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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2018
4589
Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XLV (2018) Number 89 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Jasmin Garavello, Annika Harmel Béatrice Jakobs, Lydie Karpen, Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Claude ABRAHAM - Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Madeleine DEFRENNE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49-431-880-2262 PFSCL XLV, 89 (2018) Sommaire DUELS ET DUELLISTES SUR LA SCÈNE FRANÇAISE AU XVII e SIÈCLE J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND Présentation............................................................................................... 247 J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND De l’arène à la scène. Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) ................................................. 253 Y ASMINE L ORAUD Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique. Un motif tragi-comique emblématique du caractère problématique de l’héroïsation dans la tragédie classique ...................................................................................... 269 E STHER V AN D YKE Duel féminin : la lame verbale de Bérénice ............................................... 283 C ÉLINE C ANDIARD Duels esquivés et duels fantasques : les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle ......................................................... 295 A LEX B ELLEMARE Le duel au risque du ridicule. Violence et expression de soi dans l’histoire comique du XVII e siècle...................................................... 315 H ELGA Z SÁK Du duel à la justice .................................................................................... 335 P ATRICK R EBOLLAR Le duel dans les Mazarinades. Théâtralité textuelle du mot « duel » sur la scène de la Fronde ........................................................................... 343 ÉTUDES DIVERSES M AXIME C ARTRON « Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs » : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637).................................................... 369 N ICOLAS K OKKOMELIS Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre et les temps multiples de l’exemplification historique................................................... 385 C HRISTINE M C C ALL P ROBES ‘La Poésie sacrée et profane’: Poetry and Education in the Petites Écoles of Port-Royal.............................................................................................. 401 R ALPH A LBANESE Critique laïque et critique cléricale des Pensées de Pascal à l’époque romantique : les cas de Victor Cousin et de l’abbé Charaux ...................... 409 COMPTES RENDUS Sophie Hache et Thierry Favier (dir.) À la croisée des arts. Sublime et musique religieuse en Europe (XVII e -XVIII e siècles) A NNE P IÉJUS ............................................................................................ 425 Marie-Gabrielle Lallemand, Pascale Mounier (éds.) L’oralité dans le roman (XVI e et XVII e siècles) G ILLES S IOUFFI ......................................................................................... 427 Charles Mazouer Théâtre et christianisme. Études sur l’ancien théâtre français V OLKER K APP ........................................................................................... 431 Delphine Reguig Boileau poète: « de la voix et des yeux » A LLEN W OOD ........................................................................................... 433 Duels et duellistes sur la scène française au XVII e siècle Journée d’étude du 16 mars 2018 au Center in Paris de l’Université de Chicago Articles réunis par Julien Perrier-Chartrand PFSCL XLV, 89 (2018) Présentation J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND (U NIVERSITY OF C HICAGO ) Le présent numéro des Papers on French Seventeenth Century Literature trouve son origine dans une journée d’étude qui eut lieu le 16 mars 2018 au Center in Paris de l’Université de Chicago. Cette rencontre, intitulée Duels et duellistes sur la scène française au XVII e siècle, avait un double objectif. Dans un premier temps, elle se proposait d’établir une passerelle entre des chercheurs de différentes nationalités consacrant leurs travaux à la littérature française. Dans un deuxième temps, elle se présentait comme le lieu où ces chercheurs partageraient leurs plus récentes découvertes sur la question du duel et de ses représentations au théâtre. Or, nous osons ici l’affirmer en toute modestie, l’événement fut un succès sur ces deux fronts. Non seulement la journée nous permit de mettre en relation des intervenants de France, des États-Unis, du Canada, de Hongrie et du Japon, mais elle nous permit aussi de produire la première réflexion collective sur le duel dramatique dans la France du XVII e siècle 1 . Pour mettre cette réflexion en contexte, nous dirons, d’abord, que le duel clandestin de point d’honneur 2 a soulevé les passions dès son origine. Au XVII e siècle, le duel n’est pas, bien sûr, une pratique neuve 3 : les Francs, les Lombards et les Germains ont introduit la coutume du combat singulier 1 Jusqu’à présent, à peine quelques monographies historiques et quelques articles de critique littéraire se sont penchés sur la question. L’ouvrage de Norman A. Bennetton (Social Significance of the Duel in Seventeenth Century French Drama, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1938) demeure le seul travail littéraire substantiel traitant des représentations dramatiques du duel. 2 Nous utilisons ici l’expression « duel clandestin de point d’honneur » pour désigner les combats illégaux qui ont remplacé le duel judiciaire médiéval. Dans ces duels d’inspiration italienne, les combattants s’affrontaient à la rapière, après s’être prêtés à un processus d’appel strictement codifié (envoi d’un cartel fixant les modalités de l’affrontement). 3 Le duel ne disparaît pas non plus avec la fin du XVII e siècle. Le dernier duel officiellement répertorié en France eut lieu en 1967. Julien Perrier-Chartrand 248 sur le territoire français dès la chute de l’Empire romain. Ce qui est inédit, toutefois, c’est qu’à partir du règne d’Henri II, le duel, qui avait jusque-là pris la forme d’une pratique judiciaire réglée par l’autorité royale, ne sera plus légalement accordé. Les affrontements quittent l’arène officielle du champ clos pour gagner la clandestinité des prés, des cours et des venelles. De 1550 à 1650, les combats se multiplient à un rythme si soutenu que de nombreux contemporains n’hésitent pas à affirmer que duel et duellistes sont devenus « la maladie qui affecte les parties nobles du corps 4 » de l'État et la « peste ambulatoire 5 » de France. Conséquemment, les représentations de duels deviennent l’une des topiques les plus communes de la production écrite du XVII e siècle. Les poètes dramatiques, surtout, trouvent dans le combat singulier un élément de suspense adapté à l’impératif spectaculaire de la scène. Dans les années 1620-1640, alors que le théâtre n’est pas encore totalement assujetti à l’esthétique classique, le motif du duel devient une marque distinctive de la tragi-comédie, dont les formes et les thèmes se communiquent à tous les autres genres. Au fil du siècle, la fréquence des représentations physiques de duels diminuera progressivement, mais le combat et les valeurs chevaleresques qui le suscitent laisseront une empreinte indélébile sur le théâtre et la littérature de France. Ce sont donc, on l’aura compris, cette période d’extraordinaire effervescence - dont nous présenterons le panorama dans notre propre contribution - et ses prolongements qui se trouvent au cœur de ce volume. Dans un article intitulé « Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique. Un motif tragi-comique emblématique du caractère problématique de l’héroïsation dans la tragédie classique », Yasmine Loraud se penche d’abord sur les significations génériques du duel. Plus précisément, elle montre de quelle façon un motif en général associé à la trame tragi-comique (un « marqueur du genre »), cristallise les enjeux se trouvant au cœur de la constitution d’un nouveau théâtre sérieux. La mise en scène du duel, plus qu’un problème dramaturgique, constituerait ainsi l’extension d’un questionnement moral sur la valeur de l’exploit individuel et de la gloire, au moment où la mise en place de la doctrine classique concoure à faire disparaître des scènes de théâtre les dernières survivances idéologiques du féodalisme. À partir de l’exemple emblématique de Corneille, elle montre de quelle façon les utilisations de la figure du combat singulier marquent le « déploiement d’un tragique de l’impuissance, auquel répond un héroïsme 4 Claude Sale, Advis sur les duels, Paris, J. Houzé, 1609, épître non paginée. 5 Guillaume Joly, La conjuration contre les duels, Paris, P. Chevalier, 1613, p. 13. Présentation 249 non plus guerrier, mais fondé sur la constance ou se prouvant par le sacrifice ». Ce nouveau tragique de l’impuissance, basé sur les mouvements de l’âme et des passions plutôt que sur l’action chevaleresque, ne sera toutefois pas dépourvu de combats. Esther Van Dyke montre dans son analyse de Bérénice (pièce emblématique, s’il en est une, de la tragédie sans tragique, inspirée par l’élégie et portée seulement par cette fameuse tristesse majestueuse) que les héroïnes raciniennes sont, à leur façon, des duellistes. Les « lames verbales » qui composent leur discours témoigneraient ainsi d’une intériorisation des modalités du combat singulier. « [Racine], écrit Van Dyke, transforme également le danger physique, et donc visible, d’une épée brandie par un adversaire, et remplace cette dernière par une chose beaucoup plus menaçante et plus dangereuse pour un personnage de théâtre : la parole ». Bérénice se structurerait donc autour de trois duels rhétoriques entre Titus et le personnage éponyme. Si les représentations de duels sont d’abord, comme l’ont montré Loraud et Van Dyke, une réalité de la scène « sérieuse », elles ne lui sont toutefois pas exclusives. Céline Candiard présente, par l’entremise des personnages de valets, trois grandes étapes de l’évolution des représentations du duel dans la comédie. Elle montre d’abord que les duellistes poltrons des pièces comiques de la première moitié du siècle proposent des images négatives des grandes figures héroïques, qu’elles contribuent, par contraste, à affermir plus qu’à tourner en dérision. Elle présente ensuite la révolution que causa Scarron, avec son Jodelet duelliste, en imposant « un nouveau paradigme [qui transforma] la valeur du duel sur la scène théâtrale : de simple représentation d’une pratique sociale polémique, il en a fait un motif comique, émancipé d’une référentialité stricte et tirant sa valeur de sa force spectaculaire ». Enfin, elle formule - avec la prudence que doit bien sûr impliquer l’analyse d’un théâtre dont on conserve peu de traces écrites - l’hypothèse que ce nouveau paradigme trouve, à la fin du siècle, une illustration chez les Italiens. Pour ceux-ci, les combats ne sont plus des éléments porteurs d’une charge politique. Ils « ne constituent ni un enjeu dramaturgique important, ni même un effet spectaculaire essentiel, mais un élément parmi d’autres permettant aux comédiens de faire démonstration de leur virtuosité et de leur agilité ». Dans le même esprit, Alex Bellemare nous invite, dans un texte intitulé « Le duel au risque du ridicule. Violence et expression de soi dans l’histoire comique du XVII e siècle », à quitter la scène pour examiner les représentations de combats singuliers dans quelques ouvrages emblématiques de la production narrative burlesque. Plus précisément, son article présente les trois différentes configurations textuelles qu’utilisent Onésime de Clairville, Julien Perrier-Chartrand 250 Tristan, Scarron, Cyrano et Furetière pour représenter le duel. Bellemare met ainsi au jour un ensemble de procédés permettant aux auteurs de désacraliser l’honneur aristocratique et de mettre en scène l’affirmation de l’individu « déclassé ». En d’autres termes, il montre que le duel, par la voix spécifique de l’histoire comique, peut exprimer une volonté de reconnaissance sociale nouvelle, fondée notamment sur des valeurs étrangères à la tradition d’héroïsme nobiliaire. « À la façon du carnaval et du motif du mundus inversus, écrit-il, les bagarres sont, dans une perspective sociale, politique et anthropologique, un désordre qui crée un ordre nouveau ». Enfin, les deux articles qui viennent clore ce recueil ne quittent l’aspect théâtral du duel que pour mieux y revenir. Ils nous révèlent, en effet, que le combat, tout en conservant une dimension intrinsèquement dramatique, ressortit, au cours du XVII e siècle, à ce que Marcel Mauss nomme un « fait social total 6 ». C’est ainsi qu’Helga Zsak montre qu’en fonction de son traitement dans la fiction la figure du duel peut constituer une illustration privilégiée du passage de la justice féodale, basée sur la vengeance et l’intransigeance de l’honneur, à la justice systématique et institutionalisée. Après une scrupuleuse analyse de l’importance des passions et des enjeux de leur contrôle au début de l’Ancien Régime, elle évoque l’exemple du Cid pour montrer de quelle façon l’opposition entre diverses formes de combats cristallise le processus d’appropriation de la « violence légitime » par un pouvoir politique qui met en place, en se centralisant et en disciplinarisant la noblesse, une version initiale de l’État moderne. Patrick Rebollar se propose, finalement, d’examiner la place qu'occupe le duel dans le corpus de Mazarinades appartenant à l'Université de Tokyo. Il présente d’abord cette étonnante collection japonaise de pamphlets, son histoire, sa provenance, sa composition, puis il se livre à une soigneuse recherche lexicale, qui lui permet de souligner la « théâtralité textuelle du mot “duel » dans cet ensemble de textes. Il montre ainsi que le duel, ses modalités et les valeurs qui le sous-tendent, occupe une place de première 6 « Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu’on nous permette l’expression, des faits sociaux totaux ou, si l’on veut - mais nous aimons moins le mot -, généraux : c’est-à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions (potlatch, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d’autres cas seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. » Marcel Mauss. Essai sur le don. Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 234. C’est aussi à cette conclusion qu’en venait François Billacois dans son étude de la réalité historique et psychosociologique du duel aux XVI e et XVII e siècles. François Billacois, Le duel dans la société française des XVI e et XVII e siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, EHESS, 1986. Présentation 251 importance dans les configurations intellectuelles de la culture frondeuse. « Sur ce champ clos de la Fronde, […] se déroule une succession ou une superposition de duels qui ne se résument pas seulement au duel caricatural entre le frondeur et Mazarin ni au duel socio-économique entre les officiers royaux et la noblesse d’épée », mais qui constituent aussi des duels éminemment poétiques, adoptant, dans l'arène polémique, la forme des combats se déroulant dans la rue. Ce sont donc, présentés de manière synthétique, les enjeux des contributions que nous retrouvons dans ce volume. Celles-ci, nous le soulignons à nouveau, fournissent certaines des premières analyses du motif du duel dans le théâtre (et plus largement la production écrite) du XVII e siècle. Or, ces analyses, tant par les modèles qu’elles proposent que par les questions qu’elles soulèvent, mettent en évidence que la question du duel se trouve à la fois au centre de la matière dramatique et de la vie littéraire. Fontenelle n’affirmait-il pas, en effet, que l’histoire des deux Bérénice était, à l’image de la vie théâtrale du XVII e siècle, « un duel dont tout le monde connaît l’histoire 7 » ? En adoptant le lexique du combat singulier et de l’escrime dans la mise en scène de leurs querelles, les acteurs du champ littéraire nous invitent à nous pencher avec une attention redoublée sur un fait social dont les modalités et la « liturgie » contaminent toutes les étapes de la vie théâtrale et intellectuelle. Les réflexions composant ce volume sont donc, sans aucun doute, d’un intérêt significatif pour les historiens de la littérature, mais aussi, plus généralement, pour les chercheurs - sociologues, ethnologues politicologues ou historiens des idées, pour ne nommer qu’eux - des autres disciplines des sciences humaines qui s’intéressent aux configurations intellectuelles du siècle de Corneille et Racine. Nous espérons donc, humblement, que les textes de nos contributeurs pourront servir à bâtir des ponts entre ces savoirs. Avant de céder la place à nos contributeurs, toutefois, nous désirons remercier tous ceux qui ont rendu possible la création et la publication de ce volume. Nous voudrions remercier les membres du personnel du University of Chicago Center in Paris et du France Chicago Center pour 7 Fontenelle écrivait : « Bérénice est un duel dont tout le monde sait l’histoire ». Bernard de Fontenelle. « Vie de M. Corneille, avec l’histoire du théâtre français jusqu’à lui, et des réflexions sur la poétique », éd. Alain Niderst, dans Œuvres complètes t. III, Paris, Fayard et CNRS, 1989, p. 103. Plus récemment, c’est aussi le lexique du duel qu’adopte Sandrine Blondet pour aborder la concurrence théâtrale dans la première moitié du XVII e siècle. Voir à ce propos : Sandrine Blondet, Les pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647), Paris, Honoré Champion, 2018, p. 11. Julien Perrier-Chartrand 252 l’aide précieuse qu’ils nous ont apportée dans l’organisation de notre journée d’étude. Nous désirons aussi offrir nos plus sincères remerciements à M. Rainer Zaiser qui a accepté de recevoir nos contributions dans Papers on French Seventeenth Century Literature. Sans plus tarder, nous vous présentons ce numéro intitulé Duels et duellistes sur la scène française au XVII e siècle, résultat des réflexions de chercheurs d’horizons divers qui, à l’instar des duellistes, ont partagé par le biais du combat (mais sans violence ni véhémence) le plaisir de la fraternité et de la connivence. Bibliographie Sources Fontenelle, Bernard de. « Vie de M. Corneille, avec l’histoire du théâtre français jusqu’à lui, et des réflexions sur la poétique », éd. Alain Niderst, dans Œuvres complètes t. III. Paris, Fayard et CNRS, 1989. Joly, Guillaume. La conjuration contre les duels. Paris, P. Chevalier, 1613. Sale, Claude. Advis sur les duels. Paris, J. Houzé, 1609. Études Bennetton, Norman A. Social Significance of the Duel in Seventeenth Century French Drama. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1938. Billacois, François. Le duel dans la société française des XVI e et XVII e siècles. Essai de psychosociologie historique. Paris, EHESS, 1986. Blondet, Sandrine. Les pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647). Paris, Honoré Champion, 2018. Mauss, Marcel. Essai sur le don. Paris, Presses universitaires de France, 2007. PFSCL XLV, 89 (2018) De l’arène à la scène. Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND (U NIVERSITY OF C HICAGO ) Le 10 juillet 1547, sur le coup de midi, le baron de Jarnac et le seigneur de La Châteigneraie s’apprêtent à se battre en duel devant le château de Saint-Germain-en-Laye. Autour d’eux, dans les gradins et le long des lices, se presse une foule nombreuse. Sont là : le roi, Henri II, la reine Catherine, la plupart des grands seigneurs de la cour de France, plus de six cents gentilshommes et une multitude d’individus issus du petit peuple. Toute cette foule, galvanisée à l’idée d’assister à un spectacle rare, dissimule mal son impatience. Pendant que les duellistes prêtent serment à Dieu et présentent leurs armes aux maréchaux, on parle, on se bouscule, on tousse et on crache dans une fébrilité qui ne s’apaisera véritablement que lorsque les deux adversaires auront regagné leurs loges et que le héraut d’armes aura lancé le cri traditionnel : « Laissez aller les combattants ». À ce moment, passionnés par le combat et tenus par la loi de garder le silence 1 , les spectateurs concentreront leur attention sur les duellistes qui s’avancent dans l’arène. Dans l’esprit du public, tout comme dans celui du sieur de la Châteigneraie, l’issue du combat ne fait aucun doute. L’héritier du domaine de Vivonne va facilement l’emporter et pourra donner, le soir même, le « soupper » de victoire pour lequel il a déjà fait « excessive depence en 1 Voir Cérémonies des gages de bataille, Paris, J. Renouard, 1830, Art. V « S’ensuit le premier des trois crys et les cinq deffenses que le Roy d’armes ou héraut doit faire à tous les gaiges de bataille », p. 14 : « Encores le Roy nostre sire vous commande et deffent que nul, quel qu’il soit, durant la bataille ne parle, ne signe, ne tousse, ne craiche, ne crie, ne face aucun semblant, quel qu’il soit ; et ce sur peinne du corps et des biens ». Julien Perrier-Chartrand 254 apprêts très-magnifiques 2 ». Ce que le public et La Châteigneraie ignorent, toutefois, c’est que Jarnac a mis à profit les quatre mois qui se sont écoulés entre le début de la procédure d’appel et le combat pour perfectionner ses techniques d’escrime avec un maître d’armes qu’il a fait venir d’Italie. Aussi, lorsque le combat s’amorce, Jarnac offre-t-il à son adversaire une résistance inattendue. Il pare lestement les attaques, riposte avec dextérité et tient si bien tête à La Châteigneraie, qu’à peine quelques minutes après le début du duel, il parvient à lui planter son épée dans le jarret. Le roi le déclare alors vainqueur, et son adversaire, bien loin d’avoir triomphé comme il le croyait, est porté, hors du camp, dans une couche où il mourra quelques jours plus tard, « tant de sa blessure, nous dit l’auteur de la monographie communale de Saint-Germain-en-Laye, que de la douleur d'avoir été vaincu en présence du Roi 3 ». Henri II est d’ailleurs si affligé par la mort de son favori, qu’il n’accordera plus le duel, portant le coup de grâce à une pratique qui vivait déjà ses dernières heures de gloire. La fin du combat en champ clos marque, on le sait, un point tournant dans l’histoire du duel en France. Les contemporains y ont, à juste titre, vu un catalyseur de cette « épidémie » de combats qui fit rage durant tout le XVII e siècle et qui participa, selon les hypothèses classiques, d’une résistance de la noblesse face à la transformation des structures politiques et militaires. Dans l’esprit de cette noblesse, toutefois, le duel clandestin ne demeurera toujours qu’une forme d’ersatz du duel en champ clos, un exercice qui relègue dans l’ombre des arrière-cours et des terrains vagues des individus destinés à briller publiquement. Certains des plus ardents défenseurs des valeurs nobiliaires proposent donc, pour mettre fin à la multiplication des duels clandestins, de rétablir le champ clos, prenant le contre-pied de la position des autorités politiques et religieuses, qui s’opposent à toute forme de duel et refusent de reconnaître la validité d’une quelconque prérogative d’honneur. Ces deux positions, tout comme les tensions qu’elles suscitent, s’inscrivent en filigrane de la plupart des représentations de duels qui, comme nous l’avons mentionné dans notre introduction, se présentent sur la scène des théâtres avec une insistance significative. Entre les œuvres des poètes de la pléiade et celle de Molière, ce sont, au bas mot, deux centaines de pièces qui contiennent des duels ou des 2 François de Scépeaux sire de Vieilleville, « Mémoires de la vie de François de Scépeaux sire de Vieilleville et comte de Duretal, maréchal de France », dans Collection complète des mémoires relatifs à l'histoire de France t. XXVI, Paris, Foucault, 1822, p. 199. 3 Monographie communale de la ville de Saint-Germain-en-Laye, p. 11. http: / / archives.yvelines.fr/ arkotheque/ consult_fonds/ fonds_seriel_detail.php? ref_fo nds=19&ref1=2927&ref_ark=s0053d9664d116d3. Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) 255 mentions de combats. Cette popularité peut, certes, s’expliquer, comme l’a proposé Colette Scherer, par le fait que les dramaturges sacrifient à l’actualité en faisant de la scène un reflet de la réalité sociale, mais elle est aussi, sans doute, attribuable au fait que le duel se prête de manière, pour ainsi dire, organique à la concentration de l’écriture dramatique. Il constitue pour les poètes un commode procédé de suspense ou de résolution, qui permet de mettre en scène de fausses morts et de vraies révélations, tout en infusant aux pièces un peu de ce spectacle gratuit que Rotrou nommait un heureux « passe-temps 4 ». Dans l’article qui suit, je me propose de tracer, dans ses grandes lignes, l’évolution des figures du duel et du duelliste au théâtre et d’explorer brièvement son rapport avec les tensions qui agitent le champ social. 1. 1550-1600 Durant la seconde moitié du XVI e siècle, le duel dramatique est une affaire comique. La nouvelle forme tragique proposée par les humanistes, statique, élégiaque, abordant l’intrigue au moment où, tout étant déjà joué, il ne reste plus qu’à déplorer le malheur existentiel, se prête fort mal aux duels, si ce n’est à un hypothétique combat initial qui constituerait l’événement déclencheur de la pièce. La comédie offre, au contraire, des conditions de possibilité et un espace d’affrontement idéal. Toutefois, s’il est très souvent évoqué dans les pièces de l’époque, le duel y est fort peu représenté. Il est, pour ainsi dire, comme Dieu dans l’univers ou le narrateur chez Flaubert : présent partout, mais visible nulle part. C’est que les combats sont « systématiquement fomentés 5 » par des soldats fanfarons. Entre 1550 et 1600, les auteurs utilisant le type du soldat fanfaron 6 mettent cependant plus volontiers « l’accent […] sur sa valeur guerrière, que sur son imagination verbale 7 ». Jean-Antoine de Baïf, Odet de Turnèbe et les autres poètes qui intègrent le fanfaron à leurs pièces développent bien la vis comica de leur personnage dans le contraste entre la vaillance supposée qu’expriment ses paroles et sa couardise, mais celle-ci se fait plus 4 Sur cette notion, voir l’ouvrage de Jacques Morel, Rotrou dramaturge de l’ambiguïté, Paris, Armand Colin, 1968, p. 199-201. 5 Goulven Oiry, « Quand l’épée reste au fourreau : le duel dans la comédie française 1550-1650 », Arrêt sur scène, 3 (2014), p. 100. 6 Le personnage du soldat fanfaron apparaît dans 10 des 23 comédies publiées durant la seconde moitié du XVI e siècle. Voir à ce propos Brian Jeffery, French Renaissance Comedy 1552-1630, Oxford, Clarendon Press, 1969. 7 Madeleine Lazard, La comédie humaniste au XVI e siècle et ses personnages, Paris, Presses universitaires de France, 1978, p. 216. Julien Perrier-Chartrand 256 discrète qu’elle ne l’était dans le Franc-Archer de Bagnolet ou qu’elle ne le sera dans l’Illusion comique. Les autres personnages craignent le militaire et prennent soin de ne pas provoquer sa colère. Humevent, valet de Taillebras dans le Brave de Baïf, s’exclame en prenant conscience que la prisonnière dont il a la garde entretient à son insu une liaison avec un jeune homme : Que dois-je faire ? car mon Maistre, M’avoit ordonné seul pour estre A la garde de la meschante : S’il faut que la faute je chante, Luy rapportant ce que j’ay veu, Aussi bien seray-je perdu. S’il faut que je lui cache, Et que puis apres il le sache, Et la chose soit decouverte, Je puis bien parier ma perte 8 . De la même façon, lorsque, dans le dernier quart du siècle, le personnage commence à s’affranchir de l’influence directe du Miles Gloriosus et acquiert plus ouvertement les traits du capitan du théâtre italien, les autres personnages tentent toujours de ménager sa susceptibilité. Cette réplique de Nivelet, valet pourtant lucide des Contens d’Odet de Turnèbe, résume bien le sentiment que les êtres partageant la scène avec Rodomont entretiennent à son égard : Patience : encores ne faut-il pas qu’il sçache que je m’en plais, car s’il en estoit adverty, ce seroit faict de moy, tant il est brave et furieux, comme celuy qui faict souvent de son regard tomber les hommes tous morts à terre, & d’un coup de pied met par terre la plus forte porte qui se puisse trouver, tant soit elle est barrée & verrouillée. Je m’en raporte à ce qui en est, pour le moins il s’en vante, & je pense qu’il feroit conscience de mentir 9 . Cette crainte, si elle n’est pas encore tout à fait marquée du sceau des débats qui feront rage autour du combat singulier, est sans aucun doute plus que le résultat d’une logique interne de composition. On peut y voir une première marque de la désapprobation qui accompagne la mode des combats clandestins, alors même que celle-ci commence à transformer quantité de nobles en matamores pointilleux, ridicules et dangereux. Il faudra toutefois attendre les règnes d’Henri IV et de son fils pour que la polémique sur le duel trouve des échos certains au théâtre et que le combat devienne une figure topique dans presque tous les genres. 8 Jean-Antoine de Baïf, Le brave ou le Taille-bras, Paris, R. Estienne, 1567, (I, 2). 9 Odet de Turnèbe, Les contens, éd. Norman B. Spector, Paris, Didier, 1961, (I, 2). Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) 257 2. 1600-1640 Le problème des duels clandestins prend des proportions alarmantes sous le règne d’Henri IV. Aussi, pour remédier à une situation qui échappe en partie à son contrôle, le Parlement de Paris promulgue-t-il en 1599 une déclaration, forçant le roi à prendre position à son tour et à publier deux édits sur les duels et combats en 1602 et 1609. Henri IV, toutefois, signe durant son règne plus de 7000 lettres de grâces et reproche leur lâcheté aux gentilshommes qui refusent de se battre. « Vostre Majesté fait des édicts, écrit Guillaume de Chevalier dans un ouvrage de 1609 dénonçant les duels, ce nonobstant le bruit court qu’elle blâme ceux qui ne se battent pas 10 ». Le problème des combats est donc en partie alimenté par l’indulgence dont fait preuve le pouvoir face aux duellistes, en dépit de la position officielle. Cette attitude, émanant de souverains qui se considèrent comme les premiers nobles du royaume, prévaudra plus ou moins jusqu’au règne de Louis XIV. Sur le plan dramatique, même si le règne d’Henri IV et les premières années du règne de Louis XIII, ne sont pas une période faste pour la création théâtrale, les représentations de combat connaissent une popularité certaine. D’une part, alors que la « grande » comédie entre dans une latence qui durera jusqu’à Mélite en 1629, le capitan poursuit sa carrière de couard dans la farce, alors très influencée par le théâtre à canevas italien. D’autre part, des duels plus sanglants, présentés pour le plaisir de l’horreur, se multiplient dans les pièces appartenant à cette mouvance que Christian Biet et son équipe ont nommé le « théâtre de la cruauté ». La présence de ce type de combats, que l’on trouve notamment chez Hardy, constitue toutefois une exception bien limitée chronologiquement. Le duel, en effet, n’est au cours du siècle, en général pas représenté comme une pratique véritablement violente et mortelle, outre peut-être dans la tragédie, où, solennel et hiératique, il emprunte la forme de duels historiques et mythologiques. Il est alors en général narré par hypotypose par un personnage subalterne et fait à quelques exceptions près office de dénouement à la crise. Dans l’Embryon Romain, par exemple, Bernier de la Brousse dépeint le combat de Romulus et Remus à l’origine de la fondation de Rome. Sus mets l'espée au vent, deffens-toy malheureux O le gentil sauteur ! es-tu si valeureux Que tu veuille au combat rejoindre avec ton frère Lors Remus lui respond boüillonnant de cholere. 10 Guillaume de Chevalier, Les ombres des sieurs de Villemors et Fontaines au roy ; discours notable des duels, où est monstré le moyen de les arracher entierement, Paris, J. Berjon, 1609, p. 13. Julien Perrier-Chartrand 258 […] Tu mens, dit Romulus, ceste lame tranchante Te le tesmoignera, ame traistre, & meschante Ce disant animez l'un et l'autre germain, O l'horreur ! ô bons dieux ! Sacqua le fer en main. Qui a veu quelques fois au milieu d'une plaine Deux toreaux eschauffez forts de corps & d'halaine, Par coups & tours divers s'efforcer imprudens, De se priver du jour tant ils semblent ardens. Qu'il contemple ceux-cy, il void le mesme geste, Le courage irrité, & l'armure moleste 11 . Mais le duel n’est pas fondamentalement un élément tragique, il est lié, on le sait, de façon plus étroite à la tragi-comédie. Du début des années 30 à la fin du règne de Louis XIII, plus de 70 pièces du nouveau genre mettent en scène ou mentionnent un duel. Les partisans de la dramaturgie libre et vouée à l’unique plaisir du spectateur y trouvent un motif de prédilection, qu’ils développent plus volontiers pour sa valeur spectaculaire que pour son aspect sanglant. Dans cet esprit, on constate que non seulement les évocations de duels se font nombreuses durant cette décennie, mais aussi qu’elles participent à la glorification de l’ethos chevaleresque. On voit se développer un schéma de résolution de l’intrigue se présentant sous forme d’une gradation hiérarchique des affrontements et puisant abondamment dans la mythologie du champ clos. Dans Le Cid, chef-d’œuvre de la tragi-comédie, mais aussi illustration emblématique de la culture du duel, la naissance de Rodrigue à l’héroïsme, tout comme la progression de l’action, est scandée par les affrontements. C’est d’abord par un duel informel, ce que l’on nomme à l’époque une rencontre, que Don Diègue perd son honneur et doit déléguer sa vengeance à son fils. C’est ensuite par l’intermédiaire d’un duel formel, c’est-à-dire un duel clandestin avec appel, que Rodrigue parviendra à prouver qu’il a du cœur. La valeur du protagoniste toutefois ne sera entièrement révélée que suite à sa victoire dans son duel en champ clos contre Don Sanche, qui lui permettra d’épouser Chimène. Le duel devient ainsi un élément fondamental de la forme tragi-comique, donnant, à travers ses diverses incarnations, sa structure à un genre qui fournit au public noble une image magnifiée de lui-même. Cette tendance se confirme aussi dans la comédie, dont la forme, on le sait, se distingue à l’époque encore mal de la tragi-comédie. Le champ clos y apparaît certes plus rarement, mais l’utilisation du combat singulier comme révélateur de la valeur des protagonistes et comme caution morale à l’inévi- 11 Joachim Bernier de La Brousse, L’embryon romain, s.l., s.n., 1618, (V, 3). Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) 259 table mariage final y est aussi un schéma récurrent. Dans Les vendanges de Suresnes de Pierre du Ryer, le duel entre Tirsis et Polidor pour la possession de Dorimène offre une illustration parfaite de la fonction du combat singulier. POLIDOR. Polidor tient Tirsis renversé dessous lui. Confesse maintenant que tu me dois la vie. TIRSIS. Use de ta victoire, et poursuis ton envie. Et puisque je suis né seulement pour ton mal Délivre-moi des soins que te donne un rival. POLIDOR J'aime mieux désormais qu'un rival m'épouvante Que le juste remords d'une action sanglante, Demeurez mon rival, vivez, Tirsis, vivez, Mais reconnaissez bien ce que vous me devez. TIRSIS. Ah ! Cette courtoisie aura pour moi des charmes Qui me vaincront bien mieux que ne feraient tes armes, Et pour la reconnaître et me vaincre à mon tour Je te cède aujourd'hui l'objet de notre Amour. Dorimène est à toi, Tirsis est tout de même 12 . Dans un théâtre dominé par la forme tragi-comique, se développe ainsi à partir de la fin de la décennie 1620, une figure de duelliste à la fois jeune, urbaine, mondaine, chevaleresque et sophistiquée, un combattant pour lequel le duel est une norme et son évitement une honte. Les auteurs intègrent bien à leurs pièces quelques critiques des combats, mais celles-ci demeurent marginales face aux représentations héroïques d’une pratique d’autant plus solidement ancrée dans la dramaturgie qu’elle contribue à définir l’ethos des protagonistes. En parallèle de cette figure de duelliste mondain et de ce schéma de résolution basé sur le duel, continue à apparaître, tant dans la tragi-comédie que dans la comédie, le personnage du capitan, qui agit comme une forme de repoussoir au courage des jeunes gens. Son langage hyperbolique s’épanouit pleinement durant cette période et atteint à ce que Marie-France 12 Pierre du Ryer, Les vendages de Suresnes, Paris, A. Sommaville, 1636, (V, 6). Julien Perrier-Chartrand 260 Hilgar a naguère qualifié de mythomanie dramatique 13 . Le Matamore de L’illusion comique, ce « second Mars » capable de « dépeuple[r] l’État des plus heureux monarques 14 », d’un seul « commandement aux trois Parques », fait partie de la vingtaine d’occurrences scéniques du personnage dans la seule décennie 1630-1640. Le fait que le couard se vante, mais qu’il évite soigneusement de s’engager dans un duel devient particulièrement risible à une époque où les héros qui osent mettre leur valeur de l’avant se battent. 3. 1640-1660 Durant les dernières années du règne de Louis XIII et la régence d’Anne d’Autriche, la fureur des duels tend à s’apaiser quelque peu. L’indulgence royale envers les contrevenants continue à entraver l’application des édits, mais des changements dans les modèles de sociabilités participent à calmer un peu la noblesse. Le problème des duels est, bien sûr, loin d’être résolu, mais le type du héros chevaleresque pour lequel le combat constitue une expression quintessentielle de la valeur et de la virilité perd du terrain au profit de l’honnête homme, qui trouve sa réalisation dans la démonstration d’une civilité fine et dans l’habile maniement de la parole. Cet abandon progressif du modèle héroïque dans les relations sociales se traduit au théâtre par une diminution marquée des représentations de duels, notamment dans les genres « sérieux ». Après la querelle du Cid, le duel disparaît en effet presque entièrement de la tragédie et de la tragi-comédie. Dans la comédie, moins sensible aux diktats de la bienséance, les scènes de combat demeurent en revanche nombreuses. Cette persistance s’explique notamment par le fait que nombre de dramaturges trouvent à cette époque une grande part de leur inspiration dans la comedia de capa y espada, théâtre romanesque et mouvementé où se succèdent les scènes d’enlèvement, de déguisement et, bien sûr, de combat à l’épée. Les adaptations d’œuvres espagnoles d’Antoine d’Ouville, Scarron et Thomas Corneille donnent une impulsion nouvelle à la figure du duelliste comique. Le capitan, qui avait servi de repoussoir à l’héroïsme de la jeunesse à la mode, voit sa présence scénique se réduire à une portion de plus en plus congrue. Dans les incarnations les plus tardives du type, les auteurs s’en donnent « à cœur joie en lui prêtant des rodomontades hyperboliques de plus en plus ahurissantes 15 ». 13 Marie-France Hilgar, « Mythomanie dramatique : le capitaine Matamore », The French Review, 56 (1982), p. 250-256. 14 Pierre Corneille, « L’illusion comique », dans Théâtre t. I, éd. Pierre Lièvre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 1950, (II, 2). 15 Roger Guichemerre, La comédie avant Molière, Paris, Armand Colin, 1972, p. 382. Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) 261 On trouve l’un des meilleurs exemples de cette verve burlesque, non chez Scarron comme on pourrait s’y attendre, mais chez Cyrano, dont Le Chasteaufort du Pédant joué constitue une forme d’apogée dans la mythomanie. CHASTEAUFORT, seul. Il s'interroge et répond lui-même. Vous vous êtes battu ? Et donc ? Vous avez eu avantage sur votre ennemi ? Fort bien. Vous l'avez désarmé ? Facilement. Et blessé ? Dangereusement, s'entend ? À travers le corps. Vous vous éloignerez ? Il le faut. Sans dire adieu au Roi. Ha, ha, ha. Mais cet autre, mordiable, de quelle mort le ferons-nous tomber ? De l'étrangler comme Hercule fit Antée, je ne suis pas bourreau. Lui ferai-je avaler toute la mer ? Le monument d'Aristote est trop illustre pour un ignorant. S'il était Maquereau, je le ferais mourir en eau douce. Dans la flamme, il n'aurait pas le temps de bien goûter la mort. Commanderai-je à la Terre de l'engloutir tout vif ? Non, car comme ces petits gentillâtres sont accoutumés de manger leurs terres, celui-ci pourrait bien manger celle qui le couvrirait. De le déchirer par morceaux, ma colère ne serait pas contente s'il restait de ce malheureux un atome après sa mort. Ô ! Dieux, je suis réduit à n'oser pas seulement lui défendre de vivre, parce que je ne sais comment le faire mourir 16 ! Chasteaufort se trouve dans un état de perpétuel duel intérieur ; objet de dérision, il se replie sur lui-même pour se réitérer sa bravoure et son courage. Le personnage constitue un pas vers l’intériorisation des modalités du combat, dont Molière s’inspirera entre autres pour composer son Cocu imaginaire. Or, si le type du capitan n'occupe plus une place d'avant-plan dans la comédie, c'est aussi que son ridicule se déplace, en s’atténuant quelque peu, sur les jeunes gens qui s’adonnent au duel. Dans le Jodelet duelliste de Scarron, le personnage de Dom Gaspard, gentilhomme de la meilleure ascendance, se présente comme un être dont la constante préoccupation d’honneur est sujet de raillerie 17 . Plus généralement, le duelliste devient l’objet de critiques de moins en moins voilées et les héros de la décennie 1630-1640 sont évoqués avec malice par les auteurs de la nouvelle 16 Hercule Savinien, dit Cyrano de Bergerac, Le pédant joué, Comédie (1654), Paris, Ernest et Paul Fièvre, 2016, http: / / theatre-classique.fr/ pages/ pdf/ CYRANO_ PEDANTJOUE.pdf, (II, 1). 17 La pièce se clôt notamment sur une profession de foi de Dom Gaspard : « Ditesvous? Sans duel un Estat est perdu ; / C’est le seul métier noble ou la vertu s’exerce, / Et rien n’est comparable a la quarte ou la tierce ». Paul Scarron, « Jodelet duelliste », dans Théâtre complet t. I, éd. Véronique Sternberg, Paris, Honoré Champion, 2009, (V, 7). Julien Perrier-Chartrand 262 génération. Les allusions parodiques au Cid sont ainsi monnaie courante et témoignent tant d’une révérence pour la poésie de Corneille que d’un amusement un peu moqueur envers les modèles de généreux qu’il met en scène. Dans Jodelet ou le maître valet, Jodelet, qui a revêtu les habits de son maître et pense qu’il sera contraint pour cette raison de le remplacer dans un combat à l’épée, se lance dans des stances parodiques : JODELET En se curant les dents. Soyez nettes mes dents, l'honneur vous le commande, Perdre les dents est tout le mal que j‘appréhende. Le corps humain où la Prudence Et l'honneur font leur résidence, Je m'afflige jusqu'au mourir ; Quoi cinq doigts mis sur une face, Doivent-ils être un affront tel, Qu'il faille pour cela qu'on en fasse Appeler un homme en duel ? Soyez nettes mes dents, l'honneur vous le commande, Perdre les dents est tout le mal que j‘appréhende 18 . Plus fréquentes encore sont toutefois les pièces dans lesquelles les combats qui éclatent ou menacent d’éclater entre gens de bonne compagnie sont immédiatement précédés ou suivis par un duel ridicule impliquant le gracioso. Cette recréation du combat par un secondarum partium donne de la pratique une représentation dégradée mettant en évidence la caducité grandissante de la morale héroïque, au contraire, pour ainsi dire, de ce qui se produisait durant la période précédente. Parmi les exemples les plus marquants de cette spécularité critique, nous citerons la scène cinq du premier acte de L’esprit follet d’Antoine Le Métel d’Ouville. Dans cette pièce librement adaptée de La dama duende de Calderon, le valet Carrille refuse de se battre contre un rival sous le prétexte qu’on le lui a interdit : ARISTE, à Carrille l’épée à la main As-tu du cœur? Il faut ici le faire paraître. CARRILLE Tout beau, je n’oserais, j’offenserais mon maître, Il me l’a défendu 19 . 18 Paul Scarron, « Jodelet maître-valet », dans Théâtre complet t. I., op. cit, (IV, 2). 19 Antoine Le Métel d’Ouville, « L’esprit follet », dans Théâtre complet, t. I, éd. Monica Pavesio, Paris, Classiques Garnier, 2013, (I, 4). On remarquera la référence au Cid et à la fameuse réplique de Don Diègue : « Rodrigue, as-tu du cœur ? ». Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) 263 Quelques vers plus bas, il assiste au duel entre son maître et un rival et se permet de commenter le résultat de l’affrontement. Considérant que le bon sens devrait dicter à tout individu sain de s’abstenir de se battre, il compare les agissements de son maître à la folie de Don Quichotte : FLORESTAN, bas. En entrant dans Paris, dieux ! quel mauvais augure Qu’il me coûte du sang. LICIDAS, bas. Je suis au désespoir Que ce rencontre ici m’empêche de savoir Quel était cet objet, que je voulais connaître. CARRILLE, bas M’en doutais-je pas bien ? On a payé mon maître, Il le méritait bien, pour avoir imité Ce fol de Don Quixote en sa témérité 20 . D’une part, donc, les auteurs des décennies 1640-1660 représentent encore le duelliste comme un aristocrate s’adonnant à une pratique distinctive et utilisent encore les duels comme procédé de résolution. D’autre part, toutefois, ils remettent en question les fondements moraux des combats par le biais de personnages d’aristocrates ridicules et de valets-objecteurs de conscience. Comme l’écrit justement Véronique Sternberg, « la civilité l’emporte à la fois sur l’héroïsme et sur la vertu du parfait amant. Le jeune premier […] s’éloigne discrètement des modèles littéraires que lui fournissent la comedia et le roman sentimental de l’âge baroque, quittant les sphères de l’imagination pour se calquer sur un autre modèle, élaboré, sinon mis en pratique, dans l’espace réel et social de la mondanité 21 ». 4. 1660-1680 Dans le même esprit, les condamnations directes du duel se font de plus en plus nombreuses à mesure que l’on se dirige vers le règne personnel de Louis XIV. La Fronde marque un regain de l’activité des duellistes, pendant lequel la littérature héroïque s’impose à nouveau comme un modèle de conduite, mais tout comme la révolte elle-même, l’explosion des duels demeure temporaire. De plus en plus de nobles s’élèvent contre la pratique 20 Idem. 21 Véronique Sternberg, « Introduction », dans Paul Scarron, Théâtre complet t. I. op. cit., p. 14. Julien Perrier-Chartrand 264 et cela donne lieu à des initiatives privées telles que la renonciation des confrères de la Passion, qui s’engagent, dans un serment solennel, à « refuser toutes sortes d’appels, & de ne se battre jamais en duel pour quelque cause que ce puisse estre, & de rendre toute sorte de témoignage de la détestation qu’ils font du duel comme d’une chose tout à fait contraire à la raison, au bien & aux loix de l’Estat, & incompatible avec le salut & la religion Chrestienne 22 ». Ce type d’initiative fera, bien sûr, relativement peu de convertis, mais le fait que des membres du second ordre puissent publiquement renoncer au combat sans s’exposer au ridicule est le signe que les mœurs ont changé. Dès le début du son règne, Louis XIV fera au demeurant une affaire personnelle de l’élimination des combats singuliers, et si son entreprise n’obtient pas tout à fait le succès désiré, elle incite au moins les poètes dramatiques à ne plus glorifier le duel sur scène. À l’époque où Molière tente l’aventure parisienne pour une seconde fois, la tendance générale est à la condamnation ferme du duel. Sur le plan dramaturgique, cela se traduit notamment par l’abandon du procédé consistant à résoudre l’intrigue par un combat, ainsi que par une baisse marquée du nombre d’affrontements présentés sur scène. De plus, phénomène nouveau, les mentions sont de plus en plus fréquentes dans les pièces du fait que le duel est une contravention à la loi. Dans Les eaux de Pirmont de Chappuzeau (1669), un personnage s’exclame par exemple que « le duel est partout sagement defendu / A Pirmont comme ailleurs on peut être pendu 23 ». De la même façon, dans L’Amante amant, un des personnages de Campistron (1684) s’exclame « Eh messieurs. Arrêtez-vous. Les combats sont defendus 24 ». L’œuvre de Molière, bien qu’il serait hasardeux de la considérer comme représentative de la littérature dramatique de son temps, est sur ce point en phase avec son époque. Il est à ce titre significatif qu’un personnage de duelliste soit inclus à la liste des fâcheux, cet inventaire des comportements socialement disruptifs que doit éviter l’honnête homme. Aussi, lorsque qu’Alcandre, le duelliste, demande à Éraste de présenter un cartel de défi à un rival, Éraste répond-il : Je ne veux point ici faire le capitan ; Mais on m'a vu soldat avant que courtisan ; J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe De pouvoir d'un tel pas me tirer avec grâce, Et de ne craindre point qu'à quelque lâcheté Le refus de mon bras me puisse être imputé. 22 Dans Cyprien de la Nativité de la Vierge, La destruction du duel par Messeigneurs les mareschaux de France, Paris, J. Roger, 1651, non paginé. 23 Samuel Chappuzeau, Les eaux de Pirmont, Lyon, s.n., 1678, (II, 7). 24 Jean Galbert de Campistron, L’amante amant, Paris, s.n., 1684, (IV, 6). Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) 265 Un duel met les gens en mauvaise posture, Et notre roi n'est pas un monarque en peinture : Il sait faire obéir les plus grands de l'état, Et je trouve qu'il fait en digne potentat. Quand il faut le servir, j'ai du cœur pour le faire ; Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire ; Je me fais de son ordre une suprême loi : Pour lui désobéir, cherche un autre que moi. Je te parle, vicomte, avec franchise entière, Et suis ton serviteur en toute autre matière. Adieu 25 . Bien entendu, il convient de ne pas oublier que Les fâcheux ont été présentés sur la scène de Vaux-le-Vicomte devant le roi à l’occasion des fêtes données par Fouquet, mais la condamnation est claire. Elle souligne que les duellistes ne sont définitivement plus considérés comme des hommes de bonne compagnie, mais comme des fâcheux défiant la loi. Éraste prend ainsi bien soin de souligner qu’il ne veut pas se faire capitan, avant d’affirmer, sur la foi de son expérience de soldat, qu’il n’y a pas de déshonneur à refuser le duel. Molière innove toutefois sur un plan plus fondamental, lorsqu’il adapte le type du soldat fanfaron. Hélène Baby a bien observé que, « personnage délirant et autorité opposée au mariage de jeunes gens amoureux, le capitan comique apparaît […] comme l’un des patrons de la comédie moliéresque où le maniaque est presque toujours, du fait de sa puissance domestique, l’opposant principal 26 ». On pourrait encore, dans une hypothèse hardie, affirmer que les manies des personnages de Molière - avarice, lâcheté, jalousie et même hypocrisie - résultent d’un éclatement des tares du capitan, désormais traitées individuellement. Là où le fanfaron était la somme tout en extériorité extravagante d’une série de tares, les maniaques de Molière nous offrent le spectacle de psychés troublées, qui, tant pour notre plaisir que notre édification, nous révèlent que les combats qui se perdent dans l’âme humaine perturbent la bonne marche de la société. Les scènes sont éloquentes où Sganarelle se lance par lâcheté dans un duel aussi imaginaire que son cocuage et où Dom Garcie représente à sa maîtresse le combat que se livrent en lui la jalousie et la raison. 25 Molière, « Les fâcheux », dans Œuvres complète t. I, éd. Georges Mongrédien, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, (I, 6). 26 Hélène Baby, « Le capitan dans la comédie et la tragi-comédie françaises (1630- 1640) : les enseignements génériques d'un type », Littératures classiques, 63 (2007), p. 78. Julien Perrier-Chartrand 266 Ah! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse, Qu'un peu de jalousie en mon cœur trouve place, Et qu'un rival absent de vos divins appas Au repos de ce cœur vient livrer des combats. […] Oui, c'est vous qui pouvez par deux mots pleins de flamme, Contre la jalousie armer toute mon âme; Et des pleines clartés d'un glorieux espoir Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir. Daignez donc étouffer le doute qui m'accable, Et faites qu'un aveu d'une bouche adorable Me donne l'assurance au fort de tant d'assauts, Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux 27 . La dynamique duelle est d’autant explicitement mise en avant que Molière détourne ici la topique galante de l’amour-combat pour décrire la jalousie avec laquelle Dom Garcie est aux prises. Dans le même esprit, nous citerons encore le fameux monologue de la cassette de L’avare, qui peut être considéré comme un duel qu’Harpagon se livre à lui-même, le vol de l’argent constituant, pour l’auteur, une occasion de mettre au jour les modalités de la manie de son personnage. Au voleur, au voleur, à l'assassin, au meurtrier. Justice, juste Ciel. Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? qu'est-il devenu ? où est-il ? où se cache-t-il ? que ferai-je pour le trouver ? où courir ? où ne pas courir ? n'est-il point là ? n'est-il point ici ? qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (Il se prend lui-même le bras.) Ah, c'est moi. Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais 28 . Bref, les scènes se multiplient où les idées fixes seront présentées sous forme de combat et décrites dans le vocabulaire que cela implique. À l’heure où la morale de l’exploit, dont le duel constitue la plus glorieuse et la plus spectaculaire manifestation, n’est plus la principale force motrice présidant aux actions des personnages, Molière met en scène le plus singulier des combats pour cibler les ridicules de la nature humaine. Du théâtre humaniste au classicisme, les représentations dramatiques du duel et du duelliste se transforment donc considérablement. Elles suivent sans surprise, et avec le léger décalage que cela implique, les mouvements 27 Molière, « Dom Garcie de Navarre ou le prince jaloux », dans Œuvres complètes t. II, éd. Georges Mongrédien, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, (I, 3). Nous soulignons. 28 Molière, « L’avare », dans Œuvres complètes t. III, éd. Georges Mongrédien, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, (IV, 7). Représentations dramatiques du duel et du duelliste (XVI e -XVII e siècle) 267 sociaux, politiques et intellectuels des époques où elles sont produites. Tour à tour, elles représentent l’ethos fantasmé de la noblesse, permettent de mettre en évidence la morale mondaine et constituent un appui aux entreprises législatives du régime. Plus encore, toutefois, elles incarnent, durant près de deux siècles, la fortune de la morale chevaleresque et marquent la rupture qui s’opère entre l’époque féodale et la modernité. C’est ainsi que l’on peut affirmer que, du « coup de Jarnac » au règne de Louis XIV, on assiste non seulement à l’âge d’or des représentations de duels sur scène, mais aussi à la transformation d’un monde qui s’exprime dans cette violence spectaculaire. Bibliographie Sources Baïf, Jean-Antoine de. Le brave ou le Taille-bras. Paris, R. Estienne, 1567. Bernier de La Brousse, Joachim. L’embryon romain. s.l., s.n., 1618. Campistron, Jean Galbert de. L’amante amant. Paris, s.n., 1684. Cérémonies des gages de bataille. Paris, J. Renouard, 1830. Chappuzeau, Samuel. Les eaux de Pirmont. Lyon, s.n., 1678. Chevalier, Guillaume de. Les ombres des sieurs de Villemors et Fontaines au roy ; discours notable des duels, où est monstré le moyen de les arracher entierement. Paris, J. Berjon, 1609. Pierre Corneille, « L’illusion comique », dans Théâtre t. I, éd Pierre Lièvre. