eJournals

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2020
4792
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser 92 Vol. XLVII No. 92 2020 PP aa pp ee rr ss oo nn FF rr ee nn cc hh SS ee vv ee nntt ee ee nntthh CC ee nnttuurryy LLiitt ee rraattuurr ee RR ee vviiee ww ffoo uunndd ee dd bbyy WW oollffgg aa nn gg LL eeiinn ee rr EE ddiittoorr RR aaiinn ee rr ZZ aaii ss ee rr E E ddiittoorriiaall CC oo mm mmiitttt ee ee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN A A ss ss oo cciiaatt ee dd CC oorrrr ee ss pp oo nndd ee nntt ss Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE AA ddvvii ss oorryy BB oo aa rrdd Claude ABRAHAM - Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Madeleine DEFRENNE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49-431-880-2262 ISSN 0343-0758 Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XLVII (2020) Number 92 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Viola Andresen, Jasmin Garavello Béatrice Jakobs, Lydie Karpen, Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2020 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XLVII, 92 (2020) Sommaire C HRISTOPHE S CHUWEY Lampadaires et avortement : le réalisme, vecteur de propagande sociologique dans les Nouvelles galantes, comiques et tragiques (1669) ...... 7 C HAD A. C ÓRDOVA Grace and Beauty: On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience (Augustine, Montaigne, Pascal, Bouhours, Kant) ............................................................ 27 T RISTAN A LONGE Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille ....................... 47 G ERNOT K AMECKE Descartes narrateur littéraire. Réflexions sur la médiation langagière de l’expérience de la pensée pure ................................................................ 75 J ÜRGEN K OHLS L’originalité de la description du système des eaux dans le Traité de l’immortalité de l’âme de Théophile de Viau ........................... 97 E LEONORA N APPA Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle : des réécritures à la double intertextualité ................................................. 109 R ALPH A LBANESE La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France : le cas du Père Laberthonnière ................................................................... 131 R ALPH A LBANESE La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes de la Troisième République ................................... 143 CC O M P T E S R E N D U S Patrick Dandrey Dix leçons sur le premier recueil des Fables de La Fontaine (1668) V OLKER K APP ........................................................................................... 157 Francis Goyet et Delphine Denis (dir.) Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique. Édition critique V OLKER K APP ........................................................................................... 160 François Lasserre Corneille entre les lignes E MMANUEL M INEL .................................................................................... 164 PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 Lampadaires et avortement : le réalisme, vecteur de propagande sociologique dans les Nouvelles galantes, comiques et tragiques (1669) C HRISTOPHE S CHUWEY (Y ALE U NIVERSITY ) Au début de l’année 1669, Jean Donneau de Visé publie une collection hétéroclite de récits brefs en trois volumes : les Nouvelles galantes, comiques et tragiques 1 . Ignoré par la critique, ce recueil largement diffusé dans la société louis-quatorzienne constitue pourtant un objet de premier ordre 2 . Alternative aux Contes de La Fontaine 3 , il illustre la diversité des modèles et techniques narratives dans le second XVII e siècle 4 . Précurseur du Mercure galant, il révèle également une subtile instrumentalisation de la littérature en faveur du pouvoir, Donneau mêlant habilement la propagande à la narration. Certaines nouvelles du recueil interviennent ainsi directement dans des sujets d’actualité tels que la querelle des satires de Boileau, 1 Paris, Quinet et Barbin, 1669. La fermeture prolongée des bibliothèques due au COVID-19 nous oblige à donner les références dans la seule édition disponible en ligne, à savoir, la réédition d’Étienne Loyson à Paris, en 1680. Pour la nouvelle qui fait le principal objet de cet article, seule la pagination change. 2 Sur les Nouvelles galantes, comiques et tragiques, voir Christophe Schuwey, Un entrepreneur des lettres au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 87-102. La seule autre étude d’ensemble tient dans les pages de René Godenne qui réintroduisent la réédition en fac-simile de Slatkine (Donneau de Visé, Les Nouvelles galantes, comiques et tragiques [1669], éd. R. Godenne, 2 vol., Genève, Slatkine, 1979). Godenne situe très finement le recueil dans l’histoire de la nouvelle mais cependant le lie à l’actualité et la dimension éminemment politique du propos. 3 Voir ci-dessous, ainsi que C. Schuwey, Ibid. 4 La périodisation généralement admise selon laquelle « le siècle de Louis XIV a prononcé sur les histoires tragiques la sentence capitale » (Witold Pietrzak, « Les histoires tragiques de François de Belleforest et leur réception en France aux XVI e et XVII e siècles », Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 73, 2011, p. 105) doit être réévaluée. Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 8 les expériences sur la transfusion du sang, l’urbanisme parisien ou la guerre de Dévolution 5 . Cette marginalisation difficilement justifiable démontre la nécessité de combiner les approches : individuellement, l’analyse littéraire, l’histoire du livre et des médias ou la sociologie de la littérature échouent chacune à identifier le fonctionnement et l’intérêt de cet ouvrage. C’est en combinant les apports et questions de ces différentes disciplines que se révèle alors le subtil entrelacement d’enjeux littéraires, politiques et médiatiques qui font l’intérêt des Nouvelles galantes, comiques et tragiques. Pour en faire la démonstration, cet article étudie « Le criminel puni par lui-même 6 », une histoire tragique du tome I qui illustre bien le style et le fonctionnement du recueil dans son ensemble, et qui permet une observation fine du travail d’écriture grâce à la découverte de sa source. Nous analyserons d’abord l’adaptation de cette histoire tragique aux modes littéraires du second XVII e siècle : outre un travail de réécriture pour mieux coller aux enjeux contemporains, Donneau mobilise également le support et ses paratextes (y compris publicitaires) pour surprendre et intéresser le lectorat 7 . On démontrera ensuite la fonction éminemment politique de ce réalisme. Les allusions apparemment anodines à l’actualité participent en effet d’un réseau d’actions plus large en faveur du pouvoir louis-quatorzien 8 . En mêlant ces éléments à la narration, puis en insérant celle-ci dans une collection d’histoires à succès, la nouvelle et l’ensemble du recueil se font ainsi le vecteur d’une subtile propagande sociologique 9 . 5 Faute de travaux sur le recueil, les spécialistes de ces questions respectives semblent ignorer l’existence de ces nouvelles qui constituent pourtant des interventions importantes du fait de leur visibilité et de leur circulation. 6 Éd. cit., t. I, p. 35-39. 7 Sur le lien entre politique et paratextes au XVII e siècle, voir Marine Roussillon et Yohann Deguin, Le Pouvoir dans les marges, actes du colloque des 12-13 avril 2018 à l’Université d’Artois, à paraître. 8 Sur la notion d’action, voir GRIHL, Écriture et action, Paris, Presses de l’EHESS, 2016. L’exemple des Nouvelles galantes, comiques et tragiques résonne notamment avec les phénomènes étudiés par Chloé Hogg dans Absolutist Attachments, Chicago, Nothwestern University Press, 2019. 9 La distinction proposée par Jacques Ellul entre propagande politique et propagande sociologique se révèle particulièrement efficace pour qualifier l’action des Nouvelles galantes, comiques et tragiques : évidents lorsqu’on les met en lumière, les messages politiques du recueil sont toutefois diffus, habilement inscrits dans le divertissement, jamais explicites. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 9 La source : une histoire bien commune La nouvelle de Donneau s’inspire directement d’un fait divers intitulé « Les amants coupables punis », paru dans la Lettre en vers de Charles Robinet le 1er octobre 1667 10 . L’histoire est la suivante : un homme marié rencontre une autre femme dont il tombe amoureux. Les deux amants se voient à plusieurs reprises, mais la jeune femme lui refuse les dernières faveurs tant qu’ils ne sont pas mariés. Le désir du mari coupable est si fort qu’il décide de tuer sa femme pour épouser sa nouvelle passion. Une fois son méfait accompli, il découvre que cette dernière est morte. Elle entretenait en parallèle une autre liaison dont elle était tombée enceinte. Son père l’ayant découvert, il avait empoisonné sa fille pour sauver l’honneur de la famille. La nouvelle présente ainsi des caractéristiques typiques d’une histoire tragique : une passion violente qui transforme le protagoniste, un dénouement funeste, et une fonction exemplaire 11 . Au programme moralisant du titre - les amants coupables punis - répondent les derniers vers invoquant « la juste vengeance du ciel », qui se traduit par les remords du meurtrier, si insupportables « Qu’à lui-même tout plein d’horreur / De son énorme barbarie, / Poussé de plus d’une furie / Il s’en retourne sur ses pas / Faire ce qu’autrefois fit l’infâme Judas 12 . » Pratiquer l’histoire tragique dans le second XVII e siècle n’est pas chose aisée. Les nombreux travaux sur la question soulignent en effet que l’efficacité d’un tel récit du genre repose sur l’alliance de l’authenticité et du sensationnalisme : pour intéresser et, si possible, éduquer, la nouvelle tragique doit paraître vraie ET choquer 13 . La production d’un tel effet se situant 10 Édition de James de Rothschild (éd.), Les Continuateurs de Loret, Paris, Morgand, 1882, t. II, p. 1035-1036. Avec celles de Mayolas et de Subligny, notamment, la Lettre en vers de Robinet constitue l’un des périodiques hebdomadaires mondains en vogue. Le fait divers avait ainsi toutes les chances d’être connu d’un large public. 11 Sur la passion violente, voir Anna Karolina Dubois, « La conception du tragique dans les récits brefs de Jean-Pierre Camus », Réforme, Humanisme, Renaissance, vol. 73, 2011, p. 167. Sur la dimension exemplaire, voir Nicolas Cremona, Poétique des histoires tragiques, Paris, Classiques Garnier, 2019 et la thèse de Thibault Catel, « Le sentier de l’exemple » : morale et moralisation dans la nouvelle tragique en France de 1559 à 1630, thèse soutenue à l’Université Paris- Sorbonne le 9 décembre 2016. 12 Robinet, Lettre en vers, 1er octobre 1667, éd. cit., p. 1036. 13 La bibliographie est importante ; voir entre autres Gabriel-André Pérouse, Nouvelles françaises du XVI e siècle : images de la vie du temps, Genève, Droz, 1977, Nicolas Cremona, op. cit., p. 141-204, et la quatrième partie de la thèse citée de Thibault Catel. Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 10 nécessairement du côté de la réception, sa réussite dépend du contexte littéraire et de ses évolutions : un texte qui interpelle une génération peut ne rien susciter chez la suivante 14 . Or le second XVII e siècle connaît une évolution majeure des pratiques d’écriture et des goûts. La multiplication des organes de presse, le succès des récits de voyage, le triomphe de la nouvelle et sa poétique réaliste, les multiples paratextes promettant aux lecteurs et aux lectrices le dévoilement d’intrigues secrètes, tout cela produit une inflation de « vrai », transforme les sujets traités et fait évoluer les codes du réalisme 15 . Dans une telle économie de récits, un genre dont l’efficacité repose sur ce vrai doit évidemment adapter ses codes pour conserver son intérêt. En outre, la crédibilité des histoires tragiques est suspecte. Beaucoup de choses ont été dites depuis le début du siècle sur le fait que ces trames soi-disant « réellement advenues » étaient en réalité toujours les mêmes, réutilisées, et que la réalité des faits était pour le moins douteuse : Ledit [16 juin 1608], on criait la conversion d’une courtisane vénitienne, qui était une fadaise regrattée, car on en fait tous les ans trois ou quatre 16 . Au moment où paraît « Les amants coupables punis », le crédit de ces histoires extraordinaires est donc largement entamé. Pourtant, la version de l’histoire parue dans la Lettre en vers n’affiche aucune trace de cette « mode du vrai 17 » : aucune précision géographique ou chronologique n’est donnée. Ainsi Robinet ne reprend-il même pas les pratiques d’auteurs comme Habanc, Camus ou encore Sorel qui évoquaient des noms de lieu. Le personnage principal n’est pas caractérisé, mais décrit seulement comme « certain noble provincial » qui est « allé dans un voyage », dans lequel il rencontre sa nouvelle passion. En somme, la crédibilité de sa version repose uniquement sur le médium utilisé. Cette 14 D’autres facteurs sont bien sûr au moins aussi importants, tels que la classe sociale, la sensibilité individuelle ou encore le genre. L’accès à ce public réel étant toutefois impossible, il nous reste l’analyse du contexte littéraire. 15 Voir Camille Esmein, Poétiques du roman, Paris, Champion, 2004 ainsi que son article « Le “tournant” de 1660 dans l’histoire du roman », Fabula LHT, n o 0, 2005, en ligne, consulté le 1er avril 2020. URL : http: / / www.fabula.org/ lht/ 0/ esmein. html. Déjà discutée par C. Esmein, l’idée de rupture est nettement remise en cause par les recherches de Nicholas Paige qui observe des phénomènes similaires vingt ans plus tôt et qui précise nettement l’analyse en s’intéressant aux modalités du vrai et aux sujets traités. Voir Technologies of the Novel: Quantitative Data and the Evolution of Literary Systems, Cambridge UP, à paraître. 16 Pierre de l’Étoile, Mémoires-journaux, t. IX, p. 89. Cité par Maurice Lever, Canards sanglants, Paris, Fayard, 1993, p. 13. 17 Expression de Christian Zonza, La Nouvelle historique en France à l’âge classique, Paris, Champion, 2007, p. 297. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 11 dimension n’est toutefois pas négligeable. D’une part, puisque la Lettre en vers diffuse les nouvelles officielles du royaume, elle confère un régime de vérité aux contenus qu’elle publie. De l’autre, la frontière entre fait et fiction est brouillée d’avance par le principe même d’un hebdomadaire burlesque : la versification comique de l’actualité littérarise et égalise tous les contenus 18 . Insérée parmi les autres nouvelles du royaume, la petite histoire a bien des chances d’apparaître aussi réelle que les défilés, fêtes de cour et hauts faits militaires. La fabrique du réel Il en va tout autrement dans la version que publie Donneau. Conformément à la pratique des histoires tragiques et à son propre modus operandi, il récupère le fait divers de la Lettre en vers pour le transformer en nouvelle 19 . Il s’agit toujours d’une histoire tragique et exemplaire, en témoignent le titre - « Le criminel puni par lui-même » -, la brièveté de l’histoire, ainsi que les interjections du narrateur telles que « Mais admirez la justice du ciel 20 ! ». Le reste, en revanche, est habilement modifié pour multiplier le sensationnalisme du récit et fabriquer, en somme, un petit fait vrai 21 . Donneau ajoute tout d’abord un cadre à la trame d’origine. Plutôt que de conter directement l’histoire du mari meurtrier, la nouvelle s’ouvre sur un décor urbain 22 : Les chandelles que l’on met tous les soirs dans le grand nombre des lanternes qui ornent depuis un temps toutes les rues de Paris commençaient à éclairer ceux qui vont la nuit sans flambeau, que l’on vint quérir en diligence l’un des plus fameux chirurgiens de Paris 23 […]. Le seul nom de Paris aurait suffi à situer l’histoire dans la proximité de son public, mais Donneau fait plus. Les « lanternes qui ornent depuis un temps toutes les rues de Paris » plongent non seulement la nouvelle dans 18 C’est dans ces exemples concrets que la question soulevée dans l’essai de Françoise Lavocat mériterait d’être posée. 19 Sur cette pratique dans les histoires tragiques, voir Nicolas Cremona, op. cit., p. 165. Voir aussi Laure Depretto, « Coup d’épée à l’hôtel de Condé : un fait divers chez les Grands ? », Littératures classiques, n° 78, 2012, p. 65-80. 20 Éd. cit., P. 38. 21 Karine Abiven dans L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, Paris, Classiques Garnier, 2015. 22 La pratique est courante dans les histoires tragiques, voir N. Cremona, op. cit., p. 237-241. 23 Nouvelles galantes, comiques, tragiques, t. I, p. 82. Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 12 une atmosphère nocturne, mais la situent également dans une contemporanéité chronologique et sensible 24 . La généralisation des lanternes dans les rues de Paris est une innovation urbaine récente : elle a été décidée par La Reynie en 1667, moins de deux ans avant la publication des Nouvelles galantes, comiques et tragiques. L’incipit indique donc à la fois que la nouvelle se situe « ici » (du moins, pour le lectorat parisien) et « maintenant » : il ne s’agit plus d’« un noble provincial » qui partit « un jour […] en un voyage ». Outre le toponyme et les realias, les personnages gagnent en consistance grâce à l’attribution de prénoms : le mari coupable s’appelle Léandre, la maîtresse, Clitie, le galant, Clitophon - seule l’épouse assassinée n’a pas de nom. Paradoxalement, ces noms romanesques contribuent au réalisme de l’histoire : dans l'épître dédicatoire du recueil commentée plus bas, Donneau indique avoir recouru à ce stratagème par égard pour les personnes réelles. Le récit-cadre permet ensuite à Donneau de transformer l’histoire en récit à la première personne 25 . Si « l’on vint quérir en diligence l’un des plus fameux chirurgiens de Paris », c’est pour sauver Léandre qui a tenté de se suicider. Lorsque le chirurgien arrive sur le lieu du drame, le mourant refuse d’être sauvé et raconte alors l’histoire de son crime avant de mourir. D’emblée, ce nouveau point de vue narratif offre un supplément sensationnel et pathétique à la nouvelle. En outre, l’amplification psychologise le protagoniste puisqu’elle permet à Donneau de figurer les remords du criminel. 26 . Enfin, la mort imminente de Léandre ajoute également une tension narrative, que Donneau exploite en interrompant le récit : « Comme Léandre commençait à devenir faible par le sang qu’il perdait, on l’interrompit en cet endroit… 27 ». Par ailleurs, l’énonciation à la première personne donne un narrateur crédible aux événements. Non seulement la poétique des romans critique-t-elle les narrateurs omniscients mais, dans la préface des Nouvelles galantes, comiques et tragiques que nous évoquons cidessous, Donneau se présente comme un historien. Or les traités historiographiques du XVII e siècle valorisaient avant tout les historiens témoins de ce qu’ils racontaient. En témoigne René Rapin qui loue Thucidide dans ses Instructions pour l'histoire précisément parce que : 24 Une année plus tard, Edmé Boursault fera de même dans Artémise et Poliante, ouvrant son roman sur le cadre parisien et les horloges de la ville sonnant la nuit. 25 Donneau applique notamment les pratiques de réénonciation du fait divers analysées par Karine Abiven et Laure Depretto dans l’introduction du numéro 76 (2012) de Littératures classiques intitulé « Écritures de l’actualité (XVI e -XVIII e siècles) ». 26 T. Catel, thèse citée, p. 244. 27 Éd. cit., p. 37. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 13 [Il] se renferma dans l’histoire de son temps pour ne s’en fier à personne, en n’écrivant que ce qu’il avait vu, ou ce qu’il avait appris de gens dignes de foi […] 28 . L’effet d’un tel dispositif sur le lectorat est probablement multiple - comme aujourd’hui, d’ailleurs, lorsque l’on doit juger la réalité d’une information en ligne : entre celles et ceux qui voient le stratagème et qui se laissent prendre ; qui ont entendu parler de l’histoire chez Robinet ou qui la découvrent dans le recueil de Donneau ; qui y croient pour la connaître déjà ou, au contraire, en doutent pour la même raison. Du moins peut-on apprécier la tentative : Donneau mobilise les codes de l’Histoire pour renforcer la crédibilité de ses effets narratifs. Enfin, Donneau de Visé modifie les causes du décès de Clitie. Chez Robinet, la jeune femme mourait de la main de son père, ce dernier : Ayant su le honteux mystère L’avait, par un poison vengeur, Immolée à ce même honneur 29 . L’empoisonnement de la fille faisait tomber la version de Robinet du côté de la littérature. Le motif est en effet topique : la base de données de la SATOR enregistre vingt-quatre épisodes impliquant du poison 30 . Le motif se trouvait déjà dans les histoires de Camus ou de Rosset, lorsque Gabrine tue son propre fils en l’empoisonnant. En 1662 encore, il avait constitué un élément central de la Sophonisbe de Corneille. La vraisemblance toute littéraire d’un tel dénouement prévenait toute chance de surprendre le public, la « forte intertextualité [donnant] l’impression aux lecteurs d’avoir affaire à des fictions 31 ». C’est tout le contraire chez Donneau de Visé, qui place le scandale au cœur de son récit. Dans « Le criminel puni par lui-même », Clitie décède d’une tentative d’avortement 32 . L’avortement n’a rien du topos littéraire. Les 28 René Rapin, Instructions pour l’histoire, Paris, Mabre-Cramoisy, 1677, p. 23. 29 Robinet, Lettres en vers, éd. cit., p. 1035. 30 Société d’analyse de la topique romanesque, SATOR base, en ligne, consulté le 1er avril 2020. URL : https: / / satorbase.org/ . Recherche du terme « Poison ». 31 N. Cremona, op. cit., p. 148. 32 À noter que le poison chez Robinet aurait pu aussi signifier une tentative d’avortement, les accoucheuses vendant des remèdes (voir L. Tatoueix, thèse citée). Dans sa Carte nouvelle de la cour, Pierre Le Moyne décrit ainsi les victimes d’avortement comme celles qui « Ont bu le parricide ou reçu dans leurs flancs, / Le cruel aiguillon fatal à leurs enfants » (Paris, Le Gras, 1663, p. 25). Difficile toutefois de voir un poison abortif dans les vers de Robinet : c’est bien « Son triste père » qui, apprenant « le honteux Mystère », « L’avait [sa fille] par un poison Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 14 travaux de Laura Tatoueix révèlent en revanche l’importance du phénomène dans la société française d’Ancien Régime et particulièrement sous Louis XIV 33 . Le décès tragique en 1660 de Marguerite de Guerchy, dame d’honneur d’Anne d’Autriche, constitue un cas célèbre, mais les rapports de police enregistrent chaque année des centaines d’aveux qui suggèrent un nombre de victimes bien plus important encore 34 . Le sujet apparaît précisément dans la littérature des années 1660 : on trouve trois poèmes sur cette question dans les Délices de la poésie galante de Jean Ribou 35 . Une petite décennie avant l’affaire des poisons et les procès retentissants de la Brinvilliers, puis de la Voisin, Donneau de Visé fait surgir une réalité immédiate et traumatisante dans sa nouvelle. Péritextes et publicité La réécriture de Donneau améliore ainsi considérablement l’histoire originale. Reste toutefois le problème du support : dans un monde où paraissent chaque semaine différentes gazettes, un recueil de nouvelles tombe a priori plutôt du côté de la fiction que du vrai. Donneau compense ce désavantage en mobilisant les péritextes et épitextes des Nouvelles galantes, comiques et tragiques. Quatre éléments clés transforment ainsi le pacte de lecture : la préface et l’épître dédicatoire d’une part, une campagne publicitaire et une clé, de l’autre. En s’appuyant sur la pratique des histoires tragiques, la préface se réclame tout d’abord de l’Histoire, par opposition à la poésie 36 : Je ne doute point qu’on ne trouve dans quelques-unes de mes nouvelles des choses qui paraissent un peu contre la vraisemblance ; mais le lecteur fera, s’il lui plaît, réflexion que je ne suis pas poète dans cet ouvrage, et que je suis historien. [...] L’historien […] ne doit rien écrire qui ne soit vrai et pourvu qu’il soit assuré de dire la vérité, il ne doit point avoir d’égard à la vengeur / immolé à ce même honneur ». Si l’intention était toutefois de parler d’avortement, la version de Donneau est largement plus claire et plus frappante. 