant les faits textuels que l’enquête sera vite close, car les indices d’un intérêt cartésien pour le théâtre s’avèrent peu nombreux. Certes, durant ses années de formation au collège jésuite de La Flèche, Descartes a très probablement assisté et peut-être même participé à des 7 Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962. 8 Laurence Grove, Emblematics and Seventeenth-Century French Literature. Descartes, Tristan, La Fontaine and Perrault, Charlottesville, Rookwood Press, 2000. 9 Étienne Gilson, Index scolastico-cartésien, 2 e éd, Paris, Vrin, 1979, p. 360. Jean Luc Robin 30 représentations de pièces composées en latin par ses professeurs, notamment par Pierre Musson. Rien d’exceptionnel, toutefois, puisque ces divertissements chastes et studieux - les représentations étaient entièrement masculines - étaient recommandés par les programmes d’études des collèges jésuites 10 . En 1619, en revanche, Descartes consigne en latin une pensée pour luimême au tout début d’un registre, où pour la première et dernière fois dans les écrits cartésiens apparaît la métaphore traditionnelle du théâtre du monde. L’occurrence unique du topos se trouve dans les Præambula des Cogitationes privatæ, associée au célèbre larvatus prodeo : Ut comœdi, moniti ne in fronte appareat pudor, personam induunt : sic ego, hoc mundi theatrum conscensurus, in quo hactenus spectator exstiti, larvatus prodeo 11 . Comme les comédiens, lorsqu’on les appelle, mettent un masque pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, ainsi moi, au moment de monter sur le théâtre du monde, où je me suis tenu jusqu’ici en spectateur, je m’avance masqué 12 . Cette réflexion personnelle fait l’objet de très nombreux commentaires généralement concentrés sur le thème du sujet masqué 13 plutôt que sur le topos du théâtre du monde proprement dit, theatrum mundi sans doute 10 Desmond M. Clarke, Descartes : A Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 27 : « dramatic compositions [by Pierre Musson (1561-1637)] had been produced at the college during Descartes’ school days, in 1608-12 » ; « The Syllabus [Ratio Studiorum] included specific guidance for the “tragedies and comedies” that were to be performed. They had to be done in Latin ; they could not deviate from anything that was not “sacred and pious” ; and they could not include any “feminine role or feminine attire” » (renvoi à l’ouvrage d’Edward Augustus Fitzpatrick, St. Ignatius and the Ratio Studiorum, New York and London, McGraw-Hill, 1933). Voir également dans la lettre à Voet ce qui serait peut-être une référence au théâtre au collège : « an quòd ea in scholæ nostræ theatrum produxerim ? » (Epistola ad G. Voetium ; Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery, 11 vol., Paris, Vrin, 1996, vol. 8-2, p. 149 ; édition désormais désignée par « AT volume, page »). 11 AT 10, 213. 12 Traduction de Michelle Beyssade dans René Descartes, Œuvres complètes, éd. Jean- Marie Beyssade et Denis Kambouchner, 8 vol., Paris, Gallimard, 2009, vol. 1 (2016), p. 270. Nouvelle édition dorénavant désignée par « BK volume, page ». 13 Avec parfois en regard celui des « sciences masquées », qui surgit quelques lignes plus loin : « Larvatæ nunc scientiæ sunt : quæ, larvis sublatis, pulcherrimæ apparerent » (AT 10, 215) ; « À présent les sciences sont masquées ; une fois les masques enlevés, elles apparaîtraient dans toute leur beauté » (trad. Michelle Beyssade ; BK 1, 271). Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 31 quelque peu occulté par l’insistante thématique du masque arc-boutée sur deux termes latins différents pour le désigner - persona et larva -, alors que les traductions françaises recourent à un vocable unique 14 . Un passage de la Troisième partie du Discours de la méthode fréquemment cité répond presque en écho à ce début des Præambula tout en signalant un nouveau changement de posture. Descartes ôte sa larva, descend du « théâtre du monde » et s’efforce d’adopter la posture en retrait de spectator des « comédies » du « monde » 15 : Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt qu'acteur en toutes les 14 « Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué » ; Fernand Hallyn (dir.), Les Olympiques de Descartes, Genève, Droz, 1995, pp. 95-96. Certains traducteurs ont soin d’indiquer les deux termes différents traduits par « masque » : « comme les acteurs, appelés en scène, pour cacher la rougeur de leur front, revêtent un masque (personam), ainsi moi, prêt à monter sur le théâtre du monde, où je me suis tenu jusqu’ici en spectateur, je m’avance masqué (larvatus prodeo) » ; Geneviève Rodis-Lewis, L’Œuvre de Descartes, 2 vol., Paris, Vrin, 1971, vol. 1, p. 37. Geneviève Rodis-Lewis commente à la fois la métaphore du théâtre du monde et celle des deux masques : « L’image du théâtre du monde, chère à l’époque baroque, vient du stoïcisme : la persona masque, mais d’abord révèle au public la fonction “personnelle” de l’acteur. Larva serait plutôt le masque noir du carnaval, ou du théâtre à l’italienne, celui qui permet de se livrer sans rougir à toutes les fantaisies » ; vol. 1, pp. 37-38. Elle renvoie en note à Paolo Rossi, Clavis universalis, 1960, « pp. 104-107 (sur le « théâtre du monde », disposition ordonnée de toutes choses) » ; vol. 2, p. 444, note 93. 15 « Remettons-nous devant les yeux que nous venons en ce monde comme à une comédie, où nous n’avons pas à choisir le personnage qu’il nous faut jouer, mais seulement à bien jouer celui qui nous sera donné. Si le poète nous charge du personnage d’un roi, il le faut bien représenter ; si d’un faquin, de même : car il y a de l’honneur à bien faire l’un et l’autre et du déshonneur à le mal faire » ; Guillaume Du Vair, De la sainte philosophie. Philosophie morale des Stoïques, éd. Gustave Michaut, Paris, Vrin, 1946, p. 81 ; première phrase citée par Pierre-Alain Cahné, Un autre Descartes, p. 26. La source est Épictète, Manuel, XVII, in Les Stoïciens, éd. Pierre-Maxime Schuhl, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, p. 1116, cité par Louis Van Delft, Les Moralistes, p. 168. Si cette pensée d’Épictète ou ce passage de la Philosophie morale des Stoïques du néostoïcien Guillaume Du Vair ont pu exercer une influence (a contrario ? ) sur le jeune Descartes, il faut alors comprendre que la larva aurait pour principale fonction de dissimuler un changement de « personnage » ou tout au moins le « déshonneur » d’un Descartes qui représenterait mal le « personnage » à lui assigné (par sa famille, celui de magistrat ? par les Jésuites, celui de savant scolastique ? ). Jean Luc Robin 32 comédies qui s'y jouent ; et faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étaient pu glisser auparavant 16 . Selon Jean-Pierre Cavaillé, la « préférence de Descartes ira toujours à cette place de spectateur [.] Ici encore la psychologie renvoie à la métaphysique, car la position du spectateur est par excellence celle du sujet » 17 . La dyade du spectateur et de l’acteur n’est aucunement étrangère au theatrum mundi, ici dans sa « portée chrétienne », précise Louis Van Delft : « “Nous avons été placés par Dieu dans ce monde comme dans un très vaste amphithéâtre, d’abord comme spectateurs, puis comme acteurs […]”, écrit François Baudoin en 1561 ». Bien évidemment, le « Spectateur par excellence est Dieu. Le Créateur ne détache pas son regard de son œuvre après que celle-ci est venue à l’être. Plus qu’à tout, il s’intéresse à la façon dont l’homme, le chef-d’œuvre de sa Création, va s’acquitter de son rôle. L’univers entier, en effet, est une immense scène » 18 . De théâtre du monde, après 1619, il ne sera plus question dans les écrits cartésiens. Le théâtre, escamoté, semble même disparaître du système cartésien. Ce n’est qu’à la maturité que les références au théâtre réapparaissent : à partir de 1638 avec divers correspondants, puis, dans les années 1640, notamment dans les échanges avec Élisabeth de Bohème et la publication qu’elle motive du vivant de l’auteur, Les Passions de l’âme. Ces références dénotent une honnête culture théâtrale, celle précisément qu’il peut partager avec ses nombreux correspondants européens. Pour Descartes, le théâtre est avant tout un fonds qu’il exploite parfois afin de tirer des comparaisons didactiques. Le dottore de la commedia lui est familier 19 , mais il ne semble avoir jamais entendu parler de Corneille, ce qui est bien décevant. Ou bien ne juge-t-il pas nécessaire de nommer le poète roi du Parnasse et ce serait éventuellement au célèbre Matamore de L’Illusion comique qu’il songerait en évoquant le fanfaron « Capitan de la comédie, qui, après avoir menacé quelqu'un de le tuer de son regard, comme un basilic, ou de le pousser du pied jusqu'aux enfers, en reçoit patiemment des 16 Il s’agit des années 1620-1628 ; AT 6, 28-29 ; BK 3, 100. 17 Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin, 1991, pp. 308-309. 18 Van Delft, Les Spectateurs de la vie, pp. 139, 38 et 137. 19 « J'ai lu enfin l'écrit du cousin de Monsieur N., parce que vous l'avez voulu, et je l'ai trouvé moins médisant, mais encore plus impertinent que je ne pensais en effet. Le docteur d'une comédie italienne, en jouant le personnage d'un pédant, ne saurait dire de plus grandes sottises que fait cet homme en parlant sérieusement » ; À Mersenne, 11 octobre 1638 ; AT 2, 397 ; BK 8-1, 284. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 33 coups de bâton sans se défendre, disant qu'il ne fait que chasser la poussière de ses habits, et qu'il ne touche point à sa peau » 20 . Afin de clore cette enquête, une contribution cartésienne au genre dramatique mérite mention : en Suède, en 1649, Descartes écrit les vers de La Naissance de la paix. Ballet dansé au Château Royal de Stockholm le jour de la Naissance de Sa Majesté 21 . À ce ballet royal pourrait être ajouté le début d’un dialogue un peu à la manière de Galilée, mais sans polémique. Inachevé, son titre donne toutefois une idée assez précise de son contenu intégral : La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, qui, toute pure, et sans emprunter le secours de la Religion ni de la Philosophie, détermine les opinions que doit avoir un honnête homme, touchant toutes les choses qui peuvent occuper sa pensée, et pénètre jusque dans les secrets des plus curieuses sciences 22 . Descartes y fait indéniablement preuve d’un certain sens théâtral, puisque même le décor de ces « conversations honnêtes » se voit mis au service de l’exposé par les personnages, ce dont l’auteur prévient obligeamment le lecteur : « pour rendre leurs conceptions plus faciles [,] je leur ferai souvent emprunter des exemples [de] la constitution du lieu et toutes les particularités qui s'y trouvent » 23 . Surtout, la comédie est évoquée dans la Recherche de la vérité par le biais d’une métaphore non moins célèbre que celle du théâtre du monde : « N'avez-vous jamais ouï ce mot d'étonnement dedans les comédies : Veillé-je, ou si je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie n'est pas un songe continuel, et que tout ce que vous pensez apprendre par vos sens n'est pas faux, aussi bien maintenant comme lorsque vous dormez ? » 24 . Que cet autre topos théâtral soit remarquablement repris à son compte et absorbé par la métaphysique cartésienne dans la Quatrième partie du Discours de la méthode et dans les Méditations sous la forme de l’argument du rêve ne dispense pas d’observer son lien historique à celui du theatrum 20 À Schooten (? ), fin 1638 (? ) ; AT 2, 608-609 ; BK 8-1, 708-709. 21 À savoir, un « Récit chanté avant le ballet » suivi des « Vers du ballet de la naissance de la paix » en vingt entrées (AT 5, 616-627). Une lettre à Brégy datée de Stockholm du 18 décembre 1649, « jour de la naissance de la Reine » Christine de Suède, indique que le ballet « sera dansé ici demain au soir » (AT 5, 457). 22 Il s’agit de « conversations honnêtes […] en une maison de campagne » entre Eudoxe, Poliandre et Epistémon, « un homme de médiocre esprit, mais duquel le jugement n'est perverti par aucune fausse créance, et qui possède toute la raison selon la pureté de sa nature » et « deux des plus rares esprits et des plus curieux de ce siècle, l'un desquels n'a jamais étudié, et l'autre, au contraire, sait exactement tout ce qui se peut apprendre dans les écoles » ; AT 10, 498-499. 23 AT 10, 499. 24 AT 10, 511. Jean Luc Robin 34 mundi : « From the time of Saint Augustine until the twelfth century, the metaphor of life as a play seems to have quit the stage of humane letters itself. It is rarely evoked during this period […] After seven hundred years of dormancy, however, the image is resurrected by the English humanist John of Salisbury […] in the Policraticus (1159) » 25 . Sans le Policraticus, il y aurait donc selon l’auteur de Theatrum Mundi. The History of an Idea dix siècles de silence […] from Augustine in the fifth to Ficino in the fifteenth. The gap is an enormous one, and some attempt must be made to explain the disappearance of this idea from the intellectual life of the Middle Ages. [Learned men of the Middle Ages] rarely employed the metaphor themselves for one very simple reason : they had never seen a play performed in a theater. To be sure, they must have seen travelling groups of mime, acrobats, and jugglers, and they may have seen some liturgical drama. Even so, medieval drama was not acted in theatro, however. […] They abandoned the image of life as a play and embraced another in its stead : the related idea of life as a dream, a metaphor which can be fairly said to dominate the Middle Ages. There were Biblical sources for the later comparison which made it even more congenial to the Middle Ages, for whom it was an image of the vanity of life. When the metaphor of theatrum mundi is reintroduced into European literature in the fifteenth century as a Plotinian metaphor for life, it has already acquired many of the medieval connotations of the image of life as a dream 26 . Cette thèse en littérature comparée soutenue par Lynda Gregorian Christian, sorte de catalogue historique raisonné dont Louis Van Delft résume le « parcours saisissant » 27 , a le mérite de faire le point sur l’intrication des deux topoi au sein de ce qu’il faut bien qualifier de nébuleuse mentale. Il apparait toutefois clairement au terme de cette enquête que la métaphore traditionnelle du théâtre du monde, malgré une occurrence aussi unique que remarquable, n’est aucunement la métaphore de prédilection de Descartes. L’éviterait-il délibérément ? Quoi qu’il en soit, c’est la métaphore médiévale du liber mundi, du « livre du monde » 28 qui occupe une place de choix à la fin de la Première partie du Discours de la méthode, et non le topos du theatrum mundi, dont les Præambula indiquent cependant qu’il ne lui est 25 Lynda Gregorian Christian, Theatrum Mundi. The History of an Idea, New York, Garland, 1987, p. 63 (thèse de doctorat, Harvard, 1969). 26 Christian, Theatrum Mundi. The History of an Idea, pp. 70-71. 27 Van Delft, Les Moralistes, p. 174. 28 AT 6, 10 ; BK 3, 87. Paolo Rossi observe que « dans la culture médiévale [,] la métaphore du livre jouit d’un statut infiniment plus prestigieux que celle du théâtre, pratiquement inexistante » ; Clavis universalis, p. 83. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 35 nullement indifférent. Mais un autre texte fournit une indication sur ce qui pourrait bien être la métaphore favorite de Descartes. Dans une Lettre Préface, Descartes précise comment son lecteur doit aborder les Principes de la philosophie 29 : J'aurais aussi ajouté un mot d'avis touchant la façon de lire ce livre, qui est que je voudrais qu'on le parcourût d'abord tout entier ainsi qu'un roman, sans forcer beaucoup son attention, ni s'arrêter aux difficultés qu'on y peut rencontrer, afin seulement de savoir en gros quelles sont les matières dont j'ai traité 30 . Pourquoi invoquer le modèle du roman ainsi que le plaisir de la lecture romanesque pour introduire le lecteur ou la lectrice à un ouvrage d’exposition scientifique ? Il semblerait que, pour Descartes, l’exposition scientifique s’accommode mieux de la discursivité monologique et linéaire du « roman », voire de l’« histoire » et de la « fable » 31 , que de la discursivité dialogique et discrète du théâtre 32 . Bref, dans le cartésianisme, science et roman font bon ménage, ce qui suffirait à expliquer le relatif manque d’intérêt de Descartes pour le théâtre et, peut-être, un évitement dans sa maturité du topos du théâtre du monde, auquel Descartes semblait toutefois s’intéresser dans sa jeunesse avant d’entreprendre de reconstruire la science. Du coup, il faut croire que le topos contrarie la tâche de reconstruire la science que Descartes s’est assignée à lui-même. Si c’est le cas, la science cartésienne est-elle née, comme l’hypothèse en a été formulée plus tôt, en dehors du système mental articulé sur le topos du théâtre du monde ? Afin de réunir des éléments de réponse fiables, il convient de procéder en distinguant les deux logiques qui président à la reconstruction cartésienne de la science : d’une part, la logique de la découverte scientifique, et d’autre part, la logique propre à l’exposition scientifique 33 . La logique de la découverte scientifique, que Galilée est le premier à mettre en œuvre 34 , Descartes 29 Mais pas les Méditations : « je ne le saurais pas mettre par force en l'esprit de ceux qui ne liront mes Méditations que comme un roman, pour se désennuyer, et sans y avoir grande attention » ; AT 9-1, 107. 30 AT 10, 11-12. 31 AT 6, 4 ; BK 3, 83 ; ou du « tableau » : AT 11, 48 ; AT 6, 4, 41 et BK 3, 83, 109. 32 Il serait toutefois possible d’arguer que le dialogisme des dialogues de Galilée et de celui de Descartes n’est que de surface. 33 Voir la distinction par Reichenbach - et récusée par Kuhn - entre « context of discovery and context of justification » ; Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy, Berkeley, University of California Press, 1968, p. 231. 34 Il s’agissait de la réduction des qualités sensibles - accidents ou impedimenta selon Galilée - et de la mathématisation de la physique, qui devient ainsi quantifiable à l’instar de l’astronomie. Jean Luc Robin 36 l’appelle « méthode » 35 . Quant à la logique de l’exposition scientifique, aucun vocable élégant ne la désigne particulièrement, mais Descartes et, plus tard, ses sectateurs, travaillent à la perfectionner. Dans la perspective de la logique de la découverte 36 scientifique, démarche compréhensive structurée chez Descartes sur la création de concepts et l’établissement de principes, le topos du theatrum mundi représente un obstacle épistémologique dans la mesure où il constitue pour ainsi dire, en recourant à un tour pléonastique, un paradigme flou 37 . Paradigme flou, car le topos du theatrum mundi donne lieu et sens aux innombrables « ouvrages intitulés Theatrum, Theater, Theatre, Théâtre, Teatro… qui paraissent à travers toute l’Europe » et qui, selon Louis Van Delft dans deux articles en proposant un répertoire forcément partiel, « ont pour fonction de dresser l’inventaire de toute connaissance » 38 . Pêle-mêle, sans principe ni méthode, ces sommes encyclopédiques de la fin de la Renaissance et de l’âge classique compilent en extension la totalité des connaissances dans des catalogues de curiosités toujours plus exhaustifs. Bref, le paradigme du theatrum mundi légitime le caractère anarchique des sciences pré-galiléennes et pré-cartésiennes, sciences où il n’y a rien à découvrir, puisque toute connaissance est déjà donnée, puisque tout est vrai, puisque comme l’écrit Paolo Rossi, « tout correspond à tout », puisque la tâche du savant ne consiste qu’à recenser et, surtout, à montrer. Monstration qui d’ailleurs constitue la véritable fin de Théâtres encyclopédiques plus ou moins illustrés. Du point de vue de l’entreprise cartésienne, theatrum mundi et découverte scientifique s’avèrent incompatibles, voire incommensurables. En 35 « Monsieur Desargues m'oblige du soin qu'il lui plaît avoir de moi, en ce qu'il témoigne être marri de ce que je ne veux plus étudier en géométrie. Mais je n'ai résolu de quitter que la géométrie abstraite, c'est-à-dire la recherche des questions qui ne servent qu'à exercer l'esprit ; et ce afin d'avoir d'autant plus de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour questions l'explication des phénomènes de la nature. Car s'il lui plaît de considérer ce que j'ai écrit du sel, de la neige, de l'arc-en-ciel etc., il connaîtra bien que toute ma physique n'est autre chose que géométrie » ; À Mersenne, 27 juillet 1638 ; AT2, 268 ; BK 8-1, 243. 36 Vocable très usité par Descartes, sous de multiples formes. 37 Peut-être moins nébuleux que l’épistémè foucaldienne, le paradigm kuhnien n’a jamais pu être circonscrit à une définition unique par Thomas Kuhn. La définition demeure donc double, un paradigme étant d’abord « the entire constellation of beliefs, values, techniques, and so on shared by the members of a given community » et ensuite l’intériorisation par un étudiant des représentations de cette communauté ; The Structure of Scientific Revolutions [1962], Chicago, University of Chicago Press, 1970, p. 175. 38 Les Moralistes, p. 175. Cet ouvrage reprend en partie les deux articles en question. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 37 effet, l’encyclopédisme tautologique des Théâtres et son paradigme, le topos du theatrum mundi, n’autorisent pas l’établissement d’une logique binaire de la découverte scientifique et de son corrélat obligé, un principe stable de démarcation 39 entre vérité et erreur, entre énoncés scientifiques et énoncés non scientifiques. Ainsi pourrait se formuler, en projetant les grandes lignes de l’« épistémologie cartésienne » (Bachelard), la position assez peu surprenante de Descartes sur les enjeux du topos du theatrum mundi. Quoique proverbiale, l’intransigeance épistémologique du philosophe n’en apparaît pas moins justifiée par les impératifs de la mise en place d’une logique de la découverte scientifique. La confrontation entre la science cartésienne et le topos du theatrum mundi n’a donc pas lieu, le philosophe adoptant une stratégie d’évitement au nom du principe d’économie qui régit désormais la recherche scientifique. Il serait toutefois abusif d’inférer que l’intransigeance épistémologique cartésienne en matière de recherche scientifique se traduisît nécessairement en rigidité dogmatique quand il s’agit d’exposition scientifique. Ce serait en effet là tirer une « sotte conséquence », comme dit Cléante à Orgon, car la logique de l’exposition scientifique est soumise à des exigences bien différentes de celles de la recherche scientifique. En tant que discours scientifique à vocation culturelle, en tant que discours sur la science délibérément retentissant dans la culture de l’époque, le cartésianisme ne saurait ignorer le théâtre. En matière d’exposition scientifique cartésienne pourrait s’appliquer le mot de Paul Feyerabend, épistémologue anarchiste et dadaïste venu du théâtre brechtien et qui s’est distingué en publiant un ouvrage peu soupçonnable de sympathie cartésienne, puisqu’intitulé Contre la méthode. Dans Against Method : Outline of an Anarchist Theory of Knowledge, Feyerabend remarque, de la manière la plus provocante, que dans la recherche scientifique, anything goes 40 : tout est bon, tout est permis, il n’y a pas de méthode scientifique, la méthode relève du charlatanisme. Cet énoncé prétend 39 Cette stricte logique binaire (soit vrai, soit faux) se voit ordinairement, voire spontanément attribuée à Descartes. Voir par exemple les premières pages du Traité de l’argumentation de Chaïm Perelman et de Lucie Olbrechts-Tyteca. L’invocation de ce binarisme réducteur dont Descartes serait l’instigateur justifie selon les auteurs leur proposition d’une « nouvelle rhétorique », alors même que Descartes le cantonne à la logique de la découverte scientifique et ne songe pas un instant à l’exporter dans le domaine de la rhétorique ; Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, 2 e éd, Bruxelles, Éditions de l’Institut de Sociologie de l'Université libre de Bruxelles, 1970. 40 Paul K. Feyerabend, Against Method : Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, London, NLB, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1975, p. 28. Jean Luc Robin 38 manifestement invalider le projet même du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, & chercher la vérité dans les sciences, c’est-à-dire la mise en place par Descartes d’une logique de la découverte scientifique. Qu’il y réussisse ou pas, il n’y a pas lieu d’en discuter maintenant. Rien n’empêche toutefois d’appliquer cet énoncé, anything goes, non pas à la logique de la découverte scientifique cartésienne, mais à sa logique de l’exposition scientifique. Et lorsqu’on songe par exemple aux acrobaties intellectuelles des Principes, où Descartes expose son système du monde tout en essayant de faire croire aux lecteurs - et surtout aux Jésuites dont les collèges pourraient adopter son traité à l’usage des classes - qu’il n’est pas copernicien, il faut bien conclure que Feyerabend n’est pas passé loin d’une vérité qui aurait pu satisfaire son épistémologie théâtrale : pour ce qui concerne l’exposition scientifique, tout est bon, tout est permis pour Descartes et les Cartésiens. On assiste même dans le cartésianisme à une sorte de retour du refoulé, ou, pour le dire en évitant cette locution inappropriée, au resurgissement du topos du theatrum mundi et à son déplacement délibéré dans la sphère du scientifique. C’est en effet à une véritable théâtralisation de la nouvelle conceptualité scientifique à l’usage du public que s’attachent Descartes et ses sectateurs. Au XVII e siècle, avant 1699, la science est dénuée de toute autorité et ne s’est pas constituée en champ disciplinaire. L’exposition scientifique, dépourvue de la sécheresse des publications d’experts appartenant à un champ disciplinaire reconnu et respecté, a donc peu à voir avec celle d’aujourd’hui. Le discours de la science cherche à séduire et emprunte images, métaphores heuristiques et concepts à l’univers du spectacle et en particulier à la forme prédominante du divertissement dans l’Ancien Régime, le théâtre. Dans cette culture, qui tend à ne conférer de légitimité qu’à ce qui mérite des lettres de noblesse, qui légitime en élevant plutôt qu’en « vulgarisant », le théâtre fait fonction de vecteur d’élévation culturelle de la science, qui entend se faire octroyer des lettres d’anoblissement. Ce qui se concrétise à partir du « règlement fait en 1699 », selon l’expression usitée par Fontenelle, lorsque l’Académie royale des sciences, active de facto depuis 1666, se trouve de jure royalement institutionnalisée. Les académiciens scientifiques les plus talentueux deviennent alors des fonctionnaires pensionnés par l’État, qui, seul en mesure de financer recherches et expériences, octroie aux concepts et procédures scientifiques une légitimité souveraine, celle précisément que confère l’autorité de l’État et la puissance de la première monarchie administrative moderne. À l’origine de cet anoblissement de la science, l’exposition scientifique cartésienne opère un déplacement du topos du theatrum mundi qui consiste Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 39 en la mise en place d’une nouvelle dichotomie, non pas la désuète dichotomie entre spectateur et acteur, qui gouverne encore la seule occurrence du topos chez Descartes dans les Præambula, mais celle aujourd’hui communément désignée par l’opposition entre scène et coulisses 41 . Scène et coulisses, ou, en langage cartésien, théâtre et machine. C’est le cartésien Fontenelle qui, à travers la métaphore de l’opéra, illustre de la manière la plus éblouissante cette nouvelle dichotomie 42 lors de la première leçon d’astronomie du Philosophe à la Marquise dans les Entretiens sur la pluralité des mondes : […] je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l’Opéra. Du lieu où vous êtes à l’Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines, pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. [Or,] qui verrait la nature telle qu’elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l’opéra 43 . La dualité constitutive du théâtre lyrique, la dualité scène et coulisses, fournit une grille de comparaison et d’intelligibilité à la redoutable dyade scientifique des phénomènes naturels apparents et des lois mécaniques de la nature dissimulées. Natura sive machina : il n’a fallu au Philosophe de Fontenelle qu’une comparaison galante pour imprimer dans l’esprit de sa blonde Marquise l’essence même du cartésianisme. En d’autres termes, pour le plus grand bénéfice de l’exposition scientifique, la révolution scientifique investit le théâtre en s’arrogeant sa prérogative la plus originelle et la plus authentique : la production du spectaculaire. En affirmant la valeur spectaculaire de la science mécaniste, capable d’expliquer et de répliquer artificiellement à volonté le merveilleux naturel, la métaphore de l’opéra des Entretiens sur la pluralité des mondes entérine la captation par la science cartésienne du système mental articulé sur les grandes métaphores qui, telle celle du theatrum mundi, faisaient obstacle à la conception mécaniste du monde. Le theatrum mundi se trouve 41 Terme qui n’apparaît en son sens actuel que tardivement, sans doute vers la fin du XVII e siècle. Dans la définition suivante, tirée de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), la préposition locative « dans » n’est pas associée au mot « coulisses ». L’expression « dans les coulisses » est inusitée et les coulisses ne sont pas considérées comme un lieu : « pièces de décorations que l'on fait avancer & reculer dans les changements de théâtre. Les Acteurs attendent encore les coulisses, le feu se prit aux coulisses ». 42 Ce qui ne l’empêche pas de recourir également à la métaphore éculée du microcosme : anything goes… ; Van Delft, Les Spectateurs, p. 15. 43 Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. Christophe Martin, Paris, Flammarion, 1998, pp. 62 et 64. Jean Luc Robin 40 maintenant déplacé et intégré par la science mécaniste qui n’est désormais plus l’autre du théâtre et qui - pour parodier un moment célèbre du Discours de la méthode - se positionne « comme maître et possesseur » d’un nouveau théâtre, le théâtre naturel. Reste à savoir si la part que prend le Parnasse à la révolution scientifique oblige à affubler cette dernière expression de guillemets sonnant le glas d’un grand récit 44 ou si ce ne serait pas, tout au contraire, l’alliance établie en France entre les savants et les poètes qui, de « la révolution scientifique », aurait permis de renforcer, voire de construire l’unicité, le caractère révolutionnaire et la scientificité. 44 Sur la remise en cause de la dénomination « la révolution scientifique », voir la recension de Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 3 vol., Paris, Seuil, 2015 par Roger Chartier, « Sciences et savoirs », Annales HSS, avriljuin 2016, nº 2, pp. 451-464 et en particulier pp. 457-460. PFSCL XLV, 88 (2018) Apprendre à « pleurer saintement » : étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau C AMILLE V ENNER (L ABORATOIRE L ITTÉRATURES , I MAGINAIRE , S OCIÉTÉS (EA 7305) U NIVERSITÉ DE L ORRAINE ) Notre article se propose d’étudier sous l’angle de la civilité épistolaire 1 les lettres de consolation d’Antoine Godeau (1605-1672). Le poète, ancien mondain, est devenu en 1636 évêque de Grasse, puis de Vence, à la demande de Richelieu 2 . Il met ses talents d’écriture au profit de la littérature dévote, entendant ainsi affermir la foi des fidèles. Il entretient en effet une relation suivie avec des laïcs comme des clercs, auxquels il adresse des conseils pour qu’ils mènent une vie pieuse, en accord avec les principes de la foi catholique. Les épreuves de l’existence sont des occasions privilégiées pour rappeler au lecteur comment il peut vivre en chrétien. La consolation s’exerce ainsi dans le cadre d’une direction spirituelle 3 , dont le 1 Cette question a récemment donné lieu à un colloque, qui excluait toutefois la civilité chrétienne : Formes et rituels de la civilité épistolaire (XVIᵉ-XVIIIᵉ siècles), colloque international organisé par Cécile Lignereux, sous l’égide de l’équipe RARE, Université de Grenoble-Alpes, 9-11 octobre 2014. 2 Pour une biographie synthétique d’Antoine Godeau, voir Jean Lesaulnier, « Godeau, Antoine », Dictionnaire de Port-Royal, Jean Lesaulnier et Antony McKenna (dir.), Paris, Honoré Champion, 2004, p. 457-459. 3 Sur cet âge d’or de la direction spirituelle au XVIIᵉ siècle, voir Pauline Chaduc, « Le rôle de la direction spirituelle dans l’avènement du catholicisme moderne », Religion, Ethics, and History in the French Long Seventeenth Century / La Religion, la morale, et l’histoire à l’âge classique, William Brooks et Rainer Zaiser (éd.), Berne, Peter Lang, p. 131-144. Rappelons le flottement terminologique qui demeure au XVIIᵉ siècle. Le terme de « lettres de direction » n’existe pas encore ; nous parlerons de « lettres chrétiennes » ou encore de « lettres spirituelles », c’est-à-dire de lettres adressées à des personnes réelles dans le cadre de la direction spirituelle. Voir l’étude de Pauline Chaduc, Fénelon, direction spirituelle et littérature, Paris, Camille Venner 42 XVIIᵉ siècle est l’âge d’or ; notre évêque suit en cela une tradition initiée en France par François de Sales et suivie par Jean-Jacques Olier, Pierre de Bérulle ou encore Saint Vincent de Paul 4 . La consolation a pour but de diminuer la douleur du fidèle, en l’édifiant ; elle dépasse la simple condoléance, qui suppose seulement la participation de l’épistolier à la douleur du destinataire 5 . Le corpus étudié se présente sous la forme suivante. En 1713 paraît un recueil de Lettres de M. Godeau, Evesque de Vence, Sur divers sujets, édité par Estienne Ganeau et Jacques Estienne 6 . Le titre de cette édition posthume indique d’emblée la diversité des pièces ainsi que le travail de sélection opéré par les deux imprimeurs-libraires. Dans cette anthologie, le lecteur trouve des lettres d’affaires, des lettres morales et des lettres mondaines 7 , toutes écrites après la conversion d’Antoine Godeau à la vie dévote et, comme le précisent les éditeurs, qui sont « pleines de réflexions solides, d’avis salutaires, de consolations vraiment chrétiennes 8 . » Notre étude des lettres de consolation sera volontairement restreinte à ce corpus, faute d’une édition moderne de la correspondance de cet auteur 9 . Cette anthologie Honoré Champion, 2015 et l’article de Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Un entretien sans dialogue ? De la correspondance de François de Sales aux Lettres spirituelles de Jean-Pierre de Caussade », Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, Actes du colloque de Wolfenbüttel, octobre 1991, Bernard Bray et Christoph Strosetzki (dir.), Paris, Klincksieck, 1995, p. 179-200. 4 Notre corpus reste marginal si l’on en croit l’anthologie de Moïse Cagnac, qui édite les correspondances des grands directeurs spirituels comme François de Sales, Pierre de Bérulle, Jean-Jacques Olier, Vincent de Paul, les Jésuites et les Solitaires de Port-Royal, Bossuet ou encore Fénelon (Moïse Cagnac, Les Lettres spirituelles en France, Paris, J. de Gigord, 1904, t. I et II.) 5 Sur la distinction entre la démarche rhétorique de la condoléance et celle de la consolation, voir Th. Carr, « Se condouloir ou consoler ? Les condoléances dans les manuels épistolaires de l’ancien régime », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 358, Voltaire Foundation, Oxford, 1997, p. 220-221. 6 Lettres de M. Godeau, Evesque de Vence, sur divers sujets, Paris, Estienne Ganeau et Jacques Estienne, 1713. 7 Selon le classement opéré par Roger Duchêne dans son article pionnier, « Godeau épistolier », De la galanterie à la sainteté, Actes des journées de Grasse 21 - 24 avril 1972, Yves Giraud (dir.), Paris, Klincksieck, p. 119-132. 8 « Avertissement des éditeurs », op. cit., non paginé. 9 Roger Duchêne suggère que les éditeurs de 1713 n’ont pas publié les lettres galantes et mondaines, car cela n’aurait pas correspondu à l’image qu’ils souhaitaient que les lecteurs retiennent de Godeau (art. cit.). Quelques lettres tirées de l’abondante correspondance du poète sont éditées dans le Recueil de lettres nouvelles dit « Recueil Faret », Éric Méchoulan (dir.), Presses Universitaires de Rennes, « Textes rares », 2008, p. 249-267. Le Recueil Conrart contient certaines Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 43 donne néanmoins un aperçu satisfaisant des lettres chrétiennes écrites par Godeau. N’oubliant pas son passé de poète des salons, et s’adressant à un large public, l’épistolier, qui joue le rôle du directeur d’âmes, semble suivre une double codification, celle de l’échange mondain et celle de la lettre de direction spirituelle, dont nous nous proposons d’étudier les manifestations afin de mieux percevoir la manière dont celle-ci permet à Godeau de répandre partout une lumière « qui éclaire l’esprit », et « des sentiments d’une charité toute pure qui touchent vivement le cœur 10 . » Des lettres de consolation soumises au code de la civilité épistolaire Les lettres de consolation, nombreuses dans l’anthologie de 1713, relèvent d’un sous-genre particulièrement pratiqué et codifié à l’époque de Godeau 11 . Si notre évêque a charge d’âmes en Provence, et s’il est éloigné de ses correspondants, il occupe toutefois, grâce à ses lettres, une place importante dans le « monde 12 », ce dont témoigne la diversité des destinataires. Il s’adresse tout d’abord à des amis, tels Robert Arnauld d’Andilly, à l’occasion de la mort de son épouse 13 , Germain Habert de Cerisy lors de la lettres mondaines de Godeau, notamment sa correspondance avec Madeleine de Scudéry. L’on se reportera également aux Chroniques du Samedi. Suivies de pièces diverses (1653-1654), de Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leurs amis, Alain Niderst, Delphine Denis et Myriam Maître (éd.), Paris, Honoré Champion, 2002. 10 « Avertissement des éditeurs », op. cit., non paginé. 11 Nous trouvons quelques réflexions sur le genre épistolaire dans le « Discours sur les Œuvres de M. de Malherbe » : Godeau commente la traduction des lettres de Sénèque par Malherbe, et parle, au sujet des lettres familières, d’ « art caché » (Antoine Godeau, « Discours sur les Œuvres de Monsieur de Malherbe », dans Malherbe, Œuvres complètes, L. Lalanne (éd.), Paris, Hachette et Ciᵉ, « Les grands écrivains de la France », 1862, t. 1, p. 365-385). Voir l’article de Bernard Beugnot, « Style ou styles épistolaires », La Mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 187-204. 12 La notion de « monde » au XVIIᵉ siècle est particulièrement complexe et connaît des acceptions diverses ; voir Bernard Beugnot, « Les lieux du monde », La Notion de « monde » au XVIIᵉ siècle, Bernard Beugnot (dir.), Littératures classiques, n°22, automne 1994, p. 7-23. 13 Antoine Godeau, « Lettre XII. A Monsieur d’Andilly, sur la mort de Madame d’Andilly sa femme », op. cit., p. 35-39. Catherine Le Fèvre de la Boderie décède dans la nuit du 23 au 24 août 1637. Sur les relations entre Godeau et les Solitaires de Port-Royal, voir Tony Gheeraert, Le Chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Honoré Champion, 2003. Camille Venner 44 mort accidentelle de son frère Philippe Habert 14 , ou encore Catherine de Vivonne, Marquise de Rambouillet, endeuillée par la mort de sa fille Angélique 15 . Godeau s’adresse également à des connaissances, comme Madame du Vigean 16 , et à des Grands. Ainsi, toute une série de lettres de consolation a été écrite à l’occasion de la mort du Cardinal de Richelieu, protecteur de Godeau 17 ; d’autres lettres ont été composées à l’occasion du décès du Prince de Conti 18 . Godeau écrit même à Louis XIV pour le consoler 14 Antoine Godeau, « Lettre XI. A Monsieur Habert Abbé de Cerisy sur la mort de M. Habert son frere », op. cit., p. 31-35. Philippe Habert, commissaire d’artillerie, meurt accidentellement devant le château d’Emery, en 1637. Godeau et les frères Habert appartenaient au groupe des Illustres Bergers. Voir Maurice Cauchie, « Les Églogues de Nicolas Frénicle et le groupe littéraire des Illustres Bergers », Revue d’histoire de la Philosophie, n°30, avril-juin 1942, p. 115-133, et Nicolas Frénicle, L’Entretien des Illustres Bergers, Stéphane Macé (éd.), Paris, Honoré Champion, 1998. 15 Antoine Godeau, « Lettre CXLIII. A Madame la Marquise de Rambouillet ; sur la mort de Madame la Marquise de Grignan », op. cit., p. 404-406. Angélique-Claire d’Angennes est la première épouse du comte de Grignan ; elle décède en 1664. Godeau fréquente assidûment l’hôtel de Madame de Rambouillet au début des années 1630. Sur les relations de Godeau avec ce milieu, voir Alain Génetiot, « Chapitre II. La civilisation mondaine », Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 109-180, ainsi que Yves Giraud, « ‘‘Nain de Julie’’ et homme de Dieu : pour un portrait d’Antoine Godeau », Antoine Godeau (1605-1672). De la galanterie à la sainteté, op. cit., p. 11-46. 16 Antoine Godeau, « Lettre XLV. A Madame du Vigean. Consolation sur la mort de son fils », op. cit., p. 159-162. Il s’agit probablement de Louis du Vigean, mort en 1640. 17 Antoine Godeau, « Lettre LXXVII. A Monsieur le Cardinal de Lion. Consolation sur la mort du Cardinal de Richelieu son frere », ibid., p. 246-247 ; il s’agit d’Alphonse Louis du Plessis de Richelieu, frère aîné d’Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu ; « Lettre LXXVIII. A Madame d’Eguillon. Consolation sur la mort du Cardinal de Richelieu », ibid., p. 247-248 ; il s’agit de Marie-Madeleine de Vignerot d’Aiguillon, nièce de Richelieu ; « Lettre LXXIX. A Monsieur de Chavigni, sur le même sujet », ibid., p. 248-249 ; il s’agit probablement de Claude Bouthillier, diplomate proche de Richelieu et exécuteur de ses dernières volontés ; « Lettre LXXX. A Monsieur de Noyers, sur le même sujet », ibid., p. 249-251 ; il s’agit de François Sublet De Noyers ; « Lettre LXXXI. A Madame …, sur le même sujet », ibid., p. 251-254, « Lettre LXXXII. A Monsieur le Marechal de Guiche, sur le même sujet », ibid., p. 254-255. Sur les relations entre Godeau et Richelieu, voir Yves Giraud, « Godeau thuriféraire de Richelieu », L’Éloge lyrique, Alain Génetiot (dir.), Presses Universitaires de Nancy, 2008, p. 161-170. 18 Antoine Godeau, « Lettre CXXVIII. A Monsieur le Prince ; sur la mort de Monseigneur le Prince de Conti », op. cit., p. 364-365 ; « Lettre CXXIX. A Madame la Duchesse de Longueville, sur le même sujet », ibid., p. 365 ; « Lettre CXXX. A Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 45 de la mort de sa mère, Anne d’Autriche, en 1666 19 . D’autres lettres sont adressées à des clercs, comme la « Lettre CLXVII. A M... Consolation à un évêque sur la mort de sa mere 20 ». Les lettres de consolation de Godeau sont donc tout autant des lettres écrites pour répondre à des obligations sociales que des lettres visant à assurer la direction spirituelle des fidèles. L’évêque sait que ses lettres seront lues assez largement, surtout si le destinataire est prestigieux. De plus, la mise en recueil posthume, pratique alors fréquente 21 , redouble l’impact possible de ces lettres, genre fondamental de la direction spirituelle au XVIIᵉ siècle. L’anthologie se voit dotée d’une double fonction, mémorielle et parénétique, car elle réforme les lecteurs nombreux, en proposant un enseignement initialement destiné à une seule personne, ou à son cercle restreint. L’auteur, polygraphe, met à profit sa capacité à s’adapter aux circonstances et au statut des destinataires pour toucher un public large. Ainsi, les consolations adressées aux Grands, écrites surtout pour lui permettre d’assurer sa position sociale, contiennent des formulations et des lieux attendus. S’adressant à la princesse de Conti 22 à l’occasion de la mort de son époux, il l’invite en ces termes à renoncer aux liens terrestres du mariage : Vous le consideriez plustôt pour être unie à lui dans le Ciel, que pour participer à sa grandeur sur la terre. Les Lys de la Couronne qu’il a mis sur votre tête, ne vous ont jamais éblouie ; vous les avez considérés comme des fleurs de peu de jours ; & vous avez toujours soupiré avec cette couronne qui ne peut être enlevée : Vous avez travaillé avec lui pour l’emporter, & il est maintenant en votre possession. Il vous la montre du haut du Ciel, & il vous exhorte à l’attendre patiemment. Attendez-la donc, Madame, & faites- Madame la Princesse de Conti, sur le même sujet », ibid., p. 366. Armand de Bourbon, prince de Conti, mort en 1666, est le dernier des trois enfants d’Henri II de Bourbon, prince de Condé, et de Charlotte Marguerite de Montmorency. Il est l’un des principaux artisans de la Fronde mais connaît ensuite un retour en grâce. La Duchesse de Longueville était la sœur du prince de Conti. Voir Louis Trenard, « Conti (Maison de Bourbon-) », Dictionnaire du Grand Siècle, François Bluche (dir.), Paris, Fayard, 1990, p. 398-399 ainsi que François Bluche, « Longueville (Anne- Geneviève de Bourbon-Condé, duchesse de) », ibid., p. 890-891. 19 Antoine Godeau, « Lettre CXXXII. Au Roy, sur la mort de la Reine Mere », op. cit., p. 371-375. 20 Antoine Godeau, « Lettre CLXVII. A M... Consolation à un évêque sur la mort de sa mere », ibid., p. 443-444. 21 Bernard Bray, « Du brouillon épistolaire au livre de lettres », Bernard Bray, Épistoliers de l’âge classique, L’art de la correspondance chez Madame de Sévigné et quelques prédécesseurs contemporains et héritiers, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2007, p. 120-126. 22 Il s’agit d’Anne-Marie Martinozzi. Camille Venner 46 nous voir l’exemple d’une Veuve Chrétienne, comme vous l’avez fait voir d’une Princesse, qui sçavoit toutes les règles du Christianisme 23 . L’invitation à la piété est renforcée par la métaphore de la couronne royale, pesante, et convertie en couronne sainte dans l’au-delà. L’image est appropriée au statut de la lectrice et l’aidera à envisager son propre salut de chrétienne. Le lecteur trouve également dans cette anthologie toutes les situations qui peuvent donner lieu à une lettre de consolation, telles qu’elles sont notamment envisagées par Ortigue de Vaumorière dans ses Lettres sur toutes sortes de sujet. Dans ce traité d’épistolographie, celui-ci classe les lettres de consolation selon les occasions 24 . Godeau écrit en effet lors de circonstances variées, consolant un homme qui a perdu son père 25 , une dame endeuillée par la mort de sa sœur 26 , un évêque dont le beau-frère est tombé en disgrâce 27 ou encore un abbé dont le parent a été blessé au combat 28 . Si le décès constitue la principale occasion pour rédiger une lettre de consolation, celle-ci n’est donc pas la seule, et Godeau sait prendre la plume en 23 Antoine Godeau, « Lettre CXXX. A Madame la Princesse de Conti », op. cit., p. 368- 369. 24 Par exemple, il propose les modèles suivants : une « lettre à un homme de qualité sur la mort de son fils », une « Lettre à une Dame de qualité, sur la mort de sa fille », une lettre « A un Grand Seigneur, qui avoit perdu son Pere », une « Lettre à une Dame sur la mort de son mari », une lettre « A une Dame sur la mort d’une de ses amies », une « Lettre à un Gentilhomme, qui avoit perdu son frere à la guerre » (Pierre Ortigue de Vaumorière, Lettres sur toutes sortes de sujets, avec des avis sur La manière de les écrire, Paris, Jean Guignard, 1690, t. I, chapitre VI, « Des Lettres de Consolation », p. 90-123.) 25 Antoine Godeau, « Lettre XXV. A Monsieur de Montmaur, sur la mort de Monsieur son pere », op. cit., p. 75-78. Il s’agit de Henri-Louis Habert de Montmor, auteur érudit et polygraphe. Comme Godeau, il a participé à la Guirlande de Julie et a été l’un des premiers membres de l’Académie française. Voir Gérard Escat, « Habert de Montmor (Henri-Louis) », Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 702-703. 26 Antoine Godeau, « Lettre LXXXIII. A Madame de Choisi. Consolation sur la mort de sa sœur », op. cit., p. 255-258. 27 Antoine Godeau, « Lettre LXXIV. A Monsieur de T*** Evêque de N***. Consolation à un évêque dont le beaufrere étoit disgrâcié, & peut-être condamné comme criminel », ibid., p. 236-240. 28 Antoine Godeau, « Lettre XXIX. A Monsieur l’Abbé de Saint Nicolas, H. Arnaud depuis Evêque d’Angers. Consolation sur la défaite de Monsieur de Feuquieres son parent », ibid., p. 87-89. Il s’agit d’Henry Arnauld, évêque d’Angers (1597-1692). Manassès de Pas de Feuquières, célèbre officier, est blessé à Thionville en 1639. Voir Michel Vergé-Franceschi, « Feuquières (Famille de Pas de) », Dictionnaire du Grand siècle, op. cit., p. 589-590. Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 47 toutes circonstances, afin d’apprendre aux fidèles à surmonter leur douleur chrétiennement. Mais l’art de consoler revêt un caractère périlleux, qui à tout moment peut être pris comme une intrusion voire une agression. Aussi Godeau veille-t-il à ménager son destinataire, surtout quand la lettre de consolation est rédigée pour répondre à une obligation sociale, mais que la relation entre l’évêque et l’endeuillé n’est pas familière. Il prend parfois le temps de justifier son intervention, comme à l’occasion de la mort de Monsieur de Nouveau, dont il cherche à consoler l’épouse : Je viens d’apprendre dans la lettre d’un de mes amis la mort de Monsieur de Nouveau ; j’ai crû qu’après avoir prié pour le repos de son âme, je devais vous témoigner la part que je prends en une affliction qui ne peut qu’elle ne trouble le vôtre (sic), mais quand vous aurez donné à la douleur ce que vous lui devez, il faudra rendre à Dieu ce qu’il demande de vous ; sçavoir, la soumission à sa volonté, qui est toujours juste, & toujours avantageuse pour le salut des Chrétiens, qui la sçavent reconnoître 29 . L’invitation à accepter la mort de l’époux n’est formulée qu’avec précaution, une fois la captatio benevolentiæ mise en place. Ces lettres de consolation doivent donc beaucoup à l’application d’un code de la civilité épistolaire communément partagé à l’époque de Godeau. Il convient en effet de prendre en compte les habitudes socio-discursives du XVIIᵉ siècle et de ne pas surestimer l’originalité ni la sincérité de ces lettres. Godeau maîtrise l’expression de la condoléance, et les lettres les plus officielles ou les plus mondaines attestent de l’importance, à son époque, de la médiation stylistique des affects 30 . Comme tout épistolier chrétien, et indépendamment de son statut d’homme d’Église, il use des lieux communs qu’attendent ses lecteurs, eux-mêmes familiers de ces consolations. Ainsi, dans ces lettres, la vision de la mort est toujours placée dans l’optique d’une punition et d’une conséquence du péché originel. Toute la topique déployée est fondée sur la croyance en l’immortalité de l’âme et en la conception d’une mort menant à Dieu. Godeau, comme n’importe quel autre épistolier, 29 Antoine Godeau, « Lettre CXIX. A Madame de Nouveau. Consolation sur la mort de son mari », op. cit., p. 341. 30 Nous nous appuyons pour cette étude sur les travaux de Cécile Lignereux portant sur la correspondance de Madame de Sévigné : « Une routine de la civilité épistolaire : l’expression de la condoléance », Exercices de rhétorique, 6, 2016, mis en ligne le 08 février 2016, consulté le 31 mars 2018. URL : http: / / journals. openedition.org/ rhetorique/ 437 ; « Des prototypes rhétoriques à leur fragmentation épistolaire : l’exemple d’une consolation en pièces détachées », Exercices de rhétorique, 9, 2017, mis en ligne le 04 juillet 2017, consulté le 31 mars 2018. URL : http: / / journals.openedition.org/ rhetorique/ 529. Camille Venner 48 assurera ainsi aux endeuillés que le véritable bonheur se trouve hors du monde, lequel il faut mépriser, puisque c’est par la mort que le chrétien accède enfin à la vraie vie 31 . De manière attendue, les lettres de consolation de Godeau débutent par l’expression d’une assurance de sympathie, qui assume une fonction consolatoire, une peine partagée étant une peine allégée. Ainsi, la lettre adressée à Robert Arnauld d’Andilly pour le consoler de la mort de sa femme s’ouvre sur l’expression de la surprise et de la douleur de Godeau : Je pensais que ma dernière lettre dût être une excuse de mon silence, il faut qu’elle soit un témoignage de ma douleur. Je l’ai ressentie d’autant plus vivement, que j’y étois moins préparé, ayant laissé Madame votre épouse dans une santé si vigoureuse, qu’il n’y avoit point de sujet de craindre sitôt un si funeste accident 32 . Cette manifestation de douleur, qui pourra sembler excessive au lecteur contemporain, est en réalité attendue par le destinataire du XVIIᵉ siècle. Plus les statuts sociaux du défunt et du destinataire seront élevés, plus cette empathie sera exprimée de manière pompeuse. Ainsi, la mort d’un comte inspire à Godeau les propos suivants : C’est un évenement si extraordinaire et si épouvantable, que je ne suis pas encore revenu de l’étonnement où il m’a mis. S’il ne fait voir aux Grands la vanité de leur grandeur et de leurs desseins, la faiblesse de leur force, et l’incertitude de leur espérance, je ne sais ce qui le leur peut faire connaître 33 . De même, la mort de Richelieu, qui a affecté directement Godeau, et qui était aussi l’occasion de rappeler à tous la protection dont il avait joui, donne lieu à des épanchements particulièrement démonstratifs. Dans la lettre adressée à De Noyers pour le consoler de la mort du cardinal de Richelieu, l’épistolier feint d’outrepasser la règle de bienséance, pour mieux valoriser sa propre douleur : 31 Sur cette topique, voir Marie-Claire Grassi, « Langages et pratiques de deuil : autour des faire-part et des lettres de consolation. XVIIᵉ-XXᵉ siècles », Savoir mourir, Christiane Montandon-Binet et Alain Montandon (éd.), Paris, L’Harmattan, 1993, p. 65-86. Voir également Constance Cagnat, « Chapitre I. La lettre de consolation », La Mort classique. Écrire la mort dans la littérature française en prose de la seconde moitié du XVIIᵉ siècle, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 17-94. 32 Antoine Godeau, « Lettre XII. A Monsieur d’Andilly sur la mort de Madame d’Andilly sa femme », op. cit., p. 35-39, p. 35-36. 33 Antoine Godeau, « Lettre LVI. A Mademoiselle de P ... Consolation de la mort d’un Comte », ibid., p. 192-195, p. 193. Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 49 […] je ne puis m’empêcher de vous donner des témoignages de mon trouble, & de mon inconsolable affliction. Je ne sçai si la bienséance est violée en cela, & si je ne suis point trop libre, mais je ne puis retenir mon cœur, & en l’état où je suis, je ne vois que ma perte, je ne songe à autre chose, & je ne puis ni parler ni écrire que de mon malheur. Je ne sçai quel coup votre cœur a reçu ; & il me semble que je soulage le mien, en me plaignant à vous 34 . Le destinataire s’attend également à trouver dans la lettre de consolation l’éloge de son propre courage à surmonter l’épreuve que Dieu lui fait subir, et Godeau ne déroge pas à cette règle. Il érige ainsi en modèle Madame du Vigean, endeuillée par la perte de son fils. Dans l’hypothèse d’une diffusion large des lettres, les autres lecteurs seront invités à suivre cet exemple de courage : Je fus hier chez vous. Je ne sçai si je dois dire pour vous consoler de la perte que vous avez faite ; car j’aprens que vous la supportez avec tant de courage & une si parfaite resignation à la volonté de Dieu, qu’il me semble qu’on doit plutôt vous donner des loüanges, que vous écrire des consolations 35 . Enfin, la mise en confiance du destinataire passe parfois par l’exhibition de la maîtrise de ce code de la civilité épistolaire. Cela représente pour Godeau un moyen de justifier l’écriture de sa lettre. Ainsi, pour établir une connivence avec l’évêque d’Autun, endeuillé par la mort de sa sœur, il assure ce dernier de sa sincérité, tout en recourant au motif topique de la sympathie : […] je puis dire aussi que la mort d’une si genereuse & heroïque amie, ne sçauroit donner qu’une douleur extraordinaire à un cœur comme le mien. Ce n’est donc pas un compliment commun de vous dire, que je prens part à votre affliction, puisque le sujet me touche si sensiblement 36 . Le compliment est ainsi animé par le souci de concilier la véritable affliction et le devoir dicté par la convention sociale. L’expression de la consolation 34 Antoine Godeau, « Lettre LXXX. A Monsieur de Noyers. Sur le même sujet », ibid., p. 249-251, p. 250. François Sublet de Noyers doit son ascension sociale à Richelieu ; il devient notamment intendant des finances en 1628 et secrétaire d’État à la guerre en 1636. Il sera disgracié deux mois après la mort de Richelieu. Voir François Bayard, « Sublet de Noyers (François) », Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 1476-1477. 35 Antoine Godeau, « Lettre à Madame du Vigean. Consolation sur la mort de son fils », op. cit., p. 154-159, p. 155. 36 Antoine Godeau, « Lettre II. A Monseigneur l’Evêque d’Autun, sur la mort de Mᵉ la Comtesse de More sa Sœur », ibid., p. 4-6, p. 4. Camille Venner 50 s’associe parfois à des pointes visant à flatter le destinataire et à souligner la modestie de l’entreprise de l’épistolier. Ainsi, dans une lettre adressée à une dame pour la consoler de la mort du marquis de Richelieu, Godeau affecte de s’excuser de ne plus maîtriser le langage du monde à force de vivre dans son désert provençal, pour mieux valoriser implicitement et de façon piquante son style épistolaire : Vous êtes à la source des consolations : vous les pouvez prendre dans vousmême, et j’aurois mauvaise grâce de me mêler de vous en donner, moi qui suis un homme de montagne et qui ai oublié le langage de la Cour 37 . Ainsi, il est vrai que les lettres de consolation de Godeau révèlent la parfaite maîtrise d’un exercice social par un homme qui tout en étant évêque, connaît les usages du monde et cherche à y maintenir une place influente. Roger Duchêne a souligné l’avantage que présentaient pour Godeau ces occasions : « La lettre est un exercice et l’on a le devoir d’y briller 38 » ; les lettres de consolation seraient le support d’une mise en scène valorisante de soi. Cependant, nous souhaiterions nuancer cette lecture de la correspondance spirituelle de Godeau. La maîtrise des usages de la civilité épistolaire est indispensable à l’efficacité de la consolation, et derrière la reprise intéressée d’un code reconnu par tous apparaît en réalité la cure des âmes du directeur spirituel. Il s’adresse aux chrétiens par un genre mondain, pour mieux les toucher et affermir leur foi dans l’épreuve qu’ils traversent, pratiquant ainsi une conversion par insinuation. L’inscription dans un code social est moins le gage d’une réputation glorieuse qu’elle constitue la condition même de la transmission et de la bonne réception de la lettre, et donc de la conversion du lecteur. Diriger les âmes en les consolant Dans le cadre de la devotio moderna, la lettre de direction apparaît comme un medium de choix pour diriger le fidèle, et le tourner vers Dieu. Pour soutenir les efforts de propagation de la foi initiés par la Réforme catholique, les évêques pratiquent la direction spirituelle pour convertir les laïcs ; celle-ci se sacerdotalise, délaissant le cloître pour toucher ceux qui vivent dans le monde. Notre évêque a été tout particulièrement sensibilisé à l’importance de la direction spirituelle, notamment lors des conférences de 37 Antoine Godeau, « Lettre XCIII. A Madame … Consolation sur la mort du Marquis de Richelieu son gendre », ibid., p. 296-298. Il s’agit d’un parent du cardinal de Richelieu, Jean-Baptiste Amador de Vignerot du Plessis, mort en 1662. 38 Roger Duchêne, art. cit., p. 125. Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 51 Saint Vincent de Paul, et en fera une mission majeure du sacerdoce 39 . Même à l’occasion de l’écriture d’une unique lettre de consolation, une relation entre un directeur et un dirigé peut se mettre en place. Godeau y développe un discours orthodoxe visant à aider le destinataire à vivre son deuil ou son infortune de manière chrétienne, lui expliquant qu’ « un vrai Chrétien ne veut joüir de rien sur la terre, [qu’]il use simplement des choses, & [qu’]il les tient toujours dans une dépendance absolue de la volonté de Dieu 40 . » Les lettres composées à l’occasion d’un décès sont alors fondées sur des lieux communs partagés par tous les directeurs spirituels, et que Godeau s’approprie à son tour 41 . Tout d’abord, le directeur rappelle les raisons d’espérer le salut du défunt. La mort d’un enfant, notamment, doit être une source de soulagement, puisque né criminel, il sera lavé de ses péchés. La mort délivre les parents des craintes qu’ils pouvaient avoir pour leur fils, comme le précise Godeau à Madame du Vigean : Son âge, la corruption du siècle, les mauvais exemples, les écueils de sa profession, l’exposoient à mille dangers de perdre la grâce de Dieu & même la vie. […] Sa mort vous délivre de toutes ces craintes, & le met dans un état où il n’y a plus rien à souhaitter pour sa grandeur 42 . Les parents doivent accepter le sacrifice de leur enfant, comme Abraham a consenti à celui d’Isaac, parce que Dieu le lui demandait. Cette référence biblique est sans cesse convoquée, comme à l’occasion de la mort du neveu de la Duchesse d’Aiguillon : Tous les Chrétiens sont enfans d’Abraham par la foi, & tous le doivent imiter dans le grand sacrifice, qu’il fit de son fils unique conçu par un miracle, & dans lequel il lui avoit été dit, que toutes les Nations seroient benies. S’ils ne sacrifient pas de leur propre main leurs enfans & leurs parens, les plus proches & les plus necessaires à la conservation de leur 39 Ces principes sont rappelés dans la Morale chrétienne pour l’instruction des curés et des prêtres Morale chrétienne pour l’instruction des curez et des prestres du diocèse de Vence par feu Messire Antoine Godeau évêque de Vence, Paris, Jacques Estienne, 1709, 3 tomes. 40 Antoine Godeau, « Lettre CXXXVI. A Monsieur du Plessis. Comment il faut qu’un Chrétien prenne les pertes & les afflictions », op. cit., p. 392-394. 41 Pour l’identification de ces lieux, voir l’étude de Constance Cagnat, op. cit., p. 17- 94. 42 Antoine Godeau, « Lettre XLV. A Madame du Vigean. Consolation sur la mort de son fils », op. cit., p. 154-159, p. 156. Camille Venner 52 Familles, ils doivent consentir de bon cœur, que Dieu les sacrifie par la mort au tems & en la maniere qui lui plaît 43 . De plus, la mort est un bien qui fait le bonheur du défunt. C’est un argument consolatoire courant, qui figurera notamment dans Le Parfait secrétaire de Paul Jacob et dans les Essais de lettres familières d’Antoine Furetière 44 , et qui est associé au motif du mépris du monde. Comme le rappelle François Guilloré dans La Manière de conduire les âmes, « [l]e Directeur doit inspirer le mépris du monde & de ses maximes 45 ». Monsieur de Montmor, par exemple, devra se souvenir que la vie terrestre est « une vie de misere & de peché 46 ». Le chrétien doit alors limiter sa peine, et suivre en cela les préceptes de Saint Paul, dont l’Épître aux Thessaloniciens, lue lors des messes de funérailles, est fréquemment citée par Godeau : Les Chrétiens sont obligez de pleurer leurs morts d’une autre façon que les Gentils qui n’ont point d’esperance, & les Prêtres de Jesus-Christ doivent 43 Antoine Godeau, « Lettre CXLIX. A Madame la Duchesse d’Eguillon ; sur la perte des esperances de sa Famille par la mort de son Neveu », ibid., p. 417-419, p. 418. 44 Paul Jacob, Le parfait secrétaire, ou La manière d’escrire et de respondre à toute sorte de lettres, Paris, A. de Sommaville, 1646 ; Antoine Furetière, dans un « Autre Billet de consolation d’une mere à son fils, sur la mort de sa femme », propose l’argument consolatoire suivant : la mort « fait son bonheur, & se doit faire nôtre consolation presente, dans l’esperance de la revoir un jour dans la felicité glorieuse dont elle joüit. » (Essais de lettres familières sur toutes sortes de sujets, avec un discours sur l’art épistolaire et quelques remarques nouvelles sur la langue française, Bruxelles, Jean Léonard, 1693, p. 67-68). Sur cette question, voir également l’étude de Raymond Baustert, « L’au-delà dans les lettres de consolation », La Consolation érudite, Huit études sur les sources des lettres de consolation de 1600 à 1650, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », n°141, 2003, p. 222-241. 45 François Guilloré, La Manière de conduire les âmes dans la vie spirituelle, Paris, Estienne Michallet, 1679, p. 22 : « Après avoir donné le dégoust de la recollection à une personne commençante, elle n’est pas aussi tost pour cela dégoûtée des maximes du monde, qui ont pris trop de fortes racines dans son cœur : Et puis, elle pourroit estre persuadée, que ces maximes profanes ne se pourroient pas mal accommoder avec la recollection interieure : Or il importe bien de luy faire concevoir, que cette recollection n’est jamais bien fondée, que sur le grand mépris des maximes du monde ; & c’est pour cela, qu’il est tres-à-propos de luy promener souvent l’esprit, par la contemplation de toutes les choses, qui peuvent luy rendre ses maximes méprisables. » 46 Antoine Godeau, « Lettre XXV. A Monsieur de Montmaur, sur la mort de Monsieur son pere », op. cit., p. 76-77. Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 53 regretter leurs peres & leurs meres d’une autre façon que le commun des Chrétiens 47 . L’autre référence topique souvent convoquée par Godeau est celle de l’épisode néo-testamentaire des larmes versées par Jésus-Christ lors de la mort de Lazare (Jean, 11, 35). Celle-ci permet d’opposer les bonnes et les mauvaises larmes : « Jesus-Christ versant des larmes pour le Lazare a justifié celles que les Chrétiens repandent en des occasions legitimes » ; elles sont bonnes quand elles sont les marques de « l’infirmitez humaine » 48 . Comme le rappelle Godeau à un parent proche du marquis de Richelieu, « [l]a pieté chrétienne ne deffend pas vos larmes, elle les permet à la nature, & le Fils de Dieu les a voulu sanctifier par les siennes ; mais il faut pleurer comme lui, & entrer dans les dispositions saintes de la tristesse qu’il a voulu sentir pour son ami Lazare ; car les larmes que la tendresse seule, ou la bienséance arracheroient de nos yeux, sont indignes d’un Chrétien 49 . » Les larmes versées doivent être des larmes de piété et non des larmes de tendresse. Elles doivent surtout servir à la pénitence et non pas manifester l’attachement du chrétien à la vie terrestre. Le chrétien devra alors se soumettre aux ordres de Dieu, qui préside à la destinée humaine. Cet argument est surtout utilisé dans les lettres de consolation adressées aux parents qui ont perdu leurs enfants : ils ne les ont pas engendrés pour eux et pour le monde, mais pour Dieu, comme le rappelle Godeau à Madame du Plessis de Guénégaud : Les peres, & les meres dans le Christianisme, n’engendrent pas des enfans pour le monde ; mais pour l’Eglise, & pour Dieu ; leur union étant un grand Mystere en Jesus-Christ, & en son Eglise. La vie des enfans est donc plus à Dieu, & à l’Eglise, que ny à eux-mêmes, ny à leurs peres, & à leurs meres 50 . 47 Antoine Godeau, « Lettre CLXVII. A M ... Consolation à un Evêque sur la mort de sa mere », ibid., p. 443-444, p. 443. L’auteur reprend la formule de Saint Paul, « Ne vous affligez pas à la manière des Gentils, qui n’ont point d’espérance » (Première épître aux Thessaloniciens, 4, 13). 48 Antoine Godeau, « Lettre à Madame du Vigean », ibid., p. 157. Sur l’importance des larmes comme manifestation des passions, voir Le Langage des larmes aux siècles classiques, Adélaïde Cron et Cécile Lignereux (dir.), Littératures classiques, n°62, été 2007. 49 Antoine Godeau, « Lettre XCIV. A Monsieur … Sur le même sujet », op. cit., p. 298- 299. 50 Antoine Godeau, « Lettre CL. A Madame du Plessis de Guenegaud. Consolation sur la mort de son fils », ibid., p. 400-402, p. 401. Sur la famille Guénégaud, voir Jean- Marie Constant, « Guénégaud (Henri de) », Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 683-684. Camille Venner 54 Par ailleurs, ces arguments voient leur efficacité redoublée par le ton avec lequel ils sont proposés. Godeau, assumant l’ethos du directeur spirituel, donne à son propos une force démonstrative qui oriente souvent la lettre vers le sermon. Celle-ci présente alors des ornements stylistiques marqués, caractéristiques de l’éloquence de la chaire 51 . La consolation est le lieu de l’affermissement du discours de direction, voué à être diffusé largement. Ainsi, la lettre adressée à Germain Habert sur la mort de son frère s’achève sur un tableau saisissant des misères du monde, destiné à susciter chez le destinataire le mépris des biens terrestres. En tout tems il est avantageux de faire ce voyage ; mais il est souhaitable de le faire au tems où nous sommes, & il me semble qu’on ne doit pas avoir de grand regret de quitter le païs de la peste, de la guerre, & de la famine. […] Les grandes Provinces deviennent de grands deserts. Ici on voit des Sceptres brisez : là des Couronnes foulées aux pieds. Les Souverains qui pouvoient faire des liberalitez prodigues, sont reduits à chercher des aumônes honteuses, & les plus pauvres n’ont pu s’exempter d’éprouver les furies de l’avarice des soldats ; les peres redemandent leurs enfans, les maris leurs femmes, les filles leur pudeur, les villes leurs ornemens, les Temples la Religion. Quoy ! En ce general bouleversement de l’Europe nous plaindrons-nous, que la verge du Pere offensé nous touche 52 ? Cette leçon gagne encore en efficacité quand le directeur spirituel s’exhorte lui-même à se comporter en véritable chrétien face au deuil, et à pleurer non plus sur la perte du défunt mais sur la misère des hommes. La modalité déontique est fréquente, pour souligner le caractère blasphématoire d’une affliction prolongée, et le directeur s’inclut fréquemment dans les exhortations qu’il développe : Pleurons l’ingratitude des hommes, pleurons leur aveuglement, pleurons tant d’abominations qui se commettent, pleurons sur nous-mêmes, & non pas sur les morts qui dorment dans le tombeau 53 . L’interlocution, caractéristique du genre épistolaire, permet quant à elle au directeur spirituel de laisser une place au discours du dirigé ; ainsi, Godeau invite Germain Habert à prolonger par lui-même les considérations spirituelles amorcées dans la lettre de consolation : « Je finis donc pour vous 51 Voir l’étude d’Anne Régent-Susini, L’Éloquence de la chaire. Les sermons de Saint Augustin à nos jours, Paris, Seuil, 2009. 52 Antoine Godeau, « Lettre XI. A Monsieur Habert Abbé de Cerisy sur la mort de M. Habert son frere », op. cit., p. 35. 53 Antoine Godeau, « Lettre XXV. A Monsieur de Montmaur, sur la mort de Monsieur son pere », ibid., p. 75-78, p. 78. Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 55 laisser en liberté de chercher dans vous-même des raisons plus solides que les miennes 54 ». La persuasion du destinataire passe aussi par l’assurance qui lui est donnée de ses capacités à surmonter cette épreuve, parce qu’il est à la fois homme du monde et créature de Dieu. Godeau manie l’antithèse pour excuser la douleur de l’homme, avant d’exhorter le chrétien à accepter les volontés de Dieu, comme dans cette lettre adressée au comte d’Alais : Vous êtes pere, & cette qualité excuse (ce semble) les plus violents transports de la douleur, mais vous êtes Chrétien, & ce titre oblige ceux qui le portent à être moderez dans les afflictions les plus violentes 55 . Ces stratégies discursives n’ont en définitive qu’une seule visée : non pas valoriser les talents d’écriture de l’épistolier mais faire entendre la parole de Dieu, grâce à la consolation spirituelle. La lettre, conformément à la théologie de l’Incarnation, rend présent un directeur qui s’affirme lui-même comme le représentant de Dieu. Godeau, par les lettres de consolation, établit ainsi un dialogue entre le fidèle et Dieu. Comme le précise Pauline Chaduc, « c’est Dieu même qui répond aux questions et aux besoins du dirigé. La lettre est trace de la présence de Dieu auprès du dévot, forme sensible de la parole divine 56 . » Car la lettre de consolation, conçue comme un art de gouverner, dans le cadre d’une direction spirituelle, doit susciter chez le lecteur une action. Par-delà son aspect figé et codifié, le discours de consolation doit pouvoir faire parler Dieu pour fortifier la foi du fidèle ; la parole divine s’énonce dans la parole humaine. Dans ce cadre, la grâce de Dieu pourra faire effet avec douceur. Cette infusion de la grâce, à travers le discours consolatoire du directeur d’âmes, est évoquée en ces termes : Or les conseils qui viennent du dehors sont trop foibles pour appaiser le bruit [que la nature] fait au dedans ; mais la grace de Dieu y remet toutes choses dans l’ordre sans qu’elle fasse connoître ce qu’elle fait. Elle n’attaque pas la douleur à force ouverte, mais elle la trompe & la surprend quelquefois : Elle laisse sentir l’amertume du mal qu’elle guerit, & ne laisse pas sentir la douceur de la guerison 57 . Ainsi ces lettres de consolation, conçues comme des lettres de direction, sont destinées à amener le lecteur à se réformer intérieurement. 54 Antoine Godeau, « Lettre XI. A Monsieur Habert Abbé de Cerisy sur la mort de M. Habert son frere », ibid., p. 35. 55 Antoine Godeau, « Lettre XLVI. A Monsieur le comte d’Alais. Consolation sur la mort de son fils », ibid., p. 159-162, p. 159. 56 Pauline Chaduc, op. cit., p. 415. 57 Antoine Godeau, « Lettre CLXVI. Vive consolation à une personne accablée d’un grand coup », op. cit., p. 441-443. Camille Venner 56 Consolation et conversation chrétiennes Quand les lettres de consolation sont adressées aux familiares, et quand Godeau n’a plus à se plier aux obligations sociales, la mise en place d’une véritable conversation chrétienne va alors favoriser une authentique direction spirituelle qui replace Dieu au cœur de la relation. Sous la plume de l’évêque, certaines relations mondaines sont converties en amitié chrétienne. En effet, celui-ci souscrit à la conception de l’amitié développée par Saint François de Sales, qui est le gage d’une direction spirituelle efficace. L’amitié salésienne est conçue comme un instrument privilégié de communication, servant à affectionner le fidèle pour l’orienter vers la charité et la perfection chrétiennes. Godeau, dans une lettre de direction, affirme à son tour « [q]ue la parfaite amitié est fondée sur le christianisme 58 », l’amour du prochain devant se développer à l’image de l’amour de Dieu pour les hommes car « [l]a créature n’est point digne d’un amour solide, quand Jésus-Christ ne règne pas en elle 59 . » La lectrice anonyme de la lettre qui suit est à la fois « bonne Chrétienne & bonne amie » : Cette seconde qualité dépend de la premiere, & comme le monde n’a point de véritable sagesse, aussi n’a-t-il point de parfaite amitié. L’interêt seul de la fortune ou du plaisir fait presque toutes ses liaisons, & il y a plus de sujet de se défier de leurs forces, plus il assure qu’elles sont immüables 60 . C’est cette amitié chrétienne qui préside à l’instauration de la direction spirituelle. La conversation spirituelle, actualisée ici dans le discours de consolation, devient la forme exemplaire de l’amitié. La correspondance conserve en effet la dimension dialogale de la direction et peut instaurer une relation d’égalité. Les rapports hiérarchiques du directeur et du dirigé s’estompent, dans le partage d’une douleur commune. En ce cas, la consolation épistolaire, échafaudée sur les codes de la civilité, peut devenir le support d’une édification efficace, car elle s’insinue dans les esprits et favorise aussi la décharge des cœurs. L’introduction de l’art de la conversation dans la lettre de consolation, et plus largement dans la lettre de direction, vient concurrencer un discours doublement codifié - code social et code spirituel. Dans les lettres adressées aux amis, Godeau se reproche fréquemment sa parole trop magistrale. Invitant Angélique Paulet, la belle lionne de l’hôtel de Rambouillet, à contempler les croix, il se reprend : « Voilà insensiblement un Sermon dans 58 Antoine Godeau, « Lettre XXIV. A Madame la Comtesse de *** Que la parfaite amitié est fondée sur le christianisme », ibid., p. 72-75. 59 Ibid., p. 75. 60 Ibid., p. 72. Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 57 une lettre, mais je n’ai pu retenir ma plume que mon cœur a conduit 61 . » En même temps que le directeur se reproche sa parole trop magistrale, il introduit une forme de souplesse et de spontanéité propre à la conversation, qui favorise le dialogue des cœurs. De plus, l’assurance de sympathie à la douleur d’autrui, dans le cadre d’une relation amicale et chrétienne, peut se convertir en compassion ; celle-ci acquiert une dignité morale et chrétienne, favorisant la conversion. Dans l’Introduction à la vie dévote, François de Sales affirme que « [l]’amitié requiert une grande communication entre les amants, autrement elle ne peut ni naître ni subsister. C’est pourquoi il arrive souvent qu’avec la communication de l’amitié, plusieurs autres communications passent et se glissent insensiblement de cœur par une mutuelle infusion et réciproque écoulement d’affections, d’inclinations et d’impressions 62 . » Cette communication des affects est tout particulièrement palpable dans les lettres que Godeau adresse à ses plus proches amis. La lettre à Robert Arnauld d’Andilly révèle la puissance de cette tristesse partagée, source d’affermissement de la foi du lecteur : Cette esperance [du paradis] me console, & je sens un mouvement extraordinaire qui me presse à y acquiescer. Ce qui est indubitable, Monsieur, en cette affliction, que je vois commune à tant d’honnêtes gens, mais que la bonté de votre naturel vous rend avec raison si sensible, est que notre Seigneur veut que nous lui sacrifions de bon cœur cette victime, qu’il a prise comme le maître de la vie & de la mort de tous les hommes 63 . Dans cette relation, la lettre peut se faire plus intime et spontanée, et le directeur peut montrer ses propres faiblesses ; difficile parfois pour lui de ne pas pleurer les morts : « Hélas en écrivant ceci je ne fais pas ce que je dis, car je ne puis retenir mes larmes pour ce cher Frère si digne d’être pleuré 64 . » Parler avec le cœur implique ainsi de dépasser la simple obligation sociale, comme l’assure Godeau au Comte de Brienne, endeuillé par la mort de son épouse : 61 Antoine Godeau, « Lettre LI. A Mademoiselle Paulet. Utilité des croix ; qu’il les faut aimer », ibid., p. 176-180, p. 180. 62 François de Sales, Introduction à la vie dévote, André Ravier (éd.), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1969, p. 192. 63 Antoine Godeau, « Lettre XXXI. A Monsieur d’Andilly, sur la mort de Monsieur Arnauld son Frere », op. cit., p. 95-97, p. 96. Il s’agit probablement de Simon Arnauld, officier sous les ordres de son oncle le marquis de Feuquières, tué près de Verdun en 1639. Voir Frédéric Delforge, « Arnauld (La famille) », Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 108-109. 64 Antoine Godeau, « Lettre XXXI. A Monsieur d’Andilly, sur la mort de Monsieur Arnauld son Frere », op. cit., p. 97. Camille Venner 58 Ce n’est pas pour satisfaire à un compliment ordinaire de civilité, que je me donne l’honneur de vous écrire, & que je vous dis, que je prends une part toute particulière dans la perte que vous venez de faire. C’est le langage de tout le monde en cette occasion ; mais pour moi c’est le sentiment de mon cœur 65 . Parfois, les seuls actes d’écrire une consolation et de compatir permettront l’infusion de la parole divine, favorisée par la relation amicale établie entre le directeur et le dirigé. Ainsi, quand Godeau soutient la Marquise de Rambouillet à l’occasion de la mort de sa fille, il profère une parole de consolation tout en déléguant son discours à Dieu, et en remettant la prière au premier plan : Si j’avois eu assez de force, j’aurois pris la poste pour aller mêler mes larmes, avec les vôtres, plutôt que pour vous consoler. Il faut que Dieu parle à votre cœur, plutôt que les hommes qui ne vous peuvent gueres dire de choses, que vous ne puissiez vous dire à vous-même. Aujourd’hui j’ai prié au saint Autel pour le repos de l’âme de cette chere fille, & c’est tout ce qu’elle demande de moi 66 . Par la lettre de consolation, la direction spirituelle concilie ainsi la sainteté et le monde, et cette perméabilité entre le monde et la dévotion ne peut pas seulement s’expliquer par la volonté qu’aurait Godeau de maintenir sa place dans la société, de manière intéressée. En réalité, la lettre est un moyen adapté aux mondains, pour servir de support de conversion, et pour leur enseigner la nécessité de se détacher du monde. Comme le rappelle Godeau, « la véritable piété consiste non seulement à n’aimer point le monde, mais à s’en séparer 67 ». Plutôt que de considérer que Godeau n’a pas réussi à renoncer à la lettre mondaine, on peut envisager sa maîtrise de la conversation comme la marque du désintérêt dont doit faire preuve le directeur d’âmes 68 . Par l’idéal d’effacement de soi et de mise en valeur d’autrui, qui préside à la consolation et à la direction spirituelle plus 65 Antoine Godeau, « Lettre CXLVIII. A Monsieur le Comte de Brienne, Ministre & Secretaire d’Estat, Commandeur des ordres du Roi ; sur la mort de sa femme », ibid., p. 415-416, p. 415. Godeau s’adresse à Henri-Auguste de Loménie, secrétaire du roi. Voir Jean-Marie Constant, « Brienne (Henri-Auguste et son fils Louis-Henri de Loménie, comtes de) », Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 239. 66 Antoine Godeau, « Lettre CXLIII. A Madame la Marquise de Ramboüillet ; sur la mort de Madame la Marquise de Grignan », op. cit., p. 404-406, p. 406. 67 Antoine Godeau, « Lettre XLV. A Madame du Vigean. Consolation sur la mort de son fils », ibid., p. 158. 68 C’est l’idée fondamentale défendue par Jean-Pierre Camus dans Le Directeur spirituel désintéressé, selon l’esprit du bienheureux François de Sales, Paris, Fiacre Dehors, 1631. Étude des lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau 59 généralement, Godeau convertit des règles fondamentales de la conversation mondaine, à des fins d’insinuation 69 . Mais c’est bien l’édification qui prime : comme chez Saint François de Sales ou chez Jean-Pierre Camus, son successeur, l’amitié est avant tout un instrument privilégié de communication qui sert à toucher le fidèle, pour l’orienter vers la sainteté. De ce point de vue, la différence entre les lettres de consolation spirituelles en prose et les épîtres en vers publiées par Godeau en 1663 est palpable. Dans une épître consolatoire adressée à la marquise de Clermont d’Entragues au sujet de la mort d’Angélique Paulet, le poète s’adonne à une plainte élégiaque dénuée des principes chrétiens exposés précédemment : Vous pleurez Angelique, à qui les destinées Pour nous devoient donner plus de longues années ; Et je pleure avec vous ce funeste trépas, Qui ravit à nos yeux ses aimables appas, Meslons donc nos soupirs, nos plaintes & nos larmes, Mais joignons à nos pleurs le discours de ses charmes 70 . Nul discours spirituel ici sur la vanité de l’existence terrestre et sur les raisons d’espérer en la mort ; l’amitié profane garde ici toute sa valeur, elle se vit dans son immanence. La mise en vers de la consolation autorise ainsi une liberté de ton et d’idées qui l’éloigne de la consolation en prose, bien plus orientée vers le salut du fidèle. En conclusion, les lettres de consolation spirituelles d’Antoine Godeau sont marquées par la rencontre des codes mondains et chrétiens, et attestent de la volonté qu’a leur auteur d’édifier le lecteur dans l’épreuve en maintenant le cadre familier de la civilité épistolaire. Le recours à la correspondance facilite la mise en place d’une relation entre un directeur d’âmes et un fidèle. Consoler saintement est un acte conçu par Godeau comme une expérience de charité et d’amitié chrétiennes, qui replace la parole de Dieu au cœur de la lettre de direction. 69 Rappelons que la direction spirituelle est considérée comme un art de conférer. Elle a ses accointances avec la mondanité. Gabriel Chappuys, éditeur des Épîtres de Jean d’Avila, considérées comme le modèle de la direction spirituelle par lettres, est aussi le traducteur de l’un des plus importants traités de civilité mondaine, La civil Conversazione de Stefano Guazzo (1574). Sur l’insinuation dans la littérature spirituelle, voir Laurent Susini, La Colombe et le Serpent. L’insinuation convertie : Pascal, Bossuet, Fénelon, habilitation à diriger des recherches, Université Paris- Sorbonne (Paris IV), 2015. 70 Antoine Godeau, « A Madame la Marquise de Clermont d’Antragues. Epistre XIII », Poësies chrestiennes et morales, Paris, Pierre Le Petit, 1663, t. III, p. 75-81, p. 75. L’épître a probablement été composée en 1651. PFSCL XLV, 88 (2018) La Légende d’Alceste : les thèmes de l’héroïsme féminin et du sacrifice chez La Calprenède et d’Aubignac B ERNARD J. B OURQUE (U NIVERSITY OF N EW E NGLAND , A USTRALIA ) Dans son Examen d’Alceste, Marguerite Yourcenar fait référence à une pièce ébauchée par Jean Racine basée sur l’histoire de l’héroïne d’Euripide 1 . Abandonnée en faveur de Phèdre (1677), cette tragédie projetée sur Alceste n’existe aujourd’hui qu’en forme de quatre alexandrins traduits du tragédien grec : Je vois déjà la rame, et la barque fatale. J’entends le vieux Nocher de la rive infernale. Impatient, il crie ; On t’attend ici-bas, Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas 2 . Louis Racine, fils de l’illustre dramaturge, fait allusion à ce projet dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine : Il avait encore eu le dessein de traiter le sujet d’Alceste, et M. de Longepierre m’a assuré qu’il lui en avait entendu réciter quelques morceaux ; c’est tout ce que j’en sais 3 . À première vue, l’Alceste d’Euripide ne fut la source d’aucune tragédie ou de tragi-comédie française du dix-septième siècle. L’œuvre Alceste, ou Le 1 « Parmi les pièces projetées ou ébauchées par Racine, on compte une Alceste » (Marguerite Yourcenar, Examen d'Alceste, in Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971, p. 96). 2 Jean Racine, « Préface », Iphigénie, Paris, Barbin, 1675. Cité par Yourcenar, Examen d'Alceste, p. 96. Racine déclare : « J’aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu’ils ont dans l’original. Mais au moins en voilà le sens » (« Préface », Iphigénie). 3 Louis Racine, Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, in Œuvres de Jean Racine, Paris, Laplace, Sanchez et C ie , 1870, p. 25. Bernard J. Bourque 62 triomphe d’Alcide (1674) de Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault est basée sur l’antique légende, mais il s’agit d’une tragédie lyrique, ou autrement appelée, d’une tragédie en musique. Cependant, deux pièces françaises du théâtre préclassique comportent un élément notable emprunté, semble-t-il, du mythe thessalien 4 sur lequel reposerait la tragédie d’Euripide. Nous parlons de la tragi-comédie Le Clarionte, ou le sacrifice sanglant 5 (1637) de Gauthier de Costes, sieur de La Calprenède et de La Cyminde ou les deux victimes 6 (1642), appelée tragédie, de François Hédelin, abbé d’Aubignac. D’ailleurs, à l’évidence, l’ouvrage de l’abbé d’Aubignac emprunte beaucoup à celui de La Calprenède. Henry Carrington Lancaster nous l’a déjà signalé : certains éléments de l’intrigue de La Cyminde ressemblent à l’action du Clarionte : The abbé d’Aubignac’s Cyminde ou les deux victimes, a tragedy in prose, was published in 1642, but may never have been played except in the version of it written by Colletet in verse and performed at Richelieu’s special theatre in 1641 […]. While the source is unknown, the plot is composed of elements that resemble the Clarionte of La Calprenède and the Alcestis of Euripides, for in the former we have the angry god appeased by human sacrifice and the contest in generosity between lovers, while the latter gives the classic example of the woman who is willing to die in place of her husband 7 . Malheureusement, l’auteur de l’ouvrage monumental sur le théâtre du dixseptième siècle n’entre pas dans les détails de cette comparaison. Dans le but de combler cette lacune, notre étude vise à identifier les similarités 4 Yourcenar affirme : « Nous ne savons presque rien des formes littéraires, peu nombreuses semble-t-il, qu’a pris ce conte sacré avant Euripide. L’aventure d’Admère et d’Alceste a pu faire partie, avec d’autres légendes épiques de même origine, de quelque cycle thessalien perdu. On la célébrait, croit-on, à Sparte, durant les cérémonies du culte de l’Apollon Carnéen, ce qui présuppose un poète l’ayant coulée dans la forme d’un hymne. Homère mentionne Alceste comme une héroïne des temps anciens, la plus belle des filles de Pélias, mais ne fait allusion ni à son sacrifice ni à son retour des Enfers. Hésiode parlait d’elle dans un poème qui n’est pas venu jusqu’à nous, mais il ne paraît pas qu’il eût traité l’histoire de son dévouement » (Examen d’Alceste, pp. 87-88). 5 Gautier de Coste de La Calprenède, Le Clarionte, ou le sacrifice sanglant, Paris, Sommaville, 1637. 6 Abbé d’Aubignac, La Cyminde ou les deux victimes, Paris, Targa, 1642. Voir Bernard J. Bourque, éd., Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 135-211. 7 Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929- 1942, t. II, vol. I, pp. 367-368. La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 63 entre les deux pièces françaises et à établir dans quelle mesure La Cyminde ou les deux victimes est redevable au Clarionte, ou le sacrifice sanglant. Premièrement, nous devons souligner le mutisme dont fait preuve d’Aubignac à l’égard du Clarionte de La Calprenède. De surcroît, le nom de ce dramaturge ne figure pas dans La Pratique du théâtre (1657). Il est vrai que d’Aubignac y fait mention de deux tragédies de l’auteur, mais dans chaque cas, l’abbé est critique à l’égard de la qualité de la pièce. Il décrit Le Comte d’Essex (1639) comme étant « assez défectueuse » 8 et parle des discours inutiles et des actions superflues de La Mort des enfants d’Hérode ou Suite de Marianne (1639) 9 . Si La Cyminde prit modèle sur Le Clarionte, jamais d’Aubignac ne se montra-t-il reconnaissant de cette source d’inspiration. Chose pas trop étonnante, d’ailleurs, puisque l’abbé n’avoua même pas la paternité de sa propre tragédie en prose. Les deux pièces Présentons d’abord un résumé de chaque ouvrage dramatique. Au début de la pièce de La Calprenède, nous apprenons que Clarionte, prince de Corse, et sa femme Rosimène se trouvèrent naufragés dans l’Île de Majorque. Le héros fut choisi par les habitants de l’île comme victime du sacrifice, conformément à l’ordre d’un oracle d’immoler tous les ans un des plus beaux hommes du royaume. Amoureuse de Clarionte, la fille du roi de Majorque, Mélie, intervint pour reporter la mort à l’année suivante. Mais, le jour de l’immolation arrive et les deux héroïnes de la pièce, c’est-à-dire Rosimène et Mélie, essaient de sauver le prince en se présentant comme victimes remplaçantes du sacrifice. Le héros refuse ces actes de générosité. Cependant, le prêtre décide que Clarionte et sa femme doivent tous les deux périr afin d’offrir un plus beau sacrifice au dieu. À la fin de la pièce, les conditions annoncées par l’oracle pour annuler l’immolation sont remplies 8 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011, p. 205. 9 À l’égard de La Mort des enfants d’Hérode ou Suite de Marianne, d’Aubignac écrit : « […] il ne faut pas tomber dans un autre [inconvénient], je veux dire, d’ajouter à la Catastrophe des Discours inutiles, et des actions superflues qui ne servent de rien au Dénouement, que les Spectateurs n’attendent point, et même qu’ils ne veulent pas entendre. Telle est la plainte de la femme d’Alexandre fils d’Herodes après la mort de son Mari […] » (La Pratique du théâtre, p. 208). Plus loin, il déclare : « Mais que la femme d’Alexandre fils de Marianne, vienne faire de grandes plaintes sur le corps de son mari, qu’Hérode avait fait mourir, sans autre motif, sinon, qu’elle était sa femme, cela est fort inutile ; aussi n’a-t-il pas été fort agréable » (La Pratique du théâtre, p. 464). Bernard J. Bourque 64 et le couple est sauvé. Le frère de Clarionte arrive avec une armée et réussit à conquérir l’île. La première scène de La Cyminde de l’abbé d’Aubignac nous fait savoir que chaque année un citoyen de la ville d’Astur est choisi, au moyen d’un tirage au sort, pour être immolé afin d’apaiser la colère de Neptune. Arincidas est nommé. Plus tard dans la pièce, nous apprenons que le choix du prince fut un coup monté de la part du prince Ostane, qui est amoureux de la femme d’Arincidas, et de la part de sa complice Derbis, le ministre du temple. L’épouse du héros, Cyminde, s’offre à la place de son mari. Arincidas proteste contre la générosité de sa femme et se jette dans la mer lorsque Cyminde est mise dans une barque pour être engloutie par l’océan. À la fin de la pièce, le couple est sauvé, le sacrifice étant supprimé à cause de l’accomplissement de la volonté divine annoncée par l’oracle. D’Aubignac se montre d’accord avec La Mesnardière 10 qui croit que tous les personnages d’une tragédie doivent être récompensés selon leur vertu ou leur vice : Ostane se suicide et Derbis est condamné à mort. La structure interne Nous commençons notre comparaison des deux œuvres par les parties constituantes de ce que Jacques Scherer appelle la « structure interne » 11 de la pièce, c’est-à-dire le sujet, les personnages et le dénouement. Le sujet des deux pièces est identique. Il s’agit de l’immolation visée du héros et de la tentative de la part de l’épouse de s’offrir en sacrifice à sa place. Chaque œuvre met l’accent sur le thème de l’héroïsme féminin, figurant une princesse qui se propose de mourir par amour de son mari. Cet élément est emprunté, semble-t-il, de l’Alceste d’Euripide, où l’héroïne offre sa vie pour sauver Admète 12 . Dans les deux pièces françaises, le sacrifice est un événement cyclique qui est exigé afin d’apaiser la colère d’un dieu, à savoir Apollon dans Le Clarionte et Neptune dans La Cyminde. Chaque divinité est contrariée à cause d’un manque de respect de la part des humains : 10 Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris, Sommaville, 1639, p. 107. 11 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 12. 12 Cependant, les circonstances de cette générosité en sont différentes. Dans l’Alceste d’Euripide, Admète, le roi de Phères, essaie de trouver un membre de sa famille qui consentira à mourir pour lui. Personne n’accepte sauf sa femme, Alceste. La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 65 On leur vit mépriser par un discours profane La beauté d’Apollon et celle de Diane [...] Mais bientôt le mépris de la grandeur divine Des Princes et du peuple attira la ruine. (Le Clarionte : III, 1) [...] quand la fête de Neptune approcha, il fut résolu par un consentement général du peuple qu’on n’en ferait point la solennité. [...] ce jour fut estimé malheureux, et l’on changea le Sacrifice et les prières, en plaintes et en blasphèmes contre sa divinité. Mais que les Dieux sont jaloux de leur gloire, et que l’homme est insensé quand il s’attaque à ces puissances, dont il doit espérer toutes sortes de biens, et craindre toutes sortes de maux. (La Cyminde : I, 1) Dans chaque pièce, la volonté du dieu est communiquée par l’entremise d’un oracle. Puisque la vanité du fils et de la fille du roi de Corse fut la cause initiale de la colère divine, dans Le Clarionte, le prêtre du soleil annonce l’immolation annuelle d’un des plus beaux êtres humains : Je veux que tous les ans d’un des plus beaux mortels Vous me fassiez un sacrifice. (Le Clarionte : III, 1) Dans le cas de La Cyminde, il s’agit d’un sacrifice offert au dieu des mers tous les trois ans afin de mettre fin aux événements malheureux du royaume : Pour finir les malheurs de ces tristes Provinces, Sans distinguer le peuple ni les Princes, Abandonnez à mon courroux Une fois en trois ans un homme que le zèle Ou le sort immole pour tous. (La Cyminde : I, 1) Dans chaque pièce, la victime choisie peut être sauvée par une victime remplaçante. Le roi de Majorque accepte d’épargner la vie de Clarionte pourvu qu’on trouve un autre homme dont la beauté égale celle du prince : Il nous accorde encore cette seconde grâce Que si pendant ce temps on mettait à sa place Un autre qui le peut égaler en beauté Il lui laissait la vie avec la liberté. (Le Clarionte : III, 2) Dans le cas de La Cyminde, la tradition permet la substitution de la victime par un homme qui s’offre à sa place : […] cette cérémonie, quoique rigoureuse, a cela néanmoins de favorable que la Victime du sort peut être aisément rachetée par une Victime volontaire. (La Cyminde : I, 4) Bernard J. Bourque 66 Un des éléments importants de l’intrique de chaque pièce est le thème de l’amour non partagé. Dans Le Clarionte, la sœur du roi de Majorque est amoureuse du héros, mais elle réclame sa mort quand l’amour n’est pas payé de retour. Dans La Cyminde, le prince Ostane éprouve un désir amoureux à l’égard de l’héroïne et conspire avec le ministre du temple à supprimer Arincidas afin de posséder la princesse. Ses avances importunes sont repoussées par Cyminde sans la moindre ambiguïté. Nous constatons aussi des similarités importantes entre les personnages principaux des deux pièces. Dans chaque œuvre, la victime visée de l’immolation est un homme : Clarionte, dans la pièce de La Calprenède, et Arincidas, dans celle de d’Aubignac. Dans chaque cas, le sexe d’une victime admissible est précisé par l’oracle : « un homme » (La Cyminde : I, 1) ; « un des plus beaux mortels » (Le Clarionte : III, 1) 13 . Dans les deux pièces, les héros choisis pour être sacrifiés sont de sang royal : Clarionte est prince de l’Île de Corse et Arincidas est prince de l’Île de Carimbe. Avant le début de l’action, chaque héros fait preuve de sa valeur militaire. Dans chaque pièce, nous retrouvons de longs entretiens entre le héros et son épouse concernant le choix approprié de la victime du sacrifice, dialogues qui constituent des concours de générosité 14 . La gloire de la princesse en se sacrifiant deviendra la honte de son mari. S’adressant à Rosimène, Clarionte déclare : Inhumaine veux-tu redoubler mon tourment, Et que par tes discours je meure doublement, Ingrate peux-tu bien en ce moment funeste Me ravir lâchement le seul bien qui me reste. (Le Clarionte : IV, 2) Dans La Cyminde, nous retrouvons une réplique semblable de la part d’Arincidas : Pensez, ô trop aimable Cyminde, que la gloire dont vous couronnez votre nom, est la honte d’Arincidas ; vous me conservez la vie, mais c’est avec un reproche éternel de m’être efforcé de fuir pour éviter la mort. (La Cyminde : IV, 2) De même, la mort du héros rendra inutile la vie de l’héroïne. Dans Le Clarionte, Rosimène affirme qu’elle « mourrait d’amour » 15 si son mari perdait la vie. Dans la pièce de d’Aubignac, Cyminde déclare à Arincidas : 13 Dans Le Clarionte, le sacrificateur confirme que seulement les hommes peuvent être sacrifiés : « Un homme seulement doit apaiser le Dieu » (IV, 1). 14 C’est un exemple de ce que Scherer appelle la « tyrannie de la tirade », caractéristique du théâtre français du dix-septième siècle (La Dramaturgie classique en France, p. 225). 15 IV, 2. La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 67 [...] ne croyez pas que je vive un moment avec le titre de votre veuve : je vous aurai suivi dans le tombeau devant que l’on puisse me donner ce titre malheureux. (La Cyminde : III, 5) Chaque princesse essaie de convaincre le roi de la laisser remplacer le héros en accentuant la valeur supérieure du prince pour le royaume. Rosimène affirme : Étant brave et vaillant tout le monde aurait droit De se plaindre de vous alors qu’il le perdrait, Ce serait le priver de la valeur d’un Prince Dont la perte à la fin perdrait cette province. (Le Clarionte : V, 5) L’héroïne de d’Aubignac présente les mêmes arguments au roi Arbane : Oui Sire, dès ce jour, en conservant mon mari, j’assure votre couronne, je vous gagne des batailles, et j’oblige vos ennemis à vous redouter. Ce n’est pas, Sire, que vous ne puissiez beaucoup faire tout seul, mais il faut un second tel qu’Arincidas pour tout faire. (La Cyminde : II, 4) Dans chaque pièce, malgré la précision à l’égard du sexe de la victime du sacrifice, une femme est permise de remplir le rôle. Dans Le Clarionte, Rosimène se déguise en homme et s’offre à la place du héros. La substitution est acceptée par le roi puisque la beauté de Rosimène dépasse celle de Clarionte. Quand on se rend compte qu’il s’agit d’une femme travestie, le roi suit les conseils du sacrificateur, qui annonce que Rosimène doit périr, selon la volonté des dieux : Celle dont les ardeurs contre nous conjurées Troublent insolemment nos coutumes sacrées Doit avoir le loyer de sa témérité, Sire, c’est le vouloir de la divinité, Et la loi la condamne. (Le Clarionte : IV, 2) Dans La Cyminde, le roi désapprouve le remplacement d’Arincidas par l’héroïne, mais il est forcé de l’accepter lorsque le peuple prend les armes contre lui et enlève Cyminde pour que le sacrifice se réalise : Que la fureur populaire est un dangereux précipice, et que les motifs de la Religion sont puissants. Mon peuple qui ne s’est jamais séparé de son devoir, a bien osé prendre les armes contre moi. Ils ont forcé mon Palais, ils sont venus jusque dans ma chambre enlever Cyminde : mes gardes désarmés, en cette solennité m’ont abandonné plus par faiblesse que par dévotion, mes domestiques n’ont fait aucun effort ; ils ont tous cru que pour être fidèles aux Dieux, ils pouvaient être perfides à leur Roi. (La Cyminde : III, 4) Bernard J. Bourque 68 Dans chaque œuvre, malgré le choix initial d’une seule victime, les deux personnages principaux sont en danger d’être tués. Dans Le Clarionte, le prêtre annonce un double trépas après l’intervention de Rosimène : Les Dieux assurément m’ont coulé dans le sein Pour le bien de cet Île un étrange dessein, Pour faire aux immortels un plus beau sacrifice, Il faut que maintenant notre loi s’accomplisse, Tous deux doivent périr [...]. (Le Clarionte : IV, 2) Dans La Cyminde, le remplacement de la victime est accepté, mais Arincidas se jette dans la mer afin de l’accompagner dans la mort : Attendez-moi, Cyminde, et ne me laissez pas plus longtemps le regret et la honte de vous survivre. Il ne faut pas que votre amour vous fasse marcher devant moi, puisque c’est moi qui commençai de vous aimer. Pardonnez à la violence qui m’a retenu, ce que je fais pour vous suivre est digne de ce que vous avez fait pour me devancer. (La Cyminde : V, 3) Le personnage éponyme de chaque pièce revendique le droit de mourir avant son époux/ épouse. Le héros de La Calprenède affirme : Mais puisque par mes cris je ne profite rien, Je ne me plaindrai plus si l’on m’accorde un bien, Souffrez que le premier je perde la lumière. (Le Clarionte : V, 5) L’héroïne de d’Aubignac exprime le même désir. Se rendant compte qu’Arincidas est sur le point de mourir, Cyminde déclare : Mais quoi! dira-t-on, Arincidas, que m’étant offerte à mourir devant vous, je ne meurs qu’après vous. Non, vous devez jouir au moins un moment, de l’avantage que ma mort vous devait procurer : En quelque état que vous soyez, vous me devez survivre : et mon Sacrifice n’aura point d’effet, si je n’avance l’ouvrage des Dieux, si je ne le précipite. (La Cyminde : V, 4) Le dénouement des deux pièces est similaire. L’oracle de chaque œuvre précise les conditions qui mettront fin au besoin du sacrifice cyclique. Dans chaque cas, il s’agit de l’offrande, refusée par le dieu, de plus d’une personne : « trois belles victimes », dans le cas du Clarionte, et « deux victimes d’amour », dans celui de La Cyminde. Lorsque pour expier vos crimes On verra trois belles victimes Disputer un honneur dont la mort est le prix, Vous serez soulagé de vos peines souffertes, Et vous réparerez vos pertes En ce point seulement votre sort est compris. (Le Clarionte : III, 1) Et je rendrai ma rigueur éternelle, La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 69 S’il n’advient que le crime un jour M’oblige à refuser deux Victimes d’Amour. (La Cyminde : I, 1) Il importe de souligner que dans chaque pièce l’apaisement de la colère divine dépend de la générosité de victimes volontaires qui sont liés par l’amour. À la différence d’Alceste d’Euripide, qui meure et est ressuscitée par l’entremise d’Héraclès, l’héroïne de La Calprenède et celle de d’Aubignac ne perdent pas leur vie. De même, les princes Clarionte et Arincidas ne sont pas sacrifiés. Bien que d’Aubignac désigne sa pièce sous le nom de tragédie, son œuvre partage avec la tragi-comédie de La Calprenède un dénouement heureux 16 . La structure externe Le terme « structure externe », dans le contexte d’une pièce de théâtre, s’applique aux différentes formes de la scène, c’est-à-dire aux éléments liés à la mise en œuvre de l’ouvrage dramatique, y compris l’emploi du récit et du monologue. Une comparaison entre Le Clarionte et La Cyminde révèle beaucoup de similarités à l’égard de ces procédés. À la scène I, 2 du Clarionte, Rosimène raconte au prince Fidament les événements accessoires de l’action principale. Cette longue narration est un mélange de simple récit et de narration pathétique, décrivant les circonstances du mariage de Clarionte et Rosimène, de leur naufrage dans l’Île de Majorque et du sacrifice annuel dans le royaume. D’Aubignac utilise la même technique au début de sa Cyminde pour faire connaître les événements qui ont eu lieu avant l’action qui se représente. À la scène I, 1, Eryone décrit à l’héroïne les effets catastrophiques de l’inondation qui ravagea le royaume il y a un siècle, révélant la cause du sacrifice cyclique. Cette longue narration contient des détails utiles à l’action et parle de choses qui ne sont pas déjà connues du public. L’emploi du récit par La 16 La notion d’une tragédie à dénouement heureux fut condamnée au seizième siècle par Pelletier du Mans, Scaliger, Castelvetro et Laudun, mais acceptée au siècle suivant par La Mesnardière, Vossius et Sarrasin (René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Lausanne-Genève-Neuchâtel, Payot, 1931, pp. 324- 325). Elle s’introduit dans la tragédie française après le succès de Cinna de Corneille, jouée en septembre 1642 (René Pintard, « Autour de Cinna et de Polyeucte », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 64, 1964 : 377-413, p. 378). Pierre Du Ryer en suit l’exemple avec trois tragédies jouées entre 1642 et 1647 (Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 137). Voir l’article d’Antoine Soare, « Subversion tragique et orthodoxie tragi-comique : la querelle des genres dans le deuxième tiers du Grand Siècle », Seventeenth-Century French Studies, 21, 1999 : 43- 55. Bernard J. Bourque 70 Calprenède et par d’Aubignac n’est pas surprenant, étant donné le prestige de ce procédé dans le théâtre classique 17 . Ce qui intéresse le plus notre propos, c’est la manière dont l’abbé semble imiter la pièce de son contemporain en communiquant les événements accessoires de l’intrigue. Il consacre une scène entière au début de La Cyminde pour exposer des faits utiles à l’action principale, utilisant une narration coupée. Ce récit se compose de plusieurs parties puisque d’Aubignac y introduit quelques paroles de Cyminde et de Seyle pour le diviser. C’est la même technique utilisée par La Calprenède cinq ans plus tôt. Le dramaturge consacre la totalité de sa deuxième scène à la narration, le récit de Rosimène fournissant des renseignements contextuels du sujet de la pièce. Cette narration est contée à plusieurs reprises en raison des commentaires et des exclamations de Fidament qui entrecoupent la longue tirade. Notre étude de la forme du texte dramatique nous conduit au procédé du monologue. La Calprenède s’en sert librement dans sa Clarionte : un total de sept monologues, dont quatre se trouvent dans le deuxième acte. Malgré la croyance de d’Aubignac « qu’il n’est point vraisemblable qu’un homme seul crie à haute voix » 18 sur la scène, l’abbé renonce nullement à ce procédé dans sa Cyminde. La pièce comporte un total de neuf monologues, le plus grand nombre de ce procédé dans les trois pièces en prose du dramaturge 19 . En plus, le dernier monologue d’Ostane (V, 1) est entendu par un autre personnage, procédé pourtant condamné par d’Aubignac théoricien à cause du caractère invraisemblable de la situation 20 . Ce deuxième personnage, Derbis, prononce lui aussi un monologue, tout de suite après, pour faire savoir qu’il a entendu les paroles d’Ostane et qu’il a l’intention de faire tout ce qu’il peut pour empêcher le suicide du prince de Coracie. Nous retrouvons la même situation dans la pièce de La Calprenède. À la scène II, 3, Fidament, en se dissimulant, écoute le monologue de Clarionte. L’auditeur prononce quelques paroles tout de suite avant et au cours du monologue 17 Voir Scherer, La Dramaturgie classique en France, pp. 235-244. 18 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 369. 19 La Pucelle d’Orléans (1642) comporte cinq monologues, tandis que Zénobie (1647) n’en a que deux. 20 Selon d’Aubignac, ce genre de monologue ne fait que souligner le défaut inhérent du procédé dramatique, étant bien évident dans ces cas que le personnage parlait tout haut : « […] mais ce qui fait paraître ce défaut sur le Théâtre, est quand un autre Acteur entend tout ce que dit celui qui parle seul ; car alors nous voyons bien qu’il disait tout haut ce qu’il devait seulement penser : Et bien qu’il soit quelquefois arrivé qu’un homme ait parlé tout haut de ce qu’il ne croyait et ne devait dire qu’à lui-même, nous ne le souffrons pas néanmoins au Théâtre » (La Pratique du théâtre, p. 369). La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 71 pour signaler qu’il écoute la tirade à l’insu du héros. Il est vrai que La Calprenède et d’Aubignac ne sont pas les seuls à utiliser ce procédé dans le théâtre de la première moitié du dix-septième siècle 21 . Mais, étant donné l’hostilité que professe l’abbé à l’égard de cet artifice, il est surprenant qu’il l’utilise sans scrupules dans sa Cyminde. Il se peut que d’Aubignac fût inspiré par la pièce de La Calprenède publiée cinq ans plus tôt. Mais c’est là pure spéculation. Nous en concluons que d’Aubignac dramaturge ne suit pas l’avis de d’Aubignac théoricien en ce qui concerne le monologue surpris par un autre personnage et que l’emploi du procédé est une similitude particulièrement frappante entre les deux pièces. *** Quelles conclusions tirer de cette comparaison ? Il se dégage de notre étude que Le Clarionte de La Calprenède et La Cyminde de d’Aubignac se ressemblent de plusieurs manières. Le sujet de la pièce de l’abbé est identique à celui de l’œuvre en vers publiée cinq ans plus tôt. Le thème de l’héroïsme féminin dans le contexte d’un sacrifice humain - matière emprunté, semble-t-il, de l’Alceste d’Euripide - est au cœur des deux ouvrages dramatiques. De nombreux éléments de l’intrigue de La Cyminde se retrouvent dans Le Clarionte, y compris le besoin d’un sacrifice cyclique pour apaiser les dieux, l’amour non partagé, les concours de générosité entre le héros et sa femme, le remplacement de la victime visée du sacrifice, la possibilité d’un double trépas, ainsi que le dénouement heureux en raison de la volonté divine qui refuse l’offrande de victimes volontaires liés par un amour puissant. En plus des similitudes à l’égard de la structure interne des œuvres, nous avons constaté des similarités saisissantes dans l’utilisation des narrations et des monologues, y compris l’emploi de longs récits d’exposition et d’un monologue surpris par un autre personnage. Il va de soi que notre étude ne constitue pas de preuve irréfutable de plagiat de la part de d’Aubignac. Cependant, les similarités entre sa pièce et celle de La Calprenède sont frappantes. Il est fort probable que l’abbé connaissait la tragi-comédie de son contemporain, étant donné son ambition de devenir le surintendant du théâtre français. De surcroît, il fait la critique de deux pièces de La Calprenède dans La Pratique du théâtre, indication de sa connaissance des ouvrages dramatiques de l’auteur. Nous en concluons que les différences entre les deux pièces sont suffisantes pour acquitter 21 « […] c’est un moyen si commode de faire évoluer les situations qu’on l’emploie sans scrupules à l’époque préclassique. […] Après la Fronde, on n’osera plus guère l’employer dans les pièces sérieuses » (Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 248). Bernard J. Bourque 72 l’abbé d’une accusation de plagiat, mais que d’Aubignac fut probablement influencé par Le Clarionte dans la création de sa Cyminde. Bibliographie Aubignac, François Hédelin, abbé d’. La Cyminde ou les deux victimes, Paris, Targa, 1642 ; éd. Bernard J. Bourque, Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 135-211. — La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011. — La Pucelle d’Orléans, Paris, Targa, 1642 ; éd. Bernard J. Bourque, Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 29-133. — Zénobie, Paris : Courbé, 1647 ; éd. Bernard J. Bourque, Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 213-327. Bray, René. La Formation de la doctrine classique en France, Lausanne-Genève- Neuchâtel, Payot, 1931. La Calprenède, Gautier de Coste de. Le Clarionte, ou le sacrifice sanglant, Paris, Sommaville, 1637. La Mesnardière, Hippolyte-Jules Pilet de. La Poétique, Paris, Sommaville, 1639. Lancaster, Henry Carrington. A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I. Pintard, René. « Autour de Cinna et de Polyeucte », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 64, 1964 : 377-413. Racine, Jean. « Préface », Iphigénie, Paris, Barbin, 1675. Racine, Louis. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, in Œuvres de Jean Racine, Paris, Laplace, Sanchez et C ie , 1870. Scherer, Jacques. La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964. Soare, Antoine. « Subversion tragique et orthodoxie tragi-comique : la querelle des genres dans le deuxième tiers du Grand Siècle », Seventeenth-Century French Studies, 21, 1999 : 43-55. Yourcenar, Marguerite. Examen d'Alceste, in Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971 : 83- 104. PFSCL XLV, 88 (2018) L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel : du roman au méta-roman entre quête et jeu M ARCELLA L EOPIZZI (U NIVERSITÀ DEL S ALENTO -L ECCE ) L'essence même de l'art est de savoir faire naître des images d'espérance La sculpture est le souffle d'un rêve transcendant la matière Michel Bénard Dans cet article, en nous appuyant sur l’étymologie du mot architecture (renvoyant sémantiquement aux éléments constitutifs), nous allons considérer les aspects spécifiques caractérisant les données structurelles portantes et les traits distinctifs typiques de l’œuvre de Charles Sorel (1602- 1674) intitulée La Maison des Jeux, afin de pratiquer une analyse textuelle sur un ouvrage qui n’est pas encore beaucoup étudié et qui, loin de fournir une simple anthologie de jeux, aborde un riche éventail de thèmes. Notre étude portera sur les paradigmes constructifs du texte du point de vue éditorial (l’édification des tomes et la constitution-organisation des livres et des pages) et narratif (la dimension chrono-topique, la fonction des personnages et les caractéristiques du discours narratif) et mettra en évidence les diverses formes de quête et les différentes acceptions de la notion de jeu caractérisant cet ouvrage : recherche des jeux-amusementsloisirs, investigation des ‘jeux’ et des enjeux de l’écriture fictionnelle, tentative de (se) purger des ‘jeux’ fictifs et mystificateurs de l’univers social. Livre de récréation tissé par la parole-conversation, La Maison des Jeux met en scène la maison de Lydie : véritable lieu-révélateur des jeux pratiqués dans les ‘honnêtes’ compagnies, des ‘jeux’ romanesques et des artifices du monde où tous les usages ne sont que rites et jeux et toutes les pratiques sont conventionnelles. Marcella Leopizzi 74 Architecture éditoriale En 1642 Sorel publie à Paris chez Nicolas de Sercy La Maison des Jeux, Où se treuvent les divertissemens d’une Compagnie, par des Narrations agreables, et par des Jeux d’esprit, et autres entretiens d’une honeste conversation. (Première et Seconde Journée 1 ). Par la suite, il réédite l’ouvrage : la réédition de la Première Journée date de 1643, en revanche, celle de la Seconde Journée date de 1642 2 . En 1657, il republie les deux Journées chez Antoine de Sommaville en précisant « Derniere edition. Reveuë, Corrigée et Augmentée » et en y apportant des changements lexicaux, syntaxiques et relatifs au contenu 3 . Voici un schéma récapitulatif des éditions de la Première Journée et de la Seconde Journée avec leurs relatives dates de publication indiquées sur la première de couverture : Première Journée Seconde Journée 1642 1642 1643 1642 1657 1657 L’édition de 1642 concernant la Première Journée présente 692 pages (la numération à partir de la page 1 jusqu’à la page 692 commence après l’Extraict du Privilege du Roy). Elle est constituée des sections suivantes : Frontispice (1 page), Avertissement aux Lecteurs (12 pages), Table des principaux Sujets de la premiere Journée de la Maison des Jeux (14 pages), Extraict du Privilege du Roy (4 pages), La Maison des Jeux (692 pages). L’édition de 1642 concernant la Seconde Journée contient 603 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 603 commence après la Table des Principaux Sujets) et est constituée des sections suivantes : 1 Un tome pour chaque journée. 2 Cet aspect pousse à penser 1) que probablement l’imprimeur a terminé de travailler le volume de la Seconde Journée avant celui de la Première Journée, 2) ou bien que Sorel a retravaillé (et livré à l’imprimeur) d’abord la Seconde Journée, puis la Première Journée, 3) ou bien encore que Sorel a retravaillé les deux Journées en même temps mais qu’il a livré à l’imprimeur d’abord la Seconde Journée et ensuite la Première Journée. 3 En 1977, Daniel Gajda a publié chez Slatkine une édition, concernant seulement la Première Journée, avec texte fac-similé et apparat critique - introduction et notes - en anglais. Nous avons publié l’édition de la Première et de la Seconde Journée avec apparat critique en français - introduction, notes et analyse des variantes - chez Champion respectivement en 2017 et en 2018. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 75 Frontispice (1 page), Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée (17 pages), La Maison des Jeux (603 pages). L’édition de 1643 concernant la Première Journée comprend 692 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 692 commence après l’Avertissement aux Lecteurs). Elle se compose des sections suivantes : Frontispice (1 page), Table des principaux Sujets de la premiere Journée de la Maison des Jeux (14 pages), Extraict du Privilege du Roy (4 pages), Avertissement aux Lecteurs (12 pages), La Maison des Jeux (692 pages). La réédition de la Seconde Journée (datant de 1642 et accompagnant la réédition de la Première Journée datant de 1643) contient 603 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 603 commence après la Table des Principaux Sujets) et présente l’organisation suivante : Frontispice (1 page), Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée (17 pages), La Maison des Jeux (603 pages), Permission du Roy {il s’agit du même texte que celui de l’Extraict du Privilege du Roy contenu dans les éditions datant de 1642 et de 1643 de la Première Journée} (4 pages). L’édition de 1657 concernant la Première Journée se compose de 700 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 700 commence après l’Extraict du Privilege du Roy). Elle comprend les sections suivantes : Frontispice (1 page), Epistre A Mademoiselle U.D.I. (7 pages), Avertissement aux Lecteurs (12 pages), Table des principaux Sujets de la premiere Journée de la Maison des Jeux (10 pages), Extraict du Privilege du Roy (1 page), La Maison des Jeux (700 pages). L’édition de 1657 concernant la Seconde Journée comprend 588 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 588 commence après le Frontispice). Elle présente la succession suivante : Frontispice (1 page), La Maison des Jeux (588 pages), Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée (14 pages), Extrait du Privilege du Roy {il s’agit du même texte que celui de l’Extrait du Privilege du Roy contenu dans l’édition datant de 1657 de la Première Journée}(2 pages). En ce qui concerne la Première Journée, la plupart des variantes se trouvent dans la dernière édition. Cette édition présente, par rapport aux éditions précédentes, une mise en page différente et fournit des notes récapitulatives sur les marges latérales de la page. De même, pour ce qui est de la Seconde Journée, entre la première et la deuxième édition il y a très peu de variations et elles se trouvent toutes dans les livres I et III. En revanche, la troisième édition, même si elle ne porte pas sur un travail de fond sur le texte initial, présente de nombreux changements orthographiques, lexicaux, syntaxiques et relatifs au contenu. Des mots ou des phrases ont été ajoutés, d’autres éliminés ou remplacés. En outre, Sorel y Marcella Leopizzi 76 ajoute quelques passages (cf. notamment la fin du livre IV) et des notes récapitulatives dans la marge. La mise en regard des Table des principaux Sujets des trois éditions de la Première Journée démontre qu’en passant de la première à la deuxième édition, Sorel ne modifie rien du point de vue du contenu et suit la même mise en page. Par contre, dans la troisième édition, même si le contenu de base est le même que celui des éditions précédentes et qu’il est présenté avec la même succession, l’on constate, outre les changements orthographiques, une véritable ‘reformulation’ de quelques phrases, une pagination différente et l’ajout des sujets suivants : « Du Jeu des Galands ou Rubans de diverses couleurs. 527 Origine du nom de Galand. 541 ». La Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée de la première édition (1642) est identique à celle de la réédition (1642). En revanche, la comparaison des tables des matières de 1642 et de 1657 démontre que, même si le contenu de base ne subit aucune modification et est présenté avec la même succession, en passant des deux premières éditions à la troisième, Sorel a apporté des changements orthographiques et typographiques (cf. la capitalisation des lettres et le passage des caractères italiques aux caractères romains), a ‘reformulé’ quelques phrases et a fourni plus de détails 4 . En outre, les chiffres renvoyant à la pagination sont différents en 4 Voici quelques exemples : 1) Jeu des Syrenes. 282. → Jeu des trois Syrenes. 271 ; 2) Jeu du Roy des Cartes, Jeu des Graces et autres. 290. → Jeu du Roy des Cartes, Jeu des Graces et des Nymphes. 278. ; 3) Du Jeu de la Follie et de celuy des Yvrognes. 307. → Du Jeu de la Folie et de celuy de Rhinguier. 294. ; 4) Du Jeu des serviteurs et servantes, et du Jeu des Fées. 310. → Du Jeu des serviteurs et servantes. 297. Du Jeu des Fées. 297. ; 5) Il ordonne de chanter à Bellinde, Lydie, Uranie, Olympe et Nerarque, qui avoient manqué ; et donne pouvoir à Pisandre qui avoit bien dit, de faire telles questions aux autres qu’il voudroit. 346. → Clymante ordonne de chanter à Bellinde, Lydie, Uranie et Olympe, qui avoient manqué ; il donne pouvoir à Pisandre qui avoit bien dit, de faire telles questions aux autres qu’il voudroit. 331. ; 6) Artenice les deffend en peu de mots. 555. → Artenice deffend en peu de mots les Heroïnes des Romans. 530. ; 7) Ariste faisant un discours plein d’antitheses, de metaphores mal appropriées, et de galimatias semblable à celuy des Autheurs ridicules, raconte les discours du Berger Menalque et de Dorimene ; Comment Alcandre et Rosileon abordent cette Bergere, qui est apres enlevée par les gens du Roy ; Comment Alcandre et Rosileon vont à la Cour ; Alcandre sauve le Roy d’une embuscade d’ennemis ; et le Roy luy permet d’espouser Dorimene pour sa recompense. 557. et c. → Ariste faisant un discours plein d’antitheses, de metaphores mal appropriées, et de Galimatias semblable à celuy L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 77 raison du fait que, tout au long des quatre livres, la dernière version est dotée d’une mise en page plus resserrée. Les deux premières éditions (1642) de la Seconde Journée se terminent par l’affirmation du narrateur qu’après avoir exprimé les divers avis sur la fin du jeu du roman, « l’on donna le bon-soir à Lydie, et chacun se retira » (II, p. 577 5 ). En revanche, dans la troisième édition (1657), Sorel rallonge la partie conclusive. Par le biais de son narrateur, il ajoute des considérations à propos de la compagnie et il informe que pendant les « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579) la troupe continua à pratiquer la conversation entrecoupée de promenades et d’autres recréations, à savoir : un « Seigneur de la Contrée fit une partie de Chasse, dont il pria Nerarque, Ariste, et tous ces hommes de merite qui estoient avec eux » (II, p. 578). Sorel conclut l’ouvrage en écrivant que : les Dames s’estans mises en carrosse, les accompagnerent assez loin, et eurent leur part du plaisir ; puis estant toutes revenuës chez Lydie où il y eut un magnifique soupé, en suite il arriva des Masques aussi lestes et aussi galands, qu’on en sçauroit voir à Paris, lesquels danserent un petit Balet. (II, p. 578) Il affirme en outre que, par la suite, les membres de la compagnie continuèrent à cultiver leurs mutuelles amitiés et, ayant été très bien accueillis chez Lydie (la propriétaire de la maison des jeux), pour prouver leur gratitude, ils firent « chacun un festin chez eux » (II, p. 583). Qui plus des Autheurs ridicules, raconte les discours du Berger Menalque et de Dorimene. 533. Comment Alcandre et Rosileon [/ ] abordent cette Bergere, qui est apres enlevée par les gens du Roy. 537. Comment Alcandre et Rosileon vont à la Cour. 542. Alcandre sauve le Roy d’une embuscade d’ennemis, et le Roy luy permet d’épouser Dorimene pour sa recompense. 543. et c. ; 8) Dorilas raconte le siege de la ville où Lycaste s’est enfermé, et comment Menalque ayant parlé à la Dorimene champestre la mesprise, surquoy elle le desfie au combat, et sur le point de la meslée un Paysan aporte des marques qui la font reconnoistre pour sœur du Roy de Crete, et Rosileon ayant aussi esté desfié par un Cavalier reconnoist que c’est, tellement qu’il s’en fait des mariages qui accompagnent celuy d’Alcandre et de Dorimene, et qui concluent le Roman. 585. et c. → Dorilas raconte le siege de la ville où Lycaste s’estoit enfermé. 560. Menalque ayant parlé à la Dorimene champestre, la méprise, sur quoy elle le deffie au combat, et sur le point de la meslée un Paysan aporte des marques qui la font [/ ] reconnoistre pour sœur du Roy de Crete, et Rosileon ayant aussi esté défié par un Cavalier, reconnoist que c’est Nerée, tellement qu’il s’en fait des mariages qui accompagnent celuy d’Alcandre et de Dorimene, et qui concluent le Roman. 5 Tout au long de cet article, pour ce qui est des citations relatives à La Maison des Jeux, nous indiquons entre parenthèses le tome et la page de référence en renvoyant à l’édition de Sorel datant de 1657. Marcella Leopizzi 78 est, Hermogene fut prié d’écrire la liste des jeux pratiqués par la troupe en respectant l’ordre dans lequel ils avaient été proposés et il rédigea une « Relation des deux plus remarquables Journées » (II, p. 584) passées chez Lydie. Les phrases finales de l’œuvre sont consacrées à la description de la ‘condition actuelle’ des personnages et à des réflexions à caractère général sur la vie et sur l’homme. Architecture temporelle Sorel écrit La maison des Jeux entre 1625 et 1635 6 . Tout au long de l’ouvrage, il y a de nombreux renvois à son époque comme, par exemple, ceux concernant : l’institution de l’Académie française [tome I, livre I], la mode de la haute société de se promener au bord de la Seine le long du Cours de la Reine [tome I, livre I], l’œuvre théâtrale d’Alexandre Hardy [tome I, livre III], l’ouvrage intitulé Pensées du solitaire paru en 1629 sous le nom de Guillaume De Vaulx [tome I, livre IV], l’incendie de Paris qui eut lieu le 7 mars 1618 [tome I, livre IV], la poésie de François Malherbe [tome II, livre III], le premier grand périodique français intitulé La Gazette , dont le rédacteur était Théophraste Renaudot [tome II, livre III] 7 . En composant cette œuvre, Sorel ne situe pas l’histoire dans un temps défini. Aucune indication n’est donnée à propos de la date exacte, de l’année, du mois, des jours de la semaine. Il y a tout simplement des indications relatives à la saison (automne) et aux conditions météorologiques. La première journée est décrite comme une journée ensoleillée ; par contre, en ce qui concerne la seconde journée, la matinée est nuageuse et pluvieuse 6 Charles Sorel, La Science des choses corporelles, Paris, Billaine, 1635, Avertissement. Cf. aussi : Émile Roy, La vie et les œuvres de Charles Sorel 1602-1674, Paris, Hachette, 1891, p. 241. Dans l’édition de 1626 de L’Histoire comique de Francion où les tromperies, les subtilités, les mauvaises humeurs, les sottises et tous les autres vices de quelques personnes de ce siècle sont naïvement représentés (Paris, Billaine, 1626), en parlant avec Raymond, Francion affirme : « il y en a un où j’ay descrit quelques divertissements champestres, avec des jeux, et des comedies et autres passetemps », Charles Sorel, Histoire comique de Francion, in Romanciers du XVII e siècle, Antoine Adam (éditeur), Paris, Gallimard, 1958, p. 437. 7 Journaliste et médecin ordinaire du roi, Théophraste Renaudot (1586-1653) est le fondateur de la publicité et de la presse française par ses deux créations du Bureau d'adresse (1629) et de la Gazette (journal hebdomadaire - 30 mai 1631), cf. Eugène Hatin, La Maison du Grand Coq et le bureau d'adresses, le berceau de notre premier journal, du Mont-de-piété, du dispensaire et autres innocentes innovations de Théophraste Renaudot, Paris, Champion, 1885. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 79 (II, p. 303-304), l’après-midi « serein et doux, sans estre incommodé du Soleil » (II, p. 303-304). Étant présenté comme la chronique d’un événement réel, cet ouvrage présente un décalage temporel entre le temps de l’histoire et celui de la narration. Les narrations-dans-la-narration racontées par les personnages respectent cet intervalle et s’insèrent dans un temps antécédent à celui des événements qui se déroulent chez Lydie ; il en est de même pour les histoires inventées au cours des jeux de conversation, lesquelles sont exposées au passé, à l’exception de la section du jeu du roman racontée par Bellinde : où celle-ci bouleverse la perspective chronologique et crée un parallèle temporel entre ce qu’elle raconte et sa propre contingence. Ci-après, nous allons présenter sous forme de schéma récapitulatif toutes les coordonnées temporelles fournies dans les deux tomes de l’ouvrage, afin de définir la durée des événements de l’histoire située chez Lydie : Première Journée (Avant-Discours) avant l’arrivée des retardataires les membres de la compagnie avaient passé « trois ou quatre journées » (I, p. 16) assez mélancoliquement à jouer « aux eschets, au triquetrac, ou au piquet » (I, p. 16) et en se promenant dans le jardin ou « aux avenuës de la maison » (I, p. 16) (Livre Premier) arrivée des retardataires « sur les deux-heures apres dîner 8 » (I, p. 18) (Livre Second) après-midi : « le Soleil estoit encore trop haut, et la chaleur trop piquante pour une longue promenade » (I, p. 183) (Livre Troisiesme) fin de l’après-midi et début du soir : arrivée du maître d’hôtel qui annonce qu’il est temps de souper (Livre Quatriesme) soir Seconde Journée (Livre Premier) 8 Le mot « dîner » à l’époque indiquait le repas qui rompait le jeûne le plus long, voire le premier repas de la journée. Il était presque toujours associé au repas de midi. Pour des approfondissements voir : André Goosse, L’heure du dîner, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1989, www.arllfb.be. Marcella Leopizzi 80 matin : petit déjeuner (Livre Second) fin matinée : déjeuner ; après-midi ; soir : souper (Livre Troisiesme / Livre Quatriesme) soir : après le souper (Livre Quatriesme) partie conclusive insérée dans la III e édition : « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579). Les deux premières éditions (datant toutes les deux de 1642) de la Seconde Journée se terminent après deux journées et plus précisément lorsque, suite à la fin du jeu du roman, « l’on donna le bon-soir à Lydie, et chacun se retira » (II, p. 577). Par contre, la troisième édition (1657) prolonge la durée, car, dans la partie conclusive de la Seconde Journée, le narrateur informe que, pendant les « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579), la troupe continua à pratiquer la conversation entrecoupée de promenades et d’autres recréations. En outre le narrateur : 1) explicite le décalage entre le temps de la narration et le temps de l’histoire 2) et décrit la distance temporelle entre les deux journées passées chez Lydie et la suite de la vie des personnages. En effet, son regard omniscient lui permet de tout voir et de tout savoir. Il rappelle ainsi leur situation initiale : Nous avons appris dés le commencement qu’Ariste estoit le mary d’Olympe, Agenor celuy d’Uranie ; Que Nerarque, Dorilas et Clymante estoient garçons ; et pour Pisandre et Hermogene quoy qu’il n’ayt rien esté dit de leur condition, on juge bien qu’ils n’estoient point mariez, ayans esté amenez par Ariste pour fournir aux divertissemens de l’assemblée, comme personnes libres. Nous sçavons que Lydie et Bellinde estoient vefves, qu’Isis, Floride et Artenice estoient filles, et cela s’entend pour lors que toutes ces personnes de marque se trouverent ensemble aux champs. (II, p. 585-586) Et après il expose leur position ‘actuelle’, c’est-à-dire la contingence coïncidant avec le moment où il raconte 9 : 9 Isis et Dorilas, Olympe et Pisandre ‘renaissent’ dans les salons de la fin du siècle chez Mme d’Aulnoy, chez Préhac, chez le Chevalier de Mailly, chez Mlle de La Force dans le jeu de la conversation, au fil d’incroyables légendes qui figurent, sans trop la défigurer, la vie princière de Versailles et de Fontainebleau. Pour plus d’approfondissements voir : Fausta Garavini, La Maison des Jeux. Science du roman et roman de la science au XVII e siècle, Paris, Champion, 1998, p. 184. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 81 Depuis il arriva que comme ceux qui se vouloient marier, ne pouvoient rencontrer des partis plus sortables qu’en cette compagnie, Dorilas épousa Isis, Nerarque, Floride, en quoy ils satisfirent heureusement leurs inclinations. Lydie et Bellinde sont demeurées vefves, parce qu’ayant eu autrefois de fort bons maris, elles en honorent la memoire, sans se vouloir mettre au hazard d’en avoir qui ne leur ressemblent point. Artenice est toûjours fille ; Ayant accoustumé de tenir compagnie à Bellinde sa sœur, elle n’a peu se resoudre à la quitter pour se marier. En ce qui est des Garçons qui restent, Clymante a bien eu dessein de se marier ; mais il ne l’est point encore, à cause qu’il marchande trop, voulant une femme qui soit aussi riche que luy, et qui paye son office. Hermogene et Pisandre ne sont pas mariez non plus ; mais pour d’autres occasions. C’est que Pisandre ayme fort la liberté, et se plaist à contenter sa curiosité dans plusieurs voyages qui l’empeschent de s’arrester prez d’une femme ; Et quand à Hermogene, la douce occupation de l’étude a tousjours esté son plus grand plaisir, et luy a fait desirer de s’exempter des tracas du mesnage, et des soins que le mariage apporte. (II, p. 586-588) Architecture spatiale De même que le cadre temporel, le cadre situationnel n’est pas bien précisé : on apprend seulement qu’il concerne une maison champêtre, appartenant à Lydie. Cette demeure semble être située aux environs de Paris, comme en témoigne le fait que Clymante, Agenor, Dorilas, Nerarque, Uranie, Bellinde et Artenice « avoient disné à Paris sur les dix heures » (I, p. 19) et « sur les deux-heures apres dîner » (I, p. 18) arrivent dans « un carrosse à six chevaux » (I, p. 18) chez Lydie : ce qui implique qu’ils emploient environ quatre heures pour arriver sur les lieux. Les espaces constituant intérieurement et extérieurement la maison ne sont pas dépeints ; le narrateur se limite à indiquer le lieu (sans fournir des descriptions) où se déroule l’action en mettant en évidence de manière générale (sans donner des détails précis) la magnificence, la richesse et la beauté : éléments indiciels permettant d’élaborer une jonction parfaite entre lieux et personnages 10 . Il cite la grande salle, les chambres, les cabinets, les 10 En décrivant un monde parfait, l’auteur dépeint un contexte qui va du général au particulier : année remarquable où les maux passés semblaient être complètement bannis de la mémoire des hommes, saisons belles, automne riche de récoltes abondantes, journée ensoleillée ; par la suite, il met en évidence la beauté du lieu (la maison de Lydie est décrite dans toute sa magnificence), la splendeur de la fête (organisée pour traiter magnifiquement tous les invités) et il fait l’éloge des qualités morales et intellectuelles des personnages. Marcella Leopizzi 82 appartements, la longue galerie, la salle de billard ; et, en ce qui concerne le domaine externe il mentionne la cour, le jardin, les orangers, les grenadiers, la colline, les grottes, le verger, le bois. Ci-dessous, nous allons schématiser tous les repères spatiaux spécifiés au fil de l’ouvrage, afin de cadrer en détail les endroits de l’espace situationnel : Première Journée (Avant-Discours) alternance descriptive entre l’intérieur et l’extérieur de la maison (Livre Premier) accueil des retardataires dans la cour de la maison collation et entretien à l’intérieur de la maison (Livre Second) les hôtes visitent l’intérieur de la maison : la grande salle, les chambres, les cabinets, les appartements, la longue galerie les hôtes visitent l’extérieur de la maison : les orangers, les grenadiers, la colline « au bas de laquelle on avoit creusé plusieurs grottes » (I, p. 176 ), le verger, le bois entretien dans la grotte centrale (Livre Troisiesme) entretien dans la grotte centrale (Livre Quatriesme) souper et entretien à l’intérieur de la maison à la fin de la première journée « quelques-uns se coucherent aussi tost, et ceux qui estoient moins endormis, s’amuserent encore un peu à deviser ou à lire, et à faire quelque autre chose auparavant que de se coucher » (I, p. 669-700) Seconde Journée (Livre Premier) intérieur de la maison : chambre de Lydie ; salon ; (Hermogene et Ariste dans une pièce à côté de la grande salle pour se consacrer à une partie de billard jusqu’au moment où l’on les avertit que le « dîner » 11 est prêt) (Livre Second) 11 « Dîner : prendre le repas du midy », Dictionnaire de l’Académie Françoise, Paris, Coignard, 1694, p. 335. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 83 intérieur de la maison pendant l’après-midi : promenade jusqu’à un château situé à quelques lieues de la maison de Lydie (Livre Troisiesme) intérieur de la maison (Livre Quatriesme) intérieur de la maison partie conclusive insérée dans la III e édition : pendant les « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579) la troupe continua à pratiquer la conversation entrecoupée de promenades et d’autres recréations (« Jeux agreables et innocens » II, p. 579). Les coordonnées géographiques n’étant pas fournies, ce lieu assume les traits d’un espace-évasion où les personnages s’amusent à jouer aux jeux et à jouer de divers rôles d’autant plus qu’au début de l’ouvrage, le narrateur informe qu’ils ont utilisé des noms de fantaisie (ceux sous lesquels ils sont présentés au lecteur) empruntés à des ouvrages littéraires. Cette ‘fausseté identitaire’ (qui constitue une déclaration évidente de la fiction jouée à cartes découvertes 12 ) fait de la maison de Lydie une sorte de théâtre où les personnages interprètent la fonction d’acteurs-auteurs-narrateurs d’un roman in fieri. Aussi, si le narrateur place physiquement les personnages dans une maison qui semble être hors du réel (parce qu’il ne précise rien de ce qui touche à sa collocation spatiale), à leur tour, les personnages se déplacent, par le biais de leurs conversations-narrations, hors du contexte situationnel (délimité par les espaces architecturaux appartenant à la maison de Lydie) vers des lieux définis ou indéterminés, réels [Paris, Lyon, Dijon, Nuremberg, Francfort, Turin, Crète, Grèce, Egypte, Chypre] ou imaginaires [cf. le voyage de Brisevent] : ce qui dilate la constitution spatiale de l’œuvre et favorise une divagation-digression mentale au travers de laquelle Sorel aborde de nombreux sujets et développe cryptiquement des thèmes ‘dangereux’ aux connotations ‘libertines’ 13 . 12 Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 17. 13 Marcella Leopizzi, « Errances, déplacements, déviations et erreurs. L'Histoire comique de Francion, La Maison des Jeux et L'Autre Monde », in L’errance au XVII e siècle, par Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet et Roxanne Roy, collection ‘Biblio 17’ fondée par Wolfgang Leiner et dirigée par Rainer Zaiser, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2017, p. 401-415. Marcella Leopizzi 84 Personnages et Jeux : deux piliers architecturaux Réunis par Lydie (personnage central et arbitre de toute situation et discussion au cours des deux journées) dans sa maison champêtre, afin de continuer les réjouissances pour le mariage de sa fille Olympe avec Ariste, les personnages de cette œuvre ne sont pas des simples ‘acteurs’ de l’action narrative mais ils jouent aussi le rôle de narrateurs et d’auteurs de narrations-dans-la-narration. Ces dernières donnent origine à d’autres personnages ‘réels’ ou inventés qui ne sont pas présents chez Lydie mais qui sont seulement évoqués : ce qui implique qu’entre le premier et le second tome le nombre des personnages change en raison des narrations-dans-lanarration. Ci-après, nous fournissons un schéma illustratif de tous les personnages présents et absents chez Lydie pour éclaircir les rôles qu’ils jouent et le rapport qu’ils entretiennent entre eux : Personnages présents chez Lydie : - Agenor : mari d’Uranie, homme de justice, il « estoit du corps de Parlement » (I, p. 29) - Ariste : époux d’Olympe - Artenice : sœur de Bellinde - Bellinde : veuve, sœur d’Artenice - Climante / Climanthe / Clymante / Clymanthe : jeune garçon, il « estoit de la Chambre des Comptes » (I, p. 29) - Dorilas : jeune garçon de Poitou, « cultivé par les bonnes lettres » (I, p. 29), « destiné aux charges de robbe » (I, p. 29) - Floride : sœur d’Isis, amie d’Olympe - Hermogene : homme de lettres, ami d’Ariste, maître de la compagnie - Isis : sœur de Floride, amie d’Olympe - Lydie : veuve, hôtesse de la maison des jeux, mère d’Olympe et de Nerarque - Nerarque : fils de Lydie, frère d’Olympe - Olympe : fille de Lydie, sœur de Nerarque, épouse d’Ariste - Pisandre : homme d’épée, ami d’Ariste - Uranie : femme d’Agenor Personnages des histoires racontées par les membres de la compagnie (Première Journée) : - Flamelle : amie d’Hermine, jalouse de l’amour entre Hermine et Salviat L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 85 - Hermine : amie de Flamelle, amoureuse de Salviat - Milon : ami d’Hermine, de Flamelle et de Salviat - Salviat : garçon lyonnais amoureux d’Hermine, ami d’Agenor - Brisevent : capitaine de Bourgogne, ami de Dorilas - Grand Philosophe, Opérateur et Ouvrier : ami de Clymante - Charide : jeune fille de Dijon, sœur d’Herpinie - Geronte : homme de Dijon, mari d’Herpinie - Herpinie : jeune fille de Dijon, sœur de Charide - Clorante : veuve, mère de Lucinde - Floridan : fils d’un « President d’un des Parlements de France » (I, p. 643) qui « eut bien voulu épouser Lucinde, pourveu que c’eust esté en secret » (I, p. 660) - Gerileon : homme superbe qui « n’avoit que des amours volages » (I, p. 660) - Lucinde : fille de Clorante, amie d’Isis - Philostrate : homme qui « avoit un bon et honneste dessein, et croyoit que son plus grand bon-heur seroit de contracter un mariage legitime avec Lucinde » (I, p. 660-661). Personnages des histoires racontées par les membres de la compagnie (Seconde Journée) : Livre I 1. Conte de Dorilas (Dorilas : personnage-narrateur et narrateurpersonnage) - Marcelline - Lucette = servante de Marcelline 2. Conte de Dorilas (Dorilas : personnage-narrateur et narrateurpersonnage) - Jacinthe = amie de Sophie - Arbilan = cousin de Jacynthe - Sophie = amie de Jacynthe Livre II 1. Conte de Clymante (Clymante : personnage-narrateur) - Bertholin = bateleur 2. Conte de Nerarque (Nerarque : personnage-narrateur) - Faustin = époux de Ragonde - Ragonde = épouse de Faustin Marcella Leopizzi 86 3. Conte de Bellinde (Bellinde : personnage-narrateur) - Beauregard = époux d’Aurelia - Aurelia = veuve, épouse de Beauregard 4. Conte d’Agenor (Agenor : personnage-narrateur) - Drogon = veuf, époux de Cyprine - Cyprine = épouse de Drogon - Macette = couratière d’amour - Jeune Espadassin = amant de Cyprine Livre IV jeu du roman - Alcandre = syrien, frère de Nerée, amoureux de Dorimene - Dorimene = syrienne, amoureuse d’Alcandre, amie de Nerée - Rosileon = syrien, amoureux de Dorimene - Lycaste = roi de Crète - Pamphilie = reine de Crète - Nerée = syrienne, sœur d’Alcandre, amie de Dorimene, amoureuse de Rosileon - Menalque = favori du roi de Crète - Theophraste = vieillard crétois « philosophe et prêtre des Dieux » fausse Dorimene = Bergère-Princesse, sœur du roi, épouse de Menalque Les personnages présents chez Lydie contribuent, de par leur parole - axe porteur de cet ouvrage -, au développement du processus créateur de l’œuvre. C’est pourquoi Hermogene, l’un des personnages principaux, affirme qu’ils sont en train de composer « un ouvrage qui n’a point encore eu son pareil ny en France, ny en Italie » (II, p. 302), car ils vont fournir non seulement un simple recueil de jeux mais aussi un roman in fieri où, par le biais de leur conversation, ils jouent au jeu du roman-à-faire. Pendant les deux journées, ils ‘testent’ non seulement le rôle de narrateurs-rapporteurs d’histoires ‘vraies’ 14 , mais aussi celui de narrateurs- 14 Cf. les récits justificatifs de Dorilas, Agenor et Clymante [Tome I, Livre I] ; l’histoire de Charide et Herpinie racontée par Dorilas [Tome I, Livre II] ; l’histoire de Lucinde et Floridan racontée par Isis [Tome I, Livre IV] ; l’histoire de Marcelline et l’histoire de Jacynthe racontées par Dorilas [Tome II, Livre I] ; l’histoire de Bertholin racontée par Clymante [Tome II, Livre II] ; l’histoire de Ragonde racontée par Nerarque [Tome II, Livre II] ; l’histoire de Drogon racontée par Agenor [Tome II, Livre II]. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 87 auteurs d’histoires engendrées pour ‘converser’ dans le but de (se) distraire, de plaire et d’instruire. Né au début de la Première Journée, suite aux récits justificatifs d’Agenor, de Clymante et de Dorilas (pendant lesquels ils expliquent les raisons de leur retard), l’intérêt pour la conversation-narration ouvre la voie à d’agréables divertissements pour l’esprit (d’où jeux d’esprit) qui entraînent l’invention de discours et de récits et qui s’opposent aux jeux de hasard : « Nous avons l’obligation à ces trois hommes si parfaits de nous avoir ouvert un chemin pour passer le temps agreablement […] les Cartes et les autres Jeux de hazard n’apportent point un veritable divertissement » (I, p. 159-160). Aussi, réunis deux journées durant, dans la maison de Lydie (qui est une maison ludi : un lieu ‘ludique pour l’esprit’), les personnages jouent leur rôle en jouant aux jeux et jouent avec leur rôle en se donnant d’eux-mêmes leur nom et leur fonction et en engendrant des contextes situationnels dont ils s’amusent à révéler la feinte apparence. Tout au long de l’ouvrage, en se proposant d’amuser et de donner de l’instruction, Hermogene passe en revue les jeux les plus en vogue dans les « bonnes compagnies » (I, p. 509) en les regroupant sous les typologies suivantes : 1) Jeux des enfants (I, p. 204-206) ; 2) Jeux « meslez servent autant aux enfants qu’à la jeunesse plus élevée » (I, p. 208-2014) ; 3) Jeux des adultes (I, p. 217) : 3 a ) d’exercice, 3 b ) de repos, 3 b1 ) de hasard (I, p. 217), 3 b2 ) de divination (I, p. 218-221), 3 b3 ) d’esprit et de conversation « propres à des personnes fort raisonnables et fort civilisées » (I, p. 234-271), « où il faut réver » (I, p. 290-309), « où il y a quelque chose d’agreable à inventer et à dire » (I, p. 345-370), sur « divers sujets » (I, p. 517-610). De plus, il distingue les « jeux d’Italie » et les jeux pratiqués en France. Les premiers « dependent fort de la connoissance de la langue Grecque ou de la Latine, et de l’intelligence des divers ouvrages des Poëtes » (II, p. 282) et sont mentionnés par Innocentio Ringhieri dans les Cento giuochi liberali, et d'ingegno 15 (et définis dans le titre de la traduction française faite par Hubert Philippe de Villiers 16 comme des jeux divers d’honnete entretien 17 ) et par Baldassarre Castiglione dans Il Cortigiano 18 . 15 Innocentio Ringhieri, Cento giuochi liberali, et d'ingegno, nouellamente da Innocentio Ringhieri ... ritrouati, et in dieci libri descritti, Bologna, Anselmo Giaccarelli, 1551. 16 Hubert Philippe de Villiers, Recueil de cinquante Jeux divers et d’honnête entretien, savoir : le Jeu d’Amour, le Jeu de l’Epoux et de l’Epouse, le Jeu de l’Amant et de Marcella Leopizzi 88 Les seconds sont pratiqués « en France dans les bonnes compagnies » (II, p. 392) « où le bon esprit se faisoit beaucoup parestre, et qui rendoient la conversation plus gaye » (II, p. 579). Il s’agit notamment des jeux : des Proverbes (II, p. 310), des Enigmes (II, p. 310), des Rebus (II, p. 338), des Métamorphoses et des Rondeaux (II, p. 371), des Paroles ralliées (II, p. 397), des rimes ou bouts-rimez […] Acrostiches […] Anagrammes (II, p. 411), et du jeu du Roman (II, p. 394, 416). Appris pendant la seconde journée, ce dernier jeu est le plus aimé et le plus longuement pratiqué par les personnages. De par ses caractéristiques, il joue un rôle fondamental non seulement parmi les autres jeux mais aussi à l’intérieur de l’œuvre en tant que procédé de ‘réflexivité’ en abyme du plan narratif de l’ouvrage et en tant qu’instrument de ‘réflexion’ : réflexion sociale, culturelle, littéraire et tout particulièrement romanesque et métaromanesque. Architecture du discours narratif Dans le discours liminaire, le narrateur introduit l’histoire en la présentant comme réelle voire véritablement arrivée. Le narrateur assume, en effet, le rôle de chroniqueur pour rapporter ce qu’il dit s’être passé dans une maison des champs ; et, précise-t-il, il se donne cette tâche dans le but de fournir un « modelle à ceux qui voudront gouster de semblables plaisirs » (I, p. 6). Du moment initial au moment final de l’œuvre, en adoptant un point de vue omniscient et une focalisation zéro, il décrit tout ce qui se passe chez Lydie au cours de deux journées et résume brièvement en peu de lignes les circonstances qui ont précédé (et, dans la troisième édition de la Seconde Journée, aussi celles qui ont suivi) cette rencontre. L’action narrative de ces deux journées est presque réduite à zéro : l’événement de base est représenté par le ‘déplacement’ des personnages de Paris jusque dans une lande appartenant à Lydie où ils passent leur temps à se promener à l’extérieur et à l’intérieur de la maison de campagne et surtout à jouer [aux jeux de hasard (cartes, dés et échecs) et aux jeux de l’Amante, etc. le tout industrieusement inventé ; par Messire Innocent Ringhieri, Gentilhomme Bolonnois, et traduit de l’Italien en François par Hubert Philippes de Villiers, Lyon, Charles Pesnot, 1555. 17 Marcella Leopizzi, « Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux de Charles Sorel », Papers On French Seventeenth Century Literature, 2016, vol. 43, n o 85, p. 209-224. 18 Baldassarre Castiglione, Il Cortigiano, Venezia, Aldo Manuzion, 1528. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 89 conversation en interprétant ainsi le rôle d’auditeurs, d’acteurs, de narrateurs et d’auteurs]. L’arrivée en retard de quelques personnages crée la conversation et suggère l’invention-exploration des jeux d’esprit. En effet, priés d’expliquer pourquoi ils ont été retenus à Paris, quelques retardataires exposent leurs récits justificatifs en se perdant dans les méandres des excuses et des prétextes ; peu importe leur bonne ou mauvaise fois, ce qui compte c’est que la compagnie découvre un passe-temps imprévu : les jeux de la conversation - qui enclenchent l’errance-récréation pour l’esprit - préférables de loin aux jeux de hasard. Ces narrations-dans-la-narration exposées par les membres de la compagnie constituent les seules pages où le lecteur lit un quoi, lequel réside en effet dans la parole des personnages plus que dans leurs actions : dans ce qu’ils disent/ rapportent/ content plus que dans ce qu’ils font. Ainsi, dès le premier livre du premier tome, l’ouvrage présente une alternance continuelle entre les passages caractérisés exclusivement par la narration du Narrateur principal et les pages où le Narrateur cède sa parole et se limite à introduire et à conclure des narrations mises en œuvre par ses personnages. Agenor se propose le premier à « entretenir la compagnie » (I, p. 31). Il explique les raisons qui l’ont retenu à Paris et, sans révéler les vrais noms des personnages impliqués, il raconte les amours de Salviat, de Flamelle et d’Hermine. Dorilas rapporte le compte-rendu du voyage du capitaine Brisevent, lequel a vu les choses « les plus curieuses qui jamais furent écrites ny imaginées » (I, p. 82). Clymante relate « les secrets merveilleux d’un Philosophe et Operateur arrivé à Paris » (I, p. 117). Par la suite, la parole circule parmi les membres de la compagnie qui expriment leurs idées sur les histoires qui viennent d’être racontées et sur la validité des excuses justificatives. Floride met en discussion les raisons du retard présentées par Dorilas et Clymante et elle ne fait confiance qu’à Agenor. Ainsi, Hermogene constate qu’Agenor, Clymante et Dorilas ont ouvert le chemin à d’agréables divertissements et fait l’éloge des jeux de conversation. Enfin, Lydie invite ses hôtes à se promener. Dans le deuxième livre, le narrateur fournit des détails concernant la maison de Lydie, appelée « maison des jeux », « maison de plaisance », « maison champêtre ». Il procure un aperçu sur l’intérieur (la grande salle, les chambres, les cabinets, les appartements, la longue galerie), ainsi que sur l’extérieur : le jardin, les orangers, les grenadiers, la colline (« au bas de laquelle on avoit creusé plusieurs grottes » I, p. 176), le verger, le bois. Par la suite, il cède la parole aux personnages. Lydie invite Hermogene à introduire le discours relatif aux jeux de conversation ; Hermogene commence son exposé ; Isis supplie Lydie de faire en sorte « que l’on ne Marcella Leopizzi 90 pratique point les derniers Jeux dont Hermogene a parlé » (I, 312-313), car, explique-t-elle, ils étaient « contre la bienseance » (I, p. 313). Cette constatation déclenche une discussion entre les personnages et offre à Dorilas l’occasion de raconter une histoire portant sur la vie de deux sœurs de Dijon, Charide et Herpinie, dont la conclusion démontre qu’il n’est pas correct de s’opposer aux « jeux où l’on baise » proposés par Hermogene. Aussi Lydie invite-t-elle Hermogene à reprendre son discours et à poursuivre à illustrer les jeux de conversation. Dans le troisième livre, Hermogene gère la parole. Les membres de la compagnie l’écoutent attentivement ; ils font des commentaires, apportent des ajouts et mettent souvent en évidence qu’il s’agit de jeux praticables par « des gens fort subtils et de grande mémoire » (I, p. 359). Bellinde définit les jeux proposés par Hermogene comme « tres-beaux et tres-ingenieux » (I, p. 370). Ariste entame une longue discussion sur les romans et sur les comédies : il parle contre les romans, vu, dit-il, que « le vray aliment de l’Esprit ne doit estre que la verité » (I, p. 398) ; Hermogene, par contre, invite Ariste à faire les distinctions opportunes et à ne pas tout mélanger et il souligne que le but des romans est celui d’« entretenir » (I, p. 409). Cette discussion est interrompue par le maître d’hôtel de Lydie (qui parle par la bouche du narrateur) annonçant qu’il est temps de souper. Dans le quatrième livre, pendant que les personnages sont assis à table pour souper, le narrateur donne des informations sur la bonne réussite de cette première journée d’entretien. Puis, il laisse la gestion du discours narratif à ses personnages : Hermogene exprime ses opinions sur les Comédies, il dit « des choses fort avantageuses pour les bonnes Comedies, mais de tres plaisantes pour se moquer des mauvaises » (I, p. 502) ; Olympe met en relief la capacité d’Ariste d’imiter « toute sorte de personnages » (I, p. 503) ; Uranie intervient pour souligner que toutes les « subtilitez » (I, p. 506) d’Ariste découlent d’un « divertissement passager » (I, p. 506) et non pas d’une « tromperie affectée » (I, p. 506). Après le dîner, lorsque la « nappe fut levée » (I, p. 508), Hermogene rapporte d’autres jeux et Isis raconte une histoire (qu’elle présente comme) ‘vraie’ en utilisant de faux noms, en toute conformité au but initial que la compagnie s’est donné (I, p. 33-34). Le tome se termine par la constatation de la part du narrateur que « quelques-uns se coucherent aussi tost, et ceux qui estoient moins endormis, s’amuserent encore un peu à deviser ou à lire, et à faire quelque autre chose auparavant que de se coucher » (I, p. 669-700).En ouvrant le second tome, le lecteur s’attend donc à découvrir de quelle manière les personnages qui ne sont pas allés se coucher et qui sont restés dans le salon ont employé leur temps, mais ces attentes sont déçues… car le narrateur passe directement aux informations sur les « occupations pour la matinée » (II, p. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 91 1). Il décrit les conditions atmosphériques, il informe que le ciel est nuageux et qu’il pleut. Il ajoute que, lorsque toutes les dames furent habillées, elles passèrent dans la chambre de Lydie, où les hommes les rejoignirent pour prendre le petit déjeuner. De même que dans le premier tome, dans celui-ci aussi, le narrateur ‘domine la situation’ : il a un point de vue omniscient, il sait tout, voit tout, connaît tout. De temps à autre, il cède la parole à ses personnages pour engendrer une sorte de dialogue entre eux ou bien pour mettre en pratique les narrations dans la narration. Dans le premier livre, la parole est gérée notamment par Hermogene (qui passe en revue les jeux qu’il avait vu pratiquer ou dont il avait lu quelque chose ou entendu parler) et par Dorilas qui raconte deux histoires : celle concernant ses mésaventures avec Marcelline et celle relative à Jacinthe. Dans le deuxième livre, la narration est tout d’abord faite par le narrateur (qui informe que la compagnie choisit de pratiquer le jeu de raconter des histoires sans dire à quel proverbe elles serviraient d’exemple, afin de « laisser deviner cela aux Auditeurs » II, p. 172) et ensuite par les personnages (et tout précisément par Clymante, Nerarque, Bellinde, Agenor). À la fin du livre, Hermogene reprend le discours (interrompu la veille) portant sur les jeux pour ‘instruire parfaitement sur cette matiere’ (II, p. 235) ; et, en assumant la fonction de personnage-metteur en scène, il explicite la finalité de base de la ‘conversation’ en cours chez Lydie et, de ce fait, il met en évidence qu’ils sont tous en train de composer « un ouvrage qui n’a point encore eu son pareil ny en France, ny en Italie ; car quoy que les Italiens ayent écrit de la maniere des Jeux de conversation, ils n’ont point rapporté, […] l’Histoire de quelques assemblées où cela se soit pratiqué parfaitement » (II, p. 301-302). Les derniers mots sont dits par le narrateur qui annonce le radoucissement des conditions météorologiques et du choix pris, par voie de conséquence, de se promener jusqu’à un château voisin. La parole du narrateur dirige le début du troisième livre et informe que les personnages décident de mettre en pratique le jeu des proverbes continus, le jeu des énigmes, le jeu des rébus, le jeu des métamorphoses et, par la suite, sur la proposition d’Agenor, le jeu du roman « assez souvent pratiqué en France dans les bonnes compagnies » (II, p. 392). Dans le quatrième livre, la pratique du jeu du roman permet aux personnages d’être des narrateurs-créateurs d’une histoire inventée par euxmêmes au fur et à mesure au fil de leur prise de parole. Hermogene commence à raconter une histoire, et, à tour de rôle, les autres continuent et s’interrompent au meilleur moment pour laisser la parole au suivant. Tout d’abord, la parole est donnée à Rosileon qui, en tant que narrateur- Marcella Leopizzi 92 personnage (personnage du roman-dans-le-Roman), adopte une focalisation interne et raconte à la première personne du singulier. Interrompu par Hermogene (qui, en faisant fonction de raccord, cède et enlève la parole à son gré), il est suivi par Agenor, lequel administre la narration, d’abord, en tant que narrateur-créateur et, par la suite, comme s’il était un narrateurrapporteur de ce qu’il avait lu dans les ‘Chroniques de Crète’. De cette manière, il confond la réalité et l’imagination, voire la fiction et l’Histoire. Continué par Lydie et Uranie, le récit est par la suite modifié par Clymante qui intervient pour contredire Uranie en soutenant qu’il fallait imaginer une fin différente. Poursuivie par Olympe, Nerarque, Floride, Pisandre, Artenice, Ariste (et ici et là par Isis et Dorilas qui tantôt s’arrêtent et cèdent spontanément la parole tantôt sont interrompus et corrigés), la suite rocambolesque est achevée par Bellinde laquelle aborde la narration comme si les faits racontés faisaient partie de son vécu, au point qu’elle offre son aide et sa disponibilité pour participer à l’organisation du mariage de l’un des personnages du roman-dans-le-Roman : aspect qui contribue 1) à entremêler la narration de premier niveau avec la narration-dans-lanarration 2) et à mettre sur le même plan les personnages réunis chez Lydie avec ceux du jeu du roman. Aussi, tout au long du jeu du roman, la vraisemblance interne (la crédibilité de la fiction) se fond avec la vraisemblance externe (la découverte de la fiction) 19 : ce qui contribue à mêler davantage le plan diégétique et extra-diégétique déjà entrelacés dès le début de l’ouvrage. Au cours des deux tomes, en effet, de temps en temps, par la bouche du narrateur, Sorel dévoile le tissu fictionnel et explicite ouvertement la fiction (comme en témoigne la constatation que les disputes, les demandes, les questions, les réponses font partie du « jeu » 20 ), au point qu’il parle de « bande », « compagnie », « troupe » : expressions qui font songer à une mise en scène théâtrale si ce n’est à une « feinte » représentation. Caractérisé par une fabula [obtenue par la parole (et non pas par l’action) des personnages-narrateurs] qui progresse au travers d’enchâssements successifs, voire d’un récit à plusieurs mains qui suit la méthode du « centon » 21 , le jeu du roman reproduit en abyme le discours narratif des deux tomes. En donnant l’impression que tout semble s’organiser autour 19 Anne Spica, « Charles Sorel et la métamorphose. Définir le roman moderne », Poétique, 2010, n o 164, p. 433-446. 20 Cf. la déclaration finale : leur « feinte querelle estant donc appaisée » (I, p. 699). 21 Pièce littéraire ou musicale, faite de vers ou de prose dont les fragments sont empruntés à divers auteurs ou à diverses œuvres d'un même auteur ; cf. contamination, marqueterie, mosaïque. Pour plus de détails voir : Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 182. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 93 d’un scénario arbitraire animé par le hasard, il figure spéculairement les spécificités de l’intrigue de La Maison des Jeux : roman-à-faire inachevéinachevable, tissé par la parole (véritable axe porteur de l’ouvrage) et appuyé sur la ‘répartition des tâches’ entre le narrateur et les personnagesnarrateurs ainsi que sur le « pacte de connivence » 22 entre le narrateur et le public en vertu duquel, d’un côté comme de l’autre, on feint de croire à l’illusion romanesque. Roman en train de se faire basé notamment sur l’argumentation, cette œuvre monte et démonte l’intrigue et fait apparaître (de même que d’autres œuvres soréliennes comme le Berger extravagant ou la Bibliothèque françoise) un véritable travail d’investigation autour du genre romanesque et de l’activité du romancier dont Sorel semble tracer une sorte d’apologie : prendrez-vous garde au deffaut d’un nom de pays ou Ville pour un autre, ce qui est peut-estre arrivé par la faute des Imprimeurs, et qui peut estre corrigé à une seconde édition ; Les Historiens veritables peuvent bien manquer pareillement. […] L’on leur doit avoir de l’obligation de tant de travail qu’ils ont pris pour donner de l’entretien aux autres, et il faut considerer qu’un de leurs moindres volumes que l’on peut lire en une apresdinée, leur peut avoir cousté plus de quatre ou cinq mois à faire, et s’ils y en ont employé moins, il en faut rendre grace à leur facilité d’escrire. (I, p. 408-410) Intrinsèquement inaccompli et apparemment dépourvu de dessein architectural, cet ouvrage se veut la réalisation d’un projet mettant en lumière les dispositifs de la narrativité. De la sorte, il fournit la possibilité d’expérimenter les procédés du roman-à-faire et de pratiquer la narrativité comme lieu d’énonciation. Dans la maison de Lydie, les personnages prennent en considération les caractéristiques de l’écriture fictionnelle et, pour raconter, ils adoptent différents types de focalisation et diverses typologies narratives allant de celles élaborées sur la base d’histoires prétendues ‘vraies’ à celles issues de leur fantaisie. Ce faisant, ils collaborent avec le Narrateur à l’expérience narrative, en révèlent les processus de fabrication et, en franchissant la frontière diégétique voire en annulant les limites entre le monde raconté et le monde où on raconte, ils font de cette maison le lieu où se situe l’Histoire et, en même temps, celui où se créent des histoires-dans-l’Histoire. 22 Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 17. Voir aussi : Fausta Garavini, Il paese delle finzioni, Pisa, Pacini, 1978. Marcella Leopizzi 94 Les deux tomes entraînent une ample réflexion sur les discussions ‘littéraires’ en vogue à l’époque de Sorel relatives au débat théâtral 23 [concernant la comédie (considérée comme ‘inférieure’ par rapport à la tragédie), la façon dont les pièces devaient être écrites (en vers ou en prose ? ) et les divergences d’opinion portant sur la vraisemblance, les bienséances et les règles des trois unités] et notamment aux caractéristiques de l’écriture romanesque et tout particulièrement concernant les concepts d’‘amusement-récréation’, d’‘instruction’ et de ‘vraisemblance’. Au travers de l’appréciation (de la part de la compagnie) des contes d’Agenor, de Dorilas et de Clymante, Sorel souligne, par exemple, le divertissement (dans le sens étymologique latin de divertere = diriger ailleurs) procuré par la conversation-narration si ce n’est par les récits d’« histoires agréables » ; et, dans cette optique, il fait réfléchir ses personnages (et par voie de conséquence son public) aux diverses manières dont on peut rédiger une narration pour en tirer du « plaisir » : Le recit des Histoires agreables que l’on fait chacun à son tour par quelque commandement, sont de semblables Jeux, de sorte que sans y penser, nous les avons fait pratiquer à Agenor, Dorilas et Clymante ; et voilà comment je pretend qu’ils ont donné l’entrée à cette manière de divertissement, de laquelle nous nous servirons desormais si la compagnie m’en croid. […] Isis a proposé à Dorilas, de nous raconter une Histoire de sa vie, en quoy nous aurons un divertissement tout prest, s’il en veut prendre la peine, et je pense qu’il y aura tant de plaisir à l’ouyr, qu’il n’y a personne qui ne jettast les Cartes et les Dez au feu pour venir gouster une telle satisfaction. J’approuve cela comme vous, dit Lydie ; mais je vous prie de ne le point violenter, et de luy donner quelque terme pour son recit, afin qu’il ne se lasse point à faire des narrations ; Aussi bien ay-je un extreme desir, qu’avant que de passer plus outre, puisque vous avez entamé le propos des Jeux de conversation, vous nous apreniez ce que c’est proprement ; car je 23 Favorable au théâtre, Sorel a pris part à la querelle qui traverse son siècle et qui oppose les partisans et les défenseurs du théâtre (tels d’Aubignac, l’abbé de Pure, Samuel Chappuzeau, Sorel) aux adversaires du théâtre (tels Antoine Singlin, Varet, Senault, Conti, Nicole, l’abbé de Voisin). Dans De la connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, Paris, Pralard, 1671, il consacre de nombreuses pages à ce sujet dans les sections intitulées De la Poësie Françoise, de ses differentes especes, & principalement de la Comedie ; De la comedie. Discours particulier, où l'on voit les raisons de ceux qui ont écrit dépuis peu pour la condamnation des Theatres, & pour leur defense, Avec quelques Avis pour leur reforme. À la page 243, il soutient : « Beaucoup de personnes de grand esprit et d’une veritable vertu, tiennent que la Comedie est un passe-temps honneste où l’on peut apprendre le bien aussi-tost que le mal. Tournez toutes les comedies au bien, et n’y apprendrez que du bien. C’est à quoy il faudrait travailler au moins pour conserver leur estime ». L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 95 pense qu’il y en a de beaucoup d’autres sortes que de raconter des Histoires. (I, p. 163-164) Ainsi, par le biais du débat sur les romans entre Hermogene et Ariste, Sorel souligne que le but des romans est celui d’« entretenir » (I, p. 409) et que, par conséquent, « il ne faut rapporter que ce qui peut donner du contentement et de l’utilité » (I, p. 17). Dans cette perspective, dans les derniers passages de la Seconde Journée, par la voix de son narrateur, conformément à la poétique traditionnelle marquée par la lecture horatienne d’Aristote (prégnante en France au XVII e siècle 24 ), Sorel souligne la fonction première de la Littérature : l’utile dulci ; et, de ce fait, il se propose de « recréer les esprits » en se donnant comme tâche celle de plaire et instruire. De la sorte, il expose sa conviction relative à la nécessité de ‘diversifier les aventures’ et de ne pas traiter seulement des sujets amoureux relevant, de surcroît, presque toujours d’un ‘amour parfait’ : Je pense mesme que comme l’on pretend que de tels livres soient une image de la vie, il en faudroit davantage diversifier les avantures, non pas les attribuer toutes à l’Amour. Si l’on y prend garde, c’est maintenant un des moindres mobiles de toutes les passions des hommes, si ce n’est pour quelques jeunes éventez. Les interests des uns et des autres pour l’avarice et l’ambition, sont encore plus puissans et font reüssir de plus grandes choses. Maintenant l’on ne se marie plus guere par amourettes, et si l’on en voyoit qui fissent l’amour à la mode des Romans, qui vinssent chanter leurs passions toutes les nuicts devant la porte des filles, et qui à toute heure leur envoyassent des lettres et des poulets, les peres les chasseroient bien tost de leur maison et de leur quartier. (I, p. 403-404) Composé par jeu en mettant en scène un récit abracadabrant riche en aventures amoureuses, entremêlées et contrariées, en enlèvements, en sauvetages, en équivoques et en travestissements pastoraux, le jeu du roman développe implicitement lui aussi un autre grand thème sorélien et tout particulièrement celui concernant la critique des invraisemblances extravagantes 25 . Qui plus est, étant donné que les personnages-narrateurs agissent 24 Mathilde Aubague, L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel. La nouveauté comme étape dans la formation du roman moderne, http: / / www.unicaen.fr/ services/ puc/ revues/ thl/ questionsdestyle/ print.php? dos-sier=dossier8&file=02 Aubague.xml. 25 Pour plus d’approfondissements sur les goûts de l’époque saturés par les romansfleuves épico-chevaleresques-amoureux et ouverts à la nouvelle mode des contes de fées et des fables orientales fusionnant le vrai et le chimérique, voir : Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 184 ; Filippo D’Angelo, « Du bon usage des fictions », in La Bibliothèque française, 1667, édition critique par Filippo D’Angelo, Marcella Leopizzi 96 en toute liberté et inventant « tout ce qui [leur] viendra en fantaisie, sans se gesner : Peut-estre cela reussira-t’il mieux que si l’on y prenoit plus de peine » (II, p. 420), ce jeu trace une écriture ‘parodique’ aux dépens des ‘recettes romanesques’. *** Par l’élaboration d’un ouvrage qui ‘joue’ sur l’énonciation et qui explore la pratique fictionnelle, Sorel exprime une quête fondatrice. Outre les interrogations narratives (qui ont accompagné l’aventure intellectuelle sorélienne 26 ), cet ouvrage manifeste, en effet, le désir de se purger des « vieilles erreurs » et des « opinions vulgaires » et il met en garde contre les faux-semblants, autrement dit contre la fausseté des apparences, en prévenant tout lecteur : les images, les actions et les discours souvent trompent l’œil ainsi que la pensée, car la réalité souvent déguise le vrai et affiche le faux tout comme un trompe-l’œil architectural. Dans cette optique, Sorel dénonce par exemple la mode très en vogue à son époque des portraits mensongers et flatteurs 27 . Tout au long de l’ouvrage, sans cesse confronté à l’idéalité et à l’exemplarité du contexte situationnel de la maison de Lydie, le lecteur est conduit à considérer l’écart existant avec la contingence réelle : avec un passé et un présent décevants. Ainsi, loin d’être tout simplement une œuvre de pure évasion, La Maison des Jeux met en scène une maison qui est une sorte de lieu-révélateur des jeux-amusements-loisirs (qu’ils soient de hasard ou d’esprit) ainsi que des ‘jeux’ de la fiction narrative et des ‘jeux’ fictifs et mystificateurs de l’univers social. Derrière la dimension ludique, cette Mathilde Bombart, Laurence Giavarini, Claudine Nédelec, Dinah Ribard, Michèle Rosellini, Alain Viala, Paris, Champion, 2015, p. 531-544. 26 Auteur multiforme, Sorel a publié en France le premier roman de mœurs (Histoire comique de Francion) et le premier antiroman (Berger extravagant). Pour plus d’informations sur la ‘problématique d’écrivain’, voir : Émile Roy, La vie et les œuvres de Charles Sorel 1602-1674, Paris, Hachette, 1891, p. I. Voir aussi : Maurice Lever, « Charles Sorel et les problèmes du roman sous Louis XIII », dans Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1977, p. 81- 89 ; Hartmut Stenzel, « Discours romanesque, discours utile et carrière littéraire. Roman et ‘anti-roman’ chez Charles Sorel », XVII e siècle, 2002, n o 215, p. 235-249 ; Olivier Roux, La « Fonction d'écrivain » dans l'œuvre de Charles Sorel, Paris, Honoré Champion, 2012 ; Olivier Roux, Charles Sorel, la ligne, la figure et l’invention de l’auteur, Paris, Champion, 2014. 27 Publiée pour la première fois en 1659, La Description de l’Isle de Portraiture et de la ville des Portraits (Paris, Charles de Sercy, 1659) dénonce la mode des portraits menteurs et flatteurs qui « faisoient les personnes beaucoup plus belles […] qu’elles n’etoient en réalité ». L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 97 œuvre filtre la dénonciation politico-sociale ; en dissimulant la veine ‘libertine’, en effet, les discours-conversations et les conversations-narrations attaquent entre les lignes la tromperie des conventions, la pédanterie des faux savoirs, les ‘limites’ des connaissances acquises au collège, les bassesses cachées derrière les fausses apparences… et revendiquent la ‘libération’ de l’individu dans une optique d’émancipation des préjugés, de l’intolérance, du bigotisme, des tabous sexuels, des mariages arrangés, de la soumission de la part des filles à l’autorité paternelle et à celle du mari… Dans les deux tomes, comme en témoigne le titre, le jeu joue un rôleclé : il constitue le sujet principal de l’entretien ainsi que le fil rouge de l’œuvre. Il incarne le quoi du discours et le quoi de l’action narrative (étant donné qu’il est le passe-temps des personnages réunis chez Lydie). En outre, destiné à adoucir les « amertumes de la vie » (Avertissement) et à « rendre mesme les choses les plus serieuses capables de nous divertir » (II, p. 387), le Jeu (envisagé comme jeu-d’esprit) subsume, tout au long de l’œuvre, les aspects avantageux produits par l’écriture fictionnelle, car les profits (en termes de plaisir et d’instruction) obtenus par les jeux de conversationnarration sont assimilables à ceux dégagés de la création fictionnelle. De ce fait, la maison de Lydie voire la maison des jeux (maison où l’on pratique les jeux ainsi que maison où est créé, situé et développé le roman in fieri) symbolise stricto sensu le ‘lieu-laboratoire’ où s’effectue la fabrication de la narration et lato sensu le ‘coin’ créateur de l’esprit romancier si ce n’est le réservoir de la création littéraire. Ouvrage de questionnement sur le romanesque qui s’inscrit dans la lignée de textes soréliens, français et européens qui interrogent le roman et son énonciation, La Maison des Jeux offre une peinture cryptique du théâtre du monde : véritable spectacle fictif de marionnettes 28 ; et, à côté de cette ‘dénonciation’ socio-culturelle, il manifeste, de par l’innovation formelle de son texte, la revendication de la liberté d’auteur. En écrivant La maison des Jeux, dans le but de docere et delectare, derrière une attitude prudente de conformation, Sorel exprime, sa prise de conscience que toute pratique de la société humaine peut être envisagée comme une fiction ainsi que son désir de rupture et son besoin de liberté intellectuelle et morale. 28 Fausta Garavini, La casa dei giochi, idee e forme nel Seicento francese, Torino, Giulio Einaudi Editore,1980. PFSCL XLV, 88 (2018) Parler d’autrui : enquête sur la raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel J EAN L ECLERC (W ESTERN U NIVERSITY ) Antoine Furetière n’est peut-être pas la plus grande autorité en matière de sociabilité, ni le premier auteur auquel on pense lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la raillerie et de la médisance au XVII e siècle. On ne peut pas dire qu’il soit un grand théoricien de la mondanité ni de l’urbanitas. Il n’a pas publié de textes sur la conversation comme le chevalier de Méré ou Mlle de Scudéry, il n’a jamais fréquenté la cour comme Molière ou Racine, et l’observation des mœurs qu’il propose dans ses œuvres relève plutôt de la caricature, voire du cynisme grinçant, que du regard neutre d’un moraliste. Ses contemporains ont tout de même souligné son penchant pour la raillerie : Michel de Marolles affirme qu’il « mêle avec tant d’art le sel de la satire dans ses épigrammes 1 ». Jean Chapelain avoue qu’« il a de l’inclination à la satire, sans malignité pourtant 2 », et Tallemant des Réaux enregistre quelques-uns de ses bons mots, notamment sur le poème de Saint- Amant, qu’il nommait le « Moïse noyé 3 ». Tallemant l’érige d’ailleurs au rang des « pestes » au même titre que Paul Scarron et Gilles Boileau, parce que Chapelain le « craignait » tant qu’il a vaincu son avarice légendaire pour lui offrir un exemplaire complet de la Pucelle 4 . 1 Michel de Marolles, Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, avec des notes historiques et critiques, Amsterdam, [sé], 1755, 3 vol., t. I, p. 232. 2 Jean Chapelain, Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter et Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007, p. 418. 3 Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1960, t. I, p. 590. 4 « […] mais à ceux qu’il craignait, à des pestes, il leur en a donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau, à Furetière et autres. Voici encore une sordide avarice et ensemble une vanité ridicule » (ibid., t. I, p. 575). Jean Leclerc 100 Furetière a été impliqué dans de nombreuses querelles où il a été accusé de « médisance » : d’abord par Melchior du Fresse, sieur de Beausoleil, bailli de Saint-Germain-des-Prés, le Belastre du Roman bourgeois, qui a écrit une Lettre et une Requête au roi contre lui lors de leur procès 5 , mais surtout par François Charpentier, dans un Dialogue publié pendant la querelle du dictionnaire, où il explique pourquoi l’Académie ne répond pas à ses pamphlets incendiaires : Eh Monsieur, que voulez-vous qu’on gagne à cela que des injures ? Furetière n’a rien à perdre ; c’est un homme sans honneur qui ne sçait que mordre, un homme petri de médisances et d’invectives, et qui n’a jamais connu de voyes pour acquérir de l’honneur qu’en attaquant celuy de l’Academie 6 . La situation de Furetière se pose ainsi comme un cas limite de la sociabilité à l’âge classique, en ce sens qu’il figurerait plutôt en retardataire du processus de civilisation et en mouton noir de la politesse mondaine tels que conçus dans la lignée des travaux de Maurice Magendie 7 , Norbert Elias 8 , Emmanuel Bury 9 et Alain Génetiot 10 . Ses œuvres, encore mieux que les témoignages des contemporains, prouvent son penchant pour la raillerie et la médisance. Il a commencé sa carrière en aiguisant l’épigramme au sortir du collège, dès 1643, et en déversant sa bile dans cinq satires écrites avant la Fronde mais publiées en 1655, après avoir connu le succès dans la poésie burlesque 11 . Au lieu de 5 Voir l’article de Jean Nagle pour les détails de ce différend : « Furetière entre la magistrature et les bénéfices. Autour du Livre Second du Roman bourgeois », XVII e siècle, juil.-sept. 1980, n° 128, 32 e année, pp. 293-305. 6 François Charpentier, « Dialogue de Monsieur D. [Despréaux], de l’Academie Françoise, et de Monsieur L. M. [Le Maître], Avocat en Parlement », dans Antoine Furetière, Recueil des Factums d’Antoine Furetière, de l’Académie française, contre quelques-uns de cette Académie, éd. Charles Asselineau, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, t. II, p. 201. 7 Voir La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine Reprints, 1970. 8 De Norbert Elias, voir La Civilisation des mœurs, trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1991. 9 Notamment dans Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580- 1750), Paris, Presses Universitaires de France, « Perspectives littéraires », 1996. 10 Voir Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, « Lumière Classique », 1997. 11 Dans la dédicace à « Madame ***** » en tête de son Énéide travestie, il avoue avoir travesti Virgile avec une « humeur satirique » (L’Énéide travestie, livre quatriesme contenant les Amours d’Ænee et de Didon, Paris, Augustin Courbé, 1649, dédicace non paginée). La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 101 viser des individus, il s’en prend de manière piquante aux travers de différentes professions comme les médecins et les poètes, les procureurs et les marchands 12 . Furetière aurait même, paraît-il, rédigé « des libelles scandaleux » pendant la Fronde et des « choses licencieuses et hardies […] contre l’honneur de leurs Majestés », c’est-à-dire des « vers satyriques contre la Reine Mère » 13 . Si sa Nouvelle allégorique contient quelques pointes un peu railleuses sur les gens de lettres parisiens, il règle ses comptes beaucoup plus violemment dans le Roman bourgeois, en traçant des portraits à charge du bailli Beausoleil, de Paul Pellisson et de Charles Sorel. Les factums qu’il publie à la fin de sa vie contre ses confrères académiciens forment une sorte d’apothéose de la carrière du médisant, notamment le second, qui contient des phrases assassines contre La Fontaine 14 , et un habile jeu stylistique sur Philippe Quinault, où les verbes « pétrir » et « bluter » viennent rappeler que son père était boulanger 15 . Furetière s’est ainsi illustré dans différents genres qu’on pourrait qualifier de railleurs ou médisants, comme la satire, l’épigramme et le burlesque, mais l’ensemble de sa production amène à faire des distinctions entre la raillerie et d’autres notions comme la médisance, la calomnie, l’injure et la diffamation. Puisqu’il a si bien su pratiquer la raillerie et la médisance dans sa vie et dans son œuvre, l’on peut croire que les définitions qu’il propose dans son Dictionnaire universel sont irriguées par l’expérience du monde et des relations interpersonnelles, qu’elles contiennent les traces des débats en vogue parmi ses contemporains, qu’elles acquièrent une dimension personnelle et une certaine autorité vis-à-vis des écrits théoriques sur la sociabilité et des autres dictionnaires de la même époque. Il convient alors d’initier une enquête lexicologique dans le Dictionnaire universel en essayant de montrer les différents sens qu’il donne aux mots « raillerie », « médisance » et « calomnie », ce qui permettra d’une part de préciser les démar- 12 Voir Antoine Furetière, Le Voyage de Mercure et autres satires, éd. Jean Leclerc, Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures classiques », 2014, p. 215-264. 13 Cité par Jean Nagle dans « Furetière entre la magistrature et les bénéfices », art. cit., p. 300. 14 « Il donne tant d’éloge au cocuage volontaire [dans ses contes], que quelques-uns pourroient conclure de là qu’il y a apparence qu’il s’en est bien trouvé » (Recueils de Factums, op. cit., t. I, p. 182). Furetière poursuit à propos des contes : « il prétend qu’il est l’original en l’art d’envelopper des saletés, et de confire un poison fatal aux ames innocentes : de sorte qu’on lui pourroit donner à bon droit le titre d’Arétin mitigé » (ibid., t. I, p. 181). 15 La métaphore est filée dans la suite du passage : « c’est la meilleure pâte d’homme que Dieu ait jamais faite. Il oublie genereusement les outrages qu’il a souffert de ses ennemis, et il ne lui en reste aucun levain sur le cœur » (ibid., t. I, p. 173). Jean Leclerc 102 cations entre ces trois concepts limitrophes, et d’autre part de discerner quelques implications sociales, morales et légales qui s’en dégagent. En plus de situer le Dictionnaire universel dans les grands débats sur la politesse mondaine et l’honnêteté au grand siècle, il faut se demander si le travail lexicographique de Furetière peut supporter un cadre conceptuel assez solide pour fonder de futures études sur ces questions 16 . 1. Définitions Railler, médire et calomnier apparaissent comme trois activités similaires qui se recoupent sur plus d’un point et qui impliquent toutes de parler d’autrui, mais Furetière réussit à les distinguer et à en faire voir les divergences. Il définit le verbe « railler » comme l’action de « Faire des reproches plaisans et agreables à quelqu’un, sans avoir dessein de l’offenser », tandis que le substantif « raillerie » se rapporte à un « Trait plaisant qui divertit, qui fait rire, qu’on ne dit point serieusement 17 ». La définition de la raillerie comme un « Trait plaisant » la situe dans la catégorie du bon mot et du quolibet 18 . La « médisance » apparaît comme le versant plus agressif de la raillerie, et se conçoit comme une véritable attaque, en ce sens qu’elle est un « Discours contre l’honneur de quelqu’un, qui descouvre ses deffauts ». L’action de « médire » consiste à « Parler mal de quelqu’un, descouvrir ses deffauts, soit qu’ils soient vrais, soit qu’ils soient controuvez ». Alors qu’il est possible de railler sur des objets variés sans qu’ils soient rattachés à un 16 Ma démarche s’inscrit dans la lignée des travaux publiés sous la direction d’Hélène Merlin-Kajman dans le numéro de Littératures classiques portant sur le Dictionnaire universel (n° 47, hiver 2003), particulièrement l’article de Christophe Angebault, « Censeurs et critiques dans le Dictionnaire universel : contrôle des mœurs, contrôle des mots » (pp. 253-269). La médisance est à l’honneur dans de nombreux champs de recherche, qu’il s’agisse d’approches sociologiques, ethnographiques et linguistiques telles qu’elles se retrouvent dans le collectif intitulé La Médisance dirigé par Sylvie Mougin (Reims, Presses universitaires de Reims, 2006), ou des travaux d’Emily Butterworth (voir ses deux ouvrages : Poisoned Words : Slander and Satire in Early Modern France, London, Legenda, 2006 et The Unbridled Tongue : Babble and Gossip in Renaissance France, Oxford, Oxford University Press, 2016). 17 Toutes les citations du Dictionnaire universel sont tirées de l’édition La Haye et Rotterdam, Leers (Arnout et Reinier), 1690, consultée dans la base numérique de Classiques Garnier : « Grand corpus des dictionnaires (9 e -20 e s.) ». La présente recherche n’aurait pu être réalisée sans les moteurs de recherche de cette base de données: http: / / www.classiques-garnier.com.proxy1.lib.uwo.ca/ numerique-bases/ index.php? module=App&action=FrameMain. 18 « Façon de parler commune et triviale, dont les gens du peuple et les mauvais plaisans affectent de se servir pour railler les autres, ou pour paroistre agreables ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 103 individu, la médisance prend nécessairement pour cible une personne dont on veut divulguer les défauts. De la raillerie à la médisance, il existe une différence de finalité autant qu’une question de degrés dans la gravité de l’affront, et dont le degré ultime trouverait son accomplissement dans la notion de « calomnie », qui consiste en une « Fausse accusation, medisance contre l’honneur en chose considerable ». Le premier degré se voit marqué par un trait amusant fait à un convive connivent voire complice, le second par une attaque blessante qui dévoilerait des vérités qui mériteraient de rester cachées, la troisième par une fausse accusation contre une personne innocente qu’on voudrait perdre d’honneur. La médisance révèle un tort supposé vrai tandis que la calomnie en forge un de toutes pièces. Calomnie et médisance relèvent donc de l’injure ou de l’outrage, alors que la raillerie demeure dans le registre de la moquerie, une distinction concrétisée par le Dictionnaire universel, et qui fait apparaître une polarisation forte. La moquerie est définie par les termes « Derision, raillerie. On attache les gens au carcan, au pilori, pour les exposer à la moquerie du public. Un homme cornard est l’objet de la moquerie, de la raillerie », tandis que l’injure est une « Parole qu’on dit pour offenser quelqu’un, en luy reprochant quelque defaut, ou quelque vice vray ou faux 19 ». La langue française de l’époque possède quantité de termes et d’expressions qui illustrent la richesse lexicale entourant toutes les formes de moqueries ou de plaisanteries. On relève la présence du verbe « railler » dans de nombreuses notices, ce qui permet de constituer un réseau sémantique affichant une forte synonymie. Pour ne relever que quelques exemples, citons : BERNER, se dit aussi figurément pour Balotter, railler quelqu’un, le faire servir de joüet à une compagnie. GABER. v. act. Vieux mot qui signifioit autrefois, Railler, se mocquer de quelqu’un. GAUSSER. v. act. Railler quelqu’un, s’en moquer. C’est un plaisant qui gausse, qui raille tout le monde. RIRE, signifie aussi, Se mocquer de quelqu’un, le railler, ou le mespriser. VANNER, signifie figurément, Examiner un homme, luy reprocher ses defauts, s’en railler, l’en reprimender. 19 Le verbe « mordre », dans ce contexte, se prend métaphoriquement pour une attaque verbale : « Mordre, se dit figurément en Morale, pour dire, Attaquer, deschirer la reputation d’autruy. Un Satyrique trouve à mordre sur qui que ce soit ; il mord il pince tout en riant ». Jean Leclerc 104 Le verbe « médire » est encore plus utile à Furetière et se trouve dans une dizaine de définitions, parmi les suivantes : DAUBER, signifie figurément, Médire de quelqu’un, le railler en son absence. BLASONNER, se disoit autrefois pour signifier, Parler de quelqu’un, le décrire avec ses bonnes ou mauvaises qualitez, et particulierement pour mesdire. CAUSER, signifie aussi, Mesdire, parler mal. DENIGRER. v. act. Mesdire de quelqu’un, déchirer sa reputation. DESCHAISNER, signifie aussi, S’emporter contre quelqu’un, mesdire de luy, chercher toutes les occasions de luy nuire. DETRACTER. v. act. Mesdire de quelqu’un. Les envieux et les méchantes langues sont sujets à detracter de leur prochain 20 . NOIRCIR, se dit figurément en Morale, des médisances, des invectives, des accusations qu’on fait contre quelqu’un. Seul « dauber » emploie les verbes « railler » et « médire » simultanément, tous les autres termes font voir comment la raillerie et la médisance sont deux réalités distinctes qui ne devraient pas être confondues. Il en est de même pour la calomnie, dont la présence fait voir des rapprochements avec des termes comme : AVANIE. s.f. Querelle sans fondement, calomnie que les Mahometans font aux Chrêtiens pour leur faire quelque affront, ou exaction. BARAT. s.m. Vieux mot François et hors d’usage, qui signifioit, Tromperie, fourbe, mensonge, calomnie. CONTROUVER. v. act. Inventer quelque calomnie, quelque imposture. DIFFAMER. v. act. Calomnier, noircir la reputation de quelqu’un. IMPOSTURE. s.f. Tromperie, mensonge, calomnie. Ces nouveaux mots acquièrent non seulement une dimension plus violente, mais font voir la proximité sémantique entre la calomnie et le mensonge, ou une accusation mensongère 21 , et qui se retrouve dans une dernière série : FABRICATION. s.f. On le dit aussi en mauvaise part en matiere de faussetez. La fabrication d’un acte faux, d’une calomnie, d’une nouvelle 22 . 20 De même que « Detracteur. s.m. Mesdisant, qui parle mal de son prochain ». 21 « Mensonge. s.m. Menterie concertée et estudiée, chose fausse et inventée, que l’on veut faire passer pour vraye. Le Diable est un esprit de mensonge, le pere du mensonge. Beaucoup d’Auteurs veulent faire passer leurs mensonges pour des veritez ». 22 « Fabriquer, se dit figurément en Morale, pour dire, Inventer une calomnie, une histoire, une médisance ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 105 FORGER, figurément, signifie, Controuver, supposer. Forger une bourde, une calomnie. INVENTER, se prend quelquefois en mauvaise part, pour dire, Controuver. Il faut estre Demon pour avoir inventé une si noire calomnie. Les Advocats disent souvent, C’est un fait inventé sur le barreau, inventé à plaisir. Les trois manières de parler d’autrui que sont la calomnie, la médisance et la raillerie se cachent ainsi dans divers recoins du Dictionnaire universel, jusque dans des expressions comme « Deschirer quelqu’un à belles dents », « Tenir quelqu’un sur les fonts », « Se jetter sur la fripperie de quelqu’un », « Tailler en pieces la reputation de quelqu’un », « Un envieux qui entend mesdire mord à la grappe », ce qui montre la pertinence de ces réalités dans la société française du XVII e siècle et la richesse des images dont on se sert pour aborder de telles réalités. Parler d’autrui n’est donc pas un comportement anodin, il est remarqué, analysé et commenté, et implique toute une série d’enjeux qu’il s’agit maintenant d’interroger. 