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 1950. Cyprien de la Nativité de la Vierge. La destruction du duel par Messeigneurs les mareschaux de France. Paris, J. Roger, 1651. Le Métel d’Ouville, Antoine. « L’esprit follet », dans Théâtre complet t. I, éd. Monica Pavesio. Paris, Classiques Garnier, 2013. Molière. « Les fâcheux », dans Œuvres complètes t. I, éd. Georges Mongrédien. Paris, Garnier-Flammarion, 1964. Molière, « L’avare », in Œuvres complètes t. III, éd. Georges Mongrédien. Paris, Garnier-Flammarion 1965. Molière. « Dom Garcie de Navarre ou le prince jaloux », dans Œuvres complètes t. II, éd. Georges Mongrédien. Paris, Garnier-Flammarion, 1964. Monographie communale de la ville de Saint-Germain-en-Laye. http: / / archives. 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Un motif tragi-comique emblématique du caractère problématique de l’héroïsation dans la tragédie classique Y ASMINE L ORAUD (U NIVERSITÉ DE L ILLE ) Il n’y a pas encore fort longtemps que la fable était ce qui leur faisait le moins de peine […] pourvu que dans leurs poèmes ils eussent mêlé confusément les amours, les jalousies, les duels, les déguisements, les prisons et les naufrages […] ils croyaient avoir fait un excellent poème dramatique […] 1 . Dans son Discours de la tragédie, Sarasin décrit ainsi les procédés des auteurs dont les œuvres ont, selon lui, contribué à l’« enfance » de la tragédie, mais qui se rattacheraient plutôt, pour la critique moderne, à l’esthétique de la tragi-comédie ; celle-ci, très en vogue dans le premier XVII e siècle, est condamnée après l’instauration des règles du classicisme, qui, l’assimilant à la tragédie, considère ses spécificités comme autant de fautes contre la conception aristotélicienne de ce genre. Le duel, défini à l’époque classique comme un « combat de particuliers assigné à certain lieu & heure, ensuite d’un appel ou d’un deffi », et plus généralement qui se dit « des combats singuliers qui se font entre braves pour des querelles particulieres 2 », apparaît comme une sorte de marqueur du genre de la tragicomédie. Celui-ci met en scène, à rebours de la conception aristotélicienne du héros tragique, des personnages souvent idéalisés, dont les qualités répondent plutôt aux exigences que Le Tasse attribue à « l’illustre héroïque », fondé sur « la parfaite vertu militaire et la grandeur d’âme de 1 Jean-François Sarasin, Discours sur la tragédie, ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry, dans Œuvres t. II, éd. Paul Festugière, Paris, Honoré Champion, 1926, p. 8. 2 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, Paris, Le Robert, 1978. Yasmine Loraud 270 celui qui s’offre à la mort 3 ». S’il semble ainsi évident que la tragi-comédie réfléchisse sur le duel, l’héroïsme, et les rapports entre les deux, cela le serait moins pour la tragédie classique, sans la grande influence qu’a eu l’héritage esthétique tragi-comique sur cette dernière, et la présence de combats singuliers dans les sources dont elle tire ses arguments. Dans ce contexte, on se propose de montrer comment le passage de la tragi-comédie à la tragédie, après les années 1630, comme genre dominant du théâtre sérieux (impliquant une action grave, sinon un péril de mort) va engendrer dans ce dernier un approfondissement de la remise en question des évidences des rapports entre héroïsme et duel. Le recours à ce motif s’inclue désormais dans une interrogation portée par les dramaturges sur la possibilité de l’héroïsation, la nature et l’efficacité de l’héroïsme et la qualification de l’acte héroïque ou prétendu tel. On montrera tout d’abord, que, dans la tragi-comédie, le motif du duel, acte prouvant spectaculairement la valeur héroïque, peut également apparaître dans des intrigues interrogeant sa potentialité criminelle ou son inutilité. On verra ensuite la manière dont la tragédie classique reprend ce motif et, l’associant à plusieurs de ses thèmes propres, questionne l’évidence de l’héroïsation procurée par le duel et la valeur de celle-ci. Enfin, on s’intéressera à la façon dont le motif du duel impossible ou empêché permet, dans l’œuvre de Corneille, poète chez qui la réflexion sur l’héroïsme est la plus aboutie, le déploiement d’un tragique de l’impuissance, auquel répond un héroïsme non plus guerrier, mais fondé sur la constance ou se prouvant par le sacrifice. 1. L’héroïsation par le duel en tragi-comédie, une évidence en question Dans les œuvres tragi-comiques, le duel peut revêtir trois formes. On trouve d’abord le duel judiciaire, dont Furetière fait mention : « Les duels étoient autrefois permis pour deffendre ou accuser en Justice dans les cas dont on ne pouvoit avoir preuve 4 ». Ainsi, dans Lisandre et Caliste de Du Ryer, le roi prescrit un duel judiciaire pour que Lisandre s’innocente des meurtres de Cloridan et Crisante ; dans le Cid, le roi accorde à Chimène un duel entre Rodrigue et don Sanche. Le duel peut également être un combat dont conviennent des particuliers pour trancher une querelle d’honneur. C’est le cas, par exemple, de l’affrontement entre Rodrigue et Gormas dans le Cid. Enfin, peut se rattacher au modèle du duel la « rencontre », définie par le Dictionnaire de l’Académie Française comme un « combat singulier non 3 Le Tasse, Discours de l’art poétique. Discours du poème héroïque, éd. Françoise Graziani, Paris, Aubier, 2007, p. 191. 4 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, op. cit. Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique 271 premedité 5 ». Sous ces trois formes, le duel est un exemple de violence encadrée, par les lois de l’État ou par celles de l’honneur. De plus, n’opposant que deux ou trois personnes, il peut être, jusqu’à ce que le classicisme s’impose, représentable sur scène. Il échappe en effet aux deux arguments relevés par E. Hénin qui défendent d’« ensanglanter la scène 6 » au XVII e siècle, à savoir l’impossibilité de figurer de façon crédible un spectacle sanglant et l’horreur qu’éveillerait le fait de montrer sur scène un acte contre nature. En tant que violence encadrée par le code d’honneur, le duel est en effet considéré comme tolérable pour les spectateurs. Cela explique l’utilisation par les dramaturges de ce motif pour mettre la vaillance de leur protagoniste sous les yeux du public. Dans Agésilan de Colchos, Rotrou condense les exploits accomplis par son héros, sous l’identité de Daraïde, dans le seul duel contre Anaxarte à l’acte III, scène 6. Ce combat suffit à le faire reconnaître comme héroïque par la reine Sidonie, qui déclare que « rien n’est impossible à sa rare valeur 7 » (1123). De même, le duel de Rodrigue contre le comte suffit à attester de la nature héroïque du jeune homme pour l’Infante : Que ne fera-t-il point, s’il peut vaincre le comte ! J’ose m’imaginer qu’à ses moindres exploits Les royaumes entiers tomberont sous ses lois (534-536) 8 . Dans les deux cas, la parole royale assimile victoire en duel et héroïsme. La tragi-comédie semble ainsi présenter une vision positive de l’institution du duel, à tel point que l’héroïsme peut s’affirmer également dans la défense par les armes de ses règles. Dans la Cornélie de Hardy, la promptitude avec laquelle Juan de Gamboa vient secourir Alphonse d’Este au nom des principes du combat équitable suffit à le faire paraître héroïque, aux yeux du public comme du duc qui fait ainsi son éloge : « Invincible Héros, digne de plus d’Autels / Qu’Alcide n’en obtint par ses faits immortels ; […] » (219- 220) 9 . 5 « Dictionnaire de l’Académie françoise [1694] », dans Susan Baddeley et al. (dir.), Corpus des dictionnaires de l’Académie française : du 17 e au 20 e siècle, Paris, Classiques Garnier Numérique, 2007. 6 Emmanuelle Hénin, « Faut-il ensanglanter la scène ? Les enjeux d’une controverse classique. », Littératures classiques, 67 (2008), p. 13-32. 7 Jean de Rotrou, « Agésilan de Colchos », dans Théâtre complet t. XII, éd. Georges Forestier, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2017, (III, 6). 8 Pierre Corneille, « Le Cid », dans Théâtre t. II, éd. Jacques Maurens, Paris, GF- Flammarion, 2006, (II, 5). 9 Alexandre Hardy, « Cornélie », dans Théâtre complet t. II, éd. Sandrine Berrégard et al., Paris, Classiques Garnier, 2015, (I, 4). Yasmine Loraud 272 Ceci pourrait porter à croire à une utilisation naïve du motif du duel par les auteurs de tragi-comédies : la victoire en duel serait une forme topique de l’exploit au théâtre, qui procurerait automatiquement à son auteur, selon le « modèle héroïque de l’imagination 10 » de Ph. Sellier, reconnaissance par le peuple et par le prince et amour de la dame. Or, dans la tragi-comédie, le duel, fût-il victorieux, peut aussi jouer le rôle d’un élément de complication. Exigé par l’honneur, il peut mettre en danger la réputation de celui qui s’y livre, soit parce qu’il contrevient à une mesure royale, soit parce que, si rien ne prouve qu’il est mené loyalement, il peut faire passer le personnage pour un criminel et détruire une éventuelle réputation héroïque. C’est le péril qu’encourt Lisandre, chez Du Ryer, après avoir triomphé de Cloridan et Crisante, que souligne Alcidon : Desja le bruit commun fatal à son renom Obscurcit làchement la gloire de son nom, L’on dit que l’artifice et non pas son courage Luy donne en ce duel un honteux avantage (295-298) 11 . La tragi-comédie se sert ainsi du motif pour interroger l’écart possible entre reconnaissance de l’héroïsme et réalité de celui-ci. De la même manière, le duel judiciaire prescrit par le roi pour faire éclater la vaillance de Lisandre au grand jour se déroule paradoxalement en l’absence de ce dernier. C’est finalement le témoignage de Béronte, et non la victoire d’Hippolyte déguisée, puisque le duel est interrompu, qui innocente le héros. Lisandre et Caliste met ainsi en doute la pertinence de l’institution du duel pour dévoiler la vérité sur une situation et partant, la valeur héroïque de ceux qui s’y illustrent. À Lucidan, qui lui affirme qu’on ne peut tirer la « vérité » du « gouffre » « si ce n’est par le fer » (1275), Béronte réplique : « Elle peut aysement sans armes triompher » (1276) ; et plus loin, le juge fustige « l’injuste passion 12 » (1291) qui a poussé Lucidan à prendre les armes. Vaillance militaire et attitude éthique répréhensible peuvent ainsi coexister, et la tragi-comédie souligne ce contraste. Dans ces conditions, elle accueille également une critique du duel inutile, qui détourne de l’accomplissement des véritables devoirs. Ainsi, dans l’Orante de Scudéry, Isimandre déplore en ces termes de devoir abandonner sa maîtresse pour relever le défi d’Ormin : O dangereux voisins, temeraires Gaulois. Dont les mauvaises mœurs ont perverty nos loix, 10 Voir Philippe Sellier, « Le Cid et le “modèle héroïque de l’imagination », dans Essais sur l’imaginaire classique, Paris, Champion Classiques, 2005, p. 33-48. 11 Pierre Du Ryer, Lisandre et Caliste, éd. Anne-Karine Messonet, Paris, Université Paris-Sorbonne, Labex OBVIL, Bibliothèque dramatique, (I, 5). 12 Pierre Du Ryer, Lisandre et Caliste, ibid (IV, 1). Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique 273 Que par vous mon esprit souffre une peine amere, Suivant ce point d’honneur qui n’est qu’une Chimere (1227-1230) 13 ! Si le duel demeure une épreuve qualifiante qui fait accéder à un statut héroïque et qui oblige à y prendre part quand on y est confronté, son bienfondé est ainsi fortement remis en cause. Par conséquent, d’autres modes d’héroïsation se font jour. Dans Cornélie, la vertu de D. Juan de Gamboa s’illustre non pas tant dans sa capacité à se battre que dans son utilisation des conventions qui régissent le duel (le fait d’être témoin pour Bentivolle) pour régler la situation de l’héroïne de manière pacifique, en lui procurant un mariage auquel le duc accepte de souscrire. De même, ce n’est pas par un combat, mais par un ingénieux stratagème que le héros de l’Agésilan de Colchos obtient de Florisel la réparation qu’en exige Sidonie. Celui-ci, réalisant l’amour que la reine lui porte, accepte de l’épouser. Le duel, combat réglé entre égaux, qui ne suppose pas un adversaire foncièrement mauvais, peut ainsi être posé comme évitable par un genre caractérisé par une fin heureuse ; à côté de la vaillance guerrière, la prudence et l’esprit de conciliation peuvent faire la gloire et le bonheur du protagoniste. Même si la tragi-comédie se permet de questionner l’efficacité et la valeur éthique d’épreuve qualifiante du duel, celui-ci n’en demeure pas moins un mode d’accès à l’héroïsme extrêmement fréquent, à tel point que ce genre le propose aussi aux héroïnes. Ainsi, la protagoniste de La Belle Alphrède de Rotrou sauve, en affrontant avec lui quatre pirates, la vie de son amant Rodolphe, qui loue ainsi ses talents guerriers : Et je voyais la mort sous son teint le plus noir, Quand le foudre imprévu de ton courage extrême, A chassé ces voleurs, ma peur et la mort même […] (140-142) À cette vaillance militaire, exhibée sur scène, la protagoniste joint une constance toute stoïcienne devant le péril de mort, rétorquant à Amyntas qui la menace : « Mon malheur, tel qu’il est, n’est pas encor extrême, / Puisqu’il ne me rend pas esclave de moi-même 14 . » (477-478) Rotrou semble réunir en elle toutes les vertus masculines pour mieux compenser l’absence de vertu féminine qui l’a conduite à se donner à Rodolphe avant les noces et à concevoir un enfant, transgression de ce que les bienséances prescrivent concernant l’ethos de la jeune première. Cela étant, la tragi-comédie, contrairement aux œuvres du Tasse et de l’Arioste, ne présente pas l’héroïsation guerrière féminine comme allant de soi. De plus, la principale motivation des combats entrepris est l’amour, ce qui limite l’héroïsme 13 Georges de Scudéry, Orante, Paris, A. Courbé, 1636, (V, 1). 14 Jean de Rotrou, La Belle Alphrède, dans Théâtre complet t. IX, éd. Georges Forestier et al., Paris, Société des Textes Français Modernes, 2007, (II, 5). Yasmine Loraud 274 féminin à des enjeux privés. Si, chez Le Tasse, la guerrière musulmane Clorinde affrontait les croisés au nom de sa religion, c’est plutôt pour défendre l’honneur ou la vie de l’être aimé qu’Hyppolite, dans Lisandre et Caliste, ou Argénie, dans le Prince déguisé de Scudéry, prennent les armes au cours d’un duel judiciaire. Les héroïnes se battent vêtues en hommes et endossent souvent une identité masculine. P. Pasquier souligne que la Daraïde d’Agésilan de Colchos est le seul personnage se battant sur scène sous un costume féminin, et encore s’agit-il du héros éponyme déguisé. Alors que le duel est un mode d’héroïsation fréquemment contraint pour le personnage masculin, il est un libre choix pour l’héroïne, dont les autres personnages soulignent le caractère étonnant. Dans Lisandre et Caliste, le roi témoigne admiration et étonnement pour la courageuse entreprise d’Hyppolite : Ainsi sans y songer le monde glorieux Possede une Minerve aussi bien que les Cieux, O merveille sans pair, dont l’effet incroyable N’ayant pas esté veu sembleroit une fable ! (1323-1326) 15 . L’accès à l’héroïsme par le duel s’opère, pour la figure féminine, non par la victoire (ni Hyppolite ni Argénie ne triomphent), mais par la preuve de courage qu’est le dessein même de combattre. Ce dernier, pour Hyppolite, démontre une vertu qui transparaît dans la justice de la cause qu’elle défend, celle de Lisandre, appuyée par les Cieux eux-mêmes, qui « n’ont mis qu’une fille à combattre pour elle 16 » (1322). 2. Duel et univers tragique : « dérèglement 17 » de ce mode d’héroïsation La fonction de mode d’héroïsation du duel, déjà contestée par la tragicomédie, se « dérègle » en s’associant aux nécessités aristotéliciennes du genre tragique. Tout d’abord, le duel, dans sa définition même, semble mal répondre à la conception de ce genre, héritée d’Aristote, que se font les auteurs classiques. En effet, Furetière l’appelle un « combat de particuliers », lié à des « querelles particulières », et définit ce dernier terme comme « Privé, qui est opposé aux Puissances, aux Magistratures ». Le lexicographe en fait ainsi l’apanage de simples citoyens, qui y recourent dans des affaires 15 Pierre Du Ryer, « Lisandre et Caliste », op. cit., (V, 1). 16 Idem. 17 Nous empruntons cette expression à Georges Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Armand Colin, 2010. Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique 275 non politiques. Or, la tragédie est définie par l’abbé d’Aubignac comme « une chose […] convenable aux agitations et aux grands revers de la fortune des Princes 18 ». Les classiques radicalisent l’exigence d’Aristote qui veut pour la tragédie des personnages d’un rang élevé, en lui donnant comme héros naturels les princes et les rois, figures publiques. Même Corneille, qui ne juge pas cette règle obligatoire, critique dans l’Examen de Clitandre le fait de ne faire paraître un roi que « comme juge », « introduit sans aucun intérêt […] mais seulement pour régler celui des autres » 19 ; dans nombre de ses pièces, il donnera aux rois les premiers rôles. De plus, Corneille réclame pour la tragédie « quelque grand intérêt d’État 20 ». Dans ce genre dédié à des enjeux politiques et ayant pour héros des personnages publics, le duel devrait disparaître, et de fait les attestations mêmes du terme se raréfient. On trouve cependant, même dans les tragédies ne suivant pas un modèle d’intrigue tragi-comique, trois types de situations impliquant des duels, ou des combats singuliers. À chaque fois, et de manières diverses, ils attestent d’un surgissement des enjeux, intérêts et sentiments privés, dans le cadre d’un affrontement politique. Le premier cas est celui du duel intervenant en remplacement du « duel à une plus vaste échelle 21 » qu’est la guerre. Il peut d’abord être le fait de héros autres que le souverain, choisis pour défendre ses intérêts. C’est le sujet de l’Horace de Corneille, qui montre, au début de l’action, une assimilation du sort de l’État à celui de simples particuliers, membres d’une même famille, qui se retrouve ainsi frappée par le malheur. Cette assimilation est soulignée par les propos de Curiace, lorsqu’il parle du lien entre Rome et la maison d’Horace : « Nous croirons, à la voir tout entière en vos mains, / Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains 22 . » (354-355) Il peut être ensuite le fait des rois euxmêmes. Rotrou, dans son Antigone, en trouve le modèle chez les tragiques grecs et latins ayant traité de l’affrontement d’Étéocle et Polynice. L’emploi du terme de « duel » (256) chez Rotrou, atteste du caractère privé que Polynice entend conserver à cet affrontement pour le trône de Thèbes. Il veut avant tout venger le parjure de son frère qui ne lui a pas cédé le trône au temps promis. Enfin, s’assimile au duel l’affrontement singulier, au sein 18 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du Théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 211. 19 Pierre Corneille, « Examen de Clitandre », dans Théâtre t. II, op. cit., p. 62. 20 Pierre Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Trois Discours sur le Poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat et Marc Escola, Paris, GF-Flammarion, 1997, p. 72. 21 Carl von Clausewitz, De la Guerre, trad. Denise Naville, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 51. 22 Pierre Corneille, « Horace », dans Théâtre t. II. op. cit. (II, 1). Yasmine Loraud 276 d’une bataille, entre deux princes, comme celui, dans Alexandre de Racine, opposant Porus et Taxile et conduisant à la mort de ce dernier 23 . Là encore, une haine privée et une rivalité amoureuse se mêlent à l’enjeu politique. Si le duel change de portée lorsqu’il est lié à des enjeux d’État, il voit en outre son caractère de mode d’héroïsation menacé lorsqu’il devient une forme de « surgissement de violence au sein des alliances » ou quand il se produit dans un contexte de méconnaissance des identités des combattants qui donne lieu ensuite à une agnition tragique. Loin d’élever à l’héroïsme, le duel devient alors la « faute », qui vaut au personnage de « tomber dans le malheur ». La structure réglée du duel, combat loyal, empêche cependant que le personnage fasse preuve de « vice » ou de « méchanceté 24 », tares qui, selon Aristote, interdiraient d’éprouver de la pitié à son égard. La valeur d’exploit héroïque du combat n’en est pas moins menacée. Ainsi, dans Horace, même si Corneille qualifie de « péril illustre » le duel du héros contre son beau-frère Curiace, il insiste néanmoins sur la « vertu farouche 25 », donc imparfaite, du jeune homme. Et de fait, c’est la « perfection » de la « vertu héroïque » de patriotisme que figure Horace (à la manière de ce que Le Tasse dit du héros épique, qui doit personnifier une valeur 26 ), qui le conduit à assassiner sa sœur. Le premier duel, indiscutablement héroïque, préfigure le fratricide. Si l’unité de lieu et les bienséances découragent les auteurs de présenter ces affrontements entre proches autrement que par le récit, cela est aussi dû au précepte d’Horace qui interdit de montrer des événements dénaturés. Ainsi, ni Racine dans sa Thébaïde, ni Rotrou dans son Antigone, ne choisissent de montrer au public l’affrontement d’Étéocle et Polynice. Celui-ci n’est d’ailleurs vu comme héroïque que par les deux princes, alors que tout leur entourage s’en indigne. Chez Rotrou, le discours de l’honneur de Polynice cache mal le « conseil de la rage 27 » (227), véritable furor sur le modèle sénéquien, qui l’anime contre son frère. Le masque héroïque tombe totalement chez l’Étéocle de Racine, qui avoue à Créon n’être motivé par la défense ni de son trône, ni de son peuple, ni de son honneur. Il dit en effet de Polynice : « Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais 28 . » (1014) C’est en revanche la méconnaissance de son identité qui avait conduit le protagoniste de l’Œdipe de Corneille à croire héroïque le combat au cours duquel il avait 23 Voir Jean Racine, « Alexandre le Grand », dans Œuvres complètes t. I, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, (V, 3). 24 Aristote, Poétique, op. cit. 25 Pierre Corneille, « Examen » d’Horace, dans Théâtre t. II., op. cit., p. 292 26 Le Tasse, Discours de l’art poétique, op. cit., p. 84. 27 Jean de Rotrou, « Antigone », op. cit., (I, 6). 28 Jean Racine, « La Thébaïde », dans Œuvres complètes t. I. op. cit., (IV, 1). Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique 277 mis à mort, seul, le roi Laïus et sa suite. Ici, le tragique naît de l’impossibilité pour le personnage d’échapper à sa faute criminelle, prévue par les oracles, alors qu’il avait rationnellement tout entrepris pour s’élever à l’héroïsme, comme il le déplore à Dircé : « Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux ; / Cependant je me trouve inceste et parricide, […] 29 » (1820-1821). Si le duel entre proches constitue ou préfigure la faute qui entraîne le personnage tragique dans le malheur, il convient maintenant de s’intéresser au dénouement des tragédies qui font intervenir ce motif. Leur fin devrait, selon la doctrine aristotélicienne, éveiller la « pitié » et la « terreur 30 ». Ressortissent strictement à ce schéma les tragédies qui se terminent par une catastrophe générale. C’est le cas d’Antigone et de La Thébaïde. Le duel des deux frères prouve son caractère antihéroïque dans l’horreur générale qu’il éveille et dans son inefficacité politique, puisque la mort des frères n’aboutit qu’à donner le pouvoir au tyran Créon. Le thème du duel à mort de princes était déjà abordé par la tragi-comédie, notamment le Clitophon de Du Ryer, mais l’effet sur les spectateurs de la double mort de Charmide et Busire était bien différent, d’abord parce que leur mort donnait à leurs sujets une « paix eternelle 31 » (1026), ensuite parce qu’elle ôtait providentiellement aux jeunes héros deux opposants à leurs amours. D’autres tragédies, en revanche, adoptent une fin heureuse. Le dénouement n’est pas alors procuré par la seule vaillance militaire, mais aussi par le déploiement d’une autre forme d’héroïsme : la clémence du monarque, qui atteste du bien-fondé de son pouvoir. Dans Alexandre le Grand, c’est la grâce que le héros accorde à son ennemi, Porus, qui oblige ce dernier à lui reconnaître l’Empire du monde : « Je vous suis, et je crois devoir tout entreprendre / Pour lui donner un Maître aussi grand qu’Alexandre 32 » (1605-1606). Enfin, un dernier type de dénouement, que l’on peut qualifier d’intermédiaire, conserve l’effet pathétique demandé par le genre tragique, en évitant d’éveiller l’« indignation » que suscite le malheur d’un personnage vertueux. Corneille, qui considérait dans son Discours de la tragédie qu’Œdipe n’avait fait « aucune faute 33 », choisit de le montrer « maître de tout son sort 34 » (1975). Selon Dircé, à l’issue de la tragédie qu’il consacre au prince de Thèbes, ce n’est plus par une fallacieuse vaillance, criminelle quant à son 29 Pierre Corneille, « Œdipe », dans Œuvres complètes t. III, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, (V, 5). 30 Aristote, Poétique, op. cit. 31 Pierre Du Ryer, Clitophon, éd. Luigia Zilli, Bologna, Pàtron, 1978, (III, 12). 32 Jean Racine, « Alexandre le Grand », op. cit., (V, 3). 33 Pierre Corneille, « Discours de la tragédie », op. cit., p. 98. 34 Pierre Corneille, « Œdipe », op. cit., (V, 9). Yasmine Loraud 278 objet, mais par un libre sacrifice qu’Œdipe accède à l’héroïsme, sauvant son peuple et en étant reconnu le digne roi. 3. Le duel empêché : le tragique de l’impuissance et son dépassement chez Corneille Le duel dans la tragédie, quand il est associé à d’autres caractéristiques du genre, voit son caractère de mode d’héroïsation menacé, ce qui permet le déploiement d’autres formes d’héroïsme. De plus, le motif du duel impossible ou empêché soutient la réflexion sur l’héroïsme de Corneille, qui joue sur les écarts entre l’héritage littéraire et moral tragi-comique et la bienséance classique. Le premier type de duel empêché est le combat rendu impossible par le manque de capacités d’une des parties opposées. Contrairement à la liberté d’imagination tragi-comique, qui permet de mettre en scène des héroïnes combattantes, la rigueur classique va condamner, au nom de la vraisemblance, la présence de démonstrations d’héroïsme guerrier féminin. Ainsi, le Cid juxtapose à l’héroïsme de Rodrigue le tragique de ceux qui ne peuvent pas venger leur querelle euxmêmes, le vieillard et la jeune fille. Alors que, dans le monde idéalisé de Lisandre et Caliste de Du Ryer, Adraste pouvait se proposer comme champion de son fils 35 , ce n’est plus un hasard de la Fortune qui force don Diègue à être remplacé par Rodrigue, mais son humiliante incapacité à se battre. « Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire, […] Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi 36 ? » (242-244). Ce tragique de l’impuissance accable aussi Chimène, qui ne peut honorablement tuer Rodrigue en profitant de la passion qu’il a pour elle. Si, comme Scudéry l’affirme dans ses Observations sur le Cid, « les filles bien nées n’usurpent jamais l’office des bourreaux 37 », c’est d’abord parce que l’honneur le leur défend. Chimène, obligée de recourir à l’aide de don Sanche, voit son choix jugé comme une indulgence secrète pour Rodrigue par D. Leonor : « Elle aime en ce duel ce peu d’expérience ; […] 38 » (v. 1621). L’ethos de l’héroïne est ainsi menacé par son incapacité à se battre elle-même. Le danger éthique sera encore plus grand pour la Rodelinde de Pertharite, qui en vient à exiger la mise à mort de son fils par l’usurpateur Grimoald, y trouvant le seul moyen d’échapper au mariage avec ce dernier. 35 Pierre Du Ryer, « Lisandre et Caliste », op. cit., (III, 3). 36 Pierre Corneille, « Le Cid », op. cit., (I, 4). 37 Georges de Scudéry, Observations sur le Cid, ensemble l’Excuse à Ariste et le Rondeau, Paris, s.n., 1637, p. 48. 38 Pierre Corneille, « Le Cid », op. cit., (V,3). Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique 279 Corneille illustre le tragique de l’impuissance en montrant des personnages physiquement incapables de se battre, mais aussi des duels empêchés par le refus de l’une ou des deux parties d’y prendre part. L’impossibilité qu’un combat ait lieu participe de la « situation bloquée 39 » à la base de beaucoup d’intrigues cornéliennes et montre la profonde différence esthétique entre les tragi-comédies pré-classiques et les pièces comme Pertharite ou Don Sanche d’Aragon, dont le sujet pourrait être celui d’une tragi-comédie. En effet, si la multiplicité des duels convenait à l’intrigue tragi-comique, l’immobilisation de l’action que produit l’empêchement d’un combat correspond à la stricte unité d’action et à l’esthétique de la crise prônées par le classicisme, qui impliquent une complexification des enjeux et un approfondissement de la psychologie des personnages. Don Sanche, intitulé « comédie héroïque » par Corneille en raison de l’absence de péril de mort 40 , qui définit selon lui la tragédie, se rattache à ce modèle. Dans les deux pièces, le héros éponyme manifeste son sens de l’honneur en proposant un combat singulier qui, à ses yeux ou à ceux de ses ennemis, pourrait lui procurer récompense amoureuse et souveraineté, et dans les deux cas, le ou les défiés refusent de se battre. Dans Don Sanche, Carlos, sommé par D. Isabelle de choisir son futur époux, provoque en duel les trois prétendants de cette dernière. Il sait pourtant que sa qualité d’inconnu le prive du trône et de la main de la reine que, dans un univers romanesque, sa triple victoire pourrait lui obtenir. Cependant, non seulement la bienséance classique interdit le mariage de la reine et de l’aventurier, mais la gloire même du combat lui est aussi ôtée par le refus de deux des prétendants de se battre. D. Lope le justifie par une disparité de rang : Des Généraux d’Armée, Jaloux de leur honneur, et de leur Renommée, Ne se commettent point contre un aventurier (337-339) 41 . Le duel devient, dans la pièce classique, un mode d’héroïsation dépendant de la condition, provoquant chez celui qui en est privé un tragique de l’impuissance humiliée. Dans Pertharite, le héros dépossédé par Grimoald cherche à libérer son épouse Rodelinde par un duel avec ce dernier, lui disant : « Je suis Roi, je suis seul, j’en suis maître, et tu peux, / Par un illustre effort, faire place à tes vœux 42 » (v. 1045-1046). Cependant, ce 39 Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996, p. 261. 40 Pierre Corneille, « À Monsieur de Zuylichem », Don Sanche d’Aragon, op. cit., p. 550-551. 41 Pierre Corneille, « Don Sanche d’Aragon », op. cit., (I, 5). 42 Pierre Corneille, « Pertharite ». op. cit., (III, 4). Yasmine Loraud 280 combat lui est dénié par l’usurpateur, qui refuse de le reconnaître, craignant que le peuple de Milan ne se soulève en sa faveur. La question de l’identité vient donc conditionner là aussi l’accès à ce mode d’héroïsation qu’est le duel. Le seul fait qu’un combat ait lieu remettrait en cause l’ordre établi dans ces deux cas, en faisant de Carlos le potentiel égal des comtes et en permettant à Pertharite de manifester son statut de légitime prince. Si le motif du duel empêché permet à Corneille de mettre en scène la situation d’impuissance tragique des personnages privés du droit de se battre, il donne aussi l’occasion au dramaturge de réfléchir à la nature de la vaillance guerrière et au rapport de celle-ci avec l’héroïsme et la légitimité royale. La force et le courage que permettent de démontrer les combats sont présentés comme distincts du droit à régner, même si la suggestion de ces derniers au cours des intrigues tendrait à les confondre. Même Carlos, qui propose un duel pour départager les prétendants de la reine, est conscient de la vanité de ce moyen de sélection, qui pourrait aboutir au choix du « moins digne » (548). La reine aussi déplore la « triste union d’un Sujet à sa Reine » (1010) 43 , qui la prive d’un époux digne d’elle et du trône, quelle que fût la valeur de ce dernier. De la même manière, Grimoald refuse le duel avec Pertharite, car l’usurpateur est conscient que toute la vaillance dont il a fait preuve et qu’il pourrait encore déployer, n’est pas à même de remettre en cause la légitimité intrinsèque du roi. En outre, le duel empêché est l’occasion pour Corneille de mettre en scène d’autres types d’héroïsme, plus propres que la vaillance à témoigner de la qualité royale, voire à la faire acquérir. Dans Don Sanche, Carlos s’illustre par sa constance, apparaissant aux yeux de tous comme fils de pêcheur sans manifester de honte. De même, Pertharite passe, au cours de l’action, d’un héroïsme tragi-comique de prince défendant son amour à l’épée, à l’héroïsme véritable d’un monarque prêt à mourir pour sa dignité et son peuple. Par ailleurs, Grimoald, qui renonce à Rodelinde et rend à Pertharite le trône de Milan, fait preuve de « l’ascèse totale de toute passion 44 », c’est-à-dire cet « héroïsme royal » 45 qui, selon E. Minel, caractérise le monarque cornélien. Cette générosité lui permet, légitimement cette fois, de régner à Pavie avec Edüige, à qui Pertharite cède la ville, lui disant : 43 Pierre Corneille, « Don Sanche d’Aragon », op. cit., (II, 2 et III, 5). 44 Emmanuel Minel, Pierre Corneille. Le héros et le roi. Stratégies d’héroïsation dans le théâtre cornélien. Dynamisation de l’action et caractérisation problématique du héros, Paris, Eurédit, 2000, p. 51. 45 Ibid, p. 271. Le duel à l’épreuve du dérèglement tragique 281 Avec ce grand Héros je vous laisse Pavie, Et me croirais moi-même aujourd’hui malheureux, Si je voyais sans Sceptre un bras si généreux (1840-1842) 46 . La tragi-comédie, loin de se limiter à une utilisation irréfléchie du motif du duel comme version théâtrale de l’exploit héroïque, use aussi de ce thème comme une complication de l’intrigue et souligne son éventuelle inefficacité, voire son ambigüité éthique, laissant place à d’autres modes d’héroïsation. C’est cependant l’association avec des éléments caractéristiques de la tragédie selon Aristote (violence entre proches et faute tragique, enjeux politiques, agnition, nécessité d’éveiller terreur et pitié), qui va permettre au théâtre sérieux, représenté par ce genre dans la deuxième moitié du XVII e siècle, de mettre en doute l’évidence de l’héroïsation procurée par ce moyen, inefficace pour assurer à elle seule le sort du héros. L’œuvre cornélienne, en particulier, se sert du motif du duel impossible ou empêché pour construire des « situations bloquées 47 », créant ainsi un tragique de l’impuissance auquel s’oppose un héroïsme de la constance ou de l’ascèse passionnelle. Ce mérite supérieur est seul apte à répondre aux exigences du pouvoir monarchique, que la force seule ne peut incarner. Bibliographie Sources Corneille, Pierre. Théâtre t. II, éd. Jacques Maurens. Paris, GF-Flammarion, 2006. Corneille, Pierre. « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Trois Discours sur le Poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat et Marc Escola. Paris, GF-Flammarion, 1997. Corneille, Pierre. Œuvres complètes t. II-III, éd. Georges Couton. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984. « Dictionnaire de l’Académie françoise [1694] », dans Susan Baddeley et al. (dir.), Corpus des dictionnaires de l’Académie française : du 17 e au 20 e siècle. Paris, Classiques Garnier Numérique, 2007. 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Dans son livre sur la rhétorique de Racine, Peter France observe que, dans chaque pièce du dramaturge, la moitié des scènes représente un combat verbal entre deux personnages, et que l’autre moitié constitue des tentatives variées de persuasion rhétorique 3 . Racine aurait été familier, dès sa jeunesse, avec la tradition du duel rhétorique, qui date de l’Antiquité. Son exemplaire de Quintilien révèle des passages soulignés où le rhétoricien présente les échanges rhétoriques comme une science nécessitant autant d’art et de connaissance qu’un duel à l’épée 4 . Les vainqueurs des duels raciniens sont souvent ses héroïnes. Le fait non seulement d’inclure des combattants féminins sur le champ traditionnellement masculin du duel (bien que rhétorique), mais aussi de leur céder la victoire, complique les pièces. Racine double ainsi le nombre des adversaires possible et chaque personnage doit se méfier de tous les autres. Il transforme également le danger physique, et donc visible, d’une épée brandie par un adversaire, et remplace cette dernière par une chose 1 http: / / www.proverbes-francais.fr/ proverbes-langue-2/ 2 D’après l’analyse de Julien Perrier-Chartrand, le duel physique devient duel rhétorique dans la tragédie et la tragi-comédie après la querelle du Cid vers 1640. 3 “In fact, in the average play by Racine, about half the scenes are taken up by debate, the rest being devoted to monologue (often an interior debate), récit (often persuasive in intention), and various short utility scenes. The plays are barelyinterrupted verbal battles.” Peter France, Racine’s Rhetoric, Oxford, Clarendon Press, 1965. p. 206. 4 Michael Hawcroft, Word as Action: Racine, Rhetoric, and Theatrical Language, Oxford, Clarendon Press, 1992. p. 33. Esther Van Dyke 284 beaucoup plus menaçante et plus dangereuse pour un personnage de théâtre : la parole. Les héroïnes ont partout l’avantage rhétorique. Ainsi, on voit Hermione qui s’engage violemment avec Oreste dans Andromaque ; Agrippine, dans Britannicus, réduit Néron à une soumission muette par la pesanteur de son monologue ; Roxane invente des stratagèmes de plus en plus violents contre les refus de Bajazet ; Agamemnon fuit la colère déchirante de Clytemnestre dans Iphigénie ; Bérénice, désespérée, déchire Titus avec la lame aiguisée de ses paroles. La critique a souvent souligné que l’esthétique racinienne se cristallise dans Bérénice 5 ; les pages qui suivent présenteront donc une étude de cette pièce. C’est avec une ironie dramatique que le poète construit Bérénice comme une pièce où personne ne meurt, mais où les personnages s’engagent dans des duels verbaux quasi incessants 6 , et où même les amants se battent trois fois. Nous baserons notre analyse sur cette triple confrontation entre Titus et Bérénice. Chacune des scènes examinées possède la structure d’un duel, d'un combat rhétorique où les amants croisent leurs armes verbales pour réduire l’autre à un silence soumis. 1. Premier duel, Acte II, scène 2 Contrairement aux personnages des pièces précédentes de Racine, les protagonistes de Bérénice ne connaissent pas leurs objectifs rhétoriques respectifs dans leur premier échange 7 . Ils commencent à s’affronter, pour ainsi dire, aveuglement. Deux scènes avant le conflit, Titus est partagé entre son devoir et son amour. En parlant avec Paulin, l’empereur emploie un langage de violence et de bataille. Il admet que les plaies de l’amour peuvent faire autant de dégâts que celles d’un combat physique. « Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour, / des combats dont mon cœur saignera plus d’un jour » (453-454). Il risque même la mort en faisant son devoir, « Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre, / Je n’examine 5 « …Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, […] et [d’y attacher les spectateurs] par une action simple soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. » Jean Racine, « Préface » de Bérénice, dans Œuvres Complètes, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, 1999. p. 451. La référence de toute autre citation de Racine provenant de cette édition sera mise entre parenthèses dans le texte. 6 « Si les héros tragiques sont en présence, physiquement, sur la scène, c’est pour se confronter, même lorsque, comme Titus et Bérénice, ils s’aiment. » Ingrid Heyndels, Le Conflit Racinien : esquisse d’un système tragique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 245. 7 Michael Hawcroft, Word as action. op. cit., p. 145. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 285 point si j’y pourrai survivre » (551-552). Lorsque Titus s’épouvante à l’approche de Bérénice, Paulin l’accuse presque de couardise, « déjà vous semblez reculer ! / De vos nobles projets, seigneur, qu’il vous souvienne : Voici le temps » (554-555). L’empereur semble résigné à cette accusation et permet l’arrivée de la reine. De son côté, Bérénice aborde le conflit avec une attitude beaucoup plus légère 8 . Elle croit toujours en la possibilité de l’amour. Ainsi, bien qu’elle invoque la justice, cause centrale du duel 9 , elle s’exprime sur un rythme régulier, utilise des phrases d’une longueur moyenne 10 . De même, on ne constate point de fureur lorsqu’elle reproche à Titus son silence autour de la rumeur d’un projet de mariage. « J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème, / Et ne puis cependant vous entendre vous-même » (567-568). Le ton est doucement ironique et quasi ludique. Elle complète ce reproche taquin par une série de six questions rhétoriques, auxquelles elle pense connaître la réponse, car ils s’aiment, après tout 11 . Sa dernière question, « Ce cœur, après huit jours n’a-t-il rien à me dire ? », révèle son inquiétude croissante, quoiqu’elle assure son amant avec tendresse et douceur « qu’un mot va rassurer mes timides esprits » (580-581). L'incapacité de Titus à répondre pendant vingt-cinq vers change la forme et le ton de ses dernières questions ; les réponses ne lui en semblent plus aussi évidentes et elle presse son amant de lui fournir une assurance d’amour quelconque, « étais-je au moins présente à la pensée ? » (584). La réplique de Titus est tellement glacée que Bérénice en est blessée. Elle recule avec une exclamation d’incrédulité, « Hé quoi, vous me jurez une éternelle ardeur, / Et vous me la jurez avec cette froideur ! » (589-590). Deux questions marquent ensuite sa confusion, mais elle n’exige cette fois-ci qu’« un simple soupir », comme preuve d’amour. L’empereur ne peut répondre que par un « Madame… » étranglé. Étourdie par le silence de Titus, elle tente d’expliquer l’affliction de l’empereur 12 . « Toujours la mort d’un père occupe votre esprit » (595). Au lieu d’avouer que la Reine pourrait charmer son ennui, Titus esquive par 8 “[Bérénice] wishes to marry Titus, but because she does not know that, despite his love for her, he wants to reject her, she is unaware that her aim needs to be fought for.” Ibid., p. 145. 9 François Billacois, The Duel: Its Rise and Fall in Early Modern France, trans. Trista Selous, New Haven, Yale University Press, 1990, p. 210. 10 Voir Mary Lynne Flowers, Sentence Structure and Characterization in the Tragedies of Jean Racine, Cranbury, Associated University Presses, 1979. 11 “Racine’s plays are full of rhetorical questions. […] But whether the answer is given or not, it is always obvious.” Peter France., Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 234. 12 “It is in fact characteristic of Bérénice to invent excuses for Titus and thus to deceive herself.” Mary Lynne Flowers. Sentence Structure. op. cit., p. 81. Esther Van Dyke 286 une feinte verbale : il essaie de rester sur le sujet de son père, « Plût au ciel que mon père, hélas ! vécût encore ! » (600). Bérénice ne lui permet pas de feindre, elle riposte qu’il souffre, en réalité, de plus que de la mort de son père, car elle pouvait autrefois le consoler de ses maux 13 . Elle commence à se sentir menacée et ses répliques confondent Titus. Il essaie un « il faut vous parler », mais il devient de plus en plus incohérent et ne peut pas achever ses phrases 14 . Racine emploie ensuite le procédé de l’aposiopèse, forme caractéristique de sa dramaturgie tragique 15 , pour mieux marquer la dimension combative de l’échange. L’alexandrin est divisé entre les amants, comme si ceux-ci échangeaient des coups. Bérénice exige une réponse : « Achevez. » Titus : « Hélas ! » Bérénice : « Parlez. » Titus : « Rome… l’empire… » Bérénice : « Hé bien ? » ; Titus admet sa défaite verbale avec un « Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire » (623-624). L’attaque de Bérénice l’a réduit au silence 16 . 2. Deuxième duel, Acte IV, scène 5 Le quatrième acte s’ouvre sur une Bérénice solitaire qui se prépare pour un véritable combat après avoir envoyé Phénice, comme un second, convoquer ou, selon le langage du duel, appeler l’empereur 17 . La crainte de l’avenir lui met déjà le combat dans le cœur. « Je m’agite, je cours, languissante, abattue ; / La force m’abandonne, et le repos me tue » (IV.i.955). Mais elle reprend des forces en se rappelant sa cause contre Titus : « Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre ; / il fuit, il se dérobe à ma juste fureur » (960-961). 13 “By rebuking Titus, Bérénice is using questions coupled with regular declaratives to draw the truth out of him, or rather to obtain a declaration of love. Titus is at her mercy.” Idem. 14 “[Titus] has been steadily going to pieces, first with incoherent exclamations, then with a stammering and unsuccessful attempt to tell the truth. The scene ends in disorder.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 189. 15 “This procedure is much more typical of seventeenth-century comedy than of tragedy.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 77. Voir aussi, “Racine’s great merit […] was to break up the alexandrine for dramatic purposes, while preserving […] the traditional dignified symmetry.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 134. 16 Nous remarquons brièvement ici que Racine reprend maintes fois l’alexandrin coupé pour montrer le conflit entre les autres personnages de la pièce, notamment entre Bérénice et Antiochus. 17 François Billacois, The Duel, op. cit., p. 199. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 287 Titus, comme Bérénice, a envoyé son suivant en second pour répondre à l’appel de la Reine, et comme Bérénice, il reste seul en contemplant le conflit imminent. Nous remarquons qu’avant de quitter Titus, Paulin prédit le conflit en jetant en aparté : « O ciel ! Que je crains ce combat ! / Grands dieux ! sauvez sa gloire et l’honneur de l’État ! » (985-986). Cette fois le combat entre les amants est plus qu’une querelle d’amour, c’est un combat qui implique la gloire et l’honneur de l’État. Le solitaire Titus ressent un combat intérieur aussi violent que celui de Bérénice, mais qui dure plus longtemps. Il anticipe, lui-aussi, le duel à venir. « Car enfin au combat qui pour toi se prépare / C’est peu d’être constant, il faut être barbare » (991-992). Il doute de sa capacité à résister aux yeux et aux charmes de Bérénice. Il reconnaît que son but est de mettre sa bienaimée à mort de façon rhétorique. « Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime. / Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? moi-même ! » (999-1000). Il est déchiré et partagé avant même d’aller au combat 18 . Bérénice sort de sa chambre comme une adversaire puissante, luttant contre ses suivantes pour arriver sur les lieux du combat. Elle attaque Titus d’une ironie aigüe, répétant des idées et même une partie d’un vers du monologue de l’empereur, « Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ? / Il faut nous séparer ; et c’est lui qui l’ordonne » (1044, nous soulignons). Titus vulnérable, peut à peine se défendre. « N’accablez point, madame, un prince malheureux » (1045). Il implore Bérénice, « Forcez votre amour à se taire » (1051), car les paroles de Bérénice l’affaiblissent. Ses arguments suivants montrent sa position incertaine ; au lieu de déclarer qu’en tant que souverain de Rome il doit se soumettre à la coutume (par exemple), il renvoie la responsabilité de l’action à la reine ; c’est à elle de contempler la gloire et la raison, de fortifier le cœur de l’empereur contre ses charmes, de l’aider à vaincre sa faiblesse. Il répète cinq fois le mot « pleurs » et finit en répétant l’accusation de Bérénice, « il faut nous séparer » (1061). Dans cette itération du duel, Racine exploite la répétition non seulement pour sa beauté poétique 19 , mais aussi pour sa fonction 18 “Titus reveals his indecision about Bérénice, the proportion of questions is extraordinarily high, attaining almost seventy percent.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 82. 19 “Indeed, it will be found that a great many of Racine’s most moving passages, are built around repetition. It is possible to account partly for the extraordinary emotion of [Bérénice’s speech to Titus in IV.v.1113-17…] by the repetitions, not only the obsessional repetition of the single idea, but the musical repetition of words […] creating a pattern which detaches these lines from the argument, […] And yet at the same time, these lines are also persuasive, they are part of the Esther Van Dyke 288 rhétorique : chaque amant répète les paroles de l’autre pour montrer sa supériorité. La deuxième attaque de Bérénice répond aux faibles arguments de Titus qui lui demande de considérer la gloire de l'Empire et de faire preuve de raison. Elle fait appel à la raison du passé, quand Titus reconnaissait son devoir d'empereur de ne pas aimer une reine étrangère. Elle adopte pour un instant le mode de pensée de Titus, changeant de registre pour créer un effet plus pathétique : « Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée, / Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ? / Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir » (1069-1070). Elle l’accuse de tromperie, car, au lieu de reconnaître son vrai devoir et de s’éloigner, Titus lui donne « mille raisons » pour consoler sa misère. Bérénice emploie ensuite une série d’arguments et transforme la gloire de l’Empire en ennemi de l’amour qui a « vingt fois conspiré contre nous ». Elle préfère accuser cet ennemi haï de sa mort plutôt que reconnaître que sa condamnation vient de la « si chère main » de Titus 20 . Mais enfin, c’est de Titus qu’elle reçoit « ce coup cruel » (1081) 21 . Puis, ses phrases deviennent de plus en plus longues, montrant combien elle regagne son calme et emploie la logique pour convaincre Titus 22 . Son stratagème semble d’abord avoir réussi, car Titus admet sa faute et cède au pathétique des arguments de la reine. Or, faisant un grand effort sur luimême, il reprend ses propres arguments, la gloire et la raison. Malgré la mort émotionnelle que lui causera la séparation, il se résigne à faire son devoir : « Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner » (1102) 23 . Le calme de Bérénice disparaît dans la passion, « Hé bien, régnez, cruel, contentez votre gloire ; Je ne dispute plus » (1103-1104). Mais cette promesse de silence n’est qu’une feinte, car en vérité elle commence sa riposte. Elle ralentit ses phrases et emploie encore ses arguments de la première réplique. Les « milles raisons » deviennent « mille serments d’un amour qui insistent rhetoric Bérénice is using on Titus.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 122. 20 “[Bérénice] is obviously disturbed and angered.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 82. 21 « Titus devient malgré lui le bourreau de Bérénice, la victime de Rome et de l’image qu’il se fait de lui-même. Mais Bérénice n’en demeure pas moins aussi le bourreau de Titus […] ». Ingrid Heyndels, Le Conflit Racinien, op. cit., p. 211. 22 “In a narratio she produces all the evidence to convict Titus of having made a cruel decision and she goes through it point by point. […] The final point is expanded with an exploitation of the locus partium enumerationis.” Michael Hawcroft, Word as action, op. cit., p. 148. 23 “[Titus] tries to make his argument more convincing by presenting Bérénice’s departure as the start of his own suffering and so draws on affectus.” Ibid., p. 149. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 289 devait unir tous nos moments » (1105). Elle répète deux fois le mot « bouche », transformant un organe d’amour en arme qui lui ordonne « une absence éternelle » (1108). Elle feint encore le silence, « Je n’écoute plus rien ; et, pour jamais, adieu… » (1110). Mais au lieu de s’absenter en réalité, elle peint une image déchirante de ce que sera son absence éternelle. Le lent et pénible poids du temps qui les séparera pèse dans ses paroles, Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence, que le jour finisse Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus (1115-1117) ? Face à tant de puissance rhétorique et poétique, Titus commence à perdre sa force verbale 24 . Il essaye à nouveau de contre-attaquer avec le thème de la gloire et de la renommée. Mais il ne peut achever sa phrase et son raisonnement est si faible que la reine l’attaque encore, cette fois en questionnant la vérité de ses arguments : « Ah ! Seigneur, s’il est vrai, pourquoi nous séparer ? » (1126). De plus, elle change la direction de son attaque ; il n’est plus question de mariage, elle désire seulement la présence de Titus, présence que Rome lui interdit injustement. Elle tente de dompter Titus en lui représentant que Rome est son véritable ennemi. Titus ne supporte pas cette dernière riposte et il cède aux désirs de la Reine, « Hélas, vous pouvez tout, madame, demeurez ; / Je ne résiste point » (1130-1131) 25 . Néanmoins, il la reconnaît comme une ennemie redoutable, « Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, / Et sans cesse veiller à retenir mes pas » (1132-33). Dans les vers suivants, Bérénice poursuit son nouveau stratagème et continue son attaque rhétorique contre Rome. Et lorsque Titus admet son impuissance face aux lois romaines, Bérénice se présente comme une égale de Rome, tout en se diminuant ironiquement aux yeux de Titus. « Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice » (1147). C’est une touche forte, car Titus crie à l’injustice du coup. Mais Bérénice poursuit et l’assaille avec une autre série de rapides questions rhétoriques : S’il l’aime, pourquoi ne peut-il pas changer les lois ? N’a-t-il pas de droits lui-même ? Les intérêts sacrés des amants n’égalent-ils pas les intérêts de Rome ? Elle le presse de répondre : « Dites, parlez », ce à quoi 24 “Titus is losing ground, […] his sentences become shorter and figures of passion creep in.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 193. 25 “Titus surprisingly concedes, or rather he appears to concede. For in his ensuing utterances he so refutes Bérénice’s arguments as to make it clear that his concession was only momentary weakness.” Michael Hawcroft, Word as action, op. cit., p. 150. Esther Van Dyke 290 Titus ne peut que soupirer un souffrant, « Hélas ! que vous me déchirez ! » (1153). Les pleurs d’un homme si puissant causent tant d’étonnement à Bérénice qu’elle recule avec une expression de surprise, « Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez ! » (1154). C’est l’équivalent rhétorique d’abaisser un moment son arme 26 , et Titus, reprenant haleine, reprend aussi sa force contre sa bien-aimée. Il invoque encore la gloire, Rome et l’Empire, avec des phrases qui s’allongent de plus en plus. Il réutilise les attaques de Bérénice (du temps et de la vue) comme contre-offensive. Avec l’exclamation « Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance » (1160), le passé de Rome devient plus important que la constance de son amante. Titus peint Rome comme une maîtresse aussi exigeante que Bérénice, car ses ancêtres ont vu périr ses fils avec « des yeux secs et presque indifférents » (1165), ce qui contraste avec ses propres pleurs. Titus se reconnait ainsi comme un « malheureux », mais il espère que « la patrie et la gloire », qui « ont parmi les Romains remporté la victoire » (1167-1168), feront autant pour lui que l’amour. Il se laisse tant emporter dans sa défense qu’il risque même une offensive contre la Reine. « Mais Madame, après tous, me croyez-vous indigne / De laisser un exemple à la postérité / Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ? » (1172-1174). Or, Bérénice n’est point une ennemie à sous-estimer. Même si elle commence sa réplique avec des longues phrases poétiques qui l’étouffent de colère, elle devient d’autant plus dangereuse qu’elle est passionnée 27 . Ses phrases deviennent de plus en plus courtes et elles frappent avec toute l’exactitude d’une ironie cinglante. Elle transforme les dernières paroles de l’empereur pour répondre à son attaque : Le « me croyez-vous indigne » devient « Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie » (1175-1176). Si Titus persiste dans son rejet de la Reine, il sera directement coupable du meurtre de Bérénice. De même, la capitulation de Titus, qui permet à la reine de rester, mais en soulignant qu’« il faudra […] vous craindre sans cesse », devient la menace d’un suicide potentiel, « bientôt vous ne me craindrez plus » (1182). Elle utilise jusqu’au silence de manière ironique, « n’attendez pas ici que j’éclate en injures » (1183), ce qu’elle fait en vérité. Elle pousse son attaque en disant que le cœur même de Titus la vengera, car 26 “For a moment Bérénice is so surprised that she abandons her persuasive style for a moment and merely says - with striking simplicity: Vous êtes…” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 193. 