33 Laura Tatoueix, L’avortement en France à l’époque moderne. Entre normes et pratiques (mi-XVI e -1791), thèse soutenue le 9 novembre 2018 à l’université de Rouen. 34 Voir la lettre de Guy Patin à André Falconet du 25 juin 1660, éd. de L. Capron, Paris, BIU-Santé, 2015, en ligne, consulté le 1er avril 2020. URL : http: / / www3. biusante.parisdescartes.fr/ patin. 35 Notamment, dans l’édition de 1664, une épitaphe (vol. I, p. 129), un madrigal (vol. II, p. 105) et un sonnet (vol. II, p. 120). 36 Voir T. Catel, thèse citée, p. 336-375 ainsi que N. Cremona, en particulier p. 235- 252. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 15 vraisemblance. Il est certain qu’il est souvent arrivé des choses qui n’étaient pas vraisemblables, et sans cela nous ne verrions jamais rien arriver d’extraordinaire, ni de surprenant. Comme je suis fidèle historien, je n’ai point voulu toucher aux incidents que j’ai trouvés de cette nature 37 […]. À l’instar de ses prédécesseurs, Donneau cherche « à s’éloigner, autant que faire se peut, de tout ce qui [assimilerait ses nouvelles] au mensonge de la fable 38 ». S’il se réclame de l’Histoire, c’est toutefois moins par souci de légitimité - prétendre à l’histoire vraie dans les années 1660 relève du cliché - que pour garantir à ses lecteurs et lectrices des événements « extraordinaires » ou « surprenants », en d’autres termes, sensationnels. Il s’agit en outre de se positionner par rapport à la concurrence 39 . Donneau distingue en effet son recueil d’un autre recueil d’histoires à succès des années 1660, à savoir les Contes de La Fontaine, sans cesse réédités et augmentés depuis 1664. La Fontaine avait en effet choisi d’être poète plutôt qu’historien. Dans la préface, il déclarait ainsi que le plaisir de ses histoires résidait non pas dans le fond, mais dans la forme et la manière de conter 40 . Donneau de Visé annonce l’inverse : une collection d’histoires qui se veulent plus vraies que nature, et dont l’intérêt réside d’abord dans leurs événements inouïs. La déclaration est d’autant plus crédible que plusieurs nouvelles du recueil s’inspirent effectivement de faits réels. C’est le cas par exemple de la nouvelle intitulé « L’impuissant », qui précède immédiatement « Le criminel puni par lui-même », et qui réécrit les mésaventures du marquis de Langey, reconnu impuissant 41 . Il suffit donc que le lecteur ait connaissance de l’affaire et qu’il la reconnaisse, pour accorder tout le crédit aux déclarations liminaires de Donneau de Visé citées à l’instant. Précédant la préface, l’épître dédicatoire « À mes maîtresses », suscite plus galamment la curiosité du public 42 . Elle présente chaque histoire comme une aventure particulière : Je ne puis mieux adresser mes nouvelles qu’à celles qui ont causé la plus grande partie des aventures qui y sont. 37 Nouvelles galantes, comiques et tragiques, op. cit., t. I, « Préface ». 38 T. Catel, thèse citée, p. 256. 39 Ibid., p. 261. 40 « Et puis ce n’est ni le vrai, ni le vraisemblable qui font la beauté et la grâce de ces choses-ci, c’est seulement la manière de les conter » (La Fontaine, Contes et nouvelles en vers, Paris, Barbin, 1665, « Préface »). 41 Voir le chapitre « Madame de Langey » dans les Historiettes de Tallemant. Pour une analyse détaillée de la nouvelle, voir C. Schuwey, op. cit., p. 94-96. 42 La dédicace galante rappelle ce qu’avait fait Du Pont dans L’Enfer d'amour, voir Nicolas Cremona, p. 250. Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 16 Simple, l’opération produit néanmoins plusieurs effets. Donneau renforce la crédibilité et l’attrait de ses histoires en indiquant une source galante, et de première main. Plus loin, il déclare encore avoir fictionnalisé les noms réels pour mieux dissimuler une histoire vraie. Le pacte de lecture proposé par l’épître ne résiste pas à la réalité du recueil : la plupart des nouvelles n’ont pas du tout l’air d’intrigues galantes particulières. Mais qu’importe, le but de ce seuil est de prédisposer les lecteurs et les lectrices à croire qu’il s’agit non seulement d’histoires vraies, mais en outre d’intrigues secrètes, connues d’un petit groupe de happy few parisien, et non une collection de trames vieillies et regrattées. Donneau exploite ainsi la distinction formulée une dizaine d’années plus tôt par Madeleine de Scudéry dans Clélie, lorsqu’elle louait ceux qui ne se soucient guère de ces grands événements qu’on trouve dans les gazettes, qui aiment mieux ce qu’on appelle les nouvelles du cabinet, qui ne se disent qu’à l’oreille et qui ne sont bien sues que par des personnes du monde bien instruites, qui ont le jugement exquis et le goût délicat 43 . Les Nouvelles galantes, comiques et tragiques sont soutenues en outre par une ingénieuse campagne publicitaire qui participe directement à la construction du réel. Robinet, lui-même, soutient les Nouvelles galantes, comiques et tragiques dans sa Lettre en vers du 9 février 1669 par une publicité rédactionnelle comique de 44 vers 44 . Celle-ci, difficilement distinguable d’un article, mentionne les mésaventures de trois amants français : L’un, de Berni, ce m’a-t-on dit, Naguère le jour s’interdit D’un coup de pistolet à balle Qu’il se tira droit dans la phale ; L’autre à Bordeaux, ce m’écrit-on, S’en est fait autant tout de bon ; L’un pour une belle inconstante […] L’annonce se poursuit ainsi jusqu’à la conclusion, où Robinet annonce que le dénouement de ces histoires se trouve : 43 Première occurrence de cette conversation dans Clélie, t. IV, 1656, p. 1122-1149. Elle est reprise et augmentée en 1684 dans les Conversations nouvelles sur divers sujets, Paris, Vve Mabre-Cramoisy, p. 532-533. 44 Sur le publireportage au XVII e siècle, voir Gilles Feyel, L’Annonce et la nouvelle, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 578-589. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 17 dans les Nouvelles [en marge : Nouvelles galantes et comiques.] Dont je parlai ces derniers jours : Lecteurs, ayez-y donc recours 45 . Les Nouvelles galantes, comiques et tragiques apparaissent alors comme le prolongement de la Lettre en vers. Insérée au milieu d’autres informations, l’annonce exploite la polysémie du mot « nouvelle » - entre informations et récits 46 - afin d’offrir un surplus de vérité au recueil. Enfin, une ou plusieurs clés semblent avoir accompagné la parution du recueil 47 . La bibliothèque de l’Arsenal en conserve une, non datée et mise au jour par Paul Lacroix. Le document, à prendre avec précautions, est surprenant parce qu’il ne correspond pas aux modèles des clés associant un pseudonyme à un nom 48 . « Le criminel puni par lui-même » n’a pas d’entrée, mais l’action de la clé bénéficie à l’ensemble des nouvelles. Parfois, celle-ci mentionne une source. Pour une nouvelle qui se déroule en Espagne, la clé indique que : Cette histoire a été trouvée dans une lettre de feu M. De Fargis 49 . M. du Fargis ayant été ambassadeur en Espagne sous Richelieu, la première histoire est donc étayée par les papiers d’un témoin de l’action. Dans la plupart des autres cas, la clé propose un indice qui n’a d’autre utilité que de faire croire à l’histoire : C’est une histoire véritable arrivée depuis peu à Bordeaux 50 . Le vrai et le sensationnalisme se construisent donc sur plusieurs niveaux, et tiennent autant au style et aux éléments du texte qu’au support qui le diffuse, qui bénéficie à son tour des épitextes. À tort ou à raison, Robinet se satisfait du seul support - sa Lettre en vers - réputée vraie, pour assurer l’effet de son histoire. À l’inverse, Donneau multiplie les moyens de faire paraître ses nouvelles comme vraies, de les inscrire dans la réalité et les préoccupations de son lectorat et de les accorder aux modes littéraires du second XVII e siècle, en faisant toujours plus pour surprendre et intéresser. 45 Lettre en vers du 9 février 1669, éd. cit., t. III (édité par E. Picot), p. 477-478. 46 Voir Nicholas Paige, Before Fiction : the Ancien Régime of the Novel, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 56. 47 Voir l’allusion de Gabriel Guéret dans La Promenade de Saint-Cloud [ca. 1670], éd. G. Monval, Paris, Librairie des bibliophiles, 1888, p. 44. 48 Sur la poétique des clés, voir Anna Arzoumanov, Pour lire les clefs de l’Ancien régime : anatomie d’un protocole interprétatif, Paris, Classiques Garnier, 2013. Voir aussi Mathilde Bombart, Le Savoir des clefs. Écritures et lectures à clef en France au XVII e siècle, à paraître. 49 Paul Lacroix, [Lettre à l’éditeur], Bulletin du bouquiniste, no. 294, 1869, p. 149. 50 Ibid. Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 18 Les nouvelles comme vecteur de propagande L’adéquation du style et du support aux modes littéraires n’a toutefois pas pour seul objectif d’assurer le succès de la nouvelle et du recueil. La mention des réalités contemporaines dans « Le criminel puni par lui-même » relève en effet d’une subtile propagande sociologique. Le recueil apparaît ainsi comme le bras littéraire des lois et des politiques officielles. Une approche préventive Le sensationnalisme du « Criminel puni par lui-même » illustre tout d’abord le danger d’outrepasser les bornes d’une bonne galanterie et d’un libertinage modéré 51 . L’avortement tragique de Clitie ne fait l’objet que d’une phrase, mais celle-ci est mise en exergue, en tant que coup de théâtre et leçon morale : […] admirez la justice du Ciel ! je l’ai trouvée morte, et j’ai su qu’elle était grosse du galant qui s’était si bien su cacher devant moi, et qu’elle avait voulu se faire accoucher depuis que je lui avais promis de l’épouser, ce qui avait été cause de sa mort 52 . La terrifiante image rejoint les imprécations d’un jésuite comme le Père Le Moyne, moralisant contre les excès de la cour : On y voit les tombeaux de cent infortunés, Détruits avant que d’être et morts sans être nés, Près d’eux on voit les os de leurs barbares mères, Qui pour cacher leurs adultères, Ont bu le parricide ou reçu dans leurs flancs, Le cruel aiguillon fatal à leurs enfants, Et par un contrecoup d’erreur ou de justice, Dans l’essai de leur crime ont trouvé leur supplice 53 . La démonstration dépasse toutefois la seule éducation religieuse ou morale : elle accompagne directement les politiques gouvernementales. L’avortement est interdit et puni de peine de mort depuis Henri II, mais l'arrêté est inefficace 54 : les rapports de police précédemment mentionnés révèlent bien l’incapacité des lois à réguler une pratique aussi secrète que 51 Voir Alain Viala, La France galante, Paris, PuF, 2008, chapitre 7 : « Les deux galanteries ». 52 Nouvelles galantes, comiques et tragiques, op. cit., t. I, p. 82. 53 Pierre Le Moyne, Carte nouvelle de la cour, Paris, Le Gras, 1663, p. 25. 54 L. Tatoueix, thèse citée, p. 243-301. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 19 nécessaire. En représentant les terribles dangers de l’avortement, « Le criminel puni par lui-même » propose une solution alternative à la punition, une approche que l’on qualifierait aujourd’hui de préventive. La nouvelle contribue ainsi à l’action de la police et des instances religieuses 55 . Donneau rejouera un rôle similaire sept ans plus tard, à l’occasion de l’Affaire des poisons : sa comédie de la Devineresse servira de véritable paratonnerre médiatique au scandale et de campagne de dénigrement contre la superstition 56 . L’intervention du « Criminel puni par lui-même » dans le domaine médical et social invite à évoquer brièvement une autre histoire des Nouvelles galantes, comiques et tragiques, « La transfusion du sang 57 ». Jamais repérée par les travaux sur le sujet, elle intervient directement dans la querelle sur le sujet advenue entre 1667 et 1669 58 . En 1667, suivant des expériences anglaises, le médecin Jean-Baptiste Denis prétend avoir guéri un patient en lui transférant le sang d’un agneau. La déclaration provoque la réaction d’autres médecins qui présentent la chose comme dangereuse, contraire à l’ordre social et impie. Les nombreux pamphlets publiés à cette occasion se révèlent toutefois particulièrement techniques et peu lisibles 59 . À l’inverse, la nouvelle de Donneau ridiculise efficacement les partisans de la transfusion par différents moyens. Elle raconte l’histoire comique d’un vieillard ridicule nommé Alceste qui espère rajeunir par cette opération et séduire ainsi une coquette. Le protagoniste est l’inverse du Misanthrope de Molière, puisqu’il s’habille à la mode, ce qui, compte tenu de son âge, le rend plus ridicule encore. L’histoire intègre un dialogue dans lequel le partisan protransfusion présente des arguments ridicules. Plus loin, les personnes qui recommandent une transfusion à Alceste sont soit ses héritiers, soit des rivaux amoureux ; tous espèrent donc sa mort à brève échéance. La nouvelle crée ainsi un sentiment de défiance à l’égard de toute personne recommandant la transfusion, et présente celle-ci comme une opération contraire à 55 Voir L. Tatoueix, thèse citée, p. 112-180. 56 Voir Jan Clarke, « La Devineresse and the ‘Affaire des poisons’ », Seventeenth- Century French Studies, vol. 28, 2006, p. 221-234. ; Julia Prest, « Silencing the Supernatural : La Devineresse and the Affair of the Poisons », Forum for Modern Language Studies, vol. 43, 2007, p. 397-409. 57 Éd. cit., t. I, p. 129-139. 58 Sur le sujet, voir Pete Moore, Blood and Justice, Chichester, Wiley & Sons, 2003 ; Holly Tucker, Blood Works, New York, Norton, 2011 ; Raphaële Andrault, « Guérir de la folie. La dispute sur la transfusion sanguine (1667-1668) », XVII e siècle, n° 264, 2014, p. 509-532 ; Pierre Giuliani, « Médecine et imaginaire littéraire : la transfusion en débat sous Louis XIV », PFSCL, vol. 32, no. 63, 2005, p. 373-397. 59 Voir par exemple les différents pamphlets de Pierre-Martin de La Martinière. Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 20 l’ordre social et au bon sens, appuyant ainsi la faculté de médecine de Paris et sa décision de réguler strictement les expériences. Les lumières parisiennes Malgré son dénouement tragique, « Le criminel puni par lui-même » vise également à susciter l’admiration. Le rôle de son incipit ne se limite pas à planter le décor. En mentionnant les « nombreuses » chandelles qui éclairent « ceux qui vont la nuit sans flambeaux », il célèbre en effet les dernières innovations urbaines de Colbert et La Reynie. L’éclairage urbain revêtait un double enjeu 60 . Il répondait d’abord à un problème de sécurité récurrent : les « voleurs de nuit » apparaissent constamment dans les édits et dans la littérature. La situation avait d’abord encouragé le développement d’un service de porte-flambeaux : en 1662, l’abbé Laudati obtenait le privilège de louer des gens munis de torches pour accompagner les voyageurs. Donneau déjà en avait fait l’éloge dans l’incipit d’une nouvelle de 1664, « Les soirées des auberges », en mentionnant les nombreux « flambeaux » qui « faisaient honte aux étoiles 61 ». La généralisation des lampadaires constituait un geste plus fort et devait permettre à toutes et tous de fréquenter la capitale de nuit. Le succès d’une telle mesure en termes politiques nécessitait toutefois une communication à l’avenant. En 1669, soit l’année de parution des Nouvelles galantes, comiques et tragiques, Louis XIV fit frapper une médaille pour célébrer l’éclairage nocturne 62 . C’est le versant officiel de la campagne. « Le criminel puni par luimême » en assure une diffusion plus subtile en façonnant insidieusement l’imaginaire des lecteurs et des lectrices. Il s’agissait en outre d’une question de représentation et de prestige, sur laquelle s’affrontaient les différentes capitales européennes. L’imaginaire de Paris comme ville lumière n’est pas une invention du XIX e siècle et l’éclairage urbain revêtait un enjeu comparable à celui des fêtes de cour 63 . Il 60 Sur le sujet, voir Eugène Defrance, Histoire de l’éclairage des rues de Paris, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 26-43 ; Joan DeJean, How Paris became Paris: the Invention of the Modern City, New York, Bloomsbury, 2014, p. 122-143 ; Holly Tucker, City of Light, City of Poison: Murder, Magic and the First Police Chief of Paris, New York, Norton, 2017. 61 Donneau de Visé, « Les soirées des auberges » dans Diversités galantes, Paris, Ribou, 1664, p. 1. 62 E. Defrance, op. cit., p. 38. 63 La mention du « grand nombre » de lanternes dans « Le criminel puni par luimême » reprend la surenchère des récits de fêtes de cour ou des pièces à machines. Voir Benoît Bolduc, La Fête imprimée, cérémonies et spectacles princiers à Paris Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 21 fallait que les arts célèbrent la ville brillant de mille flambeaux et qu’ils fassent éclater le progrès de tout un royaume 64 . En évoquant les illuminations féeriques des nombreuses « lanternes » qui font « honte aux étoiles » dans ses nouvelles, Donneau suggérait aux lecteurs et lectrices l’image d’une nuit domptée en travaillant particulièrement sur le nombre, en un parallèle avec les somptueuses gravures de Lepautre. À la fin du siècle encore, les Saint-Évremoniana louaient l’éclairage nocturne comme un symbole de progrès et le signe d’une suprématie évidente sur les Anciens : (1549-1662), Paris, Classiques Garnier, 2016 ainsi que Marine Roussillon, « Raconter les fêtes de cour : publier, archiver, agir », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, 2019, en ligne, consulté le 5 avril 2020. URL : http: / / journals.openedition.org/ crcv/ 17441. 64 Voir Craig Koslovsky, Evening’s Empire, Cambridge University Press, 2011, en particulier le chapitre 5. Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 22 L’invention d’éclairer Paris pendant la nuit par une infinité de lumières mérite que les peuples les plus éloignés y viennent voir ce que les Grecs et les Romains n’ont jamais pensé pour la police de leurs républiques. Les lumières, enfermées dans des fanaux de verres, suspendues en l’air et à une égale distance, sont dans un ordre admirable. On les met toutes dans le même temps et elles éclairent toute la nuit. Ce spectacle est si beau et si bien entendu qu’Archimède même, s’il vivait encore, n’y pourrait rien ajouter de plus agréable et de plus utile 65 . Ce petit incipit du « Criminel puni par lui-même » que l’influence du XIX e siècle nous conduirait à rapprocher d’une poétique à la Baudelaire ou à la Poe participe en réalité de tout un réseau d’actions et de productions politico-culturelles célébrant le progrès du règne. Il accompagne les édits, les médailles, les gravures et les poèmes, mais, à la différence de ceux-ci, il se transmet grâce à la nouvelle, en s’accrochant à cette histoire sensationnelle pour diffuser son action sur le monde. L’efficacité médiatique d’un recueil Les actions programmées dans « Le criminel puni par lui-même » n’auraient toutefois aucune chance d’aboutir si ces textes ne circulent pas et ne sont pas lus. Or l’intérêt des Nouvelles galantes, comiques et tragiques sur le plan politique est également d’ordre médiatique, diffusant ingénieusement la propagande auprès d’un public large. Lire un édit, écouter un poème ou consulter une médaille sur les innovations urbaines de La Reynie présuppose que l’on soit intéressé par le sujet. En se présentant comme un recueil de nouvelles à la mode, les Nouvelles galantes, comiques et tragiques imaginent un autre type de circulation. Elles propagent le message auprès de lecteurs et de lectrices qui ne s’intéressent pas, a priori, aux déclarations contre l’avortement, à la transfusion du sang ou aux innovations urbanistiques, mais qui souhaitent seulement lire des histoires nouvelles. En indiquant « Nouvelles galantes, comiques et tragiques », Donneau élargit son public potentiel au maximum : « comique » et « tragique » couvrent les deux extrêmes d’un même spectre, tandis que « galant » signale l’adéquation du recueil au paradigme culturel dominant, et la combinaison des trois promet avant tout de la variété 66 . Le frontispice renforce encore ce message, en représentant une compagnie diverse et galante, composée à la fois d’hommes et de femmes. 65 [Cotolendi], Saint-Évremoniana, Paris, Brunet, 1700, p. 415-416. 66 Sur les vertus commerciales de la diversité, voir C. Schuwey, op. cit., p. 195 à 200. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 23 Au seuil du livre, les paratextes et l’attrait des titres comme « Le criminel puni par lui-même » attisent en outre la curiosité grâce aux différentes stratégies analysées plus haut, et que l’on constate dans d’autres nouvelles. Trois ans avant le Mercure galant dont la « diversité […] doit plaire à tout le monde 67 », ce recueil propage la bonne parole en la glissant insidieusement parmi des divertissements galants. 67 Paris, Girard, 1672, « Le libraire au lecteur ». Christophe Schuwey PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 24 Cette stratégie médiatique, le recueil la met en abyme dans l’une des dernières nouvelles du tome III au titre programmatique : « On aime souvent ce qu’on croit ne pouvoir jamais aimer 68 ». La nouvelle détonne clairement avec le reste du recueil, en ce qu’elle n’a ni sujet ni trame. Elle décrit seulement une ruelle galante où s’assemble une brillante compagnie, dans laquelle sont lues différentes pièces d’actualité. La nouvelle contient ainsi trois pièces insérées : l’une sur la querelle des satires de Boileau, jamais repérée par la critique non plus, et deux pièces de Donneau sur les victoires de Louis XIV durant la récente guerre de Dévolution, à savoir, « La France au roi sur le sujet de la paix » et le « Dialogue sur le voyage du roi dans la Franche-Comté ». Or les deux pièces ne sont pas composées pour le recueil : elles furent publiées quelques mois plus tôt en livrets d’apparat 69 . Le recueil des Nouvelles galantes, comiques et tragiques leur sert donc proprement de support de diffusion : il contribue à leur circulation, ainsi qu’à la diversification de leur public. Dans une représentation traditionnelle des genres, en effet, les nouvelles militaires et l’encomiastique ne sont pas l’apanage des femmes et du public galant 70 . Dans cette nouvelle, la compagnie est justement composée d’hommes et de femmes, de gens à la mode, et tout le monde applaudit à la lecture de ces pièces et loue leur qualité. La représentation forme le public : en représentant une compagnie galante lisant des contenus encomiastiques, on incite lecteurs et lectrices réelles à faire de même. « On aime souvent » écrivait Donneau, « ce qu’on croit ne pouvoir jamais aimer ». Et l’effet est à double sens : si les Nouvelles galantes, comiques et tragiques contribuent à la propagande, les sujets d’actualité qu’elles traitent contribuent à leur tour à la circulation du recueil. En pleine querelle des satires de Boileau, une pièce sur le sujet a toutes les chances d’intéresser. De fait : la préface du recueil ne manque pas d’en faire mention comme d’un contenu vedette. *** Chaque nouvelle du recueil pourrait susciter un commentaire d’une même ampleur. « Le criminel puni par lui-même » n’est pas la seule nouvelle dont l’incipit, le récit ou la conclusion promeuvent directement la politique officielle. Les Nouvelles galantes, comiques et tragiques remettent en cause l’analyse littéraire : le texte d’une nouvelle n’est pas le lieu d’une recherche de sens, mais l’assemblage de petits modules réalisant chacun une ou 68 Éd. cit., t. III, p. 449-493. 69 Chaque pièce est éditée chez Mabre-Cramoisy en 1668. 