2. Railler en société Puisque les notices du Dictionnaire universel portant sur la raillerie et ses dérivés sont de loin les plus développées, il paraît nécessaire de s’y attarder afin de mieux comprendre la dynamique sociale qui découle de cette prise de parole. La raillerie n’existe pas dans l’absolu et nécessite un « railleur » pour être accomplie, personnage qui se caractérise par son intentionnalité dans la mesure où il aime « à rire aux despens d’autruy », sans vouloir offenser l’honneur ou briser la réputation, ni blesser par une intention mesquine. L’on peut en déduire un ethos railleur qui s’oppose au sérieux et à la gravité, et qui s’exprime par des marques repérables : « Il a dit cela d’un ton railleur, il ne parloit pas serieusement 23 ». Le railleur n’est pas uniquement préoccupé de son divertissement personnel. Au contraire, il appartient à un groupe, et répond à une volonté d’égayer la compagnie : « Ceux qui raillent finement et de bonne grace sont divertissans ». Le but plus ou moins explicite de divertir et de faire rire 24 , voire de « paroistre agreable 25 » prouve bien que le railleur est à la recherche d’un effet capable de lui procurer un crédit symbolique, ou d’améliorer sa réputation en tant que bel 23 L’adverbe « sérieusement » apparaît à deux autres reprises comme antonyme de la raillerie : « Trait plaisant qui divertit, […] qu’on ne dit point serieusement. […] Il ne parle pas serieusement, il raille, il n’a pas dessein de faire ce qu’il dit ». 24 Voir la définition déjà citée de la raillerie comme « Trait plaisant qui divertit, qui fait rire ». 25 Voir l’article « quolibet », cité plus haut. Jean Leclerc 106 esprit ou diseur de bons mots. Les logiques de la conversation en société posent ainsi une distribution des rôles entre le railleur qui cherche à briller, le raillé - parfois absent - et un public susceptible d’entendre, de juger et d’apprécier. Le rôle du public est primordial puisque c’est lui qui distribue les lauriers au railleur lorsque ses paroles sont piquantes et spirituelles. C’est également lui qui juge de la justesse de la raillerie quant à sa portée : « Il y a des railleries obligeantes et qui plaisent ; d’autres qui choquent, qui sont trop fortes, et qui passent la raillerie ». Toutes les railleries ne sont pas perceptibles, vu l’ambiguïté de certains traits : « on ne sçait si c’est pour vous flatter, ou pour vous railler ». Cette difficulté quant à la réception est augmentée par l’emploi de l’ironie, définie comme une « Figure dont se sert l’Orateur pour insulter à son adversaire, le railler, et le blasmer, en faisant semblant de le loüer 26 ». La culture mondaine comporte un aspect ludique indéniable et le railleur doit savoir tirer parti des capacités de son auditoire à interpréter correctement ses paroles. Quand la cible de la raillerie est présente, elle est rarement la victime passive d’une attaque verbale. Il lui incombe d’abord de recevoir la raillerie avec grâce et sans se fâcher, sans quoi la situation s’envenimerait. La raillerie permet alors de mesurer la maîtrise de soi dont la cible sait faire preuve, ce qui constitue un baromètre social important dans la définition de la civilité et de l’honnêteté. En effet, Furetière paraphrase la célèbre maxime de La Rochefoucauld, qui devient : « Un honnête homme entend raillerie, et ne se pique point mal à propos ». À l’inverse, « On dit aussi d’un Critique, d’un homme severe et rebarbatif, qu’il n’entend point raillerie, qu’il veut faire toutes choses à la rigueur ». Dans un deuxième temps, la cible de la raillerie a droit de réplique, faisant d’elle un railleur potentiel, ce qui enclenche un duel symbolique et une escalade de l’échange : « Une marque qu’il n’y a gueres de raillerie qui n’offense, c’est qu’on tasche toûjours de repliquer, ce qui est une espece de vengeance ». Les rôles de railleur et de raillé sont ainsi interchangeables et rien n’empêche que celui qui a lancé les hostilités soit celui qui doive s’avouer vaincu à la fin. Cette dynamique sociale est passée en proverbe, ce dont Furetière se fait un devoir de conserver la trace : « On dit proverbialement, que souvent les railleurs sont raillés, pour dire, qu’on se moque souvent de ceux qui vouloient se moquer des autres ». Il n’est donc pas surprenant de voir Furetière quitter la lexicographie pour se faire l’arbitre des pratiques sociales, et insérer à ses notices des 26 L’expression « ri[re] sous cappe » signifie « se mocque[r] d’un autre, sans luy en rien témoigner au dehors ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 107 passages qui incitent à prendre conscience des dangers de la raillerie. Il glisse d’abord une suggestion prudente : « Il est plus seur et plus honnête de ne point railler, de peur de querelle ». L’article « mot » réitère cet avertissement tout en développant les conséquences : « Les diseurs de bons mots sont sujets à de grands accidens. Un bon mot a souvent cousté la vie. Regnier a dit d’un Satyrique qu’il perdroit son amy, plûtost qu’un mot pour rire », phrase qui fait écho au proverbe transmis par Puget de La Serre : « aimer mieux perdre un ami qu’un bon mot 27 ». Il ajoute également des recommandations poétiques qui établissent une autre frontière entre la raillerie et la médisance : « Il est permis à la Satyre de railler, mais non pas de choquer et de mesdire ». Les définitions de Furetière s’inscrivent ainsi dans le mouvement général de civilisation et de politesse mondaine initié au siècle précédent et gagnant de l’importance tout au long du XVII e siècle, processus théorisé par des auteurs aussi variés que Madeleine de Scudéry, Nicolas Faret et Jean-Louis Guez de Balzac. Dans « De la conversation des Romains », Balzac entreprend de décrire la raillerie dans un contexte d’urbanité, et la considère comme « une adresse à toucher l’esprit par je ne sais quoi de piquant, mais dont la piqûre est agréable à celui qui la reçoit, parce qu’elle chatouille et n’entame pas, parce qu’elle laisse un aiguillon sans douleur et réveille la partie que la médisance blesse 28 ». Raillerie et médisance provoquent selon lui des effets divergents et une intensité variable. Pour Faret, « La Raillerie est une espece de discours un peu plus libre que l’ordinaire, et qui a quelque chose de picquant meslé parmy, dont l’usage est commun entre les plus galants, et n’est pas mesme aujourd’huy banny d’entre les plus intimes Amis de la cour 29 ». Il s’agit toutefois d’« une question assez épineuse » qui mérite le long développement que nous connaissons, et la distinction entre « la douce et honeste raillerie 30 » et une « raillerie opiniatrée 31 ». Dans une conver- 27 Jean Puget de La Serre, Le Secretaire à la mode, Amsterdam, Louys Elzevier, 1646, p. 34, cité par Delphine Denis dans Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations : pour une étude de l’archive galante, éd. Delphine Denis, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 113. 28 Jean Louis Guez de Balzac, « De la conversation des Romains », dans Œuvres diverses, Paris, P. Rocolet, 1644, t. II, p. 434, cité par Roger Zuber dans « Atticisme et classicisme », Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, éd. Marc Fumaroli et Jean Mesnard, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1977, pp. 375-387, p. 385. 29 Nicolas Faret, L’Honnête Homme, ou l’art de plaire à la cour, éd. Maurice Magendie, Genève, Slatkine Reprint, 1970, p. 81. 30 Idem. 31 Ibid., p. 82. Jean Leclerc 108 sation du Grand Cyrus, Madeleine de Scudéry met dans la bouche d’un de ses personnages le conseil suivant : pour bien railler, il faut avoir l’esprit plein de feu ; l’imagination fort vive ; le jugement fort délicat ; et la mémoire remplie de mille choses différentes, pour s’en servir selon l’occasion. Il faut de plus savoir le monde, et s’y plaire : et il faut avoir dans l’esprit, un certain tour galant, et naturel, et une certaine familiarité hardie, qui sans rien tenir de l’audace, ait quelque chose qui plaise, et qui impose silence aux autres 32 . Elle analyse ensuite les aléas de la raillerie, propose un code de conduite à adopter en société, et avertit son lecteur des dangers de la « mauvaise raillerie ». Ce ne sont là que quelques exemples tirés des auteurs les plus réputés, et il serait certes audacieux de prétendre que Furetière a utilisé l’un ou l’autre de ces ouvrages pour composer les entrées de son Dictionnaire universel, mais il est aisé d’observer la cohésion entre les notices de son dictionnaire et la tradition dont il hérite et qu’il dissémine au fil du texte. 3. La morale et la loi Selon le Dictionnaire universel, parler d’autrui comporte plusieurs enjeux qu’il s’agit d’évoquer en terminant, et qu’il convient de garder à l’esprit dès qu’on aborde les questions de raillerie et de médisance à l’âge classique. Alors que l’action de railler correctement n’est pas une faute grave, la médisance découle parfois de l’envie, qui est l’un des sept péchés capitaux aux yeux des théologiens, et entraîne automatiquement l’état de péché, comme le montre le terme « détraction », un synonyme de médisance : « Quoy qu’on dise vray, quand on fait la detraction, ce ne laisse pas d’estre un peché, selon tous les Casuïstes 33 ». En attribuant cet argument aux casuistes, Furetière suggère subtilement qu’il pourrait s’agir d’un paradoxe. 32 Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations, op. cit., p. 112. Elle précise aussi : « Enfin je veux que la raillerie parte d’une imagination vive, et d’un esprit plein de feu : et que tenant quelque chose de son origine, elle soit brillante comme les éclairs, qui éblouissent, mais qui ne brûlent pourtant pas » (ibid., pp. 110-111). 33 « Les envieux et les méchantes langues sont sujets à detracter de leur prochain ». Il est intéressant de noter au passage que l’article « envie » ne fait aucune mention de péché : « Chagrin qu’on a de voir les bonnes qualitez ou la prosperité de quelqu’un. Le Sage ne porte envie à personne. Un riche meschant est plus digne de pitié que d’envie ». Parallèlement, l’article « médisance » ne contient aucune référence théologique, ce qui surprend vu le nombre de sermons qui ont été écrits sur ce sujet. La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 109 Quoi qu’il en soit, une médisance aura besoin de l’assistance d’un sacrement afin de corriger le mal qui a été fait : « Cette médisance est une matiere de confession ». La charité chrétienne et l’idée de collectivité est aussi présente dans quelques définitions, notamment dans la notice du mot « prochain » : « Il ne faut point mesdire du prochain, souhaitter ni ravir le bien du prochain ». Le verbe « noircir » affiche des connotations fortes : « Noircir, se dit figurément en Morale, des médisances, des invectives, des accusations qu’on fait contre quelqu’un 34 ». La proximité de ces questions avec les matières religieuses entraîne une interdiction catégorique : « Il ne faut jamais railler des choses saintes ». Plusieurs passions sont impliquées dans la pratique de la raillerie et de la médisance, comme la joie et le rire, mais l’on retrouve également l’impudence à l’entrée « front » : « signifie aussi, Impudence, temerité de soustenir en face à quelqu’un un mensonge, une calomnie », tandis que la méchanceté ou la malice apparaît dans des accusations plus sévères 35 : « Cette calomnie est une horrible meschanceté », ou encore « Il faut que ce soit un Demon pour avoir controuvé une si noire calomnie 36 ». Juger une raillerie ou une médisance implique donc de savoir mesurer les degrés d’offense ou d’outrage, voir à quel point l’honneur est affecté, surtout s’il s’agit de « diffamer », qui consiste à « Calomnier, noircir la reputation de quelqu’un. Plusieurs Escrivains ont tasché de se diffamer les uns les autres dans leurs Livres ». Ce constat sur ses confrères écrivains tient à cœur à Furetière puisqu’il le répète à l’article « noircir » : « Les Auteurs prenent plaisir à se noircir les uns les autres ». En raison de leur propension à mener des polémiques et à participer à des querelles, les hommes de lettres semblent plus enclins à parler négativement de leurs collègues. Dans sa satire intitulée « Les poètes », dédiée à Gilles Ménage, Furetière décrit la relation des poètes à leur mécène, qui n’apparaît pas dans le Dictionnaire universel, mais qui mérite d’être évoquée puisqu’elle comporte des enjeux moraux importants. Il s’agit de la réversibilité de la rhétorique épidictique et le rattachement de l’éloge et du blâme à des circonstances extérieures à la volonté des poètes, notamment la générosité des mécènes : 34 On en trouve des échos dans la notice du substantif « fourbe » : « Ce mot vient de l’Italien furbo, qui peut avoir esté fait du Latin furvus, qui signifie, noir : d’où vient qu’on dit, une ame noire, et noicir un homme, pour dire, le calomnier ». 35 Euridamie la sérieuse dit de Cérinthe l’enjouée : « c’est que vous êtes naturellement malicieuse » (Madeleine de Scudéry, « De l’air galant », op. cit., p. 109). 36 Les figures diaboliques s’associent encore à la calomnie à l’article « boutique » : « On dit aussi d’une calomnie, d’une imposture, qu’elle vient de la boutique d’un tel Satyrique, ou scelerat, de la boutique de Sathan ». Jean Leclerc 110 Leur inconstante muse assez souvent dispense La gloire, et le mépris, d’une égale balance ; Tout ce qu’on leur a vu si hautement louer, Souvent dans un clin d’œil se voit désavouer. […] Lorsqu’ils sont méprisés, leur vengeance est aisée, Ils changent leur louange en un trait de risée, Et piqués d’un dépit souvent capricieux, De flatteurs qu’ils étaient, ils sont injurieux. Leur colère les porte à faire une satire, Qui loin de profiter, ne tâche qu’à médire 37 . La rhétorique épidictique siège sur le pivot fragile de l’intérêt financier, et l’inspiration poétique se trouve alors subordonnée à l’appât du gain et fait voir l’avarice des poètes de même que leur penchant pour la colère et le dépit, ce qui permet de dénoncer leur flatterie toujours vénale et justifie de les ériger en objet de satire et d’opprobre. Pour sa part, Furetière a su s’extraire de cette logique en refusant de dédier ses premières œuvres à des mécènes 38 , et en adoptant une posture satirique, où la promotion de la vérité s’exprime par la critique des vices et où l’on fait profession de railler de tout en disant la vérité, selon le proverbe ancien 39 . Mis à part les auteurs, Furetière donne une place privilégiée aux femmes dans son dictionnaire, non seulement parce qu’elles sont susceptibles de « causer », mais aussi parce qu’elles deviennent plus facilement la cible des médisances quand leur comportement est pris en défaut. En effet, « Les femmes se font plus de tort par leurs reciproques medisances, qu’elles n’en reçoivent de celles des hommes ». Les femmes exercent moins de retenue quand elles parlent en mal d’une autre femme : « On dit aussi, qu’une femme a dit les sept pechez mortels d’une autre, pour dire, qu’elle en a dit tout le mal qu’elle s’est pû imaginer ». Le mot « caquet » s’avère d’ailleurs fortement genré : « Abondance de paroles inutiles qui n’ont point de solidité. Les femmes parlent beaucoup, mais elles n’ont que du caquet, ne parlent que de bagatelles. […] On dit aussi, qu’une femme est dans les caquets, quand par sa mauvaise conduitte elle donne occasion aux autres de médire d’elle ». 37 Antoine Furetière, « Les Poètes. Satire V », dans Le Voyage de Mercure […], op. cit., pp. 259-264, v. 21-24 et v. 29-34. 38 La Nouvelle allégorique étant le seul exemple contraire, dédiée à Henri de Bourbon, évêque de Metz. 39 « Ridentem dicere uerum, / quid uetat ? / / rien empêche-t-il de dire la vérité en plaisantant ? » (Horace, Satires, éd. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1969, Livre I, sat. 1, v. 24-25). La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 111 La médisance est alors exacerbée par la mauvaise conduite d’une personne, comme si les actions de cette dernière appelaient une prise de parole défavorable. Une corrélation triangulaire s’établit entre la vertu des femmes, leur réputation et le fait de devenir l’objet de commérages. Le verbe « scandaliser » signifie alors : « Deschirer la reputation de quelqu’un, le blasmer. Cet impudent va scandaliser par tout cette femme, il la descrie, il la calomnie, il luy fait des affronts ». Les comportements sexuels ne sont pas seuls à expliquer qu’on parle des femmes, leur capacité à médire peut aussi en être la source : « CAUSER, signifie aussi, Mesdire, parler mal. Cette femme a une mauvaise langue, on en cause ». Il s’ensuit une sorte de dynamique qui s’apparente à un cercle vicieux où l’on cause d’une femme qui cause trop… Il existe toutefois des mesures pour sauvegarder l’honneur des femmes dont on médit à tort : « On dit au Palais, Reparer l’honneur d’une fille, sauver son honneur, quand on oblige un suborneur à l’épouser. On dit aussi, Faire reparation d’honneur, quand on condamne un medisant à se dedire, à demander pardon à celle dont il a blessé l’honneur, qu’il avoit taxée en son honneur ». Le Dictionnaire universel enregistre ainsi plusieurs cas où les questions de médisance et de calomnie engagent des procédures judiciaires. Médisance et calomnie sont donc des termes qui se rattachent au vocabulaire légal, et Furetière en développe l’aspect historique : Dans les Coûtumes et vieux Titres on appelloit calomnie, l’action ou demande par laquelle on mettoit quelqu’un en Justice, soit au civil, soit au criminel ; et se disoit même d’une legitime accusation. On l’a dit aussi de la peine ou amende imposée pour une action mal intentée et sans fondement. Ce mot est tiré du Latin calumnia, qui signifie une fausse accusation, du verbe calvo, qui signifie tromper, frustrer quelqu’un. En tant que matière de procès, l’injure et la calomnie mettent en œuvre toute une série de procédures qui obligent à soutenir la preuve, savoir si l’accusation est inventée 40 , forgée ou controuvée, et qui poussent l’accusé à rétablir la vérité, affirmer son innocence, etc. La diffamation, que Furetière définit comme une « Action par laquelle on décrie quelqu’un, on le calomnie, on luy oste sa reputation », est au cœur de ces procédures, puisque l’« On peut faire informer pour des injures atroces et diffamantes », c’est-à-dire dresser un procès. 40 « On dit aussi, Accuser à faus, pour dire, Calomnier ». Jean Leclerc 112 En plus des termes attendus comme accuser, innocent 41 , forger ou supposition 42 , une recherche de la calomnie dans le Dictionnaire universel révèle des associations auxquelles on ne penserait pas spontanément, notamment : « Purger, se dit aussi en termes de Palais. […] Cet accusé s’est enfin purgé de la calomnie, on l’a renvoyé absous ». « Reconnoistre, signifie aussi, Descouvrir, esclaircir la verité de quelque chose. L’innocence de cette personne a esté enfin reconnuë, malgré la calomnie de ses ennemis ». Et enfin « Sentir, se dit aussi des connoissances qui viennent de l’esprit et du jugement. Les Juges ont bien senti qu’il y avoit de la fourbe, de la calomnie en ce procés ». D’ailleurs, si l’on veut prouver son innocence face à une accusation, il faut s’empresser de crier à la calomnie sans jamais suggérer qu’il s’agisse d’une médisance, dans la mesure où la calomnie est une accusation fausse, tandis que la médisance peut contenir du vrai. Traiter une attaque contre son honneur de calomnie peut s’avérer le meilleur mécanisme de défense puisque l’on met ainsi en doute la véracité des accusations, et que l’on se place dans la posture de l’innocente victime, au même titre que « Les plus grands Saints ont été sujet à être calomniés ». La présente enquête n’a fait qu’effleurer la question, qui mériterait d’être confrontée aux témoignages des pratiques mondaines et aux textes qui représentent des situations de raillerie ou de médisance, aux procès pour diffamation et à un plus grand nombre de théoriciens, qu’ils soient théologiens, légistes ou moralistes. L’on verrait ainsi que malgré la facilité apparente à départager ces trois notions, la pratique est beaucoup plus nuancée et les frontières moins marquées qu’on s’y attendrait, surtout s’il s’agit de prendre en compte la perception et la subjectivité de la victime. Le Dictionnaire universel est néanmoins un témoin privilégié de son temps, de ses mœurs, de ses pratiques langagières voire judiciaires, qu’il faut prendre au sérieux et qui peut servir de cadre théorique à une recherche plus étendue, à condition de ne pas perdre de vue les limites de l’objectivité du lexicographe, dont la personnalité et les partis pris se perçoivent à chaque instant dans la rédaction de son œuvre. Cet embryon d’enquête espère avoir pu montrer l’importance de ces trois notions dans le panorama social et littéraire de la France du XVII e siècle, dont on a peut-être eu trop tendance à n’observer que le côté précieux, galant et mondain, c’est-à-dire le versant 41 « Innocent, se dit aussi relativement à quelque crime dont on est accusé. On a descouvert la calomnie, il s’est trouvé innocent. On l’a jugé innocent. On l’a envoyé absous avec reparation ». 42 « Supposition, se dit aussi des fausses allegations et accusations. Un plaideur reproche à sa partie que ses escritures sont pleines de suppositions, de faits controuvez. On a descouvert que le crime dont cet homme étoit accusé n’étoit qu’une calomnie et une pure supposition ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 113 positif du processus de « civilisation des mœurs », alors que les résistances, les retards et les reculs sont tout aussi révélateurs de l’évolution des mœurs et des sensibilités, tout aussi nécessaires pour envisager la complexité des échanges de parole en société et le développement d’un « bon usage » de cette parole. Bibliographie Sources Balzac, Jean Louis Guez de. Œuvres diverses, Paris, P. Rocolet, 1644. Chapelain, Jean. Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter et Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007. Faret, Nicolas. L’Honnête Homme, ou l’art de plaire à la cour, éd. Maurice Magendie, Genève, Slatkine Reprint, 1970. Furetière, Antoine. 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Le corps comme livre fermé : l’absence d’intersubjectivité Tout d’abord, il convient de lire le corps comme un livre fermé et de noter l’absence d’intersubjectivité dans l’œuvre. En d’autres mots, les personnages sont assimilables à un livre fermé feignant l’ouverture. Il faut ici replacer l’œuvre dans un contexte où le faux-semblant est la norme, a fortiori à la cour. Cette culture des apparences prédomine dans le roman et s’incarne le mieux dans un mot : la tromperie. Ce mot contribue, avec d’autres mots clés tels que la dissimulation et la feinte, à établir un champ lexical de l’artifice qui perturbe les relations intersubjectives. La spontanéité évoquée par Serge Doubrovsky 1 est en fait mise en scène par les personnages dans un théâtre plus large où tout le monde s’observe, suggérant ainsi un certain phénomène de mimésis entre ces derniers : ce theatrum mundi est le premier manuel d’éducation pour cette jeune princesse, 1 Serge Doubrovsky, Parcours critique II : (1959-1991), Paris, Éditions Galilée, 2006, p. 108. Aurélien Cavelier 116 devenant ainsi un liber mundi. Arrêtons-nous donc sur le mot « tromperie » qui se décline sous trois formes dans le texte : la forme nominale (« la tromperie », trois occurrences) ; la forme verbale (« tromper », près de trente occurrences) ; et la forme pronominale (« se tromper », près de vingt occurrences) 2 . Avant d’analyser les divers sens du mot, et par souci de cohérence avec la métaphore qui sert de fil rouge à ce travail en rapprochant le corps au livre, peut-être peut-on se risquer à arguer ici que le corps des personnages ressemble à la couverture d’un livre qui différerait de son contenu. Notons ici que la tromperie est à la fois physique et psychologique au sein du couple mais s’applique aussi au contexte plus général des échanges verbaux dans l’œuvre. D’abord, la forme nominale : la tromperie est avant tout celle des hommes évoqués par Madame de Chartres à sa fille 3 ; c’est aussi la tromperie de Madame de Tournon 4 , ainsi que celle du Vidame de Chartres. Remarquons ici l’attitude de Madame de Tournon, qui d’une certaine mesure, recourt à la posture de l’endeuillée afin d’afficher sa prétendue inclination pour Sancerre, comme la jeune Veuve de La Fontaine. Le deuil est à bien des égards une posture corporelle à laquelle Madame de Tournon renonce afin de signifier son inclination pour Sancerre. Ce geste fait office de symbole et rentre dans une stratégie de manipulation afin de s’approprier l’autre : il s’agit d’une tromperie puisque le dessein de cette dernière est bien de donner de faux espoirs à ce comte afin de ne pas le perdre, alors même qu’elle est amoureuse d’Estouteville. Ensuite, la forme verbale : ce sont d’abord les apparences qui sont trompeuses comme l’indique Madame de Chartres à sa fille : « […] vous serez souvent trompée : ce qui paraît n'est presque jamais la vérité 5 », dit-elle. « Tromper » est ici perçu comme un détournement volontaire de la réalité : on fait croire à l’autre que l’on n’a d’yeux que pour lui ou elle. Le sens contemporain de tromper est négligeable ici car l’amour n’est pas consommé dans le cas de la princesse. En fait, le corps sous contrôle apparait comme un outil qui rentre dans une rhétorique permettant de persuader et de convaincre : c’est le corps qui évolue dans la sphère privée. Le corps hors de contrôle, associe quant à lui une certaine fascination pour la transgression avec une forme de hantise de voir ses secrets connus de tous : c’est le corps en porte-à-faux, entre le public et le privé. 2 Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678), Paris, Éditions eBooks France : https: / / www.ebooksgratuits.com/ ebooksfrance/ madame_de_lafayette_prin cesse_de_cleves.pdf (Site consulté en décembre 2017). 3 Ibidem, p. 7. 4 Ibidem, p. 27. 5 Ibidem, p. 15. Lire le corps dans La Princesse de Clèves 117 Dans un décor si hasardeux, il est tout naturel de voir ces personnages « se tromper ». Intéressons-nous ainsi à la forme pronominale du verbe : le personnage qui « se trompe » le plus est sans aucun doute la princesse de Clèves dont l’apprentissage est un tâtonnement. Elle ne perçoit pas d’abord la propension du duc de Nemours à la galanterie 6 . Elle refuse également de voir la duplicité en la personne de Madame de Tournon 7 . Elle se trompe sur la nature de ses propres sentiments pour le duc (elle reconnaît qu’elle ne lui est finalement pas si indifférente 8 ). Ceci souligne le caractère naïf de cette princesse qui n’a en fait rien à voir avec l’intensité de son inclination. En effet, le prince de Clèves, dont la passion n’est que trop intense, ne peine pas à discerner les gens tels qu’ils sont. C’est ce dernier qui raconte l’histoire de Madame de Tournon à la princesse, et malgré la force de ses sentiments, il interprète les signes corporels de sa femme sans mal. Le texte souligne à de multiples reprises que le prince « ne se trompe pas » 9 . Ce déséquilibre est significatif puisqu’il dépeint la nature clairvoyante de l’homme alors que la femme ne semble seulement disposer que d’une perception restreinte. Il paraît aussi lourd de sens que Madame de La Fayette ait choisi le prince afin d’oraliser cette peur de tout homme de se voir trompé par une femme, aussi bien physiquement que psychologiquement. C’est la peur d’Arnolphe, chez Molière, mais aussi celle du prince d’assister au renversement des rôles dans la société. D’un certain point de vue, la mort du prince est assez médiocre puisqu’il nous est dit que ce dernier meurt de honte : il ressent en même temps « la douleur que cause l'infidélité d'une maîtresse et la honte d'être trompé par une femme 10 ». Ne s’agit-il pas ici d’une dénonciation de l’amour propre inhérente à la gent masculine ? Le texte ne nous indique-t-il pas que le prince meurt de jalousie ? Ceci peut être décelé dès les premières pages où l’homme envie déjà un rival imaginaire : « Je ne me trompe pas à votre rougeur, […] ; c'est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur, et je n'en tire que l'avantage que j'en dois tirer 11 ». Notons ici le discernement du prince qui interprète le langage corporel de la princesse avec justesse. Seulement, le rougissement est-il toujours une confession involontaire de la chair, comme le suggère le travail de recherche de Nora Peterson 12 ? À ce 6 Ibidem, p. 20. 7 Ibidem, p. 26. 8 Ibidem, p. 30. 9 Ibidem, pp. 12 ; 29 ; 52 ; 53 ; 66. 10 Ibidem, p. 70. 11 Ibidem, p. 12. 12 Nora M. Peterson, Involuntary Confessions of the Flesh in Early Modern France, Newark, University of Delaware Press, 2016, p. 119. Aurélien Cavelier 118 propos, cette dernière replace le recours au rougissement dans une pratique sociale plus large où les femmes feignent une réaction spontanée, revêtant ainsi le costume de l’authenticité. Ceci est visible à travers la réaction de la princesse en devenir, réaction qui semble très codifiée lorsqu’elle rencontre le prince de Clèves pour la première fois. En effet, après avoir souligné le rougissement involontaire de cette princesse, le texte indique que celle-ci ne montre pas d’autres « civilités » à l’égard de ce prince 13 . Ainsi, le rougissement comme civilité n’est-il pas trompeur ? Faut-il voir ici un simple signe de déférence typique des relations hommes/ femmes de l’époque ? Le rougissement peut ainsi être assimilé à un dispositif corporel double qui se rapproche aussi bien du masque que de la transparence. Le corps peut revêtir le masque de la maladie, usage décrit par Madame de Chartres 14 auquel sa fille recourt afin de se soustraire à une situation embarrassante : la scène du bal 15 . Le texte souligne que d’ordinaire, la cour aurait tenté de démêler le vrai du faux et d’ainsi déterminer si la princesse était véritablement souffrante. Ceci montre l’importance du thème de la dissimulation, aussi présent que celui de la tromperie, même si son analyse est plus délicate car le mot en lui-même n’apparait qu’à trois reprises dans tout le roman. En fait, cette dissimulation est peut-être surtout de nature linguistique. En effet, l’œuvre ne fournit au lecteur que très peu d’indications corporelles. Le corps peut être rapproché ici à un livre fermé dont il faudrait imaginer le contenu. Ceci est notable à travers un recours systématique à l’ellipse, stratégie narrative décrite par Joan DeJean 16 . Cette dernière entreprend un travail de réhabilitation de l’esthétique elliptique de Madame de La Fayette en s’appuyant sur les écrits de Fontanier qui décrit la figure de style comme un moyen de dire plus à partir de moins, en d’autres termes, de créer de la présence à partir de l’absence. Ainsi, et c’est ici la thèse de Michael Moriarty 17 , on peut voir l’absence de description corporelle comme un signe linguistique à part entière. Les signifiants qui créent le plus de « présence » dans le texte sont certainement « prince » et « princesse » ainsi que le décor : « la cour ». Ces signifiants sont chargés de connotations qui renvoient implicitement au beau ; peut-être faut-il ici reconnaître l’influence d’un imaginaire collectif crée par le conte de fées. Ainsi, ces personnages sont des 13 Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 7. 14 Ibidem, p. 19. 15 Ibidem, p. 61. 16 Joan DeJean, « Lafayette’s Ellipses: The privileges of Anonymity », PMLA, 1984, n° 99, p. 252. 17 Michael Moriarty, « Discourse and the Body in La Princesse De Clèves », Paragraph, 1987, n° 10, p. 65. Lire le corps dans La Princesse de Clèves 119 archétypes du beau. Il s’agit ici de la thèse de Mitchell Greenberg, inspirée par le travail de Roland Barthes qui indique que le générique est toujours associé au beau, alors que le particulier renvoie au laid 18 . Par ailleurs, le lexique employé par Madame de La Fayette est représentatif d’un mode de pensée qui différencie le corps de l’esprit. Cette duplicité s’applique à tous les verbes de perception associés aux cinq sens (regarder, voir, toucher, entendre). Tous ces verbes privilégient la dimension cognitive sur la dimension corporelle et établissent une hiérarchie entre l’intelligible et le sensible. Peut-être peut-on reconnaître ici l’influence cartésienne mêlée à l’héritage biblique qui établissent tous deux une distinction drastique entre le corps et l’esprit, et par extension, entre l’extérieur et l’intérieur, le contenant et le contenu, le matériel et l’immatériel. Le corps ressemble à un double spectral de l’esprit : les personnages craignent d’être trompés par leur propre corps et celui d’autrui. Cette hantise s’incarne dans deux exemples : d’abord, celui de Madame de Tournon dont l’histoire terrifie les hommes ; ensuite, celui du prince de Clèves qui paye un lourd tribut : la mort. L’œuvre apparaît ainsi comme la mise en scène du rapport complexe entre corps et esprit mais aussi comme un déplacement d’un espace à un autre par effet de transcendance. La princesse se déplace finalement vers un espace supérieur : celui de l’âme qui lui octroie le repos. Le corps comme livre entrouvert : l’intersubjectivité partielle Ce tiraillement entre corps et esprit laisse présager l’existence d’un espace liminaire au sein duquel les personnages tentent d’évoluer. En fait, la princesse se trouve à bien des endroits du récit en porte-à-faux entre différents types d’intersubjectivité : absente, partielle, complète. Son corps peut alors être lu comme un livre entrouvert par les personnages mais aussi par le lecteur. D’abord, ceci est visible à travers l’usage que l’on fait des tableaux dans le roman. Que cela soit lorsque le duc regarde le portrait miniature de la princesse ou lorsque la princesse regarde le tableau du duc, il s’agit dans les deux cas d’un exemple typique d’absence d’intersubjectivité. L’observateur projette ses désirs et ses frustrations sur une image qui ne peut soutenir son regard : c’est une activité sans risques qui correspond à un acte de possession du corps d’autrui, comme le précise Evelyne Meron dans son article 19 , qui dresse une étude des tableaux dans l’œuvre. Néan- 18 Mitchell Greenberg, Baroque Bodies: Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, Ithaca, Cornell University Press, 2001, p. 138. 19 Evelyne Meron, « Corps, paroles et tableaux dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette », New Zealand Journal of French Studies, 2006, n° 27, p. 35. Aurélien Cavelier 120 moins, la scène du vol du portrait est beaucoup plus complexe et correspond à un exemple d’intersubjectivité partielle : le duc de Nemours commet son larcin sous les yeux de la princesse aux prises avec la reine Dauphine. Il lui laisse entrevoir sa volonté de possession sans que cette dernière ne puisse réagir pleinement. Et d’une certaine manière, la scène peut être perçue comme un exemple de domination du masculin sur le féminin. Le porte-àfaux semble être le terme le plus propice afin de caractériser la scène : le texte nous indique que le duc « rencontra les yeux de madame de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu'il n'était pas impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait de faire » 20 . En fait, cette esthétique du porte-à-faux est représentative des échanges entre les personnages qui ne sont que très rarement directs. Le corps luimême est touché de manière dérivative : d’abord par l’intermédiaire des mots qui favorisent l’esprit sur le corps ; ensuite, par l’intermédiaire littéraire et artistique (la lettre et le tableau). Précisons ici que la partie du corps la plus citée dans le texte semble être « la main » que l’on trouve à quinze reprises au pluriel et à dix reprises au singulier. Cependant, les mains ne se touchent pas dans l’œuvre de Madame de La Fayette qui élabore ce que l’on pourrait reconnaître comme une esthétique de l’effleurement. Elles sont presque toujours associées à la lecture de la lettre que l’on trouve « entre les mains » des personnages 21 . La locution adverbiale se substitut ici à deux autres locutions : « entre les mains » remplace « à ma connaissance » et « en ma possession ». La lettre représente l’information, les mains représentent le fait de détenir cette information. Elles sont alors reléguées au rang de symbole de l’intellect. Curieusement, le mot « tête » que l’on attendrait comme l’expression même de l’intellect n’est jamais associé à ce dernier. La tête est plutôt comprise dans sa dimension physique : elle est « tranchée » ; « cassée » ; « coupée » ; « penchée » ; et même « appuyée » sur les mains du prince de Clèves 22 . Le corps comme livre ouvert : l’intersubjectivité complète Le seul moment qui déroge à cette règle de l’effleurement est la scène de l’aveu. Le corps y est ici lu comme un livre ouvert ; l’intersubjectivité y est facilitée. On s’inspira ici largement de la thèse de Nora Peterson qui affirme que les confessions prétendument involontaires de la chair ne sont pas 20 Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 34. 21 Ibidem, p. 36 ; pp. 38-39 ; pp. 42-45. 22 Ibidem, pp. 15 ; 31 ; 33 ; 36 ; 49. Lire le corps dans La Princesse de Clèves 121 forcément négatives 23 : au contraire, elles facilitent la communication en créant un effet de réel. Ceci est notable dans l’œuvre lorsque le langage du corps est aussi important que le langage discursif. La scène de l’aveu est le meilleur exemple de ceci : lorsque le prince de Clèves interroge sa femme afin de démasquer l’homme qu’elle aime, celle-ci rougit lorsque son mari mentionne le nom du duc de Nemours. Seulement, ce rougissement est-il véritablement involontaire ? N’octroie-t-il pas une manière de s’exprimer plus proche de ce que la princesse ressent en mettant en scène la spontanéité et l’honnêteté ? Lors de cette scène, il faut aussi lire la posture des deux personnages comme une représentation des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes. La princesse « [se jette] sur ses genoux », son visage est « couvert de larmes 24 ». Son discours empreint d’auralité, montre le rapport de force entre les deux protagonistes dont la réaction ne dépend pas de leur sexe, insiste Faith Beasley qui montre qu’au XVII e siècle on ne s’attendait pas à ce que les femmes aient des réactions différentes des hommes 25 . Dans l’œuvre de Madame de La Fayette, le genre semble être défini en termes de mouvement : l’homme est assimilé à la mobilité de par son association à la chasse, la femme est associée à l’immobilisme, comme un portrait vivant destiné à être regardé. Seule la danse, pratiquée par les deux parties, pourrait déroger à cette règle, même s’il faut préciser que la danse est une activité cloisonnée, un mouvement clos. On peut cependant opposer la thèse de Nora Peterson à celle d’Evelyne Meron qui présente les personnages comme des esclaves de leur propre corps (elle s’inspire ici du travail d’Alain Niderst). Meron évoque « un bouleversement des fonctions physiques 26 » dans l’œuvre ce qui concorde avec le dénouement et la nécessité de trouver le repos par la transcendance. Comment peut-on interpréter cette fin ? L’aveu est-il fortuit ? Qui est le fautif ? L’intersubjectivité complète est-elle vouée à l’échec ? Faut-il se conformer aux pratiques du faux-semblant plutôt qu’à l’honnêteté ? Si une leçon devait être tirée de cette œuvre, celle-ci serait sans doute pascalienne : le texte présente les futilités du divertissement à la cour ; les dangers de l’imagination ; la vanité de l’homme ; et l’échec de l’intersubjectivité même la plus sincère. Comme le suggère Pascal, et comme semble l’indiquer Madame de La Fayette, seul 23 Nora Peterson, Involuntary Confessions of the Flesh in Early Modern France, op. cit., p. 120. 24 Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 49. 25 Faith E. Beasley, Teaching Seventeenthand Eighteenth- Century French Women Writers, New York, Modern Language Association of America, 2011, p. 44. 26 Evelyne Meron, « Corps, paroles et tableaux dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette », op. cit., p. 35. Aurélien Cavelier 122 le déplacement spirituel permet le repos de l’âme ou l’ataraxie, dans un contexte plus séculier. Conclusion En définitive, on rapprochera l’acte de lire le corps à l’acte de toucher le corps. Ainsi, cette conclusion s’articule autour d’une image dont on reconnaîtra trois facettes : l’image d’une main à côté du livre fermé ; d’une main qui effleure le livre entrouvert ; et d’une main qui touche le livre ouvert. Cette main est à la fois celle des personnages et celle du lecteur. Elle se trouve à côté du livre fermé car elle n’en finit pas de se tromper dans un monde où règnent les apparences. La main du lecteur, elle, se trouve à côté du livre car elle doit combler les silences de l’auteur par l’imagination, puissance ô combien trompeuse. La main qui effleure le livre entrouvert, quant à elle, ne fait qu’imiter les échanges indirects entre les personnages, qui trouvent leur meilleure incarnation dans la scène du vol du portrait, scène qui place la princesse en porte-à-faux, dans un état d’intersubjectivité partielle. La main du lecteur, elle, doit reconnaître la duplicité des mots qui se font les acteurs d’une hiérarchie entre corps et esprit, et doit voir la prédominance des échanges de type discursif au sein de l’œuvre. Enfin, la main qui touche le livre ouvert est un cas à part : elle suggère l’échec d’une forme d’intersubjectivité pure qui laisse voir à l’autre tout son être. Cet échec de la fiction n’est pas un échec littéraire : la scène de l’aveu est magnifique en ce qu’elle laisse voir au lecteur un désaveu du corps représentatif du XVII e siècle et surtout en ce qu’elle met en scène les relations de pouvoir entre l’homme et la femme, entre le mari et l’épouse. Bibliographie Faith E. Beasley, Teaching Seventeenthand Eighteenth- Century French Women Writers, New York, Modern Language Association of America, 2011. Joan DeJean, « Lafayette’s Ellipses : The Privileges of Anonymity », PMLA, 1984, n o 99, pp. 240-268. Serge Doubrovsky, Parcours critique II : (1959-1991), Paris, Éditions Galilée, 2006. Mitchell Greenberg, Baroque Bodies: Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, Ithaca, Cornell University Press, 2001. Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678), Paris, Éditions eBooks France : https: / / www.ebooksgratuits.com/ ebooksfrance/ madame_de_lafayette_ princesse_de_cleves.pdf (Site consulté en décembre 2017). Evelyne Meron, « Corps, paroles et tableaux dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette », New Zealand Journal of French Studies, 2006, n° 27, pp. 29-41. Lire le corps dans La Princesse de Clèves 123 Michael Moriarty, « Discourse and the Body in La Princesse De Clèves », Paragraph, 1987, n° 10, pp. 65-86. Nora M. Peterson, Involuntary Confessions of the Flesh in Early Modern France, Newark, University of Delaware Press, 2016. PFSCL XLV, 88 (2018) Sublime de la dignité, sublime de l’indignité. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine J ÉRÔME L ECOMPTE (T OURS / P ARIS III - S ORBONNE N OUVELLE (IRET)) Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte, Implacable ennemi des amoureuses lois, Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ? Vénus par votre orgueil si longtemps méprisée, Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ? Et vous mettant au rang du reste des mortels, Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ? Aimeriez-vous, Seigneur ? Phèdre, I, 1, v. 58-65 Quand Thèramène découvre quel trouble agite le fils de Thésée, il anticipe un peu trop la fin de « ce superbe Hippolyte ». Aussitôt, le soupçon d’un extraordinaire arrachement à soi motive une tirade indignée, où le prince rappelle sa longue habitude de la vertu, et la prouve, en voulant résister à une passion naissante par respect filial. En tragédie, la dignité condense l’ethos des grands personnages. Elle est leur mode de rayonnement propre : pour assurer la bienséance de leur caractère, elle les fait entrer dans leur rang. Mais donner à travers cet aplomb l’image d’une grande âme demande un style juste. À ce niveau d’« excellence éthique », en effet, la qualité du caractère doit répondre à cette « élévation d’esprit naturelle » que Longin désigne comme la première des cinq sources du sublime 1 . Dans la Rhétorique, Aristote observe que le genre épidictique est l’un des moyens de l’ethos puisque, par là, l’orateur témoigne de ses valeurs et sou- 1 Longin. Traité sur le sublime, trad. Boileau, éd. Fr. Goyet, Paris, LGF, 1995, p. 84 (abrégé TS). Jérôme Lecompte 126 tient la confiance que lui accorde son auditoire 2 . La déclaration de soi d’Hippolyte repose ainsi sur les premiers récits de Théramène, qu’il écoutait jadis avec admiration quand ils portaient sur les exploits de son père, mais à regret quand on ne voulait pas lui dissimuler ses écarts 3 . Tout en servant de preuve éthique, ce souvenir de la réception des récits fonde l’axiologie du personnage et structure son ethos. Selon la Poétique, un caractère se constitue à partir d’un « choix déterminé », la proairesis 4 . Or Hippolyte se déclare à travers les valeurs qu’il choisit : Heureux ! si j’avais pu ravir à la Mémoire Cette indigne moitié d’une si belle Histoire. Et moi-même à mon tour je me verrais lié ? Et les Dieux jusque-là m’auraient humilié 5 ? Cet aveu d’impuissance contre les mythographes à venir dit le poids d’un tel héritage pour un fils qui préfère aux images d’un plaisir indigne la vertu magnifiée en « belle Histoire », et ne veut voir en son père que … ce Héros intrépide Consolant les Mortels de l’absence d’Alcide 6 . Ce n’est peut-être pas un hasard si la mémoire de ce nom hante à ce point les vers de Phèdre 7 . Dans le traité Des Devoirs, quand il en vient à dire l’importance du choix de vie, Cicéron juge que pour être en mesure de reconnaître ce qui convient (quid deceat), il faut d’abord, à l’exemple d’Hercule, « définir qui nous voulons et quels nous voulons être et en quel 2 En traitant de la vertu et du vice, du beau et du laid, « nous mettrons en évidence par la même occasion les éléments permettant qu’on nous reconnaisse telle ou telle qualité de caractère (ethos), ce qui constitue, rappelons-le, le second moyen de persuasion » (Rhét., I, 9, 1366 a 25 sqq., trad. P. Chiron, Paris, GF, 2007). 3 Sur la déclaration de soi, étudiée comme manifestation volontaire de l’image de soi, nous renvoyons à notre article, « Formes de l’ethos héroïque : l’exemple de Cinna », Colloque international Corneille : la parole et les vers, dir. M. Dufour- Maître, Université de Rouen, juin 2017 (à paraître). Cette analogie avec la présentation de soi étudiée par Ruth Amossy (La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, 2010) souligne le caractère régulièrement explicite que revêt le phénomène dans la tragédie ; elle permet aussi de croiser les approches de la rhétorique et de l’analyse du discours. 4 Poétique, XV, 1454 a 17-19, éd. R. Dupont-Roc, J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 85. 5 Phèdre, I, 1, v. 93-96. Toutes les références à Racine sont données d’après l’éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 1999. 6 Phèdre, I, 1, v. 77-78. 7 Hercule, ou Alcide, est mentionné aux v. 122, 454, 470 et 943, sans oublier les « colonnes d’Alcide », v. 1141. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 127 genre de vie » 8 . Dans sa jeunesse, en effet, le héros s’était retiré pour délibérer s’il suivrait la Vertu ou le Plaisir 9 . Avec Hippolyte, on voit l’éthique reliée à la poétique : le choix des valeurs héroïques le constitue bel et bien comme caractère. Insensible et farouche, il l’est devenu dès cet épisode inaugural. Si l’amour le rend « un peu coupable », cette passion l’éloigne de son insensibilité chez Euripide, mais sans l’identifier à l’intempérance de son père ; elle le pousse donc vers sa médiété, qui selon Aristote procède d’une « excellence éthique » 10 . Contre ce qu’il pourrait devenir, Hippolyte veut traduire ses valeurs fondatrices en actions héroïques. Fidèle à son ethos, il ne s’abaisse pas à révéler la vérité : Mais je supprime un secret qui vous touche. Approuvez le respect qui me ferme la bouche […] 11 . Le fils ménage la honte et la douleur d’un père : tenu par un sens de la dignité qui facilite le succès de la calomnie, Hippolyte prouve son excellence éthique en choisissant de confirmer son caractère dans une véritable profession de soi. Loin d’avoir « l’esprit rampant » 12 , ne porte-t-il pas plutôt la dignité jusqu’au sublime ? Le choix d’une attitude conforme à ce qui convient révèle un mode de construction du caractère articulant la poétique, l’éthique, la rhétorique. Pour cette étude du rôle de la bienséance dans le fonctionnement du caractère, nous retiendrons les quatre dernières pièces de Racine, en posant pour hypothèse que la recherche du sublime s’y accompagne d’une accentuation de la dignité (Iphigénie, Hippolyte, Esther, Joad), voire d’une indignité à proportion (Phèdre, Athalie), ou de la difficulté pour un roi d’être parfaitement digne (Agamemnon, Assuérus). 1. Le « choix prémédité » et la dignité des Grands : proairesis et semnotès Pour Hippolyte comme pour Hercule, le choix entre le Plaisir et la Vertu fixe une ligne de conduite. Présente dans la Poétique, la Rhétorique, l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème, la proairesis est, avec l’ethos, une notion transversale du corpus aristotélicien. L’état incomplet de la restitution de la bibliothèque de Racine ne permet d’attester formellement que la lecture de 8 De Off., I, § 117. Les textes de Cicéron et Quintilien sont donnés d’après la collection CUF. 9 Ibid., § 118. 10 Éthique à Eudème, II, 3, trad. C. Dalimier, Paris, GF, 2013, p. 93 (abrégé EE). 11 Phèdre, IV, 2, v. 1089-1090. Sur le rôle de l’aposiopèse pour la dignité du locuteur, voir Rhét. à Her., IV, 44. 12 TS, p. 84. Jérôme Lecompte 128 la première et de la troisième de ces œuvres. Quelques marginales peuvent néanmoins s’avérer utiles 13 . Dans les marges de l’Éthique à Nicomaque, Racine définit le terme de proairesis à deux reprises, comme « un choix prémédité » 14 qui « permet de juger de traits du caractère, mieux que ne le peuvent les actions » 15 , puis comme un « choix avec délibération » portant sur « des choses qui dépendent de nous » 16 , en quoi il diffère du consentement. Mais ce choix est plus explicitement rapporté à la vertu dans l’Éthique à Eudème, car « nécessairement l’excellence éthique est un état permettant de choisir une médiété qui nous est relative » 17 . Puisque « le propre de l’homme de bien est d’agir par choix délibéré », peut-on lire dans la Rhétorique, son éloge montrera que cette proairesis a présidé à ses actions 18 . Or les mœurs des puissants se caractérisent selon Aristote par la recherche d’actions dignes d’eux. La dignité (semnotès), ce milieu entre l’arrogance et la complaisance, deux excès dans la relation à autrui, est l’attitude conforme à leur caractère 19 : Car les puissants sont plus ambitieux et plus virils de caractère que les riches, en ce qu’ils ont un vif désir de toutes les actions que leur puissance leur donne la possibilité d’accomplir. Ils sont plus appliqués, en raison de leur responsabilité, car ils doivent veiller à ce qui relève de leur charge. Ils sont plus graves (semnoteroi) qu’autoritaires, car leur position les expose davantage aux regards, d’où cette tendance à la modération : la gravité (semnotès) est une autorité empreinte de douceur et de respect des formes. S’ils commettent l’injustice, alors ce ne sont pas des petits délinquants mais de grands criminels 20 . 13 Dans son édition de Racine (t. 2, Paris, Gallimard, 1966), Raymond Picard a reproduit les annotations recueillies par Paul Mesnard, Paris, Hachette, t. 6, 1865, reprenant ainsi les « Annotations de la Poétique d’Aristote », entretemps éditées par Eugène Vinaver (Manchester, 1944), et « Quelques annotations de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote », qui demanderaient à être complétées. 14 Éthique à Nicomaque, III, XI, § 2, 1111 b 5, éd. R. Bodeüs, Paris, GF, 2004, p. 140 (abrégé EN) ; voir t. II, éd. R. Picard, p. 933. Richard Bodeüs traduit proairesis par « décision » plutôt que « choix ». La traduction de Racine restitue la valeur d’antériorité du préfixe. 15 EN, III, XI, § 2, 1111 b 6, p. 140. 16 EN, III, XI, § 17, 1112 a 15, p. 142 ; voir ibid. 17 EE, II, X, 1227 b 8-9, p. 139. Voir Aristote, Magna moralia, I, XXVI, 1192 b 30-38 : est estimé celui qui garde le milieu entre les excès. 18 Rhét., I, IX, 1367 b 21-22, p. 199. 19 EE, II, 3, p. 95. 20 Rhét., pp. 343-344. François Cassandre traduisait la définition de la semnotès par « une certaine gravité qui sied bien à la personne en qui elle est, et qui ne sent Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 129 Adapté au rang de la personne, la gravité (semnotès ou grauitas) est le style propre à conférer cet air de dignité. Par l’action ou par le discours, manquer à la dignité emporte des conséquences d’autant plus graves que le rang est élevé : noblesse oblige. C’est au moyen d’une conformité entre la personne, les circonstances et le style que le discours doit donc produire l’ethos comme image de soi. Quoique Longin n’utilise pas les termes de semnotès et proairesis, il n’en prolonge pas moins la réflexion avec le chapitre VII du Traité sur le sublime, à propos de « la sublimité dans les pensées ». Digne des dieux et des héros, le sublime requiert une « élévation d’esprit naturelle », « image de la grandeur d’âme » qui s’entretient par une aspiration au grand et « une certaine fierté noble et généreuse » 21 . L’ethos doit donc parfaitement répondre au rang. « Pour s’élever au sublime, le noble ne doit pas déroger », résume Francis Goyet 22 . Sans surprise, l’Iliade fournit les plus nombreux exemples. Il est remarquable que, pour Cicéron, la poésie d’Homère serve à la réflexion morale. Ses héros n’ont-ils pas pris les décisions qui correspondaient à leur caractère propre ? Ulysse ne se conduit pas comme Ajax. Rien n’est convenable inuita Minerua, c’est-à-dire en contradiction avec la nature, ce qui implique la constance de soi-même 23 : Alors en effet qu’en toutes les actions, nous recherchons ce qui est convenable (quid deceat) d’après le genre de nature avec lequel chacun est né […], quand il s’agit de l’établissement de toute une vie, c’est un soin beaucoup plus grand qu’il faut y apporter, en sorte que tout au long de la vie nous puissions rester constants avec nous-mêmes (constare in perpetuitate vitæ), sans boiter en aucun devoir 24 . point son affectation » (Aristote. Rhétorique, Paris, Chamhoudry, 1654, II, XVII, pp. 310-311). Au XIX e siècle, l’héritage classique du vocabulaire cicéronien se perçoit encore dans la traduction de Norbert Bonafous : l’homme puissant « a plus de dignité que de hauteur ; car l’éclat de son rang le mettant en lumière, il évite les excès ; or, la dignité est une gravité douce et bienséante » (Durant, 1856, p. 221). 21 Ibid., VII, p. 84. 22 TS, préface, p. 44. 23 De Off., I, XXXI, § 110. 24 De Off., I, XXXIII, § 119. « C’est ainsi que généralement l’on découvrira les devoirs quand on cherchera ce qui est convenable et ce qui est approprié (quid deceat et quid aptum sit) aux personnes, aux circonstances, aux âges. Mais il n’est rien qui soit aussi convenable que d’observer, en toute entreprise et en toute décision, la constance avec soi-même » (De Off., I, XXXIV, § 125). Dans L’Éthique à Nicomaque, Aristote souligne que bien choisir la conduite à tenir ne suffit pas, mais « le faire quand on doit, pour les motifs, envers les personnes, dans le but et de la façon Jérôme Lecompte 130 Une fois choisi notre rôle sur le théâtre du monde, il nous appartient de conforter notre ethos, d’être conséquent, à moins de découvrir que l’on s’est trompé : cette constance est maxime decet, ce qui est « le plus convenable » 25 . Tout changement de vie doit donner l’impression d’être fait bono consilio. La dignité est définie par Cicéron comme un rayonnement social : elle est une autorité conférée par l’honneur 26 . Decere, decorum, dignus renvoient à une étymologie commune, liée à l’idée de convenance sociale 27 . Ainsi le decorum est-il « ce qui permet à chaque homme de s’accomplir pleinement lui-même, de répondre à son devoir, de s’adapter au monde et à la communauté en réalisant sa fonction, en jouant son rôle » 28 . Les dignités tels que le rang, les honneurs, les charges, impliquent des actions et des mots qui conviennent, de la même manière que la dignité comprise comme effet de la personne, image projetée que l’analyse du discours aborde à travers la « présentation de soi » : ces deux dimensions demandent de rester dans la bienséance de son caractère. Déroger nuirait à l’autorité de la personne, et rendrait le discours moins persuasif. Par suite, cette perfection des dieux et des héros participe à la dignité du genre épique ; la tragédie, en imitant souvent les grands poètes, s’élèvera d’après leur modèle. Pour produire le « sublime tragique » 29 , à partir d’Iphigénie, on peut penser que Racine accentue la dignité des caractères ou leur indignité. Or un caractère naît d’une proairesis, selon un passage de la Poétique d’Aristote ainsi traduit par Racine : (Un personnage) a des mœurs lorsqu’on peut reconnaître, ou par ses actions ou par ses discours, l’inclination et l’habitude qu’il a au vice ou à la vertu. (Ses mœurs seront) mauvaises si son inclination est mauvaise, et (elles seront) bonnes si cette inclination est bonne 30 . qu’on doit, constitue un milieu et une perfection ; ce qui précisément relève de la vertu » (p. 115). 25 De Off., I, XXXIII, § 120. 26 De Inv., II, § 166. 27 A. Michel, La Parole et la Beauté. Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale, Paris, Albin Michel, 1994, p. 10. 28 Ibid., p. 62. 29 G. Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003, p. 181. 30 Poét., 1454 a 17-19, dans Racine, Œuvres, éd. citée, t. I, p. 927, et Principes de la tragédie, éd. E. Vinaver, Manchester, 1944, p. 27, dont nous suivons l’établissement du texte. Entre parenthèses figurent les « amplifications stylistiques », et en italique les mots ajoutés par Racine. Le passage correspondant est ainsi traduit par Dupont-Roc et Lallot : « il y aura caractère (èthos) si les paroles ou l’action révèlent Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 131 Négligeant l’idée de choix, la traduction de proairesis par « inclination » atténue fortement la part de volonté, ce qui pour Tristan Alonge indique une « correspondance directe entre action et caractère » 31 . Encore ce choix préférentiel n’est-il pas le seul fait de la volonté ; Frédérique Woerther souligne que, tout « à la fois raisonnable et vertueux », il manifeste la « disposition subjective » de l’agent et détermine la qualité de l’ethos 32 . Amplifié par l’addition de « l’habitude qu’il a au vice et à la vertu », le terme d’inclination insiste davantage sur la part non rationnelle du choix, cependant la mise en avant de cette dimension morale n’est pas étrangère à la proairesis. Entre Vénus et Minerve, le Plaisir et la Vertu, Hippolyte fait-il plutôt son choix par inclination ou par délibération ? Brièvement évoquée à travers l’image du lait d’une « mère amazone », son enfance est derrière lui quand il écoute les récits de Théramène ; la conscience de ce qu’il est le met donc en état de reconnaître ses valeurs : Dans un âge plus mûr moi-même parvenu, Je me suis applaudi, quand je me suis connu 33 . Sa réception passionnée du récit constitue bien une preuve éthique, mais révélatrice d’une disposition naturelle à la vertu et d’un choix déjà conscient. En revanche, c’est dans un sens très littéral que la décision fonde in medias res le caractère : Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène […]. L’inclination du prince pour la vertu est confirmée par cette décision résultant d’une délibération, ce qu’est la proairesis. En se tournant vers l’action héroïque, « en fuyant un indigne repos » 34 , Hippolyte entend se montrer digne de son père. Cette intention le constitue d’emblée comme caractère ; elle révèle un choix aux motifs complexes, qui est proprement celui d’une « disposition subjective ». D’autres choix présupposent une délibération, comme pour Agamemnon, à qui échappe à voix haute cette résolution : un choix déterminé : le caractère aura de la qualité si ce choix est de qualité » (p. 85). 31 T. Alonge, Racine et Euripide. La révolution trahie, Genève, Droz, 2017, p. 43. 32 F. Woerther, L’Èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, pp. 159-162. 33 Phèdre, I, 1, v. 71-72. Voir EN, III, 2, p. 140. 34 Phèdre, III, 5, v. 935. Jérôme Lecompte 132 Non, tu ne mourras point, je n’y puis consentir 35 . Pour garantir la cohérence d’un caractère, selon Aristote, quatre propriétés doivent le fonder ; nous pouvons les relire à partir des Éthiques : 1) le « choix prémédité » détermine la qualité du caractère, bon ou mauvais, c’est-à-dire sa dignité ou son indignité, tel Hippolyte voulant suivre les traces de son père, pour le rejoindre physiquement, ou du moins, moralement ; 2) la convenance, ou bienséance, établit la conformité des mœurs avec le personnage, par des actions et des paroles adaptées à ce choix ; 3) plus énigmatique, la ressemblance est rapportée par Racine à un principe d’intertextualité, ce qui déplace la question de la dignité de l’éthique vers l’esthétique ; 4) enfin, la constance confirme le caractère en le faisant toujours agir en conformité avec son « choix prémédité », ce qui amène le poète à maintenir et à éprouver la logique de ce caractère : comme le traduit très clairement Racine, il faut en effet « que tout parte d’un même principe » 36 . Nous ne pouvons entreprendre ici une étude d’ensemble du « choix », bien présent dans les tragédies de Racine ; Néron offre à Junie un « choix digne des soins d’un prince » amoureux, et Rome attend de Titus « un choix digne d’elle » et de lui 37 . Mais dans les dernières pièces, le sublime modifie nécessairement l’économie du choix et de la dignité. À différents égards, Iphigénie, Hippolyte, Esther, Joad manifestent une « excellence éthique », caractérisée par leur style propre, et mise en tension avec l’indignité - indignité en puissance d’Agamemnon pressé par tous de décider le sacrifice de sa fille, ou d’Assuérus résolu à perpétrer le massacre des Hébreux ; indignité choisie par une Phèdre entraînée à l’aveu par sa propre passion, indignité assumée par une Athalie pourtant ébranlée dans sa décision, face à l’enfant. L’affrontement entre la dignité et l’indignité, sous ses diverses formes, est le cœur d’une action tendue vers le sublime. 2. Le sens de la dignité Par l’élévation qu’elle demande, la tragédie implique de la part des personnages un sens aigu de la dignité. Cette preuve d’une grande âme devient 35 Iphigénie, I, 1, v. 40. Sur le lien entre choix et délibération, voir Woerther, ouvr. cité, p. 163. 36 Racine, Principes de la tragédie, éd. citée, p. 28. 37 Britannicus, II, 3, v. 600-602 (avec une amplification par anaphore qui renforce un style vicieux, au sens de Démétrios) ; Bérénice, II, 2, v. 418. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 133 majesté pour les rois. À des degrés divers, le rayonnement de l’ethos impose une image de respectabilité, mais le sublime en renforce considérablement l’enjeu dans les tragédies à partir d’Iphigénie. Un sublime de la dignité Dans sa préface à Longin, Boileau précise que le sublime ne se réduit pas au style sublime des rhétoriciens, il est plutôt « cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage, enlève, ravit, transporte » 38 . Or, à reprendre l’exorde de Joad cité dans la Réflexion XII pour attester la présence du sublime chez Racine, il apparaît en effet que la dignité ne se réduit pas à la grauitas, ce style propre à représenter la grandeur romaine chez Corneille : Celui qui met un frein à la fureur des flots Sait aussi des Méchants arrêter les complots. Soumis avec respect à sa volonté sainte, Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte 39 . Pour Boileau, ces vers concentrent le sublime longinien et constituent la preuve suffisante qu’en la matière Racine a surpassé Corneille. Sans plus expliquer à quoi tiennent la « magnificence des paroles » et l’« harmonie de l’expression », il préfère insister sur l’image « de la parfaite confiance en Dieu de ce véritablement pieux, grand, sage et courageux Israëlite » 40 : l’ethos du grand-prêtre passe la mesure du sublime cornélien. La grandeur de la pensée tient ici à l’évocation fulgurante de la puissance de Dieu dans une périphrase qui donne à voir qu’il sait suspendre les lois de la nature, mais cette diatypose prouve la noblesse du sentiment. Sans arrogance ni complaisance, Joad se tient dans la médiété qui lui est relative, la semnotès, en se déclarant indissociable de sa foi. Avec le polyptote du verbe craindre et une apostrophe en incise faite pour ralentir le rythme, l’isotopie de la soumission à Dieu et la simplicité du fidèle exprimée dans le dernier vers traduisent la tranquillité de son âme face au péril extraordinaire 41 . L’excellence éthique élève ici la dignité jusqu’au sublime, qui cependant touchera moins Abner que le public chrétien. Ces paroles indiquent très clairement quelle est la nature de la proairesis ; elles autorisent le discours parénétique qui exerce sur l’officier 38 TS, préface, p. 70. 39 Athalie, I, 1, v. 61-64. 40 TS, « Réflexion XII », p. 156. 