Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2019
4691
Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XLVI (2019) Number 91 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Jasmin Garavello, Annika Harmel Béatrice Jakobs, Lydie Karpen, Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2019 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XLVI, 90 (2019) Sommaire GEORGES DE SCUDÉRY ET LE THÉÂTRE J ÖRN S TEIGERWALD Introduction : une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre ........................................................................................ 243 J ÖRN S TEIGERWALD Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias ou La ressemblance...................................................................................... 255 L ILIANE P ICCIOLA Le Vassal généreux : une victoire dramaturgique de la tragédie sur la tragi-comédie galante ? ................................................................... 271 H ENDRIK S CHLIEPER ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César ........................................... 291 J EAN -Y VES V IALLETON Scudéry et la question de l’unité d’action .................................................. 305 A NDREA G REWE La fabrication de l’illusion - Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens (1635) de Georges de Scudéry .......................... 317 B ÉNÉDICTE L OUVAT L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? ...................... 335 P ERRY G ETHNER Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry ................... 353 ÉTUDES DIVERSES N ANCY A RENBERG Gender Disruption and the Quest for Female Agency in Madame d’Aulnoy’s La Princesse Printanière............................................... 369 R ALPH A LBANESE De nouvelles perspectives sur la réception critique des Pensées de Pascal sous la Troisième République .................................................... 385 COMPTES RENDUS Delphine Denis, Carine Barbafieri et Laurent Susini (dir.) Les intraduisibles du vocabulaire critique (XVI e -XVII e siècle) V OLKER K APP ........................................................................................... 401 Frank Greiner (dir.) Le Roman au temps de Louis XIII M ARCELLA L EOPIZZI .................................................................................. 404 Volker Kapp (éd.) Claude Fleury, Les Mœurs des Israélites F RANÇOIS -X AVIER C UCHE .......................................................................... 406 Bénédicte Louvat et Pierre Pasquier (dir.) Le « théâtre provincial » en France (XVI e -XVIII e siècle) V OLKER K APP ........................................................................................... 411 Jean-Pierre Cavaillé et Cécile Soudan (éds.) Louis Machon, Apologie pour Machiavelle O REST R ANUM ......................................................................................... 414 LIVRES REÇUS.......................................................................................... 419 Georges de Scudéry et le théâtre Journées d’études, 21-22 mars 2019, Université de Paderborn Articles réunis par Jörn Steigerwald et Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 Introduction : une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre J ÖRN S TEIGERWALD (U NIVERSITÉ DE P ADERBORN ) Dans le cadre de la naissance du théâtre moderne en France au début du XVII e siècle, Georges de Scudéry est aujourd’hui le plus souvent réduit à sa participation - plutôt mal comprise - à la Querelle du Cid 1 . Cependant, on lui doit sans aucun doute le mérite d’avoir fourni à cette époque quelque chose de prépondérant qui va bien au-delà de cette position tant dans le domaine de la pratique que de la critique théâtrale. Ses pièces, que ce soient la tragédie, la tragi-comédie ou la comédie, sont non seulement promues dans une mesure significative par Richelieu dans les années 1630 et au début des années 1640, mais elles ont aussi un grand succès auprès du public et de la critique contemporaine 2 . Faisons dans ce cadre seulement référence au 1 Voir pour ce contexte La Querelle du Cid (1337-1638), édition critique intégrale par Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004 ; Jörn Steigerwald, « Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon », dans : La Querelle du Cid : la naissance de la politique culturelle française au XVII e siècle. Œuvres & Critiques, XL,1 (2015), p. 33-47 et Sandrine Blondet, « Critique et concurrence dramatique durant la décennie 1630 », dans : Littératures classiques, N° 89, 2016, 1, p. 147-158. De plus, il existe jusqu’à maintenant seulement trois études sur Georges de Scudéry et le théâtre qui suivent au fur et à mesure l’approche de ‘l’homme et l’œuvre’. Voir Peter Klaus, Georges de Scudéry (1601-1667) : Dramen und Schriften zum Theater, Frankfurt/ Main, Lang, 1989 ; Eveline Dutertre, Scudéry, dramaturge, Genève, Droz, 1988 et idem, Scudéry, théoricien du classicisme, Tübingen, 1991 (Biblio 17). 2 Dans ce contexte, il est au moins remarquable que Charles Mazouer ne consacre que cinq pages (! ) au théâtre de Georges de Scudéry dans son histoire du théâtre français. Voir Charles Mazouer, Scudéry, dans : idem, Le théâtre français de l’âge classique, T. I : Le premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2006, Chapitre III : Le retour de la tragédie, II. Les œuvres tragiques, p. 363-365 et idem : « Régularité et l’effort de Scudéry », dans : ibid, Chapitre IV : L’apogée de la tragi-comédie, I. Le Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 244 Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin, publié en guise de préface à la tragi-comédie de Scudéry ayant le plus grand succès, c’est-à-dire à L’Amour tyrannique (1640) 3 . Le succès contemporain de Scudéry n’est pas en contradiction avec sa réception à partir du milieu du XVII e siècle qui voit en lui un critique vain et démesuré, un concurrent envieux de Corneille et un dramaturge qui, en raison d’un prétendu manque de qualités, a été battu par Corneille à tous les égards dans le domaine du théâtre. S’y ajoute le fait que le self-fashioning de Scudéry (dans le sens de Stephen Greenblatt 4 ) des années trente est déjà considéré dans les années soixante du XVII e siècle comme une parodie involontaire de lui-même. Pour en donner un exemple : dans la préface A qui lit de sa tragi-comédie Ligdamon et Lidias de 1629 respectivement de 1631, Scudéry se présente en tant que poète à travers son style dramatique : […] ces vers que je t’offre [sont] sinon bien faits, au moins composez auec peu de peine […] & si tu ne les lis point du tout, crois que ce sera le moindre de mes soucis, car ie ne bastis pas ma reputation sur celle de mes Vers, i’ay des desseins bien plus releuez ; la Poësie me tient lieu de diuertissement agreable, & et non pas d’occupation serieuse : […] i’ay passé plus d’années parmy les Armes, que d’heures dans mon Cabinet, & beaucoup plus vsé de meche en harquebuse qu’en chandelle, de sorte que je sçay mieux ranger les Soldats que les paroles, et mieux quarrer les Bataillons que les périodes. 5 Nicolas Boileau se réfère dans sa deuxième satire à cette forme de présentation de soi scudérienne en le ridiculisant : Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume Peut tous les mois sans peine enfanter un volume ! Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants, Semblent être formés en dépit du bon sens ; [...] développement de la tragi-comédie, p. 452-455. Voir par contre l’argumentation plus nuancée de Bénédicte Louvat-Molozay dans son étude : L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, PUPS, 2014. 3 Voir Louvat-Molozay: « Deux alternatives à la tragédie: L’Amour tyrannique et La Sidonie », dans: idem, L’«Enfance de la tragédie», p. 218-226 et Jörn Steigerwald, « La naissance de la tragédie d’amour: Le Discours de la tragédie de Jean-François Sarasin », dans : Littéraire. Pour Alain Viala, éd. par Marine Roussillon et al., Arras, Artois Presses Université, 2018, Tome I, p. 369-378. 4 Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning. From More to Shakespeare, Chicago, Chicago UP, 1980. 5 Georges de Scudéry, Ligdamon et Lidias, ou La ressemblance. Tragi-Comedie, Paris, François Targa, 1631, s.p. (A qui lit). Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 245 Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers, Qu’importe que le reste y soit mis de travers. 6 Le vainqueur vaincu de la Querelle du Cid des années trente devint alors, dans les années soixante, le poète ridicule d’une époque longuement passée, ce qui met en relief la distance fondamentale et surtout la différence élémentaire entre le préclassicisme et le classicisme français. S’y ajoute le fait que la critique de Boileau dans ses Satires vise aussi à Jean Chapelain au niveau de la critique littéraire et à la tragédie galante de Thomas Corneille au niveau de la pratique théâtrale. Bref : Boileau essaie de s’installer en tant que critique dominant du champ littéraire à travers ses Satires en positionnant les écrivains de sa manière dans ce champ - le vrai vainqueur de la Querelle du Cid, à savoir Pierre Corneille, et le juge de la même querelle, à savoir Jean Chapelain, y inclus 7 . Néanmoins, au vu du succès de Scudéry dans les années 1630 et au début des années 1640, il convient de se poser la question de savoir quelle conception du théâtre il fournit à la discussion dans ses pièces de théâtre, mais aussi dans ses écrits théoriques ; et, lié à cela, comment la situation de concurrence entre Scudéry et Corneille, mais aussi entre les autres auteurs à succès contemporains tels que Jean Rotrou, Jean Mairet, Pierre Du Ryer etc. peut être comprise. À travers cela, il est possible d’obtenir non seulement une description plus précise de la position de Scudéry dans le champ théâtral de son époque, mais aussi une meilleure compréhension de la naissance de la tragédie française sinon du théâtre français entre 1630 et 1650. Dans ce contexte, il me semble remarquable que les premières tragédies françaises sont mises en scène dans la saison 1634/ 35, dont la Sophonisbe de Mairet et la Médée de Corneille, sans que cet événement produise des conséquences immédiates. Le Cid de Corneille, mise en scène au mois de janvier 1637, est une tragi-comédie et non pas une tragédie, ainsi que 6 Boileau, Satires, dans : idem, Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 19 (II, vv. 77-82). Voir pour le contexte aussi Pascal Debailly, « Nicolas Boileau et la Querelle des Satires », dans : Littératures classiques N° 68, 2009, 1, p. 131-144 et Delphine Reguig, « Nicolas Boileau critique, un cas historiographique », dans : Littératures classiques, N° 86, 2015, 1, p. 241-258. 7 Voir Marc Escola : « Au nom de Corneille. L’auteur comme genre », dans : Littératures classiques N° 89, 2016, 1, p. 55-72. La ‘gloire’ de Pierre Corneille et de son théâtre, qui fut critiquée dans les décennies 1660 et 1670, est surtout un produit des pratiques élogieuses de la décennie 1680. Voir p. ex. Claudine Pouloin, « Corneille, père de la scène française. La théorisation de la supériorité de Corneille par Fontenelle », dans : Dix-septième siècle, n° 225, 2004, 4, p. 735-746. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 246 L’Amour tyrannique de Scudéry de 1640, même si Jean-François Sarasin considère cette pièce comme une tragédie dans son Discours de la tragédie. D’où résulte la question de savoir si la décennie 1630 peut être considérée comme l’enfance de la tragédie française et non pas plus simplement comme l’enfance du théâtre français. De plus, la raillerie de Boileau envers Scudéry qui se porte sur la ‘fertilité’ immodérée, voire dévoyée et sur les écrits sans art et languissants de ce dernier, néglige consciemment la position historique de ce selffashioning d’une part et fait ressortir la différence entre deux formes d’habitus d’autre part, à savoir l’habitus du ‘poète-guerrier’ de Scudéry et l’habitus du ‘philosophe-honnête homme’ de Boileau, même si la différence entre ces deux formes est fondamentale pour l’image de soi des deux auteurs 8 . Le poète-guerrier est admis aux salons à cause de sa noble naissance, tandis qu’on permet au philosophe-honnête homme d’y entrer à cause de sa compétence à plaire et de sa capacité à être honnête. Ce qui distingue les deux formes d’habitus, c’est que seul le poète-guerrier appartient au monde de l’otium et au monde du negotium, au sens traditionnel des notions, pendant que le philosophe n’a pas d’accès au monde du negotium, car ses compétences se limitent à des devoirs administratifs, mais ne comprennent pas d’obligations de guerre - qui sont, au moins jusque-là, réservées à la noblesse d’épée 9 . Il en résulte le fait que le poète-guerrier se présente comme l’idéal contemporain et français du cortegiano italien, idéal qui incarne toutes les grâces de celui-ci et qui combine l’avers et le revers de l’homme de la cour - auquel le philosophe-honnête homme n’est pas non plus admis. Bref : le poète-guerrier est le sujet exemplaire du roi-guerrier de son époque, à savoir de Louis XIII 10 . La différence entre ces deux formes d’habitus, basée sur une distance historique entre la cour de Louis XIII et la cour de la première et surtout de 8 Pour l’habitus du ‚philosophe-honnête homme’ voir Alain Viala, « De la Galanterie comme stratégie littéraire », dans : L’Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, éd. par idem et al., Toulouse, Société de littératures classiques, 1989, p. 13-46. Je propose d’introduire l’habitus du ‘poète-guerrier’ en analogie au ‘roi-guerrier’ voire au ‘roi de guerre’. Voir p. ex. Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, « Bibliothèque historique », Payot, 1993. 9 Le ‘poète-guerrier’ se présente ainsi comme le successeur légitime et contemporain du romain tel que Guez de Balzac le modélise dans les deux premiers discours de ses Œuvres diverses (1644). 10 Voir dans ce contexte aussi l’étude de Marie-Claude Canova-Green, Faire le roi : l’autre corps de Louis XIII, Paris, Fayard, 2018. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 247 la deuxième Versailles de Louis XIV, produit ainsi un effet rétrograde, car elle provoque plusieurs questions complémenatires : 1° Georges de Scudéry commença sa carrière dramatique en 1629 avec la mise en scène de sa tragi-comédie Ligdamon et Lidias et finit cette carrière en 1643 avec sa dernière tragi-comédie, Arminius ou les frères ennemis. Après cette date, Scudéry n’écrit plus pour le théâtre, mais publie des romans et d’autres textes narratifs. La question reste ouverte de savoir pourquoi Scudéry met fin à sa carrière dramatique, s’il le fait bénévolement ou plutôt consciemment à cause des circonstances qui changèrent. Car c’est en 1643 que Louis XIII mourut et que le jeune Louis XIV devint le roi de France, même si le Parlement de Paris investit la régence absolue d’Anne d’Autriche qui fait appel à Mazarin pour administrer la France. A cela s’ensuit la question de savoir de quelle manière le théâtre de Georges de Scudéry est lié à la cour de Louis XIII et donc aux efforts de cette cour pour établir une civilisation française au sens strict, c’est-à-dire une civilisation qui se porte sur le gallicanisme dans le domaine politico-ecclésiastique et sur l’idéal de la monarchie absolutiste dans le domaine de la politique d’État. 2° La transition de Georges de Scudéry du monde du théâtre au monde de la fiction romanesque fait entrevoir d’autres problèmes qui concernent son rôle dans la naissance de la France galante et sa participation à l’esthétique galante 11 . La collaboration de Georges et de Madeleine de Scudéry le prouve : Madeleine de Scudéry est considérée dès les années cinquante et soixante du XVII e siècle comme la fondatrice d’une éthique d’amour qui sert de base à la galanterie française, car ce fut elle qui inventa la fameuse Carte de Tendre dans son roman Clélie, histoire romaine, même si Georges de Scudéry porta au début le titre d’auteur de ce texte. Ainsi le vainqueur vaincu de la Querelle du Cid devint-il à travers la réception du deuxième roman de frère et sœur l’usurpateur illégitime d’une éthique et d’une esthétique galantes, inventées sinon fondées par sa sœur Madeleine de Scudéry. Cependant, la question reste ouverte de savoir si la galanterie française connaît plusieurs étapes avant le triomphe de la modélisation de Madeleine de Scudéry. S’y ajoute le fait que les années vingt, trente et quarante du XVII e siècle se caractérisent par une recherche permanente d’un modèle 11 Voir dans ce contexte Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001 ; Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, 2008; et Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 248 convainquant de la civilisation française, c’est-à-dire d’un modèle consciemment fabriqué - selon le concept de Peter Burke 12 - qui réunit des modélisations concurrentes dans l’espace social de la cour et la ville 13 . Par conséquent, nous sommes en droit de nous demander quelle position prend le théâtre de Georges de Scudéry dans la ‘préhistoire’ de la France galante et, plus important encore, quels éléments de l’esthétique galante des années 1650-1670 Scudéry utilise-t-il dans ses pièces des années 1630-1640 pour modeler quelles configurations de l’éthique galante. Bref : la question se pose de savoir de quelle manière Georges de Scudéry jeta les bases de la galanterie française dans son théâtre. 3° Si l’on considère comment la nouvelle recherche des dernières deux décennies a fait ressortir le fait que la tragédie française du XVII e siècle est conçue par La Mesnardière, Sarasin, Corneille et Scudéry de manière dominante comme tragédie de l’amour, voire comme tragédie d’amour, demeure la question fondamentale de savoir quel modèle de la tragédie de l’amour est présenté par les auteurs respectifs 14 . Premièrement, cette question tout à fait simple se révélera significative si l’on considère qu’à cette époque, la galanterie et l’esthétique galante se constituent ; c’est pourquoi on se demandera de quelle forme d’amour il est question dans les pièces : de l’amour entre partenaires, à savoir de l’amour conjugal, ou de l’amour familiale 15 ? Deuxièmement, la configuration de l’amour galant intègre trois formes d’amour, deux profanes et une sacré, à savoir l’amour 12 Voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven/ London, Yale UP, 1994. 13 De plus, la relation entre ‚la cour’ et ‚la ville’ changeait plusieurs fois au cours du XVII e siècle. Voir Jörn Steigerwald, « La cour et la ville : Esquisse de la relation historique entre pratique sociale et esthétique au XVII e siècle », dans : La cour et la ville. Papers on French Seventeenth Century Literature, Vol. XXXVIII (2011), 75, p. 273-287. 14 Voir surtout l’étude de Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques : essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003. 15 Voir Steigerwald, « La naissance de la tragédie d’amour ». Par contre, Pierre Corneille opte dès la Médée de 1635 pour l’amour familial et par ce biais pour le modèle de la ‘tragédie de (la) famille’. Voir Jörn Steigerwald, « Familientragödie. Die Begründung des modernen Dramas in der Frühen Neuzeit (am Beispiel von Pierre Corneilles Médée) », dans : Comparatio. Zeitschrift für Vergleichende Literaturwissenschaft, 9/ 2 (2017), p. 285-304 et idem, « De la vengeance d’une femme à la tragédie de la famille : Écriture et problématisation de l’action féminine dans Médée de Corneille », dans : Les Dossiers du GRIHL, 2017-2. A l’enseigne du GRIHL (https: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6787; vu 1.9.2019). Il reste la question de savoir si Scudéry préfère, comme Sarasin prétend dans son Discours de la tragédie, la tragédie conjugale à la tragédie de famille. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 249 souverain, l’amour entre partenaires, voire l’amour familial et l’amour sacré 16 . Mais interrogeons-nous sur les trois formes d’amour : sont-elles organisées d’une manière hiérarchique et, si cela est le cas, quelle forme d’amour prendra quelle place dans la hiérarchie ? S’y ajoutent troisièmement les questions de savoir comment Georges de Scudéry modélise la configuration de l’amour galant dans ses pièces, et comment ses modélisations se relient avec les modélisations des autres poètes de l’époque, de sorte qu’un regard plus précis sur l’enfance du théâtre moderne en France devient possible. 4° Le choix dominant de Georges de Scudéry du genre de la tragicomédie est à discuter en particulier vu que, de son côté, Scudéry se réfère à la conception de ce genre par Robert Garnier, qui marque le début de la tragédie française de l’amour à la fin du XVI e siècle 17 . Néanmoins, il convient de se demander en poursuivant comment la tragédie, la tragicomédie et la comédie se situent les unes envers les autres dans la pratique théâtrale, mais aussi comment leur relation est justifiée dans les écrits théâtraux. Il est bien connu que Sarasin conçoit la tragi-comédie L'Amour tyrannique de Scudéry comme une tragédie et que Scudéry, dans la préface de Ligdamon et Lidias, se réfère au genre de la comédie pour justifier qu’il se dispensa des règles de la Poétique d’Aristote. Mais pourquoi Scudéry privilégia-t-il souvent la forme mixte de la tragi-comédie à la tragédie, voire à la comédie et quelle fonction, voire quel statut la tragi-comédie prit-elle dans l’enfance du théâtre français ? Les contributions réunies dans ce dossier tentent de répondre à quelques-unes de ces questions ; évidemment, il y en a encore beaucoup d’autres à poser. Ce faisant, pourtant, les lectures des drames scudériens proposés ici nous donnent une idée du travail tout à fait complexe de leur auteur sur les genres dramatiques, sur le théâtre de son époque et sur les questions morales et politiques qui y sont liés. En guise d’orientation, j’analyserai, dans ce qui suit, les positions directrices de Scudéry telles qu’elles se manifestent dans les préfaces de ses drames 18 . Ce faisant, j’essaierai d’esquisser le potentiel que Scudéry attribue au théâtre pour 16 Voir Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant : à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », dans : Littératures classiques, N° 69, 2009, 3, p. 53-63. 17 Voir dans ce contexte Donald Stone, French Humanist Tragedy: a Reassessement, Manchester, Manchester UP, 1974 et Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680) : le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988. 18 Pour la fonction et le statut des préfaces voir Hélène Baby, « Le Péritexte théâtral des années Richelieu », dans: Littératures classiques, N° 83, 2014, 1, p. 55-81. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 250 fabriquer une esthétique décidément française, à savoir une esthétique de la cour et de la ville sous Louis XIII. Dans la préface de Ligdamon et Lidias, publiée en 1631, Scudéry réfléchit sur la relation entre le ‘vraisemblable historique’ et le ‘vraisemblable fabuleux’ aussi bien que sur les possibilités qui en résultent pour la mise en scène d’un sujet tiré de l’Histoire : […] tous les Poëmes Tragiques, Tragicomiques, Comiques, & Pastorales, qui sont accomodez à l’vsage du Theatre, tirent leur Argument de l’Histoire ou de la Fable ; ceux qui sont historiques obligent celuy qui les reduit dans l’ordre de la Scene, à suiure les mesmes euenemens qui sont descrits dans leur Autheur, permettant neantmoins d’y changer beaucoup pour embellir d’autant plus l’action ; ainsi l’ont pratiqué tous les Tragiques : Mais lors qu’on traicte vn sujet fabuleux tiré des Poëtes ou des Romans, de la nature desquels le treuue le mien, l’on a la liberté d’autant plus grande, que l’Autheur de l’auanture s’est pas luy mesme assubietty à la vérité ; si bien qu’en ce cas il est dans le pouuoir de suiure si l’on veut son dessein purement, d’y changer ou diminuer si bon vous semble, & d’y adiouster s’il vous agrée ; de sorte qu’on n’est pas tenu de traitter religieusement les fables, puis qu’on peut sans faillir se licencier d’innouer aux histoires. 19 À première vue, Scudéry reprend la différence entre le ‘vrai’ et le ‘vraisemblable’ telle qu’Aristote l’avait introduite dans la Poétique pour définir la singularité de la poésie : En effet, la différence entre l’historien et le poète ne consiste pas en ce que l’un écrit en vers, et l’autre en prose. Quand l’ouvrage d’Hérodote serait écrit en vers, ce n’en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l’un parle de ce qui est arrivé, et l’autre de ce qui aurait pu arriver. Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique et de plus élevé que l’histoire ; car la poésie parle plutôt de généralités, et l'histoire de détails particuliers. 20 Selon Aristote, l’historien se concentre sur les ‘faits’, c’est-à-dire sur les évènements ‘vrais’, tandis que le poète s’occupe des événements ‘vraisemblables’ qui pourraient arriver, mais qui ne sont pas nécessairement arrivés. La dignité du poète, qui le distingue positivement de l’historien, résulte de son caractère philosophique, voire éthique, car la poésie parle de généralités et non pas de détails particuliers. Scudéry, quant à lui, ne s’intéresse pas à la différence entre l’historien et le poète, mais à la différence entre le ‘vraisemblable historique’ et le ‘vraisemblable fabuleux’. C’est-à-dire qu’il distingue 19 Scudéry, Ligdamon et Lidias, s.p. (A qui lit). 20 Aristote, Poétique, dans : idem, Œuvres, éd. Richard Bodéüs, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 2014, 1451b. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 251 deux formes du ‘vraisemblable’ qui appartiennent toutes les deux à la poésie : le ‘vraisemblable historique’ permet au poète d’« embellir » les actions et par ce biais la morale des acteurs, alors que le ‘vraisemblable fabuleux’ habilite le poète à inventer des histoires nouvelles qui s’intègrent dans l’univers fabuleux auquel elles se réfèrent. Le ‘vraisemblable historique’ se porte alors sur l’élocutio du discours, voire de la mise en scène, pendant que le ‘vraisemblable fabuleux’ renvoie à l’inventio de la mise en scène. L’argumentation scudérienne montre visiblement que sa poétique ou, pour être prudent, que sa poétologie se base sur une combinaison de la Poétique d’Aristote et de la tradition rhétorique de la poétique 21 . Toutes les deux se basent sur l’idéal du poète en tant que vir bonus et sur le but de la poésie d’instruire le lecteur ou le spectateur par la présentation des histoires morales. Dans la préface Au lecteur de la Comédie des comédiens, publiée en 1635, Scudéry souligne la compétence rhétorique du poète qui lui permet de jouer plusieurs rôles, voire d’écrire de manières différentes : C’est une maxime reçue entre les personnes qui se connaissent aux bonnes choses, que l’esprit de celui qui fait des vers, et qui les fait bien, doit être comme le Prothée des Poètes, ou comme la matière première, capable de toutes formes : il faut qu’il sache faire parler des rois et des bergers, et les uns et les autres en des termes, qui conviennent à leurs conditions. Ainsi, le Dieu de la Poésie latine, que toute la terre adore encore sous le non de Virgile, n’a pas manqué de suivre une règle si nécessaire aux bons ouvrages. Et qui prendra le soin de comparer le style pompeux et magnifique de l’Éneide, avec la douceur naïve des Bucoliques, jugera sans doute que mon opinion est bien fondée. Je ne tâche (Lecteur) de t’amener dans mon sens, par ce raisonnement, qu’afin que si la suite des temps te met en main après ma comédie, LIGDAMON, LE TROMPEUR PUNI, LE VASSAL GÉNÉREUX, ORANTE, LE FILS SUPPOSÉ, LE PRINCE DÉGUISÉ, LA MORT DE CÉSAR, ou celle de DIDON que je traite, tu ne t’étonnes point d’y voir une diversité si grande, soit aux pensées, soit en la façon de les exprimer, […]. 22 La référence à Virgile met en évidence que Scudéry renvoie au modèle de ‘la roue de Virgile’ dans le but de distinguer les trois grands genera dicendi à travers les œuvres du poète latin d’un côté, et de mettre en relief la compétence de l’orateur, voire du poète qui fait parler les personnages de 21 Voir dans ce contexte Heinrich F. Plett, « Renaissance-Poetik : Zwischen Imitation und Innovation », dans : Renaissance-Poetik - Renaissance Poetics, éd. par idem, Berlin/ New York, Akademie Verlag, 1994, p. 1-22. 22 Georges de Scudéry, La Comédie des comédiens, éd. Joan Crow, Exeter, University of Exeter, 1975, p. 9 (Au lecteur). Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 252 ses fictions selon les règles de la rhétorique de l’autre côté 23 . Or, Scudéry introduit ici une différence importante qui le distingue de ses précurseurs, à savoir du Tasse et du chevalier Marin. L’idéal du Tasse consista en l’intégration de tous les styles et par ce biais de tous les genres littéraires dans une seule œuvre, à savoir dans la Gerusalemme liberata pour créer l’œuvre ‘parfaite’ de la littérature 24 . Par contre, le chevalier Marin tenta de surpasser toutes les œuvres de la littérature - soit antiques soit modernes - en transgressant toutes les règles poétiques aussi bien que toutes les limites de la poésie pour créer un nouveau monde sinon un nouvel univers de la poésie 25 . Scudéry, pour sa part, opte pour un autre modèle de perfection : la diversité sinon la variété de ses œuvres montre clairement la compétence - rhétorique et poétique - du poète, mais il évite à travers cela le problème de la superatio du chevalier Marin, voire de la perfection transgressive du Tasse. À l’intégration de tous les genres à travers l’amplificatio dans une seule œuvre, il préfère la variatio des sujets et des genres suivant les règles de ‘la roue de Virgile’ qui distingue plusieurs genres par le biais de plusieurs œuvres du même auteur. Dans la préface Au lecteur de la tragédie La mort de César, Scudéry précise de nouveau cette approche du théâtre : 23 Pour la ‚roue de Virgile’ voir Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique [Aidemémoire] », Communications, 16, 1970. Recherches rhétoriques, p. 172-223, surtout p. 187 et Antoine Compagnon, Cinquième leçon : Rhétorique des genres : la roue de Virgile, (https: / / www. fabula.org/ compagnon/ genre5.php), 14.8.2019. 24 Voir dans ce contexte Jörn Steigerwald, « De la querelle entre l’Arioste et le Tasse à la dispute entre l’ésthétique de l’Arioste et du Tasse », dans : La dispute entre l’Arioste et le Tasse : Les appropriations de deux esthétiques antagonistes au XVII e siècle en France, éd. par Jörn Steigerwald/ Marine Roussillon. Papers on French Seventeenth Century Literature, XL, 79 (2013), p. 233-259. Pour l’idéal de la ‘perfection’ voir le volume Perfection : The Evolving Essence of Art and Architecture in Early Modern Europe, éd. par Lorenzo Pericolo/ Elisabeth Oy-Marra, Turnhout, Brepols 2019 (à paraître). 25 Voir dans ce contexte Michele Dell’Ambrogio, « Tradurre, imitare, rubare: appunti sugli ‘Epitalami’ del Marino », dans : Forme e vicende. Per Giovanni Pozzi, éd. par Ottavio Besomi, Padova, 1988, p. 269-293 ; David Nelting, Frühneuzeitliche Pluralisierung im Spiegel italienischer Bukolik, Tübingen, Narr, 2007, surtout le chapître: « Tradurre, imitare, rubare. Die Sampogna als Programmschrift für eine Dichtung substanzfreier meraviglia », p. 234-245 et Jörn Steigerwald, « Amors Gedenken an Psyche: Die “novelletta” in Giambattista Marinos Adone », dans : Geschichte - Erinnerung - Ästhetik. Tagung zum 65. Geburtstag von Dietmar Rieger, éd. par Kirsten Dickhaut/ Stefanie Wodianka, Tübingen, Narr, 2010, p. 175-194. Une apologie de Georges de Scudéry et de son théâtre PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 253 […] J’ai plus de peine, à faire parler des bergers que des rois ; et les maximes de la Morale et de la Politique s’offrent plutôt à mon imagination, que je n’y trouve cette humble et douce façon d’écrire, que demande un ouvrage comique. Ce discours (Lecteur) est plus un effet de ma crainte, que de ma vanité, et je veux plutôt excuser mes autres pièces, que te louer celleci. 26 Suivant l’argumentation scudérienne, sa préférence pour la tragédie résulte d’un acte conscient et volontaire et non pas d’un manque de compétence : Il préfère faire parler les rois, car cela lui permet de prendre la parole pour la morale et pour les maximes politiques, maximes qu’il met en scène à travers les discours de ses personnages sur le théâtre. De plus, il souligne la différence entre ‘parler’ et ‘faire parler’, car tous les discours des personnages sur la scène ne sont que le produit de son imagination créatrice. S’y ajoute le fait que Scudéry ne se réfère plus à la rhétorique au sens strict, mais qu’il choisit un nouvel idéal poétique pour sa poésie dramatique, à savoir la poétique d’Horace. Il souligne cette nouvelle orientation en discutant le modèle du ‘ut pictura poiesis’ de la Epistula ad Pisones : « Ne t’imagine donc pas de voir un tableau fini, puisque j’écris à tous ceux qui partent de ma main : SCUDÉRY FAISAIT CETTE PEINTURE, et non pas jamais A FAIT, tant il est vrai que j’ébauche mieux que je n’achève, […] 27 . » La différence entre « SCUDÉRY FAISAIT CETTE PEINTURE » et « SCUDÉRY A FAIT CETTE PEINTURE », qu’il met explicitement en relief, donne un autre sens à la diversité de ses œuvres. Dans la citation précédente, Scudéry souligne la variation de ses drames qui justifie sa compétence poétique et il insiste sur le caractère processuel de sa production poétique. Il y lie d’une manière synecdoquiale la production des peintures et celle des drames, qui ne doit pas être considérée comme une production dramatique au sens moderne : Scudéry varie les sujets et les genres dramatiques selon son goût et surtout selon le goût de son temps, sans qu’il n’achève jamais le but de sa production, car il s’intéresse plus au processus de la production, c’est-à-dire à la possibilité de présenter en permanence une nouvelle modélisation dramatique des questions morales et politiques. Bref : il se modélise soi-même comme un poète-bricoleur 28 . La préface d’Arminius, c’est-à-dire de sa dernière œuvre dramatique, surprend d’un côté, car elle déclare explicitement que le processus de sa pro- 26 Georges de Scudéry, La Mort de César, éd. Dominique Moncond’huy, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2008, p. 291 (Au lecteur). 27 Scudéry, La Mort de César, p. 291 (Au lecteur). 28 Je me réfère au concept du ‚bricolage’, voire du ‚bricoleur’ de Claude Lévi-Strauss, voir idem, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, surtout le premier chapitre : « Le sens du concret », p. 3-47. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0017 254 duction dramatique est arrivé à sa fin, mais elle lui permet de se présenter de nouveau comme un sinon le poète-guerrier de son époque de l’autre côté : Enfin me voicy au bout d’vne longue & penible carriere, que i’ay passée auec assez de bonheur : peu (sans vanité) en ont eu plus que moy, en cette espece d’ouurage ; & s’il est capable (comme ie n’en doute point) de doner vne veritable gloire, ie pense auoir quelque raison d’y pretendre. De Saize Poëmes Dramatiques, que i’ay exposez au iugement du public, aucun n’a presques manqué d’obtenir son aprobation : […]. […] C’est donc par ce Poëme que i’acheue ceux de cette espece, & desormais vous n’en verrez plus de moy, si les Puissances Souueraines ne m’y obligent. Il est temps que ie me repose ; […]. 29 Un poète-guerrier est obligé de plaire à la cour par sa poésie dans le temps de l’otium. Mais quand le roi lui confie un devoir, il est tenu de suivre les ordres de son souverain, car le negotium est plus important pour lui que l’otium. De cette manière, Scudéry met en scène ses adieux au théâtre en retournant au début de sa carrière dramatique : il se considère encore et toujours comme un poète-guerrier, qui se distingue par ses devoirs nobles des poètes ‘bourgeois’, voire des écrivains à venir qu’il ne respecte pas, car il les considère comme des parvenus, même si ou parce qu’il laisse la scène théâtrale à ce groupe nouveau d’auteurs dramatiques 30 . De plus, un poèteguerrier sert toujours à son monarque et par ce biais à sa patrie, il cherche sa position dans la fabrication de la civilisation française, voire de la France galante et contribue à sa manière à cette fabrication - soit au niveau de la production dramatique, soit au niveau de la narration romanesque, soit au niveau des actions militaires - un poète-guerrier reste toujours un poèteguerrier, même si d’autres poètes jugent qu’après leur âge d’or à la cour de Louis XIII ils n’ont plus leur place sous le règne de Louis XIV. 29 Georges de Scudéry, Arminius ou Les Frères ennemis. Tragi-comédie, Paris, Toussaint Quinet, Nicolas de Sercy 1644, s.p. (Préface). 30 Le poète-guerrier se distingue par conséquent consciemment du philosophehonnête homme au niveau de la critique littéraire et de l’écrivain au niveau de la pratique littéraire à cause de ses traditions nobles et courtoises. Voir dans ce contexte l’étude classique d’Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éditons de Minuit, 1985. PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias ou La ressemblance J ÖRN S TEIGERWALD (U NIVERSITÉ DE P ADERBORN ) La naissance du préclassicisme français n’eût pas lieu en 1631 ou, pour être plus prudent, la tragi-comédie Ligdamon et Lidias de Georges de Scudéry ne peut pas réclamer la paternité d’une telle naissance cette année-là 1 . Si la naissance du préclassicisme français avait eu lieu en 1631, cela aurait été à cause de la tragi-comédie pastorale Silvanire ou La Morte-vive de Jean Mairet, jouée pour la première fois en 1630 à l’Hôtel de Bourgogne et publiée en 1631, car cette tragi-comédie est la première pièce de la première modernité en France qui respecte non seulement les règles des trois unités, mais qui mène aussi un plaidoyer pour ces règles dans sa préface 2 . Par conséquent, la tragi-comédie de Scudéry renvoie à première vue plus à la tragi-comédie précédente de Mairet, c’est-à-dire à la tragicomédie Sylvie de 1626, car celle met en scène une histoire d’amour dans l’univers pastoral de l’Astrée sans respecter les règles de la Poétique 1 Cité d’après l’édition suivante : Georges de Scudéry, Ligdamnon et Lidias ou La ressemblance, tragi-comédie (Éd. 1631), Paris, Hachette Livre BNF, 2017. Il existe, d’après mes connaissances, aucune étude qui se concentre exclusivement sur cette tragi-comédie de Scudéry. Par conséquent, je ne mentionne que des articles qui focalisent en partie sur Ligdamon et Lidias. Voir Anne Teulade, « Théories en marges : modalités de discours réflexif dans les textes préfaciel du théâtre espagnol et français », dans : Littératures classiques, N° 83, 2014,1, p. 35-54 ; Hélène Baby, « Le péritexte théâtral des années Richelieu », dans : ibid., p. 55-81 et Bénédicte Louvat, « La circulation et l’appropriation des modèles littéraires en français dans le Théâtre de Béziers », dans : Littératures classiques, N° 97, 2018, 3, p. 191-204. 2 Voir Bénédicte Louvat-Molozay, « Frontières de la tragédie : La Silvanire, La Sophonisbe, La Sidonie », dans: Littératures classiques, N° 65, 2008, 1, p. 129-144. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 256 d’Aristote ni s’y intéresser 3 . Or, La Lettre sur la règle des 24 heures de Jean Chapelain signale par ce biais une pierre de touche qui sépare les drames non-classicistes, voire anti-classicistes des drames pré-classicistes, car les premiers ne connaissent pas les règles de la Poétique d’Aristote tandis que ces derniers s’y orientent à travers la Lettre de Chapelain 4 . Ce début non-aristotélicien du défenseur des règles de la Poétique d’Aristote pendant et après la Querelle du Cid est au moins remarquable 5 , car il implique un changement de cap de l’auteur, ou, du moins, une transformation fondamentale de son concept du théâtre durant ces six, voire huit ans : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias fut publiée pour la première fois en 1631, c’est-à-dire après la publication de la Lettre de Chapelain, mais elle fut présenté au théâtre en 1629, c’est-à-dire une année avant la publication de la Règle des 24 heures. Il est digne d’attention dans ce contexte que Scudéry savait bien que Chapelain publia sa Lettre en 1630 et qu’il connaissait aussi l’argument de ce dernier, mais qu’il s’en dispensa. Dans le paratexte A qui lit de sa tragi-comédie, Scudéry souligne clairement sa position : Ie ne suis pas si peu versé dans les regles des anciens Poëtes Grecs & Latins, & dans celles des modernes Espagnols & Italiens, que ie ne sçache pas bien qu’elles obligent celuy qui compose un Poëme Epique à le reduire au terme d’un an, & le Dramatique en un iour naturel de vintg-quatre heures, & dans l’unité d’action & de lieu ; mais i’ay voulu me dispenser de ces bornes trop estroites, faisants changer aussi souvent de face à mon Theatre que les 3 Voir Chrystelle Barbillon, « Une écriture en tension: Les premières pièces de Mairet et leurs sources urféennes », dans : Littératures classiques, N° 65, 2008, 1, p. 83-94 ; voir aussi Roger Guichemerre, « Les tragi-comédies de Scudéry et l’Astrée », dans : idem, Visages du théâtre français au XVII e siècle : mélanges en l’honneur de Roger Guichemerre, Paris, Klincksieck, 1994, p. 281-292 et Anne- Élisabeth Spica, « Les Scudéry lecteurs de l’Astrée », dans : CAIEF, N° 56, 2004, p. 397-416. 4 Jean Chapelain, « Lettre sur la Règle des Vingt-quatre heures », dans : idem, Opuscules critiques, édition Alfred C. Hunter, introduction, révision des textes et notes par Anne Duprat, Genève, Droz, 2007, p. 222-234. Voir dans ce contexte aussi Georges Forestier, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010, surtout le chapître : « Six annés de débats (1628- 1634) : de la modernité anticlassique au classicisme moderne », p. 29-65. 5 Voir pour ce contexte La Querelle du Cid (1337-1638), édition critique intégrale par Jean-Marc Civardi, Paris, Champion, 2004 ; Jörn Steigerwald, « Les deux critiques de Scudéry : Les Observations sur Le Cid et Didon », dans : La Querelle du Cid : la naissance de la politique culturelle française au XVII e siècle, Œuvres & Critiques XL,1 (2015) p. 33-47 et Sandrine Blondet, « Critique et concurrence dramatique durant la décennie 1630 », dans : Littératures classiques, N° 89, 2016, 1, p. 147-158. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 257 Acteurs y changent de lieux ; chose qui selon mon sentiment a plus d’esclat que la vieille Comedie. 6 La différence me semble être simple, mais fondamentale : Scudéry prend la liberté de se ‘dispenser’ des règles aristotéliciennes, même si ou parce qu’il les connaît. C’est-à-dire qu’il respecte ces règles, il ne les ignore pas, mais il opte pour sa propre conception dramatique, car elle a, selon Scudéry, plus d’éclat 7 . De plus, en se référant à la fin de la citation à la comédie et non pas à la tragédie, il met en relief le grand problème de toutes les lectures de la Poétique d’Aristote : la Poétique n’inclut pas un véritable chapitre sur la comédie, tout ce qu’on sait sur ce genre, ce ne sont qu’une définition brève et quelques remarques dans les premiers paragraphes du texte ainsi que quelques notes au cours de l’argumentation. Bref : la comédie est par conséquent le genre non-aristotélicien par excellence, car il est en dehors des règles de la Poétique dans deux sens : 1° La Poétique ne contient aucun chapitre sur la comédie, ce qui produit un vide productif, car les successeurs d’Aristote ont la possibilité sinon le devoir d’établir leurs propres règles de la comédie 8 . 2° La comédie, en tant que genre, ne respecte pas les règles, voire les mœurs, car le concept de la comédie consiste en la transgression de toutes les règles - les règles poétiques ainsi que les règles morales ou civiles etc. Néanmoins, la transgression d’une règle présuppose qu’une règle existe et qu’elle soit connue par celui qui la transgresse. De plus, la transgression n’implique pas que la règle n’existe plus après la transgression, par contre, chaque transgression affirme la règle transgressée et la stabilise, qui plus est, à travers l’acte de la transgression 9 . 6 Georges de Scudéry, « A qui lit », dans : idem, Ligdamon et Lidias, s.p. 7 Pour le concept de ‘l’éclat’ voir Andreas Gelz, « ‘L’éclat du héros’ - Formen auratischer Repräsentation des Helden im Frankreich des 17. und 18. Jahrhunderts zwischen Bild und Text (Mme de Lafayette, Diderot) », dans : Comparatio. Zeitschrift für Vergleichende Literaturwissenschaft, 2 (2015), p. 217-235. 8 D’où résulte la situation que les premières comédies de la première modernité furent écrites et jouées au début du XVI e siècle avant que la Poétique d’Aristote fut redécouverte. Voir dans ce contexte Jörn Steigerwald, « Haus-Komödien. Renaissances des Lustspiels bei Ludovico Ariosto und William Shakespeare, (I suppositi, The Taming of the Shrew) », dans : Gattung und Geschlecht, éd. par Hendrik Schlieper / Merle Tönnies, Wiesbaden, Harrassowitz, 2020 (à paraître). 9 Michel Foucault, « Préface à la transgression (1963) », dans : idem, Dits et écrits, t. i, éd. par François Ewald / Daniel Defert, Paris, Gallimard, 1994, p. 233-250. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 258 Or, Georges de Scudéry souligne dans le paratexte A qui lit qu’il prend au sérieux le devoir du poète d’établir des règles, ou, du moins, un concept de la comédie en accentuant l’éclat de la comédie et le changement de face de son théâtre. L’éclat de la comédie, voire de la tragi-comédie renvoie selon Scudéry à la morale des actions et des acteurs en mettant en scène des actions exemplaires des acteurs à imiter. Le changement de face du théâtre, dont il parle, se réfère au double sens de la ressemblance qui donne le soustitre à la tragi-comédie. Le substantif ‘ressemblance’ signale une conformité ou une égalité de deux choses. Le verbe ‘ressembler’ distingue deux significations différentes : ‘ressembler’ indique que deux personnes ont les mêmes traits, la même figure et que la même apparence frappe les sens d’un tiers. De cette manière, le substantif ‘ressemblance’ met en relief l’apparence similaire des protagonistes Ligdamon et Lidias, qui sert de base aux histoires d’amours de la tragi-comédie. Mais, le verbe ‘ressembler’ signifie aussi « imiter et tacher de se rendre conforme à quelqu’un ». L’exemple que le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière donne, pour illustrer le sens de ce verbe, met sous les yeux du spectateur la dimension éthique de la tragicomédie : « On imite les actions, les vertus, le stile des grands hommes, on tache de leur ressembler 10 . » Néanmoins, les questions ouvertes demeurent : qui imite dans la tragicomédie les actions, les vertus et le style des grands hommes ? Et de quelle manière la tragi-comédie imite-t-elle les actions, les vertus et le style des grandes œuvres ? S’y ajoutent les questions de savoir pourquoi Scudéry opte-t-il pour la tragi-comédie et non pas pour la tragédie ou pour la comédie et pourquoi combine-t-il l’univers pastoral de l’Astrée avec une histoire politique, les conquêtes du roi Mérovée, en privilégiant la dimension politique à la dimension amoureuse. Pour répondre à ces questions, je m’oriente sur la tradition de la tragicomédie française, inventé par Robert Garnier avec sa tragi-comédie Bradamante. Je poursuis cette route en accentuant trois points : 1° la transformation de la tragi-comédie par Scudéry ; 2° les protagonistes et leurs actions et 3° les lois et le souverain dans la tragi-comédie. 10 Toutes les citations d’après Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les MOTS FRANÇOIS tant vieu que modernes, & les Termes de toutes les SCIENCES ET DES ARTS, La Haye, 1701, tome III, s.p. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 259 1° « L’arme e gli amori » - la transformation de la tragi-comédie par Scudéry La tragédie se concentre sur la mise en scène des actions d’État et des actions des héros, c’est-à-dire des actions des caractères au sens aristotélicien et relègue par ce biais toutes les actions amoureuses ou les met au second rang. Selon Aristote (Poétique, chapitre XIV), le poète tragique doit exciter, au moyen de l’imitation, un intérêt puisé dans la pitié ou la terreur, ce qui est accompli parfaitement par des personnages amis entre eux, ou par des ennemis. L’amitié dont il parle se réfère aussi à l’amitié entre deux personnes masculines de deux familles différentes, mais elle se focalise surtout sur une relation familiale entre deux frères, voire entre fils et mère, comme dans l’Œdipe de Sophocle. Robert Garnier transforme le genre de la tragédie en tragi-comédie en introduisant les actions d’amour 11 . La tragi-comédie se distingue alors de la tragédie de deux manières : 1° Elle lie les actions d’amours aux actions d’État et aux actions des héros en mettant en scène l’éclat de la morale et des vertus présentées à travers les actions. La conclusion nécessairement non-tragique des actions, qui unit tous les amoureux dans le mariage à la fin de la tragi-comédie, résulte de cette conception dramatique. 2° Elle privilégie les actions d’amour ou, pour être plus prudent, les questions d’amours par rapport aux actions politiques et héroïques. Les intérêts politiques et / ou généalogiques des rois, voire des pères sont par conséquent des obstacles que le couple amoureux doit surmonter pour arriver à la fin heureuse de la tragi-comédie 12 . De plus, en choisissant un épisode de l’Orlando furioso comme sujet de la première tragi-comédie française, Garnier imite l’Arioste au niveau poétologique, car ce dernier avait transformé l’épopée antique de Virgile en romanzo cavalleresco, c’est-à-dire en un roman chevalier en intégrant les 11 Pour le genre de la tragi-comédie voir surtout l’étude d’Hélène Baby, La Tragicomédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001. Voir aussi Donald Stone, French Humanist Tragedy: a Reassessement, Manchester, Manchester UP, 1974 et Georges Forestier, Esthétique de l'identité dans le théâtre français (1550-1680) : le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988. 12 La tragi-comédie Bradamante de Garnier se concentre sur les cinq dernier chants de l’Orlando furioso, à savoir sur la question d’un mariage possible entre Roger et Bradamante. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 260 histoires d’amour dans un récit qui se concentre jusqu’alors seulement sur les actions d’État et les actions des héros 13 . La différence entre le célèbre incipit de l’Énéide : « arma virumque cano » 14 et sa transformation, voire son extension dans le Roland furieux : « le donne, i cavalier, l’arme, gli amori, le cortesie, l’audaci impresi io canto » 15 met en lumière cette nouvelle conception littéraire 16 . Mais en votant pour l’Orlando furioso, Garnier met aussi en évidence la différence entre la civilisation italienne, qui se base sur une tradition consciente de ses origines et une civilisation française qui ignore ses origines ou ne s’en préoccupe pas, car la première tragi-comédie française est seulement la première tragi-comédie en France et écrit en français, mais ni le sujet ni le genre sont d’origine française. Georges de Scudéry transforme de nouveau le genre de la tragi-comédie en s’orientant sur Garnier et sur d’Urfé en même temps. En situant Ligdamon et Lidias dans le cadre de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, il positionne sa tragicomédie dans les justes origines de la civilisation française et se focalise sur l’histoire politique des conquêtes du roi Mérovée. Ce faisant, il combine deux origines de la France, une historique et une fabuleuse : la naissance de la dynastie des Mérovingiens et la naissance de la civilisation française depuis l’univers pastoral de Forez 17 . En intégrant d’une manière dominante 13 Voir dans ce contexte les études de Klaus W. Hempfer, « Dekonstruktion sinnkonstitutiver Systeme in Ariosts Orlando furioso », dans : Ritterepik der Renaissance. Akten des deutsch-italienischen Kolloquiums, Berlin 30.03.-02.04.1987, éd. par idem, Stuttgart, Steiner, 1989, p. 277-298 ; idem, « Ferrare n’est pas Camelot: le Roland Amoureux et la tradition épique médiévale », dans : L'épopée et ses modèles de la Renaissance aux Lumières. Actes du Colloque international du Centre de Recherche sur la Transmission des Modèles Littéraires et Esthétiques de l’Université de Reims (16-18 mai 2001), éd par Frank Greiner / Jean-Claude Ternaux, Paris, Champion, 2002, p. 161-175 et idem, « Ariosts Orlando Furioso. Die (De-) Konstruktion von Helden im generisch pluralen Diskurs », dans : Heroen und Heroisierungen in der Renaissance, éd. par Achim Aurnhammer / Manfred Pfister, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013, p. 45-69. 14 Virgilio, Eineide, éd. par Luca Canali / Ettore Paratore, Milan, Mondadori, 1985, V. 1, p. 3. 15 Ludovico Ariosto, Orlando furioso, éd. par Cesare Segre, Milan, Mondadori, 2006, I, 1-2, p. 1. 16 Voir Jörn Steigerwald: « Amor cortigiano. Die Modellierung höfischer Liebe im rinascimentalen Epos (am Beispiel von Ariostos Orlando furioso) », dans : ‘Amor sacro e profano’: Modelle und Modellierungen der Liebe in Literatur und Malerei der italienischen Renaissance, éd. par Jörn Steigerwald / Valeska von Rosen, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013, p. 169-213. 17 Pour être plus précis : Le roi Merovée appartient au monde de l’Astrée, mais il n’est pas intégré dans les actions qui se déroulent dans le Forez. Il joue un rôle Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 261 l’histoire politique de Mérovée dans la tragi-comédie, Scudéry n’abandonne pas complètement, mais outrepasse visiblement les frontières de l’univers pastoral. L’histoire d’amour de Ligdamon commence dans le Forez, mais il quitte le pays à la fin du premier acte et s’en va au campement du roi Mérovée où il rencontre son ami Clidamant, qui est, comme lui, d’origine du Forez, mais qui était sorti quelque temps avant Ligdamon et, ce qui est plus important, avait abandonné volontairement et consciemment l’idylle pastorale pour la vie du guerrier. Dans une sorte de chiasme, Lidias doit fuir sa ville natale Rothomage et s’en va dans le Forez où il rencontre Silvie, la femme que Ligdamon aime d’une manière pitoyable 18 . L’absence de Ligdamon provoque la révélation de l’amour de Silvie pour son amant. C’est pourquoi elle est choquée par Lidias (qu’elle prend pour Ligdamon à cause de leur ressemblance physique) qui ne la reconnaît pas et affirme en plus qu’il ne connaît même pas de femme de ce nom. Pour convaincre Silvie qu’il est Lidias et non pas Ligdamon, il lui propose de rentrer à Rothomage, même si cela constitue des risques pour lui, car il y est accusé de crimes à cause d’un duel avec un amant prétendu d’Amerine, sa femme aimée. Les histoires de Ligdamon et de Lidias se situent par conséquent dans un cadre pastoral, mais elles ne se déroulent pas dans l’univers pastoral du Forez. Elles mettent en évidence la différence systématique entre un homme guerrier et un homme courtois, voire un galant homme, même si ou parce que ces deux personnages représentent l’avers et l’envers d’une même médaille, à savoir il cortegiano italien, voire l’homme de la cour française. En accentuant les actions de guerre et les actions civiles, Scudéry réactualise la différence entre negotium et otium et en privilégie, ce qui est plus important, le negotium. Un gentilhomme qui ne s’occupe que de son amour et qui est même disposé à se suicider à cause de son amour malheureux, ne peut pas être considéré comme un homme mâle, ni comme un gentilhomme au sens propre. Le naturel du vrai gentilhomme le porte à la défense de sa patrie et à la gloire qu’il gagne - comme le souligne Alcidor dans un entretien avec Ligdamon au premier acte - dans un combat guerrier et et non pas dans un combat d’amour 19 . Bref, le véritable honnête homme, que Nicolas Faret important dans les récits metadiégétiques, p.ex. dans l’Histoire de Silvie (I,3) en distinguant l’espace de l’amour du Forez et l’espace de guerre en dehors du Forez. 18 Ce faisant, Scudéry produit un deuxième chiasme entre l’histoire de Ligdamon de sa tragi-comédie et l’histoire d’Alcippe (I, 2), car le premier quitte le Forez pour rejoindre les armées de Mérovée tandis qu’Alcippe, le père de Céladon, abandonne la vie du guerrier et du héros en rentrant dans le Forez. 