27 “Bérénice, after being momentarily disarmed, is now furious” Idem. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 291 « tant d’amour n’en peut être effacée » (1191). Avec un « Adieu » retentissant, elle sort, divisant violemment l’alexandrin entre deux scènes 28 . La réaction de Titus dans la scène suivante nous permet de savoir à qui ira la victoire. Il gémit comme un homme mortellement blessé, « Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre » (1199). Paulin essaye de le consoler tout en décrivant le duel avec la reine comme le combat le plus redoutable. « Quelle gloire va suivre un moment de douleur, / Quels applaudissements l’univers vous prépare, Quel rang dans l’avenir » (1210-1213). Mais Titus souffre trop des coups de Bérénice, et comme elle l’a prédit, il se frappe au fond du cœur en réutilisant les insultes de son amante. Il est « un barbare », il se hait ; même Néron « n’a point à cet excès poussé sa cruauté » (1212- 1214). Il questionne même son droit à l’autorité impériale, « pourquoi suisje empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ? » (1224-1225) 29 . 3. Troisième duel, Acte V, scène 5 La troisième scène de duel s'ouvre sur Bérénice reniant ses arguments des deux autres conflits : elle envisage secrètement son suicide et craint l’intervention de Titus. Aussi, elle ne veut plus ni l’entendre ni le voir. « Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue : / Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ? » (1319-1320). Racine manipule deux fois l’aposiopèse dans cette scène pour un effet maximum. Ainsi, Titus : « Mais de grâce écoutez. » Bérénice : « Il n’est plus temps. » Titus : « Madame, / un mot. » Bérénice ironiquement lui donne un mot, mais pas celui qu’il veut : « Non. » Titus égaré termine l’alexandrin : « Dans quel trouble elle jette mon âme ! » (1307-1308). Mais il se remet à la questionner sur l’origine d’un tel changement. Bérénice, dans des phrases saccadées, répond qu’elle obéit à ses ordres. Nous voyons ensuite un dernier croisement de lames verbales. Bérénice : « Et je pars. » Titus : « Demeurez. » Bérénice : « Ingrat ! que je demeure ! » (1312) 30 . Bérénice renonce avec véhémence à se taire et revient à son arme privilégiée, la question rhétorique 31 . Elle accable Titus de cinq 28 “She plays both plaintiff and judge, again accusing of cruelty (and indeed of her own threatened death) and meting out his punishment: the future regrets with which he will have to live.” Michael Hawcroft, Word as action, op. cit., p. 150. 29 “Titus is broken by this and in spite of Paulin’s persuasion can only speak in short disconnected sentences.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 193. 30 “[The characters in Bérénice] struggle desperately to make their point of view prevail over that of their interlocutor.” Michael Hawcroft, Word as action., op. cit., p. 151. 31 “In the final scenes of the tragedy […] Bérénice [adds] a touch of sarcasm to her repertoire of questions.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 82. Esther Van Dyke 292 questions avec tant de passion que celui-ci ne peut formuler qu’un seul vers de réponse avant qu’elle ne recommence son attaque par une longue phrase de six vers. Sa rhétorique transforme l’espace autour d’elle en lieu aussi perfide que l’amour de Titus ; les « festons », ces chiffres entrelacés qui représentent leur amour, sont devenus « autant d'imposteurs que je ne puis souffrir » (1326). Elle est dégoutée par l’espace comme elle l’est par Titus. Bérénice termine son attaque en essayant de sortir sans même dire adieu à Titus ; comme l’espace, la seule vue de l’empereur désormais la blesse 32 . Or, son « Allons, Phénice » frappe Titus jusqu’au fond du cœur, car il crie, « O ciel ! que vous êtes injuste ! » Sur quoi Bérénice l’accable encore avec sa poésie déchirante. « Retournez, retournez vers ce sénat auguste / qui vient vous applaudir de votre cruauté » (1344-1345), puis, en usant pour une dernière fois de ces questions rhétoriques dont elle ne ménage pas la cruauté : « Avez-vous bien promis de me haïr toujours ? » (1350). Titus, poussé dans ses derniers retranchements, répond avec plus de passion et avec des phrases plus courtes que celles qu'il avait utilisées jusqu'ici 33 . Il évoque la temporalité lyrique déjà utilisée par Bérénice pour insister sur la durée de son amour. « Connaissez-moi, Madame et depuis cinq années, / Comptez tous les moments et toutes les journées » (1355-1356). Titus trouve finalement l’arme la plus puissante contre la Reine : son amour. « Jamais, je le confesse, / Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse » (1360). Bien que Bérénice l’interrompe, la poésie de l’empereur l’a touchée mortellement. « Ah ! cruel ! par pitié montrez-moi moins d’amour » (1366). Elle l’implore de la laisser partir, doublement accablée par l’amour impossible et par la crainte que Titus ait finalement découvert son intention secrète de se suicider. Ironiquement, c’est la menace répétée du suicide qui permet finalement la trêve entre les amants 34 . Comme une large part des critiques de Racine, nous pourrions nous demander pourquoi sa tragédie la moins sanglante a tellement réussi. Est-ce en raison de la tension que produit le combat entre les amants ? Ou est-ce en raison de la violence de leur rhétorique, violence qui se manifeste dans des aposiopèses, dans des questions constamment réitérées et dans des phrases à la longueur changeante qui reflètent la passion intérieure ? Est-ce 32 “The rupture between Titus and Bérénice is prolonged in geographical space and in time […] departure from the stage acquires extra significance from this geographical dimension.” David Maskell, Racine: A Theatrical Reading, Oxford, Clarendon Press, 1991. p. 27. 33 Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 149. 34 “Finally putting an end to their threats of suicide, [Bérénice] bids them both adieu with almost perfect composure.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure., op. cit., p. 83. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 293 en raison de la conclusion basée sur la règle du duel qui exige qu’on protège la valeur et l’honneur de son adversaire comme la sienne propre 35 ? Quelle que soit la réponse à ces questions, la séparation éternelle de Tite et Bérénice, après des confrontations si violentes et si désespérées, nous remplit de cette inévitable tristesse majestueuse qui, selon Racine, constitue l’essence de la tragédie. Bibliographie Sources Racine, Jean. « Bérénice », dans Œuvres Complètes, éd. Georges Forestier. Paris, Gallimard, 1999. Études Billacois, François. The Duel: Its Rise and Fall in Early Modern France, trans. Trista Selous. New Haven, Yale University Press, 1990. Flowers, Mary Lynne. Sentence Structure and Characterization in the Tragedies of Jean Racine. Cranbury, Associated University Presses, 1979. France, Peter. Racine’s Rhetoric. Oxford, Clarendon Press, 1965. Hawcroft, Michael. Word as Action: Racine, Rhetoric, and Theatrical Language. Oxford, Clarendon Press, 1992. Heyndels, Ingrid. Le Conflit Racinien : esquisse d’un système tragique. Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985. Maskell, David. Racine: A Theatrical Reading. Oxford, Clarendon Press, 1991. 35 “For a duel to be fought, the two opponents must each carry a weapon… but to defend oneself with a sword, looking one’s opponent in the eye, is to consider him (in both senses of the word), it is to salute and honor him as one strikes […]. The duelist glorified a free will which neither the discipline of a hierarchical society nor the conformism of the plebeian world could wear away. He aspired only to the satisfaction of recognizing himself (in his intact honor) and by being recognized by another man of honor who went through the same trial with and for him: his opponent.” François Billacois, The duel, op. cit., p. 195. PFSCL XLV, 89 (2018) Duels esquivés et duels fantasques : les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle C ÉLINE C ANDIARD (U NIVERSITÉ L UMIERE L YON 2) Quand on envisage le motif du duel dans les spectacles comiques parisiens du XVII e siècle, c’est d’abord le rôle-type du capitan qui vient à l’esprit : entre les Aventures du capitaine Rodomont et les vantardises du Matamore de L’Illusion comique, le Chasteaufort de Cyrano de Bergerac et les multiples fanfarons des Italiens, le public parisien est habitué à ces personnages hauts en couleur qui glorifient leurs exploits guerriers à longueur de tirade et menacent à tout propos de leur épée les personnes qu’ils rencontrent. Il est moins fréquent qu’on associe à ce motif d’autres personnages comiques majeurs, les domestiques, dont le rapport avec le duel saute peut-être moins aux yeux, mais présente un triple avantage : contrairement aux capitans, qui se font rares dans la seconde moitié du XVII e siècle, les valets restent des figures centrales des comédies tout au long de la période, où ils se trouvent régulièrement confrontés à des situations de duel ; cela nous permettra d’étudier sur le temps long un phénomène qui se modifie sensiblement au cours du siècle, alors que les capitans, tout en présentant d’infinies variations, restent quant à eux relativement constants dans leur attitude générale ; enfin, tandis que les capitans sont essentiellement des rôles de beaux parleurs, qui donnent à leurs exploits une dimension certes jubilatoire mais presque exclusivement verbale, le rapport des domestiques au duel est plus composite, prenant des formes plus directement gestuelles et incluant même de véritables séquences de combat. C’est ce caractère composite, complexe et évolutif des prises en charge du duel par les domestiques sur les scènes comiques du XVII e siècle que nous nous proposons d’interroger ici, en considérant les textes des pièces moins pour eux-mêmes que comme les vestiges principaux des spectacles auxquels ils ont donné lieu. À une époque où les combats réels, en parti- Céline Candiard 296 culier à l’épée, constituent un spectacle à part entière, il importe d’examiner les formes scéniques spécifiques que le duel peut prendre au théâtre. Il importe surtout d’examiner l’évolution de ces formes, et en particulier le rapport qu’elles entretiennent avec l’évolution de la place du duel dans la société française, en prenant notamment en compte l’effort redoublé des souverains et de leurs ministres, à grands coups d’édits d’interdiction 1 , pour mettre fin à cette pratique qui décimait la jeunesse aristocratique. Enfin, puisque nous travaillons sur les spectacles comiques, qui entretiennent volontiers un rapport de contrepied avec les pièces « héroïques » (tragédie, tragi-comédie), il s’agira d’observer s’il existe une évolution symétrique des unes et des autres au cours de la période, en particulier dans la manière dont sont intégrées, au milieu du siècle, les règles de bienséance, qui interdisent la représentation d’actions violentes sur scène 2 . 1. Le valet poltron, figure antihéroïque De fait, pour le public parisien de l’époque, si le duel est une réalité identifiée sur les scènes de théâtre, c’est d’abord dans la tragédie et surtout la tragi-comédie, où il présente deux caractéristiques principales : il est tout d’abord généralement associé à des valeurs nobiliaires d’honneur et de courage guerrier, valeurs dont il se veut la principale expression en temps de paix - c’est le sens du duel dit « de point d’honneur » ; et il donne lieu, lorsqu’il est directement représenté, à des scènes de grand spectacle. Très fréquentes au début du siècle, les scènes de duel, qui constituent des scènes privilégiées de la dramaturgie irrégulière avec les autres types d’effets sanglants (meurtres, suicides, supplices, batailles…), diminuent à mesure que s’impose l’esthétique régulière, et avec elle les règles de bienséance, qui visent à éviter de heurter la sensibilité des spectateurs, et en particulier des spectatrices, réputées plus délicates. Mais Jacques Scherer 3 note que dans les décennies 1630-1640, on dénombre encore dix-huit pièces qui comportent des scènes de duel : celle-ci restent donc un spectacle relativement habituel pendant la première moitié du XVII e siècle, comme l’atteste par ailleurs la présence récurrente de fleurets, de pistolets et même d’épées « qui se démontent » parmi les accessoires listés dans le Mémoire de Mahelot, registre tenu par plusieurs décorateurs du théâtre de l’Hôtel de 1 Sur ces édits et leur relative inefficacité, voir notamment Micheline Cuénin, Le Duel sous l’Ancien Régime, Paris, Presses de la Renaissance, 1982. 2 Sur les bienséances et la représentation des actions violentes, voir Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Armand Colin, 2014, p. 600-615. 3 Ibid., p. 601. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 297 Bourgogne 4 . Dans une société fortement militarisée comme la société française de cette époque, où les hommes de la noblesse, qui constituent une part importante des spectateurs de théâtre, sont formés au métier des armes, les comédiens qui donnent à voir des duels sur scène se doivent de maîtriser les techniques de combat, afin d’être crédibles devant ces spectateurs experts. En Italie, encore à la fin du siècle, Andrea Perrucci 5 indique la nécessité pour les acteurs de se former auprès de maîtres d’armes : il est probable qu’il en allait de même en France et dans le reste de l’Europe. Les combats, réglés selon les principes géométriques de l’escrime, constituent des moments de virtuosité, similaires à de petites chorégraphies ; d’ailleurs, il n’est pas rare que des ballets mettent en scène des combats à l’épée, comme le Ballet du château de Bicêtre, dansé en 1632 devant Louis XIII, où deux « Braves » dansent « l’épée nue », prenant « la mesure de leur courage à celle de leurs épées 6 ». Dans les pièces comiques, qui se partagent avec les pièces héroïques les scènes professionnelles parisiennes, le duel tient une place plus modeste. Il n’en est pas absent, mais dans la première moitié du siècle, il concerne essentiellement les personnages de jeunes gentilshommes, en particulier dans les pièces à modèle espagnol, proches de la dramaturgie tragi-comique. Les personnages strictement comiques que sont les valets ont quant à eux avec le duel un rapport essentiellement négatif, caractérisé par la frayeur et la fuite : comme pour mieux mettre en évidence chez les maîtres les valeurs nobiliaires de courage guerrier et d’honneur, les valets comiques se montrent généralement terrifiés à l’idée de se battre lorsqu’ils ont été insultés, et préfèrent renoncer à défendre leur honneur plutôt que de risquer 4 Voir l’édition critique du Mémoire de Mahelot par Pierre Pasquier (Paris, Honoré Champion, 2005). On trouve ainsi des fleurets, par exemple, dans Les Occasions perdues de Rotrou (folios 10 verso et 11 recto), Le Trompeur puni de Scudéry (folios 14 verso et 15 recto), Le Moscovite de Canu (folios 26 verso et 27 recto), L’Hypocondre de Rotrou (folios 42 verso et 43 recto), Alcimédon de Du Ryer (70 verso) ; des pistolets dans L’Hypocondre de Rotrou (42 verso et 43 recto) ; une « épée qui se démonte » dans Lisandre et Caliste de Du Ryer (13 verso et 14 recto) ou encore Le Frère indiscret de Hardy (folio 58 verso). 5 Andrea Perrucci, Dell’Arte rappresentativa premeditata ed all’improvviso, « Regola XII - D’alcuni azioni apparenti nel rappresentare », Naples, Michele Luigi Mutio, 1699, p. 127-129. 6 Mercure françois ou Suite de l’Histoire de notre temps t. XVIII. Paris, J. Richer, 1633, p. 31, cité par Fabien Cavaillé, Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 244. Céline Candiard 298 leur vie 7 . Ils donnent à entendre la même réticence lorsqu’il s’agit de servir de second à leur maître 8 - à une époque, il est vrai, où il n’est pas rare que les seconds se battent aussi 9 . Du point de vue de la signification sociale du duel, la chose est logique : le duel de point d’honneur, affirmation de la dignité nobiliaire, ne concerne pas les classes inférieures, a fortiori la domesticité. Ainsi, par contraste avec les maîtres qui se livrent volontiers à des combats sur scène, les valets de comédie font du motif du duel un usage essentiellement verbal, l’évoquant surtout pour en rejeter l’idée. Les exemples en sont innombrables, et on continuera d’en rencontrer tout au long du siècle ; le Jodelet du Maître valet de Scarron va jusqu’à consacrer la majeure partie de ses stances, l’un de ses morceaux de bravoure de la pièce, à la question du duel, déclarant par exemple : Pour moi j'estime moins qu'un chien Celui qui n'aime ici-bas rien Que botte en tierce ou bien en quarte, Ou cheval qui de la main parte, Ou pistolet qui tire bien, Faut-il qu'en duels on abonde Pour quelque injure que ce soit, Si coups de bâton sont au monde, Qui font mal quand on les reçoit 10 ? On assiste ici, dans la parole du valet, à une inversion des valeurs nobiliaires, puisque les duellistes y deviennent dignes de mépris et que l’usage du bâton, arme subalterne par excellence, est mise en avant comme un recours plus honorable. Il est probable que ce discours, à une époque où le pouvoir royal cherche à faire respecter l’interdiction du duel, avait une résonance particulière, mais il ne faut pas exagérer ici son inscription dans l’actualité française, tant il relève du lieu commun ancien et international s’agissant du valet comique 11 . Le refus par le valet du duel et de ses valeurs 7 Voir par exemple Antoine Le Metel d’Ouville, L’Esprit follet, 1638, (I, 3) ; Paul Scarron, Jodelet ou le maître-valet, 1643, (IV, 5) ; Chevalier, Le Cartel de Guillot, 1660, (I, 3-4) ; Samuel Chappuzeau, L’Académie des femmes, 1661, (III, 6). 8 Gillet de la Tessonnerie, Le Campagnard, 1665, (II, 1). 9 Ainsi, lors du célèbre duel des ducs de Nemours et de Beaufort en 1652, dix personnes en tout prirent part au combat, et il y eut plusieurs blessés ainsi que trois morts. 10 Paul Scarron, Jodelet ou le Maître valet, 1643, (IV, 2). 11 Il existait déjà, notamment, dans les comedias espagnoles. Voir à ce sujet Catherine Dumas, Du Gracioso au valet comique. Contribution à la comparaison de deux dramaturgies (1610-1660), Paris, Honoré Champion, 2004, p. 82. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 299 n’est pas une émanation de cette actualité, mais il l’intègre quelquefois de façon opportuniste, comme dans Les Eaux de Pirmont, de Samuel Chappuzeau, où le valet rappelle à son maître l’interdiction du duel et les risques qu’elle fait courir aux contrevenants 12 . De fait, ce refus peureux du duel par le valet relève d’une opposition plus globale entre gentilhomme et valet, dans la continuité de celle entre le galán et le gracioso dans la comedia espagnole 13 , opposition qui s’exerce dans tous les domaines de la vie sociale, y compris la conversation mondaine, où le valet se montre extravagant et malséant 14 , et la galanterie, où il presse les femmes de propositions obscènes 15 . Si ces deux dernières caractéristiques tendent à s’atténuer dans les pièces françaises à partir du milieu du XVII e siècle pour se plier aux règles de bienséance, en revanche la frayeur et le refus du duel restent des traits conventionnels récurrents du valet tout au long de la période : on les retrouve aussi bien dans les spectacles des Italiens 16 que dans les pièces créées à l’Hôtel de Bourgogne 17 , au Marais 18 , au Palais-Royal 19 ou, à la fin du siècle, à la Comédie-Française 20 . Le plus souvent cantonnée à une dimension verbale, il arrive cependant aussi que cette poltronnerie du valet donne lieu à des mises en œuvre physiques qu’on pourrait qualifier de « scènes de non-duel ». C’est notamment le cas dans La Supercherie d’Amour, d’un certain sieur de Chazan (1627), où le spectateur assiste à deux scènes simultanées : le duel véritable de Philidamor et Lizante, tellement véritable qu’il aboutit à la mort de ce dernier ; et un dialogue plaisant, au même moment et sur le même plateau, entre leurs valets, Brodevin et Argolu, qui sont tout aussi réticents l’un que l’autre à se battre et se mettent d’accord pour feindre, en se faisant de fausses blessures : ARGOLU : Çà, çà Brodevin, à toi et à moi. BRODEVIN : Je ne me saurais pas battre davantage. 12 Samuel Chappuzeau, Les Eaux de Pirmont, 1669, (II, 7). 13 Catherine Dumas, Du Gracioso au valet comique, op. cit., p. 56-59. 14 Ibid., p. 66. 15 Ibid., p. 71. 16 Voir le Scenario de Dominique Biancolelli, reproduit dans Delia Gambelli, Arlecchino a Parigi t. II, Rome, Bulzoni, 1993, par exemple dans le canevas du Maître valet, p. 381-385. 17 Antoine Le Métel d’Ouville, L’Esprit follet, 1638, (I, 3) ; Thomas Corneille, Les Engagements du hasard, 1649, (II, 5) ; Brécourt, Le Jaloux invisible, 1666, (III, 3). 18 Gillet de la Tessonerie, Le Campagnard, 1656, (II, 1) ; Rosimond., La Dupe amoureuse, 1670, (I, 9). 19 Molière, Dom Juan, 1665, (III, 5). 20 La Thuillerie, Crispin bel esprit, 1681, (I, 10 et 13). Céline Candiard 300 ARGOLU : Et nous nous battrons de loin, à cause de la longueur de nos épées. BRODEVIN : Ha de tant loin qu’il te plaira, fais donc une marque de ton côté, et moi du mien. ARGOLU : Tiens la voilà. BRODEVIN : Voilà la mienne, et n’aie pas peur que je la passe. ARGOLU : Laissons-les battre premier. BRODEVIN : Non, non, j’enrage de me battre, passe cestui-ci. ARGOLU : Suis-je point blessé, je crois que non, sus donc à cette botte franche. PHILIDAMOR : Allons, allons Cavalier, à ce coup. LIZANTE : Pousse, pousse seulement. BRODEVIN : Argolu, ôte ton bonnet de là, car je te veux donner au sixième bouton. ARGOLU : Allonge fort, et n’aie pas peur que je recule davantage. LIZANTE : Ha ! Dieux, je suis mort, c’en est fait : ha Philidamor je te pardonne, embrasse-moi, Adieu cher ami 21 . Ces deux scènes simultanées, l’une de duel et l’autre de « non-duel », font apparaître de manière à la fois très claire et très condensée les deux principaux modes de traitement du duel sur les scènes parisiennes de ce premier tiers du XVII e siècle : l’un, par la mise en œuvre héroïque ; l’autre, par l’évitement comique. 2. Jodelet duelliste de Scarron : l’adieu burlesque au duel de théâtre L’opposition toute symétrique qu’on observe alors entre pièces héroïques et pièces comiques se trouve mise à mal à mesure que les bienséances s’imposent : il faudra en effet une quinzaine d’années, à partir de la fin des années 1630, pour que la représentation directe des combats disparaisse complètement des scènes héroïques 22 , où le duel ne sera plus tout au plus qu’un motif narratif, parfois évoqué sous la forme de la menace ou du récit. En cela, les injonctions de la poétique régulière ont un effet beaucoup plus visible et plus radical sur la représentation du duel au théâtre que n’en ont eu les mesures successives d’interdiction du duel par la couronne, mesure dont l’effet réel ne sera que très progressif, au fil des initiatives de durcissement. Or c’est précisément à cette période, autour du milieu du siècle, que l’on voit se jouer des pièces comiques centrées de manière explicite sur le duel : c’est d’abord le cas des Trois Dorothées ou Jodelet souffleté, pièce de Scarron jouée au Théâtre du Marais en 1646, publiée 21 Sieur de Chazan, La Supercherie d’Amour, 1627, (II, 1). 22 Voir à ce sujet Jacques Scherer, La Dramaturgie classique, op. cit., p. 601-602. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 301 l’année suivante et republiée en 1652 sous le titre Jodelet duelliste. Ce changement de titre, alors même que les scènes de Jodelet sont rigoureusement identiques dans les deux versions, ne peut être interprété que comme un témoignage de l’importance particulière prise par le motif du duel dans la réception de la pièce : entre l’intrigue principale déroulant les amours complexes d’un groupe de jeunes aristocrates et l’intrigue secondaire centrée sur Jodelet et le point d’honneur qui l’oppose au valet Alphonse, c’est clairement la seconde que le public a retenue et qui donne sa thématique principale à la pièce. D’ailleurs, dans la seconde version, Scarron ajoute à la fin de la dernière scène un petit dialogue entre deux personnages aristocratiques, dont l’un, Dom Gaspard, très proche du fanfaron, propose à l’autre son épée pour défendre son honneur en duel. DOM DIEGUE Laissons là le duel, puisqu’il est défendu. DOM GASPARD Dites-vous ? Sans duel un Etat est perdu ; C’est le seul métier Noble où la vertu s’exerce, Et rien n’est comparable à la quarte ou la tierce 23 . Le lien entre la thématique dominante de la pièce et l’interdiction du duel est ici explicite, et l’on peut voir se superposer dans ce passage, à l’interdiction « réelle » du duel, renouvelée par Mazarin au moment de la Fronde, son interdiction « théâtrale », par l’imposition des bienséances. Pour le reste, certes, l’intrigue proposée n’est pas nouvelle : Scarron l’emprunte à une comedia espagnole de Francisco de Rojas Zorilla, No hay amigo para amigo, parue en 1640 24 . On y trouve un valet, Moscon, qui reçoit un soufflet de la part d’un autre valet, et se trouve poussé par son maître à se venger. Il se retrouve alors seul, une épée à la main, et fait semblant de se battre pour se donner du courage, jusqu’à ce que l’arrivée de son ennemi lui fasse perdre ses résolutions et déclarer forfait. Après avoir été battu, il se félicite d’avoir fait quitter la scène à son adversaire. L’attitude du valet ici n’est nullement différente de celle des valets de comédie habituels : il est poltron et fait tout pour échapper à un duel auquel les circonstances le contraignent. Et pourtant, la réécriture française de Scarron représente un vrai tournant en ce qu’elle fait passer la question traditionnellement 23 Paul Scarron, Jodelet duelliste, 1652, (V, 7). 24 Lesage tirera à son tour une comédie de cette pièce, Le Point d’honneur, en 1702. Sur les adaptations françaises de la pièce espagnole, voir Sylvie Thuret. « Le théâtre espagnol de Lesage : la Comedia comme jardin cultivé en secret », dans Christophe Couderc (dir.), Le Théâtre espagnol du Siècle d’Or en France : de la traduction au transfert culturel, Nanterre, PUPN, 2012, p. 145-164. Céline Candiard 302 héroïque du duel au premier plan d’une comédie et qu’elle lui consacre la majeure partie des morceaux de bravoure de la pièce. Peu importe au fond que seules huit scènes sur trente concernent ce duel burlesque de valets : il s’agit là des scènes les plus spectaculaires et les plus attendues par le spectateur. Scarron, afin de mettre en valeur Jodelet, farceur vedette du Marais, augmente et multiplie très largement ses interventions : on le voit s’exciter au duel puis faire volte-face en présence de son ennemi non plus une mais deux fois 25 , ce qui transforme ainsi ce qui n’était qu’un épisode dans la comedia espagnole en un véritable schéma dramaturgique ; et Jodelet prononce sept monologues 26 , dont deux très longs, au lieu de deux en tout pour Moscon dans la pièce originale. Il ne s’agit bien sûr pas ici, pour Scarron et les comédiens du Marais, de faire advenir sur la scène comique ce qui ne peut plus avoir lieu sur les scènes héroïques : la comédie de Scarron ne donne pas à voir, à proprement parler, de représentation directe d’un duel classique sur scène. Mais tout se passe comme si la comédie s’employait à compenser la disparition des spectacles de duel dans les pièces héroïques en multipliant les séquences spectaculaires relevant de ce que j’appellerais le « para-duel », c’est-à-dire tout ce qui environne le duel et se rapporte à lui, tout ce qui le provoque, l’évoque, l’évite, voire le remplace. C’est le cas, par exemple, des scènes où un personnage reçoit un soufflet : ici non seulement on assiste au soufflet qu’Alphonse donne à Jodelet 27 , mais ce geste est reproduit par Jodelet sur son maître lorsqu’il lui fait le récit de l’offense 28 . Relèvent également du para-duel les monologues successifs où Jodelet s’encourage à châtier son ennemi, monologues qui donnent à voir une gradation dans la prise en charge spectaculaire du motif : à l’acte III, il se contente de s’encourager à la vengeance ; à l’acte IV, dans un long monologue en octosyllabes, il évoque la préparation de son équipement, puis fait le récit anticipé du combat à venir : D’abord que nous serons en garde, Mon épée au corps je lui darde ; Je le saisis, et puis après, D’un croc en jambe appris exprès, 25 (III,1 et 2) ; (V,1 et 2). 26 (II, 2) ; (III, 1 et 2) ; (IV, 7) ; (V, 1 et 2). Cette augmentation du rôle du valet pour mettre en valeur la vedette comique du Marais est systématique, alors qu’elle est beaucoup plus rare avec les comédiens d’autres troupes : voir à ce sujet Céline Candiard, Esclaves et valets vedettes dans les comédies de la Rome antique et de la France d’Ancien Régime, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 275-276. 27 (II, 2). 28 (IV, 8). Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 303 Je le renverserai sur l’herbe ; Où, comme un fléau fait la gerbe, Je prétends battre sur sa peau, Jusqu’à tant que j’en sois en eau 29 . Enfin, à l’acte V, Jodelet déjà en tenue et armé joue carrément le combat. On notera ici l’importance des deux didascalies, l’une au début, l’autre au milieu du monologue, qui indiquent une véritable mise en spectacle du duelliste comique : JODELET en chaussons, et prêt à se battre 30 . (Il faut réciter ces vers-là vite, avec toute l’ardeur et la prestance d’un homme qui se bat.) 31 Jodelet dans cette scène assume non plus seulement les paroles du combattant, mais aussi son apparence extérieure et même ses gestes. En substitut du duel qui ne peut pas avoir lieu, il offre au public bien plus qu’un simple non-duel : une version détournée du duel, un duel dérisoire et impossible puisqu’il se joue en solitaire. Il ne faut pas s’arrêter ici aux ressemblances évidentes entre Jodelet et le capitan, par son langage 32 et par le nom de « fanfaron » que lui donne Alphonse au début de la scène : théâtralement, Jodelet a fait bien davantage, en réussissant la gageure de jouer à lui tout seul une scène de duel. La scène qui suit est certes une scène de dérobade, qui dégonfle d’un seul coup la baudruche de ses prétentions, mais on ne peut pas donner tout à fait tort à Jodelet lorsqu’il s’enorgueillit à la fin d’avoir livré bataille : Enfin, nous avons donc la Dague dégainée, Et nous sommes trouvés en campagne assignée. Si je ne l’eusse fait, qu’est-ce qu’eût dit de moi Ce Drôle, il en eût fait cent pièces, sur ma foi 33 . De fait, ce qu’il affirme là est techniquement vrai : Jodelet était bien présent au rendez-vous, armé, même si le combat a eu lieu en solitaire et sur le mode de la dérision, ce que Jodelet lui-même avoue à demi-mot un peu plus tard en disant à Alphonse : « Ma foi, je récitais des vers de comédie. » 29 (IV, 7). 30 (V, 1). 31 Idem. 32 « Ô qu’il est important d’avoir bien du courage ! / Et que je me vais plaire à faire du carnage ! / Je m’en vais devenir un vrai Coupe-jarret ; / On ne me verra plus à la main qu’un Fleuret. » (V, 2). 33 Idem. Céline Candiard 304 Après le succès du Jodelet souffleté, le théâtre comique français ne poursuit guère l’exploitation de cette veine, et on remarque que dans les décennies qui suivront, si une troupe rivale comme celle du Palais-Royal joue régulièrement Jodelet ou le Maître valet et Jodelet prince 34 par exemple, elle ne reprend jamais Jodelet duelliste, comme si cette dernière pièce était plus inscrite que les autres dans l’époque particulière de sa création. Permettant aux spectateurs un dernier adieu burlesque au duel sur scène, la pièce de Scarron aurait durablement saturé la thématique. 3. Remplacer Jodelet ? Déclinaisons dégradées du combat comique Pourquoi voit-on alors le duel comique ressurgir, là encore au centre de pièces comiques créées au Théâtre du Marais, au cours des années 1660 ? Cela concerne essentiellement deux pièces, Le Cartel de Guillot ou le Combat ridicule, de Chevalier (1660) et Le Duel fantasque de Rosimond (1668). Dans les deux cas, le titre annonce explicitement la place centrale qu’occupera le duel dans la pièce, comme c’était le cas dans Jodelet duelliste (et même dans le sous-titre précédent, Jodelet souffleté), et comme dans la pièce de Scarron, le clou de la pièce consiste en une longue scène d’affrontement burlesque. Ces deux pièces sont créées à une période difficile que rencontre la troupe du Marais, puisqu’elle s’efforce en vain d’assurer la succession de Jodelet, passé dans la troupe de Molière en 1659 et mort quelques mois plus tard, dans ses spectacles comiques 35 . Il semble que toutes les tentatives de la troupe pour lui trouver un digne successeur, à qui l’on pourrait confier le rôle-vedette d’une pièce en cinq actes, soient restées vaines : après Jodelet, les bouffons de la troupe seront systématiquement cantonnés à de petites pièces en un acte et en octosyllabes, encore appelées « farces » et conçues pour clore la soirée théâtrale sur une note légère, et aucun n’approchera sa popularité. De façon significative, ces pièces mettent en scène la plupart du temps un duo comique, ce qui semble suggérer que la troupe ne compte pas d’acteur assez virtuose pour assumer seul les morceaux de bravoure d’une pièce, fût-elle une petite farce en un acte. Mais ces pièces ont malgré tout tendance à reprendre des effets similaires à ceux de Jodelet, dans une logique de tradition de troupe et de succession actoriale, en transposant pour deux acteurs ses meilleurs numéros. De manière significative, elles sont souvent écrites par des comédiens de la troupe chargés des rôles de 34 Voir Registre de La Grange, à consulter par exemple dans l’édition des Archives de la Comédie-Française, Paris, J. Claye, 1876, feuillets 5, 7, 10, 12, 15, 17, 24, 25, 30, 31, 33, 37, etc. 35 Voir à ce sujet Céline Candiard, Esclaves et valets vedettes, op. cit., p. 283-285. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 305 valets : Chevalier 36 , qui crée le rôle de Guillot, valet corpulent et balourd qui semble s’inscrire dans la tradition de Gros-Guillaume, et Rosimond, dont Leiris nous dit qu’il jouait les « valets brillants 37 ». L’un et l’autre s’écrivent avant tout des rôles à eux-mêmes pour mettre en valeur leurs qualités d’acteur. Il est donc probable que lorsque Chevalier fait donner à sa troupe Le Cartel de Guillot ou le Combat ridicule en 1660, c’est avant tout dans le souci de combler l’absence de Jodelet. La situation fictionnelle est comparable à celle de Jodelet dans Jodelet duelliste puisque le valet Guillot se retrouve obligé de se battre contre son gré, mais il fait face ici à La Roque, un amoureux teinté de capitan, comme ils le sont volontiers dans la farce, auquel sa maîtresse Angélique lui a fait remettre à son insu un cartel de provocation en duel. D’abord décidé à fuir, Guillot accepte finalement d’affronter La Roque, convaincu par Angélique que La Roque serait trop peureux pour se battre et s’enfuirait à la première occasion. Or, une fois confronté à La Roque, Guillot s’aperçoit que non seulement son adversaire n’a pas peur de lui, mais qu’il est décidé à se battre et manifestement redoutable. Malgré son titre, la pièce ne met pas véritablement en scène un « combat », mais plutôt une série de procédés d’évitement de la part de Guillot, qui cherche d’abord à effrayer La Roque en le menaçant : Continuons notre arrogance Je suis un brave à toute outrance Et si je mets flamberge au vent Tu perdras le nom de vivant. Avant ces malheurs sanguinaires Donne donc ordre à tes affaires, Et touchant ton dernier moment Songe à faire ton Testament, Voilà l’ordre que tu dois suivre Etant près de cesser de vivre Car je te vas [sic] exterminer 38 . On reconnaît ici les accents du capitan, que Guillot cherche visiblement à imiter pour impressionner son adversaire. Mais comme ce procédé n’a pas eu l’effet escompté, Guillot se laisse tomber à terre et décide d’y rester afin d’échapper aux coups de La Roque, qui a promis de ne pas frapper un 36 Sur Chevalier, voir l’édition critique récente de ses Œuvres complètes par Jocelyn Royé, Paris, Classique Garnier, 2018. 37 Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, C. A. Jombert, 1763, p. 676. 38 Chevalier, Le Cartel de Guillot ou le Combat ridicule, 1660, (I, 7). Céline Candiard 306 homme à terre ; enfin, La Roque l’ayant amené par ruse à se relever, Guillot finit par refuser carrément le combat en faisant mine de l’épargner : Tais-toi, je te donne la vie, Va dis à tous les Gens d’honneur Que je suis un homme de cœur, Et qu’à vaincre je fais la nique 39 . Ainsi, il s’agit bien dans cette petite farce d’exploiter la thématique du duel à la manière burlesque, comme chez Scarron, mais de façon plus conforme aux procédés traditionnels de la scène comique française, puisque se trouvent repris ici les fanfaronnades du capitan et les dérobades du valet sans que le duel fasse l’objet d’une véritable mise en œuvre spectaculaire. La pièce reprend à son compte le procédé du « non-duel » observé dans le burlesque de la première moitié du siècle pour le mettre ici au centre. Quelques années plus tard, Le Duel fantasque de Dorimond remet en scène Guillot, mais cette fois face à un autre valet, Crispin, qu’il provoque formellement en duel 40 à cause de leur rivalité amoureuse. Là encore, la pièce culmine sur une scène d’affrontement entre les deux valets armés. La didascalie qui l’introduit rappelle celle de Scarron, mais suggère un équipement plus fantaisiste, fidèle à la veine burlesque : « CRISPIN, GUILLOT, armés grotesquement des deux côtés du théâtre 41 ». Le spectacle s’y partage entre les deux personnages, à la fois symétriques - tous deux sont terrifiés à l’idée de se battre - et contrastés - tandis que Guillot garde sa maladresse un peu fruste, Crispin est au contraire un beau parleur qui fait entendre des accents pompeux proches de ceux d’un capitan : CRISPIN : Oui je veux plus fort que Samson Le traiter en petit garçon, Plus hardi que ne fut Achille Lui jeter la tête à croix pile, Plus furieux qu’un Hannibal Faire de son corps un Fanal, Plus généreux qu’un Alexandre Réduire ses deux bras en cendre, Plus courageux que Scipion Le dévorer comme un lion, Et pour avoir victoire entière Mettre sa tête en tabatière, 39 Idem. 40 Rosimond, Le Duel fantasque, 1668, (I, 9) : « ces mots te servent de cartel ». 41 Ibid., (I, 13). Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 307 Son sang le boire comme vin, De sa peau faire parchemin, De ses os du tabac en poudre : En un mot brûlant comme un foudre, Je veux l’exterminer plus net Qu’on ne ferait pas un navet. GUILLOT : Je plains ce pauvre misérable, Mon moindre coup est redoutable. Cependant il le faut punir 42 . Ici, contrairement à la pièce précédente, l’affrontement a bien lieu, mais il reste uniquement verbal : les deux valets échangent des menaces, puis des insultes, et au moment où on est sur le point de basculer dans la bagarre à coups de poing à la fin de la scène, la soubrette Marine survient à temps pour les empêcher de se battre. Elle demande alors, pour pouvoir choisir entre eux, que chacun « à son tour / Fasse preuve de son amour 43 » : son intervention confirme la transformation du duel en un affrontement verbal, qui consistera pour les deux valets à formuler chacun son tour, avec toute l’habileté dont ils sont capables, leur amour pour elle. Sans surprise, c’est Crispin qui aura le dessus, en ayant recours successivement à une série d’adynata : Un gueux quittera Plutôt son sac et son écuelle, Un avare son escarcelle, Une Commère son caquet Et son jargon un perroquet, Un jurisconsulte son Code, Un vieux Médecin sa méthode, Un bon goinfre les bons ragoûts, Un amoureux les propos doux, Un vaillant soldat son épée, Une fillette sa poupée, Un pauvre aveugle son bâton, Et tous ses bons mots un bouffon, Un Poète espagnol son Dom Lope, Et le Menuisier sa varlope, Que de cesser jamais d’aimer Marine qui m’a su charmer, Puisqu’il n’est rien si véritable 42 Idem. 43 Ibid., (I, 14). Céline Candiard 308 Qu’un sergent n’est pas plus au diable Que je suis son fidèle amant 44 . puis à une profusion de rimes en -ment, pour rimer avec « amant » : Aussi je brûle incessamment De l’avoir légitimement, Et que copulativement On nous joigne présentement, Fais donc ton choix, mais promptement Et regarde que mon tourment Demande du soulagement ; Oui tu dois charitablement Me donner ce consentement, Ou bien tu cours risque autrement Si ton cœur est de diamant Qu’on te méprise infiniment, Mais je le crois assez clément Pour donner son consentement À mon sincère empressement, Outre que tu sais qu’en aimant La femme est de l’homme l’aimant Et qu’il faut sans déguisement Répondre réciproquement Lorsqu’on aime fidèlement : Or puisqu’ici sincèrement Je déclare mon sentiment, Ne te contrains aucunement, Et dis le tien ingénument, Et prononce ton jugement Pour qui tu voudras librement ; Ainsi sans plus d’amusement, Je jure affirmativement Par les flambeaux du Firmament, De ne m’en plaindre nullement, Et de souffrir tout constamment En cas qu’irraisonnablement Tu te déclares hautement Contre moi ton fidèle Amant 45 . Guillot, plus maladroit, se livre lui aussi à l’exercice des adynata, puis tourne court : 44 Idem. 45 Idem. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 309 Marine voilà du haut style, Pour moi qui suis le moins habile, Mais qui n’aime pas moins pourtant, Prends ceci pour argent comptant, La Lune n’aura point de cornes, L’Océan passera les bornes, Le monde sera sans cocus, Et l’avare sans quart d’écus, La Rhétorique sans figure, La Musique sans tablature, Enfin la femme se taira Alors que Guillot cessera D’aimer sa charmante Marine : Après ce serment examine, Qui ne nous peut te mériter ? C’est logiquement à Crispin, dont le public aura pu constater l’indiscutable supériorité rhétorique, qu’elle donnera la préférence. Ici, comme annoncé par le titre de la pièce, c’est un duel « fantasque », c’est-à-dire « bizarre, extraordinaire dans son genre 46 », qui est offert en spectacle, ou plutôt un substitut de duel, où les adversaires viennent mesurer non pas leur courage guerrier ou leur maîtrise des armes, mais leur inventivité et leur habileté rhétorique. Tout comme dans la farce précédente, le duel est devenu un objet de détournement burlesque comme un autre : il n’est plus question ici de tourner autour des limites imposées par les bienséances, de mettre en jeu l’adieu au duel scénique, mais d’exploiter la thématique pour nourrir le jeu comique des deux farceurs, sur un plan uniquement verbal. Le duel n’est plus chargé d’enjeux esthétiques comme il l’était dans les années 1640, ce qui explique qu’il ne soit plus alors qu’un simple motif comique, et que la scène comique s’en désintéresse par la suite assez largement. 4. Domestiques duellistes dans les spectacles du Théâtre-Italien En nous efforçant ici de faire apparaître les dynamiques qui se créent entre spectacles héroïques et spectacles comiques, nous avons jusque-là laissé de côté une autre composante pourtant essentielle de la vie théâtrale parisienne au XVII e siècle : la troupe italienne jouant essentiellement des spectacles à canevas, nous n’avons guère à notre disposition que quelques 46 Dictionnaire de l’Académie française t. I, Paris, Vve J.-B. Coignard, 1694, entrée « fantasque ». Céline Candiard 310 titres, quelques témoignages et un peu d’iconographie pour nous faire une idée du contenu de leurs spectacles parisiens, du moins avant les années 1680, où certains auteurs français commencent à écrire des pièces pour eux 47 . Nous ne pouvons donc pas comparer avec précision ce qui se joue dans leur théâtre avec ce que nous avons observé chez les Français. On ne peut toutefois manquer d’être frappé par un contraste très net, s’agissant du duel, entre deux sources successives : le Scenario de Domenico Biancolelli, l’Arlequin de la troupe italienne de Paris depuis 1662 jusqu’à sa mort en 1688, qui détaille les interventions d’Arlequin dans soixante-dix-neuf canevas de la troupe 48 , et les pièces écrites pour son successeur, Evariste Gherardi, telles qu’elles se trouvent transcrites dans les six volumes du recueil de Gherardi paru sous le titre Le Théâtre italien à partir de 1694. En effet, si le premier ne comporte aucune exploitation significative du motif du duel par le zanni, que l’on voit tout juste quelquefois s’affoler à l’idée de se battre comme le faisait le valet de comédie à l’espagnole 49 , en revanche dans les pièces écrites pour Gherardi et ses camarades, en particulier Catherine Biancolelli dans le rôle de la soubrette Colombine et Angelo Costantini dans le rôle du valet Mezzetin, il est relativement fréquent que l’on assiste à de courtes séquences de combat à l’épée, assimilables à des duels dans la mesure où deux personnes se battent, mais dépourvues du cérémonial préparatoire traditionnel des duels avec provocation, cartel ou témoins 50 . On observe cependant que dans les scènes écrites, les combats occupent une place minime et surtout très épisodique. Le duel n’y constitue alors ni un enjeu dramaturgique important, ni même un effet spectaculaire essentiel qui aurait valeur de clou : ce n’est qu’une démonstration parmi d’autres de la virtuosité des comédiens, et surtout de leur agilité physique. C’est ce qu’on observe, par exemple, dans une scène de Colombine avocat pour et contre où la soubrette se substitue à Arlequin dans un combat contre Cinthio, avant de se retourner contre lui : CINTHIO d’un air négligeant, se mettant à rire, et lui jetant la manche de son juste au corps au nez. Ha, ha, ha ! la belle figure ! 47 Celles-ci seront publiées par Evariste Gherardi à partir de 1694 sous le titre Le Théâtre italien. 48 Voir Delia Gambelli. Arlecchino a Parigi t. II, op. cit. 49 Voir par exemple le scénario de la version italienne du Maître valet, dans Delia Gambelli, Arlecchino a Parigi t. II, op. cit., pp. 381-385. 50 Voir par exemple Fatouville, Colombine avocat pour et contre, 1685, (II, 6) ; Palaprat, La Fille de bon sens, 1692, (III, 7) ; Le Noble, Les Deux Arlequins, 1691, (II, 12) ; Dufresny et Regnard, La Foire Saint-Germain, 1695, (III, 3) ; Barante et Biancolelli, Arlequin misanthrope, (II, 7). Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 311 ARLEQUIN, enfonçant son chapeau d’une main, et mettant l’autre sur la garde de son épée. Comment jernie ? à un homme comme moi ? Par la mort, par… CINTHIO d’un ton ferme. Que voulez-vous faire de cette épée-là ? ARLEQUIN d’un ton radouci. Je veux la vendre, monsieur. La voulez-vous acheter ? CINTHIO mettant l’épée à la main. Il y a longtemps que je te cherche. Allons, morbleu, l’épée à la main, ou je te tue. COLOMBINE saute sur l’épée d’Arlequin, la lui arrache, et se bat contre Cinthio, qui s’en va en disant : Je n’aurais point d’honneur de me battre contre une femme. ARLEQUIN tout joyeux de l’action que la Moresse vient de faire, court à Pasquariel. Ah, monsieur, la brave Moresse que vous avez là ! elle vient de me sauver la vie. Il n’y a rien au monde que je ne donne pour l’avoir. Tenez… je vous en baillerai quarante sols. COLOMBINE se dévoilant prend Arlequin par le bras, et lui présentant la pointe de l’épée dans le ventre, dit : Perfido, traditore, m’avrai negli occhi, se non m’hai nel core. Et s’en va avec Pasquariel et les deux Mores, qui s’en retournant, passent devant Arlequin en jouant de leurs flûtes. ARLEQUIN. Hé, allez-vous-en au diable avec vos fanfares. Et s’en va 51 . Dans ce passage, Colombine se bat à deux reprises à l’épée, ce qui est l’occasion pour son interprète de faire la preuve de son adresse d’escrimeuse. Le procédé est particulièrement nouveau lorsqu’il est assumé par une femme, la comédienne qui joue Colombine : Catherine Biancolelli est ainsi amenée à se battre à l’épée à deux reprises, mais aussi à manier le bâton, à exécuter d’innombrables impostures, pour la plupart masculines, à plaider comme un avocat et à soutenir une thèse truffée d’expressions latines. Le fait que Colombine s’empare de ces séquences traditionnellement réservées aux valets, en particulier l’Arlequin, est significatif de leur valeur : les vedettes comiques du Théâtre-Italien se battent à l’épée comme ils se déguisent, dansent ou jouent de la musique, dans cette recherche de divertissement et de satisfaction des sens qui, selon Samuel Chappuzeau 52 , les caractérise. Ici, les combats de Colombine ne sont que des instants de spectacle passagers, aussitôt chassés par le numéro de musique des deux Mores. Le contraste entre ce qui apparaît comme deux époques successives du Théâtre-Italien de Paris au XVII e siècle, si tant est qu’on puisse donner aux rares éléments dont nous disposons un quelconque caractère représentatif, 51 Fatouville, Colombine avocat pour et contre, 1685, (II, 6). 52 Samuel Chappuzeau, Le Théâtre français, Lyon, M. Mayer, 1674, livre I, chapitre XXI : « Différence de la comédie française d’avec l’italienne, l’espagnole, l’anglaise et la flamande ». Céline Candiard 312 peut s’expliquer par deux hypothèses non exclusives l’une de l’autre. La première consisterait à invoquer les compétences individuelles des comédiens : si l’Arlequin de Gherardi se bat plus volontiers que l’Arlequin de Biancolelli, qui par ailleurs lui sert largement de modèle, c’est peut-être parce que le premier comédien était meilleur escrimeur que le second, tout comme l’étaient peut-être Costantini et Catherine Biancolelli. La seconde hypothèse serait de suggérer qu’à la fin du siècle, les tensions ayant accompagné dans les années 1640 l’imposition stricte du respect des bienséances sur les scènes françaises s’étaient dissipées, que la mémoire même de ces tensions était en train de disparaître et que la représentation du duel ne constituait désormais plus un enjeu esthétique. Dans ces conditions, le voir réapparaître sur une scène où les bienséances sont de toute façon moins respectées qu’ailleurs, où les personnages ont par ailleurs l’habitude de manger, dormir ou tenir des propos obscènes, toutes choses que les Comédiens-Français ne font plus guère, devient envisageable. Le duel a perdu sa force polémique, ce qui lui a permis du même coup de devenir un ornement spectaculaire de plus dans l’arsenal gestuel des Italiens. Il ne s’agit pas ici d’établir une continuité artificielle entre le valet froussard qui domine les comédies françaises de la première moitié du XVII e siècle, personnage incompatible avec le duel alors réservé au gentilhomme, et le zanni italien habile de la fin du siècle, qui se bat à l’épée comme il fait une pirouette : ils ne peuplent pas les mêmes théâtres et ne répondent pas aux mêmes nécessités. Ils se sont cependant donnés à voir aux spectateurs de la même ville, et les Français comme les Italiens de Paris n’ont cessé d’intégrer des motifs et des traits spectaculaires les uns des autres, a minima de les prendre en compte. Nous proposons seulement ici l’hypothèse que pour que le duel à l’épée puisse finalement être traité à la fin du siècle comme un simple procédé de spectacle pour un Arlequin ou une Colombine, il a fallu que l’impossibilité de jouer ce duel sur les scènes héroïques le fasse considérer comme un sujet comique envisageable, pas un simple motif, mais un élément spectaculaire central, dont le valet bouffon puisse s’emparer pleinement et dans toutes ses dimensions. Conçu comme un adieu burlesque au duel, au moment où les bienséances en font disparaître la représentation sur les scènes héroïques, le Jodelet duelliste de Scarron a imposé un nouveau paradigme en transformant la valeur du duel sur la scène théâtrale : de simple représentation d’une pratique sociale polémique, il en a fait un motif comique, émancipé d’une référentialité stricte et tirant sa valeur de sa force spectaculaire. Ce faisant, il l’a déchargé de sa portée politique, lui ôtant du même coup sa force subversive. Désormais inoffensif, le duel de comédie Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 313 peut alors réapparaître sans susciter le scandale : il est devenu un procédé de virtuosité scénique parmi d’autres. Bibliographie Sources Chappuzeau, Samuel. Le Théâtre français. Lyon, M. Mayer, 1674. Dictionnaire de l’Académie française t. I. Paris, Vve J.-B. Coignard, 1694. La Grange. Registre. Paris, J. Claye, 1876. Léris, Antoine de. Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres. Paris, C. A. Jombert, 1763. Mémoire de Mahelot, éd. Pierre Pasquier. Paris, Honoré Champion, 2005. Mercure françois ou Suite de l’Histoire de notre temps t. XVIII. Paris, Jean Richer, 1633. Perrucci, Andrea. Dell’Arte rappresentativa premeditata ed all’improvviso, « Regola XII - D’alcuni azioni apparenti nel rappresentare ». Naples, Michele Luigi Mutio, 1699. Études Candiard, Céline. Esclaves et valets vedettes dans les comédies de la Rome antique et de la France d’Ancien Régime. Paris, Honoré Champion, 2017. Cavaillé, Fabien. Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du XVII e siècle. Paris, Classiques Garnier, 2016. Cuénin, Micheline. Le Duel sous l’Ancien Régime. Paris, Presses de la Renaissance, 1982. Dumas, Catherine. Du Gracioso au valet comique. Contribution à la comparaison de deux dramaturgies (1610-1660). Paris, Honoré Champion, 2004. Scherer, Jacques. La Dramaturgie classique en France. Paris, Armand Colin, 2014. Thuret, Sylvie. « Le théâtre espagnol de Lesage : la Comedia comme jardin cultivé en secret », dans Christophe Couderc (dir.), Le Théâtre espagnol du Siècle d’Or en France : de la traduction au transfert culturel. Nanterre, PUPN, 2012, p. 145-164. PFSCL XLV, 89 (2018) Le duel au risque du ridicule. Violence et expression de soi dans l’histoire comique du XVII e siècle A LEX B ELLEMARE (U NIVERSITÉ D ’O TTAWA ) Dans la tradition de l’histoire comique - une sous-variété métacritique du roman du XVII e siècle, mêlant à la fois réalisme anthropologique et caricature sociale -, le combat singulier, rigidement codifié et entendu comme une réparation de l’honneur souillé, reste plutôt inusité. Cela ne signifie pourtant pas qu’on ne se livre pas bataille ; seulement, les altercations sont plus aléatoires que scénographiées, et engagent généralement une pluralité d’individus. Les différends individuels dégénèrent souvent en mêlée générale. Cette manière de concevoir le combat de façon collective, comme le lieu d’une décharge incontrôlable des passions, contraste avec l’imaginaire héroïque, dont la pratique du duel constitue autant une démonstration de puissance qu’un travestissement de la justice royale et divine 1 (qui deviennent des instances secondaires, puisque les nobles se chargent eux-mêmes d’administrer le droit de vengeance). Entendu à la fois de façon littérale (un combat à mains armées) et métaphorique (une confrontation belliqueuse entre deux personnages, qui s’exprime comme une cérémonie martiale), le duel est une figure qui traverse diversement l’histoire comique, étant convoquée autant comme un mécanisme de régulation sociale qu’un motif structurant du récit. En effet, 1 Le duel n’est pas une pratique anodine, en ce sens, puisqu’elle implique de braver littéralement les deux grands pouvoirs sous l’Ancien Régime : la monarchie et l’Église. En effet, « une pratique qui met en péril la vie des protagonistes s’oppose à l’interdit de l’homicide, voire à celui du suicide, c’est pourquoi ceux qui se livrent au duel peuvent se voir menacés d’excommunication ». Denis Bjaï et Myriam White-Le Goff, « Introduction », dans Denis Bjaï et Myriam White-Le Goff (dir.), Le Duel entre justice des hommes et justice de Dieu, du Moyen Âge au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 11. Alex Bellemare 316 le duel est le plus souvent, dans ces textes placés sous le signe de la satire, une déformation de l’imaginaire nobiliaire au cœur de la symbolique du combat singulier. Les qualités investies par la pratique ritualisée du duel sont ainsi infléchies, contrefaites, tordues : la vertu héroïque, la noblesse et le jugement divin sont autant de valeurs qui sont burlesquement rabaissées. Toutefois, malgré l’aspect carnavalesque et l’héritage ménippéen qui particularisent la majorité des romans comiques du XVII e siècle, la question de l’honneur - qui est triplement conçue comme une force physique, une façon de se distinguer et une action détournant le plan providentiel - est une constante narrative de ces romans, qui demeurent largement dominés par la déconstruction de l’idéal héroïque promu par les romans baroques de la même époque. En examinant quelques romans comiques exemplaires de la production du XVII e siècle - Le Gascon extravagant d’Onésime de Claireville (1637), Le Page disgracié de Tristan L’Hermite (1643), Le Roman comique (1651-1657) de Paul Scarron, l’Autre monde (1657-1662) de Cyrano de Bergerac et Le Roman bourgeois (1666) d’Antoine Furetière -, nous souhaitons explorer, dans le présent article, les différentes configurations narratives à travers lesquelles apparaît le duel, et de montrer en quoi il est un marqueur de distinction et une expression (violente) de soi 2 . Il existe, dans l’histoire comique, au moins trois grandes catégories de combat singulier, qui sont autant de façons de régler un conflit fielleux entre parties courroucées : ce sont les duels burlesques, héroï-comiques et juridiques. Chacune de ces manières de se battre déploie une dramaturgie distinctive, et remplit des fonctions diverses. D’abord, le duel burlesque est surtout caractérisé par sa flamboyance, par ses combattants insolites. En dépit de l’apparence fantasque de ces combats, ils remplissent néanmoins une fonction singularisante : celle de réparer (souvent instinctivement) l’honneur, de déterminer un nouveau rapport de force. Ensuite, le duel héroï-comique est celui qui imite le plus manifestement la pratique réelle et codifiée du duel sous l’Ancien Régime : il est un moyen de définir l’individu et, surtout, de révéler une noblesse autrement dissimulée dans le lignage. Enfin, le duel juridique est la variante proprement bourgeoise du duel aristocratique : par des querelles judiciaires, par des chicanes implexes et 2 Il y a quelque chose de profondément socioculturel dans l’appréhension de la violence. Comme le remarque justement Robert Muchembled, « [c]éder devant un offenseur, être battu ou diffamé est déshonorant, non seulement pour celui qui est concerné, mais pour tous ses proches qui l’obligent à réagir même s’il ne le souhaite pas. Dans ce cadre, la violence est à la fois légitime et obligatoire pour échapper à la honte ». Robert Muchembled, Une histoire de la violence, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 49. Le duel au risque du ridicule 317 des procès infinis, les combattants cherchent, en s’affrontant publiquement, à défendre leur honneur et leur vérité. Bref, le duel dans l’histoire comique tient plus du spectacle, donc du théâtre et de la mise en scène, que de la théorie (on évoque peu son déroulement et ses procédures, on ne détaille presque pas les motivations des combattants, on s’attache encore moins au jugement des autorités dans l’après-coup de la bataille) ; il est une représentation, qui renvoie, ainsi, à des enjeux qui ne sont pas strictement politiques 3 , mais également identitaires. Le duel est en cela un idéalisme : la violence qui lui est intimement associée est une forme radicale d’expression de soi. 1. Le duel burlesque. Ruse et simulation Dans la filiation quichotesque 4 , l’inénarrable antihéros du Gascon extravagant - un cavalier atrabilaire se vantant de faits d’armes le plus souvent imaginaires - illustre la dimension spectaculaire du duel, surtout lorsqu’il est pratiqué dans un univers sacrifié au comique. Au moins deux situations narratives impliquant un duel physique se rencontrent dans le texte iconoclaste d’Onésime de Claireville, l’une montrant comment tuer un ennemi sans l’affronter, l’autre comment perdre honteusement un duel simulé. En racontant les exploits de son défunt père, le Gascon met d’abord 3 Au contraire des nouvelles et des romans baroques de la même époque, qui dissertent parfois longuement sur l’interdit du duel, l’histoire comique fait plus ou moins fi du contexte socioculturel dans lequel il s’inscrit. Cependant, imaginaires et pratiques ne concordent pas toujours historiquement. La figure du noble qui guerroie est moins une réalité qu’un « mythe », déjà au XVII e siècle. En dépit de cette situation, comme l’explique Pascal Brioist, « [l]es nobles n’en continuent pas moins de révérer une religion chevaleresque décalée par rapport à leurs pratiques réelles, dans laquelle l’épée joue un rôle central […] Porter les armes, se battre en duel, devenait la marque de cet héritage ». Pascal Brioist, « L’invention de l’escrime moderne, de Rabelais à Montaigne », dans Pascal Brioist, Hervé Drévillon et Pierre Serna, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVI e -XVIII e siècle), Paris, Champ Vallon, 2002, p. 50. 4 Comme dans Don Quichotte, le personnage principal du Gascon extravagant est un frondeur acharné qui s’avère inoffensif, un combattant dont l’ardeur n’a d’égal que la faiblesse. Dans le livre matriciel de Cervantès, qui fixe les stéréotypes des personnages devenus fous après avoir lu trop de romans de chevalerie, la question du duel est déjà placée sous l’égide du burlesque : Don Quichotte se bat contre des moulins, provoque pendant son errance de nombreux chevaliers en duel ; la constante demeurant que ces combats sont vains et absurdes, dans la mesure où Don Quichotte s’invente un monde afin, pourrions-nous dire, de combattre toujours. Alex Bellemare 318 en évidence une méthode de combat fondée sur la sournoiserie et la lâcheté. Le Gascon se rappelle, avec une fierté bizarre, le duel entre son père et l’un de ses cousins germains. Le père du Gascon, « qui dés l’enfance avoit l’esprit porté aux armes 5 », provoque son cousin en duel pour dénouer quelque dispute, jurant « qu’ils ne seroient point contens qu’ils ne se fussent tirez du sang l’un et l’autre 6 ». Or l’adresse supposée du père concerne moins le maniement d’armes que l’art consommé de la feinte : « [m]on pére qui étoit vaillant et subtil, de peur de tuer son ennemy, se blessa de son poignard à la main fort légérement, incontinent il en sortit du sang 7 ». Cette blessure autoinfligée permet au père du Gascon, prétextant sa défaillance et son démérite, de simuler sa défaite. Marchant de dos, désarmé et convaincu de sa victoire, le cousin reçoit soudainement de son adversaire meurtri « deux grands coups d’épée dans les reins 8 », le tuant sur le coup. La crainte de terrasser son ennemi se transforme bientôt, couardise aidant, en puissance de mort : le père gagne le duel, mais finira sa vie dans l’errance puisque deux paysans, ayant vu l’artifice, le dénoncent aux autorités. Ce duel burlesque, remporté par une ingéniosité bien peu courageuse, est pourtant considéré, par le Gascon, comme le fait saillant de la biographie de son père, dont il ne dira à peu près rien d’autre 9 . La théorie gasconne du duel stipule donc que le déshonneur repose avant tout dans la défaite, bien plus que dans la manière (perfide) de gagner un combat : la peur panique de mourir autorise les pires vilenies. Le personnage fou de Claireville retiendra surtout de cet événement la notion de simulation, d’invention. En effet, la vaillance, dans l’imaginaire malade du Gascon, est surtout une affaire de représentation. Le Gascon et le narrateur, qui déambulent ensemble dans le château qui leur sert de gîte, voire de théâtre comique, s’arrêtent net à la vue d’un tableau, où l’on « voyoit la figure de deux personnages qui avoient l’épée à la main 10 ». Le tableau représentant des duellistes en pleine action suscite deux réactions 5 Onésime de Claireville, Le Gascon extravagant, éd. Felicita Robello, Albano Terme, Piovan, 1984, p. 68. 6 Idem. 7 Idem. 8 Idem. 9 Cet événement est, plus largement, une stratégie narrative mêlant ironie et bouffonnerie : « [cela] brise à la fois le topos du gascon fanfaron, en mettant en scène un père assassin, chassé par son propre géniteur pour cet impardonnable forfait ». Jean-Pierre Cavaillé, « L’extravagance gasconne dans Le Gascon extravagant : un déguisement “pour parler librement de tout” », Les Dossiers du Grihl (2007), § 29, http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 260. 10 Onésime de Claireville, Le Gascon extravagant, op. cit., p. 100. Le duel au risque du ridicule 319 complémentaires : d’abord la moquerie, ensuite la démonstration. Le Gascon se gausse d’emblée de la piètre exécution des combattants, en langue gascogne : « Diou me sauve dit-il en les regardant, voilà deux fermes ignorens, ils n’ont jamais apris à vatre le fer, et ce marault ne porte pas le pied, et ne sçait pas alonger 11 ». L’avis du Gascon, on s’en doute bien, n’est pas de l’ordre de l’esthétique ; il concerne uniquement la méthode employée par les médiocres combattants. Dans un épisode qui tient de la farce, le Gascon, qui veut montrer ce qu’il sait faire, provoque le narrateur à un duel à grands coups de bâton. L’affrontement est cependant de courte durée, le narrateur, plus fort et doué, châtie physiquement le pauvre cavalier gascon : « je le laissois porter et puis apres avoir paré je luy donnois si fort contre l’esthomach, qu’il fut contraint de me dire que j’étais un rude joueur 12 ». Bien que feint et sans véritable conséquence, ce duel laisse le chevalier fou dans une position lamentable : [j]’avois jusques icy creu que rien au monde n’étoit capable de me vaincre, je deffiois toutes les forces qu’on estimoit les plus puissantes, et jamais je n’avois rien trouvé qui me fit de la resistance. Faut-il que je sois aujourd’hui si mal-heureux que de voir un homme plus adroit aux armes que moi 13 . Croyance et expérience s’entrechoquent, ici, jusqu’à déstabiliser l’univers du chevalier imaginaire. Le combat joué entre le Gascon et le narrateur, en dépit de sa facticité, crée un ressac psychologique : la déconfiture du cavalier inapte a des effets désastreux sur son moral, ce dernier s’apitoyant sur son triste sort. Alors qu’il critiquait quelques minutes plus tôt, avec ironie et confiance, les duellistes du tableau, le Gascon se trouve, quelques minutes plus tard, en état de choc. Qu’elle soit picturale ou dramaturgique, la représentation du duel met en jeu la force, la valeur, l’honneur de l’individu qui prend les armes. Malgré leur dimension profondément burlesque, ces deux duels portent néanmoins la marque d’une violence définitoire et singularisante : la bravoure se gagne dans le sang, l’honneur disparaît dans la défaite. Le duel engage alors des enjeux de pouvoir physique et de justice humaine, et sa pratique, déloyale ou dérisoire, programme et détermine l’individu qui combat. Il n’y a pas que la manière de combattre qui est burlesque, dans l’histoire comique ; parfois, ce sont les combattants qui le sont. Dans l’Autre monde de Cyrano de Bergerac, un récit de voyage extraterrestre qui mêle 11 Idem. 12 Ibid., p. 101. 13 Ibid., p. 102. Alex Bellemare 320 rêverie utopique et réflexion libertine, le combat est souvent moins physique qu’intellectuel. Le personnage principal Dyrcona, il est vrai, maîtrise davantage la pointe que l’épée 14 . Or cela ne signifie pas pour autant que le texte cyranien soit exempt de duels. La réflexion sur la violence et le combat, dans l’Autre monde, s’effectue sur deux plans corrélés : l’un étatique, l’autre mythologique. D’une part, les sélénites, peuples vivant sur la lune, ont de la guerre entre nations une conception pour le moins stérile. Effectivement, le résultat de tout combat est déterminé au hasard, la pratique de la guerre étant prédéfinie, voire superflue : Quand les arbitres […] élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre, les soldats estropiés d’un côté sont tous enrôlés dans une compagnie, et lorsqu’on en vient aux mains, les maréchaux de camp ont soin de les opposer aux estropiés de l’autre côté. [...] Si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux 15 . La guerre se fait en respectant une justice et une équité extrêmes 16 . Mieux : la guerre est vidée de ses significations politiques et sociales ; elle est sans 14 Ailleurs dans son œuvre, Cyrano développe ce qui s’apparente à une philosophie, à une esthétique du duel, notamment dans la lettre « Le duelliste », qui s’intègre au corpus des Lettres satiriques et amoureuses. Dans cette lettre, il s’imagine persécuté de tous : « [q]uand tout le genre humain serait érigé en une tête ; quand de tous les vivants il n’en resterait qu’un, ce serait encore un duel qui me resterait à faire ». Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Lettres satiriques et amoureuses, précédées de Lettres diverses, éd. Jean-Charles Darmon et Alain Mothu, Paris, Desjonquères, 1990, p. 97. Cette tyrannie qui s’exerce sur Cyrano - du moins le narrateur des Lettres se sent attaqué de toutes parts - entraîne au moins deux conséquences sur le plan de l’énoncé et de l’énonciation : d’une part, Cyrano se représente en animal, par le biais d’un porc-épic, « voyant que personne ne [s’]approche de [lui] sans se piquer » (ibid.) ; d’autre part, il grandit ses exploits de bretteur jusqu’à la démesure, affirmant qu’il a « tellement peuplé l’Enfer [avec ses victimes], qu’elles regorgent sur la terre » (ibid.). Si Cyrano a effectivement pratiqué ce que nous avons nommé ailleurs le « duel littéraire » dans ses Lettres, le présent article se concentrera surtout sur les représentations littéraires du duel dans l’histoire comique. 15 Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, suivi du Fragment de physique, éd. Madeleine Alcover, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 92-93. 16 Francis Assaf affirme même que la logique du monde renversé qui préside à la structure de l’Autre monde de Cyrano est un « tremplin à l’exposition de sa Le duel au risque du ridicule 321 finalité, sans objectif précis. Comme un scénario qu’on répète mécaniquement, tout geste, tout mouvement est prédestiné, pleinement attendu. D’évidence, l’art lunaire de la guerre est le miroir inversé de celle qu’on pratique en Europe au XVII e siècle, « où le monarque n’avait garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre 17 ». Significativement, la réaction de Dyrcona, devant cette philosophie de la guerre invalidée d’avance, est un éclat de rire : dans l’imaginaire européen à la fois impérialiste et belliciste, il est en effet inconcevable que le combat (qu’il soit entre nations, entre groupes ou entre individus) se solde aussi absurdement. Le combat n’est jamais qu’un simple jeu : il programme un état de civilisation, il fixe des manières d’être et conditionne des façons de penser. C’est la mise en application de ces préceptes qu’on observe d’autre part, dans le monde solaire. Vers la fin du récit de l’Autre monde - qui resta inachevé à la mort de l’auteur -, le personnage romancé de Campanella décrit longuement le combat, grandiose car mythologique, entre une salamandre et une rémore. Ce combat, qui prend des proportions métaphoriques, met en tension deux conceptions difficilement conciliables du duel : l’expression de la providence et l’affirmation de l’orgueil sacrilège des hommes. Le narrateur et Campanella assistent, admiratifs et presque sans voix, à ce « fameux combat 18 » : La salamandre attaquait avec beaucoup d’ardeur ; mais la remore soutenait impénétrablement. Chaque heur [qu’elles] se donnaient engendrait un coup de tonnerre, comme il arrive dans les mondes d’ici autour, où la rencontre d’une nue chaude avec une froide excite le même bruit 19 . Le choc entre ces deux animaux mythologiques, véritable « confrontation du feu destructeur et de l’eau maléfique 20 », entraîne des conséquences environnementales, climatiques : les enjeux du combat dépassent et transcendent les combattants. La rémore, qui l’emporte ultimement, « se laissa choir de toute sa pesanteur sur l’estomac de la salamandre, avec un tel succès, que le cœur de la pauvre salamandre, où tout le reste de son ardeur s’était concentré, en se crevant, fit un éclat si épouvantable que je ne sais rien dans philosophie libertine, matérialiste et certainement pacifiste ». Francis Assaf, « Avatars de la guerre cyranienne : du macrocosme au microcosme », Les Lettres romanes, 69, 3-4 (2015), p. 332. 17 Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, op. cit., p. 94. 18 Ibid., p. 305. 19 Idem. 20 Patrick Dandrey, « L’imaginaire du voyage interstellaire : Cyrano / Dyrcona poète de la divagation aérienne », Seventeenth-Century French Studies, 30, 2 (2008), p. 138. Alex Bellemare 322 la nature pour le comparer 21 ». Ce combat singulier est toutefois routinier dans le monde solaire ; il est d’une certaine façon inévitable, puisqu’il est dans la nature de ces animaux de se battre, nonobstant le résultat qui est toujours le même. Un peu à la manière du Gascon, énergique et toujours prêt à prendre l’épée, la salamandre, dont la nature est proprement brûlante, subit une cuisante défaite face à la rémore, concrétisant le schéma cyranien selon lequel le combat est une passion bouillante et morbide. Mais en fusionnant, en quelque sorte, avec son adversaire, la rémore retient ce qu’il y avait de plus honorable dans la salamandre : sa vertu, son courage, sa force. Tuer son ennemi dans un duel est essentiel, non pas en tant qu’homicide prémédité, mais bien pour s’auréoler de la gloire du défunt ; tuer, c’est prendre possession des qualités de son adversaire. Dans l’histoire comique, ce ne sont pas que des nations autodestructrices ou des animaux mythologiques qui pratiquent le duel burlesque ; il arrive parfois qu’un nain ait maille à partir avec un coq d’Inde. Un chapitre entier du Page disgracié est en effet consacré à ce combat pour le moins inhabituel. Anselme, un nain séjournant au château d’un grand seigneur en qualité d’espion, est d’abord décrit, ainsi que le veut la tradition farcesque, comme un personnage détestable : « c’était la plus méchante et la plus malicieuse créature qu’on pût rencontrer 22 ». C’est avec très peu de compassion, donc, que le narrateur considère les persécutions subies par le nain aux mains d’un coq d’Inde particulièrement rude et bagarreur. Coiffé du titre programmatique « Duel du nain et du coq d’Inde », le chapitre XXV du Page disgracié met en scène une lutte miniaturisée, qui fonctionne stylistiquement sur une isotopie du petit. Bien que cette séquence narrative soit définie comme un duel, il s’agit surtout d’une manigance : le nain - « ce petit monstre 23 », « ce petit traître 24 » - conçoit le dessein « d’assassiner l’animal dont il était persécuté 25 », en s’armant « d’une vieille rondache de comédie 26 » pour mener son projet à son funeste terme. Anthropomorphisé 27 , le coq d’Inde 21 Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, op. cit., p. 305-306. 22 Tristan L’Hermite, Le Page disgracié, éd. Jacques Prévot, Paris, Gallimard, 1994, p. 235. 23 Idem. 24 Idem. 25 Ibid., p. 238. 26 Idem. 27 La présence d’un bestiaire burlesque dans Le Page disgracié ancre effectivement le récit dans un réalisme grotesque. De fait, « les animaux sont […] souvent mis en scène dans de courtes séquences où la tonalité est celle des contes facétieux dont Le duel au risque du ridicule 323 s’érige en véritable rival, que le nain finit par percuter de dos en « déchargea[nt] un grand coup de son coutelas sur le col de son ennemi 28 ». Cette représentation burlesque du duel entre le nain et le coq d’Inde, exécuté en cachette et mené de façon hypocrite, insiste sur la dimension animale, voire comiquement ridicule, du point d’honneur. Mais le nain n’est toutefois pas au bout de ses peines : un vol de perdrix est le mobile d’un autre pugilat, cette fois grivois, mettant le seigneur Anselme aux prises avec deux jeunes filles, vexées de s’être fait berner par l’espion devenu voleur. La saynète a tout de la bouffonnerie, les combattants étant dépeints comme des animaux enragés : « [c]es deux jeunes demoiselles abordèrent le nain en même temps et le portèrent par terre avec une impétuosité merveilleuse ; jamais deux bons lévriers d’attache lâchés à propos ne colletèrent un sanglier avec plus d’ardeur 29 ». Plus généralement, ces batailles en format réduit renvoient à la dynamique même du Page disgracié, qui suit une logique de la persécution stipulant que nous sommes toujours la victime d’un plus puissant que nous 30 . Quoique cocasse, ce duel, qui exploite à plein les procédés du carnaval, met en relief la dynamique de renversement qui préside dans l’expérience du combat : par la force et la ruse, celui qui s’imagine tyrannisé peut inverser les rôles avec son oppresseur en remportant un simple combat, qu’il soit loufoque ou sérieusement entrepris. Dans cette fantasmatique de la vengeance, où l’honneur apparaît comme un principe malléable, la victime se transforme quelquefois en bourreau. Cette conception du duel réparateur est également à la source même du personnage du page. Comme l’explique Patrick Dandrey, « le Page a le sang chaud et l’âme vive, comme en témoigne son penchant au duel (partagé avec la jeunesse de son époque) 31 ». Effectivement, la première disgrâce du page est causée par un combat fortuit, où il tue un cuisinier qu’il avait pris pour un fantôme ; il s’ensuit des le page s’avoue lui-même grand lecteur ». Nadia Maillard, « Fonction et représentation des animaux dans Le Page disgracié de Tristan L’Hermite ou le conteur bavard et la linotte muette », dans Charles Mazouer (dir.), L’animal au XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2003, p. 79. 28 Tristan L’Hermite, Le Page disgracié, op. cit., p. 239. 29 Ibid., p. 243. 30 C’est d’ailleurs ce qu’évoque Florence Orwat lorsqu’elle qualifie Le Page disgracié d’« autobiographie de la rédemption et du salut » . Florence Orwat, « Le Page disgracié au miroir de son imaginaire esthétique : pour une lecture nouvelle du roman », Seventeenth-Century French Studies, 25, 1 (2003), p. 225. Le duel est, comme l’écriture, une forme de combat, une entreprise de légitimation. 31 Patrick Dandrey, « Portrait de Tristan L’Hermite en page mélancolique », Dixseptième siècle, 67, 266 (2015), p. 144. Alex Bellemare 324 années d’errance pour échapper à sa sûre sentence. Si la plupart des combats sont sans conséquence majeure, dans l’histoire comique, il reste que le duel causant mort d’homme est souvent un briseur de destin. Comme dans la nouvelle de la même époque, où « le duel est une pratique nobiliaire qui contrevient à l’ordre social, monarchique et divin 32 », il y a dans l’histoire comique des combats qui s’inscrivent dans l’idéal héroïque : le duel est aussi, comme nous le verrons dans Le Roman comique de Scarron, un signe de différenciation sociale, un marqueur de noblesse, une passion définissant la bravoure. 2. Le duel héroï-comique. Poétique de la vengeance Le Roman comique de Scarron se structure en trois grands îlots narratifs : le récit trivial des aventures d’une troupe de comédiens qui s’arrête dans la ville du Mans ; le récit analeptique de certains personnages de la troupe ; les nouvelles d’inspiration espagnole, qui procèdent d’un imaginaire héroïco-galant 33 . Il y a effectivement, chez Scarron, beaucoup de duels que nous pouvons placer sous l’étiquette du burlesque, à la façon du Gascon extravagant et du Page disgracié. Ces combats rocambolesques sont surtout associés au personnage de Ragotin, pantin qui suscite le rire à force de disgrâces et de chutes, et qui installe tout au long du récit la tonalité farcesque de l’ensemble. Le Destin, personnage en quelque sorte central de l’histoire - son intrigue personnelle est celle qui sert de structure et de lien entre les parties disparates du Roman comique -, est l’antithèse du fanfaron Ragotin 34 : la grandeur et la manière du premier imitent la noblesse, tandis que le second, petit avocat de province, cherche constamment à s’élever à un statut plus grand que le sien, mais échoue toujours burlesquement. Le Destin est un gentilhomme qui s’ignore, car dépossédé de son statut : ses parents, par avarice, l’ont en effet vendu alors qu’il était enfant. Son histoire, et plus particulièrement son appétit dévorant pour le duel et la 32 Roxanne Roy, « Du duel sanglant au duel galant. Enjeux de la mise en scène du duel dans les nouvelles de 1660 à 1690 », Tangence, 82 (2006), p. 107. 33 Voir notre article Alex Bellemare, « Tissure et bigarrure dans Le Roman comique », @nalyses, 9, 1 (2014), p. 60-92. 34 Commentant les ordres, les fonctions remplies par Ragotin et le Destin, François Lagarde définit bien les idéologies portées par ces deux personnages contraires : « Destin, qui représente une résolution aristocratique et romanesque, et Ragotin qui, lui, représente une résolution plus foncière, plus réelle, au sens où le burlesque peut être plus “réel”, étant plus bas, plus anthropologique, que le romanesque ». François Lagarde, « Désordre et ordre dans Le Roman comique », The French Review, 70, 5 (1997), p. 671. Le duel au risque du ridicule 325 violence réparatrice, est essentielle pour comprendre les enjeux identitaires au fondement de la pratique du combat singulier. Ainsi, au moins deux types de violence s’opposent, qui correspondent à autant de registres dans Le Roman comique : la violence est soit burlesque, soit romanesque. La violence burlesque, dont Ragotin est la principale et unanime victime, a déjà fait couler beaucoup d’encre chez les critiques ; le petit avocat, érigé en marionnette risible, est mécaniquement frappé par le comique de répétition 35 . Si beaucoup de commentateurs ont fait de Destin l’envers de Ragotin, il convient de souligner que le comédien, chef de la troupe, est, au début du récit, un personnage chiffonné qu’on décrit avec drôlerie : Un jeune homme aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs Pies, Geais et Corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison […] Au lieu du chapeau, il n’avait qu’un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était sans doute un Turban qui n’était encore qu’ébauché, et auquel on n’avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était si longue qu’on ne s’en pouvait aider adroitement sans fourchette 36 . Le portrait de Destin hésite, ici, entre la roture (son habillement dépareillé trahit sa pauvre condition) et la noblesse (son épée est un signe de grandeur et de bravoure). Ses victimes sont pourtant d’innocents bestiaux ; son costume est rapiécé et indigne d’un homme de qualité. Le statut ambigu de Destin reflète déjà les liens troubles entre naissance et mérite, entre être et paraître ; ses actions, son courage (comme le reste du récit en témoignera) et sa grandeur font de lui un individu d’exception 37 , un héros, statut auquel 35 Sabine Gruffat montre bien qu’« en surdéterminant le personnage de Ragotin, l’auteur accentue la démarche burlesque du roman, le renversement parodique des topoï précieux et héroïques perçus comme conventionnels et sclérosés ». Sabine Gruffat, « Le Ragotin de Scarron ou la vitalité du comique de répétition », Études littéraires, 38, 2-3 (2007), p. 124. 36 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Claudine Nédelec, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 50. 37 Le Destin est, en effet, de toutes les actions romanesques du récit : il défend à plusieurs reprises l’honneur de ses compagnons, il part à la chasse des kidnappeurs de l’une des actrices de la troupe, il défend l’honneur de Mlle de L’Étoile : chaque fois qu’une occasion héroïque se présente, le Destin agit avec courage et détermination. Alex Bellemare 326 il ne peut prétendre étant donné ce qu’il imagine être son misérable lignage. Si, dans les premiers chapitres du Roman comique, le Destin est souvent au centre des multiples échauffourées du récit, il devient, au fur et à mesure qu’il raconte son histoire, de moins en moins ridicule, et de plus en plus respectable 38 . Le Destin se bat autant à coups de poing qu’à l’épée 39 ; mais, parmi les combats où les fers se croisent, seul un peut compter pour un véritable duel, c’est-à-dire respectant la mise en scène plus ou moins stéréotypée de cette pratique criminelle 40 . Ainsi, tout commence par l’envoi d’un cartel : Un jour Verville reçut un billet de Saldagne qui voulait le voir l’épée à la main et qui l’attendait avec un de ses amis dans la plaine de Grenelle. Par le même billet Verville était prié de ne se servir point d’un autre que de moi, ce qui me donna quelque soupçon que peut-être il nous voulait prendre tous deux d’un coup de filet 41 . Le duel se fera donc, d’une certaine manière, par équipe : Saldagne se battra contre Verville, Saint-Far contre le Destin. Le Destin, flairant déjà la traîtrise de son ennemi, ne se dérobe pourtant pas ; son courage, son instinct l’invitent naturellement à faire bataille : « [i]l fallut absolument se battre avec les deux moins raisonnables hommes du monde 42 ». L’impératif du 38 Pour Jolene Vos-Camy, en effet, « les aventures burlesques de Ragotin ne font que s’exagérer le long du roman au point où on a quelquefois pitié de lui, alors que les extravagances de Destin se modèrent au fur et à mesure que le fil narratif avance ». Jolene Vos-Camy, « Les folies du Roman comique. Le caractère burlesque et romanesque de Ragotin et Destin », Cahiers du dix-septième. An interdisciplinary Journal, 11, 2 (2007), p. 56. 39 C’est aussi ce que remarque Daniel Riou : « [d]ans quatre [combats] sur cinq il s’agit en fait de situations irrégulières, Le Destin ne faisant que répondre à des attaques ou des embuscades dont il est l’objet. Il y a donc une seule occurrence de duel véritable tel que nous le connaissons, règlementaire, codifié, ritualisé et faisant la part nécessaire de l’honneur des combattants ». Daniel Riou, « La violence comme “disgrâce” et comme “épreuve” dans Le Roman comique de Paul Scarron », dans Martine Debaisieux et Gabrielle Verdier (dir.), Violence et fiction jusqu’à la Révolution, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998, p. 214. 40 Scarron est par ailleurs l’un des dramaturges comiques les plus célèbres au XVII e siècle. L’auteur du Virgile travesti a exploité le motif du duel au théâtre, notamment dans le Jodelet duelliste, qui développe une critique (légère et burlesque) du duel. Les vers conclusifs du monologue de l’acte IV insistent effectivement sur l’aspect aberrant du duel : « O qu’estre homme d’honneur est une sotte chose, / Et qu’un simple soufflet de grands ennuis nous cause ! » Paul Scarron, Jodelet duelliste, Paris, 1668, p. 58. 41 Paul Scarron, Le Roman comique, op. cit., p. 136. 42 Idem. Le duel au risque du ridicule 327 combat est plus fort que la raison, l’appel de la noblesse l’emporte sur le sens commun. C’est ainsi que le Destin tente d’abord, non par crainte mais par jugement 43 , de remettre le duel à plus tard, et de faire entendre raison à son adversaire aveuglé de colère. Ce dernier, plein de fougue, se jette alors sur le Destin, qui le maîtrise car « Dieu favorisa [s]a bonne intention 44 ». Vainqueur, le Destin se fait magnanime : « [c]et homme que vous haïssez tant […] vous donnera néanmoins la vie 45 ». Une fois cette clémence prononcée 46 , le Destin se précipite vers l’autre combat, pour séparer les adversaires. Alors qu’il désarme Saldagne pour mettre fin aux hostilités, le Destin reçoit « un coup d’épée par-derrière par le brave Saint-Far 47 ». L’antithèse « brave Saint-Far », qui est doublement déloyal (il frappe un adversaire de dos, qui vient de lui faire grâce de sa vie), insiste à l’inverse sur le caractère valeureux de Destin. Il est enfin possible de voir dans ce duel raté la naissance de Destin en tant que « noble » : ses parents lui ont arraché son titre, par cupidité et malice, et le fils, à grands coups de sagesse et d’épée, s’est gagné une place parmi les grands. La violence romanesque, plus codifiée et policée, agit alors comme un véritable processus de civilisation : elle est dûment encadrée par l’imaginaire héroïque, qui dispense une conception du monde où la vengeance se négocie d’homme à homme ; la violence burlesque, cacophonique et universelle, renvoie au motif ancien du mundus inversus, alors que la rixe est, plus ou moins généralement, une décharge passionnelle, irrésistible et, ce faisant, risible. Pour le dire en un mot : dans le romanesque, la violence civilise, dans le burlesque, elle ensauvage. Cette tension entre deux types de violence, l’une admise par convention, l’autre ridicule par définition, est surtout visible, dans Le Roman comique, en 43 Rappelons que Saint-Far est connu de Destin, puisqu’il s’agit du frère de son compagnon, Verville. Le conflit armé implique donc, en plus d’une interrogation sur la noblesse, une question de filiation et de loyauté. 44 Idem. 45 Ibid., p. 137. 46 Notons au passage que la pratique du duel est intimement liée à celle de la justice : « le duel dit judiciaire [est] une procédure criminelle, instituée aux fins de découvrir la vérité : on tenait alors pour certain que, Dieu ne pouvant laisser punir l’innocent, il fallait tenter par les armes de lui faire révéler ce qu’il était le seul à savoir ». Micheline Cuénin, Le duel sous l’Ancien Régime, Paris, Presses de la Renaissance, 1982, p. 23. En cela, le duel s’oppose au droit monarchique, qui est l’instance par excellence de la justice. Le duel est considéré comme un crime de lèse-majesté à la fois parce que les duellistes contreviennent aux édits l’interdisant et parce que les combattants, en exécutant la justice, travestissent un droit avant tout royal. 47 Idem. Alex Bellemare 328 raison de la structure bipartite du texte, qui ménage un espace autant à la farce grasse qu’au romanesque le plus pompeux. Dans la deuxième moitié du XVII e siècle, le genre mêlé de l’histoire comique, depuis sa naissance traversée par des enjeux hybridant réalisme et caricature, connaît une sorte de crise : une nouvelle figure, un autre sociotype devient nécessaire pour cristalliser les enjeux narratifs et métacritiques au fondement du genre. Cette figure, ce sera celle du bourgeois 48 , que Furetière mettra en vedette (et en défaut) dans son bien nommé Roman bourgeois. 3. Le duel juridique. Pouvoir et distinction chez les bourgeois La question de la réputation, qui concerne la dimension publique de l’individu, est encore plus manifeste dans le duel qui s’effectue, non par les armes, mais par le biais de plaintes, de procédures judiciaires. Si les lieux et les moyens se distinguent du rituel classique du combat singulier (champ clos, choix des armes, équilibre des forces), il reste que ce que nous pouvons nommer ici la joute juridique poursuit exactement les mêmes objectifs : restaurer l’honneur, affirmer l’individualité, exprimer la vertu. Le duel à mains armées est, en cela, une forme définitive de justice : il s’agit d’un jugement permanent pour dédommager une faute souvent circonstancielle. Dans le combat singulier, la victoire a généralement valeur de vérité ; elle est une preuve, une manière de conclure durablement un différend. Dans la joute juridique, le combat est plus ouvert, moins catégorique, toujours sujet à des rebondissements inattendus. C’est surtout parce qu’un intermédiaire censément impartial s’immisce dans le conflit entre deux parties querelleuses que la joute juridique se civilise ; en incluant un magistrat, qui agit comme caution dans des affaires privées, la joute juridique devient publique, au contraire du duel qui, même s’il nécessite souvent la présence de certaines instances de pouvoir (témoins, parlements, familles), est surtout une justice personnelle. Ce qui singularise encore plus la joute juridique, chez Furetière, est le statut des combattants : ce sont des bourgeois qui guerroient par le biais du 48 Soulignons que le duel, qui persistera dans l’histoire malgré les nombreuses frondes légales auxquelles il fera face, fait également partie prenante du symbolisme bourgeois à la fin du XVIII e siècle : « [l]a Révolution légitime ainsi l’usage du duel hors de la noblesse ou de la caste militaire, inventant au passage le duel politique, les représentants du tiers état n’hésitant pas à relever le gant face aux représentants de la noblesse ». François Guillet, « L’honneur en partage. Le duel et les classes bourgeoises en France au XIX e siècle », Revue d’histoire du XIX e siècle, 1, 34 (2007), p. 58. Le duel au risque du ridicule 329 légal. Rappelons que la pratique du duel est le plus souvent réservée aux nobles, substrat de la nature guerrière de l’ordre des bellatores ; les bourgeois, classe montante dans la société de l’Ancien Régime, sont par définition exclus de ce rituel où se négocient pouvoir et distinction. Le titre de l’œuvre est, à cet égard, pour le moins programmatique : Le Roman bourgeois est construit sous la forme d’un oxymore, puisqu’un roman, pour Furetière, est nécessairement aristocratique (dans ses variantes précieuse, baroque et héroïque, notamment). En ajoutant l’épithète « bourgeois », qui est déjà un mini-manifeste métacritique, Furetière insiste sur le télescopage de deux univers narratifs traditionnellement incompatibles (ce qui est bourgeois n’est pas romanesque par convention). Effectivement, on y rencontre des personnages de la petite bourgeoisie parisienne et, plutôt que d’y entendre des récits d’amour dévorant, ce sont des intrigues de mariage qui prennent l’avant-plan. Il n’est pas étonnant, alors, de retrouver une forme de duel distinctive de la pratique aristocratique : on y remplace l’épée par la plume, le sang par l’encre. Parmi divers cas de figure, retenons le différend qui oppose, dans le second livre du Roman bourgeois, Collantine, une chicaneuse de carrière, et Charroselles - jeu anagrammatique avec le nom de l’écrivain polygraphe Charles Sorel -, un auteur passablement bougre et malveillant. Dans un triangle amoureux 49 , qui tient davantage de l’intrigue administrative que de la passion véritable, Collantine montre régulièrement que c’est bien elle qui détient la balance du pouvoir. Énergique, ayant de l’initiative, Collantine évoque ses frasques judiciaires comme de véritables exploits héroïques, des actions honorables qui exigent respect et admiration ; bref, des faits d’armes. En effet, le portrait brossé par le narrateur met en relief, sur le mode décalé de la satire, ses extrêmes qualités de plaideuse : « [c]e merveilleux génie qu’elle avait pour la chicane parut surtout à l’école lorsqu’on l’y envoya, car elle n’eut pas sitôt appris à lire ses sept Psaumes, quoiqu’ils fussent moulés, que des exploits et des contrats bien griffonnés 50 ». Le narrateur ajoute quelques lignes au portrait, de nouveau en associant des qualificatifs aristocratiques à des actions détestables 51 : 49 Le juge Belastre, qui arbitre les chicanes, est aussi une partie intéressée : il souhaite épouser Collantine, qui s’y refuse avec une obstination acharnée. 50 Antoine Furetière, Le Roman bourgeois, éd. Marine Roy-Garibal, Paris, GF- Flammarion, 2001, p. 232. 51 C’est aussi ce qu’Ansgar Thiele remarque, à propos de l’association entre qualités nobles et agissements médiocres : « [l]e comique est d’abord celui d’un contraste entre les attributs et comportements d’un noble et d’un bourgeois ». Ansgar Thiele, « L’émergence de l’individu dans le roman comique », XVII e siècle, 54, 215 (2002), Alex Bellemare 330 Avec ces belles inclinations, qui la firent devenir avec l’âge le fléau de ses voisins, et qui la rendirent autant redoutée qu’un procureur de seigneurie l’est des villageois, je lui laisserai passer une partie de sa vie sans en raconter les mémorables chicanes, qui ne font rien à notre sujet jusques au jour qu’elle connut notre censeur héroïque 52 . Le narrateur décrit Collantine comme s’il s’agissait d’une héroïne militaire, dont les succès seraient autant d’histoires légendaires. Il insiste encore : « [i]l n’y a rien de plus naturel à des plaideurs que de se conter leur procès les uns aux autres 53 ». Les bourgeois que sont Collantine et Charroselles cherchent à s’élever de leur condition, en adoptant un vocabulaire qui renvoie à l’héroïsme, mais en faisant de petits procès, en s’envasant dans d’interminables litiges. En exploitant les rouages de la justice, Collantine combat sa condition à force de procédures, notamment en prenant possession du bien d’autrui, c’est-à-dire en traînant tout un chacun en justice 54 . Le légal est un pouvoir qui permet à la fois de déposséder autrui et de s’enrichir personnellement ; il s’agit d’une violence retorse, car légitimée par l’institution. Il en va de même de la dynamique des sentiments. Le mariage qui sera finalement conclu entre Collantine et Charroselles renverse considérablement la thématique (héroïque) de l’amour-passion. Les deux époux s’enlisent dans d’infinis conflits plutôt que dans de chaudes embrassades ; Collantine refuse d’ailleurs d’être sous la tutelle de son mari - en cela, Furetière déconstruit la topique du mariage, puisqu’aucun parent n’est impliqué dans l’affaire matrimoniale, et que la femme choisit de se placer dans une séparation de biens. Charroselles, plaideur parasite lui aussi, préfère ses livres ridicules et ses affaires personnelles à son contrat de mariage. Bref, les deux amoureux de façade se sont reconnus : les meilleurs duellistes doivent s’épouser, puisque la ferveur de la querelle détermine, en somme, la valeur de l’individu. p. 260. Le comique, ici, réside dans la disproportion, dans le décalage entre l’intention et la réalité. 52 Ibid., p. 233. 53 Idem. 54 Pour Philippe Gérard, « [l]es discussions entre Collantine et l’écrivain Charroselles permettent à Furetière de dénoncer, sous couvert de l’ironie, non plus les travers d’individus déterminés, mais les vices de la justice et de ses auxiliaires en général ». Philippe Girard. « Rationalité du droit et fiction littéraire », dans François Ost, Laurent Van Eynde, Philippe Gérard et Michel van de Kerchove (dir.), Lettres et lois : le droit au miroir de la littérature, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires de Saint-Louis, 2001, p. 347. Le duel au risque du ridicule 331 En définitive, les multiples procès de Collantine sont autant de combats, autant de moyens pour exprimer une valeur qui n’existe désormais que dans l’ordre du judiciaire. Comment, en effet, un bourgeois peut-il montrer sa bravoure, exprimer son excellence et son adresse ? Avec Le Roman bourgeois, Furetière répond que la dispute judiciaire, qui est une façon éminemment publique de régler des désaccords privés, est, pour le bourgeois en manque de gloire, une sorte d’équivalent légitime à la pratique (criminelle) du duel, étant toujours l’exclusive des nobles. Collantine l’emporte sur tous ses adversaires par son ardeur aux litiges : elle supplante l’autorité acquise du juge, elle renverse les prétentions poétiques de l’écrivain. La parole juridique devient l’arme avec laquelle le bourgeois chicaneur peut guerroyer sans vergogne. En conclusion, il apparaît que la représentation du duel, dans l’histoire comique, se distribue en trois grandes catégories (qui ne sont ni mutuellement exclusives, ni chronologiquement déterminées) : le duel burlesque, le duel héroï-comique et le duel juridique sont autant un procédé de désacralisation de l’honneur aristocratique qu’un moyen par lequel l’individu déclassé s’affirme. En effet, les duels pleinement isolés, qui sont construits selon la dramaturgie rituelle du roman baroque, sont assez rares dans un genre qui présente plus volontiers des bagarres générales, des querelles bruyantes où les combattants deviennent, en quelque sorte, anonymes puisqu’ils représentent une passion universelle. Ce déséquilibre entre mêlées cacophoniques et combats singuliers est symptomatique du personnel romanesque représenté : dans l’histoire comique, en effet, l’individu - même s’il renvoie à des types - est ancré dans un univers comique, médiocre ; de façon générale, il n’aspire pas à la singularisation. Les duels, les combats, la violence sont autant de pulsions, instantanées et indomptables, pour concrétiser un pouvoir sur autrui ; qu’il soit burlesque, héroï-comique ou encore juridique, le duel dans l’histoire comique est moins une affaire de justice pure (qui supposerait une réflexion, une analyse au long cours) que l’expression d’une domination. À la façon du carnaval et du motif du mundus inversus, les bagarres sont, dans une perspective sociale, politique et anthropologique, un désordre qui crée un ordre nouveau. Bibliographie Sources Claireville, Onésime de. Le Gascon extravagant, éd. Felicita Robello. Albano Terme, Piovan, 1984. Alex Bellemare 332 Cyrano de Bergerac, Hercule Savinien. Lettres satiriques et amoureuses, précédées de Lettres diverses, éd. Jean-Charles Darmon et Alain Mothu. Paris, Desjonquères, 1990. Cyrano de Bergerac, Hercule Savinien. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, suivi du Fragment de physique, éd. Madeleine Alcover. Paris, Honoré Champion, 2004. Furetière, Antoine. Le Roman bourgeois, éd. Marine Roy-Garibal. Paris, GF-Flammarion, 2001. L’Hermite, Tristan. Le Page disgracié, éd. Jacques Prévot. Paris, Gallimard, 1994. Scarron, Paul. Jodelet duelliste. Paris, 1668. Scarron, Paul. Le Roman comique, éd. Claudine Nédelec. Paris, Classiques Garnier, 2011. 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Dans le même esprit, la pensée morale, écho, à bien des égards de la pensée politique, donna naissance à des réflexions sur la pacification de la noblesse et la police sociale. Les livres d'édification et les œuvres des moralistes permettent par l'examen approfondi des passions humaines qu’ils proposent, d'éclairer certains aspects de cette pratique de défi, de cet enjeu existentiel, moral et historique qu’est le duel. Dans le domaine de la littérature de fiction, Corneille semble, plus que tout autre, avoir perçu les enjeux du duel. Il en offre, dans Le Cid, deux conceptions charnières, au cœur desquelles se trouvent deux visions de la Justice. D’une part le personnage de Rodrigue se précipite dans un duel de point d’honneur pour accomplir personnellement sa revanche et, d’autre part, le personnage de Chimène demande un duel judiciaire au roi pour venger son père. En cela, Chimène institue les prémices de l’État de droit, transférant la vengeance au détenteur du pouvoir et créant la figure du « Roi-Juge », selon la formule de M. Prigent. En d’autres termes, elle accomplit la volonté de l’autorité politique, qui cherche alors à pacifier la société par l’administration exclusive de la justice. Dans cet article, nous tenterons d’abord d'examiner quelques conceptions fondamentales de la colère et de la vengeance dans l’œuvre des moralistes du XVII e siècle afin d’expliciter les liens entre le duel, l’honneur personnel et la justice étatique. Puis, nous nous attacherons à déceler l'articulation de ces concepts dans le Cid (1637). Helga Zsák 336 1. Colère et vengeance chez les moralistes Le début du XVII e siècle, on le sait, est, comme le siècle qui l’a précédé, fortement marqué par un néo-stoïcisme lui-même fortement influencé par la foi chrétienne. Alors que le stoïcisme et le platonisme de la Renaissance préconisaient un retour à l’homme et croyaient à l’accord de la vertu et du bonheur, c’est-à-dire à l’homme épanoui dans le respect des lois de la nature, le néo-stoïcisme du XVII e siècle considère les passions comme un signe de l’inconstance du monde, contre lequel l’homme doit se prémunir. La colère et la vengeance, sources de nombreux duels, sont, pour les moralistes de l’époque, les passions les plus nocives. Liée à la colère, la vengeance est même, selon Pierre Charron, « fine fleur de folie, ver qui ronge le cœur 1 ». Jean-Pierre Camus la décrit pour sa part comme une « passion furieuse 2 », mais il prend aussi la peine de souligner qu’elle n’est pas seulement une nuisance, puisqu’un appétit de justice guide le vengeur. D’après lui, en effet, « ses aiguillons sont poignants, mais ils sont colorés de justice 3 ». Cependant, il condamne les duels et propose, dans ses Homélies des États Généraux de 1614-15, d’ajouter à l’application stricte des Édits, des mesures sévères comme la confiscation des biens et la perte des charges 4 . De la même façon, les moralistes héritiers d'Aristote condamnent la vengeance, tout en reconnaissant que celle-ci est suscitée par un désir de justice. Le philosophe considérait en effet la colère « comme une disposition qui est bonne 5 », car « endurer d'être baffoué est le fait d'une âme vile 6 ». Toujours d'après le penseur grec, « la colère est le désir, lié à une peine de la vengeance notoire, d'un mépris notoire en ce qui regarde notre personne ou celle des nôtres, ce dédain n'étant pas mérité 7 ». Elle veut « rendre douleur pour douleur 8 » et elle permet de sortir du statut passif de victime pour « redevenir un agent 9 ». La portée de la colère est également limitée, 1 Pierre Charron, De la Sagesse, Bordeaux, S. Millanges, 1601, p. 146. 2 Jean Pierre Camus, Les Diversités t. IX, Paris, C. Chappelet, 1609, p. 5. 3 Ibid., p. 72. 4 Jean-Pierre Camus, Homélies des États Généraux 1614-15, éd. Jean Descrains, Genève, Droz, 1970, p. 165. 5 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. Jules Tricot, Paris, Librairie philosophique Vrin, 1979, (II, 4, 1105b, 25). 6 Ibid., (IV, 11, 1126a, 7 et 9). 7 Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1991, (II, 2, 1378a, 30-31). 8 Aristote, « Traité de l'Âme », dans Œuvres, trad. Joseph Souilhé, Paris, G. Beauchesne, 1929, (I, 1, 403a, 30). 9 Aristote, Rhétorique, op. cit., (I, 10, 1369b, 13). Du duel à la justice 337 contrairement à celle de la haine, car elle s'adresse toujours à un individu 10 . En cela, elle est mesurée et a pour but de rétablir le déséquilibre institué par l'agression ou l'offense. De plus, Aristote considère l'honneur comme « le plus grand des biens extérieurs 11 ». Pour lui, il est ce qui régule les échanges entre les citoyens et le bon ordre de la vie civile. Être « baffoué », subir injustement une « douleur », provoque la colère, mais ces remises en cause « notoires » de la réputation, par le « dédain, le mépris, la honte », sont graves en ce qu'elles portent atteinte à l'honneur, fondé avant tout sur la considération sociale. L'offense, la violence acceptée sans retour, sans réplique, pourrait constituer un aveu de culpabilité ou de lâcheté. Au contraire, répondre à une offense, un mépris, est une action visant à prouver sa dignité sociale. Cette riposte n'équivaut pas cependant au principe du talion, elle n'est pas un nouvel affront car, selon Aristote, « il n'y a dans la colère aucun outrage 12 ». L'action de la revanche vise à rectifier l'injustice et elle éclate en toute sincérité. « La colère agit à visage découvert 13 », ce qui constitue un des principes fondamentaux des duels. Ce processus de vengeance semble même nécessaire au retour à la paix civile, car « le fait de rendre en proportion ce que l'on a reçu, fait subsister la cité 14 ». C’est ainsi que, pour Nicolas Coeffeteau, disciple d’Aristote, la vengeance est liée à la colère et non à la haine, différence capitale, car elle a « des bornes 15 ». De la même façon, la colère « peut, selon le père Senault, nous animer aux belles actions 16 ». Elle est un « juste châtiment, qui a (…) quelque ombre de justice 17 ». Or, la volonté de réattester sa valeur, principe fondateur de la revanche depuis l'Antiquité, est également la motivation à l’origine des duels. Cet état de fait revêt une importance capitale à une époque où la réputation des individus constitue l'un des fils du tissu social en élaboration et où l'honneur est une vertu fondamentale. 10 Ibid., (II, 4, 1382a, 3-18). 11 Aristote, Éthique à Nicomaque. op. cit., (IV, 7, 1123b, 20). 12 Aristote, Rhétorique, op. cit., (II, 3, 1380a, 34). 13 Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., (VII, 7, 1149b, 15). 14 Ibid., (V. 9. 1134 a 8). 15 Nicolas Coeffeteau, Tableau des Passions Humaines, de leurs Causes et de leurs Effets, Paris, Th. Lozet, 1648. p. 188. 16 Jean François Senault, De l'Usage des Passions, Paris, Vve Camusat, 1641, p. 445. 17 Idem. Helga Zsák 338 2. Colère, vengeance et duel Le duel, provenant souvent d’un désir de vengeance et parfois d’une impulsion de colère, est récurrent dans les mœurs du début du XVII e siècle. Il avait jadis été introduit en France par les barbares (Germains, Lombards, Francs) en tant qu’institution judiciaire et consistait à faire surgir la vérité en mettant aux prises innocent et coupable. Il fut interdit par le pouvoir royal dès St Louis, puis fut à nouveau interdit par une ordonnance d’Henri III, deux édits d’Henri IV, le Code de Louis XIII 18 et l'édit du 23 août 1623. Néanmoins, ce sont, selon R. Pintard 19 , près de 7000 hommes qui sont tués en duel entre 1598 et 1609 et encore 940 sous la régence d’Anne d’Autriche. Tallemant des Réaux, l'auteur des Historiettes, consacre un chapitre aux « Duels et Accomodements », mentionnant le cas du baron d'Aspremont de Champagne, qui « se battait quasi trois fois par jour 20 » ou celui du chevalier d'Andrieu, ayant déjà tué à trente ans soixante-douze hommes en duel. Le compte Montmorency osa même braver les décrets royaux et se battre Place Royale. Chez Tallemant, le duel a une valeur aristocratique positive, ce n'est jamais « un crime », comme le remarque F. Billacois 21 . Tallemant relate des exemples de duels dans d'autres classes sociales également, par exemple le brave homme nommé La Tuye qui se bat en duel contre les trois frères Binan, ou le bourgeois qui n'hésite pas à provoquer Charles de Fontenay. Pierre de l'Estoile rappelle que « comme de tout temps la bourgeoisie et le menu peuple ont voulu imiter les seigneurs, la manie des combats singuliers s’étendait aux diverses classes de la société 22 », trait qui en souligne la récurrence. Vital D’Audiguier, dans Le Vrai et ancien usage des duels, réclame au nom de la noblesse le privilège de cette pratique et propose au roi, dans son épitre dédicatoire, de s'en réserver la présidence : 18 Code Louis XIII, Roy de France et de Navarre contenant les ordonnances pour les droits de la couronne, la police entre ses sujets et les règlements de la justice. Paris, J. Quesnel, 1628. 19 René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Genève, Slatkine, 2000, p. 46. 20 Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes t. II, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, 1960, p. 754. 21 François Billacois, Le Duel dans la société française des XVI e et XVII e siècles, Paris, EHESS, 1986. 22 Pierre de l’Estoile, Mémoires-Journaux t. I, Paris, Jouaust et Lemerre, 1875, p. 231- 232. Du duel à la justice 339 Sire il y a un grand procès entre la noblesse et la justice de vostre royaume, dont autre que vostre Majesté ne peut être juge. La noblesse dit qu'un gentilhomme dont l’honneur est offensé doit perdre la vie ou la réparer avec l’éspée ; et la justice au contraire qu’un gentilhomme qui met la main a l’épée pour réparer son honneur doit perdre la vie 23 . Le pouvoir politique et les moralistes relatent donc ces tentatives de contenir les velléités de passions démesurées, ces expédients de justice individuelle, souvent meurtriers, prisés par une partie de la société du début du XVII e siècle dont témoignent les mémorialistes. La littérature fait également écho à cette volonté morale et politique. 