70 Voir par exemple dans le t. IV du Mercure galant, p. 262. Lampadaires et avortement PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0001 25 plusieurs actions indépendantes du tout. Le recueil illustre en outre la subtilité et la vivacité des techniques littéraires, médiatiques et politiques et invite à penser la propagande sociologique dans un système réputé absolutiste. Enfin, elles font éclater les catégories génériques : si l’action d’un recueil de nouvelles ressemble autant à celle du Mercure galant, c’est bien qu’une distinction telle que presse et livre (pour ne citer que celle-là) décrit bien mal la réalité du champ médiatique dans l’Ancien Régime. PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 Grace and Beauty: On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience (Augustine, Montaigne, Pascal, Bouhours, Kant) C HAD A. C ÓRDOVA (E MORY U NIVERSITY ) Introduction: “Who is right, Kant or Stendhal? ” Disenchanted with Schopenhauer’s world-weary version of pessimism, Nietzsche became - in his mind, at least - a citizen of France. 1 This spiritual Francophilia was based in no small part on his affinity for a quasi-tradition of psychological analysis, the sort of thinking and writing of which les moralistes are paradigmatic. 2 In Beyond Good and Evil (1886), when Nietzsche gave reasons for French superiority in Europe, France’s “old, manifold, moralistic culture” (moralistische Kultur) was one of them. This “culture,” whose most recent incarnation was Stendhal, had developed over centuries of refining what Nietzsche called the “voluptate psychologia”: the peculiar “pleasure” of demystifying, psychological critique (§254). The incisive psychological sensibility of moraliste writing provided an antidote, Nietzsche saw, to the idealism that had long dominated European philosophy and morality, and which had received renewed power with Kant. Against this reigning idealism, Nietzschean-moraliste analysis pursues the pleasurable deconstruction of tidy delineations and the metaphysics they rely on, by reframing philosophical discourse in terms of a philosophical “psychology,” now reinstated as the “queen of the sciences” (§23). 3 Aesthetics, whose hermetic contours Kant had attempted to secure in the late 18 th century, offered a choice target for this sort of analysis and its “pleasure.” 1 On Nietzsche’s French connection, see Campioni, Der französiche Nietzsche. 2 See Pippin, Nietzsche, moraliste français; Pippin, “Nietzsche’s Moral Psychology.” 3 Nietzsche seems to be making fun of Kant, who wrote, in Critique of Pure Reason: “metaphysics was called the queen of all the sciences” (A viii, 99). Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 28 And pleasure itself was at stake. Anticipating Freud’s critique of the purity of aesthetic pleasure and experience (Freud 97ff), in On the Genealogy of Morals (1887), Nietzsche sets Stendhal against Kant (and “philosophers of beauty” in general) as the figurehead of a more embodied, psychological, and experiential aesthetics. As opposed to Kant and his proverbially cloistered ways, Stendhal was an artist, traveler, and cosmopolitan figure, a worldly writer with the sort of lively energy Nietzsche so valued. Compared to Stendhal’s hedonism and proclivities for Italian women, music, and art, Kant’s aesthetics could only cast a pale, Northern shadow: the dream of a metaphysician still beholden to an abstract, if empowered, idea of rational subjectivity à la Plato or Descartes. Kant’s role in the emergence of a modern, autonomous aesthetics could only be ironic, Nietzsche thought. Theorizing aesthetics on its own terms, Kant refined beauty to the point of disappearance. Trying to ennoble art, he did away with it entirely: Kant thought he was honoring art when among the predicates of beauty he emphasized and gave prominence to those which establish the honor of knowledge: impersonality and universality. […] ‘That is beautiful,’ said Kant, ‘which gives us pleasure without interest.’ Without interest! Compare with this definition one framed by a genuine ‘spectator’ and artist— Stendhal, who once called the beautiful une promesse de bonheur. At any rate he rejected and repudiated the one point about the aesthetic condition which Kant had stressed: le désintéressement. Who is right, Kant or Stendhal? (§6) 4 Kant erased the erotic from aesthetics, the seductive, stimulating lure of what beckons and reveals without disclosure: the gift and mystery of the promise. By distinguishing, in the Critique of the Power of Judgment (1790), between what pleases due to discernable predicates ultimately related to the empirical subject’s “interest” in the empirical existence of object, and what pleases without respect to empirical existence at all, Kant sublimated aesthetic experience. It ended up coming close to the form of cognition (“determining judgment”) from which it was said to be distinct (as “reflecting judgment” [Intros. and §§1-22]). One intertwining undoes another: Nietzsche’s moraliste critique of Kant aims to undo the reduction of aesthetic experience to the impersonal disin- 4 For an aesthetics in this Nietzschean vein, see Nehamas, Only a Promise of Happiness. Stendhal’s line is found in Rome, Naples et Florence I: 49. The reflection arises from the view of “belles femmes,” but this experience is distinguished from mere gazing at bodies. Their beauty is “noble et sombre” and “fait songer au bonheur des passions,” not of sex. Rather than submitting to the gaze, “leur beauté fait baisser les yeux.” Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 29 terest of knowledge by revealing aesthetic experience’s proximity to erotic allurement. Moraliste critique proceeds, then, by counteracting any purification of (aesthetic) experience, any refinement of concepts in which autonomy is secretly submission, and the epistemic relation from which experience (of beauty) is supposed to be free is smuggled back in. What remains after this critique is, once again, a hybrid: the Kantian insistence on the absence of a determinate concept under which beauty is subsumed is now combined with interest, erotic mystery, and the promise, which, as Stendhal’s definition recalls, were, before Kant, long held to be one with the experience of beauty. 5 As Nietzsche saw, this sort of critique of Kantian aesthetics could be situated within the tradition of the moralistes. Indeed, beginning with Montaigne, what one might call moraliste aesthetics was inseparable from the mysterious causality of love and the mystical event of theological grace. These experiences were related by structural, conceptual, and affective affinities: they exceeded, in specific ways, the bounds and authority of knowledge and language, surpassing the mind and will they so powerfully, even ecstatically, affected. Many of the concepts and discourses relevant to studying this dense, pre-Kantian form of aesthetic experience can be found in a passage in the Essais on Fortune’s massive role in the “arts”: [A] Or je dy que, non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y a bonne part. Les saillies poëtiques, qui emportent leur autheur et le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur? puis qu’il confesse luy mesme qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les reconnoit venir d’ailleurs que de soy, et ne les avoir aucunement en sa puissance: non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein. Il en est de mesmes en la peinture, qu’il eschappe par fois des traits de la main du peintre, surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l’estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment la part qu’elle a en tous ces ouvrages, par les graces et beautez qui s’y treuvent, non seulement sans l’intention, mais sans la cognoissance mesme de l’ouvrier. (I: 24.127) “Venir d’ailleurs que de soy” is an apt expression for a crux of moraliste aesthetic experience. Intentionality and conceptual thought succumb to the force and paradox of what disrupts the distinction between interiority and exteriority, activity and passivity. Aesthetics verges on ecstasy, a movement 5 E.g., Plato, Symposium; Ficino, De amore; etc. On “interested art” before and after Kant, see Agamben, The Man Without Content 1-7; cf. Heidegger, “The Age of the World Picture” 116. Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 30 outside the self from within (hors de soy), and through the self from without (venir d’ailleurs que de soy). Admiration and étonnement arise from what is held to be the most proximate and familiar: the painter’s own hand, the poet’s or orator’s own voice, the essayist’s own pen. 6 Commonsense notions of project (dessein) and ownness are suspended. The “graces et beautez” for which we are powerless to offer any ground, become gifts, sites, and experiences of other powers from elsewhere, “aucunement en sa puissance.” A dispossession of the self occurs, something by definition unforeseeable and unprogrammable: the poet’s work and effect cannot be ascribed to a rational mind, but originate from “son bon heur.” The 16 th -century orthography keeps apart what was only later sutured into one word, reminding us that modern bonheur emerged through the oblivion of certain concepts, which Montaigne lays bare. Before being only “bien être,” “bon heur” meant “fatalité heureuse, chance,” and evoked the augur or omen, the “heur,” that promised such happy fortune (“Heur”; “Bonheur”: Le trésor de la langue française). 7 Grace and beauty originate in “bon heur,” and thus do they serve as the promise, as omen, of “bonheur” itself: promissory sign of a power immanent and transcendent to its gift. This quasi-tautology recalls that happiness was not always placed firmly in the individual’s hands: happiness seemed to shine forth from mysterious events, chance experiences, when the individual was pulled beyond itself. “Bonheur” might be precisely what one is powerless to bring about oneself. With Nietzsche, then, we can see the moralistes as figures of critique, who counteract the purifying tendencies of idealism, humanism, and rationalism, replacing us within a dense discursive matrix from which modern (aesthetic) experience emerged. The moraliste liaison of the aesthetic, theological, and erotic is my focus below. This fragmentary genealogy of modern aesthetics, which is also a contribution to its salutary “destruction” (Agamben, The Man Without Qualities 6), leads from Augustine to Pascal and Bouhours, then back to Kant. I. Augustine: The Shape of Grace It might seem odd to turn to Augustine in order to discern the prefiguration of a shape of experience one will later recognize in figures such as Montaigne and Pascal, were it not for the extraordinary influence of 6 For the autonomy of the hand, which figures that of Montaigne’s writing, see Montaigne II: 6.376. 7 Cf. Montaigne’s translation of a Latin citation, II: 12.564: “[B] GAUDEAT DE BONA FORTUNA, qu’il jouisse de ce bon heur.” Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 31 Augustine and his theories of “grace” in early modern Europe. Especially in the 17 th century, Augustinianism informed the critical, antihumanist anthropology of thinkers and moralistes such as Jansenius, Pascal, Nicole, and La Rochefoucauld, whose incisive moral and psychological pessimism responded to Jesuit theology as much as to Cartesian rationalism and Neostoicism - to discourses, in a word, that accorded considerable power, autonomy, and lucidity to the individual ego. 8 The notion of grace, in its rigorous Augustinian formulation, encapsulates a theological anthropology focused on what cannot be achieved by the individual’s own, rational, conscious will (Duffy 75-119). 9 Grace is less about activity than about active passivity, about what occurs in the gaps and suspensions of what one willfully does. Book 8 of the Confessions offers an archetype of the event of grace in the account of conversion. The gift of grace resolves an unbearable tension. Knowing is not enough for wholehearted willing; certainty brings no full commitment, no transformation of the self. This crisis is that of akrasia, which, for Augustine as opposed to a philosophical tradition stemming from Plato, is no impossibility: akrasia is the basic experience of the inner division of postlapsarian selfhood (Taylor 138; Hundert 86-104; Marion, Au lieu de soi 240-7). At the outset of Book 8, Augustine has no more uncertainties as to the existence or ontological power and status of God: “All doubt had been taken from me” (i (1) 133). He doubts not, he understands fully, and yet he wavers to commit his life. Despair and anxiety well up in this gap, this seemingly unmotivated hesitation, when the mind appears to grasp a truth towards which the whole self still hesitates to turn. The will is divided; it is impotent to fully will, and thereby be, itself (ix (21) 148). Against the sort of rationalist metaphysics of the will behind the philosophical reduction of akrasia - which Descartes would reassert with such influence -, Augustine uncovers a “monstrosity” or paradox (monstrum [ix (21), 147]): the force and movement that self-transformation requires cannot come from voluntarism or the pursuit of truth via knowledge alone. 10 There is no stepwise, continuous route, no method, one may follow to where one yearns to go. A moment comes when one reaches an abyss, and it is as if no progress had ever been made. It was the illusion of progress itself, perhaps, that was standing in the way: 8 See, e.g., Gouhier, L’anti-humanisme au XVII e siècle; Lafond, La Rochefoucauld; Bénichou, Morales du grand siècle; Sellier, Pascal et Saint Augustin. 9 For 16 th -17 th -c. debates about grace, see Gheeraert, À la recherché du Dieu caché 5-32. Cf. Montaigne II: 12.438-49, 602-3. 10 See Marion, Au lieu de soi 230, who cites Mediations III (AT VIII, 59), where Descartes asserts that clear understanding is enough for the will to follow. Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 32 But to reach that destination one does not use ships or chariots or feet. It was not even necessary to go the distance I had come from the house to where we were sitting. The one necessary condition, which meant not only going but at once arriving there, was to have the will to go [nam non solum ire verum etiam pervenire illuc nihil erat aliud quam velle ire] - provided only that the will was strong and unqualified, not the turning and twisting first this way, then that, of a will half-wounded, struggling with one part rising up and the other part falling down. (viii (19) 147) The movement required is not what takes place on a spatiotemporal line, whether as the transport across physical distance by feet or chariots, or the progress of the mind from ignorance to knowledge. Grace is eruptive, its temporal form that of the instant: a rupture of the line of time and mind, when the knotted will is undone and overcome: “At once [statim] […] it was as if a light of relief from all anxiety flooded my heart” (xii (29) 153). 11 In this moment, when truth exceeds the knowledge that tried to reach it, the tension between the desired but impossible “law” and life (or “flesh” beholden to habit’s “law”) is overcome through their indistinction (v (12) 141; cf. Paul, Rom. 7: 21-25). Grace is the incarnation, a precipitous becoming flesh, of this other logic (the “law” of the Other) that ends anxiety and promises happiness. This law seemed lofty and burdensome so long as one tried to reach or incarnate it by epistemic and voluntary means; the love that the phenomenon of grace instills exceeds such orders and measures. 12 This indistinction of life and law in the event of grace is structurally similar to “the state of exception” theorized by Agamben: a threshold between nature and right, a momentary suspension in which life is directly related, as an excluded inclusion, to the sovereignty immanent in yet above the law (Homo Sacer 26-7). In the event of grace, life both feels and catches sight of the beautiful promise of its reconciliation with constraint. The peculiar conceptual intimacy of violence, grace, love, beauty, and the ineffable reflects a common root in the mystical experience of a force impinging upon life in a moment and movement outside language, reason, habit, and law. Augustine thus bequeathed to the West an experience of grace with formal and affective signatures: eruptive rather than progressive, linear, rational, or logical; ecstatically transformative, in (momentarily) reconciling life and law; actively passive; a being-impassioned by love in an experience of truth beyond knowledge - indeed, as knowledge’s or philosophy’s “trans- 11 Conversion’s punctual temporality is evoked multiple times in bk. VIII: ii (4); vi (14); vi (15); xii (29). 12 On this, see Marion, Au lieu de soi 215. Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 33 gression” 13 ; an experience that cannot be foreseen, forethought, or programmed; and that troubles the self-possession and sovereignty (autarchy) of the will. Inner division is resolved not through oneself but by a becoming “other” (aliud) through the event of what “v[ient] d’ailleurs que de soy.” 14 II. Pascal: A “Certain Rapport” A comparison between pensées delineating the multiplicity and heterogeneity of “orders” attunes us to problematic locus of beauty (or “agrément”) in Pascal’s thought, and its possible relation to the structure of grace from Augustine’s Confessions. In one of these pensées, fr. 339 15 on the “trois ordres différents,” we read: “De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel.” This well-known division seems confirmed, yet is also altered, by fr. 329, which focuses on a duality alone: “Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour, cela serait ridicule.” 16 Here, charity is figured, if not replaced by, love (or 13 Marion, Au lieu de soi 197, uses this term to locate Augustine’s conception of beauty and the love of truth (or of “la vérité belle”) vis-à-vis the truths of philosophy, namely, as the latter’s “transgression.” On love and seduction in Augustine’s understanding of beauty and beautiful truth, see Confessions, X. xxvii (38), and Marion, Au lieu de soi 199-200. 14 See Confessions, VIII. xi (25): “punctumque ipsum temporis quo aliud futurus eram”: “the moment of time when I would become different.” Cf. Marion, Au lieu de soi 254: “un autre amour, qui ne peut venir que d’ailleurs.” For a theoretical exposition of the postlapsarian logic of discord (in self) and unity (in alterity), see Augustine, The City of God bk. XIV 441-77. 15 I cite the Pensées from Sellier’s edition. Cf. fr. 460 and fr. 761: “Il y a trois ordres des choses: la chair, l’esprit, la volonté.” 16 Cf. fr. 203, fr. 142: “Les principes se sentent, les propositions se concluent, et le tout avec certitude, quoique par différentes voies, et il est aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.” But the heterogeneity of orders, and their own homogeneity per se, is undermined by the fact that reason’s order is ultimately founded on that of the heart, i.e., on inscrutable yet felt principles: “c’est sur ces connaissances de cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde son discours” (fr. 142). Cf. fr. 455. The impurity of reason’s order recalls how law and justice are founded on force and usurpation (fr. 116, 119, 135). Perhaps it is a function of the aesthetic to bring the impurity of orders to light, challenging the idea that there is “entre les Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 34 the heart). In fr. 91, on “tyranny,” love, serving as the middle term, allows charity (fr. 339) to be figured by beauty or agrément: On rend différents devoirs aux différents mérites ; devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. […] Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : ‘Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer. Je suis…’ […]. (fr. 91) 17 The tripartite division of “orders” thus appears to come in multiple forms (or structures). In the two forms delineated above, (1) charity and beauty occupy a similar place in relation to the orders of (2) force (corps) and (3) science (esprits). This topological coincidence encourages us, first, to explore Pascal’s conception of beauty (or agrément) and the corresponding logic of judgment on the basis of a homology and opposition between beauty (and the heart and love) and the rapports of force (and bodies and law) and science (and minds and reasons). Only thus might we make sense of the core paradox, or contrariety, in Pascal’s analysis of the experience of beauty and the judgment of the “esprit de finesse” (fr. 670): the contrariety, namely, between irrational compulsion or impenetrability (singularity) and a demand to logic and demonstration (universality). Beauty, that is, is something hybrid, partaking of force and science. 18 Second, beauty’s topological identity with charity points to something more: the aesthetic order, between the two others, is a worldly analogon (or “figure”) of the “supernatural” order of charity. 19 Thus we are already entering into Kant’s territory, with a Pascalian prefiguration of the paradox of “reflecting judgment” (subjective universality); while still moving in the theological-metaphysical lineage of Augustine (on the force of grace), which Kant’s definition of beauty, like Stendhal’s, unwittingly inherited. In the Pensées, the most important fragments on aesthetic experience and judgment theorize the “modèle d’agrément et de beauté” (fr. 486) and ordres une radicale discontinuité”: Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique 156. 17 See fr. 92, which, elaborating upon the division of force and agrément (fr. 91), confirms the near or total synonymy of agrément and beauty, in fr. 91 and fr. 486: “Et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre” (fr. 92). 18 See n. 16, supra. There are arguably other such hybrids in the Pensées, e.g., “la machine” or “automate” (fr. 661), “le cœur,” “la coutume,” and “l’imagination” (fr. 78). 19 Compare “devoir d’amour à l’agrément” (fr. 91) to fr. 182: “Votre devoir est de l’aimer [i.e., Dieu] de tout votre cœur. […] Si on vous unit à Dieu, c’est par grâce, non par nature.” Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 35 the “esprit de finesse” (fr. 669-71). The first reveals the impossibility of locating beauty purely at either the subjective or objective side of a “rapport” (fr. 486): “Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature, faible ou forte, telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît.” 20 As Louis Marin observes, the “model” is thus no original being or “essence” of which beautiful objects or images would be mere copies (as in Platonic mimesis, say), and its transparency to the mind of the individual it concerns is doubtful: the “model” is “un rapport sub-objectif […] une structure d’agrément individuelle et singulière qui reste inconsciente” (“Réflexions” 91). While we can get a sense of the “model” by transposing it, in imagination, between different things standing in the same secret “rapport” to us - and between which there is “un rapport parfait” 21 -, the concept of beauty relies on the very inscrutability of the “model” or “rapport” it establishes between the individual and the object. The reason why “on dit beauté poétique,” and not “beauté géométrique et beauté médicinale” is that, in the latter cases, we understand the nature of the end or “object” of these practices (proofs and healing). For poetry, this is not the case: “on ne sait pas en quoi consiste l’agrément, qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter” (fr. 486). This lack of knowledge, the abyssal ground of beauty, allows the modish installation of “jargon” in its empty place, and relates to the diversity and instability of aesthetic experience across individuals and even with respect to one and the same person. 22 In the framework of Pascal’s theological anthropology, fallen human nature is in a relation of “disproportion” - an unstable relation, a near non-rapport - to other beings in an infinite universe, and to itself. 23 Judgment is inconstant; its “assiette naturelle” is hardly “ferme et stable” (fr. 454). Beauty is a shifting rapport between things and a mutable subject lacking ontological or rational foundation. But this experience is not exhausted by the bare factum or force of beauty or agrément, an aesthetic-erotic event whose causes are inscrutable 20 Pascal’s use of “rapport” is distinct from Descartes’s and Nicole’s: see Becq 99-103. 