19 Voir : « Alcidor : Mais supposons encore, ce qu’on ne peut penser, / Que ce coeur de métal ne se puisse blesser, / Et que pour te guérir il faille que la Parque / Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 262 décrit dans son livre de 1630, connaît non seulement l’art de plaire à la cour et aux femmes, il connaît surtout ses devoirs en tant que gentilhomme et en tant que sujet du roi 20 . Il en résulte une dernière transformation de la tragi-comédie que Scudéry introduit : Garnier met Charlemagne en scène en tant que souverain qui opère à l’arrière-plan tandis que les protagonistes agissent sur scène sans se laisser porter par lui d’une manière évidente. C’est lui qui signale le début et la fin de la tragi-comédie et qui donne aussi une nouvelle fin à l’histoire d’amour entre Roger et Bradamante, car il fait célébrer deux mariages à la fin, le mariage de Roger, devenu roi des Bulgares, et de Bradamante, et le mariage entre Leon, prince des Grecs et la fille de Charlemagne. Il encadre ainsi les actions de la tragi-comédie, mais il ne les organise pas. Scudéry, de sa part, met Mérovée au centre de sa tragicomédie. Le roi apparaît sur scène dans les actes deux, trois et quatre et sert de centre de gravitation autour duquel les actions se déroulent. Il se caractérise alors en tant qu’actant et non pas en tant qu’acteur, car c’est lui pour qui l’acteur agit et celui pour qui l’agent accomplit l’action. Restent les questions ouvertes de savoir qui sont les acteurs et pour qui agissent-ils ? 2. « Le donne, i cavalier » ou les protagonistes et leurs actions 21 Les deux protagonistes, Ligdamon et Lidias, ainsi que les deux amantes, Silvie et Amerine, sont liés par plusieurs combats d’amour 22 . Au début de la Ordonne au vieux C[h]aron de te mettre en sa barque : / Sans t’attaquer toi-même, insensé furieux, / Que ne vas-tu chercher un trépas glorieux ? / Es-tu seul à savoir que par toute la terre / Aujourd'hui la valeur s’exerce dans la guerre ? / C’est là qu’avec honneur le trépas est permis : / Va bâtir un tombeau parmi les ennemis, / Une pique à la main, soutenant une armée, / Rends ta dame amoureuse avec ta renommée / Et durant ton séjour, les dieux me soient témoins, / Que je n’épargnerai ni paroles ni soins / Pour rendre à tes désirs ployable ta Silvie. » Scudéry, Ligdamon et Lidias, I, 1, p. 12-13. 20 Nicolas Faret, L’honnête homme où l’art de plaire à la cour, Paris, 1630. Voir aussi l’étude classique de Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l'honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine reprint 1970 (1925) et Emmanuel Bury, Littérature et politesse: L’invention de l’honnête homme, Paris, PUF, 1996. 21 L’Histoire de Ligdamon se trouve dans le onzième livre du tome premier de l’Astrée et fait partie de la série des histoires autour de Silvie et en particulier de ses amours. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 263 pièce, Silvie combat l’amour de Ligdamon, car elle préfère être inaccessible aux sentiments amoureux de ce dernier et se distinguer par ce biais en tant que beauté fascinante sinon attirante, mais inatteignable. Dans la deuxième scène du premier acte, Ligdamon en tire les conséquences et combat son amour pour Silvie : Il décide avec l’aide de son ami Alcidor, qui lui sert de deuxième père, de partir en guerre. Il transforme à travers cela le combat d’amour avec Silvie en un combat contre son amour pour celle-ci, car il prend le combat, voire la guerre comme remède contre son amour. Dans la troisième scène du premier acte, Lidias combat son concurrent Aronthe pour l’amour d’Amerine que tous les deux aiment. D’où résulte que Lidias et Amerine combattent leur amour réciproque, car Lidias doit fuir vers le pays de Forez à cause de l’interdiction du duel dans la ville du Rothomage, qui condamne le duelliste à mourir 23 . Dans le deuxième acte, Ligdamon se bat finalement avec Nicandre, le frère d’Aronthe, qui le prend pour Lidias à cause de la ressemblance physique des deux protagonistes. À partir de ce moment, les combats d’amour prennent un sens nouveau, car les protagonistes ne se battent pas seulement pour leur amour contre ou avec des personnes qu’ils connaissent, mais aussi avec des personnes qui les prennent pour quelqu’un d’autre 24 . Lidias combat dans le troisième acte l’amour de Silvie, qui le prend pour Ligdamon, pendant que Ligdamon combat l’amour d’Amerine, qui le prend pour Lidias. Dans le cinquième acte, Ligdamon se bat avec quatre lions pour défendre sa vie et son amour 22 Scudéry transforme l’Histoire de Ligdamon de l’Astrée de la manière suivante : il modifie l’histoire en revalorisant l’histoire de Lidias, qui n’était qu’une épisode de l’Histoire de Ligdamon, d’un côté et en changeant la fin de l’histoire de Ligdamon, qui ne meurt plus, mais qui sera uni avec Silvie, d’un autre côté. 23 Il est remarquable que Richelieu fit paraître un édit contre le duel le 2 juin 1626, prévoyant la peine de mort pour les contrevenants. Voir dans ce contexte Micheline Cuénin, Le Duel sous l’Ancien Régime, Paris, Presses de la Renaissance, 1982 et François Billacois, Le Duel dans la société française des XVI e -XVII e siècles : essai de psychosociologie historique, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 1986. Par conséquent, la tragi-comédie Ligdamon et Lidias n’est pas la seule pièce qui focalise sur le duel, il joue un rôle important dans la tragi-comédie Le Cid de Pierre Corneille et dans d’autres pièces. 24 Scudéry problématise ainsi l’idéal aristotélicien de la ‘reconnaissance’ à travers le problème de la ‘ressemblance’ d’une double manière : Il lie la ressemblance à la reconnaissance en accentuant l’imitation ‘des actions, des vertus, et du style des grands hommes’, qui présuppose la reconnaissance des actions à imiter, mais il met aussi en relief que la ressemblance néglige quelquefois la différence entre l’imitation et le mimétisme. Par ce biais, Scudéry intègre en plus le concept aristotélicien de la ‘ressemblance’ du ‘caractère’ (Poétique, § 15) dans sa modélisation théâtrale de la ‘ressemblance’. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 264 pour Silvie, mais il combat aussi son amour parfait pour Silvie en essayant de se suicider pour ne pas se marier avec Amerine. Or, le combat d’amour combine à travers ces actions des protagonistes deux sujets divers, le combat des guerriers et l’amour des gentilshommes, voire des courtisans, en mettant en relief deux concepts de l’amour profane : l’amour réciproque de deux amants et l’amour souverain des sujets envers le souverain, le roi 25 . L’amour souverain est révélé dans les actions des deux protagonistes, mais il éclate évidemment dans l’amour de Clidamant pour le roi Mérovée qui domine le deuxième et le troisième acte. A l’arrivée de Ligdamon dans le campement de Mérovée, ce dernier accueille le premier par ces mots : MÉROVÉE : Guerrier bien qu’inconnu, ie t’aime infiniment, Fondé sur le propos du Prince Clidamant, De qui le bel esprit rare au siècle où nous sommes, Ne se trompe iamais en l’estime des hommes ; Tu sois le bienvenu, de grace asseure toy Qu’vne entière favevr tu treuveras chez moy, Et que tu connaistras comme vne ame royale Est dans son élément paroissant liberale. 26 L’amour souverain que le roi exprime pour Ligdamon résulte alors de son amour pour Clidamant ; Ligdamon est le récipient indirect d’un amour souverain que le roi a directement pour Clidamant en tant que sujet parfait du roi 27 . L’entretien de Merovée et de Clidamant après la bataille gagnée montre avec évidence pourquoi Clidamant est digne d’un tel amour : MÉROVÉE: Ainsi vous refusant une louange due, Voulez estre de ceux dont la peine est perdue. CLIDAMANT: Indigne de l’honneur d’estre estimé d’un Roy, Ie ne veux avoüer ce qui n’est point en moy. MÉROVÉE: Qui fit donc aux vaincus en fin mordre la poudre ? 25 Voir pour la distinction des amours Jörn Steigerwald, « Les arts et l’amour galant: à propos de La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », dans : Littératures classiques N° 69, 2009 / 3, p. 53-63 et idem, « Galante Liebe », dans : Liebessemantik. Frühneuzeitliche Darstellungen von Liebe in Italien und Frankreich, éd. par Kirsten Dickhaut, Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p. 693-757. 26 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 39-40. 27 Scudéry suit ainsi la tradition italienne du cortegiano qui considère l’amour souverain comme le plus haut idéal de l’amour profane, et non pas l’amour conjugal voire l’amour entre partenaires. Voir Jörn Steigerwald, « Der amor principale oder die Fürstenliebe », dans : idem, Amors Renaissance. Modellierungen himmlischer und irdischer Liebe in der Literatur des Cinquecento, Wiesbaden, Harrassowitz, 2014, p. 228-231. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 265 CLIDAMANT: Vous, Iupiter mortel, dont le bras est son foudre. MÉROVÉE: Ha ! Ne me flattez point croyant me contenter. CLIDAMANT: Quoy que l’on puisse dire on ne vous peut flatter, Votre juste louange à quel point qu’elle arrive Est moindre que vos faits, & non pas exceßive. MÉROVÉE: Mais qui me garantit d’vn barbare inhumain ? CLIDAMANT: Le Demon de l’Estat s’y seruit de ma main. 28 Clidamant décrit l’amour souverain en tant que l’estime qu’un roi a envers un sujet spécifique qui se fait voir par les justes louanges qu’il lui donne. S’y ajoute le fait que le sujet du roi montre son amour pour le souverain dans ses actions pour le ou plus précisément dans les services rendus au roi. Mais l’amour souverain va plus loin, car il façonne de sa manière les services des sujets du roi entre eux. En imitant l’exemple du roi, les sujets privilégiés du roi rendent les services que le roi leur donne par amour à d’autres sujets du roi 29 . Après les louanges que le roi Mérovée lui fait, Clidamant demande une grâce pour son ami Ligdamon, et par ce biais, il met en évidence la grandeur de l’amour souverain : CLIDAMANT: Si ce seruice, hélas ! vaut une recompense, Si le peu que i’ai fait mérite qu’on y pense, I’ose vous requerir de vouloir m’accorder, MÉROVÉE: Par les dieux tu l’obtiens auant que demander, Quoy que ce soit, & fut-ce et le Sceptre et la vie, L’un & l’autre en tes mains, assouuis ton enuie. CLIDAMANT: Ligdamon recherché, mais inutilement, Dans ceux que le combat a mis au monument, Me fait conjecturer que dedans Rothomage La fortune le voit reduit sous le seruage ; Sire, deliurez le, seur que sa liberté Me tient lieu de loyer, si i’en ay mérité : Sans lui je ne saurais voir la clarté celeste, Pilade ie ne peux vivre sans mon Oreste. 30 L’amour réciproque des amants éclate moins à propos du couple Ligdamon et Silvie que plus à propos du couple Lidias et Amerine. Tandis que Silvie se présente comme un idéal de l’amour pétrarquiste qui se base 28 Scudéry, Ligdamon et Lidias, III, 1, p. 52-53. 29 La reconnaissance de l’amour souverain qui mène les chevaliers à ressembler au roi distingue visiblement les chevaliers du monde de l’Astrée et les chevaliers de l’Arioste. L’Orlando furioso commence par la fuite d’Orlando du campement de Charles-le-Magne et met ainsi en relief la différence entre les idéaux chevaleresques et la pratique réelle des chevaliers. 30 Scudéry, Ligdamon et Lidias, III, 1, p. 56-57. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 266 sur la beauté absolue d’une femme aimée, mais inaccessible à l’amant 31 , Amerine annonce l’idéal futur de l’amour galant qui combine l’amour et l’amitié des partenaires 32 . Ce concept de l’amour galant se fait voir dans toutes les actions de la protagoniste Amerine, mais il éclate au grand jour dans la troisième scène du premier acte, c’est-à-dire après le duel entre Lidias et Aronthe : AMERINE: Laisse moy suiure, amy, ta fortune & tes pas, I’iray si tu le veux iusqu’au rivage More Mesler mes tristes pleurs aux larmes de l’aurore, I’iray si tu le veux d’un amour sans pareil Me bastir un tombeau dans le lit du Soleil, Ie te suivray par tout, m’estimant trop heureuse Pourueu qu’on m’aime autant que je suis amoureuse. LIDIAS: Me preservent les Dieux de iamais consentir À ce qui traineroit un tardif repentir : Non non, n’y songez point, le sort plus fauorable Ne vous veut pas unir avec un misérable, L’objet de l’infortune et le but du malheur. AMERINE: Garde bien ce serment pour guerir ta douleur, Ie te jure mon cœur, le ciel, la terre & l’onde, Ie te jure les Dieux qui gouvernent le monde, Et dont pour ton salut I’implore la pitié, Que jamais nul que toy n’aura mon amitié. 33 Amerine souligne dans cet entretien sa fidélité envers son amant ainsi que sa chasteté. Elle ne déclare pas son amour à Lidias, par contre, elle met en relief la réciprocité de l’amour : « Pourvu qu’on m’aime autant que je suis amoureuse ». Quand Amerine est aimée, elle aime aussi, pourvu que l’amant 31 Pour l’idéal pétrarquiste de la femme inatteignable voir Andreas Kablitz, « Die Herrin des Canzoniere und ihre Homonyme. Zu Petrarcas Umgang mit der Laura- Symbolik », dans : Romanische Forschungen, 101 (1989), p. 14-41 et Gerhard Regn, « Hermeneutik der Minne: Liebesdichtung und religiöser Diskurs bei Dante und Petrarca », dans : Romanistisches Jahrbuch, 65/ 66 (2014/ 2015), p. 128-160. Voir aussi Jean Serroy, « Portraits de femmes. La beauté féminine dans L’Astrée », dans : Études sur Étienne Dolet, le théâtre au XVI e siècle, le Forez, le Lyonnais et l‘histoire du livre, publiées à la mémoire de Claude Longeon, dir. Gabriel-André Pérouse, Genève, Droz, 1993, p. 239-247. 32 Voir Jörn Steigerwald, « L’Oiconomie des plaisirs: La praxéologie de l’amour galant : à propos de la Clélie », dans : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 118, 3 (2008), p. 237-257. 33 Scudéry, Ligdamon et Lidias, I, 2, p. 25. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 267 se distingue à travers son amour et surtout par sa façon d’aimer 34 . De plus, elle lie l’amour et l’amitié en optant pour l’amitié pour décrire sa relation avec son amant 35 . Ce faisant, Amerine se présente comme une successeuse de l’Astrée, qui dénomme son amant Céladon ‘ami’ et comme une prédécesseuse de la Clélie qui désigne tous ses amis ainsi que son amant comme des ‘amis tendres’ et qui lie par ce biais étroitement l’amour et l’amitié dans sa conception de l’amour galant 36 . Or, Clélie se distingue d’Amerine en se focalisant sur une notion qui n’a pas encore de valeur pour 34 Il est digne d’attention que Scudéry modélise ici un idéal de la modestie féminine, voire de la décence féminine (« Pourueu qu’on m’aime autant que je suis amoureuse ») qui caractérisera encore le naturel galant d’Agnès dans la comédie L’École des femmes de Molière. Voir les fameuses phrases d’Agnès dans sa lettre à Horace : « En vérité je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serais bien aise d’être à vous. » Molière, École des femmes, III, 4, dans : idem, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier / Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, Tome I, p. 443. Voir aussi Jörn Steigerwald, « Le naturel. Molières Modellierung eines sozialen und ästhetischen Ideals (L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes, L'Impromptu de Versailles) », dans : Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 41, 3/ 4 (2017), p. 283-305. 35 Même si les notions d’amour et d’amitié sont souvent utilisées comme des synonymes dans les romans et drames français dès la décennie 1630, il convient bien de considérer l’importance de l’Astrée pour la sémantique historique de l’amour, car cette synonymie est un produit du roman d’urféen. Par conséquent, l’idéal de l’honnête amitié de l’Astrée est un précurseur de l’idéal de l’amitié tendre de la Clélie, mais il distingue systématiquement deux idéaux - l’amour et l’amitié entre homme et femme - en les unissant dans un idéal. Voir pour l’idéal de l’amour dans l’Astrée : Philip Butler, « L’érotisme dans l’Astrée », dans : PFSCL, N° 10/ 2, 1978- 1979, p. 75-82 et 83-85 ; Antoinette Saly, « Amour et valeurs au XVII e siècle. Le legs du moyen âge dans l’Astrée », dans : Travaux de linguistique et de littérature, XX, N° 2, 1982, p. 37-46 ; Bernard Yon, « Honoré d’Urfé, ou le conseiller des vrais Amants », dans : Littérature, N° 15, 1991, p. 59-67 ; James M. Hembree, Subjectivity and the signs of love. Discourse, desire and the emergence of modernity in Honoré d’Urfé’s L’Astrée, New York, Lang, 1997; Laurence Plazenet, « Politesse amoureuse et genre romanesque. Lieu commun ou épreuve critique ? », dans : Franco-Italica, N° 15, 1999, p. 227-263 et Eglal Henein, La Fontaine de la Vérité d’amour ou les promesses de bonheur dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Paris, Klincksiek, 1999. 36 Voir Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft, Heidelberg, Winter, 2011 et idem, « L’Oiconomie des plaisirs ». Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 268 Georges de Scudéry, même si Honoré d’Urfé donne jour à cette notion dans l’Astrée, à savoir la notion de la ‘tendresse’ 37 . Néanmoins, suivant l’argumentation de Scudéry, il se dispense (encore) de la tendresse paternelle de l’Astrée ainsi que des règles d’Aristote, car il opte pour une autre conception de la tragi-comédie. 3° « La giustizia et l’audace imprese io canto » ou les lois et le souverain dans la tragi-comédie Le deuxième et surtout le troisième acte de la pièce multiplient certes les lieux de l’action d’un côté, mais ils se concentrent sur un couple qui se trouve en dehors des actions d’amour, même si ou parce qu’ils sont au centre de la conception scudérienne de la tragi-comédie, à savoir le roi Mérovée et Clidamant. Ce qui distingue leurs entretiens des autres est la dimension politique qui se focalise sur le problème, voire le devoir de la souveraineté. La question est de savoir ce qui caractérise un bon souverain et par ce biais quel est le devoir d’un souverain. C’est Clidamant qui explique son concept de souverain et de souveraineté et qui se présente à travers son discours comme le conseiller parfait de la future monarchie française: CLIDAMANT : Si la crainte & l’amour le peuple auait ensemble, Ce seroit le meilleur, au moins il me le semble, Mais ne pouvant les deux aisément acquérir, La crainte plus qu’amour empesche de périr. 38 Il continue son discours en disant : Il faut l’épée au poing surmonter les destins, Terrasser à vos pieds l’insolence effrenée De cette populace au reuolte adonnée : Les Princes vont naissant aueques le desir D’agrandir leur Estat pour croistre leur plaisir : Faites donc adorer la puissance royale Des flots de Normandie à la mer Provençale, Et regnant souuerain qu’un clin d’œil, qu’une voix Fasse courber chacun sous la rigueur des lois. 39 37 Honoré d’Urfé se focalise dans l’Astrée sur la ‘tendresse du père’ et non pas sur la tendresse entre amis, voire entre amants comme le fera Madeleine de Scudéry dans son roman Clélie. L’idéal de la ‘tendresse du père’ éclate après Ligdamon et Lidias dans les tragédies de Corneille - surtout dans les actions du vieil Horace dans la tragédie Horace - et dans les tragédies et tragi-comédies de Scudéry - p.ex. dans L’Amour tyrannique. 38 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 42. Un combat d’amour en pastoral : la tragi-comédie Ligdamon et Lidias PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 269 Suivant l’argumentation de Clidamant, l’amour souverain se base sur l’amour pour le souverain, mais il produit aussi l’effet rétrograde que tous les sujets doivent craindre de perdre cet amour s’ils ne sont plus dignes de celui-ci ou, pire encore, s’ils refusent cet amour. Systématiquement parlé, Clidamant évoque la question de savoir qu’est-ce qui est le statut du roi envers les lois : A-t-il le droit de surpasser les lois dans un acte de souveraineté ou doit-il les respecter comme les autres sujets ? Doit-il être clément envers des ennemis ou a-t-il le droit de les punir ? Sa réponse à ces questions est simple, mais fondamentale, car il opte pour une monarchie absolutiste : il faut faire adorer la puissance royale, il faut agrandir le royaume et il faut faire craindre les ennemis du pouvoir royal par des exemples rédhibitoires : CLIDAMANT : Un prince désirant vieillir avec l'empire Doit tout exterminer ce qui lui pourrait nuire. 40 Clidamant se présente par conséquent comme l’héritier du cortegiano italien dans la France contemporaine, même si l’action de la tragi-comédie se situe à l’époque de la naissance de la France. De plus, Clidamant agit en tant que partisan de la monarchie contemporaine, ou pour être plus précis, de la monarchie telle qu’elle est en train de s’établir après « le coup d’État de Louis XIII » en 1617 41 à la « journée des Dupes » en 1630 42 . C’est-à-dire qu’il plaide pour la guerre afin de diminuer le pouvoir des États étrangers en France et pour agrandir la souveraineté du roi de France - et dans l’intérieur et l’extérieur du pays. Néanmoins, Clidamant ne peut pas être considéré comme un représentant du cardinal Richelieu dans la tragi-comédie, mais il se porte garant pour le même concept de la souveraineté royale que le cardinal. L’interdiction du duel d’honneur entre gentilshommes, qui provoque l’exile de Lidias, est un exemple sinon l’exemple de la puissance royale à l’intérieur qui fait craindre aux sujets du roi le pouvoir judiciaire de ce dernier. L’éclat de la tragi-comédie que Scudéry essaie de produire, consiste alors dans la transformation de la tragi-comédie en la focalisant sur une vrai 39 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 43. 40 Scudéry, Ligdamon et Lidias, II, 3, p. 42. 41 Voir Jean-Vincent Blanchard, « Dies Irae. Le coup d’État de Louis XIII, les pamphlets et l’institution du public », dans : Littératures classiques N° 68, 2009 / 1, p. 31-42 et 1617. « Le coup d’État de Louis XIII », dans : XVII e siècle N° 276, 2017 / 3. Voir aussi dans ce contexte Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; idem, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, 2000. 42 Voir Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir: autour de la journée des dupes, Paris, Gallimard 2015. Jörn Steigerwald PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0018 270 tragi-comédie française, une tragi-comédie qui se situe en France, voire dans l’histoire française et dans la civilisation française, et qui combine deux amours, l’amour souverain et l’amour réciproque des amants pour former une première modélisation de l’amour galant. En privilégiant l’amour souverain et par ce biais la dimension politique, Scudéry se présente non seulement comme le poète-guerrier d’un roi guerrier, mais aussi en tant qu’apologète d’un théâtre décidément français à venir 43 . Sauf que ce serait un théâtre qui respecte les règles de la Poétique aristotélicienne, car cela donne encore plus d’éclat au drame - comme le soulignera Scudéry dans ses Observations sur le Cid et dans ses pièces ultérieures 44 . 43 Voir aussi la présentation de soi de Georges de Scudéry en tant que poète-guerrier dans le paratexte A qui lit da la tragi-comédie: « Ie suis nay fils d’vn pere qui suiuant l’exemple des siens, a passé tout son aage dans les Charges militaires, & qui m’auoit destiné dès le poinct de ma naissance à vne pareille forme de viure : ie l’ay suiuie & par obeïssance & par inclination. Toutesfois ne pensant estre que Soldat, ie me suis encore treuué Poëte ; ce sont deux mestiers qui n’ont iamais esté soupçonnez debailler de l’argent à usure, & qui voyent souuent ceux qui les pratiquent dans la mesme nudité où se treuuent la Vertu, l’Amour, & les Graces, dont ils sont les fauris ». Scudéry, Ligdamon et Lidias, « A qui lit », s.p. Pour l’habitus du ‘poète-guerrier’ voir l’introduction de ce dossier. 44 Voir Jörn Steigerwald, « Les deux critiques de Scudéry ». PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 Le Vassal généreux : une victoire dramaturgique de la tragédie sur la tragi-comédie galante ? L ILIANE P ICCIOLA (U NIVERSITÉ P ARIS -N ANTERRE , EA 1586, CSLF) Scudéry compose Le Vassal généreux en 1632. Quand il la publie, en 1636, il désigne sa pièce comme un « poème tragi-comique 1 ». Dans la perspective tragi-comique qui est ouverte, le titre peut surprendre car le public qui le lit attend moins d’assister aux aventures privées de grands et de rois que de se trouver entraîné par une action plus digne dans une réflexion de type politique - sur le rapport d’un sujet noble à plus puissant que lui - et de type éthique - sur la générosité. Le nom du héros ne figure même pas dans un premier titre. La pièce est dédiée à M lle de Rambouillet 2 . À dire le vrai, la dédicace n’apporte rien sur le contenu ni la forme de la pièce. Elle recèle en effet des compliments d’usage à l’égard de la destinataire, un rappel du succès obtenu au théâtre et l’intention de la publication : étendre la réussite de cette tragicomédie. L’auteur vise d’abord les « ruelles », donc les conversations du monde galant, où la fille de la Marquise peut faire voir sa « bonté », déjà à l’œuvre en ce qu’elle partage avec ses amis ses bonnes impressions de spectatrice ; il vise aussi les « cabinets », puisque le salon des dames de Rambouillet est fréquenté par des écrivains et doctes, comme Chapelain, Boisrobert, Baro, et que Julie de Rambouillet elle-même est présentée comme une « connaisseuse », ce qui, en matière de théâtre, apparaîtra bien en 1639, dans la Querelle des Suppositi 3 . 1 Le Vassal généreux, Poème Tragi-Comique, par Monsieur de Scudéry, À Paris, Chez Augustin Courbé, 1636. 2 Julie d’Angennes (1607-1671), fille de la marquise de Rambouillet, raffolait du théâtre. 3 En 1639, l’Hôtel de Rambouillet se divisa dans l’appréciation de la comédie de L’Arioste intitulée I Suppositi, publiée sous sa forme versifiée en 1528. Jean Chapelain en avait prêté une édition plus récente à Voiture et ce dernier ne l’apprécia pas davantage que Mlle de Rambouillet, choquée par ses obscénités. Sur Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 272 En prétextant la paresse, Scudéry se dispense de l’argument, dont étaient alors souvent munies les œuvres dramatiques un peu sérieuses. Ce résumé de l’action aurait été intéressant pour glaner des informations sur la perception que l’auteur avait de sa propre pièce. À l’instar de nombreuses tragi-comédies de l’époque, parmi lesquelles on peut compter la première œuvre de Scudéry, Ligdamon et Lidias, l’action s’inspire très fortement, d’une histoire incluse dans L’Astrée d’Honoré D’Urfé : celle de Silviane et Andrimarte. Cependant, alors que les contemporains font reconnaître les personnages du roman dès le titre, constitué du nom d’un ou deux protagonistes, Scudéry, comme on l’a vu, choisit un titre insolite, qui n’oriente pas d’emblée vers le roman mais vers une réflexion d’une certaine gravité ; de surcroît, la liste des acteurs révèle qu’il a changé les noms des personnages. Néanmoins, dans la notice de L’Amour tyrannique qu’il donne à son édition de cette pièce dans la Bibliothèque de la Pléiade, Jacques Truchet estime sans nuances que Scudéry a commencé sa carrière par quatre pièces « romanesques », Le Vassal généreux faisant partie du lot. On constatera qu’effectivement un certain nombre de caractéristiques ramènent au roman, l’action étant choisie dans ses deux épisodes, respectivement enchâssés dans le livre 12 de la Partie III et dans le livre 3 de la Partie V. Comme la plupart de ces enchâssements, qui content les aventures de ceux qui, à la différence des bergers, sont restés dans l’univers de la chevalerie, l’histoire de Silviane et d’Andrimarte retrace des « aventures » survenues à la cour du roi Mérovée. L’adaptation à la scène dans le genre le plus libre, la tragicomédie, ne pouvait qu’affecter la structure du récit ; elle supposait aussi un dispositif scénique bien étudié pour restituer ce qui fait la vie du roman, comme nous le verrons dans un premier temps. Cependant le travail opéré par Scudéry nous semble avoir dépassé la simple transposition dans un autre genre et l’épithète de « romanesque » ne convient au Vassal généreux qu’à la condition d’en occulter bien d’autres aspects : vu l’objet élevé que précise son titre, cette « tragi-comédie » mériterait-elle, comme Sarrasin le proposera à l’égard de L’Amour tyrannique du même Scudéry 4 , d’être déce sujet, voir Jörn Steigerwald, « La querelle des Suppositi de l’Arioste », Littératures classiques, 2013/ 2 (N° 81), p. 173-183. DOI : 10.3917/ licla.081.0173. URL : https: / / www.cairn.info/ revue-litteratures-classiques1-2013-2-page-173.htm. 4 L’Amour tyrannique, tragicomédie, par M. Scudéry, Paris, Courbé, 1639. Après la page de titre et la dédicace, on peut lire avant la pièce le Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry dédiées à l’Académie française par M. de Sillac d’Arbois [23 pages]. On peut lire également ce Discours dans Œuvres de J.-F. Sarasin, éd. P. Festugière, Paris, Champion, 1926, t. II. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 273 signée comme une tragédie ? Devant la désignation de la pièce comme « poème tragi-comique », ne peut-on supposer que Scudéry attribue à cette composition un statut un peu particulier au sein du genre tragi-comique ? Un certain nombre d’arguments, qui seront examinés dans un second temps, militent en faveur d’une approche du Vassal généreux qui, mutatis mutandis, rapprocherait cette pièce de L’Amour tyrannique, mais la démarche nous semblerait hardie. Nous avancerons en conséquence une proposition qu’on pourra considérer comme synthétique. La liberté et les caractéristiques de la tragi-comédie Acteurs de la pièce et acteurs du roman : une équivalence globale Tous les protagonistes sont des personnages qui ont leur origine dans le roman de L’Astrée sous un autre prénom : le roi des Gaulois, Androphile, correspond à Mérovée ; son épouse, la reine Glacitide, à la reine Méthine. Dans le prince des Francs, puis roi des Gaules, Lucidan, on reconnaît Childéric. Le prénom de Rosilée a remplacé celui de Silviane mais les aventures des deux personnages sont les mêmes : sous l’effet de la passion amoureuse, le prince/ roi, Lucidan, se livre à une sorte de persécution à l’égard de l’héroïne alors qu’elle aime ailleurs. Cet ailleurs, c’est Théandre, qui conserve le « andr » du prénom d’Andrimarte : l’étymon anèr/ andros signale un grand courage et marque l’affection que le roi Andro-phile, le bien nommé, éprouve pour lui. Comme Andrimarte, Théandre est le parfait amoureux, le parfait chevalier, le parfait sujet. Artésie, ici femme de l’écuyer Périntor, remplace l’épouse d’Andrénic pour aider Rosilée à fuir les brutalités de Lucidan, quand il est devenu roi. Pour les personnages secondaires, le rapport est plus lointain : on ne saurait considérer Rosimar, chef de la rébellion contre Lucidan, comme l’équivalent du Gilon de L’Astrée car le rebelle du roman ne s’attire aucune estime, tandis que celui de la pièce est un sujet honnête ; on peine à voir Lindorante, dont on ne sait rien, sauf qu’il conseille Lucidan, comme l’équivalent de Clidamant, fils de la reine Amasis dans le roman, voire comme celui de Guynemants : ces deux derniers personnages de la tragicomédie n’ont en commun que d’être dévoués au roi des Gaulois et de mourir en le défendant. On ne perçoit guère non plus qui, dans L’Astrée, a pu inspirer le personnage de Philidaspe, antithèse de Lindorante. Cependant, il convient de ne pas s’arrêter là : ce qui rapproche beaucoup la pièce du roman c’est le très grand nombre de personnages, dont certains passent rapidement mais créent l’impression d’une vie de cour et de Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 274 l’existence d’un peuple derrière elle. En tout dix-sept personnages dont deux confidents, quatre princes gaulois, un page, un écuyer, un trompette, sans compter un « chœur des peuples gaulois » et un « chœur des trompettes ». Il faut sans doute leur ajouter des gens de Lucidan, de Glacitide et de Rosilée : une didascalie les mentionne dans l’acte V mais ils ne figurent pas dans la liste des acteurs. On a donc bien affaire à une sorte de roman scénique. Déplacements des personnages et de l’action : une liberté romanesque À de rares exceptions près, notamment quand l’action se déroule dans un temple, les mentions des lieux se trouvent presque uniquement dans des didascalies internes, et le lecteur doit parfois attendre longtemps pour les trouver. Le décor à compartiments épargnait évidemment ces efforts au spectateur. C’est dans un temple attenant au palais royal des Gaulois, où Théandre finit d’accomplir sa veillée d’armes, que la première scène de la pièce a lieu, la deuxième semblant se dérouler assez près de là, dans une autre pièce du palais : Lucidan tâche de s’y attirer les faveurs de Rosilée. La troisième ramène au temple, où se déroule la cérémonie d’adoubement de Théandre mais le lieu prend un aspect plus grandiose que dans la première scène : il est probable qu’on abaisse un rideau dans car le temple « s’ouvre » pour faire voir la cour dans toute sa splendeur. Les lieux représentés ne dépassent donc pas les limites de ce que Mahelot appellera un « palais à volonté ». C’est encore dans diverses pièces du palais d’Androphile que, malgré la guerre menée par Théandre entre les deux actes, se situent les scènes de l’acte II : en quelque sorte tant que le vieux roi est en vie, l’action est comme contenue dans son palais, maîtrisée. En revanche, à partir de l’acte III, après la mort d’Androphile qui survient au cours de l’entracte, le cadre ne cesse de changer : l’acte III et l’acte IV sont placés sont le signe de l’errance. Débutant dans le palais où règne désormais Lucidan, qu’on voit seul avec ses conseillers, l’action de l’acte III se transfère bientôt dans un château situé « sur la route de Reims », où Glacitide, devenue Reine-Mère par le décès d’Androphile, semble avoir fui son fils (on apprendra plus tard qu’il s’agit du château d’Argail). Dans la troisième scène, le spectateur est ramené vers Paris, mais cette fois Lucidan est visiblement sorti de son palais pour assaillir, en vain, la demeure de Théandre, où Rosilée est censée se trouver. La scène 4 ramène au palais, où Rosimar incite le peuple à la révolte ; les scènes 5 et 6 transportent le spectateur dans un nouvel espace qui correspond à la maison d’Artésie où Rosilée a trouvé refuge mais, devant les nouvelles, l’héroïne décide de fuir Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 275 plus loin encore comme le précise une didascalie interne du vers 855 : « Et sortant de Paris comme des étrangers / En chevaliers errants nous courrons les dangers ». Les trois dernières scènes de l’acte III ramènent encore au palais royal mais seulement devant celui-ci puisqu’une didascalie indique que Lucidan est « sur le pont ». C’est là que le jeune roi apprend sa destitution. Il s’apprête alors à fuir dans la nuit. Évidemment, vu ces changements incessants du cadre de l’action, les scènes ne sauraient être liées. L’acte IV fait voir un nouvel espace : la lisière d’un bois, où passent, par un hasard parfaitement romanesque, Théandre et Périntor, ce qui fait comprendre qu’il est situé entre Reims et Paris, mais y arrivent bientôt Rosilée et Artésie. Le bois est bien le même car Artésie déclare : Ils sont encore ici, vous avez pu l’entendre ; Et je juge en ces lieux, par des signes exprès, Que le château d’Argail ne peut être que prés. Voilà que s’y présente également Lucidan, qui fuit son peuple parisien en révolte. Comme Rosilée et Artésie, il a parcouru, entre l’acte III et l’acte IV, une assez belle distance. L’acte V les ramènera tous à Paris, dans le palais royal, où Théandre rejoint Rosimar et les princes, puis où apparaissent Lucidan, Glacitide, et Rosilée « avec leurs gens ». Il va de soi que ces déplacements et changements de cadre impliquent qu’un temps relativement long est nécessaire à l’accomplissement de l’action : plusieurs mois au moins, mais il pourrait s’agir d’années 5 , le temps paraissant s’écouler surtout entre les actes. Toutefois on peut supposer que le passage brutal à un lieu différent, comme de Paris au château d’Argail, signifie une sorte de simultanéité des actions qui se succèdent scéniquement. Si la diversité de ces espaces confirme l’appartenance de la pièce au genre tragi-comique, ces changements de lieu pourraient bien avoir une autre valeur, que nous envisagerons plus loin. La pièce présente encore d’autres caractéristiques qui la rapprochent du roman chevaleresque Le changement du nom des personnages, qui fait disparaître le nom astréen de Mérovée, a pour effet de placer l’action hors de portée d’une datation historique, à l’instar, par exemple, du Clitandre de Corneille. C’est un des points sur lesquels la tragicomédie commence à se distinguer de la tragédie. 5 Dans l’Astrée, c’est au bout de six ans qu’Andrimarte revient de ses travaux guerriers. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 276 Néanmoins il est toujours question de Francs, de France, d’une héritière du duc de Bretagne, d’un « peuple gaulois » - qui aurait un « Sénat » ! - de rites de chevalerie ; à Paris le palais d’Androphile, puis de Lucidan, ressemble à un château-fort. La fiction semble avoir besoin d’une vague caution de l’histoire pour acquérir quelque lustre mais se rattache néanmoins à la tradition des poèmes chevaleresques du Moyen Âge et de la Renaissance. La pièce commence par l’adoubement de Théandre, qui ensuite choisit en Rosilée la dame qui habitera ses pensées lorsqu’il ira combattre pour le roi ; après ses exploits guerriers, le héros a gagné Rosilée et le roi s’apprête à demander au roi de Bretagne, père de cette dernière, de donner sa fille au brave et jeune guerrier. Le langage qui est employé s’inscrit dans ce contexte de courtoisie et M lle de Rambouillet pouvait l’apprécier abondance du lexique et des tournures de la galanterie. Évelyne Dutertre a recensé les types de métaphores les plus employées par Scudéry 6 : ici abondent les métaphores du feu et du servage amoureux. Parmi les caractéristiques du roman chevaleresque, il y a aussi le déguisement de femmes en hommes et les duels dans lesquels elles s’aventurent ainsi vêtues, telles Marfise et Bradamante chez Boiardo et L’Arioste 7 , Clorinde et Herminie chez Le Tasse 8 . En effet, l’inspiration vient ici du roman urféen mais en même temps et à travers celui-ci de tout un pan de la littérature italienne, qu’on aimait à exploiter sur la scène. Toutefois l’on note que le déguisement est ici très provisoire et que Rosilée ne saurait être considérée comme un personnage aussi romanesque que les héroïnes italiennes 9 ; le danger rencontré par Rosilée et Artésie se révèle minime car elles ne font aucune mauvaise rencontre et ne conçoivent même aucune peur, alors que c’est le cas pour Silviane et la femme d’Andrenic dans 6 E. Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988. Voir notamment les pages 451-456. 7 L’Arioste avec Orlando furioso, Roland furieux (1532 ; traduction française de François de Rosset en 1612, rééditée en 1625) et Boiardo avec les deux premiers livres, seuls publiés, en 1483, de son Orlando Innamorato, Roland amoureux (traduction française par Jacques Vincent et en 1549-1550 puis par François de Rosset en 1619). Bradamante est amoureuse du Sarrasin Roger et aimée de lui. Elle l’épouse quand il se convertit au christianisme. Quant à Marfise, elle tombe amoureuse de Roger avant de découvrir qu’elle en est la sœur jumelle. 8 Clorinde est l’héroïne de la Gerusalemme liberata, Jérusalem délivrée, publiée par Torquato Tasso en 1581. Son personnage doit beaucoup à Bradamante. Elle tombe amoureuse de Tancrède, chevalier chrétien, mais, combattant du côté des Musulmans habillée en homme, elle est tuée par son amant qui ne l’a pas reconnue. Plus tard, Herminie d’Antioche, elle aussi amoureuse de Tancrède, vole son armure et s’en revêt. 9 C’est en 1636 que La Calprenède fit représenter sa tragi-comédie Bradamante. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 277 l’Astrée. Au contraire, comme c’est Andrimarte et Périntor que rencontrent les deux faux chevaliers dans Le Vassal généreux, les fugitives en profitent pour rire encore comme elles avaient commencé de le faire dans l’acte III. Un zeste de comique dans une action chevaleresque En effet, et alors même que le danger de la poursuite de Lucidan n’est pas écarté du tout, on assiste, dans la scène 5 de l’acte III, à un échange plaisant entre Rosilée et sa dévouée compagne qui assure la réalisation matérielle de la fuite grâce à un travestissement : « Théandre et mon mari ne peuvent être loin / J’ai deux de ses habits dont nous aurons besoin ». L’humour se perçoit bien aux vers 855-856, lorsqu’Artésie déclare : « Et sortant de Paris comme des étrangers / En chevaliers errants nous courrons les dangers ». On peut aussi goûter le jeu de mots placé dans la bouche d’Artésie, qui assume un peu le rôle d’une graciosa 10 , dont la mission, dans la tragi-comédie comme dans la comedia, est d’alléger des moments trop tendus, ce qui, au reste, a pour effet de casser un peu la fiction. On reviendra ultérieurement sur ce point. Au vers 876 de la même scène, on reste un peu étonné devant la réplique de la camériste : « Il faut que je vous fasse aujourd’hui chevalier », qui est prononcée alors même qu’Acaste, un homme de Théandre, vient de prévenir les deux femmes de l’imminence du danger et du risque de l’approche de Lucidan ; bien sûr, Artésie signale par là qu’elle va déguiser Rosilée en chevalier mais, dans la mesure où la pièce a commencé par un adoubement, on peut considérer qu’il s’agit d’une plaisanterie à l’égard de la pièce elle-même, un adoubement de femme ne pouvant passer que pour hautement fantaisiste. Dans la scène 3 de l’acte IV, on voit effectivement apparaître Rosilée et Artésie en habits d’homme. Cependant Artésie ne parvient pas à feindre et, sans cesse, s’adresse à l’héroïne en utilisant le vocatif « Madame » : « Ta langue veut trahir le secret de mon âme », lui lance Rosilée quand la scène commence. Elle s’attire cette excuse d’Artésie dans les vers 1112-1116 : Je m’embarrasse aux noms de Monsieur et Madame. Une habitude prise à dire le second, Fait qu’entre tous les deux mon esprit se confond. Quand je parle de vous, malgré votre finesse, Je dis parfois mon maître et souvent ma maîtresse. 10 Terme qui désigne dans les pièces espagnoles le personnage féminin, servante, voire dame de compagnie, qui assume la fonction conventionnelle de produire le rire par son côté terre-à-terre, qui la rend à des degrés divers selon fonction, peureuse, gourmande, et vénale. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 278 Puis elle prend de nouveau de la distance et dénonce la fiction dans les vers 1119-1124 : Mais ce que nous faisons a si peu d’apparence, Qu’on m’écoute parler sans voir mon ignorance. Chacun juge à part soi qu’aujourd’hui les amants, Ne s’habillent ainsi que dedans les romans : Aussi votre aventure est si fort pitoyable, Que trop d’accidents vrais la rendent incroyable : Il faut dire qu’alors les deux femmes sont hors de portée de Lucidan et que la peur les quittées. Artésie en profite pour évoquer les succès de Rosilée déguisée auprès des femmes (v. 1127-1130) : Partout où nous passons, des beautés innocentes, Dans leurs tristes regards se font voir languissantes ; Leurs cœurs suivent vos yeux, si charmants et si doux ; Hélas que sans sujet, vous faites des jaloux. Au reste, Rosilée emploie bien le mot qui convient au personnage conventionnel d’Artésie et que celle-ci confirme : ROSILÉE Malgré mon déplaisir je ris de ta folie. ARTÉSIE Je tâche de bannir votre mélancolie. (v. 1131-32) Et aussitôt Artésie se trompe et s’adresse à Rosilée en lui disant « Madame » ! Ces détails du dialogue ne se trouvent nullement dans L’Astrée et il semble qu’ici Scudéry ait tenu à transformer le texte en lui donnant les couleurs de ce genre dramatique qu’est la tragi-comédie. Le vers 1148 annonce même qu’un défi pour rire va être lancé à Théandre (v. 1148) : « Dieux ! Que je m’en vais rire, en le mettant en peine ». Au reste, on peut estimer que le vers précédent exprime aussi quelque autodérision du dramaturge qui fait railler la situation qu’il a lui-même créée : « Voyez comme à propos le hasard nous l’amène ; ». Comme le combat s’engage, le hasard intervient encore avec l’arrivée inopinée de Lucidan, qui, repenti, veut désormais faire le bien et qui sépare les combattants. À ce moment-là, le roi montre qu’il porte bien son nom de Lucidan et il reconnaît les quatre autres personnages, qu’il nomme tous. On est tenté de penser que ce moment était également imaginé pour faire rire tant l’effet est facile. Le soin apporté par Scudéry à introduire dans les didascalies des éléments qui créent le spectacle ancre encore la pièce dans le genre, frappant et vivant, de la tragi-comédie. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 279 Une pièce à grand spectacle À la scène solennelle d’adoubement de Théandre à l’acte I répond celle de son couronnement à l’acte V, puis le transfert des signes du pouvoir qu’il a reçus à Lucidan car Théandre est le parfait vassal : il tient à la transmission héréditaire du pouvoir et refuse la procédure de l’élection, qui, en l’occurrence, serait la sienne. Le spectacle de son adoubement dans l’acte I se déroule en deux temps. Théandre est d’abord montré dans sa veillée d’armes qui le prépare solennellement à l’événement, comme le rappelle l’indication scénique liminaire : Il est dans le temple la nuit à la veille dans armes dressées en trophée ; Cérémonie des chevaliers anciens. La dernière expression suppose que l’aspirant chevalier procède à certains gestes rituels en prononçant ses stances. Dans ses didascalies de la scène 3 de ce premier acte, Scudéry se fait beaucoup plus précis. La rubrique de scène indique que tous les gestes s’effectuent sous le regard d’une nombreuse assistance : outre Théandre, la scène est occupée par Androphile, Lucidan, Rosilée, Glacitide, Ménocrite, Orchomène, Lucidame, Rosimar, Palinonde, auxquels s’ajoute un « Chœur de trompettes ». Si la musique est signalée au début de la cérémonie (vers 289-290 : « Mais le roi n’est pas loin des trompettes qui sonnent, / Le temple retentit, ses voûtes en résonnent »), on peut également supposer que les instruments se font entendre à plusieurs reprises, sans doute à chaque étape solennelle, signalée par une didascalie externe ou interne. On dispose d’une information sur l’organisation de l’espace : « Ce carreau préparé m’enseigne mon devoir » déclare Théandre au vers 292. La mention « Serment de l’Ordre de Chevalerie » est, elle, une indication sur le ton, voire le rythme et une certaine hauteur des sons, auxquels doit se montrer attentif l’acteur incarnant le personnage du vieux roi Androphile quand, dans les vers 293-302, il pose à Théandre des questions dont on comprend ainsi qu’elles appartiennent au rituel. Puis ce sont les gestes qui sont précisés (vers 305-324) : ANDROPHILE […] Lucidan, pour faveur signalée, Chaussez lui l’éperon, donnez-lui l’accolée : THÉANDRE L’univers m’entendra ce bien fait publier : LUCIDAN Théandre, approchez-vous je vous fais chevalier [...] ANDROPHILE Pour vous ceindre l’épée, élisez une dame. THÉANDRE Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 280 Amour en fait le choix. […] Il se met à genoux devant Rosilée. Que votre belle main souffre d’être occupée, À me faire avoir d’elle, et l’honneur, et l’épée. ROSILÉE De la reine dépend ce que vous demandez : […] GLACITIDE Oui, je vous le permets, Théandre le mérite : ROSILÉE Puisse pour vos exploits, la terre être petite, Elle lui ceint l’épée. Puissiez-vous succomber sous le faix des lauriers, Et vous rendre fameux entre tous les guerriers : La scène 1 de l’acte V revêt également une grande majesté, avec de beaux accessoires : « Le temple se tire où paraît un trône, et les ornements royaux sont sur l’autel ». Là encore, l’assistance mentionnée dans la rubrique de scène est nombreuse 11 et la nécessité de reproduire un rituel se trouve soulignée par l’expression « Cérémonie antique du couronnement des rois de France ». Les gestes sont ensuite détaillés par des indications externes ou internes : MÉNOCRITE Que ce manteau royal couvre votre personne ; […] Il lui met le manteau royal. ROSIMAR Sire nous souhaitons que jamais la tempête, Que jamais le danger n’approche votre tête ; Et que cette couronne y soit ferme toujours ; Dût l’âge de Nestor le céder à vos jours. Il lui met la couronne sur la tête. ORCHOMÈNE Que votre majesté pour marque de puissance, Prenne le sceptre d’or dont on régit la France ; Que par lui puissiez-vous écarter le malheur, Et le faire adorer comme votre valeur. Il lui met le sceptre à la main. LUCIDAME Cette main dans la vôtre en faisant son office, Doit tenir la balance égale à la justice ; 11 Elle compte « Théandre, Rosimar, Ménocrite, Orchomène, Lucidame, Perintor, Palinonde, Choeur de peuple ». Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 281 Que le faible, et le fort, le petit et le grand, Soient pesez sans faveur dedans leur différend. On lui donne la main de justice. ROSIMAR Sire, montez au trône où la vertu vous monte ; Si la prière y va, tenez en toujours conte Oyez la doucement, ne la méprisez pas ; Les dieux qui sont plus haut, jettent les yeux en bas. On le conduit au trône. (v. 1373-1392) Cependant c’est seulement dans la scène 2 que, comme le précise la rubrique de scène, arrivent de nouveau des musiciens et que retentissent leurs trompettes : ces dernières sont réservées à la présence, révélée quand on a tiré une tapisserie, de la reine-mère Glacitide et de Lucidan, auquel Théandre entend restituer le pouvoir et ses symboles. Les gestes effectués et mentionnés par les didascalies sont hautement symboliques : Théandre « descend du trône » à la fin de la scène 1 et, à la scène 2, on assiste à la vestition royale de Lucidan, alors que la scène de son couronnement après la mort du vieux roi Androphile avait été escamotée : « Après l’avoir revêtu des habits royaux, il le remet au trône ». Toutefois grand spectacle n’est pas synonyme de dignité en matière de genre. En quelque sorte, Scudéry a affiché l’appartenance au genre mixte de la tragi-comédie en ouvrant et fermant sa pièce par deux moments solennels qui permettent de régaler les regards par le faste et une grande affluence ainsi qu’en distrayant par la plaisanterie, d’une part après la grande tension de l’acte III, d’autre part après un long monologue très grave de Lucidan, qui occupe toute la scène 1 de cet acte IV. Puis, une fois que Lucidan met un terme à la feinte imaginée par Rosilée et Artésie, l’on retourne à un registre et à des idées de plus en plus graves : « J’ai perdu ma fureur en perdant mon empire », déclare le roi déchu. Ce mouvement intérieur est l’indice d’un tropisme tragique de la pièce. Les séquences tragiques du Vassal généreux La pièce constitue en fait une ample interrogation, fortement dramatisée, sur l’art de régner. Cette thématique était jusqu’alors abordée dans certaines tragédies humanistes qui imitaient les tragédies grecques. Le niveau de style qui s’adapte à elle est forcément élevé. De surcroît, le personnage qui alimente ces réflexions suscite des émotions de crainte et de pitié, correspondant aux canons aristotéliciens de la tragédie. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 282 De la passion privée au péril d’état La rivalité de Lucidan et de Théandre, tous deux épris de Rosilée, s’exprime d’abord dans des manifestations galantes qui tiennent à des objets. La jeune noble et Théandre échangent des promesses, qui pour l’époque valent mariage ; quant à Lucidan, il a fait peindre un portrait de cette dernière. C’est également un symbole : ainsi le prince possède-t-il Rosilée comme malgré elle, par effraction. Tony Gheeraert voit d’ailleurs dans diverses histoires de l’Astrée la récurrence d’une opposition préracinienne entre un « Éros sororal », le rapport qui unit Silviane à Andrimarte, et un « Éros événement 12 », brutal, le rapport de Childéric à Silviane, indissociable de la conscience d’être puissant. Bien que Lucidan soit le fils du roi des Francs, qui règne sur certaines autres provinces des Gaules ou dont d’autres rois sont les amis, Rosilée n’est pas fascinée par l’honneur qu’il lui fait. D’ailleurs, s’agit-il bien d’un honneur ? Au cours de l’acte II, le roi Androphile analysera bien le projet de son fils, qui ne songe nullement au mariage avec Rosilée mais seulement à sa possession ; le vieux sage a compris que, surtout, il ne saurait la voir appartenir à un autre. En fait, cette passion de Lucidan apparaît dans un premier temps comme un simple élément d’opposition au bonheur des deux héros et en ce sens s’intègre parfaitement à l’univers des passions privées qui caractérisent la tragi-comédie. Le désir que lui inspire Rosilée ne commence à prendre une coloration tragique que lorsque Lucidan commence à le parer d’une prétendue raison d’État dont son père, Androphile, tel Mérovée, n’est pas dupe dans l’acte II. Argumenter pour cacher sa passion sous le voile des intérêts du pays ou de la puissance, voilà qui ressortit à la tragédie. De surcroît, c’est lorsque l’aspect véritablement inquiétant de la passion de Lucidan s’est révélée qu’Androphie est saisi sur scène d’un malaise mortel. On comprend alors que l’être avide de domination qu’est Lucidan ne sera plus bridé par rien, ni pour posséder Rosilée ni pour exercer un pouvoir violent sur les autres. De fait, Scudéry a déjà réalisé une incursion dans le genre dramatique le plus digne dès la fin de l’acte I, quand le vieux roi, a rappelé quelles sont les prérogatives royales devant quelque grand que ce soit, fût-il son fils (vers 371-372) : Lucidan vous estime, et consent à vos vœux ; Il le doit faire ainsi, parce que je le veux : 12 Tony Gheeraert, Saturne aux deux visages. Introduction à l’Astrée d’Honoré d’Urfé, Mont Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. « Chefsd’œuvre de la littérature française », 2006, p. 100. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 283 Le ton devient de plus en plus grave au fur et à mesure que l’on avance dans l’action, la fin de l’acte I ayant fait grandir toutes sortes d’appréhensions chez le spectateur puisqu’il se termine par le vers 380, que prononce Lucidan : « Il faut que je l’embrasse, au lieu de l’étrangler ». La formule, préracinienne, apparaît comme programmatique. Même si l’acte II commence dans une atmosphère de liesse, sa scène 2 ramène à la peur et à la violence. Cette scène 2 n’est en aucune façon inspirée de L’Astrée. C’est une scène de conseil, au cours de laquelle deux personnages se partagent l’esprit de Lucidan, d’un côté Lindorante, qui l’exhorte à ne pas céder à sa passion, de l’autre Philidaspe, qui flatte son attirance. Lindorante a placé la barre très haut : comme la scène commence au milieu d’un dialogue, on entend le prince rejeter la « raison d’État » que ce conseiller a rappelée car le roi Androphile tient à remercier son vassal en lui donnant Rosilée pour épouse. Il est possible de considérer qu’on a affaire ici à une sorte de psychomachie, ces deux conseillers n’ayant aucune autre utilité, aucune existence individuelle. Par ailleurs, c’est lorsqu’ils seront morts tous deux que Lucidan commencera à prendre véritablement conscience de lui-même et de ses erreurs. Il n’a alors plus besoin de conseils. Dans cette scène 2 de l’acte II, l’on peut noter que Lucidan parle le langage de la guerre mais en le dévoyant car c’est pour évoquer les ravages qu’il a laissé commettre en son cœur. Par ailleurs, si la forme de la confrontation des deux conseillers fait songer à celles que l’on trouvera dans Cinna ou dans La Mort de Pompée, sur le fond, elle rejoint plus tôt celle qui s’opère de manière subtilement décalée, entre les préconisations respectivement énoncées pour Néron par Burrhus et Narcisse dans Britannicus. En la bouche de Lindorante, on entend les mots de respect, de raison, de gloire, d’honneur. Son langage est quasiment biblique (livre d’Isaïe, notamment 13 ) lorsqu’il évoque les effets du désir : « Il brise dans leur main les sceptres des grands princes ; » (v. 462). Au contraire, Philidaspe ne cesse de célébrer le / les « plaisir(s) » (v. 484 et 495), recommandant même de s’y baigner, « ce qui plaît » (v. 512), les « passe-temps » (v. 490). Dans cette scène, Lindorante recourt, pour impressionner Lucidan et lui faire craindre sa dégradation à venir, à des images extrêmement fortes, insistant, après celle du sceptre brisé, sur le paradoxe poignant que constituent « les captifs 13 « Car vous avez brisé le joug qui accablait votre peuple, la verge qui le déchirait, et le sceptre de celui qui l’opprimait tyranniquement, comme vous fîtes autrefois, à la journée de Madian » (Isaïe, chapitre IX, 4, dans La Bible, traduction de Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 897). On peut également se référer à l’Ecclésiastique de Jésus, ch. XXXV, 23 : « Et il se vengera de toutes les nations jusqu’à ce qu’il détruise toute l’assemblée des superbes, et qu’il brise les sceptres des injustes » (La Bible, édition citée, p. 867). Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 284 couronnés ». Son contradicteur flatte la jeunesse, vante la mode nouvelle et une morgue des grands qui résiderait en un refus de toute forme d’obéissance ; Lindorante, lui, emploie une formule à la Sénèque (v. 477- 478) qui ne déparerait pas une authentique tragédie : « Pour régner sûrement, qu’ils règnent sur eux-mêmes ; / S’ils domptent les désirs, leurs forces sont extrêmes » (v. 477-478). Philidaspe feint toutefois de tenir un discours moral et vante la constance, mais celle du désir, qu’il faut satisfaire sans se résigner comme Lucidan, qui se montre encore un peu timide à cet égard. Les maximes machiavéliques fleurissent dans sa bouche : « Cette difficulté vous doit servir d’amorce ; / Où la constance est faible, il faut joindre la force » (v. 509-510) ; « Tous les grands sont des dieux, qui sont exempts de crime ; / Leur pouvoir les absout, et rend tout légitime » (v. 513-514). Lindorante invoque la colère divines contre pareil souverain tandis que Philidaspe incite princes et rois à se prendre pour des dieux, flattant le goût de la domination chez Lucidan avant même qu’il ne règne. Il suggère déjà un enlèvement de Rosilée. C’est ce conseil qui l’emporte dans le cœur du prince, qui congédie le vertueux conseiller en le qualifiant de « trop sage » (v. 526). D’où le comportement insolent qu’adopte Lucidan devant son royal père, dont les propos font écho à ceux de Lindorante. Le prince ne détenant pas encore la puissance royale réduit toutefois le sentiment du péril chez le spectateur. La mort du vieux roi, qui se produit quasiment sur scène, libère toutes les énergies mauvaises de Lucidan et, dans le souvenir de la confrontation passée, crée une émotion de terreur dès le début de l’acte III. Celui-ci commence par une deuxième scène de conseil, sorte de continuation aggravée de la première, puisque, couronné, Lucidan estime qu’il a tout pouvoir. Les premiers vers en font voir un jeune monarque effarant, qui se réjouit de la mort de son père (v. 681-683) : Je règne, Lindorante, et toujours dans la flamme, Mon deuil n’est qu’en l’habit, j’ai l’allégresse en l’âme : Mon père m’a fait place, Les maximes de Philidaspe sont devenues celles du nouveau roi des Francs. Cette scène 1 de l’acte III, cœur de la tragi-comédie, fait désormais percevoir Lucidan comme le personnage essentiel, le plus mobile, donc le plus intéressant : la perfection d’un Théandre n’est pas bien exaltante… Au contraire, entre l’acte II et l’acte III, ce Lucidan, qui inquiétait tant, a déjà décidé, en personnage pré-racinien, de se servir de son pouvoir pour parvenir à ses fins et il apparaît comme enivré de sa propre puissance sur tout le monde, sur Rosilée, sur Théandre, sur sa propre mère, sur son peuple, qu’il perçoit comme « un monstre ». Les formules osées et grandioses se succèdent : « Je suis toujours moi-même, et m’égalant aux dieux, / Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 285 Je porte pour ce monstre un foudre dans les yeux » (v. 699-700). On voit là que Pierre Corneille n’est pas l’inventeur de la formule autotélique qui nous semble aujourd’hui tellement inséparable du genre tragique… Cette nouvelle scène de conseil de l’acte III diffère de la première en ce que cette fois, Lucidan, devenu intarissable, la domine. L’élève a dépassé son maître Philidaspe, qui n’a plus qu’à le conforter dans ses décisions. Les deux conseillers n’ont droit qu’à deux répliques chacun, la seconde étant fort courte, et Lindorante s’exprime bien moins longuement que Philidaspe. Comme les abus de pouvoir ont commencé au cours de la période correspondant à l’entracte, l’acte III est celui de la chute du nouveau souverain. Le jeune roi a fait fuir la reine-mère Glacitide, il a éloigné Théandre. Incarné par Rosimar, un seigneur gaulois, le « peuple » juge scandaleuse l’agression du nouveau souverain contre la demeure de son grand vassal pour se saisir de Rosilée, il s’est opposé à son offensive et Lucidan est en fait en position de faiblesse. Dans le combat, Lindorante, le dévoué Lindorante, trouve la mort. Alors le péril d’État, dont l’abondance de l’action étouffe peut-être le sentiment, se double du péril encouru par le souverain lui-même, qui commence à le mesurer et à s’évaluer. Du monstre naissant au prince repenti Ce sont d’abord la déception et la souffrance amoureuse qui s’expriment car Lucidan n’a pas trouvé Rosilée chez Théandre : « Amour, espoir, que vous m’avez déçu ! ». En même temps, il se sent envahi par la honte parce que, lâché par les siens, Philidaspe en premier, il a été vaincu par les opposants à son coup de force. Il commence timidement à nommer « tyran » sa propre passion, trop visible, qu’il n’a pas su dominer, qui s’est trahie ellemême, et il commence aussi à réaliser qu’avec ce qu’il croyait le bonheur, c’est sa couronne qu’il perd. Cependant, comme on lui annonce que le peuple le destitue, le jeune roi manifeste de l’indignation et de l’arrogance à l’idée que lui, le tout-puissant, soit commandé. Il manie l’invective dans un registre élevé : « Ce monstre appelé peuple, une hydre à tant de têtes » ; il recourt à des maximes qui le confortent dans son orgueil : « Qui s’attaque à des rois en veut à votre image », clame-t-il à l’intention des dieux. Et de rappeler certains principes du fonctionnement politique. Parlant du peuple qui le chasse, il déclare : Il m’ôte la grandeur qu’il ne m’a pas donnée ; Mon sceptre héréditaire et non pas électif Me fit naître son maître et non pas son captif. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 286 Même si le propos est globalement juste pour l’époque, le temps de l’humilité n’est pas encore venu…On lui voit un sursaut d’orgueil et de jactance pour rallier à lui ses soldats dans une harangue où il est question de foudre, d’Hercule et Antée, de lauriers. Assurément, Lucidan a du courage, mais il n’est pas maître de lui-même et ne peut donc créer d’adhésion à sa personne royale. Alors se produit une véritable prise de conscience et dans sa bouche le lexique de la guerre fait place au lexique de la faute : ce terme est employé au vers 1078 mais l’on trouve aussi « crime » (v. 938), « confesse » (v. 939), « repentir » (v. 940), « banni la raison », « péché » (v. 1076). C’est alors que, Philidaspe se présentant, il le tue, puis s’enfonce dans la nuit. Cette nuit est celle de la fuite, mais correspond aussi à une sorte de disparition du Lucidan que l’on connaît (vers 1107-1108) : Laissons-nous emporter à notre inquiétude ; Allons, allons nous perdre en cette solitude ; Lucidan apparaît deux fois dans l’acte IV, celui des remords. Dans l’Astrée, les pages qui sont consacrées à l’évocation des remords de Childéric le montrent auprès de sa mère, Méthine. Scudéry fait voir seul son Lucidan, ce qui confère plus de profondeur au personnage et le fait percevoir comme un homme plus mûr : il s’exprime au reste dans des stances. La méditation de Lucidan paraît alors si profonde, si sincère, qu’il suscite la pitié et c’est un roi métamorphosé qui, dans ce même acte IV, rencontre Théandre et Rosilée. Comme le feront Cinna et Émilie dans Cinna, ces derniers ne résistent pas à la douceur qu’il a soudainement acquise, d’autant plus qu’il ne cherche plus à les dominer. C’est cette transformation qui fait que, devant le peuple, Théandre présente Lucidan comme un roi de clémence (v. 1425), s’en portant garant. À l’instar d’Auguste, le souverain déchu va partager le pouvoir avec le « peuple », qui toutefois ne désigne ici que les autres nobles, et il va instituer un conseil, ce qui s’accorde à son humilité. La mesure est désormais alliée à la concorde ; et le fils, naguère cynique, rappelle avec respect l’image de son père, se disant « Héritier de ses mœurs comme de son épée » (v. 1490). C’est dans ce contexte que s’exprime par la bouche de Théandre une défense argumentée de la monarchie dont certaines formules, dénonçant les effets du régime oligarchique 14 puis du régime républicain, préfigurent les prises de parole du héros éponyme de la deuxième scène de l’acte II de Cinna. Ce discours a pour effet d’élever objectivement le personnage qui 14 Celui qui se divise en hommes différents, / Ôtant le nom des Rois élève cent Tyrans : / Les plus forts, les plus grands, y vivent d’espérance, / Et cette liberté n’en a que l’apparence : / Le peuple enfin connaît les maux qu’il a soufferts, / Et ce n’est qu’un Captif, qui ne voit pas ses fers » (v. 1271-1276). Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 287 inspire un mélange de crainte et de pitié. Désormais Théandre sera le conseiller de Lucidan, et son discours apparaît comme valant pour la pensée politique de son roi : « Dans les divers états de la chose publique : / Le plus parfait des trois est l’État Monarchique » (v. 1269-1270). Peut-on, à cause des périls traversés et de la hauteur des sujets abordés, parler de tragédie à fin heureuse 15 ? Pour diverses raisons, nous estimons qu’il conviendrait plutôt de parler de drame. Le Vassal généreux : un drame tragique Le lien du tragique et du romanesque Le drame tragique est un genre dans lequel certains aspects du romanesque, voire les touches de gaîté, peuvent renforcer le sens du tragique. En Angleterre et en Espagne, sans que la démarche présidant à leur création fût théorisée le moins du monde, et sans même qu’on les rattachât à quelque genre dramatique que ce soit, on écrivait depuis quelques décennies beaucoup de pièces au cadre historique mal saisissable, au cadre géographique lointain, voire incertain, et à l’action spectaculaire, comportant des séquences funestes et débouchant sur d’abondantes considérations philosophiques, ou même mystiques. Le Vassal généreux peut par bien des aspects être rapproché de ces pièces qu’on rattache à un « théâtre baroque » qui s’opposerait en tout au théâtre classique : drames shakespeariens et drames espagnols du Siècle d’or, notamment caldéroniens. Le rapprochement avec ces drames a évidemment été effectué dans le cas du Venceslas de Rotrou, bien postérieur à notre tragi-comédie 16 mais présentant diverses similitudes avec elle, car le poète a imité No hay ser padre siendo rey de Rojas Zorrilla. On notera que Venceslas a été désigné par son auteur comme une tragi-comédie alors que, en dépit des aspects éminemment romanesques de la pièce, dont plusieurs scènes sont plongées dans la nuit, un des personnages principaux, le prince Alexandre, est assassiné par son propre frère. Le roi Venceslas, comme Androphile, se désole des passions violentes de son fils Ladislas. Devant l’exécuter pour meurtre, il rétablit cependant sur le trône ce prince assassin, mais amendé et abîmé dans l’humilité, en abdiquant lui-même. Ces aspects de la fable dramatique rappellent celle de Scudéry, pourtant imaginée beaucoup plus tôt. Cepen- 15 Certes, le spectateur de la pièce voit mourir un roi, Androphile, mais il est vieux et il meurt de mort naturelle. 16 Venceslas, tragi-comédie, par M. de Rotrou, Paris, Antoine de Sommaville, 1649. Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 288 dant, contrairement à Rotrou, Scudéry n’a nullement imité une œuvre espagnole : nous estimons qu’il s’agit là d’une convergence spontanée qui indique que certaines tragi-comédies suivaient une voie qu’on pourrait qualifier de celle des tragédies libres. Dans le genre du drame tragique espagnol, il convient de pratiquer une lecture symbolique de bien des éléments, le décor et la lumière faisant partie à la fois de la poésie et du sens philosophique. Pour ce qui est de la disposition des lieux, nous avons remarqué que la règle d’unité, qui commençait à s’imposer, est respectée dans les actes I et II et que l’acte V ramène l’action dans le palais royal parisien qui leur sert de cadre. Dans ces actes I et II, domine le respect du roi Androphile, qui rassemble son monde autour de lui ; dans l’acte V, peu à peu, grâce à l’intervention de Théandre, généreux vassal, Lucidan reprend possession de son palais, de sa cour, de son peuple. Il se ressaisit de lui-même en même temps que du lieu du pouvoir : il n’est plus aliéné. L’acte III, en revanche, dispersait tout le monde. Lucidan, qui a éloigné sa mère et Théandre, sort de son palais en quête de Rosilée, qui elle-même le fuit. Quand il veut rentrer au château, il ne peut plus le faire, empêché par la révolte fomentée par Rosimar. C’est alors qu’il s’enfonce dans la nuit. La nuit, c’est aussi la nuit de l’âme. L’acte IV se passe tout entier dans la forêt. C’est le lieu où l’être royal est le plus loin de la cour, ou tout humain n’est plus qu’un homme ordinaire, comme à nu. On pourrait imaginer Lucidan comme le Sigismond de La Vie est un songe de Calderón 17 , vêtu de peaux de bête. Nombre de comedias, notamment El Palacio confuso, cru de Lope de Vega, et En esta vida todo es verdad y todo es mentira de Calderón 18 , imposent cette épreuve aux personnages de princes. La forêt apparaît comme le lieu de la vérité, de l’essentialité, loin des passions factices. 17 La Vida es sueño fut publiée pour la première fois en 1636 à Madrid dans une édition collective de la Première partie des comedias de Calderón. 18 El Palacio confuso, qu’on attribue désormais à de Mira de Amezcua, a été publiée pour la première fois en 1634 à Huesca, dans un recueil collectif de comedias de divers auteurs. En esta vida todo es verdad y todo mentira, de Calderón, qui semble avoir été représentée en 1659 (pour la première fois ? ) ne fut pas publiée avant 1664, à Madrid, dans une Troisième partie des Comedias de Calderón. Le Vassal généreux PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 289 Le désabusement tragique C’est d’ailleurs au cœur de forêt que, dans la scène 2 de l’acte IV, Lucidan prononce de très belles stances ; or ces stances disent son désenchantement, au sens fort du terme. Leur style est très caractéristique de la manière dont la Contre-Réforme pense l’homme. Dans chacune, on retrouve le lexique de la fragilité, qu’on peut apprécier notamment dans les vers 1031-1032 : « Vaines grandeurs ; éclat trompeur, / Songe, fumée, ombre, vapeur, » ; dans les vers 1059-1062 : « Et ce sceptre qui porte un œil / Brise tous les autres en poudre ; / Et qui règne, se doit résoudre, / À faire d’un trône un cercueil » ; dans les vers 1069-1070 : « Et que qui bâtit sur du verre, / Périt avec ce fondement ». On est frappé par la proximité de ces stances avec le début de celles de Polyeucte 19 . La réflexion de Lucidan se trouve subtilement continuée dans la pensée et la bouche de Théandre à l’acte V, quand on lui propose de devenir roi. Dans un premier temps, le héros refuse l’offre, comme le fait le Sigismond de La Vie est un songe 20 , parce qu’il sait trop que tout pouvoir est éphémère (v. 1341-1346) : Une extrême puissance est voisine du vice ; C’est un degré de verre, où le plus ferme glisse ; Je sais qu’un prince est homme, et le peuple inconstant ; On chasse Lucidan, on m’en peut faire autant ; Votre amour est un feu qui se réduit en cendre ; Je ne veux point monter, de crainte de descendre : Au reste, quand Théandre présente au peuple un Lucidan désabusé des fausses grandeurs, il utilise quasiment les mêmes mots que Sigismond. En effet, le grand vassal demandant aux nobles qui l’ont élu roi un premier acte d’obéissance, il leur intime l’ordre de se soumettre à Lucidan dans ces termes (v. 1433-1434) : Sur le crime commis on passera l’éponge ; Le roi s’en souviendra, comme l’on fait d’un songe ; 19 Notamment les vers 1109-1114 : « Toute votre félicité / Sujette à l’instabilité, / En moins de rien tombe par terre, / Et comme elle a l’éclat du verre, / Elle en a la fragilité ». 20 Troisième journée : « Que nos quiero majestades / fingidas,pompas no quiero / fantásticas, ilusiones / quel al soplos menos ligero / del aura han de deshacerse ( Je ne veux pas de fausses majestés / je ne veux pas de splendeurs chimériques, / illusions fantastiques / qui au plus léger souffle s’évanouiront) » (Calderón, La vie est un songe, en bilingue, édition et traduction par Bernard Sesé, Paris, Aubier- Flammarion, 1976, p.189). Liliane Picciola PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0019 290 Souvenons-nous que, justement, ce qui sépare le Lucidan assagi du Lucidan aliéné et violent, c’est le noir de la nuit, prolongé par l’obscurité de la forêt. La tragi-comédie semble avoir remporté un grand succès mais les causes de cette réussite n’ont pas été conceptualisées par l’auteur lui-même. La dédicace à Mlle de Rambouillet apporte bien peu à cet égard et ne revendique pour la pièce aucune originalité, aucune force particulière. Scudéry a donné une œuvre profondément nouvelle et pleine de promesses mais il s’est bien gardé d’en tirer une théorie et de reprendre plus tard ses caractéristiques. Un Corneille cherchait les raisons de ses succès et en tirait profit pour construire d’autres pièces. Vion d’Alibray, presque en même temps que Scudéry publiait Le Vassal généreux, s’enhardissait dans la longue préface du Torrismon du Tasse 21 jusqu’à proposer un nouveau genre : la tragédie fabuleuse. Timidité de Scudéry ? Peur de voir son œuvre rapprochée de dramaturges espagnols qu’il abhorrait et qui plaisaient au peuple ? Peu importe. Avec Hardy, avec Corneille, avec Rotrou, en écrivant Le Vassal généreux, Scudéry s’est approché des grands drames tragiques européens de l’époque. La page de titre désigne la pièce comme un « poème tragi-comique 22 » alors que les autres tragi-comédies de Scudéry appartenant au même genre ne sont jamais affectées de cette désignation. L’auteur exprimait peutêtre là une obscure conscience qu’il avait doté sa pièce d’une sorte de supplément d’âme. 21 Le Torrismon du Tasse. Tragédie, par le sieur Dalibray », Paris, Denis Houssaye, 1636. 22 Le privilège évoquant la demande d’autorisation d’imprimer parle de tragicomédie. PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César H ENDRIK S CHLIEPER (U NIVERSITÉ DE P ADERBORN ) 0. La Mort de César ou : « monter la Lire sur vn ton plus haut » En 1644, dans la préface d’Arminius, Georges de Scudéry dresse le bilan de sa carrière de dramaturge en se référant aux « [s]aize Poëmes Dramatiques, que i’ay exposez au iugement du public 1 ». Dans ce contexte, il porte le jugement suivant sur La Mort de César : Le succez de cette Tragi-Comedie [sc. Le Prince déguisé] fut si extraordinaire, que ie n’osé la faire suiure, par vne autre de mesme nature : & ie creus que pour la surpasser, il faloit monter la Lire sur vn ton plus haut. Ie fis donc LA MORT DE CESAR, qui fut ma premiere Tragedie : & si la Voix Publique ne me flatta point, toutes les parties de cet Ouurage, ne furent pas indignes de la Majesté de l’ancienne Rome, & de la grandeur de son Sujet. 2 Selon Scudéry, La Mort de César marque donc le tournant dans sa carrière. Après ses succès dans le domaine de la tragi-comédie (le succès cité du Prince déguisé ne représente qu’un seul succès parmi d’autres), Scudéry se tourne vers le genre de la tragédie - ou bien, selon ses propres mots, il « monte[] la Lire sur vn ton plus haut », celui du genus sublime. La « Voix Publique » se montre favorable à cette entreprise : en effet, La Mort de César, représentée pour la première fois au début de l’année 1635 à Paris au Théâtre du Marais par la troupe de Mondory, fut un vif succès dont témoignent également les multiples éditions de la pièce entre 1636 et 1658. À la suite des travaux importants d’Éveline Dutertre et de Dominique Moncond’Huy, dont l’édition critique de la pièce pour la Société des Textes Français Modernes en 2008 3 , les interprètes de La Mort de César ont insisté 1 Georges de Scudéry, « Préface », dans : Arminius ou Les Frères ennemis, Paris, Toussaint Quinet, Nicolas de Sercy, 1644, s.p. 2 Ibid. 3 Cf. Éveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988 (notamment p. 256- 286 pour La Mort de César) ; ead., « À propos de quelques tragédies de la mort de Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 292 sur la dimension politique de cette pièce. Les indices y sont clairs : tout d’abord, elle est dédiée à « Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu », loué en détail par Scudéry pour sa « gloire », son « zèle ardent », son « courage », sa « force » etc. (Dédicace, p. 285-286). Dans le but d’exalter la grandeur du cardinal en particulier et celle de la royauté française en général, Scudéry ne compare pas seulement Richelieu à César, mais il le met même au-dessus du personnage qui donne le titre à sa pièce : Souffrez donc, Monseigneur [Richelieu], que je vous conjure à genoux, au nom de toute la France, de vouloir imiter cet illustre dictateur et de travailler vous-même à votre gloire, puisque vous en êtes le seul capable : afin que tous les siècles suivants, croient aussi bien que moi, lorsqu’ils apprendront les miracles de votre vie, que si le grand CÉSAR fût venu dans le temps où vous êtes pour acquérir le titre glorieux du vainqueur des Gaules, la couronne qu’il obtint après dix ans de combats aurait paru sur votre tête et nous vous eussions vu triompher d’un homme qui triomphait de tous les autres. (Dédicace, p. 287-288) L’interprétation politique de La Mort de César est également liée au prologue entre le Tibre et la Seine qui ouvre la pièce de Scudéry. À travers un dialogue entre les deux fleuves allégoriques, il s’exprime l’idée d’une translatio de la Rome antique au Paris contemporain de Richelieu : c’est « le destin » qui « veut joindre nos LYS et ton AIGLE ROMAINE » (Prologue, vv. 100-102), la Seine fait-elle comprendre au Tibre. Pourtant, cette lecture de la tragédie de Scudéry peut poser certains problèmes qui touchent surtout l’analogie entre Richelieu et César qui, chez Scudéry, tout conformément à la tradition historique, est assassiné par une groupe de conjurés sous la conduite de Brute. Cette friction entre la portée politique envisagée par Scudéry et le sujet choisi du régicide de Julius Caesar m’amène à une autre lecture de la pièce. Dans ce qui suit, je voudrais proposer une lecture poétologique de La Mort de César de Scudéry, partant de deux observations. Premièrement, La Mort de César fait partie de la ‘renaissance’ de la tragédie française, communément liée à la saison théâtrale de 1634/ 1635, étant donné que cette pièce est composée à la fin César des XVI e et XVII e siècles », dans : Littératures Classiques 16 (1992), p. 199- 227 ; Dominique Moncond’Huy, « Échanges culturels autour du thème de la mort de César », dans : Wolfgang Leiner (éd.), Horizons européens de la littérature française au XVII e siècle, Tubingue, Narr 1988, p. 149-161 ; Georges de Scudéry, Le Prince déguisé / La Mort de César, éd. Éveline Dutertre et Dominique Moncond’Huy, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2008 (p. VII-XVIII pour l’introduction générale, p. 192-396 pour l’édition critique de La Mort de César par Dominique Moncond’Huy et p. 195-280 pour l’introduction de l’éditrice à cette pièce). Toutes les citations de La Mort de César seront tirées de cette édition. ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 293 de 1634 ou bien dans les premiers mois de 1635 et représentée pour la première fois avant le mois d’avril de cette même année 4 . Deuxièmement, il convient d’examiner de plus près les éditions. À la première édition de la pièce, publiée le 15 juillet 1636, succède une seconde édition en 1637, augmentée de nombreuses didascalies qui n’existent pas dans la première édition, une seconde édition succédée pour sa part par quatre rééditions contemporaines de Scudéry en 1638, 1646, 1652 et 1658 5 . La seconde édition de La Mort de César - et le remaniement de la pièce sous forme des didascalies - apparaît au beau milieu de la Querelle du Cid en 1637, ce qui ne permet pas seulement de lire parallèlement La Mort de César et les Observations sur le Cid, mais de comprendre - au moins partiellement - la tragédie de Scudéry également comme un contre-projet au Cid de Pierre Corneille. Il n’est pas surprenant que Scudéry, dans ses Observations sur le Cid, fasse référence à sa propre tragédie pour prendre ses distances face à la pièce de Corneille en proposant « […] de ne condamner pas sans les ouyr, les SOPHONISBES, les CAESARS, les CLEOPATRES, les HERCULES, les MARIANES, les CLEOMEDONS, & tant d’autres illustres HEROS, qui les ont charmez sur le Theatre 6 . » Évidemment, il faut préciser que je ne proposerai pas de lecture rétrospective, anachronique de la pièce de Scudéry dans la perspective du Cid. Ce qui m’intéresse, c’est la place de La Mort de César dans le contexte des drames (en général) et des tragédies (en particulier) qui naissent en France aux débuts des années trente du XVII e siècle. Pour Georges de Scudéry, et voici ma thèse à discuter dans ce qui suit, La Mort de César est une pierre de touche qui lui permet de se positionner dans les vives discussions contemporaines menées sur le genre de la tragédie - de se positionner, pour être plus précis, in actu et, à travers les rééditions de sa pièce, de manière continue. ‘Le Romain’ servira de fil conducteur à la discussion de cette thèse, car ce n’est pas par hasard que les débats sur la tragédie autour de l’‘enfance’ de ce genre coïncident avec « l’épanouissement du mythe romain » 7 qui mène, 4 Cf. Moncond’Huy, « Introduction », p. 196. Pour les détails de la ‘renaissance’ de la tragédie française au début des années trente du XVII e siècle, cf. Bénédicte Louvat- Molozay, L’‘enfance de la tragédie’ (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2014. 5 Cf. Moncond’Huy, « Introduction », p. 275-280, qui, pourtant, ne se réfère pas à la Querelle du Cid en tant que contexte de l’édition de 1637. 6 Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid, dans : La Querelle du Cid (1637-1638), éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 367-431, ici p. 369-370. 7 Jean Jehasse, « Guez de Balzac et Corneille face au mythe romain », dans : Alain Niderst (éd.), Pierre Corneille, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 247- Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 294 surtout à partir de l’hôtel de Rambouillet, à l’appropriation à la fois esthétique et éthique de la Rome antique par les politiques et les mondains français contemporains de Scudéry. Ainsi s’expliquent les trois parties suivantes de la discussion de ma thèse. Je commencerai par une brève mise en parallèle des éditions de La Mort de César pour faire ressortir les particularités de la seconde édition de 1637 au vu de la Querelle du Cid. Étant donné que toute tragédie sur César est toujours en même temps une tragédie sur son adversaire Brute 8 , je continuerai en me vouant à la caractérisation scudérienne de ces personnages. Dans une deuxième partie, j’analyserai le portrait de Brute en tant que héros romain ‘à l’épreuve’, portrait dans lequel prennent forme un modèle du héros tragique et un modèle générique, tous les deux, selon Scudéry, voués à l’échec. Ma troisième et dernière partie se focalisera sur les contremodèles positifs qui ont leurs origines dans le ‘véritable’ caractère romain de César aussi bien que dans la rhétorique romaine du personnage d’Antoine. Avant de poursuivre, il convient de rappeler brièvement les traits les plus importants de la pièce dont il sera question. Dans La Mort de César, Scudéry se focalise sur les événements aux ides de mars en 44 avant J.-C. autour de l’attentat contre César selon les biographies césariennes de Plutarque et de Suétone. Ce qui attire l’attention du lecteur actuel, c’est tout d’abord la constellation symétrique des personnages. D’un côté, nous trouvons César et sa femme Calphurnie, de l’autre Brute et sa femme Porcie. Ces deux couples sont à la tête des deux groupes de sénateurs qui rivalisent entre eux pour exercer le pouvoir à Rome. Cassie, Lépide et Antoine aussi bien que le rhétoricien Artémidore restent fidèles à César alors que les autres sénateurs, guidés par Brute, se conjurent contre le dictateur et décident de l’assassiner. La mort de César qui donne le titre à la pièce a lieu à la fin du quatrième acte (scène IV, 8) de sorte que le cinquième acte est dédié aux événements immédiatement postérieurs à l’assassinat ; l’oraison funèbre d’Antoine (scène V, 6) arrive à gagner le peuple romain à sa cause, c’est-à-dire au maintien de la monarchie césarienne, et cela au détriment 263, ici p. 252. Voir aussi Marie-Odile Sweetser, « Visions de l’autre dans la tragédie classique : le Romain et l’Oriental », dans : French Literature Series 23 (1996), p. 51-65, ici p. 57, et Alain Génetiot, « Les Romains de Balzac aux origines de la conversation classique », dans : Littératures Classiques 33 (1998), p. 45-66, ici p. 46-50 (« Le mythe du Romain et la génération de 1640 »). 8 Cf. Elisabeth Frenzel, Stoffe der Weltliteratur. Ein Lexikon dichtungsgeschichtlicher Längsschnitte, Stuttgart, Kröner, 10 2005, p. 142 : « Die Cäsar-Tragödie ist immer zugleich eine Brutus-Tragödie, […]. » ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 295 des régicides d’esprit républicain - d’où la fuite de Brute et de Cassie. À la fin de la pièce, les événements futurs connus de l’Histoire romaine se profilent déjà à l’horizon : le suicide de Brute à Philippes aussi bien que la fondation de l’empire romain sous Octave-Auguste qui succédera au triumvirat d’Antoine, de Cassie et d’Octave. 1. Les éditions de 1636 et 1637 Nous disposons, comme je l’ai déjà exposé, de six éditions de La Mort de César contemporaines de Scudéry, publiées entre 1636 et 1658. Le statut exceptionnel de la seconde édition qui, publiée en 1637, apparaît au beau milieu de la Querelle du Cid, se manifeste de manière suivante. D’un côté, cette édition supprime une douzaine des vers qui font partie, dans la première édition de l’année précédente, de la scène de l’assassinat de César au sénat de Rome. De l’autre, elle est augmentée de nombreuses didascalies qui précisent les décors scéniques, le comportement des personnages aussi bien que les contextes historiques 9 . Les éditions suivantes de La Mort de César, pourtant, reprennent la première édition de la pièce de 1636 de sorte que nous ne trouvons la scène abrégée de l’assassinat et les didascalies que dans la seconde édition de 1637. Ces aspects laissent supposer que la seconde édition de La Mort de César peut être comprise comme une contribution active à la Querelle du Cid pour la part de Scudéry. En analysant les détails, il apparaît que les changements caractéristiques de la seconde édition peuvent être imputés avant tout à la discussion sur la bienséance. Les vers supprimés dans la scène 8 du quatrième acte sont dans leur ensemble des attaques verbales telles que « Ah ! traîtres assassins » (César, v. 951), « Vomis toute ta rage » (Quintus à César, v. 951) ou « Va-t’en dans les Enfers attendre ta vengeance » (Albin à César, v. 960). En même temps, cette scène révèle que Scudéry est tout à fait conscient des problèmes que soulève la mise en scène d’un meurtre. C’est à travers une didascalie que Scudéry, en 1637, souligne que l’assassinat de César ne se déroule pas sous les yeux du spectateur : « La salle se referme pour n’ensanglanter pas la face du théâtre contre les règles » (ad v. 932). Et cependant, il semble que Scudéry ne se refuse pas à voir le potentiel spectaculaire de cette scène : quelques vers plus tard, il ajoute que les 9 Un tel remaniement de la pièce est tout à fait conforme aux explications de Scudéry dans la préface de La Mort de César dans lesquelles se manifeste le processus de sa production dramatique : « Ne t’imagine donc pas de voir un tableau fini, puisque j’écris à tous ceux qui partent de ma main : SCUDÉRY FAISAIT CETTE PEINTURE, et non pas jamais A FAIT, tant il est vrai que j’ébauche mieux que je n’achève, […] » (Au lecteur, p. 291). Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 296 conjurés « sortent tous avec le poignard sanglant à la main après avoir tué César » (ad v. 964). Il faut le souligner : Scudéry ajoute une telle didascalie tout en s’emportant, en même temps, au sujet de la fameuse épée de Rodrigue qui « fume encor du sang tout chaud » que le protagoniste de Corneille « vient de faire respandre » au père de Chimène 10 . De toute évidence, le lieu ‘romain’ du Sénat et la ‘grandeur du sujet’ de César (pour reprendre cette notion de la préface d’Arminius) ont d’autres règles que la maison où s’affrontent les deux amants de Corneille 11 . À part cela, les didascalies ajoutées à l’édition de 1637 indiquent que le texte n’est pas seulement voué à une mise en scène, mais aussi (et peut-être en premier ressort) à la lecture - et pour être plus précis : à une lecture dans le cadre de la critique littéraire initiée par Le Cid. Voilà ce qui facilite la compréhension du lecteur : premièrement, les précisions en ce qui concerne les décors 12 ; deuxièmement, les concrétisations du comportement des personnages sur scène 13 ; troisièmement, les explications qui touchent la fidélité à l’Histoire romaine 14 . Cette fidélité historique se répercute aussi sur les portraits scudériens des caractères romains. 10 Observations sur Le Cid, p. 396. 11 La division entre une sphère publique et une sphère privée naissante au début des années trente du XVII e siècle est analysée à l’exemple du Cid par Fabienne Detoc, « Chimène impudique ? Le statut éthique et esthétique de la pudeur féminine », dans : Œuvres & Critiques 40.1 (2015), p. 81-91, surtout p. 86-90. 12 On apprend que la scène est divisée en plusieurs chambres (celle de César, celle de Calphurnie et celle du Sénat) qui s’ouvrent (aux débuts des scènes II, 2 ; III, 1 ; IV, 1 ; IV, 8 ; V, 2) et se referment (aux fins des scènes II, 2 ; III, 1 ; IV, 3 ; IV, 8 ; V, 2). Selon Irène Mamczarz, une telle division de la scène témoigne d’une « grande affinité » du théâtre scudérien « avec l’esthétique du baroque italien » et les effets scéniques de celle-ci, dont « les telari faits à la manière des portes qui s’ouvrent et se referment » ; cf. son étude « Le théâtre de Georges de Scudéry et l’Italie », dans : Alain Niderst (éd.), Les trois Scudéry, Paris : Klincksieck, 1993, p. 201-207, ici p. 203. 13 Par exemple : « Il [sc. Artémidore] les écoutait caché derrière une colonne » (III, 3, v. 684) ; « Elle [sc. Porcie, s’adressant à Calphurnie] dit ces vers par ironie » (III, 4, v. 714) ; « Il [sc. Brute, vis-à-vis César] feint de se moquer » (IV, 6, v. 916) ; « Ils tirent tous des poignards » (IV, 8, v. 948) ; « Il [sc. Antoine] montre l’urne où sont les cendres de César » (V, 6, v. 1161) ; « Deux sénateurs reprennent l’urne, un autre porte la robe de César, et tous se retirent » (à la fin de la pièce, V, 7, v. 1286). 14 Au début du quatrième acte, par exemple, Antoine essaie de mettre César en garde contre les conjurés en se référant aux événements de mauvais augure dont il était témoin ; Scudéry ajoute qu’il parle ici des « [p]rodiges arrivés en la mort de César, pris de l’Histoire » (IV, 1, v. 787). À propos de l’attentat au Sénat, on peut lire que « César s’enveloppe de sa robe suivant l’Histoire » (IV, 8, v. 961). Attirant ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 297 2. Brute, héros romain ‘à l’épreuve’ Alea iacta est, « le sort en est jeté » : c’est ainsi que s’ouvre la pièce de Scudéry par les mots d’un Brute déterminé à donner un « grand coup » - l’attentat contre César -, guidé par « l’honneur » et le désir de montrer « le même cœur qu’ont montré nos parents » (I, 1, vv. 1, 3, 8, 9). Ces termes-clés utilisés par Brute au juste début de La Mort de César indiquent l’horizon ‘romain’ de cette pièce : la détermination, l’honneur et le devoir généalogique - voilà des vertus qui se trouvent également au centre des discussions qui portant sur la Rome antique en tant que modèle de la société française contemporaine, d’une société orientée de plus en plus vers l’urbanité, la civilisation et la galanterie 15 . L’importance des vertus romaines auxquelles Brute se réfère se trouve tout de suite justifiée par son vis-à-vis, le sénateur Cassie (dont la réplique est reproduite ici dans son intégralité) : Jeune et vaillant héros de qui la République Espère sa franchise, et sa splendeur antique, Tu veux suivre un chemin que les tiens ont battu, Comme illustre héritier de leur haute vertu. Poursuis, brave guerrier, imite leur mémoire, Car le même labeur t’acquièrt la même gloire. Pour devoir l’entreprendre il ne te manque rien ; Vers toi se tourne l’œil de tous les gens de bien. Puisqu’un nouveau Tarquin ainsi nous persécute, Fais voir qu’on trouve encore un véritable Brute, Ennemi des tyrans de qui l’autorité Veut opprimer le peuple et notre liberté ; Fais voir qu’un siècle infâme en toi fit naître un homme, Digne de la grandeur de la première Rome. (I, 1, vv. 11-24) La réponse de Cassie justifie l’image que Brute se fait de lui-même dans la mesure où celui-ci est qualifié par Cassie de « [j]eune et vaillant héros », « [d’]illustre héritier » d’une maison vertueuse et de « brave guerrier ». La l’attention du lecteur sur le suicide de Porcie, Scudéry précise que les paroles de celle-ci adressées à son mari Brute lors de leur séparation « regarde[nt] les charbons ardents qu’elle avala depuis » (V, 5, v. 1161). À la fin de la pièce, où un citoyen informe le peuple romain de l’apothéose de César, on apprend que son « discours est tiré de l’Histoire romaine » (V, 7, v. 1268). 15 Cf. Jehasse, « Guez de Balzac et Corneille face au mythe romain », p. 261, et, pour une analyse plus détaillée des vertus ‘romaines’, id., Guez de Balzac et le Génie Romain. 1597-1654, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1977, p. 490-492 (« Le Génie Romain »). Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 298 rencontre des conjurés fera l’écho de ces qualités. « [C]es vrais Romains » (II, 3, v. 433) dont parle Brute sont ses partisans dont il demande une « fermeté d’âme », de la « constance » et de la « force » (II, 3, vv. 408, 411). Les partisans, quant à eux, décident de le suivre en se fiant à sa « grande âme » et à son « grand cœur » (III, 2, vv. 639, 674). Nous avons là exactement les qualités du Romain ‘négociées’ dans le contexte immédiat de la tragédie de Scudéry 16 . Toutefois, en revenant à la réplique de Cassie, on se rend compte du fait que le Brute scudérien est un héros romain ‘à l’épreuve’, étant donné qu’il doit encore prouver son caractère héroïque. Cela se manifeste dans l’impératif « Fais voir » prononcé deux fois par Cassie (I, 1, vv. 20, 23) : selon lui, Brute doit encore faire voir aux autres (et aux spectateurs) qu’il est « un véritable Brute » et un « homme, / Digne de la grandeur de la première Rome » (I, 1, vv. 20, 23-24). Cette ‘mise à l’épreuve’ de Brute qui s’annonce au début de la pièce est tout à fait remarquable. Il se révèle que Brute, selon Scudéry, n’est pas un héros inconditionellement admirable tel que nous le trouvons, par exemple, chez Shakespeare. Cela se manifeste aussi dans les explications sur ce personnage que donne Scudéry dans le cadre de sa préface. On apprend que Scudéry, s’écartant de l’Histoire romaine, a transformé Brute en personnage qui traîne César sur le lieu du meurtre : « [j]e dois avertir que je fais dire des choses à Brutus que l’Histoire met dans la bouche de Décimus Brutus Albinus » (Au lecteur, p. 292). Ce juste « dessein qui regarde le théâtre […] pour faire mieux agir le principal acteur » (ibid.) s’explique par l’attitude réservée de Scudéry à l’égard de Brute en tant que régicide : « Je sais bien que Brutus a des sectateurs, qui ne le trouveront pas bon » - et Scudéry se réfère ici aux paroles de Décimus Brutus Albinus qu’il a mises dans la bouche de Brute -, « mais outre que j’écris sous une monarchie et non pas dans une république, je confesse que je n’ai pas de ce Romain les hauts sentiments qu’ils en ont » (ibid.). Cependant, il faut préciser que Brute n’est pas non plus un véritable anti-héros ; dans La Mort de César, Scudéry s’intéresse au potentiel héroïque de ce personnage, conçu comme « le principal acteur » de cette pièce. Ce potentiel héroïque se base sur deux aspects. D’un côté, bien qu’il se révolte contre César, Brute est fidèle à la monarchie, tout conformément à l’attitude monarchiste de son auteur : ce n’est pas le roi César qu’il attaque, mais l’usurpateur qui, d’après lui, s’est fait « maître » « [d’]égal ». Voilà son argu- 16 Cf. Sweetser, « Visions de l’autre dans la tragédie classique », p. 56. Dans le Dictionnaire universel de Furetière, l’adjectif ‘romain’ sera associé dans ce sens au « grand », au « majestueux » et aux « dignitez de l’ancienne Rome », voir Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois, t. 3, Repr. Hildesheim/ New York, Olms, 1972, s.v. Romain, aine. ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 299 ment qui, dans les années trente du XVII e siècle, pourra ouvrir la voie à une identification des spectateurs : Les peuples que le sort à soumis à des rois En doivent révérer la personne et les lois. C’est là mon sentiment ; et je tiens que sans crime, On ne peut renverser un trône légitime. Mais César est injuste […] D’égal il se fait maître ; […]. (I, 1, vv. 25-31) 17 De l’autre côté, le potentiel héroïque de Brute est lié à sa femme Porcie. Celle-ci est introduite en tant que « d’un père excellent [sc. Caton] excellente héritière » (I, 2, v. 215) 18 . En d’autres termes, c’est elle qui est 17 Nous avons ici une différence décisive entre Scudéry et Guez de Balzac en tant que porte-parole du mythe romain. Au loyalisme monarchique de Scudéry tel qu’il se reflète dans La Mort de César, « plaidoyer en faveur de la monarchie » (Dutertre, « À propos de quelques tragédies de la mort de César », p. 225), s’opposent le pessimisme politique de Balzac et l’ethos républicain qui se manifeste dans ses discours dédiés à la marquise de Rambouillet, connus sous le nom de ‘cycle du Romain’ ; pour la position de Balzac, cf. Génetiot, « Les Romains de Balzac », p. 47, et la préface de Roger Zuber à son édition de Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres diverses (1644), Paris, Honoré Champion, 1995, p. 7-26, ici p. 14-15. 18 Dès sa première apparition sur scène, Porcie se caractérise comme ‘femme forte’ et fière Romaine. Voilà ce qu’elle fait comprendre à son mari lors qu’elle apprend le plan de l’attentat contre César : « Quoi ! votre âme croit donc, […] / Que le vice du sexe a pouvoir sur la mienne ? » (I, 2, vv. 183-184) ; « Mon cœur n’est point outre, ni ma paupière humide ; La fille de Caton ne peut être timide » (ibid., vv. 211-212) ; « N’attendez pas de moi des marques de faiblesse, / Je hais trop le tyran [sc. César] ; s’il vous choque, il me blesse : / L’image de Caton qui me suit en tous lieux / Semble offrir son poignard et son sang à mes yeux » (ibid., vv. 223- 226). Évidemment, ce portrait de Porcie en ‘véritable’ Romaine se raccorde à celui qu’on trouvera, en 1642, dans Les femmes illustres de Madeleine de Scudéry (publiées sous le nom de son frère) : bien décidée à suivre le destin de son mari, qui vient de trouver la mort dans la bataille de Philippes, Porcie se suicide en avalant des charbons ardents. Voilà ce qu’elle déclare au philosophe Volumnius, « intime amy » et destinataire de sa harangue : « Tout autre que moy, pourroit peut-estre satisfaire aux cendres de son Mary, en respandant des larmes le reste de ses iours : mais la Fille de Caton, & la Femme de Brutus, doit agir d’vne autre sorte. Aussi suis-ie biẽ asseurée, que Porcie a l’Ame trop grande, pour mener vne vie indigne de la naissance, & de l’hõneur qu’elle a d’aauoir eu pour Pere & pour Mary, les deux plus illustres d’entre les anciens Romains : […]. » Les femmes illustres, ou Les harangues héroïques de Monsievr de Scvdery, Paris, Antoine de Sommaville & Avgvstin Covrbe, 1642, p. 131-148 (Porcie à Volvmnivs. Septiesme harange), ici p. 134-135. Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 300 « [d]igne de la grandeur de la première Rome », ce que Brute, selon Cassie, doit encore prouver 19 . On pourrait avancer que cette force féminine de Porcie fait ressortir la faiblesse de son mari ; toutefois, la qualité ‘romaine’ de Porcie se répercute sur Brute dans la mesure où les époux sont inconditionellement liés l’un à l’autre. Leur mariage correspond exactement à l’idéal d’une ‘honnête amitié’ des partenaires telles que L’Astrée d’Honoré d’Urfé l’expose. Alors que Brute souligne sa sincérité à l’égard de son épouse - « je ne sais point l’art de te cacher mon cœur » -, celle-ci parle de « cette amitié qui joignait nos esprits, / Qui dure par l’estime et meurt par le mépris » (I, 2, vv. 166, 189-190) 20 . Aussi Brute tel qu’il est introduit dans la pièce de Scudéry reste-t-il un héros ambigu. Cette impression sera justifiée par l’attentat contre César. Les conjurés réussissent à le tuer, mais, tout de même, le « grand coup » (I, 1, v. 3) dont parle Brute au début de la pièce ne se réalise pas : le peuple romain, une fois gagné à la cause de la monarchie ‘césarienne’ par Antoine, oblige Brute à fuir de Rome. En outre, il convient d’examiner de plus près ses procédés malhonnêtes avant l’attentat. C’est le discours tout à fait hypocrite de Brute (ou, pour être plus précis : mis en bouche de Brute selon l’explication de Scudéry dans la préface de sa pièce) qui pousse César à se rendre au sénat : Et le Sénat, enfin inspiré par les dieux, Suivant des immortels la sagesse profonde, Va faire en ce beau jour le plus grand roi du monde ! Ah ! qu’il fera bon voir votre extrême bonté, Au milieu de la pompe et de la majesté Tempérer doucement cette grandeur sévère, Faisant aimer le trône autant qu’on le révère. (IV, 5, vv. 890-896) La sournoiserie est limpide : ce n’est pas l’intronisation qui attend César au sénat, mais son assassinat. En même temps, la réplique de Brute est notamment révélatrice à l’égard de son propos de « [t]empérer doucement cette grandeur sévère » dans la mesure où l’on pourrait le comprendre d’une manière poétologique. « Grandeur » et « douceur » sont deux termes-clés qui 19 Ce statut de héros ‘à l’épreuve’ se manifeste aussi dans le désir de Brute de prendre modèle sur son beau-père pour « délivrer la République » (selon l’explication de Scudéry sous forme de didascalie ajoutée à ces vers). Parlant de Caton, Brute déclare : « L’amour de son pays, qui lui coûta la vie, / Ma fait suivre ses pas, ma donne même envie, / Et pour dire en un mot tout ce que j’ai pensé / Je suis prêt d’achever ce qu’il a commencé » (I, 2, vv. 219-222). 20 À propos de l’honnête amitié en tant que ‘philosophie’ de L’Astrée, cf. l’introduction générale de Delphine Denis à son édition : Honoré d’Urfé, L’Astrée. Première Partie, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 7-99, ici p. 50-73. ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 301 caractérisent la tragédie d’amour qui naît aux environs de 1630 et dans laquelle se croisent productivement la ‘grandeur’ du genre tragique et la ‘douceur’ de l’amour galant 21 . C’est justement par rapport à ce modèle générique - la tragédie d’amour - que Scudéry prend ses distances. Aussi la caractérisation de Brute s’explique-t-elle finalement : Brute est un héros voué à l’échec, et, en fin de compte, il incarne un modèle de la tragédie également voué à l’échec aux yeux de Scudéry, à savoir la tragédie d’amour qui se lit dans la dernière scène de Brute (qui, peu après, trouvera sa propre mort). Lisons, en guise d’exemple, les paroles de Brute adressées à Porcie qui annoncent la séparation nécessaire des époux : Oui, partir sans douleur m’est un acte impossible ; Je perds en te quittant, le titre d’invincible, Et malgré ma raison, je me sens arracher Ce que l’honneur m’oblige de te cacher. […] Puisse le ciel, touché par un désir si beau, Nous rejoindre à la vie, ou du moins au tombeau. (V, 5, vv. 1131-1132, 1155-1156) Le conflit ‘affectif‘’ de Brute, héros ‘vaincu’, est clair, d’autant plus si l’on considère la didascalie ajoutée en 1637 : « J’entends ses larmes. » Nota bene : il n s’agit pas d’un vers, sinon d’une didascalie ajoutée qui se réfère aux larmes de Brute - des larmes qui nous trouvons in extenso et de manière constitutive dans la tragédie d’amour 22 , et des larmes que le ‘Je’ qui s’exprime ici (Scudéry ? ) trouvera sans doute tout à fait inconvenables. La fin peu glorieuse de Brute - sur un plan héroïque aussi bien sur un plan générique - nous amène donc aux contre-modèles scudériens dans lesquels pourra se manifester un héroïsme romain positif. 3. César, « illustre héros » À la conspiration de Brute et de Cassie qu’ouvre la pièce correspond, de manière symétrique, une rencontre entre Lépide et Antoine au début du 21 Cf. l’étude-clé de Carine Barbafieri, Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 33 sqq. (« Galanterie et grandeur tragique »), aussi bien que son article « Du bon usage de la douceur dans la peinture du héros tragique », dans : Marie-Hélène Prat et Pierre Servet (éd.), Le doux aux XVI e et XVII e siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004, p. 161- 176. 22 Cf. Emmanuelle Hénin, « Le plaisir des larmes, ou l’invention d’une catharsis galante », dans : Littératures Classiques 62 (2007), p. 223-244. Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 302 deuxième acte. C’est par leur « amitié fidèle » qu’ils craignent l’opposition contre César qui se forme au sénat. Pourtant, ils se plaignent explicitement de la faiblesse que montre celui-ci en tant que chef d’État. À l’impression de Lépide : « Ne régner qu’à demi, c’est avoir mauvais jeu, / Et notre dictateur en fait trop ou trop peu » (II, 1, vv. 245-246) correspond « [l’]excès de clémence » (II, 1, v. 261) dont le comportement de César - dictateur au sens romain du mot 23 - fait preuve aux yeux d’Antoine. Pendant leur entrevue confidentielle avec César, Lépide et Antoine répètent leur position : Antoine fait comprendre à Cesar qu’il « use mal d’un absolu pouvoir » et que son « excès de bonté va jusqu’à la mollesse » (III, 1, vv. 510-511). Aux yeux de ses amis, César a perdu son sens de la juste mesure. Évidemment, il rate l’idéal du héros romain, idéal dont la pleine force s’oppose catégoriquement à la « mollesse » de César. Alors que Brute, « jeune héros » au début de la pièce, ne correspond pas encore à l’ethos du Romain, César n’arrive pas à faire coïncider l’ethos du Romain et son propre caractère. De cette façon, Brute et César sont, jusqu’au troisième acte de la pièce, deux héros insuffisants. Le caractère de César, pourtant, se développe, et c’est juste avant sa mort qu’il se transforme non seulement en un véritable héros romain, mais aussi en un souverain idéal. Ainsi déclare-t-il aux sénateurs, sûr de lui : Je suis clément, mais juste; on se doit souvenir, Comme je sais payer, que je saurai punir. […] César, qui sans craindre personne Suit toujours les conseils que la vertu lui donne. (IV, 8, vv. 933-934, 939-940) Le dernier acte de la tragédie sert à confirmer et à perpétuer cette image de César en ‘Romain’ clément, juste et vertueux, et cela par deux moyens. D’un côté, le défunt est mis dans une généalogie troyenne : sa femme Calphurnie le qualifie de « généreux Hector » (V, 2, v. 1017), et Antoine parle de « [c]e grand neveu d’Énée » (V, 7, v. 1275) 24 . Ainsi s’établit-elle, à travers le personnage de César, une succession directe entre Troie, Rome et le Paris de Scudéry et Richelieu, succession dans laquelle se manifeste l’idée de la translatio exposée dans la préface. De l’autre, la tragédie de Scudéry se termine par l’apothéose de César qui, selon le « rapport fidèle » d’un citoyen 23 Dans le Dictionnaire universel de Furetière, le dictateur est défini comme « Magistrat de la République Romaine [qui] étoit créé par le Sénat, ou par le peuple, en des temps difficiles, pour six mois tout au plus : […] » (Furetière, Dictionnaire universel, t. 1, s.v. Dictateur). 24 Cf. aussi la didascalie ajoutée à ce vers en 1637, précisant que « César se disait de la race d’Énée, […]. » ‘Le Romain’ selon Scudéry - La Mort de César PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 303 romain, « brill[e] dans les cieux » sous forme d’« [u]n astre tout nouveau 25 » et qui se trouve immortalisé par « un temple magnifique » dédié à l’« ILLUSTRE CÉSAR » (V, 7, vv. 1284, 1286). Expressis verbis, le personnage qui donne le titre à la pièce de Scudéry se révèle un des « illustres HEROS » qui lui serviront d’exemple positif au sein de ses observations critiques sur Le Cid 26 . Toutefois, cette exemplarité éthique du personnage reste contrariée par le régicide. Par conséquent, il faut se demander s’il y a, dans La Mort de César, une autre voie à l’idéal romain. Pour répondre à cette question, je reviens, en guise de conclusion, à mon propos d’une lecture poétologique de la pièce de Scudéry. Une formule de Brute saute aux yeux : l’attentat une fois réalisé, Brute constate que César « est mort ; c’en est fait ; le voilà sans parole » (IV, 8, 963). Cette formule « sans parole » indique le rôle que joue, dans la pièce de Scudéry, le pouvoir de la parole, se manifestant déjà tout au début, à la première page, sous forme d’une gravure 27 . Sur cette gravure, faite par Michel van Lochom, nous ne trouvons ni César ni Brute, sinon, juste au centre, Antoine prononçant l’oraison funèbre de César devant le Sénat et le peuple romains. Les éléments constitutifs en sont : les lettres SPQR à gauche en haut, indiquant le lieu et l’auditoire (Senatus Populusque Romanus), la robe de l’assassiné à la main droite de l’orateur aussi bien que, au milieu au premier plan, l’urne qui contient les cendres de César. Aussi la pièce de Scudéry attire-t-elle l’attention du lecteur sur Antoine, et c’est justement à travers ce personnage que l’idéal du ‘Romain’ prend forme de manière esthétique ou, pour être plus précis, de manière rhétorique 28 . Au début du dernier acte, l’Antoine scudérien annonce, dans le but de venger le meurtre de César, une « foudre ». Toutefois, il ne s’agit pas d’une foudre ‘militaire’ qui correspondrait au « grand coup » de Brute (cf. I, 1, v. 3), sinon d’une « foudre d’éloquence » (V, 1, v. 1001) qui se réalise à travers son oraison funèbre 29 . Celle-ci est décisive dans la mesure où elle fait voir in 25 Cf. « Mais au même moment s’est fait voir à mes yeux / Un astre tout nouveau qui brillait dans les cieux. / Qu’aucun ne doute ici de ce rapport fidèle » (V, 7, vv. 1269-1271). 26 Voir note 6. 27 La gravure se trouve dans les éditions de 1636 et 1637 ; elle est reproduite dans l’édition de Moncond’Huy, p. 192. 