41 Sur les pauses nécessaires, voir ibid., ch. XXXII, « De l’arrangement des paroles », p. 131. Jérôme Lecompte 134 une forte pression délibérative 42 . Quand il reparaît à l’acte V, après avoir connu « l’horreur d’un cachot », en proie aux images de la ruine inévitable de son peuple 43 , sa décision a été prise. Face à Josabet et Joad, son éloquence passionnée prouve que sa vie compte désormais moins que sa dignité 44 . D’autres décisions majeures procèdent ainsi d’une délibération, parfois restituée dans un récit, comme celui d’Agamemnon dans l’exposition d’Iphigénie, ou représentée si besoin dans une scène délibérative. Fortement troublée d’avoir reconnu en Éliacin l’enfant vu en songe, Athalie cherche conseil auprès de Mathan et Abner : « Pourquoi délibérer ? » Le prêtre de Baal écarte l’éventualité d’une compassion qui affleurera pourtant 45 . Mais l’ellipse de la délibération peut être suggérée au poète par souci d’efficacité dramatique. Clytemnestre annonce à Iphigénie sa décision de quitter les rivages d’Aulide, car il en va de leur « gloire » 46 ; Hippolyte, résolu à partir à la recherche de Thésée, veut assumer le « devoir » d’un fils pour échapper à l’amour 47 ; Assuérus, qui n’aspire à rien d’autre qu’à être un roi magnanime, éprouve le besoin de s’isoler quand il découvre à quelle indignité le portaient les manœuvres d’Aman 48 . La simplicité de cette dernière ellipse a quelque chose du silence d’Ajax ou du voile d’Agamemnon 49 . Induit par la logique du caractère, le choix est un révélateur de l’ethos. Pour Aricie, la décision d’Hippolyte de lui céder le trône confirme largement sa « gloire ». Cette admiration fait glisser l’échange du politique vers l’affectif, pour aboutir à l’aveu du prince, dont les motifs de magnanimité relèvent à part indistincte de l’ethos et du pathos, au point qu’il ne se reconnaît plus : 42 Athalie, I, 1, v. 67-71. 43 Athalie, V, 2, v. 1569 et suiv. 44 Athalie, V, 2, v. 1641-1646. 45 Voir Athalie, II, 7, v. 651-654 et V, 2, v. 1613-1619. 46 Iphigénie, II, 4, v. 626 et 633. 47 Phèdre, I, 1, v. 27. 48 Esther, III, 4, v. 1138-1139. 49 Devant peindre le sacrifice d’Iphigénie, Timanthe avait représenté « Calchas triste, Ulysse encore plus triste, et donné à Ménélas le maximum d’affliction que pouvait rendre l’art ; ayant épuisé tous les signes d’émotion, ne sachant pas comment rendre convenablement (digne modo) l’expression du père, il lui voila la tête et laissa à chacun le soin de l’imaginer à son gré » (Inst. orat., II, XIII, § 13 ; voir Iphigénie, V, dern., v. 1708-1710). Voir Forestier, Passions tragiques et règles classiques, ouvr. cité, p. 178. Voir G. Declercq, « Aux confins de la rhétorique : sublime et ineffable dans le classicisme français », Dire l’Évidence. Philosophie et rhétorique antiques, dir. C. Lévy, L. Pernot, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1997, pp. 403-435. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 135 Asservi maintenant sous la commune loi, Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi 50 ! Hippolyte se reproche d’avoir obéi à un « téméraire orgueil », à une « audace imprudente » 51 qui altérait sa capacité de délibération. La découverte de la passion lui inspire la pensée d’une inadéquation à soi de l’être présent, qui rend caduc son choix de vie : Moi-même pour tout fruit de mes soins superflus, Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus. Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune. Je ne me souviens plus des leçons de Neptune 52 . Ce qui est importun trahit l’effet de la passion : les habitudes ne sont plus adaptées au caractère, vacillement sublime de la dignité devant l’ignorance du quid deceat qui s’impose désormais. Phèdre, quant à elle, s’emporte contre une « importune main » 53 ; sa coiffure de reine offre aux regards une image qui ne convient plus à ce que la passion a fait d’elle, en l’éloignant de son rang. L’ordre couvrirait le désordre, la dignité dissimulerait l’indignité ? La corporalité de l’ethos autorise une sémiotique de la dignité. Dans Esther, quand Aman choisit pour Assuérus les honneurs susceptibles de « récompenser le mérite et la foi » 54 , il ne pense qu’à rendre la dignité visible par les attributs mêmes de la majesté : la pourpre et le train royal révèlent un choix indigne, fait pour impressionner le peuple, bon pour un sophiste, et même accepté par un roi magnanime. Les grands personnages, cependant, ont à faire de grands choix. Gravité des choix Pour Cicéron, le genre délibératif demande un discours « empreint de dignité », mais surtout, l’approfondissement moral de l’ethos à Rome implique une éloquence fondée sur la dignité de l’orateur : conseiller ou dissuader demande une autorité morale 55 . Plutôt que l’utile, le genre délibératif doit viser l’honnête, la dignitas 56 . Cette revalorisation morale de 50 Phèdre, II, 2, v. 535-536. 51 Phèdre, II, 2, v. 530 et 537. 52 Phèdre, II, 2, v. 547-550. 53 Phèdre, I, 3, v. 159. 54 Esther, II, 5, v. 588. 55 De Orat., II, IX, § 35 et LXXXII, § 333. 56 De Orat., II, LXXXII, § 334 ; Inst. orat., III, VIII, § 1. Jérôme Lecompte 136 l’orateur élève l’éloquence. Dans les tragédies de Racine considérées, la gravité des choix ne regarde pas tant l’utilité que la dignité, de sorte que chacune se laisse ressaisir sous cet angle. Agamemnon doit-il agir en père, ou comme roi des rois ? La gravité du choix s’éprouve dans l’alternative qui met en balance deux dignités égales mais inconciliables. Cette situation apparaît d’autant plus difficile que le système des personnages est organisé selon une polarisation des valeurs : ce qui est digne pour les uns se trouve indigne pour les autres. Le choix de Phèdre demeure en suspens, car la passion affaiblit sa capacité de délibération et la rend vulnérable à la sophistique. La parole défaite par la langueur montre combien cette capacité de proairesis se meurt avec elle ; l’absence de péroraison à la fin de sa tirade d’aveu à Œnone dit l’absence de toute portée pragmatique de nature délibérative 57 . L’indignité de Phèdre tend au sublime car elle choisit ainsi malgré elle, avec la conscience de ce qu’elle ne peut empêcher 58 . Pour Esther, en revanche, le choix s’impose immédiatement après que Mardochée lui a demandé de ne pas considérer que sa vie lui appartenait : S’immoler pour son nom, et pour son héritage, D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage 59 . Mais déjà elle méprisait sa dignité de reine, foulant le bandeau « dans le secret » 60 ; elle remercie Dieu du signe adressé. « Ce moment est venu », « C’est pour toi que je marche » 61 : la dignité sublime de cette péroraison s’apprécie en particulier par la simplicité de ces deux phrases réduites à un hémistiche, pour rendre le choix dans toute sa grandeur biblique. Enfin, le grave péril exposé par Abner amène Joad à décider que le moment est également venu de révéler l’identité de l’enfant. Mais la foi de Joas est d’abord mise à l’épreuve par Athalie, puis par le grand-prêtre lui-même, avant cette conclusion : Je vous rends le respect que je dois à mon Roi. De votre aïeul David, Joas, rendez-vous digne 62 . Cette appartenance à une grande lignée oblige l’enfant qui, plus loin, prête serment de respecter la Loi 63 . Dans Athalie, la gravité de la situation tient à l’affrontement de choix contraires, celui de Dieu, celui de Baal : la dignité 57 Voir Phèdre, I, 3, v. 269-316. 58 Phèdre, II, 5, v. 670-676. 59 Esther, I, 3, v. 217-218. 60 Esther, I, 4, v. 280. 61 Esther, I, 4, v. 283-292. 62 Athalie, IV, 2, v. 1292-1293. 63 Athalie, IV, 4, v. 1409-1410. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 137 de la « foi sincère » s’oppose à l’indignité de l’« encens idolâtre » 64 . Mais qu’Athalie ou Mathan évoquent leur choix, et ils le rapportent à une passion sans délibération, « juste fureur » de la vengeance pour l’une, « querelle » avec Joad pour l’autre 65 : l’oubli de la raison précipite l’indignité, loin de toute excellence éthique. Héritage et dignité En tragédie, ce sens de la dignité est ostensiblement rattaché à un rang. La conscience d’appartenir à une lignée détermine une double incidence temporelle. Héritage reçu, héritage laissé, il faut toujours être digne de son sang et digne de la postérité, ce qui concerne à la fois la convenance et la constance du caractère 66 . Ainsi, contre le soupçon de l’inconstance de Thésée, Hippolyte est prompt à défendre son père : Par un indigne obstacle il n’est point retenu 67 . Plusieurs fois évoqué pour préparer l’action et le dénouement, le besoin d’héroïsme signifie de la part du jeune homme la recherche d’une élévation digne de ce père. L’isotopie de la dignité construit dans les textes un réseau important, dont témoignent les mots de la famille dérivationnelle d’héritage et le nom sang, complémenté quelquefois par un nom illustre. Dans la scène d’exposition d’Iphigénie, le topos encomiastique de la généalogie désigne Agamemnon comme le plus grand roi, mais cette accumulation de dignités, acquises ou transmises, et ces liens pluriels avec les dieux obligent à proportion : Roi, Père, Époux heureux, Fils du puissant Atrée Vous possédez des Grecs la plus riche Contrée. Du sang de Jupiter issu de tous côtés, L’hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez 68 . Prise à rebours, la filiation sert de fondement aux imprécations de Clytemnestre contre son époux : 64 Athalie, I, 2, v. 71 et 172. 65 Athalie, v. 709 et 928. 66 « Mais le meilleur héritage que transmettent les parents à leurs enfants et qui l’emporte sur tout patrimoine, c’est la gloire de leur vertu et de leurs entreprises : la déshonorer (cui dedecori) doit être jugé comme un sacrilège et une tare » (De Off., § 121). 67 Phèdre, I, 1, v. 24. 68 Iphigénie, I, 1, v. 17-20. Jérôme Lecompte 138 Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée Reconnais l’héritier, et le vrai Fils d’Atrée, Toi, qui n’osas du Père éclairer le festin, Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin 69 . Et, tandis que Phèdre repousse « les honneurs » 70 , en proie à la honte que lui cause son indignité, Œnone lui conseille de se montrer « digne sang de Minos » en choisissant la voie politique, c’est-à-dire de retrouver sa dignité de reine 71 . Plus tard, Phèdre ne pourra s’empêcher de songer à sa postérité : Je ne crains que le nom que je laisse après moi. Pour mes tristes Enfants quel affreux héritage ! Le sang de Jupiter doit enfler leur courage. Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau, Le crime d’une Mère est un pesant fardeau 72 . La prestigieuse lignée commande une attitude qui convienne. Déroger, ce serait entacher l’orgueil familial, - menace exprimée par le verbe démentir, que les personnages utilisent pour attaquer l’ethos d’autrui, ou pour la défense du leur. Aux yeux de Clytemnestre, le soudain refus d’Achille d’épouser Iphigénie Dément le sang des Dieux, dont on le fait sortir 73 , reproche dont elle accable plus tard son époux : Vous ne démentez point une Race funeste 74 . Mais Hippolyte s’appuie sur la négation de cette idée pour soutenir avec force sa dignité : Élevé dans le sein d’une chaste Héroïne, Je n’ai point de son sang démenti l’origine 75 . Dans Athalie, l’inquiétude autour de la dignité en puissance de Joas figure l’ombre portée d’un épisode biblique à venir. Si l’enfant devait se montrer « indigne de sa race », il ne mériterait que la destruction 76 . Joad lui rappelle ainsi « à quelles étroites lois » se soumet « un roi digne du 69 Iphigénie, V, 4, v. 1689-1692. 70 Phèdre, III, 1, v. 737. 71 Phèdre, III, 1, v. 755 et suiv. 72 Phèdre, III, 3, v. 860-864. 73 Iphigénie, II, 4, v. 644. 74 Iphigénie, IV, 4, v. 1249. 75 Phèdre, IV, 2, v. 1101-1102. 76 Athalie, I, 2, v. 283-286. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 139 diadème » 77 , et la révélation spectaculaire prend appui sur une coréférence entre l’apostrophe et la périphrase, autant déclarative que performative : Paraissez, cher Enfant, digne sang de nos Rois 78 . Quelque temps auparavant, Athalie, troublée par l’enfant, lui a offert de devenir son « héritier » et son « propre fils » 79 . Le silence de Joas disloque l’échange, et dans cette antilabe la réponse se place en contre-rejet pour dire l’épouvante, la fin de phrase étant elle-même rejetée en fin de vers par suspension : J OAS . - Quel Père Je quitterais ! Et pour… A THALIE . - Eh bien ? J OAS . - … Pour quelle Mère 80 ! Le déterminant exclamatif signale un conflit de qualité : Joas sent combien il dérogerait s’il acceptait la proposition, et prouve là son excellence éthique. Ce moment de confrontation sublime apparaît décisif pour la proairesis de l’enfant ; son serment solennel en tiendra lieu 81 . Parce qu’ils respectent une filiation, un rang, une charge, et qu’ils tentent de s’y conformer en tout point, ces caractères se constituent à partir de ce sens de la dignité. 3. Caractère, bienséance et choix rhétoriques En contraste avec l’indignité de Phèdre ou d’Athalie, le sublime de la dignité apporte la preuve de l’excellence éthique des personnages qui leur sont opposés. Se montrer digne, c’est dire et faire ce qui convient à ce que l’on est dans une situation donnée. La convenance du caractère oblige ainsi le poète à relier le discours par toutes ses fibres à cette dignité, pour rendre vraisemblable l’énonciation de mots ou de pensées sublimes. Ainsi reconnaît-on le choix prémédité d’une qualité, bonne ou mauvaise, à travers l’inventio, la dispositio, l’elocutio, selon ce qui convient à ce qu’il est, trois niveaux de la présentation de soi, trois aspects de la bienséance interne du caractère que nous aborderons très logiquement dans l’ordre inverse, à 77 Athalie, IV, 2, v. 1277. 78 Athalie, V, 5, v. 1718. 79 Athalie, II, 7, v. 693-698. Dans le récit du songe, Athalie est apostrophée par sa mère au moyen de la périphrase « fille digne de moi » (II, 5, v. 497). 80 Athalie, II, 7, v. 699-700. 81 Athalie, IV, 3, v. 1409-1410. Jérôme Lecompte 140 partir d’exemples qui souligneront, pour le personnage, la difficulté de la dignité. Elocutio : imitation et dignité du style Dans la Rhétorique d’Aristote, le concept de convenance (prepon) ne vaut que pour le style, quoique l’analogie employée présuppose une dimension sémiotique : d’une métaphore, on dira qu’elle convient, tout comme, selon l’âge, une couleur de vêtement sied mieux aux uns qu’aux autres (1405 a). Une juste proportion entre les mots et les choses garantit la conformité du style au genre (1407 b 14-16), elle conforte la crédibilité de l’orateur (1407 b 19-23). Il y a convenance quand le style « exprime passions et caractères non sans être proportionné aux affaires traitées » (1408 a 10-11) 82 . Afin d’élever le style jusqu’au sublime, Longin recommande l’imitation des meilleurs auteurs 83 . Dans Iphigénie, deux emprunts successifs à Euripide et Homère donnent à l’échange entre Agamemnon et Ulysse toute sa dignité sublime. Il fallait d’abord peindre avec justesse la douleur d’un père qui n’en reste pas moins grand monarque : Triste destin des Rois ! Esclaves que nous sommes Et des rigueurs du Sort, et des discours des Hommes. Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins, Et les plus malheureux osent pleurer le moins 84 . Tandis que l’amertume de la plainte, chez Euripide, passait par l’exclamation 85 , Racine choisit l’apostrophe, ou plutôt une métabase, qui tire sa force du décrochage énonciatif 86 . Dans cette pensée pour lui-même, en effet, Agamemnon se détourne d’Ulysse, ou du moins modifie le niveau énonciatif de leur échange en le portant à un niveau supérieur, celui d’une abstraction qui les concerne tous deux, puisqu’ils sont rois, mais qui affaiblit la portée pragmatique. Le sublime du lieu commun ne relève pas seulement 82 Pour une étude de la bienséance du style et de ses enjeux, nous renvoyons à notre article « Le génie de Néron : l’hypotypose comme subversion de la rhétorique dans Britannicus de Racine ». L’Hypotypose. Théorie et pratique de l’Antiquité à nos jours, dir. W. Konstanty Pietrzak, Folia Litteraria Romanica, 11 (2018), pp. 175- 185. 83 TS, XI et XII, pp. 94-96. 84 Iphigénie, I, 5, v. 365-368. 85 « Qu’une basse naissance est pleine d’avantages ! » (voir Racine, Œuvres, t. I, éd. citée, p. 1586). 86 Voir S. Franchet d’Espèrey, « Rhétorique et poétique chez Quintilien. À Propos de l’apostrophe ». Rhetorica, 24, 2 (2006), pp. 163-185. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 141 de l’inventio. En outre, sa prise en charge par l’énonciateur au moyen du pronom catégoriel nous, déjà présent chez Euripide, n’est plus suivie d’un retour au je, Racine lui préférant l’implicite par le détour d’un superlatif relatif qui crée parmi les rois une sous-catégorie, celle des « plus malheureux ». Une tirade serait trop artificielle. Par sa brièveté, la poignante méditation d’Agamemnon se concentre sur la difficile condition des souverains qui, se sachant observés, doivent dissimuler leur douleur sous le masque de la dignité royale. Quoiqu’il en coûte, Ulysse affirme la nécessité du sacrifice d’Iphigénie, substituant à l’alternative tragique celle des deux réactions possibles d’Agamemnon : Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt sans pâlir, Considérez l’honneur qui doit en rejaillir 87 . Avec la forte symétrie du vers brisé, que soulignent épizeuxe, allitération et homonymie, le mouvement rhétorique de l’épanorthose vise à détourner Agamemnon de l’émotion (pathos) pour l’exhorter plutôt à se comporter en roi héroïque (ethos), c’est-à-dire à choisir une persona en accord avec la guerre à mener, option valorisée par sa place et par une hypotypose ouvrant les possibles de l’épopée, au moyen d’une imitation des chants homériques 88 . Ce style se prête parfaitement à l’ethos préconisé par Ulysse. Mais en réponse à la douleur d’un père qui ne doit pas oublier sa dignité de roi, l’élévation sublime du discours fait un peu trop valoir la beauté de la vertu héroïque pour ne pas éveiller le soupçon d’un charme sophistique 89 . Dispositio : dignité sublime de la tirade Les prises de parole les plus solennelles demandent un air de dignité que l’exorde a pour rôle d’instaurer, en montrant les bonnes dispositions du locuteur à l’égard de son auditoire. Iphigénie se présente à son père avec la modestie et la soumission d’une fille aimante : « Ma vie est votre bien » 90 . À cette place, la simplicité de l’hémistiche emprunté à Bajazet est autre chose qu’une cheville ; en posant comme établie l’acceptation du sacrifice, elle tend au sublime. Bien loin de s’interrompre sur cette décision de marcher à la mort, le discours se prolonge ; l’implication réversible en incise (« s’il le 87 Iphigénie, I, 5, v. 379-380. 88 Voir Iphigénie, I, 5, v. 381-388. 89 Achille dénoncera lui-même cette image de gloire que lui ont représentée Calchas, Nestor et Ulysse : « De leur vaine éloquence employant l’artifice » (Iphigénie, II, 7, v. 750). 90 Iphigénie, IV, 4, v. 1177, et Bajazet, II, 1, v. 519. Jérôme Lecompte 142 faut », v. 1181) puis l’adverbe d’opposition avançant une autre hypothèse (« Si pourtant », v. 1185) font entendre des réserves. Sans trahir la bienséance de son caractère, Iphigénie argumente en faveur de sa vie, non pas tant pour elle-même (v. 1207) que pour Achille et Clytemnestre. Réduite à deux vers, la péroraison ne pourrait être développée sans la portée délibérative que lui prêterait une amplificatio, voire une conquestio - une plainte 91 . Cette exténuation de la parole privilégie l’implicite et préserve la dignité du caractère. Ni aveuglément respectueuse, ni coupable à son tour d’un « artifice indigne », Iphigénie ne s’abaisse pas à supplier, mais parvient à une combinaison délicate entre la gravité et la tendresse 92 . Cependant la dignité d’Iphigénie devient proprement sublime au dernier acte. Quand elle annonce à son amant puis à sa mère qu’elle a choisi le sacrifice, elle les dissuade tour à tour de l’empêcher. Sa tirade pour Achille repose alors sur une dispositio complète, dont la grandeur vient de la pensée et du style épique ; sa mort rend possible un avenir héroïque, toujours celui de L’Iliade. Dans sa péroraison, Iphigénie exhorte son amant à se conduire comme il convient au héros : Adieu, Prince, vivez, digne Race des Dieux 93 . Mais il fallait que le héros fût ressemblant, et nécessairement Achille s’emporte, provoquant l’indignation d’Iphigénie : « Où serait le respect ! » 94 . Alors qu’il prétend même la contraindre, elle lui déclare l’indignité de ce déportement qui attente à sa gloire 95 . Un peu après, Iphigénie doit persuader sa mère de ne rien tenter, car elle ne voudrait pas la voir Par des soldats peut-être indignement traînée [...] 96 . La princesse atteint sa pleine dignité au moment de ces adieux, quand elle invite sa mère à rappeler sa « vertu sublime » 97 , laissant place, par ses 91 Sur ces aspects, nous renvoyons à notre étude « In cauda summum : péroraisons dans Esther et Athalie ». Autres regards sur Racine, dir. Françoise Poulet et Guillaume Peureux, Neuilly, Atlande, 2018, pp. 89-106. 92 Dans cette épreuve, Agamemnon encourage Iphigénie à se montrer digne de son « sang » (voir Iphigénie, IV, 4, v. 1243-1248). 93 Iphigénie, V, 2, v. 1563. 94 Iphigénie, V, 2, v. 1577. 95 Iphigénie, V, 2, v. 1589. « Et en s’indignant on donne de la dignitas à son propre discours », relève Francis Goyet, dans Le Sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996, p. 102. Les pages précédentes ont porté sur la dignité de Valère et sur les lieux de l’indignation dans Horace. 96 Iphigénie, V, 4, v. 1646. 97 Iphigénie, V, 4, v. 1665. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 143 derniers mots tenus en suspens, à l’ineffable de l’émotion pure : une fois encore, la péroraison est interrompue. Le choix du sacrifice n’empêche pas le trouble de la tendresse. Ailleurs, cette absence de péroraison peut caractériser l’indignité de la tirade : prisonnière en son labyrinthe, Phèdre n’a pas la force délibérative suffisante pour conclure son aveu à Œnone par une portée pragmatique 98 . Au-delà de la tirade, la dispositio mérite ainsi d’être rapportée à l’organisation poétique d’une scène ou d’un acte. Inventio : dignité et principe de réversibilité Après l’aveu de Phèdre, le départ d’Hippolyte trouve une autre raison, mais son émotion atteint une intensité si élevée que toute tirade est impossible ; il s’interrompt, et se refuse à faire de Théramène le confident de ce qui vient de se passer. Face au crime, la pudeur naturelle du jeune homme le jette dans l’effroi. Elle rend la décision immédiate, sans que la délibération puisse avoir lieu. Cependant, les menées politiques du camp adverse engagent Hippolyte à tout faire pour laisser « le sceptre aux mains dignes de le porter » 99 . Seule la calomnie rendra impuissant ce sens de la dignité, en amenant Thésée à reconnaître le contraire des valeurs présentées par son propre fils. Après avoir exposé le fonctionnement du vraisemblable logique, Quintilien souligne la réversibilité des arguments portant sur le statut de l’accusé : « en effet, le rang (dignitas) d’un accusé peut servir à le défendre et être converti parfois en argument de l’accusation, comme ayant fait espérer l’impunité […]. À vrai dire, des mœurs honnêtes et l’intégrité de la vie passée ne sont pas sans avoir toujours rendu de grands services » 100 . C’est précisément ce à quoi se livre Thésée, qui ne voit dans la probité d’Hippolyte que faux-semblants. Ni arrogant, ni complaisant, mais soucieux de tenir compte de son auditeur 101 , Hippolyte représente la médiété définie par Aristote sous le nom de dignité (semnotès), ce que l’on reconnaît dans l’effort d’adaptation d’un 98 Phèdre, I, 3. 99 Phèdre, II, 6, v. 736. 100 Inst. orat., VII, II, §§ 31-33. La dernière phrase est copiée par Racine dans ses excerpta (fr. 12888). 101 « La dignité est une médiété entre l’arrogance et la complaisance. En effet, le méprisant qui vit sans tenir aucun compte d’autrui, est un arrogant ; celui qui cherche à plaire à autrui sur tout, ou qui se comporte en inférieur avec tout le monde, est un complaisant ; celui qui se comporte ainsi dans certains cas, mais pas dans d’autres, et cela en fonction du mérite des gens, est un homme digne » (EE, p. 181). Jérôme Lecompte 144 homme digne à des circonstances indignes. Toutefois, il ne peut prévoir la pire d’entre elles, la défiance de Thésée. Pour ne pas révéler la vérité, en quoi il précipite l’action, Hippolyte fait reposer toute sa défense sur l’affirmation de sa constance dans la vertu. L’accumulation de lieux communs occupe l’essentiel de l’espace qui devrait être celui de la narration : Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes. Quiconque a pu franchir les bornes légitimes Peut violer enfin les droits les plus sacrés. Ainsi que la Vertu le Crime a ses degrés. Et jamais on n’a vu la timide Innocence Passer subitement à l’extrême licence. Un jour seul ne fait point d’un Mortel vertueux Un perfide Assassin, un lâche Incestueux. Élevé dans le sein d’une chaste Héroïne, Je n’ai point de son sang démenti l’origine 102 . La dignité de cette tirade est parfaitement conforme au caractère, si l’on considère que la sèche brièveté des phrases ne cherche pas un sublime de l’amplification, qui passerait par le choix de figures emphatiques ou par le style périodique 103 , mais confine à un sublime de l’excellence éthique, rendu par la gravité du style. Il remplit ainsi la condition d’une grande âme donnée par Longin pour la production du sublime : La première qualité donc qu’il faut supposer en un véritable orateur, c’est qu’il n’ait point l’esprit rampant. En effet, il n’est pas possible qu’un homme qui n’a toute sa vie que des sentiments et des inclinations basses et serviles, puisse jamais rien produire qui soit fort merveilleux ni digne de la postérité. Il n’y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes et de solides pensées qui puissent faire des discours élevés, et c’est particulièrement aux grands hommes qu’il échappe de dire des choses extraordinaires 104 . Cette vraisemblance dégagée par Longin pour dire l’impossibilité du sublime chez un homme toujours « habitué aux inclinations basses et serviles », Racine en inverse exactement la polarité pour produire l’argument éthique central du raisonnement d’Hippolyte : un caractère vertueux ne peut se rendre indigne par un si grand crime. Quoique son amour brave un interdit, Hippolyte vise à l’excellence éthique et se rend capable de l’énonciation sublime. On juge l’intention, selon Aristote, non 102 Phèdre, IV, 2, v. 1093-1102. 103 Longin, pp. 129 sqq. 104 TS, VII, p. 84. Bienséance et caractère dans les dernières tragédies de Racine 145 l’action 105 . Du reste, la fin héroïque du personnage prouve qu’il était digne de son père, et dans les derniers vers de la pièce, Thésée fait plus que lui rendre hommage, il répare un tort pour la postérité, en lui rendant « les honneurs qu’il a trop mérités » 106 . Mais, dans leur dernière confrontation, il apparaît surtout que le sublime de la dignité est accentué par son inefficacité même sur Thésée, qui se refuse à le reconnaître pour ce qu’il est, préférant interpréter a contrario la déclaration de soi comme un indigne artifice. La réversibilité de la dignité par l’interprète, déjà observée chez Clytemnestre, atteint proprement au sublime. *** Qualité, convenance et constance, pour confirmer sans cesse la proairesis à l’origine du caractère, nécessitent des choix cohérents et repérables aux différents niveaux du discours. À cette cohérence poétique s’articule donc une cohérence textuelle et rhétorique inséparable d’une dimension éthique. Pour le personnage, l’effort de dignité consiste à s’inscrire dans une lignée, à se reconnaître dans un ensemble de valeurs, tandis que le choix de l’indignité menace l’ordre de l’ethos. Avec la ressemblance, le déplacement vers l’esthétique suggère un autre mode de filiation : qu’ils soient du sang d’Homère ou du sang de David, les héros, par l’imitation des sources même du sublime, confèrent une dignité supplémentaire au poème dramatique. Si le pathos domine plus que jamais l’ethos dans une poétique racinienne ouverte au sublime longinien, il faut y reconnaître la place d’un sublime de l’excellence éthique. Certes, tous les personnages n’inclinent pas vers la médiété qui leur est relative, et quelques-uns dérogent. Du moins Iphigénie, Hippolyte, Esther, Joad, cherchent-ils à se maintenir dans cette présentation de soi profondément attachée à la vertu. Mais la polarisation avec une puissance contraire exacerbe l’intensité. C’est au moment où ils ont à faire face à l’indignité, de l’hésitation humaine d’Agamemnon à l’inhumanité d’Athalie, que leur dignité mise en péril s’élève au sublime tragique. 105 EN, 1106 b 24-28, p. 115. 106 Phèdre, V, dern., v. 1651-1654. PFSCL XLV, 88 (2018) Ghosts in Early French Opera P ERRY G ETHNER (O KLAHOMA S TATE U NIVERSITY , S TILLWATER ) Because ghosts are normally perceived as frightening and because tragédies lyriques, whose plots focus on the supernatural, tend to feature a wide variety of scary creatures, it comes as a surprise to find that not all operatic ghosts are meant to terrify. Some groups of ghosts come from the blissful regions, while others are demonic; in one case the ghosts are amusing. Some are purely decorative; others are more integrated into the plot. Ghosts usually appear in groups, either as choristers or as dancers or both. If we see them in the underworld, that is because they are inhabitants of that area; they appear on earth only when called up by a god or magician. In both cases, they possess minimal agency. Solo ghosts either are summoned or appear unbidden in order to deliver a prophecy or to refuse to do so. Such ghosts are angry and warn the living person of impending disaster, though in one case an angry ghost delivers a warning that is designed to be helpful. Clearly, audiences must have loved ghosts, since they are found in roughly one-third of the tragic operas staged in Paris during the last three decades of the seventeenth century. Nevertheless, these ghosts are so varied that they have only two major features in common: they are visually exciting, and their intervention is not necessary to the outcome of the plot. Threatening ghosts have several features in common: they are solo characters who appear in a single scene; they are people whom the recipient knows or knows about; they are rivals or obstacles to one of the central characters; they always tell the truth, though it is not helpful for the listener; they do not advance the plot, because their warnings do not cause things to happen that would not have happened anyway; they create a sense of impending doom. In other respects, however, they differ widely. Of the five examples in my corpus, four of the ghosts are men and one is a woman; two have just died, whereas the others have been dead for some time; two Perry Gethner 148 are summoned by a sorceress, whereas the others appear of their own volition; they can appear at any point between Act II and Act V. I shall discuss the frightening solo ghosts in chronological order. In Philippe Quinault’s Amadis (1684, music by Lully) the ghost appears unbidden but responds to an invocation by a sorceress. Arcabonne is one of the rare complex villains in a world of largely polarized characters. Although trained in the magical arts by her brother, the evil enchanter Arcalaüs, she has achieved very limited mastery of them. When attacked by a monster, she found herself powerless to resist; she was saved only through the chance appearance of an unknown knight, and when he dropped his helmet and revealed his face, she fell in love with him. Throughout the opera she will struggle to reconcile the two warring sides of her nature: love and compassion versus hatred and revenge. The latter emotions are connected to the vow that she and Arcalaüs have made to avenge the death of their brother, the knight Ardan Canile, who perished in combat against Amadis. Through their enchantments they lure to their palace many of the friends and relatives of Amadis, and finally the hero himself. They plan to kill all these people as part of a vengeance ceremony before Ardan Canile’s tomb. But when Arcabonne addresses her dead brother to tell him of the blood she plans to spill for his sake, he surprises her by emerging from his tomb and denouncing her: Ah ! tu me trahis, malheureuse ! Ah ! tu vas trahir tes serments. Je retombe ; le jour me blesse. Tu me suivras dans peu de temps ; Pour te reprocher ta faiblesse, C’est aux Enfers que je t’attends. (III.3.454-59) 1 As he reenters his tomb, Arcabonne assures him that nothing will stop her fury. But at once there is a coup de théâtre: Amadis is brought in, chained, and Arcabonne recognizes him as the mysterious knight who saved her life and with whom she is in love. Unable to carry out her plan to stab him, she removes his chains and asks him to name his reward for having saved her life. Amadis asks her to free all the captives, which she does, though she keeps Amadis with her. In the following act, Arcabonne and Arcalaüs inflict psychological torture on the hero and on his beloved Oriane, but the lovers are saved by the virtuous enchantress Urgande, who is Amadis’s principal protector. Arcalaüs summons his demons to fight against Urgande’s spirits, 1 References are to the critical edition by Buford Norman: Philippe Quinault, Livrets d’opéra (Toulouse: Société de Littératures Classiques, 1999), 2 volumes. All libretti are by Quinault, unless otherwise indicated. Ghosts in Early French Opera 149 but his forces are speedily defeated, whereupon he and Arcabonne commit suicide. The ghost’s prophecies have indeed come true, but they would have been realized without his warning, and he presumably remains angry, since his slaying has gone unavenged. In Bernard de Fontenelle’s Énée et Lavinie (1690, music by Colasse) the ghost appears unbidden, and it seems to be benevolent, delivering a warning to the heroine. The princess of Latium, Lavinie, is courted by two suitors, Turnus and Énée, but has fallen in love with the latter. When the oracle of Faunus (her grandfather, who was later turned into a minor deity) announces that Heaven will endorse whichever suitor Lavinie chooses for her husband, the king gives his daughter the authority to decide between the two rivals. But before she can declare her choice, the ghost of Didon appears to tell Lavinie how Énée betrayed her, which led to her suicide. Didon implies, though she does not say it specifically, that Lavinie should reject Énée because of his past history of infidelity, and she paints his conduct in the blackest possible terms: “Par une feinte ardeur il augmenta ma flamme, / Et m’abandonna pour jamais.” And she adds, “Ma mort ne put toucher mon indigne vainqueur” (II.5.272-76). 2 Lavinie is so horrified by this revelation that when she next meets her beloved, she treats him with coldness, which leads Énée to suspect interference from Junon, his principal divine adversary. In the following act, during a ceremony honoring Bacchus, a group of “Bacchantes furieuses” surrounds Lavinie, causing her to undergo a hallucination in which she is transported to Carthage and witnesses Didon’s suicide. While still in a trance, she tells the assembled company that she names Turnus as her husband. But Didon’s ghost does not ultimately impact the outcome. Énée later gets the chance to explain to Lavinie that what he felt for Didon was not true love, but rather affection arising from gratitude, and that he abandoned the Carthaginian queen only because of an order from the gods; he insists that Lavinie is the only woman that he has ever truly loved. Lavinie takes his word and surmises that the ghost’s appearance was the work of infernal powers, designed to harm her, rather than help her. Now that the lovers have reconciled, it remains to dispose of Turnus, and that is handled by the simple expedient of a duel between the rivals. The ghost has thus served merely to create a temporary misunderstanding between the lovers, and it is soon cleared up. The appearance of a ghost in Louise-Geneviève de Sainctonge’s Didon (1693, music by Desmarest) is exceptional in that it happens while the recipient is asleep; it thus starts as a nightmare. In fact, Didon tells her sister 2 References to Alain Niderst’s edition: Fontenelle, Œuvres complètes (Paris: Fayard, 1992), volume 4. Perry Gethner 150 in Act I that her first husband, Sichée, haunts her regularly, reproaching her for breaking her vow not to remarry. Curiously, she refers to him not as a ghost but as “une image sanglante” (I.2.31). 3 Thus, it is not surprising that he appears to her again at the end of the opera, this time in view of the audience. When Didon becomes enraged over the hasty departure of her beloved Énée and his fleet, she resolves to stab herself with the very sword that he had given her. But then she feels faint and declares that she will probably die of grief without needing to commit suicide. While she is in a swoon, the ghost of Sichée appears to denounce her again for her infidelity to him, and this time he announces her impending death: Après avoir trahi tes serments et ta foi, Peux-tu souffrir le jour, malheureuse princesse ? Un infidèle comme toi, Me venge de ta faiblesse ; Viens cacher pour jamais dans l’horreur du tombeau, La honte d’un hymen que tu croyais si beau. (V.5.866-71) Didon regains consciousness just in time to see that the ghost was real before it disappears. Realizing that the ghost’s mission was to impel her to commit suicide, she complies at once; however, since this is something that she had already decided upon, Sichée’s appearance is not crucial for the tragic outcome. However, his insistence that Didon deserves to be punished because she has broken her vow does not diminish the pathos of the heroine’s death (and in this version, she is alone on stage when she dies) or the audience’s perception of her as a victim. Sainctonge’s second tragic opera, Circé (1694, music by Desmarest) combines two of the common features: the ghost is a rival figure, and it is summoned by an evil sorceress. Elphénor, a Greek prince who is among the companions of Ulysse, loves Astérie, a virtuous nymph in the service of Circé. But Astérie rejects him, both because he is treacherous and un-gallant and because she loves another of the Greek princes, Polite. Although Elphénor’s love is sincere, he loses the audience’s sympathy by constantly colluding with Circé to promote his own selfish interests. He reveals to her the secret plans by Ulysse’s crew to escape from the island, whereas he wishes to stay. He is delighted when Circé takes revenge on the men, transforming them into animals, and is furious when she relents at Ulysse’s request, all the more so since he suspects that Astérie must be in love with 3 References are to the libretto contained in the critical edition of the score: Henry Desmarest, Tragédies lyriques, volume 1: Didon (Versailles: Editions du Centre de Musique Baroque de Versailles, 2003). (I have modernized the spelling here and in subsequent quotations.) Ghosts in Early French Opera 151 another of the Greeks. Then, when he overhears Ulysse declaring his love to another woman, whom he fails to recognize, he informs Circé of the hero’s betrayal. The sorceress rewards him for his spying by bestowing upon him the hand of Astérie. But the nymph, scandalized by what she calls criminal conduct, denounces him and declares that she would rather kill herself than marry him. Elphénor, unable to overcome his jealous love but unwilling to possess his beloved by force, stabs himself. Circé, determined to take revenge on both Ulysse and her rival, then tries to learn that rival’s identity by summoning Elphénor’s ghost. She promises to avenge him if he cooperates, even ordering a group of four demons to build a tomb for him. However, Elphénor refuses to name the rival, merely confirming that Ulysse is unfaithful to her and declaring that her attempt to avenge him would be futile. He asks merely to return to Hades. Unusually, the libretto provides a description of how the appearance of the ghost was staged: “Il s’élève une grosse Vapeur dans le fond du Théâtre, où on voit sortir l’Ombre d’Elphénor” (IV.2) 4 . We also get a physical description of the ghost himself: Circé, when invoking the fury Alecton and the rivers of the underworld with a request to send back the ghost, says: “Que d’Elphénor l’ombre sanglante / Pour un moment quitte vos tristes Bords, / Qu’elle répande ici l’horreur et l’épouvante.” The fact that he is bloody reminds the audience that he has committed suicide only a few moments earlier. The ghost’s appearance turns out to be unnecessary to the plot since he does not reveal the requested information; besides, Circé soon learns it when the rival comes to her island, looking for Ulysse. That rival is the virtuous Éolie, daughter of the wind god. She and Ulysse fell in love during one of his previous adventures, and she has come to rescue him after hearing reports that he was shipwrecked. Needless to say, the gods intervene to protect the virtuous characters and to thwart Circé. Elphénor’s machinations are likewise thwarted, since at the end Astérie is united with the man she loves and who loves her in return, Polite. In Antoine Houdar de La Motte’s Amadis de Grèce (1699, music by Destouches), the ghost of the Prince of Thrace is summoned by an evil sorceress to assist her in persecuting the virtuous lovers. The prince is a rival figure, but he is more complex than usual: a basically well-intentioned character, he considers himself a good friend of Amadis, whom he has accompanied during his adventures. Unfortunately, both men have fallen in love with the same woman, the Theban princess Niquée. When the hero prepares to disenchant Niquée and her entourage, the prince is no longer 4 References are to the original edition: Circé. Tragédie en musique (Paris: Christophe Ballard, 1694). Perry Gethner 152 able to contain his jealousy; he admits his love to Amadis, and he chooses to work with the sorceress Mélisse, who is in love with Amadis, to keep the true lovers apart. Mélisse casts a spell over Niquée so that the princess mistakes the Prince of Thrace for Amadis and makes her declaration of love to him, while Amadis watches in horror. But the prince is too honorable to profit from this deception and instead resolves to win Niquée properly by fighting a duel over her. Not surprisingly, Amadis, who is a superhero, prevails. But even in death the prince maintains his code of honor. When Mélisse summons him back from the underworld in order to assist with her plan to torture the virtuous lovers, he refuses to cooperate, even declaring that he has returned from the underworld “malgré moi.” He informs her that the gods, being “vengeurs de l’injustice,” are protecting Amadis and Niquée and will soon end their suffering (V.3). 5 Moreover, the punishment they are imposing on him is to return to earth to make this announcement. Mélisse makes one more attempt to stab Niquée but is stopped by an invisible force. Realizing that the gods have defeated her and that she has no hope of winning the heart of her beloved, she commits suicide. However, she would have killed herself even without her appeal to the ghost. There is one anomalous case where a group of singing and dancing ghosts is presented as threatening. In Thésée (1675, music by Lully) Quinault presents an early example of what would come to be a standard feature: an evil magician or malevolent deity summons a group of demonic characters to earth in order to frighten or torment the virtuous characters whom they hate; however, these are not normally ghosts. They may threaten physical harm, but in most cases the damage they inflict is purely psychological. 6 In this instance the sorceress Médée, discovering that the hero Thésée, whom she loves, is in love with Églé, does not hesitate to make use of her magic powers to separate them. First, she changes the set from a palace into a horrid desert filled with monsters. Then she frightens away the pair of confidants, having a “fantôme volant” snatch away the man’s sword (III.5). She next summons “les Habitants des Enfers” to terrify Églé. However, although her invocation begins with “Sortez, Ombres, sortez de la nuit éternelle” (III.7.652), the chorus members are not ghosts but standard 5 References are to the original edition: Amadis de Grèce, Tragédie (Paris: Christophe Ballard, 1699). 6 Catherine Kintzler argues that the presentation of violence as pure spectacle in opera neutralizes its potential to horrify the spectators, allowing them to view such scenes as entertaining or even comic, whereas in spoken tragedies the absence of direct representation of violence forces us to contemplate its metaphysical dimension in all its atrocity. See Théâtre et opéra à l’âge classique. Une familière étrangeté (Paris: Fayard, 2005), pp. 139-42. Ghosts in Early French Opera 153 demons, who glorify rage and delight in the suffering of their victims. Only a handful of dancers are garbed as ghosts: two acrobatic “fantômes” and four “spectres volants” who carry the sleeping Thésée to the desert where Églé remains a captive (IV.1). There is one group of ghosts summoned to earth that is not only nonthreatening, but actually encouraging and inspirational. In the final act of Roland (1685, music by Lully), the benevolent fairy Logistille restores the title character to sanity; he has gone mad after discovering that his beloved Angélique has deceived him and married another man. The curative process has two stages: a troupe of singing and dancing fairies creates a harmonious atmosphere that calms him down, after which Logistille summons the ghosts of past heroes, who are likewise both singers and dancers, to make him recall his obligation as a warrior: O vous dont le nom plein de gloire Dans la Nuit du Trépas n’est point enseveli, Vous dont la célèbre mémoire Triomphe pour jamais du Temps et de l’Oubli, Venez, héroïques Ombres, Venez seconder nos efforts : Sortez des retraites sombres Du profond empire des Morts. (V.2.996-1003) The chorus of ghosts sings four times during the opera’s closing scenes, mostly just repeating the words of Logistille. They urge Roland to take up arms again and follow Gloire, while shunning the “liens honteux de l’Amour” (V.3.1028). Roland, fully cured, dons his arms, to the delight of the fairies and ghosts. For the first time in my corpus, ghosts represent a positive force, establishing a tradition of heroism that spans the ages (and which in the prologue extends to Louis XIV, in the present day of the original audience). However, the physical presence of the ghosts is unnecessary in that Logistille could simply have reminded Roland that there is a long line of heroes whom he needs to emulate, or else she could have transported him to the Temple de la Gloire, where he could behold their statues. Showing them on the stage, temporarily brought back to life and welcoming him into their ranks, merely reinforces the obvious message. 7 7 Buford Norman proposes an allegorical interpretation of this episode. Just as Roland’s cure is effected by becoming the spectator of a miniature opera-withinan-opera, Lully was suggesting that “only the tragédie lyrique is a worthy spectacle for the glory years of the reign of Louis XIV” (Touched by the Graces: The Libretti of Philippe Quinault in the Context of French Classicism, Birmingham: Summa Publications, 2001, p. 321). Perry Gethner 154 The next two libretti in my corpus show ghosts not as beings who return to earth, but rather as beings who dwell in the underworld. In operas where the nether regions are depicted as a place where virtuous heroines are made to feel welcome, the denizens are anything but frightening. In Alceste (1674, music by Lully) the title character has given her life in order to prevent her mortally wounded fiancé from dying. Her action is viewed as so heroic that when her Ombre arrives in the underworld, Pluton and Proserpine bring her to their palace to honor her, and they host a celebration in which singing and dancing members of the infernal court perform. Their song emphasizes the positive aspects of death: it brings rest and deliverance from suffering. When Alcide arrives to rescue Alceste and bring her back to earth, Proserpine declares: “Il faut que l’Amour extrême/ Soit plus fort/ Que la mort” (IV.5.780-82). The assembled company takes up that statement, thus proving the benevolent nature of underworld figures. The ghost of Alceste never speaks, presumably to mark a contrast with her behavior while she is alive; in fact, there are no other ghosts in Pluton’s palace, just his Suivants. However, the scene in Pluton’s palace is preceded by a brief scene on the banks of the river Achéron. The boatman Charon allows a group of Ombres into his boat in order to cross into Hades, but only if they have the money to pay him. One ghost who lacks the money pleads with him, saying, “Une Ombre tient si peu de place,” but he is adamant: “Il faut encor payer au-delà du Trépas” (IV.1.678, 688). This comic scene is not indispensable to the plot, but it allows for a different set, plus a new group of singers and dancers; it also introduces a note of levity and even a touch of satire into a primarily serious work. An even rosier picture of the underworld occurs in Proserpine (1680, music by Lully). Set in the Elysian Fields, Act IV of this opera begins with an idyllic scene where a chorus of Ombres heureuses, joined by flute players, celebrate the peace and calm pleasures, included requited love, found in their realm, and they note that these pleasures never cloy. O bienheureuse vie, Vous ne nous serez point ravie. O doux plaisirs dont nos vœux sont comblés, Vous ne serez jamais troublés. (IV.1.666-69) When the title character, who has just arrived in the underworld after being abducted by Pluton, expresses her sorrow and homesickness, the shades join Ascalaphe, Pluton’s confidant, in urging her to find happiness by requiting the love of her kidnapper, and they repeat this refrain multiple times: “Aimez qui vous aime, / Rien n’est si charmant” (IV.2.699-715). Pluton, unable at first to soothe his beloved, then organizes a festival in her honor, in which two troupes of singers and dancers, the Ombres heureuses and the Ghosts in Early French Opera 155 Divinités infernales who are pleased to welcome their new queen, assure Proserpine that love is the strongest of emotions, triumphing even in the underworld. It seems a bit strange to find lyrics like “Dans les Enfers / Tout rit, tout chante” (IV. 5.869-70), but the point is that through the power of genuine love there can be joy even in the unlikeliest places. There is one group of ghosts that cannot be categorized as either threatening or non-threatening, but rather functions as metatheatrical. In Thomas Corneille’s Médée (1693, music by Charpentier), the title character begins her vengeance on Créon, the Corinthian king who has mistreated her, by demonstrating that her power is superior to his. When he orders her arrest, Médée touches his guards with her magic wand, which causes them to turn their arms against one another. Créon then tries to seize her himself, whereupon the guards arrest their own king. When he denounces them for this act of treason, Médée announces that she will at once cause their revolt to cease. She then draws a circle in the air with her wand, which summons a troupe of “fantômes” disguised as beautiful women, and Médée notes that their appearance is anything but spooky: Objets agréables, Fantômes aimables, Apaisez les fureurs De ces farouches cœurs. (IV.7) 8 The ghosts sing and dance for the men in a dreamlike sequence, urging them to abandon their anger and yield to the charm of seeing them. Unusually for an opera libretto, the ensnaring women do not use the word “love,” though that is certainly what they intend to inspire. At the conclusion of their performance, the stage directions read: “Les Fantômes disparaissent, et les Gardes charmés de leur beauté abandonnent le Roi pour les suivre.” When Créon, now left unprotected, continues to refuse Médée’s demand (that he keep his original promise to marry off his daughter to his ally, the Prince of Argos, and not to Jason), she punishes him by causing him to go mad; while in that condition, he stabs the prince and then himself (off stage). As usual, the scene with the ghosts is not strictly necessary, since Médée could have rendered Créon powerless merely by casting a spell over the guards to make them immobile. But that would have produced a less spectacular display of her magical prowess and also deprived the fourth act of a divertissement episode. Perhaps the most unusual feature of this passage is that when sorcerers call upon spirits to impersonate humans, the supernatural actors are usually 8 References are to the original edition: Médée. Tragédie en musique (Paris: Christophe Ballard, 1693). Perry Gethner 156 described as demons, not as ghosts. That is the case most notably in Quinault’s Armide (1686), where the title character has demon actresses play the role of the sweethearts of the two knights sent to free the imprisoned Renaud, and in his Amadis, where demons impersonate a group of shepherds and nymphs, as well as the hero’s beloved, Oriane. The most obvious reason for the use of ghosts as actors in Médée is that the sorceress has already summoned a troupe of demons at the end of the previous act, for the purpose of preparing the horrid poison that she will later use to kill her rival, Créuse; the supernatural creatures in Act IV, who wear different costumes and display radically different personalities from those in Act III, need a separate designation. The ghosts are also non-demonic in the sense that they do not tell any lies or cause any harm to the people bewitched: they merely urge the men to enjoy looking at them and to change their emotions from alarm and fury to calm and pleasure. The fact that these are unsubstantial spirits, rather than former humans, helps to justify the use of the term fantôme, rather than the more normal ombre. 9 Given that the ghosts in these ten operas are so diverse, what overall conclusion can we draw from them? I suggest that they shed light on the notion of unity of action as applied to tragédie lyrique. Although it was acknowledged from the start that operas needed multiple scene changes, thus flouting the unity of place, and that it was permissible to ignore the unity of time, most librettists were careful to preserve the unity of action. However, that rule was applied with considerable flexibility. The fact that each of these scenes with ghosts could have been eliminated without altering the outcome of the plot seems to indicate a different type of unity at work: what I will call unity of ambiance. In French baroque opera the human world constantly communicates with a variety of supernatural realms, but the appearance of non-human characters does not always have a decisive effect on the fate of the humans; sometimes the impact is only momentary. However, the supernatural interventions always contribute to the unity of ambiance by creating excitement and suspense, and by giving the impression that higher powers of various kinds take a direct interest in human affairs. Ghosts, as one of the available forms of supernatural creatures, contribute to musical and choreographic variety and allow for visually and musically striking effects. They may enhance the audience’s identification with the protagonist by either threatening or encouraging him/ her, but they fascinate the audience simply by appearing. 9 For a fuller discussion of internal illusions, created by evil or by benevolent forces, in early French opera, see Jean-Philippe Grosperrin, “La glorieuse, la songeuse et les magiciens. Séductions de l’illusion dans la tragédie lyrique (1675-1710),” Littératures classiques, 44, 2002, pp. 114-39. Ghosts in Early French Opera 157 The notion of ambiance, or overall effect, should not be viewed as anachronistic. Racine insisted that the key to a successful tragedy is not a bloody conclusion, but rather a set of other criteria, especially “cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie.” 10 Analogous arguments have been made for other dramatic forms, as well. For example, it has been suggested that the primary unifying aspect of Molière’s comedies is not plot or character, but suffusion, the presentation of an abstract issue that is made concrete through a loosely-linked set of scenes. 11 Likewise, studies of pre-classical drama have noted the predominance of overall ambiance over plot and theme, especially in authors like Hardy. 12 It is thus reasonable to conclude that it is the impact of ghosts on the spectator’s overall reaction to the opera that gives those episodes their most important justification. 10 Jean Racine, Œuvres complètes, Vol. 1 (Théâtre - Poésie), ed. Georges Forestier (Paris: Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1999), p. 450. 11 W. G. Moore, Molière, A New Criticism (Oxford: Clarendon Press, 1949), pp. 78-84. 12 See, most notably, T. J. Reiss, Toward Dramatic Illusion: Theatrical Technique and Meaning from Hardy to Horace (New Haven and London: Yale University Press, 1971). PFSCL XLV, 88 (2018) L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit J AN C LARKE (D URHAM U NIVERSITY ) Il y a quelques années, j’ai découvert dans les archives de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française un document d’un très grand intérêt en ce qui concerne l’histoire du théâtre en France. Il s’agit d’un petit croquis gribouillé qui montre un plan de théâtre. J’ai tout de suite pensé, pour des raisons que j’expliquerai par la suite, qu’il pourrait s’agir de l’Hôtel Guénégaud, au sujet duquel j’avais déjà publié trois livres et plusieurs articles 1 . Le théâtre de l’Hôtel Guénégaud fut construit par le marquis de Sourdéac et son associé Champeron entre 1670 et 1671 pour abriter l’Académie de musique de Pierre Perrin, et fut donc la première salle de l’Opéra de Paris 2 . La salle fut ensuite occupée par la compagnie des Comédiens du roi de l’Hôtel Guénégaud, formée par l’union de la plupart des comédiens de la troupe de Molière et de celle du Marais suite à la mort du grand dramaturge comique et le transfert de son théâtre dans le Palais- Royal à Jean-Baptiste Lully, le nouveau détenteur du privilège sur l’utilisation de la musique dramatique. Puis, en 1680, l’Hôtel Guénégaud devint la première salle de la Comédie-Française quand la troupe qui l’occupait et celle de l’Hôtel de Bourgogne furent fusionnées à leur tour afin de ne laisser qu’une seule troupe de comédiens français à Paris 3 . Si le croquis que j’avais trouvé représentait effectivement l’Hôtel Guénégaud, c’était une découverte d’une importance capitale - mais il fallait le prouver. 1 Jan Clarke, The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680). Volume One : Founding, Design and Production, Lewiston-Queenston-Lampeter : Edwin Mellen, 1998 ; Jan Clarke, The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680). Volume Two : the Accounts Season by Season, Lewiston-Queenston-Lampeter : Edwin Mellen, 2001 ; Jan Clarke, The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680). Volume Three : the Demise of the Machine Play, Lewiston-Queenston-Lampeter : Edwin Mellen, 2007. 2 Voir Clarke, Guénégaud I, pp. 63-68, et Jan Clarke, « The Struggle for Spectacle on the Paris Stage, 1669-1680 », The Seventeenth Century, 27 (2012), pp. 212-24. 3 Voir Clarke, Guénégaud I, pp. 255-65. Jan Clarke 160 Quand j’ai commencé à travailler sur l’Hôtel Guénégaud aux années 1970, les commentateurs s’accordaient pour dire qu’on n’en savait presque rien. Les seuls documents qui existaient alors étaient deux gravures, qui étaient censées montrer une partie de la scène, plus trois descriptions écrites 4 . Les livres de compte ou registres de la compagnie sont pourtant conservés à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française ; mais, comme l’avait remarqué John Lough en 1957, ils n’avaient pas été dépouillés de façon systématique, ce qui était toujours le cas vingt ans plus tard au moment où je préparais ma thèse 5 . Dans celle-ci 6 , puis dans mon premier livre sur l’Hôtel Guénégaud, j’ai cherché donc à compléter ces quelques rares documents en analysant les ventes de billets afin d’établir autant que possible la disposition de la salle. Je me suis très tôt rendue compte qu’elle avait eu plusieurs catégories de loges, qui pouvaient contenir 4, 6, 8, et même jusqu’à 12 personnes. Il fallait donc déterminer où ces loges avaient 4 Voir ibid., pp. 69-72. Notons que nous avons maintenant peut-être une troisième représentation de la scène de l’Hôtel Guénégaud grâce aux découvertes de Jérôme de La Gorce (Jérôme de La Gorce, Dans l’atelier des Menus Plaisirs du roi : spectacles, fêtes et cérémonies aux XVII e et XVIII e siècles, Paris : Artlys, 2010, pp. 88-89). 5 « It is true that the registers of the Théâtre Guénégaud, from its foundation in 1673 after the death of Molière down to its fusion with the Hôtel de Bourgogne in 1680, are preserved in the Archives of the Comédie Française ; unfortunately they still await the treatment accorded to the registers of the Comédie Française, which have been neatly summarised in recent years by Lancaster. » [« Il est vrai que les registres du Théâtre Guénégaud, de sa fondation en 1673, suite au décès de Molière, jusqu’à sa fusion avec l’Hôtel de Bourgogne en 1680, sont conservés aux Archives de la Comédie-Française ; malheureusement ils attendent toujours le traitement accordé aux registres de la Comédie-Française, qui ont été soigneusement résumé récemment par Lancaster. » (John Lough, Paris Theatre Audiences in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Oxford : Oxford University Press, 1957, p. 49). Les œuvres de Lancaster dont il parle sont les suivants : Henry Carrington Lancaster, The Comédie-Française 1680-1701 : Plays, Actors, Spectators, Finances, Baltimore and London : The Johns Hopkins Press and Oxford University Press, 1941, et « The Comédie-Française 1701-1774 : Plays, Actors, Spectators, Finances », Transactions of the American Philosophical Society, 41 (1951), pp. 593- 849. Nous espérons avoir remédié à ce manque de résumé dans notre deuxième volume sur l’Hôtel Guénégaud. Notons également que les registres de la Comédie- Française (mais non pas ceux de l’Hôtel Guénégaud avant 1680) sont maintenant disponibles sur le site du Comédie-Française Registers Project : http: / / cfregisters.org. 6 Jan Clarke, « The Guénégaud Theatre 1673-1680 and the Machine Plays of Thomas Corneille », thèse de doctorat, Department of French Studies, University of Warwick, 1988. L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 161 été situées, ce que j’ai fait en comparant les statistiques tirées des registres avec ce que nous savons à propos d’autres salles de l’époque 7 . Comme tant de théâtres du XVII e siècle, l’Hôtel Guénégaud fut une adaptation de jeu de paume : le Jeu de Paume de la Bouteille, située entre la rue de Seine et la rue Mazarine, face à la rue Guénégaud, d’où il prit son nom 8 . Ces salles avaient toutes plus ou moins la même forme : des rangs de loges (normalement deux plus une galerie au-dessus) autour d’un parterre où les spectateurs restaient debout devant une scène surélevée, avec un amphithéâtre en pente au fond de la salle et face à la scène, où les spectateurs étaient assis 9 . Dans les premières adaptations de jeux de paume, les loges avaient toutes les mêmes dimensions et pouvaient contenir jusqu’à huit personnes. Par exemple, selon le « Mémoire de ce qu’il faut faire au Jeu de Paume des Marets » de 1644, il fallait y construire « deux rangs de loges, dix huict loges de chacun rang de la largeur d’une thoise de millieu en millieu et de quatre pieds de proffondeur » 10 . La plupart des historiens s’accordent pour dire que les rangs de loges dans ces premières adaptations épousaient la forme rectangulaire du jeu lui-même, et j’ai moi-même émis 7 Sur mon utilisation des registres, voir Jan Clarke, « The Hôtel Guénégaud Auditorium According to the Theatre’s Account Books », in French ‘Classical’ Theatre Today : Teaching, Research, Performance, dir. Philip Tomlinson, Amsterdam- Atlanta GA, Rodopi, 2001, pp. 139-53. 8 Sur les adaptations de jeux de paume, voir W. L. Wiley, The Early Public Theatre in France, Cambridge, MA : Harvard University Press, 1960, pp. 158-77. 9 L’emplacement de l’amphithéâtre dans les adaptations de jeux de paume est un des grands sujets de débat en ce qui concerne l’histoire de l’architecture théâtrale en France au XVII e siècle. Voir S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, 2 vols, Paris : Nizet, 1954-58 ; John Golder, « The Théâtre du Marais in 1644 : Another Look at the Old Evidence Concerning France’s Second Public Theatre », Theatre Survey, 25 (November 1984), pp. 127-52 ; David Thomas, « The Design of the Théâtre du Marais and Wren’s Theatre Royal, Drury Lane : a Computer-Based Investigation », Theatre Notebook, 53 (1999), pp. 127-45 ; John Golder, « Back to the Théâtre du Marais, Plus a Post-Script on Wren’s Drury Lane : a Reply to David Thomas », Theatre Notebook, 55 (2001), pp. 24-37. 