21 On this transposition via the imagination, see Ferreryolles, Les reines du monde 218-31. 22 See fr. 95: “Comme le mode fait l’agrément aussi fait-elle la justice.” Cf. fr. 15, 78, 94, 454, 463. 23 As Pierre Magnard argues, we should thus be wary of aligning Pascal with “honnêteté” or a “classical” aesthetics of “proportions” or determinate criteria and models: Magnard 3-5. “Plutôt que d’être adepte des ‘classiques’, Pascal dénoncerait leur idéal comme chimérique” (4). For the “classical” cannon of beauty, centered on perfection, proportion, and clarity, see Groulier and Brugère 164. Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 36 yet whose effects are keenly felt. Beauty’s force sets the mind into a unique sort of play. This can be clarified by analogy to the movements peculiar to other “orders”: force imposes itself and becomes law and the imagination’s theater of power: the non-rational becomes reasonable and violence is transmuted into signs” (fr. 94; fr. 78 24 ); science’s order of reasons seems lucid, and homogenous, but its foundations lie in the impenetrable sentiments or principles of the heart (fr. 142; fr. 455). Beauty’s phenomenology makes it similar yet different from these orders: beauty imposes itself without becoming reasonable laws or forceful reasons, despite a desire for this and the idea that a logic of beauty is possible. The force of beauty provokes imaginative reasoning or reasoning imagination; but this dialectic remains in flux. 25 The fragment on the “esprit de finesse” (fr. 670) thus offers the idea of a logic of aesthetic judgment, while discounting its realization. Having described the principles of geometry as fully visible (“on voit les principes à plein”), Pascal first writes similarly of the principles of the “esprit de finesse”: “ils sont […] devant les yeux de tout le monde.” But this identity in visibility is then undone, as the principles of finesse become opaque, moving from the mind towards the order of the heart (“[o]n les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit”): Mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes. Ce sont choses tellement délicates, et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent le démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. […] [L]es géomètres veulent traiter géomé- 24 On this, see Marin, “Pour une théorie baroque de l’action politique” 19-22; Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique 110 et seq. 25 One might see rules for judging and producing art, like the “jargon” Pascal cites, to be groping (and, from a Pascalian angle, vain) attempts at objective criteria of beauty, which improperly collapse the distinction of the orders. Cf. Kant, Critique of Pure Reason A21/ B35-6; Critique of the Power of Judgment §§46-7. On rules, categories, and their institution by the 1648 Académie, see Groulier and Brugère 166. Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 37 triquement les choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions, et ensuite par les principes : ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse, mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes. (fr. 670) While the structural distinction of instant (“tout d’un coup”) and “progress” recalls Augustine’s shape of grace, which interrupts the order (and narrative) of reasons, the recalcitrance of aesthetic principles to be handled like those of geometry (“il ne se laissent pas ainsi manier”) evokes Pascal’s distinction between justice and force: “la force ne se laisse pas manier comme on veut” (fr. 119). What does not allow itself to be handled by us is that by which we are handled or possessed: what grabs and takes hold of us, without the mediation or progress of reason. The logic of aesthetic judgment remains an idea whose realization, were we even able to begin such a task, stands off on the horizon of infinity (“ce serait une chose infinie”). The experience or sentiment transgresses the order of mind it also seems to put into play. Like the heart, whose “order” it seems to most proximately resemble, beauty “a ses raisons, que la raison ne connaît point” (fr. 680). Thus its intimacy with the infamous je-ne-sais-quoi, occult “cause” of love and its striking, potentially world-historical “effects” (fr. 32). 26 The experience or feeling of beauty or agrément provokes philosophical reason and demonstrates the failure of its claims to universal application or lucidity. 27 In this, aesthetic-erotic experience is a condensation of both the crossing and division of the “orders.” But beauty offers, too, an intimation or “figure” (fr. 296, 301), disclosed through the affect of love, of a resolution or unification, which the order of charity would bring about by the force of grace. 28 Our desire to reconcile “reason” with the “heart” is at once gratified, frustrated, and revealed in aesthetic experience. Beauty becomes a “figure” of the desire for the Other and an awareness that its object can only be given by the Other, in grace: “l’autre [la foi] est un don de Dieu” (fr. 41): 26 In this link between Pascal on beauty and the je-ne-sais-quoi, I depart (nominally, at least) from Richard Scholar’s excellent reading of fr. 32: Scholar 162-73. 27 See fr. 142: “Cette impuissance [de “prouver par raison” ce qu’on sait par le cœur] ne doit servir qu’à humilier la raison qui voudrait juger de tout […].” Reason, that is, is tyrannical (cf. fr. 91). Its failure to penetrate the logic of finesse is also at stake in De l’esprit géométrique. 28 See fr. 348: “Qu’il est beau de voir par les yeux de la foi” (cf. fr. 737). History itself would become beautiful, the shining forth of a secret cause or sense luminous within events. See Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique 256-7, 275, on this “plaisir esthétique.” Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 38 “C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison : voilà ce que c’est que la foi” (fr. 680). Beauty’s way of promising or being a sign for this “bonheur,” which Pierre Magnard read in Pascal’s aesthetics, derives from fallen nature’s ontological lack and cosmic disproportion (Magnard 5-6) - conditions that beauty seems, for a moment, to overcome. Deception follows: despite the feeling of transcendence, beauty occurs to a fallen self and perhaps cannot avoid being subsumed, like the arts, into the debased category of what never provides what it promises: “divertissement” (Grasset 361-5). Yet debasement, for Pascal, is also a chance. Along with the vanity of its promise, so too, for self-critical thought, might something else emerge. In the depth of deception, thought takes the measure of the fall and the correlative desire for “redemption” (Magnard 11). By a sort of negative Platonism often discernable in Augustinian discourse, Pascal would admit of only relative beauties and fleeting happiness. There is no stepwise, dialectical passage from here to the otherworldly beauty in itself (Symposium 210e-211c), but only, at most, the affective and potentially reflexive disclosure of its absence, and of the need, for any rapport to arise, for its spontaneous self-bestowal. 29 Beauty or agrément, and the love it inspires, consists in the establishment of “un certain rapport entre notre nature, faible ou forte, telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît” (fr. 486). This inscrutable “rapport” is already something of a gift to a fallen subject out of joint with the world and itself. But the Other is more other, more disproportionate, still: “S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous” (fr. 680). At best, then, the “certain rapport” (beauty) could be the “figure” of an impossible “rapport” (with the Other). Beauty might seem like a marginal concern in the Pensées; but it can also be seen as a crux of the fallen world. Like Aristotle’s “wonder,” Descartes’s “admiration,” or Heidegger’s “attunement,” beauty is something of a primitive “sub-objectif” relation: a mysterious attunement between what is out of tune - and the promise of an impossible rapport with what is beyond every moment and every rapport. 29 Cf. fr. 182: “Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui découvre quelques rayons de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira de se communiquer à nous? ” Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 39 III. Bouhours: A Curious Concept While theologically at odds with Pascal, in the fifth of his Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671), Dominique Bouhours also focuses on something of a mysterious “sub-objectif” rapport. As Richard Scholar writes, for Bouhours “the je-ne-sais-quoi is the sign of a relation between two parties. […] The term refers here not to the two parties affected, but to the subtle link that operates between them, the inexplicable force of nescioquiddity itself” (Scholar 51; cf. Becq 106). Historically, the fifth Entretien bears witness to the je-ne-sais-quoi’s “sedimentation,” as a semantic “family of phrases” and grammatical forms, congealed into a voguish noun over the preceding century, becomes a “topic around which an entire discourse can be organized” (Scholar 22-3, 33 59). But this highpoint is also the onset of a “decadence”: the term, increasingly evacuated of all but its cultural function as a sign of belonging to an elite group, becomes a target of derision (ibid. 182-222). If Bouhours named “grace” as a supernatural analogue of worldly versions of the je-ne-sais-quoi, the scandal this caused derived, I would argue, not only from the proximity of theological to worldly concerns - after all, for Pascal, nothing resembles “charité” more than “cupidité” (fr. 508) -, but from the failure to also mark the dissemblance, disproportion, and contrariety across the orders in which one can invoke the je-ne-sais-quoi. 30 Responding to his Jansenist critics via changes to subsequent editions, Bouhours’s strategy was ingenious: he went straight to Augustine, spiritual father of the rigorist camp, and cited from texts (like the Confessions) in which Augustine writes lyrically of a divine nescio quid (Bouhours 293-7). In other words, otherworldly grace shapes the je-ne-sais-quoi even if, in Bouhours, the term verges on being a mere sign of social quality and a trendy way to bring the otherworldly down to earth. 31 But my aim is not to dissect this conflict or to discern what the Pensées reveal about its precise content, but to analyze resonances across the divide between Jesuit and moraliste positions. One has been mentioned: like Pascal, Bouhours theorizes his object as not really an object at all, but a 30 Fr. 508: “Figuratif. / Rien n’est si semblable à la charité que la cupidité, et rien n’y est si contraire.” On the “analogical” and “dialectical” nature of the Pascalian “figure,” see Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique 281. 31 For “the semantic connection” of grace (as charis, venustas, or gratia) and the jene-sais-quoi, see Scholar 27-8, 37-8. In his discussion of grace and the scandal Bouhours created (63-70), Scholar notes that “the relation between the je-ne-saisquoi and divine grace would merit further study” (n. 127, 68). On this, see Jam 517-29; Becq 95-114. Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 40 “sub-objectif” relation. Another concerns the problematic status of the je-nesais-quoi as a concept. Pascal’s analysis of the experience of beauty and of the “esprit de finesse” displays a paradoxical dualism between personal compulsion (singularity) and a desire, even conviction, of an underlying logic that would allow for demonstration (universality). Bouhours’s je-nesais-quoi shows a similar structure. Both relate back to grace. The fifth Entretien begins with the mystery of “une étrange sympathie” between two friends, which protects their love from the ennui that usually results from repeated, habitual interaction and conversation between people (Bouhours 279-80). This sympathy is a vital intimacy that never dries out; a pleasurable freshness that, inexplicably, endures. The text’s opening thus offers structural signatures of the je-ne-sais-quoi: it is an enduring newness and a gap in our usual network of concepts and ways of being. But is it a concept? What, if any, are the rules of its use? The text is hardly forthcoming. Here is Ariste, who first uses the curious term when describing the remarkable “effets d’une grande sympathie”: et de ces inclinations secrètes qui nous font sentir pour une personne je ne sais quoi […]. De la manière dont vous parlez, répliqua Eugène, vous avez la mine de connaître aussi bien la nature de ce je ne sais quoi, que vous en ressentez les effets. Il est bien plus aisé de le sentir que de le connaître, répartit Ariste. Ce ne serait plus un je ne sais quoi si l’on savait ce que c’est ; sa nature est d’être incompréhensible. (280) Beyond the divide between sentir and connaître, the circularity of cause and effect, and the specification of je-ne-sais-quoi’s “nature” (the term’s comprehension) as what is incomprehensible, this passage displays some of the text’s logico-grammatical shifts: the movement between “le” (in the text’s title), “ces,” “ce,” and “un” bears witness to an indetermination, an ambivalence between normativity and relativism, universality and singularity; and to the plurality of domains in which the term can be used (its extension). But there do seem to be some putative rules or patterns of its use, which delineate, however indeterminately, the term’s comprehension: it must be invoked only in excess to, or as the abyssal, unammeable ground of, everything one might possibly determinately name, or enumerate as a predicate - everything that might be considered a cause of affects and other effects (280-3). This “rule” leads, in the text, to ni, ni structures recalling the via negativa of apophatic theology (282), and to statements that discount every possible totality of the sayable and knowable: “Mais en disant tout cela, & mille autre choses encore, on ne dit rien” (281). The je-ne-sais- Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 41 quoi imposes itself with the force of what escapes language and reason; 32 it is, as Marin writes, “la tache aveugle du savoir et du sens” (“Le sublime” 192). But if it traces language’s end, thus does it also draw forth language without end. Faced with this limit that is also its own (and language’s) vital principle, the Entretien can only come to a close without closure, in a proto- Wittgensteinain vow to “admiration” in “silence” (295-6; Wittgenstein 6.522-7). This is related to another “rule”: the je-ne-sais-quoi is an anti-philosophical term of (non)art, which enjoys remarking those phenomena that philosophical reason gropes after in vain, or fudges in its attempts, via explanation, to assure its mastery. The causes of love and their relation to what can be known, is the archetype: “il faut démentir les Philosophes qui ont soutenu de tout temps que la connaissance précède l’amour ; que la volonté n’aime rien qui ne soit connu de l’entendement” (284). 33 But this pattern of use, too, can be transposed into a theological domain: the inversion of the apparently more rational order of love and knowledge, of understanding and will, is most paradigmatic in the case of a love that must take precedence, for it is the basis of a rapport with the Unknowable per se. 34 Bouhours seems to arrive at grace only after passage through examples from the domain of worldly experiences and natural phenomena (293-7). But this arrival, we see, was prepared well in advance. 35 The profanation of grace, from the Jesuit’s refusal to decisively cleave between analogous orders, follows the illumination of worldly things. In the Entretien, the je-ne-sais-quoi flits between singularity and universality, and flirts with a normativity that contradicts a radical subjectivism the text also suggests. Baring its tendency to become an elitist shibboleth, the je-ne-sais-quoi thus emerges as something of a pseudo-concept: while it does have a stable point of reference in love and desire for (or as) the Unknowable per se, it is also a limitrophe on the margins of language and knowledge, ever-shifting in relation to these mutating domains and the discursive-conceptual efforts it sets into play. But this excluded excess is also everywhere immanent, as an animating principle, a force, that exceeds what it enlivens (282-4). Even if we cannot know and name its nature or causes, or divide subject from object in its experience, the relation itself is indubitable: its existence consists precisely in this affective-erotic rapport 32 Force is evoked by terms like “frappe,” “touche,” “amorce,” “pointe” (282). 33 The editors evoke Aquinas (n.14, 284). One might also think of Descartes: see Scholar 137-41. 34 Cf. Pascal fr. 617; Marion, Au lieu de soi 205 et seq; Marion, “De connaître à aimer” 17-28. 35 The text thus appears to invert the theological genealogy of its subject. Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 42 that rips a hole in language. After Pascal, Bouhours delineates the peculiar conceptual structure of a certain something we can only grasp as a (dis)pleasurable feeling of relation, something unspeakable that provokes speech, something subjective we like to share, and discuss, with others. Conclusion: Kant and the “Promesse de Bonheur” Our historiographies of aesthetics tend to grant Kant the status he himself hoped to claim: of making a clean break with the past. As one recent account puts it: Le passage de pulchritudo […] à Schönheit, au sens que lui donne Kant, constitue une rupture fondamentale avec toutes les conceptions antérieures du beau, celles des métaphysiques du beau comme celles des théories de l’art. […] Chez Kant, l’usage de Schönheit a pour condition le rejet principiel de pulchritudo et de toutes les implications philosophiques de ce mot. (Groulier and Brugère 169) 36 It is as if the babel of impure aesthetic idioms, with their archaic indeterminacy and entanglements with what, following Kant, would now become simply other discourses (erotic, natural, metaphysical, theological) - it is as if the old excrescences were now pruned away to allow the pure, formal flower of beauty to emerge. But this narrative of “rupture” (and Enlightenment) grants Kant the determinate negation and sublation (Hegel) or repression (Freud) of the weeds or roots of beauty, without paying attention to returns, hauntings, and remainders, which dynamics of determinate negation, sublation, and repression entail. The aim of my fragmentary itinerary is to discern impurities in the Kantian break, and to hear the muted voices of other discourses and experiences, especially theological and erotic, within the abstract sanctum of modern aesthetics. 37 I will merely touch on some of the results so far; pursuing them further will require a separate study. Like the je-ne-sais-quoi, Kantian “reflecting judgment” appears to correspond to a concept; but, of this concept, we only have a form without content - it is indeterminate, and the judgment’s universality, subjective. Beauty is irreducible to any determinate attribute of the object; what we can name or point to, the predicates by which we know an object or describe its utility: all this is never quite it (Critique of the Power of Judgment 36 For related historiographical issues, see Scholar 9-12. 37 As Kate E. Tunstall notes, French writers are often neglected in histories of aesthetics, which itself emerged in 18 th -c. Germany “in opposition to the French”: “Enlightenment Aesthetic Thought” 257. Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 43 §§1-22). As in Pascal, beauty is a felt, “sub-objectif” rapport that imposes itself without concept, in excess of reason and logic, setting concepts and language in motion. Its experience partakes only somewhat of the impenetrability of force (the order of corps): for this force seems to appeal to understanding (the order of esprits), though this possibility remains a (regulative) idea - a lack vainly supplemented by the rules and criteria offered by philosophers, theoreticians, and institutions. Beauty is a feeling of the interplay of the orders (or, Kant will say, faculties), and a felt correspondence, a “certain rapport,” between subject and object that brings forth language and that forms discursive communities (cf. ibid. §41). But what of “disinterestedness” and “impersonality,” targets of Nietzsche’s moraliste critique? What Nietzsche left unthought is the extent to which even Stendhal’s “promesse de bonheur,” while surely a critique of pure beauty, is indeterminate with respect to the subjectivity of what Nietzsche’s other hero, Montaigne, still wrote as “bon heur.” The shape of grace reveals that “bonheur,” and its promise, cannot be easily ascribed to any empirical, psychological ego. When thought through grace, eroticaesthetic experience is shown to be personal impersonality: its interest is so maximal that it is disproportionate with every empirical interest one could ever call one’s own. The event of “graces et beautez” is a becoming other by a gift “ven[ant] d’ailleurs que de soy.” In the self-giving gift of beautiful loveliness, in a moment beyond time and by a movement without “ships or chariots or feet,” the tension of law and life feels resolved. Works Cited Agamben, Giorgio. Homo Sacer: Sovereign Power and Bare Life. Trans. Daniel Heller-Roazen. Stanford: Stanford University Press, 1998. — The Man Without Content. Trans. Georgia Albert. Stanford: Stanford University Press, 1999. Augustine. Confessions. Trans. Henry Chadwick. New York: Oxford University Press, 2008. — The City of God. Trans. Marcus Dods. New York: Random House/ Modern Library, 2000. Becq, Annie. Genèse de l’esthétique française moderne 1680-1814. Paris: Albin Michel, 1994. Bénichou, Paul. Morales du grand siècle. Paris: Gallimard, 1948. Bouhours, Dominique. Entretiens d’Ariste et d’Eugène. Ed. Bernard Beugnot and Gilles Declercq. Paris: Champion, 2003. Chad A. Córdova PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 44 Campioni, Giuliano. Der französiche Nietzsche. Trans. Renate Müller-Buck and Leonie Schröder. Berlin: De Gruyter, 2009. Duffy, Stephen J. The Dynamics of Grace. Collegeville: The Liturgical Press, 1993. Ferreyrolles, Gérard. Les reines du monde: L’imagination et la coutume chez Pascal. Paris: Champion, 1995. — Pascal et la raison du politique. Paris: PUF, 1984. Freud, Sigmund. Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten. In Gessamelte Werke. London: Imago, 1940-52. VI. 5-271 Gheeraert, Tony. “À la recherché du Dieu caché: Introduction aux Pensées de Pascal.” La bibliothèque électronique de Port-Royal (2007): 5-32. Gouhier, Henri. L’anti-humanisme au XVII e siècle. Paris: Vrin, 1987. Grasset, Bernard M.-J. “Une esthétique pascalienne.” Revue Philosophique de Louvain 105.3 (2007): 361-84. Groulier, Jean-François and Fabienne Brugère. “Beauté.” In Vocabulaire européen des philosophies: Dictionnaire des intraduisibles. Ed. Barbara Cassin. Paris: Seuil/ Robert, 2004. 160-71. Heidegger, Martin. “The Age of the World Picture.” In The Question Concerning Technology and Other Essays. Trans. William Lovitt. New York: Harper and Row, 1977. 115-54. Hundert, E.J. “Augustine and the Sources of the Divided Self.” Political Theory 20.1 (1992): 86-104. Kant, Immanuel. Critique of Pure Reason. Trans. Paul Guyer and Allen W. Wood. New York: Cambridge University Press, 1998. — Critique of the Power of Judgment. Trans. Paul Guyer and Eric Matthews. Cambridge: Cambridge University Press, 2000. Jam, Jean-Louis. “Je-ne-sais-quoi.” In Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre. Ed. Alain Montandon. Paris: Seuil, 1995. 517-29. Lafond, Jean. La Rochefoucauld: Augustinisme et littérature. Paris: Klincksieck, 1977. Magnard, Pierre. “Pascal et l’imagination du beau.” Les études philosophiques 1 (1970): 3-11. Marin, Louis. “Le sublime dans les années 1670: Un Je ne sais quoi? ” In Actes de Baton Rouge. Ed. Selma A. Zebouni. Paris/ Seattle/ Tübingen: Papers on French Seventeenth Century Literatre, 1986 (Biblio 17 25). 