28 Le fait que le ‘Romain’ idéal se caractérise par une maîtrise particulière de la rhétorique est détaillé par Génetiot, « Les Romains de Balzac », p. 45 sqq. 29 L’oraison funèbre en tant que « dispositif proprement théâtral » et le rôle d’Antoine - « incarnation de l’éloquence » - sont analysés par Dominique Hendrik Schlieper PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0020 304 actu le pouvoir de la parole. Dans le but d’émouvoir les auditeurs, Antoine parle « de la perfidie, et de l’ingratitude » des conjurés en soulignant : « Je frissone d’horreur d’y penser seulement / Et vous allez avoir le même sentiment » (V, 6, vv. 1168-1170). Comme Antoine n’adresse sa parole pas seulement aux sénateurs sur scène, mais en même temps aux spectateurs dans le théâtre, l’horreur dont il parle renvoie au phobos de la poétique d’Aristote. Le sentiment d’horreur exposé par l’orateur est complété par celui de la pitié, de l’eleos aristotélicien : « Ah ! l’excès de douleur me coupe la parole, / Et je m’afflige plus que je ne vous console » (V, 6, vv. 1187- 1188). De cette façon, l’oraison funèbre traduit le recours scudérien à la tradition aristotélicienne aussi bien qu’à celle de la rhétorique antique. Le testament et la robe sanglante de César à la main, Antoine termine en répétant - quatre fois et avec insistance - la phrase « C’EST LE SANG DE CÉSAR, ROMAINS, QUI PARLE À VOUS » (V, 6, vv. 1238, 1242, 1246, 1250). Grâce à cette rhétorique persuasive, Antoine arrive à convaincre le peuple romain de condamner Brute et les conjurés, ce qui est exprimé expressis verbis dans la réaction immédiate d’un citoyen : « Allons, allons, changer ce discours en effets » (V, 6, v. 1257). À travers l’oraison funèbre d’Antoine, l’effet de la parole tragique est mis en scène de manière performative. Il en résulte que dans la première tragédie de Scudéry, les éléments constitutifs du genre sont visiblement hiérarchisés. Le sujet bien connu de la mort de César aux ides de mars est soumis au travail sur les caractères tragiques orienté vers le portrait vivement discuté du ‘Romain français’ dont, d’ailleurs, le personnage d’Antoine est, aux yeux de Scudéry, le parfait représentant. À part cela, La Mort de César selon Scudéry se révèle aussi un exemple idéal, voire un modèle du style tragique. En 1637, dans ses Observations, Scudéry reproche au Cid de Corneille ses « mechans vers » et son manque de « beautez 30 » - il ne fait aucun doute que les vers de La Mort de César lui servent de ligne de conduite. Moncond’Huy, « Éloquence et illusion dans La Mort de César », dans : Alain Niderst (éd.), Les trois Scudéry, Paris, Klincksieck, 1993, p. 231-241, ici p. 234-235. 30 Observations sur Le Cid, p. 372. PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 Scudéry et la question de l’unité d’action J EAN -Y VES V IALLETON (U NIVERSITÉ G RENOBLE A LPES , UMR 5316 - LITT&ARTS) Les Observations sur le Cid ont connu un sort injuste. Selon une vision téléologique qui biaise d’ailleurs la compréhension de l’ensemble du théâtre du premier XVII e siècle 1 , le texte a été lu comme une étape dans la constitution d’une esthétique classique au théâtre : dans les Observations, Scudéry « se poser[rait] en champion de la vraisemblance, de la bienséance et des unités 2 . » Cette lecture amène à ne même plus comprendre l’œuvre de Scudéry, car il faudrait admettre une contradiction entre un Scudéry théoricien pré-classique et un Scudéry dramaturge qui resterait baroque, irréductiblement irrégulier, par goût personnel. Le théâtre de Scudéry et son évolution devraient alors se lire en y examinant dans chaque pièce les régularités et irrégularités, en particulier l’emploi qui y est fait des unités de temps et de lieu, les plus faciles à évaluer. Une lecture attentive des Observations nous montre cependant que la question des unités de temps et de lieu n’y tiennent qu’une place très secondaire et que la véritable question que pose le texte est celle de l’action dramatique. Scudéry livre dans ce texte la première réflexion en français sur la notion d’intrigue. Cette réflexion a une grande portée : elle permet une relecture de l’histoire de la dramaturgie classique à la lumière de ce qu’elle doit non à la savante Poétique d’Aristote mais à la plus modeste (elle était largement divulguée, en particulier dans le 1 C’est ce qu’a encore rappelé récemment Bénédicte Louvat dans L’« enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Theatrum mundi », 2014. 2 Robert Garapon, préface à Évelyne Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, coll. « Publications romanes et Françaises », 1988, p. I . Dans le livre lui-même, É. Dutertre affirme de même que, sans former un « système logique et rationnel », « les Observations sont néanmoins un exposé à peu près complet des règles essentielles de la doctrine classique » (p. 28). Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 306 monde scolaire) théorie de la comédie, telle que l’ont construite les commentaires de Térence 3 . Le véritable enjeu des Observations Dans les Observations, Scudéry ne se fait le « champion » ni des bienséances ni de la régularité, particulièrement pas de celle du lieu et du temps. Les critiques de Scudéry contre le personnage de Chimène sont souvent citées pour illustrer l’exigence croissante de bienséance. En réalité, si l’on donne au terme « bienséances » son sens moderne, tel qu’il a été fixé par Jacques Scherer 4 , le souci de ne pas choquer le public, la notion est absente des Observations. Scudéry donne certes comme les « principales regles du Poeme dramatique » la « vraisemblance » et les « bonnes mœurs » 5 , mais il range sous ces rubriques d’une part la justesse de la représentation, c’est-àdire la bienséance interne et la cohérence des caractères et de l’autre la moralité du théâtre (et c’est dans ce cadre qu’il faut inscrire sa critique de Chimène 6 ). En aucun cas la représentation d’actions choquant la beauté morale n’est pour lui prescrite : il note de façon explicite que « dans la poésie, comme dans la peinture, on ne regarde que la ressemblance », « l’image de Thersite bien faite, plaist autant que celle de Narcisse » 7 . Dans l’Apologie du théâtre, Scudéry développe cette idée et on y comprend même que, dans la tragédie, loin de suivre les « bienséances », le héros est fondamentalement un personnage moralement « choquant » : le « Paricide » Oreste, Œdipe et sa flamme illicite, le « voleur » Prométhée, les frères cruellement « ambitieux » d’Antigone 8 ... Il ne s’agit pas d’exclure de la scène les comportements mal- 3 Voir notamment Harold Walter Lawton, Contribution à l’histoire de l’humanisme en France : Térence en France au XVI e siècle, Paris, Jouve et Cie, 1926, rééd. fac-similé Genève, Slatkine, 1970, et Marvin Theodore Herrick, Comic Theory in the Sixteenth Century, Urbana, The University of Illinois Press, Illinois studies in language and literature, vol. XXXIV, n° 1 et 2, 1950. 4 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France au XVII e siècle, Paris, Nizet, s. d. [1952], troisième partie, chap. II, p. 383-421. 5 Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid, Paris, Au despens de l’Auteur, 1637, p. 6, p. 10 et p. 22 (dans La Querelle du Cid, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », 2004, p. 372, p. 375, p. 383). 6 Voir Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, Puf, coll. « Perspectives littéraires », 2003, p. 273-275 (seconde édition, Paris, Armand Colin, 2016). 7 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 26 (p. 385). 8 Scudéry, L’apologie du théâtre, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 17-21. Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 307 séants, il s’agit de ne pas présenter les personnages agissant mal comme des modèles, ce qui est évité si on prend soin de montrer le vice puni et la vertu récompensée. La question n’est pas celle des « bienséances », mais celle de la responsabilité morale de l’auteur et, au delà, de la « moralité du théâtre ». C’est ce point qui éclaire l’importance dans le théâtre de Scudéry de l’« erreur » et du retour à la raison, du « juste repentir » final, provoqué par le remords ou le spectacle de la générosité, motif qui permet par ailleurs d’unir la faute tragique (« hamartia ») dans le nœud et un dénouement de type comique où le pardon et la réconciliation parachèvent la joie finale 9 . Quant aux unités de temps et de lieu, Scudéry n’en parle presque pas. L’unité de temps n’est abordée qu’obliquement, lorsque Scudéry remarque que le respect de la règle des vingt-quatre heures rend invraisemblable un mariage de Chimène qui se fait immédiatement après la mort de son père : Ce dernier [Guillén de Castro] donne au moins quelque couleur à sa faute, parce que son Poeme estant irregulier, la longueur du temps, qui rend tousjours les douleurs moins vives, semble en quelque façon, rendre la chose plus vrai-semblable 10 . L’unité de lieu n’est quant à elle l’objet que d’une remarque de quelques lignes. Scudéry reproche au Cid de ne pas ménager assez de changements dans le décor si bien que le spectateur ne comprend pas où se déroule la scène à laquelle il assiste : le Theatre en est si mal entendu, qu’un mesme lieu, representant l’Appartement du Roy, celuy de l’Infante, la maison de Chimène, et la ruë, presques sans changer de face, le spectateur ne sçait le plus souvent où sont les Acteurs [=personnages] 11 . Ce qui est en revanche au centre du texte de Scudéry, c’est la question de la structure de l’action. Le plan des Observations, soigneusement annoncé par Scudéry, est en cinq parties : le « sujet », « les principales regles du Poeme dramatique », le « jugement » et la « conduite », les « meschants vers », les « beautez derobees ». Le plan suit la tradition rhétorique : invention (points 1 et 2), disposition (3), élocution (4). C’est ce même plan qu’on retrouve dans l’avis au lecteur de la Mort de César (« action », « bienséance 9 On pardonne à Tiridate à la fin de L’Amour tyrannique, à Arcas à la fin d’Andromire, à Flavian dans Arminius. Genseric se repent dès la fin de l’acte IV dans Eudoxe. Soliman pris par le remords (préparé dès l’acte II) renonce à perdre Ibrahim dans l’acte V d’Ibrahim ou l’illustre Bassa. Au spectacle de leur générosité, Léontidas pardonne à Axiane et à Herocrate à la fin d’Axiane, etc. 10 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 16 (p. 380). 11 Ibid., p. 64 (p. 404). Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 308 des choses », « théâtre », « pensées » et « locution ») 12 , et encore, sous une forme réduite dans la préface d’Andromire (« fable » et « invention », « vers » et « style ») 13 . Les Sentiments de l’Académie le lui reprocheront 14 et adopteront un plan tiré de la Poétique d’Aristote et non de la rhétorique, plan que suivront en 1640 Sarrasin dans son Discours de la tragédie, ou Remarques sur L’amour tyrannique de Monsieur de Scudéry et La Mesnardière dans sa Poétique (sujet, mœurs, sentiments, diction, musique et décoration, pour reprendre les traductions de Corneille dans ses Discours). Le premier point 15 est donné de façon soulignée comme le point essentiel : « l’invention est la principale partie, et du Poete, et du Poeme », il suffit de critiquer le traitement du « sujet » pour « en sapper les fondemens » 16 . Or ce point concerne la structure de l’action, donnée comme dépendant du genre : c’est là le véritable enjeu théorique des Observations. Le concept d’intrigue chez Scudéry Le reproche central que Scudéry fait au Cid est qu’il n’a « aucune diversité ; aucune intrigue, aucun Nœu 17 ». La notion de nœud est antique et transgénérique, car on peut y faire se joindre la notion aristotélicienne de desis, la partie de la tragédie qui précède le renversement, qui amène au dénouement (lusis), et la notion de nodus erroris qui vient du De fabula d’Evanthius (IV, 5), texte mis en tête des commentaires de Donat au théâtre de Térence, et qui l’assimile (dans un schéma ternaire : protase, épitase et catastrophe) à l’epitasis, le moment de la comédie où la confusion va croissante (« incrementum processusque turbarum »). L’intrigue est au contraire une notion moderne. Le mot, pris à l’italien, est attesté en français dès 1578, mais seulement dans le sens d’affaire compliquée (un double sens analogue s’observe en anglais, où plot signifie 12 « Je sçai bien que cette Tragedie est dans les Regles, qu’elle n’a qu’une principale action où toutes les autres aboutissent, que la bien-seance des choses s’y voit observée, que le Theatre est assez bien entendu, et les pensées, et la locution assez proportionnée à la grandeur du sujet » (La mort de César, tragédie, seconde édition, Paris, Augustin Courbé, 1637, n. p., ē3 r o -ē3 v o ). 13 « soit pour la Fable ou pour les vers, pour l’invention ou par le stile » (Andromire, tragi-comédie, Paris, Antoine de Sommaville, 1641, n. p., - 1 v o - 2 r o ). 14 Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, Paris, Jean Camusat, 1638, p. 24 (dans La Querelle du Cid, éd. cit., p. 939). 15 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 6-10 (p. 372-375). 16 Ibid., p. 7 (p. 372). 17 Ibid., p. 9 (p. 375). Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 309 « complot » et aussi le sujet de l’action dramatique). Les dictionnaires donnent le texte de Scudéry comme contenant la première attestation du mot dans son sens dramaturgique 18 ; en italien, intrigo a ce sens technique dès le siècle précédent. Il faut bien comprendre qu’en reprochant au Cid de ne pas avoir d’intrigue, Scudéry accuse la pièce de ne pas être construite comme une bonne tragi-comédie, c’est-à-dire de ne pas être construite sur le modèle de la comédie. La critique est en effet fondée sur une opposition nette entre la structure de l’action dans la tragédie et la structure de l’action dans la comédie, et aussi dans la tragi-comédie, en tant que celle-ci est « comme un composé de la Tragedie et de la Comedie, et qu’à cause de sa fin elle semble mesme pencher plus vers la dernière 19 ». Dans la première, on « ne doit avoir qu’une action principale, à laquelle tendent, et viennent aboutir toutes les autres » et « on n’a pas dessein de surprendre le Spectateur » puisque le sujet est une histoire connue ; dans la seconde, « le premier Acte […] embrouille une intrigue, qui tienne tousjours l’esprit en suspends, et qui ne se desmesle qu’à la fin de tout l’Ouvrage. 20 » À cette opposition entre deux images bien différentes selon le genre dramatique de l’unité d’action se superpose une autre opposition. La tragédie est fondée sur le développement unique d’une passion, la comédie et la tragi-comédie sur une intrigue. Le Cid a une structure tragique, le développement d’une passion, d’un « mouvement » : « Elle [Chimène] ny Rodrigue ne poussent, et ne peuvent pousser, qu’un seul mouvement » 21 . Ce passage des Observations est en parfaite cohérence avec des textes antérieurs de Scudéry. En 1635, dans La Comédie des comédiens, il avait déjà développé en quoi consiste une intrigue. La pièce enchâssée dans cette pièce, la tragi-comédie pastorale de L’Amour caché par l’amour, s’ouvre, selon un procédé pris à l’Italie 22 , sur un dialogue entre deux personnifi- 18 On rencontre en fait cet emploi dès le début des années 1630 : André Mareschal parle du « nœud d’une intrigue qui se lie par une chaine étenduë d’accidents divers » dans sa préface à La généreuse Allemande ou le triomphe d’Amour, tragicomédie mis en deux journées, seconde journée, Paris, Pierre Rocolet, 1631, n. p., ††2 v o . 19 Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 8-9 (p. 374). 20 Ibid., p. 8-9 (p. 373-374). 21 Ibid., p. 9 (p. 375). 22 Cf. Antonfrancesco Grazzini, La strega, comedia [sic], Venise, Bernardo Giunti e fratelli, 1582, p. 7-14, mentionné dans Véronique Lochert, L’écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux XVI e et XVII e siècles, Genève, Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », 2009, p. 380. Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 310 cations, l’argument et le prologue. Le prologue ne veut pas que l’argument avertisse le spectateur de ce qui va arriver : Le principal secret de pareils ouvrages, consiste à intriquer les accidens de sorte, que l’esprit du spectateur demeurent suspendu entre la joye et la douleur, entre l’esperance et la crainte, ne puisse deviner où doit aboutir l’histoire et se trouve agreablement surpris, par cét invisible nœud, qui débroüille toute une pièce 23 . En 1636, dans l’avis au lecteur de La mort de César, il avait aussi associé de même tragédie et passions (« ce genre de Poeme, qui n’a pour object que d’esmouvoir les passions ») et donné la même définition de l’action dans la tragédie (la pièce présentée était « dans les Regles », puisque notamment elle n’avait « qu’une principale action où toutes les autres aboutissent ») 24 . L’idée que la comédie et la tragédie ont chacune une construction propre se trouve en 1631 dans la « Préface en forme de discours poétique » que Mairet met en tête de sa tragi-comédie pastorale La Silvanire. Pour la « forme » et « disposition » tragique, Mairet renvoie à Aristote et au « commentateur de Sénèque » (périphrase désignant peut-être Heinsius, auteur aussi du De Constitutione Tragœdiæ, un ouvrage vulgarisant la Poétique d’Aristote) ; pour la comédie, il reprend l’analyse ternaire d’Evanthius-Donat 25 . L’opposition tragédie-passion et comédie-intrigue n’est pas non plus une invention de Scudéry : c’est là encore une opposition reçue dans les années 1630. On trouve cette opposition dans les textes de Corneille de cette époque. Dans l’avis au lecteur de La Veuve publié en 1634, Corneille caractérise la comédie par son style, le style « naïf » (c’est-à-dire simple, naturel) qui la distingue du style élevé de la tragédie, mais aussi par la structure de son action, l’intrigue : « Si tu n’es homme à te contenter de la naïveté du style et de la subtilité de l’intrigue, je ne t’invite point à la lecture de cette pièce 26 ». Dans la dédicace de La Suivante en 1637, on retrouve les deux mêmes traits pour caractériser la comédie et l’intrigue y est explicitement comme chez Scudéry opposée à la « passion » comme trait caractéristique de la tragédie : « elle [La Suivante] est d’un genre qui de- 23 Scudéry, La Comédie des comédiens, poème de nouvelle invention, Paris, Augustin Courbé, 1635, p. 48. 24 Scudéry, La mort de César, tragédie, seconde édition, Paris, Augustin Courbé, 1637, n. p., ē3 r o -ē3 v o . 25 Jean Mairet, « Préface en forme de discours poétique », dans Théâtre du XVII e siècle, éd. Jacques Scherer, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, t. 1, p. 483. 26 Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. A. Stegmann, Édition du Seuil, coll. « l’Intégral », 1963, p. 76a. Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 311 mande plutôt un style naïf que pompeux. Les fourbes et les intriques sont principalement du jeu de la comédie ; les passions n’y entrent que par accidents 27 . » En 1660, Corneille dans ses Discours n’utilisera plus cette opposition, mais on note qu’il ne se résoudra pas tout de même à assimiler l’action comique et l’action tragique, la première étant selon lui soumise à « l’unité d’intrique, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs », la seconde à « l’unité de péril » 28 . Cette opposition, comme le mot intrigue lui-même employé au sens dramaturgique, vient de Giambattista Guarini. Guarini, dans le Compendio della poesia tragicomica (Abrégé de l’art de la tragi-comédie, 1601) 29 écrit contre ceux qui l’avaient accusé de mêler illégitimement le comique et le tragique dans son Pastor fido (1589). Guarini doit répondre à l’accusation d’avoir mêlé le rire et le sérieux, chose « honteuse » dit Cicéron. Il doit aussi répondre à l’accusation de n’avoir pas fait une pièce répondant au fameux précepte d’Horace sur l’unité du poème (« Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum. »), unité qui en fait un beau corps et non un monstre (Horace utilisait l’image de la sirène, les modernes italiens privilégient celle du centaure). Pour répondre au premier reproche, Guarini s’appuie sur la physique d’Aristote pour montrer que le mélange de la comédie et de la tragédie n’est pas un mélange impur, mais un alliage, qui donne naissance à un troisième terme qui a sa nature propre. Pour répondre au second reproche, Guarini donne comme modèle à la structure de la tragi-comédie la structure des comédies de Térence, dont cinq sur six ont une action double, comme le signalent ces commentateurs 30 , vraiment double comme dans L’eunuque, ou double tout en conservant une forte unité comme dans l’Andria. C’est ce que d’Aubignac rappellera encore en les appelant des comédies « à double fil » 31 . Guarini choisit justement d’analyser l’Andria, ce qui lui permet de montrer que l’action d’une pièce ne perd pas son unité, ne transgresse pas le précepte d’Horace, quand elle est construite sur la greffe d’un sujet sur un autre à la manière de Térence (« favola » « innestata di due 27 Ibid., p. 12a. 28 Corneille, « Discours des trois unités », dans P. Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., p. 841a. 29 Giambattista Guarini, Il compendio della poesia tragicomica [De la poésie tragicomique], éd. et trad. Laurence Giavarini, Paris, Honoré Champion, 2008. 30 Sur les commentateurs savants du théâtre de Térence à la Renaissance et l’âge classique, voir Exercices de rhétorique, « Sur Térence », n° 10, 2017, en ligne (OpenEdition). 31 Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], II, 5, éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, p. 149 Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 312 soggetti alla terenziana » 32 ). Dans L’Andria, l’amour de Charinus et Philomène se « greffe » sur celui de Pamphile et Glycère, « troisième » et « quatrième terme » qui permettent de construire une intrigue. Sans cette greffe qui fait l’intrigo, la comédie n’aurait pas d’« action, qui fait tout le nerf de l’art scénique », serait « insipide ». Guarini oppose la comédie et la tragédie, cette dernière ne pouvant avoir qu’une action simple : « Cette greffe [innesto] ne convient pas au poème tragique, car elle toucherait directement les parties qui lui sont les plus propres et les plus nécessaires 33 ». Cette opposition correspond à l’opposition intrigue-passion. Imaginant L’Andria sans sa « greffe », Guarini écrit : Un jeune homme tombe sous la colère de son père parce qu’il a épousé une fille de mauvaise vie ; quand on découvre finalement qu’elle est une bourgeoise [« cittadina »], elle lui est accordée pour femme - quel intérêt ? La fable eût bien été pathétique et morale, mais elle eût été sans cette action qui fait tout le nerf de l’art scénique. Comment se serait-elle nouée ? De l’indignation du père et de l’amour du fils, on pouvait bien tirer de grandes passions, mais non des intrigues 34 . Le Pastor fido se définit selon Guarini comme une pièce « mista » de ton et « innestata » dans sa structure. Dans les textes français des années 1630, l’opposition entre la pièce « semplice » et la pièce « innestata » est rendue par les mots simple ou nu et composé. En 1631, Mairet dans sa préface à la Silvanire distingue les comédies au sujet « simple » et celles au sujet « composé ; comme l’on peut voir en la plupart de celle de Térence 35 ». C’est en partant de l’opposition entre « poèmes » « simples » et « composés » que le Discours à Cliton pose la question de l’unité de temps 36 . Comme Scudéry, l’auteur du texte caractérise le « poème composé » par la « multiplicité des accidents des intrigues des evenements contraires » » dont la « diversité » « recrée » le spectateur 37 . Mais il ne fait plus correspondre cette opposition à une opposition générique. La préface d’Andromire en 1641 reprend exactement la caractérisation de la tragi-comédie selon Guarini et doit donc être lue comme un résumé du Compendio. Contre ceux qui lui reprochent un « meslange » qui ferait des 32 Guarini, op. cit., p. 290, trad. p. 291. 33 Ibid., p. 280, trad. p.281. 34 Ibid., p. 282, trad. p. 383. 35 Mairet, op. cit., p. 483-484. 36 Discours à Cliton sur les Observations du Cid […], dans La Querelle du Cid, éd. cit., p. 613. L’auteur attribue à tort cette distinction à Aristote, ce que ne manquera pas de lui reprocher l’abbé d’Aubignac (La pratique du théâtre, II, 5, éd. cit. p. 150). 37 Ibid., p. 96-97 (p. 637). Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 313 pièces « des Monstres comme les Centaures », Scudéry attribue à la tragicomédie un caractère mixte au sens de Guarini : cette iuste mediocrité ou l’on dit que se trouve la perfection de toutes les choses s’y rencontre admirablement. Ce beau et divertissant Poeme, sans pancher trop vers la severité de la Tragédie, ni le stile railleur de la Comedie, prend les beautez les plus délicates de l’une et de l’autre : et sans estre ni l’une ni l’autre, on peut dire qu’il est toutes les deux ensemble, et quelque chose de plus 38 . Il la caractérise aussi comme une pièce composée, avec une intrigue : Il est bien difficile qu’une action toute nuë, de l’une ou de l’autre maniere [= comique ou tragique] ; sans episodes et sans incidens impreveus ; puisse avoir autant de grace, que celle qui dans chaque Scene, monstre quelque chose de nouveau ; qui tient l’esprit tousjours suspendu ; et qui, par cent moyens surprenans, arrive insensiblement à sa fin. 39 La contradiction entre des Observations, où Scudéry se ferait le champion de l’esthétique classique à venir, et les préfaces comme celle d’Andromire, où Scudéry se montrerait incurablement baroque, n’existe pas. Dans les deux textes, il s’appuie sur la doctrine de Guarini. Le refoulement de la notion de pièces « composée » Les Sentiments de l’Académie reprennent l’idée que Le Cid se construit sur le « mouvement », c’est-à-dire la force d’une passion : « Ce sont ces puissans mouvemens qui ont tiré des Spectateurs du Cid cette grande approbation, et qui doivent aussi le faire excuser 40 ». Mais ils ne font plus du « mouvement » la structure caractéristique de la tragédie, de même qu’ils ne font plus de l’intrigue la structure caractéristique de la comédie et de la tragi-comédie 41 . 38 Scudéry, Andromire, éd. cit., n. p., - 1 r o . 39 Ibid., - 1 r o -- 1 v o . 40 Les Sentiments de l’Académie, éd. cit., p. 183 (dans La Querelle du Cid, éd. cit., p. 1032). 41 L’idée qu’une pièce puisse être fondée soit « sur une belle passion » soit « sur une belle intrigue » se retrouve chez D’Aubignac et elle y est illustrée par des exemples des années 1636-1637, mais elle ne se fonde plus explicitement sur une séparation des genres. Le premier cas est illustré par La Mariane, tragédie de Tristan l’Hermite et Le Cid, le second par deux tragi-comédies, Le prince déguisée de Scudéry et Le Cléomédon de Du Ryer. D’Aubignac ajoute en outre un troisième cas, les pièces fondée sur « un spectacle extraordinaire », dont l’exemple est Cyminde ou les deux victimes, tragi-comédie de Colletet (1642), dont il a lui-même fait une version en vers (La Pratique du théâtre, II, 1, éd. cit., p. 111-112). Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 314 Le texte reprend le mot intrigue comme mot technique de dramaturgie, mais en donnant à ce mot un autre sens que Scudéry. L’intrigue n’est plus ce qui est absent d’une pièce simple, ce qui fait qu’une action est composée, elle est assimilée à la simple présence d’un nœud ; du coup, elle n’est plus un caractère particulier à la comédie et à la tragi-comédie, elle est une notion qui concerne tous les « poèmes dramatiques ». Cette assimilation entre intrigue et nœud était préparée involontairement par Scudéry qui semblait assimiler les deux notions en les juxtaposant 42 . Pour l’Académie, un nœud est un « accident inopiné qui arreste le cours de l’Action représentée, et le Desnouëment un autre accident imprevu qui en facilité l’accomplissement » 43 . On est proche de la notion d’obstacle dont Corneille fera en 1660 le nœud de la comédie. Dans Le Cid, le nœud est pour l’Académie l’obstacle au mariage : le mariage est résolu, la querelle des pères « met l’affaire aux termes de se rompre » et la mort du père de Chimène « en esloigne encore la conclusion. Et dans ces continuelles traverses l’on reconnoistra facilement le Nœu ou l’Intrigue 44 ». Le dénouement est le duel ordonné par le roi : le Roy non seulement n’ordonne point de plus grand peine à Rodrigue, pour la mort du Comte, que de se battre une fois, mais encore contre l’attente de tous, oblige Chimène d’espouser celuy des deux qui sortira vainqueur du combat. […] Tant y a qu’il [le dénouement] se fait avec surprise et qu’ainsi l’intrigue ny le desmeslement ne manque point à cette Pièce 45 . La réduction complète de l’intrigue au nœud et l’abandon de l’idée qu’une pièce puisse être intriguée ou non, composée ou simple, constitue un tournant dans la théorisation dramatique. Tout le travail de Sarrasin pour louer la perfection de L’amour tyrannique consistera à nier l’opposition de structure entre l’action simple de la tragédie et l’action composée de la tragi-comédie, au cœur pourtant de la poétique de Scudéry. L’impératif d’unité d’action faisant refouler l’idée qu’une pièce puisse être composée, la notion d’épisode va servir dans la théorie à rendre compte de la pièce composée qui n’ose plus se nommer comme telle. Dans la pratique va triompher au cours du XVII e siècle une tragédie que Guarini et Scudéry ne concevait pas, la tragédie avec une intrigue, la théorie lui donnant la légitimité d’une pièce à l’action simple, mais avec des « épisodes ». L’épisode désignait dans l’Antiquité la partie de la pièce entre deux chants du chœur. Aristote lui donne un second sens, celui d’un enrichisse- 42 Chez Guarini lui-même, il est souvent difficile de bien distinguer les notions pourtant différenciées de nodo (annodare) et d’intrigo (intrigare). 43 Les Sentiments de l’Académie, éd. cit., p. 26-27 (p. 942). 44 Ibid., p. 27-28 (p. 942). 45 Ibid., p. 28-29 (p. 942-943). Scudéry et la question de l’unité d’action PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 315 ment de l’action qui n’appartient pas strictement au sujet tout en s’y rattachant. Scudéry utilise cette notion pour critiquer les passages du Cid qui pèchent de ne pas être « attachez au Sujet » (ceux avec l’infante ou Don Sanche). Il donne comme modèle d’épisode la fin d’Ajax (qui ne finit pas sur le suicide d’Ajax, mais se prolonge par une discussion pour décider s’il faut lui donner une sépulture) et les discours sur les rêves tenus par Phérore dans la Mariane de Tristan L’Hermite (I, 2). Il pense donc l’épisode comme une amplification, le développement d’un beau passage non nécessaire 46 , qui n’est bienvenu selon lui que dans les pièces non « mixtes », c’est-à-dire non complexes au sens d’Aristote (sans reconnaissance et coup de théâtre). Le passage permet d’analyser la Didon de Scudéry : c’est une tragédie, donc une pièce sans intrigue, mais non sans épisodes (tout le début de la pièce, notamment la partie de chasse). Scudéry n’assimile pas du tout l’épisode à la « greffe ». Mais cette assimilation est précoce et fréquente. Mairet définit la comédie « composée » comme une pièce où l’on a ajouté « quelque chose en forme de l’épisode de la tragédie, afin de remédier à la nudité de la pièce 47 ». C’est ce rapprochement qui va permettre de penser le double argument térencien comme un argument simple avec un épisode. La Filli di Sciro de Guidubaldo Bonarelli (1607) est une comédie pastorale « greffée à la térencienne », elle finit par un double mariage. En 1631, un partisan de l’irrégularité peut la donner carrément comme un exemple de duplicité d’action : La Phyllis de Scyre a pour but deux actions diverses, le mariage de Phyllis avec Tyrcis, et celuy de Celie avec Aminte ; c’est un peché contre les regles d’Aristote qui n’en souffre qu’une seule 48 . La même année, un défenseur des « règles » et des trois unités analyse l’adaptation française de cette comédie comme une comédie avec un épisode, en mettant entre parenthèses le mariage final de Célie et d’Aminte et en ne mentionnant Célie que comme un des obstacles à l’union de Filis et Tircis (Célie aime Tircis sous le nom de Nise, jusqu’au moment où elle apprend qu’il est son frère) : 46 C’est encore dans ce sens que Sarrasin utilise le mot dans le Discours sur la tragédie ou Remarques sur L'amour tyrannique de Monsieur de Scudéry : il range les épisodes parmi les « ornements » et donne comme exemple de beaux épisodes dans L’amour tyrannique le tableau du sac de la ville à l’acte IV ou les discours pleins de sagesse de Pharnabase, probablement ceux de la scène 4 de l’acte II (Sarrasin, Œuvres, Paris, Augustin Courbé, 1656, p. 277). 47 Mairet, op. cit., p. 483. 48 A. Mareschal, op. cit., « Préface », n. p., †8r o et v o . Jean-Yves Vialleton PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0021 316 ainsi dans notre Pastorale il n’y a qu’une action principale, à sçavoir le mariage de Filis avec Tircis, au respect duquel celuy de Celie avec Nise n’est conté [=compté] que pour un Episode, c’est-à-dire une circonstance inventée par l’Autheur pour l’enrichissement de son sujet 49 . Dans la tragédie même, le modèle qui va s’imposer et devenir celui de la tragédie classique est celui d’une tragédie avec un second fil, qu’on préférera penser comme une tragédie avec épisode. D’Aubignac rappelle certes que le mot épisode utilisé pour désigner un des deux fils de « l’histoire à deux fils » telle qu’on la trouve chez Térence est un emploi moderne et que l’Antiquité ne connaissait pas ce mode de composition dans la tragédie 50 . Mais la notion d’épisode, maintenant pensée comme renvoyant aux actions « imparfaites, qui […] servent d’acheminement » à l’« action complète », selon la définition donnée par le Corneille de 1660 51 , permet de dissimuler dans la tragédie la pratique secrètement térentienne du « double fil » sous le précepte aristotélicien d’une chaîne unique et continue d’événements. C’est ce type de tragédie qu’analyse Racine dans sa préface à Bérénice, soulignant que, même s’il s’est imposé, il est moderne et infidèle à l’antiquité et à son goût de la simplicité. Conclusion Scudéry ne reproche pas au Cid de ne pas anticiper sur la dramaturgie classique, il lui reproche de ne pas être une vraie tragi-comédie, parce qu’elle est construite comme une tragédie, et non comme une comédie, qu’elle n’est pas construite sur une intrigue. Plus tard, la tragi-comédie va se fondre dans la tragédie, non du fait du triomphe de la « régularité », mais parce que la tragédie elle-même va s’écrire sur le modèle de la comédie, c’est-à-dire va devenir une tragédie « intriguée ». Ce qui triomphe avec le classicisme, ce n’est pas l’unité d’action, c’est l’intrigue agencée, qui trouve dans la notion d’épisode sa justification théorique. Les Observations ne sont pas une étape de la construction de la dramaturgie classique, elles défendent au contraire pour la dernière fois une pensée de l’écriture dramatique avec laquelle le classicisme va rompre. Elles sont le chant du cygne de la théorie dramatique italianisante. 49 Pichou, La Filis de Scire, comédie pastorale tirée de l’Italien, Paris, François Targa, 1631, « Préface par le S r Isnard », n. p., ē 6v o . 50 D’Aubignac, op. cit., II, 5, éd. cit. p. 149-152. 51 Corneille, « Discours des trois unités », dans P. Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., p. 841a. PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 La fabrication de l’illusion - Formes du métathéâtre dans La Comédie des comédiens (1635) de Georges de Scudéry A NDREA G REWE (U NIVERSITÄT O SNABRÜCK ) Introduction : l’esthétique de l’imitation et le théâtre illusionniste Le théâtre d’avant-garde du premier XX e siècle est caractérisé par la ‘rethéâtralisation’. Au terme d’un processus séculaire au cours duquel le théâtre n’a pas cessé de réfléchir sur l’esthétique de l’imitation et de peaufiner la représentation illusionniste, une nouvelle génération de metteurs en scène - tels que Copeau, Craig ou Meyerhold - met radicalement en question cette quête de l’illusionnisme scénique qui avait culminé dans le théâtre naturaliste. En rompant avec le réalisme, ils redécouvrent le caractère ludique du théâtre. La célèbre pièce de Luigi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, est un exemple classique de cette rupture avec le théâtre illusionniste : le public y voit arriver des acteurs et des actrices sur une scène nue, dépouillée de toute décoration pour répéter une pièce de Pirandello - répétition qui est interrompue par l’arrivée des six personnages qui demandent aux acteurs de jouer leur histoire. Un véritable choc pour le public de l’époque ! Une situation semblable est à la base de La Comédie des comédiens de Georges de Scudéry. Ici le public dans la salle est confronté à une troupe ambulante de comédiens qui, à l’intérieur de la fiction théâtrale, renonce à jouer la pièce annoncée faute de spectateurs ; ce n’est qu’après une discussion avec l’unique spectateur venu à leur spectacle qu’ils finissent par représenter la pastorale dramatique L’Amour caché par l’amour, pièce composée par un certain Georges de Scudéry. Le constat s’impose : la nécessité de réfléchir sur la nature de l’illusion théâtrale en tant que terme central de l’esthétique de l’imitation se manifeste aussi bien au moment de la naissance du théâtre illusionniste moderne qu’à celui où son règne touche à sa fin. Dans l’un et l’autre cas, nous avons à Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 318 faire à des formes de méta-théâtre où le théâtre parle de lui-même, voire « s’auto-représente » grâce à la formule du ‘théâtre dans le théâtre’ 1 . Dans son étude consacrée au Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVII e siècle, Georges Forestier a démontré l’essor considérable que cette forme dramatique connaît entre 1628 et 1694 2 , succès qui se prolonge même audelà de 1700 comme le prouve le travail récent de Jeanne-Marie Hostiou qui a étudié la période de 1680 à 1762 3 . Si, pour le théâtre d’avant-garde, l’objectif de la rethéâtralisation est d’ouvrir la voie à d’autres formes d’expression jugées plus ‘vraies’, on peut se demander quel peut bien être le but de cette autoréflexivité au moment de la genèse, de la mise en place de l’esthétique de l’imitation et du théâtre illusionniste. Dans ma contribution, je voudrais, par conséquent, me concentrer sur la question de l’illusion théâtrale telle qu’elle est posée par Scudéry. Pour cela, j’aborderai aussi bien la pièce-cadre que la pièce enchâssée qui, jusqu’à maintenant, a plutôt été négligée par la critique moderne pour démontrer leur unité. Ainsi, je chercherai à répondre à la question de la fonction de la pièce interne pour la réflexion méta-théâtrale. Pourtant, parler d’‘illusion’ n’est pas sans problèmes dans ce contexte. Comme l’a observé Georges Forestier : « Le mot existe, l’idée d’illusion au sens de fondement des arts de représentation existe, mais le concept d’illusion n’existe pas au sens où nous l’entendons 4 . » Tout au contraire, pour les contemporains, le mot illusion a encore, quasi exclusivement, l’acceptation négative d’‘apparences trompeuses’. Emmanuelle Hénin remarque que : Sans doute le mot est-il proscrit à la suite de toute une tradition issue de Platon et reprise par les Pères de l’Église, qui assimile cette notion à une double erreur, optique et métaphysique. L’illusion est une ‘fausse apparence pour faire paraître ce qui n’est pas’ ; suscitée par une tromperie des sens ou par un effet d’optique, elle ne renvoie à aucune réalité tangible et, par là, 1 Cf. Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Messidor/ Éditions sociales, 1987, s.v. Métathéâtre, p. 237. 2 Georges Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVII e siècle, Genève, Droz, 1981, qui recense quarante pièces de ce type pour cette période. 3 Jeanne-Marie Hostiau, Les Miroirs de Thalie. Le théâtre sur le théâtre et la Comédie- Française (1680-1762), Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 10 : « du XVII e au XVIII e siècle, la production des pièces autoréflexives connaît un âge d’or et atteint des proportions inégalées. Plus de quatre cents pièces peuvent être qualifiées d’autoréflexives, soit plus du quart du répertoire comique créé sur les scènes publiques parisiennes du théâtre parlé entre 1680 et 1762. » 4 Georges Forestier, « Introduction », in : Littératures classiques 44, 2002. L’illusion au XVII e siècle, sous la direction de Patrick Dandrey et Georges Forestier, p. 7-12, p. 9. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 319 est condamnable moralement […] et métaphysiquement, comme un artifice du démon lui-même. 5 C’est dans cette appréciation que le mot ‘illusion’ est utilisé dans La Comédie des comédiens par le personnage de M. de Blandimare. Ce n’est qu’au XVIII e siècle qu’il apparaît dans les traités théoriques dans le sens moderne d’illusion esthétique 6 . Par conséquent, il est nécessaire pour les théoriciens du théâtre au XVII e siècle, de développer un concept de l’illusion dramatique qui distingue la fiction théâtrale de l’illusion démoniaque : « Dès lors, toute entreprise apologétique doit tenir compte du présupposé négatif assimilant le spectacle dramatique à un néant ontologique doublé d’une tromperie des sens 7 . » Quant à l’analyse de La Comédie des comédiens, il s’agit donc de rendre compte de la tension entre les différentes notions de l’illusion qui traversent la pièce et de montrer comment le nouveau concept d’illusion esthétique dramatique se substitue à celui d’illusion démoniaque. Avant d’entrer dans l’analyse, je voudrais brièvement présenter la pièce et retracer sommairement l’histoire de sa réception de la part de la critique moderne. Présentation de la pièce La Comédie des comédiens qui fut écrite pour la troupe du Marais, fut publiée en 1635 par l’éditeur Augustin Courbé, accompagnée d’une dédicace au Marquis de Coalin et d’un péritexte adressé « Au lecteur » dans lequel Scudéry évoque la diversité de sa production dramatique aussi bien au niveau du contenu que du style pour insister notamment sur la ‘nouveauté de l’invention’ distinguant la nouvelle pièce 8 . 5 Emmanuelle Hénin, « Poétique de l’illusion scénique. Des poétiques italiennes de la Renaissance à la doctrine classique (ou : de la Renaissance italienne à Corneille) », in : Littératures classiques 44, 2002. L’illusion au XVII e siècle, sous la direction de Patrick Dandrey et Georges Forestier, p. 15-34, p. 15. 6 Pour le processus grâce auquel, depuis la Renaissance, l’illusion magique est remplacée par l’illusion esthétique, cf. Werner Wolf, « Von magischer Täuschung zu ästhetischer Illusion. Pierre Corneilles L’illusion comique als ‘Schwellentext’ », in : Kirsten Dickhaut (éd.), Kunst der Täuschung - Art of Deception. Über Status und Bedeutung von ästhetischer und dämonischer Illusion in der Frühen Neuzeit (1400- 1700) in Italien und Frankreich, Wiesbaden, Harrassowitz, 2016, p. 397-421. 7 Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 16. 8 Georges de Scudéry, La Comédie des comédiens. Texte présenté et annoté par Joan Crow, University of Exeter 1975, p. 5. Pour toute citation, nous nous référons à cette édition qui offre un texte légèrement modernisé. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 320 La date de composition n’est pas connue de manière précise ni celle de la première représentation. Vu certaines indications dans la pièce même comme l’allusion à la mort d’Alexandre Hardy et l’énumération des pièces représentées par la troupe de Mondory en 1632, la critique moderne s’accorde pour dire que le terme post quem de la composition est l’année 1632 9 . En revanche, il est attesté qu’une représentation eut lieu devant la Reine le 28 novembre 1634 à l’Arsenal 10 . Lors de cette représentation, la pièce interne L’Amour caché par l’amour fut pourtant remplacée par une autre pièce, à savoir Mélite, la première comédie de Pierre Corneille. Voici le contenu du texte publié : La pièce commence par un prologue dans lequel l’acteur Mondory, le chef de la troupe du Marais, s’adresse au public pour l’avertir que, contre son gré, ses compagnons auraient décidé de présenter une pièce dans laquelle ils joueraient des comédiens se trouvant à Lyon et prêts à montrer leur spectacle. Ce prologue est suivi de deux actes qui mettent en scène une troupe de comédiens ambulants en attente du public. Mais il ne vient qu’un seul spectateur, M. de Blandimare, un gentilhomme qui est de passage dans la ville. À sa grande surprise, il reconnaît dans le portier de la troupe, appelé Belle-Ombre, son neveu qu’il a cherché partout. Après le dîner auquel M. de Blandimare avait invité la troupe, on discute du théâtre et M. de Blandimare esquisse le portrait de l’acteur idéal. Pour le persuader de leur excellence, les comédiens récitent une Églogue pastorale qui suscite l’admiration de M. de Blandimare qui leur demande de le recevoir dans leur troupe. Pour lui permettre de montrer ses talents d’acteur, on décide de jouer le lendemain la tragi-comédie pastorale L’Amour caché par l’amour. La représentation de cette pièce commence également par un prologue. Dans celui-ci, les personnifications du Prologue et de l’Argument se disputent la scène en discutant de la fonction de l’un et de l’autre. Une fois leur dispute terminée, suit une pastorale, inspirée de L’Astrée qui montre les traits caractéristiques du genre. La scène est « en Forests 11 » et l’action est constituée des amours contrariés de deux bergers et deux bergères. Pirandre aime Mélisée, et c’est réciproque, mais, pour éprouver la constance de son amant, la jeune fille feint d’aimer Florintor. Dans son désespoir, Pirandre ne voit d’autre moyen pour conquérir l’amour de Mélisée que de susciter sa jalousie en courtisant la bergère Isomène. Celle-ci aime Florintor et Florintor l’aime. Mais, comme Isomène craint que sa mère veuille la marier 9 Cf. Eveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 220, n. 2. 10 Cf. ibid. 11 Scudéry, La Comédie des comédiens, p. 24. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 321 à Pirandre, elle ordonne à Florintor de faire semblant d’aimer Mélisée tandis qu’elle-même se montre favorable aux avances de Pirandre. Dans le second acte, le nœud de l’action se resserre davantage car les parents des jeunes amoureux veulent satisfaire aux inclinations de leurs enfants en les mariant. Mais, trompés par les fausses apparences des amours feints, ils décident de marier Florintor à Mélisée et Isomène à Pirandre. Pour échapper à un mariage forcé, Florintor et Isomène se donnent rendez-vous aux bords du Lignon. Le lendemain, les parents ainsi que les jeunes amoureux se retrouvent aux bords du fleuve où Florintor et Isomène veulent mettre fin à leur vie. Pour les en empêcher, Pirandre et Mélisée confessent alors publiquement leur amour. Les parents sont heureux que leurs enfants aient retrouvé le bonheur et consentent à ce que les ‘vrais’ couples s’unissent. La pièce se termine par un ultime discours de M. de Blandimare adressé aux comédiens et aux spectateurs qui clôt la pièce-cadre. La réception de la pièce par la critique moderne À la différence d’autres pièces de Scudéry, La Comédie des comédiens ne connaît qu’une seule édition contemporaine. Au cours de la redécouverte moderne de son théâtre, elle occupe, en revanche, une place de choix. Depuis les années 1970, il n’y a pas eu moins de trois éditions dont les deux premières ont paru à un an d’intervalle. En 1974, Lorenza Maranini édite la pièce dans un recueil qui comprend également le poème héroïque Célinde de Balthazar Baro, paru en 1629, et une tragi-comédie de Nicolas Gougenot, intitulée comme la pièce de Scudéry La Comédie des comédiens, publiée en 1633 et destinée à l’Hôtel de Bourgogne. Ce que les trois pièces ont en commun, c’est une structure similaire. Toutes trois proposent des variantes du ‘théâtre dans le théâtre’ et témoignent ainsi de l’engouement de l’époque pour l’autoréflexivité théâtrale qui verra naître en 1635 L’Illusion comique de Pierre Corneille. En regroupant ces trois pièces oubliées dans un même recueil, Lorenza Maranini, pour sa part, illustre l’intérêt grandissant de l’histoire littéraire des années 1970 pour les formes dramatiques ‘irrégulières’ ou ‘baroques’ qui se distinguent par une théâtralité affichée 12 . Ce n’est que quelques années plus tard, en 1981, que Georges Forestier 12 Cf. Lorenza Maranini, « Introduzione », in : ead. (éd.), La commedia in commedia. Testi del Seicento francese, Bologna, Bulzoni, 1974, p. 9-60, p. 9 : « Le tre ‘pièces’ che raccolgo in questo volume hanno in comune un tema che può considerarsi caratteristico del teatro barocco, ma che è vivo anche nel teatro classico e che […] resterà presente nel teatro fino ai nostri giorni. » Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 322 publiera son étude sur ‘le théâtre dans le théâtre’. La deuxième édition de la pièce de Scudéry paraîtra en 1975, publiée par Joan Crow dans la collection ‘Textes littéraires’ de l’Université d’Exeter où, en 1974, David Shaw avait déjà publié une édition de la pièce homonyme de Gougenot. La troisième édition - et dernière jusqu’à maintenant - de La Comédie des comédiens de Scudéry remonte à 2002. Elle a été publiée par Isabella Cedro et est accompagnée d’une traduction en italien 13 . La place particulière que La Comédie des comédiens occupe dans le processus de réévaluation du théâtre de Scudéry se reflète dans le jugement suivant de Joan Crow : « De toute son œuvre dramatique, c’est cette comédie surtout qui mérite d’être tirée de l’oubli 14 ». Le motif de cette appréciation est formulé par Eveline Dutertre : « La Comédie des comédiens est avant tout un plaidoyer, plaidoyer en faveur du théâtre, plaidoyer en faveur des gens du théâtre 15 » qui comprend « un véritable traité d’art dramatique 16 », en fournissant une définition de l’art du comédien. Et ce n’est pas tout : la pièce est considérée comme un document précieux sur la vie des comédiens en général et la troupe de Mondory en particulier qui nous renseigne, en outre, « sur les goûts littéraires de l’époque et les pièces à la mode 17 ». Lorenza Maranini y trouve « un abbozzo di critica teatrale e [una] satira dei costumi e dei pregiudizi del tempo nei riguardi degli attori e soprattutto delle attrici 18 ». Et Isabella Cedro souligne à quel point les images de la vie des comédiens « rientravano nel processo di revisione e riabilitazione del mondo del teatro perseguitato con accanimento in quegli anni 19 ». Dans un article qui compare les pièces de Baro, Gougenot, Scudéry et Corneille, John Golder affirme que « the preponderance of self-reference in the plays of this period must surely tell us something about the theatre itself, as reality, as social institution, as profession, as art-form 20 . » Ces jugements montrent que La Comédie des comédiens est en premier lieu 13 Georges de Scudéry, La Comédie des comédiens, introduzione, traduzione con testo a fronte e note di Isabella Cedro, Fasano, Schena editore, 2002. 14 Crow, « Introduction », in : Scudéry, La Comédie des comédiens, p. V-XXI, p. IX. 15 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 223. 16 Forestier, Le théâtre dans le théâtre, p. 217. 17 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 235 ; cf. en général son chap. IV : « Un document sur le théâtre de l’époque », p. 230-238. 18 Maranini, « Introduzione », p. 16. 19 Isabella Cedro, « Introduzione », in : Scudéry, La Comédie des comédiens, p. 9-99, p. 66-67. 20 John Golder, « Holding a Mirror up to Theatre : Baro, Gougenot, Scudéry and Corneille as Self-Referentialists in Paris, 1628-1635/ 36 », in : Gerhard Fischer (éd.), The Play within the Play. The Performance of Meta-Theatre and Self-Reflection, Amsterdam, Rodopi, 2007, p. 77-99, p. 83. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 323 appréciée comme un document historique : elle fascine la critique parce qu’elle nous instruit sur les différents aspects de la vie théâtrale de l’époque et reflète cet essor du théâtre sous Richelieu auquel Scudéry participe activement avec cette ‘apologie du théâtre’ sous forme dramatique qui précède la publication de son traité théorique de quatre ans 21 . Contrairement à l’appréciation unanime du caractère documentaire de la pièce, l’esthétique du théâtre que Scudéry y développe a moins retenu l’attention de la critique. Même si la question de l’illusion est abordée dans des travaux critiques qui, souvent, étudient la pièce de Scudéry dans le contexte des autres pièces ‘autoréflexives’ de l’époque, la critique ne lui accorde guère la place qui lui revient en tant que point central de l’esthétique de l’imitation sur lequel convergent tous les autres éléments de l’‘art du théâtre’ 22 . La question de l’illusion est, par contre, traitée de préférence au niveau du contenu, c’est-à-dire d’un point de vue ‘philosophique’ qui a recours à la métaphore du ‘theatrum mundi’ pour expliquer la structure du ‘théâtre dans le théâtre’. C’est le cas notamment dans les commentaires de Maranini et Cedro dans lesquels le thème de l’illusion est envisagé dans une perspective ‘baroque’ et interprété comme le signe d’une inquiétude existentielle qui renverrait à l’impossibilité de distinguer entre ‘réalité’ et ‘fiction’ 23 . Ainsi, Isabella Cedro déclare que : L’approfondimento dell’illusione scenica si fa pretesto di riflessione del teatro su se stesso, ma risponde anche al gusto di un pubblico attratto dai temi delle metamorfosi, del cambiamento e delle apparenze ingannatrici, che riflettono una sensibilità e un immaginario propri della cultura barocca. In un epoca in cui tutto è teatro, in cui si dubita della stessa realtà, 21 Cf. Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 223. 22 Cf., entre autres, Reinhard Klesczewski, « Schauspieler und Regisseure im französischen Barockdrama. Zur Thematisierung des Theaterlebens und der Theatralität des Theaters », in : Franz Link, Güner Niggl (édd.), Theatrum Mundi. Götter, Gott und Spielleiter im Drama von der Antike bis zur Gegenwart. Sonderband des Literaturwissenschaftlichen Jahrbuchs, Berlin, Duncker & Humblot, 1981, p. 177- 198; Peter G. Klaus, Georges de Scudéry (1601-1667) : Dramen und Schriften zum Theater, Frankfurt/ M. e.a., Peter Lang, 1989 ; Tomotoshi Katagi, « La naissance du ‘Théâtre françois’ - et la transformation des comédies des comédiens au Marais », in : Etudes de langue et littérature françaises (Tokyo, Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises) 58, 1991, p. 15-30 (https: / / doi.org/ 10.20634/ ellf. 58.0_15) (dernier accès : 10.09.2019) ; Mary Ann Frese Witt, Metatheater and Modernity. Baroque and Neobaroque, Fairleigh Dickinson University Press, 2013. 23 Cf. Maranini, « Introduzione », p. 59-60, qui parle de « l’inquietante problema della distinzione trai i piani della realtà e dell’illusione. È più reale il mondo dello spettatore o quello dell’attore? […] Questo è il problema: recitare, o vivere? Fin dove si vive, e dove si comincia a recitare? Quando il recitare diventa vivere? » Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 324 che non si può scindere dalle apparenze, la vita è vista come una commedia e gli uomini come abitanti di un mondo-città in cui la realtà si può afferrare solo in uno specchio. Se la realtà è illusoria, allora la metafora diventa realtà e il teatro si estende fuori dal teatro. 24 Une telle interprétation ‘existentielle’ doit beaucoup au fait que la redécouverte du théâtre de Scudéry ait coïncidé avec l’intérêt de la critique porté à la littérature du premier XVII e siècle dite baroque. Il est significatif que, dans toutes les études critiques, le renvoi aux travaux de Jean Rousset est aussi obligatoire que l’allusion à La vie est un songe de Calderón de la Barca 25 . Dans ce qui suit, je voudrais, par conséquent, essayer de comprendre la thématique de l’illusion dans la pièce de Scudéry non pas comme l’expression d’une certaine ‘vision du monde’ baroque mais, plutôt, comme une contribution à la réflexion sur l’illusion esthétique et au débat théorique de l’époque. L’intérêt prononcé de la critique pour l’aspect documentaire de la pièce a encore une autre conséquence. Il en résulte que les études se concentrent quasi unanimement sur la pièce-cadre. Le jugement porté sur celle-ci est des plus positifs : ainsi, Eveline Dutertre observe que « La Comédie des comédiens est […] une comédie de mœurs pleine de vérité, avec cette particularité que les mœurs représentées ici sont celles des comédiens que nul, sinon Gougenot, n’avait encore portées à la scène 26 ». Pour elle, cette « petite comédie parfaitement réussie et très attachante », « originale 27 » fait de Scudéry « un fondateur d’une tradition littéraire, puisqu’avec Gougenot il crée un type de pièces qui associent le procédé du théâtre dans le théâtre à la représentation de la vie des comédiens 28 », formule qui sera illustrée dans la suite par, entre autres, Corneille dans L’Illusion comique (1636), Quinault dans La Comédie sans comédie (1655) et Molière dans L’Impromptu de Versailles (1663). Par rapport à cet enthousiasme, les jugements sur la pièce interne semblent plutôt exprimer un certain embarras de la part de la critique même si, au cours des dernières décennies, les jugements se sont différenciés. Si Dutertre parle encore de la « pastorale banale 29 », Maranini y 24 Cedro, « Introduzione », p. 83. 