10 Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, t. 1, p. 195. Rappelons également que quand les comédiens de L’Illustre Théâtre construisit leur salle dans le Jeu de Paume de la Croix-Noire en 1644, il fut spécifié que les loges y devaient être faites « de la façon de celles du Marais », et que quand l’Hôtel de Bourgogne fut réaménagé en 1647, il fut stipulé dans le devis des travaux à exécuter que tout doit être fait « à l’instart et conformément aux theastre, loges et galleryes qui sont au jeu de paulme des Marestz » (Madeleine Jurgens et Elizabeth Maxfield-Miller, Cent ans de recherches sur Molière, sur sa famille et sur les comédiens de sa troupe, Paris : SEVPEN, 1963, pp. 261-62 ; S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, 2 vols, Paris : Nizet, 1968-70, t. 2, p. 185). Jan Clarke 162 l’hypothèse que cette forme était si ancrée dans l’esprit des comédiens que quand ils investissaient d’autres lieux qui n’était pas à l’origine des jeux de paume (le Petit Bourbon ou le Palais-Royal par exemple), ils en construisaient des imitations à l’intérieur de la salle préexistante 11 . Par contre, les salles les plus proches de l’Hôtel Guénégaud à l’époque avaient elles aussi des loges de différentes tailles. Par exemple, d’après une affiche publiée par Jérôme de La Gorce, le Jeu de Paume de Becquet, la première salle de Lully, avait en 1672 « les loges des costez de huit places chacune » et « les Loges du fond de douze places » 12 . Et les plans du Palais- Royal, adapté pour Lully par Carlo Vigarani l’année suivante, nous montrent que non seulement la salle avait été arrondie, mais qu’au premier étage les loges de fond étaient équipées de trois bancs au lieu de deux et pouvaient donc offrir des places à plus de spectateurs, et qu’il y avait deux loges ou « clavicules », plus petites que la norme, qui laissaient de la place pour les passages qui conduisaient à l’amphithéâtre. Au deuxième rang, cependant, à la place de ces passages et « clavicules », il y avait d’autres loges qui étaient plus larges que d’habitude 13 . La question de savoir à quel moment les salles de spectacle commençaient à être arrondies pour ressembler à des salles « à l’italienne » est primordiale dans l’histoire de l’architecture théâtrale française, et les érudits anglo-saxons l’ont beaucoup discuté, surtout à propos de l’Hôtel de Bourgogne 14 . John Golder a même suggéré que de tels travaux auraient pu être effectués au Marais dès 1655 15 . Encore plus signifiante, puisqu’il s’agit d’une preuve contemporaine, est une esquisse faite par James Thornhill lors 11 Jan Clarke, « Les Théâtres de Molière à Paris », Le Nouveau Moliériste, 2 (1995), pp. 247-72, p. 272. Sur les salles de Molière, voir également Philippe Cornuaille, Les Décors de Molière 1658-1674, Paris : Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2015. 12 Jérôme de La Gorce, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV : histoire d’un théâtre, Paris : Desjonquères, 1992, p. 37. 13 Henri Lagrave, Le Théâtre et le public à Paris de 1715 à 1750, Paris : Klincksieck, 1972, pp. 81-86 et Figs 8-10. 14 Charles Niemeyer, « The Hôtel de Bourgogne : France's First Popular Playhouse », Theatre Annual, (1947), pp. 64-80 ; William L. Wiley, « The Hôtel de Bourgogne : Another Look at France's First Public Theatre », Studies in Philology, 70 (1973), pp. 1-114 ; David V. Illingworth, « Documents inédits et nouvelles précisions sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne d'après des documents du XVII e siècle », Revue d'histoire du théâtre, 22 (1970), pp. 125-32 ; John Golder et David V. Illingworth, « L’Hôtel de Bourgogne : une salle de théâtre ‘à l’italienne’ à Paris en 1647? », Revue d’histoire du théâtre, 23 (1971), pp. 40-49. 15 John Golder, « The Théâtre du Marais after 1650 : Structural Modifications to the Stage and Auditorium », Maske und Kothurn, (1985), pp. 247-61. L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 163 d’une visite à l’Hôtel de Bourgogne en 1717, publié par Graham Barlow. Sur son plan de la salle, il montre clairement qu’il y avait « 8 divisions », c’est-àdire sept loges de chaque côté, où les spectateurs étaient placés en deux rangs de quatre, avec trois loges de fond dont la profondeur n’est pas indiquée 16 . Mais ce qui frappe le plus dans l’esquisse de Thornhill, c’est la forme du fond de la salle où, au lieu d’un rectangle ou d’une courbe, on avait maintenu les lignes droites, mais en rapprochant les dernières loges de côté autour de l’amphithéâtre. Dans ce contexte, il est intéressant de comparer l’esquisse de Thornhill avec les plans de l’Hôtel de Bourgogne de Girault datant de 1760, découverts par John Golder, où l’on voit qu’à cette date, les dernières loges de côté et les loges de fond visibles dans l’esquisse de Thornhill avaient été divisées pour créer un plus grand nombre de petites loges avec un passage central menant à l’amphithéâtre. Fait intéressant, Golder constate à partir de ces plans que toutes les loges de côté se rapprochaient et non seulement les dernières, mais ceci d’une façon presque imperceptible en ce qui concerne les cinq premières, ce qui explique le fait que ce phénomène avait échappé à Thornhill et, après lui, à Barlow 17 . Mettant ensemble toutes les informations alors disponibles, j’ai proposé dans ma thèse un plan hypothétique de l’Hôtel Guénégaud, où j’ai adopté la forme du fond de la salle de l’Hôtel de Bourgogne selon Thornhill et la taille des loges de fond du Becquet et du Palais-Royal remanié pour Lully par Vigarani 18 . J’ai également emprunté du Palais-Royal les deux passages donnant accès à l’amphithéâtre, ainsi que les clavicules, car j’ai déduit de mon analyse des livres de compte que de telles loges, qui pouvaient contenir jusqu’à quatre personnes seulement, avaient également existé à l’Hôtel Guénégaud. Mais ma restitution était surtout le produit de mon analyse des registres et des informations qu’ils contiennent à propos de la vente des billets. Je travaille actuellement sur la période de 1680 à 1689, quand l’Hôtel Guénégaud abrita la Comédie-Française, et je suis heureuse de 16 Graham Barlow, « The Hôtel de Bourgogne according to Sir James Thornill », Theatre Research International, 1 (1976), pp. 86-98, Plate 3. Les dessins de Thornhill sont reproduits également dans John Golder, « The Hôtel de Bourgogne in 1760 : Some Previously Unpublished Drawings by Louis-Alexandre Girault », Journal for Eighteenth-Century Studies, 32 (2009), pp. 455-90, Figs 8 et 9. 17 Golder, « The Hôtel de Bourgogne in 1760 ». p. 473. 18 Lagrave, Le Théâtre et le public, Figs 8 et 9. Mon plan est reproduit dans Clarke, Guénégaud I, Fig. 13, et, sans permission, dans Charles Mazouer, Le Théâtre français de l’Âge Classique II : l’apogée du Classicisme, Paris : Honoré Champion, 2010, Fig. 7. Il figure aussi (avec permission) sur le site du Projet des Registres de la Comédie-Française, http: / / cfregisters.org/ en/ scholarly-resources/ paris-playhouses / hôtel-guénégaud. Jan Clarke 164 pouvoir constater que jusqu’ici je n’ai rien découvert pour démentir les grandes lignes de mes premières conclusions. Presque vingt ans après avoir terminé ma thèse, j’ai fait donc la découverte dans les archives de la Bibliothèque-Musée de la Comédie- Française que j’ai mentionnée ci-dessus. Je regardais des documents relatifs à un appartement ayant appartenu à un certain M. Du Manoir que la troupe avait loué en 1685 19 . Une feuille de papier avait été pliée en deux afin de garder ensemble des quittances, et quand je l’ai ouvert afin de les remettre, j’ai remarqué un petit croquis au dos (Fig. 1) qui montrait un théâtre, avec son plateau (A), ses loges (B) et son parterre (C) (Fig. 2) 20 , mais qui ne ressemblait à aucun des autres théâtres que j’avais étudiés auparavant. Je me suis mise donc à l’identifier. J’ai commencé en essayant d’établir la date du dessin. Comme nous avons vu, l’Hôtel Guénégaud avait été construit par Sourdéac et Champeron entre 1670 et 1671. Les comédiens, qui avaient acheté le bail en 1673 21 , continuaient à l’occuper jusqu’en 1689, quand ils en furent expulsés à cause de sa trop grande proximité au Collège des Quatre Nations. Après de longues démarches, la troupe réussit à acheter un nouveau jeu de paume, le Jeu de Paume de l’Étoile dans la rue des Fossés Saint-Germain, avec des maisons avoisinantes. Mais cette fois-ci, au lieu d’adapter celui-ci en théâtre, ils le firent démolir afin de construire la salle et la scène conçues pour eux par l’architecte François d’Orbay, et ils y restèrent jusqu’en 1770 22 . En même temps, l’intérieur de l’Hôtel Guénégaud fut démoli et le bâtiment redevint un jeu de paume. La feuille que j’avais trouvée rassemblait des mémoires datant de 1685, mais aurait pu être utilisée à cette fin à n’importe quel moment. Il fallait donc trouver un moyen de la dater avant de procéder à d’autres formes d’analyse. Il y avait une filigrane que j’ai pu identifier comme étant celle de Thomas Dupuy, un des plus grands fabricants de papier auvergnats de l’époque 23 . Cependant, puisqu’il était actif pendant toute la deuxième moitié du XVII e siècle et le début du XVIII e , cela ne m’était guère utile en ce qui concernait la datation de mon document. 19 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, 1 AG-1685-2, Quittances de M. Du Manoir pour un appartement que la troupe tenait de lui, suivant le bail ci-joint. 20 Dans notre Figure 2, le croquis a été retourné afin de faciliter une comparaison avec les autres plans de théâtre. 21 Jules Bonnassies, La Comédie-Française : histoire administrative (1658-1757), Paris : Didier, 1874, pp. 27-30. 22 Nicole Bourdel, « L’Établissement et la construction de l’hôtel des Comédiens Français rue des Fossés-Saint-Germain-des Prés (Ancienne Comédie) 1687-1690 », Revue d'histoire du théâtre, 2 (1955), pp. 145-72. 23 Louis Apcher, Les Dupuy de la Grandrive, Paris : Gaston Saffroy, 1937. L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 165 La feuille porte l’inscription suivante : « Quittances de Mr Du Manoir de 200 l par an pour un appartement que la Trouppe tenoit de luy suivant le bail cy joint expiré le dernier Mars 1685 » (Fig. 3). En examinant l’écriture, j’ai reconnu celle de La Grange, membre des troupes de Molière et de l’Hôtel Guénégaud avant de passer à la Comédie-Française en 1680, où il resta jusqu’à sa mort en 1692 24 . Il s’en suivait donc que l’inscription avait été faite entre 1685 et 1692. Il me semble aussi évident que le croquis était déjà sur la feuille au moment où celle-ci fut utilisée comme classeur, puisqu’il est difficile de concevoir une situation dans laquelle il aurait été ajouté après. Dans une tentative d’identifier la salle du croquis, je l’ai comparé avec des plans d’autres théâtres de l’époque. À mon avis, le détail le plus curieux en est le fond de la salle, où l’on ne voit ni une ligne droite, ni une courbe, mais une sorte d’« indentation » arrondie (D) avec ce qui pourrait être un couloir (E) qui y mène, une forme carrée d’un côté (M) et une autre à peine visible de l’autre (N). Deux petits traits (F) de chaque côté de cette « indentation » centrale sont aussi curieux. Une interprétation possible est que l’« indentation » représente la forme de l’amphithéâtre (très originale, il faut l’avouer) et que les traits indiquent les séparations entre les loges qui l’entourent. Mais dans ce cas, pourquoi y en a-t-il si peu ? Et si l’« indentation » montre l’amphithéâtre, pourquoi les bancs dont il aurait été munis et la séparation entre l’amphithéâtre et le parterre ne sont-ils pas montrés ? Il faut dire aussi que le « couloir » est d’une largeur tout à fait démesurée, même prenant en considération le manque de proportion entre les éléments constituants que l’on voit dans le croquis en général - tout à fait compréhensible, il faut l’avouer dans une production pareille. Notons également, des deux côtés de ce « couloir », deux formes arrondies (G) - j’y reviendrai. De toute façon, dans ma quête d’identifier le théâtre du croquis, il me semblait que je pouvais tout de suite éliminer le Palais-Royal de Lully et Vigarani puisque les deux rangs de loges dans le croquis ne se rapprochent pas vers le fond, et puisque la salle de Vigarani avait deux passages donnant accès à l’amphithéâtre et non pas un seul passage central. Il est vrai que, entre la date des plans qui montrent l’adaptation de Vigarani de 1673 et la publication de l’Architecture française de Blondel 25 , le Palais-Royal aussi 24 Georges Mongrédien et Jean Robert, Les Comédiens français du XVII e siècle : dictionnaire biographique, Paris : Centre National de la Recherche Scientifique, 1981, pp. 121-22. 25 Jean-François Blondel, Architecture françoise, ou Recueil des plans, élévations, coupes et profils des églises, maisons royales, palais, hôtels & édifices les plus considérables de Paris... , 4 vols, Paris : Charles-Antoine Jombert, 1752-56. Le texte et les plans de Jan Clarke 166 avait été équipé d’un passage central, bien que les vestiges des anciens passages et clavicules restent encore visibles (Fig. 4), mais là encore non seulement la date mais aussi la disposition des loges (se rapprochant avec un bout arrondi) semblaient l’éliminer de notre enquête. De la même façon, si la salle de la Comédie-Française construite par d’Orbay en 1689 (Fig. 5) avait un passage central qui divisait les loges de fond, celles-ci formaient une courbe et les loges de côté se rapprochaient. L’Hôtel de Bourgogne restait cependant une possibilité, puisque nous ne savons pas à quel moment la forme de la salle décrite par Thornhill en 1717 fut introduite, mais il était difficile de concevoir pourquoi les Comédiens Français auraient dessiné cette salle 26 . N’ayant pu accorder le fond de la salle dans le croquis avec aucun théâtre de l’époque, j’ai regardé ensuite la scène (A). Le détail le plus étrange ici est un objet rectangulaire devant la scène (H) que j’ai d’abord pris pour un orchestre ou un « parquet », suivant le modèle de l’Hôtel de Bourgogne de Thornhill 27 . Entre cet objet et la scène, six petits traits (I) Blondel sont disponibles sur le site de l’Université de Kyoto : https: / / edb.kulib.kyoto-u.ac.jp/ exhibit-e/ f01/ f01_1cont.html. 26 Au moment de la création de la Comédie-Française en 1680, la troupe italienne avec laquelle les comédiens de l’Hôtel Guénégaud avaient partagé leur théâtre, passa à l’Hôtel de Bourgogne, où elle continua de jouer jusqu’à son expulsion en 1696. Puis, à partir de leur rétablissement en 1716, les Italiens de nouveau occupèrent l’Hôtel de Bourgogne. 27 Barlow, « The Hôtel de Bourgogne according to Sir James Thornill », Plate 2. Sur le parquet, voir Clarke, Guénégaud I, pp. 76-78. Dans son article sur les plans de Girault, John Golder inclut la note suivante : « […] I can find no evidence to support Jan Clarke’s assertion […] that ‘[a]t the new Comédie-Française of 1689, a section of the pit, known as the parquet, was specifically designated a seating area.’ Nowhere, in either his engravings of the Comédie-Française or his account of them, does Blondel mention a parquet. When he does use the term, in 1754, it is to refer to the entire parterre area of the tiny court theatre at Versailles […]. Pierre Patte uses the term in exactly the same way in 1782 […]. » [« Je ne trouve pas de preuves pour soutenir l’affirmation de Jan Clarke qu’à la Comédie-Française nouvelle de 1689 une section du parterre, connue sous le nom de parquet, était spécifiquement réservée pour des places assises. Blondel ne fait mention d’un parquet nul part dans ses plans de la Comédie-Française et les descriptions qu’il en fait. Quand il utilise le terme, en 1754, c’est pour désigner tout le parterre dans la minuscule salle utilisée par la cour à Versailles […]. Pierre Patte utilise le terme de précisément la même façon en 1782 […]. » (Golder, « The Hôtel de Bourgogne in 1760 », p. 489, n. 63). Mais comme Golder le dit lui-même (p. 477), dans la Comédie-Française de d’Orbay, deux sections de la salle, devant la scène et de chaque côté de l’orchestre des musiciens, appelées par Blondel « l’emplacement de l’orchestre pour les spectateurs » (voir Lagrave, Le Théâtre et le public, p. 75), L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 167 semblent figurer les feux de la rampe. Notons que dans l’esquisse de Thornhill, le trou du souffleur est placé au milieu de la scène. À l’époque de Blondel, le Palais-Royal et la Comédie-Française étaient organisés d’une façon comparable en ce qui concerne la présence du parterre, de l’orchestre et du « parquet » (Figs 4 et 5). Et la présence dans le plan du Palais-Royal de sept formes rondes dans la même position que les traits dans notre croquis semble confirmer notre suggestion que ceux-ci représentent la rampe. Mais, si nous comparons la scène du croquis avec le plan de Blondel de la Comédie-Française au niveau du rez-de-chaussée (Fig. 6), nous voyons que dans cette salle, le trou du souffleur était situé non pas au milieu du plateau mais devant lui (marqué « 3 » sur le plan de Blondel). Il me semble donc plus probable que ceci était le cas à l’Hôtel Guénégaud également, ce qui expliquerait l’objet rectangulaire devant la scène dans le croquis. Les loges de côté (B) sont indiquées dans le croquis avec si peu de détail en comparaison avec l’esquisse de Thornhill que nous ne pouvons pas en conclure grande chose - une seule loge y est représentée avec de petites formes rondes pour suggérer les têtes des spectateurs. Il faut cependant noter une spirale curieuse (J) au bout d’un des rangs de loges. Un plan partiel de l’Hôtel de Bourgogne publié par Dumont montre un escalier en colimaçon presque au même endroit 28 , tandis que les plans de Girault publiés par Golder montrent qu’il y avait en fait un escalier de chaque côté 29 . Il me semble donc probable que la spirale dans le croquis représente elle aussi un escalier en colimaçon. étaient équipées de bancs et désignées pour des spectateurs. De la même façon, Thornhill montre deux bancs qui contournaient l’orchestre à l’Hôtel de Bourgogne en 1717. Selon Golder (qui se base sur une remarque de Gueullette), un vrai parquet ne fut créé à la Comédie-Française qu’en 1759 et à l’Hôtel de Bourgogne l’année suivante. Je suis reconnaissante à M. Golder pour ces précisions, et j’ai peut-être utilisé le terme « parquet » pour désigner ces endroits anachroniquement, mais l’argument me semble quelque peu sémantique puisque nous sommes tous les deux d’accord qu’il y avait à la Comédie-Française des places assises pour des spectateurs entre le parterre et la scène à partir de 1689. 28 Gabriel-Martin Dumont, Parallele de plans des plus belles salles de spectacles d'Italie et de France, avec des details de machines theatrales, Paris, 1774 ; New York : Benjamin Blom, 1968. Ce plan est aussi reproduit dans Golder, « The Hôtel de Bourgogne in 1760 », Fig. 7. 29 Golder, « The Hôtel de Bourgogne in 1760 » ; voir surtout les Figs 2 et 2a. Comme Golder l’indique, les plans de Girault furent créés en 1760 afin de procéder à des modifications de la salle, et ce fut à ce moment que l’escalier en colimaçon fut introduit, remplaçant celui qui avait été au même endroit auparavant, comme le prouve le plan partiel de Dumont qui date de 1774. Jan Clarke 168 Le plan partiel de Dumont est fait au niveau du rez-de-chaussée et non pas au niveau des premières loges, qui étaient surélevées au-dessus du parterre, tout comme l’amphithéâtre. Il nous permet donc de voir qu’à l’Hôtel de Bourgogne il y avait un café situé en-dessous de l’amphithéâtre. Et nous voyons d’après le plan de Blondel qui montre la Comédie-Française au même niveau (Fig. 6), qu’en-dessous de l’amphithéâtre dans cette salle il y avait non seulement un café mais aussi une salle pour les gardes 30 . Quelles conclusions donc pouvons-nous tirer de toutes ces considérations et sommes-nous plus proches d’une identification du théâtre ? Quand j’ai présenté ce croquis pour la première fois 31 , j’ai émis trois hypothèses : ou il représente la disposition de la salle de l’Hôtel Guénégaud au milieu des années 1680, ou (moins probable) un autre théâtre que la troupe voulait imiter au même moment, ou des éléments que la troupe voulait incorporer dans une salle future. Mais le plus que j’y réfléchissais, le plus je trouvais ces trois possibilités insuffisantes : il n’y avait pas de raison pour la troupe de dessiner ce qui existait déjà ; il n’y avait pas de théâtre contemporain comparable, donc pas d’imitation ; et les comédiens n’avaient pas l’intention de changer de salle avant 1687, quand ils furent expulsés de l’Hôtel Guénégaud. Plus récemment, cependant, dans le contexte de la préparation d’un autre article 32 , j’ai trouvé des références dans les comptes rendus des assemblées de la Comédie-Française qui pourraient, me semble-t-il, offrir une autre explication plus satisfaisante. J’avais été frappée par les ressemblances entre le croquis et les dessins qui montrent ce qu’il y avait endessous de l’amphithéâtre à la Comédie-Française et à l’Hôtel de Bourgogne. Il me semblait donc que le croquis pourrait indiquer ce qu’il y avait endessous de l’amphithéâtre à l’Hôtel Guénégaud, comme je le développerai par la suite. Ce qui est curieux, cependant, c’est que sur le croquis nous voyons (à mon avis) l’endroit sous l’amphithéâtre en même temps que des éléments qui étaient au même niveau que celui-ci, comme les loges et la scène. Le croquis représente donc un composite, où des éléments situés à plusieurs étages sont combinés ensemble, ce qui est tout à fait logique, vu 30 Sur son plan (Fig. 6), Blondel indique la position du « Caffé au dessus du quel est l’Amphithéatre ». 31 Saint Catherine’s College, Oxford, juin 2006. 32 Jan Clarke, « O Hôtel Guénégaud: de quadra de tênis a teatro e novamente adaptado como quadra », in Arquitetura, Teatro e Cultura: revisitando espaços, cidades et dramaturgos do século XVII, dir. Evelyn Furquim Werneck Lima, Rio de Janeiro, Contra Capa, 2012, pp. 85-120. L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 169 que le croquis n’est pas un plan d’architecte, mais fut probablement gribouillé à la hâte pour illustrer un point quelconque 33 . Afin de pouvoir aller plus en avant dans l’analyse du croquis, il faut comprendre les étapes qu’un membre du public devait suivre avant de pouvoir accéder au spectacle. Tout d’abord il fallait acheter un billet à un bureau qui, pendant les premières années de l’activité de l’Hôtel Guénégaud, était situé à l’extérieur du théâtre. Ce « bureau de la recette » était le domaine de Mme Provost - receveuse de la troupe de Molière puis de celle de l’Hôtel Guénégaud jusqu’à sa retraite en 1703 34 . Après avoir acheté son billet, notre spectateur l’aurait porté à un « contrôleur », qui l’aurait échangé contre une « contremarque », indiquant sa place. Le fonctionnement de ce système au XVIII e siècle est décrit ainsi par Luigi Riccoboni : Pour entrer au spectacle, il y a deux portes dans la rue, une qui conduit au parterre seulement, et l’autre à toutes les autres places. À côté de ces deux portes, il y a deux petites fenêtres grillées par où l’on distribue les billets ; l’une sert pour le parterre seulement, et l’autre pour le reste des places de la salle. Sur chaque billet est ordinairement imprimé le nom de la place selon laquelle on a payé en le prenant. Chacun, en donnant son billet à celui qui est à la porte du théâtre, en reçoit un autre sur lequel est imprimé « contremarque », et le nom de la place que l’on doit occuper. […] Les contremarques se rendent à des gens préposés pour ouvrir les loges, y placer ceux qui arrivent et les refermer […] 35 . Notons que selon Riccoboni, qui n’identifie pas de théâtre en particulier mais qui parle sans doute de l’Hôtel de Bourgogne, il y avait habituellement deux bureaux pour l’achat des billets - j’y reviendrai. Ces bureaux sont visibles sur un des plans de l’Hôtel de Bourgogne publiés par Golder (Fig. 2a), où ils sont appelés le « Bureau du Theatre Et premier et 2e Loge » et le « Bureau du parterre et 3e Loge », et où l’on voit clairement les guichets qui permettaient la vente de billets aux membres du public avant leur entrée dans le théâtre. Il y avait deux bureaux de vente également à la Comédie- 33 Dans son article, « Seeing is Believing : the Historian’s Use of Images », in Representing the Past : Essays in Performance Historiography, dir. Charlotte M. Canning et Thomas Postlewait, Iowa City, University of Iowa Press, 2010, pp. 215- 39, David Wiles signale les dangers inhérents pour l’historien du théâtre dans l’interprétation des images qui représentent des salles qui existaient en trois dimensions. 34 Jurgens et Maxfield-Miller, Cent ans, p. 723. 35 Luigi Riccoboni, Réflexions historiques et critiques sur les différents théâtres de l'Europe, Paris : Jacques Guérin, 1738, pp. 135-36, in Lagrave, Le Théâtre et le public, pp. 53-54. Jan Clarke 170 Française de d’Orbay (Fig. 6), plus trois plus petits pour la distribution des contremarques, qui sont décrits comme suit dans la légende du plan de Blondel : Le bureau G est celui de la recette pour la distribution des billets du Parterre ; celui H pour celle des premieres, secondes & troisiemes Loges, ainsi que pour le Théatre, et ceux I sont destinés pour distribuer les contremarques […] 36 . Il semble pourtant que pendant les premières années de l’Hôtel Guénégaud, il n’y avait qu’un seul « bureau de la recette », ce qui est confirmé par Chappuzeau qui écrit ainsi en 1674 à propos du « Receveur au Bureau » : « Il ne quitte le Bureau que lorsque la Comedie est achevée, et il n’y en a qu’un pour toute la recette du Theatre, de l’Amphitheatre, des Loges et du Parterre » 37 . Selon Chappuzeau, les « contrôleurs » étaient placés à côté des portes que donnaient accès aux différentes sections de la salle (sans mention de bureaux) : Les Contrôleurs des Portes, qui sont deux, l’un à l’entrée du Parterre, et l’autre à celle des Loges, sont commis à la distribution des billetz de contrôle, pour placer les gens qui se presentent aux lieux où ils doivent aller, selon la qualité des billets qu’ils aportent du Bureau où ils les ont esté prendre. Ils ont soin aussi, que les Portiers fassent leur devoir, qu’ils ne reçoivent de l’argent de qui que ce soit, et qu’ils traittent civilement tout le monde 38 . L’année suivante, pourtant, il y avait trois contrôleurs car, selon une liste des « frais ordinaires » ou journaliers dressée par la compagnie en 1675, en plus de Mme Provost, « qui fait la recette au bureau », et Mlle Hubert, qui « a la charge des billets », il y avait M. Duchemin « à la porte du parterre » plus deux « contrôleurs » anonymes « pour recevoir les billets l’un à la porte des loges et l’autre à celle du parterre » 39 . 36 Blondel, Architecture françoise, t. 2, p. 30. 37 Samuel Chappuzeau, Le Théâtre français, éd. C.J. Gossip, Lyon : Michel Mayer, 1674 ; Tübingen : Gunter Narr, 2009, p. 228. 38 Ibid. Auparavant, les deux « Contrôleurs » avaient été des employés de Sourdéac et Champeron : une concession que la troupe du Guénégaud avait été obligée de leur accorder afin de mettre fin à la dispute qui avait interrompu la préparation de Circé de Thomas Corneille et Jean Donneau De Visé. En même temps, selon La Grange, Champeron essaya d’insinuer son frère dans le bureau de la recette, ce qui lui fut refusé (La Grange, Registre, dir. B. E. Young et G. P. Young, 2 vols, Paris : Droz, 1947, t. 1, p. 169). 39 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R6, Registre 1674-1675, p. 138v. Je n’ai pas pu déterminer ce que voulait dire avoir « la charge des billets ». L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 171 Il arriva de temps en temps des désordres aux portes de l’Hôtel, provoqués par des gens qui voulaient entrer sans payer. Afin d’essayer d’y mettre fin, les comédiens prirent la décision lors de leur assemblée du 22 mars 1683 d’installer un tourniquet : On a resolu de faire faire un tourniquet a la porte du parterre et d’y poster Monsieur Dupin pour y recevoir les billets, accompagné d’un garde qui empeschera qu’on ne force le tourniquet, et les gardes qui seront a la porte de la Rue ne laisseront entrer qui que ce soit sans billet 40 . En même temps, la troupe détermina de changer l’emplacement du « bureau de la recette » : On a resolu de faire faire le bureau de la Recepte en dedans la Chambre ou se faict le Conte et de faire abbatre celuy qui est a present en dehors. On a resolu que Mesdemoiselles hubert et Brecourt seront en dedans et qu’on leur fera une place comode et une barriere s’il est besoin dans l’allée qui conduit aux loges 41 . Voici la preuve donc qu’avant cette date à l’Hôtel Guénégaud le « bureau de la recette » était toujours situé en dehors du théâtre. En ce qui concerne son nouvel emplacement, dans « la Chambre ou se faict le Conte », une indication est fournie par le plan du rez-de-chaussée de la Comédie-Française (Fig. 6), où nous voyons que la « Salle des Décomptes » se trouvait entre la salle des gardes et le café, et qu’elle avait une forme curieuse, presque identique à ce que j’avais d’abord pris pour un couloir dans le croquis (E). Il y a donc tout lieu de croire que le nouveau bureau était situé au même endroit dans l’Hôtel Guénégaud, d’autant plus que la nouvelle Comédie- Française avait été conçue avec la coopération des comédiens et semble avoir reproduit bon nombre des caractéristiques de cette salle tout en améliorant d’autres. 40 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R52_0_1683, Feuilles d'assemblée, 1683, s.p. Joseph Du Landas, dit Dupin, avait été auparavant comédien avec les troupes du Marais et de l’Hôtel Guénégaud ; il s’était retiré de la scène en 1680 (Mongrédien et Robert, Dictionnaire biographique, p. 90). Sur les employés de théâtre, voir notre article, « ‘Cinquante pauvres ouvriers’ : employés et fournisseurs chez Molière et à l'Hôtel Guénégaud de 1660 à 1689 », Revue d'histoire du théâtre, à paraître. 41 Mlle Hubert (Catherine Morant) était la femme du comédien André Hubert ; elle avait auparavant joué elle-même avec la troupe du Marais. Mlle Brécourt (Étiennette Desurlis) était la femme de Guillaume Marcoureau, dit Brécourt, et avait joué à l’Hôtel de Bourgogne avant d’entrer à la Comédie-Française. Selon Mongrédien et Robert, elle ne prit sa retraite qu’en 1687, ce qui doit être une erreur, vu sa présence au contrôle des loges dès 1683 (Mongrédien et Robert, Dictionnaire biographique, pp. 48, 113). Jan Clarke 172 Mlle Hubert (qui semble avoir changé d’emploi) et Mlle Brécourt étaient les « contrôleurs » des loges. Le compte rendu de l’assemblée du 22 mars 1683 laisse entendre qu’à ce moment-là c’était la norme d’en avoir deux à chaque représentation. Mais la liste des « frais ordinaires » dressées au commencement de la saison suivante, où il est question de « Mlle Hubert ou Brécourt » suggère par contre (et à mon avis à tort) qu’elles travaillaient alternativement 42 . Avec M. Dupin qui était alors « contrôleur du parterre », ce sont ces trois individus qui auraient échangé les billets achetés au bureau contre des « contremarques ». Mais ces nouvelles informations peuvent-elles nous aider dans l’interprétation du croquis ? Il y a deux objets rectangulaires contre le mur à l’extrême droite du croquis inversé (K dans la Fig. 2), qui pourraient être des bureaux. Mais dans le mémoire d’assemblée de 1683 cité ci-dessus il n’est question que d’un seul bureau de la recette et il y est dit que Mlles Hubert et Brécourt seront placées dans l’allée qui conduit aux loges 43 . Je mettrai donc ces objets temporairement de côté pour y revenir plus tard. J’ai déjà dit qu’à mon avis la forme spirale (J) indique un escalier en colimaçon menant au premier étage et donc aux loges. Je suis tentée donc de voir la loge de Mlles Hubert et Brécourt dans la forme étroite rectangulaire qu’on peut à peine distinguée à côté de celle-ci (L). Le fait que les deux femmes partageaient un seul bureau est confirmé par un autre mémoire, du 24 décembre 1685, où il est dit que « Les Demoiselles Brecourt et guiot qui controllent la porte des loges se tiendront a leur poste jusques a la moitié de la petite comedie lors qu’il y en aura et jusques a la moitié du cinquieme acte des pieces comiques 44 . » Puis, le 20 mai 1686, quand Mme Provost semble avoir été temporairement remplacée par Mme La Roque 45 : 42 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R15, Registre 1683-1684, p. 2. 43 Dans les théâtres de l’époque, les planchers étaient garnis de natte. Ainsi, le 5 septembre 1683, 6 livres 15 sols furent payés pour « trois toises [5.85 m.] de natte mise dans le passage des loges » (Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R14, Registre 1682-1683, p. 142). Mais nous ne pouvons pas savoir s’il s’agit de l’allée qui conduisait aux loges ou d’une galerie derrière elles. 44 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R52_0_1685, Feuilles d'assemblée, 1685, s.p. Mlle Guyot (Judith de Nevers, dite) avait été membre de la troupe de la Comédie-Française et remplaça Mlle Hubert quand celle-ci prit sa retraite le 14 avril 1685. Ainsi, elle figure au « Controlle » dans la liste des « frais ordinaires » pour la saison 1685-86, à côté de Mlle Brécourt et M. Dupin (Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R17, Registre 1685-1686, s.p.). Elle avait auparavant joué avec les troupes du Marais et de l’Hôtel Guénégaud (Mongrédien et Robert, Dictionnaire biographique, p. 109). 45 Sans doute Catherine de Bière, la veuve du comédien La Roque (Mongrédien et Robert, Dictionnaire biographique, pp. 127-28). L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 173 La Compagnie a resolu lors que l’on joue une grande piece et une petite, de ne recevoir les comptes du bureau que pendant la petite et Mlles Brecourt et guiot se tiendront s’il leur plaist a leur controlle jusques a ce que l’on reçoive lesd. comptes de Mlle de la Roque 46 . Je conclus donc que « la Chambre ou se faict le Conte », où allait se trouver le nouveau bureau de la recette de 1683, était située dans l’Hôtel Guénégaud plus ou moins au même endroit que la « Salle des Décomptes » de la Comédie-Française. Le seul problème c’est qu’un tel bureau n’est pas montré dans le croquis. On y voit deux grandes formes carrées de chaque côté du « couloir » (M et N), dont l’une peut à peine être distinguée, mais celles-ci paraissent trop grandes pour être le bureau, même prenant en considération le manque de proportion que nous avons noté plus haut. De plus, des ouvertures vers la rue n’auraient pas été possible dans cette position. La question reste donc un mystère pour l’instant, mais je suis tentée de croire que le bureau de la recette de 1683 aurait été situé contre le mur de face entre les deux formes rectangulaires (K). Les travaux ne s’avançaient guère. Le 24 mai 1683, la troupe nota que « Mrs Baron et Brecourt se sont chargez de faire accomoder les Bureaux comme on l’a cy devant resolu dont on leur donnera un devis tiré sur les delliberations qui en ont esté faictes » 47 . Mais l’année suivante, il fallut encore rappeler que : Messieurs le Baron, de Brecourt et Raisin se sont chargez de faire construire les bureaux de la porte et de la recepte suivant la delliberation qui en fut fait l’année derniere ce qui sera executé aussitost que l’on aura quitté le Theastre pour estre prest pour le commencement apres pasques 48 . Ce ne fut, cependant, qu’en 1685 qu’un maçon soumit un mémoire où il était question d’avoir « sellé quatre tourniquets dans les galleries qui servent aux portes des entrées » 49 . C’était sans doute en raison de ces travaux que le 25 juin 1685, la troupe « a commis pour examiner les affaires et memoires 46 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R52_0_1686, Feuilles d'assemblée, 1686, s.p. 47 Feuilles d'Assemblée, 1683. Brécourt et Baron étaient des membres de la troupe (Mongrédien et Robert, Dictionnaire biographique, pp. 20-21, 47-48). 48 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R52_0_1684, Feuilles d'Assemblée, 1684, 13 mars. Raisin (sans doute Jacques, souvent appelé « l’aîné » pour le distinguer de son frère cadet, Jean-Baptiste) était un autre membre de la troupe (Mongrédien et Robert, Dictionnaire biographique, pp. 176-78). 49 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, 1 AC, Archives Comptables, s.p. Le fait qu’il y en avait autant me fait penser que les comédiens avaient pris la décision de placer un tourniquet à chaque entrée de la salle : pour le parterre, les loges, le théâtre et l’amphithéâtre. Jan Clarke 174 des ouvriers qui ont travaillé aux galleries et ouvrages du Theastre Mrs le Comte, la Tuillerie, Raisin l’aisné et La grange » 50 . Malheureusement, le problème des désordres n’avait pas été résolu et le 24 septembre 1685, la troupe dut y réfléchir de nouveau : La Compagnie s’est assemblée extraordinairement au sujet du desordre qui arrive a la recepte de l’argent. On a resolu de changer les postes pour aujourd’huy. Le fevre et Subtil se mettront au parterre. Les deux gardes du parterre se mettront a la porte des loges avec les deux demoiselles dont l’une donnera les billets d’un escu, et l’autre les billets de trente et de vingt sols. Mr Dupin se mettra a la petite loge des demoiselles pour prendre garde a l’amphitheatre et a la loge de limonade et aux billets escrits a la main. Deffence expresse a ceux qui sont a la porte de prendre de l’argent et ordre de renvoyer tous ceux qui se presentent au bureau pour y prendre des billets 51 . Nous voyons donc d’après ce document que « l’allée qui conduit aux loges », où avait été située « la petite loge des demoiselles » avant ce changement était proche de l’amphithéâtre et de la loge à limonade, c’est à dire le café. Il nous semble donc qu’à l’Hôtel Guénégaud aux années 1680, la loge à limonade était située sous l’amphithéâtre (comme à la Comédie-Française de d’Orbay et l’Hôtel de Bourgogne au XVIII e siècle) 52 , et qu’elle pourrait être représentée dans le croquis par le demi-cercle que nous avons appelé cidessus une « indentation » (D). Elle aurait donc ressemblé plus au café de l’Hôtel de Bourgogne, qui occupait toute la largeur de l’amphithéâtre, qu’à celui de la Comédie-Française, qui était situé d’un côté de la « Salle des Décomptes » avec une salle des gardes de l’autre (Fig. 6). Je suis confortée dans cette opinion par le fait que le rectangle que j’ai proposé comme indiquant « la petite loge des demoiselles » (L), est effectivement entre 50 Feuilles d'assemblée, 1685, s.p. Le Comte et La Tuillerie étaient aussi des membres de la troupe (Mongrédien et Robert, Dictionnaire biographique, pp. 131, 134-35). 51 Feuilles d'assemblée, 1685, s.p. Subtil était l’un des portiers de la troupe ; sans doute Lefèvre en était un autre. En ce qui concerne les « demoiselles », l’une aurait donné les billets pour les premières loges, (et peut-être aussi pour le théâtre et l’amphithéâtre), qui étaient tous à 3 livres, et l’autre les billets pour les deuxièmes loges (à 30 sols) et troisièmes loges (à 20 sols). Ceux-ci étaient les prix « au simple » ; sur la pratique du « double » voir Clarke, Guénégaud I, pp. 190-94. 52 Voir Fig. 6 et Golder, « The Hôtel de Bourgogne in 1760 », Figs. 2a et 7. Selon Chappuzeau, en 1674, la « Distributrice des liqueurs et des confitures […] occupe deux places, l’une pres des Loges, et l’autre au Parterre où elle se tient, donnant la premiere à gouverner par commission » (Chappuzeau, Le Théâtre français, p. 233). Les documents que nous avons cités font croire, cependant, que dix ans plus tard à Guénégaud au moins il n’y en avait qu’une seule. L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 175 l’escalier en colimaçon qui mène vers le haut et l’espace que je prends pour le café. Dans la Figure 6 qui représente la Comédie-Française de d’Orbay, il y a deux ouvertures dans le mur courbé qui épouse la forme du fond de la salle : l’une qui mène au café et l’autre qui mène à la salle des gardes. Celles-ci ressemblent énormément aux traits F dans le croquis, qui pourraient donc figurer des portes ou ouvertures aussi. Mais je dois avouer tout de même qu’il me semble étrange que le devant du café ne soit pas montré dans le croquis et j’hésite à suggérer qu’il aurait été ouvert sur toute sa largeur derrière le parterre. Mais il reste toujours le problème des deux formes rectangulaires de chaque côté du « couloir » (K). Nous avons déjà vue que, selon John Golder, les dessins de Girault furent créés en vue des rénovations à faire à l’Hôtel de Bourgogne en 1760. Les Figures 2 et 2a sont les plus intéressantes dans le contexte de notre discussion, puisqu’elles représentent deux possibilités de modification, dont l’une est plus développée que l’autre, tandis que le plan partiel de Dumont de 1774 nous permet de voir quelles modifications furent adoptées. Ainsi, dans la Figure 2a, nous voyons la forme primitive du vestibule, avec deux entrées pour les différentes catégories de places (théâtre, premières et secondes loges ; parterre et troisièmes loges), les deux bureaux de la recette à côté de ces deux entrées, un petit escalier menant aux loges, un passage menant au parterre, et un grand café. Dans la Figure 2, le café a été réduit afin de créer une entrée plus imposante pour les spectateurs dans les places les plus chères plus un grand escalier en colimaçon. Comme nous avons déjà constaté, les ressemblances entre notre croquis et la Figure 2a de Golder sont remarquables en ce qui concerne cette partie de la salle. En fait, l’« Entrée » et la première partie du « Passage » menant aux loges à l’Hôtel de Bourgogne ont précisément cette forme carrée que nous remarquons de chaque côté du « couloir » dans le croquis (M et N). L’installation des tourniquets et le déplacement des postes de contrôle n’étaient pas les seuls travaux effectués à l’Hôtel Guénégaud en 1685, car cette même année la troupe prit la décision de ne plus permettre la vente de livres dans la salle : La compagnie a resolu de ne plus souffrir que l’on vende des livres de comedie dans la salle et particulierement le garçon de Mr Ribou parce que l’on a desseing d’establir une boustique qu’on loue a un libraire pour y faire la distribution desd. comedies au plus offrant 53 . Les documents n’indiquent pas la place de cette boutique, mais le carré M pourrait être une possibilité, d’autant plus qu’il est situé tout près de 53 Feuilles d’assemblée, 1685, s.p. Jean Ribou avait été l’un des éditeurs de Molière. Jan Clarke 176 l’escalier qui mène aux loges (J) et donc aurait été sur le chemin des spectateurs les plus huppés 54 . Nous savons également par ses registres que l’Hôtel Guénégaud était équipé d’une salle des gardes, qu’ils partageaient avec une certaine Mme Des Barres, ce qui pourrait indiquer la présence d’un vestiaire 55 , mais je n’ai pas pu l’identifier dans le croquis. Un dernier point à noter c’est qu’il n’y a pas moyen de savoir si cet escalier en colimaçon (J) existait déjà ou s’il fut installé en même temps que les bureaux et la boutique. La première de ces hypothèses me semble cependant la plus probable. Revenons donc aux petits rectangles K qui sont situés tout contre la façade du théâtre et qui ressemblent énormément non seulement aux bureaux visibles dans la Fig. 2a montrant l’Hôtel de Bourgogne publiée par Golder mais encore plus à ceux qui étaient présents dans la Comédie- Française de d’Orbay (G et H dans la Fig. 6). Pourraient-ils représenter des bureaux également ? Mais dans ce cas, pourquoi est-ce qu’il y en a deux, puisque nous savons qu’à l’Hôtel Guénégaud, du moins de 1673 à 1683, il n’y avait qu’un seul « bureau de la recette » ? Jusqu’à récemment, en considérant toutes ces preuves, j’avais conclus que le croquis avait été fait en vue des travaux effectués sous l’amphithéâtre en 1685 par rapport aux changements dans les postes de contrôle et la construction de la boutique. Mais, en regardant récemment la liste des « frais ordinaires » dressée au début de la saison 1687-88, je me suis rendue compte qu’elle fait mention de deux bureaux : le « Bureau des loges » occupé par Mme Provost et le « Bureau du parterre » occupé par Subtil, qui avait auparavant été un des portiers de la troupe 56 . Dans les « frais ordinaires » pour la saison précédente, il était toujours question de « Mme Provost pr le Bureau » 57 . Il est clair donc qu’à un certain moment entre avril 1686 et avril 1687, un nouveau bureau fut créé, même si les « mémoires » des assemblées de la troupe n’en soufflent pas mot. Néanmoins, il me semble qu’on peut maintenant affirmer avec une certaine assurance que les rectangles K dans le croquis représentent ces deux bureaux : dont l’un pour les billets pour le parterre et l’autre pour les loges. Et j’ajouterais même qu’à mon avis le croquis fut confectionné en vue de ces modifications. Comme nous avons vu, à l’Hôtel de Bourgogne avant 1760, les billets pour le troisième rang de loges furent vendus avec ceux du parterre, mais Blondel commente ainsi son plan de la Comédie-Française de 54 Pour être tout à fait honnête il faut avouer que ce carré M pourrait aussi bien représenter le café, ce qui rend l’indentation D encore plus difficile à expliquer. 55 Clarke, Guénégaud I, pp. 116-17. 56 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R19, Registre 1687-1688, s.p. 57 Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, R18, Registre 1686-1687, s.p. L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 177 d’Orbay (Fig. 6) : « Le bureau G est celui de la recette pour la distribution des billets de Parterre ; celui H pour celle des premieres, secondes & troisiemes Loges, ainsi que pour le Théatre » 58 . Il y a tout lieu de croire donc que la troupe avait opéré le même système à l’Hôtel Guénégaud auparavant. Ces bureaux étaient chacun situé devant un vestibule (M et N) qui étaient séparés par la salle des décomptes (E), et deux portes (ou ouvertures) (F) donnait accès à la « loge à limonade » ou café (D). Il reste les deux petites loges (G) que nous voyons l’une de chaque côté de la salle de décompte dont la fonction reste mystérieuse. Il me semble pourtant qu’il pourrait s’agir des loges préposées pour la distribution des contremarques. Il y en a trois de celles-ci sur le plan de Blondel, toutes situées contre le mur de la façade de la salle : deux du côté de l’accès aux loges et un seul de l’autre côté. Et si l’on inclut ce que nous avons identifié comme « la petite loge des mademoiselles » (L sur le croquis) avec les deux petites loges G, nous retrouvons la même distribution à l’Hôtel Guénégaud. Il fait avouer que la position de ces petites loges (G) n’aurait pas été idéale, ce qui pourrait expliquer le fait que dans la salle de d’Orbay elles ont été déplacées vers le mur de la façade tout près des bureaux. Je terminerai en offrant quelques dernières réflexions et en posant quelques questions supplémentaires. Nous savons jusqu’à quel point le public était stratifié dans les salles du XVII e siècle, où des zones spécifiques correspondaient à des milieux sociaux différents, avec le parterre comme seul espace de mélange (masculin) possible. Ce qui est peut-être moins connu est le fait que dans les théâtres des deux dernières décennies du siècle la séparation des spectateurs de catégories différentes étaient rigidement renforcée même en dehors de la salle. Car si la Comédie-Française de d’Orbay avait deux bureaux, l’un pour le parterre et l’autre pour les autres places, elle avait aussi des escaliers réservés pour ces différents publics pour qu’ils n’aient pas à se rencontrer : … l’escalier K est destiné pour monter et descendre aux secondes & troisiémes Loges, celui L sert de dégagement à ces mêmes Loges lorsqu’on sort du Spectacle, celui M est le grand escalier qui conduit les spectateurs 58 Blondel, Architecture françoise, t. 3, p. 30. Notons que Blondel ne mentionne pas la vente des billets pour l’amphithéâtre. À l’Hôtel Guénégaud, la troupe essayait désespérément d’attirer le public dans cette partie de la salle (Jan Clarke, « Le Spectateur au Palais Royal et à l'Hôtel Guénégaud », in Le Spectateur de théâtre à l’Âge Classique : XVII e et XVIII e siècles, dir. Bénédicte Louvat-Molozay et Franck Salaün, Montpellier, L'Entretemps, 2008, pp. 66-77, pp. 76-77), tandis que Lagrave cite Riccoboni pour montrer qu’au XVIII e siècle elle était très fréquentée (Lagrave, Le Théâtre et le public, pp. 109-10). Jan Clarke 178 aux premieres Loges & au Théatre, les marches N sont celles qui du rez-dechaussée de la rue, par le passage O, montent au Parterre […] 59 . Et, comme le remarque John Golder, si en 1760 l’Hôtel de Bourgogne avait deux bureaux afin de garder séparés les publics différents, quand la troupe procéda à des modifications de l’entrée au théâtre qui auraient pu mener à un frôlement indésirable, cette division fut maintenue en utilisant des moyens qui pourrait nous sembler extrêmes : … patrons bound for the more expensive boxes (‘Theatre Et premier et 2 e Loge’) were physically segregated from those intent upon the cheaper ‘partere et 3 e Loge’ : each category has its own entrance door, pay-box and ticket-window. By means of a steel grating, Girault maintained this segregation, at least until the end of the show 60 . Nous avons si peu d’information en ce qui concerne la salle de l’Hôtel Guénégaud et de ses dépendances qu’il est difficile de le situer dans ce contexte, mais il me semble probable que les modifications apportées dans cette partie du théâtre ainsi que l’introduction d’un deuxième bureau au cours de la saison 1686-87 étaient motivées par un souci semblable. Comme j’ai noté ci-dessus, une des grandes questions en ce qui concerne les théâtres de cette période est celle de la forme du fond de la salle. Est-ce que notre croquis peut y contribuer quelque chose ? À la Comédie-Française de d’Orbay, la forme arrondie du fond du café et de la salle des gardes fut imposée par la courbe des loges, ce qui pourrait suggérer que c’était également le cas à l’Hôtel Guénégaud. En revanche, dans le croquis, les rangs des loges de côté forment un angle droit avec le fond de la salle (ou au moins la ligne du devant de l’amphithéâtre), ce qui semblerait indiquer plutôt la présence d’une salle rectangulaire. Mais si nous regardons les plans de la Comédie-Française de d’Orbay et de l’Hôtel de Bourgogne en 1760, nous retrouvons la même chose, même si les loges de côté se rapprochent 59 Blondel, Architecture françoise, t. 3, p. 30. 60 Golder, « The Hôtel de Bourgogne in 1760 », p. 470 (« les clients qui se dirigeaient vers les loges les plus chères (‘Theatre Et premier et 2 e Loge’) étaient ségrégués physiquement de ceux qui cherchaient les places moins chères dans les ‘partere et 3 e Loge’ : chaque catégorie avait sa propre porte, bureau et guichet. Grâce à une grille de fer, Girault maintenait cette ségrégation au moins jusqu’à la fin de la représentation. »). Le fonctionnement de cette grille est décrite dans un article dans l’Année littéraire de 1760 cité par Golder (p. 469) : « L’escalier qui conduisait aux premières et secondes loges a été totalement changé, et on a substitué un nouveau beaucoup plus large et plus commode. On a ménagé à l’entrée un beau vestibule qui communique au parterre et à l’escalier des troisièmes, dont cependant la communication est interrompue pendant le spectacle par une grille de fer qu’on ouvre à la fin, et qui laisse au public un grand espace pour sortir. » L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 179 un peu. Il faut se rappeler aussi du fait que (comme j’espère avoir prouvé) le croquis montre ce qu’il y avait en-dessous de l’amphithéâtre, et ne nous renseigne donc pas nécessairement sur ce qu’il y avait au-dessus et surtout sur la forme de l’amphithéâtre lui-même. Je suis consciente du fait que cet article pose beaucoup de questions et ne donne que peu de réponses. J’ai passé plusieurs années à réfléchir à ce petit croquis, qui frustre autant qu’il éclaire. Voilà tout ce que je peux en dire actuellement en attendant la découverte de nouvelles preuves. Je terminerai donc en évoquant une question supplémentaire que le croquis a suscitée. Au début de cet article, j’ai parlé du fait que c’était l’« indentation » D qui m’avait le plus frappée. J’étais donc surprise de voir que, d’après les dessins publiés par Golder, le devant de l’amphithéâtre à l’Hôtel de Bourgogne était lui aussi légèrement courbé. Et au cours de mes comparaisons avec d’autres plans de théâtres, j’ai vu que les architectes de deux autres salles du XVIII e siècle - l’Opéra Comique de la Foire Saint Laurent (1752) et le Théâtre public de Versailles (1756) - avaient totalement supprimé les loges de fond pour les remplacer par un grand amphithéâtre avec une forte « indentation » 61 . Quels auraient été les avantages d’une telle configuration ? Pour l’instant, malheureusement, je suis incapable de le dire. 61 Dumont, Parallèle. Jan Clarke 180 Illustrations Fig. 1 : Croquis de théâtre (Avec la permission de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française) Fig. 2 : Croquis inversé avec clé (Avec la permission de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française) L’Hôtel Guénégaud selon un croquis inédit 181 Fig. 3 : Inscription sur la feuille (Avec la permission de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française) Fig. 4 : Palais-Royal, plan au niveau du premier étage (détail) (Avec la permission de la Bibliothèque de l’Université de Kyoto) Jan Clarke 182 Fig. 5 : Comédie-Française, plan au niveau du premier étage (Blondel) (Avec la permission de la Bibliothèque de l’Université de Kyoto) Fig. 6 : Comédie-Française, plan au niveau du rez-de-chaussée (Blondel) (Avec la permission de la Bibliothèque de l’Université de Kyoto) PFSCL XLV, 88 (2018) « Nous ne pensons ici qu’à vaguer deçà et delà » 1 : le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de voyage de Sophie de Hanovre C HRISTINE M C C ALL P ROBES (U NIVERSITY OF S OUTH F LORIDA ) La phrase citée dans le titre de mon étude transmet le caractère errant du voyage en Italie (1664-1665) entrepris ostensiblement par cette princesse allemande, parente par alliance de Louis XIV, pour expérimenter le carnaval à Venise. Cette remarque à son frère, pourtant, s’achève sur une construction qui avoue une intention complémentaire liée à l’épanouissement de son « moi » et qui nous rappelle que Sophie « se délectait de Montaigne » 2 : « afin que je devienne eine bereiste Dame » (une dame qui a vu du pays). La critique moderne est redevable à Dirk Van der Cruysse pour l’édition moderne (Fayard, 1990) des Mémoires et lettres de voyage de Sophie de Hanovre, mère du futur George Ier d’Angleterre et tante adorée d’Elisabeth Charlotte, duchesse d’Orléans, Madame Palatine. Van der Cruysse nous rappelle que le seul manuscrit fiable de ce texte est de la main de Leibniz qui en admirait le style en signalant sa « force merveilleuse » et son caractère « que Longin appelle sublime » (cité dans l’introduction, 19). Les Mémoires furent composés entre la mi-octobre 1680 et le 15/ 25 de février 1681 pour divertir Sophie pendant l’absence de son mari à Venise, et selon les dires de l’auteure, pour « éviter la mélancolie et [...] conserver mon humeur dans une bonne assiette » (35). La qualité thérapeutique de l’entreprise des mémoires est amplifiée par la tristesse que Sophie a éprouvée 1 Lettre du 12 septembre 1664 écrite de Venise à son frère Karl Ludwig. Sophie de Hanovre, Mémoires et lettres de voyage, éd. Dirk Van der Cruysse, Paris : Fayard, 1990. 209. Désormais, les indications de page(s) seront faites au fil du texte. La présente étude est une révision d’une communication donnée au 45 e Congrès de la NASSCFL. 2 Dirk Van der Cruysse, Madame Palatine, Paris : Fayard, 1988. 92. Christine McCall Probes 184 pendant cette période, ayant perdu trois de ses proches : son beau-frère Johann Friedrich von Braunschweig-Lüneburg, duc de Hanovre, en décembre 1679 ; sa sœur aînée Elisabeth, abbesse de Herford, en février 1680 ; et son frère tant aimé, Karl Ludwig, électeur palatin, en septembre 1680 (introduction, 22 et Repères chronologiques, 281). Si le divertissement personnel est mis de l’avant comme motif de la composition de ses mémoires, son âge ne joue pas moins un rôle. Dans mon article « Au Cours de la route : un voyage de Sophie de Hanovre à la cour de France », j’ai suggéré que « l’on pourrait considérer l’âge de Sophie comme agissant aussi bien en catalyseur qu’en encadrement du récit » 3 : Allégué au début et de nouveau à la fin de l’ouvrage, l’âge où Sophie se trouve est lié à l’occupation de « se souvenir du temps passé » (35) ainsi qu’aux réflexions sur sa mort. Bien que Sophie jouira d’une santé robuste jusqu’à l’âge de 84 ans, son décès subit survenu au cours d’une promenade, 4 ses cinquante ans lui pèsent pendant la période de la composition de ses mémoires, notamment vers la fin. Songeant aux pertes toutes récentes de sa sœur et de son frère, elle présume qu’elle ne tardera pas longtemps à les suivre et forme l’espoir que le retour de son mari la remettra, « pour n’aller pas si tôt le chemin de tous les mortels ». 5 (173) Bien que dans une de ses lettres à son frère aîné, l’électeur palatin Karl Ludwig, Sophie déprécie son talent épistolaire avouant ainsi : « ma plume ne va pas si bien que ma langue » (264), elle lui consacre 32 lettres pendant le voyage en Italie, lesquelles servent de complément aux Mémoires. 6 Un voyage en Italie, selon Pierre Duval, géographe ordinaire du roi, « est [...] préféré à tous les autres et toutes les Nations de l’Europe tombent d’accord que l’on n’a pas vu de beau pays, si l’on n’a pas vu l’Italie ». 7 Pour l’étude 3 Dans La France et l’Europe du Nord au XVIIe siècle : de l’Irlande à la Russie, éd. Richard Maber, Tübingen : Narr, 2017. Biblio 17 : 214. 97-109. 4 Pour un témoignage oculaire de la promenade, voir la lettre de la comtesse de Buckebourg à Louise, raugrave palatine, écrite de Herrenhausen le 12 juillet 1714 (Correspondance de Leibniz avec l’électrice Sophie de Brunswick-Lünebourg, éd. Onno Klopp, 3 vol., Paris : Klincksieck, 1874. Ici 457-462). 5 La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle, éd. Maber, 98-99. 6 Les relations affectueuses entre Sophie qui, à l’âge de deux ans, avait perdu son père, l’électeur Friedrich V, et son frère, aîné de treize ans, transparaîssent dans ces lettres où elle l’appelle « mon cher Papa » et l’adresse par la formule « C.V.C.S. » (cum veneratio cum servitudine). Voir le livre récent de Sophie Ruppel, Verbündete Rivalen : Geschwisterbeziehungen im Hochadel des 17. Jahrhunderts. Köln : Böhlau, 2006, 148, n. 259. Je remercie mon collègue Stephan Schindler de m’avoir signalé cette précieuse référence. 7 Description de la France et de ses provinces et de la géographie universelle, Paris : Jean Du Puis, 1658 et 1663, www.archivesdefrance. Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 185 présente j’ai exploité donc les parties des mémoires et les lettres écrites à son frère, lesquelles concernent le voyage en Italie. Mes recherches révèlent, pour les mémoires, un récit de voyage qui contribue grandement au caractère animé et enjoué d’un document qui s’ouvre avec la naissance de Sophie (1630) et ne se termine qu’avec le décès de son frère tant aimé (1680). Mon étude s’attachera notamment aux points suivants : le goût des réminiscences (dans les mémoires du voyage) contrasté avec la saveur actuelle (dans les lettres écrites au jour le jour) ; le « moi » du récit (Sophie se met en scène, évoquant pour le lecteur les événements et les spectacles auxquels elle s’associe) ; la structure géographique, littéraire et culturelle du récit ; la curiosité de Sophie qui peut être invoquée comme guide (« il me prit une grande curiosité de voir » (99), ou « ma curiosité me porta [...] à aller voir » (104) ; les qualités du style et du genre (les maximes, les portraits, le sensoriel - ce dernier est particulièrement remarquable dans les descriptions des jardins, par exemple) ; et ses préoccupations stylistiques (si elle peut qualifier une lettre comme étant « du stile recitativo », elle s’excuse aussitôt alléguant « le cerveau si rempli de nouveautés que je ne saurais faire autrement » et opposant d’une façon spirituelle son cerveau brouillé à son cœur rempli de respect et de devoir pour son frère (186). L’itinéraire des errances de Sophie en Italie débute de la façon suivante : départ d’Iburg en février 1664, des arrêts à Heidelberg, à Augsbourg et à Innsbruck avant le col du Brenner. Le 29 avril le mari de Sophie la rejoint à Bronzolo, accompagné entre autres « de deux nobles Vénitiens, Giovanni Morosini et Leonardo Loredan » ; les portraits de ces compagnons du voyage sont les premiers que nous trouvons dans le récit et dans les lettres. Loredan est caractérisé comme « un très honnête homme qui a bien de l’esprit » et l’un des admirateurs du frère de Sophie ; Morosini, comme « un fort bon garçon qui n’a que la beauté dont il peut faire parade » (182) et « un fort honnête homme, et cela parce qu’il a voyagé » (222). Leur importance au voyage se signale par l’intégration de leurs réactions aux spectacles et aux « raretés » dans les rapports de Sophie qui entremêle ses propres réflexions aux leurs. La relation de la visite à La Santa Casa di Loreto, par exemple, permet au lecteur d’apprécier « l’humeur [...] fort différente » des deux Vénitiens, l’un qui est ému et l’autre qui « avait de la peine à s’empêcher de rire » devant une statue vilaine de La Vierge « toute noire de fumée » et réputée être « faite de la main de saint Luc ». L’étonnement de Sophie se joint à l’émotion et aux rires ; en « bonne huguenote », elle ne donne pas de son encens à la Vierge, déclarant que si saint Luc l’avait façonnée, « il était fort méchant sculpteur! » (95, 219). Avant l’arrivée à Venise de Sophie et son équipage de « près de deux cents personnes », un train « incomparable- Christine McCall Probes 186 ment plus grand » que celui de son mari et dont elle remarque : « L’on n’a guère vu d’incognito 8 si éclatant » (98, 88), elle passe par Trente, Dolce, Vérone, et Vicence. La visite de Venise dure du 7 mai jusqu’au 20 septembre et Sophie y retourne en janvier malgré ses appréciations disparates d’une ville qu’elle juge « fort mélancolique », d’un Grand Canal dont elle goûte « de la fraîcheur en été sans être incommodé[e] de la poussière », et d’un froid hivernal « plus pénétrant qu’en Allemagne » lequel l’oblige de porter une vesta ou « robe de chambre toute fourrée avec des grandes manches qui couvrent les mains ». Elle trouve cette robe si commode qu’elle offre à son frère de la lui apporter (278-279, 89-90, 106, 240). Entre les deux séjours à Venise, le périple parcouru comprend des étapes plus ou moins longues à Brescia, Crémone, Milan, Plaisance, Parme, Modène, Ancône, Lorette, Rome, Sienne, Florence et Bologne où il a fallu abandonner les carrosses, lesquels restaient encore gelés sur la rivière un mois plus tard (279, 242). Le froid et les intempéries occasionnent des errances imprévues ; Sophie en avertit son frère, partageant la crainte qu’elle ait à « rebrousser » chemin ou à « lantern[er] encore longtemps en chemin » (244). Avant de reprendre la route de retour pour l’Allemagne, Sophie opte pour un autre moyen de transport pour un voyage à Milan, une chaise « roulante » ou « volante » (107, 246- 247). Dans une lettre à son frère, elle loue la vitesse et la commodité du véhicule, expliquant à Karl Ludwig que cette chaise « ne peut jamais verser, encore qu’une roue soit dans le fossé et l’autre sur la terre » et promettant que son mari lui fera voir cette invention (246-247). Le voyage en Italie s’effectue également dans des litières, des calèches (pour courir la bague au Campo Marzio), des chariots, des traîneaux, et à Venise, des gondoles. Si les hasards du voyage, de « forts méchants chemins », un pont « fait par le diable », reçoivent l’attention de notre auteure (103, 108), il s’avère, écritelle, que « la fatigue du voyage n’était pas aussi grande que notre curiosité » (94). La curiosité et le divertissement sont les inspirations ou principes directeurs du voyage en Italie. Sophie ne cesse d’invoquer ces deux motifs lorsqu’elle prend la décision de visiter un palais, ou de participer à un événement. Les horizons de la curiosité et des divertissements s’étendent 8 Sophie commente fréquemment la manière de voyager incognito ; il est clair que son train est reconnu comme étranger, car si beaucoup de nobles Vénitiens leur rendent visite lors du premier séjour à Venise (187), au moment du carnaval « la prohibition à ne hanter des princes étrangers [est] renouvelée et augmentée » (240). Elle commente cet incognito atténué ainsi : « Nous avons toujours passé pour incognito, mais non pas tant de ne pas demander le titre qui nous était dû de ceux qui nous venaient voir, comme du connétable Colonne et de sa femme [Marie Mancini] » (237). Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 187 aux personnes, par exemple, à la connétable Colonna (Marie Mancini qui avait ébloui le jeune Louis XIV et inspiré de la galanterie au mari de Sophie), aux statues, aux tableaux, aux jardins, aux fêtes, aux spectacles, et au carnaval. Mon examen des mémoires et des lettres a révélé certaines qualités stylistiques constantes malgré la différence inhérente aux genres ainsi que d’autres, distinctes, plus apparentées à l’un ou l’autre genre. Soit dans ses réminiscences rédigées seize ans après le voyage en Italie, soit dans ses lettres écrites à Karl Ludwig pendant le voyage, Sophie ne cesse de se mettre en scène au cours des aventures qu’elle dépeint. 