182-201. — “Pour une théorie baroque de l’action politique.” In Naudé, Gabriel. Considérations politiques sur les coups d’État. Paris: Éd. de Paris, 1988. 7-65. — “Réflexions sur la notion de modèle chez Pascal.” Revue de métaphysique et de morale 72.1 (1967): 89-108. Marion, Jean-Luc. Au lieu de soi: L’approche de Saint Augustin. Paris: PUF, 2008. — “De connaître à aimer: l’éblouissement.” Communio 3.4 (1978): 17-28. Montaigne, Michel de. Les Essais. Ed. Villey-Saulnier. Paris: PUF, 2004. Nehamas, Alexander. Only a Promise of Happiness. Princeton: Princeton University Press, 2007. Nietzsche, Friedrich. Beyond Good and Evil. In Basic Writings. Ed. and trans. Walter Kaufmann. New York: Modern Library, 2000. 191-435. — On the Genealogy of Morals. In Basic Writings. 451-599. Grace and Beauty : On Mystical-Erotic-Aesthetic Experience PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0002 45 Pascal, Blaise. Pensées. Eds. Sellier-Ferreyrolles. Paris: LGF, 2000. Pippin, Robert. Nietzsche, moraliste français: La conception nietzchéenne d’une psychologie philosophique. Trans. Isabelle Wienand. Paris: Odile Jacob, 2006. — “Nietzsche’s Moral Psychology and the French Moralist Tradition.” Nietzscheforschung 12 (2005): 313-32. Richard Scholar, Richard. The Je-Ne-Sais-Quoi in Early Modern Europe: Encounters with a Certain Something. Oxford: Oxford University Press, 2005. Sellier, Philippe. Pascal et Saint Augustin. Paris: Armand Collin, 1995. Stendhal. Rome, Naples et Florence. Paris: Delaunay, 1826. Taylor, Charles. Sources of the Self. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1989. Le trésor de la langue française. http: / / www.atilf.fr/ tlfi. Tunstall, Kate E. “Enlightenment Aesthetic Thought.” In The Cambridge History of French Thought. Ed. Michael Moriarty. Cambridge: Cambridge University Press, 2019. 256-62. Wittgenstein, Ludwig. Tractatus Logico-Philosophicus. New York: Harcourt, Brace, & Co., 1922. PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille T RISTAN A LONGE (U NIVERSITÉ DE LA R ÉUNION ) 18 janvier 1643, l’impression de la nouvelle tragédie de Corneille vient de s’achever. Les feuillets qui précèdent le privilège d’impression accueillent deux longs extraits : l’un, en latin, est tiré du De Clementia, l’autre, issu du livre I des Essais, en constitue une traduction française presque littérale. Démarche curieuse de la part d’un dramaturge qui n’avait jusqu’à présent pris la peine de faire précéder ses pièces d’aucun extrait issu des sources, et qui, quelques années plus tard, au moment de citer l’Historia de España pour le Cid et Tite Live pour Horace, se contentera de la version en langue originale. Faut-il y voir un simple excès de zèle, vite abandonné 1 ? Ou plutôt une maladroite tentative, de la part de Corneille, de fournir au lecteur une traduction inexacte du passage de Sénèque, qui avait l’avantage d’effacer le portrait peu flatteur de Cinna 2 ? Les pages qui suivent se proposent de voir dans ce choix de 1643 plus qu’une simple marque d’attention pour le lecteur, d’y déceler un indice permettant de se glisser dans l’atelier de travail du dramaturge pour le surprendre à l’œuvre, et mieux apprécier ses choix dramaturgiques. 1 La citation de l’extrait de Montaigne ne figure que dans la première édition de 1643, elle sera ensuite abandonnée, contrairement à celle de Sénèque qui ne disparaîtra qu’à partir de l’édition de 1660. 2 Montaigne supprime en effet la qualification de stolidi ingenii virum associée à Cinna par Sénèque. Selon cette hypothèse, défendue notamment par Georges Forestier (Corneille, Cinna, Paris, Gallimard, 2005, p. 35, note 10), Corneille aurait parié sur la préférence naturelle des lecteurs pour la version française : ils étaient ainsi censés omettre de remarquer ce détail peu délicat dans l’original latin. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 48 Une dramaturgie de l’invraisemblable ? Choisissant pour sujet un exemplum canonique de la philosophie morale, exploré dans la plupart des traités consacrés aux vertus des Princes, popularisé par l’Histoire Romaine de Coeffeteau, Corneille n’avait besoin ni de Sénèque, ni de la traduction de Montaigne pour résumer un épisode bien connu, dont circulait également la version fournie par Dion Cassius, disponible en grec et en latin depuis près d’un siècle 3 . À quelques années de distance, alors que les braises de la querelle du Cid sont encore chaudes, alors qu’elles ont même failli se rallumer à l’occasion d’Horace, pour les mêmes raisons, Corneille choisit, pourtant, pour la troisième fois de défier ses détracteurs en proposant un sujet peu vraisemblable : après une fille épousant le meurtrier de son père, et un frère perçant le sein d’une sœur, il retient, dans toute l’histoire romaine, l’épisode d’une victime pardonnant et caressant la main homicide de son assassin. La comparaison avec ses sources révèle qu’il n’a rien fait, sur le plan dramaturgique, pour effacer cette invraisemblance de départ. Bien au contraire. Si les détails divergent entre les récits de Sénèque, de Dion Cassius et de Coeffeteau, l’interprétation qui en est donnée de la clémence d’Auguste est pourtant identique : l’Empereur est aux abois, il craint pour sa vie, il ne sait comment mettre fin aux complots, et il finit cette fois par choisir de suivre un chemin nouveau, que lui indique Livie : pardonner plutôt que punir, pallier l’inefficacité des remèdes ordinaires par le recours à des remèdes « tout contraires ». La femme de l’Empereur se montre particulièrement prolixe chez Dion Cassius : elle convainc son mari par un long discours portant sur la meilleure façon de conserver le pouvoir, en soulignant qu’il faut punir ceux qui paraissent incurables, mais épargner et convaincre ceux qui peuvent être ramenés sur le droit chemin. Car un homme peut être forcé d’en craindre un autre, pour l’aimer, il a besoin d’être persuadé 4 , tirade qui n’échappera pas à Innocent Gentillet dans son pamphlet Anti-Machiavel (1576) 5 . Sénèque est, quant à lui, encore plus explicite sur la nature purement pragmatique de la clémence dans l’art de gouverner, la totalité de 3 L’editio princeps, datée de 1548 (Paris, Robert Estienne), avait été traduite en latin dès 1558 (Bâle, Xylander). 4 E Dione Excerptae Historiae ab Ioanne Xiphilino, Henri Estienne, 1592, p. 90 : « Etsi enim ut alterum metuat, cogi aliquis potest, tamen ut amet, id ei persuaderi necesse est / Φοβεῖσθαι μὲν γάρ τινα ἀναγκασθῆναί τις δύναται, φιλεῖν δὲ πεισθῆναι ὀφείλει ». 5 Innocent Gentillet, Discours sur les moyens de bien gouverner… contre Nicolas Machiavel Florentin (1576, partie III, p. 522) : « la crainte se peut bien acquérir par force, mais l’amitié ne se peut acquérir que par persuasion ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 49 l’épisode étant présentée comme un exemple censé rendre plus sensible la vérité évoquée juste avant : Au contraire les Roys ne peuvent prendre une plus grande asseurance envers les subjects, que par la douceur. Car les vengeances trop continuees ne peuvent oster que la haine de bien peu de personnes, & augmenter celle de tout le monde. La volonté d’estre cruel luy doit plustost faillir que les occasions. Car tout ainsi que les arbres qu’on a essimez, jettent plus de branches : & tout ainsi qu’on couppe force semences pour les faire venir plus espaisses : pareillement la cruauté d’un Roy augmente le nombre de ses ennemis tant plus qu’il s’en veut defaire. Car les peres, les meres & les enfans de ceux qui ont esté tuez, succedent en la place de ceux-là. Je te veux monstrer par un exemple pris de ta maison, combien cela est veritable 6 . C’est donc du pur calcul politique, d’une approche que l’on ne tardera pas à qualifier de machiavélienne que relève cette clémence d’Auguste dans sa version antique. La Livie de Coeffetteau ne semble, d’ailleurs, guère s’en écarter : Tu n’as encore rien avancé par ta severité, & les rigueurs dont tu as usé n’ont sceu jusques aujourd’huy arrester la fureur de tes ennemis [...] Essaye maintenant si tu pourras gaigner quelque chose de plus par ta clemence. Pardonne à Cinna, puis qu’il est decouvert il ne te sçauroit plus faire de mal, & toutesfois il peut servir à accroistre ta gloire : car si tu luy donnes la vie, on croira que les violences passées seront arrivées plustost par la necessité du temps & des affaires, que par aucune inclination que tu eusses à la cruauté : Au lieu que si tu continues les vengeances en sa personne & en celles de ces complices ; on jugera que tu as tousious aymé le sang, & que tu ne t’en peux assouvir 7 . La dimension pragmatique de la clémence n’est pourtant pas le seul point sur lequel s’accordent les sources auxquelles avait accès Corneille ; elles soulignent surtout la nature rationnelle et vraisemblable de son émergence, à travers quatre facteurs en particulier. Premièrement, à en croire les faits historiques, le complot de Cinna se déroule dans une phase avancée du règne : Auguste a déjà une soixantaine d’année, il est âgé et apaisé, rassuré sur son trône par une pratique prolongée du pouvoir, il n’a plus rien de l’Octave impulsif et craintif, bref il n’a plus les traits d’un tyran, mais, depuis longtemps, ceux du souverain ; les échos de la guerre civile et des proscriptions sont suffisamment lointains pour que personne ne s’en sou- 6 Sénèque, De la clémence, dans les Oeuvres de L. Annæus Seneca mises en françois par Mathieu de Chalvet, Rouen, Chez Robert Valentin, 1618, p. 393 verso. 7 Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 258. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 50 vienne. Le choix d’un acte de générosité est donc totalement conforme à son caractère, sa clémence représente un aboutissement presque naturel, sans avoir rien de foncièrement surprenant. Le deuxième facteur tient au calcul politique qui sous-tend explicitement sa décision : Auguste a toujours privilégié la voie du sang et de la vengeance, sans pour autant parvenir à mettre fin à l’émergence de complots ; retenir l’option de la clémence relève d’une stratégie rationnelle et pragmatique qui tire les conséquences de l’échec de l’attitude passée. Le choix paraît alors dénué de toute irrationnalité ou merveille, il devient même logique voire « nécessaire ». Le troisième facteur qui pousse dans la même direction dépend de la situation précise à laquelle Auguste est confronté : chez Sénèque comme chez Coeffeteau 8 , au moment de sa convocation, Cinna n’assume plus son acte, il tente de le nier, ce qui constitue une façon implicite d’en reconnaître la gravité et de s’en excuser. L’Empereur exerce donc sur sa victime une véritable emprise, l’attitude soumise et coupable 9 de son interlocuteur l’encourage dans sa volonté de faire preuve de clémence. Pourtant, c’est un quatrième facteur qui contribue de façon décisive à rendre la décision du pardon totalement « nécessaire » : Dion Cassius, Sénèque et Coeffeteau insistent tous sur le rôle déterminant de Livie, car c’est elle qui provoque le retournement du Prince, qui le sort de sa détresse en lui faisant miroiter une alternative à laquelle il n’avait jamais songé. Pour reprendre la belle expression de Gilles Declercq 10 , Livie joue une véritable fonction de « maïeutique décisionnelle », elle fait ressortir ce que l’Empereur avait finalement déjà en lui mais qu’il n’arrivait pas à exprimer. Il trouve en elle effectivement un remarquable et providentiel « Advocat de son humeur », comme l’indique la traduction imagée de Montaigne 11 . Il ne lui restera qu’à adhérer immédiatement à la proposition révolutionnaire de la clémence. 8 Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 259 : « Apres tant de bienfaits que tu as receus de moy, tu m’as voulu massacrer ! A mes [sic] mots Cinna s’escria, & le pria de croire, Que cette manie ne luy estoit jamais entree en l’ame ». 9 Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 259 : « A mesme temps considerant Cinna qui baissoit les yeux de honte, & qui se taisoit, non pour satisfaire à leur convention : mais par un pur remords de sa conscience qui le condamnoit [...] ». 10 Voir Gilles Declercq, « L’Identification des genres oratoires en tragédie française du 17e siècle (Iphigénie, Cinna) », dans Claire L. Carlin et Kathleen Wine, Theatrum mundi : studies in honor of Ronald W. Tobin, Charlottesville, Rookwood Press, 2003, p. 235. 11 Cf. Coeffeteau, Histoire Romaine, Paris, Quinet, 1636, p. 258 : « Auguste bien aise d’avoir trouvé une telle advocate des coulpables qu’il estoit resolu de sauver [...] ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 51 Qu’en est-il chez Corneille ? Pour surprenant que cela puisse paraître, le dramaturge français a pris le contrepied de ses sources antiques sur l’ensemble de ces quatre facteurs qui véhiculaient une dimension « nécessaire » dans l’émergence du choix de l’Empereur. Si l’on se fie aux nouveautés introduites par le poète rouennais, force est de constater que le climat qu’on respire dans le palais d’Auguste ressemble peu à celui d’un Empereur solidement au pouvoir depuis des décennies, affrontant un énième complot avec l’assurance d’un Prince qui peut se permettre un geste de clémence. Corneille, peut-être poussé à cela par une erreur dans la transmission textuelle du De Clementia 12 , imagine un Empereur dont l’ascension au trône semble encore fraîche, un Auguste encore tourmenté et paradoxalement attiré par l’Octave sans pitié qu’il avait été à l’époque des proscriptions 13 . Émilie, Maxime et Cinna ne font que rappeler la nature sanguinaire du chef de bande, en revendiquant un retour encore possible à la République. Sous la plume d’un Corneille peut-être inspiré par les pièces de l’époque consacrées à la mort de César, chacun des trois conjurés retrouve ainsi les traits d’une personnalité de la génération précédente, lorsqu’Octave était encore Octave : à en croire l’Empereur lui-même, Émilie ne prend-elle pas la place d’une nouvelle Julie ? Cette fille ayant créé tant de soucis au jeune Auguste malgré les attentes d’un père qui aurait voulu en faire son héritière en la donnant pour femme au fidèle Agrippa ? Agrippa, comme par hasard, dont Cinna est censé prendre la place justement aux côtés du Prince au début de l’acte II, avec pour fidèle compagnon un Maxime associé mécaniquement à Mécène, l’autre grand conseiller de l’Octave historique. La critique l’a bien montré 14 : lorsqu’Auguste convoque ses deux amis en leur demandant de lui tenir lieu d’Agrippe et de Mécène, ce n’est pas par pur effet rhétorique, car l’ensemble des arguments abordés lors de l’échange rappelle sans solution de continuité le débat sur la pertinence de quitter le pouvoir, qui avait effectivement eu lieu trente ans plus tôt avec ses deux conseillers de l’époque. Le fait de replonger l’Empereur dans les années des proscriptions a pour conséquence directe d’éloigner du spectateur l’image du Prince affirmé et de suggérer en filigrane une certaine fragilité du pouvoir, encore en quête 12 Les philologues ont depuis transformé en sexagensimum le quadragensimum des codes consultés par Corneille et Montaigne. Nous en avons pour preuve la version des Essais qui parle d’un « accident qui advint à Auguste au quarantiesme an de son aage ». 13 Pour un avis similaire quant à la caractérisation fluctuante de l’Auguste cornélien, cf. Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, Genève, Droz, 2004, p. 227. 14 Voir, entre autres, Georges Couton, « Notice », dans Corneille, OC I, Cinna, p. 1592-93 ; voir également Georges Forestier, « Notice », dans Corneille, Cinna, op. cit., p. 139. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 52 d’une légitimité totale. Le pardon final de la part de cet Auguste plus jeune et impulsif, présentant encore les traits du bouillonnant Octave, devient alors encore plus surprenant et moins probable que celui de l’Empereur sénéquéen solidement installé au sommet de l’État. Le deuxième facteur - le calcul politique - semble également avoir été remis en cause par la réécriture française : bien que plus jeune et plus proche des années du triumvirat, l’Empereur cornélien, dès son entrée en scène à l’acte II, bouleverse, en effet, les attentes des spectateurs en dévoilant un visage humain. À plusieurs reprises, le texte laisse entendre que depuis des années il tente de redorer son image par le biais de bienfaits distribués à la fois à sa fille adoptive Émilie et à son ami Cinna ; Fulvie ne cesse de le souligner à sa maîtresse 15 . Le débat sur la nécessité de quitter le pouvoir vide d’ailleurs le complot de toute motivation politique, comme le témoignent les hésitations et les remords qui frapperont Cinna à l’acte III. En amplifiant la générosité et l’ouverture d’esprit d’Auguste, Corneille creuse encore davantage le fossé qui sépare le souverain des conjurés, le déséquilibre entre la bonté de l’un et la déraisonnable haine des autres. Le régicide perd progressivement toute crédibilité et devient insupportable aux yeux des spectateurs, encore plus inacceptable pour Auguste lui-même : « est-ce là le prix de mes bienfaits ? », s’exclamera-t-il en découvrant la complicité d’Émilie. Contrairement à ce qu’il en est dans le récit historique, l’Empereur cornélien a déjà expérimenté la voie de la clémence par le passé, celle-ci ne se présente pas à lui comme une alternative politique jamais explorée, ce qui prive le choix de l’acte V de la dimension pragmatique sénéquéenne. Le troisième facteur - l’attitude de soumission de Cinna - n’échappe pas non plus à la réécriture cornélienne, qui, à l’acte V, fait le choix de mettre en scène un rebelle qui assume son acte de révolte, qui refuse de se plier et de demander pardon, exacerbant ainsi la patience d’Auguste. Pourtant, l’Empereur avait prévenu à l’acte IV : « Il n’est crime envers moi qu’un repentir n’efface » (IV, 1, v. 1117), raison pour laquelle il qualifiera, dans la dernière scène, Maxime de « seul ami » (V, 3, v. 1665), ce Maxime qui, seul parmi les conjurés, a eu le réflexe de revenir sur sa décision et demander le pardon de l’Empereur. Pardon qu’Auguste est en réalité prêt à délivrer également à Cinna au début de l’acte V : derrière la convocation de la première scène, il faut sans doute entrevoir le désir brûlant du Prince d’obtenir une demande de pardon. Après avoir rappelé à son interlocuteur toute l’ingratitude dont il a fait preuve à son égard, Auguste attend visiblement une réponse de Cinna (« Parle, parle, il est temps », V, 1, v. 1541), très probablement des excuses qui lui permettent de faire preuve de clémence. Pourtant, devant le refus du 15 Cf. en particulier Corneille, OC I, Cinna, V, 1, v. 61-68. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 53 conjuré, devant son arrogante obstination, l’Empereur est contraint de se rendre à l’évidence. Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime, Et loin de t’excuser, tu couronnes ton crime 16 . Corneille a donc volontairement infléchi l’attitude de Cinna lors de l’interrogatoire, dans un sens qui non seulement ne favorise pas l’émergence du pardon, mais qui au contraire exaspère le souverain, et contribue à rendre le retournement final encore moins attendu et vraisemblable. Le quatrième et dernier facteur - le rôle de Livie - ne fait que confirmer la tendance de Corneille à vider de toute dimension « nécessaire » le revirement de l’acte V : là où les sources antiques expliquaient la décision finale de l’Empereur en accordant un rôle crucial à l’intervention de sa femme, l’acte IV se démarque étonnamment du récit latin en opposant une surprenante fin de non recevoir de la part d’Auguste aux préconisations pragmatiques de Livie 17 . Vous m’aviez bien promis des conseils d’une femme ; Vous me tenez parole, et c’en sont là, Madame 18 . En d’autres termes, Corneille a fait le choix de mettre en scène à l’identique le dialogue antique entre l’Empereur et sa femme, mais uniquement pour mieux en prendre les distances, pour mieux décrire une relation brisée, une communication devenue impossible. En rejetant la suggestion de Livie, l’Auguste cornélien prive ainsi son choix de la clémence du fondement logique et rationnel le plus fort : l’échange ne le convainc pas, au contraire il le radicalise dans sa position de fermeture et le ramène vers une attitude de répression, et une revendication insolente de son rôle de Prince, conscient de ses devoirs et des mécanismes du pouvoir. Après tant d’ennemis à mes pieds abattus Depuis vingt ans je règne, et j’en sais les vertus, Je sais leur divers ordre, et de quelle nature Sont les devoirs d’un Prince en cette conjoncture. Tout son peuple est blessé par un tel attentat, Et la seule pensée est un crime d’État, Une offense qu’on fait à toute sa Province, 16 Corneille, OC I, Cinna, V, 1, v. 1557-58. 17 La Livie française a maintenu des accents antiques dans la soumission de toutes les autres considérations à celles de l’intérêt du Prince, avec une « coïncidence entre les termes du discours délibératif et ceux qui sont constitutifs des théories machiavéliennes » (cf. Lise Michel, « Décider en souverain : les scènes de conseil au prince dans Cinna », Méthode ! , 24, 2014, p. 95). 18 Corneille, OC I, Cinna, IV, 3, v. 1245-46. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 54 Dont il faut qu’il la venge, ou cesse d’être Prince 19 . En opposant aux conseils d’une femme, les devoirs d’un Prince, Corneille a donc délibérément pris le contrepied de l’ensemble de ses sources sur le point décisif de l’épisode, en reportant la décision de la clémence à l’acte V et en renonçant au lien de causalité qui justifiait dans les versions antiques le changement d’attitude de l’Empereur. Si certains commentateurs 20 ont tenté de défendre l’idée d’une continuité cachée avec la version sénéquéenne, en suggérant l’hypothèse que la décision aurait été prise avant même que le rideau ne se lève sur la convocation décisive de Cinna au début de l’acte V, dans une sorte de long apprentissage stoïcien 21 , favorisé par le rôle maïeutique de Livie, leurs arguments ont été sérieusement affaiblis par les travaux de Christopher J. Gossip 22 , et par l’absence de preuves textuelles pouvant justifier une attitude hypocrite d’Auguste lors de l’échange avec Cinna 23 . Le sentiment est bien celui d’une coupure entre les deux époux. Corneille ne semble donc pas s’être contenté de choisir un sujet invraisemblable, il en a visiblement accentué l’invraisemblance sur le plan dramaturgique, en éliminant dans sa propre version tous les éléments antiques susceptibles d’expliquer rationnellement et vraisemblablement le retournement final d’Auguste. Cet écart significatif par rapport aux sources n’a rien d’étonnant et s’explique aisément par le double avantage qu’il procure. Sur le plan théâtral d’abord, car il fallait surprendre un public qui connaissait sans doute les grandes lignes de l’épisode, il fallait conserver intact le suspense jusqu’à l’acte V. Sur le plan idéologique, également, car l’image antique d’un Empereur obéissant à sa femme et répondant à un pragma- 19 Corneille, OC I, Cinna, IV, 3, v. 1247-54. 20 Voir notamment René Pommier, « Quand Auguste décide-t-il de pardonner ? », XVII e siècle, 178, 1993, p. 139-155 ; voir également Michel Bouvier, « Cinna ou la disgrâce critique », Papers on French Seventeenth Century Literature, 23 (44), 1996, p. 219-228. 21 Cette image est inspirée de l’article de Timothy I. Eastridge, « The pardon by Auguste in “Cinna” », dans Judy Kem (éd.), Plaire et instruire : essays in sixteenth and seventeenth-century French studies in honor of George B. Daniel, Jr., Berne, Lang, 1993, p. 128-129. 22 Voir notamment Christopher J. Gossip, « La clémence d’Auguste ou pour une interprétation textuelle de Cinna », XVII e siècle, 184, 1994, p. 547-553 ; ainsi que Christopher J. Gossip, « Potentialité et actualisation chez Corneille : remarques sur la clémence d’Auguste », Papers on French Seventeenth Century Literature, 24 (47), 1997, p. 373-381. 