3. Une nouvelle conception de la justice : l’exemple du Cid Parmi tous les auteurs de fiction qui ont traité du duel, Corneille est sans doute celui qui a le mieux saisi la possibilité dramatique et scénique qu'offrait le thème dans le contexte contemporain. L'auteur a développé le conflit entre réputation et justice dont le combat est le symbole, à une époque où le pouvoir royal affermissait son autorité. Le Cid présente ainsi deux conceptions charnières du combat, qui illustrent les fonctions possibles du duel dans la société de l’époque. D'une part, le héros principal, Rodrigue, défend l'honneur de sa lignée suite à une offense et, d'autre part, Chimène initie une demande de justice auprès du souverain. Par cette demande, elle se décharge de la violence et de la douleur ressentie, en les déléguant au détenteur du pouvoir dans la cité. La société qui entoure Rodrigue est marquée par les rivalités, les courses aux préséances, l'éclat de l'honneur des Grands et la « domination de soimême 24 ». Une perte réelle ou symbolique de valeur ou de réputation demande réparation immédiate afin de sauver la renommée. « Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien 25 » (921), remarque Chimène qui, dès l’incident du soufflet, était consciente du devoir d’honneur qui s’imposait à Rodrigue avant sa réaction : « Étant né ce qu’il est, souffrir un tel outrage 26 » (489). L’acte du héros coïncide donc avec les conventions requises de l'homme de mérite, traditionnellement agréées par la société féodale. 23 Vital d’Audiguier, Le vrai et ancien usage des duels, Paris, P. Billaine, 1617, épître non paginée. 24 Julien Perrier-Chartrand, « Le héros ordinaire : fortune du modèle cornélien dans l'œuvre tragique de Prosper Jolyot de Crébillon », Posture, 16 (2012), p. 70. 25 Pierre Corneille, « Le Cid », dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, (III, 4). 26 Ibid., (II, 3). Helga Zsák 340 Rodrigue se présente devant Chimène avec l’épée criminelle et demande que son amante se venge par les mêmes moyens : « N’épargnez point mon sang, goutez sans résistance / La douceur de ma perte et de vostre vengeance 27 » (853-854). Il lui attribue ainsi une conception archaïque de la vengeance, inexistante chez elle, semblable à celles des furies excessives dans leur passion. Chimène incarne pour sa part une autre conception du duel. Elle ressent la nécessité impérieuse de venger son honneur, mais loin d'agir comme ses prédécesseurs ou comme les personnages vindicatifs des tragédies baroques, elle se démet de l'accomplissement personnel de la revanche, car elle a intériorisé l'injonction de la réparation sous forme de devoir et non de haine. Un léger voile est tissé, un espace intercalé entre la revanche et la restitution de l'honneur bafoué, qu'elle accomplit par une demande équitable, publique. Le devoir d’honneur s'inscrit comme une évidence lors de la nouvelle de la mort de son père : « Son sang sur la poussière écrivait mon devoir 28 » (676). L'espace où elle s’exprime est la Cour, siège du pouvoir, elle se tient au pied du Trône et sa revendication perd pour cette raison son caractère privé : « Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance 29 » (689). En réponse à Don Sanche qui veut la venger par un duel de point d’honneur, elle réaffirme sa volonté de justice : « J'offenserais le Roi qui m'a promis justice 30 » (753). Elle refuse également la séparation entre le domaine privé et public en rappelant les vertus politiques de son père : « Vous perdez en la mort d'un homme de son rang / Vengez-la par une autre et le sang par le sang 31 » (691-692). Ce recours à la justice monarchique, central pour tout sujet offensé, reste la condition de la naissance de l'État. Chimène a donc « interiorisé le duel », comme le souligne M. Prigent 32 et a ainsi créé le « Roi-Juge ». Cela car elle tente d'inscrire la vengeance dans l'espace public, alors que Rodrigue se précipite pour l'accomplir en privé afin de laver l'offense. Lui-même qualifiera l'héroïne de « Juge 33 » en une reconnaissance inconsciente de son action. Par cette demande, Chimène renoue avec la forme aristotélicienne de la vengeance, « à visage découvert », « juste », mesurée et publique, en vue de 27 Ibid., (III, 4). 28 Ibid., (II, 8). 29 Idem. 30 Ibid., III, 3. 31 Ibid., (II, 8). 32 Michel Prigent, Le Héros et l'État dans la Tragédie de Pierre Corneille, Paris, Presses universitaires de France, 1986, p. 116. 33 « Mon Juge est mon amour, mon Juge est ma Chimène », Pierre Corneille, « Le Cid », op. cit., (III. 1). Du duel à la justice 341 rétablir l'honneur perdu, dont la pertinence est agréée également par le pouvoir. Rodrigue reprend le schéma traditionnel du duel d'honneur, alors que Chimène reconnait au combat un contenu éthique et initie une forme de justice officielle en inscrivant l’honneur dans les fondements de la cité. Elle reflète ainsi la démarche du pouvoir étatique contemporain qui tente de contenir les règlements de conflits individuels et qui refuse toute séparation entre l'ordre public et personnel. L'acte de Chimène institutionnalise le règlement privé de l’offense, outrepassant ainsi « la dichotomie polarisée des passions et de la loi, entre les passions qui seraient désordonnées et un ordre social qui ne s'imposerait à elles que de l'extérieur 34 ». L’héroïne fait progresser l'ordre légal et son exécution au cours de la pièce, à l'exemple des injonctions politiques et judiciaires de l'époque. Symboles, tour à tour, de l'exubérance et de la régulation, les duels cristallisent, dans Le Cid, les vertus d’un monde en devenir et d’un État nouveau. Bibliographie Sources Aristote. Œuvres, trad. Joseph Souilhé. Paris, G. Beauchesne, 1929. Aristote. Éthique à Nicomaque, trad. Jules Tricot. Paris, Librairie philosophique Vrin, 1979. Aristote. Rhétorique, trad. Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1991. Audiguier, Vital d’. Le Vrai et ancien usage des duels confirmé par l’exemple des plus illustres combats et déffys qui se soient faits en la Chréstieneté. Paris, P. Billaine, 1617. Camus, Jean-Pierre. Les Diversités. Paris, C. Chappelet, 1609-18. (11 vol). Camus Jean Pierre. Homélies des États Généraux 1614-15, éd. Jean Descrains. Genève, Droz, 1970. Charron, Pierre. De la Sagesse. Bordeaux, S. Millanges, 1601. Code Louis XIII, Roy de France et de Navarre contenant les ordonnances pour les droits de la couronne, la police entre ses sujets et les règlements de la justice. Paris, J. Quesnel, 1628. Coeffeteau, Nicolas. Tableau des Passions Humaines, de leurs Causes et de leurs Effets. Paris, Th. Lozet, 1648. Corneille, Pierre. Œuvres complètes t. I, éd. Georges Couton. Paris, Gallimard,1980. De l'Estoile, Pierre. Mémoires-Journaux t. I. Paris, Jouaust et Lemerre, 1875. Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes, éd. A. Adam. Paris, Gallimard, 1960. Senault, Jean-François. De l’Usage des Passions. Paris, Vve Camusat, 1641. 34 Georges Courtois. La Vengeance du désir à l'institution. Paris, Cujas, 1984, p. 14. Helga Zsák 342 Études Billacois, François. Le Duel dans la société française des XVI e et XVII e siècles. EHESS, 1986. Courtois, Georges. La Vengeance du désir à l'institution. Paris, Cujas, 1984. Perrier-Chartrand, Julien. « Le héros ordinaire : fortune du modèle cornélien dans l'œuvre tragique de Prosper Jolyot de Crébillon », Posture, 16 (2012), p. 69-77. Pintard, René. Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle. Genève, Slatkine, 2000. Prigent Michel. Le héros et l'État dans la Tragédie de Pierre Corneille. Paris, Presses universitaires de France,1986. Zsák, Helga. Le thème de la vengeance des femmes dans la tragédie française de la paix de Vervins (1598) à la Fronde (1648-53). Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1999. PFSCL XLV, 89 (2018) Le duel dans les Mazarinades. Théâtralité textuelle du mot « duel » sur la scène de la Fronde P ATRICK R EBOLLAR (U NIVERSITÉ N ANZAN ) « La victoire que l’homme emporte sur vn autre, doit estre conquise par la pointe de la raison ». (Aux François fratricides, par un ecclésiastique 1 , 1652, p. 4) Le glas du duel fut-il sonné par les Mazarinades ? Le duel de plume a-t-il remplacé le duel d’épée ou au pistolet ? - symboliquement au moins, historiquement peut-être, quantitativement sans doute. Et au-delà des réalités duelles ou individuelles, l’image sociale de cette chevaleresque et létale dualité d’honneur, et tout ce qu’elle régissait ou à quoi elle se rattachait dans la société médiévale et à la Renaissance, a-t-elle été remplacée par l’image non létale d’un accommodement urbain et déjà bourgeois, qui serait le prolégomène d’un contrat social dans lequel, au moins en apparence, l’opposition duelle serait remplacée par la soumission au collectif ? Ne serait-ce pas, au fond, ce que martèle La Fontaine ? Car combien de ses Fables montrent, et ce dès le titre, une binarité agonistique qui dénonce le plus souvent un schéma social agonisant, ou pour le moins affaibli et stigmatisé quel que soit le vainqueur ? Le chêne et le roseau 2 , bien sûr, voit la victoire du faible qui négocie avec les éléments, qui « plie et ne romp[t] 1 Cette mazarinade, présente dans le corpus en ligne du Projet Mazarinades (cf. mazarinades.org), provient de la collection de l’Université de Tokyo (cote B-9-31) et elle est référencée dans Célestin Moreau, Bibliographie des Mazarinades, Paris, J. Renouard, 1850-1851 avec le numéro 436, soit la référence M0_436 de la nouvelle numérotation proposée en 2011 par l’équipe des Recherches Internationales sur les Mazarinades. 2 Jean de La Fontaine, Fables., Paris, C. Barbin, 1668, (I, 22). Patrick Rebollar 344 pas », contre le fort qui, « au Caucase pareil », ne peut s’accommoder aux changements. Dans La cigale et la fourmi 3 , la cigale, « fort dépourvue », est littéralement exposée par le texte, sa désinvolture complètement imaginaire 4 fait scandale à toutes les lignes du texte tandis que rien n’est dit de la fourmi, sinon qu’elle n’est « pas prêteuse », c’est-à-dire qu’elle est économe, et donc déjà membre d’un collectif social conditionné par l’économie. Dernier exemple, dans Le loup et le chien 5 , le loup s’enfuit, certes, et semble triompher parce qu’il garde sa liberté - tel La Fontaine lui-même peut-être - mais à quel prix ? Celui de l’isolement et de la famine dans la forêt, c’est-àdire en dehors de la société - la société où l’on doit, il est vrai, porter collier. Un corpus numérique de Mazarinades, à définir préalablement, sera utilisé ici pour montrer que la période de la Fronde est un moment critique, peut-être pas seulement pour le duel, durant lequel le modèle nouveau de la parole sociale supplante le modèle ancien de l’action nobiliaire. Cela se produit dans un contexte plus général de pensée philosophique et morale où la théorie de la souveraineté de Jean Bodin était déjà bien connue des lettrés et des juristes, où Descartes, en 1649 dans Les passions de l’âme 6 , semble vouloir changer, inconsciemment peut-être, le sens du mot « courtois » en considérant qu’il s’agit de « faire du bien aux autres hommes », où paraît en 1651 le Leviathan de Thomas Hobbes, dont certains éléments ou arguments politiques et épistémologiques - notamment contre la violence inhérente à l’état de nature - devaient forcément déjà affleurer dans la société. Mais résumons d’abord, sous la forme rapide d’un conte, l’histoire de ce corpus de Mazarinades. Il était une fois, dans le lointain empire du soleil levant, une belle collection de plus de 2700 mazarinades que laissaient dans le noir les lourdes portes d’une grande bibliothèque. Elle était belle, certes, mais personne ne la pouvait voir. Une fée chercheuse du Japon, alors en 3 Ibid., (I, 1). 4 Le mode de vie de la cigale n’a rien à voir avec la description de La Fontaine ! Voir les erreurs relevées par Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques t. V, Paris, Ch. Delagrave, 1897, p. 215. 5 Jean de La Fontaine. Fables. op. cit., (I, 5). 6 René Descartes, Les passions de l’âme, Paris, H. Legras, 1649, art. 156. Rappelons qu’à partir du XII e siècle, le mot courtois qualifie un membre de l’entourage du souverain tenu de respecter des valeurs morales et de se comporter avec de bonnes manières. Descartes attesterait d’un franchissement social : le passage d’une éthique d’avant qui consistait à ne pas faire de mal aux autres sinon en y étant contraint et en respectant certaines formes à une conscience nouvelle de vouloir faire du bien aux autres. Le duel dans les Mazarinades 345 quête de burlesque, vint à passer par là et s’éprit de la belle collection. « Mais comment faire pour te sortir de là, ma belle ? », se lamentait cette fée japonaise. Après des années de longs et assidus travaux 7 , la fée chercheuse parvint à convaincre le bureau impérial qui lui manda de faire une copie virtuelle de la belle collection de Mazarinades. Elle recruta par la suite un lecteur français de sa connaissance 8 et ils firent en deux ans une complète numérisation qu’ils mirent en ligne sur les autoroutes de l’information de 2011, tout en continuant à y ajouter des métadonnées, même quand une grande catastrophe irradia toute une région de l’empire nippon. Pour faire découvrir cette prodigieuse création que devenait de jour en jour leur Projet Mazarinades et la rendre utile à d’autres, ils commencèrent à visiter des bibliothèques de France, où l’on ignorait parfois avoir aussi une belle collection de Mazarinades, ils trouvèrent de savants amis qui les soutinrent pour faire éclore de beaux colloques, jusqu’au jour où il fut certain que la belle collection pouvait être admirée de tous, qu’elle pouvait venir en aide à celles et ceux qui la sollicitaient, et même devenir, par sa beauté et sa performance, un encouragement pour d’autres projets. Alors la fée et le lecteur converti furent heureux et connurent beaucoup de chercheurs et de chercheuses qui commencèrent des thèses 9 . Car il se trouve que les Mazarinades n’ont pas encore livré tous leurs secrets, en partie à cause des difficultés d’accès mais aussi à cause de la mésestime - idée reçue que résumait Flaubert : « Les mépriser. Inutile d’en connaître une seule 10 . » De fait, elles forment un ensemble très hétérogène d’environ 5000 publications imprimées entre juin 1648 et août 1653 et qui commentent, accompagnent et alimentent la période dite de la Fronde, centrées le plus souvent sur la personne, l’histoire et les activités de Mazarin. L’hétérogénéité en est à la fois générique, volumique et tempo- 7 Tadako Ichimaru, dont il est ici question, a soutenu sa thèse de doctorat à l’Université de Tokyo en 2006 sous le titre (en japonais) Qu’est-ce que les Mazarinades ? (non publiée, on en trouvera un résumé dans la page à l’adresse suivante : http: / / mazarinades.org/ 2007/ 10/ quest-ce-que-les-mazarinades-resumede-these-de-doctorat/ ). Elle a ensuite obtenu une subvention de recherche en 2008 pour la numérisation des mazarinades de la collection de Tokyo ; puis elle a codirigé l’équipe de recherche des RIM subventionnée en 2010-2013 pour la création du Projet Mazarinades. 8 Qui n’est autre que l’auteur du présent article. 9 Le terme « beaucoup » est quelque peu exagéré car début 2018, il n’y aurait que deux thèses en cours s’appuyant en partie sur le Projet Mazarinades. Il y a toutefois plusieurs étudiants de master qui utilisent le corpus en ligne pour des travaux sur le XVII e siècle. 10 Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, commencé vers 1850 et publié pour la première fois chez L. Conard en 1913. Patrick Rebollar 346 relle : générique puisque les nombreuses pièces en vers burlesques côtoient des arrêts, vrais et faux, des correspondances vraies et fausses, des périodiques d’information et de désinformation, des traités politiques, des chansons, des horoscopes, des entretiens de voyageurs ou de paysans, parfois en patois, quelques thèses en latin, etc. - la liste des genres n’en est pas encore arrêtée - ; volumique puisqu’à côté d’une majorité de pièces de 4 à 8 pages, vite imprimées, lues et probablement détruites, se trouvent des mémoires de 40 ou 60 pages, parfois plus longs encore quand y sont incluses d’autres pièces, commentées ou non ; temporelle, enfin, car au lieu d’une parution linéaire de 1000 pièces par an, ou de 19 libelles hebdomadaires, il y a deux années de très forte activité, 1649 et 1652, tandis que 5 à 10 fois moins de pamphlets paraissent les autres années 11 . Ajoutons à cela une forte variété qualitative et le nombre important de pièces ordurières ou blasphématoires ; la réticence de beaucoup de littérateurs et d’historiens semble ainsi compréhensible. Telle était en tout cas la situation avant les importantes études de la seconde moitié du XX e siècle, notamment celles de Christian Jouhaud et Hubert Carrier qui inspirèrent en partie le Projet Mazarinades. Ce sont donc les 2709 pièces de la collection de Tokyo que, depuis 2010, l’équipe des RIM (pour Recherches Internationales sur les Mazarinades) a numérisées, transcrites, renseignées et mises en ligne dans le site du Projet Mazarinades, accessibles principalement par les fonctions de catalogue et de recherche lexicale. Commençons par la recherche du duel dans le catalogue, que nous compléterons ensuite par la recherche lexicale dans le corpus. Les formes « DUEL » et « DVEL », au singulier, sont les seules présentes, quatre fois, dans des titres de pièces ; pas de pluriel ni de duelliste(s) 12 . Ces 4 pièces, dont une en double dans la collection de Tokyo, concernent toutes le fameux duel entre les ducs de Beaufort et de Nemours, le 30 juillet 1652. 11 Les premiers décomptes sérieux ont été proposés en 1850 par Célestin Moreau dans l’introduction de sa Bibliographie des Mazarinades (voir notre réédition en ligne : http: / / mazarinades.org/ 2015/ 04/ introduction-de-la-bibliographie-des-ma zarinades-par-celestin-moreau-1850/ ), mais on se référera surtout au graphe de Hubert Carrier qui recense précisément les Mazarinades sur l’ensemble de la période et fait apparaître la prééminence des années 1649 et 1652. Hubert Carrier, La presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades. La conquête de l’opinion, Genève, Droz, 1989, p. 275. 12 Voir les titres reproduits ci-dessous. Cette recherche de titre, comme toute autre, peut être effectuée dans le site en utilisant la fonction de recherche dans le catalogue, à l’adresse : http: / / mazarinades.org/ corpus/ . Un document rassemblant les liens et les résultats du présent article a été mis en ligne à l’adresse : http: / / mazarinades.org/ 2018/ 02/ duel-dans-les-mazarinades/ Le duel dans les Mazarinades 347 Ce duel resté célèbre oppose deux frondeurs qui sont également beauxfrères, Nemours ayant épousé la sœur de Beaufort. Pour différentes raisons, ils ne s’entendaient pas depuis longtemps. Déjà en avril 1652, après un malentendu dans les mouvements de troupes près de Jargeau, Nemours accusait Beaufort de trahir le prince de Condé. Par la suite, Nemours aurait provoqué Beaufort en duel en l’accusant, selon certains propos, de « trahir la France et le roi 13 », expression malheureusement absente des Mazarinades… Le duel eut lieu vers l’emplacement actuel de la place Vendôme, au pistolet et à l’épée. Nemours tira le premier, manqua Beaufort qui proposa d’en rester là. Mais Nemours s’emporta, voulut tirer l’épée, Beaufort tira alors à son tour et le toucha mortellement. Pour ne pas déplaire au prince de Condé, un prêtre appelé dans le voisinage certifia, même si personne n’y croyait, que Nemours mourant se serait repenti, de sorte qu’il pût être inhumé chrétiennement. Mais l’archevêque, bravant Condé, fit interdire toute pompe à la cérémonie. Quant à Beaufort, selon Valentin Conrart, il « eut le bonheur d’être excusé, même par ceux qui ne l’aimoient pas 14 ». Y a-t-il eu des historiens pour vouloir que la raison du duel ait une cause nationale plutôt qu’un différend familial ? Vouloir tuer en duel celui qui a trahi « la France et le roi » pourrait en effet passer pour une circonstance atténuante du double crime (désobéir et tuer) - au point d’excuser Nemours pour avoir outrepassé l’interdit du duel, pourtant renouvelé en septembre 1651 par Louis XIV, dès sa majorité, moins d’un an avant les faits. Voici les titres de ces trois pièces : • Le recit dv dvel deplorable entre messieurs le duc de Beaufort & de Nemours. auec ce qui s’est passé dans le luxembourg entre monsieur le prince & le comte de rieux 15 . • Le dvel de monsievr le dvc de Beavfort ivstifié par l’innocence de ses mœurs, par le succez de ses armes, & par sa fidelité incorruptible enuers les bourgeois de paris. avec le paralelle de ses actions, & de celles du coadjuteur, pour seruir de preuue à ses trois raisonnemens 16 . 13 Dans le site Histoire et secrets, qui ne donne pas ses sources : http: / / www.histoireet-secrets.com/ articles.php? pg=42&lng=fr (consulté le 10/ 02/ 2018). Les Mémoires de Conrart ne donnent pas de raison, sinon « une haine et un mépris étrange » de Nemours pour Beaufort. Valentin Conrart, « Mémoires », dans Mémoires pour servir à l’histoire de France t. IV, éd. Joseph-François Michaud et Jean-Joseph François Poujoulat, Paris, Éditeur du commentaire analytique du code civil, 1838, p. 587. 14 Ibid., p. 589. 15 Pièce de 8 pages, référence Moreau [M0_2992], cote Tokyo : B_9_19. 16 Pièce de 32 pages, [M0_1176], cote Tokyo : B_9_21. Patrick Rebollar 348 • La censvre et l’antidote de qvelqves maximes tres-pernicieuses, contenuës dans vn libelle qui a pour titre, le recit du duel déplorable entre messieurs les ducs de Beaufort, & de Nemours. addressé à la noblesse raisonnable & chrestienne 17 . Ces titres montrent déjà une diversité intéressante : tandis que le premier propose deux épisodes différents tout en suggérant leur interdépendance dans un certain contexte politique commun, le deuxième propose un Beaufort « justifié » et ses actions mises en « parallèle » avec celles du futur cardinal de Retz, dans une tout autre perspective politique. Quant au troisième titre, incluant celui de la première pièce auquel il prétend être une « réponse 18 », il entre dans la catégorie de ce que l’équipe des RIM propose de nommer « méta-mazarinade 19 » quand il y a citation extensive, intertextualité discursive ou incorporation pure et simple d’autres pièces. Même si ce n’est pas le cas de toutes les mazarinades, il apparaît déjà que beaucoup d’entre elles se présentent comme des appareils textuels qui affichent leur prétendu mécanisme discursif - « prétendu » parce qu’il arrive que le contenu d’une pièce ne tienne pas la promesse de son titre. Autre remarque péri-textuelle que l’on peut faire : les cotes de ces 3 pièces, dans la collection de Tokyo, sont presque contiguës. B_9, suivi des numéros 19, 21, 23. Cette succession a-t-elle une valeur, un sens ? Autrement dit : comment fonctionne cette cotation ? Ou encore : quelles sont les métadonnées sur les collections dans le Projet Mazarinades ? La collection de Tokyo, dont on peut voir en annexe 1 le chariot 20 dans la réserve de la bibliothèque principale de l’université, est composée de 5 sous-collections, nommées de A à E, de provenances visiblement différentes et qui ont été rassemblées pour la vente au XX e siècle. La collection B est composée de 20 volumes probablement reliés peu après la Fronde. Son commanditaire, ou propriétaire, dont les initiales DB ou BD n’ont pas encore permis l’identification, a groupé les pièces par personnalité et par période, 17 12 pages, M0_672, cote Tokyo : B_9_23. 18 Voir la notice de la pièce dans la Bibliographie de Célestin Moreau ou dans notre catalogue en ligne. 19 Tadako Ichimaru. « Les Mazarinades et leur étude aujourd’hui : la place du Japon », intervention au colloque L’exploration des Mazarinades, Université de Tokyo, novembre 2016, à paraître (programme en ligne à l’adresse : http: / / mazarinades.org/ 2016/ 08/ l-exploration-des-mazarinades-tokyo-20161103/ ). Le terme est repris dans la Liste des genres & catégories, document en ligne : http: / / mazarinades.org/ 7-liste-des-genres-categories/ 20 Cette photographie, dans la page « chariot » du site web, contient des zones cliquables permettant d’accéder directement aux listes des pièces des différentes sous-collections : http: / / mazarinades.org/ edition/ collections. Le duel dans les Mazarinades 349 en commençant par le roi et la famille royale. Le 9 e volume (voir page de titre en annexe 2), consacré au duc de Beaufort, contient plusieurs pièces qui traitent du même événement. Que l’ordonnance du volume soit thématique ou chronologique, il convient d’établir ce qui fait se suivre ces numéros 19, 21 et 23, ce qu’il y a entre eux, avant et après. La fonction de recherche nommée « chariot » - parce qu’elle présente virtuellement la collection de Tokyo dans l’ordre des volumes et des pièces - permet d’accéder au volume dans sa continuité, et donc, dans notre cas, à la liste des pièces de la fin du 9 e volume. Nous découvrons alors qu’il y a plus d’une dizaine de pièces consacrées à ce duel, le mot « duel » lui-même n’étant pas employé dans les autres titres, comme suit 21 : • B_9_19 (déjà citée) • B_9_20 : RELATION VERITABLE. De ce qui s’est passé dans le combat de Messieurs les Ducs de Beaufort & de Nemours, auec le sujet de leur querelle. [M0_3225] • B_9_21 (déjà citée) • B_9_22 : L’ABOLITION DE MONSIEVR LE DVC DE BEAVFORT AV PARLEMENT DE PARIS. Auec les dernieres Nouvelles de l’Armées de Messieurs les Princes, & l’ordre que Monsieur le Prince à donné pour oster les viures au Mareschal de Turenne. [M0_14] • B_9_23 (déjà citée) • B_9_24 : EPITAPHE DE MONSIEVR DE NEMOVRS. [M0_1267] • B_9_25 : LES REGRETS DE PARIS, SVR LA MORT DE MONSIEVR LE DVC DE NEMOVRS. [M0_3083] • B_9_26 : LES REGRETS DE MADAME LA DVCHESSE DE NEMOVRS, Sur la mort du Duc son Mary. [M0_3082] • B_9_27 : RELATION VERITABLE DE TOVT CE QVI s’est passé en Parlement, le Lundy trentiesme Sept. 1652. EN PRESENCE DE SON ALTESSE Royale, & plusieurs Ducs & Pairs de France. AVEC L’ARREST D’ABOLITION de Monsieur le Duc de Beaufort. Ensemble la Response de Messieurs le Chancellier & Garde des Sceaux de France, aux Lettres de Monsieur l’Aduocat General Talon. [M0_3246] • B_9_28 : LETTRE DE CONSOLATION POVR MADAME LA DVCHESSE DE NEMOVRS. [M0_1925] • B_9_29 : LES PVRES VERITEZ Qui ne sont point connuës. [M0_2929] • B_9_30 : LES MOTIFS DE LA RETRAITE DE MONSEIGNEVR le Duc de Beaufort dans sa solitude. [M0_2502] 21 Cette liste peut également être consultée dans le document en ligne, avec liens hypertextes vers les notices du catalogue. Patrick Rebollar 350 • B_9_31 : AVX FRANÇOIS FRATRICIDES, PAR VN ECCLESIASTIQVE. [M0_436] (Cette pièce étant la dernière de ce 9 e volume.) La recherche lexicale (dans les titres comme dans les textes) montre qu’un mot-thème, comme l’hyperonyme « duel » dans le cas présent, n’est pas nécessairement employé dans un texte où il est cependant question de ce thème. En effet, soit qu’il relève implicitement de l’évidence dans un faisceau d’informations (ici les noms des protagonistes, par exemple), soit qu’il y ait une réticence morale ou autre à l’employer (du fait de l’interdit bien connu de tous), le mot absent n’empêche ni la présence ni la redondance du thème sous-entendu. Ici, malgré le peu d’occurrences du mot, c’est avant tout l’accumulation de ces pièces, chacune gardant ses particularités, qui nous signale l’importance qu’avait eue ce duel pour les contemporains, ainsi que sa possible influence sur le devenir de la Fronde, ce que pourrait résumer cette phrase de Madame de Motteville : « Depuis ces désordres, l’autorité du Roi commença à reprendre des forces, et celle des princes diminua tout-àfait 22 . » Bien entendu, la confidente d’Anne d’Autriche ne se réfère pas seulement à ce duel, cependant inclus et important pour cette période particulière de l’été 1652. La recherche portant sur les titres du catalogue cède logiquement la place à la recherche lexicale dans l’ensemble des textes du corpus. Car outre la lecture nécessaire de ces quelques pièces 23 , il serait intéressant de savoir où et comment le thème du duel est présent dans les Mazarinades dont nous disposons numériquement et, quand le mot est absent, quels synonymes, quelles périphrases ou allusions sont employés. Il ne s’agit donc plus d’une dizaine de pièces, sélectionnées sur catalogue et totalisant 150 pages environ mais d’un ensemble de plus de 20.000 pages, contenant plus de 7 millions de mots. Le mot duel s’écrit « duel », « dvel » mais aussi « duël ». Ces formes peuvent être recherchées séparément 24 ou regroupées. L’emploi d’un « E » dans la requête permet de regrouper les termes contenant les formes de « e » 22 Françoise Bertaud de Motteville, « Mémoires », dans Mémoires pour servir à l’histoire de France t. II, éd. Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Paris, Éditeur du commentaire analytique du code civil, 1838, p. 440. 23 Ici se pose en effet une question méthodologique, et même épistémologique : dans une recherche de ce type, faut-il lire dès maintenant ces pièces entières, ce qui demande un temps considérable mais pas nécessairement profitable à l’étude entreprise, ou attendre les résultats d’une recherche informatisée sur le lexique, susceptible de désigner d’autres pièces pour une lecture plus utile ? 24 Ces recherches lexicales sont effectuées dans la page à l’adresse : http: / / mazarinades.org/ recherche/ . Le duel dans les Mazarinades 351 accentuées ou non à l’emplacement demandé. Tantôt avec un « u », soit « duEl », il y a 54 occurrences ; tantôt avec un « v », il y a 7 occurrences de « dvEl » (en majuscules de titre) ; donc 61 occurrences du mot au singulier. Il peut aussi être au pluriel : 34 occurrences de « duEls » mais aucune de « dvEls ». Le dérivé « duellistes » n’a qu’une seule occurrence, qui est au pluriel, mais il n’y a pas de « dvelliste(s) ». Par habitude, on peut suspecter une variante orthographique avec un seul « l » et, en effet, il y a 2 occurrences de « duelistes ». Le total est donc de 98 occurrences. Elles peuvent être regroupées dans une seule page de résultats grâce à la requête suivante 25 : « d[u-v]El|d[u-v]els|d[u-v]eli.*|d[u-v]elli.* » (98 occurrences en effet). La même requête peut être utilisée en même temps qu’une année de publication, ce qui fait clairement apparaître les deux années les plus importantes : • 1649 : 24 occurrences • 1650 : 7 occurrences • 1652 : 56 occurrences • Autre ou pièce non datée : 11 (? ) Comme on le voit dans l’exemple de l’annexe 3 présentant deux de ces 98 occurrences, les résultats sont proposés sous la forme d’extraits (ou contexte 26 ), précédés des références abrégées de la pièce et suivis de deux liens, l’un pour voir la page entière, texte numérisé ou image de l’exemplaire original, l’autre pour accéder à la notice complète de la pièce dans le catalogue. Un classement de l’ensemble de ces occurrences, à effectuer par la suite selon la cote des pièces, permet tout d’abord de dénombrer les pièces concernées : il y en a 44 au total, soit 1,6 % du catalogue. Il permet aussi de repérer les pièces dans lesquelles les mots de la famille de duel sont employés plusieurs fois, de dénombrer leur fréquence. Ces fréquences pourront être rangées par ordre décroissant, faisant apparaître les pièces les plus concernées, ici celles que nous connaissions déjà par la recherche dans le catalogue : 1652 B_9_23 (pièce de 12 pages) 26 occ. 1652 B_9_21 (pièce de 32 pages) 6 occ. 1652 B_14_16 (double de B_9_21) 6 occ. 1650 A_9_2 5 occ. 25 Voir les explications de cette syntaxe des requêtes dans la même page web, sous les boîtes de formulation des requêtes et des éventuelles restrictions de recherche. 26 À différencier du terme concordance qui propose une seule ligne de texte par occurrence (voir plus bas dans le présent article). Patrick Rebollar 352 1647 B_1_1 4 occ. 1652 B_9_19 4 occ. 1649 C_9_61 3 occ. 1649 A_6_79 2 occ. 1649 C_6_60 (double de A_6_79) 2 occ. 1652 B_16_28 2 occ. 1652 B_18_14 2 occ. 1652 B_18_17 2 occ. 1652 B_9_27 2 occ. 1649 C_4_59 2 occ. Quoique peu pertinent dans notre cas, le tri par ordre chronologique 27 montre à nouveau l’importance de l’année 1652. 1647 B_1_1 4 occ. 1649 A_6_79 2 occ. Total 1649 : 7 1649 C_4_59 2 occ. 1649 C_6_60 (double de A_6_79) 2 occ. 1649 C_9_61 3 occ. 1650 A_9_2 5 occ. 1652 B_14_16 (double de B_9_21) 6 occ. Total 1652 : 44 1652 B_16_28 2 occ. 1652 B_18_14 2 occ. 1652 B_18_17 2 occ. 1652 B_9_19 4 occ. 1652 B_9_21 6 occ. 1652 B_9_23 26 occ. 1652 B_9_27 2 occ. Parmi la dizaine de pièces de 1652 qui traitent directement du duel Beaufort-Nemours, celle qui est un commentaire d’une autre (car en effet B_9_23 porte sur B_9_19) présente, avec ses 26 occurrences de « duel », une fréquence des mots bien supérieure à celle des autres pièces du groupe. Qu’est-ce qui se joue dans cette fréquence atypique ? Le titre pose clairement l’intention : « la censure et l’antidote de quelques maximes très pernicieuses » contenues dans Le récit du duel déplorable, etc. Pour l’auteur, qui s’adresse à « la noblesse raisonnable et chrétienne », il ne s’agit pas de trouver ce duel-ci « déplorable » ni de déplorer la mort de 27 Le corpus portant sur une courte période, les résultats annuels sont peu pertinents. Il n’en serait pas de même s’il pouvait y avoir une périodisation mensuelle. Le duel dans les Mazarinades 353 Nemours plutôt que celle de Beaufort, mais bien d’attaquer l’existence même du duel. Il déclare ainsi : « je n’attaque personne […] et que pour le détail de ce combat, je n’en prends aucune connaissance 28 », de sorte qu’il s’inscrit dans la tradition des publications contre le duel par principe et reprend les arguments qu’il juge pernicieux dans la pièce à laquelle il répond. Ces arguments, déjà bien connus et souvent utilisés par les duellistes, et notamment par les duellistes malgré eux dans leur défense, sont ici au nombre de quatre, quatre obligations, ou commandements : défendre son honneur, ne pas être poltron, exercer une prérogative de la noblesse et se montrer généreux en faisant peu de cas de sa propre vie. Pour contrer ces arguments, il s’appuie, écrit-il, sur un livre qu’il a entre les mains depuis peu, intitulé La destruction du duel 29 qui, en effet, date de l’année précédente, 1651. Il en fait la promotion et va jusqu’à en donner les références éditoriales : « Ce liure se vend chez Roger, Libraire, ruë des Amandiers, deuant le College des Grassins. » Pour finir, il cite le Concile de Trente (1563) qui menace les duellistes d’excommunication. Il n’est pas nouveau d’affirmer ainsi que, quelles qu’en soient les raisons, le duel est contre la société et contre la religion. En revanche, cette insistance, incidemment, nous signale que : La faiblesse du gouvernement d’Anne d’Autriche et les troubles de la Fronde […] vont toutefois réactiver les duels et la production sur le sujet. En 1651, un nouvel édit voit le jour, bientôt suivi - signe d’une conception de l’identité nobiliaire qui se modifie -, par une initiative privée de renoncement au combat 30 . Les résultats d’une recherche lexicale peuvent également être visualisés par une concordance 31 , dans laquelle il est possible de ranger les occurrences de différentes manières. L’ordre alphabétique du contexte gauche du mot recherché (voir ci-dessous) permet par exemple de repérer facilement les répétitions dues aux pièces en double ou aux reprises de texte d’une pièce à l’autre. De ce fait, si l’on retire la vingtaine de doublons, le nombre de 98 occurrences descend à 78, en termes d’expressions et de phrases originales. Avec le classement chronologique d’une concordance, l’observation des contextes gauche et droit d’une requête peut permettre de remarquer une 28 B_9_23, p. 6. 29 Cyprien de la Nativité de la Vierge, La destruction du duel par le jugement de messeigneurs les Mareschaux de France, sur la protestation de plusieurs Gentilshommes de Marque, Paris, J. Roger, 1651. 30 Julien Perrier-Chartrand, Le théâtre du sang. Imaginaire héroïque et dramatique dans les traités sur le duel (XVI e -XVII e siècle), Paris, Honoré Champion, 2018, p. 24-25. 31 Les concordances que nous utilisons sont obtenues grâce à un outil logiciel pour l’instant réservé aux membres du Projet Mazarinades. Patrick Rebollar 354 évolution sémantique - ce qui n’est pas le cas avec le duel, d’une part, parce que la période est courte et, d’autre part, parce qu’il y a très peu de qualifications du mot. L’adjectif « déplorable » prend alors tout son sens du fait qu’il est presque le seul employé ; il y a aussi, chacun une fois seulement, les adjectifs « véritables », « malheureux » et « fameux » - fameux au sens de la réputation, sans connotation positive. Une écrasante majorité des emplois est précédée de l’article défini, désignant la généralité, et donc sans pertinence de la distinction singulier / pluriel. Enfin, on ne trouve qu’un seul cas d’appropriation, avec un adjectif possessif, dans une pièce burlesque de 1649, avec « mes dix duels » dans la bouche d’un fanfaron gascon 32 . Extraites de la concordance, voici les 28 premières occurrences du tri alphabétique gauche : 1. B_9_23 (bib: p.9)s Ordonnances qui foudroyent le duel, s’addressent principalement aux Nobles, qui se 2. B_14_16 (bib: p.3)emens. A PARIS, M. DC. LII. LE DVEL DE MONSIEVR le Duc de Beaufort, iustifié 3. C_7_2 (bib: p.5)xprés en France, où il offrit le duel à celuy qui voudroit maintenir que la Reyne sa s 4. B_9_23 (bib: p.10)naturel, du surnaturel : Or le duel est contre la raison, tendant à vne fin mauuaise 5. B_9_23 (bib: p.6)pour poltron qui aura refuse le duel, on qui n’aura point fait vn appel, ayant témoin 6. B_13_54 (bib: p.13)ns la capitale du Royaume. Le duel de Monsieur de Beaufort de Nemours luy rendoit vn 7. B_9_19 (bib: p.4)eur permettent non seulement le duël mais encore le commandement Vn homme ne passera 8. B_9_23 (bib: p.6)eur permettent non seulement le duel, mais encore le commandent. 2. Qu’vn homme ne pa 9. B_1_1 (bib: p.170)ns les duels. Dauantage, si le duël est vne action genereuse, il s’ensuit que deux 10. B_18_7 (bib: p.5)enant de la Connestablie sur le duel du Duc de Beaufort, lesquelles le Parlement ne tro 11. A_9_2 (bib: p.21) de ce costé-là. Au surplus, le duel n’est qu’vne vertu de gladiateur, nous ne pouu 12. A_6_8 (bib: p.3) crimes en vertus, canonizer les duels, les meurtres les adulteres, mettre les Rois leur 13. B_17_22 (bib: p.14)l a Scellé l’Edict contre les duels qui fut publié dans le Parlement, le Roy Parleme 32 La rencontre d’vn Gascon et d’vn Poitevin, les fanfaronades de l’vn, et les continvelles railleries de l’avtre. dialogve, [M0_3346], cote locale : C_9_61, p. 8. Le duel dans les Mazarinades 355 14. B_9_23 (bib: p.12) Concile de Trente, contre les Duels, en la Session vingt-cinquiesme. Chap. 19. QVE le 15. D_1_7 (bib: p.16)e dégradent eux-mesmes dans les duels, pour prendre la qualité infame de gladiateurs. 16. B_1_1 (bib: p.170)nce, ne paroist point dans les duels. Dauantage, si le duël est vne action genereuse, 17. C_10_11 (bib: p.8)es violences, il deffendit les duels, il chastia rigoureusement les impies les blasphe 18. B_9_23 (bib: p.8) aussi dauantage à detester les duels que tout le reste des hommes qui sont capables de 19. A_9_2 (bib: p.21)mais si on oste les duels, comment est-ce que la Noblesse pourra tesmoigner son courage ? 20. B_14_16 (bib: p.3)ne se reconnoist point par les duels qu’il a fait, mais bien par les combats qu’il 21. A_9_2 (bib: p.20)a point quelque remede pour les duels. L. G. SIRE, Cette maladie qui paroist incurrable 22. B_1_1 (bib: p.169)timbrés, se persuadent que les duels ne sont pas moins glorieux aux ieunes Princes, qu 23. B_14_16 (bib: p.17)eois, on luy fait refuser les Duels du Duc de Candale, de Gerzé, de Brancas, de Ruui 24. B_9_23 (bib: p.9)nt ne connoistrons que tous les duelistes dans ces deplorables combats n’ont pas vne 25. C_2_35 (bib: p.3)deffensif, Sert plus dans leurs duëls que lengin offensif. En cét arroy guerrier ces 26. B_16_28 (bib: p.29) si ozé de faire des apels ou duels, espandant le sang dans des querelles particulier 27. B_14_16 (bib: p.30) Duc de Beaufort, par quelque duël ou dans les Armées, si par ses intrigues il met 28. C_7_69 (bib: p.4) traisneurs de rapieres, querelleurs, duelistes, ennemis de nôtre Estat, se retirent Indépendamment de la lecture utile de telle ou telle pièce, le champ des recherches lexicales peut être élargi par l'observation des contextes : « Edict » (n° 13) et « Concile de Trente » (n° 14), bien sûr, mais aussi les verbes « offrir » (n° 3) ou « faire des ap(p)els » (n° 26), les substantifs « rapière », « querelleur » (n°28), etc. Les occurrences 7 et 8 permettent de voir la reprise entre les deux pièces vues plus haut, la seconde citant la première en retirant le tréma de « duel » et en corrigeant la coquille « commandement » en « commandent ». En retournant aux résultats par contexte, tels que les fournit au public le Projet Mazarinades, il est possible de sortir de l’étroit lexique du « duel » et de découvrir in situ les mots, expressions ou formes allusives employés pour désigner, qualifier ou encadrer le duel. On trouvera notamment les mots et expressions « querelle », « combat » associé à « honneur », « offense » et Patrick Rebollar 356 « offensé », mais aussi « brette », « bretteur 33 », « cette lice », « la guerre […] l’intestine », le « champ clos », le « pré », « l’appel », le « cartel de déf(f)i(t) » ou de « défy », etc. En revanche, aucune occurrence de l’expression « jeter le gant » dans notre corpus de Mazarinades, ni aucun gant dans un contexte de défi ou de duel 34 . On peut regrouper tous ces termes dans un champ sémantique du duel, obtenu non pas a priori mais par la plongée dans les textes, c’est-à-dire par la fouille textuelle. L’étude de ce champ sémantique du duel dans le corpus serait alors un énorme travail, qui dépasse en tout cas les limites de la présente étude, peut-être un sujet de doctorat. L’occurrence n°19 - « mais si on oste les duels, comment est-ce que la Noblesse pourra tesmoigner son courage ? », extraite du Catéchisme royal de 1650 - montre bien le désarroi existentiel de la noblesse. Cette pièce de Pierre Fortin, sieur de La Hoguette, se présente comme un débat socratique entre le roi (dénommé « LR » dans le texte) et le gouverneur (« LG »). À la page 20, LR demande « s’il n’y a point quelque remède pour les duels ». La longue réponse de LG est plus politique que juridique. En résumé : il conviendrait d’abord de modérer plutôt que d’interdire complètement. Puis de faire établir si l’injure est avérée et assumée (si ce n’était pas qu’un simple malentendu). Ensuite, si le combat doit avoir lieu, de considérer les seconds comme des juges, qui ne doivent donc pas se battre. À la question que pose ensuite le roi, « comment la noblesse pourra témoigner son courage ? », le gouverneur répond finalement : « dans vos armées, Sire ! » Et le roi de comprendre que « le vray honneur » est associé au « bien de [s]on Estat. » Le gouverneur disait également : « les querelles ne sont rien autre chose qu’vne impuissance actiue ou passiue en la societé de la vie ciuile ». Or c’est bien cette conscience nouvelle, cette prise de conscience de l’existence d’une 33 Dans Le combat de deux autheurs, sur le sujet de leurs pièces du temps, en vers burlesques, Paris, 1649, 8 p., [M0_708], cote Tokyo : C_2_36. Du fait de son intérêt, nous proposons cette pièce en lecture intégrale en image dans le document en ligne : http: / / mazarinades.org/ 2018/ 02/ duel-dans-les-mazarinades/ . Par ailleurs, le TLF en ligne atteste le mot « bretteur » en 1653 alors que nous en avons ici une occurrence datant de 1649. 34 Il semblerait que cette expression n’ait pas existé avant la Fronde. Le « gant » comme symbole de défi est bien attesté dans Takeshi Matsumura, Dictionnaire du français médiéval, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 1669, mais absent de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) avant de reparaître dans la 4 e édition (1762) avec l’expression « jeter le gant » et, selon la 6 e édition (1832-35), « par allusion à la coutume des anciens chevaliers » - voir ces notices dans le site Dictionnaires d’autrefois : http: / / portail.atilf.fr/ dictionnaires/ onelook.htm (consulté le 25 mai 2018). Le duel dans les Mazarinades 357 « société de la vie civile » dans laquelle la noblesse doit elle aussi entrer qui nous paraît importante, et symptomatique de la transformation en cours au XVII e siècle et tout particulièrement au temps de la Fronde. Transformation dont les Mazarinades témoignent ou que les Mazarinades accélèrent ? La question reste ouverte. Nous pouvons en effet voir dans la Fronde, ou pendant la Fronde, une dynamique complexe faite de multiples luttes entre des partis princiers, financiers, religieux, robins et bourgeois qui s’opposent puis s’allient, ou l’inverse, et qui s’expriment tantôt par l’exercice du pouvoir, tantôt par la propagande, ou par l’action militaire, la diplomatie, voire par l’agitation séditieuse. Tout est toujours mené au nom du roi et du peuple. Mais, dans une Europe où les appétits sont aiguisés par les richesses ultramarines, la légitimité d’un roi mineur est facilement contestable, tout comme est contestable dans le royaume la légitimité d’une régente hispanoautrichienne flanquée d’un ministre italien - même si, in fine, ce sont eux pourtant qui maintiendront l’unité du royaume face à de grandes familles aux troubles ambitions nationales. À ces éléments que l’on pourrait dire politiques, s’ajoutent des difficultés économiques, résultant notamment des guerres et des orientations de la fiscalité depuis Richelieu. Dans cette complexité sociale (de préférence à chaos bien que tous ces phénomènes s’amalgament et s’entraînent les uns les autres de manière aléatoire 35 ), les historiens ont su (ou cru) percevoir depuis longtemps des axes, quelques grandes oppositions parfois révélées par de célèbres duels politiques entre les chefs de partis. Sur ce champ clos de la Fronde, l’ultime peut-être sur lequel les valeurs chevaleresques ont encore cours sans qu’il s’agisse d’une reconstitution 36 , se déroule ainsi une succession ou une superposition de duels qui ne se résument pas seulement au duel caricatural entre le frondeur et le mazarin ni au duel socio-économique entre les officiers royaux et la noblesse d’épée. Certains de ces duels sont de véritables guerres de plumes, c’est-à-dire des duels publics par libelles interposés entre des chefs de partis disposant d’une 35 Aléatoire : ce que les historiens établissent a posteriori passe parfois, téléologiquement sous la plume de certains commentateurs historiques, pour une forme de prédictibilité des événements alors qu’il n’y avait, au mieux, que des probabilités. La maîtrise des événements, ce qui semble être globalement le cas de Mazarin à l’issue de la Fronde (et ce, sans employer les moyens coercitifs d’un Richelieu), passe aussi par une bonne gestion des échecs. Voir Caroline Le Mao, « L’échec, le temps et l’histoire : réflexions autour de la Fronde parlementaire à Bordeaux », Histoire, Économie et Société, 3, (2006), p. 311-334. 36 Comme ce sera le cas au XIX e et au XX e siècle pour des duels où le travestissement chevaleresque, d’inspiration romantique ou parodique, souligne l’intempestivité. Patrick Rebollar 358 équipe éditoriale, avec l'esprit du duel, les codes du duel, mais sans ôter la vie en combat singulier. N’y voyons pas un duel au rabais : il y a de vrais morts et de vrais blessés lors d’escarmouches urbaines et de batailles militaires, des carrières politiques vraiment brisées ou déviées 37 . Par exemple, début 1649 et pendant deux mois entiers, ce que les journalistes d’aujourd’hui nommeraient un bras de fer : après la fuite de la famille royale durant la nuit du 5 au 6 janvier 1649 jusqu’à la Paix de Ruel, le 11 mars 1649, soit pendant deux mois environ, on assiste à un duel géant entre, d’un côté, Paris, avec le Parlement, les Chambres, et la parution de centaines de Mazarinades (qui ne portent pas encore ce nom) contre l’enlèvement du roi par Mazarin, et de l’autre côté, le trop jeune Louis XIV et sa mère, Mazarin et la Cour à St-Germain-en-Laye, imprimant aussi quelques dizaines de libelles de contre-fronde pour les distribuer principalement à Paris 38 . Autre « polémique » (c’est le mot qu’emploie Célestin Moreau), moins célèbre mais mieux connue depuis sa reconstitution par Hubert Carrier 39 , reprise et augmentée dans le tableau synoptique qui suit. En complément de cette lecture, il serait utile de consulter la partie correspondante de la liste chronologique des Mazarinades proposée par Célestin Moreau à la fin du troisième tome de sa Bibliographie des Mazarinades, reproduite dans le Projet Mazarinades avec des liens vers les notices des pièces présentes dans le corpus en ligne 40 . Les deux colonnes centrales du tableau synoptique permettent de visualiser l’alternance des publications (dans les cadres grisés), qui sont comme les péripéties du duel entre Paul de Gondi, pas encore cardinal de 37 Les ambitions rognées par le mauvais tour qu’ont parfois pris, pour certains, des luttes qu’il est possible d’assimiler à des duels ont peut-être bénéficié à l’histoire de la France : nul ne sait ce qu’il serait advenu avec un prince de Condé devenu roi ou avec un Gondi premier ministre. 38 Les exemples de souverain ou de gouvernement quittant les dangers de Paris ne manquent pas. Notons également cette considération attribuée au jeune coadjuteur de l’archevêché de Paris, nouvellement évêque in partibus de Corinthe, juste après un malentendu avec Mazarin (déjà) et leur réconciliation dans un dîner en tête à tête en 1645 (dans des mémoires qui seront rédigés bien des années plus tard) : « Mais j’étais trop bien à Paris pour être longtemps bien à la cour. » Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz, Mémoires, éd. Michel Pernot, Paris, Gallimard, 2003, p. 119. 39 Hubert Carrier. « Un désaveu suspect de Retz : l’Avis désintéressé sur la conduite de Monseigneur le Coadjuteur », XVII e Siècle, 124, (1979), p. 253-263. 40 Voir directement la reproduction numérique de la p. 343 à l’adresse : http: / / mazarinades.org/ 2015/ 04/ liste-chronologique-des-mazarinades-parcelestin-moreau/ . Le duel dans les Mazarinades 359 Retz, mais qui se voyait bien prendre la place de Mazarin, et le prince de Condé, prisonnier puis libéré triomphant, puis chef de Fronde rapidement déprécié. Les informations sont compilées à partir de diverses sources, dont les métadonnées du Projet Mazarinades, en réglant la granularité de l’information afin de n’en avoir ni trop ni trop peu. L’analogie avec le duel, d’ailleurs sous-entendue par Carrier dans l’expression « relever le défi » (voir tableau annexe 4), nous paraît ainsi acceptable. Pour conclure, revenons encore une fois aux textes du corpus. Chemin faisant et par sérendipité, nous avons été amené à théâtraliser le duel dans l’espace de ce corpus de Mazarinades et de son lexique même. Quand le vrai duel est interdit par la religion et par la société civile, nous le voyons qui migre analogiquement dans l’écriture et qui contamine le corps social en allant au plus efficace : la plume facile, le libelle vengeur (hypallages courantes). La main qui versait le sang par l’épée trempe maintenant la plume dans l’encrier ; un « ceci tuera cela » qui n’oppose pas comme chez Hugo la littérature à l’architecture, mais bien la codification d’un duel d’écritures à celle d’un combat de lames. Car en effet, en cherchant parmi les 486 occurrences du mot « plume(s) » dans le corpus des Mazarinades 41 , cette opposition avec l’épée se rencontre à maintes reprises - et leur duel tourne à l’avantage (quantitatif et performatif) de la plume. Voici un florilège de ces expressions : • « Gladiateurs de plume » (1649, M0_669, une polémique, cf. notice de Moreau) • « quittant la plume pour la brette » (Le combat de deux autheurs..., 1649, M0_708, avec affront de « cayer », défi, rencontre, chartreux et renoncement…) • « vostre espée n’esgale pas vostre plume » (1649, M0_673, censure de libelles…) • « quoy qu’il ne soit armé que de papier et de plume » (1649, M0_790) • Faut-il « Ioindre ainsi la plume à l’espée » ? (1649, M0_2470, attribué à Cyrano de Bergerac) • « manier l’espée auec la plume » (1649, M0_1607) 41 Cette recherche peut s’effectuer comme les précédentes dans la page http: / / mazarinades.org/ recherche/ avec la requête de la forme « plum.* » (la requête « EpE.*|espEe|espEes » permet d’accéder aux 812 occurrences des différentes formes du mot épée, beaucoup étant banales ou peu pertinentes dans le cadre de notre recherche). La recherche de co-occurrences de ces deux éléments, à une distance maximale de 20 mots, propose 8 occurrences. Patrick Rebollar 360 • Convertir « les traits de plume en autant de coups d’espées » (1649, M0_1536) • J’ai « posé bas le harnois & l’espée pour prendre la plume » (1649, M0_87) • « ta plume fait pis que ton glaiue autrefois » (1649, M0_61) • « Les plumes enuioient au fer, / Le mestier de faire la guerre » (1649, M0_1434) • « Des plumes - occupées à battre autant, ou plus qu’espées » (1649 ? , M0_2529) • « les plumes des escriuains percent les cuirasses des gens-d’armes » (1649, M0_2471) • « les plumes des Historiens perçoient les cuirasses des Guerriers » (1652, M0_60) • « met l’espée au dessous de la plume » (1649 ? , M0_2689) Quelques belles hypallages peuvent aussi se rencontrer : « plumes sanguinaires » (1651, M0_2573), « plumes coupables » (1652, M0_2574), « plumes criminelles » (1650, M0_103), « plume indiscrète » (1649, M0_3573), « plumes venales & ingrates » ([s. d.], M4_85), « plumes souueraines » (1649, M0_3489). Par la liberté de ses publications imprimées, aperçue ici par la petite fenêtre de ces quelques occurrences lexicales, la Fronde témoigne ainsi d’une transformation irréversible de la société : des procédures de plus en plus codifiées, des réglementations fixées par les autorités - même combattues par d’autres écrits - prennent la place des décisions individuelles, autrefois seigneuriales ou souveraines, qui n’étaient prises prétendument que devant Dieu. Depuis la création des Parlements déjà, les conflits opposent des légitimités établies ou défendues par des autorités juridiques ; la Fronde parlementaire de 1648-1649 signale que, même temporairement, une assemblée peut (s’autoriser à) exercer le pouvoir en outrepassant les formes admises de l’enregistrement des édits et de l’humble remontrance. Louis XIV cassera ces velléités démocratiques ; elles reviendront pour destituer Louis XVI. La plume et l’épée continueront leur duel, de même que l’encre et le sang ne cesseront d’être versés. Cependant le théâtre du duel (d’orgueil ? ), de la polémique (de préséance ? ), de la dispute (d’honneur ? ) se tiendra dès lors infiniment plus souvent sur la scène de l’écriture que sur le champ clos. Le duel dans les Mazarinades 361 Bibliographie Sources Conrart, Valentin. « Mémoires », dans Mémoires pour servir à l’histoire de France t. IV, éd. Joseph-François Michaud et Jean-Joseph François Poujoulat. Paris, Éditeur du commentaire analytique du code civil, 1838. Cyprien de la Nativité de la Vierge. La destruction du duel par le jugement de messeigneurs les Mareschaux de France, sur la protestation de plusieurs Gentilshommes de Marque. Paris, J. Roger, 1651. Descartes, René. Les passions de l’âme. Paris, H. Legras, 1649. Flaubert, Gustave. Dictionnaire des idées reçues. Paris, L. Conard, 1913. La Fontaine, Jean de. Fables. Paris, C. Barbin, 1668. Motteville, Françoise Bertaud de. « Mémoires », dans Mémoires pour servir à l’histoire de France t. II, éd. Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat. Paris, Éditeur du commentaire analytique du code civil, 1838. Retz, Jean-François Paul de Gondi, cardinal de. Mémoires, éd. Michel Pernot. Paris, Gallimard, 2003. Études Carrier, Hubert. « Un désaveu suspect de Retz : l’Avis désintéressé sur la conduite de Monseigneur le Coadjuteur », XVII e Siècle, 124, (1979), p. 253-263. Carrier, Hubert. La presse de la Fronde (1648-1653) : les Mazarinades. La conquête de l’opinion, Genève, Droz, 1989. Dictionnaires d’autrefois : http: / / portail.atilf.fr/ dictionnaires/ onelook.htm (consulté le 25 mai 2018). Fabre, Jean-Henri. Souvenirs entomologiques t. V. Paris, Ch. Delagrave, 1897. Ichimaru, Tadako. « Les Mazarinades et leur étude aujourd’hui : la place du Japon », intervention au colloque L’exploration des Mazarinades, Université de Tokyo, novembre 2016, à paraître. 