9 À Vérone, par exemple, elle se trouve « charmée » de « l’esprit et de toutes [... les] manières obligeantes » des dames qui lui font voir « un très beau jardin et un amphithéâtre fort ancien » (88). En écrivant de Vérone à son frère, elle s’extasie sur « les jardins, les palais, et les villes », et surtout sur « la civilité des personnes » : « Nous allons dans un très beau jardin qui me plaisait si fort que j’aurais bien voulu y coucher toute la nuit. Ce sont des choses de l’autre monde qui ne sont jamais entrées dans mon imagination que les jardins de ce pays ici! » Si elle avance « qu’il n’y a rien qui approche de l’Italie », elle semble se souvenir aussitôt de son correspondant pour avouer qu’elle n’a « pourtant point vu de pays plus beau que le Palatinat » (182). Dans les Mémoires comme dans les Lettres, courir la bague en calèche au Lido (Venise) est évoqué d’une façon détaillée et haute en couleur. L’équipage de Sophie est caractérisé comme « le plus beau » (195) et on y applaudissait tout ce qu’elle faisait, disant « È la moda francese » (90). La scène se compose de « cent mille personnes, ajustées en brocart d’or et d’argent avec force plumes comme des comédiennes » (90). Sophie ne néglige pas de décrire l’extravagance de l’attirail de son cortège, associant le tableau de leur calèches « ornées de cuivre doré » aux portraits d’autres, notamment du chevalier Artale, 10 « Sicilien et grand poète [dont l’] habit est tout couvert de diamants qu’il avait emprunté à l’opéra », et à la représentation d’elle-même. Le récit n’omet pas une allusion « à la mode vénitienne des sigisbées » (90 et n. 13) ou chevaliers servants. Sophie en nomme 9 Voir à propos de la mise en scène du moi dans l’épistolaire, Bernard Beugnot, « De l’invention épistolaire : à la manière de soi », dans Épistolarité à travers les siècles, éds. M. Bossis et Ch. Porter, Stuttgart : Fr. Steiner, 1990. 27-38. 10 Van der Cruysse identifie ce personnage comme Guiseppe Artale (1628-1679) (90, n. 12 et 191-192, n. 3). Il est mentionné plusieurs fois dans les mémoires et dans les lettres et semble avoir accompagné les voyageurs sur plusieurs de leurs aventures, même aux couvents. Dans une lettre écrite de Milan, Sophie remarque avec humour que les religieuses « ont gratifié notre Cavalier Artale, au moins comme elles ont pu, c’est à dire montrer, voir et toucher [par le trou de leur grille], car au reste il n’y a point de remède » (212). Christine McCall Probes 188 quelques-uns attirés par ses dames et, pour qu’elle ne soit « la seule à en être exempte », son mari en choisit un pour elle, un procurateur qu’elle trouve « sans conséquence » (90-91). Les spectacles que dépeint Sophie nous permettent d’entrevoir son sens d’humour et son caractère équilibré. Ainsi celui de la course de la bague au Lido comprend un croquis dérisoire de son chariot « fait de quatre viles planches qui tremblaient à chaque pas que firent les chevaux ». Sophie écrit à son frère qu’afin de la tenir ferme « on avait mis un grand sac d’avoine » à ses pieds (195). Malgré les galanteries et « les sottises » auxquelles elle participait et dont « elle riait le soir » avec les autres de sa compagnie, elle ne peut se passer d’une conclusion révélatrice : « Les manière d’Italie ne s’accommodèrent non plus à mon humeur que l’air à mon tempérament » (91). Les mises en scène du moi et les descriptions, que ce soient des croquis rapides ou des relations qui développent plusieurs aspects des événements ou des personnages, se complètent d’autres qualités stylistiques marquantes, notamment des comparaisons et des superlatifs ou d’autres figures d’intensification. Dans les Mémoires la visite de l’église d’Ognissanti à Rome où le religieux lui montre avec fierté un portrait de la Vierge qui aurait fait gagner une grande bataille, rappelle à Sophie qu’il s’agissait d’une guerre contre son père. Sophie met en contraste son estimation du portrait à celle du religieux qui lui demande de faire un don. En regardant des drapeaux et des enseignes pris dans la bataille, elle avait répliqué « qu’oui, [elle accepterait de contribuer] si la Vierge eût été de l’autre côté » (101-102). Les comparaisons que l’on relève dans les lettres sont nombreuses et mobilisent un fonds de connaissances partagées, de la nature, de la Bible, et de la littérature, par exemple. Sophie envoie à son frère des tubéreuses de Venise (196) et retrace pour lui ses promenades à Rome « parmi les orangers, citronniers, lauriers et myrtes ». Elle reprend la figure d’accumulation pour mettre en parallèle la flore préférée des jardins de Karl Ludwig, les « pommiers, poiriers [et] pruniers » (228). Un souvenir de leur jeunesse sert à amplifier la comparaison ; les arbres de son jardin ont été « plantés par les dignes mains » de leur père et de son jardinier (228). Les contraintes de la présente étude ne m’autorisent qu’une brève indication de l’importance des allusions bibliques dans les lettres, tant elles sont abondantes et diverses. Une référence rapide au « Jour du Jugement » permet à Sophie de faire revivre pour son frère des compétitions de gondoles avec « le bruit et les exclamations de tout le monde [dans] toutes les rues [et aux] balcons, fenêtres [et] ponts » (199). L’humour ironique de Sophie peut s’apercevoir dans ces allusions. L’évocation d’une fête à Milan où toutes les dames portaient des « vertugadins » ou crinolines rappelle à Sophie un portrait vu autrefois de l’enfant prodigue entouré « d’une telle Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 189 compagnie », ce qui amène à son esprit une réflexion qu’elle communique à Karl Ludwig : « Je pensais en moi-même que notre fin serait aussi de manger avec les pourceaux en Westphalie » (211). Dans une lettre qui mélange des références à la consécration du grand tonneau à Heidelberg, des observations sur des malades, leur tante Simmern et Liselotte, et un mort de leur connaissance, le prince Guillaume de Nassau, ainsi qu’un commentaire sur « les débauches » qu’elle témoigne à Rome, Sophie s’excuse de l’état de son écriture en employant une citation biblique : « Vous ne jugerez pas par la confusion de cette lettre que mon esprit est fort éclairé depuis que je suis à Rome, car comme la Sainte Ecriture dit : ‘Zu viel Gelehrtheit macht euch doll’ » (Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous, Rom. 1. 22) (230). Une référence aux températures estivales de Venise s’associe à une allusion prolongée à la prière du Christ dans le jardin de Gethsémani pour représenter à force de deux comparants l’acte d’écrire de Sophie et le souci de ne pas fatiguer son correspondant : « Si [...] toute la sueur est du sang, j’en sue pour le moins autant en vous écrivant cette lettre, comme Notre Seigneur dans le jardin [...]. Ce n’est pas de peur du calice, car le souvenir de la coupe dans ces chaleurs sert de quelque soulagement, et je n’ai autre croix à craindre que celle de vous ennuyer par le récit de nos divertissements » (199). La caractérisation intensive de la visite en Italie, notamment celle des divertissements, se manifeste, dans les Mémoires comme dans les Lettres, par un emploi soutenu de superlatifs et d’autres figures ou expressions d’amplification. Sophie adopte ces éléments de style pour évoquer la noblesse d’Italie et leur façon de la recevoir, certains individus, les villes, et les attractions du voyage. À Vicence, les dames la reçoivent « toutes devant la ville avec toute la noblesse qui y est fort nombreuse et fort civile ». Les réflexions de Sophie servent à accentuer le récit de sa réception : « On n’oublia rien pour me divertir [...]. J’avais le plaisir de me voir comparée à tous les astres » (89). À Milan, « toute la noblesse » et « toutes les dames » sont distinguées par Sophie ; la première comme étant « extrêmement civile et obligeante », n’oubliant rien pour lui plaire (94), et les secondes par leurs soins prodigués, la « consolant par mille douceurs, [l’] appellant ‘cara gioia, cara cosa, angela’, [et murmurant] toutes les mignardises qu’on peut exprimer dans leur langue », à une Sophie souffrante (107). Polyglotte, l’auteure émaille ses textes d’expressions dans d’autres langues, la sienne mais aussi l’italien, le hollandais, et l’anglais. Dans sa lettre du 8 octobre 1664 écrite de Milan, par exemple, elle intensifie le rapport des dames de Milan en se servant d’anglais : « Les dames kill me with kindness » (me tuent à force de gentillesse) (213). Christine McCall Probes 190 Sophie peut mettre en valeur un personnage par les procédés d’intensification. Ainsi sont dépeints le grand-duc de Toscane, Ferdinando II de Medici, et son frère cadet, Leopoldo ; celui-là « a fait traiter [Sophie] fort magnifiquement par tout son pays » (235), et celui-ci, reconnu « à ces manières » que Sophie trouve « les plus honnêtes du monde », est décrit dans le détail et par une suite de vocables intensifs : « Il avait infiniment de l’esprit et du mérite, et n’oublia rien pour m’obliger. Je ne trouvai rien de trop grave ni de trop familier en tout ce qu’il faisait, et il vivait fort agréablement avec sa noblesse » (104). Bien qu’elle se trouve à Venise en janvier 1665, Sophie ne cesse de relater pour son frère ses aventures à Florence et les manières du grand-duc et de Léopold. Elle trouve ce dernier « fort affable [et] fort judicieux », les dames de sa cour « fort belles et bien nourries » (éduquées) et les hommes « fort libres et fort respectueux » (239). Les attentions des deux princes et de leurs cours produisent en Sophie tant de plaisir qu’elle se prononce, en quittant Florence, « la plus satisfaite du monde » et déclare la ville « le lieu le plus agréable que j’avais vu en Italie » (105). Venise et Rome sont les autres villes que Sophie signale d’une manière accentuée. Quoique les températures à Venise en mai soient si froides qu’elle ne sort pas de la maison les trois premiers jours de sa visite, elle proclame Venise « une des plus belles villes du monde » (183). Rome est apprécié comme ayant « le plus beau climat du monde pour l’hiver » (228) ; en revanche, Sophie qui souhaitait en vain y voir la reine Christine de Suède, estime qu’« il n’y a point de lieu au monde plus importun pour la cérémonie que celui-ci » (220). Sophie fait revivre à ses lecteurs, par moyen de formules redondantes dans l’intensité, les palais, les galeries, et les églises qu’elle visite ainsi que les jardins où elle se promène. Ceux de Rome, désignés « les plus beaux jardins du monde », lui donnent du plaisir et dissipe son ennui pendant que son mari joue tous les soirs à la bassette [un jeu de cartes] chez la connétable Colonna » (99). Après avoir jugé l’église de Saint-Pierre « la chose du monde la plus merveilleuse pour toute chose », Sophie revigore sa description de l’église, s’exclamant : « Il y a trop de choses admirables pour être vues en une fois, et je la trouve inimitable » (220). En arrivant à Venise, Sophie évoque pour son frère ses rues « les plus belles [...] avec une suite infinie de carrosses », ses tableaux « les plus beaux [...] du monde » et « un amphithéâtre fort antique et fort beau » (181). Que conclure de cet examen de deux exemples ostensiblement disparates de narration par la main de Sophie de Hanovre? Si l’auteure qui trace dans les Mémoires sa vie depuis sa naissance à La Haye en 1630 jusqu’en 1681 avant le retour d’Ernst August de son hiver passé habituellement à Venise, n’envisageait que « donner quelque occupation à [son] esprit » (173), elle Le voyage en Italie dans les Mémoires et lettres de Sophie de Hanovre 191 nous fournit néanmoins un texte riche en événements, en portraits, et en coutumes où elle joue à la fois le rôle de témoin et d’acteur central. Son éditeur moderne, Dirk Van der Cruysse, souligne l’importance de ces Mémoires, en en signalant notamment la relation du voyage en Italie, un chapitre qu’il considère « particulièrement coloré [et] qui réjouira les historiens des mentalités » (11). Organisés chronologiquement d’après les étapes du voyage, les Mémoires présentent des tableaux grâces auxquels le lecteur moderne peut expérimenter les errances géographiques et culturelles d’une princesse allemande qui s’aventure dans un milieu distinct du sien. Si son récit vivant organise la pérégrination au gré de sa curiosité ou des divertissements observés auxquels Sophie a pris plaisir, son auteure ne néglige pas pour autant de nous transmettre des réflexions qui nous permettent un aperçu de son for intérieur : « On peut s’imaginer comme une Allemande comme moi se trouvait dépaysée dans un pays où l’on ne pense qu’à faire l’amour, et où les dames se croiraient déshonorées si elles n’ont des galants » (93). Dans les lettres écrites à son frère aîné, son « cher papa », le récit ou discours de Sophie s’accompagne d’une dimension intime et affective. Dès le début de la correspondance jusqu’à la fin, de l’avril 1664 au mars 1665, Sophie entremêle l’art du récit avec l’art de la conversation, parsemant sa relation au jour le jour des « raretés » (179) de l’Italie, et d’allusions aux personnes et aux lieux chers à Karl Ludwig. La dimension référentielle de ces lettres fait valoir le fonds de connaissances communes entre frère et sœur ainsi que des expressions constantes de reconnaissance de la part de Sophie qui avait laissé ses fils à la garde de Karl Ludwig. La première lettre offre un exemple des bouquets variés que constituent les paroles de Sophie : Nous irons voir les merveilles de ce lieu comme les reigers [hérons] de Hollande, mais le beau jardin de Heidelberg n’y sera pas, ni la conversation de mon cher Papa que j’y ai laissé, ni la petite légion de nos poupons s’embrassant et sautant par la verdure [...]. Mais on ne peut avoir tous les biens de ce monde à la fois. (178) Les deux dernières lettres mettent en valeur la culture biblique et littéraire partagée entre les correspondants. Dans l’une Sophie applique le passage biblique « die Jüngelein werden dein Lob aufbreiten » (246) (Math. 21.16) (Tu as tiré des louanges de la bouche des enfants) à l’un de ses fils envers qui Karl Ludwig avait été particulièrement attentif. Dans l’autre, écrite lors du voyage de retour, Sophie émet un souhait final concernant ses discours narratifs, soutenant le vœu d’une allusion littéraire qui prend en compte les températures rencontrées en traversant les Alpes : « J’espère me dégeler si bien sur votre Parnasse que mes relations vous paraîtront aussi mer- Christine McCall Probes 192 veilleuses que les paroles qui se dégelèrent dans l’île dont Rabelais parle très doctement » (248). 11 J’espère par cet examen des Mémoires et lettres de voyage de Sophie, une œuvre dont la première partie n’a été publiée qu’au XIXe siècle et qui doit sa préservation à Leibniz qui a copié le manuscrit de Sophie en estimant son style comme ayant « une force merveilleuse » (introduction 19), avoir apporté des réflexions valables sur les pratiques de genre au XVIIe siècle ainsi que sur la place narrative du « moi » dans les Mémoires comme dans les Lettres. 12 Ma démonstration de la mise en scène centrale du moi dans les deux genres peut offrir une modeste confirmation des propos de Marc Fumaroli qui conçoit « le moi méditant et central [comme] le seul principe d’unité au milieu de cette diversité capricieuse » qu’était la lettre humaniste laquelle il rapproche à l’essai montaignien. 13 11 Voir le chapitre 55 du Quart Livre. Œuvres complètes, éd. Jacques Boulenger. Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard, 1955. 689-698. 12 Je tiens à remercier François Pichette pour ses précieux conseils linguistiques. 13 Voir son essai « Genèse de l’épistolographie classique : rhétorique humaniste de la lettre, de Pétrarque à Juste Lipse », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1978, no. 6, 886-905. Ici, 888. Cité par Gérard Ferreyrolles dans « L’épistolaire, à la lettre », Littératures classiques 71 (2010) : 5-27. Ici, 9. PFSCL XLV, 88 (2018) « C’étaient de belles crasseuses que les Athénaïs et ces autres bégueules si rénommées » 1 : Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » E LENA M UCENI (I NSTITUT D ’ HISTOIRE DE LA R ÉFORMATION U NIVERSITÉ DE G ENÈVE ) Dans les dernières années, l’œuvre et la personne de Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, ont fait l’objet d’un nombre croissant d’études ainsi que d’événements culturels conçus pour attirer l’attention d’un public plus large que celui des seuls spécialistes. Parmi ceux-ci, on peut évoquer en particulier l’exposition organisée par la Bibliothèque Nationale de France en 2006 2 - à l’occasion du tricentenaire de la naissance d’Émilie du Châtelet - ainsi que celle, plus récente, accueillie par le Musée d’Art et d’Histoire de Langres 3 . Ces initiatives, ainsi que les nombreux colloques et journées d’étude qui ont eu lieu récemment 4 , ont consacré définitivement cette figure comme celle de la « femme des Lumières ». * Je remercie le Professeur Rainer Zaiser pour sa relecture attentive de cet article. 1 Françoise Paule d’Issembourg d’Happoncourt Huguet de Graffigny to François Etienne [sic] Devaux, [25 December 1738] in Th. Besterman (éd.), Voltaire, Correspondance, Oxford, Voltaire Foundation, vol. V, p. 469. 2 Sous la direction de Danielle Muzerelle et Élisabeth Badinter. Cette exposition a été accueillie par la BNF de Paris du 7 mars au 3 juin 2006. 3 Réalisée par les Archives départementales de la Haute-Marne, cette exposition, ayant pour titre Émilie du Châtelet : une femme des Lumières, s’est tenue du 4 mai au 19 septembre 2016. 4 Rappelons en particulier les colloques internationaux organisés par le Centre international d’études du XVIII e siècle à Chaumont (14-15 octobre 2016) et à Paris (17-18 novembre 2017) ; celui organisé par le Besterman Centre for the Enlightenment (14 mai 2015) ; celui organisés par le centre HWPS de l’Université de Paderborn (5-7 april 2017) ; et celui organisé par l’Université de Notre Dame (26-28 avril 2018). Elena Muceni 194 Physicienne, mathématicienne, traductrice et femme de lettres, ayant entretenu des relations et des correspondances avec les protagonistes de la scène scientifique et littéraire européenne de son époque, Émilie du Châtelet mérite pleinement ce titre que l’historiographie, avec quelque peu de retard sur les contemporains, lui a aujourd’hui pleinement reconnu. Pourtant, si à la date de sa disparition, en 1749, elle était déjà devenue l’incarnation d’un tel idéal, Émilie du Châtelet n’était pas née « femme des Lumières ». Un heureux concours de circonstances et une détermination inflexible ont rendu possible la transformation en Philosophe d’une jeune fille aristocrate que l’histoire aurait pu engloutir dans l’oubli. Émilie du Châtelet paraît avoir façonné un projet sur elle-même, à partir du moment où elle a commencé à s’apercevoir d’une manière nouvelle et s’est donnée la possibilité de réaliser ce projet. Dans cette étude, nous allons porter l’attention sur cette « métamorphose » d’Émilie du Châtelet en « femme des Lumières », ainsi que sur un épiphénomène issu de cela : la naissance d’un nouveau modèle d’identité féminine dans la France de la première moitié du XVIII e siècle. Deux documents revêtent à nos yeux une importance particulière par rapport à l’objet que nous nous proposons d’étudier : l’un contient le manifeste du choix conscient d’Émilie du Châtelet d’orienter sa vie vers la philosophie et les sciences ; l’autre est un témoignage, de l’extérieur, de la genèse de ce nouveau modèle féminin. Le premier de ces documents est un texte apparemment anodin - la préface manuscrite d’une traduction inachevée et jamais publiée - mais qui contient une déclaration programmatique d’Émilie du Châtelet, concernant sa propre identité, ainsi que l’identité féminine en général. L’autre c’est le rapport d’un spectateur qui, ayant eu la chance d’assister à cette métamorphose, a saisi l’ampleur de ses enjeux : il s’agit d’une lettre de Françoise de Graffigny, écrite sur la fin de 1738. D’un « paradis terrestre » à l’autre, ou comment se donner la possibilité de devenir la « femme des lumières » Pour les spécialistes de Voltaire, l’année 1734 représente le début de cette étape de sa biographie que l’on nomme habituellement « la période de Cirey » 5 . Quitter Paris, ce centre du monde, qu’il rappelle dans sa première 5 Plusieurs études distinguent différentes périodes dans la biographie de Voltaire et identifient ainsi celle comprise entre 1734 et 1749 ; voir I. O. Wade, Voltaire and Madame du Châtelet, Princeton, Princeton University Press, 1941 et R. Vaillot, Avec Mme du Châtelet, Oxford, Voltaire Foundation, 1988. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 195 version du Mondain (1736) - ensuite ponctuellement corrigée 6 - comme d’un « paradis terrestre », pour le château de Cirey, qui tombait en ruine, et dont le seul avantage était d’être situé à la limite de la Lorraine, a certainement représenté un choix difficile et radical pour lui. En lui offrant la possibilité de se loger dans cette résidence, Emilie du Châtelet aurait sauvé Voltaire de lui-même, comme le dit Ira Owen Wade 7 ; plus prosaïquement, il s’agissait d’une solution efficace pour le mettre à l’abri des conséquences de la publication des Lettres Philosophiques, ouvrage qui avait été interdit, inspiré à son tour des expériences d’un autre exil 8 . Citadin par vocation, Voltaire a dû opter malgré lui pour ce nouvel exil, moins exotique que celui en Angleterre. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire Le Mondain, écrit au bout de deux ans passés à Cirey - qu’il s’efforçait alors de concevoir comme son (nouveau) « paradis terrestre » ; ce délicieux poème, qui laisse entrevoir une forme mélancolie derrière l’ironie, est un véritable hymne, outre qu’à la modernité, à la vie qu’on menait à Paris, dont Voltaire paraît regretter même les mets qu’il pouvait goûter dans ses restaurants 9 . C’est seulement en juin 1735, après qu’il a entrepris (à ses frais) d’importants travaux de restructuration, qu’Émilie du Châtelet vient s’installer avec lui à Cirey de manière stable. On devine aisément que pour elle aussi la décision de quitter Paris n’a pas été spontanée et facile à prendre ; dans la ville elle laissait en effet son mari (et renonçait ainsi aux conventions conjugales) 10 , deux enfants 11 , des amants 12 , ainsi qu’un mode de 6 Il existe deux versions de ce poème ; la première se conclut avec le vers « le paradis terrestre est à Paris », tandis que dans la seconde le même vers dit « le paradis terrestre est où je suis ». 7 I. O. Wade, Voltaire and Madame du Châtelet, cit. 8 Voir l’étude classique de A. Ballantyne, Voltaire's Visit to England 1726-1729, Genèva, Slatkine, 1970 (éd. or. 1893). 9 Outre les noms quelques restaurants parisiens de l’époque, Voltaire mentionne dans le poème François Massialot - dont le nom est déformé en « Martialo » - cuisinier très célèbre (décédé en 1733) et auteur de plusieurs livres de recettes, tels Le Nouveau Cuisinier royal et bourgeois, 1691 et Le Cuisinier roïal et bourgeois, Paris, Claude Prudhomme, 1705. 10 Mais comme le souligne R. Vaillot (Avec Mme du Châtelet, cit.) « renoncer » à ces conventions conjugales était généralement accepté dans les milieux aristocratiques à l’époque. Voltaire, Émilie et son mari ont aussi vécu ensemble à Cirey à plusieurs reprises. 11 Notamment une fille de neuf ans, Françoise-Gabrielle Pauline, et un fils de huit ans, Louis-Marie Florent. Elle avait eu un troisième enfant, Victor-Esprit, né en avril 1733, qui mourut au début 1734. Elena Muceni 196 vie auquel elle s’y plaisait. Excessive en tout 13 , sur ses 29 ans Émilie du Châtelet aimait beaucoup la vie de la ville, fréquentait la cour et animait ses fêtes, adorait la « société », les mondanités, les spectacles, les jeux d’argent (bien trop), les bijoux, les couturiers 14 et les étoffes de luxe, dont elle se souvient dans les écrits de 1735 15 que nous allons présenter. Pour la marquise, s’installer à Cirey n’a pas comporté uniquement un changement de cadre et de fréquentations, mais aussi une réadaptation de ses habitudes et même de son échelle de valeurs. Ainsi, ce changement a représenté l’occasion pour la métamorphose d’Émilie du Châtelet dans son propre mythe. Déclencheurs de cette transformation ont été aussi certaines figures d’intellectuels qu’elle avait déjà commencé à fréquenter à Paris : Voltaire avant tout, mais aussi Maupertuis et Clairaut 16 (qui avaient stimulé en elle un intérêt pour la physique et les mathématiques) ; ensuite de nombreux intellectuels et scientifiques - comme Francesco Algarotti et Johan II Bernoulli 17 - avec lesquels elle est entrée en contact pendant la période de Cirey. 12 On sait qu’à cette époque elle avait été la maîtresse de Maupertuis et du duc de Richelieu. Il est intéressant de noter que ce dernier était la parfaite incarnation du libertin récidiviste, donc un homme avec un profil assez éloigné de celui de Voltaire (dont il était pourtant ami). 13 Voir S. Edwards, The Divine Mistress : A Biography of Émilie de Châtelet, the Beloved of Voltaire, New-York, David McKay, 1970. 14 Un portrait éloquent de la vie de la marquise à Paris est offert par Judith P. Zinsser, Emilie Du Châtelet : Daring Genius of the Enlightenment, Penguin Book, London, 2006, en particulier la section « Les Choses frivoles », pp. 50-57. Voir aussi S. Edwards, The Divine Mistress : A Biography of Émilie de Châtelet, the Beloved of Voltaire, New-York, McKay, 1970. 15 Elle mentionne dans sa préface comme exemple d’un homme ayant porté bénéfice à la France Josse Van Robais (qu’elle appelle Van Robés), un fabricant d’étoffes de luxe néerlandais qui s’était installé à Abbeville en 1665 sur l’invitation de Colbert et y avait fondé une manufacture florissante (voir Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, in I. O. Wade, Studies on Voltaire with Some Unpublished Papers of Mme du Châtelet, Princeton, Princeton University Press, 1947, p. 132). 16 Voir J. P. Zinsser, « Mentors, the Marquise Du Châtelet and Historical Memory », Notes and Records of the Royal Society of London, 61 (2007), pp. 89-108. 17 Voir aussi à ce sujet, Frauke Böttcher, Das mathematische und naturphilosophische Lernen und Arbeiten der Marquise du Châtelet (1706-1749), Berlin-Heidelberg, Springer, 2013. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 197 Un « centre de recherche » privé Les vies de Voltaire et d’Émilie du Châtelet subissent donc un changement radical avec le déménagement à Cirey. Une symbiose s’instaure rapidement entre les deux, qui s’imposent en cette période 18 une discipline stricte, dans le but de progresser dans les domaines du savoir qui les intéressent alors les plus ; Wade n’exagère peut-être pas en définissant cette phase comme « la rééducation de Voltaire » 19 . Celui-ci paraît être rentré d’Angleterre avec un espèce de programme d’études, qui accordait la priorité à la philosophie (métaphysique) et à la physique de Newton, prévoyait l’acquisition et l’analyse de la littérature déiste critique de la Bible, et incluait aussi l’étude de quelques autres auteurs, dont il avait rapporté en France des ouvrages, vraisemblablement achetés peu avant son départ. Cirey constitue le cadre parfait pour mettre en œuvre ce programme, qui était resté en attente quelque temps. À cette époque, Voltaire et Émilie consacrent leurs matinées à l’examen des textes bibliques et de leurs critiques 20 et ils lisent et discutent autour de Newton, parfois aussi avec des amis - comme le comte Algarotti, qui démeure chez eux en 1735 et rédige ici des parties de son Neutonianismo per le dame 21 . L’inventaire de la bibliothèque de Ferney 22 , dont on doit supposer que la plupart des volumes était déjà présente dans celle de Cirey, ainsi que le 18 Nous faisons référence ici, en particulier, à la période où se consomme cette « métamorphose » d’Émilie du Châtelet, à savoir entre 1735 et fin de 1738. 19 Voir I. O. Wade, The Intellectual Development of Voltaire, Princeton, Princeton University Press, 1969, part III, pp. 253-572. 20 Pour l’historiographie classique (par exemple R. Pomeau, La religion de Voltaire, Paris, Nizet, 1969) Voltaire et Madame du Châtelet se seraient consacrés aux lectures déistes et de critique biblique pendant leurs premières années à Cirey ; cependant B.-E. Schwarzbach, qui a édité les écrits de la marquise sur le sujet (Madame Du Châtelet, Examens de la Bible, Paris, Champion, 2011) situe ces travaux dans les années 1740. 21 [F. Algarotti], Il Neutonianismo per le dame, ovvero dialoghi sopra la luce ed i colori, Napoli [i.e. Venezia], s.n., 1737. Le texte est structuré en six dialogues avec une marquise imaginaire. Le frontispice de cette édition contient l’image d’Algarotti et de Madame de Châtelet se promenant dans les jardins de la résidence de Cirey. Sur l’élaboration de la première édition de ce texte voir : M.-C. Barbetta, « Il newtonianismo per le dame di Francesco Algarotti », in G. Erle (éd.), Il limite e l'infinito. Studi in onore di Antonio Moretto, Bologna, Archetipo, 2013, pp. 121-138. 22 Voir Bibliothèque de Voltaire, éditions de l’académie des sciences de l’URSS, Moscou-Leningrad, 1961 ; une nouvelle édition plus complète de cet inventaire a été éditée par U. Kölving et A. Brown, Voltaire, ses livres & ses lectures. Catalogue électronique de sa bibliothèque et relevé de ses autres lectures, 2007. Elena Muceni 198 catalogue reconstitué des lectures d’Émilie du Châtelet 23 , conservent les traces de ces multiples activités et études. Celles-ci ont également remodelé l’architecture de la résidence de Cirey, où les deux amis-amants firent construire non seulement un théâtre, mais aussi un cabinet de physique, le premier d’Europe chez un particulier, d’après Mireille Touzery 24 . « Newton est ici le dieu auquel je sacrifie, mais j’ai des chapelles pour d’autres divinités subalternes », écrivait Voltaire à Cideville en 1736, en lui envoyant Le Mondain 25 . Peut-on supposer que parmi ces divinités subalternes - temporaires - se trouvent aussi celles qui lui ont inspiré Le Mondain, à savoir, outre Jean-François Melon, Mandeville et sa Fable of the bees ? Voltaire avait rapporté ce livre d’Angleterre, ensemble avec, entre autres, les Six Discourses On The Miracles Of Our Saviour de Thomas Woolston, tous les deux dans des éditions récentes 26 . Et comme l’ouvrage de Woolston, dont Émilie du Châtelet fait un extrait/ traduction 27 , celui de Mandeville se retrouve dans les mains de la marquise, qui commence à le traduire en 1735 (si l’on croit aux dates notées sur le manuscrit). 23 Voir A. Brown et U. Kölvig, « À la recherche des livres d’Émilie du Châtelet », in id. et Olivier Courcelle (éds.), Émilie Du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, Ferney-Voltaire, Publications du Centre international d’étude du XVIII e siècle, 2008, pp. 111-120. 24 Voir M. Touzery, « Émilie Du Châtelet, un passeur scientifique au XVIII e siècle », La revue pour l’histoire du CNRS, 21 (2008). 25 Voltaire to Cideville, 25 september 1736 dans Th. Besterman (éd.), Voltaire, Correspondance, vol. V, lettre D1154. 26 Les Six Discours furent publiés pendant le séjour de Voltaire en Angleterre (quatre en 1728 et deux en 1729). Voltaire possédait des copies de tous les six discours. Il est intéressant de remarquer que la traduction française de ce texte figure parmi les seize livres de sa bibliothèque sur lesquels Voltaire a annoté de sa main « livre dangereux » (voir L. L. Albina, « Les notes de Voltaire en marge des livres », Bulletin du bibliophile (1993), pp. 393-404). Concernant La Fable des abeilles, Voltaire possédait la première partie dans l’édition Tonson 1724 - la dernière disponible à son arrivée en Angleterre (voir Bibliothèque de Voltaire, cit. n° 2300 et 2301) - et la deuxième partie dans l’édition 1729. Puisque celle-ci avait déjà été publiée en 1724, on peut supposer qu’il ait voulu se procurer ce volume avant de rentrer en France. 27 Voir Thomas Woolston, Six discours sur les miracles de notre sauveur, deux traductions manuscrites du XVIII e siècle dont une de Mme Du Châtelet, éd. W. Trapnell, Paris, Champion, 2001. Cette adaptation/ traduction est souvent ignorée dans les études consacrées à l’activité d’Émilie du Châtelet comme traductrice. Elle n’est pas mentionnée par exemple par L. Gardiner, « Mme Du Châtelet traductrice », in U. Kölving et O. Courcelle (éds.), Émilie Du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, cit., pp. 167-172. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 199 Or, son adaptation des Six Discours de Woolston n’ayant pas été datée 28 , sa traduction de La Fable des abeilles, manuscrite et conservée parmi les papiers de Voltaire dans la Bibliothèque Nationale de Russie de Saint- Pétersbourg, est considérée comme le plus ancien des ecrits d’Émilie du Châtelet que l’on peut étudier. Une copie de cette traduction, ainsi qu’une copie de l’une des préfaces préparées par la marquise 29 a été transcrite et éditée par Wade en 1947 30 . Mais l’ensemble du matériel concernant cette traduction, que nous avons pu consulter au centre HWPS de l’Université de Paderborn, dessine un tableau plus articulé, qui laisse deviner une gestation du texte longue et complexe. Ce matériel comprend en effet deux copies - non autographes - de la traduction proprement dite, qui s’interrompent au même point (correspondant au remark L de la Fable of the bees); mais aussi quatre « préfaces du traducteur », dont trois similaires et une dont le texte diffère d’une manière plus évidente 31 . 28 L’éditeur de ce texte, William Trapnell, n’avance pas d’hypothèses à cet égard. Si l’on adopte la proposition de B.-E. Schwarzbach concernant les manuscrits conflués dans les Examens de la Bible (cit.) - qui auraient été rédigés dans les années 1742-1745 - on pourrait supposer que la traduction/ adaptation des Six Discours se situe également dans les années 1740. En suivant la critique plus ancienne (voir en particulier R. Pomeau, La Religion de Voltaire, cit.) nous sommes enclins à penser que la marquise et Voltaire se sont consacrés à ces études pendant les premières années à Cirey et supposons ainsi que ce « résumé » des Six Discours soit contemporain (entre juin 1735 et fin 1738) de la traduction de La Fable des abeilles. 29 Cette même préface a été traduite en anglais et éditée par J. P. Zinsser ; voir Émilie du Châtelet, Selected Philosophical and Scientific Writings, id (éd.), Chicago- London, The University of Chicago Press, 2009, p. 44-51. 30 Voir I. O. Wade, Studies on Voltaire with Some Unpublished Papers of Mme du Châtelet, Princeton, Princeton University Press, 1947, pp. 131-187. 31 Pour des raisons d’accessibilité, pour citer ce document nous nous référerons à la transcription éditée par Wade, qui se rapporte à une des deux copies de la traduction et à une des quatre copies de la « préface du traducteur » ; nous citerons le manuscrit seulement pour présenter un extrait de la première version de la préface - dont on n’a pas de transcription à l’heure actuelle. Nous signalons néanmoins que la copie de la traduction transcrite par Wade n’est pas la plus récente, comme le montrent les corrections en marge, que la deuxième copie intègre dans le texte. Cette transcription a été partiellement normalisée et ne respecte pas la ponctuation originale. Elena Muceni 200 Une simple traduction ? Une entrée de service dans la République des lettres (de langue française) Comme nous l’avons montré dans une précédente étude 32 , si la date affichée sur le manuscrit de La Fable des abeilles situe le début de la traduction en 1735, les références internes présentes dans les commentaires originaux 33 permettent d’affirmer que ce travail n’avait pas encore été « archivé » en 1738 34 . Cela suggère qu’Émilie du Châtelet a attribué une certaine importance à cette traduction - commencée peut-être comme un exercice pour améliorer son anglais 35 . C’est ce que confirment ses quatre préfaces, qui interrogent davantage le chercheur du fait qu’elles ont été composées « avant » ou « pendant » le travail de traduction, et non pas « après », comme d’ordinaire 36 . Pourquoi donc cette traduction, à laquelle l’historiographie n’accorde pas une importance particulière, aurait-t-elle retenu toute cette attention de la part d’Émilie du Châtelet ? Ne s’agit-il pas au fond d’une simple traduction ? Les multiples ébauches de préface que la marquise a imaginées pour cette traduction - qu’elle a peut-être envisagé de publier, à un certain moment - offrent des éléments de réponse à cette question. La raison de 32 E. Muceni, « Lost in translation ? New insights on Émilie du Châtelet´s La Fable des abeilles » à paraître dans les actes du Colloque international « Émilie Du Châtelet », Paris, 17-18 novembre 2017. 33 Du Châtelet « s’approprie » du texte de Mandeville en introduisant dans sa traduction, parfois très libre, des commentaires originaux où elle corrige avec ses considérations personnelles les affirmations de l’auteur. 34 Nous avons proposé de dilater le temps de ce travail par rapport à l’hypothèse classique, qui le situe en 1735 (voir I. O. Wade, Voltaire and Madame du Châtelet, an Essay on the Intellectual Activity at Cirey, Princeton, Princeton University Press, 1941, pp. 23-26 ; J. P. Zinsser, «Entrepreneur of the “Republic of Letters” : Emilie de Breteuil, Marquise Du Châtelet, and Bernard Mandeville’s Fable of the Bees », French Historical Studies, 25 (2002), pp. 595-624, p. 615) en raison de la présence, dans une section de commentaire, d’une référence à un article de Voltaire (les Observations sur Messieurs Jean Law, Melon et Dutot sur le Commerce et sur le luxe) composé en 1738. Le texte de la traduction de la Fable a donc dû être encore retravaillé au cours de cette année. 35 L’usage de la traduction pour l’apprentissage d’une langue étrangère était une pratique courante à l’époque. Voir D. Soulard, « L'œuvre des premiers traducteurs français de John Locke : Jean Le Clerc, Pierre Coste et David Mazel », XVII e siècle, 253 (2011) pp. 739-762 et L. Simonutti, « Locke : tradurre e abusare », Chromos, 12 (2007), pp. 1-15. 36 Nous apportons des hypothèses sur les raisons de l’abandon de ce travail dans l’étude déjà citée « Lost in translation ? » Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 201 cette emphase n’est pas à rechercher, à notre avis, ni dans l’auteur traduit, Mandeville, qu’Émilie du Châtelet admire mais dont elle n’approuve pas plusieurs thèses 37 , ni dans l’ouvrage lui-même, dont elle évite de traduire le poème initial (la Fable proprement dite) et qu’elle délaisse une fois terminés les chapitres qui pouvaient stimuler son intérêt. D’ailleurs, après ce travail isolé, Émilie du Châtelet ne reviendra plus sur Mandeville, ni sur les sujets touchés par la Fable qui se retrouvent en revanche à plusieurs reprises dans l’œuvre de Voltaire, le vrai passionné de l’auteur anglo-hollandais 38 (dont il acquit aussi les Pensées libres) 39 , et donc probablement l’instigateur de cette traduction. Mais où réside donc l’intérêt de Madame du Châtelet pour ce travail, auquel elle se consacre sporadiquement, mais qu’elle n’abandonne pas définitivement au moins jusqu’à la fin de 1738 - quand elle le montre encore, comme nous allons le voir, à Françoise de Graffigny ? Nous croyons que la réponse soit à rechercher dans la traduction elle-même, c’est-à-dire dans l’activité de traduire un genre de texte « de raisonnement » 40 - une activité à laquelle Émilie du Châtelet se consacrera à nouveau, et avec plus de zèle, dans les dernières années de sa vie, pour léguer à la postérité une version française des Philosophiae Naturalis Principia mathematica de Newton 41 . 37 Si Émilie du Châtelet définit Mandeville « le Montagne [sic] des Anglois a cela pres quil a plus de methode, et des idées plus saines des choses, que Montagne » (Préface du traducteur, cit. p. 137) ; elle déclare néanmoins : « Je n’ay point pour mon autheur le respect idolatre de tous les traducteurs. J’avoüe quil est assés mal ecrit en anglais, et quil est quelques fois plein de longueurs, et quil passe quelques fois le but […] il avance plusieurs choses qui ne sont pas vraies qui pouroient estre dangereuses. J’ay eü soin de mettre un correctif a ces endroits afin dempecher quils nayent des suites dangereuses » (idem). En effet, dans plusieurs passages la traductrice « corrige » Mandeville en remplaçant les opinions de l’auteur par des affirmations totalement opposées. 38 Sur l’influence de Mandeville sur Voltaire voir A. O. Aldridge, « Mandeville and Voltaire », in I. Primer (éd.) Mandeville Studies, Dordrecht, Springer, 1975, pp. 142-156 ; E. Muceni, « Mandeville and France, the reception of the Fable of the bees in France and its influence on the French Enlightenment », French Studies 69 (2015), pp. 449-461. 39 Pensées libres sur la religion, l’église et le bonheur de la nation, Amsterdam, Honoré, 1738 (voir Bibliothèque Voltaire, cit., n° 2302). Cette traduction française des Free Thoughts, réalisée par Justus van Effen, avait été publiée en 1722. Puisque Voltaire acquit l’édition de 1738, on peut avancer l’hypothèse que son intérêt pour d’autres ouvrages de Mandeville ait été alimenté par la lecture de la Fable. 40 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, dans I. O. Wade, Studies on Voltaire, cit., p. 133. 41 [Isaac Newton], Principes mathématiques de la philosophie naturelle, traduits par Mme du Châtelet, Paris, Desaint & Saillant, 1759. Cette traduction a été publiée Elena Muceni 202 Traduire un ouvrage tel La Fable des abeilles, signifie en effet pour une femme française du début du XVIII e siècle s’avancer dans des domaines, ceux de la philosophie et des sciences, réservés aux hommes. Cette perception de la traduction d’ouvrages philosophiques comme une « intrusion » dans un territoire normalement interdit au genre féminin est aussi manifestée par d’autres femmes contemporaines s’étant essayées à traduire ce genre de textes 42 . On peut remarquer que dans ces autres cas le paratexte joue également un rôle essentiel, en tant qu’espace pour justifier l’« hubris » - ou l’ « ambition » 43 - sous-jacent à l’initiative de traduire ce genre de littérature, mais aussi comme opportunité pour revendiquer la dignité de l’intellect féminin. Les énigmatiques préfaces de Madame du Châtelet à sa Fable des abeilles, rédigées, comme on l’a dit, avant l’achèvement de la traduction, paraissent dictées plus par l’exigence de communiquer un message en tant qu’« auteur d’une traduction », plutôt que de donner des précisions sur le texte de Mandeville et sur les choix de traduction. Émilie du Châtelet offre dans ces paratextes plusieurs indices qui portent à interpréter ce travail comme sa tentative de briser une « barrière » (c’est le terme qu’elle utilise) et s’introduire « humblement » 44 dans un posthume, dix ans après le décès de Madame du Châtelet. Le manuscrit de la traduction, qui présente plusieurs variantes par rapport à la version imprimée, a été récemment édité : M. Toulmonde (éd.), Isaac Newton & Émilie du Châtelet, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Ferney-Voltaire, Publications du Centre international d'étude du XVIII e siècle, 2015. 42 Le cas de Giuseppa Eleonora Barbapiccola est particulièrement emblématique à cet égard. Sa traduction italienne des Principes de la philosophie de Descartes (I Principi della filosofia di Renato Des-Cartes, Tradotti dal francese col confronto del latino in cui l'autore gli scrisse da Giuseppa Eleonora Barbapiccola tra gli Arcadi Mirista, Torino, Mairesse, 1722), comporte une préface remarquable, où l’auteure offre un tableau historique des femmes, anciennes et modernes, ayant marqué la culture grâce à leurs contributions en philosophie et la littérature. 43 Voir E. Badinter, Mme du Châtelet, Mme d’Épinay ou l’ambition féminine au XVIII e siècle, Paris, Flammarion, 2006, première partie. La chercheuse a également consacré une étude à la question de l’« ambition intellectuelle » au XVIII e siècle , c’est-à-dire au désir de se distinguer pour ses mérites intellectuels et scientifiques et d’être reconnu par les pairs (E. Badinter, Les passions intellectuelles tome I : le désir de gloire, Paris, Fayard, 1999), où elle prend cependant comme exemples principaux Maupertuis et D’Alembert. 44 Judith P. Zinsser, dans son article « Entrepreneur of the Republic of Letters : Emilie de Breteuil, Marquise Du Châtelet, and Bernard Mandeville’s Fable of the Bees », French Historical Studies, 25 (2002), pp. 595-62, met l’accent sur la revendication par Madame du Châtelet du rôle du traducteur comme celui d’un « entrepreneur » - à savoir rôle de premier rang dans la République des lettres. Nous croyons que le terme « negociant » utilisé par Madame du Châtelet et que Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 203 domaine, celui du « raisonnement » et de la pensée, qui n’était pas considéré « approprié » aux femmes. Voici ses mots : Cependant tout mediocre que soit ce genre de littérature [la traduction], on trouvera peutestre encor quil est bien hardi a une femme d’y pretendre. Je sens tout le poids du preiugé qui nous exclud si universellement des sciences, et cest une des contradictions de ce monde, qui m’a touiours le plus etonnée, car il y a des grands payis, dont la loy nous permet de regler la destinée, mais, il ny en a point ou nous soyions elevées a penser. Une reflexion sur ce preiugé, qui est assés singuliere c’est que la comedie est la seulle profession qui exige quelque etude, et quelque culture d’esprit, dans laquelle les femmes soient admises, et cest en mesme tems la seulle qui soit declarée infame. Qu’on fasse un peu reflection pourquoy depuis tant de siecles, iamais une bonne tragedie, un bon poëme, une histoire estimée, un beau tableau, un bon livre de physique, n’est sorti de la main des femmes ? Pourquoy ces creatures dont l’entendement paroit en tout si semblable a celuy des hommes, semblent pourtant arrestées par une force invincible en deça de la bariere, et quon men donne la raison, si l’on peut. 45 Ne pourrait-on pas interpréter cette traduction inachevée d’un ouvrage de « raisonnement », comme le premier pas d’Émilie du Châtelet pour réparer cette injustice ? À la lumière des activités de la marquise dans les premières années à Cirey les mots de cette préface s’avèrent presque prophétiques. Dès Judith Zinsser a traduit par « entrepreneur » est à interpréter différemment, à savoir comme l’admission de l’humilité d’un rôle qui ne nécessite pas d’un « talent créateur ». Les passages, dans la préface, qui précèdent cette réflexion sur les traducteurs paraissent confirmer cette lecture : « Ceux qui ont recû de la nature un talent bien decidé, n’ont qua se laisser aller a l’impulsion de leur genie, mais il est peu de ces ames, quelle conduit par la main, dans le champ qu’elles doivent defricher, ou embélir. Il est encor / moins de ces genies sublimes, qui ont en eux le germe de tous les talents […] ». Après avoir parlé de ceux qui, doués d’un génie plus médiocre, compilent des dictionnaires et rédigent des journaux, elle continue « Je scais que cest rendre un plus grand service a son pays ; de luy procurer des richesses, tirées de son propre fonds, que de luy faire part des decouvertes etrangeres […] Mais il faut tacher de faire valoir le peu qu’on a receu en partage […] Les traducteurs sont les négocians de la republique des Lettres, et ils meritent du moins cette louange, quils sentent et connoissent leurs forces, et quils n’entrepreinent point de produire d’euxmesmes, et de porter un fardeau sous lequel ils succomberoient ». Elle conclut : « ainsi quoy quil soit vrai de dire qu’une bonne traduction demande de l’application et du travail, il est certain cependant que la meilleure est un ouvrage tres mediocre » (Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 131, 132, 133, 135). 45 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 135. Elena Muceni 204 qu’elle rejoint Voltaire, elle s’engage dans un travail intellectuel frénétique 46 qui paraît une tentative de démolition systématique de cette « barrière ». Entre juin 1735 et la fin 1738/ début 1739 (tandis qu’elle est aussi engagée sur une cause judiciaire concernant sa famille) 47 elle se consacre parallèlement à la traduction de la Fable, à celle (si notre hypothèse de datation est exacte) des Discours de Woolston, à la lecture de textes de critique biblique (Calmet en particulier) 48 , à aider Voltaire dans la composition des Éléments de la philosophie de Newton (1738) 49 et de l’Essai sur la nature et la propagation du feu et rédige sa propre Dissertation sur la nature et la propagation du feu 50 . Elle réalise également un Abrégé de l'optique de mr Newton 51 , avant de composer son Essai sur l’optique 52 et ébauche une Grammaire raisonnée 53 . 46 Françoise de Graffigny (dont nous parlerons plus amplement par la suite) écrit dans sa correspondance que pendant son séjour à Cirey (décembre 1738 février 1739) Madame du Châtelet travaillait sans cesse, et ne s’accordait que deux heures de sommeil par nuit. 47 U. Kölvig a reconstruit les phases de ce procès dans sa communication « Du Châtelet contre Hoensbroeck : un procès fleuve arbitré par Voltaire » ; colloque Émilie Du Châtelet, Paris, 17-18 novembre 2017. 48 Notamment le Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible. 49 Voir A. Brown, « ‘Minerve dictait et j'écrivais’ : les archives Du Châtelet retrouvées », Cahiers Voltaire, 11 (2012), pp.7-26. 50 Voltaire et Madame du Châtelet composèrent ces essais en réponse à un appel lancé par l’Académie des Sciences pour l’année 1738. Puisque l’échéance pour l’envoi des essais était le mois de septembre 1737, la composition de ces textes doit être située en cette même année. Madame du Châtelet a travaillé à son essai à l’insu de Voltaire, qui découvrit cela seulement en 1738. Les deux travaux ne reçurent pas de prix, mais furent publiés dans un Recueil des Pièces qui ont Remporté le Prix de l’Académie Royale des Sciences, Paris, Imprimerie Royale, 1739. Celui de la marquise fut ensuite réimprimé : Dissertation sur la Nature et la Propagation du Feu, Paris, Prault Fils, 1744. 51 Ce manuscrit fait partie des documents d’Émilie du Châtelet mis aux enchères par Christie’s en 2012, actuellement indisponibles aux chercheurs ; il s’agit de quatre manuscrits de travail, y compris une copie de l’Essai sur l’optique (voir note suivante). Ils ont été datés vers 1738-1739. 52 Le quatrième chapitre de ce manuscrit - conservé à la Bibliothèque Nationale de Russie - a aussi été transcrit par I. O. Wade (Studies on Voltaire with Some Unpublished Papers of Mme du Châtelet, cit.). Une version intégrale du manuscrit a été retrouvée récemment par le Professeur Fritz Nagel à Basel et a été éditée en ligne par B. Gessell, F. Nagel et A. Janiak (voir : Essai sur l’Optique : The Basel Manuscript. Project Vox. Durham, NC : Duke University Libraries, 2017. http: / / projectvox.org/ du-chatelet-1706-1749/ texts/ essai-sur-loptique). Johann II Bernoulli aurait emporté avec lui une copie de ce texte en quittant Cirey au début Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 205 Outre tout cela, elle écrit ce « bon livre de physique » jamais « sorti de la main d’une femme » 54 , les Institutions de physique 55 , publiées en 1740, mais dont la version originale du premier volume était vraisemblablement achevée en septembre 1738 56 . Traduction et légitimation de la « femme savante » 57 La traduction de La Fable des abeilles - dont une version française sera publiée qu’en 1740 58 - revêt donc certainement une importance particulière pour Émilie du Châtelet et représente à elle-même à la fois une apologie pour soi et pour son sexe. Elle conclut en effet sa préface en affirmant : J’avoüe qu’ayant eu la temerité d’entreprendre cette ouvrage, iay celle de desirer d’y reussir. Je me crois d’autant plus obligée d’y donner tous mes soins que le succés seul peut me iustifier. Il faut du moins que l’iniustice que les hommes ont eu de nous exclure des sciences, nous serve a nous empecher de faire de mauvais livres. Tachons d’avoir cet avantage sur eux, de 1739 ; voir Fritz Nagel, « Sancti Bernoulli orate pro nobis. Émilie du Châtelet’s Rediscovered Essai sur l’optique and Her Relation to the Mathematicians from Basel », dans R. Hagengruber (éd.), Émilie du Châtelet between Leibniz and Newton, Dordrecht, Springer, 2012, pp. 96-112. 53 Trois chapitres manuscrits de ce texte se trouvent dans la Bibliothèque Nationale Russie. Ils ont été aussi transcrits par Ira Owen Wade (Studies on Voltaire, cit.). Ils ont été datés vers 1736. 54 A vrai dire, son nom ne paraîtra sur l’ouvrage que deux ans plus tard, dans une édition prétendue d’Amsterdam (Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1742). 55 [Émilie du Châtelet], Institutions de Physique, Paris, Prault Fils, 1740. Parmi les études consacrées à cet ouvrage, l’une des plus complètes et des plus récentes est celle d’A. Reichenberger, Émilie du Châtelets Institutions physiques. Über die Rolle von Prinzipien und Hypothesen in der Physik, Wiesbaden, Springer, 2016. 56 L’approbation de Pitot pour les Institutions de physique est datée septembre 1738. L’impression de cette version aurait été suspendue à la demande de la marquise qui aurait voulu introduire des corrections « leibnitziennes » à ce manuel de physique newtonienne. Voir R. Locqueneux, « Les Institutions de physique de Madame Du Châtelet ou d'un traité de paix entre Descartes, Leibniz et Newton », Revue du Nord (312), 1995, pp. 859-892. 57 Cette expression, que nous utilisons ici de manière abstraite, renvoie naturellement à la comédie homonyme de Molière, qui s’avère d’ailleurs significative du jugement qui gravait sur ce modèle féminin en France à la fin du XVII e siècle. 58 Voir E. Muceni, « Le poison et l’antidote : Mandeville et la connexion suisse », Rivista di storia della filosofia, 3 (2016), pp. 455-475. Elena Muceni 206 et que cette tyranie soit une heureuse necessité pour nous, de ne leur laisser que nostre nom a condamner dans nos ouvrages 59 . Quelques décennies plus tôt, dans un moment où le débat autour du rôle des femmes dans la société était particulièrement vif 60 , une autre Française avait essayé et réussi à fêler cette « barrière » de genre en atteignant une forme, sinon de gloire, de reconnaissance dans la République des lettres pour ses mérites intellectuels : Anne Le Fèvre Dacier 61 . Dans les années 1670, cette femme protestante (ensuite converti au catholicisme), fille d’un éminent philologue 62 , avait édité plusieurs ouvrages Ad Usum Delphini, appréciés par le public. Elle atteignit ensuite une grande notoriété pour ses traductions du grec et du latin, parmi lesquelles figurent les poèmes de Sappho, les comédies de Plaute, Aristophane et Térence, mais aussi des projets majeurs, tels des traductions en prose de l’Iliade et de l’Odyssée. En vertu de ces œuvres, à la fois très réputées et controversées 63 , Anne Le Fèvre Dacier devint très célèbre dès son vivant et sa figure fut adoptée 59 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, dans I. O. Wade, Studies on Voltaire, cit., p. 131. 60 Il ne faut pas oublier qu’en arrière-plan de nos analyses se trouve le débat - qu’Émilie du Châtelet ne mentionne pourtant pas - sur la place des femmes dans la société et sur leurs capacités, connu comme la « querelle des femmes ». De nombreux travaux existent sur ce sujet ; nous suggérons en particulier le volume édité récemment par D. Haase-Dubosc et M.-É. Henneau (éds.), Revisiter la « querelle des femmes », vol. 2 : Discours sur l'égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2013. 61 Il est possible qu’Émilie du Châtelet ait connu personnellement Anne Dacier, qui fréquentait à Paris le salon de la Marquise de Lambert. 62 Née en 1647, Anne Dacier était la fille Tanneguy Le Fèvre, professeur de Grec à l’académie protestante de Saumur. À la mort de son père, en 1672 elle s’installa à Paris avec son deuxième époux, le philologue André Dacier, sous la protection de Pierre-Daniel Huet - à l’époque sous-précepteur du dauphin. Sa carrière de philologue commença avec des éditions annotées ad usum Delphini qu’elle fut chargée de préparer. Sa réputation s’affirma rapidement dans l’Europe savante, grâce à ces éditions aussi bien qu’à ses traductions. Sur Anne Dacier voir E. Itti, Madame Dacier : femme et savante du Grand Siècle (1645-1720), Paris, L’Harmattan, 2012 ; M. Bastin-Hammou, « Anne Dacier et les premières traductions françaises d'Aristophane : l’invention du métier de femme philologue », Littératures classiques, 72 (2010), pp. 85-99 ; G.-S. Santangelo, Madame Dacier, una filologa nella ‘crisi’ (1672-1720), Roma, Bulzoni, 1984 ; F. Farnham, Madame Dacier, Scholar and Humanist, Monterey, Angel Press, 1976. 63 Voir L. F. Norman, « La Querelle des Anciens et des Modernes, ou la métamorphose de la critique », Littératures classiques, 86 (2015), pp. 95-114 ; É. Foulon, « La critique de l’Iliade d’Anne Dacier dans l’Iliade d’Alexander Pope », Littératures classiques, 72 (2010), pp. 157-192 ; A.-M. Lecoq (éd.), La Querelle des Anciens et des Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 207 comme celle d’un archétype de « femme savante », désigné comme modèle, tant par des femmes 64 que par des hommes de lettres, tels Pierre Bayle 65 et Johann Christoph Gottsched 66 . À ce propos, il est aussi emblématique que Gilles Ménage (ancien ami de son père) lui ait dédié son manifeste de légitimation, pour ainsi dire, de la « femme savante », l’Historia Mulierum Philosopharum (1690) 67 . Bien qu’elle n’ait pas traduit d’ouvrages scientifiques et philosophiques, Anne Le Fèvre Dacier est entrée dans l’imaginaire des contemporains comme l’exemple d’une femme ayant réussi à s’introduire, à travers la philologie et la traduction érudite, dans un domaine où les femmes - en France en tout cas - n’étaient généralement pas représentées. Émilie du Châtelet aussi se souvient d’elle dans un passage de la première ébauche de sa préface - supprimé dans les versions successives. Bien que moins élogieuse envers elle (peut-être par jalousie) que les auteurs que nous venons de mentionner, la marquise évoque la célèbre traductrice ensemble avec Madame des Houlières 68 , en tant que : Modernes, Paris, Gallimard, 2001 ; N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968. 64 Par exemple par la Marquise de Lambert, qui la cite comme « modèle féminin » en particulier dans ses Réflexions nouvelles sur les femmes (Paris, Breton, 1727) et dans l’Avis d’une Mère à son fils et à sa fille (Paris, Ganeau, 1728). 65 Dans les Nouvelles de la République des lettres, en particulier, en commentant les éditions Ad Usum Delphini, Bayle parle d’Anne Dacier comme d’une savante illustre, qui a « hautement vaincu » le genre masculin, « puisque dans le temps que plusieurs hommes n’ont pas encore produit leur auteur, elle en a publié trois » (Nouvelles de la République des lettres, octobre 1684, article IV, p. 23). 66 Notamment dans le périodique qu’il éditait avec sa femme Louise Die Vernünftigen Tadlerinnen. À travers le rédacteur fictif « Phylis », Gottsched définit Anne Dacier un « mur défensif du sexe féminin contre ses ennemis », ainsi qu’un exemple à suivre (« Vormauer unsers Geschlechts gegen seine Feinde und zugleich aber ein Sporn für unsere Mitschwestern werden ihrem exempel so viel als möglich ist, zu folgen » (Die vernünftigen Tadlerinnen, erste Teil, Hamburg, Conrad König, 1748, p. 348). 67 Aegidio Menagio, Historia mulierum philosopharum, Lugduni, Anisson-Posuel- Rigaud, 1690. 68 Antoinette de Lafon de Boisguérin des Houlières (1634 ? -1694) a été une femme de lettres très célèbre parmi les contemporains. Auteur de poèmes, de tragédies et d’idylles, elle fut élue, première femme française, dans l’académie des Ricovrati et dans l’académie d’Arles. Elena Muceni 208 exemple de celles qui/ ont surmonté tous les prejuigéz pour/ entrer dans la cariere […] on a vû une madame dacier/ une madame des houlieres ne se point/ faire une honte de penser […] 69 . La figure d’Anne Dacier est bien présente dans l’esprit des aristocrates françaises du début du XVIII e siècle ; et celles qui, pour des vicissitudes existentielles particulières, perçoivent comme insoutenable « le poids du preiugé qui nous exclud si universellement des sciences », savent que la traduction peut être un instrument pour briser la « barrière ». Émilie du Châtelet mentionne ces circonstances dans ses préfaces à La Fable, qui contiennent des éléments autobiographiques inédits (et inappropriés pour l’époque) pour ce genre de paratexte. Ces pages deviennent ainsi un témoignage du début de sa métamorphose en « femme savante », voire en « femme philosophe » - qui commence au moment où elle réalise d’être « une créature pensante ». La marquise livre cet aveu dans le paratexte qui commence par la confession suivante : Depuis que i’ay commencé a vivre avec moy, et a faire attention au prix du tems a la brieveté de la vie, a l’inutilité des choses auxquelles, on la passe dans le monde, ie me suis étonnée d’avoir eu un soin extreme de mes dents, de mes cheveux, et d’avoir negligé mon esprit et mon entendement 70 . Plus loin, la considération personnelle se transforme en une réflexion « de genre » : Je suis persuadée que bien des femmes ou ignorent leurs talents, par le vice de leur education, ou les enfoüissent par preiugé, et faute de courage dans l’esprit. Ce que i’ay eprouvé en moy, me confirme dans cette opinion. Le hazard me fit connoitre de gens de lettres, qui prirent de l’amitié pour moy, et ie vis avec un etonnement extreme, quils en faisoient quelque cas. Je commençai alors a croire alors que i’etois une creature pensante. Mais ie ne fis que l’entrevoir, et le monde, la dissipation, pour lequels seuls ie me croyois née, emportant tout mon tems et toute mon ame, ie ne l’ay crû bien serieusement, que dans un age ou il est encor tems de devenir raisonable, mais ou il ne l’est plus d’acquerir des talents. Cette reflection ne m’a point decouragée. Je me suis encor trouvée bien heureuse d’avoir renoncé au milieu de ma course aux choses frivoles, qui occupent la plus part des femmes toute leur vie, voulant donc employer ce qui m’en reste a cultiver mon ame […] 71 . 69 Manuscrit : Préface du traducteur, National Library of Russia, Voltaire Collection, Vol. IX, f. 222 recto. 70 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 131. 71 Ibid., p. 136. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 209 Le manuscrit de cette préface portant la date 1735, il s’agit du témoignage de la « conversion intellectuelle » d’une femme de 29 ans. « C’étaient de belles crasseuses que les Atenaïs et les autres bégueules si renommées ». La Fable des abeilles d’Émilie du Châtelet est le manuscrit inachevé d’une traduction trop libre, intercalée par des commentaires originaux, et qui présente parfois des fautes très naïves. Il est toutefois un document qui témoigne d’un moment déterminant dans le développement intellectuel de son auteure ; par le biais d’une traduction, elle commence sa métamorphose en « femme des lumières ». Or, cette transformation n’est pas seulement personnelle, car son issue, comme dans le cas d’Anne Dacier, a acquis une valeur archétypique aux yeux des contemporains. Il est difficile de déterminer qui, outre Voltaire, a pu lire le manuscrit (ou plutôt les manuscrits) de la traduction de la Fable de la marquise à l’époque de sa composition. Dans la correspondance qui nous reste, Émilie du Châtelet évoque ce travail seulement dans une lettre qu’elle adresse à Algarotti en 1736 72 , mais rien ne permet d’affirmer que le gentilhomme vénitien ait lu ces pages. Les documents à notre disposition attestent un seul lecteur direct certain (et un par interposition) 73 : Françoise de Graffigny. Celle-ci était liée à Émilie du Châtelet d’un rapport plus ou moins amical 74 et a séjourné à Cirey entre la fin de 1738 et le début de 1739 75 . Pendant ces semaines, elle a entretenu une correspondance serrée avec son ami François- 72 Gabrielle Emilie Le Tonnelier de Breteuil marquise du Châtelet-Lomont to Francesco Algarotti, Cirey, 20 [April 1736], in Voltaire, Correspondance, cit., III, p. 433. 73 A savoir le destinataire de la lettre de Françoise de Graffigny qui contient des passages tirés de la traduction de Madame du Châtelet, François Antoine Devaux. 74 Voltaire et Émilie du Châtelet avaient rencontré Madame de Graffigny à la cour de Lorraine en mai 1735 ; quand ils lui offrent de l’accueillir chez eux, elle n’avait pas d’endroit pour se loger, suite à la dissolution de la cour de Lorraine passée dans les mains de Stanislas Leszczynski. Dans ses lettres à Devaux, elle se plaint de son appartement dans le château ainsi que des habitudes de ses hôtes. Quand elle sera injustement accusée d’avoir envoyé en cachette la copie d’un chant la Pucelle de Voltaire à Devaux - accusation qui la poussa à quitter Cirey - Émilie du Châtelet lui avoue de n’avoir jamais nourri de sentiments d’amitié à son égard ; voir Madame de Graffigny à Devaux [19 janvier 1739], in A. Dainard et E. Showalter (éds.), Correspondance de Madame de Graffigny, Oxford, Voltaire Foundation, 1985-2016, 15 vols., vol. 1 (1985), lettre 80, p. 288. 