23 Sur ce point, cf. Tristan Alonge, « Le pardon d’Auguste et le calcul d’Octave dans le dénouement de Cinna », Tropics, 5, 2018, p. 217-230. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 55 tisme intéressé avait de quoi déranger et méritait d’être modifiée pour laisser la place au portrait d’un Prince faisant preuve de prudence, qui décide seul après avoir consulté ses conseillers 24 , plus à même de se refléter dans les miroirs monarchiques du XVI e et XVII e siècles 25 . Si l’éblouissement presque mystique généré chez les autres personnages dans la dernière scène ne fait que confirmer la nouveauté du portrait cornélien d’un Auguste devenu Prince prudent, la façon d’y parvenir pose pourtant problème d’un point de vue dramaturgique. Le cheminement machiavélien des sources ayant été volontairement écarté, de quelle alternative disposait Corneille ? Une dramaturgie du saut ? La très grande majorité des commentateurs a refusé de poser la question : Corneille n’aurait tout simplement pas cherché de cheminement alternatif, il aurait préféré insister sur la nature soudaine de la décision, en soulignant et en assumant son côté « invraisemblable », imprévisible, en mettant au centre le saut qui sépare l’Empereur des autres, la rupture qui éloigne l’acte V des quatre actes précédents. Selon les défenseurs de ce que l’on peut appeler la « clémence soudaine » d’Auguste, Corneille aurait volontairement isolé le Prince de tous les autres interlocuteurs, issus d’un monde d’anti-héros, incapables de sortir de leur intérêt individuel, empêtrés dans la mesquinerie d’une vision économique de l’échange, esclaves de la loi du 24 Cf. Jean François Sénault, Le Monarque ou les devoirs du souverain, Paris, Le Petit, 1664, livre VII, p. 373 : « Ainsi le Prince qui est l’image de Dieu, & qui n’ayant pas neantmoins toute sa lumiere, a besoin de l’ayde de ses Sujets, doit assembler son Conseil, écouter ses Ministres, & profiter de leurs avis ; mais il doit aussi se reserver la liberté de les choisir, & de suivre ceux que sa prudence jugera estre meilleurs ». 25 La prudence représente depuis Aristote et Thomas d’Aquin la « propria virtus principis ». Comme le rappelle l’ouvrage incontournable de Francis Goyet (Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Garnier, 2009, p. 11-12), « Vertu par excellence directrice, [la prudence] est la vertu du dirigeant, de celui qui prend les décisions souverainement, en dernier ressort. Quand personne ne peut décider à votre place, pour les autres ou pour vous-même, alors vous êtes dans une situation dite prudentielle ». Cf. Nicolas Faret, Des vertus nécessaires à un prince pour bien gouverner ses sujets, Paris, Toussaint du Bray, 1623, p. 24 : « Puisque la Prudence n’est pas seulement la plus necessaire de toutes les Vertus que peut acquerir un Prince qui desire maintenir son auctorité : mais encores qu’elle sert de flambeau aux autres, & de reigle à toutes les actions des hommes ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 56 Tallion, pour mieux montrer la solitude du pouvoir 26 et la grandeur du monarque, seul en mesure de se dépasser, de s’élever au-dessus de l’instinctivité de l’homme pour se convertir à la magnanimité 27 , seul capable de réaffirmer la primauté du politique et de la raison supérieure de l’État dans un contexte d’écroulement moral 28 , d’opposer à l’ambition mal placée d’une Livie 29 l’affirmation d’une générosité aristocratique 30 , d’une « clémence au second degré 31 » qui n’a plus rien à voir avec le pragmatisme intéressé de sa femme. L’isolement des autres personnages devient isolement du monde des hommes tout court dans certaines inflexions herméneutiques plus radicales, qui n’hésitent pas à entrevoir derrière Auguste Nicomède et les autres héros chrétiens du théâtre cornélien. Encouragés par la nature mystique de la prophétie de Livie 32 , certains commentateurs ont voulu voir dans la clémence finale une dimension miraculeuse 33 , la traduction d’un dessein providentiel 34 , une adhésion au sublime 35 , une volonté de transcender 36 , le triomphe d’un message évangélique 37 , l’incarnation d’une figure christique 38 , le début d’une nouvelle ère à travers le recours à un baptême fondateur 39 . 26 Hélène Bilis, « Corneille’s Cinna, clemency, and the implausible decision », The Modern Language Review, 108-1, 2013, p. 88. 27 Marc Fumaroli, Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990, p. 343. 28 François Lasserre, Corneille de 1638 à 1642 : la crise technique d’“Horaceˮ, “Cinnaˮ et “Polyeucteˮ, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1990, p. 152. 29 Michel Bouvier, « Cinna ou la disgrâce critique », art. cit., p. 221. 30 Serge Doubrovsky, « Cinna ou la conquête du pouvoir », dans Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1993, p. 213. 31 Antoine Soare, « Cinna ou la clémence au deuxième degré », dans Milorad R. Margitic et Byron R. Wells, L’Image du souverain dans le théâtre de 1600 à 1650 ; Maximes ; Madame de Villedieu : actes de Wake Forest, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987, p. 119-120. 32 Serge Doubrovsky, « Cinna ou la conquête du pouvoir », art. cit., p. 217. 33 Gérard Defaux, « Cinna, tragédie chrétienne ? Essai de mise au point », MLN, 119- 4, 2004, p. 743 ; voir également Larry F. Norman, « Pour une approche dynamique de la magnanimité chez Corneille », Romanic Review, 87 (2), 1996, p. 190. 34 P. J. Yarrow, « Réflexions sur le dénouement de Cinna », Papers on French Seventeenth Century Literature, 11 (21), 1984, p. 550-552. 35 Loris Petris, « Du pathétique à l’“ethosˮ magnanime. L’argumentation dans Cinna de Corneille », XVII e siècle, 219, 2003, p. 228. 36 Odette de Mourgues, « Coherence and incoherence in Cinna », dans William D. Homarth, Ian McFarlane et Margaret McGowan (éd.), Form and Meaning. Aesthetic Coherence in 17th Century French Drama. Studies presented to Harry Barnwell, Amersham, Avebury Publishing Company, 1982, p. 56. 37 Jean-Pierre Landry, « Cinna ou le paradoxe de la clémence », RHLF, 102-3, 2002, p. 451. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 57 En dépit des inflexions choisies, mystique ou aristocratique, l’ensemble de ces lectures se retrouve pourtant dans le constat d’un saut, dans l’affirmation d’une clémence soudaine qui n’a que les apparences de l’invraisemblable. En effet, ce qui serait invraisemblable pour les autres devient totalement vraisemblable et donc acceptable d’un point de vue dramaturgique pour un souverain, la clémence faisant partie de ses prérogatives incontournables 40 . Si le geste de clémence ne se produit qu’à l’acte V, c’est qu’il serait le fruit d’une évolution du personnage, Octave quittant le visage ensanglanté du tyran pour retrouver les traits d’Auguste, véritable souverain légitime, dans un processus d’ascension idéale qui en justifierait l’éloignement final par rapport à tous les autres personnages. Corneille aurait donc réussi un remarquable tour de force en imposant à ses détracteurs une histoire pas moins invraisemblable que celles du Cid et d’Horace, mais en s’épargnant les critiques qui avaient accompagnées les deux pièces précédentes. L’hypothèse, séduisante, mérite qu’on s’y attarde car quelques difficultés d’ordre dramaturgique semblent pourtant subsister. Trois en particulier. La première difficulté concerne justement la définition même de clémence au XVII e siècle. Si cette dernière figure indéniablement parmi les vertus du Prince dans la plupart des traités consacrés au sujet, et cela à partir de deux textes fondateurs en la matière, le De Clementia de Sénèque et L’éducation du Prince chrétien d’Érasme, sa gratuité magnanime et son caractère soudain semblent moins acquis. En ce qui concerne le premier aspect, ce ne sont certainement pas les sources antiques qui ont pu suggérer une quelque forme de gratuité, car Sénèque est sur le sujet intraitable : comme déjà évoqué, la clémence d’un souverain n’est à ses yeux qu’un outil parmi d’autres pour conserver le pouvoir, une variante de la justice. Mais qu’en est-il de la vision de la clémence au XVII e siècle ? Est-elle vraiment désintéressée, « au second degré » ? Pour se convaincre du contraire il convient de relire, dans son intégralité, le passage le plus cité par la critique sur la question, c’est-à-dire le discours LXII consacré par Jean Baudoin à la clémence (« Que la Clemence fait estimer, & cherir un Prince »). Mais quoy ? me direz-vous ; à quel propos inviter les Princes à cette Vertu, qui chocque en quelque façon la Justice, & qui en apparence la rend plus molle, & plus lache ? On se l’imagine ainsi : mais en effet cela ne peut estre, 38 Jacques Ehrmann, « Les Structures de l’échange dans Cinna », Les Temps modernes, 22, 1966, p. 957. 39 Philippe Met, « La rhétorique de la conversion dans Cinna et Polyeucte », Rhetorica, 12-2, 1994, 175-177. 40 Cette idée a été magistralement synthétisée par Georges Forestier (Essai de génétique théâtrale, Genève, Droz, 2004, p. 305). Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 58 puis que l’une & l’autre ont mesme fin. La Justice corrige par l’aprehension de la peine, & par la peine mesme : La Clemence, par la douceur, & par la Misericorde. Celle-là punit ; celle-cy pardonne : Mais toutes deux le font avec discretion : aussi en doivent elles user ; & j’adjousteray en la personne de qui : Car cette Vertu n’appartient pas à toute sorte de gens, mais aux Souverains seulement, qui pour quelque bien peuvent adoucir les Loix, & les rendre moins severes. En un mot, elle est proprement la vertu des Princes ; […] Car comme les Peres particuliers chastient souvent leurs enfans, quand ils ont failly, & se contentent aussi quelquefois de leur monstrer les verges, affin de leur faire peur ; luy tout de mesme les corrige par la seule apprehension qu’il leur donne. Ainsi selon que les humeurs des hommes sont differantes, la Douceur, qui engendre le Respect, en rend quelques-uns meilleurs, & la Severité, d’où naist la Crainte, en fait de mesme des autres : tellement que c’est tousjours pour un bien que le Prince se sert de tous ses moyens. Ce mot ordinaire est aussi tres-veritable, Que la Clemence du Souverain retient le sujet, & luy fait avoir honte de pecher. Voylà quelle est la pensée de Lipse, qui adjouste pour conclusion, Que de toutes les Vertus, celle cy, pour estre la plus humaine, est aussi plus propre, & la plus seante à l’homme. […] & pour le commun bien de son Estat, il [le Prince] doit avoir un soing tres-particulier de pratiquer la Clemence. La raison est, d’autant que par elle il peut accroistre & conserver ses Provinces, joint que c’est le vrai moyen de gaigner à soy les volontés, & les cœurs de ceux qui vivent sous son Empire. Car il n’y a point d’homme si peu sensible à la reconnoissance, qui apres avoir failly contre les Loix, & merité punition, n’aime infiniment son Prince, s’il voit que luy pouvant oster les biens & la vie, il luy sauve l’un & l’autre par une grace particuliere. […] Adjoustons encore à cecy, Que par la Clemence les Souverains & les Magistrats sont par maniere de dire, rendus semblables à Dieu, qui en est le Père, & qui à son exemple nous recommande la Misericorde sur toutes choses 41 . Recontextualiser le passage, qui consacre la clémence comme la vertu des rois, permet de mieux apprécier l’essentiel, c’est-à-dire que Baudoin (qui paraphrase Juste Lipse et qui synthétise la pensée de nombreux autres traités de l’époque) répète au fond la même idée que Sénèque, ne s’écarte nullement de la conception pragmatique des Anciens : la clémence est un outil de gestion du pouvoir, l’autre visage de la justice 42 , à utiliser avec 41 Jean Baudoin, Recueil d’emblèmes divers, Paris, Villery, 1638, p. 599-603. 42 Pour souligner la complémentarité entre justice et clémence, Lipse a recours à l’image du soleil et de la lune des vertus d’un roi (Juste Lipse, Les politiques ou doctrine civile, Tours, Montreuil, 1594, chap. XII, f. 36r). Nicolas Faret (Des vertus nécessaires à un prince, op. cit., p. 62-72) et André Rivet (Instruction du prince chrestien par dialogues, Leyde, 1642, dialogue VII, p. 162) reprennent également Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 59 précaution en fonction des contextes; c’est la carotte qui remplace le bâton lorsque la justice n’est pas adaptée, lorsque la cruauté se révèle inefficace. Il s’agit d’une vertu qui est certes source de gloire mais qui avant tout assure une retombée pratique systématiquement soulignée par les théoriciens, car elle permet de conquérir les cœurs, de s’entourer d’amour, c’est-à-dire d’une protection bien plus sûre que n’importe quel corps de gardes 43 , comme le rappelait déjà Sénèque 44 . Nous sommes donc très proches du philosophe latin au XVII e siècle, et très loin de l’idée d’une « clémence au second degré », magnanime et gratuite, aux accents christiques. Si elle est la « vertu des Princes » ce n’est qu’en raison de leur statut, qui favorise en eux l’exercice d’une qualité uniquement possible pour un supérieur envers un inférieur 45 , elle s’inscrit dans la panoplie des outils de pouvoir dont peut se servir un souverain, avec des finalités et des ressorts toujours politiques. En ce qui concerne le deuxième aspect, la nature soudaine de la clémence, les textes de l’époque ne semblent pas le mettre en avant plus que le premier. La clémence est, en effet, toujours issue d’une réflexion de l’idée d’une imbrication très forte des deux vertus, en les présentant l’une après l’autre. 43 Sur le sujet voir entre autres Juste Lipse (Les politiques ou doctrine civile, op. cit., f. 36v: « Elle donne aussi la seureté qui procede de l’Amour: car ny les guets, ny les hommes armez de tous costez ne sont point une si bonne garde, ny si asseuree, qu’est l’amour & la bienveillance des sujets »), Adam Théveneau (Les Morales de Me A. Theveneau, où est traité de l’institution du jeune prince, Paris, Toussanctz du Bray, 1607, p. 294), Nicolas Faret (Des vertus nécessaires à un prince, op. cit., p. 66-67: « La Clemence ne rend pas seulement les Princes plus admirables, mais encores plus asseurez, & sert esgalement à les orner & à les guarantir des conspirations, qui ne sont que trop familieres contre eux »), André Rivet (Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit., p. 184). 44 Sénèque, De la clémence, op. cit, p. 395 recto (« La douceur donc ne rend pas seulement les personnes plus honnestes, mais plus asseurees »; le texte latin parlait explicitement de clementia et non pas de douceur) et p. 397 verso (« Il n’est pas besoin de bastir de hauts & puissans boulevars, dresser des forteresses aux sommets des collines, escarper les pentes des montagnes, s’environner de plusieurs enceintes de tours, & de murailles. La seule clemence peut faire vivre un Roy en toute seureté, au beau milieu des ruës. La seule forteresse imprenable, c’est l’amour de ses citoyens »). 45 Juste Lipse, Les Conseils et les exemples politiques de Juste Lipse, divisez en deux livres, touchant les vertus et les vices des Princes, Paris, Jean Richer, 1556, f. 167r-v: « La Clemence n’appartient pas à toute sorte de gens, ains à ceux qui sont constituez en souveraine puissance, & qui peuvent plier & addoucir les loix à quelque bien: Elle appartient (pour le dire en un mot) aux Princes: C’est pourquoy elle est definie par Seneque, Clemence est une douceur du superieur envers l’inferieur: en ordonnant des peines ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 60 longue haleine, d’un choix muri de la part du souverain, qui doit distinguer les fautes susceptibles d’en bénéficier, c’est-à-dire les moins graves, commises par des hommes reconductibles sur le droit chemin, conscients de leur erreur, et se méfier en revanche des fautes lourdes, qui attentent à la vie du souverain ou de l’état, et qui doivent en revanche être sévèrement punies 46 . Cela ne surprend guère car une bonne application de la clémence ne peut se faire sans prudence 47 . Rien dans les traités contemporains n’autorisait donc Corneille à accentuer la nature invraisemblable de la clémence d’Auguste, à la transformer en changement de volonté soudain et 46 Sur le sujet voir entre autres Juste Lipse (Les politiques ou doctrine civile, op. cit., f. 39v : « il faut qu’il observe ce precepte, qui est d’une juste mansuetude, & d’une douce justice, Qu’il sçache tout, mais qu’il ne retranche pas tout: qu’il use de pardon à l’endroit des petites offenses, & qu’il s’aide de la Severité aux plus grandes, qu’il se contente plustot de la penitence, que de la peine. C’est une belle chose que de pardonner au miserable: & c’est une espece de supplice que d’avoir veu le coulpable s’humilier »), Adam Théveneau (Les Morales, op. cit., p. 299: « qu’il use de pardon & de clemence à l’endroit des petites fautes, & qu’il se contente plustost de repentance que de la peine, & aux plus grandes qu’il use de severité »), André Rivet (Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit., p. 189-190). Le modèle premier est encore une fois Sénèque, De la clémence, op. cit., p. 391 recto-verso: « Toutesfois il ne faut point indifferemment pardonner à toutes personnes. Car apres qu’il n’y a plus de difference entre les bons & les mauvais, il s’en ensuit une confusion & une source infinie de vices. C’est pourquoy il faut user de jugement & de moderation, pour faire distinction des ames, qui peuvent recevoir guarison, d’avec celles qui sont du tout gastees & corrompuës. Il faut que la douceur ne soit ni trop vulgaire ni trop commune, ni trop restreinte aussi. Car ce seroit autant de cruauté de pardonner à tous, comme de ne pardonner à pas un. Il faut donc suivre quelque honneste moyen ». La même idée avait été reprise au XVI e par un texte fondateur : Érasme, L’éducation du prince chrétien, Paris, Les Belles Lettres, 2016. Voir en particulier p. 151 sur la conscience de la faute (« Clementia male sibi conscios invitat ad meliorem frugem, dum veniae spem ostendit iis, qui superioris vitae errata novis benefactis studeant pensare, grata interim et integerrimis contemplatione naturae humanae ») et p. 187 sur la pondération nécessaire avant de pardonner (« Non satis est principem ab omni crimine abesse, ni criminis etiam suspicione specieque vacaverit. Quamobrem non solum perpendet, quid mereatur is, qui deliquit in principem, sed quid alii judicaturi sint de principe, et suae dignitatis respectu nonnumquam ignoscet immerenti et suae consulens famae veniam dabit venia indignis »). 47 Cf. Sénault, Le Monarque ou les devoirs du souverain, op. cit., p. 252: « La Prudence doit accorder la Clemence avec la justice dans la personne du Prince » ; Rivet, Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit., p. 232: « C’est elle meme qui dirige les actions de la clémence, pour la pratiquer en lieu & temps & avec egard à la circonstance des personnes ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 61 injustifié, en saut d’humeur qui semble, d’ailleurs, appartenir plus à l’instinctivité inconstante d’un tyran qu’à la sagesse réfléchie et prudente d’un Prince 48 . À cette première difficulté s’en ajoutent deux autres, de nature plus proprement dramaturgique. La deuxième difficulté concerne, en effet, le développement de l’intrigue et l’origine du dénouement. Dans ses écrits théoriques, Corneille insiste à plusieurs reprises sur la nécessité d’éviter que le dénouement soit provoqué par un « simple changement de volonté » 49 ; dans un passage éclairant du Discours de la tragédie, il évoque plus particulièrement Cinna : Il [Aristote] condamne entièrement la quatrième espèce de ceux qui connaissent, entreprennent et n’achèvent pas, qu’il dit avoir quelque chose de méchant, et rien de tragique, et en donne pour exemple Hémon qui tire l’épée contre son père dans l’Antigone, et ne s’en sert que pour se tuer luimême. Mais si cette condamnation n’était modifiée, elle s’étendrait un peu loin, et envelopperait non seulement Le Cid, mais Cinna, Rodogune, Héraclius et Nicomède. Disons donc qu’elle ne doit s’entendre que de ceux 48 Cf. F. Goyet, op. cit. : p. 12-13: « Gouverner c’est prévoir, mais c’est aussi pourvoir à tout, selon l’étymologie même de prudens, sur providens: la ‘providence’ c’est pro et videre, à la fois pré/ vision et provision. Il faudrait pouvoir les unir en un *proviser, antonyme d’improviser - on improvise quand on n’a ni prévu ni pourvu ». Cf. également Rivet, Instruction du prince chrestien par dialogues, op. cit.. p. 252 : « L’observation de ces choses me semble bien necessaire pour ne rien faire avec precipitation & à la volée; car selon que vous m’avéz descrit la prudence, j’estime qu’elle n’a rien de plus contraire, que l’inconsideration, & la trop grande haste, laquelle ne procede que du manquement, en l’examen de toutes ces circonstances, devant qu’entreprendre aucune chose ». 49 Corneille OC III, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, p. 126- 127 : « Nous devons toutefois prendre garde que ce consentement ne vienne pas par un simple changement de volonté, mais par un événement qui en fournisse l’occasion. Autrement il n’y aurait pas grand artifice au dénouement d’une pièce, si après l’avoir soutenue durant quatre actes sur l’autorité d’un père qui n’approuve point les inclinations amoureuses de son fils, ou de sa fille, il y consentait tout d’un coup au cinquième par cette seule raison que c’est le cinquième, et que l’auteur n’oserait en faire six. Il faut un effet considérable qui l’y oblige, comme si l’amant de sa fille lui sauvait la vie en quelque rencontre, où il fût prêt d’être assassiné par ses ennemis, ou que par quelque accident inespéré il fût reconnu pour être de plus grande condition, et mieux dans la fortune, qu’il ne paraissait ». Voir aussi Corneille OC III, Discours des trois unités, p. 179 : « Dans le dénouement je trouve deux choses à éviter, le simple changement de volonté, et la machine. Il n’y a pas grand artifice à finir un poème, quand celui qui a fait obstacle aux desseins des premiers acteurs, durant quatre actes, en désiste au cinquième, sans aucun événement notable qui l’y oblige ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 62 qui connaissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent par un simple changement de volonté, sans aucun événement notable qui les y oblige, et sans aucun manque de pouvoir de leur part. J’ai déjà marqué cette sorte de dénouement pour vicieux 50 . En d’autres termes, Corneille précise bien que Cinna dispose d’une action tragique de la meilleure espèce, et non pas de la pire au sens d’Aristote, justement parce que le choix soudain d’Auguste de ne pas tuer le conjuré ne dépend pas d’un simple changement de volonté. Il en va de soi qu’il doit donc y avoir, dans les scènes qui suivent le refus de la « clémence au premier degré » suggérée par Livie, un « événement notable » qui pousse l’Empereur à se dédire. Il reste à comprendre lequel, tâche tout sauf évidente lorsqu’on s’intéresse à la structure dramaturgique de l’acte V : les révélations successives - avec d’abord l’attitude défiante et fière de Cinna, ensuite l’association au complot d’une Émilie qui renonce pareillement à tout repentir, et enfin la « trahison » ultime de Maxime 51 - non seulement ne préparent ni appellent en rien le retournement de la dernière scène, mais renforcent au contraire les raisons de punir face à tant d’ingratitude et de fierté mal placée. Si le spectateur nourrissait encore quelques doutes et pouvait espérer dans une demande de pardon de la part des conjurés, force est de constater que rien ne justifie ni n’incite Auguste au pardon. L’arrivée de chaque conjuré ne fait qu’accabler ultérieurement l’Empereur et renforcer la balance dans le sens du crime. La punition paraît alors inévitable, la clémence absolument hors de question, l’émergence d’un souverain légitime contre intuitive. Faut-il donc en conclure que Corneille aurait écrit une pièce au dénouement suscité par un « simple changement de volonté », et qu’il aurait ensuite contredit dans ses écrits théoriques sa propre pratique théâtrale ? Une troisième difficulté réside toujours dans la construction dramaturgique de la pièce et plus précisément dans l’imbrication entre les épisodes secondaires et l’action principale. Corneille, maître dans l’art d’introduire des épisodes capables de mieux justifier le dénouement de l’intrigue, auraitil introduit les personnages de Maxime et Émilie uniquement pour en afficher la totale inutilité et accroître l’isolement d’un Auguste qui ne décide que par lui-même, et même malgré la réaction des conjurés ? En d’autres termes, aurait-il modifié la source historique afin de faire émerger à côté du point de vue du Prince un deuxième point de vue opposé, celui des 50 Corneille OC III, Discours de la tragédie, p. 152-153. 