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Patrick Rebollar 362 Annexe 1 La collection des Mazarinades, formée de 5 sous-collections, Université de Tokyo, Japon Le duel dans les Mazarinades 363 Annexe 2 Page de titre du 9 e volume de la sous-collection B des Mazarinades conservées à Tokyo Patrick Rebollar 364 Annexe 3 Le duel dans les Mazarinades 365 Annexe 4.1 Patrick Rebollar 366 Annexe 4.2 Études diverses PFSCL XLV, 89 (2018) « Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs » : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) M AXIME C ARTRON (U NIVERSITÉ J EAN M OULIN -L YON 3) « Le regard s’en tient difficilement à la pure constatation des apparences. Il est dans sa nature de réclamer davantage » (Jean Starobinski). 1 En 1684, le P. René Rapin écrivait au sujet de l’Andromède d’Euripide : Tout ce qu’il y avoit d’affreux et de pitoyable dans cette représentation fit une impression si forte et si violente sur le peuple qu’il sortit du théâtre dit Lucien, possédé, pour ainsi dire, de ce spectacle, et cette possession devint une maladie publique, dont l’imagination des spectateurs fut saisie. On a vu mesme dans ces derniers temps quelque crayon grossier de ces sortes d’impressions, que faisoit autrefois la tragédie. Quand Mondory jouoit la Mariamne de Tristan, le peuple n’en sortoit jamais que resveur et pensif, faisant réflexion à ce qu’il venoit de voir, et pénétré à mesme temps d’un grand plaisir. 2 « Voir » : ce verbe est capital pour la réception de La Mariane. Il semble que le regard soit lié au « plaisir » de la tragédie : par contagion oculaire, le public accèderait à l’imaginaire mélancolique qui innerve la pièce, le 1 Jean Starobinski, « Le voile de Poppée », dans L’Œil vivant, Paris, NRF/ Gallimard, « Le Chemin », 1961, p. 12. 2 René Rapin S. J., Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. E. T. Dubois, Genève-Paris, Droz-Minard, « Textes littéraires français », 1970, p. 102. Maxime Cartron 370 rendant « resveur et pensif » 3 . Le regard serait l’opérateur reliant agrément esthétique et effet moral. La critique a été sensible à la force représentative des images agissantes véhiculées par les songes et les visions intérieures 4 . À leur sujet, Guillaume Peureux fait observer que la pièce n’est pas seulement traversée par des images obsédantes, qui s’impriment puissamment, dans l’esprit des personnages, elle est comme guidée par elles : la subsistance de ces images agissantes, ces visions, qui déportent le regard du spectateur de la scène présente vers des images absentes, constitue la dynamique de la pièce 5 . Jérome Laubner note quant à lui que « les visions intérieures hantent les êtres et cristallisent les émotions tragiques que sont la crainte et la pitié 6 ». Or, plus largement, on remarque à la lecture que le regard sature littéralement la pièce. Ce sens, omniprésent dans le discours des personnages 7 , produit bien entendu les « images agissantes », mais il fournit aussi, dans sa matérialité, la texture anthropologique de la pièce. Nous aimerions en effet montrer que la fascination du spectateur et les émotions tragiques qu’elle éveille s’expliquent par cette hégémonie du visuel. Plus précisément, il s’agira de comprendre l’enjeu des interférences - de la schize même - entre l’œil de chair et l’œil intérieur, organe du discernement 8 . La question du regard pose de fait celle de l’incarnation tragique, puisque celui-ci serait à la 3 Cette question ayant déjà été bien analysée, nous n’y reviendrons pas. Voir Guillaume Peureux, « Parole, images et action : La Mariane, tragédie de la mélancolie érotique », Seminari Pasquali, Bologna, 2003, p. 23-46. 4 Voir respectivement Jacques Morel, « Songes tristaniens », dans Agréables mensonges, Essais sur le théâtre français du XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1991 et Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », dans Véronique Adam et Sandrine Berrégard (dir.), Tristan et le regard, Paris, Classiques Garnier, Cahiers Tristan L’Hermite, XXXIX, 2017. 5 Tristan L’Hermite, La Mariane, éd. Guillaume Peureux, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 33. Toutes les citations tirées du texte de la pièce proviendront de cette édition. Référence désormais abrégée en : La Mariane. 6 J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 47. 7 Il est du reste notoire que le regard est un élément clé de la poétique de la tragédie ; nous aurons notamment l’occasion de revenir sur la question de l’hypotypose. 8 « Il y a l’œil du dehors, l’organe concret de la perception, bien sûr, mais aussi de la communication et d’une certaine forme d’action ou de pouvoir. À cet œil du dehors répond toujours l’œil du dedans, celui de l’intellection, mais également celui de la contemplation et celui de l’imagination » (Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998, p. 14). Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 371 fois le siège et l’interface des émotions que le dramaturge entend susciter chez le public. S’il est donc simultanément l’enjeu d’une modalité d’accès au tragique et un réceptacle, voire un vecteur de celui-ci, il conviendra alors de déterminer la place prise par son esthétisation et sa dramatisation dans la construction de la catharsis par le sensible. Ombres du visible, épreuves du discernement En premier lieu, le regard est pris au sein d’une dialectique entre visibilité et vérité. L’enjeu en est de définir une conception du monde et d’assurer sa validité via le pouvoir de discernement octroyé à l’œil 9 . Celui-ci n’est pas qu’une simple métaphore de l’entendement ; il structure la pièce à travers l’un de ses enjeux majeurs, bien voir, comme le montre cette déclaration d’Hérode : Je vois beaucoup d’orgueil en ses beautés divines : Mais on voit rarement des roses sans épines. Et puis il est bien juste à dire vérité Qu’elle garde entre vous un peu de majesté : Mille Rois glorieux sont ses dignes ancêtres, Et l’on peut la nommer la fille de nos Maîtres. 10 Le regard est ici la condition d’accès à une pure transparence intérieure, il serait doté des pouvoirs de la vérité. La parole vraie serait indexée sur sa capacité à dévoiler le réel : Viens confirmer ici ton fidèle rapport, Et dis de quelle adresse on desseignait ma mort. Mais que la vérité se montre toute nue, Ne fais pas que le crime ou croisse ou diminue 11 . Hérode est obsédé par le regard, en raison de la vision horrifique qu’il subit dès l’ouverture de la pièce, mais pas uniquement. Pour lui, l’œil matérialise la possibilité d’interpréter avec justesse le comportement d’autrui. Le regard du monarque permettrait de contrôler Mariane, d’assurer sa toute-puissance sur elle en devinant le sens de ses réactions. Ainsi, dans ses recommandations à Soème : 9 « Voir, se dit aussi en parlant de ce discernement, de cette penetration qui fait connoistre le fonds d’une affaire, d’une difficulté, et meme en prévoir les consequences » (Furetière, Dictionnaire Universel, Paris, SNL-Le Robert, 1978, n.p.). 10 La Mariane, I, 3, v. 289-294, p. 55-56. 11 Ibid., III, 2, v. 779-782, p. 79. Maxime Cartron 372 Observe bien surtout en faisant ce message, Et le ton de sa voix, et l’air de son visage, Si son teint devient pâle, ou s’il devient vermeil. 12 Le roi transfère son pouvoir oculaire à son factotum et lui confie la charge de l’interprétation du visage de Mariane, et donc la possibilité d’envisager la suite de l’action. Le regard permettrait de lire en vérité, de saisir les signes précurseurs de sédition afin d’en prévoir les conséquences. L’œil du roi serait apte à percevoir les altérations corporelles occasionnées par la tentative de dissimulation prêtée d’office à Mariane. Il illustre la volonté de maîtrise des évènements propre au héros tragique. Mais, ironiquement, c’est dans le comportement d’Hérode et non dans celui de Mariane que se joue la pure transparence de l’image : O faiblesse indicible ! Il est ensorcelé, le charme est tout visible. 13 L’expression de Salomé est frappante : « tout visible », qu’est-ce à dire au juste ? Que le piège imputé à une Mariane-sorcière est grossier, car aisé à observer et à analyser comme tel. Mais aussi et surtout qu’Hérode est entièrement lisible, c’est-à-dire intégralement soumis au régime qu’il entendait appliquer à Mariane. Le regardant devient regardé. Celui qui prétend distinguer par le regard divin car royal 14 devient lui-même transparent au regard d’autrui. L’idéal du discernement se retourne contre son adepte et le monde se révèle incapable de se plier au désir de luminosité absolue engagé par la volonté de « vérité nue ». L’exercice du discernement s’avère impossible en raison d’un trouble oculaire, qui est le point de départ du trouble intérieur d’Hérode. Le regard du monarque se heurte à l’opacité du réel, tandis que simultanément son corps s’ouvre à l’œil exercé de ses confidents, qui le déshabillent sans pitié. On assiste au triomphe d’un entredeux, d’un clair-obscur minant la possibilité d’atteindre la vérité. Dès la scène d’exposition cette dialectique de l’ombre et de la lumière est essentielle. Éveillé par un « fantôme injurieux » 15 , Hérode l’apostrophe en ces termes : Va dans l’ombre éternelle, ombre pleine d’envie. 16 12 Ibid., I, 3, v. 341-343, p. 57. 13 Ibid., v. 333-334. 14 Sur cette question de représentation voir Louis Marin : « par son regard de roi, le roi se produit Monarque dans le portrait de son œil » (« Le Corps du Roi », dans La Parole mangée et autres essais théologico-politiques, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 210). 15 Ibid., I, 1, v. 1, p. 45. Ce sont les premiers mots de la pièce. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 373 L’antanaclase traduit un double désir : celui de retrouver la luminosité, assimilée à la réputation du roi 17 , mais aussi et surtout celui « d’anéantir la forme visible » 18 , voire d’anéantir le regard. Le désir d’obscurcissement de l’œil signale la pulsion de mort qui parcourt la pièce, puisque celle-ci traduit à la fois la hantise et le fantasme d’Hérode, comme le montre une diatribe de Mariane à l’acte IV : Je m’en vais te donner tout le sang de mes veines ; Bois-le, Tigre inhumain, mais ne présume pas Qu’un reproche honteux survive à mon trépas, Que le débordement de cette humeur si noire, En éteignant ma vie éteigne aussi ma gloire. 19 Hérode n’est pas celui qui éclaire - c’est-à-dire qui guide en bon politique - mais celui qui « éteint » - c’est-à-dire le tyran : le rapport symbolique au politique passe par la lumière. À l’acte II, c’est d’ailleurs avec ce mot que Mariane l’accuse d’avoir fait assassiner son frère Aristobule 20 . Le portrait d’un roi cherchant à faire la lumière sur les sombres motivations de son épouse est renversé, démonté même : c’est en Aristobule que l’on voyait […] je ne sais quoi d’illustre. 21 La légitimité de la royauté tient à une histoire de regard : le sublime lumineux 22 d’Aristobule (« je ne sais quoi » 23 ) est l’antithèse de l’obscurité d’Hérode. Lorsque au vers 1692 celui-ci parle « d’éteindre la lumière » 24 , il se réfère aux reproches de Mariane et actualise symétriquement son désir de mort, initié par la scène d’exposition. En obscurcissant l’image, c’est-à-dire 16 Ibid., I, 1, v. 3, p. 45. 17 « Je suis assez savant en l’art de bien régner, / Sans que ton vain courroux me le vienne enseigner » (Ibid., I, 1, v. 5-6, p. 45). Chez Mariane, un désir similaire de renvoyer une image idéale d’elle-même est perceptible : « On me verra toujours vivre et mourir en Reine » (Ibid., II, 1, v. 366, p. 60). 18 Pascal Quignard, La Nuit sexuelle [2007], Paris, J’ai lu, « en images », 2009, p. 58. 19 Ibid., IV, 6, v. 1338-1342, p. 100. 20 « Ni pour avoir éteint d’une étrange façon / Un innocent beau-frère, un aimable garçon » (Ibid., II, 1, v. 3956-396, p. 61). 21 Ibid., II, 1, v. 402, p. 61. 22 Rappelons en effet que le sens étymologique de l’adjectif « illustre » est « clair, éclairé, bien mis en lumière ». 23 Sur cette notion voir Richard Scholar, Le Je-ne-sais-quoi, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2010. 24 Ibid., V, 3, v. 1692, p. 113. Maxime Cartron 374 en la tuant 25 , Hérode ferait taire les voix discordantes mettant en doute le bien fondé de son règne. Le roi, censé faire resplendir l’aura provenant de son jugement sur ses sujets est au contraire un homme dont le regard pétrifie, sidère, meutrit l’image de l’autre. Les modalités tragiques du regard seraient ainsi indexées sur ce que Georges Didi-Huberman appelle « un travail du symptôme 26 » : Inéluctable comme une maladie. Inéluctable comme une clôture définitive de nos paupières […]. Bien sûr, l’expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent donner lieu à un avoir : en voyant quelque chose, nous avons en général l’impression de gagner quelque chose. Mais la modalité du visible devient inéluctable - c’est-à-dire vouée à une question d’être - quand voir, c’est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe, autrement dit, quand voir c’est perdre. 27 En inversant la formule de J. Starobinski, on pourrait dire que le regard recouvre bien plus ici « la faculté de recueillir des images » que la capacité à « établir une relation 28 ». Enregistrant des images faussées, le regard du mélancolique, encombré de sensations visuelles, est tragique car il lit mal. Le symbole de cet échec apparaît avec éclat à l’acte III, lorsque l’Échanson, convoqué pour être confronté à Mariane, accusée d’avoir fomenté un régicide, se présente devant la Cour : Mais voici le témoin de ce noir attentat Formé contre ma tête et le corps de l’Etat : Pour sa confusion il faut qu’on lui confronte. Déjà l’apercevant, elle rougit de honte. 29 Cette incapacité à analyser et interpréter correctement les signes, à exercer de la bonne manière la pénétration du regard, source d’illusions et non de vérité, revêt également une fonction tragique 30 : égaré par le désir 25 « Aussi le noir a-t-il un sens absolu qui précède la négation linguistique : c’est faire disparaître. Tuer, détruire, mettre dans la nuit du tombeau » (P. Quignard, La Nuit sexuelle, op. cit., p. 60). 26 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 14. 27 Ibid. 28 J. Starobinski, « Le voile de Poppée », op. cit., p. 13. 29 La Mariane, III, 2, v. 775-778, p. 78. 30 « Les visions intérieures apparaissent comme autant de voiles posés sur les yeux des personnages, incapables de voir l’autre tel qu’il est » (J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 45-46). Voir aussi Jean-Claude Vuillemin, qui note à propos du théâtre de Rotrou que « la relation entre l’expérience sensible et son interprétation a cessé d’être immédiate » (« Jeux de théâtre et enjeux du regard Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 375 amoureux, l’œil intérieur est offusqué, ébloui par un éclat, un excès de lumière : celui de Mariane. Traces et marques de l’aveuglement Un thème, ou plutôt une obsession revient sans cesse dans la Mariane : l’aveuglement. Comme le note J. Laubner, « La dramaturgie de Tristan promeut […] une cécité ou plutôt un enfermement dans la vision intérieure et ses chimères 31 ». De la toute puissance du regard royal à son évidement, on assiste à une nouvelle dialectique, celle du regard hypertrophié s’avérant un œil frappé de cécité : « Le thème du regard tout-puissant est indissociable de celui de l’aveuglement. Éblouissement : la nuit que génère la lumière et qui couvre de ténèbres les illusions d’ici-bas. Mieux vaut ne pas voir pour conserver la vue 32 ». Nouvelle ironie tragique, puisque Hérode passe d’un aveuglement en un autre : L’Amour qui m’aveuglait m’aurait fait ignorer Cet autre embrasement qui m’allait dévorer. 33 Prétendant s’être libéré de l’ornière amoureuse pour éviter l’alexie politique, Hérode tombe dans les rets d’une nouvelle séduction instillée par le regard ; celle de la cruauté, dont Mariane mobilise elle aussi les ressources visuelles afin de le brocarder : L’aveugle cruauté dont tu me fais la guerre Va détruire de moi ce qui n’est rien que terre. 34 Narbal s’efforcera en vain de rétablir le regard de vérité : […] vous aviez cru par une aveugle erreur. 35 Néanmoins Hérode finit enfin par se voir dessillé : […] troublé autrefois d’une aveugle furie. 36 dans le théâtre de Rotrou », dans Pierre Pasquier (dir.), Le Théâtre de Rotrou, Paris, Champion, Littératures classiques, n o 63, Automne 2007, p. 243). 31 Ibid., p. 52. 32 C. Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, op. cit. p. 193. Sur la dimension politique de l’aveuglement, voir Dominique Moncond’huy, qui étudie « les sujets aveuglés ou le souverain tombé dans l’illusion de sa propre représentation » (« Éblouissement et désillusion : représentations du politique dans le théâtre de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, XVI, « Tristan et la politique », Limoges, Rougerie, 1994, p. 9). 33 La Mariane, IV, 1, v. 1107-1108, p. 91. 34 Ibid., IV, 5, v. 1349, p. 100. 35 Ibid., V, 2, v. 1535, p. 107. Maxime Cartron 376 Saturé de signaux contradictoires, l’œil d’Hérode est crevé. Le trouble du regard s’explique par l’incandescence projetée par l’image de Mariane. Le regard intérieur est obscurci par l’éclat dont l’œil de chair est frappé. Toujours par ce phénomène d’ironie tragique, c’est de lui-même qu’Hérode parle quand il accuse Soème : L’éclat de sa beauté te donna dans la vue, Tu ne pus soutenir ses regards tout-puissants, Et voilà le sujet qui te troubla le sens. 37 L’effet de cet « éclat » est d’éblouir, c’est-à-dire de dérouter, de tromper l’œil 38 . La Mariane est la tragédie du regard car elle expose les effets terribles des interférences de l’œil de chair et de l’œil intérieur. C’est pourquoi l’acmé du tragique se situe dans ce passage de la tirade de la folie : Ce qui fut mon Soleil n’est donc plus rien qu’une ombre ? Quoi ? dans son Orient cet Astre de beauté En éclairant mon âme a perdu la clarté ? Tu dis que Mariane a perdu la lumière, Et le flambeau du monde achève sa carrière ? On le vit autrefois retourner sur ses pas À l’objet seulement d’un funeste repas, Et d’une horreur pareille il se trouve incapable, Quand on vient devant lui d’éteindre son semblable. Astre sans connaissance, et sans ressentiment, Tu portes la lumière avec aveuglement ! 39 Tout comme Aristobule, Mariane est à présent un fantôme qui vient hanter Hérode 40 . Et à nouveau le verbe « éteindre » revient. Tout se passe comme si l’œil, en vertu d’une véritable rétinoscopie, avait enregistré ces schèmes déjà évoqués pour les rappeler à la mémoire d’Hérode au moment fatidique. En contradiction avec la conception linéaire (néo)aristotélicienne de l’actio, la temporalité est ici tragique car cyclique. D’ailleurs, la référence à Atrée et 36 Ibid., V, 3, v. 1784, p. 117. 37 Ibid., III, 4, v. 1026-1028, p. 88. Voir aussi v. 275 : « l’éclat de ses yeux » (Ibid., I, 3, v. 275, p. 55). 38 Notons que l’aveuglement est une aspiration salutaire devant le crime à commettre, comme le montre cette injonction de Salomé à L’Échanson: « Si tu fermes les yeux pour m’exprimer ta foi, / Je le veux reconnaitre ouvrant la main pour toi » (Ibid., II, 3, v. 567-568, p. 69). 39 Ibid., V, 2, v. 1446-1456, p. 105. 40 Sur la dualité et le dédoublement du couple frère-sœur voir Hélène Merlin- Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, « Lumière classique », 2000, p. 166-172. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 377 à Thyeste n’est pas un hasard : elle équivaut à une transposition du destin d’Hérode, dont la punition sera de revivre continuellement par le regard l’effet de sa furie. De plus, l’interpolation de Mariane et du Soleil et le clairobscur qui s’en dégage représentent l’expression la plus achevée de la dialectique de l’ombre et de la lumière : par le biais d’une interpénétration métonymique, le dessillement devient espace de la perte (« En éclairant mon âme a perdu la clarté »). Le sacrifice forcé, le martyre de Mariane dévoile l’aboutissement de la logique visuelle, comprise comme la conséquence fatale et ultime du désir de voir dérégulé d’Hérode. Dans cette perspective, la pointe du vers 1456 consacre l’apogée de cette dialectique : l’excès d’éclat, ou plutôt l’effet qu’il produit sur les yeux du roi condamne Mariane à la mort. L’éblouissement sublime n’a pour corollaire que le néant obscur de la mort. Par ailleurs, la conjonction du regard et de l’ouïe est également capitale. Déjà, dans ses recommandations à Soème, Hérode unissait le « ton de la voix » à « l’air de son visage » via l’alexandrin, qui place sur un plan d’égalité voix et regard, chacun des deux sens occupant, dans un parfait équilibre, un hémistiche. L’image du regard dans la Mariane est une trace, une rémanence de la voix, dont elle réactive l’incarnation. Les visions intérieures sont à cet égard les signes d’une présence physique renouvelée, dont l’œil se fait l’opérateur. Évoquant le spectre d’Aristobule, Hérode précise : Je ne l’ai reconnu qu’à la voix seulement ; Il semblait retiré de l’onde fraîchement, Son corps était enflé de l’eau qu’il avait bue, Ses cheveux tout mouillés lui tombaient sur la vue, Les flots avaient éteint la clarté de ses yeux, Qui s’étaient en mourant tournés devers les Cieux ; Il semblait que l’effort d’une cruelle rage Avait laissé l’horreur peinte sur son visage. 41 La défiguration du corps d’Aristobule participe pleinement de la saturation du regard et de l’inflexion « horrifique » 42 qu’elle engendre. L’image est une production de la voix dans la mesure où l’effet tragique visé se donne pour objectif de sidérer l’œil du spectateur, de le prendre dans les rets de la vision mortuaire. La défiguration d’Aristobule est censée susciter l’horreur du public, frapper presque littéralement son œil et donc condenser l’émotion tragique grâce au pouvoir de fascination de l’hypotypose, qui 41 Ibid., I, 3, v. 115-124, p. 49-50. 42 Voir Nicholas Dion, Entre les larmes et l’effroi. La tragédie classique française (1677- 1726), Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle », 2012, p. 143 et s.q. Maxime Cartron 378 captive le regard pour mieux exacerber le pathos de la scène. Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que regarder ? Telles sont les questions que pose tout particulièrement le délire d’Hérode : Dragon toujours veillant avec cent yeux ouverts, Qui prends tout à rebours, et vois tout de travers, Vautour insatiable, horrible Jalousie, Qui de cent faux objets brouilles ma fantaisie, N’as-tu pas pleinement satisfait ma rigueur ? 43 La mention des « cent yeux ouverts » de la Jalousie, nouvel Argos gardien d’Io, relate avec force la saturation visuelle qui occulte chez Hérode la faculté de juger. Plus encore, cette hypertrophie, ce primat exclusif du visuel, si elle fausse l’interprétation, dévoile surtout la dimension émotionnelle du regard, non plus considéré comme un pur opérateur d’intellection et de discernement, mais comme l’interface synecdochique de l’être, de l’intériorité. Dans la Mariane, c’est le regard qui occupe la fonction de régie distribuant le discours de l’émotion. Mémoire des émotions, condensation des affects et saturation tragique L’œil est en effet le siège de l’intime, d’une mémoire des émotions qui se fait l’embrayeur de la condensation des affects. Le tragique jaillit alors impérieusement à travers la trace affective que constitue le regard, qui est aussi une marque dont la vocation est de s’imprimer profondément dans le cœur des spectateurs par une opération de transfert oculaire. Le regard d’Hérode catalyse les émotions qui transitent dans l’intériorité du spectateur 44 . Comme l’a montré Aude Volpilhac dans un récent ouvrage, le XVII e siècle voit l’avènement d’une « culture de l’impression », c'est-à-dire d’un moment de la pensée du texte qui fait la part belle aux effets du texte sur le lecteur, qui pense le texte en termes d’impression sur son cerveau, son imagination ou son jugement. La métaphore de l’impression (…) est renouvelée par l’imaginaire nouveau de l’imprimerie et constitue, à nos yeux, une image plus exacte de la culture du XVII e siècle 43 Ibid., V, 1, v. 1403-1412, p. 103. 44 « Le regard est avant tout le lieu de la projection hallucinatoire d’Hérode. Mariane existe encore en tant qu’objet de vision dans l’esprit du mélancolique : l’image de la femme aimée est en effet profondément imprimée en lui » (J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 50). Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 379 dans la mesure où elle déplace le centre de gravité de cette période du texte vers l’effet du texte. 45 Un tel paradigme est tout à fait opératoire pour l’analyse de la Mariane, puisque le regard, associé à la voix, est itératif. Il réactive des émotions antérieures, il fait revivre la scène primitive conduisant à l’explosion tragique, comme dans le cas de Mariane : Quoi ! t’imagines-tu que la tragique histoire De mes plus chers parents sorte de ma mémoire ? Toujours le vieux Hircane et mon frère meurtris Me viennent affliger de pitoyables cris : Soit lorsque je repose, ou soit lorsque je veille, Leur plainte à tous moments vient frapper mon oreille ; Ils s’offrent à toute heure à mes yeux éplorés, Je les vois tous sanglants et tout défigurés, Ils me viennent conter leurs tristes aventures, Ils me viennent montrer leurs mortelles blessures. 46 Tout comme Hérode, Mariane est enfermée dans le spectacle cyclique de l’œil-mémoire. Benedetta Papasogli a bien montré qu’au XVII e siècle, « se rappeler, c’est voir » et que « le propre de la mémoire serait de transformer en forme visuelle toute sorte de perception sensorielle, fût-elle tactile, auditive, etc. 47 ». Ici, quelque chose d’analogue se produit : le regard est la mémoire des émotions en ce qu’il rejoue sans cesse, par son pouvoir rétinoscopique, l’épisode traumatique. En ce sens, on peut rejoindre B. Papasogli, qui rappelle que selon Bergson la « mémoire profonde » est « mémoire des images 48 ». Ceci explique le caractère itératif de la temporalité tragique 49 . À cet éternel retour du même, Dina tente de s’opposer : Tous ces traits de malheur depuis longtemps passés De votre souvenir doivent être effacés : Faut-il qu’à tous propos cette triste peinture Renouvelle vos pleurs sur une vieille injure ? 45 Aude Volpilhac, « Le Secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au XVII e siècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2015, p. 311. 46 La Mariane, II, 1, v. 377-386, p. 60. 47 Benedetta Papasogli, La Mémoire du cœur au XVII e siècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2008, p. 68. 48 Ibid., p. 70. 49 B. Papasogli évoque en effet le « pouvoir singulier qu’a la mémoire de changer la scène intérieure de l’âme, et de lui rendre son passé, non point comme une demeure secrète à réaménager, mais comme un ailleurs où se perdre, et un trompe-l’œil qui projette un faux éclairage sur le présent » (Ibid., p. 81). Maxime Cartron 380 Que toujours votre esprit en vos ans les plus beaux Erre si tristement à l’entour des tombeaux ? 50 Mais la raison n’est d’aucun poids sur Mariane. Cependant, l’appel à l’effacement du souvenir n’est pas sans écho, chez Soème par exemple : […] le vif repentir qui dans mon cœur s’imprime, Devrait bien effacer l’image de mon crime. 51 Pardonner reviendrait à oublier, à faire taire le regard-mémoire. En vain : Quel fleuve, ou quelle mer sera jamais capable D’effacer la noirceur de ce crime exécrable ? 52 Pour sortir du cycle tragique de la violence, il faudrait pouvoir laisser de côté les émotions extrêmes que le regard reproduit sans relâche. Or, les conseillers perfides profitent du trouble dans lequel Hérode se jette pour réactiver, quand sa détermination faiblit, les souffrances visuelles qui l’assaillent. Lorsque Salomé donne à L’Échanson ses dernières consignes, elle expose son dessein, qui consiste à contrefaire la mémoire des émotions d’Hérode, à manipuler son regard pour le faire converger vers l’exécution de Mariane : Il faut dans ce rapport par une adresse extrême, Que pour le mieux tromper tu te trompes toi-même : Figure-toi le fait d’un penser ingénu, Comme si sans mensonge il était advenu, Puis ayant en ton âme imprimé cette image, Laisse agir là-dessus ta langue et ton visage. Je ne puis te donner de meilleure leçon : Mais dis toujours le fait de la meme façon, Crois toi-même l’horreur que tu veux faire croire Et prends garde en parlant de manquer de mémoire. 53 En produisant ce parfait calque, L’Échanson exacerbe l’émotion d’Hérode, à l’aide notamment, à nouveau, de la conjonction du regard et de la voix (« Laisse agir là-dessus ta langue et ton visage »). Dès lors, il convient de reprendre la déclaration d’Hérode : « éteindre la lumière ». Lorsque le monarque nous fait part de ce projet d’anéantissement du visible, il entend neutraliser l’émotion dont le regard est le vecteur, et dont l’aveuglement serait la négation. L’œil crevé garantirait une échappatoire, permettrait d’apaiser la souffrance. En somme, tuer Mariane serait la 50 La Mariane, II, 1, v. 427-432, p. 62. 51 Ibid., III, 3, v. 1005-1006, p. 87. 52 Ibid., V, 2, v. 1561-1562, p. 108. 53 Ibid., II, 5, v. 609-618, p. 70. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 381 seule solution pour éviter la folie. Las, cette « solution » s’avère malgré tout elle aussi une impasse : Il ne faudrait au Roi qu’une seule pensée, Pour rallumer un feu de son Amour passée, Un doux ressouvenir de sa tendre amitié, Un regard tout chargé des traits de la pitié, La moindre émotion qui vienne à la traverse, Une larme, un soupir, me choque et me renverse. J’y vois mille périls : mais je les brave tous, Car mon obéissance est aveugle pour vous. 54 Fermer les yeux équivaut à quitter la réflexion - dans les deux sens du terme - au profit de l’action. Mais c’est précisément cet abandon du visible qui déclenche la catastrophe. Pour résumer les choses, on pourrait dire que le conflit tragique dans la Mariane est la résultante d’une inversion des ordres du regard : en travestissant l’émotion vraie initiée par l’œil, Salomé et L’Échanson exacerbent celle-ci chez Hérode, et le refus de Mariane de se prêter au spectacle parachève l’opération. Le trop plein de vision dont Hérode hérite opère une transfusion mémorielle ; la mémoire des émotions de Mariane s’infuse dans celle du Roi : Ah ! Narbal, je commence à m’en ressouvenir ; Cet objet affligeant revient pour me punir ; Et ma triste mémoire en m’offrant son image, Devient en cet endroit fidèle à mon dommage. Elle est trop diligente à me représenter Ce qui ne me paraît que pour me tourmenter ; Erreurs qui me causez des remords si visibles, Procédés violents, vous m’êtes trop visibles, Et faites trop bien voir à mes sens confondus, Dans les maux que j’ai faits, les biens que j’ai perdus. Mais j’aperçois la Reine, elle est dans cette nue, On voit un tour de sang dessus sa gorge nue, Elle s’élève au Ciel pleine de Majesté, […] Elle tourne vers moi ses regards innocents Pour observer l’excès des peines que je sens. 55 Cette réversibilité mémorielle marque chez Hérode le retour de la faculté de discernement. Lorsque Narbal s’approche, porteur de la triste nouvelle, le Roi s’écrie : 54 Ibid., II, 3, v. 557-560, p. 68-69. 55 Ibid., V, 3, v. 1750-1767, p. 116. Maxime Cartron 382 Mais un des miens s’avance, et je vois mes malheurs, Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs. 56 Il réapprend à lire les signes, à interpréter les visages. Il réalise enfin la concordance entre son regard et le regard d’autrui. Mais il est trop tard. Là encore, la trace, la marque se situent en surimpression du regard de lucidité, que seule la catastrophe pouvait réinstaurer dans ses fonctions. Par ailleurs, cette fascination presque masochiste pour les images blessant le plus la vue et les émotions fait signe vers un au-delà 57 . Dans le regard de Mariane comme dans celui de son frère, le « Ciel » est en effet convoqué. L’invisible est présent, en anamorphose, au sein du visible 58 . Le regard de Dieu En d’autres termes, la matérialité de l’œil fait sans cesse signe, dans la Mariane, vers la lumière de la permanence : Dieu. À ce sujet, J. Laubner remarque « qu’intériorisé, le regard absent de Mariane se change en regard quasi-céleste, apte à juger le tyran. Constatant qu’il est vu et donc jugé, Hérode exprime son remords à travers ce regard intérieur » 59 . À l’échelle de la pièce, il convient de distinguer trois modalités de l’appel à la vision divine, qui viendrait régler définitivement la tragédie. Dans un premier temps, il s’agit de se justifier. C’est Hérode prétendant être l’interface privilégiée du regard divin : Ton piège est découvert, ta mine est éventée, […] Voudrais-tu pallier ce crime manifeste, Que nous a découvert la Justice céleste ? 60 Argument d’autorité, l’œil de Dieu accréditerait le jugement du roi. Mais la transcendance à laquelle le monarque fait appel n’est-elle pas davantage maléfique que divine ? 56 Ibid., V, 1, v. 1431-1432, p. 104. 57 « La fascination est un regard hypertrophié dans sa part d’invisible. Un regard qui se perd en sa nuit » (C. Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Fayard, 1998, op. cit., p. 197). 58 « L’invisible est toujours comme figuré en pointillés dans le visible. C’est là sans doute une des choses importantes à comprendre : l’effectivité du regard donne corps à l’invisible » (Ibid., p. 196). 59 J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 51. 60 La Mariane, III, 2, v. 758-762, p. 78. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 383 Un démon diligent qui sans cesse regarde Les dépôts que le Ciel a commis à sa garde Veille pour mon salut, et me fait dissiper Les malheurs où le Sort me veut envelopper : Ce ministre céleste à toute heure m’inspire Ce qui doit résulter au bien de mon Empire, Et lorsque je me trouve au plus fort d’un danger, Il s’avance à mon aide et me vient dégager, Il préserve ma tête, il soutient ma Couronne, Au milieu des combats son aile m’environne, Et d’un secours fatal qui n’est point attendu, Me fait voir triomphant lorsqu’on me tient perdu. 61 À nouveau, l’interprétation est sujette à caution : ce démon bienveillant ne cause-t-il pas plutôt la perte d’Hérode ? L’itératif (« sans cesse regarde ») ne rappelle-t-il pas étrangement les « mille yeux » de la Jalousie ? Ne convientil pas de lire ici une prolepse, un signe avant-coureur de la chute, et donc de considérer une deuxième modalité de l’inscription d’un regard supérieur dans la tragédie, celui d’un avertissement ? Lorsque Hérode évoque la mort d’Aristobule tournant ses yeux vers le ciel, ne peut-on y voir, rétrospectivement, l’appel programmatique du châtiment, actualisé par cette déclaration d’Alexandra ? Un Dieu qui de là-haut voit les secrets des cœurs Te punira bientôt de ces grandes rigueurs. 62 Dans cette optique, la prière de Mariane au sujet de ses enfants se comprendrait, via la métaphore de l’impression, comme la volonté sublime de relier la mémoire tragique des émotions à l’amour divin : Ta haute providence ouvrira l’œil sur eux. Imprime dans leurs cœurs ton amour et ta crainte. 63 Par cet acte de soumission chrétienne, Mariane en appelle à l’efficacité, voire à la performativité du regard divin : Elle joignit les mains, leva les yeux en haut, Conjurant à genoux la divine Puissance De rendre manifeste à tous son innocence. 64 Il reviendra pour finir à Hérode d’actualiser in terra le rétablissement de l’innocence : 61 Ibid., IV, 1, v. 1085-1096, p. 91. 62 Ibid., IV, 4, v. 1293-1294, p. 98. 63 Ibid., IV, 5, v. 1324-1325, p. 99. 64 Ibid., V, 2, v. 1528-1530, p. 107. Maxime Cartron 384 Cieux qui voyez le tort que souffre l’innocence, Versez sur ce climat un malheur infini. 65 Une fois cette opération effectuée, le regard témoigne d’une logique de perpétuation : Il faut que l’on construise un Temple à cette Belle, Qui soit de son mérite une marque éternelle, Un Temple qui paraisse un ouvrage immortel, Et que sa belle image y soit sur un Autel. 66 La boucle est refermée, la spirale de la violence est brisée par la dimension transcendante du regard divin, qui vient non pas racheter les péchés d’Hérode, mais du moins rétablir la justice. Par l’icône, révérée à l’égal d’un fétiche, la temporalité se fige en une stase (« éternelle ») qui rompt le cycle de la souffrance émotionnelle 67 , le regard divin a réparé le regard humain et ses errements. Expression exacerbée du désir et de la mélancolie, le regard initie la trajectoire tragique de la Mariane. Le trop plein de vision qui agresse Hérode suscite en effet une fascination qui déclenche la catastrophe. Mémoire des émotions en actes, le regard piège les personnages dans l’itérativité du tourment intérieur qui renouvelle sans cesse les sources affectives que sont la terreur et la pitié, en les implantant dans le spectateur. L’appel à l’œil ultime - Dieu - redonne pour finir au regard sa faculté de discernement, en rompant l’aveuglement, cause principale de la crise tragique, déclinée de diverses manières autour de la polysémie et de la plasticité de ce sens dont l’hégémonie interroge les pouvoirs de l’image comme « autoreprésentation instituant le sujet dans l’affect et le sens 68 ». 65 Ibid., V, 3, v. 1614-1615, p. 110. 66 Ibid., V, 3, v. 1724-1727, p. 114. 67 « Le fétiche, loin d’être un symbole, est en quelque sorte un plan fixe, une image arrêtée que le regard quitte pour toujours y revenir et ainsi toujours répéter la dénégation d’une absence » (Louis Marin, « Le Corps du Roi », art. cit., p. 213). 68 L. Marin, Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1993, p. 14. PFSCL XLV, 89 (2018) Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre et les temps multiples de l’exemplification historique N ICOLAS K OKKOMELIS (U NIVERSITÉ I ONIENNE , C ORFU ) Auteur prolifique, Jean Puget de La Serre fut homme de son siècle. Né en 1594 et mort en 1665, il a cultivé presque tous les genres historiques et littéraires et a composé plus de cent ouvrages qui lui valurent le titre d’historiographe de France. Sa bibliographie comprend des pièces de théâtre, des ballets, des ouvrages historiques, des traités de morale, des recueils panégyriques ainsi qu’une édition des Vies de Plutarque (1662). Cette prolixité a provoqué les critiques de ses contemporains, notamment de Saint-Amant 1 , Boileau 2 et Guéret 3 qui lui ont reproché de céder à la facilité et ont vu dans son style le modèle même du mauvais goût 4 . 1 Qui a lancé l’épigramme qui suivit La Serre tout au long de sa vie : « Et depuis peu même La Serre / Qui livre sur livre desserre / Duppoit encore vos esprits / De ses impertinents esprits », Le poète crotté, dans Les œuvres du sieur de Saint-Amant, Rouen, J. Boulley, 1642, p. 256. 2 Satires III (1665) et IX (1667) et surtout dans Chapelain décoiffé, où La Serre tient le rôle du comte. 3 Voici comment Puget de La Serre est décrit dans le Parnasse réformé : « Un homme qui ne sut jamais un mot de Latin, qui n’avait pas même les premiers éléments de la Philosophie […], un misérable qui avait mis en trafic le galimatias », Le Parnasse réformé, nouvelle édition, revue corrigée et augmentée, Genève, Slatkine reprints, 1671, p. 38. Pour un dossier complet des critiques dont La Serre fut l’objet, voir Werner Ginzl, Puget de La Serre. Eine literarhistorische Charakterstunde. Ein Beitrag zur Geschichte der französischen Literatur im 17. Jahrhundert, Rostock, Adlers Erben, 1936, pp. 74-94. 4 La Serre ripostait sans complexe : « Je suis toujours pressé, lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent ; et je préfère les pistoles qui me font vivre à l’aise, à la chimère d’une vaine gloire qui me laisserait misérable », cité par Camille Picqué, « Le Roman de la cour de Bruxelles sous Isabelle », Revue trimestrielle, 1860, XXVI, Nicolas Kokkomelis 386 Au-delà de l’hostilité critique, la nouveauté dans le parcours de l’auteur, qui au fil du temps devint un grand spécialiste des épîtres dédicatoires, consiste dans la systématisation du procédé clientélaire et dans le fait que cet attachement devint sa source unique de revenus 5 . Or, la réédition très fréquente de ses propres œuvres, dédiées à chaque fois à des destinataires nouveaux, répondait à son besoin de rentabiliser ultérieurement les ouvrages qu’il avait déjà fait paraître 6 . Attaché d’abord à Marie de Médicis et à partir de 1639 à Richelieu, il se lança dans la compétition « épidicticohistoriographique » en 1640 avec l’Histoire Auguste ou le parallèle de cet illustre Monarque avec notre grand Roi Louis XIII. I. Le Portrait de Scipion Le premier sommet de son art épidictique, La Serre le conquerra l’année suivante, en 1641, en dédiant à son protecteur le Portrait de Scipion l’Africain ou l’image de la gloire et de la vertu représentée au naturel dans celle de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu, suivi des Parallèles de Scipion l’Africain et de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu. Tous les topoi narratifs et argumentatifs que nous rencontrons dans ses œuvres historiques postérieures convergent pour la première fois dans cet ouvrage : panégyrique et exemplaire, le récit est construit sur le modèle comparatif de p. 185 et repris par Gilles Banderier, « Un faux roman à clef : Le roman de la cour de Bruxelles de Jean Puget de La Serre », Littératures classiques, 2005, n o 54, p. 118. De plus, si l’on en croit Tallemant des Réaux, « il achetait, comme il dit luimême, une main de papier trois sols et la vendait cent écus […]. Il a une malheureuse facilité à écrire, ce qui lui a fait mettre au jour plus de soixante volumes, tant grands que petits, qui, à la vérité, ne sont tous que des rhapsodies », Historiettes, Antoine Adam et Geneviève Delassault (éds), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, 2 vol., t. II, p. 542. 5 Voir à ce propos les articles de Gilles Banderier, « Une épître dédicatoire de Jean Puget de la Serre », XVII e siècle, 1993, n o 179, pp. 387-394 et « Charles Eusèbe de Liechtenstein (1611-1684) et les écrivains français », XVII e siècle, 2003, n o 219, pp. 341-351. Cf. Charles Sorel : « Quant aux Éloges des Personnes les plus illustres de ce temps, comme du Roy et des Reines, des premiers Ministres et de tous les grands Officiers du Royaume, il faut accorder que M. de la Serre s’est trouvé trèspropre à ce sorte d’ouvrages et qu’il a un Génie particulier pour cela, soit qu’il leur laisse la forme d’Éloges, ou qu’il les insère dans les Épîtres dédicatoires de quelques Livres », Charles Sorel, La Bibliothèque française, Paris, Compagnie des libraires du Palais, 1667, p. 157. 6 Nous voyons là une piste, la seule peut-être, pour expliquer le fait que la presque totalité de la production de La Serre connut au moins deux rééditions de son vivant. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 387 Plutarque où Richelieu, en tant que nouveau Scipion, est exposé comme figure exemplaire de grandeur et de vertu inimitable 7 . Une telle conception de l’entreprise historiographique laisse peu de place au doute quant à ses objectifs. L’opération relevant exclusivement de la représentation et de la glorification, il est évident que le rôle de l’auteur ne repose pas sur l’inventio mais sur la dispositio et, surtout, sur l’elocutio et la « mise en scène ». Ainsi, dans des conditions encore accentuées par sa position de protégé, eut-il recours à la pratique alors répandue de « disparaître » de ses œuvres et de ne retenir pour soi-même que le rôle d’intermédiaire entre le public et son objet: « [vos perfections] imposent silence à tout le monde, pour ne pas être profanées de son faible raisonnement […]. Toutefois, Monseigneur, ne pouvant me taire dans un si beau sujet de parler, je veux être l’écho de l’Oracle qui vous prêche par tout l’Univers 8 ». Ses mots désignent un Richelieu inimitable : ne serait-t-il donc pas opportun de discerner que les signes du phénomène d’héroïsation et de divinisation du souverain qui atteignit son apogée au cours du règne de Louis XIV ? Et d’y entrevoir une phase dans le processus politique qui aboutit à réserver toute référence culturelle, terrestre et céleste, au pouvoir royal ? Certes, à l’époque de la composition du Portrait, la référence héroïque ne constituait pas encore une mythistoire, voire un privilège exclusif du roi associant le présent au passé 9 . Mais ne serait-il pas aisé d’y repérer l’installation d’une nouvelle échelle hiérarchique, au moment justement où le pouvoir royal s’empare des pouvoirs politique et religieux ? 7 Au-delà du Portait, La Serre a dédié à Richelieu trois autres ouvrages: La vie du P. Bernard ou la charité dans son trône (livre, Paris, A. Robinot, 1642), Richelieu au Parnasse (gravure en feuille volante, hommage posthume), Temple consacré à la Mémoire Immortelle de Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu (gravure en feuille volante, hommage posthume). Voir à ce propos, Véronique Meyer, « Hommages et dédicaces de Puget de La Serre à Richelieu » in Jean- Claude Boyer, Barbara Gaehtgens, Bénédicte Gady (dir.), Richelieu Patron des arts, Paris, Passages/ Passagen, 2009, pp. 443-464. 8 Le Portrait de Scipion l’Africain ou l’image de la gloire et de la vertu représentée au naturel dans celle de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu, suivi des Parallèles de Scipion l’Africain et de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu, Bordeaux, G. Millanges, 1641, « Épître à Monseigneur l’éminentissime cardinal, duc de Richelieu », n. p. 9 Sur l’éclatement de la mythistoire voir les analyses de Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 66-92. Nicolas Kokkomelis 388 À cet égard, l’épître dédicatoire que Desmarets de Saint-Sorlin adresse à Richelieu dans sa tragi-comédie Scipion offre un parallèle éclairant 10 . Non seulement parce que dans les deux cas la dépendance et la loyauté des auteurs à l’égard du cardinal se concrétisent comme le résultat accompli de sa vertu irréprochable mais aussi parce que cette dépendance témoigne des premiers changements dans la sémiotique de l’exemplarité. Ainsi Desmarets identifie-t-il Scipion à son dédicataire, considérant qu’« en [lui] dédiant cet ouvrage [il] présente la vertu à la vertu même 11 », tandis que La Serre va encore plus loin, justifiant le choix de son sujet en recourant à un argument d’ordre cyclique : « ce sont ces vérités, Monseigneur, qui m’obligent à vous présenter ce Portrait du plus illustre des hommes, puisque vous en êtes l’Original 12 ». En réalité, le mécanisme argumentatif mis en marche par les deux auteurs est le même : l’éclat militaire, politique et moral de l’exemplum que constitue Scipion ne doit être entendu que comme une étape - importante mais inférieure - vers la consécration de Richelieu comme exemplum unique. A. Une œuvre historique et « moraliste » Le récit dans le Portrait de Scipion est construit selon un ordre strictement chronologique - ce qui contribue à son identification à une œuvre factuelle et référentielle. Cette impression s’accentue par le fait que l’histoire de la vie de Scipion - car en réalité il ne s’agit que de cela - y est racontée par La Serre à la troisième personne. L’histoire s’ouvre sur la famille et l’enfance du général romain qui, comme on l’apprend, fait preuve tant de valeur, de bravoure ainsi que d’une maturité précoce 13 . Dominé par l’esprit didactique de l’auteur, chaque paragraphe est accompagné d’une sentence ou d’une maxime. Le Portrait suit Scipion dans sa campagne en Espagne, raconte la conquête de Carthage la Neuve et la soumission de la totalité du pays au pouvoir romain. Les faits sont racontés de manière abrégée, ainsi que les batailles, alors que des harangues insérées permettent à La Serre de dresser ultérieurement le portrait du général romain au sein d’une intrigue qui relève moins d’une 10 Scipion, tragi-comédie, Paris, H. Le Gras, 1639. 11 Ibidem., « À Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu », n. p. 12 Le Portrait de Scipion, op. cit. 13 « À n’en mentir point, il avait des qualités qui l’élevaient sur le commun et qui le rendaient sans pareil, même parmi ses compagnons », ibidem, p. 4. Topos dans la désignation des héros, la « précocité » comme caractéristique distinctive des enfants prodiges s’étendra, au moins, jusqu’au troisième quart du XVIII e siècle. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 389 causalité événementielle que d’une logique morale. Très évidemment, le modèle qui domine le contenu et la forme de l’ouvrage est celui des Vies parallèles, c’est-à-dire un modèle d’ordre plutôt moral qu’historique. L’extrait suivant, loin de constituer une référence unique, vient confirmer ce lien de parenté directe : Dans l’exemple de Scipion on peut voir aujourd’hui un modèle des plus parfaits Capitaines qui furent jamais. S’il était sage et vaillant, il n’était pas moins libéral et magnanime. De sorte qu’après avoir vaincu ses ennemis à force de prudence et de courage, il se rendait si propre l’honneur de cette victoire par sa clémence et sa libéralité, que ses ennemis mêmes étaient honteux de le lui ravir 14 . Ce qui importe ici n’est pas l’énumération des vertus, mais le phénomène plus général de la « moralisation » de la matière historique. Les termes commencent donc à s’entremêler. Et le personnage de Scipion semble acquérir chez La Serre sa qualité paradigmatique au cours d’un récit d’allure historique mais dont la substance est principalement morale ; et vice versa, car c’est le poids paradigmatique que porte en elle la figure du général romain qui soutient le développement de cet éventail de valeurs. Exemple véritable de gouverneur politique et militaire, Scipion devient en réalité le « porte-parole » de l’auteur : courageux, respectueux envers ses ennemis, généreux et prudent, il incarne l’idéal plutarquien d’un souverain intemporel. Suit le triomphe à Rome, animé de nouvelles harangues et de toute une série d’évaluations morales qui visent à rehausser le général romain, déjà consul, avant son départ pour l’Afrique. Ensuite La Serre décrit brièvement les préliminaires de l’affrontement entre Romains et Carthaginois à Zama, où le dialogue entre Scipion et Hannibal se transforme en un véritable concours d’éloquence. La description de la bataille est détaillée, elle couvre plus de quatre pages, et son issue offre à l’auteur l’occasion de conclure que « la terre est un autel de sacrifice, où sans cesse la justice divine nous immole en expiation de nos crimes 15 ». Mais le Portrait ne se termine pas là car, en bon historiographe, l’auteur vient souligner que les hauts faits du général ne peuvent rendre sa gloire mémorable par eux-mêmes. C’est pourquoi il fait appel à l’histoire, qui, en tant que « fidèle registre de l’éternité du monde 16 », attribuera légitimement à Scipion sa place dans le panthéon des héros : on le devinerait, pour La 14 Ibidem, p. 11. 15 Ibidem, p. 48. 16 Ibidem, p. 61. Nicolas Kokkomelis 390 Serre, Scipion constitue le plus grand héros du registre du passé 17 ; mais dans sa vision des choses, et c’est ainsi que la première partie du Portrait de Scipion se conclut, dans le registre des temps éternels, il n’a existé sur terre qu’un seul personnage doté de plus de mérites que Scipion. Ce personnage est, bien entendu, Richelieu qui, d’un côté, porte en lui toutes les vertus du Romain mais, de plus, pratique la foi chrétienne dans le présent. La Serre fait passer son message indirectement, tout en restant parfaitement clair : Quelle merveille qu’un homme [Scipion] sans connaître Dieu, ait vécu si divinement en Terre, qu’il n’a jamais été capable d’amour que pour la vertu, ni de haine que pour le vice. Qu’un homme, dirais-je encore, sans l’aide de la grâce, ait possédé si éminemment toutes celles de la Nature, qu’elle-même en ait fait son chef-d’œuvre pour servir d’ornement à tout l’Univers 18 . C’est en ces termes que La Serre introduit le lecteur dans la deuxième partie du Portrait, les Parallèles de Scipion d’Africain et de monseigneur le cardinal duc de Richelieu. Là, dans une comparaison qui couvre 22 pages, l’auteur met côte à côte leurs mérites - noblesse, courage, amour de l’État, esprit et efficacité militaires - et focalise son intérêt sur les thèmes de la vertu et de la gloire. Néanmoins, quoique les paragraphes alternés y établissent un parallèle presque parfaitement équilibré, dans la comparaison le résultat a déjà été anticipé : le moderne, Richelieu, l’emporte sur l’ancien, Scipion, suivant les lignées déjà tracées par La Serre : celle du nouveau projet politique royal et celle de la chrétienté. B. De l’exemplum historique à l’apothéose biblique Le Portrait est donc une œuvre de moraliste et de panégyriste, comme en témoignent sa base historico-philosophique à la plutarquienne et sa focalisation analytique sur le présent. En avançant dans la deuxième partie de l’ouvrage, les Parallèles, on observe que cette conclusion se confirme au niveau de la forme également. Avant d’entrer en matière néanmoins, La Serre, fidèle aux principes de lecture qu’il a imposés dans la première partie, prend soin de mettre en avant l’autorité de l’auteur des Vies parallèles : 17 « De moi, je le trouve [Scipion] si accompli en toutes choses que la seule Histoire de sa vie est ma Morale et je ne changerais jamais d’École ayant un Maître si savant », ibidem., p. 62. 18 Idem. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 391 Plutarque, n’ayant jamais su trouver parmi les Grecs un seul qui fût assez sage pour être comparé à Scipion, nous oblige à croire aujourd’hui que la France, plus féconde que la Grèce, a cet avantage, en nous donnant ce grand cardinal de Richelieu, non seulement de lui être comparé, mais encore de le surpasser en toutes choses 19 . Profitant de l’intemporalité historique dont bénéficie l’exemplum antique, La Serre cherche ici à transposer sur Richelieu les vertus d’un Scipion extrahistorique afin d’investir le premier de la singularité paradigmatique du second. Pour autant, il serait fallacieux d’attribuer cette « héroïsation » à la seule valeur du cardinal. Car, au-delà de son attachement clientélaire, l’auteur participe aussi de la machinerie symbolique de la monarchie qui impliquait d’attribuer au présent une perfection incomparable. C’est en traduisant cet exploit, qui résidait dans le fait d’avoir justement surpassé l’antiquité, que La Serre avance l’évaluation selon laquelle « la France [est] plus féconde que la Grèce » et fait de Richelieu le symbole et le représentant de toute une idéologie. L’objectif que se fixe l’histoire épidictique dont relève le Portrait apparaît ainsi plus clairement que jamais : perpétuer le souvenir du cardinal contre le temps. Dans le texte, les termes de l’analogie sont posés dès les premières lignes. Selon l’auteur, Scipion et Richelieu, issus tous deux de grandes familles (la « race des du Plessis » s’égalant à celle des Cornelii), partagent la même prédilection pour la vertu et la gloire. En outre, tous deux donnèrent le premier signe de leur mérite et de leur éloquence lorsqu’ils se mirent volontairement au service de leur patrie au moment où celle-ci était en danger - Scipion après les défaites que les Romains subirent face à Hannibal, et Richelieu à une époque où « la France respirait à peine sous le pesant fardeau des malheurs de l’Hérésie ». Le Parallèle se poursuit, poussant le schéma de l’analogie à ses limites (la guerre en Espagne menée par le général romain rapprochée de la guerre contemporaine contre l’Italie, le changement de camp de Syphax comparé aux manœuvres du duc de Savoie et la bataille de Zama mise à côté de celle de Casal 20 ), et l’ouvrage se conclut par deux portraits censés rapporter les 19 Le Portrait de Scipion, op. cit., Parallèle de Scipion l’Africain et de Monseigneur le cardinal Duc de Richelieu, p. 1. 