25 Une position différente est représentée par Klesczewski, « Schauspieler und Regisseure im französischen Barockdrama », p. 198, qui constate une ‘tendance à la sécularisation’ dans les pièces françaises qui les distinguerait du théâtre espagnol. 26 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 246. 27 Ibid., p. 247. 28 Ibid., p. 248. 29 Ibid., p. 247. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 325 découvre « un’operetta formalmente elegante » et « un ‘marivaudage avant la lettre’ » ; elle loue la « perfetta simmetria della struttura dell’operetta » qui se distingue par « un vero e proprio ritmo di balletto 30 ». Mais, même si L’Amour caché par l’amour est, parfois, comparé aux premières comédies de Corneille telles que La Galerie du Palais ou La Place royale, ces rapprochements ne sont pas approfondis 31 . Le fait que, dans la représentation de 1634, L’Amour caché par l’amour ait été remplacé par Mélite fonctionne comme une sorte de licence pour se désintéresser de la pastorale et de l’unité fonctionnelle des deux parties de la pièce. Dans la suite de ma contribution, je voudrais mettre l’accent, d’un côté, sur la ‘théorie’ de l’illusion développée surtout dans les deux prologues, et de l’autre, sur les rapports entre la ‘théorie’ et la ‘pratique’ en me demandant de quelle manière la question du ‘jeu’ et de l’‘illusion’ est reprise et mise en scène dans la pièce-cadre et la pièce encadrée. La ‘théorie’ du théâtre illusionniste : les deux prologues Dans la pièce-cadre, les dialogues entre les comédiens et M. de Blandimare offrent l’occasion de mettre en scène une discussion sur le théâtre qui aborde de nombreux aspects de la vie théâtrale de l’époque tels que les conditions matérielles des théâtres (en province et dans la capitale), la moralité des actrices ou l’histoire de la production dramatique. La réflexion méta-théâtrale au sens strict se trouve, en revanche, avant tout dans les deux prologues. Dans le prologue qui ouvre la pièce, Mondory s’adresse aux spectateurs pour leur faire part du projet de ses compagnons que lui-même considère comme une « extravagance », voire une « folie » et auquel il participe seulement contre son gré : « ils [sc. les comédiens de sa troupe] disent […] que voicy un jeu de paume, où des Comediens qui ne sont pas nous, & lesquels nous sommes pourtant, représentent une Pastoralle 32 . » C’est ce dispositif qui permet à Scudéry de faire réfléchir l’acteur Mondory sur la nature même du théâtre et d’analyser « le paradoxe même du théâtre fondé à la fois sur la réalité et l’illusion 33 ». Avec la précision d’un spécialiste moderne de la sémiologie du théâtre, Mondory décrit le fonctionnement sémiotique de ce dernier où chaque élément 30 Maranini, « Introduzione », p. 57, 58, 59. 31 Cf. Maranini, « Introduzione », p. 58, qui compare L’Amour caché par l’amour à La Place royale, ou Cedro, « Introduzione », p. 94, qui rapproche la pastorale de La Galerie du Palais. 32 Scudéry, La Comédie des comédiens, Prologue, p. 8. 33 Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 228. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 326 acquiert le caractère d’un signe qui renvoie à autre chose que lui-même. À commencer par le lieu de la scène : « Ils veulent me persuader que je ne suis point sur un Theatre ; ils disent que c’est icy la ville de Lion » et « ils veulent que vous croyez estre au bord du Rhosne, & non pas à celuy de la Seine 34 ; » Feignant l’étonnement d’un spectateur naïf, Mondory insiste sur le paradoxe du théâtre où les choses sont en même temps elles-mêmes et autre chose : « Ils disent que je suis un certain monsieur de Blandimare, bien que je m’appelle véritablement Mondory 35 ». L’illusion s’avère ainsi être l’essence du théâtre, l’illusion de la présence d’une ‘autre’ réalité créée sur scène grâce à une métamorphose qui transforme l’acteur dans son personnage. En dénonçant cette illusion comme l’effet de la ‘folie’ qui se serait emparée de ses compagnons, Mondory souligne le caractère ambivalent du monde représenté : d’une part, il est purement imaginaire, fictif ; de l’autre, il est ‘vrai’, ‘réel’ car les ‘fous’ ‘croient’ à ce monde fictif. En recourant à la métaphore de la folie des comédiens et du théâtre comme ‘maison des fous’, Scudéry donne une définition du théâtre mimétique comparable à celle de la sémiologie moderne: « Le théâtre c’est […] un signe qui fait réel, tant l’illusion référentielle est puissante 36 ». Dans la pièce-cadre, cette puissance de l’illusion référentielle est confirmée par les actrices qui se plaignent des spectateurs ‘naïfs’ lesquels les identifient avec leurs rôles : « ils pensent que la farce est l’image de nostre vie, & et que nous ne faisons que representer ce que nous pratiquons en effect 37 . » Mais ce serait une erreur de croire que le spectateur est dupe de l’illusion référentielle. Le prologue montre que la conception de l’illusion est plus différenciée. En témoigne la définition du rapport entre le temps de la représentation et le temps représenté donnée par Mondory : « la pièce qu’ils representent, ne sçauroit durer qu’une heure & demie, mais ces insensez asseurent, qu’elle en dure vingt & quatre & ces esprits dereglez, appellent cela suivre les regles 38 ». L’écart entre le temps de la représentation et le temps représenté illustre que la ‘représentation illusionniste’ n’est pas une reproduction fidèle de la réalité mais qu’elle obéit à des conventions, des codes. La référence un peu moqueuse à la discussion des règles de l’unité renvoie justement à la différence faite dans la théorie entre le ‘vrai’ et le ‘vraisemblable’. L’illusion théâtrale est donc plutôt conçue comme le résultat d’un pacte tacite entre la scène et la salle qui consiste, de la part du public, à vouloir croire à la réalité de ce qui est prétendu vrai par les acteurs. 34 Scudéry, La Comédie des comédiens, Prologue, p. 8. 35 Ibid. ; c’est moi qui souligne. 36 Pavis, Dictionnaire du théâtre, s.v. ‘Signe théâtral’, p. 358. 37 Scudéry, La Comédie des comédiens, I, 3, p. 11. 38 Ibid., Prologue, p. 8. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 327 Pour le dire avec les mots de la sémiologie moderne : « L’illusion présuppose le sentiment de savoir que ce que nous voyons au théâtre n’est qu’une représentation 39 ». C’est cette « dialectique du couple illusion / désillusion 40 » qui est théorisée dans le prologue qui prétend mettre en garde contre la folie de l’illusion pour assurer d’autant mieux le passage dans le monde fictif de la représentation qui suivra. En insistant ainsi sur la duplicité du signe et sur la différence entre le représentant et le représenté, Scudéry prend position dans le débat théorique contemporain : « En plaidant pour une conscience de l’illusion, Scudéry s’oppose directement à la conception ‘naïve’ de l’illusion mimétique professée par d’Aubignac à la suite de Chapelain 41 . » Contrairement à d’Aubignac qui condamne « toute rupture entre la représentation et l’histoire représentée », Scudéry rejoint donc le groupe opposé des auteurs et théoriciens qui « admettent l’idée d’une adhésion distanciée et la possibilité d’un jeu de prise et de déprise, d’un va-et-vient entre immersion fictionnelle et réflexion sur la fiction 42 . » Avec ce prologue, Scudéry fournit une définition du théâtre comme lieu de production et de réception de l’illusion théâtrale qui sera mise à l’épreuve, illustrée et développée dans la pièce-cadre et la pièce enchâssée. Ainsi, dans la pièce-cadre, la différence entre l’acteur et le rôle qu’il joue est mise en exergue par les noms portés par les comédiens tels que Belle- Ombre, Beau-Soleil ou Belle-Espine. Ceux-ci sont, bien que ressemblant à des noms réels d’acteurs existants comme par ex. Bellerose, des noms inventés, fictifs 43 . En même temps, M. de Blandimare souligne les facultés spécifiques que l’acteur doit posséder pour créer l’illusion du réel : « il faut que les pleurs, le rire, l’amour, la hayne, l’indifférence, le mespris, la jalousie, la colere, l’ambition, & bref, que toutes les passions soient peintes sur son visage, chaque fois qu’il le voudra 44 . » De cette manière, le travail du comédien est conçu comme une production consciente et maîtrisée des signes corporels qui sont au service d’une représentation réaliste comme le suggère le terme de ‘peindre’ qui rapproche l’art du comédien de celui du 39 Pavis, Dictionnaire du théâtre, s.v. Illusion, p. 199. 40 Ibid., p. 198. 41 Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 26. 42 Ibid. 43 Cf. Dutertre, Scudéry dramaturge, p. 229 et 232 n. 76. 44 Scudéry, La Comédie des comédiens, II, 1, p. 16. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 328 peintre. 45 Comme celui-ci, l’acteur doit créer une ‘image’ capable de ‘tromper’ le spectateur par sa ressemblance avec le ‘modèle’ 46 . Dans le deuxième prologue situé avant la pièce interne, la réflexion sur le théâtre illusionniste s’approfondit encore. Si le premier se concentre sur les mécanismes propres à la représentation, le deuxième décrit plus en détail de quelle manière l’illusion opère sur le spectateur et comment les textes dramatiques doivent être conçus pour produire l’effet désiré. Dans le deuxième prologue où les personnifications du Prologue et de l’Argument se disputent mutuellement leur droit d’existence, le Prologue révèle le ‘secret’ du théâtre illusionniste en déclarant que « le principal secret de pareils ouvrages, consiste à intriguer les accidens de sorte, que l’esprit du spectateur demeurant suspendu entre la joye & la douleur, entre l’esperance & la crainte, ne puisse deviner où doit aboutir l’histoire, & se trouve agreablement surpris, par cet invisible nœud, qui desbroüille toute une piece 47 ». Le Prologue décrit ainsi un trait central du théâtre illusionniste où la fable est agencée de telle sorte « qu’on sente sa logique et sa direction, sans que le spectateur puisse entrevoir complètement sa conclusion 48 ». Il en résulte un « suspense » qui a pour effet que le spectateur « croit à l’histoire racontée par la fable » et s’identifie au personnage 49 . Cet effet ne se produit pourtant qu’à condition que le spectateur ne soit pas encore « adverti […] de tout ce qu’il y doit voir » comme l’explique le Prologue 50 . C’est pourquoi le théâtre illusionniste ‘moderne’ doit renoncer aussi bien au Prologue qu’à l’Argument s’il veut garantir l’immersion du spectateur. Le deuxième prologue se termine, par conséquent, par un acte d’autodestruction lorsque l’Argument dit au Prologue : « puis que tu te confesses inutile, je me reconnois superflu, & si tu m’en crois, nous ne ferons ni Argument, ni Prologue 51 . » La tâche traditionnelle de l’argument est de « faciliter l’intelligence du Poëme », comme le déclare le Prologue 52 . Supprimer l’argument et renoncer ainsi à ce qu’il aide le spectateur à comprendre la pièce n’est donc possible 45 Scudéry recourt ici à un lieu commun des poétiques depuis la Renaissance qui associent l’illusionnisme dramatique à l’illusionnisme pictural. Cf. Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 17ss. 46 Dans la pièce-cadre, les acteurs fournissent une démonstration de leur savoir-faire en récitant l’Églogue pastorale : dans ce poème, l’acteur doit changer d’expression d’un vers à l’autre, montrant en alternance des signes d’amour et de haine. 47 Scudéry, La Comédie des comédiens, Le Prologue/ L’Argument, p. 27. 48 Pavis, Dictionnaire du théâtre, s.v. Illusion, p. 198. 49 Ibid. 50 Scudéry, La Comédie des comédiens, Le Prologue/ L’Argument, p. 27. 51 Ibid. 52 Ibid. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 329 que grâce au fait que « les Arts se perfectionnent par la suite des siècles 53 ». Pour illustrer l’évolution considérable qui a eu lieu, le Prologue se sert de l’exemple de la peinture : Si tu me dis que tu sers à faciliter l’intelligence du Poëme, j’ay à te respondre, que les premiers broyeurs d’Ocre qui furent au monde, imitoyent si mal toutes choses, qu’ils estoient forcez d’escrire sous leurs Tableaux, cecy est un homme, & cela est un cheval : mais comme les Arts se perfectionnent par la suite des siecles, les peintres se sont tirez bien loin de cette ignorance grossiere, & maintenant leur travail ne donne pas si tost dans la veuë, que l’imagination conçoit ce que la leur a voulu représenter. 54 La poésie dramatique a accompli le même progrès. À l’instar de la peinture illusionniste qui a appris à imiter les choses avec une telle perfection que le spectateur reconnaît sans peine ce qui est représenté, les pièces « que nostre Troupe represente » sont immédiatement intelligibles et n’ont plus besoin du « babil inutile de l’argument 55 ». En comparant l’art dramatique à la peinture, Scudéry exprime ici d’abord son adhésion à l’esthétique illusionniste. En même temps, le discours du Prologue témoigne de la conviction du dramaturge que, pour créer une telle illusion sur scène, il faut un certain savoir technique de la part des auteurs dramatiques quant à l’agencement de l’intrigue : « Je veux dire par là, que tout Poëme qui ne se rend intelligible de soy mesme, & qui a besoin de ton secours [i.e. de l’argument] manque sans doute de jugement en sa conduite 56 ». Avec les nouvelles pièces de la troupe du Marais, l’écriture dramatique est arrivée à l’état de perfection requis. La Comédie des comédiens devient ainsi le manifeste d’un ‘nouveau’ théâtre mimétique et illusionniste où se conjuguent l’art de l’acteur et du dramaturge, un manifeste qui met en scène ses propres principes tout en congédiant les formes du vieux théâtre considérées désormais comme démodées et superflues. La théorie mise en scène : la pièce-cadre et la pièce enchâssée Dans les deux pièces qui suivent les prologues, cette théorie du théâtre illusionniste est mise en ‘action’. La pièce enchâssée peut notamment être comprise comme une mise en abyme de la situation théâtrale où un 53 Ibid. 54 Ibid. 55 Ibid. 56 Ibid. Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 330 acteur A joue un personnage X devant un spectateur S 57 . Quelques exemples doivent suffire pour illustrer l’importance qui revient au motif du ‘jeu’ dans les deux pièces. Dans la pièce-cadre, c’est autour du personnage du neveu que les notions de l’identité, du rôle et de l’illusion sont introduites. En apercevant son neveu à la porte du théâtre, M. de Blandimare s’écrie : « O Dieu, qu’est-ce que je voy ? Suis-je endormy, ou si c’est une illusion ? Es-tu mon Neveu, ou quelque Demon sous sa forme ? » Dans la suite, il parle de la « belle metamorphose […] qui d’un Gentilhomme de bonne Maison, a faict […] un voleur 58 . » Avec cette réplique adressée à son neveu, M. de Blandimare ne fait pas seulement allusion aux préjugés concernant le métier de comédien ; en même temps, il introduit le thème de l’illusion comme ‘apparence trompeuse’ et ‘feinte’. En se demandant s’il dort ou si un ‘démon’ lui apparaît, il se réfère à la signification courante du mot ‘illusion’ au XVII e siècle qui y voit l’effet de la magie noire ou une feinte du diable qui se sert notamment des songes pour tromper et séduire l’homme 59 . À travers cette description, le théâtre apparaît, pour un moment, comme le lieu d’une irritation profonde et d’une expérience inquiétante : suite au dédoublement qui lui est propre, il fait douter des sens. En simulant une réalité qui n’existe pas, il apparaît comme une forme de tromperie apparentée aux pouvoirs maléfiques, voire démoniaques. Les allusions aux reproches que l’Église adresse au théâtre sont évidentes. La suite du dialogue fait pourtant vite comprendre que la conception du jeu théâtral et de l’art du comédien tels que M. de Blandimare les entend, n’a rien en commun avec le pouvoir du diable. Si, pour un moment, M. de Blandimare apparaît ici comme un spectateur naïf qui prend la fiction pour la réalité, cette naïveté s’avère très vite elle aussi être feinte. Car le neveu n’est pas le seul à jouer un rôle. M. de Blandimare n’est, au fond, pas non plus ce qu’il paraissait être au premier abord. S’il se présente, au début, comme adversaire du théâtre, nous apprenons plus tard que ce mépris était feint : « Non, non, je leve le masque ; & je vous fais reparation d’honneur, pour ce que j’ay dit en souppant : […] Car il faudroit estre privé de raison, pour mespriser une chose tant estimable : la COMEDIE 60 ». En ‘levant le masque’ et en priant les comédiens de le recevoir dans leur troupe, M. de Blandimare s’avère être tout autre qu’un ennemi du théâtre : Il (re-)devient ce qu’il est en réalité - et au premier niveau de la fiction - à 57 Cf. Erika Fischer-Lichte, Semiotik des Theaters. Eine Einführung. Vol.1: Das System der theatralischen Zeichen, Tübingen, Narr, 1983, p. 16. 58 Scudéry, La Comédie des comédiens, I, 5, p. 14. 59 Cf. Wolf, « Von magischer Täuschung zu ästhetischer Illusion », p. 400. 60 Scudéry, La Comédie des comédiens, II, 1, p. 20. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 331 savoir un acteur (Mondory) qui jouera ensuite un rôle dans la pièce enchâssée. La pièce interne L’Amour caché par l’amour est une pastorale dramatique. Pour sa représentation, suivant la didascalie en tête du texte, « Le Theatre change de face & paroist Bocager 61 . » Le caractère fictif du monde représenté et la différence d’avec la réalité des spectateurs dans la salle sont ainsi mis en relief 62 . Mais le motif du jeu et du simulacre fait aussi partie intégrante de la fable de la pièce qui repose sur une feinte multiple : Mélisée qui aime Pirandre feint d’aimer Florintor. Pirandre qui est dupe de cette feinte feint d’aimer Isomène ; Isomène qui aime Florintor, et ce, de manière réciproque, le contraint pourtant de feindre d’aimer Mélisée ; elle-même feint d’aimer Pirandre. Le caractère quelque peu ‘artificiel’ de cette constellation n’a pas échappé aux interprètes et à leur critique, il n’est pourtant pas gratuit 63 . La symétrie parfaite avec laquelle les vrais couples se dédoublent en couples feints et le fait que personne ne soit exempt du jeu et de la tromperie, sert, au contraire, à conférer un caractère théâtral à la situation où chaque personnage - tel un acteur - prétend en même temps être ‘un autre’. Dans le second acte, les parents, spectateurs ignorants du jeu des jeunes amoureux, tombent dans le piège. Persuadés par la performance de leurs enfants qui savent feindre les faux sentiments à s’y méprendre, ils sont prêts à marier les faux couples ! L’action de la pièce devient de cette manière une mise en abyme parfaite du théâtre illusionniste où les spectateurs croient - au moins pour la durée du jeu - à la vérité de ce qu’ils voient. Cet effet de miroir arrive à son point culminant dans le troisième acte qui réunit tous les personnages, parents et enfants, aux bords du Lignon. Tout comme le public qui est - plus ou moins parfaitement au XVII e siècle - séparé de la scène par le quatrième mur, les parents de même que Mélisée et Pirandre se cachent derrière un rocher ou un buisson pour attendre Florintor et Isomène (I, 1-3). De cette façon, l’arrivée du couple sur le lieu du rendez-vous ressemble à l’entrée sur scène de deux acteurs, le public se retrouvant pour ainsi dire aussi bien devant que derrière eux. En même temps, cette mise en abyme de la situation théâtrale permet d’expliquer le plaisir théâtral du spectateur. C’est Mélisée qui se fait la 61 Ibid., p. 28. 62 Cf. Forestier, Le théâtre dans le théâtre, p. 140, qui voit dans le caractère peu ‘réaliste’ de la pastorale un moyen pour souligner le ‘réalisme’ de la pièce-cadre : « La pièce-cadre apparaît d’autant plus vraie que la pièce intérieure est au contraire très peu fondée sur la vraisemblance. » 63 Cf. ibid., p. 140 : « Tous les critiques qui ont lu les Comédies des comédiens de Gougenot et de Scudéry ont souligné l’indigence des pièces intérieures ». Andrea Grewe PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 332 porte-parole de ce dernier quand elle déclare en aparté : « Que je me plais d’entrer dans les secrets d’autruy 64 . » Elle trouve ainsi la formule parfaite pour résumer ce que tous les autres personnages ont exprimé avant elle d’une manière ou d’une autre. Taraminte : « Nous allons tout sçavoir, j’aperçoi Florintor 65 ; » ou Alphange : « Donnez vous patience, attendez s’il vous plaist ; / Indubitablement nous sçaurons ce que c’est 66 » ou bien Pirandre : « Mais pourtant aprenons ce qui les meine icy 67 » qui ajoute encore : « Que mon estonnement est extreme aujourd’huy 68 . » Ce que Pirandre exprime ici, c’est la surprise, l’étonnement, que le spectateur doit éprouver à la fin d’une comédie qui, grâce à une construction savante, a su captiver son attention et maintenir le suspense, jusqu’au dernier moment. Si l’essence de la comédie consiste dans la création de l’illusion, autrement dit, dans une tromperie, son but est la découverte de la vérité qui triomphe à la fin. Cette reconnaissance - l’anagnorisis du théâtre antique - ne signifie pas seulement la fin de l’action de la pièce, elle coïncide également avec la fin du jeu des acteurs et le retour à la réalité qui sont signalés dans notre cas par la dernière réplique de M. de Blandimare alias Mondory s’adressant au public dans la salle. Conclusion L’Amour caché par l’amour ne mérite pas sa qualification de ‘pièce insipide’ ou ‘pastorale banale’. Tout au contraire : Le fait que la pièce remplisse les exigences du genre pastoral d’une manière plus que parfaite, n’est pas le signe d’une maladresse de la part du dramaturge mais de son projet d’en faire l’exemple-type du nouveau théâtre dont il se fait le champion. Tout comme la pièce-cadre, elle met en pratique sa théorie du théâtre illusionniste, théorie développée dans les deux prologues. L’essence du théâtre est l’illusion, la feinte - mais il s’agit d’une illusion qui culmine dans la découverte de la vérité ce qui fait du théâtre finalement un art moralement justifié. En tant que manifeste d’un ‘nouveau’ théâtre, la pièce témoigne, en outre, de la conviction d’un progrès accompli par l’art dramatique qui a rendu possible l’immersion du spectateur dans le spectacle, ayant perfectionné l’illusion. Ce perfectionnement concerne aussi bien l’art d’écrire de 64 Scudéry, La Comédie des comédiens, III/ V, 3, v. 1037, p. 48. 65 Ibid., III/ V, 3, v. 1029, p. 47. 66 Ibid., III/ V, 2, v. 1004-1005. 67 Ibid., III/ V, 3. v. 1033. 68 Ibid., III/ V, 3, v. 1036. Formes du méta-théâtre dans La Comédie des comédiens PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0022 333 l’auteur dramatique que l’art de jouer de l’acteur, car, la ‘feinte’ que les comédies nouvelles mettent en scène est plus raffinée qu’autrefois : il ne s’agit plus simplement de se ‘déguiser’ ou de se ‘travestir’ mais de feindre des ‘sentiments’, un art dont seul le meilleur acteur est capable. La théorie de l’art dramatique développée ici par Scudéry est basée sur le caractère sémiotique du fait théâtral. Scudéry insiste sur la duplicité du signe théâtral, en distinguant entre signifiant et signifié, représentant et représenté, et en niant expressément l’idée que la réalité fictive soit ‘présente’ sur scène. Même si l’illusion est sans aucun doute l’élément central de l’esthétique de l’imitation, le concept que Scudéry en développe n’est donc pas - à la différence d’autres théoriciens et praticiens - celui d’une illusion ‘totale’ qui veut que « ce qu’on voit au théâtre, ce n’est pas le signe, c’est la chose 69 ». Comme le prouve le prologue de Mondory, la conscience de l’illusion et des conventions qui règlent sa fabrication fait partie de la théorie de Scudéry. De cette façon, il réussit à établir une frontière nette entre la notion traditionnelle d’illusion en tant que production d’apparences trompeuses et le concept moderne de l’illusion esthétique basé sur la ‘collaboration’ active du spectateur qui est prêt à ‘croire’ à l’histoire représentée, tout en sachant qu’elle ne se déroule pas ‘vraiment’ sur scène. Grâce au prologue de Mondory, la pièce devient une sorte d’école du spectateur auquel celle-ci apprend à lire les signes théâtraux. En insistant sur les composantes ‘techniques’ de l’illusion - l’art du comédien et l’art du dramaturge - Scudéry participe à la grande tentative des théoriciens de l’époque, celle « de donner un fondement rationnel » à l’illusion et de faire ainsi l’apologie du théâtre 70 . 69 Hénin, « Poétique de l’illusion scénique », p. 18. 70 Forestier, « Introduction », p. 9. PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? B ÉNÉDICTE L OUVAT (U NIVERSITÉ T OULOUSE - J EAN J AURÈS ) C’est en juillet 1639 que paraît chez Augustin Courbé L’Amour tyrannique 1 , précédé du Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry dédiées à l’Académie française par Monsieur de Sillac d’Arbois, pseudonyme de Jean-François Sarasin. La pièce a été créée l’année précédente (Chapelain précise qu’elle l’a été au moment du « carnaval 2 ») et jouée avec un certain succès, si l’on en croit les propos de son auteur dans la dédicace à la duchesse d’Aiguillon, propos corroborés par la correspondance de Chapelain et de Guez de Balzac 3 . Scudéry explique en 1 On peut résumer l’intrigue en ces termes : Tiridate, roi de Pont et époux d’Ormène, s’est follement épris de sa belle-sœur Polyxène, femme de son beaufrère Tigrane. Pour l’obtenir, il a déclaré la guerre au roi de Cappadoce, Orosmane, père de Tigrane et d’Ormène. Après avoir réduit en captivité Orosmane, Tigrane et Polyxène, il demande à Tigrane de choisir entre la vie de son père et l’honneur de son épouse. Pour sortir de l’impasse, Tigrane accède à la demande de Polyxène, qui le supplie de la tuer pour éviter l’infamie. Mais elle en réchappe. Tigrane tente ensuite de fléchir sa sœur, Ormène, et d’obtenir son soutien contre le tyran. La sortie de la crise viendra finalement du gouverneur de Tiridate, Pharnabase, et du frère de Polyxène, Troïle, qui fera céder Tiridate par les armes, avant qu’il ne soit gagné par la grandeur d’âme et l’amour de son épouse. 2 Le 11 juillet 1639, Chapelain écrit à Guez de Balzac : « Cet Amour tyrannique a fait un étrange bruit, ce carnaval, à la cour et à Paris » (Lettres de Jean Chapelain, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880, p. 454 ; site Naissance de la critique dramatique). 3 Chapelain évoque la pièce à quatre reprises (les 15 janvier, 11 juillet, 28 août et 11 septembre 1639) ; s’il porte sur la pièce de Scudéry un jugement assez négatif, il reconnaît néanmoins qu’elle a « fait grand bruit » (lettre du 15 janvier, éd. cit., p. 367 ; site Naissance de la critique dramatique) et que son auteur « a noblesse d’esprit et des expressions très fortes. Dans cet Amour tyrannique, il s’est surpassé Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 336 effet la publication de son ouvrage par « l’impatience publique » et indique à sa dédicataire qu’il a eu « la gloire » « d’être représenté quatre fois devant Monseigneur, et devant [elle] 4 ». Quant à Sorel, il rapporte que Scudéry « fit jouer L’Amour tyrannique, qui eut le bonheur d’agréer au Cardinal de Richelieu 5 ». La pièce constituait la onzième production de Scudéry, venait après L’Amant libéral (représentée en 1636), elle-même écrite après ses deux seules tragédies - ou pièces explicitement sous-titrées ainsi par leur auteur-, La Mort de César, créée au Marais au début de l’année 1635 et Didon au cours de la saison théâtrale 1635-1636. Son sujet en était semble-t-il inventé, à l’exception de l’épisode, emprunté à Tacite 6 , de Radamiste et Zénobie, dans lequel « un prince traqué avec son épouse la frappe de son épée et la jette à l’eau par amour pour qu’elle ne tombe au pouvoir des ennemis, mais sa main est si peu ferme qu’elle en réchappe 7 ». Composé et représenté quelques mois après la publication des Sentiments de l’Académie sur Le Cid qui venait mettre un terme à des débats commencés un an plus tôt et auxquels Scudéry avait largement contribué par ses Observations, L’Amour tyrannique a presque toujours été interprété comme le dernier acte de la Querelle du Cid. Ce geste critique est à l’œuvre dans le développement déjà évoqué de la Bibliothèque française de Sorel, qui affirme : « M. de Scudéry piqué d’une belle et noble émulation, montra qu’il ne savait pas seulement reprendre les autres, mais qu’il savait comment il fallait faire des ouvrages capables d’égaler les plus relevés, et d’en surpasser soi-même » (lettre du 11 septembre, éd. cit., p. 493-494 ; site Naissance de la critique dramatique). 4 L’épître dédicatoire commence par cette déclaration : « C’est plutôt par l’impatience publique, que par ma propre inclination, que je me porte à faire imprimer cet ouvrage que je vous offre : Car après la gloire qu’il a eu, d’être représenté quatre fois devant Monseigneur, et devant vous ; après les choses que S. E. en a dites en présence de toute la cour ; après l’honneur qu’elle m’a fait, de vouloir avoir ce Poème en manuscrit dans son cabinet ; & après le rang que vous lui avez donné tout haut, parmi ceux de cette nature ; ma plus ardente ambition est tellement assouvie, qu’elle ne trouve rien à désirer. » (L’Amour tirannique, tragicomédie. Par Monsieur de Scudéry, Paris, Augustin Courbé, 1639, n.p.). 5 Sorel, La Bibliothèque française, Paris, Compagnie des Libraires, 1664, p. 185. 6 Tacite, Annales, XII, LI. 7 Jacques Truchet, Notice de L’Amour tyrannique dans Théâtre du XVII e siècle, éd. Jacques Scherer et Jacques Truchet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1986, p. 1404. Selon Henry Carrington Lancaster (A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century [1932], New York, Gordian Press, 1966, Part 2, vol. 1, p. 229), le rapprochement avec Tacite remonte à Alfred Batereau (Scudéry als Dramatiker, Leipzig, E. Stephan, 1902). L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 337 beaucoup d’autres 8 ». Il est encore omniprésent, trois siècles plus tard, dans les analyses de Lancaster et dans celles qu’Hélène Merlin consacre à la pièce dans Public et littérature, et déjà bien représenté dans la notice de Jacques Truchet. Cette dernière s’ouvre ainsi : « Dans l’esprit de son auteur, L’Amour tyrannique […] était le complément naturel des Observations sur Le Cid : après la critique, l’exemple à suivre 9 » ; J. Truchet évoque ensuite, comme l’avait fait Lancaster 10 , quelques-uns des éléments qui font de L’Amour tyrannique un anti-Cid ou un Cid retourné, notamment les deux personnages féminins de Polyxène et d’Ormène, manifestement conçus comme des « anti- Chimène 11 ». Les analyses d’H. Merlin s’inscrivent quant à elles dans le sillage de la fin du commentaire de Sorel, qui explique la préférence de Richelieu pour L’Amour tyrannique par des raisons politiques : il y a des Mémoires de ce temps-là qui ne sont pas imprimés, lesquels trouvent une cause plus fine de l’aversion que le Cardinal concevait pour Le Cid, et de l’inclination qu’il témoignait pour L’Amour tyrannique : C’est que dans le premier il y avait des paroles qui choquaient les grands Ministres, et dans l’autre il y en avait qui exaltaient le pouvoir absolu des Rois, même sur leurs proches. 12 Ainsi, pour H. Merlin, « si l’exemplarité proposée par Le Cid (mais aussi bien par Médée ou Horace) est celle de l’héroïsme de la volonté et de l’exaltation de la puissance, on pourrait définir celle de L’Amour tyrannique comme une exemplarité de la soumission 13 », ce qu’elle montre précisément en s’appuyant sur un relevé des occurrences des motifs de la providence et de la recherche de la mort en lieu et place de l’action (recherche présente chez Ormène, Polyxène, Orosmane et Tigrane 14 ) mais aussi sur le spectacle de la 8 Op. cit., p. 184-185. 9 Éd. cit., p. 1402. 10 Selon Lancaster, les personnages de L’Amour tyrannique sont tous conçus en réponse à ceux du Cid : ils sont au nombre de neuf et chacun d’eux trouve son correspondant dans la pièce de Corneille (ainsi le vieil Orosmane, père du héros, répond à Don Diègue, Tigrane à Rodrigue, Polyxène à Chimène etc.) ; comme son rival encore, Scudéry fait jouer le ressort du conflit entre l’amour et la nature (op. cit., p. 229). 11 Loc. cit., p. 1405. 12 Op. cit., p. 185. 13 Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 267-268. 14 Voir notamment l’analyse qu’elle propose de la scène 6 de l’acte IV, qui met en présence Tigrane et Ormène : dans cette « disputatio où [Tigrane] demande à sa sœur Ormène de l’aider dans [l]e projet [de mise à mort du tyran], deux exemplarités s’opposent […]. Tigrane fait un tableau de la situation propre à Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 338 soumission au roi qui nourrit la scène 3 de l’acte II, et s’ouvre sur un geste que le roi légitime Orosmane adresse au tyran Tiridate alors qu’une « troupe de citoyens » est agenouillée devant lui (« Il arrête Tiridate, et lui fait voir ces habitants à genoux 15 ». Si ces lectures ont bien sûr toute leur pertinence herméneutique et font probablement écho à la réception première de l’œuvre, c’est un autre aspect de L’Amour tyrannique qui retiendra notre attention, à savoir le dispositif éditorial dans lequel il paraît en 1639 - sur lequel la plupart des commentateurs modernes font silence - et les effets de sens que produit un tel dispositif, dans un contexte qui n’est pas seulement celui de la Querelle du Cid mais aussi de l’élaboration du modèle tragique français ou d’un modèle tragique moderne, fondé sur l’appropriation encore balbutiante des principes aristotéliciens et la liquidation de la tragi-comédie. Un double poste d’observation du genre tragique À quelle famille de textes ou de publications peut-on rattacher cet ouvrage qui associe le discours théorique de Sarasin et la pièce de Scudéry ? Deux types d’exemples se présentent à l’esprit : tout d’abord le couple que forment, en 1628, la refonte en tragi-comédie de Tyr et Sidon de Jean de Schélandre et sa publication, précédée de la préface de François Ogier en faveur de la tragi-comédie. Comme le note Hélène Baby dans son édition du Discours de Sarasin 16 , les deux ensembles (celui de 1628 et celui de 1639) sont comparables et inverses, le second liquidant ce que le premier promouvait et constituait comme un genre autonome et digne de rivaliser avec les deux genres hérités de l’Antiquité. On peut être également tentée de comparer l’ensemble que forment la pièce de Scudéry et le Discours de Sarasin au couple constitué par la Poétique et l’Alinde de La Mesnardière, ou par La Pratique du théâtre d’une part, La Pucelle d’Orléans et Cyminde ou les “réveiller” Ormène et à le pousser à la vengeance. Mais, relais indispensable du spectateur sur scène, Ormène refuse de se laisser gagner par le devoir que prétend lui imposer Tigrane : “Ah ! notre guérison ne dépend point des hommes, / Il faut un coup du Ciel pour nous en garantir.” Dans une contre-délibération qui évoque les stances de Rodrigue, elle refuse de choisir : “Saisi d’étonnement, de tristesse et d’horreur… / Je vous dois secourir, mais je le dois aimer.” Rodrigue au contraire avait choisi d’agir plutôt que mourir, puis, le comte tué - mais seulement à ce moment-là -, d’offrir sa vie à Chimène. Ici, au contraire, personne n’a le droit de se substituer à la justice divine. » (op. cit., p. 271). 15 L’Amour tyrannique, éd. J. Truchet, Théâtre du XVII e siècle, p. 549. 16 Site Idées du Théâtre, http: / / idt.huma-num.fr/ notice.php? id=397. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 339 deux victimes de d’Aubignac d’autre part. Dans ces différents cas, on a affaire à un texte théorique et à son illustration ou à un texte dramatique et à sa théorisation, parus ensemble (pour les textes d’Ogier et de Schélandre) ou séparément (pour ceux de La Mesnardière et de d’Aubignac). Pas plus qu’Ogier n’était celui de Tyr et Sidon, Sarasin n’est l’auteur de L’Amour tyrannique, ni Scudéry celui du Discours de la tragédie et, par ailleurs, le texte dramatique précède, chronologiquement, le texte théorique, dont on se demande régulièrement à la lecture s’il commente vraiment la pièce, tant demeure l’impression tenace d’un écart, d’une disjonction entre le commentaire de Sarasin et la pièce de Scudéry. Sarasin formule en effet a posteriori des principes d’écriture qui n’ont peut-être pas, dans les faits, présidé à la genèse de la pièce, ou pas autant qu’il le dit, et sans doute pas de cette manière. Nous nous demanderons donc si L’Amour tyrannique est bien une pièce manifeste, illustration de principes esthétiques et en l’occurrence des constituants de la tragédie tels qu’ils ont été définis par Aristote, ou un exemple des tâtonnements du genre tragique, mais aussi de l’exploration de la frontière entre tragi-comédie et tragédie, comme bien d’autres pièces des années 1635-1640, et dont Le Cid est l’exemple le mieux connu. Nous proposerons in fine de lire L’Amour tyrannique indépendamment du Discours de Sarasin et d’évaluer ce qui résiste à la lecture de Sarasin. Il convient cependant, avant d’en venir à cette étape, de montrer en quoi le Discours de la tragédie autant que L’Amour tyrannique, et chacun à sa manière, constituent des postes d’observation particulièrement intéressants de la situation du genre tragique, de ce qu’on appelle tragédie et de la frontière entre tragédie et tragi-comédie immédiatement après la Querelle du Cid. L’histoire littéraire a longtemps considéré que c’était la Querelle du Cid qui avait mis fin au développement de la tragi-comédie 17 et imposé le retour du cothurne en France. L’examen précis des faits montre qu’il n’en est rien, pour trois raisons au moins 18 . Tout d’abord, la renaissance de la tragédie sur la scène professionnelle parisienne s’opère dès la saison théâtrale 1634-1635 - avec la série que forment Hercule mourant de Rotrou, Hippolyte de La Pinelière, Sophonisbe de Mairet, Médée de Corneille et La Mort de César de Scudéry -, et non au lendemain de la Querelle du Cid. Par ailleurs, cette 17 Ainsi, pour Lanson (Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1920, 4 e partie, livre 2, p. 424), « Le Cid eut le mérite de fixer la notion de tragédie classique ; et c’est par là qu’il est une date considérable dans l’histoire de l’art. C’est une de ces œuvres fécondes et impérieuses qui engagent l’avenir. » 18 Pour un examen plus précis de ces différents points, nous nous permettons de renvoyer à notre essai L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, PUPS, 2014. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 340 renaissance n’a pas mis fin brutalement à la tragi-comédie, qui connaît même un regain d’intérêt immédiatement après la Querelle du Cid 19 . Enfin, la question générique - en d’autres termes, celle de savoir si Le Cid est une tragédie qui ne dit pas son nom ou une tragi-comédie atypique - n’est pas au centre de la Querelle du Cid, ou elle l’est de manière très particulière : au fond, ce que montrent les Observations de Scudéry, et que prolongent les Sentiments de l’Académie, c’est que Corneille n’a respecté ni les principes d’écriture de la tragi-comédie 20 , en « intriguant » mal ou pas assez son sujet, ni les principes d’écriture de la tragédie, en oubliant que le poète n’est pas l’historien et qu’il n’est pas soumis au vrai mais au vraisemblable - ce qui était au cœur de la Querelle -, double faute, double manquement aux règles génériques qui conduisait assez logiquement à considérer que Le Cid était un objet théâtral non identifiable et par là-même condamnable. La question des genres telle qu’elle se manifeste dans les Observations indique surtout la proximité entre tragédie et tragi-comédie à ce moment-là de leur histoire, ce qui, rappelons-le, n’a pas toujours été le cas et explique tout à la fois les flottements de genres et de titres autour de L’Amour tyrannique et la contestation du nom de « tragi-comédie » à laquelle se livre Sarasin dans son Discours. Si, de fait, la concurrence entre la tragédie et la tragi-comédie à partir de la fin du XVI e siècle et la promotion des sujets romanesques et amoureux dans la tragédie a eu pour conséquence, dans un premier temps, une « crispation 21 » des deux genres sur leurs constituants distinctifs, et tout d’abord sur le dénouement funeste comme trait spécifique et distinctif de la tragédie au regard de la tragi-comédie, la frontière qui les sépare s’est considérablement assouplie dans la seconde moitié des années 1630. En l’occurrence, Le Cid a bien joué un rôle essentiel dans cette évolution, en faisant bouger les lignes relativement à la source d’inspiration - son sujet est puisé dans l’Histoire, terrain auparavant réservé à la tragédie, et constituant propre au genre - et à la nature du dénouement. 19 Une petite centaine de tragi-comédies paraît entre 1635 et 1643, avec une moyenne de dix pièces par an, les années 1637, 1639 et 1642 atteignant le chiffre de treize publications. Pour le détail, voir L’« Enfance de la tragédie », op. cit., p. 211. 20 Principes qui sont en grande partie ceux de la comédie selon Scudéry, comme le montre Jean-Yves Vialleton dans le présent ouvrage. 21 Nous reprenons ce terme à l’ouvrage d’Enrica Zanin (Fins tragiques. Poétique et éthique du dénouement dans la tragédie de la première modernité (Italie, France, Espagne, Allemagne), Genève, Droz, 2014, p. 126). L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 341 Ce n’est, bien sûr, pas en vertu de sa source que L’Amour tyrannique peut être qualifié de « tragédie » par Sarasin 22 , et le Discours fait silence sur ce point - on y reviendra. Il l’est d’abord en raison de sa régularité, et Sarasin montre de quelle manière Scudéry s’est astreint à respecter les unités de temps (son action tient en moins de vingt-quatre heures), de lieu (« il ne faut point de lieu que celui de la pointe d’un bastion de la ville d’Amasie, et les pavillons de Tyridate 23 » qui sont au pied des remparts de la ville) et d’action, cette dernière étant entendue comme « ce qui se passe entre plusieurs [personnages], et qu’on peut rapporter à un même sujet 24 ». Le fait, cependant, n’est pas suffisant, les pastorales du temps notamment étant généralement assujetties aux unités de temps, de lieu, voire d’action. Si L’Amour tyrannique peut être défendu comme « tragédie », c’est d’abord parce que, aux yeux de son champion, il met en œuvre tous les constituants de la tragédie tels qu’ils ont été définis par Aristote : pièce implexe, l’ouvrage de Scudéry mêle péripétie (l’arrivée de Troïle, qui vient opérer le renversement du cours des actions) et reconnaissance (celle de son crime et de l’innocence de ceux qu’il avait condamnés par Tyridate), dans un cadre familial 25 , tous éléments qui le rendent propre à exciter la terreur et la pitié et à toucher le cœur des spectateurs. Mais c’est aussi parce que le dénouement heureux, rappelle Sarasin, n’est pas l’apanage de la tragi-comédie, comme l’atteste la Poétique d’Aristote et les exemples d’Alceste, des deux Iphigénie, d’Io et d’Hélène, ce qui rend à ses yeux caduque la conservation de la dénomination « tragi-comédie » dès lors que les deux genres partagent tout, y compris leur dénouement. Le même raisonnement se retrouvera dans La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac, au chapitre « De la tragicomédie » : ce que nous avons fait sans fondement, est que nous avons ôté le nom de Tragédie aux Pièces de Théâtre dont la Catastrophe est heureuse, encore que 22 Cette qualification est posée d’emblée : « Auparavant que de commencer à juger de cette tragédie (c’est ainsi que nous l’appellerons, et non pas tragi-comédie, pour les raisons que nous apporterons en leur lieu) » (Discours en forme de Remarques… en tête de L’Amour tyrannique, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 2 ; éd. Hélène Baby, site IdT) 23 Ibid., p. 11. 24 Ibid., p. 10. 25 Cette dernière caractéristique le conduit à affirmer : « Il n’y a donc que les Tyridates, les Ormènes, les Tigranes, les Polyxènes, les Orosmanes, qui puissent épouvanter nos âmes et les attendrir ; c’est-à-dire, il n’y a que les maris, les femmes, les beaux-pères, les beaux-frères, les belles-sœurs qui nous puissent toucher avec violence ; il n’y a que ceux que le sang et l’amitié joignent, dont les malheurs nous donnent de la terreur et de la pitié. » (ibid., p. 19). Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 342 le Sujet et les personnes soient Tragiques, c’est-à-dire héroïques, pour leur donner celui de Tragi-Comédies. […] Or je ne veux pas absolument combattre ce nom, mais je prétends qu’il est inutile, puisque celui de Tragédie ne signifie pas moins les Poèmes qui finissent par la joie, quand on y décrit les fortunes des personnes illustres. 26 Ce qui est très frappant, c’est que Sarasin ne dit absolument rien de la nature ou de la source du sujet et ne reprend pas ce qui constituait encore, à la fin des années 1620 et au début des années 1630, la ligne de partage entre tragédie d’une part, tragi-comédie, comédie et pastorale d’autre part, c’est-à-dire l’opposition entre sujet connu et sujet inventé, mobilisée par Baro dans la préface de la Célinde 27 , par Chapelain dans la Lettre sur la règle des vingt-quatre heures 28 et par Mairet dans son Discours en forme de préface 29 placé en tête de la Silvanire. On comprend aisément le silence de Sarasin, le caractère largement inventé du sujet pouvant constituer un point un peu gênant. Cette absence indique aussi que l’outillage théorique ou conceptuel mobilisé et mobilisable pour défendre la qualité tragique d’une pièce de théâtre est en train de changer, que les critères définitionnels du genre ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux sur lesquels se fondaient les prédécesseurs de Sarasin et que l’on assiste sans doute, au lendemain de la Querelle du Cid, à un changement de paradigme. Pour le dire rapidement, au discours et à l’outillage notionnel issu des commentateurs humanistes et d’Horace est en train de se substituer l’arsenal théorique de la Poétique d’Aristote, qui passe par la médiation de Heinsius 30 . Chez Sarasin cependant, 26 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 218-219. 27 « C’est une maxime reçue parmi la plupart de ceux qui ont écrit, que la Tragédie n’a pour objet que la Vérité » (Avertissement de La Célinde, Paris, François Pommeray, n.p.). 28 « … beaucoup de Spéculatifs […] ont estimé […] qu’une Tragédie ne se pouvait dire absolument bonne qui n’eût un événement véritable pour sujet, à cause, disent-ils, que les grands accidents des couronnes sont ordinairement connus aux hommes, et que si le jugement sur cette réflexion vient à se douter qu’ils soient inventés, la créance lui manque soudain et ensuite l’effet que la seule créance eût produit » ([Lettre sur la règle des vingt-quatre heures], 1630 ; dans Temps de Préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la Querelle du Cid, éd. G. Dotoli, Paris, Klincksieck, 1996, p. 230). 29 « Le sujet de la tragédie doit être un sujet connu, et par conséquent fondé en histoire, encore que quelquefois on y puisse mêler quelque chose de fabuleux » (Préface en forme de discours poétique [1630], éd. Marc Douguet, site IdT). 30 Publié une première fois à Leyde en 1611, le De Constitutione Tragoediae ne commence à circuler en France qu’à partir de la Querelle du Cid, qui donne une place importante à la réflexion sur la fable. Rappelons en outre que Heinsius L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 343 ce changement de paradigme, sans cesse affiché 31 n’est pas extrêmement rigoureux, ce pour plusieurs raisons : le texte combine deux modèles rhétoriques, l’éloge et le traité théorique 32 ; il constitue l’habillage mondain de contenus théoriques 33 , ce qu’indique notamment la modestie de son soustitre (« Remarques ») ; il est probablement surtout un exercice, réalisé dans un cadre polémique, et auquel Sarasin ne croit peut-être qu’à moitié. Sarasin pense-t-il sérieusement que L’Amour tyrannique soit l’Œdipe roi 34 des temps modernes ? y croit-il plus que nous ? il est permis d’en douter, tant l’application des concepts aristotéliciens aux constituants de la pièce de Scudéry paraît forcée. Mais le Discours de Sarasin n’est pas seulement éloigné de la pièce de Scudéry ; il l’est aussi de l’esprit et de la lettre des paratextes scudériens et de la manière dont Scudéry commente, ici ou là, sa propre pratique de poète tragique et plus généralement de dramaturge. Scudéry, on le sait, n’est pas un théoricien ; il l’est devenu, occasionnellement, au moment de la Querelle du Cid, en composant à quelques mois d’intervalle les Observations sur Le Cid et L’Apologie du théâtre. Ses positions sur la tragédie s’expriment aussi et peut-être d’abord ailleurs, en l’occurrence dans quelques-uns des paratextes proposait non seulement un commentaire de la Poétique d’Aristote, mais également une réorganisation de ses développements selon un plan conçu à partir de la division en parties de la tragédie. C’est ce plan que reprennent Sarasin et La Mesnardière. Voir Anne Duprat, introduction à sa traduction et édition du texte de Heinsius (Genève, Droz, 2001, p. 38 sq.) 31 Par la référence constante à Aristote et l’adoption d’une division autant que d’une nomenclature aristotéliciennes, quoique médiatisées par la lecture de Heinsius. 32 Le positionnement de Sarasin est pour le moins hésitant de ce point de vue : affirmant « écri[re] de simples remarques sur L’Amour tyrannique, plutôt qu[‘il] n’en fai[t] l’éloge », il explique qu’il ne critiquera pas les ouvrages des autres auteurs parce qu’il « écri[t] seulement pour [l]a gloire de [son ami] » et « [s]e contentera[…] de faire voir les beautés de son ouvrage, sans observer les vices des autres ». (éd. cit.) 33 Sur cette caractéristique propre à une partie des textes théoriques de la période, voir Hélène Baby, Littératures classiques, n° 83 (« Préface et critique. Le paratexte théâtral en France, en Italie et en Espagne [XVI e -XVII e siècles] », dir. A. Cayuela, F. Decroisette, B. Louvat-Molozay et M. Vuillermoz), 2014, « Le péritexte théâtral des années Richelieu », p. 55-81. 34 Le Discours s’ouvre en effet sur cette déclaration : « L’Amour tyrannique de Monsieur de Scudéry est un poème si parfait et si achevé que, si le temps n’eût point envié au siècle du cardinal de Richelieu la naissance d’Aristote, ou que Monsieur de Scudéry eût écrit sous l’empire d’Alexandre, je pense avec raison que ce Philosophe aurait réglé une partie de sa Poétique sur cette excellente tragédie, et qu’il en aurait tiré d’aussi beaux exemples que de celle d’Œdipe, qu’il estime singulièrement. » (éd. cit.). Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 344 qui accompagnent la publication de ses œuvres dramatiques. L’examen de ces écrits témoigne tout d’abord d’une fluctuation, voire d’un retournement assez radical à l’égard du genre tragique pendant la période qui nous intéresse. En 1636 en effet, dans l’avis « Au lecteur » de La Mort de César, Scudéry affirme : Il est des tragédies comme des beautés sérieuses : elles ne plaisent pas à tout le monde. Ce genre de poème, qui n’a pour but que d’émouvoir les passions et de donner de l’horreur et de la pitié, ne saurait être le divertissement de ces humeurs enjouées qui n’en peuvent trouver qu’à rire. […] j’avoue que le poème grave attire mon inclination tout entière et que je me fais violence lorsqu’on me voit travailler sur un sujet qui ne l’est pas. […] J’ai plus de peine à faire parler des bergers que des rois ; et les maximes de la morale et de la politique s’offrent plutôt à mon imagination que je n’y trouve cette humble et douce façon d’écrire que demande un ouvrage comique. 35 Cinq ans plus tard, il donne avec la préface d’Andromire un authentique manifeste en faveur du genre mixte de la tragi-comédie, s’opposant implicitement aux arguments de Sarasin qui, dans le Discours sur la tragédie, condamnait le mélange du cothurne et du brodequin. Il en profite pour faire un retour sur ses précédentes compositions : […] Je ne sais si j’ai raison de me faire une loi de mon expérience, mais je sais bien que, des treize poèmes que j’ai composés pour le théâtre, et qui tous ont été reçus du public plus favorablement que je ne le méritais, les tragi-comédies ont été les plus heureuses, quoique chacun m’ait voulu faire croire que mon principal talent était dans les choses graves. 36 La contradiction entre les deux déclarations pourrait s’interpréter comme palinodie ou comme opportunisme. On peut cependant considérer, avec Éveline Dutertre, que Scudéry est « comme beaucoup, l’homme des sincérités successives 37 ». Il n’est d’ailleurs pas le seul dramaturge qui, engagé dans l’aventure de la renaissance de la tragédie au milieu des années 1630, soit ensuite revenu à la tragi-comédie. Cet itinéraire est aussi celui de Mairet, ce que l’on a pu expliquer par le fait qu’ils auraient laissé le terrain tragique à Corneille, et qui tient plus probablement à ce que le genre tragicomique leur convenait davantage. 35 Scudéry, La Mort de César [1636], éd. Dominique Moncond’huy, Paris, « STFM », 1992, p. 289-290. 36 Scudéry, Andromire, Paris, Antoine de Sommaville, 1641, éd. Hélène Baby, site IdT. 37 Éveline Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 298. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 345 Indépendamment du positionnement par rapport aux deux genres concurrents, Scudéry manifeste dans ces paratextes une conscience aiguë des spécificités propres à chaque genre, ce qu’indique l’avis « Au lecteur » de La Mort de César, mais également celui qui précède La Comédie des comédiens, publiée un an plus tôt : C’est une maxime reçue entre les personnes qui se connaissent aux bonnes choses, que l’esprit de celui qui fait des vers, et qui les fait bien, doit être comme le Protée des Poètes, ou comme la matière première, capable de toutes formes : il faut qu’il sache faire parler des Rois et des Bergers, et les uns et les autres en des termes, qui conviennent à leurs conditions. […] Je ne tâche (Lecteur) de t’amener dans mon sens, par ce raisonnement, qu’afin que si la suite des temps te met en main après ma Comédie, Ligdamon, Le Trompeur puni, Le Vassal généreux, Orante, Le Fils supposé, Le Prince déguisé, La Mort de César, ou celle de Didon que je traite tu ne t’étonnes point d’y voir une diversité si grande, soit aux pensées, soit en la façon de les exprimer, quelques-uns de ces Poèmes, m’ont obligé de toucher en passant, la morale et la politique ; d’autres m’ont fait parler de l’art militaire et par terre et par mer ; les voyages de mes Héros m’ont fait marquer la Carte de leur navigation ; les aventures des personnes illustres m’ont donné les grandes et fortes passions, que demande une douleur éloquente […] 38 Ces textes définissent ce qui constituait probablement les caractéristiques essentielles du genre tragique pour leur auteur, exprimant, sans la rigueur du Discours de Sarasin, des convictions peut-être plus profondes. Qu’est ce qui, en définitive, fait tragédie pour Scudéry, et distingue le genre de la pastorale, de la comédie et de la tragi-comédie ? tout d’abord la condition des personnages (les « rois », opposés aux « bergers »), les discours qu’il convient de composer pour eux (il s’agit de « faire parler » lesdits rois) et des contenus (« la morale et la politique »). Le paratexte de La Comédie des comédiens précise encore la nature des discours, discours pathétiques, propres à exprimer les « grandes et fortes passions », et tout particulièrement la « douleur ». Or L’Amour tyrannique constitue une assez bonne illustration de ces éléments de définition… à moins que cette pièce ne soit rien d’autre qu’une tragi-comédie, puisque, encore une fois, c’est ce soustitre qui apparaît sur la page de titre. 38 Scudéry, La Comédie des comédiens. Poème de nouvelle invention, Paris, Augustin Courbé, 1635, n.p. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 346 L’Amour tyrannique, entre tragi-comédie et tragédie Nous nous proposons donc, en dernière instance, d’examiner ce qui fait de L’Amour tyrannique une tragi-comédie, avant de montrer ce qui peut la faire fonctionner comme tragédie, au regard non pas des critères retenus par Sarasin mais de ceux qui apparaissent dans les paratextes de Scudéry luimême et des constituants du genre tels qu’ils sont mis en œuvre dans les tragédies contemporaines. Les éléments qui rapprochent L’Amour tyrannique d’une tragi-comédie peuvent être déduits des critères proposés par Hélène Baby 39 ; ils ont, en outre, été assez précisément nommés par Jacques Truchet 40 . Il s’agit de : la primauté du motif amoureux - même si cet élément est, précisément, commun à la tragi-comédie et à bon nombre de tragédies de la période - ; la rivalité entre deux rois fondée sur des motifs amoureux ; la « structure du carré » (quatre personnages, en l’occurrence Ormène, Polyxène, Tigrane et Tiridate, qui forment deux couples) ; les violences ou tentatives de violences faites par le rival royal au couple principal. Le personnage principal luimême est assez caractéristique des protagonistes tragi-comiques : personnage monolithique, sans véritable intériorité, même dans le monologue en forme de stances qui lui est confié 41 , il ne manifeste un changement de volonté qu’après la survenue du deus ex machina, ressort également habituel dans la tragi-comédie. À cette liste peuvent être ajoutés le traitement spectaculaire de l’espace, même s’il est unifié, avec notamment une exploitation des jeux de niveaux 42 et d’abord de différents compartiments, nécessaires à la figuration de plusieurs lieux scéniques (parmi lesquels une tente, dans laquelle Tigrane est enchaîné au début de l’acte V), ainsi que des déguisements - dans le même acte V, Tigrane dissimule son identité pour 39 Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, notamment p. 117, 163, 169, 198. 40 Éd. cit., p. 1404-1406. 41 Ce monologue prend place à la scène 2 de l’acte IV et montre un Tiridate congédiant la « voix importune » de la « raison », « fâcheuse conseillère », « conseillère indiscrète » qui lui rappelle que « [s]on cœur offense la nature / Et qu’il a d’injustes désirs », à quoi le personnage oppose une maxime politique : « Les Rois sont au-dessus des crimes, / Toutes choses sont légitimes / Pour les Princes qui peuvent tout. » (L’Amour tyrannique, IV, 2, v. 1069-1093, éd. J. Truchet, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 569-570). 42 À la scène 5 de l’acte II, Tigrane et Polyxène sont ainsi juchés sur « le haut de la tour », comme l’indique une didascalie interne (P HARNABASE : « […] Tigrane, que je vois / Sur le haut de la tour, pâle et transi d’effroi, / Et la Princesse encore, aussi morte que vive… », ibid., v. 575-577, p. 553). C’est cette scène, visuellement très efficace, qui figure sur le frontispice de l’édition de 1639. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 347 pouvoir retrouver Polyxène et à l’acte précédent, c’est un personnage secondaire, capitaine phrygien délégué par Troïle pour assurer les assiégés du concours prochain de l’armée phrygienne, qui paraît « vêtu en paysan, avec un panier plein de fruits qu’il feint de venir vendre au camp 43 » - et un nombre important d’objets (tablettes, bagues, poignard et autres armes). Il est vrai que ce type de dramaturgie spectaculaire n’est pas l’apanage exclusif de la tragi-comédie en cette période de flottement, de trouble dans le genre, où la tragédie n’a pas encore son décor et sa dramaturgie propres. L’Hippolyte de La Pinelière, La Sophonisbe de Mairet ou La Mort de Mithridate de La Calprenède, pour ne citer que ces exemples, faisaient place à un traitement semblable de l’espace et exploitaient également des constituants a priori plus attendus dans la tragi-comédie 44 . Car avec L’Amour tyrannique, Scudéry semble avoir composé une tragicomédie qui flirte avec la tragédie, voire une authentique tragédie, au sens où elle actualise des constituants que les contemporains pouvaient associer au plus grand des genres dramatiques. La pièce mobilise, tout d’abord, une onomastique très curieuse, plusieurs noms, et particulièrement des noms féminins, étant empruntés à l’Iliade et aux tragiques grecs (la série que forment Polyxène, Cassandre et Hécube, ces deux dernières étant les filles d’honneur d’Ormène). Certes, les personnages de la pièce de Scudéry diffèrent tout à fait, par leur comportement et leur caractère, de leurs correspondants antiques, mais on est en droit de se demander pourquoi Scudéry les a nommés ainsi. Plus fondamentalement, le couple que forment Tiridate et son gouverneur Pharnabase, et que le spectateur découvre dans la deuxième scène de la pièce, fonctionne comme une actualisation, parfaitement identifiable pour les spectateurs et les lecteurs, du couple que constituent, dans la tragédie moderne (depuis Garnier et jusqu’à Rotrou au moins), le tyran et son bon conseiller. De ce point de vue, la scène 2 du premier acte de L’Amour tyrannique est tout à fait comparable aux échanges entre Nabuchodonosor et Nabuzardan qui figurent dans Les Juives de Garnier - sans cesse réimprimé jusqu’aux premières décennies du XVII e siècle. L’entrée en scène de Tiridate, qui « sort de sa tente », donne lieu à une déclaration pleine de superbe que ne renierait pas le tyran des Juives : Enfin je suis vainqueur, la gloire m’environne ; Je brille de l’éclat d’une double couronne ; Toute la Cappadoce est soumise à mes lois, Et je m’en vais monter au trône de ses Rois. […] Notre rare valeur a passé comme un foudre, 43 Ibid., p. 566. 44 Voir B. Louvat, op. cit., p. 111-160. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 348 Les plus superbes tours ne font qu’un peu de poudre, Tout fléchit, tout se rend, et mes heureux projets N’ont point eu d’ennemis, qui ne soient mes sujets. 45 S’ensuit un débat de nature politique qui prend localement la forme de sentences, notamment dans ces deux échanges : Tiridate Vous offensez un Prince en disant qu’il sommeille, Le rang de Souverain veut que toujours il veille ; Et qui s’assure trop en ce qu’on lui promet Mérite le malheur où sa faute le met. Pharnabase Seigneur, qui vous instruit en de telles maximes ? Croyez-vous donc qu’un Roi doive faire des crimes, Et qu’il lui soit permis de violer sa foi, Comme n’étant plus homme, à cause qu’il est Roi ? Puis, immédiatement après : Pharnabase Croyez-vous donc avoir la fortune prospère, Quand vous aurez détruit un innocent beau-père ? Croyez-vous bien franchir un pas si dangereux, Et qu’une injuste guerre ait un succès heureux ? Tiridate Ne jugez point des Rois, âme vulgaire et basse ; Ne les mesurez pas avec une autre race ; Pour les y comparer, ils sont trop différents ; Les Rois ont des sujets, et n’ont point de parents. 46 Surtout, et à l’échelle de l’ensemble de la pièce cette fois, la structuration de l’action n’est pas celle de la tragi-comédie ou de la comédie et L’Amour tyrannique est, selon les termes employés par Scudéry lui-même à propos du Cid dans ses Observations, une pièce qui n’est pas, ou qui est mal « intriguée ». Il nous semble qu’on a affaire à une exploitation assez remarquable des potentialités de la situation bloquée et impossible à dénouer autrement que par un deus ex machina, ce en raison de la constance des caractères. Scudéry, en effet, met en place puis amplifie l’hybris de Tiridate, actualisation du tyran amoureux - et cousin du roi des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau - auquel il oppose la vertu sans faille et la constance morale de tous les autres protagonistes, à savoir Ormène, 45 I, 2, v. 113-116 et 121-124, éd. cit., p. 536. 46 I, 2, v. 145-152 et v. 157-164, éd. cit., p. 537. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 349 Polyxène, Tigrane et Orosmane. De sorte que les événements ou mouvements de la pièce (tentatives ou préparations d’assassinat, de Polyxène par Tigrane, de Tiridate par Tigrane, mais aussi les stances, celles de Tiridate comme celles de Tigrane, qui ne prennent jamais la forme de monologues authentiquement délibératifs) non seulement n’infléchissent pas le cours de l’action mais peuvent être placés dans un ordre ou dans un autre, puisqu’ils sont voués à l’échec. Ce qui compte, dès lors, et conformément aux indications contenues dans les paratextes de La Comédie des comédiens et de La Mort de César, c’est l’expression et le discours des passions, de la fureur amoureuse, de la constance morale et de la fidélité. Et précisément, l’unité stylistique et même la force de la pièce résident dans les discours pathétiques des personnages confrontés à l’exercice de la tyrannie et dans les subtiles variations que Scudéry introduit dans leur traitement. On comparera ainsi la vigueur de ceux qu’il compose pour Orosmane aux nuances plus délicates de ceux qu’il place dans la bouche de Polyxène et de Tigrane. Confronté à Tiridate à l’acte II, Orosmane lui demande la mort ; mais il assortit cette demande d’un avertissement : Marche, si tu le veux, sur mon front oppressé, Pour monter dans le trône où tu m’as renversé ; Mais saoule à tout le moins ta fureur en ma perte, Et ne te fais point Roi d’une ville déserte. Songe, en voyant l’état où tu nous as réduits, Que tu pourras tomber au désastre où je suis, Et que si l’équité n’est jamais assurée, L’injustice a toujours sa peine préparée 47 … Trois scènes plus loin, le dialogue entre Polyxène et Tigrane offre une variation sur le même motif de l’appel à la mort : Polyxène Ô rage ! ô désespoir ! Que feras-tu, Tigrane ? Quoi ! cet objet sacré, par une main profane, À tes yeux, en tes bras, souffrira la rigueur Et d’un injuste amant et d’un lâche vainqueur ? Quoi ! tu pourras souffrir qu’il entre dans ta couche ? Tu le verras pâmé sur cette belle bouche ? Et peut-être qu’encor, pour te faire enrager, Il te laissera vivre afin de t’affliger ? Ah ! non, non, meurs plutôt, devance ces misères, Va faire ton tombeau du trône de tes pères ; On t’a vu naître Prince, il faut mourir en Roi, 47 Ibid., II, 3, v. 487-494, p. 550. Bénédicte Louvat PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 350 Et d’un trépas au moins qui dépende de toi. 48 […] Tigrane Il faut, pour me sauver d’un injuste Monarque, Que votre main me mette en celle de la Parque. Croyez que cette mort n’aura rien que de doux, Si je la puis souffrir et pour vous et par vous. Donnez-la-moi, Seigneur, consultez-vous encore ? Percez, percez ce cœur ; et puisqu’il vous adore, Faites par votre bras qu’il puisse être en ce jour Une belle victime et d’honneur et d’amour. Toujours votre douceur exauça ma prière ; Écoutez celle-ci, puisque c’est ma dernière, Et que je puisse dire après ce coup aisé Que Tigrane jamais ne m’a rien refusé. Frappez, et délivrez une âme malheureuse. 49 La séquence manifeste en outre l’un des traits caractéristiques de la pièce, à savoir l’impossibilité d’agir, qui nourrit également les stances de Tigrane emprisonné, longue adresse à la Fortune du héros empêché 50 , et dont le salut ne pourra venir que d’un élément extérieur. Situation bloquée, héros empêché et multiplication des discours pathétiques confiés aux victimes d’un pouvoir tyrannique : de tels éléments font incontestablement signe vers la tragédie, mais vers un modèle tragique antérieur et que la scène parisienne est en train de congédier. En définitive, il semble que le dispositif bi-frons que constitue L’Amour tyrannique et le Discours de la tragédie peut être appréhendé comme deux manifestations, distinctes mais simultanées, de la situation du genre tragique et des oscillations ou tensions entre tragédie et tragi-comédie en 1638-1639, entre Le Cid et Cinna, mais aussi de l’articulation plus ou moins maîtrisée entre des modèles esthétiques et des déclarations théoriques. Si le Discours de Sarasin manifeste en effet un changement de paradigme théorique - et la promotion, alors neuve, de l’outillage aristotélicien -, ce changement ne s’accompagne pas automatiquement d’une transformation des pratiques d’écriture et de composition dramatiques. L’Amour tyrannique porte en effet la trace de pratiques tragiques antérieures, qui sont combinés avec des éléments de facture plus nettement tragi-comique, ou caracté- 48 Ibid., II, 5, v. 605-616, p. 553-554. 49 Ibid., v. 645-657, p. 555. 50 Ibid., V, 1, v. 1399-1428, p. 581-582. L’Amour tyrannique : défense et illustration de la tragédie ? PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0023 351 ristiques de cette période d’instabilité générique qui est celle de la tragédie parisienne des années 1634-1640. Dans ces conditions, L’Amour tyrannique peut difficilement être réduite à une machine de guerre contre Le Cid, à moins de considérer non pas la pièce seule, mais l’ensemble qu’elle forme avec le Discours de Sarasin, lequel lui assigne implicitement ce rôle. Considérée en elle-même, et indépendamment des circonstances dans lesquelles elle a été composée, elle apparaît encore une fois comme l’une de ces pièces, nombreuses pendant la période, qui manifestent l’hésitation autant que la porosité entre la tragi-comédie et la tragédie. De sorte que, si l’on veut absolument rattacher L’Amour tyrannique au Cid et à sa Querelle, il convient de considérer qu’elle ne peut être que l’avant-dernier acte de cette séquence de l’histoire du théâtre français, le dernier étant Cinna, avec lequel Corneille subsume les contradictions manifestes qui apparaissaient dans l’attelage formé par L’Amour tyrannique et le Discours de la tragédie, en donnant sa pleine place et surtout son plein effet au dénouement heureux et en allant puiser son sujet dans une page très connue de l’Histoire romaine. PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry P ERRY G ETHNER (O KLAHOMA S TATE U NIVERSITY ) Parmi les qualités comprises dans le code de conduite pour les protagonistes vertueux dans la littérature du dix-septième siècle, on compte le dévouement absolu envers autrui (la famille, le roi/ seigneur, le/ la bienaimé/ e, l’ami), et une des formes les plus spectaculaires de cet attachement est le combat de générosité. Il s’agit d’une offre de sacrifice : un personnage consent à porter la responsabilité pour l’offense d’un être cher. Dans la plupart des cas, cela veut dire qu’on accepte d’être emprisonné ou exécuté à la place de l’autre ou avec lui. Mais quand ce motif figure dans une tragicomédie, le sacrifice n’aura pas lieu ou du moins n’aura pas de conséquences fatales. Le plus souvent les offres de sacrifice se trouvent au dernier acte, mais dans certains cas elles parcourent toute la pièce. Les preuves de dévouement peuvent aussi avoir une influence sur la vie politique, car le personnage-obstacle est souvent un monarque : si c’est un bon roi ou reine, ils pardonnent à ceux qu’ils ont opprimés, permettant la formation de nouvelles alliances ; si c’est un roi méchant, il se convertit à la vertu et cesse de persécuter les innocents. Dans ces dénouements, la bienséance triomphe aux dépens de la vraisemblance, dans la mesure où l’altruisme des héros semble presque surhumain et que le changement chez le tyran semble trop soudain. Or, si le combat de générosité est un motif assez fréquent dans le théâtre de la première moitié du siècle, c’est Georges de Scudéry qui en fait l’usage le plus fréquent et le plus varié. En fait, contrairement à ses collègues, il utilise plusieurs types de couples capables de cette grandeur d’âme : deux hommes (amis, ou rivaux, ou maître et serviteur), ou un homme et une femme (amants ou époux). Je vais explorer ces catégories tour à tour. Le motif du combat de générosité, qui apparaît rarement dans la littérature française avant l’époque de Scudéry, remonte à l’antiquité. Il y en a plusieurs exemples dans les mythes et légendes grecs, et tous concernent des Perry Gethner PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 354 couples d’amis masculins : Oreste et Pylade, Castor et Pollux, Damon et Pythias 1 . Quant aux exemples de ce type de dévouement entre un homme et une femme, on n’en trouve guère avant le seizième siècle, surtout en Italie : pour mari et femme, une nouvelle de Giraldi Cinthio dans la collection Ecatomitti, et pour deux amants, la Gerusalemme liberata du Tasse 2 . Dans la littérature française il faut signaler surtout L’Astrée de d’Urfé, qui en fournit maint exemple. Le combat de générosité entre amis et rivaux devient possible surtout dans les cas où tous les deux sont guerriers et chacun admire la valeur de l’autre. Dans le cas exceptionnel du Trompeur puni, les rivaux en amour sont aussi amis. Leur amitié date du moment où Arsidor sauve la vie à un inconnu attaqué par trois hommes. C’est seulement par la suite qu’il apprend que son nouvel ami, Alcandre, aime la même femme que lui. Ils se battent pour elle, et quand Arsidor est victorieux, Alcandre renonce à la bien-aimée. Cette pièce, où le combat de générosité apparaît chez Scudéry pour la première fois, est significatif à plusieurs égards. Le combat prend trois formes : combat physique (duel), débat intérieur dans la mesure où chacun estime trop l’autre pour vouloir se battre contre lui, et duel verbal où les antagonistes déclarent leur désir de se sacrifier pour l’autre. Le duel verbal culmine dans une série de petites répliques parallèles, technique que Scudéry va souvent réutiliser. En voici un extrait : Alcandre : C’est moi qui dois périr, puisque j’ai fait le crime. Arsidor : Votre dessein n’a rien qui ne soit légitime. Alcandre : Le Ciel par votre bras veut punir mon orgueil. 1 Dans cette dernière histoire, relatée par Valère Maxime, Diodore de Sicile et Cicéron, il s’agit d’un homme condamné à mort qui demande un bref congé pour arranger des affaires de famille et propose en otage son meilleur ami, qui sera exécuté à sa place au cas où il ne reviendrait pas à temps. Le dévouement des deux amis leur vaudra la grâce du criminel. Au dix-septième siècle la seule pièce à ce sujet est la tragi-comédie de Chappuzeau, publiée en 1657 (en Hollande). L’histoire d’Oreste et de Pylade sera traitée par Coqueteau de La Clairière (1659, pièce perdue) et par La Grange-Chancel (1699). Scudéry se réfère brièvement à Oreste et Pylade dans sa toute première pièce, Ligdamon et Lidias (v. 990). 2 Chez Giraldi (Décade 5, nouvelle 4), la femme d’un homme condamné à mort entre dans sa cellule, change de vêtements avec lui, et le fait sortir, demeurant à sa place. En apprenant cette ruse, le gouverneur condamne les deux époux à mort, mais ils sont libérés grâce à la clémence du roi. L’histoire de Sofronia et d’Olindo, chez le Tasse (Canto 2, strophes 14-54) se place dans un contexte religieux : la jeune femme se dénonce, disant avoir commis un acte considéré comme un sacrilège dans l’espoir de sauver toute sa communauté chrétienne de la persécution du roi musulman, puis son amant se dénonce comme le vrai coupable pour sauver la vie à sa bien-aimée. Ils sont libérés grâce à l’intervention de la guerrière Clorinda. Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 355 Arsidor : Le mien de votre main n’attend que le cercueil. Alcandre : En ne cessant d’aimer, je dois cesser de vivre. Arsidor : Vivez franc d’un souci, dont ma mort vous délivre. Alcandre : J’aime bien mieux mourir, que vivre en des remords. Arsidor : Vous n’en devez avoir si je vais chez les morts. (p. 99-100) 3 De plus, cette pièce est unique dans sa structure, car Arsidor doit affronter tour à tour deux rivaux, dont le premier est malhonnête et le deuxième est magnanime : alors que le premier est un méchant à punir, le deuxième est un camarade admirable avec qui un combat moral devient possible. En général, les rivaux s’opposent à la fois en politique et en amour, mais pas toujours. Dans Arminius, les généraux des armées ennemies s’admirent mutuellement et aimeraient devenir amis, mais il n’y a pas de rivalité amoureuse. Chacun est marié et chacun aime sa femme. Mais alors que Germanicus, chef romain, s’est arrangé pour que sa femme, Agrippine, l’accompagne à la guerre, le chef allemand, Arminius, tente de regagner sa femme, Hercinie, d’avec qui il a été séparé par le père de la jeune femme ; elle est actuellement au pouvoir des Romains. Puisqu’Arminius veut sincèrement se réunir avec sa femme, il négocie avec les Romains pour sa délivrance. Quoique les deux rivaux soient patriotiques et férus de gloire personnelle, ils ont envie de mettre fin à la guerre pour honorer la vaillance de leurs ennemis. Mais cela n’est pas possible, car l’empereur Tibère a résolu la défaite des Allemands ; de plus, il se méfie de son meilleur général. Germanicus est également frustré dans son désir de rendre Hercinie à son mari, car le père et le beau-frère de celle-ci ont signé une alliance avec les Romains et insistent pour la garder avec eux. Quand Germanicus explique son dilemme à Arminius, celui-ci admet qu’il est déçu mais comprend la situation difficile de son rival. Il est significatif que, chaque fois que ces deux hommes se rencontrent, chacun comble l’autre de compliments sur leurs qualités morales. Par exemple, Arminius déclare : Nous sommes gens d’honneur, aussi bien qu’ennemis ; Nous ne ferons jamais, ce qui n’est point permis […] Combattant pour la gloire, et pour la Nation, Nous combattons sans fraude, et sans aversion. (p. 16) Germanicus est encore plus explicite, décrivant le conflit militaire entre les deux nations comme un combat de générosité à l’échelle nationale : Généreux ennemi que l’Univers renomme, C’est par là seulement que l’on peut vaincre Rome ; 3 Je modernise partout l’orthographe dans les citations. Les numéros de page renvoient à l’édition originale, mais je donne les numéros de vers quand j’utilise des éditions modernes. Perry Gethner PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 356 Ce n’est qu’en lui cédant, qu’on la peut surmonter ; Il faut être dompté, quand on la veut dompter […] (p. 17) Cependant, comme d’habitude, la grandeur d’âme des protagonistes n’aura que peu d’influence sur le dénouement. Ce sont les véritables personnages-obstacles qui devront disparaître : le père d’Hercinie, qui déteste son gendre à la fureur, rompt son alliance avec les Romains quand il voit l’amitié naissante entre Arminius et Germanicus, et le beau-frère se convertit à la vertu et renonce à sa passion adultère pour sa belle-sœur. La guerre se poursuivra, mais du moins Arminius et sa femme seront réunis. Dans Andromire les amis sont les principaux généraux des armées opposées, mais ils s’admirent mutuellement, d’abord pour leur prouesse et ensuite pour leurs qualités morales. Et puisque leur rivalité en amour disparaît bientôt (Siphax s’éprend d’une des sœurs de la reine, alors que son père veut qu’il épouse la reine ; Cléonime est amoureux de la reine et est aimé de retour), ils deviennent amis dévoués, constamment prêts à se sacrifier l’un pour l’autre. Scudéry présente le combat de générosité en une série d’épisodes parallèles. Siphax, fils du roi numide, qui est l’assiégeant, est capturé dans une bataille, et Cléonime, prince sicilien qui commande l’armée des assiégés, plaide pour sa libération sans rançon. La reine Andromire souscrit à ce conseil, tout en décidant de continuer la guerre. Ensuite, c’est le tour de Cléonime d’être capturé dans la bataille suivante, et naturellement Siphax plaide auprès de son père pour la libération de son ami. Mais Jugurthe refuse de suivre l’avis de son fils, n’ayant pas confiance en la bonne foi des Siciliens. Siphax se trouve donc tiraillé entre sa gratitude envers son ami d’une part, et d’autre part sa loyauté envers son père, qui est de plus son roi ; en outre, il craint le reproche de lâcheté qu’il devrait subir de la part de sa bien-aimée, qui l’estime pour sa grandeur d’âme. Jugurthe renforce la tension en donnant à son fils l’ordre de garder le prisonnier et d’en être directement responsable. Dans un entretien dramatique entre les deux amis, Siphax explique son dilemme et décide enfin que son désir de libérer Cléonime l’emporte sur les autres considérations, alors que Cléonime insiste que c’est le devoir de Siphax envers le roi qui doit l’emporter et refuse l’offre de se faire libérer. Les amis se servent constamment d’épithètes louangeuses, telles que « ô Prince généreux », « généreux ennemi », « Brave et courtois Rival », « ô Prince sans pareil ». Le passage, rempli d’offres réciproques (« Siphax : Je dois périr pour vous ; Cléonime : Et je dois vous défendre »), se termine par une impasse : « Délivrez-moi sans crime, ou que je meure ici » (p. 53-54). Mais ces déclarations de magnanimité ne vont pas influencer le déroulement de l’action, car un autre général sicilien organise une sortie contre les Numidiens, au cours de laquelle il délivre Cléonime. Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 357 C’est dans Orante que le combat de générosité entre rivaux est le plus spectaculaire, car il comporte un combat physique sur scène qui comprend cinq personnes. Ormin, oncle du personnage titre qui s’éprend d’elle malgré le lien de parenté et malgré le fait qu’il est déjà marié, se laisse emporter par sa passion jusqu’au point de provoquer en duel Isimandre, le rival qu’Orante préfère. Mais le troisième rival, Florange, après avoir appris qu’Ormin l’a trompé, se venge de lui de manière malhonnête : il paie deux assassins pour l’attaquer. Ces « braves » trouvent Ormin juste avant le duel qu’il vient d’arranger avec Isimandre ; le héros, qui arrive juste à temps, est si scandalisé par le procédé de Florange qu’il se bat aux côtés d’Ormin ; Isimandre parvient à tuer Florange et les assassins ; la valeur et l’altruisme du héros impressionnent Ormin à tel point qu’il cède la main d’Orante à son défenseur. Il est sensible aussi à l’humilité d’Isimandre, qui accorde le crédit pour son action au sort, au sens providentiel du terme. Ormin répond en acceptant le bon code moral : « Pour un cœur généreux, les bienfaits ont des charmes ; / Et vous me désarmez en conservant mes armes […] Vous avez triomphé de mon ressentiment » (p. 111-112). Cette conversion du personnage méchant est préparée en partie par le fait que, dans un monologue sur le lieu du duel quand il attend son adversaire, il s’assure de la victoire grâce non seulement à sa compétence guerrière mais aussi à ce qu’il croit l’honnéteté de son procédé : il veut que sa bien-aimée devienne le prix « Non pas au plus rusé, mais au plus généreux » (p. 109). Dans Ibrahim le combat de générosité entre rivaux n’est qu’esquissé. Achomat, général qui a combattu sous les ordres du personnage titre, tombe amoureux d’Astérie, fille du sultan Soliman. Celle-ci s’est éprise du vizir Ibrahim, mais après avoir appris qu’il aime ailleurs, renonce à lui et agrée l’amour d’un autre général, Achomat. Mais quand le sultan condamne Ibrahim à mort, alors que tout le monde sait que c’est une injustice manifeste, Astérie plaide en faveur du condamné et ordonne à son prétendant d’en faire autant. Achomat, dans un long monologue, hésite entre ses sentiments de jalousie envers celui qu’il continue à croire son rival en amour, et son sens de l’honneur, car il doit de la gratitude envers Ibrahim, qui vient de louer ses exploits en faisant le récit du combat au sultan. Enfin il prend le bon chemin : « Quiconque de la gloire, est toujours amoureux, / Même à ses ennemis, doit être généreux » (p. 163). Il va chez Soliman pour défendre Ibrahim et, si besoin est, mourir avec lui, et cet acte vertueux lui vaut l’admiration de son rival. Mais l’intervention d’Achomat ne jouera aucun rôle dans le dénouement, car le sultan s’est déjà repenti de sa méchanceté et revient avec l’intention de révoquer la sentence injuste. On a l’impression qu’Ibrahim, qui est un modèle de générosité, serait prêt à se dévouer pour Perry Gethner PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 358 aider Achomat, s’il le fallait, mais à cette occasion c’est le seul Achomat qui a l’occasion de servir un rival. Scudéry semble avoir été fasciné par l’offre de sacrifice entre roi et héros, catégorie que je n’ai pas retrouvée avant lui. Dans Le Vassal généreux Théandre, le personnage titre, est tellement dévoué à l’institution de la monarchie, et à la famille royale des Francs en particulier, qu’il est prêt à leur sacrifier sa vie. Mais le jeune roi Lucidan, dont la conduite tyrannique est si choquante que son peuple se révolte et le chasse, se convertit soudain à la vertu. Le combat de générosité a lieu quand le roi rencontre par hasard Théandre, qui vient d’être réuni avec sa bien-aimée Rosilée : les amants et leurs confidents prennent la fuite pour se soustraire à la persécution du roi, ignorant le fait qu’il vient d’être expulsé et doit s’enfuir lui-même. Lucidan voit cette situation gênante comme une manifestation de la justice des dieux, et il déclare que ceux qu’il a opprimés sont en droit de le punir. Il ordonne à Théandre de se venger en le tuant : Non, je ne suis plus roi, je suis votre ennemi : Vous pouvez librement vous prendre à ma personne […] Et si vous avez peine à me vouloir servir, Voyez ce qu’un tyran vous a voulu ravir (v. 1178-1186). Bien entendu, Théandre refuse, déclarant que l’ordre est illicite et que son devoir envers son roi est inviolable. Mais il va encore plus loin, en offrant de mourir à la place du roi : « Si le sort vous menace, ou bien s’il vous accable, / J’en veux être accablé, sans en être coupable » (v. 1195- 1196). Puis il offre de servir d’intercesseur entre Lucidan et les rebelles. Dans la scène finale, Théandre est élu roi par le peuple, mais il insiste pour replacer Lucidan sur le trône. Le roi exprime son repentir et implore le pardon de ses sujets, au même moment qu’il leur accorde le sien pour l’avoir chassé : « Dans les nouveaux desseins que la vertu me donne, / Princes, excusez-moi, comme je vous pardonne » (v. 1473-1474). Il conclut la pièce en proclamant la gloire de son ancien rival, à qui il propose de consacrer un autel. Dans Ibrahim le combat de générosité entre roi et héros est plus touchant, car les deux sont liés depuis longtemps d’une amitié intense. Pendant l’absence du général, parti pour la guerre, le sultan Soliman tombe amoureux de la fiancée de son ami, Isabelle, et cette passion, approuvée par les conseillers méchants, le mène à ordonner l’exécution injuste d’Ibrahim. Mais la vertu foncière de Soliman, combinée avec ses sentiments d’amitié envers Ibrahim, l’empêche de commettre le crime. Dans un ultime entretien avec Ibrahim et les autres personnages vertueux, il y a un combat de générosité très bref. Le général proclame qu’il serait prêt à subir la sentence inique pour prouver sa fidélité absolue envers le monarque : « l’amitié me conduit Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 359 à tel point, / Que je mourrai content si tu ne me hais point » (p. 179). Soliman révoque la sentence de mort et accorde la permission de partir à son ami et à sa fiancée, tout en sachant que ce départ lui sera extrêmement douloureux : « Non, non, il faut punir mon injuste folie ; / Oui, quittez le Sérail, revoyez l’Italie » (p. 180), et il quitte la scène en pleurs, disant : « Adieu ; non, je mourrais si je disais Adieu » (p. 181). Les combats de générosité entre un homme et une femme peuvent se faire, comme je l’ai dit, entre soit deux amants soit deux époux. La pièce où le combat entre amants est le mieux intégré à l’intrigue est Le Prince déguisé. Cléarque, prince amoureux de la fille de la reine de Sicile mais qui ne peut pas se présenter ouvertement puisqu’il vient d’un royaume ennemi, se procure un emploi comme jardinier dans le palais royal et se fait aimer de la princesse. Mais une rivale informe la reine des rendez-vous nocturnes des amants, et celle-ci les fait arrêter. Le résultat est un combat de générosité en trois étapes. Selon les lois du pays, si deux amants sont trouvés ensemble, celui qui a déclaré sa passion le premier sera condamné à être brûlé. Quand les jeunes gens apprennent ce décret, chacun s’accuse, sans la moindre hésitation, et insiste pour subir la peine en épargnant l’autre. La résolution de la princesse Argénie est d’autant plus remarquable qu’elle ne connaît son amant que depuis quelques jours et qu’elle n’a appris son rang de prince que la veille ; elle ne sait pas encore son nom. Mais elle s’est laissée éblouir par Cléarque, même vêtu en jardinier, à cause de toutes ses bonnes qualités : beauté physique, politesse, port aristocratique, langage éloquent, et ce qu’elle nomme « vertu », dans le sens plein du terme. Cléarque, de sa part, accepte de subir une grande humiliation pour s’approcher d’elle, faisant semblant d’être à la fois jardinier et sorcier. Il n’est donc pas surprenant de voir ces amants passer aux offres de sacrifice les plus extrêmes. Ainsi, juste après avoir entendu les peines prévues par les lois de Sicile, ils commencent leurs offres d’altruisme par un duel verbal, rempli de répliques paradoxales. Chacun accuse l’autre de cruauté en voulant mourir à sa place. En voici un extrait : Argénie : Celui qui me chérit, me veut-il affliger ? Cléarque: Vous me désobligez, en croyant m’obliger. Argénie : C’est à vous d’obéir sans faire résistance : Cléarque : C’est à moi de mourir, pour prouver ma constance. (v. 1159-1162) Le combat verbal devient combat physique au dernier acte. Selon les lois du pays, si les deux amants réclament également la culpabilité, on doit organiser un duel judiciaire, et celui dont le champion est victorieux sera gracié. Cléarque et Argénie s’arrangent, chacun à l’insu de l’autre, pour s’évader de prison ; ils arrivent dans la lice couverts d’armure ; chacun Perry Gethner PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 360 s’offre comme champion pour l’autre ; ils se battent (tout ceci sur scène) ; Argénie tombe mais sans être blessée ; ils ôtent leur casque et sont bouleversés d’apprendre l’identité de leur adversaire. Puis il y a un troisième combat de générosité, où chacun des amants réclame la mort pourvu que l’autre soit épargné. Pour souligner leur détermination, chacun essaie de se tuer, mais on les empêche de le faire. Finalement, la reine, qui ne peut pas se résoudre à mettre à mort des jeunes gens si courageux et si magnanimes, accorde la grâce à tous deux et à leurs complices. De plus, ayant enfin appris l’identité réelle du prince déguisé, elle souscrit au mariage des amants. Pour satisfaire son vœu de venger la mort de son mari, pour laquelle elle blâme Cléarque à tort, elle proclame que le prince va survivre sous son nom véritable, et que seul le nom de Policandre, qu’il a pris pour son déguisement, va mourir. Dans Axiane le combat de générosité entre amants se fait aussi en plusieurs étapes. Il faut d’abord convaincre Diophante, le père du jeune homme, que la bien-aimée, quoique fille d’un chef de pirates, est digne de son alliance. Puis, au dénouement, c’est Léontidas, le père de l’héroïne, qu’il faut convaincre, car celui-ci, roi dépossédé qui a changé de carrière, en veut toujours à un roi qu’il considère comme son ennemi. Dans le premier cas le combat s’exprime par un duel verbal avec stichomythie, chaque amant acceptant de mourir avec ou à la place de l’autre. Dans le deuxième cas il s’agit d’un sacrifice littéral : chacun des amants, à l’insu de l’autre, retourne dans le camp des pirates pour assouvir la vengeance de Léontidas, furieux que sa fille se soit échappée et qu’elle ait délivré le prince captif qu’elle aime. Chacun propose d’être mis à mort à la place de l’autre, mais cette foisci c’est un combat à trois : Diophante, maintenant prisonnier de Léontidas, refuse d’être délivré si son fils et Axiane doivent demeurer prisonniers à sa place, alors que les jeunes gens s’offrent comme victimes de substitution. Comme d’habitude, le personnage-obstacle se laisse vaincre, et il y a une réconciliation finale. Une forme particulièrement paradoxale de combat de générosité entre amants se trouve dans des cas où chacun propose de renoncer à l’autre : l’homme déclare qu’il veut assurer le bonheur de la bien-aimée aux dépens du sien, alors que la femme s’en offense, croyant que l’homme doute de sa fidélité. Dans L’Amant libéral, le personnage titre, Léandre, n’est pas sûr de l’affection de sa bien-aimée Léonise, fiancée par son père à son rival Pamphile, d’autant plus qu’elle semblait elle-même favoriser ce rival dans le passé. Dans la scène finale, après avoir vaillamment combattu pour délivrer Léonise de ses prétendants turcs, il offre de s’éclipser au profit de son rival chrétien si par là il peut la rendre heureuse. Mais il dit aussi qu’il serait incapable de survivre à sa perte. Léonise s’indigne de ce procédé, déclarant Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 361 que Léandre n’a pas le droit de disposer d’elle et que son offre marque un mélange d’amour et d’indifférence 4 . Alors Léandre avoue que son offre n’a été qu’une feinte pour déterminer les véritables sentiments de Léonise à son égard. Mais il ne croit pas avoir fait une action malhonnête, car au début de cette scène il avait dit à son confident : « Sachons ses sentiments, ne la contraignons point ; / Et soyons généreux jusques au dernier point » (p. 84). Il est significatif que les deux amants vertueux aient une définition genrée de la générosité. L’homme conçoit cette vertu comme courage militaire, soumission aux volontés de la bien-aimée, et acceptation de dépenser sa fortune pour elle. La femme, qui sait que son rôle est surtout passif, étant soumise au contrôle de son père et puis à celui des gens qui l’ont capturée, conçoit la générosité tout autrement : elle se doit de garder sa dignité personnelle, de faire face aux adversités avec fermeté, et d’être prête à mourir plutôt que subir la disgrâce. Tout au long de la pièce elle ose confronter ses capteurs et proclame que « tout cœur généreux se fait sa destinée » (p. 25). Ajoutons que le combat de générosité n’a qu’une valeur ornementale, pour prouver une fois pour toutes que les protagonistes méritent notre admiration ; il n’a aucune influence sur l’intrigue. C’est le père de Léonise qui doit décider du sort de sa fille, et puisqu’il s’est déjà laissé impressionner par le courage et par le dévouement de Léandre, il n’hésite pas à accorder son consentement. De plus, le rival, qui s’est révélé aussi lâche qu’avare, avoue qu’il n’est pas à la hauteur de Léandre et lui cède avec grâce la main de sa fiancée. Dans Eudoxe le combat de générosité entre deux amants est encore moins croyable et moins nécessaire à la progression de l’action. Le chevalier romain Ursace, réuni avec sa bien-aimée après une longue série de séparations et de désastres et sur le point de pouvoir s’évader avec elle, offre soudain de s’éclipser. Il donne deux raisons : n’étant que simple chevalier, il n’est pas au même rang qu’Eudoxe, fille et veuve d’empereurs ; son rival 4 Scudéry modifie de manière significative le récit de Cervantès (« El amante liberal » dans la collection des Novelas ejemplares) pour minimiser la dimension matéraliste de l’offre et pour créer un combat verbal entre les jeunes gens. Chez l’auteur espagnol, le personnage titre, Ricardo, offre non seulement la main de la bien-aimée mais aussi sa propre fortune (plus de trente mille écus) à son rival. Puis il se ravise et déclare que Leonisa a sa propre volonté et qu’il n’a pas le droit de disposer d’elle, mais il réitère l’offre de lui donner toute sa fortune. L’héroïne, au lieu de s’indigner contre celui qu’elle a enfin commencé d’aimer, fait l’éloge de ses bonnes qualités, mais sans déclarer explicitement son amour à cause de la présence de ses parents. Elle demande à ceux-ci de lui accorder le droit de disposer d’elle-même, et quand elle le reçoit, elle déclare sa reconnaissance envers Ricardo et l’accepte pour mari. Perry Gethner PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 362 Genséric, roi puissant et victorieux, mérite sa main mieux que lui. Cette offre est d’autant plus illogique que l’impératrice déteste Genséric, qui l’a deux fois trahie, d’abord en l’emmenant prisonnière à Carthage et ensuite en menaçant de l’épouser par la force. De plus, Eudoxe vient de prouver qu’elle aime mieux mourir qu’accepter la main de son capteur en mettant le feu à ses appartements ; elle n’a pas pu prévoir qu’on lui sauverait la vie. Elle proteste donc contre ce qu’elle appelle la mauvaise volonté de son amant, qui semble vouloir l’abandonner et qui lui conseille de se donner à leur ennemi commun ; elle déclare qu’elle veut rester fidèle à Ursace, même s’il faut mourir. Mais ces offres de sacrifice n’aboutiront à rien, car Genséric, en proie à un remords presque hystérique d’avoir causé (à ce qu’il croit) la mort de sa bien-aimée, renonce à sa passion pour elle. Dès qu’il apprend que l’impératrice et ses deux filles sont vivantes, il les libère et donne son consentement aux mariages voulus par toutes les trois femmes. Le caractère gratuit de la scène avec le combat de générosité est renforcé par le fait que les deux amants parlent en privé ; Genséric n’arrivera que plus tard et ne sera pas informé de leur conversation. Le passage analogue dans Andromire est moins gratuit, dans la mesure où la reine, ayant promis de tout accorder à celui qui délivrera son bienaimé Cléonime, prisonnier de guerre, se trouve dans la situation embarrassante de céder le pouvoir royal au traître Arbas : elle devra soit l’épouser, soit abdiquer en sa faveur. Mais quand elle rejette les solutions proposées par Cléonime pour se tirer d’affaire, le héros magnanime offre de se sacrifier lui-même : il se tuera et la reine pourra conserver son trône en épousant Arbas. Elle proteste contre ce sacrifice, car le suicide de Cléonime témoignerait de son peu d’amour pour lui et la laisserait entre les mains d’un homme qu’elle déteste. Elle lui défend de se tuer et choisit de se tuer elle-même, en prenant du poison juste avant la cérémonie d’abdication. Puis, quand elle se croit mourante, elle ordonne à Cléonime de vivre pour conserver sa mémoire, mais il proteste qu’il serait incapable de lui survivre. Cette nouvelle conversation pathétique, qui consiste en grande partie de stichomythies, n’a qu’une valeur ornementale et ne fait que confirmer la fidélité de ces amants magnanimes. En voici un extrait : Andromire : Il ose contredire, et ne pas obéir ! Cléonime : Il ose toute chose avant que vous trahir. Andromire : Mais j’ordonne qu’il vive ; Cléonime : Et l’Amour veut qu’il meure. (p. 119-120) Ces offres de sacrifice se révèlent encore plus inutiles quand le médecin de la reine arrive pour annoncer qu’il lui a désobéi et ne lui a fourni qu’un breuvage inoffensif. Il y aura donc le dénouement heureux qui est typique d’une tragi-comédie. Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 363 L’exemple le plus frappant du combat de générosité entre deux époux se trouve dans L’Amour tyrannique. Non seulement cette tragi-comédie accorde plus de place au motif que les autres pièces de Scudéry, mais aussi les offres de sacrifice commencent au premier acte pour parcourir toute la pièce. C’est surtout la magnanimité des époux Tigrane et Polyxène, qui s’aiment sincèrement, qui est essentielle à l’intrigue. Malheureusement pour eux, Tiridate, le beau-frère de Tigrane, s’étant épris de Polyxène, déclare la guerre au royaume natal de sa femme, et triomphe dans une campagne éclair. Les époux, enfermés dans la dernière forteresse qui continue à résister, se rendent compte que leur situation est sans espoir. Polyxène demande à son mari de la poignarder pour mettre fin à la guerre, pour laquelle elle se croit responsable, alors que Tigrane, comme ses émules dans d’autres pièces de Scudéry, propose de se tuer pour que sa femme puisse épouser Tiridate. Bien entendu, Polyxène rejette cette solution, et Tigrane décide de risquer une dernière sortie contre les assiégeants. Quand Tiridate est vainqueur de nouveau, chacun des époux réclame la mort. Polyxène, ayant en horreur la possibilité d’un nouveau mariage, ordonne à Tigrane de la poignarder et de survivre pour la venger. Les tirades où les époux étalent leur grandeur d’âme font enfin place à la stichomythie pour renforcer le caractère douloureux de la décision à prendre : Tigrane : Quoi ? frapper ce que j’aime ! Polyxène : Eh quoi, l’abandonner ! Tigrane : Lui donner le trépas ! Polyxène : Ne le lui pas donner ! Tigrane : Se montrer inhumain ! Polyxène : Se montrer sans courage ! Tigrane : T’outrager en t’aimant ! Polyxène : Endurer qu’on m’outrage ! Tigrane : L’amour et la fureur être ensemble en ce jour ! Polyxène : Cette fureur, Tigrane, est-elle-même amour ? (v. 675-680) En fin de compte, Tigrane accepte de poignarder sa femme, mais elle survit, et il est capturé pendant une tentative d’assassiner Tiridate. Au cinquième acte les rôles sont renversés. Cette fois-ci c’est le mari, emprisonné, qui demande à sa femme de lui procurer du poison pour qu’il puisse choisir sa propre mort, et c’est la femme qui a du mal à faciliter le suicide de l’homme aimé mais qui finit par lui accorder ce qu’il veut. Le dernier acte de cette pièce comporte aussi une scène impressionnante où tous les quatre personnages vertueux offrent en même temps de se sacrifier, soit pour sauver la vie à une personne chérie, soit pour l’accompagner dans sa mort. Mais c’est l’offre de la part d’Ormène, la femme délaissée de Tiridate, qui a une influence décisive sur le dénouement. Quand le tyran est désarmé, elle implore les autres de ne pas le mettre à mort parce qu’elle ne peut pas lui survivre, et cet acte de magnanimité, d’autant plus remarquable que Tiridate venait de menacer de la tuer avec le reste de sa famille, déclenche le repentir de ce personnage odieux. La Perry Gethner PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 364 conversion est abrupte et totale : il avoue sa culpabilité, reconnaît la bonté de ceux qu’il a persécutés, et réclame la mort pour lui-même. Mais puisque nous sommes dans une tragi-comédie, on lui pardonne et tout le monde est réconcilié. Dans les pièces où le combat de générosité se fait entre un homme et une femme, on doit se demander s’il s’agit d’un combat égal. Cette question prend d’autant plus d’importance que dans la querelle du Cid les détracteurs de Corneille, y compris Scudéry, lui firent le reproche de ne pas faire de Chimène une héroïne suffisamment généreuse. Chimène elle-même est consciente de la disparité de l’héroïsme entre les sexes : Rodrigue a la possibilité de défendre l’honneur de sa famille en se battant en duel, alors qu’une femme doit remettre le soin de sa vengeance à un homme, soit le roi, soit un champion. Et au dénouement le roi ordonne à Chimène d’étouffer sa vengeance familiale pour privilégier le bien-être de l’État. Cet arrangement confirme l’inégalité entre les sexes, même s’il permet une fin heureuse pour la pièce. Il faut préciser aussi que dans Le Cid le combat de générosité prend une forme inhabituelle : chacun des amants doit sacrifier son amour pour satisfaire les devoirs envers sa famille, mais en même temps chacun doit tenter de causer la mort de l’autre ou d’un parent de l’autre. Les choses se passent autrement chez Scudéry : on peut parler d’égalité entre les sexes dans les cas où la femme s’apprête à mourir pour de bon. C’est seulement dans Le Prince déguisé que la femme prend les armes pour défendre l’homme dans un combat littéral, 5 mais les héroïnes qui tentent de se suicider (dans L’Amour tyrannique, Eudoxe et Andromire), même si toutes survivent, montrent qu’elles ont autant de courage que les hommes qu’elles aiment. On peut conclure que Scudéry prend plus au sérieux que Corneille le principe de l’égalité des sexes dans ce type de situation. La prédilection de Scudéry pour ce motif l’a amené à l’utiliser dans la majorité de ses tragi-comédies, et on doit se demander pourquoi. Eveline Dutertre propose trois explications pour cette partialité et toutes sont plausibles : influence de la pensée néo-stoïcienne, influence des idées politiques de Richelieu, rivalité avec Corneille 6 . Je crois pourtant qu’il y a une autre raison, plus associée à son goût personnel. La tragi-comédie est son genre préféré, et le combat de générosité s’accorde particulièrement bien avec ce genre. L’offre de sacrifice prouve que le personnage que le public admire est digne de recevoir le bonheur final que le genre tragicomique doit lui accorder, le danger de mort pour les protagonistes crée du 5 Je ne compte pas le combat gratuit dans Le Vassal généreux, où l’héroïne et sa suivante se battent contre leurs amants strictement pour se divertir. 6 E. Dutertre, Scudéry dramaturge, Genève, Droz, 1988, p. 437-448. Le Combat de générosité dans les tragi-comédies de Scudéry PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0024 365 suspense, et le triomphe soudain des vertueux constitue une surprise. De plus, le fait que le sacrifice ne s’accomplisse pas se rattache à l’un des composants principaux du genre tragi-comique, selon les critères établis par Hélène Baby : l’action y est toujours réversible, et donc le cauchemar qu’on vit au cours de la pièce peut se dissiper 7 . Néanmoins, si le personnage obstacle doit abandonner son opposition pour que le dénouement soit heureux, ce changement de conduite n’est pas toujours lié au combat de générosité. Pour les personnages essentiellement méchants, c’est la grandeur d’âme d’un seul personnage vertueux qui produit le résultat espéré : il/ elle combat pour l’aider, ou offre de mourir pour lui, ou tente de se suicider pour éviter un mariage inacceptable. Dans les pièces où le monarque accorde un pardon global après avoir vu un combat de générosité entre les jeunes gens (Le Prince déguisé, Andromire et Axiane), il s’agit de monarques bien intentionnés qui profitent volontiers d’un revirement de fortune pour se laisser fléchir. Et il y a le cas exceptionnel du Vassal généreux, où la conversion du tyran se produit bien avant le combat de générosité. Pour conclure, je crois que le combat de générosité traduit surtout le désir de célébrer la grandeur d’âme des protagonistes vertueux en leur faisant subir une épreuve éclatante mais en leur accordant une récompense finale. Scudéry commence à exploiter ce motif avant Corneille et de façon différente, et le bon accueil que le public a accordé à presque toutes ses tragi-comédies suggère que l’usage fréquent du combat de générosité a constitué une partie non négligeable de son succès. 7 H. Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, surtout le chapitre intitulé « Une dramaturgie de la gratuité ». Ajoutons que ce motif est rare dans la tragédie. Ou bien le dénouement est heureux pour les personnages vertueux et le sacrifice n’a pas lieu, ou bien, quand les protagonistes meurent pour de bon, c’est une mort glorieuse. Études diverses PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 Gender Disruption and the Quest for Female Agency in Madame d’Aulnoy’s La Princesse Printanière N ANCY A RENBERG (U NIVERSITY OF A RKANSAS ) At the close of the seventeenth century, French culture saw a significant rise in female textual production, as women were becoming increasingly successful in publishing their own literary works, especially in the genre of fairy tales. As many scholars have observed, women authors composed twothirds of the fairy tales published between 1697-1710, a period when the tale became a fashionable trend with readers. 1 Interestingly, the genre was not new to the Classical Age; the fairy tale originated in the oral peasant tradition in which an elderly woman is often portrayed telling a story to children to provide them with moral instruction. Most often, the plot consisted of a misdeed followed by a series of obstacles and adventures before there was reparation of the offense, prefiguring closure in the form of the happy ending. However, this infantilized formula was modified in the Parisian salons where many women writers enjoyed telling, listening to, and reading fairy tales. Although telling tales constituted part of the skill of aristocratic conversation, these sophisticated women soon began to translate their talent for telling stories into written form, as they engaged in the collaborative effort of creating their own adult fairy tales. The invention of these fairy tales was not only entertaining to the aristocratic audience but served to reaffirm their diminishing importance as a noble class. As Elizabeth Goldsmith explains, the closing years were especially difficult for the mondain class because their idealogy of sociability was shifting to an 1 Raymonde Robert and Harold Neemann offer a detailed history of fairy-tale production in France. See Raymonde Robert’s book, Le Conte de fees littéraires en France de la fin du XVII e à la fin du XVIII e siècle (Nancy: PU de Nancy, 1982) and Harold Neemann’s book, Piercing the Magic Veil: Toward a Theory of the Conte (Tübingen: Narr, 1999 [Biblio 17, 116]). Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 370 emphasis on sincerity and individualism (35). Nevertheless, fairy-tale production enabled the conteuses to continue asserting their values and ideals of sociability by seeking refuge in the marvelous. Within this magical sphere, they harked back to an earlier heroic tradition found in gallant novels, whereby their exclusive class was depicted as predominantly influential. 2 But in sharp contrast to these heroic novels, the fairy tale focused on the resolution of the misdeed, the stimulating game of deciphering the moral, and the use of popular folklore set within the creation of a “elsewhere” or utopian space. Most importantly, these early modern conteuses were interested in exploring the emerging discovery of the self, while promoting the inherent superiority of their class in their tales. One of the most noteworthy contributors to this enchanting art of tale writing was Madame d’Aulnoy, who was responsible for launching the genre with the publication of the first French fairy tale in 1690 entitled L’Ile de la félicité, a narrative inserted in the body of her novel L’Histoire d’Hypolite. An overview of her work shows that she revised popular legends and composed original tales, deviating radically from the unadorned, innocent style of children’s fairy tales. Typically, d’Aulnoy and conteuses such as Mlle Bernard, Mlle Lhéritier and Mme de Murat composed longer texts, supplementing the plot with supernatural elements featuring luxurious palaces, enchanted forests, and sumptuously attired kings and queens. These were all familiar elements to aristocrats who recognized these aspects from chivalric, sentimental novels. Fairy-tale writers also attached a moral that was often discordant with the overall tenor of the tale, which appealed to an intellectual, discerning adult public eager to discuss the subtly veiled message. This essay will closely study Madame d’Aulnoy’s coming of age narrative in a fairy tale that has not received a lot of critical attention, La Princesse Printanière. Particular emphasis will be placed on how matriarchal alliances promote female agency in Princess Printanière’s transformation from a young adolescent into an empowered woman. At the same time, this discussion will delve into the interrelated question of gender disruption of traditional sexual identities, which is textually exemplified within the woodsy terrain of the island, an alternative space. To add dimension to this aspect of the tale, contemporary gender criticism will serve to broaden the analysis of sex role reversals in Madame d’Aulnoy’s work. As will be shown in the island part of the tale, the Princess crosses gender boundaries to 2 Lewis Seifert explores the significance of nostalgia for fairy-tale writers in Fairy Tales, Sexuality and Gender in France. 