51 Auguste découvre avec amertume que Maxime n’a pas dénoncé le complot par fidélité à l’Empereur, mais par jalousie amoureuse envers Cinna. Cf. Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 1735 : « Il nous a trahis tous ». Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 63 conjurés 52 , et cela uniquement pour réaffirmer à l’acte V la totale séparation entre les deux visions, l’imperméabilité du pouvoir à tout dialogue ? Cette fois encore, serions-nous face à une contradiction entre la pratique théâtrale et l’énonciation théorique de quelques années plus tard, lorsque Corneille affirmera avec force, dans le Discours de l’utilité des parties dramatiques, que les « personnages épisodiques doivent s’embarrasser si bien avec les premiers, qu’un seul intrigue brouille les uns et les autres » ? Sans remettre en cause l’image finale d’un Empereur magnanime, les trois difficultés évoquées rendent pour autant surprenant et étrange le prétendu choix cornélien d’y parvenir à travers un saut invraisemblable et soudain. Accepter les présupposés de ce saut obligerait en effet à en déduire l’existence d’une double rupture au sein de l’atelier de travail de Corneille, rupture entre l’intrigue et le personnage d’abord, rupture entre la pratique et la théorie ensuite. Le poète aurait, en effet, enrichi l’action principale avec des épisodes et des personnages secondaires afin de rendre l’histoire plus « nécessaire » 53 , mais aurait par ailleurs renoncé à faire de même dans la caractérisation d’Auguste, en l’isolant à la fois du reste de l’intrigue et des autres personnages, au nom d’une conception totalement nouvelle de la clémence, dont ni les théoriciens antiques ni les théoriciens modernes n’avaient amorcé la moindre élaboration. La rupture entre intrigue et personnage obligerait donc à imaginer un dénouement provoqué par un « simple changement de volonté », en impliquant ainsi une seconde rupture, cette fois avec les formulations théoriques des Discours. Comment expliquer cette série d’apparentes contradictions ? Corneille ne disposait-il vraiment d’aucune alternative pour échapper à la lecture machiavélienne des sources antiques ? L’idée du saut est-elle la seule capable de justifier la réécriture française ? Le pari d’un prince prudent dans un univers incertain Il est temps de revenir à notre point de départ, la citation de Montaigne : et si son intérêt ne se réduisait pas au fait de garantir au lecteur une traduction française du passage sénéquéen et recelait, au contraire, une clé explicative capable de résoudre ces apparentes contradictions dramatur- 52 La volonté d’introduire un deuxième point de vue a d’ailleurs obligé Corneille à rompre partiellement l’unité de lieu, comme il l’avoue lui-même dans son « Examen » (Corneille, OC I, Cinna, « Examen », p. 911). 53 L’introduction de l’épisode amoureux et des personnages d’Émilie et Maxime ajoutent en effet une motivation « nécessaire » au déclenchement du complot, qui restait imprécisée dans les sources. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 64 giques ? Pour en apprécier pleinement le sens, il convient de recontextualiser l’extrait au sein de la totalité du chapitre XXIV (« Divers Evenemens de Mesme Conseil »). Ce dernier n’a en réalité pas pour objet la clémence, mais plutôt une réflexion générale sur le comportement à adopter dans une situation dans laquelle un homme ne maîtrise plus rien, ne contrôle pas ce qui se produit autour de lui. La clémence n’est convoquée qu’en guise d’exemple, en tant que réaction de deux souverains, l’un romain, l’autre français, tous deux confrontés à un complot : l’épisode du geste d’Auguste - avec une retombée positive du choix de pardonner - et celui de la magnanimité de François de Guise à l’égard de Poltrot de Méré, avec en revanche une retombée négative. Voylà pourquoy, en cette incertitude et perplexité que nous aporte l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultez que les divers accidens et circonstances de chaque chose tirent, le plus seur, quand autre consideration ne nous y convieroit, est, à mon advis, de se rejetter au parti où il y a plus d’honnesteté et de justice ; et puis qu’on est en doute du plus court chemin, tenir tousjours le droit ; comme, en ces deux exemples, que je vien de proposer, il n’y a point de doubte, qu’il ne fut plus beau et plus genereux à celuy qui avoit receu l’offence, de la pardonner, que s’il eust fait autrement. S’il en est mes-advenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein ; et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s’il eust eschapé la fin à laquelle son destin l’appeloit ; et si, eust perdu la gloire d’une si notable bonté. Il se void dans les histoires force gens en cette crainte, d’où la plus part ont suivi le chemin de courir au devant des conjurations qu’on faisoit contr’eux, par vengeance et par supplices ; mais j’en voy fort peu ausquels ce remede ait servy, tesmoing tant d’Empereurs Romains. Celuy qui se trouve en ce dangier ne doibt pas beaucoup esperer ny de sa force, ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d’un ennemy, qui est couvert du visage du plus officieux amy que nous ayons ? et de connoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations estrangieres pour sa garde et estre tousjours ceint d’une haye d’hommes armez : quiconque aura sa vie à mespris, se rendra tousjours maistre de celle d’autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, luy doit servir d’un merveilleux tourment 54 . Dans l’incertitude et l’impuissance de voir et choisir, Montaigne indique comme voie préférentielle celle de l’honnêteté et de la justice, ce qui équivaut à la clémence dans le cas d’un complot politique. Si l’extrait cité par le dramaturge rouennais s’apparentait effectivement à une quasi traduction de Sénèque, sans grandes variations par rapport au récit du même 54 Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, 1962, Livre I, chap. XXIV, p. 127-128. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 65 épisode chez Dion Cassius et Coeffeteau, le contexte dans lequel il s’inscrit avait pourtant de quoi suggérer à Corneille une lecture foncièrement différente : la clémence n’est, pour Montaigne, ni le fruit d’un calcul, ni le fruit d’un saut, mais plutôt le fruit d’un pari dans un contexte d’incertitude. Faire l’hypothèse d’une inspiration issue des Essais et relire la réécriture française de l’épisode de Cinna à partir de cette notion d’incertitude, de prise de décision dans un univers fluctuant, permet en tous les cas de mieux expliquer l’opération cornélienne dans sa totalité, de réconcilier les modifications apportées à l’intrigue et à la caractérisation d’Auguste. Il convient, pour s’en convaincre, de reparcourir les trois nouveautés structurantes apportées par le poète par rapport au récit sénéquéen. Premièrement, le choix capital de modifier la consultation d’amis - à peine évoquée par Sénèque - en une rencontre avec les deux conjurés à l’acte II répond justement à la volonté de suivre l’enseignement de Montaigne, qui avait mis en garde sur l’impossibilité « de se garentir d’un ennemy qui est couvert du visage du plus officieux amy que nous ayons ». Le fait de cacher les ennemis sous les apparences d’amis renforce certes la nature aristotélicienne du surgissement de la violence, mais surtout le sentiment qu’Auguste se trouve dans une situation dans laquelle il ne contrôle rien, il est lui-même berné quant aux sentiments de ceux qui l’entourent. Le choix de mettre l’accent sur la bonté d’Auguste garantit quant à lui la permanence d’un sentiment d’incompréhension chez les spectateurs tout comme chez le souverain lui-même : que pouvait-il faire de plus pour se prémunir de tout risque ? L’incertitude est d’autant plus totale que la rencontre avec ses prétendus amis avait représenté pour l’Empereur l’illusion d’avoir identifié une solution définitive à son mal-être. Or, il convient de s’y arrêter brièvement car une lecture hâtive du texte risque de détourner le sens de cet échange avec Cinna et Maxime, et par conséquent de dessiner un portrait erroné d’Auguste, à savoir celui d’un homme en détresse, lassé du pouvoir, prêt à le quitter mais se forçant à le conserver dans une adhésion héroïque à sa fonction monarchique. Ce n’est pourtant pas ce qu’indique le texte, pour lequel le drame d’Auguste est purement politique et non existentiel. Corneille lui-même nous le suggère quelques années plus tard dans l’Examen de Clitandre, lorsqu’il décrit les différentes modalités selon lesquelles un homme d’État peut paraître sur le théâtre. Pour m’expliquer, je dis qu’un Roi, un héritier de la Couronne, un Gouverneur de Province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le Théâtre en trois façons : comme Roi, comme homme, et comme Juge, quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois toutes les trois ensemble. Il paraît comme Roi seulement, quand il n’a intérêt qu’à la conservation de son Trône, ou de sa vie, qu’on attaque pour changer l’État, Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 66 sans avoir l’esprit agité d’aucune passion particulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héraclius 55 . Corneille est très clair : son Auguste ne paraît pas tourmenté par une passion personnelle, il n’est qu’homme d’État et ne pense qu’à préserver son pouvoir. Le texte semble le confirmer : à aucun moment il n’hésite pour des raisons personnelles, ce qu’il craint - comme dans Sénèque d’ailleurs - est uniquement d’être assassiné, ce qu’il reproche au pouvoir durement atteint est l’absence de tranquillité, la frayeur permanente d’être la victime d’un complot. Son dilemme est de parvenir à trouver une façon de préserver le pouvoir sans vivre dans le danger, en d’autres termes de conserver à la fois le sceptre et la vie. L’échange avec Cinna et Maxime tourne justement autour des deux visages qu’Auguste a pris pour modèles, tous deux pareillement insatisfaisants à ses yeux : d’un côté Sylla qui pour conserver sa vie avait renoncé au trône, de l’autre César qui avait conservé le trône mais avait renoncé à la vie. Si la proposition de Maxime est vite repoussée, c’est qu’elle se contente de reproduire le choix de Sylla, qu’elle sonne comme l’acceptation d’un échec, dont l’éloignera d’ailleurs plus tard Livie aussi, en lui rappelant l’impossibilité de « quitter le fruit de tant de peines ». L’enthousiasme qu’Auguste manifeste, en revanche, à la proposition de Cinna ne tient aucunement à une forme de sacrifice héroïque ou de sens du devoir monarchique l’obligeant à conserver le pouvoir pour le bien collectif, comme on a voulu trop souvent le croire ; car la suggestion du petit-fils de Pompée est bien plus articulée et répond justement au besoin essentiel d’Auguste, celui de conserver le trône et la vie. Sylla quittant la place enfin bien usurpée N’a fait qu’ouvrir le champ à César et Pompée, Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir, S’il eût dans sa famille assuré son pouvoir. Qu’a fait du grand César le cruel parricide, Qu’élever contre vous Antoine avec Lépide, Qui n’eussent pas détruit Rome par les Romains, Si César eût laissé l’Empire entre vos mains 56 ? Les deux alternatives se rejoignent, aux yeux de Cinna, dans un même échec : ni Sylla ni César n’ont eu l’intelligence de nommer un héritier au trône, ce qui aurait eu l’avantage d’apaiser les esprits, d’empêcher une guerre civile et probablement de conserver à l’un et l’autre à la fois la vie et le trône, tout complot devenant inutile car le monarque aurait disposé de toute façon déjà d’un remplaçant. La proposition de Cinna ne se contente 55 Corneille, OC I, Clitandre, « Examen », p. 102-3. 56 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 593-600. Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 67 donc pas d’encourager le maintien du pouvoir, elle en organise la transmission afin de mieux en préserver la conservation. Conservez-vous, Seigneur, en lui laissant un maître, Sous qui son vrai bonheur commence de renaître, Et pour mieux assurer le bien commun de tous, Donnez un successeur qui soit digne de vous 57 . Avec flair politique, l’Empereur comprend immédiatement les enjeux, il nomme sur le champ Cinna lui-même héritier au trône, en lui offrant pour gage la main de sa fille adoptive, Julie. Il devine sans doute l’ambition de son interlocuteur, qui se souviendra avec amertume de ces mots, quelques scènes plus tard, assailli de remords 58 . Pour ma tranquillité mon cœur en vain soupire, Cinna, par vos conseils je retiendrai l’Empire, Mais je le retiendrai pour vous en faire part. […] Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie, Vous savez qu’elle tient la place de Julie, […] Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner, Vous n’êtes point pour elle un homme à dédaigner 59 . Se contenter de souligner le patriotisme et le stoïque engagement politique habilement affichés par l’Empereur 60 , ce serait oublier que la motivation première, sous-jacente et qui ne cessera d’obséder Auguste, ne relève que de son intérêt personnel, de son désir de régner à l’abri de tout complot. C’est essentiellement pour cela qu’il adhère à la proposition de Cinna. L’histoire de la pièce est donc au moins en partie aussi l’histoire d’un progressif désenchantement d’Auguste, qui croyait avoir trouvé la solution à son dilemme et qui découvrira, avec amertume, au début de l’acte IV, que derrière le visage ami de celui qu’il vient de nommer héritier au trône se cache en réalité un conjuré. Prise de conscience qui amplifie encore davan- 57 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 617-620. 58 Corneille, OC I, Cinna, III, 2, v. 805-811 : « Cette faveur si pleine, et si mal reconnue, / Par un mortel reproche à tous moments me tue. / Il me semble surtout incessamment le voir / Déposer en nos mains son absolu pouvoir, / Écouter nos avis, m’applaudir et me dire : / “Cinna, par vos conseils je retiendrai l’Empire, / Mais je le retiendrai pour vous en faire part” ». 59 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 625-644. 60 Corneille, OC I, Cinna, II, 1, v. 622-24 : « Mon repos m’est bien cher, mais Rome est la plus forte, / Et quelque grand malheur qui m’en puisse arriver, / Je consens à me perdre afin de la sauver ». Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 68 tage, par rapport au récit latin, le sentiment d’égarement et d’incertitude que connaît l’Empereur, la frustration d’un souverain qui clôture significativement son long monologue en lançant : « Ou laissez-moi périr, ou laissezmoi régner ». La découverte du complot 61 le replonge au point de départ, le repousse vers les visages de Sylla 62 et de César 63 , sans oublier la tentation toujours présente du visage ensanglanté d’Octave 64 . La confusion et l’incertitude ne sauraient être plus absolues à quelques scènes du dénouement, c’est en tous les cas, de toute évidence, l’objectif recherché par Corneille dans sa réécriture par l’introduction de cette première nouveauté majeure dans l’intrigue 65 . La deuxième nouveauté pousse exactement dans la même direction et repose sur l’introduction des personnages de Maxime et Émilie, qui contribuent de façon déterminante à vider le complot de toute motivation politique 66 . Une telle opération dramaturgique a pour conséquence immédiate de plonger Auguste dans le noir aux yeux des spectateurs, qui eux connaissent les motivations amoureuses des personnages, alors que l’Empereur s’obstine à raisonner en termes politiques. En ne lisant la réalité qu’avec les yeux de l’homme de pouvoir qui distribue les charges et les rôles, il pense être déjà « maître des cœurs » alors qu’en réalité la dimension amoureuse sous-jacente lui échappe, car il ignore que « le cœur d’Émilie est hors de son pouvoir », comme elle le revendiquera elle-même au v. 943. D’où sa surprise, aux allures comiques, à l’acte V lorsqu’il apprend que son amour est la cause du complot de Cinna : Quoi! l’amour qu’en ton cœur j’ai fait naître aujourd’hui T’emporte-t-il déjà jusqu’à mourir pour lui? 61 Corneille, OC I, Cinna, IV, 1, v. 1085-86 : « Après qu’entre leurs mains j’ai remis mon Empire, / Pour m’arracher le jour l’un et l’autre conspire ! ». 62 Corneille, OC I, Cinna, IV, 3, v. 1227-28 : « De tout ce qu’eut Sylla de puissance et d’honneur, / Lassé comme il en fut, j’aspire à son bonheur ». 63 Corneille, OC I, Cinna, IV, 2, v. 1169 : « Octave, n’attends plus le coup d’un nouveau Brute ». 64 Corneille, OC I, Cinna, IV, 2, v. 1130 : « Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre ». 65 La consultation du début de l’Acte II est donc bien partie intégrante, voire essentielle, du sujet de la pièce, et non seulement un « pur embellissement ». D’un avis différent G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit., p. 176. 66 Chez Corneille, le moteur du complot est fondamentalement amoureux sous des apparences politiques : Émilie n’avoue-t-elle pas, dès sa première apparition (Corneille, OC I, Cinna, I, 1, v. 17-20), que la passion est chez elle plus forte que le devoir ? Cinna ne reconnaît pas lui-même n’agir que par amour d’Émilie ? Maxime ne dévoile-t-il pas le complot à Auguste pour des raisons de jalousie personnelle, dès lors que la liaison entre Cinna et Émilie lui devient manifeste ? Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 69 Ton âme à ces transports un peu trop s’abandonne, Et c’est trop aimer l’Amant que je te donne 67 . Il ignore que ces flammes sont nées il y a plus de quatre ans et sans son consentement, il ne comprend pas que le politique n’explique pas tous les mouvements sur l’échiquier de la vie. Ce même aveuglement lui empêche de comprendre le sens de la participation de Cinna au complot, auquel il ne cesse de demander des raisons politiques, sans en deviner les motivations sentimentales 68 . Le dévoilement de l’origine amoureuse du complot à l’acte V plonge encore davantage Auguste dans une situation d’incertitude, en fragilisant jusqu’au bout son intelligence de la situation, en minant la confiance qu’il nourrissait en sa capacité à lire le réel. Corneille a voulu pourtant aller encore plus loin dans sa réécriture du récit latin afin de coller parfaitement à l’injonction de Montaigne, par une troisième nouveauté majeure : l’acte V dévoile à Auguste qu’il se trompait sur l’origine politique du complot, mais, plus grave encore, qu’il n’avait pas saisi non plus l’origine de son salut. En accueillant Maxime, à la troisième scène de l’acte V il en souligne la fidélité et l’amitié (v. 1663-1665), car il est convaincu que ses propres bienfaits du passé, que ses attentions politiques, le fait de l’avoir nommé à l’acte II gouverneur de Sicile, ont contribué de façon décisive à en préserver la fidélité. D’une certaine façon, l’enthousiasme qu’il manifeste à la vue de Maxime dévoile sa propre conviction d’être encore maître de la situation, d’avoir réussi à déjouer le complot par ses propres forces, en flattant les aspirations politiques d’un conjuré contre l’autre, en suscitant peut-être la jalousie (politique) de Maxime envers Cinna. C’est bien la raison pour laquelle il a pu rejeter à l’acte IV la proposition de clémence de Livie et la décrier avec des accents misogynes. La réalité est pourtant autre, et l’annonce par le conjuré que son réel moteur n’est en rien politique, que sa fidélité est inexistante, que la trahison n’est due qu’à une sombre histoire de rivalités amoureuses, tout cela contribuera à l’effondrement des dernières certitudes d’Auguste. S’il met sur le même plan la trahison de Cinna, Émilie et Maxime, c’est que pour lui les trois échappent de la même façon à sa logique habituelle, trahissent sa grille de lecture politique de la réalité. Il n’avait rien compris car il ignorait toute une partie du monde, celle qui se range du côté du cœur et non de la raison politique : c’est pourtant à ce continent inexploré qu’il doit à la fois le risque mortel qu’il vient de courir, et son propre salut. L’insertion de l’épisode amoureux, au sein du contexte politique transmis par les 67 Corneille, OC I, Cinna, V, 2, v. 1567-1570. 68 Corneille, OC I, Cinna, V, 1, v. 1509 : « Quel était donc ton but ? d’y régner en ma place ? » Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 70 sources, a donc permis à Corneille avant toute chose de plonger Auguste dans un état qui correspond parfaitement aux mots de Montaigne, dans une incertitude et perplexité totales qui rendent impossible le jugement. Par toutes ces nouveautés, Corneille semble donc n’avoir poursuivi qu’un seul objectif, traduire sur scène les enseignements du philosophe humaniste, donner corps à la description d’un souverain en situation de totale incertitude. Loin de constituer un saut irrationnel ou mystique, un invraisemblable détachement de l’environnement qui l’entoure pour retrouver un sens de l’État qui échappe à tous les autres, la clémence d’Auguste apparaît au contraire comme la conséquence logique de la lecture du chapitre XXIV des Essais : lorsqu’un Prince est face à un dilemme car il a perdu la maîtrise de la situation, lorsqu’il constate que ses plus proches amis se révèlent des ennemis et que donc à rien n’aurait servi de s’entourer de gardes fidèles, lorsqu’il réalise qu’il lui est impossible « de connoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux qui nous assistent », car Émilie, Maxime et Cinna fonctionnent et agissent selon une logique amoureuse dont il ignorait tout, il ne lui reste alors qu’à « se rejetter au parti où il y a plus d’honnesteté et de justice », à choisir le pardon en tant qu’option plus rationnelle dans un monde incertain. Dans la décision finale d’Auguste, il n’y a ni saut mystique ni isolement du corps social de la part du souverain, il y a au contraire la prise de conscience définitive de son incapacité à lire la réalité qui l’entoure: la clémence est le fruit direct et logique de l’enchaînement des événements que Corneille a habilement préparés, en portant sur scène les trois conjurés l’un après l’autre, en détruisant progressivement toutes les illusions du Prince quant à sa capacité à anticiper et à manipuler ses interlocuteurs. L’acte V est celui du dévoilement de l’inutilité du politique, de la découverte qu’un complot peut surgir là où on l’attend le moins, dans le cœur des hommes, dans le mystère impénétrable des passions amoureuses, bref le seul lieu inaccessible à la puissance royale. D’où le lien essentiel entre la venue de Maxime et la décision d’Auguste, car l’amant infortuné représentait pour l’Empereur le dernier rempart de ses illusions politiques, qui s’écroule en dévoilant que le salut dépend d’une logique totalement autre. Si tout engagement public peut s’effriter par pure passion privée, si la bassesse des sentiments personnels peut faire s’effondrer la grandeur du sens de l’État ou de l’adhésion à un idéal républicain, plus rien ne peut guider le choix d’un souverain. Comme le lui a montré Livie à l’acte IV, l’exemple du retrait à vie privée de Sylla ne garantit en rien la certitude du salut, pas plus que le modèle alternatif de César, qui malgré sa libéralité n’avait pu éviter les coups de poignard. La troisième option toujours présente dans l’esprit d’Auguste, la tentation de redevenir le cruel Octave, se révèle manifestement vaine tout comme les deux premières, à en croire la Cinna ou l’incertitude d’Auguste. De Montaigne à Corneille PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 71 multiplication des complots. L’Auguste cornélien avait pourtant parcouru toutes les routes, il a tenté par le passé la voie de la cruauté tout comme celle des bienfaits ; ni l’une ni l’autre ne semblent lui avoir assuré le repos tant souhaité. L’Empereur peut rejoindre Montaigne dans son constat amer : « Tant c’est chose vaine et frivole que l’humaine prudence ; et au travers de tous nos projects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousjours la possession des evenemens » 69 . La prise de conscience de l’inutilité du politique s’accompagne donc, chez Auguste, du constat que la seule réaction possible et respectable - bien qu’incertaine autant que les autres -, consiste à faire le pari du cœur, de la bonté. Mais il s’agit d’un pari paradoxalement pleinement politique, totalement prudent 70 dans sa préférence du privé au public : le roi pour rester roi doit devenir homme, s’abaisser aux sentiments personnels. Il réalise en effet, à l’acte V, que de tous les gestes et les bienfaits réalisés à l’égard de ses sujets, le seul mouvement qui en a garanti le salut à son propre insu, est un mouvement du cœur : le fait d’avoir appelé à lui ses deux « amis » au début de l’acte II, de les avoir consultés sur un plan privé a déclenché paradoxalement la fracture du front des conjurés. C’est en effet lors de cette rencontre capitale qu’Auguste sans le savoir, en promettant Émilie à Cinna, a provoqué la jalousie cruciale de Maxime. Il semble en être conscient lorsqu’il s’adresse une dernière fois au conjuré, juste après avoir notifié sa décision finale : Reprends auprès de moi ta place accoutumée, Rentre dans ton crédit, et dans ta renommée, Qu’Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour, Et que demain l’Hymen couronne leur amour. Si tu l’aimes encor, ce sera ton supplice 71 . L’Empereur est véritablement devenu « maître des cœurs », il a compris l’importance de la dimension privée, des sentiments et des amours, longtemps ignorés et abaissés au rang de « conseils de femmes », et pourtant décisifs dans son salut. L’amour s’est révélé, malgré lui, un instrument 69 Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, 1962, Livre I, chap. XXIV, p. 125. 