75 Précisément du 3 décembre 1738 au 11 février 1739. Elena Muceni 210 Antoine Devaux, alias Panpan, à qui elle raconte tout ce qu’elle fait et voit, sans épargner des détails sur la vie privée de ses hôtes. Elle écrit à Devaux aussi à propos de cette traduction de la Fable - dont elle recopie même certains passages dans une longue lettre écrite le jour de Noël 1738. Je ne t’ecrivis pas hier, mon ami parce que j’eu d’autres occupation, dont je ne puis te rendre compte ; elles etoient bien agreable. C’etoit des lectures, entre autres une traduction englaise de la Belle Dame, qui est admirable. Surtout la prefface du traducteur, qui ne lui a couté qu’une heure, est une chose surprenente. Notre sexe devroit lui élever des autels. C’estoit de belle crasseuse que les Attenais et ces autres begueules si renommées. Ah, quelle femme ! que je suis petite ! Si ma diminution s’etendoit sur le corps, je passerois par le trou d’une cerure 76 . Dans ce commentaire élogieux, Madame de Graffigny compare Émilie du Châtelet à la fois à elle-même (« Ah quelle femme ! que je suis petite ! »), à cette mystérieuse « Attenais » et aux « autres bégueules » - terme péjoratif, que Françoise de Graffigny utilise plusieurs fois dans sa correspondance pour indiquer quelqu’un dépourvu de talent qui se donne de grands airs. Les notes explicatives relatives à cette lettre de Madame de Graffigny fournies par les éditions critiques de sa correspondance et par l’édition anglaise de fragments d’Émilie du Châtelet 77 , sont unanimes à propos de l’identité de cette « Attenais » : il s’agit selon Eugène Asse (1883), English Showalter (1985) et Judith Zinsser (2009) d’« Aténaïs Eudoxie (vers 395-460), impératrice byzantine, femme de Théodore II, célèbre pour sa beauté, son savoir, sa ferveur chrétienne et ses poésies » 78 . Cette identification nous paraît cependant inexacte et anachronique. En effet, il est tout de moins improbable que Madame de Graffigny, dont English Showalter a montré qu’elle n’a maîtrisé la lecture et l’écriture qu’à l’âge de quinze ou seize ans 79 , se réfère dans la lettre écrite à son jeune 76 Madame de Graffigny à François-Antoine Devaux [25 décembre 1738] dans A. Dainard et E. Showalter (éds.), ibid, lettre 67, pp. 243-249, p. 245. Cette lettre est également citée, avec une orthographe différente (normalisée) in Th. Besterman (éd.), Voltaire, Correspondance, vol. V, pp. 469-472 (lettre D 1708) et dans Madame de Graffigny, Lettres, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 123. 77 Qui cite aussi des lettres relatives aux documents présentés ; voir Émilie du Châtelet, Selected philosophical and scientific writings, cit., p. 42. 78 A. Dainard et E. Showalter (éds.), Correspondance de Madame de Graffigny, cit., vol. 1 (1985), note 7, p. 248. 79 Voir E. Showalter, Françoise de Graffigny : Her Life and Works, SVEC, Oxford, 2004. Françoise de Graffigny a eu aussi - comme le montre Showalter - des vicissitudes conjugales très malheureuses qui l’ont retenue loin des préoccupations intellectuelles aussi dans la maturité. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 211 ami 80 à cette figure historique, absente d’ailleurs dans la principale « source d’érudition » pour les femmes (et les hommes) au début du XVIII e siècle, le Dictionnaire historique et critique de Bayle 81 . Il est aussi peu logique que, dans son affirmation, elle fasse l’éloge des mérites intellectuels d’Émilie du Châtelet au détriment de la figure d’une femme renommée pour sa culture. Nous croyons en revanche que celle à laquelle Françoise de Graffigny fait référence ici, soit une autre Athénaïs, qui était encore bien présente à l’esprit et à la mémoire des femmes françaises sous le règne de Louis XV : nous parlons de la plus célèbre des maîtresses en titre de Louis XIV, la « grande sultane », Athénaïs de Montespan 82 . Connue pour sa beauté « incomparable » ainsi que pour ses vertus de manipulatrices, en tant que favorite du roi pour près de treize ans 83 , Athénaïs de Montespan a joué ce rôle de pouvoir, qui représentait l’ambition « naturelle » pour beaucoup des femmes aristocrates qui peuplaient Versailles. Puisque la cour était à l’époque une véritable scène publique, dont les protagonistes étaient comme des vedettes de nos jours, il serait compréhensible que Madame de Graffigny pense à « cette » Athénaïs, qui a revêtu dans un certain sens la « charge » la plus haute pour une femme en France 84 . Or, les femmes de Versailles étaient des figures qui exerçaient une grande influence autour d’elles pour ce qui concerne le goût, la mode, l’étiquette, les comportements. Elles étaient en quelque sorte ce qu’on appelle aujourd’hui des influencers. Or, dans cet ensemble, celles qui rayonnaient le plus en devenant ainsi l’incarnation d’un véritable idéal, ou modèle féminin, étaient précisément les favorites, parce qu’elles représentaient un exemple réussi, capable de susciter l’envie ou la simulation des autres femmes 85 . Il n’est pas invraisemblable que l’ensemble des « bégueules si renommées » auquel pense Madame de Graffigny inclue une Louise de la Vallière 86 , mais aussi une Madame de Maintenon, « femme pieuse » opposée à Madame de Montespan, mais toujours réputée princi- 80 Qui avait 26 ans en 1738. 81 Athénaïs Eudoxie est citée en revanche par Gilles Ménage dans son Historia mulierum philospharum, cit. Nous excluons cependant, tant en raison de l’éducation reçue par Françoise de Graffigny, qu’en raison du sens de son affirmation qu’elle se réfère à cette figure historique. 82 Voir M. Decker, Madame de Montespan la grande sultane, Paris, Perrin, 1985. 83 Elle a donné au roi aussi sept enfants, dont six ont été légitimés. 84 Et qui est disparue en 1707, quand Madame de Graffigny (en Lorraine) avait douze ans. 85 Voir par exemple A. Maral, Femmes de Versailles, Paris, Perrin, 2016. 86 Qui avait été la favorite de Louis XIV avant Madame de Montespan. Elena Muceni 212 palement pour ses agréments physiques et rappelée comme une intrigante et une manipulatrice 87 . Or, toutes ces femmes qui entre la fin du XVII e et le début du XVIII e siècle incarnent l’idéal féminin pour une large partie de l’aristocratie française, paraissent d’un coup à Françoise de Graffigny de « belles crasseuses » comparées à Émilie du Châtelet - c’est-à-dire des personnes « grossières » 88 , incultes, ignorantes, sans politesse. Face à ces « bégueules » sans qualités et sans intelligence et pourtant si renommées, Madame de Graffigny, qui vient de lire la préface à la Fable pour laquelle « notre sexe devrait […] élever des autels » à la marquise, s’exclame « ah quelle femme ! Que je suis petite ! ». Ainsi, avec ce commentaire haut en couleur, Madame de Graffigny souscrit dans sa lettre le « nouveau » modèle féminin, qu’Émilie du Châtelet a décidé d’incarner celui de la femme philosophe et « de science », que la postérité identifiera comme celui de la « femme des Lumières » 89 . Considérations conclusives Dans ses études incontournables, Victor Cousin, pionnier de l’histoire de la philosophie française, avait déjà consacré une attention particulière aux « femmes illustres » du dix-septième siècle 90 . En revanche, il a donné un jugement très sévère sur les femmes du XVIII e siècle (qu’il conçoit comme une « dégradation » du siècle précédent), qui n’épargne pas celles que nous avons mentionnées ici. Comme femmes auteurs ou présidentes de coteries littéraires, les Dudeffant, les Graffigny, les Geoffrin, les Duchâtelet, […] pas une femme véritable, un peu de savoir en mathématiques et en physique, quelque bel esprit, aucun 87 Sur le rapport d’amitié puis sur la rivalité entre Madame de Montespan et Madame de Maintenon pour Louis XIV voir A. Walch, Duel pour un roi. Mme de Montespan contre Mme de Maintenon, Paris, Tallandier, 2014. 88 Dans les dictionnaires de français du XVII e siècle (Dictionnaire de l'Académie françoise (1694)) le mot signifie comme aujourd’hui « couvert de crasse », c’est-àdire très sale. Attribué à une personne, l’adjectif signifie grossier et ignorant. 89 Il n’est peut-être pas insignifiant à ce propos que, malgré la fin de ses rapports avec Madame du Châtelet, Françoise de Graffigny se convertit en quelque sorte à ce modèle et finit par devenir, elle qui avait appris si tard à écrire, une des auteures plus célèbres de son siècle ; voir F. Bessire, « Françoise de Graffigny. Femme de lettres et femme du livre », Revue de la BNF, 39 (2011), pp. 28-37. 90 A certaines d’entre elles, comme Madame de Longueville, Madame de Sablé et Madame de Chevreuse, l’historien de la philosophie a aussi consacré des études monographiques. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 213 génie, nulle âme, nulle conviction, nul grand dessein ni sur soi-même ni sur les autres : telles sont les femmes du XVIII e siècle 91 . Les documents que nous avons analysés dans notre étude racontent cependant une tout autre histoire à ce sujet ; les préfaces à La Fable des abeilles illustrent précisément la forte détermination d’Émilie du Châtelet. Ses mots montrent que cette femme de 29 ans a bel e bien un dessein sur elle-même - qu’elle arrivera a réaliser au prix d’un travail obstiné - et qu’elle nourrit aussi sinon un projet, du moins un rêve, pour son sexe : Pour moy i’avoüe que si i’etois roy, ie voudrois faire cette experience de physique. Je reformerois un abus qui retranche, pour ainsi dire, la moitié du genre humain. Je ferois participer les femmes a tous les droits de l’humanité, et sur tout a ceux de L’esprit. Il semble quelles soient nées pour tromper, et on ne laisse gueres que cet exercice a leur ame. Cette education nouvelle, feroit en tout un grand bien a l’espece humaine. Les femmes en vaudroient mieux et les hommes y ganeroient un nouveau suiet d’emulation, et nostre commerce qui en polissant leur esprit l’affoiblit et le retrecit trop souvent, ne serviroit alors qu’a étendre leurs connaisances 92 . Or, ce rêve elle a aussi fait en sorte de le réaliser. Pas par un décret, comme dans son imagination, mais par le biais de son exemple qui, grâce à ses ouvrages publiés, a rayonné dans une réception européenne qui a encouragé de nombreuses femmes à « défier la barrière » 93 . Appuyé de son entourage (aussi masculin) Émilie du Châtelet a pu légitimer, dans la première moitié du XVIII e siècle, un modèle féminin qu’attendait depuis au moins un demisiècle, en France, de sortir à la lumière du jour et d’être légitimé, celui de la « femme philosophe » 94 . 91 V. Cousin, Œuvres de Victor Cousin : Fragments littéraires, Bruxelles, Société Belge de librairie, 1845, vol. 4, p. 220. 92 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 136. 93 Nous sommes actuellement en train de développer une étude sur la réception d’Émilie du Châtelet, centrée en particulier sur l’Italie. Pour donner un exemple de cette réception, qui atteste aussi la fonction de modèle exercée par Émilie du Châtelet sur d’autres femmes voir [Anna Rosa Capecelatro], Lettere filosofiche di una dama napoletana scritte ad una sua amica, Napoli, Rinaldi, 1773. 94 Voir D. Haase-Dubosc, « Intellectuelles, femmes d’esprit et femmes savantes au XVII e siècle », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 13 (2001), pp. 43-67 et L. J. Burch « Madeleine de Scudery : peut-on parler de femme philosophe ? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 138 (2013), pp. 361-375. Comptes rendus PFSCL XLV, 88 (2018) Tristan Alonge : Racine et Euripide : la révolution trahie. Genève : Droz, « Travaux du Grand Siècle », 2017. 414 p. On sait que Racine devait beaucoup à la Poétique d’Aristote et à la tragédie grecque, notamment à Euripide. On sait aussi qu’il devait à ses professeurs hellénistes à Port-Royal des connaissances linguistiques qui lui permettaient de lire les textes grecs sans avoir recours à des traductions latines ou françaises comme la plupart de ses contemporains, y compris son plus grand rival Pierre Corneille. Nous disposons même de sa traduction partielle de la Poétique (qu’il n’a pas publiée) et des annotations marginales qu’il a faites dans ses livres grecs, et surtout dans les éditions qu’il possédait des dramaturges grecs (traduction et annotations éditées par Raymond Picard dans son édition des Œuvres Complètes. II. Prose, Paris : Gallimard, 1966). Sa dette envers les Grecs, nous la connaissons avant tout parce que Racine, tout au long de sa carrière de dramaturge, l’a constamment affichée. En félicitant Euripide d’être « extrêmement tragique » dans sa préface à Iphigénie, Racine s’en félicite lui-même aussi : « Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes. Mes Spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce » (Racine, Œuvres complètes. I. Théâtre, Poésie, éd. G. Forestier, Paris : Gallimard, 1999, p. 699). Racine, l’Euripide français. Et cependant, les spécialistes du théâtre du dix-septième siècle savent, depuis des décennies, qu’il faut se méfier de cette image auréolée de restaurateur de la tragédie grecque sur la scène française que Racine a voulu se conférer - image qui revêt une part de ce qu’on appelle aujourd’hui stratégie de communication. Voulant réussir comme jeune dramaturge dans les années 1660, Racine devait surtout se distinguer des autres et, tout particulièrement, de Pierre Corneille, et il l’a fait en tirant le bénéfice de sa connaissance du grec. Mais dans un ouvrage qui a fait date depuis sa première apparition en 1950 (Racine et la Grèce, Paris : Nizet, ré-éd. 1974), R. Knight a nuancé, très considérablement, l’image proposée par le dramaturge lui-même. Selon R. Knight, Racine, malgré ce qu’il voulait faire croire à ses lecteurs dans ses préfaces, devait beaucoup plus au théâtre français dans La Thébaïde et dans Andromaque. Et ce n’est, selon R. Knight, qu’après avoir débuté dans le théâtre que Racine a entamé sa traduction de la Poétique et ses annotations des tragiques grecs. De sorte que ce n’est vraiment qu’avec ses deux dernières créations pour le public parisien, Iphigénie et Phèdre, que Racine devient le Grec français qu’il a toujours voulu être. La lecture du livre de Tristan Alonge, qui fait une intervention de tout premier ordre dans l’étude intertextuelle et dramaturgique de Racine, est passionnante. Ses analyses, infiniment méticuleuses et qui se lisent presque PFSCL XLV, 88 (2018) 218 comme une enquête policière, ont pour objet de bouleverser de fond en comble non seulement l’image que Racine a lui-même proposée de ses rapports avec le théâtre grec (ce que R. Knight a déjà fait) mais aussi, et surtout, de renverser totalement l’interprétation de R. Knight. Pour T. Alonge, Racine se rapproche le plus des Grecs, et essentiellement d’Euripide, dans La Thébaïde et Andromaque, et, par la suite, s’en détache petit à petit de sorte que Phèdre, loin d’être la parfaite recréation pour la scène française de la tragédie euripidéenne comme on l’a souvent cru, représente la véritable trahison d’Euripide. Contrairement à ce qu’a dit R. Knight, T. Alonge donne de bonnes raisons de croire que Racine s’occupait déjà de la traduction de la Poétique et de l’annotation des tragiques grecs en même temps qu’il se lançait dans l’écriture dramatique, probablement au cours des années 1662-63 (pp. 22, 34). Ses lectures très précises ont fait voir à Racine ce qu’on peut considérer comme l’essentiel du système tragique aristotélicien et euripidéen : c’est-àdire, pour mieux provoquer la crainte et la pitié chez le spectateur, il fallait d’abord mettre scène un personnage principal ambivalent et ensuite faire en sorte que le renversement de la situation qui amène la catastrophe se fasse par la faute de ce même personnage. Ou bien, comme Racine lui-même l’a exprimé dans la première préface d’Andromaque, « Il faut donc que [ les Personnages tragiques ] aient une bonté médiocre, c’est-à-dire, une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute, qui les fasse plaindre, sans les faire détester » (OC I, p. 198). En 1660, dans son deuxième Discours, Corneille avait du mal à comprendre ce qu’Aristote disait à propos du personnage double. Or Racine voulait justement révolutionner sa dramaturgie et se distinguer de ses contemporains en mettant en relief des personnages doubles dont les fautes pouvaient entraîner la péripétie et, par conséquent, la catastrophe. Considéré dans cette perspective, le personnage de Jocaste devient le premier grand personnage tragique du théâtre de Racine. C’est un personnage ambigu : une mère qui aime ses fils, mais qui ignore à la fois le destin qui pèse sur sa famille et l’inimitié enracinée des deux frères. D’ailleurs, c’est un personnage qui agit et qui, en agissant, entraîne la catastrophe : en effet, elle fait tout pour que ses fils soient réunis, mais la réunion ne fait que montrer combien ils se détestent. Suite à son échec, elle se suicide. Sénèque, Garnier et Rotrou avaient eux aussi mis en scène la mère et la femme d’Œdipe, mais chez eux Jocaste est un personnage purement innocent et passif. Le personnage ambigu et actif, Racine l’a trouvé dans Les Phéniciennes d’Euripide. C’est également chez Euripide qu’il a retrouvé une Andromaque à la fois veuve et mère. Les autres dramaturges qui ont peint ce personnage ont Comptes rendus 219 insisté sur sa fidélité envers son mari Hector. Racine n’ignore aucunement cette fidélité maritale, mais il la fait basculer vers les sentiments maternels quand Andromaque agit et annonce qu’elle épousera Pyrrhus pour sauver Astyanax : c’est la péripétie qui conduira à la catastrophe. Chez Euripide aussi Andromaque a pu renverser la situation en se disant prête à mourir pour sauver la vie à son fils (même s’il s’agit d’un autre fils que chez Racine). Le moment clé dans l’évolution que nous esquisse T. Alonge est la querelle d’Andromaque. En préparant une deuxième édition de la pièce qu’il a publiée en 1673, cinq ans après la première, Racine devait peser soigneusement les critiques qu’on lui avait adressées. Pour T. Alonge, une des critiques essentielles à laquelle Racine aurait été particulièrement sensible porte précisément sur la complexité de ses personnages, notamment du personnage d’Andromaque. Dans la première édition de la pièce Andromaque entre en scène à l’acte V, prisonnière d’Oreste et rapidement libérée par Hermione, avec qui elle sort pour aller s’occuper du cadavre de son nouveau mari. Dans la deuxième édition, Racine supprime cette entrée en scène justement, selon T. Alonge, pour réduire la complexité du personnage, pour éviter de modifier excessivement l’image traditionnelle d’une Andromaque scrupuleusement fidèle à Hector. Cette leçon que Racine aura apprise à propos des goûts du public contemporain, il l’applique en abordant Iphigénie et Phèdre. Malgré tout ce que ces deux pièces ont en commun avec celles d’Euripide qui les ont inspirées, Racine rejette la complexité du personnage central qui est responsable de la péripétie produisant la catastrophe ; il choisit plutôt de simplifier ce personnage et fait en sorte que celui-ci soit obligé de réagir au lieu d’agir lui-même. L’Iphigénie de Racine est un personnage totalement cohérent, dépouillé de la dimension larmoyante et révoltée qu’elle avait chez Euripide. Chez Racine, elle fait preuve, du début jusqu’à la fin, d’une obéissance aveugle à son père ; et la péripétie ne repose pas sur le personnage éponyme, mais sur Ériphile, personnage inventé par Racine. La Phèdre d’Euripide est coupable d’avoir révélé son amour pour Hippolyte à sa nourrice ; mais elle fait tout pour sauver son honneur et l’honneur de ses enfants. C’est la raison pour laquelle elle se tue, en laissant un écrit où elle lance une accusation contre Hippolyte - acte qui constitue la péripétie et conduit à la catastrophe. En revanche, la Phèdre de Racine est une femme furieuse et passionnée « dont tous les actes et les choix conscients sur scène, y compris la décision de mourir, sont dictés par l’amour » (p. 337). C’est la Phèdre de Sénèque et des prédécesseurs français de Racine, non plus celle d’Euripide. PFSCL XLV, 88 (2018) 220 Reste à savoir pourquoi Racine insiste toujours dans les préfaces à Iphigénie et à Phèdre sur Aristote et Euripide et sur ce qu’il leur doit. Selon T. Alonge, Racine aurait toujours envie d’afficher la distinction d’avoir pu restaurer la tragédie grecque sur la scène française même si, en réalité, il a adapté sa dramaturgie pour mieux plaire au public français. Ce qui paraît le plus euripidéen chez Racine l’est le moins. Il observe de moins en moins les préceptes aristotéliciens et les pratiques euripidéennes qu’il persiste pourtant à mettre en avant dans ses préfaces. La trajectoire de cette révolution euripidéenne trahie que nous peint T. Alonge n’est, comme il le dit, que partiellement esquissée ici. Il a choisi de se focaliser sur les quatre pièces inspirées directement par des tragédies d’Euripide. T. Alonge nous laisse sur notre faim en disant que « sera peutêtre menée un jour [ … ] une analyse de l’ensemble du corpus racinien pour y déceler des traces de cette évolution » (p. 16). Aucune réserve à exprimer sur ce travail d’une très grande érudition qu’aucun racinien ne pourra désormais négliger, si ce n’est le fait qu’un vers très célèbre d’Andromaque est mal évoqué en début de conclusion (« fureur » au lieu de « transport », à deux reprises, dans le vers « Je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne », p. 375), et qu’aucune référence n’est faite au livre de Susanna Phillippo, Silent Witness : Racine’s Non-Verbal Annotations of Euripides (Cambridge : Legenda, 2003), ouvrage d’une grande érudition aussi, et trop peu connu. Michael Hawcroft Jean-Pierre Cavaillé (ed.) : Libertinage, athéisme, et incrédulité, 1, Littératures classiques, 92 (2017). Toulouse : Presses Universitaires du Midi. 182 p. Rare it is to read an Introduction to a volume of papers so succinct, coherent, open-ended, and engaging. The author, Jean-Pierre Cavaillé, has accomplished a pedagogical and scholarly ideal that appeared with the birth of disciplines and university departments in the late nineteenth century, but that very rarely occurs: a learned great teacher bringing along a bevy of students who initially start out adopting the perspectives of the master’s research and then build their own intellectual self-fashioning through research and writing. Indeed, J.-P. Cavaillé summarizes each of the eight papers in this volume by briefly stating their contributions and expressing the commitment he shares with these authors in the classic research paradigm of the origins or presence of libertinage, atheism and non-belief in Western culture. Comptes rendus 221 This reviewer apologizes in advance for the inevitable errors in the process of emphasis and omission engendered by brevity. Jean-Pierre Albert is not afraid to take up the entire question of the possibilities of non-belief in Medieval Europe. He frames a reading of a well-known source, the Inquisition Register kept by Jacques Fournier; but he quickly moves off to a brief critique of Lucien Febvre’s Le Problème de l’incroyance… (Paris, 1942), to remark that only sources from one or another type of learned elite are drawn upon. Where are the Menochios who had become so well-known thanks to Carlo Ginzburg’s Cheese and Worms? J.-P. Albert asserts that religious ideas are in fact weak (and susceptible to disappearing? ), unless supported by authority. This point prompted the reviewer to try to think of a religious fact or idea that has no authority. Words that bear religious messages do not escape from contextualization - oral, written, visual, memorial - but it is interesting to think about ideas as lacking strength in themselves as a step toward the primordial. Yet reading Fournier leads to the inevitable conclusion that the peasants of Montaillou had a remarkable understanding of the religion that was believed and practiced in their community. Luca Addante begins by wondering why the links between sixteenthcentury skeptical thought about the Trinity, etc., and eighteenth-century Deism found by such formidable historians as D. Cantimori, P. Hazard and, somewhat later, F. Venturi have virtually disappeared from more recent scholarship. Luca Addante has not only deepened the research on some of the already-known critics of various religious beliefs, but he has added many others, particularly from Naples. The works of Juan de Valdés, Bernardino Ochino and Valentino Gentile would become known in northern Europe; thus the break between the sixteenth and the eighteenth century in heterodox ideas cannot be explained by their absence. Perhaps another kind of authority, more general and cultural, contributed to the general trends that emphasized English and Netherlandish heterodox thinkers? As late as 1958, in the New Cambridge History edited by G. R. Elton, II, p. 267, the heterodox whom Calvin described as Nicodemites (Ochino and Valdés) are discussed, and some bridges to the eighteenth century are evident. Jérémie Barthas explores the first appearances of persons referred to as “libertini” and finds the term, briefly and importantly, in Florentine political culture, circa 1520. Individuals and small groups of young males from better-off families, and some readers of Machiavelli, expressed opposition to the rule of the Medicis. A pope referred to them as “canaille.” PFSCL XLV, 88 (2018) 222 Barthas measures the influence of R. von Albertini’s book on the history of Florentine consciousness (Staatsbewusstsein), 1955, for the decades of tension between republican and Medicean parties and powers. A translation of that book appeared in 1970, prefaced by F. Chabod. Albertini might have taken too seriously antique models of changes in forms of government and found that the Florentine experience conformed to them (as Marvin Becker did), thereby over-emphasizing the powers of the Medici party. The history of a collective Renaissance consciousness is difficult to write. So, from the beginning, or at least very early on, “libertine” was a negative epithet - not unlike politique in France, or Beggar in the Netherlands, or Puritan in England. Stéphane Van Damme begins with perhaps a desirably vague concept: “libertin érudit.” The quotation marks he puts around these words in his title indicate possible awareness of this. He offers readings of geographies and travel accounts by La Mothe Le Vayer, Fr. Bernier, S. Sorbière, Naudé, Psalmanazar, Lahontan, G. Delisle and Charlevoix. La Mothe’s Géographie… is characterized as “banal.” In fact, it is a work of synthesis that belongs to the mirror-of-princes genre. Apart from admitting that he is uncertain about some of the material that he, La Mothe, is including, which is excellent instruction for critical reading, there would not seem to be a shock to his own savoir and croyances as he pulls together what he can find about the world, and states it simply and critically, so that it can be understood by a youngster. The touch of le merveilleux is still part of the genre of physical geography today. Van Damme then turns to interpreting relations and descriptions, genres that are grounded on the practice of visual observation and curiositas. There is a synthesis: interpreting images and actually seeing things. Sorbière and Naudé express doubt about the veracity of these genres. A converted ex- Huguenot, Sorbière will characterize the English as “fanatics” in politics and in religion. Again, as with La Mothe, a questioning, if not a quite skeptical attitude, is grounded on their serious philosophical reading and reflection. What might be a “récit de voyage ordinaire”? The ethnographic outlook becomes stronger, it seems, in late-seventeenth and eighteenth century texts. The turn to Jesuit relations becomes stronger in this paper, perhaps because Jesuits had something of a reputation for veracity. There are some skeptical remarks in these texts, but they derive from, or belong to, a different intellectual formation than the philosophical or medical bildung of La Mothe, Sorbière and Naudé. This reviewer finds the whole Jesuit-Lazarist missionary written relation to be “étrange” in this paper entitled “libertins érudits.” There would seem to be Comptes rendus 223 little skepticism about Jesuit motives for diffusing their relations: to raise money for their missions. The project of reading Jesuit relations from a libertin-érudit perspective may be a step too far. The discussions (not debate) between Alain Mothu and Hartmut Stenzel on the concept of libertinage take L. Godard de Donville’s “Le Libertin…” (Seattle, Papers on French Seventeenth Century Literature, «Biblio», 1989), and M. Fumaroli, “La République des Lettres …,” (Revue de l’Histoire de la Littérature française CIV/ 2. 2004, pp. 463-74) as points of departure. Mothu stresses the polemical origins and diffusion of the term “libertinage” (Garasse), and rightly so; and he asserts that it has neither an epistemological nor a hermeneutical foundation. The reviewer recalls the great work by O. Brunner, W. Conze and R. Koselleck in Geschichtliche Grundbegriffe Stuttgart, 1972-97), because the practice of historical inquiry was the most useful and indeed the most authoritative on concepts. Part of the issue would always seem to be how to transform a negative epithet into an analytical tool (Wittgenstein). Investigating the semantic field formally employed for libertin in each quarter century might yield surprises. Stenzel remarks that libertin and libertinage are “casiers commodes permettant de ranger tout ce qui ne se laisse pas entrer dans la ‘construction’ du siècle classique…” (p. 120). Are the two concepts in a binary tension? Stenzel grasps something of the merit in using concepts that are vague or imprecise, but there is the danger in the deductive method, that is, pulling usages together from very different genres and times. Perhaps more than we realized, seventeenth-century polemical writers chose terms that shocked - not unlike Mothu’s procedure here, when l’effarouche is sought by the writer? His second reply to Stenzel has many of the features of a tirade, and well done too, which this reviewer mentions because it reveals how argumentative structures appear when there are replies and assertions. Mothu’s nominalist impulse leaves close reading as the “method” (the reviewer’s word): only authors, works, and their contexts: not such a bad approach to all types of texts. Mothu does not rise to the defense of the concept of classicism, which Stenzel finds useful for seventeenth-century French studies. Stenzel offers his approach as the “chercheur pour rendre visible tel ou tel aspect [concept? ] d’un passé dont il veut construire la mémoire; en bon procédé hermeneutique, il met en relations des œuvres et un sujet [concept? ] qui interrogent ses œuvres dans la perspective qui est la sienne.” Stenzel then offers some libertine readings from Molière. Exemplary work that would serve well in any history or literature or social-science seminar for weeks! PFSCL XLV, 88 (2018) 224 With immense learning and analytical bon sens, J.-P. Cavaillé suggests that the history of libertins has yet to be written. He begins by confessing that his early work on “radical” libertinism did not always work out. But this does not mean that he has abandoned the study of libertinism which, he notes, has stood the test of time (légitimité scientifique). Of course, libertins do not call themselves “libertins.” Thus the researcher must turn a term of castigation into one with enough analytical magnetism to discern an outlook at once skeptical and outside religious thought. The deep ties between ethics and religion must also be carefully scrutinized in order to respect how the libertins accomplished this. Cavaillé connects and pulls together evidence from the sixteenth century (not in L. Febvre’s way) to find contexts for that term and for others as well, that began as derision. Cavaillé continues his brief for the use of libertin as a concept by pointing out how other individual groups did not belong, or thought they did not belong, or did not want to belong to the generalized and strengthening Roman Catholicism in seventeenth-century French society. Not too many years ago, there were studies of marginaux; and currently exclus has momentary categorical power. However, Becker’s Outsiders (1963) is proposed as an éclairage on how individuals and small groups may be effectively formed and characterized. Becker and Erving Goffman take their place of honor here. They are more useful than M. Foucault for understanding the insane, and may help interpret some libertins. Scratch a libertin and one often finds a family with medical training, or a family of ex- Huguenots. Experience in reading controversies is stronger in some groups than in others; it may lead to non-religious self-fashioning. Sorbière’s description of religion in England may partially be interpreted as resulting from his conversion, as late as age thirty-nine; perhaps he was never bien dans sa peau. Cavaillé’s program for further research is so attractive that this reviewer is tempted to offer to be his research assistant. Ettore Lojacono moves deftly and convincingly across the sixteenth and seventeenth centuries, to propose strong contours of skepticism, its origins, its practitioners. One thinks of W. Bouwsma’s work on Postel (1957) and R. Popkin’s on Sextus (1964), irrespective of whether one accepts Popkin’s thesis about skepticism being used as a tool in the Protestant argument against Catholicism. Also not mentioned is L. Joy’s Gassendi, the Atomist (Cambridge UK, 1987), the best, or at least one of the best studies of Epicurean thought in the mid-seventeenth century. Bérangère Parmentier frames Jean de Silhon’s Lettre on the superiority of Christianity over all other religions (published in 1627), in a concrete, effective way. Silhon sought Richelieu’s protection and received it for a Comptes rendus 225 work that challenged heterodox religious thought. How did he present or finesse the divisions in Christianity that were still so strong? Silhon also proposed himself as a councilor to the government at a time when Richelieu was consolidating control over the council as principal minister. Some readers, among them Silhon, were familiar with Machiavelli’s casuistry about the argument of necessity, and about how a bad action can produce good results, and so forth. Silhon never lost Richelieu’s support, but Guez de Balzac, with his Prince of 1631, did. Silhon probably got the idea of publishing a letter from Balzac’s success in that genre (see C. Jouhaud). Ioana Manea tackles the venerable questions about how La Mothe Le Vayer understood the relations between religion and morality. A very important clue is mentioned: the philosopher’s intention “pour combattre les disciples de saint Augustin” (p. 161); but this remark about motives is not mentioned again. Starting as she does with a close reading of the “dixième trope sceptique,” readers should not be surprised by the absence of formal Christian apologetic. There is a lengthy account of foreign customs and habits, most of which involve violence, including suicide and cannibalism. Juxtaposed is Christian morality; and La Mothe lets the reader choose one or the other. The role that religion plays in legitimating mœurs does not receive attention from La Mothe, and La Mothe does not propose to uncouple manners from religion. When the two moralities are juxtaposed, it is not difficult to determine La Mothe’s choice: Christian morality. Reception and participation in a controversy are two different things. La Mothe says that he is participating in controversy. This clarifies the strategy of his argument: he leaves the reader a choice. By selecting the most non- Christian morals on the pagan-savage side, the reader did not have to have all that much “natural light” or “reason.” The result does not contribute to La Mothe’s reputation for finesse. Sylvie Giocanti does not accept Ioana Manea’s interpretation of La Mothe Le Vayer’s “dixième trope sceptique.” Her critique begins with an assemblage of learned works (including Cavaillé’s) that supports an interpretation that La Mothe is a skeptic. To refute Manea, she also appeals to Montaigne, Pascal and possible skeptical ideas of reason (T. Gregory). Giocanti does not offer an alternative interpretation, nor does she refer specifically to interpretations of the “Dixième trope…,” which is among the works on La Mothe that she cites. In the end, Manea’s argument about the interpretation of a paradoxical choice for readers at the end of the “Dixième trope …” is not refuted. Is the strategy of leaving the reader a choice, in fact PFSCL XLV, 88 (2018) 226 a strategy used more frequently by skeptics than by non-skeptics? Recall how David Hume ends his Dialogue on Natural Religion. Orest Ranum Edwige Keller-Rahbé (dir.) avec la collaboration d’Henriette Pommier et Daniel Régnier-Roux : Privilèges de librairie en France et en Europe XVI e - XVII e siècles. Paris : Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2017. 539 p. Le privilège de librairie est familier aux critiques littéraires, qui ne se rendent toutefois pas compte de la diversité de cet instrument régularisant le marché du livre. Au XVI e siècle, il favorise les éditeurs, puisqu’il « procède d’une concession [d’impression] et les auteurs ne jouissent pas, du seul fait qu’ils ont composé un ouvrage, d’un droit au privilège » (Laurent Pfister, « Les conditions d’octroi des privilèges d’imprimerie de 1500 à 1630 », 65). A Venise, Johannes de Spira est autorisé en 1469 « à exercer seul l’art de l’imprimerie dans la ville pendant cinq ans ». La « protection de l’inventeur et de ses techniques de production » y fait partie d’une « loi générale du mai 1479 » (Angelo Nuovo, « Naissance et système des privilèges à Venise du XV e au XVI e siècle », 332-333). Le privilège constitue donc un mécanisme économique avant d’impliquer une mesure de censure idéologique, sur laquelle les historiens aiment attirer l’attention. Après avoir été longtemps négligé, les critiques littéraires, depuis les années 2000, profitent de plus en plus des recherches menées par les historiens du livre et du droit d’auteur pour « mieux cerner les trajectoires culturelles et sociales des auteurs » (11) et pour faire avancer « la critique d’attribution » (11). Ce volume présente en deux volets les « apports historiographiques, théoriques et prosographiques » (12) d’un séminaire de recherche, dirigé par Edwige Keller-Rahbé entre 2009 et 2013 : un premier centré sur la France (23-327), un deuxième élargi sur l’Europe (331-474). L’excellente postface de Nicolas Schapira résume bien l’état de la recherche tout en indiquant des pistes pour les travaux futurs (« Les privilèges et l’espace de la publication imprimée sous l’Ancien Régime », 475-485). L’ouverture de perspective vers l’Europe apporte des compléments importants. Depuis 1480 le Saint Empire, où l’imprimerie fut inventée, délaisse des privilèges qui sont des « instruments légaux portant sur le commerce des livres » et des permissions d’imprimer « accordées dans la plupart des cas par des autorités religieuses » (Ian Maclean, « Saint Empire romain germanique et Allemagne, les privilèges d’impression du XV e au XVII e siècle », 402). Le Vatican ne protège pas seulement les œuvres reli- Comptes rendus 227 gieuses mais également « des livres de littérature contemporaine (dont l’Orlando furioso de l’Arioste et la Gerusalemme liberata du Tasse) ; des livres de sciences, de mathématiques ; des textes pédagogiques, tels que de grammaires, et enfin des œuvres musicales » (Jane C. Ginzburg, « Le Vatican, privilèges et proto-propriété littéraire et artistique au XVI e siècle », 360). Les auteurs y profitent plus souvent de ces privilèges que les éditeurs. A Genève, Robert Estienne et Jean Crespin se disputent la publication des œuvres de Calvin et une ordonnance de 1560 atteste « la victoire du Réformateur » qui écarte « les imprimeurs qui travaillent mal » (Jean-François Gilmont, « La Genève du XVI e siècle et ses privilèges d’impression », 448). Les livres religieux y sont l’objet de luttes économiques. La version française de la Bible, pour laquelle la Compagnie des Pasteurs genevois aurait voulu obtenir un monopole, fait concurrence aux imprimeurs de La Rochelle. En Angleterre, la version anglaise de la Bible est « le plus lucratif de tous ces privilèges » (John Frather, « Angleterre, privilèges d’impression au début de l’époque moderne », 462), dont la Stationers Compagny, « partenaire du pouvoir monarchique pour le contrôle du commerce du livre » (464), surveille l’octroi en favorisant la prédominance de Londres. Les éditeurs parisiens s’imposent également en défaveur de leurs collègues de province. Quand Claude Fleury note le 2 janvier 1681 dans son Livre de Comptes qu’il a « obtenu un privilège du grand seau pour imprimer 4 ouvrages » (BnF ms fr. 9511, 40r), on pourrait s’imaginer que c’est une procédure répandue à l’époque tandis que les études publiées dans ce volume prouvent que, depuis la fin du XV e siècle, ce sont les imprimeurs et les éditeurs qui sollicitent un tel privilège en écartant l’auteur dont la propriété du manuscrit reste marginale. On se demande si cette sollicitation de Fleury documente son statut de précepteur prestigieux ou si elle annonce l’avènement des droits d’auteurs, que Pierre Corneille a exigés en déclenchant la querelle du Cid, dont l’édition de 1637 in-quarto n’offre qu’un « bref extrait du privilège » (Alain Riffaud, « Privilèges imprimés dans le théâtre du XVII e siècle », 158). E. Keller-Rahbé souligne à juste titre que « ‘reprendre à l’origine’, ce ne signifie certainement pas partir des premières années du XVII e siècle, mais bien de la fin du XV e siècle, période d’apparition des premiers privilèges de librairie » (7). Marthe Paquant identifie l’apparition du terme de privilège dans Les folles entreprises de Pierre Gringoire 23 décembre 1505 en ne constatant « aucune attestation du privilège » (« ‘Privilège’. Étude lexicologique et lexicographique », 25-27) chez les lexicographes avant Furetière en 1690. Gringoire est victime de la piraterie des libraires à une époque où « la qualité d’auteur ne […] donne pas droit à l’octroi d’un privilège » (56). Le rôle joué par le privilège dans les controverses religieuses (Marie-Christine Pioffet, « Privilèges factices et autres PFSCL XLV, 88 (2018) 228 supercheries éditoriales dans les controverses religieuses au tournant des XVI e et XVII e siècles », 93-112) est aussi intéressant que celui caractérisant la naissance des périodiques (Jean-Dominique Mellot, « Périodiques et privilèges dans la France du XVII e siècle, entre monopoles et exceptions », 113-155) - on profitera de consulter l’inventaire des « périodiques français antérieurs à la Fronde et leurs privilèges » (44-155). Les privilèges en vers dans les œuvres burlesques de Scarron à Brébeuf sont un argument divertissant traité par Jean Leclerc (« Privilèges et vogue du burlesque », 175-192). Surtout après 1700, Anne Dacier « sait faire valoir ses droits en demandant que son travail intellectuel ne soit pas sous-estimé […]. Les notions de la rémunération du travail intellectuel et de la propriété littéraire ne lui sont nullement étrangères » (Éliane Itti, « Les privilèges de libraire de Madame Dacier », 216-217). Les estampes, restées longtemps exclues de la législation, devinrent sous Louis XIV une « exclusivité » des membres de l’Académie de Peinture et de Sculpture dès qu’elles représentent des biens de la Couronne (Henriette Pommier, « Etampes et privilèges sous l’Ancien Régime », 228). Les imprimeurs-libraire et les taille-douciers dont la rivalité est grande, se sont « tout particulièrement souciés de l’image dans leurs privilèges » (Daniel Régnier-Roux, « Privilège de libraire et image. Le livre d’architecture aux XVI e et XVII e siècles », 314-315). « Il y a au XVI e siècle un réseau européen d’antiquaires passionnés d’épigraphie » et les imprimeurslibraires Robert et Charles Estienne sont « à l’origine des nombreux livres à l’antique, chefs-d’œuvre du genre » (Sylvie Deswarte-Rosa, « Privilèges épigraphiques au XVI e siècle », 318-319) : Ce volume fournit une abondance d’informations précieuses pour l’historien de la littérature. Volker Kapp Marcella Leopizzi (éd.) : Charles Sorel, La Maison des Jeux, tome 1. Édition critique par Marcella Leopizzi. Paris : Champion, « Sources classiques 126 », 2017. 356 p. Marcella Leopizzi (éd.) : Charles Sorel : La Maison des Jeux, tome 2, Seconde Journée. Texte accompagné de l’analyse de toutes les variantes des trois éditions, établi, présenté et annoté par Marcella Leopizzi. Paris : Champion, « Sources classiques 129 », 2018. 329 p. C’est « la première publication avec un apparat critique de La Maison des Jeux (Première Journée) » (I, 9) de Charles Sorel, Daniel Gajda n’ayant publié en 1977 chez Slatkine qu’une reproduction anastatique de la première journée dans la version de 1657 avec introduction et notes en anglais. Parue Comptes rendus 229 pour la première fois en 1642, la Première Journée est reprise sans variantes importantes en 1643. Marcella Leopizzi prend à juste titre la « Dernière edition Reveuë, Corrigée et Augmentée », sortie en 1657 à Paris chez Antoine de Sommaville, pour « base » de son édition critique parce qu’elle est « la plus complète » (I, 10). La « Notice introductive » évoque les données de base : l’histoire éditoriale (I, 9-10), les « principes d’établissement du texte » (I, 10-13) et une « description de l’ouvrage » (I, 13-15). Au début de la Préface (I, 15-22), elle loue Sorel de faire « cadeau au lecteur d’un ouvrage de ‘récréation’ qui, en parallèle aux aspects ludiques, propose de nombreux sujets de réflexions et fournit une peinture de certaines ‘réalités’ - querelles, modes, connaissance, mentalités, valeurs - contemporaines » (I, 22). Ensuite elle résume rapidement tout l’ouvrage (I, 23-48). Les exemplaires de La Maison des Jeux étant « très rares » (I, 48), l’éditrice « espère en favoriser la lecture » (I, 48) par son édition critique. Elle reproduit même la page de titre des trois éditions (I, 49-51), les « tables des principaux sujets de La Maison des Jeux » (I, 53-68), les privilèges (I, 69-72), l’ « Epistre » contenue dans l’édition de 1657 (I, 73-74) et l’ « Avertissement aux Lecteurs » (I, 74-79). Sorel y souligne que la plupart des jeux qu’il présente « ne peuvent plaire qu’à des personnes de bonne condition, nourries dans la civilité et la galanterie, et ingenieuses à former quantité de discours et de reparties pleines de jugement et de sçavoir » (I, 78). La notion de « galanterie » est donc centrale pour Sorel, mais l’éditrice ignore l’étude de Delphine Denis Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle (Paris, Champion, 2001) qui analyse La Maison des Jeux (203-206) et sa vision du jeu (244-248). Le texte de cette première partie (I, 81-329) ainsi que celui de la Seconde Journée (II, 67-304) est complété par une bibliographie qui n’enregistre que les éditions originales des œuvres de Sorel (I, 331-335, II, 307-310) et les ouvrages cités (I, 335-344, II, 311-319). Un index des noms (I, 345-350, II ; 321-324) et des personnages (I, 351- 353, II, 325-328) facilite la consultation des deux volumes. La première édition de la Seconde Journée « a été publiée en 1642 » et republiée « presque telle quelle » la même année accompagnée de « la réédition de la Première Journée datant de 1643 » (II, 9). Sorel y a ajouté en 1657 « des notes récapitulatives dans la marge » (II, 12) et surtout, au livre IV, une partie finale, qu’il juge nécessaire afin « que rien ne manque à nostre Livre, pour avoir une forme de Roman » (II, 298). Aussi le texte de 1657, le plus complet, sert-il de base à cette première édition critique de l’ouvrage. L’éditrice, qui reproduit la Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée » au début du volume (II, 12-18), laisse au lecteur l’initiative de la comparer avec celle de 1657 se trouvant à la fin (II, 300- 305). PFSCL XLV, 88 (2018) 230 Marcella Leopizzi, qui a publié des études sur Henri Meschonnic, invoque son autorité pour refuser « de moderniser l’orthographe et la ponctuation dans l’établissement des textes anciens » (I, 11). Selon Meschonnic, cette modernisation « retire aux textes leurs rythmique, leur oralité, une part de leur historicité, donc de leur mode de signifier, retire les textes à la lecture par l’acte qui prétend les donner à lire » (cité I, 11). Un très grand nombre de notes concernant la ponctuation se trouve en bas de presque chaque page des deux volumes. D’après notre éditrice, la « modernisation de l’orthographe aurait empêché une présentation complète de toutes les variantes telle que nous la proposons dans les notes » (II, 19). Aussi laisse-telle « telles quelles, sans les uniformiser, toutes les incohérences orthographiques contenues dans le texte » en optant pour un « respect total de l’ensemble [des] indications : numéros des pages, division des chapitres, alinéas, notes dans les marges, emploi des lettres minuscules et majuscules » (II, 18-19). Cette fidélité oblige signaler par exemple « dautant » au lieu de « d’autant », « davantage » au lieu de « d’avantage », « dît » au lieu de « dit », « jeune-homme » au lieu de « jeune homme », « long temps » au lieu de « longtemps » etc. Cela a pour conséquence désagréable d’entraver l’identification d’éventuelles coquilles, par exemple du mot de « pleuple » dans la phrase « Ce sera le spectacle continuel du pleuple qui vous rendra ses devoirs » (II, 250) - mot qui mériterait un commentaire. On hésite également face à une citation tirée de la Bibliothèque françoise concernant « l’Astrée (1610-1627) d’Honoré d’Hurfé » (I, 228) parce que cette variante du nom d’auteur ne se trouve ni dans un autre renvoi à ce romancier (II, 108) ni dans les deux volumes de la nouvelle édition critique de ce roman. Marcella Leopizzi invite souvent le lecteur à « remarquer » (par exemple I, 109 ou II, 275) une donnée qui mériterait un commentaire, ou à « réfléchir » (II, 242) sur une phrase, forçant ainsi le lecteur à se faire lui-même une idée de La Maison des Jeux. Elle aime prendre ses sources dans les éditions ou les dictionnaires qu’on trouve dans l’internet afin de permettre leur consultation à ceux qui n’ont pas à leur disposition des fonds de bibliothèque ancienne. Lorsque Castiglione est évoqué dans l’Avertissement de la Première Journée parmi les « Italiens [qui] ont deja écrit de cette matiere », une note précise : « Tout au long de l’ouvrage, l’auteur cite, entre autres, Stefano Guazzo, Baldassare Castiglione et Innocentio Ringhieri » (I, 76). Les expressions « Le Comte Balthasar de Chastillon » et son « Livre du Parfait Courtisan » nécessitent une note citant le titre italien et ses traductions françaises (I, 259). Cette note est reproduite (I, 276) lorsque le même auteur est nommé le « Comte Balthazard » et que le début de son Courtisan est résumé (I, 276-280). Quand le personnage de Clymante Comptes rendus 231 prétend que « tout ce que l’on sçavoit en France de pareils Jeux […] surmonte mesme ce qui s’en fait en Italie […] aux veilles des Academies de Sienne », l’éditrice se contente d’expliquer : « Au XVII e siècle, les ‘veglie di Siena’ représentent une référence au niveau européen. Les ouvrages de Ringhieri, Bargagli, Guazzo et Castiglione ont contribué au succès des jeux de Sienne » (I, 192). La supériorité prétendue des Français sur les Italiens reste sans commentaire. Sorel exalte « la felicité qui accompagne ceux qui ont l’adresse […] de trouver des Jeux innocens et agreables, où les bons esprits ont de quoy se recreer honnestement » (I, 138), et l’éditrice remarque : « Voici la définition des jeux aptes à « recréer les bons esprits ». Remarquez l’adverbe honnestetement : allusion aux honnêtes gens » (I, 138). Cette « allusion » mériterait d’être approfondie parce qu’elle va au centre de l’univers ludique de toute La Maison des Jeux. L’étude ancienne de Maurice Magendie, qu’elle allègue, ignore une grande partie des idées oratoires que le livre plus récent d’Emmanuel Bury (Littérature et politesse, L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996) met au premier plan. À propos du jeu des proverbes, le personnage d’Hermogène évoque « une figure de Rhetorique », que l’éditrice identifie à la « prosopopée » (II, 195), mais la remarque d’Agenor sur les « characteres corporels » auxquels on « peut attribuer […] la conservation dans les propos où toutes les figures de Rhetorique peuvent entrer quelquefois » (II, 196) reste sans commentaire. La possibilité de représenter des proverbes par une comédie est illustrée par « Alfred de Musset, Comédie et proverbes, Paris, Charpentier, 1877 » (I, 216) sans mentionner les Proverbes dramatiques de Madame de Maintenon dont la première publication en 1829 profite de l’exploitation théâtrale du « rapport entre proverbes et comédies », mais Madame de Maintenon participe beaucoup plus à la faveur de la rhétorique, et la Seconde Journée en est marquée dès qu’elle aborde le jeu des proverbes dans la vie de société. Sorel y distingue par exemple le proverbe de la sentence par une argumentation oratoire. Ces deux volumes rendent finalement aisée l’étude de La Maison des Jeux dont le rang littéraire est certainement encore sous-estimé par les histoires littéraires. Volker Kapp PFSCL XLV, 88 (2018) 232 Laurent Thirouin : Pascal, ou, le défaut de la méthode. Lecture des “Pensées” selon leur ordre. Paris : Honoré Champion, « Lumière classique 109 », 2015. 260 p. With the publication of his early article “Raison des effets, essai d’explication d’un concept pascalien” in 1982, Laurent Thirouin established himself as one of the most brilliant readers of Pascal of his generation. Readers of the Pensées will recognize “Raison des effets” as the recurrent title of individual fragments and even of an important cluster of fragments, but the exact meaning and function of the concept itself had remained unclear. Thirouin’s article convincingly demonstrated that, as used by Pascal, the concept in question is much more than a convoluted synonym for explanation: “la raison des effets” always refers to the deeper reason or regularity hidden behind the seemingly contradictory effects of an apparently incoherent and paradoxical reality. In Pascal’s most famous example, he considers the apparently mindless diversions with which we fill our lives and identifies the cause to be the fact that we are unable to remain in peace in a room. But cause and reason are not the same, as Pascal goes on explaining: “Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle” (fr. 168, ed. Sellier, my emphasis). As Thirouin points out (p. 113, quoted here from the expanded version of the article in the book reviewed), only the “effective” reason - the reasons perfectly proportioned to the effects under scrutiny - allows us to situate the perplexing cause within a higher order of meaning. As such, the “raison des effets” becomes key to our understanding not only of fragments carrying that title, or to the bundle of fragments (the so-called liasse) so named, but also to the movement of Pascal’s overall project. In fact, it is not only important for the analytical approach it pinpoints, but above all as a key to a better understanding of Pascal’s own project in the collection of fragments we read under the name Pensées. What Pascal is doing in the Pensées, or better: what he invites us to join him in doing is rendre raison, in this very precise sense. As a matter of fact, “Rendre raison est la mission ultime, sinon la tâche unique, de l’apologiste.” (p. 117) In this way, Thirouin’s early article constituted at once a method, a program and an example of a way forward. In his later work on Pascal, Thirouin has remained faithful to this framework, producing a body of work that stands a part in the scholarship for the penetration, clarity and rigor Comptes rendus 233 with which it teases out the internal dynamic of Pascal’s writing. This was the case in his important Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal (Vrin, 1991). However, more than “la pensée de Pascal” in its abstract generality evoked in this book title, it is “les pensées” in their concrete textual specificity that have been at the center of Thirouin’s work on Pascal, unlike other leading French scholars in his own and the preceding generation, whose major contribution to Pascal studies has been to advance our understanding of the Augustinian (Sellier), Thomist (Ferreyrolles) or Cartesian (Carraud) backdrop of - and dynamic within - Pascal’s writing. Many of Thirouin’s most widely cited articles do something more specific than just rendre raison of this or that Pascalian fragment or theme in a loose sense. They perform an important philological groundwork by asking a key question about the internal dynamic not of Pascal’s writing in the abstract, but more concretely of the notes Pascal left behind when he died: How should our knowledge of the bundle (liasse) in which Pascal had classified a fragment inform our interpretation of that fragment? Pascal’s own classification of his notes obviously provides a context to what is too often read as contextless aphorisms, but what exactly does it tell us? As Thirouin points out in the introduction of the book under review: “Les liasses elles-mêmes ne sont que des apparences de chapitres : leur teneur est vague ; la cohérence du dispositif n’est pas très perceptible. Des sujets similaires sont dispersés ; des réflexions hétéroclites, en revanche, se trouvent rassemblées sous un même intitulé, parfois sibyllin.” (8) Through a resolutely inductive approach, attentive to the disparity and incongruities of the material (which any reader of the Pensées in the so-called objective editions by Lafuma, Sellier or Le Guern will recognize) yet forceful in his synthesizing vision of rendre raison, Thirouin often reaches unexpected clarity and surprisingly sweeping conclusions. For example, in his 1992 article “Les Premières liasses des Pensées. Architecture et signification” (republished in the present volume), the approach leads to the following striking conclusion about the relation between the Pascalian concepts of “vanité” and “raison des effets,” based on the analysis of both the use of the terms and of the liasses that carry these names: “les deux liasses sont dans un rapport de stricte symétrie” (89); in fact, while vanité “équivaut toujours à une absence de cause” (84), the Pascalian “raison des effets” turns out to be its exact antonym, signifying “le caractère de ce qui n’est pas sans cause,” in other words: “non-vanité” (89). And the relation between “vanité” and “misère” is equally striking: “la misère, c’est l’impossibilité structurelle d’échapper à la vanité” (86). Forceful readings and illuminating conclusions like these in articles focusing on different liasses published over a span PFSCL XLV, 88 (2018) 234 of 25 years have made Pascal scholars look forward to the synthesis bringing together all the different strands while completing this immense project. When the reader picks up the book reviewed here, s/ he can get the impression that this is indeed that book, for example from the very last phrase of the presentation of the book on its back cover: “Le commentaire d’une pensée ne devrait plus s’envisager en dehors de sa situation dans le singulier dispositif que forment les liasses.” The same phrase occurs in the opening of the book but with an even stronger emphasis on the temporality, since it is introduced by an “Il nous semble désormais que…” (9, my italics). But - alas! - the decisiveness is due to the urgency of the task, not the joy over its completion. The book under review is not exactly the long awaited synthetic volume, but rather two half books, pertaining to two closely related yet distinct projects. The central half of the book brings together the seminal articles mentioned above and does what the subtitle of the book promises, patiently, carefully, brilliantly teasing out the possible meaning of the liasse structure, providing everybody with the tool we would need to return in a more qualified way to the text of the Pensées, although only for less than a third of all the liasses, in the end. The rest of the volume contains, on the one hand, the mapping out, in an unprecedented and largely convincing way, of Pascal’s own thoughts on his method or the necessary lack of one in any traditional sense (the first three articles and the conclusion) and, on the other, four other articles dealing with key aspects of the Pensées, from the infamous Wager to superstition via a subtle reflection on Pascal’s mobilization of Montaigne. All these articles are excellent pieces of scholarship. The fact that they form a somewhat less cohesive totality than the framework at first might suggest, ultimately contributes to the project’s strength rather than present a weakness. Unlike the many readers who know all too well in advance what Pascal means to say, thereby failing to see the complexity and opacity (even tensions and contradictions) of the text in front of them, Thirouin always resists the temptation to explain too much too well in order to domesticate the text and make it all make sense. This book, in its generous openness, is an indispensable tool for any serious reader of the Pensées. Hall Bj Ø rnstad Livres reçus PFSCL XLV, 88 (2018) Livres reçus ABIVEN, Karine ; WELFRINGER, Arnaud (dir.) : Courage de la vérité et écriture de l’histoire (XVI e -XVIII e siècle), Littératures classiques, n o 94 (2017). 196 p. ALONGE, Tristan : Racine et Euripide : la révolution trahie. Genève : Droz, 2017. 373 p. + Bibliographie et Index. CAVAILLÉ, Jean-Pierre (éd.) : Louis Machon, Apologie pour Machiavelle. Édition critique du manuscrit de 1668 par Jean-Pierre Cavaillé en collaboration avec Cécile Soudan. Paris : Champion, « Libre pensée et littérature clandestine, 69 », 2016. 689 p. + Bibliographie et Index des noms. DE GUARDIA, Jean : Logique du genre dramatique. Genève : Droz, « Travaux du Grand Siècle, 46 », 2018. 478 p. + Bibliographie, Index. DUVAL, Suzanne : La Prose poétique du roman baroque (1571-1670). Paris : Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle, n o 50 », 2017. 628 p. + Bibliographie, Index. FAVIER, Thierry, HACHE, Sophie (dir.) : Réalités et fictions de la musique religieuse à l’époque moderne. Essais d’analyse des discours. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2018. 348 p. FROMENT, Lise ; POCQUET, Tiphaine ; STAMBUL, Léo (éds.) : Politique des lieux communs. Rennes : Presses de l’Université de Rennes, « La Licorne, n o 120 », 2016. 221 p. KENNEDY, Theresa Varney : Women’s Deliberation : The Heroine in Early Modern French Women’s Theater (1650-1750). London, New York : Routledge, 2018. 182 p. + Bibliography, Index. LALLEMAND, Marie-Gabrielle ; MOUNIER, Pascale (éds.) : L’oralité dans le roman (XVI e et XVII e siècles), Elseneur, 32 (2017). LEOPIZZI, Marcella (éd.) : Charles Sorel, La Maison des Jeux. Tome 1. Édition critique par Marcella Leopizzi. Paris : Honoré Champion, « Sources classiques, n o 126 », 2017. 356 p. LEOPIZZI, Marcella (éd.) : Charles Sorel, La Maison des Jeux. Tome 2. Seconde Journée. Texte accompagné de toutes les variantes des trois éditions, établi, présenté et annoté par Marcella Leopizzi. Paris : Honoré Champion, « Sources classiques, n o 129 », 2018. 328 p. MAZOUER, Charles : Théâtre et christianisme. Études sur l’ancien théâtre français. Paris : Honoré Champion, « Convergences (Antiquité-XXI e siècle), n o 2 », 2015. 563 p. + Bibliographie, Index, Table analytique des matières. PERETTI, François-Xavier de : Descartes : pas à pas. Paris : Ellipses, 2018. 252 p. PFSCL XLV, 88 (2018) 23 PICH, Edgar : Passion et pouvoir à l’époque classique. Genève : Éditions Slatkine, « Slatkine Érudition », 2016. 320 p. + Index des noms propres. PIOFFET, Marie-Christine (éd.) : Anonyme, Le Nouveau Panurge avec sa navigation en l’Isle Imaginaire. Édition de Marie Christine Pioffet, avec la collaboration de Chenoa Marschall et Stéphanie Girard. Paris : Classiques Garnier, « Bibliothèque du XVII e siècle », n o 27 », 2017. 315 p. + Glossaire, Bibliographie, Index thématique, Index onomastique. REIDENBACH, Christian : Die Lücke in der Welt. Eine Ideengeschichte der Leere im frühneuzeitlichen Frankreich. Würzburg : Königshausen & Neumann, « Epistemata, 591 », 2018. 618 p. + Illustrations, Bibliographie, Index des noms. Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2018) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 64.00 € 82.00 Abonnement imprimé (1 an) € 64.00 € 82.00 Standing order print and online (1 year) € 72.00 € 103.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 72.00 € 103.00 Standing order e only (1 year) € 67.00 € 85.00 Abonnement en ligne (1 an) € 67.00 € 85.00 Single issue € 50.00 € 50.00 Prix de vente au numéro € 50.00 € 50.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 (7071) 979711 e-mail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.de Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.de Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Derniers titres parus 212 Marie-Christine P ioffet / Anne-Elisabeth S Pica ( é ds.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique (2016, 320 p.) 213 Stephen F leck L’ultime Molière. Vers un théâtre éclaté (2016, 141 p.) 214 Richard M aber ( é d.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle : de l’Irlande à la Russie. XII e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle (2017, 242 p.) 215 Stefan W asserbäch Machtästhetik in Molières Ballettkomödien (2017, 332 p.) 216 Lucie D esjarDins / Marie-Christine P ioffet / Roxanne r oy (éds.) L'errance au XVIIe siècle (2017, 472 p.) 217 Francis B. a ssaf Quand les rois meurent (2018, 317 p.)