1690-1715: Nostalgic Utopias (Cambridge: Cambridge UP, 1996). Gender Disruption and the Quest for Female Agency PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 371 perform a masculine role but does not sacrifice her beauty or virtue. On the contrary, she fuses her ‘feminine’ timidness with active ‘masculine’ fortitude. This fascinating instance of gender reversals reveals that Madame d’Aulnoy was a most innovative writer for her times, as she was looking towards the future by envisioning a more modern role for women. Most notably, she reconfigured gender roles for women by creating heroines who subscribed to such pre-Enlightenment ideals as reason and independence, facilitating their quest for self-empowerment. Since Madame d’Aulnoy’s tale emphasizes action instead of character development, our analysis will examine a series of pivotal scenes that focus on the Princess’s transformation, as she embarks on a quest, leading to the discovery of her own agency. But before looking at the tale, it is useful to briefly revisit the sociopolitical situation of female writers and some overall cultural perceptions of women in the Classical Age. Although popular with readers, fairy-tale writing was considered a minor literary genre, one that ostensibly escaped attracting male criticism since it was considered a harmless ‘feminine’ creative activity. For women writers who were freed from the confines of censorship, the tale was most conducive to experimentation because of its marginalized literary position. Writing within the fictional space of “somewhere” or “once upon a time,” women tale writers capitalized on the inferior reputation of the tale to freely instigate such changes as revising the portrayal of the chivalrous hero and the fragile heroine. Madame d’Aulnoy abandoned the tradition of including the valiant, handsome male hero who comes to the aid of the beautiful victimized heroine, modernizing the text with active, independent females who play an integral role in the creation of a feminocentric narrative. On the socio-political level, the conteuses were quietly contesting the dominant cultural portrayal of women predicated on the widespread belief that a female was predestined to domestic confinement. In her husband’s home, she was expected to carry out her procreative function and subsequently become an adept mother. 3 But, in the fictional world of d’Aulnoy’s fairy tales, women frequently escape the imprisoning space of the home where they are the object of masculine protection. In fact, feminine protagonists often demonstrate resistance to patriarchal authority. 3 Patricia Hannon’s work on the fairy tale provides a detailed socio-political, cultural explanation of the domestic role assigned to women in the seventeenth century. See Hannon’s book, Fabulous Identities: Women’s Fairy Tales in Seventeenth- Century France (Amsterdam & Atlanta: Rodopi, 1998). For more information on feminine roles, gender, and motherhood, see Lewis Seifert’s book, Fairy Tales, Sexuality and Gender in France. 1690-1715: Nostalgic Utopias (Cambridge: Cambridge UP, 1996) 13-18 & 177-188. Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 372 In many tales, feminine characters attempt to make their own choices; thus they are not objects of masculine power but subjects who play a fundamental role in shaping their destinies as “reasonable” individuals. 4 As Patricia Hannon notes, “Aulnoy’s enchanted bodies become a theater for self-discovery as well as a conduit for knowledge” (79). It is through this fictional portrayal of the valiant heroine that Madame d’Aulnoy demonstrates her belief in a more liberal notion of woman’s role in society, a perspective she can espouse as a privileged aristocrat. Indeed, the Princess’s harrowing experiences on the path to becoming a woman reveal that the author widens the gender boundaries by deviating radically from the traditional passive role assigned to female characters. In this tale, Madame d’Aulnoy’s heroine takes action as an individual capable of formulating her own thoughts on the most profound experience for a well-bred woman of leisure: love. The opening pages of La Princesse Printanière show a variation on a familiar theme, where the singularity of the protagonist, the Princess, is underscored by the unusual circumstances of her birth to a mother who had suffered the loss of her previous children. The happiness of the birth of the Princess is, however, diminished by the ominous presence of the wicked fairy, Carabosse, angry because she is not chosen as one of the infant’s wet nurses. Even though Madame d’Aulnoy follows the traditional formula of introducing the good and bad characters at the onset of the narrative, she highlights their moral differences through the representation of their bodies before the insertion of dialogue. In this way, the author establishes a striking opposition between the good female body image and the bad one. For instance, the Queen and her baby are traditionally beautiful, graceful females, whereas the evil Carabosse has a monstrous body, grotesquely misshapen. In sharp contrast to the Queen’s elegant entourage, Carabosse appears as “une laideron qui avait les pieds de travers, les genoux sous le menton, une grosse bosse, les yeux louches & la peau plus noire que de l’encre” (160). She wastes no time in casting an evil spell on the baby girl, cursing her with bad luck until she reaches the age of twenty. Madame d’Aulnoy sustains the dramatic tension by amplifying the forces of good, represented by a group of five fairies who witness Carabosse’s curse. The first textual example of an influential community of women is shown by the gathering of the good fairies from across the kingdom, who come to offer 4 Michèle Farrell’s reading of d’Aulnoy’s tales focuses on the writer’s interest in woman’s place in society, feminine desire and the project to subtly restructure the patriarchal order, which was predicated on the ideology of women as the object of men’s desire. See her article, “Celebration and Repression of Feminine Desire in Mme d’Aulnoy’s Fairy Tale: La Chatte Blanche,” Esprit Créateur 29.3 (1989). Gender Disruption and the Quest for Female Agency PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 373 advice and wisdom to the royal couple. In accordance with the fairies’ suggestions, the Princess’s father constructs a tower room without windows where the Princess must remain until she turns twenty. However, this enclosed space is not depicted as a stagnant site of confinement; it, in fact, bustles with activity. In the tower, the young child is surrounded by several attentive, nurturing females. Her nurses and maids comprise an effectual group entrusted with her welfare and education, consisting of discussions about the world as well as the study of such traditional ‘male’ subjects as “les sciences les plus difficiles” (163). The Princess easily masters these challenging, ‘masculine’ areas of knowledge. It is strikingly evident, even at this early point in the narrative, that the young girl does not follow a common trend in male-authored fairy tales, whereby the female protagonist is often severely lacking in intelligence. On the contrary, she profits from her education from her female mentors, as she discretely devises a plan to establish contact with the outside world. It is possible that the author depicts her as an inquisitive child as a way of charting the passage from a little girl, the innocent target of an evil curse, to a more mature young woman, as she evolves into a more adventurous adolescent who seeks independence. The coming of age narrative is textually amplified by her parents’ search to find her a suitable husband as the Princess approaches her twentieth birthday. The news that she is to wed King Merlin’s son, her chosen husband, brings great joy to the kingdom but increases the Princess’s desire to break out of her tower prison. The Princess’s wish to view the world outside her prison inspires her to transgress her father’s command to remain in the tower for another four days. She launches into a convincing histrionic performance, threatening to take her own life if her maids don’t construct a hole in the wall so she can observe the messenger’s arrival in the kingdom. As part of the Princess’s arsenal of weapons, tears serve as a persuasive tactic to sway her reluctant maids. Here, Madame d’Aulnoy alters the traditional representation of feminine tears. In this scene, they do not signify feminine weakness or emotion, a replacement for women’s dialogue seen in many novels and plays of the day. On the contrary, the flow of tears constitutes a useful, clever strategy for the Princess to conceal her real goal - liberation from her nurses. But it is the promise of true freedom that motivates her to confront the daunting challenge of escape. The first time the Princess sees daylight marks the transition from imprisonment to liberty, as well as from child to nubile young woman of marriageable age. On a structural level, the Princess’s movement from the inside to the outside also introduces the primary plot line, revolving around a revised love theme found in popular sentimental novels. As soon as the Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 374 Princess’s gaze falls upon the King’s messenger, Fanfarinet, she is immediately enamored by his captivating appearance: Printanière à cette vue se sentit si hors d’elle qu’elle n’en pouvait plus &, après y avoir un peu pensé, elle jura qu’elle n’aurait point d’autre mari que le beau Fanfarinet, qu’il n’y avait aucune apparence que son maître fût aussi aimable, qu’elle ne connaissait point l’ambition, que puisqu’elle avait bien vécu dans une tour, elle vivrait bien, s’il le fallait, dans quelque château à la campagne avec lui. (166) As noted in the passage, the magnetic effect of love at first sight is underscored but is also a common characteristic of many fairy tales. However, the Princess’s inexperience in the world makes her especially susceptible to love. Her innocence causes her to fall for the first man she sees, and she is deceived by the man’s external beauty, which disguises the fact that he is not of her class. Moreover, Madame d’Aulnoy complicates the unfolding intrigue by interweaving a sinister element into the pivotal parade scene, focusing on Printanière’s walk through the streets to the palace. Suddenly, she hears the cries of crows and other eerie birds, announcing a downpour, which also signals a shift in the tone and atmosphere of the tale. Most notably, an especially vicious owl throws “une écharpe de toile d’araignée, brodée d’ailes de chauve-souris” (167) on the girl’s shoulders, irrevocably altering the joyous events of the day. Before the owl retreats, the cackling sound of laughter not only heightens the young girl’s fear but also suggests that the deed is the work of the evil fairy: “c’était là une mauvaise plaisanterie de Carabosse” (167). Here, the Princess’s inability to extricate herself from the black garment has further textual implications in which the reader must decipher the symbolic meaning of the hideous wrap, Carabosse’s shawl. The placing of the garment on the Princess’s shoulders can be read as another form of imprisonment, for the Princess cannot escape the evil curse of Carabosse. Thus, the young woman’s sense of freedom is essentially an illusion. In this scene, Madame d’Aulnoy amplifies the drama of her protagonist’s personal predicament, which is articulated by the crowd’s emotional reaction. Like a chorus in a Greek tragedy, they shed tears, creating a resonating echo in harmony with the torrents of rain created by Carabosse to ruin the day. To read this symbolically, the abundance of liquid imagery suggests that the people in the kingdom mourn the fate of their beloved Princess. The ensuing episode highlights the writer’s talent for countering the more somber aspects of the tale with a brighter ambiance, shifting the focus to the drama of the “good” characters. As noted earlier, the Princess did not hesitate to defy her father’s edict and her maids’ wisdom by breaking out of her room before she reached the age of twenty. To this transgression of Gender Disruption and the Quest for Female Agency PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 375 patriarchal authority and the curse of the bad fairy, she adds another subversive element: the ability to voice an opinion. It is her decisive nature that enables her to progress along the path, enabling her to become an empowered woman. Without hesitation, she defies her parents’ choice of a husband by declaring to Fanfarinet that she will pursue her own happiness: J’ai regretté que vous vinssiez ici pour un autre que pour vous. Nous ne laisserons pas, si vous avez autant de courage que moi, d’y trouver du remède. Au lieu de vous épouser au nom de votre maître, je vous épouserai au vôtre. Je sais que vous n’êtes pas prince, vous me plaisez autant que si vous l’étiez. Nous nous sauverons ensemble dans quelque coin du monde. (169) Although this passage smacks of an innocent young girl smitten by her first love, it also accentuates her determination to obtain her man at any cost. But she is resourceful enough to conceal her intentions from her father by agreeing to marry King Merlin’s son. By appearing to acquiesce to her parents’ wishes, the Princess finds the freedom to construct a plan to run off with Fanfarinet. As noted above, it was not unusual for the conteuses to replace the traditional portrayal of the passive protagonist with surprisingly active heroines. Here, Madame d’Aulnoy focuses on the dynamic aspect of the young Princess, as she courageously plans a well-executed escape, which occurs after a festive evening when everyone is asleep at the palace. Before disappearing into the night with Fanfarinet, she takes her father’s sword and her mother’s headpiece. In the marvelous world of the fairy tale, magical objects play an important function, as will be revealed in the core part of the narrative that takes place on the Ile déserte des Ecureuils. Many of Madame d’Aulnoy’s tales contain island intrigues, but this one is noteworthy because the couple’s escape unexpectedly forces the Princess to rely on her own ability to physically and mentally survive on a remote island. Once again, the text digresses from the couple’s adventures by returning to the court intrigue. By alternating between the palace and the island, the author effectively sustains the tension between good and evil until the narrative reaches closure. In his dialogue with some of his subjects, the King is reminded by one of his noblemen that his willful daughter has violated Carabosse’s curse, as she was four days short of her twentieth birthday when she left the tower. Moreover, the nobleman adds, “elle regardait à tout moment Fanfarinet & qu’il la regardait aussi. Peut-être que l’Amour a fait là quelque tour de son métier” (173). Although d’Aulnoy alludes to the possibility of deception, she leaves room for her discerning readers to interpret, discuss and draw their own conclusions regarding the person(s) responsible for the “tour” or illusion played on their beloved Princess. Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 376 While the atmosphere is strained at the palace, the Princess grapples with the challenge of sustaining herself on the island. This difficult task is complicated by the sudden change in Fanfarinet’s feelings towards the beautiful Princess. Before running off with her, he had sworn his love and obedience to her, but from the moment they arrive on the island he, in fact, violates his gallant promise to be her adoring suitor. Put to the test of survival, he quickly sheds his mask of the ardent lover, his desire to eat overshadowing his devotion to the Princess. As Fanfarinet states, “Quand vous seriez plus belle que l’Aurore, cela ne me suffirait pas, il faut de quoi se nourrir” (175). Here, he seems to turn into a devouring beast, a common character found in fairy tales. Although he does not experience actual metamorphosis into an animal, which was quite frequent in Madame d’Aulnoy’s tales, he loses his humanity and civility, thereby symbolically transforming himself into a predator, resembling Perrault’s wolf in Le Petit Chaperon Rouge. But the Princess remains constant in her feelings, she even overlooks the harsh tenor of his words. With courage, she sets off to look for food, which soon becomes her principal task in this daily struggle to survive with her cruel, selfish lover. Her decision to assuage Fanfarinet’s hunger signals the first role change on the island. She becomes more masculine than feminine by playing the hunter, embarking on the quest for food, whereas Fanfarinet abandons his gender role by forgetting that he is to honor, respect, and above all, protect the Princess. Madame d’Aulnoy reduces the tension between the Princess and Fanfarinet by shifting the reader’s attention to a description of the island’s lush landscape. To some extent, the imaginary Ile déserte des Ecureuils resembles a utopic space. According to Anne Duggan, Madame d’Aulnoy’s utopias are matriarchal territories in which women govern, thus are feminocentric spaces (200). In terms of location, Louis Marin explains that utopias are “situated beyond, elsewhere, in space and time” (69). Most importantly, d’Aulnoy’s fictional territory, exemplified by this remote island, represents an alternative space in which the author can deconstruct established gender roles by disrupting the polarizing binary, separating heroes from heroines. Marin also maintains that it is within this alternative space of utopian discourses that writers direct their focus towards the future. In radically disrupting traditionally gendered roles, Madame d’Aulnoy demonstrates that she, too was, anticipating the future, as she was a visionary writer who was redefining the conception of woman. In this tale, she revises traditional feminine passivity with more active character traits that are, at times, ostensibly virile. But most of all, she infuses her heroines with the cognitive capability to discover their own agency. To trace this development in the tale, there are other significant events that take place on the island, pointing Gender Disruption and the Quest for Female Agency PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 377 to a series of encounters that foster meaningful interactions with other feminine figures. Madame d’Aulnoy sets the stage for some matriarchal alliances to develop, enabling the Princess to move forward in discovering her own agency, enabling her to utilize her self-empowerment to become independent. Within the enchanted background of the forest, the author interpolates a series of supernatural forces and fantastic characters whose primary function is to assist the heroine. But before the Princess enters the magical space of this woodsy area, the voice of the author interrupts the narrative to issue a warning to women: “Voilà ce que c’est d’aimer les garçons. Il n’en arrive que des peines” (176). Through the character of the Princess, the writer conveys an important message to her feminine public, commenting on the danger of love which, in this context, is intensified by the class difference. Fanfarinet seems more morally reprehensible because he comes from a lower class, underscoring the fact that he is an unfit suitor for the Princess. In any case, he only creates suffering for the Princess. But the emphasis on pain is not only limited to the emotional strain of love, it physically characterizes the Princess’s struggle to find substantial sources of nourishment. Although she repeatedly fails in the pursuit of food, her resolve and fortitude grow, but Fanfarinet ostensibly exchanges identities with her, playing the passive feminine role to her more active masculine one. Once again, Madame d’Aulnoy seems to disrupt established sexual roles by reversing traditional gender traits. At the same time, the author blurs the gender boundaries, for the Princess vacillates between ‘manly’ activity and conventional feminine passivity, infused with emotion. For the Princess, the most painful moment is her increasing isolation, as Fanfarinet admits he could have easily relinquished their love. Once again, she gives in to tears, but the enchanting setting of the forest enables her to leave her misery behind. Her tears seem to assuage her pain, as she ventures forth on a more promising path. This sense of hope is achieved by the Princess’s pursuit of cultivating alliances with several magical fairies. Madame d’Aulnoy often alters the tone of the tale by shifting from the Princess’s despair to more spiritually uplifting scenes. For the Princess, the site of salvation lies within the enchanted forest, a place where she unexpectedly finds kinship. As Neemann observes, seventeenth-century tale writers often used auxiliaries defined as supernatural phenomena such as fairies, ogres, witches or animals (43-45). Since there are no boundaries or restrictions in the marvelous genre of the fairy tale, the author incorporates the use of innovative auxiliaries by introducing flowers and trees that talk to the Princess. These natural images are identified with the feminine because their ability to speak is revealed only to the Princess when she is alone in the forest. The first object to talk to her is a bush, adorned with Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 378 white roses, that imparts words of wisdom to her: “qui aime s’expose aux derniers malheurs, pauvre princesse! Prends dans le creux de cet arbre un rayon de miel; mais ne sois assez simple pour en donner à Fanfarinet” (177). Once again, the voice of the author subtly slips into the text, as d’Aulnoy was known to have a pessimistic view of love, which is communicated to her feminine readers in the form of a warning regarding the nature of men’s inconstancy. Furthermore, the author constructs a marvelous community of ‘feminized’ figures who not only extend their help to the desperate princess but take on a mentoring role, teaching Printanière a lesson about men, love, and loyalty. Since the protagonist is evolving into a young woman, it is up to her to decipher the veiled message. It is within this imaginary space of the forest that these matriarchal alliances create a network, promoting social harmony among women. This communal aspect of d’Aulnoy’s utopic space recalls one of Marin’s general conceptions in his interpretation of Thomas More’s Utopia, highlighting humanism as a fundamental part of the social fabric of More’s fictional island. In Madame d’Aulnoy’s tale, Marin’s reference to humanism is exemplified, in part, by the textual emphasis on the creation of a feminine community, populated with influential matriarchal figures. To return to the Princess’s predicament in the forest, Madame d’Aulnoy adds intrigue to the plot by following the more traditional tale formula in which repetition is employed to emphasize that learning is achieved through trial and error. For example, the Princess disregards the advice of the bush, sharing the honey with Fanfarinet, who devours it all. The next supernatural auxiliary to speak to her is an oak tree, whose femininity is represented by its ability to lend its branches to her, expressing comfort and support. The oak tree ostensibly substitutes for the absent maternal figure, a role usually played by the good fairy in most tales. The textual presence of maternal imagery is reinforced by the milk offered by the oak tree, “Prends cette cruche de lait & la bois sans en donner une goutte à ton ingrat amant” (177). Once again, the Princess disregards the advice of the oak tree and gives all of the milk to Fanfarinet, but it is his selfishness that triggers an important self-revelation: Voilà une juste punition pour avoir quitté le roi & la reine, pour avoir aimé si inconsidérément un homme que je ne connaissais point, pour avoir fui avec lui sans me souvenir de mon rang ni des malheurs dont j’étais menacée par Carabosse. (178) Her awareness of the deceptive nature of love is experienced physically and emotionally. Most importantly, her reference to social position suggests that she holds herself responsible for choosing a man from the wrong class. Here, the voice of the author seems to intervene to reinforce the Princess’s Gender Disruption and the Quest for Female Agency PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 379 mistake, which is exemplified by her inability to fully grasp the complexity of their social differences. By acknowledging her error, she uses her powers of reason, thus demonstrating progression in the maturation process. As she again succumbs to tears, a nightingale sings a verse from Ovid. D’Aulnoy’s insertion of Ovid poetically describes the pain and illusion of love, an emotional experience that ultimately poisons the heart. Analogous to the nurturing function of the trees and flowers, the role of the nightingale is to empathize as well as to magically produce another source of sustenance. Like other supportive figures, the nightingale forms a bond with the Princess. Above all, these textual auxiliaries create an alliance whose most salient function is to offer guidance and wisdom to the Princess. Breaking the repetitive pattern of giving food to her lover, she listens to the mentoring figure, the nightingale, and devours the almonds and tarts all by herself. The result of her gourmandise signals a progression in the plot, provoking Fanfarinet to vent his anger by attempting to murder her. Madame d’Aulnoy interpolates the marvelous into the narrative again, providing a means to save the heroine. Printanière takes her mother’s headpiece, an object that has the power to render her invisible; thus his attempt to slay her is thwarted by the object’s protective function. As Bronwyn Reddan notes, magical objects play an important role in Madame d’Aulnoy’s fairy tales. Although the author’s heroines have limited power, marvelous objects tend to enhance female agency (198-199). Indeed, the Princess’s courage is uplifted by her arsenal of magical weapons, as she is forced to take an increasingly more masculine role to survive the horror on the island. The sudden discovery that they are not alone on the island places the Princess in a situation where she can demonstrate her fearless nature. Despite Fanfarinet’s selfish and violent behavior, she vows to protect him. Printanière’s active position here is reminiscent of audacious characters portrayed in chivalric romances that were written in the earlier part of the century. Among one of the most noteworthy heroic characters found in novels around the 1640s was the figure of the femme forte who espoused fortitude and virtue. As Ian Maclean explains, “the femme forte is attributed with ‘constance,’ ‘fidélité,’& ‘résolution’’ (86). She is also dynamic without sacrificing her inherent beauty. Interestingly, the portrayal of the Princess as a valiant femme forte is not an isolated occurrence in Madame d’Aulnoy’s texts; she is one of many representations of stalwart heroines found in women’s tales. It is the marvelous setting of the tale that allows for the creation of female characters as “femmes fortes,” which is also shown in other tales. In fact, there is a striking similarity between Printanière and the female protagonist in d’Aulnoy’s L’Oranger et l’Abeille. Here, Aimée, another Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 380 shipwrecked Princess, lands on an uninhabited island in a storm as a baby and is raised by a family of hideous ogres. When a beautiful Prince washes up on shore many years later, she finds him and protects him, mainly because she never knows when her monstrous ‘parents’ may decide to eat him to satisfy their insatiable hunger. Aimée’s ongoing struggle for survival is highlighted by this textual display of her ‘masculine’ characteristics. She is even garbed in a tiger skin, equipped with a bow and arrows; her detailed knowledge of the forest and surrounding wild terrain of the island is akin to that of the huntress Diana, whom Aimée resembles in her penchant for hunting. It is she who provides food and shelter for the frightened Prince who, like Fanfarinet, is dependent on a woman for survival. For mondain readers, Aimée’s virile characterization evokes the fictional image of feminine warriors, the Amazones, found in heroic novels popular in the earlier part of the century. Although she does not wear combat attire on the island, the Princess mirrors Aimée’s fearless spirit in confronting perilous situations. Madame d’Aulnoy further develops this prototype of manly courage, as the Princess bravely walks into battle. Placing her lover behind her to protect him, she confronts the island intruders with a confident stride. Armed with her father’s sword and a stone that has the magical power to render her invisible, she succeeds in killing the enemy without their ever seeing her strike at them. For both Aimée and Printanière, the ability to play the role of an adept warrior shows that Madame d’Aulnoy’s conception of gender was not only innovative for her time but revolutionary. Hannon and Seifert have studied the implications of gender in Madame d’Aulnoy’s tales. As Seifert notes, gender roles in Madame d’Aulnoy’s tales are essentially of a performative nature; male and female characters tend to repeat and imitate prescribed sex roles. But it is the marvelous that allows for deviation from conventional gender assignments for heroes and heroines (138-140). In a similar way, Hannon underscores the transformation of the heroic body in which “the metamorphosed body becomes a theater for experimenting with alternative identities” (107). As many of her tales reveal, Madame d’Aulnoy often reverses gender assignments, enabling her heroines to play a dual gender role. Within the imaginary space of the marvelous, the author can freely expand the gender boundaries, permitting her characters to move back and forth between culturally defined feminine and masculine roles. The collapse of these boundaries unexpectedly points to a postmodern connection to Gilles Deleuze’s and Félix Guattari’s notion of becomings. 5 This 5 Gilles Deleuze and Félix Guattari, A Thousand Plateaus: Capitalism and Schizophrenia, trans. B. Masumi (Minneapolis: U of Minnesota, P, 1987). Gender Disruption and the Quest for Female Agency PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 381 term emphasizes flow, multiple sexualities, and, most of all, transformation. 6 In fact, Deleuze and Guattari believe in the deconstruction of fixed gendered identities. Within the space of the marvelous, this connection is buttressed by d’Aulnoy’s creation of a fluid transformation of female identity. Like Deleuze’s and Guattari’s viewpoint, gender is not fixed but in flux. Moreover, this alternative space is utopic, which, in turn, allows the author to rescript traditional gender roles. Judith Butler sheds light on this idea of lifting gender restraints: When the constructed status of gender is theorized as radically independent of sex, gender itself becomes a free-floating artifice, with the consequence that man and masculine might just as easily signify a female body as a male one and woman and feminine a male body as easily as a female one. (6) Perhaps the most noteworthy example of this gender reversibility is Printanière’s final virile action. After killing off their enemies, she faces her biggest threat: her lover’s rage, as he attempts to kill her. She is put to the test of relying on her own rationality and physical ability to survive his attack, but again the marvelous intervenes, reinforcing the importance of feminine alliances in this matriarchal zone. The intrigue of the narrative is heightened by the fortuitous appearance of a good fairy, an important matriarchal figure who whispers to her, “Sauve-toi, Printanière, car Fanfarinet veut te tuer & te manger” (180). Even though he has stolen one of her magical objects, she grabs her father’s sword, signifying a transfer of phallic power, and brutally stabs him in the eye. The fatal blow seems to correct her initial deception, when she was blinded by the illusion of falling in love with him. Above all, it is her powerful words that highlight the pivotal moment of transformation, moving her forward in the direction of discovering her own agency: Va, ingrat, s’écria-t-elle, reçois cette dernière faveur comme celle que tu as le mieux méritée; sers à l’avenir d’exemple aux perfides amants, & que ton cœur déloyal ne jouisse d’aucun repos. (180) Through the heroine, the writer speaks to her feminine audience, issuing another warning about the inconstancy of men. Although the feminist message is evident, the Princess uses her reason to learn the lesson on her own with the guidance of some key ‘feminized’ figures: the flowers, trees, and good fairy that form an influential community, assuring the young woman’s survival. 6 See Rosi Braidotti’s article, “Becoming Woman: or Sexual Difference Revisited,” Theory, Culture & Society 20.3 (2003) 47-50. Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 382 The conclusion of the narrative follows the conventional formula of resolving loose plot lines to reestablish order. Most notably, the Princess learns the identity of the good fairy who was the mysterious fifth one that was impeded from blessing her birth by the intrusion of Carabosse. Interestingly, she, too, engages in a spectacular, marvelous battle between Carabosse’s ugly, bestial accomplices and her skilled soldiers, who are more refined animals. It is her defeat of Carabosse’s monstrous entourage that liberates Printanière from the vestiges of the curse, signaling closure of the narrative. Although the Princess reenters the patriarchal order by marrying the “good” man, King Merlin’s son, she has nonetheless evolved from a naïve girl, blinded by illusion, to a more self-empowered, discerning young woman who has learned a valuable lesson about man’s disloyal nature; she is thus ready for marriage. At the same time, she embraces her aristocratic identity by rejoining her class and acquiescing to an appropriate marriage. But it is the moral at the end that contains a universal philosophical message directed to all women: A quelque choix qu’Amour nous puisse assujettir, Des règles du devoir on ne doit point sortir; Et malgré le penchant qui souvent nous entraîne, Je veux que la raison soit toujours souveraine: Que toujours maîtresse du cœur, Elle règle à son gré nos vœux & notre ardeur. (184) Privileging reason over love, the author interpolates another gendered message into the body of the text, but it is not embedded within the fictional world of the marvelous. Rather, she speaks directly to her feminine readers, subverting the idea that reason is not only equated with the ‘logical’ sex, men, following the widespread cultural belief of her times. On the contrary, reason is souveraine, as it is an intellectual faculty also available to women. Moreover, Madame d’Aulnoy insists on the importance of reason by placing it in the context of love’s adversity. Indirectly, she reminds the reader of the Princess’s harrowing experience in which she was forced to use her rationality to cope with the physical and emotional hardships of survival. The author suggests that a woman should never allow matters of the heart to usurp her powers of reason. The idea that reason can regulate emotions points to a Cartesian influence, subtly woven into the fabric of the narrative. In the Classical Age, salon women were intrigued by Descarte’s universalism, stipulating that the mind had no sex. As Erica Harth observes, “his rules and method for discovering truth could be used by anyone, of either sex” (3). For salon women, this belief in reason represented the hope of valorizing them as thinkers and even laid the initial groundwork for a feminist project in which female writers would create Gender Disruption and the Quest for Female Agency PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 383 their own philosophy as recognized intellectuals. Above all, this notion anticipates the epistemological shift to Enlightenment ideology at the close of the century. Although the fairy tale was considered a minor genre, a close analysis of La Princesse Printanière reveals that the text offers a far richer reading than its literary reputation as a simplistic form of writing. Most notably, Madame d’Aulnoy and other conteuses were quietly subverting the domestic role imposed by society, as they were creating valiant heroines who disrupted traditional gender roles. In her tales, d’Aulnoy’s bold characters actively challenge the passive role assigned to women in their triumph over adversity, exemplified by the tendency to play an active role in the imaginary space of the fairy tale. From the author’s perspective, the idea of becoming a woman implies that a female possesses the cognitive capability to acquire her own agency and identity without a man’s aid. But to become selfempowered, d’Aulnoy emphasizes the importance of constructing a network of matriarchal alliances, which lead young women to the discovery of their own agency and independence. As shown here, d’Aulnoy’s protagonist uses her intellectual ability to reason so she can survive the tribulations of love and the hardships of life. This emphasis on rationality buttresses the notion that d’Aulnoy was setting the stage for a more complex representation of women as reasonable, philosophical thinkers, which would be explored in the eighteenth century, especially by women writers. As a visionary writer, Madame d’Aulnoy believed women could be as savantes as men, an integral part of her inherent feminist message. The mondain milieu of these fairy-tale writers is especially significant, as they, too, envisioned a space where gender constraints would be lifted, beyond the “somewhere” of the fairy tale. Within this idyllic space, women might, at long last, achieve that utopian dream of gender equality. Nancy Arenberg PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0025 384 Works Cited Aulnoy, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, comtesse d’. Contes I: Les Contes de fées. Paris: Société des textes français modernes, 1997. Braidotti, Rosi. “Becoming Woman: or Sexual Difference Revisited.” Theory, Culture & Society, vol. 20, no. 3, 2003, pp. 43-64. Butler, Judith. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. New York, London: Routledge, 1990. Deleuze, Gilles and Guattari, Félix. A Thousand Plateaus: Capitalism and Schizophrenia. Translated by B. Massumi. 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Welch, Marcelle Maistre. “Le Devenir de la jeune fille dans les contes de Madame d’Aulnoy.” Cahiers du dix-septième siècle, vol. 1, 1987, pp. 53-62. PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 De nouvelles perspectives sur la réception critique des Pensées de Pascal sous la Troisième République R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Quand on s’interroge sur l’histoire posthume de l’œuvre de Pascal, on songe, d’abord, à l’immense popularité des Lettres provinciales auprès du public laïc du XVII e siècle. Les Pensées, par contre, ont connu leur postérité spirituelle au XIX e siècle, et notamment à partir des années 1880. C’est ainsi que Lanson affirme que « [l]e XIX e siècle a enfin mis ce prodigieux génie à sa juste place, » puisqu’il avait été mal compris aux XVII e et XVIII e siècles 1 . Si l’on admet que Pascal a exercé une influence considérable sur les Français à cette époque particulière, c’est que sa réputation en tant que classique scolaire se trouvait à son apogée entre les années 1880 et 1920 2 . Figure importante dans la spiritualité chrétienne, et en particulier du renouveau catholique qui augmente à mesure qu’on s’approche de la Première Guerre mondiale, l’auteur des Pensées a fini par atteindre une dimension patrimoniale à l’École républicaine au moment même où la critique universitaire s’est fortement préoccupée de lui. La jeunesse française prenait alors goût à lire les Pensées 3 . La fin du XIX e siècle étant marquée par la conjonction de l’extrême droite avec le nationalisme, on comprend sans peine la pertinence des 1 Manuel d’histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1938, 217. 2 S’appliquant à assurer la postérité historique et socioculturelle des Pensées, V. Giraud montre à quel point Pascal apparaît comme l’auteur classique le plus contemporain à cette époque (« Pascal et la critique contemporaine, » 1-56 ; voir notamment les pages 18-19, 22-25, in Livres et questions d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1907. 3 Se reporter ici à « Agathon, » pseud., qui vise à défendre l’idée passéiste du « génie national, ou bien du génie de la ‘race’ » (A. de Tarde et al., L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne, Paris, Mercure de France, 1911, 308). Ralph Albanese PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 386 valeurs religieuses dans la société française lors de cette première partie de la Troisième République (1880-1920). De telles valeurs témoignent de l’état particulier des mentalités des Français de cette époque. Leur identité culturelle s’avère, en fait, soutenue par un ensemble de modes de pensée ancré dans le christianisme 4 . Notons aussi que l’École vise à l’édification morale pour renforcer le relèvement des jeunes après la défaite de 1870 5 . Désireuse de prendre sa revanche, la jeunesse de la génération d’avant-guerre s’engage dans les valeurs religieuses et nationales et dépasse le scepticisme de leurs maîtres 6 . La création de la Ligue de l’Action française en 1905 entraîne la participation de Jules Lemaître et Henry Bordeaux en tant que membres puisqu’ils sont revenus au catholicisme 7 . D’ailleurs, les manifestations de Lourdes au début du siècle s’accompagnaient de pèlerinages ; les multiples processions en Bretagne et dans le Pas-de-Calais témoignaient aussi du renouveau spiritualiste à cette époque (93). Après la guerre franco-prussienne, on a affaire à un « rayonnement social du christianisme » qui s’étend jusqu’à 1940. D’où la conversion de Huysmans et de Barrès (95). On assiste, en fait, à une chaîne de conversions pendant cette période : Brunetière, Bourget, Claudel, Green et Jammes (98). D’après M. Launey : […] l’histoire intellectuelle des années 1915-1925 [est] marquée par la conversion d’écrivains, de poètes ou de philosophes : Péguy, Maritain, Psichari, etc. […] Joseph Lotte ami de Péguy et comme lui dreyfusard et anticlérical […] retrouve la foi en 1908, associant mystique chrétienne et mystique nationale. 8 4 À en croire A. Prost, on assiste à un ralliement catholique entre 1878 et 1901 : « […] l’effectif des écoles congréganistes passe de 623 000 élèves à 1 257 000 [… et] le gouvernement n’avait nullement entamé cette évolution » (Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Colin, 1968, 204). 5 La volonté de préparer la revanche contre l’Allemagne est affirmée sans ambiguïté en 1890 par le ministère de l’Instruction publique : ‘Jamais il ne fut aussi urgent de former des générations saines, vigoureuses, toujours prêtes à l’action et même au sacrifice (Instructions de 1890).’ « La littérature, comme l’Histoire et comme la mise en valeur du patrimoine architectural, doit jouer un rôle dans cette formation morale et patriotique » (V. Houdard-Mérot, Les Patrimoines littéraires à l’école, Paris Champion, 2015, 36). 6 Voir à ce sujet D. Eastwood, The Revival of Pascal (A Study of His Relation to Modern French Thought), Oxford, Clarendon, 1936, 85. 7 J-P. Lapierre, « Laïcisation, union sacrée et apaisement (1895-1926), » in J. Le Goff et al., éds., Histoire de la France religieuse, IV, Paris, Seuil, 1993, 76. 8 L’Eglise et l’Etat en France, XIX e -XX e siècles, Paris, Desclée, 1988, 121. La réception critique des Pensées de Pascal PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 387 À cela s’ajoute la ferveur spirituelle des engagements militaires lors de l’avant-guerre qui se manifeste par la montée des taux de mobilisation des religieux (y compris d’ecclésiastes âgés). On organise aussi des prières particulières pour les combattants qui communiaient plus d’une fois par semaine 9 . C’est dans ce contexte de renouvellement chrétien que V. Giraud, représentant de la lignée catholique traditionnelle, soutient, dans un discours commémoratif, que les Pensées de Pascal occupent une place significative dans l’histoire intellectuelle française 10 . Aussi fait-il ressortir la valeur spirituelle incontestable des Pensées : il s’agit de « l’un des plus beaux manuels de vie intérieure qu’il y ait dans aucune langue » (859). Le critique met en relief, de plus, l’ampleur profonde de « la lignée » de Pascal, qui représente un véritable « saint de la pensée française » (860). Il faut tenir compte alors du tricentenaire de la naissance de Pascal (1623) qui se déroule au lendemain de la Première Guerre mondiale, et qui a eu pour effet d’obliger les Français à repenser leurs valeurs nationales. Il est évident que le cas Pascal s’avère intimement lié aux racines catholiques du nationalisme français. Notons également que Pascal a fait figure de convertisseur pendant sa vie : à savoir, deux de ses amis, le jurisconsulte Domat et le duc de Roannez (878). Dans une publication antérieure, V. Giraud, s’adressant au réveil de la sensibilité religieuse de cette première décennie du XX e siècle, affirme que l’ensemble des problèmes socioculturels relève principalement du rôle de la religion 11 . Œuvre de génie, les Pensées font appel avec vigueur, d’abord, aux problèmes particuliers de l’avant-guerre. De même, elles font preuve, à l’aube du XX e siècle, du « frémissement de la vie [qui] circule de nouveau en elles. » Après avoir constaté le débat intellectuel - c’est-à-dire, la « lutte d’idées » et les « conflits de doctrine » (xiv) - des « pascalisants » dans les années 1880-1890, Giraud signale qu’aucun écrivain n’a suscité autant de commentaires, à tel point que l’on peut parler alors d’un culte national de Pascal : […] en l’espace de moins de deux années, 1896-1897, il a paru jusqu’à cinq éditions nouvelles des Pensées et deux réimpressions ; en moins de six ans, de 1890 à 1905, six volumes, six études d’ensemble consacrées à Pascal ont vu le jour. Pascal serait-il donc en passe de détrôner Voltaire ou Molière dans cette ferveur et cette communauté d’admiration que l’on professe 9 Lapierre, 119. Il faut tenir compte du retour des moines enseignants expulsés après 1905. 10 « Blaise Pascal à l’occasion de son troisième centenaire, » Revue des deux mondes, 5 (1923), 856. 11 Livres et questions d’aujourd’hui, préface, xiii. Ralph Albanese PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 388 d’ordinaire pour le grand écrivain qui représente le mieux le génie d’une race ? Cette œuvre de Pascal s’insère donc dans l’identité culturelle de la France : « Et commencerions-nous à être aussi fiers de l’auteur des Pensées que les Italiens le sont de leur Dante, et les Anglais de leur Shakespeare ? » (2). Ce goût profond pour les Pensées à ce moment particulier s’exprime en premier lieu par une volonté d’apprendre davantage sur cette œuvre énigmatique qui s’adresse, en fait, aux aspirations profondes de la première moitié de la Troisième République (1880-1920) : Pascal parvient décidément à ébranler alors les esprits (40-41) ; il faut tenir compte aussi de la diversité exceptionnelle du style pascalien dont Giraud fait grand cas. Tout se passe comme si Pascal était en communication directe avec la « sensibilité contemporaine » de ses descendants (42). Giraud soutient également que, grâce à son goût de la pensée dialectique, Pascal annonce les penseurs de la modernité, tels Darwin et Spenser. Il réussit, enfin, à défendre les Français contre le reproche de « légèreté et de prosaïsme » : […] [les] Pensées [constituent] le livre que bien des esprits à l’heure actuelle considèrent comme le plus beau de la langue française, comme le plus représentatif des hautes qualités de notre race. Quand Goethe déclarait Voltaire « le plus grand écrivain que l’on pût imaginer parmi les Français, » il se trompait, et il oubliait au moins Pascal : ni pour la force et pour l’éclat du style, ni pour la profondeur de la noblesse de la pensée, Voltaire n’est comparable à Pascal. A ceux qui seraient tentés de nous accuser, nous autres Français, de légèreté et de prosaïsme, nous pouvons répondre par ce mince recueil des Pensées (56). Conformément à l’optique de V. Giraud, A. Hatzfeld estime que Pascal se fait l’interprète du « malaise moral du XX e siècle 12 . » Selon lui, le nouveau « mal du siècle » se ramène à un « tourment de l’infini » (278), et les pessimistes modernes en arrivent à enrôler Pascal dans leur vision désespérée. Toutefois, Hatzfeld précise que les pessimistes dans la lignée de Schopenhauer ne trouvent aucun remède à leur désespoir (279). Quant à J. Maritain, il soutient que bon nombre de Français catholiques invoquent le patronage de Pascal, c’est-à-dire, la protection de sa sainteté 13 . Mais il reconnaît que la prière pascalienne ne s’avère pas dépourvue de traces jansénistes (197). C’est ainsi qu’il rend compte du sort déplorable de Pascal à l’école depuis la fin du XIX e siècle : « Il est tombé entre les mains des philosophes » (198). Après avoir signalé la postérité philosophique de Pascal, à savoir, l’idéalisme de Kant et le pragmatisme de William James, 12 Pascal, Paris, Alcan, 1901, vii. 13 « Pascal apologiste, » Revue hebdomadaire, 32 (1923), 194. La réception critique des Pensées de Pascal PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 389 Maritain regrette que les philosophes contemporains aient annexé Pascal à leurs systèmes. L’édition « philosophique » de L. Brunschvicg fait le partage des fragments religieux et des fragments non-religieux, et on sait que cette édition a fait autorité sous la Troisième République 14 . Compte tenu du classement rationaliste opéré par Brunschvicg, il va de soi que l’École républicaine s’appuie sur la partie « philosophique » des Pensées, c’est-à-dire, les fragments non-apologétiques. Ces fragments se ramènent, pour l’essentiel, à la philosophie, à la morale et aux belles-lettres. De plus, il faut noter que les argumentations pascaliennes s’avèrent parfois laïques, car elles ne s’accordent pas toujours aux normes religieuses : […] il lui arrive d’emprunter une argumentation purement laïque, entièrement détachée des exigences religieuses : « Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amourpropre » (éd. Sellier 681). 15 C’est ainsi que P. Sellier fait ressortir le « contresens stupéfiant » qui consistait à annexer l’auteur qui rejetait catégoriquement la philosophie en tant que discipline 16 . Dans cette même perspective, G. Truc 17 s’en prend à l’enseignement défectueux des maîtres laïques, qui manquent de saisir l’angoisse pascalienne ; ils en viennent à transformer l’auteur des Pensées en psychologue ou en moraliste 18 . Il prend vigoureusement à partie la laïcisation de Pascal car il s’agit pour lui d’une tentative mal placée de fausser l’identité réelle de cet auteur. Truc revendique, plus précisément, la portée apologétique du « Pascal chrétien. » Il finit par mettre en valeur l’idée que le « Pascal intégral » manque à l’ensemble des catégories socio-professionnelles du monde contemporain : Ce Pascal que nous restituons ainsi, intégral et qui se pose devant notre temps et s’y impose en juge, à la fois en témoin et en avocat d’une cause qui a été la sienne et qui a cessé d’être la nôtre, n’est ni celui des professeurs, ni celui des esthètes, des hommes de parti ou de secte, des simples spécialistes […] (340). 14 L. Brunschvicg, et al., éds., Œuvres complètes de Pascal, « Les Grands Ecrivains de la France, » 14 vols., Paris, Hachette, 1908-1925. 15 B. Parmentier, Le Siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, 98. 16 P. Sellier, éd. Pensées, Paris, Hatier, 1972, 12. 17 Bien que son analyse porte sur les années 1940, elle reste néanmoins valable pour la Troisième République puisque le régime de Vichy prend la relève de l’enseignement clérical d’avant. 18 Pascal, son temps et le nôtre, Paris, A. Michel, 1949, 337. Ralph Albanese PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 390 Conformément à l’Ancien Régime, qui a été marqué par une civilisation chrétienne, Truc soutient que la France du XX e siècle se doit de garder sa « religion nationale » (215). Il est évident alors qu’il se montre soucieux de restituer le sacré au sein de la société française. À son aversion vis-à-vis de la tendance critique à fausser « notre Pascal » (353) s’ajoute sa condamnation du matérialisme moderne. En fin de compte, Truc s’en prend à « ces deux fléaux de l’époque moderne : le scientisme et ce que l’on peut appeler l’historicisme » (354). Pour en revenir à la période de l’avant-guerre, une des grandes figures dans l’histoire de la réception critique des Pensées est Charles Péguy. Bien que socialiste en fin de siècle, il a retrouvé sa foi catholique vers 1908 et a fini par adopter la mystique nationaliste à la veille de 1914. Remarquons qu’il n’a jamais abandonné ses idéaux socialistes jusqu’à sa mort. Mobilisé en 1914, sa mort au combat au début de la guerre n’a pas empêché qu’il ait pu jouir d’une grande réputation au cours de la Troisième République, notamment pendant les années 1930. Désireux de restaurer les valeurs traditionnelles, Péguy s’est avéré le disciple de Bergson et sa mystique de l’héroïsme rend compte de son admiration profonde pour Pascal, qu’il considérait comme son maître à penser. En 1900, Péguy évoque l’aspect problématique de la lecture des Pensées au lycée : […] il y a toujours quelque hésitation quand Blaise Pascal est un auteur du programme. Cette incommunication est aussi un empêchement grave à tout enseignement, primaire, secondaire, ou supérieur. Je me rappelle fort bien que tout au long de mes études je me suis réservé la plupart de mes auteurs pour quand je pourrais les lire d’homme à homme, sincèrement. 19 La question se pose alors : faut-il, dans les écoles congréganistes, dénoncer le dogmatisme janséniste ? C’est ainsi que Péguy s’interroge sur la difficulté réelle de discuter, à tous les niveaux de l’enseignement, les problèmes qui relèvent de l’énigme de la destinée humaine. Il passe en revue alors plusieurs sujets de baccalauréat qui sont tirés des Pensées. A ses yeux, développer un tel sujet se ramène à un rite de passage dans l’univers scolaire : La vigueur, la justesse, la nouveauté, la fraîcheur de la métaphore l’a installé dans la mémoire des hommes et les bons examinateurs l’ont souvent donné à développer au baccalauréat : Développer cette pensée de Pascal : L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Alors il fallait redire en six pages de mauvais français tout 19 « De la grippe, » Cahiers de l’amitié Charles Péguy (1900), 40. La réception critique des Pensées de Pascal PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 391 ce que le grand Blaise avait dit en douze lignes. Cet exercice conférait l’entrée à l’apprentissage des arts libéraux (49). Dans ses Cahiers de 1911, aux noms des grands saints français, Péguy ajoute ceux de Jeanne d’Arc, Pascal et Corneille 20 . Il exalte alors l’« unique beauté » de Polyeucte - dont il admire tout particulièrement le stoïcisme de Sévère - puisque cette tragédie sainte « […] est dans la ligne et dans la race des saints et des martyrs. Et il est dans la ligne et la race de Jésus-Christ » (68). Remarquons aussi que Pascal compare le comportement du « dernier des malades [qui] imite littéralement, efficacement la Passion même de Jésus, » et l’on songe bien évidemment ici à la notion d’imitatio christi (63). Évoquant « le drame mystique et politique de Péguy, » J. Riby signale que l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc met en cause les abus inhérents au « régime démocratique 21 . » D’après lui, Péguy fait preuve de « la même ferveur » pascalienne : tous deux partagent la même vision du Christ. Riby fait observer d’ailleurs que c’est pendant l’hiver de 1900 que Péguy, alors socialiste, embrasse la foi chrétienne. Souffrant de la grippe et alité, Péguy s’est trouvé obligé de consulter la « Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies » (7). Fidèle à l’idéal de la République, en 1912, il importe de noter que Péguy finit par dénoncer « cet affreux régime démocratique. » Conformément à Maurras, il met en évidence « son dégoût de la démocratie » (11). Le critique signale alors l’influence exercée par Pascal sur Péguy : Influence veut dire ici libération. Dans Pascal, comme dans Bergson, c’est une libération qu’a trouvée Péguy. L’action qu’ils ont eue sur lui, l’un et l’autre, n’a fait qu’éveiller, avec des affinités et des amitiés latentes et, pour ainsi dire, préexistantes, sa personnalité profonde et sa propre liberté. L’angoisse de Péguy s’explique, enfin, par une misère existentielle analogue à celle de Pascal (12). Alors que Péguy et Barrès étaient tous deux des catholiques nationalistes, Péguy insistait davantage sur la religion et Barrès attachait une plus grande importance à la politique. À l’instar de Péguy, Maurice Barrès s’applique à dégager les éléments d’un rapprochement entre Pascal et Corneille. Il soutient que la beauté poétique des vers cornéliens a sans doute influencé le jeune Pascal dans la mesure où tous deux se sont inscrits dans l’idéal catholique et chevaleresque : « On aime à se figurer le jeune Blaise Pascal dans une sorte de veillée d’armes, recevant de Corneille l’entraînement héroïque de l’âme 22 . » Cet entraînement a, de toute évidence, bien 20 « Textes divers, » Cahiers de l’amitié Charles Péguy (1911), 64. 