20 « La dernière bataille que donna Scipion en Afrique contre Hannibal ne lui assujettit pas seulement cette Province mais encore tous les Carthaginois ensemble […] La défaite devant Casal du Marquis d’Espinola, peut passer pour bataille à l’avantage de Monsieur le Cardinal, comme l’ayant vaincu et forcé de se sauver en l’autre monde pour n’assister pas en celui-ci aux funérailles de sa réputation », ibidem, p. 15. Ce dernier point, par son exagération stylistique, nous permet de citer une conclusion de Chantal Grell dont la valeur heuristique tient aussi pour le Nicolas Kokkomelis 392 détails physiques et le « portrait moral » de Scipion et de Richelieu - un emprunt ultime à la pratique plutarquienne du « peintre d’âmes ». L’image que l’auteur exploite est celle d’une médaille dont chacun des personnages occupe un côté. Scipion « était grand de taille, fort beau de visage […] avait tant de vivacité en ses yeux [et] des forces en ses discours 21 ». Ainsi pour le portrait de Richelieu : le cardinal est « d’une grande taille [et] son visage, accompli en toutes ses parties, a une beauté si vénérable qu’elle se fait aimer respectueusement » ; de plus, il est éloquent, prudent, juste et sa plus grande qualité est « d’oublier les injures et de ne se souvenir que des services qu’on lui a rendus 22 ». La « parade épidictique » est presque bouclée. Revêtues de la pourpre chrétienne, la magnificence et la chasteté du cardinal l’élèveront au-dessus non seulement de Scipion mais aussi de ses contemporains - à l’exception, bien entendu, du roi. Ainsi, la Sorbonne sera-t-elle évoquée comme « Temple de Jérusalem, où d’une voix continuelle on chante la gloire du Seigneur » et où l’on célèbre solennellement Richelieu en tant que « Nouveau Salomon 23 ». De l’exemplification à l’apothéose, il n’y a alors qu’un pas. Mais La Serre vivait exclusivement de sa plume. C’est pourquoi il a dû réserver de pareils honneurs à bien d’autres destinataires que le cardinal - comptons parmi eux Louis XIII et Louis XIV, mais pas seulement. Portrait : « La littérature encomiastique ne prétend à aucun réalisme - au sens que nous donnons à ce mot - et n’est que très rarement fondée sur des analyses factuelles suivies. C’est, le plus souvent, la similitude d’une situation, d’un événement (par exemple les assassinats de Philippe et de Henri IV), voire d’un détail (le blocus de Tyr et celui de La Rochelle) qui fournit le prétexte à une évocation du passé destinée à donner un sens et une signification à l’histoire présente. Envisagé dans cette perspective, le parallèle n’est pas un simple exercice rhétorique, une variation littéraire autour d’un modèle, les Vies parallèles de Plutarque. Il traduit une intention politique précise », Chantal Grell et Christian Michel, L’École des Princes ou Alexandre disgracié, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 57. 21 Parallèle de Scipion l’Africain, op. cit., p. 22. De même « était-il vaillant […], sage […], magnanime […] chaste et continent » et « avait-il l’esprit vif et clair, le jugement solide, la mémoire excellente et était d’un tempérament fort sein », ibidem, p. 23. 22 Idem. 23 Ibidem, p. 24. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 393 II. Les Portraits d’Alexandre le Grand Alexandre était déjà une figure centrale dans l’œuvre de Jean Puget de La Serre avant 1641 24 . Personnage familier du public, le général macédonien jouissait dès les années 1620 d’une notoriété grandissante tant au niveau symbolique qu’au niveau de l’exemplarité (voire parfois de la contreexemplarité). L’évolution du cycle d’Alexandre au théâtre mise à part, la publication d’une série d’ouvrages consacrés à son histoire et à ses exploits en témoignent : en 1624 parut l’Hymne d’Alexandre le Grand avec les parallèles de lui et de Philippe et des Rois très chrétiens Louis XIII heureusement régnant et Henri le grand d’Yves Duchat ; en 1629 vit le jour L’Alexandre François, images de la fortune et de la vaillance de Nicolas de Soulfour et, enfin, en 1639 Bernard de Lesfargues publia son Histoire d’Alexandre le Grand tirée de Quinte Curce et autres, en la dédiant à Richelieu. A. Politiques de persuasion : « À Monseigneur le Dauphin » Il ressort que, à l’époque, recourir au personnage d’Alexandre ne correspondait pas à une entreprise radicalement nouvelle, Duchat ayant déjà tenté le rapprochement de Louis XIII et d’Alexandre dans son ouvrage de 1624. Pourquoi alors un nouvel Alexandre ? Principalement parce que le Portrait d’Alexandre (Paris, 1641) s’inscrit, tout comme le Portrait de Scipion, dans une perspective encomiastique. Les deux ouvrages appartiennent d’ailleurs à la même période : composés après la gratification de La Serre par Richelieu, ils répondent principalement, sinon exclusivement, aux conventions qui découlent de son statut incertain et non pas à un besoin quelconque d’innovation thématique. D’où, dans un premier temps, l’analogie presque parfaite entre le Portrait de Scipion et celui d’Alexandre sur le plan de l’illustration 25 . Dans un second temps toutefois, l’organisation de la matière signale une évolution dans la pratique de l’auteur, puisque le Portrait d’Alexandre correspond à une histoire continue de la vie du macédonien sans pour autant aboutir à un Parallèle. Or, quoique le récit s’y développe linéairement, des leçons de morale et des 24 Voir Gilles Banderier, « Une épître dédicatoire de Jean Puget de la Serre », art. cit., pp. 391-392. 25 Véronique Meyer, « Hommages et dédicaces de Puget de la Serre à Richelieu », art. cit., pp. 445-447 et plus généralement sur l’importance de l’illustration de ses livres, de la même, « Un auteur du XVII e siècle et l’illustration de ses livres : Jean Puget de La Serre (1595-1665), Bibliothèque de l’École des Chartres, 2000, vol. 158, n o 1, pp. 27-53. Nicolas Kokkomelis 394 harangues s’y succédant tout au long des 351 pages de l’ouvrage, celui-ci ne se divise pas en deux parties mais en huit livres, chacun racontant une période de la vie du conquérant. Au niveau de la forme donc, le modèle plutarquien recule ici au profit d’une histoire-narration, familière mais aussi utile au propos de La Serre. En effet, conformément à la « spécialisation » de l’auteur et aux commandes de la « discipline », l’architecture du Portrait obéit à des objectifs assurément épidictiques. Sauf que, par opposition au Portrait de Scipion, où la supériorité du moderne résulte d’une comparaison fondée sur le principe de l’analogie, dans Alexandre le dauphin finit par l’emporter sur son homologue ancien par le biais de la critique morale de la matière historique 26 : l’Alexandre de La Serre est un héros dont la caractéristique principale est l’assujettissement au sentiment, signe de faiblesse de caractère. Il en ressort une imitation moralisante de la Vie du macédonien et, chose inattendue peut-être, une aggravation du ton de la critique. Car si les exploits militaires du général y sont célébrés inconditionnellement, ses défauts pèsent si lourdement dans son évaluation qu’en réalité le héros se voit privé de toute appréciation positive. La description de ce qui a suivi la prise de Tyr est à ce titre révélatrice : Un vainqueur quelque heureux qu’il soit, ne peut avoir de plus grande ennemie que la colère dans ses triomphes, car cette furieuse ne lui inspire que la cruauté. La clémence est aussi admirable que la valeur, celui qui ne sait pardonner à ses ennemis vainqueurs [sic.], se rend indigne de l’honneur de la victoire et le surnom de tyran lui est plus propre que celui de vainqueur. Certes Alexandre s’oublia cette fois […]. La colère et la cruauté ayant gagné le dessus sur sa raison et sur sa valeur, il se vainquit lui-même honteusement par l’excès de son inhumanité 27 . Cette « typologie des passions » forme l’exact opposé du modèle moral et militaire que fut Scipion. Mais en réalité, dans les deux cas, les schémas narratifs et persuasifs employés par l’auteur sont tout à fait analogues. Et comme l’enjeu véritable reste toujours la formation morale, seul le signe (négatif ou positif) diffère. La distribution des mérites et des blâmes ne peut être que juste, voire justifiée. Ainsi abordé, l’Alexandre de La Serre n’est pas un contre-exemple. Tirant profit de son statut exemplaire, l’auteur se sert de son personnage afin de mieux véhiculer son message - mais non pas pour le destituer. En réalité, 26 Le titre de l’ouvrage est à ce titre éloquent: Le Portrait d’Alexandre ou dans l’Histoire de sa vie on peut voir toutes les Prodiges de la Fortune et les Miracles de la Valeur, Paris, Robinot, 1641. 27 Ibidem, p. 182-183. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 395 toute l’entreprise rhétorique du livre repose sur l’exploitation du modèle héroïque qu’incarne le personnage du général macédonien. Peut-être a-t-on affaire à un paradoxe, mais l’évaluation finale de La Serre, où il reprend le topos de la lutte contre le temps et l’oubli en avançant un argument d’ordre purement moral, part justement de cette mise en valeur d’Alexandre en tant qu’exemplum. Le passage est éloquent quant à l’orientation double, assertive et sceptique, de l’ouvrage. Cette qualification partagée constitue le noyau même de l’argumentation historico-philosophique de La Serre moraliste : Grand de naissance, comme fils d’un grand Roi, grand de fortune comme le plus heureux Monarque qui fut jamais : mais plus grand de Renommée n’ayant pu trouver son pareil et plus grand encore de valeur puisqu’il a conquis tout le monde. Sache pourtant que sa Renommée passe pour fable, sa valeur pour songe et que de lui-même il n’en reste plus que le nom 28 . B. Politiques éditoriales : « À Monseigneur le duc d’Anguien » À la mort de Richelieu en 1642, La Serre s’est très certainement trouvé dans une situation incertaine - sociale et de carrière. Toutefois, entré au service du chancelier Séguier, il parvint à conserver sa place au palais, devenant bibliothécaire de Gaston d’Orléans et se voyant attribuer le titre de « conseiller ordinaire du roi ». Sa fonction principale restait pourtant celle d’auteur et la littérature demeurait toujours son principal moyen de subsistance. Il est fort probable alors que d’éventuels problèmes financiers l’aient obligé à chercher la protection d’un autre grand : le Grand Condé. Ainsi parut en 1645 L’Alexandre ou les parallèles de Monseigneur le duc d’Anguien avec ce fameux monarque - un geste, habituel, de reconnaissance envers son nouveau protecteur. L’esprit de l’ouvrage n’est pas radicalement différent du Portrait de Scipion ou de celui d’Alexandre dédié au dauphin quatre ans plus tôt. Sa structure et son destin éditorial sont pour autant plus compliqués et méritent une présentation plus détaillée. Comme prévu, dans l’épître dédicatoire le ton reste inchangé : « il y a tant de rapport des actions héroïques de ce fameux monarque, à vos faits immortels, que tout le monde vous prend pour un autre Alexandre 29 ». De même pour la première partie de l’ouvrage, L’Alexandre, où La Serre reprend à la lettre de longs extraits de son ouvrage homonyme de 1641. Nous reconnaîtrions son style : 28 Ibidem, « Épitaphe d’Alexandre », p. 352. 29 L’Alexandre ou les parallèles de Monseigneur le duc d’Anguien avec ce fameux monarque, Paris, Morlot, 1645, « À Monseigneur le duc d’Enguien », n. p. Nicolas Kokkomelis 396 Quand on veut donner la vanité à quelque Prince, on le compare à lui [le Grand Condé] et quoi que nous aient dit les Romains, il n’est point aujourd’hui d’autre chemin pour aller du Temple de la Vertu au Temple de la Gloire que celui qu’il a tenu. Ce qui me persuade que si les grands hommes ne vivent que pour la postérité, ce jeune héros sera l’entretien et les délices des siècles à venir, après avoir été la merveille et l’ornement du nôtre 30 . Le parallèle, banni de la version proposée au dauphin, revient dans celle proposée à Condé mais copieusement modifié, à savoir dans trois chapitres successifs, chacun correspondant à une « campagne ». Ainsi la bataille de Rocroi est-elle mise en parallèle avec la bataille de Chéronée (première campagne) ; la bataille de Fribourg, avec celles que le macédonien livra contre les peuples indiens (seconde campagne), et celle de Nördlingen avec la bataille contre Darius au « bourg d’Arbèles ». Ces parallèles se concluent au profit, bien entendu, de Condé. Bien évidemment, ce choix de dispositio et de forme impose une modification dans les termes de la comparaison au sens où, dès lors, le jeu rhétorique de la glorification du protecteur se voit considérablement simplifié. En effet, la vertu, quasi transcendante, attribuée à Richelieu dans le Portrait de Scipion, passe ici au second plan, au bénéfice de l’efficacité militaire et de la grandeur du commandement exercé par le Grand Condé. Or les circonstances contribuèrent à ce que L’Alexandre soit de plus en plus enrichi et élogieux. En réalité, chaque nouvelle victoire de Condé donnait à La Serre l’occasion de produire une nouvelle édition de son œuvre, rentabilisant de la sorte ultérieurement cette première version. Ainsi, en 1647, parut l’Éloge historique de Monseigneur le Prince Duc d’Anguien, contenant tout ce qui s’est passé de plus mémorable en ses campagnes depuis la bataille de Rocroi jusqu’à nos jours 31 , où - chose symptomatique de ses pratiques éditoriales - l’auteur reproduit le projet iconographique du Portrait de Scipion (Alexandre et Condé remplaçant ici Scipion et Richelieu). L’édition ne contient pas le Portrait d’Alexandre, mais le seul Parallèle, enrichi d’une quatrième campagne, Dunkerque, qui pour autant, ne trouve pas son égal dans l’histoire d’Alexandre. En cette même année, l’Éloge connut une deuxième édition portant cette fois-ci le titre Parallèles et éloges historiques d’Alexandre le Grand et de Monseigneur le Prince Duc d’Anguien 32 . En 1651 enfin, en pleine Fronde, un nouveau maillon vient s’ajouter à cette chaîne éditoriale : Les Sièges, les batailles, les victoires et les triomphes de Monseigneur 30 Parallèle d’Alexandre le Grand et de Monseigneur le duc d’Anguien dans ibidem, p. 72. 31 Paris, C. Besongne. 32 Paris, Cl. Morlot. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 397 le prince duc d’Anguien 33 . Le Grand Condé étant à l’époque emprisonné, le volume est dédié à son fils, Henry Jules de Bourbon, futur cinquième prince de Condé 34 . Il s’agit d’une réédition des volumes parus en 1647, augmentée d’une cinquième et d’une sixième « campagnes ». Dans la première, La Serre est obligé de traiter la campagne de Catalogne - sans néanmoins trouver de parallèle dans l’expédition macédonienne en Asie, ce qui l’oblige à changer de ton et à revenir à une comparaison sur la manière dont chacun des deux héros se comportait dans la défaite. Dans la deuxième en revanche, la victoire sur l’archiduc Léopold à Lens prend place face à la bataille qu’Alexandre livra contre le roi Pôros. « La Serre commence visiblement à déchoir comme écrivain, en même temps que [son parent lointain] Montauron comme financier, c’est-à-dire à l’époque de la Fronde 35 ». Ayant fait le choix de gagner sa vie comme écrivain, La Serre n’a jamais été riche ; pour autant, après la défaite de Condé, son protecteur, sa situation s’aggrava davantage, puisqu’en 1663 Chapelain ne l’inclut pas dans sa liste des hommes de lettres à pensionner. Quelques mois avant de mourir, alors qu’« il faisait des livres avec des tailles-douces, et […] vivotait comme il pouvait 36 », il chercha à réaliser son dernier projet : le lancement d’une revue mensuelle sur l’histoire du règne de Louis XIV, intitulée le Mercure, projet qu’il n’a pas eu le temps de mener à bien - l’idée n’a été réalisée qu’en 1672 par Donneau de Visé avec le Mercure Galant. Jean Puget de La Serre mourut en juillet 1665. III. Sur les temps de l’exemplification historique [La] méconnaissance de sa propre grandeur et [l’]oubli volontaire de tous les éloges qu’il a si justement mérités, l’élèvent aujourd’hui si haut dans l’estime publique que je laisse le défi à l’histoire de nous fournir l’exemple d’un Prince si parfait que lui 37 . 33 Paris, C. Besongne. 34 « Puisque Votre Altesse est en âge d’être instruite, j’ai cru qu’on ne pouvait lui donner pour Rudiment que l’Histoire des faits héroïques de Monseigneur le Prince son Père, comme le seul livre où elle peut apprendre aujourd’hui tout ce que les plus Sages du Siècle lui sauraient enseigner », « À son altesse monseigneur le duc d’Anguien », n. p. 35 Alfred Auguste Ernouf, « Puget de la Serre, sa vie, ses œuvres », Revue contemporaine, 1866, LI, p. 700. 36 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. cit., t. II, p. 544. 37 L’Alexandre ou les parallèles de Monseigneur le duc d’Anguien avec ce fameux monarque, op. cit., p. 37. Nicolas Kokkomelis 398 Cette phrase vient de l’Alexandre de 1645 ; elle désigne le Grand Condé, à qui l’ouvrage est dédié, et résume bien l’esprit des portraits panégyriques que dresse La Serre. En même temps, elle constitue un lieu rhétorique puisqu’on la retrouve dans les deux Parallèles précédents (Scipion et Richelieu, Alexandre et le dauphin). Dans ces récits très analogues, qui mélangent des moyens à la fois rhétoriques et historiques avec un caractère moral emprunté au modèle plutarquien, les « protecteurs » se retrouvent, finalement, rehaussés en nouveaux exempla et l’auteur en « l’écho […] qui prêche par tout l’Univers 38 ». Les rôles sont donc clairement définis et les objectifs encomiastiques accomplis. Il ne reste qu’une dernière question à poser, essentielle pour la classification de l’œuvre dite historique de La Serre : en quoi le caractère épidictique des Portraits influence-t-il l’organisation de la matière et du récit ? Et, plus particulièrement, s’il est vrai que d’après Aristote le discours épidictique s’applique au présent car « c’est en raison d’événements contemporains que tous les orateurs louent ou blâment 39 », comment le présent, voire le contemporain, auquel l’historien et rhéteur La Serre se réfère se construit-t-il ? Cela a lieu en deux temps : premièrement, par le biais d’un processus que l’on pourrait appeler « suspension du temps historique ». Ce processus s’appuie sur l’exploitation du fait que le mode de composition paradigmatique se caractérise par une négation constitutive de la temporalité. Or le poids paradigmatique de l’exemplum ne réside en réalité que dans sa qualité de répétitivité et de réactivation à n’importe quelle période historique. L’objet historique se transforme de la sorte en une valeur qu’on pourrait appeler non pas an-historique mais extra-historique. Cette conception, qui met les règles de la causalité et de la temporalité historiques au second plan derrière l’enseignement moral, fut celle de Plutarque historien et moraliste ; elle fut aussi celle des historiens des XVI e et XVII e siècles - et de Jean Puget de La Serre. Ce niveau atteint, il ne reste qu’un pas à franchir : par le rapprochement programmatique de Richelieu et de l’exemplum-Scipion dans un premier temps, et par leur comparaison dans un second, l’auteur réussira à investir le cardinal des vertus intemporelles du Romain. Détaché de la sorte du cadre politique et temporel dans lequel il évolue, Richelieu gagnera, finalement, sa place parmi les grands de l’histoire. 38 Le Portrait de Scipion, op. cit., « Épître à Monseigneur l’éminentissime cardinal, duc de Richelieu », n. p. 39 Aristote, Rhétorique, Médéric Dufour (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1991, I, 83, 1358b. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 399 Puis-je dire dans la comparaison que je fais de Scipion l’Africain avec ce grand Cardinal de Richelieu, que ce sont deux nouvelles lignes, qui dans leur égalité se trouvent éloignées d’une distance infinie : Scipion qui fut la merveille de son temps, prenant son essor dans l’éternité du monde en a remporté toutes les couronnes ; et Monsieur le Cardinal, qui est le miracle de notre siècle, s’élevant d’abord au dessus de sa nature, pour en trouver l’immortalité, elle seule sera le comble de sa gloire 40 . « Détemporalisé », Richelieu s’élève ainsi au-dessus des catégorisations historiques pour basculer dans la catégorie rhétorique d’une valeur morale d’ordre général. Une fois ce pacte établi, le présent est réactualisé - et c’est la seconde phase dans la construction du présent épidictique. Plus particulièrement, c’est à travers la confrontation de Scipion et de Richelieu dans le Parallèle que le second l’emporte sur le premier en tant que moderne. Or l’accent se déplace d’un « hors du temps » au présent : « Mais à quoi servent tous ces discours pour soutenir que vous [Richelieu] n’avez point de pareil ? Si la moindre de vos actions porte avec elle et son modèle et son exemple 41 […] ». C’est par un tel renversement des termes de l’exemplarité que le présent va obtenir sa qualité de point culminant des temps historiques (par l’évocation du « modèle ») et futurs (par l’évocation symétrique de l’« exemple »). Le Parallèle d’Alexandre le grand et de Monseigneur le duc d’Anguien reconduit quant à lui exactement le même mécanisme : Je crois vous faire un nouveau présent en vous offrant la vie de ce Grand Alexandre, qui semble plutôt un présage de vos perfections, qu’une instruction à votre courage 42 . Abordé sous cet angle, le corpus éditorial des Portraits peut être entendu comme un laboratoire rhétorique, épidictique et élogieux, où l’objectif de la persuasion est atteint par la valorisation du présent. Dans ce cadre, l’opposition du présent à un passé définitivement conçu comme un stade préparatoire de l’apogée actuel et au futur comme l’escompte d’une répétition infinie de la grandeur contemporaine réussit justement par l’appel à l’histoire, à la narration. C’est ce « déplacement de l’épidictique dans le narratif », pour reprendre les mots de Louis Marin 43 , qui permet à l’épidictique, voire à l’auteur, de porter finalement sur le présent et sur l’avenir à titre égal. Puis, les Parallèles ne viendront que corroborer ce « récit […] 40 Parallèle de Scipion l’Africain et de Monseigneur le cardinal Duc de Richelieu, dans Le Portrait de Scipion, op. cit., « Préface », n. p. 41 Le Portrait de Scipion, op. cit., « Épître à Monseigneur l’éminentissime cardinal, duc de Richelieu », n. p. 42 L'Alexandre, ou les Parallèles de Mgr le duc d'Anguien, op. cit., p. 72. 43 Le portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 62. Nicolas Kokkomelis 400 destiné à traverser le temps, à s’imposer comme l’histoire vraie pour les temps à venir 44 ». Cette « histoire vraie », qui associe de la sorte le présent au passé et au futur, est aussi « l’histoire unique », « l’histoire aboutie ». Si on se demandait si ce sont bien Scipion et Alexandre qui fournissent les sujets véritables des Portraits, la réponse serait, bien entendu, négative : la simple lecture des épîtres dédicatoires des volumes parcourus suffit à le prouver. Les conditions de production et de réception de ces œuvres n’étaient bien sûr pas neutres. Composées à une époque où la monarchie tend à reléguer les grands de manière systématique, il serait légitime de supposer qu’elles furent reçues dans le cadre d’une propagande politique qui allait audelà d’une simple relation de clientèle. Car, et là nous avons un élément clé pour la compréhension de la nature du projet, les volumes de La Serre non seulement narrent (par le Portrait) mais aussi aspirent à prouver par la séduction et la flatterie (dans les Parallèles). Ainsi les Scipions et Alexandres se transformeraient-ils en instruments politiques, ou, plutôt, en outils historiques au service du pouvoir - princier ou royal. Les termes cruciaux y sont d’ailleurs mis en place par l’auteur luimême - exemplum, singularité, utilité - ainsi que toute une série de valeurs politiques et morales, le tout couronné par la figure philosophico-historique de Plutarque. L’on peut dire alors que les Portraits et le reste de la production panégyrique de La Serre sont des Histoires-types, au sens où ils cumulent les caractéristiques principales de ce type d’écriture ; ce sont aussi des Histoires-exemples par la valorisation du présent comme modèle par rapport au passé et au futur. Un siècle plus tard les choses allaient considérablement évolué au sujet de l’indépendance (sociale et intellectuelle) de l’historien, au point que Montesquieu sera en position de déclarer dans une note des Pensées que « je ne ferai point d’épître dédicatoire : ceux qui font profession de dire la vérité ne doivent point espérer de protection sur terre 45 ». 44 Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2000, p. 156. 45 Pensées et fragments, t. 1, Bordeaux, G. Gounouilhou, 1899-1901, n o 537, p. 269. PFSCL XLV, 89 (2018) ‘La Poésie sacrée et profane’: Poetry and Education in the Petites Écoles of Port-Royal C HRISTINE M C C ALL P ROBES (U NIVERSITY OF S OUTH F LORIDA ) Ces maîtres n’étaient pas des hommes ordinaires: [...] On peut juger de l’utilité de ces écoles par les hommes de mérite qui s’y sont formés. (Racine, Abrégé de l’histoire de Port-Royal) Racine was a student at the Petites Écoles de Port-Royal from 1649 to 1653, then at the collège of the city of Beauvais from 1653 to 1655, then for three years of “études libres” (1655-1658) at Port-Royal des Champs while the Petites Écoles were dispersed. In October 1658 he was sent for a year of philosophy or logic to the Collège d’Harcourt at Paris, known for its important connections to Port-Royal. Racine has provided a glimpse of these years in various writings: in his letters, in his Abrégé de l’histoire de Port-Royal, and most notably for our purpose here, in what we might term a poetic testimony—his odes on Le Paysage ou Promenade de Port-Royal-des-Champs and his Hymnes traduites du Bréviaire romain 1 . The first ode praises Port-Royal in general, while the following ones (II- VII) continue the praise, embroidering on various aspects of the natural surroundings—the landscape, the pond, the prairies, the gardens and in ode VI a combat of bulls. My previous research has demonstrated the important role of the senses in the poetic description of these “saintes demeures du 1 Scholars place the composition of this poetry, the Hymnes, or at least their first version, during the period of Racine’s studies, although they were not published until thirty years later. See, for example, chronologies such as the one furnished by Georges Forestier in Racine, Œuvres complètes, vol. I. (Paris: Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1999) lxxiii. Subsequent references to Racine’s poetry will be to this edition and will be indicated in the text of my article. Christine McCall Probes 402 silence,/ Lieux pleins de charmes et d’attraits” (Ode I) 2 . The eyes, the ears and even the smell and taste are enchanted by the “merveilles”; jewel imagery renders the tableau as the poet addresses familiarly its essential and enduring abstract qualities, “[la] solitude féconde,” “la grâce et l’innocence”: L’on verra l’émail de tes champs Tant que la nuit, de diamants Sèmera l’hémisphère: Et tant que l’astre des saisons Dorera sa carrière, L’on verra l’or de tes moissons. (Ode I) The expected mythological allusion, to Flore, then to Pomone, broadens the descriptive impact of the odes as Port-Royal des Champs is identified metaphorically with “le palais de Flore”: Là, dis-je, des portes du Ciel, On voit de perles et de miel Choir une riche pluie, Et Flore, pour ce doux trésor, Ouvrir toute ravie, Cent petits bassins d’ambre et d’or. (Ode V) The poet’s ecstasy rivals that of Virgil in the Georgics and the Eclogues and that of the contemporary Saint-Amant (in “La Solitude,” “Le Melon,” and “L’Automne des Canaries”) as he is inspired by the physical beauty of the settings, “ce doux air, ces vives odeurs,/ Le pompeux éclat de ces fleurs,/ Dont l’herbe se colore” (Ode V) 3 . Comparing the fruits of this seemingly idyllic place to “les plus précieux/ Qu’ait cultivés Pomone,” the poet takes up again the jewel imagery: “Ils ont eu le lis pour berceau,/ L’émeraude est leur trône,/ L’or et la pourpre leur manteau” (Ode VII). If the description of nature occupies the place d’honneur in these odes, and nature itself though declared “inimitable” (Ode I) receives an abundant and varied treatment, the spiritual atmosphere is nevertheless profoundly present from the opening line evoking the “saintes demeures du silence” and most notably in Ode II. In true Augustinian fashion, the poet leads his readers from an admiration of God’s creation to the Creator himself: “L’on voit ce temple spacieux/ S’élevant dessus tous les lieux,/ Leur demander un 2 See my article “Dieu créateur et protecteur: lyrisme et spiritualité dans l’œuvre poétique de Racine”, Travaux de Littérature 21 (2008): 159-71. 3 Ibid. 164. I remind the reader of Jean Dubu’s article “Racine et les jardins” where he placed these odes in relation to Virgil and to St.-Amant’s “La Solitude”: CAIEF 34 (1982): 76. Poetry and Education in the Petites Écoles of Port-Royal 403 humble hommage 4 .” The reiterated particular (“je me plais,” “j’aperçois,” “je vois,” “mes yeux”) complements the general (“l’on voit,” “allons”) as the spiritual response is elaborated. Personal and poetic, the response is one of both reverence and action, of the contemplative and the active life. If later Racine will write of the many trials of Port-Royal in his Abrégé de l’histoire de Port-Royal and other texts, his resolve here is to adore: Non, ma plume n’entreprend pas De tracer ici vos combats, Vos jeûnes et vos veilles: Il faut, pour en bien révérer Les augustes merveilles, Et les taire et les adorer. (Ode II) Combining, then, sensory delight with a spiritual application reminiscent of devotional poets such as Jean-Baptiste Chassignet and Jean de La Ceppède, Racine exclaims: “Ô Dieu! que d’objets ravissants/ S’y viennent offrir à mes sens! ” and enumerates in a remarkable example of amplificatio the “prairies,” “plaines,” “coteaux,” and “vallons” which make up the “amas brillant et confus” before expressing his personal and poetic response: Je vois ce sacré sanctuaire, Ce grand temple, ce saint séjour Où Jésus encor chaque jour S’immole pour nous à son Père, Muse, c’est à ce doux Sauveur Que je dois consacrer mon cœur, Mes travaux et mes veilles: C’est lui de qui le puissant bras Fit toutes ces merveilles Qui nous fournissent tant d’appas. (Ode II) Writing of education received at Port-Royal, whether that of jeunes gens or his own, Racine persists in the laudatory emphatic mode. The “sainteté” and “innocence” of the odes is repeated in his Abrégé de l’histoire de Port- Royal as he insists on the dual purpose of the community’s instruction: “élever à la piété” and “former l’esprit et la raison.” The “combats” referred to obliquely in Ode II are fully elaborated in the Abrégé, with Racine attributing their cause—to some extent at least—to a jealousy of Port- Royal’s education: “Une des choses qui rendait cette maison plus recommandable, et qui peut-être aussi lui a attiré plus de jalousie, c’est l’excellente éducation qu’on y donnait à la jeunesse. Il n’y eut jamais d’asile où 4 See De Doctrina christiana I, iv, 4 (Paris: Institut d’Études Augustiniennes, 1997) 80-81, where St. Augustine exposits Romans 1: 20. Christine McCall Probes 404 l’innocence et la pureté fussent plus à couvert de l’air contagieux du siècle, ni d’école où les vérités du christianisme fussent plus solidement enseignées 5 .” Racine’s emphatic admiration, “Quelle paix! quel silence! quelle charité” (56), extends to the Solitaires and the maîtres of the Petites Écoles, whether recalled as a body or particularly as in the verse portrait and the epitaph dedicated to “le grand Arnauld”: “Sublime en ses écrits, doux et simple de cœur, / Puisant la vérité jusqu’en son origine” (Œuvres complètes, éd. Picard, II: 185). As Racine explains in the Abrégé, it was to Arnauld that families came, concerned for the education of their children, concluding, “on leur avait donné des maîtres tels qu’ils les pouvaient souhaiter” (66). Assessing the utility of the instruction by its “product”, “les hommes de mérite qui s’y sont formés” and naming, among others, the historian Le Nain de Tillemont, Racine praises the instructors as a body: “Ces maîtres n’étaient pas des hommes ordinaires” and singles out Nicole, Lancelot and Arnauld, indicating titles of their pedagogical works (66). Philippe Sellier, in his preface to the remarkable work of Frédéric Delforge, Les Petites Écoles de Port-Royal, 1637-1660, notes the extensiveness of the pedagogical operation, often in the midst of persecution: “vingt-sept maîtres, et environ cent trente élèves 6 .” Jean Rohou has effectively distilled the essence of this education as it pertains to lettres: “Port-Royal a inculqué à Racine, avec une solide culture grecque, latine et biblique, une exigence de vérité dans l’analyse et dans l’expression, une connaissance raffinée du langage et de ses effets.” In his essay which focuses on the importance of Racine’s formation for the “principales bases” and vision of his theatre, Rotrou reminds us of the dual purpose of this formation—to assure “l’éducation de l’intelligence et du jugement à travers l’étude des grands textes littéraires,” or in the words of one of the maîtres, Pierre Nicole, “la vraie rhétorique [...] fondée sur la vraie morale 7 .” 5 Œuvres complètes, vol. II, éd. Raymond Picard (Paris: Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1960) 58. Subsequent citations will be made in the text of my article. 6 (Paris: Éditions du Cerf, 1985) 8. Subsequent references will appear in the text of my article. Delforge’s massive treatment both expands and corrects the accounts found in Sainte-Beuve’s Port-Royal and in Henri Bremond’s Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, notably in vol. 4. See also, among others, Jean Mesnard, “Bremond et Port-Royal” in his La Culture du XVII e siècle (Paris: PUF, 1992) 609-19; Tony Gheeraert, “La Poésie à Port-Royal: le chant de la grâce” in Recherches des jeunes dixseptiémistes, éd. Charles Mazouer (Tübingen: Gunter Narr, 2000) Biblio 17, 321-31; and Tony Gheeraert, Le Chant de la Grâce: Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine (Paris: Champion, 2003). 7 “Racine à Port-Royal: Hypothèses sur la formation d’un auteur” in Le Rayonnement de Port-Royal, Mélanges en l’honneur de Philippe Sellier, éds. Dominique Descotes, Poetry and Education in the Petites Écoles of Port-Royal 405 Claude Lancelot, who published in 1655 his Nouvelle Méthode pour apprendre facilement la langue grecque, was among those who galvanized both the study of Greek and the cultivation of poetry “dans toutes les langues” so that the students would be able to “aimer et révérer dans nos vers français ces mêmes vérités saintes que nous admirons et révérons dans la poésie sacrée de l’Écriture et des Pères 8 .” Delforge has established that the Greek authors undertaken included Homer, Plato, Aristotle, Pindar, Plutarch, Basil the Great, Heliodorus, Aeschylus, Sophocles, Euripides, Menander, Diogenes Laërtius, and texts on the Essenes (134, 259). The pupils studied Greek literature, explicating it and translating directly into French without the customary intermediate Latin, using instead Lancelot’s Méthode which included, for the learning of Greek, rules written in French octosyllabic verse (Delforge 305). The Solitaires and the maîtres wrote and published extensively on their theories. Antoine Arnauld advised both the composition of poetry and its criticism in his Mémoire sur le règlement des études dans les lettres humaines, counseling the usefulness of learning “tout entiers” Virgil and Horace while Pierre Nicole had the students read Horace’s Art Poétique, with attention to rhetorical figures, rules and the imitation of “la belle nature”; Sacy collaborated with Nicole and Lancelot to render the Latin poets “utile sans être nuisible 9 .” In addition to Virgil and Horace, the Latin authors on the program included: Cicero, Pliny the Elder and Pliny the Younger, Quintilian, Tacitus, Philo, Quentus Curtius Rufus (Quinte-Curce), Seneca and Flavius Josephus (Delforge 134, 259). Composition and translation or version were en vigueur, with an emphasis on the latter. The testimony offered by a pupil, Pierre Thomas du Fossé, allows us to glimpse the attentiveness of the pedagogical corps to “des instructions très solides, tant pour l’étude que pour la piété.” Writing in particular of Antoine Le Maître, Antony McKenna and Laurent Thirouin (Paris: Champion, 2001) 401-14, here 403, 406. Nicole, De l’éducation d’un prince (1670) II, 37, cited in Rotrou 402, n. 5. 8 Quoted by William McCausland Stewart, “L’Éducation de Racine: le poète et ses maîtres”, CAIEF 3-5 (1953): 55-71, here 60. 9 Œuvres de messire Antoine Arnauld, éds. Hautefage, Du Parc de Bellegarde and Larrière (Lausanne, 1775-1783) 43 vols., here vol. 41: 85-98. Delforge remarks that the editors of the 1780 volume believe that the Mémoire was composed in the last years of the Petites Écoles, 1658-1660. Although Arnauld’s programme seems conceived for more advanced students, his principles are often corroborated in the works of other maîtres (Delforge 287-88). Sacy’s collaboration on Nicole and Lancelot’s Epigrammatum delectus (Paris, 1659) is attested by Nicolas Fontaine in his Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal (Utrecht, 1736) 2 vols., here I: 326. Delforge also cites, with regard to Nicole, the manuscript of Henri-Charles Beaubrun, Vie de Nicole, Bnf. fonds français 13898. Christine McCall Probes 406 du Fossé notes his “voix charmante” and his sharing of “plusieurs règles pour bien traduire, me faisant sentir combien l’art d’une traduction fidèle, noble et élégante, était difficile et important 10 .” If Le Maître would, in his first rule, insist on fidelity in translation, “C’est à dire d’exprimer en notre langue tout ce qui est dans le latin,” he would as well allow a certain liberty and require elegance: “il faut que nos traductions [...] paraissent comme d’autres originaux [...] et qu’elles fassent demander aux lecteurs si les ouvrages qu’on a traduits sont aussi beaux que ces traductions 11 .” A brief examination of Racine’s translations of Latin hymns will serve to test the principle of liberty advocated by his maîtres. While a first version of these hymns was composed during the poet’s adolescence, reflecting therefore immediately his instruction, a second, revised version was published in 1687 in Le Bréviaire romain en latin et en français (éd. Le Tourneux) along with translations by D’Aubigny and Sacy among others 12 . Forestier underscores the liberty of Racine’s expression in the poet’s rendering of “Le mardi à matines” where the Latin “Aufer tenebras mentium; / Fuga catervas daemonum” is adapted freely with the insertion of “grâce invincible” which drew the attention of censors: “Répands sur nous le feu de ta grâce invincible; / Que tout l’enfer fuie au son de ta voix” (931 and 1672, n. 2). In my article “Dieu créateur et protecteur: lyrisme et spiritualité dans l’œuvre poétique de Racine,” I have indicated other modifications by Racine that would have drawn the attention of the censors, most notably his reiterated emphasis on the heart’s response to God’s love, a response that would have placed him in league with the contritionnaires 13 . Racine’s liberty of expression is also evident in word choice, periphrasis, sensorial imagery and a general fleshing out of the succinct Latin, the latter to be sure necessitated by the French verse form adopted, the alexandrine 10 See Le Maître’s Règles de traduction française in Nicolas Fontaine, Memoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, see above note 9, here II: 176-78. For the relation of Du Fossé, see his Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal (Cologne, 1739) I: 291-92 and appendix XI: 329-31. 11 Du Fossé, see note 10 above. See also Antoine Le Maistre, “Préface”, Sermons de saint Bernard et saint Augustin (1658), cited in Rotrou 405, see above note 7. 12 For a reprise of the important research on the dating and revision of Racine’s hymns as well as the condemnation and the authorization of the recueil, see Forestier, éd. Œuvres complètes 1: notes at 1669-72. My references to the hymns (I: 929-42) will indicate title in the text of this article. 13 See note 2 here. In that article (167, n. 29), I remind the reader of the long and contentious controversy between the contritionnaires who held that the regret of sins should be based on love for God versus the attritionnaires who emphasized the fear of Hell. See Pascal’s X e Provinciale, Boileau’s Epître XII “Sur l’Amour de Dieu” for further testimony from the period. Poetry and Education in the Petites Écoles of Port-Royal 407 alternating with the hemistich, the octosyllable or the decasyllable. In “Le lundi à matines,” for example, the polysemic Latin “mentis” is rendered by “cœur” and “Te mentis ardor ambiat” is transformed to the prayer to God, “Qu’à te chercher notre cœur empressé/ T’offre ses premiers vœux.” Elsewhere “cœur” is freely inserted into the French as the desire is expressed, “Que l’eau d’une foi vive abreuve notre cœur,” replacing the sober “Potusque noster sit fides” (“Le lundi à laudis”). There are sufficient instances of substitutions, additions and free interpretations pertaining to “cœur” to warrant a study in itself. Examples of periphrasis abound and may combine with the poet’s accent on the emotions or with a mythological allusion, both features of early modern devotional poetry. Thus the Latin “Et ore te canentium/ Lauderis in perpetuum” is modified to “Fais que, t’ayant chanté dans ce séjour de larmes,/ Nous te chantions dans le repos des cieux” (“Le lundi à matines”). Requirements of rime enter into the transformations as “larmes” rimes with the “armes” of another addition, here a metaphor, “tes bontés sont nos armes.” In his joining of mythological allusions to Christian hymns (“Olympe” to represent the reverence of all for God, for example, in “Le mercredi à laudes” and “Le vendredi à laudes”), Racine was following a practice common to authors of both adaptations and original compositions. As a student in the Petites Écoles he may have read devotional poets such as Jean de La Ceppède who theorized: “Nous usons licitement des noms et des comparaisons des choses prophanes visibles, parce que c’est par elles que nous sommes portez à la cognoissance des invisibles 14 .” In any case he would have been familiar with Ronsard’s Hymnes which are furnished with mythological beings such as Hercules as a prefiguration of Christ. For the use of nature, mythology and the senses in praise of God, the maîtres and their pupils needed to look no further than to Saint Augustine who in his exposition of Romans 1: 20 (“For since the creation of the world God’s invisible qualities—his eternal power and divine nature—have been clearly seen, being understood from what has been made, so that men are without excuse [...]”) authorized the use of “choses crées”, pagan vessels or riches, in advocating the “juste usage” of culture and the sensorial as crucial in transporting images to the “sanctuaire immense” of memory 15 . Poetry pervaded the life, the spirit and the education of Port-Royal and the Petites Écoles. For Madeleine de Scudéry, in the idyllic portrait she paints in Clélie of “la douceur de la vie” of this “lieu [...] extraordinaire,” poetry is 14 Les Théorèmes sur le sacré mystère de nostre redemption (Geneva: Droz, 1966, reproduction of the Toulouse edition, 1613-1622) II, 499. 15 De Doctrina christiana I, iv, 4 and II, xl, 60 (Paris: Institut d’Études Augustiniennes, 1997) and Confessions II, X, viii. 12-x.17 (Paris: Les Belles Lettres, 1994). Christine McCall Probes 408 among the admirable occupations of the “illustres solitaires”: “Les uns s’adonnent à la connoissance des choses purement celestes, les autres à la morale, quelques autres encore à la poësie, & tous ensemble à des choses vertueuses & utiles.” Depicting one of the “sages” and “admirables” as Timante, Robert Arnauld d’Andilly, who, as Delforge reminds us, was “[l’] animateur de Port-Royal des Champs à partir de 1645, [et] suit de très près tout ce qui se passe aux Petites Écoles” (196), Madeleine de Scudéry includes in his moral portrait his poetic talent: “Timante a [...] un esprit d’une tres grand estenduë, [...] il est né avec un grand genie pour les vers, & il en fait qu’Hesiode ou Homere pourroient advoüer sans honte s’ils ressuscitoient 16 .” The poetry that so infused the spirit of Port-Royal and the Petites Écoles and which inspired numerous publications pedagogical, theoretical and theological, is receiving today wide attention as the scholarly community rediscovers works such as those of Arnauld d’Andilly, analyzed perceptively by Anne Mantero and Tony Gheeraert 17 . I hope that the present study of “le cas Racine” will contribute modestly to a better understanding of poetry as an important educative tool extending to the pupils’ character and religious devotion as well as to their literary formation. As “le bon élève” des Petites Écoles, Racine would write in Ode II: “Muse, c’est à ce doux Sauveur/ Que je dois consacrer mon cœur,/ Mes travaux et mes veilles.” 16 (Paris: Courbé, 1657) 10 vols. Troisième partie. Livre second. 1138, 1139, 1149, 1141-1142. Jean Mesnard demonstrates the reality of this “poétisation de Port- Royal des Champs” in his remarkable essay “Du Réel au romanesque: Port-Royal dans la Clélie de Madeleine de Scudéry” in Aspects du classicisme et de la spiritualité, Mélanges en l’honneur de Jacques Hennequin, éd. Alain Cullière (Metz: Centre Michel Baude, U de Metz, 1996) 353-72. 17 For Gheeraert, see note 6 above. For Mantero, see her fine analysis “Arnauld d’Andilly, entre ‘liberté de la poésie’ et classicisme” in Le Rayonnement de Port- Royal, see note 7 above, here 237-55. PFSCL XLV, 89 (2018) Critique laïque et critique cléricale des Pensées de Pascal à l’époque romantique : les cas de Victor Cousin et de l’abbé Charaux R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Quand on s’interroge sur l’image de Pascal au cours de la génération romantique et postromantique, il convient de tenir compte du réveil d’orthodoxie du début du XIX e siècle qui fait pressentir le retour de l’auteur des Pensées, notamment sous la forme d’un mysticisme chrétien. Nous assistons alors à une volonté de renouveler la foi religieuse des Français de cette époque, bref, de rechristianiser la France au lendemain de la Révolution. Du renouveau religieux au catholicisme romantique, il n’y a qu’un pas. Aussi Pascal va-t-il représenter une figure importante dans l’orthodoxie chrétienne de cette époque. A cela s’ajoute l’antagonisme entre religion et laïcité qui s’est poursuivie en France, sous diverses formes, au long du XIX e siècle. L’enseignement de Pascal dans les écoles congréganistes servait à transmettre les valeurs fondamentales de l’héritage chrétien. Notons aussi que l’enseignement confessionnel du XIX e siècle se heurtait, toutefois, à un public mû en grande partie par l’attrait du matérialisme et des jouissances terrestres. L’image de « cet effrayant génie » (Chateaubriand) a pour effet de fonder la légende romantique d’un janséniste désespéré en proie à une maladie profonde : il s’agit d’un Pascal tourmenté par son « gouffre ». Selon l’auteur du Génie du christianisme (1802), l’angoisse du tempérament romantique trouve sa meilleure expression dans les Pensées de Pascal. En fait, il attribue la grandeur de la foi chrétienne de Pascal à son génie littéraire. Chateaubriand se solidarise ainsi avec Pascal quant à la signification profonde du christianisme 1 . De plus, il fait valoir la dimension esthétique du christianisme, c’est-à-dire, ses beautés poétiques, ainsi que les beautés de 1 Voir C. Lynes, Chateaubriand as a Critic of French Literature, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1946, p. 30. Ralph Albanese 410 l’univers créé par Dieu. Il met en relief aussi la perspective chrétienne inhérente à la civilisation française. Redonner une place à Pascal dans l’histoire des idées du début du XIX e siècle, c’est aussi mettre en évidence le renouveau de la théologie chrétienne dans la France postrévolutionnaire. Le Premier Empire témoigne d’une restauration religieuse et nous voudrions esquisser d’abord l’apport de Pascal à la pensée philosophique de cette époque en signalant brièvement le rôle de Louis Bonald, de Joseph de Maistre et de Félicité de Lamennais. Les excès de violence entraînés par la Révolution ayant exercé une influence réelle sur leur philosophie, Louis de Bonald et Joseph de Maistre ont tous deux contribué à la formation du romantisme français. Faisant preuve d’une perspective catholique, Bonald prône l’idéal d’une monarchie constitutionnelle en France et fait ressortir, par ailleurs, les notions pascaliennes de volonté et d’esprit. De plus, dans ses Recherches philosophiques (1818), il s’accorde avec une idée du cœur propre à Pascal. A l’instar de Chateaubriand, le vicomte de Bonald se livre à l’idéal d’une restauration religieuse. Dans sa Théorie du pouvoir politique et religieux (1796), cet émigré soutient que la grandeur de Dieu s’oppose à la petitesse de l’homme. La société trouvant son origine en Dieu, il existe, selon lui, une mise en rapport hiérarchique entre les pouvoirs paternel, royal et divin. Se faisant l’apôtre du conservatisme socio-politique sous la Restauration, Bonald, dans ses Recherches philosophiques, met en relief la primauté de la tradition et de l’autorité et juge que les devoirs humains l’emportent définitivement sur les droits de l’homme. Ultra-royaliste, il combat la philosophie matérialiste et estime que l’union du Trône et de l’Autel provient de la volonté de Dieu. Croyant avec Bonald à l’intervention providentielle dans les affaires humaines, de Maistre, mis en exil à Saint-Petersbourg pendant quatorze ans, s’insère naturellement donc dans la pensée contre-révolutionnaire. Si Brunetière a appelé de Maistre « le théologien/ laïque de la Providence 2 , » c’est qu’il se montre désireux de « tuer l’esprit du XVIII e siècle » et, de ce fait, s’en prend avec vigueur à l’« insolente incroyance » de Voltaire, notamment dans son Essai sur les mœurs, bref, à « son impuissance mystique » (34). Dans la mesure où le scepticisme de De Maistre relève de la notion pascalienne du péché originel, on comprend sans peine que, dans Les Soirées de Saint-Petersbourg (1821), il affirme que les sociétés prennent 2 Se reporter à V. Giraud, De Chateaubriand à Brunetière. Essai sur le mouvement catholique en France au XIX e siècle, Paris, Ed. Spes, 1913, p. 33-34. Dans un article louangeur de Chateaubriand sur Bonald, l’auteur de René voit en lui le représentant de « […] l’autorité des bonnes mœurs (jointes à) l’autorité de génie. » C’est ainsi que s’exprime le credo de Bonald : « Une foi, une loi, un roi » (p. 28- 29). Critique des Pensées de Pascal à l’époque romantique 411 conscience de leur déchéance originelle et de la nécessité de se racheter. D’après lui, seule l’Eglise est susceptible de créer une véritable unité spirituelle en Europe. Se rattachant au catholicisme ultramontain, il entrevoit la mise en place de l’unité chrétienne sous l’égide du Pape, qui disposerait de la souveraineté absolue et de l’infaillibilité. L’absolutisme de De Maistre s’oriente décidément vers un idéal de théocratie chrétienne. Polémiste religieux qui s’en prend, lui aussi, aux valeurs philosophiques des Lumières 3 , Félicité de Lamennais incarne la dimension catholique et ultra du romantisme français à cette époque. Ramené à la foi par sa lecture du Génie du christianisme et des Pensées de Pascal, il décèle la vertu sociale du christianisme dans son Essai sur l’indifférence en matière de religion (1817- 1823), où il s’applique à prendre à partie la tiédeur religieuse des républicains 4 . Fort ému par les implications du pari pascalien, il croit à l’inefficacité radicale de la raison à découvrir la vérité. Romantique, l’abbé Lamennais oppose la foi à la raison. Plus précisément, Lamennais s’oppose avec vigueur à la notion de « raison individuelle » en tant que critère de la vérité. Bref, à l’instar de Pascal, il met en cause la futilité de la pensée rationnelle. S’orientant dans les années 1820 vers le libéralisme catholique, il s’avère marqué par la réforme sociale et humanitaire et par l’ultramontanisme. Ses Paroles d’un croyant (1833) connaissait un succès retentissant et témoignent d’une influence biblique ; s’inspirant d’un socialisme chrétien, Lamennais s’adresse ici à la misère du peuple et rattache la démocratie à l’idéal évangélique. Tout se passe comme s’il entendait réconcilier les principes de la Révolution et les dogmes de l’Eglise. Ce « nouveau Pascal 5 » devient, en fait, le chef spirituel de la Congrégation de Saint-Pierre à la Chesnaye en 1826, où il tâche de recréer l’atmosphère morale de Port-Royal. En plus de la liberté de religion, il importe de noter que Lamennais réclame la liberté de l’enseignement en France. Il finit par se révolter contre l’autorité spirituelle et s’est fait l’apôtre « […] d’un vague évangile démocratique 6 . » A la suite d’une seconde encyclique, il se trouve enfin défroqué et exilé de l’Eglise Romaine. Contrairement à la critique réactionnaire de Bonald et de De Maistre, Victor Cousin fait preuve d’une philosophie plutôt laïque sous forme d’un spiritualisme éclectique. On sait qu’il a le mérite d’avoir réclamé, en 1842, 3 V. Giraud, p. 63. 4 « Selon Lamartine: ‘C’est Pascal ressuscité. C’est magnifique, pensé comme M. de Maistre, écrit comme Rousseau, fort, vrai, élevé, pittoresque, concluant, neuf, enfin tout » (cité par V. Giraud, p. 62-63). 5 Se reporter à F. Strowski, Les « Pensées » de Pascal, Paris, Éd. de la pensée (1965), p. 248. 6 V. Giraud, p. 67. Ralph Albanese 412 une édition nouvelle et authentique des Pensées de Pascal 7 . Son Rapport devant l’Académie a eu une influence retentissante au point où l’abbé Bremond y ressent un effet d’éblouissement 8 . Grâce à son rôle d’ancien ministre de l’Instruction publique, Victor Cousin parvient à faire accepter officiellement les Pensées dans la classe de rhétorique en 1842. Dès lors, Pascal fait partie intégrante du canon scolaire français. Dans son Rapport, il voit en Pascal un grand écrivain, digne de figurer aux programmes des niveaux secondaire et universitaire ; d’après lui, « Pascal est venu à cette heureuse époque de la littérature et de la langue où l’art se joignait à la nature dans une juste mesure pour produire des œuvres accomplies 9 . » Après avoir signalé, dans une première partie de son article 10 , sa démarche novatrice, à savoir son « projet de restitution » des Pensées (1012), Victor Cousin met en relief l’évidence grandissante du scepticisme de Pascal. En fait, sa découverte d’un Pascal sceptique a fini par mettre en question la valeur apologétique de cette œuvre (1013). Cousin précise que le scepticisme pascalien se reporte à la philosophie et non à la religion chrétienne. Son scepticisme philosophique a eu pour effet donc de renforcer sa foi chrétienne. Cette doctrine postule, en effet, l’impossibilité d’arriver à la vérité morale et religieuse et aboutit alors à la dévalorisation de toutes les écoles philosophiques, et même au refus catégorique de toute philosophie (1014). Pascal respire le scepticisme ; il en est plein ; il en proclame le principe, il en accepte toutes les conséquences, et il le pousse d’abord à son dernier terme, qui est le mépris avoué et presque la haine de toute philosophie (1016). Qu’elle soit idéaliste ou empiriste, Pascal tient, selon Cousin, à faire ressortir les limites de la philosophie et s’en prend avec vigueur à la philosophie en tant que discipline. Pascal en arrive à préciser que le pyrrhonisme - « le 7 E. Havet félicite ainsi Cousin de son initiative de faire restituer le texte véritable des Pensées : « La date (1842) en demeurera mémorable dans l’histoire de notre littérature. » D’après lui, Cousin a réussi à créer une attente dans le public lettré du XIX e siècle, car on allait goûter enfin le vrai Pascal, c’est-à-dire, la dimension à la fois intellectuelle et affective des Pensées : « […] surtout il (Victor Cousin) remua tous les esprits en faisant sentir combien la vraie parole de Pascal et sa vraie pensée étaient plus hardies encore, plus violentes, plus étonnantes de toute manière que ce qui avait paru déjà si original dans les éditions » (E. Havet, éd., Les « Pensées » de Pascal, Paris, Dezobry et Magdelaine [1852], liv). 8 Voir J. Milon, « Deux Opinions sur Pascal - L’Abbé Bremond - Paul Valéry, » Revue d’Histoire Littéraire de la France, 35 (1928), p. 2. 9 Rapport à l’Académie française, Paris, Ladrange (1843), avant-propos, v. 10 « Du Scepticisme de Pascal, » Revue des deux mondes, XIII (1843), p. 1012-1033. Critique des Pensées de Pascal à l’époque romantique 413 doute universel et absolu » - se ramène à une forme rationnelle du « Que sais-je ? » (1016). Mettant en évidence l’impuissance de la raison humaine, Pascal finit par condamner toute philosophie, bien qu’il s’érige lui-même en philosophe moral (1018). Tout en reconnaissant son éloquence, Cousin démontre l’inconséquence du raisonnement pascalien (1023). De plus, il observe que le scepticisme trouve sa meilleure expression dans les domaines de la morale et de la politique (1024). Abordant la question de la politique, il tient à signaler que dans les Pensées, le souci de la paix l’emporte sur la justice ; à l’instar de Hobbes, Pascal souscrit alors à la formule « Force n’a pas droit ». D’ailleurs, Cousin met en relief le danger inhérent à la pensée politique de Pascal puisqu’elle ne se soucie pas de l’oppression sociopolitique du peuple (1026). Sa critique porte aussi sur le recours pascalien à la religion révélée, ce qui s’explique par son refus de la religion naturelle. Désavouant toute preuve rationnelle ou métaphysique de l’existence de Dieu, l’argumentation de Pascal arrive forcément à l’hypothèse du pari, qui illustre la valeur primordiale de l’intérêt (1030). Il faut noter ici que Cousin décèle avant tout l’aspect paradoxal sinon contradictoire des raisonnements de Pascal car, tout en ne croyant guère au « doute absolu, » il finit par mettre en valeur la dignité de l’homme (cf. « toute notre dignité est dans la pensée ») (1032). Bien qu’il souligne la primauté de la grâce et de la rédemption chez Pascal, Cousin fait observer que la foi pascalienne ne s’approche guère de celle des divers saints ni de Fénelon, Bourdaloue et Bossuet. Et c’est sur cette mise en évidence des multiples contradictions pascaliennes que se termine la première partie de son article. Dans la deuxième partie 11 , Cousin commence par condamner l’extrémisme de la doctrine janséniste, qui le pousse à défendre la légitimité de la raison et, par la suite, celle de la philosophie. Voici ce qui constitue, à ses yeux, « la première de toutes les vérités » : « […] le pouvoir légitime de la raison et les droits de la philosophie » (334). Par son côté démesuré, le jansénisme se rapprocherait alors du calvinisme. L’Eglise catholique, qui offre, par contre, une doctrine religieuse plus modérée, s’applique à défendre l’efficacité de la grâce. Conformément à l’Eglise, Cousin prend à partie les égarements du jansénisme. De plus, il met en relief la supériorité de la grâce chrétienne par rapport à la grâce janséniste, laquelle n’accorde aucune place ni à la raison naturelle ni à la liberté humaine. Dans ce même ordre d’idées, à l’enchaînement des vérités chrétiennes s’oppose celui des erreurs jansénistes (336). Malgré ces réserves concernant la doctrine janséniste, Cousin estime qu’il convient d’honorer Port-Royal sans pour autant croire à des superstitions. Errant « […] au milieu d’insurmontables 11 « Du Scepticisme de Pascal, » Revue des deux mondes, I (1845), p. 333-357. Ralph Albanese 414 ténèbres, » le jansénisme s’oppose, toutefois, à l’esprit même de la philosophie (337). À cet effet, il met en évidence les qualités propres à Port- Royal, à savoir, « la droiture, la conséquence, l’intrépidité, le dévouement ». Cousin passe en revue alors une série de disciplines - la psychologie, la logique, la morale et la théodicée - qui relèvent toutes d’une discipline maîtresse : la philosophie. Le jansénisme, par contre, se refusant à admettre toutes les sciences humaines et morales, se limite à la science du salut. Dans le cas de Pascal, son choix du jansénisme aboutit à une conséquence néfaste, c’est-à-dire, l’impuissance de la raison corrompue. Dans la mesure où l’éthique janséniste engage l’homme dans un rapport exclusif avec le Dieu des prophètes, tels Abraham, Isaac et Jacob, elle aboutit à la dégradation de la philosophie (338-39). Cousin aborde alors la controverse spirituelle entraînée par l’histoire du formulaire, à savoir, le bref de 1661 condamnant les cinq propositions de Jansénius. On sait que les religieuses de Port-Royal, et Jacqueline Pascal en tête, avaient refusé avec fermeté de signer le formulaire. Quant à Nicole et Arnaud, ils s’étaient montrés désireux d’éviter un schisme avec l’Eglise et avaient fait preuve de prudence en signant. Alors que les solitaires de Port- Royal s’en tenaient exclusivement à leurs dogmes en rejetant la philosophie, discipline au cœur des sciences humaines, Cousin reconnaît cependant l’esprit plus modéré de Lemaître de Sacy dans cette affaire (340-41). D’ailleurs, il fait ressortir l’opposition systématique des jansénistes vis-à-vis du cartésianisme. A cet égard, Nicole et Arnaud se révélaient plus modérés par rapport au « néophyte » Pascal. Revenant à l’extrémisme pascalien dans le domaine de la grâce janséniste, Cousin s’en prend à l’ascétisme démesuré de Pascal. Selon lui, Pascal ayant passionnément fait vœu d’adopter la souffrance du Christ, Cousin expose les diverses composantes de sa vie qui montrent à quel point il lui manquait de modération : « Il y avait en lui à la fois de l’enfant, du bel-esprit, du héros et du fanatique. Il ne prenait et ne faisait rien à demi ». S’il faisait preuve d’un manque de grandeur sur le plan scientifique, ce défaut s’explique par le fait qu’il limitait sa pratique du cartésianisme à sa partie mathématique et physique. Quant aux démêlés scientifiques entre Pascal et Descartes, Cousin juge qu’on a affaire à « […] deux génies entièrement opposés » (343). Il lui reproche, du reste, de ne se lancer ni dans la philosophie ni dans la métaphysique, car Pascal restait imbu de deux philosophes sceptiques : Montaigne et Charron. Du scepticisme au pessimisme janséniste, le pas est vite franchi. Dans le cas de Nicole et d’Arnaud, Cousin les considère comme des cartésiens parfaits, c’est-à-dire, des esprits philosophiquement modérés. Professeur de belles lettres et de philosophie, Nicole réfute le scepticisme et Critique des Pensées de Pascal à l’époque romantique 415 se fait apologiste de la philosophie. Il s’ensuit alors que Cousin estime que La Logique de Port-Royal constitue une réponse cohérente aux Pensées (345). Il démontre par la suite que Nicole et Arnauld ont atténué le scepticisme cher à Pascal en préparant la première édition des Pensées en 1670. De plus, il signale que la plupart des contemporains de Pascal restaient indifférents à cette œuvre : […] au XVII e siècle nul philosophe, nul théologien célèbre n’a loué ni même cité les Pensées. On cherche en vain un seul mot sur ce livre dans Fénelon, dans Malebranche, dans Bossuet, et même dans l’immense correspondance d’Arnauld (346). Bien que La Rochefoucauld témoigne d’une sympathie réelle vis-vis des Pensées, Cousin ne manque pas de faire le bilan des tares d’ordre moral propres à l’auteur des Maximes. Après avoir critiqué la théorie du divertissement, qu’il trouve par trop subtile, il fait observer que Nicole, dans la mesure où il condamnait la morale relâchée des jésuites, s’avérait, à proprement parler, bien plus anti-jésuite que janséniste (348). Signalons, enfin, que Nicole et Arnauld s’opposaient aux « folies héroïques » de Pascal vis-à-vis de Port-Royal. Malgré l’influence néfaste de Saint-Cyran sur Arnauld, « l’âme du parti janséniste » (352), celui-ci s’accorde avec les principaux préceptes de Descartes. En fait, de même qu’Arnauld, Bossuet a toujours reconnu pour vrai le cartésianisme. Alors que Cousin envisage Pascal vers 1660 comme « le véritable interprète » de Port-Royal, il s’engage à mettre en relief le décalage irréductible, chez lui, entre la grâce janséniste et la philosophie. Mû par un sectarisme religieux et un doute rongeur, Pascal s’en tient aux principes fondamentaux de Port-Royal, qui s’opposent, en définitive, au cartésianisme et à toute autre philosophie (353). Selon la perspective libérale de Cousin, puisque Pascal se rattache étroitement à la tradition sceptique de Pyrrhon et Sextus, il en arrive à nier toute liberté intellectuelle et s’érige par là en « ennemi de la philosophie 12 ». Conformément à son idéal humanitaire, Cousin aspire à une gradation des amis, à la patrie et, enfin, à l’humanité. C’est ainsi qu’il se rattache à l’idéal moral des grands penseurs de 12 Dans son « Etude sur les Pensées de Pascal, » E. Havet soutient qu’on peut lire les Pensées selon l’optique des « ennemis de la philosophie. » Pascal finit, selon lui, par répondre « aux ennemis de la raison » par sa mise en valeur de la pensée indépendante, hors de l’influence contraignante de l’autorité et de la force : « Non, Pascal n’est pas un ennemi de la philosophie, car la philosophie n’a pas d’ennemis, à mon sens, que ceux qui ne raisonnent pas et qui ne veulent pas qu’on raisonne, soit par une aveugle superstition, soit par un mépris stupide de l’intelligence, » lxiv. Ralph Albanese 416 l’antiquité. La société française étant fondée sur les valeurs républicaines - « la morale et la religion naturelle, » valeurs qui ont été proclamées par la Révolution - il s’ensuit alors que les citoyens jouissent d’une réciprocité entre leurs droits et leurs devoirs. Cousin exalte, en fin de compte, la notion de laïcité, illustration suprême de la raison naturelle. Aussi prend-il à partie, de manière oblique, un enseignement confessionnel qui exploite « le nom révéré de Pascal » pour avancer un dogme chrétien fondé sur un mysticisme irrationnel et régressif. En raison de son idéal d’« abêtissement, » Pascal apparaît, en dernière analyse, comme l’adversaire désigné de l’enseignement philosophique (354). Alors que l’étude de Victor Cousin apparaît sous la Monarchie de Juillet (1843-45), celle de l’abbé Charaux, « Pascal, philosophe chrétien, » représente une attaque dirigée contre l’éclectisme cousinien et apparaît vers la fin du Second Empire 13 . Après avoir mis en évidence les qualités principales de l’éloquence de Pascal - « la simplicité, la force et la profondeur » - l’abbé Charaux exalte la grandeur de la foi pascalienne et recourt à une métaphore rabelaisienne - force est d’aller « jusqu’au suc et jusqu’à la moëlle » - afin d’atteindre l’essence philosophique des Pensées (287). Reconnaissant sa préférence pour le style de Bossuet, par rapport à celui de Pascal, il reproche à ce dernier de s’être fourvoyé dans un sectarisme janséniste, bien loin de l’orthodoxie chrétienne, notamment dans son portrait outré de la misère de l’homme. Il traite alors Victor Cousin de « père de l’éclectisme 14 » et soutient que sa notion du scepticisme finit, paradoxalement, par prendre une allure dogmatique. Dépourvu de la foi chrétienne, selon lui, V. Cousin se limite au rôle du commentateur détaché de la foi de Pascal et s’interroge avant tout sur la langue et le style des grands auteurs classiques (288). Bien qu’il admette, en principe, le scepticisme de Pascal, il 13 L’abbé Charles Charaux, « Pascal, philosophe chrétien, » Le Contemporain, fév. 1869, 287-300. Charaux a aussi écrit De l’Art d’enseigner et en particulier la morale (Paris, Belin, 1867) et Du Beau et de la pensée dans l’histoire (Paris, Pedone-Lauriel, 1887), parmi d’autres ouvrages philosophiques et historiques. 14 D’après P. Orecchioni, l’éclectisme de Victor Cousin aboutit à un conformisme bourgeois, c’est-à-dire un « spiritualisme conservateur. » Les vérités établies devaient s’accorder avec la politique de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Aux yeux de Cousin, la doctrine de l’Université devait s’apparenter aux dogmes de l’Eglise. Les éléments constitutifs de sa philosophie spiritualiste se présentent ainsi : « Dieu, l’immortalité de l’âme, la conscience et la personnalité (abstraites), l’ordre, l’autorité. » Force est de recourir alors aux arguments socialement et politiquement acceptables. Il s’agit, plus précisément, de transformer la politique de cette période historique (1815-1848) en philosophie officielle : celle de la Restauration et du gouvernement de Juillet en France (Histoire littéraire de la France, IV, Paris, Ed. Sociales, 1972), p. 585-594. Critique des Pensées de Pascal à l’époque romantique 417 en arrive à généraliser le concept au point où tout chrétien s’avérerait, par exemple, susceptible d’avoir des doutes face à l’ambiguïté du Deus absconditus, un Dieu à la fois présent et absent… Dans une perspective nettement jésuite, l’abbé Charaux affirme que les multiples « contrariétés » dégagées par Pascal illustrent la sagesse réelle de ce « guide de l’humanité ». Plus précisément, la foi et la piété pascaliennes s’expliquent par la connaissance intime que l’auteur des Pensées a cru avoir du Christ : ce n’est que par l’intermédiaire du Christ que l’on arrive à connaître Dieu (289-90). Malgré l’état inachevé de l’apologie de Pascal, l’abbé Charaux fait ressortir la continuité du genre apologétique à travers les siècles. Dieu représentant, selon lui, la « suprême intelligence » de l’univers - « l’ordre parfait a précédé la pensée parfaite » - sa « lumière supérieure » permet aux hommes de saisir les faits scientifiques et historiques ainsi que les lois constantes communément admis. Après avoir souligné la primauté absolue de l’Eglise chrétienne, il montre que les philosophes du XVII e siècle - le « siècle des saints » - ont le mérite d’avoir le mieux réfléchi sur le rapport entre l’homme, l’univers et Dieu (291). De plus, c’est en cherchant la vérité dans les sciences que ses ancêtres du grand siècle ont fini par la trouver dans la foi. Charaux exalte alors les « chefs-d’œuvre immortels » des grands auteurs de cette époque. C’est ainsi qu’il envisage les principales disciplines propres aux esprits classiques : les « bonnes lettres, » la philosophie et la théologie. Réfléchissant à l’atmosphère morale du Second Empire, il se lamente du nombre considérable de ceux qui sont tombés dans l’incrédulité (292). Il loue, d’une part, l’apport de Descartes à la pensée française du XVIIème siècle, surtout le fait d’avoir retrouvé l’existence de l’âme dans la pensée ainsi que l’existence divine dans ces deux entités. Il fait ressortir, d’autre part, les limites de la pensée cartésienne : l’ambiguïté propre à « l’idée du parfait » et la conception d’une « pensée » qui se révèle dépourvue de l’amour chrétien : « La ‘pensée’ sans l’‘amour’ est une lumière sans chaleur, qu’on peut entretenir, comme ces feux de paille et de broussailles qui brillent sans échauffer… ». Au lieu de démontrer rationnellement l’existence divine, mieux vaut, à en croire Charaux, jouir de la présence du « Dieu vivant » (293). Dans cette perspective cléricale, il convient de ne pas séparer l’amour et la pensée, et il serait bon alors de citer les phrases célèbres de Pascal qui montrent que la foi réside dans un cœur auquel Dieu est particulièrement sensible. En un mot, Dieu incline le cœur à croire. Poursuivant sa critique du cartésianisme, l’abbé Charaux signale que dans ses Méditations et dans son Traité des passions, Descartes accorde peu de place à Dieu. Et c’est là qu’il met en relief la supériorité de Pascal par rapport au disciple de Descartes, Malebranche, en affirmant que Pascal se fait disciple exclusif du Ralph Albanese 418 Christ (294). S’appuyant sur les principes spiritualistes chers à Cousin, il affirme que l’humanisme chrétien est fondé sur le vrai, le beau et le bien. Ces trois forces contribuent, en effet, à l’idéal de la grandeur morale de l’homme 15 . Charaux tire de ce raisonnement la conclusion définitive des Pensées, qui se rapporte en même temps au « plus haut enseignement de la philosophie » : Le dernier mot de l’âme humaine, c’est toujours Jésus-Christ, réparateur par sa grâce de l’ordre troublé par la faute ou le crime, sauveur et rédempteur pour l’éternité de ceux qui, dans le temps, auront confessé sa divinité, reçu sa parole… (295). Reprenant sa critique de l’éclectisme, Charaux précise d’abord que V. Cousin a eu le mérite de s’acharner à combattre les représentants du sensualisme, Locke et Condillac. Il prend à partie alors les disciples de Cousin, les éclectiques, qui n’ont décelé aucun amour dans l’âme ; d’où leur manque d’éloquence réelle. Pendant près de cinquante ans, ils ont livré bataille contre le sentiment. Mus par la science, les éclectiques ont élaboré des théories mal fondées sur la beauté et la grandeur de l’homme et ils ont fini par créer une fausse harmonie universelle. Sur un ton sarcastique, Charaux signale que les éclectiques refusent de faire face aux dogmes principaux du christianisme, tels le péché originel, la chute et la rédemption. Conformément à Malebranche, ils estiment que le Verbe divin s’incarne dans une vision abstraite de l’humanité. D’ailleurs, ils prennent appui sur les principes de l’humanisme classique, c’est-à-dire, ces « nobles idées du vrai, du beau et du bien » qui vont fonder la doxa scolaire en France au XIX e siècle 16 . Les disciples cousiniens se soumettent, enfin, au « Dieu de la raison pure » (298). L’abbé Charaux fait un contraste, par ailleurs, entre l’image du Christ théologiquement correcte, image projetée dans les Pensées, et celle propre à ceux qui se réclament de l’héritage cartésien d’un rationalisme positiviste. Aussi condamne-t-il la vision scientiste du XIXème siècle dans la mesure où elle débouche sur l’inexistence de l’âme. En mettant en évidence la réciprocité qui relie le cœur à la raison, Pascal parvient à créer la base d’une psychologie complète et authentique. Dès lors, la morale pascalienne s’avère parfaitement fondée en ce sens que le cœur s’adresse à l’amour et à la raison afin de légitimer des lois justes (299). Dépourvu de conscience morale, l’éclectisme repose sur une psychologie académique détachée du réel. A la 15 Du Vrai, du beau et du bien, Paris, Didier, 1853. 16 Dans une optique humaniste et philosophique, le vrai, le beau et le bien renvoient, respectivement, à l’épistémologie, à l’esthétique et à l’éthique. A cela s’ajoute l’acceptation sereine du juste milieu par le bon sens. Critique des Pensées de Pascal à l’époque romantique 419 différence des moralistes chrétiens de l’Ancien Régime, tels La Bruyère et Vauvenargues, les psychologues éclectiques n’offrent guère d’aperçus judicieux sur la vie sociale. Telle que la conçoit Pascal - « le premier moraliste de son siècle et peut-être de tous les temps » -, sa psychologie sert à éclairer les comportements humains au sein de la société du XIX e siècle. Il va de soi que la morale pascalienne s’inscrit « naturellement » dans les valeurs chrétiennes orthodoxes. D’autre part, le Dieu de Pascal s’oppose nettement au « Dieu de la raison pure » (300-301). D’après Charaux, grâce à leur mise en rapport avec Pascal, les commentateurs « les plus autorisés » des Pensées - et ses maîtres - de la génération actuelle ne peuvent s’empêcher ou bien de devenir ou bien de rester chrétiens. Il termine son analyse en valorisant la perspective des belles lettres, qui comprenaient alors, on le sait, la littérature, la philosophie et la religion, et qui servaient à transmettre les valeurs intellectuelles et morales relevant du christianisme, telles qu’elles étaient enseignées dans les écoles confessionnelles du XIX e siècle. On ne saurait trop insister, selon G. Weill, sur l’influence de Victor Cousin pendant une moitié du XIX e siècle (1840-90) et même au-delà, époque qui correspond au rôle important joué par le déisme dans l’enseignement philosophique en France 17 . Afin de mieux éclairer le débat entre la portée intellectuelle de l’éclectisme cousinien et la perspective antiéclectique et chrétienne de l’abbé Charaux, il convient de tenir compte de quelques manuels scolaires qui illustrent l’optique laïque chère à Cousin et celle, confessionnelle, qui fait valoir les limites du « cousinisme. » Dans son Histoire de la littérature française 18 , J. Demogeot, professeur de rhétorique au lycée impérial Saint-Louis, après avoir exalté l’« éloquence sublime » de Pascal, se réclame de l’interprétation de V. Cousin en adoptant la vision romantique d’un poète qui écrit avec « le sang de son cœur » (393). Il estime que le lecteur des Pensées se trouve saisi d’effroi en s’engageant personnellement dans le « long drame religieux » de Pascal. Le critique termine son jugement sommaire en citant Cousin : C’est par l’âme que Pascal est grand comme homme et comme écrivain ; le style qui réfléchit cette âme en a toutes les qualités, la finesse, l’ironie amère, l’ardente imagination, la raison austère, le trouble à la fois et la chaste discrétion. Ce style est, comme cette âme, d’une beauté incomparable (Des « Pensées » de Pascal, Paris, Didier [1844], avant-propos, vii). Conformément à la perspective laïque de J. Demogeot, F. Hémon, dans son Cours de littérature, défend encore la thèse « discréditée » du scepticisme de 17 G. Weill, Histoire de l’idée laïque au XIX e siècle, Paris, Alcan, 1929. 18 Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1855. Ralph Albanese 420 Pascal, bien qu’il n’attribue pas son doute à sa maladie 19 . Il met en revue alors une série de critiques qui s’interrogent sur la problématique du scepticisme chez Pascal. Alors que V. Cousin et E. Havet font le portrait d’un sceptique qui souffre de son doute, Brunetière, lui, rend compte de l’esprit sceptique de Pascal en relevant son pessimisme et sa souffrance physique. D’après E. Schérer, ce scepticisme se manifeste notamment dans son conseil visant à l’abêtissement (31) 20 . F. Hémon signale aussi que Bourdaloue et Bossuet, n’ayant guère été exempts du pessimisme chrétien, s’avèrent fort loin du « scepticisme véritable. » Quant aux « philosophes rationalistes, » il juge que leur doute ne témoigne pas non plus du vrai scepticisme (32). Par ailleurs, il tient compte de la thèse d’E. Droz, qui prétend qu’à l’instar du dogmatisme, le scepticisme constitue un aspect significatif de la vérité : selon cette thèse, quoique sceptique, Pascal n’a guère été tourmenté par le doute 21 . F. Hémon termine cette mise en revue en précisant que, dans le domaine de la grâce, il n’y a aucune trace de scepticisme pascalien (33). Contrairement aux perspectives laïques du scepticisme de Pascal, F. Brunetière envisage Pascal comme un « ascète chrétien » qui, à la suite de sa seconde conversion à la doctrine janséniste, s’adresse à ses contemporains afin de les amener à la foi 22 . Il se livre alors à un bel éloge des Pensées : […] il n’y a pas dans la littérature française, ni dans aucune autre littérature peut-être, de plus beau livre, de plus sincère surtout ni de plus émouvant que ces fragments épars et mutilés que nous appelons Pensées de Pascal (308). Prenant à partie l’optique cousinienne du scepticisme de Pascal, Brunetière affirme que loin d’être sceptique, l’auteur des Pensées se montre le plus souvent dogmatique. De plus, par son insistance sur la volonté, Pascal s’inscrit en faux contre la doctrine intellectualiste de Descartes et fait pressentir plutôt la pensée de Schopenhauer (314-15). Le critique catholique signale, enfin, que le dogmatisme janséniste de Pascal se situe aux antipodes de la vision philosophique de Rousseau. Le manuel d’A. de Parvillez, La Littérature française, destiné aux écoles congréganistes, traite l’interprétation romantique et cousinienne des Pensées de « fantaisiste 23 . » De même que Brunetière, Parvillez fait ressortir le dogmatisme janséniste de Pascal. Partisan d’une perspective catholique et orthodoxe, il met en évidence les 19 Cours de littérature, IX, Paris, Delagrave, 1893, p. 9. 20 E. Schérer, « La Religion de Pascal, » in Études sur la littérature contemporaine, IX, Paris, Calmann-Lévy, 1889, p. 175-194. 21 E. Droz, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886. 22 Histoire de la littérature française, II, Paris, Delagrave, 1912, p. 308. 23 La Littérature française, Paris, Beauchesne, 1922, p. 359. Critique des Pensées de Pascal à l’époque romantique 421 multiples excès du jansénisme. Il condamne aussi les optiques « modernistes » des Pensées ainsi que celles qui relèvent du protestantisme libéral (376). Conformément à l’enseignement des jésuites, il estime que Dieu accorde volontiers la grâce aux âmes de bonne volonté. D’ailleurs, Parvillez se réfère à l’autorité de l’Eglise quant aux conséquences radicales du péché originel (378). Malgré ses nombreuses réserves vis-à-vis de la doctrine janséniste, il reconnaît le génie de Pascal et l’apport qu’il a fait à l’apologétique chrétienne (379). Au terme de cette étude sur la critique pascalienne lors de la génération romantique et post-romantique, et notamment sur l’ampleur de la réaction au projet critique de Victor Cousin, il convient d’insister sur le fait que Cousin cherchait avant tout à créer une réconciliation nationale entre les deux mouvements antagonistes : les cléricaux et les anticléricaux 24 . Que l’on soit congréganiste ou laïque, on s’accordait sur l’idée que l’enseignement littéraire au XIX e siècle devait servir à cultiver dans les « deux jeunesses » le sentiment de l’identité culturelle en France. D’après la vision républicaine, il s’agissait de s’en tenir à un héritage révolutionnaire. Les catholiques, par contre, entendait revenir à la foi chrétienne (54). Malgré leurs divergences réelles, les deux types d’écoles visaient tous deux, en définitive, à inspirer dans leurs élèves le sentiment national, c’est-à-dire, le patriotisme 25 . 24 Se reporter à T. Zeldin, Anticlericalism, Education and Morals in the Nineteenth Century, London, Allen, 1970, p. 55. 25 Je tiens à remercier Denis Grélé de ses excellents conseils d’ordre stylistique lors de l’élaboration de cet essai. Comptes rendus PFSCL XLV, 89 (2018) Sophie Hache et Thierry Favier (dir.) : À la croisée des arts. Sublime et musique religieuse en Europe (XVII e -XVIII e siècles). Paris : Classiques Garnier, 2015. 524 p. Sophie Hache et Thierry Favier ont réuni, en un beau livre qui prend place dans la collection « Musique et littérature » des classiques Garnier, les actes du colloque qu’ils avaient organisé à Poitiers en 2012 (Sublime et musique religieuse de Lalande à Haydn). Dans une riche introduction d’une ampleur inhabituelle, les deux auteurs, qui se sont distingués l’un et l’autre dans l’étude de cette notion complexe (S. Hache, La Langue du ciel. Le sublime en France au XVII e siècle paru en 2000 chez Champion, et Th. Favier dans un article consacré aux grands motets de M. R. de Lalande paru en 2008) dressent un bilan historiographique, soulignant le manque d’intérêt des musicologues pour le sublime (en dépit des contributions séminales de Michela Garda, 1995, et avant elle, d’Alexander Shapiro (1936), Luca Zopelli (1990), Michael Fend (1993), Ruth Smith (1995), etc.), tout particulièrement en français. Face à des approches nationales ou chronologiques jugées biaisées et limitatives, ils proposent un déplacement historique de la notion de sublime traditionnellement attachée à la 2 e moitié du XVIII e siècle, en considérant l’apport des traités théoriques de la fin du XVII e . Prenant acte du fait que les études chronologiques survalorisent aussi les interprétations nationales, ils ouvrent délibérément l’enquête à différentes aires européennes (France, Angleterre, Allemagne, Autriche, Bohème). Si l’objet central de l’ouvrage demeure la musique sacrée de la fin du XVII e et du XVIII e siècles, les vingt-et-unes contributions illustrent l’importance de la question dans plusieurs disciplines voisines : histoire, littérature, philosophie, liturgie, peinture, architecture. La première partie (« L’œuvre à l'épreuve du sublime ») propose une série d’études de cas qui s’efforcent « de saisir le sublime à partir d’un faisceau concordant de faits » (p. 49), accordant une large place à l’analyse des effets et des procédés. La deuxième (« Le sublime en situation ») comporte deux sections : « Textes mis en musique », consacrée à trois études de livrets d’œuvres musicales et « Le sublime en acte. Discours et contextes », qui envisage la pertinence de la notion de sublime dans la peinture, l’architecture et la cérémonie de la messe. La dernière partie (« Théories et théoriciens »), divisée entre « Penser la norme » et « Penser le sublime » s’attache aux théories du sublime, en abordant la question du point de vue des textes théoriques, en en questionnant les limites et les zones de friction, en particulier dans les excellents textes d’Hélène Michon, qui conteste le lien entre sublime et mystique en remontant aux sources PFSCL, XLV, 89 (2018) 426 tardoantiques, et de Pascale Thouvenin qui s’intéresse à l’articulation entre sublime et plaisir littéraire de Rapin à Du Bos. Alternent ainsi des études de genres (les pastorales de Noël tchèques), de répertoires d’auteur, d’œuvres singulières, voire d’un mouvement de pièce (l’Et incarnatus est de la messe en ut mineur KV 427 de Mozart) et de larges synthèses - exercice difficile entre tous. On ne peut que saluer le décloisonnement et l’aisance de nombreux auteurs dans le maniement d’objets et de notions véritablement interdisciplinaires. La diversité des approches, des méthodes, des disciplines, comportait aussi le risque d’une certaine disparate, et la qualité des contributions est un peu inégale. Certaines n’échappent pas à une certaine surcharge ; d’autres reviennent (p. 165-166) sur des questions traitées en introduction. Tous les auteurs n’évitent pas l’écueil qui consiste à réduire le sublime à une « notion ressentie », ou à trancher un peu rapidement entre styles et effets sublimes ou non (par ex. à propos du style pastoral). On relève aussi quelques assertions hâtives ou erronées : affirmer que « le Christ est nécessairement représenté en termes sublimes » (p. 134) trahit une méconnaissance théologique qui tranche avec l’érudition d’autres chapitres. On note aussi par ex. (p. 132) une confusion entre magie et miracle. À la décharge des auteurs, le sublime, terme omniprésent dans l’ouvrage, demande effectivement à être constamment redéfini, comme le soulignent avec force les éditeurs en introduction. Se saisir de cette notion pour aborder une œuvre d’art, un traité, une architecture ou une cérémonie exige en outre que soit précisé le point de vue : une œuvre est-elle sublime en vertu d’un genre ? d’un style ? d’un effet ? l’œuvre était-elle sublime aux yeux contemporains (et lesquels) ? Le qualificatif est-il venu après coup ? et de quelle tradition critique ? En dépit de ces menues réserves, sur cette notion infiniment plastique, qui ne se résume ni à des « moments-clefs » ni à une évolution géochronologique, qui relève « de l’expérience transcendante » (p. 45), et dont l’étude impose de considérer son étendue implicite et ses variations lexicales, ce livre constitue un apport important. Se saisissant d’une des entrées privilégiées par les éditeurs (procédés et effets ; pensées de la norme, de la convenance, de l’écart, de la « transgression maîtrisée » ; définitions et évolutions), la majorité des contributions évalue la manière dont la notion s’est déplacée d’un domaine de la pensée à un autre (voir par ex. l’article d’Agathe Sueur, qui montre comment, dans l’Allemagne des années 1730, le sublime rhétorique a pu influencer la théorie et la critique musicale), assument des hypothèses de travail, se fondent sur des points de vue démultipliés, des postulats comparatistes, et y associent parfois un renouvellement méthodologique. Ainsi de l’étude des motets de Lalande par Comptes rendus 427 Thierry Favier, spécialiste du grand motet, qui associe le sublime à la démesure, suivant une acception dominante en Angleterre, qu’il confronte au rationalisme esthétique français. Une autre méthode probante consiste à approcher le sublime par des concepts périphériques, comme le fait Sophie Hache qui, partant de la notion de tableau, fonde son analyse du sublime attaché aux livrets de Mondonville sur l’harmonie imitative pour mieux éclairer, in fine, le rôle de la composition dans l’effet. Particulièrement convaincants sont les essais qui cernent les contours de la définition jusque dans ses éventuelles contradictions, comme celui d’Hélène Michon, cité plus haut, l’article de Servane L’hopital, qui étudie les cérémonies la messe « à l’aune du sublime » entre les deux références majeures que sont le sublime théologique et le sublime rhétorique, ou celui de Pierre Dubois, qui évalue le hiatus entre un sublime objectif, associé en plein XVIII e siècle à la grandeur, et un sublime subjectif - dans un temps et un lieu donné. La présentation remarquable de l’ouvrage mérite d’être soulignée. La bibliographie est abondante et à jour, classée de manière à en faciliter d’usage. Un index nominum, de courtes introductions à chaque partie, un bref résumé bilingue de chaque chapitre, une présentation des auteurs, et de nombreux exemples musicaux (un peu trop réduits par la mise en page), l’effort de traduction en français de pas moins de six articles, facilitent considérablement la lecture de ce livre dense, qui s’imposera comme un jalon important des études sur le sublime et la musique. Il augure aussi de la richesse du prochain livre codirigé par S. Hache et Th. Favier, qui vient de sortir des presses universitaires de Rennes (Réalités et fictions de la musique religieuse à l’époque moderne : essais d’analyse des discours). Anne Piéjus Marie-Gabrielle Lallemand, Pascale Mounier (éds.), L’oralité dans le roman (XVI e et XVII e siècles). Elseneur n°32, Presses universitaires de Caen, 2017. 222 p. Lorsqu’on lit aujourd’hui certains « grands romans » du début ou du milieu du XVII e siècle, comme ceux de Madame de Scudéry (Artamène ou le Grand Cyrus, ou Clélie, histoire romaine), on est frappés du nombre de passages où un personnage est mis en scène prenant la parole pour raconter à son tour une histoire, d’une manière qui peut nous sembler aujourd’hui très artificielle. Ce procédé dit des « histoires insérées » se retrouve encore dans La Princesse de Clèves (1678), roman pourtant connu par la continuité dramatique déjà toute moderne qu’il met en pratique. Le collectif réuni ici par Marie-Gabrielle Lallemand et Pascale Mounier, de l’université de Caen, PFSCL, XLV, 89 (2018) 428 explore cette présence marquée de l’oralité dans les romans de la première modernité (XVI e et XVII e siècles), ainsi que la bascule qui semble se produire dans la deuxième moitié du XVII e siècle vers un effacement de ces prises de parole. L’hypothèse, explicitée dans l’introduction (p. 14), est que cette inscription en creux des performances narratives à l’intérieur du roman est le dernier témoignage d’une « origine orale de la narration ». Cette inflexion a partie liée avec l’histoire de la lecture. De fait, on sait que la lecture, en gros jusqu’à la fin du XVII e siècle, était la plupart du temps oralisée. Madame de Sévigné nous apprend par exemple dans une de ses lettres (28 juin 1671) qu’elle se faisait lire la Cléopâtre de La Calprenède. De nombreuses gravures des éditions illustrées de L’Astrée (1632-1633) nous représentent un personnage narrant une histoire devant une assemblée attentive. Le roman du XVII e siècle a donc pour origine le conte, au sens d’histoire narrée, ou lue, oralement. Dans cette perspective, il est particulièrement intéressant d’aller explorer, dans le principe, la structure et la textualité des romans des XVI e et XVII e siècles, les échos de cet ancien fonctionnement dans la mesure où ils vont de plus en plus être lus de façon solitaire et muette (voir les travaux de Roger Chartier). La question est en effet de savoir comment se réalise ce glissement depuis l’insertion d’histoires clairement rapportées vers des formes plus subtiles d’immixtion de l’oralité dans cet exercice de plus en plus « littéraire » que va devenir le roman. Véronique Duché étudie ainsi comment dans les romans sentimentaux traduits de l’espagnol (comme la Penitence d’amour, traduit en 1537 de Pedro Manuel Jiménez de Urrea), la voix orale, souvent féminine, fait entendre des souvenirs de la poésie cancioneril. Suzanne Duval et Francesco Montorsi estiment de leur côté que les transitions métaleptiques (avec appel au lecteur), témoignent, dans la fiction en prose du XVI e siècle, du recul de la « récitation » au profit d’une modification énonciative qui va graduellement participer de la construction d’une scène silencieuse. L’oralité perd son caractère immédiat pour s’inscrire progressivement dans les procédés du roman. Certains marqueurs linguistiques sont là pour l’attester. Paul Zumthor avait déjà noté (La lettre et la voix, 1987), comment le petit mot or, caractéristique du récit médiéval, au-delà de sa valeur temporelle ou argumentative, manifestait un embrayage énonciatif par lequel la présence du locuteur se trouvait sans cesse rappelée. Il en est de même du et de relance, qu’on observe très fréquemment, alors que d’autres conjonctions auraient pu être disponibles, entre 1550 et 1700. Sur la base d’un relevé effectué à partir de Frantext, Claire Badiou-Monferran montre le déclin statistique de ce mode d’enchaînement, déclin qui illustre ce qu’elle appelle une « dés-oralisation » des fictions narratives dans la deuxième moitié du Comptes rendus 429 XVII e siècle. L’effet d’oralité lié à la progression par relance va se voir contester stylistiquement au profit du modèle par asyndète, principe du « style coupé », lequel va tout-à-fait, de son côté, devenir un marqueur d’écrit. Désormais, les et après ponctuation forte seront presque toujours dotés d’un effet expressif, comme on le perçoit déjà dans la fameuse dernière phrase de La Princesse de Clèves (qui se termine par un « ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. »), et comme on le trouvera fréquemment, avec toutes sortes de nouvelles valeurs, dans la prose narrative du XIX e siècle. L’écrivain de « romans » ou d’« histoires » doit-il assumer une continuité énonciative, dans son texte, ou céder la place à d’autres voix ? C’est une question décisive qui se pose au XVII e siècle. En effet, la pratique d’un authentique dialogue n’est pas encore perçue comme une donnée nécessaire de ce genre, et on y remarque souvent, comme l’étudie Claudine Nédelec à partir des histoires tragiques de Belleforest, de François Rosset et de Jean- Pierre Camus, des « voix d’orateur » qui ne relèvent pas d’une oralité de dialogue, mais d’une oralité de discours non polyphonique, et qui appelle d’ailleurs souvent des commentaires (voir également l’article de Francine Wild sur Jean-Pierre Camus). En étudiant la présence de la parole dans Le Page disgracié de Tristan L’Hermite, Chantal Liaroutzos remarque également que « la représentation de la parole est constitutive de la progression même du roman » (p. 107). Mais si l’abondance des discours rapportés et la prolixité de maint personnage rendent bien sensible que c’est dans les échanges verbaux que le roman trouve sa charpente, ce qui le rapproche, comme l’avait déjà noté Jacques Prévost, du conte, Chantal Liaroutzos estime que cette oralité n’y fait pas figure de modèle, pour la construction narrative. Il y a bien une voix d’auteur, dans ce roman, qui se démarque avec distance et humour de celle de ses personnages. La transition est à cet égard subtile depuis une inscription spectaculaire de l’oralité vers l’affirmation d’une figure d’auteur liée au geste littéraire. Nous en arrivons ensuite à ce fameux tournant des années 1660, où l’oralité va changer de régime. A cette date, comme l’écrit Marie-Gabrielle Lallemand dans son étude sur les histoires insérées dans les narrations fictionnelles des deux Scudéry, Georges et Madeleine, le roman long va céder la place au récit bref, lequel ne va plus s’appuyer sur des paroles rapportées, mais graduellement « donner l’illusion de se raconter tout seul » (p. 122). On lit beaucoup à haute voix dans les longs romans des Scudéry, marqués par le moule conversationnel, mais à partir de 1660, Marie- Gabrielle Lallemand relève une substitution de l’écrit à l’oral, et une disparition des improvisations orales. Emily Lombardero mène une réflexion similaire à partir d’un petit corpus d’œuvres publiées entre 1654 et 1678. PFSCL, XLV, 89 (2018) 430 Pour elle, le déclin de l’oralité dans le roman va de pair avec des modifications stylistiques, comme le rejet des longues périodes, et la dissociation, que relève Sorel dans De la connoissance des bons livres (1665), entre rhétorique de l’écrit et rhétorique de la parole. Pour elle, c’est moins l’apparition de la nouvelle que celle de la nouvelle historique qui a permis cet abandon du modèle conversationnel et ce graduel effacement énonciatif. C’est cet effacement énonciatif, précisément, qui a souvent suscité l’admiration dans les nouvelles et romans de Madame de Lafayette. Ceux-ci suivent en cela un modèle déjà expérimenté par Saint-Réal, ce que rappelle ici Jean-François Castille, qui relève également l’abondance des « signes » que font, dans ces œuvres, les moments de silence. A l’inverse, Madame de Villedieu restera attachée, dans ses romans et histoires publiés dans les années 1660, à la pratique des histoires insérées, lesquelles sont toutes à la première personne, et toutes adressées à un auditoire restreint, comme le montre ici Miriam Speyer. Mais celle-ci estime que, au lieu d’être une survivance écrite du récit oral, ces passages constituent chez Madame de Villedieu des avatars du récit écrit, ce qui situe peut-être malgré tout la romancière dans la logique de l’évolution généralement observée. Le volume est complété par une contribution qui se situe sur un autre plan. En s’intéressant aux moments de lecture à haute voix de La Princesse de Clèves qu’a connus l’année 2006, Marine Roussillon pose en effet la question de la théâtralité possible de cette langue et de cette textualité particulière du roman, notamment pour un public d’aujourd’hui. Pour elle, il n’est pas douteux en effet que cette nouvelle oralisation, qui allait d’ailleurs de pair avec des propositions théâtrales ou filmiques à peu près contemporaines, n’ait révélé des potentialités de cette littérature qui paraissaient peut-être un peu enfouies après des siècles de tradition scolaire et de lecture muette. Au total, on lira donc avec intérêt ces contributions très cohérentes que rassemble une hypothèse forte autour d’une inflexion majeure de la littérature narrative fictionnelle au XVII e siècle. La démonstration, étayée d’études de cas qui se complètent (même si d’autres œuvres, naturellement, pouvaient être convoquées, comme Les Amours de Cupidon et Psyché de La Fontaine, par exemple), est très convaincante. Nous oublions trop souvent (mais nombre de propositions de la littérature contemporaine nous le rappellent aujourd’hui) combien la voix et la parole nourrissent l’écriture littéraire. Le XVII e siècle lu de cette manière reprend une partie de son sens. Gilles Siouffi Comptes rendus 431 Charles Mazouer : Théâtre et christianisme. Études sur l’ancien théâtre français. Paris : Honoré Champion, « Convergences (Antiquité - XXI e siècle) 2 », 2015. 618 p. Grand spécialiste du théâtre français et historien versé du théâtre classique aussi bien que de celui du Moyen Age, Charles Mazouer n’a cessé de s’occuper des rapports conflictuels entre l’ancien théâtre français et la religion chrétienne. D’où le projet de réunir ses articles dispersés, publiés pendant une trentaine d’année. Après une introduction générale (13-32), le volume commence par un panorama des différents types de drames médiévaux (33-218), puis passe aux théâtres de la Renaissance (219-406) et du siècle classique (407-500) et aboutit aux efforts du XX e siècle entrepris pour ressusciter le mystère médiéval (501-556). Après l’inventaire des « sources » (565-568), on trouve une « Bibliographie sélective » (569-582), les index « nominum » (583-596) et des « pièces de théâtre » (597-604), index qui facilitent la consultation du volume. L’auteur ne présume pas une lecture continue de son livre parce qu’il répète dans chaque chapitre l’énumération des éditions utilisées, même s’il ne reprend que les informations des parties précédentes. L’introduction situe le dialogue entre l’art du théâtre et la foi religieuse « dans une évolution, marquée par de fortes ruptures » (13) en le rattachant au « développement de l’Humanisme et des Réformes, l’établissement de l’absolutisme d’une monarchie chrétienne ou la propagation des Lumières » (13). Elle se termine en évoquant la monumentale Dramaturgie divine de Hans Urs von Balthasar, un « des plus grands théologiens catholiques du XX e siècle » (31), éloge répété à propos du théâtre classique (470). Mais Mazouer ignore les développements de Balthasar sur les correspondances entre le jeu théâtral et l’existence. Il préfère expliquer la dérision observée des mystères médiévaux dans l’optique de la « contestation » (145) au lieu de se hasarder dans les spéculations géniales de Balthasar sur le bouffon (dans La Gloire et la Croix IV, autre volet de la trilogie que la Dramaturgie divine). À propos du théâtre de la Renaissance, il s’en tient aux distinctions traditionnelles entre le tragique païen et le christianisme (221-232) et prolonge cette réflexion dans l’analyse de la « théologie » du théâtre de la Renaissance (361-406). La partie sur le classicisme jette un regard rapide sur La Cour sainte du jésuite Nicolas Caussin parce que les dramaturges l’exploitent en tant que « source » (411). La querelle de la moralité du théâtre est évoquée tant chez les adversaires de Corneille (436-470) que de Molière (458-470 et 489-500). Selon Mazouer, Molière est chrétien parce qu’il est né Français mais il est devenu « un libertin et il propose dans son théâtre un univers fort étranger au christianisme » (499). On peut donc en PFSCL, XLV, 89 (2018) 432 conclure que l’auteur garde ses distances vis-à-vis de ceux qui voudraient récupérer ses comédies pour la foi. Dans ce volume, le spécialiste ne retrouve non seulement ce qu’il connaissait depuis longtemps, mais il a le plaisir de le voir intégré dans un contexte plus vaste sans que l’auteur prétende fournir une histoire exhaustive de la problématique envisagée. On est frappé du don de Mazouer de retrouver toujours, dans ses différentes études, le fil conducteur de ses réflexions sur un même thème et on le félicite d’avoir le courage de se contenter de l’indispensable en écartant, par exemple à propos de Garnier (voir p. 377 note 68), tout ce qui aurait transformé ce panorama conflictuel en la somme des articles se rattachant à la problématique envisagée. Un autre avantage est la mise à jour des textes d’origine. Cependant, on est surpris que, d’après notre auteur, l’étude remarquable de Françoise Karro sur L’Histoire tragique de la Pucelle de Dom-Remy, autrement d’Orléans de Fronton Du Duc (Le Porche décembre 2009, 6-19) n’ajoute rien « à l’analyse de la pièce » (308) qu’il présente (306-315). On lui atteste cependant la cohérence des développements due soit à l’insertion de transitions soit à la suppression de redites ou de réflexions nuisant à la logique de la démonstration. Quoique situé dans la première partie consacrée au théâtre médiéval, le chapitre « Théâtre et mission pendant la conquête du Chablais » (173-194) attire l’attention sur la fin du XVI e siècle où, dans la représentation du Sacrifice d’Abraham à Annemasse, François de Sales joue le rôle « de Dieu le Père dans la pièce écrite par son frère et son cousin » (190). Mazouer doit cette information au dépouillement d’un « document d’ordinaire négligé […] par les historiens du théâtre » (194), un écrit de conversion publié en 1599. C’est pour lui l’occasion d’insérer une esquisse du « regain du genre des mystères dans la première moitié du XX e siècle » (196-204). Il y fait « le partage entre des œuvres certes populaires et chrétiennes, mais esthétiquement médiocres [celles de Ghéon], et les œuvres de véritables créateurs qui, sans perdre de vue la référence au genre médiéval, font œuvre neuve et belle » (198). Analysant « Henri Ghéon et le mystère médiéval » (205-218), Mazouer y est « plus réservé » que Copeau parce qu’il est rebuté par « la pensée édifiante […] monnayée dans des textes d’une telle platitude, d’une telle faiblesse » (218). Dans la partie finale en revanche, il tient la Jeanne d’Arc de Péguy pour « une bonne et belle œuvre, trop délaissée » (511). En ce qui concerne Claudel, il souligne n’avoir « jamais rien lu de tel dans les mystères hagiographiques du Moyen Age ou du XVI e siècle » (520) que dans les différentes versions du drame intitulé finalement L’Annonce faite à Marie. Il ne se contente pas de rapprocher Asmodée de Mauriac du Tartuffe de Molière mais découvre chez Mauriac Comptes rendus 433 « un autre éclairage, venu de sa foi chrétienne, et permettant de sonder le mystère des personnages à une autre profondeur » (563). Des jugements sévères parsèment la première et la deuxième partie du livre. Bien qu’appréciant le mystère du Viel Testament, Mazouer critique que « le dramaturge ajoute à la matière plus qu’il ne retranche ! […] Mais pour lui, massivement, dramatiser, c’est mettre en œuvre une inventio foisonnante, trop peut-être à notre goût » (124). Pire est le bilan sur Marguerite de Navarre, qui s’inspire de la dramaturgie des mystères médiévaux, « mais elle n’en reprend ni le mouvement ni le goût de réalités données en spectacle ». C’est pourquoi ses « petits drames bibliques donnent une terrible impression de statisme » (25). La Tragédie française à huit personnages (1571) de Jean Bretog, la « plus intéressante » de ce type de pièces, « n’introduit aucune vision tragique » et signale davantage « la capacité de la moralité à persister qu’à se renouveler » (260). La Tragédie de feu Gaspard de Coligny (1575), dans laquelle François de Chantelouve cherche à justifier les atroces massacres de la Saint-Barthélemy, est tirée par lui « de l’oubli des œuvres mineures ». Elle « présente peu de beautés » mais elle mérite notre attention « comme bon modèle d’une dramaturgie de propagande » (290). Il semble mesurer ces œuvres à l’aune du classicisme dont il ne condamne rien. Mazouer est plus familier des données religieuses que la plupart des critiques d’aujourd’hui qui lui seront reconnaissants de mettre à leur disposition des informations qu’ils auraient autrement beaucoup de difficultés à repérer. Volker Kapp Delphine Reguig : Boileau poète : « de la voix et des yeux ». Paris : Classiques Garnier « Lire le XVII e siècle 42 ; Voix poétiques 5 », 2016. 386 p. Le titre de cette étude est simple, Boileau poète, mais il résume le sens de tout un examen nuancé et profond de l’esthétique de l’auteur. Et le situe bel et bien au fond du classicisme, pas celui de quelques paragraphes d’un manuel scolaire qui n’expriment que des formules arrachées de leur contexte. Tout au début Reguig indique le bon chemin pour une compréhension valide des idées du poète ; il faut refuser de suivre ceux qui veulent être guidés par un législateur caricatural, érigé comme une « légende » factice et figée dans les idées reçues. La position de Reguig est claire, Boileau n’est pas un « icône, » ni un « fétiche » (p. 8) et son œuvre est analysée de tous les angles. Par exemple, on voit d’abord un Boileau affectif PFSCL, XLV, 89 (2018) 434 et vulnérable, lamentant son « désespoir » et « peur » devant son apohonie inexplicable de 1687-88. Ce livre présente des examens riches, denses et profonds des concepts poétiques au vrai cœur de l’œuvre du poète, mettant au jour le fond de son esthétique. L’organisation de cette étude ne suit pas la plupart des commentaires précédents (biographique, chronologique, générique), mais recouvre des éléments clés de la poétique classique qui apparaissent dans son œuvre. Une introduction et une conclusion encadrent le corps du texte qui se divise en deux parties, chacune comportant quatre sections - une belle symétrie classique. Le programme pour la première partie s’annonce comme un examen détaillé des « termes presque intraduisibles » : esprit, travail, perfection, raison, sublime, beauté, vérité. Reguig traite les concepts « traduits » par ces mots, dans la complexité de leurs connotations et interactions, au lieu d’un simple lexique ou répertoire. Elle n’offre pas de justification pour le choix de ces catégories (ni pour celles qui reviennent souvent dans ses discussions, comme « l’art », « la nature », « la cohérence », et « l’unité »), mais ce petit détail importe peu dans la présentation des arguments. Reguig sait bien dénouer tous ces concepts qui s’entrelacent, et ne tombe pas dans les pièges de la tautologie ni des cercles vicieux. La seconde partie du livre, « Se connaître poète », entame des discussions sur plusieurs concepts bien liés aux « intraduisibles » de la première partie : le style, l’usage des noms, la métapoétique, et l’universalité. Ce dernier comprend le rôle des Anciens dans la pensée de Boileau. Celui-ci est même vu par moments comme un « moderne » à cause de son élévation au sommet de Parnasse de plusieurs de ses contemporains, surtout Racine. Dans les deux parties, chaque division propose d’abord une épigraphe, une citation de Boileau (souvent peu connue et tirée des sources diverses) dont le rapport avec le texte suivant est plutôt implicite et évocateur. Pourquoi, par exemple, l’examen du travail nécessaire au poète se déclenche-t-il par le vers de l’Epître XI, « Prendre dans ce jardin la lune avec les dents » ? Reguig demande un certain travail (et esprit) de ses lecteurs pour arriver à un bon entendement de ses analyses sur Boileau. Loin de se satisfaire d’une répétition des formules bien connues du poète classique, des clichés de l’icône, ce commentaire se base sur des principes fondamentaux chers à l’auteur (mais pas souvent mis en évidence). Venant peu après l’échec des épopées françaises des années 1650, Boileau croyait pourtant à la grandeur de la poésie, à l’idéal de l’épopée comme l’expression d’un but moral et politique. Son œuvre satirique doit être vue comme un aboutissement de cette vision, car le poète « appréhendait le faux grand de l’enflure et la complaisance dans le petit » (p.179). Boileau était un empi- Comptes rendus 435 riste, il a nommé des noms, condamnant des Cotins et Chapelains contemporains pour leur pratique, avant de recourir aux abstractions théoriques. Reguig maîtrise parfaitement tous les aspects de ses examens, surtout les textes de Boileau, ceux des critiques du poète, et les idées des chercheurs sur le 17 e siècle en général. La bibliographie est exhaustive, et on doit signaler des auteurs récents qui ont beaucoup enrichi ce livre : Debailly, (Delphine) Denis, Genetiot, Merlin-Kajman, et Siouffi. Un index de noms sert bien des chercheurs ; il est regrettable qu’un index de textes de Boileau soit pourtant absent. Le style de Reguig présente clairement des rapports dynamiques entre des concepts poétiques assez complexes, et les lecteurs peuvent se réjouir des trouvailles à chaque page. Ce n’est pas peut-être un premier commentaire à lire sur Boileau, ni un texte pour les débutants, mais il est essentiel pour tous ceux qui veulent une compréhension juste de son œuvre. Cette étude marque un tournant important dans notre appréciation de Boileau, qui ne peut plus être jugé comme auparavant. Allen Wood