21 « Pascal dans l’œuvre de Péguy, » Cahiers de l’amitié Charles Péguy, I (1947), 25. 22 L’Angoisse de Pascal, Paris, G. Grès, 1918, 16-17. Ralph Albanese PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 392 servi les soldats français victorieux en 1918. C’est en ces termes que Barrès envisage l’imprégnation de l’idéal cornélien chez l’auteur des Pensées : « […] où qu’il [=Pascal] pénètre, il est bientôt, d’une certaine manière, non pas l’égal, mais le plus noble » (20) 23 . Il fait ressortir, du reste, l’aspect sublime de ce « héros catholique » (35) et admire chez lui « cette exaltation perpétuelle de l’honneur, de la fierté, du sacrifice […] cet idéal de renoncement à tout ce qui n’est pas le plus noble » (36-37). Dans L’Angoisse de Pascal, Barrès s’emploie à fournir des conseils à son ami Corpechat, qui va livrer une conférence en mars 1909 à l’Université des Annales « au profit de la Ligue des Patriotes » (préface, vi). Il vise avant tout à rapprocher Pascal de Corneille, notamment vis-à-vis de la grandeur morale de ces deux auteurs canoniques qui prônent l’idéal de perfectionnement : « Il y a certains auteurs, Corneille et Pascal, au premier rang, que nous étudions non pas seulement pour nous y plaire, mais pour devenir meilleurs. Cela tient à la grandeur de leur âme » (1-2). Il s’agit donc de pousser les auditeurs à s’identifier aux valeurs propres à la personnalité de Pascal, en particulier, celle du perfectionnement moral. Dans son analyse du « Mémorial, » Barrès insiste en particulier sur le sentiment pascalien de joie spirituelle (21). Il en arrive à exalter l’intensité de ce sentiment religieux dont les Pensées représentent « [un] Livre sublime où l’esprit des cloîtres réapparaît après un intervalle de plusieurs siècles » (95). A ses yeux, Pascal apparaît, paradoxalement, comme un héros cornélien de la Foi. Fort marqué par la défaite de 1870, Barrès cherchait avant tout à reconquérir les provinces perdues. Selon lui, les Français se rattachent étroitement à une tradition, notamment en se livrant aux forces de la terre. Il se fait alors l’apôtre du nationalisme organique et son culte de la personnalité suppose la défense de son moi contre la force des « barbares ». De plus, l’idéal du traditionalisme chez lui, comme chez Maurras, a eu pour effet de renforcer l’influence grandissante de l’Église à cette époque. Afin d’éclairer l’impératif nationaliste chez Barrès, il faut se rappeler qu’il s’est inspiré de la philosophie de Taine. De là, le rôle du déterminisme ethnique et naturaliste dans le développement de la pensée barrésienne. S’avérer nationaliste, pour lui, c’est souscrire à une vision déterministe de l’Histoire. A en croire Z. Sternhell, le nationalisme barrésien se ramène à un impératif éthique. C’est ainsi qu’il envisage l’épistémologie nationaliste de Barrès : 23 D’après J. Mesnard, l’idéal pascalien comporte une dimension héroïque, à savoir, le dépassement de soi et l’aspiration au souverain bien. Il signale, d’ailleurs, que cet idéal fait partie intégrante de l’atmosphère du règne de Louis XIII (« Les Idées morales dans l’œuvre de Pascal, » L’Année propédeutique [1951], 138-143). La réception critique des Pensées de Pascal PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 393 Dans les Deracinés, Barrès avait déjà soutenu que « la vérité, c’est ce qui satisfait les besoins de notre âme ; » plus tard, il s’élèvera contre « les misérables qui veulent enseigner aux enfants la vérité absolue, » alors qu’ « il faut enseigner la vérité française, c’est-à-dire celle qui est la plus utile à la nation. » 24 À cela s’ajoute un élément antirationnel de sa pensée. Aux antipodes de la mystique jacobine, la pensée de Barrès se situe dans un populisme revanchard et anti-intellectualiste (174-75). La génération de 1890 a été marquée donc par la droite nationaliste française ou, plus précisément, l’extrême droite. À la manière de Barrès, Ferdinand Brunetière cherche à exalter les valeurs collectives sous-jacentes à l’identité nationale en s’inspirant du traditionalisme moral. Par rapport à Péguy et Barrès, il se situe sans doute dans une position intermédiaire. Professeur à l’École Normale Supérieure, directeur de la Revue des deux mondes (1894-1906), catholique modéré et antidreyfusard, il s’insère dans la droite antirépublicaine et joue un rôle important dans l’univers littéraire et académique de la Belle Époque. S’en remettant au dogmatisme de Nisard, il voue un culte au classicisme, qui se montre intimement lié au sentiment national. Après avoir passé en revue un grand nombre d’éditions confessionnelles des Pensées au XIX e siècle - celles de Frantin (1835), de Faugère (1844), d’Astier, pasteur protestant (1857), de Rocher (1873) et, enfin, de Molinier (1877-79) - Brunetière reconnaît que cette œuvre énigmatique, qui a donné lieu à tant de « controverse entre philosophes et chrétiens, » échappe à toute tentative éditoriale d’atteindre au « vrai plan de Pascal, » c’est-à-dire, à la restitution définitive de l’Apologie de Pascal 25 . Pour sa part, l’édition de Port- Royal (1670) lui semble la meilleure puisqu’elle correspond au « vrai sens des intentions de Pascal et la pensée de ses Pensées. Et nous n’avons vraiment que faire du manuscrit autographe » (945). Avant d’arriver à cette conclusion, le critique estime que l’image de l’homme pleinement désespéré découle, chez Pascal, de la misère propre à la condition humaine (944). Aussi s’inscrit-il à la doctrine janséniste d’une nature humaine irrémédiablement corrompue. A l’instar de Pascal, il s’applique ainsi à vaincre la nature, d’où sa tendance janséniste. Dans son Histoire de la littérature française classique, manuel qui a fait concurrence à celui de Lanson, Brunetière privilégie le jansénisme aux dépens du cartésianisme 26 . Du reste, il s’interroge sur la diversité d’images de 24 La Droite révolutionnaire, Paris, Seuil (1978), 170. 25 « Le Problème des Pensées de Pascal, » Revue des deux mondes, 34 (1879), 944. 26 Histoire de la littérature française classique, II, Paris, Delagrave, 1912. Ralph Albanese PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 394 Pascal depuis le début du XIX e siècle : sceptique, mystique et romantique. Mieux vaut dire, selon lui, qu’il s’agit tout simplement d’un chrétien converti au jansénisme qui s’adresse à ses contemporains afin de les amener à la foi (299). Brunetière souligne aussi la portée de la seconde conversion de Pascal (1654), qui l’a réellement transformé en « théologien janséniste et ascète chrétien » (308). Il passe alors à l’éloge des Pensées : « […] il n’y a pas dans la littérature française, ni dans aucune littérature peut-être, de plus beau livre, de plus sincère ni de plus émouvant que ces fragments épars et mutilés que nous appelons les Pensées de Pascal » (308). Si Brunetière met en valeur l’absence de tout esprit d’outrecuidance chez Pascal, c’est qu’il s’aperçoit du fait que l’identité française est enracinée dans le catholicisme : l’auteur des Pensées incarne le mieux non seulement le génie national mais aussi la France chrétienne. Brunetière attribue à Pascal, par ailleurs, l’invention « en littérature […] [de] la prose naturelle » (301) et tient compte du rôle des fragments nonapologétiques (309). Par son insistance sur la volonté, Pascal finit par s’inscrire en faux contre la doctrine intellectualiste de Descartes et pressentir la pensée de Schopenhauer (314-315). Quant au dogmatisme janséniste de Pascal, il se situe aux antipodes de la vision philosophique de Rousseau (316). Malgré l’opposition définitive du cartésianisme et du jansénisme, Brunetière affirme que Descartes et Pascal représentent « les instituteurs de la pensée européenne » : ayant pris la relève de Montaigne et Galilée, ils parviennent à faire pressentir le rôle de Bossuet et de Voltaire dans l’histoire intellectuelle de l’Ancien Régime (319). Nous avons mis en évidence la primauté des valeurs nationales et religieuses chez des figures importantes de la génération d’avant-guerre. Représentants de la droite nationaliste, Péguy, Barrès et Brunetière témoignent, à des degrés divers, de l’emprise de ces valeurs, notamment grâce à leur contribution décisive au culte national de Pascal. En guise de conclusion, il serait bon d’examiner brièvement dans quelle mesure la Première Guerre mondiale a eu pour effet de poser une problématique pascalienne par excellence, à savoir, la situation existentielle de l’homme en face de la mort. 27 Véritable hécatombe, la Grande Guerre a profondément démoralisé les Français. Face à cette énorme déception, les Pensées ont donné à de 27 Il convient de faire remarquer ici que l’éveil du nationalisme sous la Troisième République est marqué par l’alliance entre l’Armée et l’Église. Selon P. Gerbod, « […] la référence pédagogique aux modèles héroïques devient une tâche collective développée concurremment par l’État, l’École, l’Armée et l’Église catholique » (« L’Éthique héroïque en France [1870-1914], » Revue historique, 268 [1982], 409). La réception critique des Pensées de Pascal PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 395 nombreux soldats et officiers un soutien moral profond. Ainsi, l’aspirant Jean Bouvier se livre à cette méditation dans une « gazette au front » : Jadis nous regardions la vie, parfois de loin la mort, et de plus loin encore l’éternité. Aujourd’hui nous regardons de loin la vie, de près la mort, et de plus près peut-être cette éternité […] nous nous trouvons sur la même cime que toi, ô sage de Port-Royal. Et tu es notre grand ami, Pascal, parce que tu ne nous as pas déçus, parce que tu nous avais devancés et que tu nous accueilles au point même où nous l’eussions souhaité, et parce que tu donnes à nos pensées la nourriture qu’elles exigent. 28 Dans la mesure où Jean Bouvier s’avère « disciple » de Pascal, c’est-àdire, prêt à accepter la mort, J. Chevalier se demande : la discipline militaire ne vise-t-elle pas à « abêtir » l’homme en lui soumettant à un modèle d’obéissance absolu ? L’insistance pascalienne sur la grâce divine sert alors à renforcer la soumission à l’autorité. S’assujettir et s’incliner ponctuellement à l’autorité du commandant, voilà, après tout, le but principal du soldat (285). On sait que Pascal servait souvent de compagnon d’armes pour de nombreux soldats français 29 . Le soldat chrétien Dupouey se montre, lui, obsédé par les Pensées et il meurt le Jeudi Saint dans les tranchées (le 1 er avril 1915) : « Il écrit à Mireille, ce cœur noble accordé si purement au sien : ‘Cherche ce beau passage, il te réjouira. Quelle pensée ? C’est celle où il dit : le Saint-Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grâce de Dieu, jusqu’à ce qu’il y apparaisse visiblement dans la Résurrection’ 30 . » J-P. Lapierre, de son côté, évoque la mise en place des monuments commémoratifs « dédiés aux soldats morts pour la patrie » dans les 30,000 communes de France 31 . Dans Le Miracle français (1915), rédigé pendant la guerre, V. Giraud exalte « l’esprit des tranchées » qui va, d’après 28 Cité par J. Chevalier, Pascal, Paris, Plon, 1922, 10. Cette méditation, écrite au camp d’Hadol, apparaît en février 1916 dans la Marmite, publication militaire de l’époque. 29 Voir à ce sujet H. Peyre, qui évoque Les Confessions sans pénitence de Georges Duhamel (1941), un roman qui traite de ce même phénomène dans les camps des prisonniers lors de la Seconde Guerre mondiale (« Friends and Foes of Pascal in France Today, » Yale French Studies, 12 [1953], 9). 30 Cité par F. Hermans, « Pascal, signe de contradiction, » Revue générale, 137 (1937), 314. Bien qu’Hermans précise que Pascal hérite sa « contradiction » du Christ (314), il n’en demeure pas moins que l’auteur des Pensées incarne pour lui le christianisme authentique (318). Ce critique signale aussi le discrédit progressif de la réception critique de Pascal en France dès les années 1920. 31 Lapierre, 116. Ralph Albanese PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0026 396 lui, dominer la France d’après-guerre 32 . S’adressant à la jeunesse française qui s’engage sur le plan militaire, il leur rappelle la sainteté de leur effort, car il s’agit d’une guerre sainte, à l’instar des Croisades, contre les pays barbares qui représentent une menace pour la civilisation occidentale (62). En évoquant le besoin de « nourriture spirituelle » qu’éprouvent naturellement les poilus, Giraud laisse entendre que l’œuvre de Pascal ou de Corneille se révèle susceptible de satisfaire ce besoin humain. Prônant l’avènement d’une littérature qui sera mue par « une inspiration hautement religieuse, » il rappelle que la France est tout aussi bien chrétienne, c’est-àdire, « le pays de Pascal, » qu’elle est voltairienne. La guerre servant avant tout à « repétrir les âmes, » Giraud espère donc voir le triomphe d’une littérature spirituelle en France après la guerre (198). La suite de l’histoire met en évidence l’illusion : le renouvellement spirituel ne s’est réellement pas réalisé à cette époque. Après s’être réclamé de cette « interprétation mystique de l’histoire » afin de justifier l’avènement du « miracle français, » il signale l’engagement des prêtres-soldats dans la guerre ; ces patriotes se livrent à « la loi des curés sac au dos » et représentent des professeurs d’héroïsme qui sont morts au nom de leur foi chrétienne (202-203). Cette guerre constitue, en définitive, une mise en opposition entre non seulement « […] deux groupes et deux races, mais deux civilisations ou plutôt la barbarie et la civilisation même […] » (200-201) 33 . Ouvrages cités Barrès, Maurice. L’Angoisse de Pascal. Paris, G. Grès, 1918. Brunschvicg, Léon et al., éds. Œuvres complètes de Pascal, « Les Grands Écrivains de la France », 14 vols. Paris, Hachette, 1908-1925. Brunetière, Ferdinand. « Le Problème des Pensées de Pascal, » Revue des deux mondes, 34 (1879), 935-945. _____. L’Idée de patrie. Paris, Hetzel, 1897. _____. Histoire de la littérature française classique, II. Paris, Delagrave, 1912. 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Tout critique littéraire obligé d’expliquer ces deux termes se heurte toujours à cet obstacle, mais il suivrait sans hésitation René Bray et Orest Ranum qui désignèrent « par bienséance l’obligation de ne pas choquer le public » (63), parce qu’il se croit en présence d’un « concept classique ». Dans « Les bienséances : concept intraduisible ou notion apocryphe ? » (63-72), Jean-Yves Vialleton prouve cependant qu’il s’agit, tout au contraire, d’« un concept clé de la haine du classicisme » (72). Jacques Scherer, dont l’ouvrage bien connu sur la dramaturgie classique s’en autorisait pour « interdire la représentation sur scène d’une partie des réalités de la vie » (69), érige, suivant Vialleton, un « obstacle à la compréhension des textes classiques » (70) en surestimant l’importance de la « bienséance externe », que les textes classiques désignent rarement par ce terme. Outre cette étude magistrale, presque toutes les contributions de la section « Le vocabulaire de la poétique au risque du malentendu » (41-86), révèlent des bévues analogues. Suzanne Duval et Adrienne Petit insistent sur la différence du terme de « fiction » sous l’Ancien Régime et dans notre monde littéraire « dans les trois domaines du poétique, du rhétorique et du vraisemblable » (51). Au XVII e siècle déjà, la terminologie rhétorique commence à être « concurrencée par une approche plus esthétique » (51), tandis que, de nos jours, les présupposés de la culture oratoire et de la vérité historique se sont modifiés. Elsa Veret constate une donnée analogue pour la catégorie de la « merveille », qui « n’a pas chez les auteurs français de fortune comparable à meraviglia dans le discours métapoétique italien » (59). Lorsque Boileau ajoute à sa traduction du Traité du sublime de Longin le sous-titre « du merveilleux dans le discours », il plaide pour « une poétique où la merveille ne puisse être causée que par la transparence des conceptions » (61). La section « La rhétorique, une langue commune ? » (85-149) attire l’attention sur les difficultés provoquées par la structure spécifique de l’art oratoire à l’époque envisagée. À propos des termes « narratio / narration », Christine Noille souligne les affinités du système conceptuel du français moderne avec celui du néolatin et conseille de traduire narratio « par dispositif narratif » (97). Selon Olivier Millet, « seules les esthétiques litté- Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0027 402 raires et artistiques modernes, à la Renaissance, ont exploitées pleinement » (99) les ambivalences du terme de « véhémence ». Dans la culture chrétienne, la véhémence peut évoquer autant le discours des prophètes bibliques comme par exemple Jérémie que la poésie satirique d’un Juvénal. Le caractère agressif des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné assortit « à une esthétique originale » et correspond « à une vision du monde comme lieu d’une bataille suprême […] entre les valeurs mondaines et la justice transcendante » (104). Dans les traités et les pamphlets de Calvin, « les modèles prophétiques se combinent avec la prise de conscience […] que le grand style dans sa version énergique, concise et agonistique, est une forme majeure de la parole chrétienne » (104-105). Francis Goyet avance l’hypothèse selon laquelle il existe « une opposition frontale » entre « movere » et sa traduction par « faire impression » (109). Il s’appuie d’une part sur Cicéron et Quintilien, d’autre part sur Montaigne. Traduire le terme latin « par un mot non rhétorique, impression » (117), c’est ignorer « les deux sens d’impression, l’action même d’imprimer et le résultat de cette action » (116). L’auteur des Essais relie explicitement « l’impression et l’imagination […]. Les effets sont les impressions, les résultats concrets de l’action, ici les opinions fantasques dont est capable l’humanité » (116). La promotion de l’art caché est liée à la fortune du « je ne sais quoi » dans la seconde moitié du XVII e siècle. L’analyse de l’insinuation classique par Laurent Susini prouve que « notre compréhension moderne de la notion » remplace le « sens rhétorique » des années 1650-1700 par les « termes linguistiques de sous-entendu », et cela « dès la seconde moitié du XVIII e siècle » (127). Notre culte contemporain de la jeunesse est aux antipodes de la dénonciation du « style puéril » auquel on préfère au XVII e siècle « le style adulte ». Sophie Hache invoque Rapin et Boileau pour lesquels « le puéril s’oppose au froid » (134). Bernard Lamy le rapproche de l’enflure, « désignant le grand style hors de propos, le sublime manqué, alors que puéril implique spécialement des formes de ridicule » (134). Roberto Romagnino se penche sur la « catégorie oubliée » de l’hypographè, type de description confondue avec celle de « la descriptio pratiquée par les orateurs et les poètes » (139). Les traducteurs contemporains identifient l’hypographè « tantôt à une description, tantôt à une esquisse », bien qu’« entendue comme discours fondé sur l’évidence » (144), l’enargeia en constitue un des traits essentiels. Romagnino notifie que, dans la Logique de Port-Royal, « le mot description en arrive à désigner deux notions qui ne se recoupent qu’en partie, definitio sive descriptio et ecphrasis » (148). On pourrait prolonger cette réflexion en renvoyant aux divergences entre jansénistes et jésuites concernant l’évaluation de l’art des devises, prisé par ces derniers et vilipendé par les premiers. Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0027 403 La section « D’une langue à l’autre » (150-174) conclut le volume. Larry F. Norman y compare le terme de classicisme dans les vocabulaires critiques nationaux en insistant sur sa polysémie au cours de l’histoire. En effet, « avec l’apparition du concept de romantique à la fin des années 1790 en Allemagne, le terme classique se transforme en antonyme de cette nouvelle notion critique » et devient « une catégorie esthétique spécifiquement liée aux qualités formelles et thématiques attribuées à l’Antiquité grecque et à ses imitateurs » (157). Le terme anglais neoclassical vise « à éviter des prétentions nationalistes inhérentes, selon ses critiques, à l’approbation du terme classicisme pour désigner une seule littérature moderne » (160). Tous les articles assimilent le terme de traduction à un effet de distance historique, Gilles Siouffi érige le syntagme génie de la langue en « emblème de l’intraduisible » (173) en ce qui concerne les possibilités de traduction. Absent du latin puisque créé par les Français, il est popularisé « dans les années 1670, notamment après le passage qui lui est consacré, et qui en fait une véritable notion, dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Bouhours » (166). En 1739, l’Allemand Zacharias David Schulemann publie un livre intitulé De genio linguae ; en 1750 Francesco Alagarotti glose le terme en ajoutant « la forme de chaque langue » (168), tandis le Génie de la langue française (1674) de Jean Menudier est traduit en allemand par Die Natur der französischen Sprache (1681). Le mot d’intraduisible étant « trop récent » (173), Siouffi attire l’attention sur ce que les langues ont « de plus idiosyncratique » ainsi que sur « l’irréductibilité qui peut être compris(e) comme un antidote aux tentations de l’universalisme » (174). Ainsi se conclut ce numéro fascinant de littératures classiques. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0028 404 Frank Greiner (dir.) : Le Roman au temps de Louis XIII. Paris, Classiques Garnier, 2019. 330 p. Dans le sillage du volume paru en Italie, en 1976, et intitulé Il Romanzo al tempo di Luigi XIII - préface de Roger Duchêne - (Bari, Adriatica), cet important ouvrage est consacré à la prose fictionnelle au temps de Louis XIII et réunit les Actes des Journées d’Études Le Roman au temps de Louis XIII organisées le 7 juin 2016 et le 7 juin 2017 à la Maison de la recherche de l’Université de Lille. Cette publication complète le livre, paru en 2016, portant sur le roman au temps d’Henri IV et de Marie de Médicis, et annonce un troisième recueil couvrant les années séparant la mort de Louis le Juste de l’avènement politique de son fils, Louis le Grand, en 1661. Auteur de plusieurs études concernant la littérature française des XVI e et XVII e siècles (cf., entre autres, Les Amours romanesques de la fin des guerres de Religion au temps de L’Astrée - 2008) et directeur de cette publication, Frank Greiner (professeur à l’Université de Lille) précise dans sa préface que la division par règnes [cf. les titres des trois recueils se référant à : 1) Henri IV et à Marie de Médicis, 2) à Louis XIII, 3) et à Louis XIV] a été choisie dans le but d’organiser le champs de recherche et afin de suggérer l’étroite connexion entre la politique et la littérature si ce n’est les tournants sociaux vécus par l’histoire de la vie culturelle. Le procès de Théophile de Viau, par exemple, marque considérablement les ouvrages (surtout ceux des ‘esprits forts’) et, par voie de conséquence, permet à la religion de renforcer son emprise sinon sur les consciences du moins sur l’écriture. C’est pourquoi Richelieu arrive à affirmer sa volonté de contrôler les Lettres et, notamment par le biais de la création de l’Académie Française, à accorder sa protection à de nombreux écrivains. Divisé en trois parties (1. Le roman romanesque et son renouvellement ; 2. La veine comique ; 3. De l’inspiration morale vers la pensée critique), ce livre met en évidence la richesse et la diversité de la prose fictionnelle au temps de Louis XIII et permet de comprendre les enjeux du roman liés au monde social et politique et ce grâce aux précieux témoignages concernant les cadres institutionnels, les mécènes, les imprimeurs, les libraires, les lecteurs et les censeurs. Les dix-huit articles réunis dans ce collectif permettent de connaître une période particulièrement féconde de l’histoire littéraire et soulignent que les fictions narratives poursuivent l’essor initié sous le règne d’Henri IV et ne manquent pas de se renouveler. D’une part, elles continuent d’illustrer les genres anciens et, d’autre part, elles s’acheminent sur de nouvelles voies (cf. l’antiroman) poussées par un certain vent de liberté. Dans cette optique, d’importantes réflexions sont consacrées au rôle fondamental joué par Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0028 405 l’œuvre de Charles Sorel et tout particulièrement à l’histoire comique, à la relation nouvelle entre la fiction et la réalité, à la mise en abyme du fonctionnement du récit et à l’écriture ‘réaliste’, voire à la création d’une vraisemblance développée entre narration et méta-narration, si ce n’est à la dénonciation de la fiction : la fiction s’y énonçant de toute évidence par le biais de la présence/ absence de la voix narrative et de l’invention de personnages par les personnages mêmes. Les analyses présentées dans ce volume démontrent qu’à cette période les étiquettes les plus récurrentes de la fiction narrative sont les suivantes : roman d’amour ; roman d’amour et d’aventures ; roman d’amour à dominante psychologique ; roman moral et religieux ; roman comique ; roman satirique ; roman pastoral ; roman d’inspiration mythologique ; roman de chevalerie ; histoires tragiques (morales et édifiantes) ; œuvre épistolaire. En outre, ces études indiquent le caractère expérimental de la prose et définissent les ‘outils’ fondamentaux de la nouvelle narratologie : suspense, effet de surprise et variété des registres et des émotions. Des recherches intéressantes portent sur l’histoire tragique et précisent que d’un côté elle tend à la représentation du mal sous ses formes extrêmes (cf. Jean-Pierre Camus L’Amphithéâtre sanglant et Les Spectacles d’horreur) et que de l’autre elle propose un tournant historiographique (cf. l’histoire tragique comme chronique historique chez Claude Malingre Les histoires tragiques de nostre temps). L’ouvrage se termine par une très intéressante annexe, intitulée Fictions narratives en prose, liste chronologique (1624-1643), qui sera enrichie par un Répertoire analytique des fictions narratives en prose 1624-1643 en cours d’élaboration. Une très riche bibliographie, étayée par l’ouvrage de Maurice Lever La Fiction narrative en prose au XVII e siècle. Répertoire bibliographique du genre romanesque en France 1600-1700 (Paris, CNRS, 1976), complète cette importante étude. Marcella Leopizzi Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 406 Volker Kapp (éd.) : Claude Fleury, Les Mœurs des Israélites, édition critique par Volker Kapp. Paris, Champion, « Sources classiques », 2018. 356 p. Il faut rendre grâces à Volker Kapp de procurer cette édition critique des Mœurs des Israélites de l’abbé Claude Fleury. L’ouvrage, en effet, figure parmi les plus importants du XVII e siècle, tout d’abord par tout ce qu’il apprend de la connaissance que le Grand Siècle avait de la Bible et de sa façon de la lire, ensuite et encore plus pour l’influence immense qu’il a exercée, sur toute l’Europe (il suffit de voir le nombre de traductions qu’il a connues en un siècle, dans une dizaine de langues), et plus particulièrement en son temps sur les écrivains du Petit Concile, et notamment sur les plus grands d’entre eux, Bossuet et Fénelon, en leur fournissant images, informations, représentations, arguments, enfin et surtout, quels que soient les rapprochements légitimes que l’on peut faire avec d’autres ouvrages du temps, par l’originalité frappante du point de vue adopté par l’auteur, qui s’intéresse à la Bible d’abord en historien et - autre originalité - en historien des mœurs et non des événements, tout en y cherchant un modèle de société exemplaire et en se montrant remarquablement exempt de tout antijudaïsme chrétien. Or, de ce livre majeur, il n’existait jusqu’à ce jour aucune édition critique ! On pourrait même aller jusqu’à dire que l’édition de Volker Kapp est la première « vraie » édition des Mœurs des Israélites. En effet l’édition princeps de 1681, chez la veuve Gervais Clouzier à Paris, comportait beaucoup d’erreurs, malgré une liste d’errata, malheureusement incomplète. Dès 1682, signe du succès remporté par le livre, la veuve Gervais Clouzier publiait une seconde édition, qui « ajoute beaucoup de développements et de renvois en marge, sans être plus correcte » (p. 12), et l’éditeur Adrian Moetjens en mit en vente une autre à La Haye, pas plus exacte. Les éditions suivantes, y compris au XIX e siècle, ne corrigeront pas les erreurs et ajouteront même souvent des notes fallacieuses. C’est dire le mérite de Volker Kapp, qui a su retrouver les références bibliques et patristiques exactes, établir le texte au milieu de ses différentes versions, corriger les erreurs. C’était un énorme travail, et il fallait toute l’érudition, toute la patience et toute la compétence de Volker Kapp pour le mener à bien. Il faut dire que V. Kapp était particulièrement désigné pour le faire : très bon connaisseur du Petit Concile, auteur d’un ouvrage de référence sur le Télémaque de Fénelon, qui doit tellement aux Mœurs des Israélites (Télémaque de Fénelon. La signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique, Tubingen/ Paris, Narr/ Place, 1982), il avait déjà publié dans la même collection, en Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 407 collaboration avec la regrettée N. Hepp, une édition des Écrits de jeunesse de Fleury (Paris, Honoré Champion, 2003). Ajoutons que V. Kapp a très judicieusement ajouté en annexe au texte des Mœurs des Israélites celui des différents opuscules que Fleury a consacrés à l’aspect littéraire de la Bible, le Discours sur la poésie et en particulier sur celle des anciens Hébreux, le Discours sur la poésie des Hébreux et enfin le Discours sur l’Écriture sainte, essentiellement consacré aux « beautés du style de l’Écriture ». La lecture de ces trois discours complète très heureusement celle des Mœurs des Israélites : ils en développent dans un esprit très proche un point essentiel. L’ouvrage de V. Kapp présente donc un dossier complet de la réflexion écrite de Fleury sur l’Ancien Testament. Cette édition impeccable est accompagnée d’une copieuse et très riche Introduction (113 pages), véritable commentaire auquel il ne sera pas moins nécessaire de se référer désormais qu’à l’édition elle-même. V. Kapp ne prétend pas y traiter tous les aspects des Mœurs des Israélites, et ce serait du reste impossible s’agissant d’un tel texte, susceptible par nature d’être lu selon d’innombrables approches. L’on pourrait a priori s’étonner qu’il ne consacre guère de lignes à s’intéresser au contenu social, politique, économique même, du livre, alors que - il le rappelle lui-même dès le début de son introduction (p. 11) - l’œuvre de Fleury commence ainsi : Le peuple que Dieu avait choisi pour conserver la véritable religion, jusqu’à la prédication de l’Évangile, est un excellent modèle de la vie humaine, la plus conforme à la nature. Nous voyons dans ses mœurs les manière les plus raisonnables de subsister, de s’occuper, de vivre en société : nous y pouvons apprendre non seulement la morale, mais encore l’économique et la politique (p. 117). Cependant le modèle social, politique et économique qu’apportent les Moeurs des Israélites et son influence sur le Petit Concile ont déjà été étudiés, en particulier par l’auteur de ce compte-rendu (v. François-Xavier Cuche, Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, notamment la troisième partie - Modèles - p. 261-373, Paris, Le Cerf, 1991). V. Kapp a pu donc légitimement choisir de se pencher sur d’autres aspects encore non étudiés de l’ouvrage. De même, avec peut-être un excès de modestie, V. Kapp rappelle qu’il se veut seulement « historien de la littérature et de la rhétorique » et qu’il laisse aux « théologiens » à « approfondir par exemple la problématique de l’exégèse ou de l’interprétation des Pères de l’Église » (p. 14 ; cf. p. 77). Certes, V. Kapp n’est évidemment pas au sens technique et précis du terme un théologien, mais sa connaissance du phénomène religieux - au XVII e siècle d‘abord, mais pas uniquement - est remarquable. Du reste, la phrase qui suit immédiatement celle que je viens de citer apporte la preuve de cette Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 408 compétence : « Fleury lit le Pentateuque dans l’optique des livres sapientiaux » (l’affirmation sera reprise et justifiée, p. 34). Plus loin, V. Kapp considère Fleury comme un représentant de « l’essor de la théologie positive au XVII e siècle » (p. 18 ; cf. p. 37 sur son inscription dans la théologie gallicane). Encore, à la page 105, V. Kapp note avec justesse que Fleury « envisage une alliance entre l’exégèse biblique depuis les Pères de l’Église et la nouvelle méthode de recherche historique ». Cependant c’est bien du double point de vue de l’histoire littéraire et de l’histoire de la rhétorique que l’apport de V. Kapp à la compréhension des textes de Fleury sur l’Ancien Testament est le plus considérable. L’immense érudition de l’éditeur brille en particulier dans la contextualisation de ces textes. Celle-ci en l’occurrence est double : une contextualisation interne et une contextualisation externe. La première met en rapport les ouvrages de Fleury les uns avec les autres. Déjà le choix de publier dans un même livre les différents textes traitant de l’Écriture sainte est symptomatique de cette attitude. Mais ce que montre V. Kapp, c’est l’extrême cohérence de l’œuvre de Fleury et l’unité de sa pensée à travers les années comme à travers les genres pratiqués et les sujets abordés. Il met en relation le corpus de son édition non seulement, comme il était infiniment prévisible, avec le Catéchisme historique, les Mœurs des Chrétiens et l’Histoire Ecclésiastique, mais avec les deux dialogues Si l’on doit citer dans les plaidoyers, avec les Remarques sur Homère ou le Discours sur Platon, avec le Traité du Choix et de la méthode des études, ou, d’une façon plus inattendue encore peut-être, avec les ouvrages de droit de l’ancien avocat. Sur ce dernier point, il montre tout à fait à raison que Fleury reste toujours et partout un juriste, abordant toutes les questions du point de vue du droit. Il faut ajouter qu’il les aborde aussi toujours d’un point de vue historique. V. Kapp souligne que l’une des originalités des Mœurs des Israélites est de combiner « l’instruction religieuse, domaine des livres de piété, avec l’information historique, argument ‘scientifique’ de la théologie et de la critique de l’humanisme érudit ». Sur ce point, je me montrerais d’ailleurs moins sévère que V. Kapp, et ne pense pas que le simple fait que Fleury présente une société passée, celle des Hébreux, comme un modèle pour le présent suffit à prouver que l’abbé n’a pas le sens de la différence des époques. La difficulté est peut-être plutôt de savoir laquelle des trois types de sociétés connues successivement par les Hébreux selon Fleury et bien distinguées l’une de l’autre par lui, malgré leurs éléments de continuité, peut réellement servir de modèle à la société du temps de Louis XIV. Mais, ce qui est fondamental dans le projet de Fleury, et V. Kapp le met bien en relief (v. p. 107, par exemple), c’est la volonté de passer de l’information (historique) à l’instruction (morale). Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 409 Dans le détail, V. Kapp montre la cohérence des idées pédagogiques de Fleury entre le Traité des études et les textes sur l’Écriture sainte, l’omniprésence du critère d’utilité dans ses différentes œuvres, et encore la permanence de son idéal rhétorique, de ses dialogues de jeunesse aux Discours sur l’Écriture sainte ou sur la poésie des Hébreux, la proximité de son éloge de la poésie biblique avec la doctrine qu’il admirait chez Platon dans son Discours sur le philosophe, bref la continuité de sa réflexion théorique littéraire. La contextualisation externe, remarquablement érudite, effectuée par V. Kapp permet de situer l’entreprise de Fleury avec clarté à la fois dans l’histoire et par rapport aux œuvres à peu près contemporaines. Parmi les points les plus intéressants, on notera le développement - qui aborde un enjeu majeur des thèses de Fleury - sur le rapprochement et les distances introduites entre les deux antiquités (païenne et biblique) par l’abbé, qui donne la supériorité, y compris littéraire, à l’antiquité juive. V. Kapp confronte en particulier ses réflexions sur ce sujet à celles de Balzac ou de Rapin, deux auteurs auxquels l’on ne penserait pas forcément spontanément pour une comparaison avec Fleury ! Bien plus prévisibles évidemment sont les références aux ouvrages sur l’histoire des Hébreux, sur les antiquités bibliques et sur ce qui constitue une sorte de genre littéraire : les introductions à la lecture de l’Ancien Testament, pour reprendre le titre de l’ouvrage de B. Lamy, cité par V. Kapp, qui visent à éclaircir les difficultés des lecteurs dues à leur ignorance des faits et des mœurs auxquels les textes bibliques font allusion, projet évidemment en rapport avec celui de Fleury, mais plus modeste que le sien, puisqu’on ne cherche pas alors à découvrir un modèle dans l’histoire du peuple élu. Là encore frappe la richesse des références examinées par V. Kapp : Les Antiquités biblique du Pseudo-Philon, la traduction de Flavius Josèphe d’Arnauld d’Andilly et l’Histoire de l’Ancien Testament du même auteur, Denys Pétau, Jean Le Clerc, Carlo Sigonio, Mabillon, Huet, bien entendu, Richard Simon, non moins évidemment… En outre l’exploration faite par V. Kapp de la liste des ouvrages qui figuraient dans la bibliothèque de Fleury révèle les centres d’intérêt de l’abbé et ses sources d’information assurées : la Demonstratio evangelica de Huet, dans son édition princeps, l’édition parisienne complète de Philon de 1640, les versions originales latines de Flavius Josèphe, le Tiberias de Johann Buxdorf (1620), la Geographia sacra de Samuel Bochart, l’Uxor ebraica […] du juriste anglais John Selden (1646), etc. Les rapprochements que fait V. Kapp avec tout ce qui au temps de Fleury peut avoir contribué à donner forme aux Mœurs des Israélites couvrent un champ d’une amplitude frappante. Un exemple suffira à montrer l’étonnante originalité de certaines pistes que propose l’éditeur : il suggère de mettre en Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0029 410 relation « le type d’historiographie dont témoignent Les Mœurs des Israélites » avec « les traités de civilité » (p. 23). Les deux dernières parties de l’introduction sont consacrées à une étude de ce que signifie la notion de « mœurs » pour Fleury, en particulier en la distinguant de celles de « coutumes » ou d’« usages » et par comparaison des Mœurs des Israélites avec la lecture de Léon de Modène par B. Lamy, puis en montrant comment l’analyse historique de l’Ancien Testament ne saurait s’opposer pour Fleury aux données de la foi et comment donc la connaissance des mœurs des Israélites peut instruire utilement les chrétiens et les aider à perfectionner les leurs. Je renvoie à cette étude savante, tout en suggérant que, très probablement, pour un ecclésiastique comme Fleury la catégorie des mœurs devait s’entendre au sens établi dans l’Église et encore d’une manière active au Concile de Trente par la distinction traditionnelle entre la foi et les mœurs. Raison de plus pour penser avec V. Kapp que l’histoire des mœurs de Fleury ne recouvre pas vraiment le même champ que celle de Voltaire. La postérité de Fleury est à chercher ailleurs. V. Kapp publie en annexe « les annotations de Johann Nicolai aux Mœurs des Israélites » et donne par ailleurs des éléments d’information sur la réception des Mœurs des Israélites au XVIII e siècle (et au début du XIX e siècle), concluant que « les spécialistes d’exégèse du XVIII e siècle n’hésitent pas à ranger Fleury parmi les promoteurs des études d’antiquité biblique » (p. 88). Là n’est sans doute plus la principale raison pour le lecteur ni même pour le chercheur de notre temps de s’intéresser à l’ouvrage. La richesse en images et en modèles du livre, l’idéal politique et économique qu’il propose, l’originalité de sa conception de l’histoire et de son approche de la Bible, sa réflexion sur le lien entre l’Écriture, dont l’inspiration est attribuée au Dieu éternel, et l’incarnation de ses préceptes dans le temps, la question, qu’il amène nécessairement à poser, de la légitimité du passage du descriptif au normatif, la théorie de la littérature qui le sous-tend implicitement ou explicitement, tout cela en revanche impose l’urgence de relire Fleury. On ne peut encore une fois que dire la reconnaissance qu’on doit à V. Kapp d’avoir rendu cette lecture aisément possible d’accès et le texte déchiffrable dans son projet, dans ses conditionnements, dans ses enjeux. On devine la lourdeur du travail qu’il a accompli. Osera-t-on alors émettre le vœu qui vient irrésistiblement à l’esprit : après l’édition des Écrits de jeunesse, après celle des Mœurs des Israélites, peut-on espérer de lui celle, non, certes, des 24 tomes de l’Histoire Ecclésiastique (! ), mais au moins des Mœurs des Chrétiens ? François-Xavier Cuche Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0030 411 Bénédicte Louvat et Pierre Pasquier (dir.), Le « théâtre provincial » en France (XVI e -XVIII e siècle), Littératures classiques, n o 97 (2018). 292 p. L’historiographie du théâtre français tend toujours à écarter ce que les éditeurs qualifient de « théâtre provincial ». Ils mettent cette notion entre parenthèses, à juste titre. On s’étonne en effet que, jusqu’à nos jours, les spécialistes s’ingénient non seulement à exclure du « théâtre classique » les dramaturges mineurs de la capitale voire même à ignorer complètement ceux qui sont présents dans le reste de la France. On a inventé par ce processus une histoire du théâtre français qui ne correspond pas aux données documentées dans ce volume. Les deux éditeurs, dont les recherches et les éditions de pièces ont contribué à faire découvrir un univers théâtral méconnu, esquissent dans leur « Présentation » (5-21) l’état de la recherche dans ce domaine. Ils ont su engager pour ce numéro des spécialistes reconnus. Les quatre sections : « Une catégorie problématique » (25-66), « Pratiques territoriales et communautaires » (67-144), « Pratiques locales et nationaux » (145-246), « Quelques pratiques musicales provinciales » (247-284) proposent des analyses pertinentes. Philippe Martel rappelle que les « provinces » étaient à l’origine « un terme administratif, destiné à regrouper sous un nom générique les divers territoires intégrés progressivement au domaine royal à partir du XII e siècle » (26). Les Révolutionnaires mettent en place l’organisation des « départements, districts et communes » (26), et alors les provinces disparaissent « comme lieux d’histoire politique » si bien que « la province va survivre dans le vocabulaire courant, mais au singulier » (27). Dès le XVII e siècle, les termes de « province » et de « provincial » se chargent d’une connotation nettement dépréciative voire moqueuse, destinée à ridiculiser une concurrence importune. Une minorité profite de préjugés, dont les caractéristiques se métamorphosent au cours des siècles, mais qui empêchent toujours une évaluation correcte de la culture littéraire régionale. Julie Koopmans attire l’attention sur « le caractère extrêmement dynamique de la pratique théâtrale ailleurs qu’à Paris » (37). Une masse de documents disparate permet de raconter une histoire de cette scène, qui « se soustrait volontairement à une sorte d’évolution générale du théâtre, à une institutionnalisation du théâtre dans un bâtiment construit à cet effet » (48). Dans les différentes communautés, les pièces sont « composées par des auteurs d’occasion et jouées par des acteurs d’occasion […] dans des lieux […] où se déroulent les activités de la vie quotidienne » (54). D’après Jean- Pierre Bordier, la naissance de nouvelles communautés sociales et l’intervention des princes modifient la vie théâtrale de toute la France, cependant Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0030 412 le statut spécifique de Paris ne relègue pas « le reste du royaume au rang de province » (66). Le Languedoc et la Bretagne se distinguent surtout par le plurilinguisme. Philippe Gardy suppose que le « modèle plurilingue (occitan local / français / latin) inauguré par Du Bartas […a] inspiré les auteurs de Béziers » (88), qui pratiquent un « théâtre de rue et de place publique », où « les corps de métiers » (96) prédominent. Les troupes, qui se divisent surtout en « compagnie joyeuses » et « ‘rhétoriciens’, auteurs et/ ou acteurs » (96), recourent au prologue qui assume deux rôles : celui « d’un rappel à la ‘tradition’ » afin de la maintenir et celui de précaution par « crainte de la voir disparaître » (97). Dès le XIX e siècle, une certaine permanence des pratiques religieuses anciennes, qui marque cette vie théâtrale, est expliquée par le critère de l’anachronisme comme si la présence d’éléments hérités du Moyen Âge prouverait le statut retardataire du théâtre provincial. Yves Le Berre prouve cependant que bon nombre des auteurs de la Vie de sainte Barbe et des autres pièces, qu’il évoque, « tirent leur argument de petits volumes de la Bibliothèque bleue » et que leurs pièces sont « composées en alexandrins et découpées généralement en cinq actes » (114), deux éléments qui caractérisent les drames de la capitale au XVII e siècle. Le théâtre provincial cherche un lien avec l’actualité, qui marque la thématique et la structure des pièces. Christian Bonnet montre que les dramaturges aquitains réagissent à l’attention de Louis XIII pour Marie de Hautefort par le schéma d’une « trage comedie pastoralle » (224), où « à un prétendant local mal dégrossi, la bergère Jeanne préférera le noble Amidor pour la sincérité totale et l’humilité parfaite » (225), deux des qualités du roi encensées par la propagande. Le concept de « théâtre d’actualité » (69) se trouve au centre de deux contributions. En 1617 à Rouen, la chute et la mort des époux Concini est envisagée par deux tragédies sanglantes qui, selon Charlotte Bouteille-Meister, visent à « célébrer et légitimer le coup d’État de Louis XIII » (78) en cherchant à devenir un « instrument de propagande locale, en faveur de l’action royale menée depuis la capitale » (81). À propos du théâtre de Benoet du Lac à Aix-en-Provence, Estelle Doudet avance l’hypothèse que la « fracture entre Moyen Âge et Renaissance a indéniablement été moins brutale qu’on le pense aujourd’hui » dès qu’on tient compte de leur utilité pour évoquer un événement actuel. Il se vérifie ainsi que « les composantes des mystères, moralités, farces ont longtemps conservé le privilège d’être reconnaissables par de larges publics et facilement investies de messages divers, un gage d’efficacité et de popularité » (158), elles captivent donc l’attention du public envisagé. Les textes des pièces de la capitale, disponibles sous forme imprimée, sont plus nombreux que ceux des autres régions, mais quelques contri- Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0030 413 butions attirent l’attention sur l’importance des éditions récentes, souvent procurées par les collaborateurs du numéro présent. D’après Sybille Chevallier-Micki, « 188 éditions et rééditions d’œuvres dramatiques » (161) s’impriment entre 1596 et 1610 à Rouen, et le « seul corpus de ces trente-etune tragédies rouennaises révèle […] une certaine cohérence » (161). Leur « réutilisation du terreau vétérotestamentaire » a des parallèles dans la dramaturgie de l’Hôtel de Bourgogne et leur scénographie témoigne « par le biais de didascalies, d’une ‘décoration’, pour reprendre le terme de Mahelot, qui est encore éloignée des propositions du milieu du XVII e siècle » (173). En ce qui concerne la tragi-comédie, genre marginalisé au début du XVII e siècle, Alban Déléris en révèle une similitude « au sein des catalogues et des recueils […] à Paris et à la province » (184). La contribution d’Estelle Boudillet et de Roman Calvez constate dans les chansons de l’opéra-comique An Dovçz reuzidik à làouën qu’un petit volume manuscrit, dû à François-Nicolas Pascal de Kerenveyer, oscille entre les deux options esthétiques de l’opéra-comique du XVIII e siècle : « tantôt il fait - ou laisse - ressortir les aspérités du texte dramatique, tantôt il s’applique au contraire à lisser la ‘tissure’ de la pièce » (253). Faute de sources documentant la musique dramatique dans les provinces du XVII e siècle, Jean Duron explore « l’exécution d’œuvres profanes, prologues, divertissements, généralement sous forme de ‘concert’ » (268). Une importance primordiale revient aux entrées royales ou princières dans lesquelles « figure souvent une ‘action théâtrale’ en musique » (270) où « la danse avait, elle aussi, la part belle » (274). Il résulte qu’il est impossible d’évoquer toute la richesse de ce volume que les historiens du théâtre français auront intérêt à consulter dorénavant. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0031 414 Jean-Pierre Cavaillé et Cécile Soudan (éds.) : Louis Machon, Apologie pour Machiavelle, éd. Jean-Pierre Cavaillé en collaboration avec Cécile Soudan. Paris, Champion, 2016. 737 p. Thanks to this remarkable edition of the Apologie pour Machiavelle, the life and writings of Louis Machon are finally coming out of the shadows. There have been occasional brief studies (an earlier one by Cavaillé, P. Donaldson, and W. F. Church deserve mention), but they are now superseded by this edition, which has a preface that presents all that is currently known about Machon. There is also a bibliography of his works (many of them unpublished); identifications of the approximately 200 works that Machon cites in the Apologie; and an index containing all the names mentioned in the book. After at least twenty years of service in minor offices in Lorraine, his native province, Machon undertook a search for protectors, and found them among long-robe judges in Metz, Bordeaux, and Paris. Machon claims that he had conversations with Richelieu, and it is possible that the Cardinal really did encourage him to write an apology for the supposedly wicked Florentine. From the Discourses on the First Ten Books of Livy, and from the Prince, Machon selected thirty-three of Machiavelli’s most reputedly dangerous maxims. He quotes Machiavelli’s own words, translates them from Italian into French, after which he typically and categorically states that each is morally upright and can be found in such highly respected works as the Bible, ancient Greek and Roman histories, and, albeit less frequently, contemporary commentators on politics. The different articles range in length from five pages to ninety-nine. The highly respected authority that has about the same meaning as the maxim is also quoted. Most of these authorities are in Latin, so the editors not only translate these passages into French but they also comment about Machon’s accuracy. There are errors, errors that are difficult to evaluate. Was Machon merely being sloppy, or is his pro-Machiavellian stance so strong that he misreads his sources? Jean- Pierre Cavaillé, with the highest possible scruples as editor, does not speculate on the reasons for the errors. But we cannot be disappointed because so much has always been done to help the reader. For example, Maxim 13 states: “Qu’il est permis de fausser sa foy pour le bien de l’Estat” (407). There follows a quotation from Machiavelli that is supposed to contain this maxim. In fact it does not. Nothing is said about religion in the Machiavelli quotation. There are forty-seven brief quotations from a variety of authors that in general have to do with the use of force to extract commitments or promises from citizens or subjects. Indeed, promises Comptes rendus PFSCL XLVI, 91 (2019) DOI 10.2357/ PFSCL-2019-0031 415 are the subject of Machiavelli’s quotation - they usually are not kept when they have been made under coercion. Machon has quotations that are more related to the Machiavellian quotation at the beginning; and then he frequently carries on with material that he finds interesting. Regarding Maxim 13, he ends with passages from Seneca, Ecclesiastes, Augustine, Grotius, and Cicero: “Que le salut public soit la loi la plus haute.” If the reader still remembers the maxim, could it be interpreted positively, and from an Erastian point of view? Machiavelli’s thought tends to become what it is: common-place, in a sea of commentary. Machon’s Apologie is a major contribution to the reception of Machiavelli’s thought, in inventory form. To my knowledge, there is no other earlymodern reading of the “murderous” Florentine, so complete and accessible. The place of religion in society, and whether or not it should be used by the prince to enhance his own power, or to impede rebellion, is at the heart of Machon’s project. For him, religion must serve to sustain monarchical power, and it is at this point that the question of Machon’s intent comes into play. There are so many sources and commentaries that Machon’s stance on the question becomes unclear. He is fond of double negatives when he decides to come down in favor of a well-known doctrine or moral value. It is tempting to infer that the longer the commentary about a maxim, the more questionable it might appear to clergy, theologians, jurists, and philosophers. But this is by no means certain. Machon wanders off from the subject, and he frequently recounts anecdotes larded with moral ambiguity. He likes to shock and then bring his reader back to an obvious truth or virtue. The women of Babylon, even those of high rank, can occasionally take off all their clothes. The situation in which they do this remains largely unexplored! The causal frames are also often very weak, or else simply so general or so inapplicable as to be perverse, notably in his citations from the Old Testament. Machon does not have a coherent skeptical perspective. His descent into history gave him pleasure, a jeu d’esprit without the discipline of a Gassendi or a Mersenne. Nevertheless, the shadows on the walls produced a historically-grounded relativism. Thanks to the enormous labor of Jean-Pierre Cavaillé and Cécile Soudan, Machon at last has the potential to have many more readers than he did in his lifetime. Orest Ranum PFSCL XLVI, 91 (2019) Livres reçus CREMONA, Nicolas : Poétique des histoires tragiques (1559-1644). « Pleines de chair et de sang ». Paris : Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance ; 78 », 2019. 467 p. DUYCK, Clément : Poétique de l’extase. France, 1601-1675. Paris : Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle ; 53 », 2019. 594 p. + Bibliographie et Index des noms de personnes. GÉNETIOT, Alain (dir.) : Morales du poème à l’âge classique. Paris : Classiques Garnier, « coll. Rencontres », 2019. GREINER, Frank (dir.) : Le Roman au temps de Louis XIII. Paris : Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle ; 56 », 2019. 330 p. + Annexes, Bibliographie, Index des noms. LECERCLE, François et THOURET, Clotilde (dir.) : La haine du théâtre. Controverses européennes sur le spectacle. Vol. 1 : Controverses et polémiques, Littératures classiques, n o 98 (2019). 202 p. LECERCLE, François et THOURET, Clotilde (dir.) : La haine du théâtre. Controverses européennes sur le spectacle. Vol. 2 : Discours et arguments, Littératures classiques, n o 99 (2019). 194 p. RONZEAUD, Pierre et ROSELLINI, Michèle (dir.) : L’aventure au XVII e siècle : itinéraires d’une notion, Littératures classiques, n o 100 (2019). 296 p. SCHRENCK, Gilbert ; SPICA, Anne-Élisabeth ; THOUVENIN, Pascale (dir.) : Héroïsme féminin et femmes illustres (XVI e -XVII e siècles). Paris : Classiques Garnier, « Masculin/ Féminin dans l’Europe moderne ; 22 », 2019. 420 p.