70 Comme le souligne F. Goyet (op. cit., p. 18-20), le décideur prudent est toujours un parieur, le passage du consilium au judicium s’apparente toujours à un coup de poker : « Consilium, judicium: le pari est le passage de l’un à l’autre. Face à Fortuna, le décideur calcule rationnellement les risques, tout en sachant que ce calcul sera suivi d’un saut dans l’inconnu. Cette tension est l’audace de mon titre. Car du côté du judicium, les risques sont incompressibles, rien ne garantit le succès. [...] La décision proprement dite est un coup de poker, nous sommes dans l’aléatoire, dans les aléas ». 71 Corneille, OC I, Cinna, V, 3, v. 1737-1741. Tristan Alonge PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0003 72 politique redoutable, le seul capable de provoquer l’échec du complot et de séparer le front républicain. Les noces ne feront qu’officialiser cette rupture entre Maxime et Cinna. S’impose donc à Auguste la nécessité de persévérer dans la direction du cœur, cette fois de façon pleinement consciente, dans un pari qui n’efface en rien l’incertitude du résultat, et qui pourtant reste l’option la plus rationnelle, la plus prudente justement 72 . L’image finale d’une clémence soudaine et capable d’éblouir les autres personnages sur scène n’a donc en réalité rien de soudain et d’improvisé aux yeux d’Auguste lui-même, qui au contraire adhère de façon autonome au conseil de son épouse, après avoir connu le douloureux apprentissage de la solitude du pouvoir, de l’inutilité des démarches politiques habituelles, de « la possession des evenements » par la fortune, que lui rappelle l’annonce décisive de la trahison du seul ami restant, Maxime. Loin de se réduire à une simple traduction de l’extrait sénéquéen, le passage des Essais cité par Corneille représente en réalité un indice révélateur de sa démarche d’écriture : s’il a enrichi et modifié le récit historique tout comme la caractérisation d’Auguste, ce n’était que pour glisser son Empereur encore davantage dans la situation décrite par le chapitre XXIV, pour le pousser à un pari du cœur totalement raisonnable, et surtout totalement cornélien d’un point de vue dramaturgique. Le rôle décisif accordé, dans la dernière scène, à l’arrivée de Maxime - véritable « événement notable » susceptible de provoquer le retournement d’Auguste - rend en effet le dénouement à la fois tiré du fond même de la pièce, et pleinement influencé par les épisodes secondaires des amours de Cinna et Émilie. A la recherche d’un nouveau sujet, s’interrogeant probablement, à la suite du Cid et d’Horace, sur les problématiques de la prise de décision des puissants, le dramaturge rouennais s’est très certainement plongé dans les Essais et a fini par y trouver un traitement original de l’épisode de la clémence d’Auguste, le seul capable de lui suggérer une voie alternative - et moins machiavélienne -, de parvenir à l’acte final, une clé de lecture moderne de la prise de décision de l’Empereur. Par son pari solitaire et audacieux face à l’incertitude de la fortune, l’Auguste cornélien se fait l’héritier d’une philosophie politique qui inscrivait depuis des décennies la prudence au sommet des vertus du Prince. Le pari du cœur de la dernière scène n’est au fond qu’une illustration réussie de l’audace de cette prudence. 72 Comme l’a bien montré F. Goyet (op. cit., p. 85-87), il y a chez Montaigne deux types de prudence, l’une qu’il rejette - celle des hommes qui se leurrent de pouvoir contrôler la fortune -, et l’autre qu’il célèbre - celle qui coupe le lien entre opération et résultat. Cf. aussi Thierry Gontier, « Prudence et sagesse chez Montaigne », Archives de Philosophie, 75, 2012, p. 113-130. PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 Descartes narrateur littéraire. Réflexions sur la médiation langagière de l’expérience de la pensée pure G ERNOT K AMECKE (H UMBOLDT -U NIVERSITÄT ZU B ERLIN ) René Descartes est considéré comme le fondateur du rationalisme moderne. Inventeur d’une nouvelle méthode de penser, il transforme la vieille physique aristotélicienne et inaugure ainsi la relation foncière, en vigueur jusqu’à aujourd’hui, entre la pensée philosophique et les sciences de la nature. Le cartésianisme, en tant qu’origine de la phénoménologie et des philosophies analytiques, est donc davantage à situer dans le champ de la logique mathématique que dans celui de la littérature française. Quoiqu’on ait souligné de temps à autre au cours du XX e siècle, dans des traités de linguistique et de littérature 1 , le style particulier de l’écriture des œuvres de Descartes, notamment la narratologie dans le Discours de la Méthode (1637) et dans les Méditations sur la philosophie première (1641), le nom de l’auteur représente une forme de discours dont les idées consistent en ellesmêmes, sans dépendre de leur manière d’être exprimée dans une langue. Le rationalisme cartésien représente le pendant opposé des courants poétiques et herméneutiques de la philosophie, qui, à l’époque des temps modernes, 1 Cf. Émile Krantz, Essai sur l’esthétique de Descartes, Paris, Baillère 1882, Gustave Lanson, « L’influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française », dans Revue de Métaphysique et de Morale 4 (1896), p. 517-550, Thomas Hensch, Über den Stil in Descartes’ Discours de la Méthode, Zürich, Schwarzenbach, 1949, Theophil Spoerri, « La puissance métaphorique de Descartes », dans Cahiers de Royaumont 2 (1957), p. 273-301, et, pour citer trois études plus récentes, Pierre- Alain Cahné, Un autre Descartes. Le philosophe et son langage, Paris, Vrin 1980, C.E.J. Caldicott, « Disguises of the narrating voice in the Discours de la méthode », dans Paul Gifford et Johnnie Gratton (éd.), Subject Matters. Subject and Self in French Literature from Descartes to the Present, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 28- 42, Denis Kambouchner, Le style de Descartes, Paris, Manucius, 2013. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 76 vont de Friedrich Nietzsche à Jacques Derrida, en passant par Martin Heidegger. C’est pour cette raison qu’il convient d’exposer le contexte épistémologique autour du sujet du présent article. À travers le titre - un peu provocateur - « Descartes narrateur littéraire », il ne s’agit ni de rabaisser le discours philosophique méthodique et rationnel de ce grand classique au statut d’une fiction littéraire, ni de concevoir son style langagier d’écriture tel un rajout décoratif d’un texte philosophique. Il s’agit plutôt de lire la philosophie cartésienne de manière littéraire, c’est-à-dire de l’orienter vers un problème générique des sciences littéraires. Par ceci, je me réfère à un problème fondamental de la relation entre la littérature et la philosophie en tant que disciplines des sciences humaines, qui se différencient de manière imperceptible dans leurs façons de traiter le langage. Le leitmotiv qui me guide dans ce travail est basé sur l’hypothèse qu’il est impossible de dresser une limite absolue entre un langage spécifiquement littéraire et un langage spécifiquement philosophique. Depuis les années 1980 environ - suivant la théorie littéraire française et nord-américaine - il s’est constitué une branche académique appelée « philosophie de la littérature 2 ». Cette école, provenant de la philosophie analytique, défend, au contraire, le présupposé épistémologique que la littérature et la philosophie puissent être séparées de manière exacte. Cette distinction sert même à délimiter l’objet de la recherche, qui relève de la littérature, du lieu discursif de la discipline investigatrice, qui provient, elle, de la philosophie. Sans entrer dans les détails des différentes positions, la distinction fondamentale du point de vue de la « philosophie de la littérature » s’opère de telle manière qu’il existe deux formes de connaissance distinctes, correspondant à deux manières de transporter la pensée par le langage: d’une part, une manière « directe, argumentative et scientifique » qui est propre à la présentation d’un savoir « discursif, prédicatif et propositionnel », caractéristique d’un style méthodique et scolaire, et, d’autre part, une manière « indirecte, allusive et désignative », propre à la représentation d’un savoir « non-discursif ou pré-prédicatif » et caractéristique d’un 2 « La philosophie de la littérature » est représentée en France par Jacques Rancière et Philippe Sabot, aux États-Unis par Allen Phillips Griffiths, Hugh Silverman et Stanley Cavell et en Allemagne par Christiane Schildknecht, Gottfried Gabriel, Ludwig Nagl et Hans Jörg Sandkühler, entre autres. Le texte fondateur de l’école peut être attribué à Arthur Danto, « Philosophy as/ and/ of Literature », dans Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association 58 (1984), p. 5-20. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 77 style littéraire 3 . Il y aurait des textes littéraires qui se distinguent moins au niveau de « la communication d’énoncés » qu’au niveau de « l’exposition de significations ». Et il y aurait des textes scientifiques ou philosophiques qui « transmettent des connaissances au niveau d’une communication qui est en relation avec un contexte de référence 4 ». Selon cette différenciation, les textes philosophiques reposent sur une combinaison stricte d’arguments cohérents et systématiques qui doivent être compréhensibles sans recourir à leur constitution par la langue, tandis que les textes littéraires se caractérisent par la qualité particulière d’un style langagier, qui devient cohérent au-delà du contexte argumentatif, grâce à la communication herméneutique avec un lecteur. Selon moi, il y a au moins trois arguments contre cette supposition. Premièrement un argument étique : l’exigence absolue de la distinction établit une « hiérarchisation implicite 5 » entre les disciplines de la littérature et de la philosophie. Ainsi il existe, en particulier parmi les philosophes, une croyance répandue selon laquelle le traitement philosophique du langage, en raison de la rigueur formelle de l’argumentation, représente un effort intellectuel plus élevé de l’esprit que l’approche littéraire basée sur les jeux du langage d’un écrivain. Deuxièmement, un argument historique : il convient de souligner que « la séparation stricte entre la philosophie et la littérature en tant qu’activités institutionnalisées 6 » date seulement de l’époque de la division des disciplines universitaires dans les facultés de sciences humaines au début du XIX e siècle. Avant cette époque-là, en particulier au début des temps modernes, au Siècle d’or espagnol, dans le classicisme français, même jusqu’aux Lumières européennes, les conditions discursives et épistémologiques pour une séparation stricte des modes de connaissance ne sont pas du tout évidentes - sans parler de la fonction générale de la philosophie en tant que telos propédeutique des matières 3 Christiane Schildknecht, Philosophische Masken. Literarische Formen der Philosophie bei Platon, Descartes, Wolff und Lichtenberg, Stuttgart, Metzler, 1990, p. 14 : « Im Unterschied zur wissenschaftlichen Erkenntnis ist literarische Erkenntnis demnach nicht eine in den jeweiligen Texten enthaltene, sondern durch diese vermittelte: Was Dichtung meint, wird nicht gesagt, sondern gezeigt ». 4 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 13. 5 « La distinction franche et directe que nous opérons spontanément entre littérature et philosophie fait fond sur une hiérarchisation implicite de leurs activités respectives, conduisant à minorer le travail des écrivains au regard de celui que poursuivent les philosophes ». Philippe Sabot, Philosophie et littérature. Approches et enjeux d’une question, Paris, P.U.F., 2002, p. 6. 6 Friedrich Kittler, Philosophien der Literatur (Vorlesung 2002), Berlin, Merve, 2013, p. 13. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 78 spécialisées comme la grammaire, la rhétorique, la musique, l’astronomie ou la géométrie dans les anciennes universités européennes. Troisièmement, l’argument logique : la distinction fondamentale entre un raisonnement propositionnel et une représentation non propositionnelle dans l’interaction entre la pensée et le langage est difficile à définir strictement, car elle est ancrée à la fois dans la théorie et la pratique autant philosophique que littéraire, surtout à l’époque moderne. La dépendance inévitable de tout acte philosophique au procédé de la ‘nomination’, par exemple, se montre par le fait que, en philosophie, contrairement à la majorité des disciplines académiques, il n’y a pas de restriction de sujet. Tout sujet, en théorie, peut être traité par la philosophie 7 . Or, dans un acte de nomination à partir d’une situation philosophique parfaitement ouverte, comment préciser de manière cohérente le moment exact où une expression langagière cesse d’être le medium ou le support métaphorique d’une pensée pour devenir le détenteur de l’idée par elle-même ? La question se pose non seulement chez certains philosophes, tels que Martin Heidegger ou Friedrich Nietzsche, qui « ont entrecoupé la philosophie avec des concepts littéraires 8 », mais aussi chez des poètes et des écrivains tels que Stéphane Mallarmé, Paul Valéry ou Jorge Luis Borges, qui ont très explicitement conduit leur pensée aux limites concevables du langage commun, afin de s’approcher de l’essence du dire et de l’écrire 9 . En revanche, dans les années 1980 et 1990, notamment en interaction avec les théories littéraires, se sont développées des formes proprement littéraires de « penser le texte 10 » qui ont contribué à modifier la question de la nature du langage littéraire face au langage philosophique. Le problème de la conception d’une « nature » du langage littéraire - ou d’une manière propre de « se penser » en tant que texte littéraire - constitue le point de 7 Sur le problème général pour la philosophie de définir son propre sujet - faute d’un langage technique particulier (comme dans les mathématiques et la psychologie par exemple) - voir Yvon Belaval, Les philosophes et leur langage, Paris, Gallimard, 1952, p. 26-34. Sur le problème de la nomination cf. Gernot Kamecke, « Poetologie der Namen. Zur Metaphysik der Onomastik bei Proust und Mallarmé », dans Tatjana Petzer (éd.), Namen. Benennung, Verehrung, Wirkung (1850-1930), Berlin, Kadmos, 2009, p. 51-75. 8 Kittler, Philosophien der Literatur, p. 16. 9 Cf. Gernot Kamecke, « El universo entre páginas. Consideraciones sobre la indiscernibilidad entre literatura y filosofía en la prosa de Jorge Luis Borges », dans Jesús Gonzáles Maestro (éd.), Necrosis de la postmodernidad. Sobre el estado actual de la interpretación de la Filosofía y la Literatura en España, Vigo, Academia del Hispanismo, 2016, p. 231-244. 10 Pierre Macherey, A quoi pense la littérature? Exercices de philosophie littéraire, Paris, P.U.F., 1990, p. 7-11. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 79 départ de nouvelles recherches intéressantes, visant à un examen approfondi des différentes étapes du développement historique des relations discursives et épistémologiques entre la littérature et la philosophie dans les périodes modernes 11 . C’est dans ce contexte que René Descartes, la figure fondatrice du modernisme, joue un rôle de premier plan. Descartes est une référence essentielle dans le développement du langage des sciences littéraires modernes et contemporaines 12 . Grâce à sa méthode systématique et rigoureuse d’acquisition du savoir et à son mode d’exposition à la fois subjectif et systématique de la pensée, la philosophie cartésienne est la condition nécessaire pour envisager, d’une part la possibilité conceptuelle d’une théorie littéraire rationnelle et méthodique, et d’autre part une forme générique de réflexion de soi dans la pratique littéraire. Par ailleurs, Descartes, qui écrit à l’époque classique de la littérature française - ce qui joue un rôle important dans le choix de la langue de ses textes -, est un écrivain d’excellente qualité littéraire. C’est pour ces raisons que j’aimerais confronter la position de la « philosophie de la littérature » en envisageant cet auteur qui, dans une perspective historique, appartient indubitablement au canon de la philosophie. Parmi ses textes écrits entre 1628 et 1649, je me limite aux deux œuvres les plus célèbres qui présentent l’avantage analytique d’être complétées et d’exister en une version française autorisée par l’auteur: le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, écrit en français par Descartes et publié en 1637 à Leyde, et les Méditations touchant la première philosophie, d’abord écrites en latin, puis publiées en 1647 à Paris dans la traduction de Claude Clerselier, revue par Descartes 13 . 11 Afin de citer quelques références autour du problème de la « pensée littéraire » de la littérature : Mark Edmundson, Literature against Philosophy, Plato to Derrida: A Defence of Poetry, New York, Cambridge University Press, 1995, Jacques Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1997, Anja Lemke et Martin Schierbaum (éd.), In die Höhe fallen. Grenzgänge zwischen Literatur und Philosophie, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2000, Claus Uhlig, Literatur und Philosophie. Studien zu ihrer Interaktion von der Renaissance bis zur Moderne, Heidelberg, Winter, 2004, Eva Horn, Bettine Menke et Christoph Menke (éd.), Literatur als Philosophie - Philosophie als Literatur, München, Fink, 2006, George Steiner, The poetry of Thought. From Hellenism to Celan, New York, Loughlin/ New Directions, 2011. 12 Cf. Silvio Vietta, Neuzeitliche Rationalität und moderne literarische Sprachkritik. Descartes - Georg Büchner - Arno Holz - Karl Kraus, München, Fink, 1981, p. 7-8. 13 Je me réfère, en utilisant le sigle OL, à l’édition suivante : René Descartes, Œuvres et Lettres, éd. André Bridoux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1953. Si rien d’autre n’est précisé, les indications dans le texte sont les miennes. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 80 Habituellement, en philosophie, la considération des caractéristiques langagières des idées cartésiennes ne joue pas un rôle prédominant. Chez Descartes, la situation première de l’acte de penser, qui est le point de départ du Discours et des Méditations, consiste en une réduction radicale du moment original de la pensée à un fondement intuitif, pré-linguistique. Le passage à l’écrit de cette pensée, que l’auteur selon son propre aveu a retardé de plusieurs années, a pour unique but un principe fondamental, à savoir de pouvoir décrire la possibilité commune de tout sujet d’exprimer un doute absolu 14 . C’est le célèbre dictum de la quatrième partie du Discours: « Cogito ergo sum » / « Je pense, donc je suis » (OL, 147), qui constitue aussi le premier résultat d’une recherche « métaphysique ». La seule chose restante lorsqu’une personne qui pense met radicalement en doute tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle ressent ou tout ce dont elle se souvient, c’est l’activité de la pensée elle-même, incluant une forme première et primitive de perception et d’imagination. De cette constatation, possible chez chaque être humain, de savoir qu’il pense lui-même et, au surplus, que le mouvement fondamental de sa pensée consiste à s’imaginer que rien n’existe, s’ensuit nécessairement que cet être humain existe et constitue un point de départ clair et distinct pour nier le doute initial. Et, étant donné que la possibilité de l’existence est ainsi assurée, la preuve philosophique peut ensuite être étendue progressivement à d’autres choses plus ou moins assurées, comme les faits existants du monde physique et moral, ainsi que les intuitions de l’au-delà 15 . Avec cette phrase « Cogito ergo sum », on détient le « point archimédien 16 » de la philosophie de Descartes : l’homme pensant et percevant, 14 Sur la crainte de Descartes des effets d’un doute radical sur l’âme des croyants et sur une éventuelle réserve de sa part vis à vis de certains développements métaphysiques émanant de ses textes écrits en latin, voir la lettre de Descartes à Mersenne du mois de mars de 1637: « Ce que j’ai omis tout à dessein, et par considération, et principalement à cause que j’ai écrit en langue vulgaire, de peur que les esprits faibles venant à embrasser d’abord avidement les doutes et scrupules qu’il m’eût fallu proposer, ne pussent après comprendre en même façon les raisons par lesquelles j’eusse tâché de les ôter, et ainsi que je les eusse engagés dans un mauvais pas, sans peut-être les en tirer » (OL, 960-961). 15 Sur les possibilités de défendre le principe de la preuve du cogito aujourd’hui, après 350 ans de critiques philosophiques, voir Husain Sarkar, Descartes’ ‘cogito’ saved from the great shipwreck, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. 16 « Archimède, pour retirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré » (2 e Méd., OL, 274). Voir sur ce point Heinrich Rombach, Substanz, System, Struktur. Die Ontologie des Funktionalismus und der philosophische Hintergrund der modernen Wissenschaft, Freiburg/ München, Alber, 1965, vol. I, p. 344-346. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 81 sûr de lui-même en tant que « sujet dans le monde 17 ». Depuis cette situation fondamentale que l’auteur lui-même « découvre » selon son aveu en 1619 et, après plusieurs années de réflexion, transforme en écriture, émerge un nouveau type de pensée philosophique, considérée comme révolutionnaire et hérétique par la philosophie scolastique. Le doute absolument radical d’un seul être humain contestant hypothétiquement, avec tout ce qui est dans le monde, l’existence du monde même - excepté Dieu, qui en tant qu’objet de la preuve métaphysique, est le seul présupposé à priori - peut être situé dans le contexte historique de la « genèse du monde copernicien 18 » décrite par Hans Blumenberg, c’est-à-dire dans le monde d’une grande désillusion dès lors que la certitude de l’expérience sensorielle est brisée et que le vieux continent européen commence à rivaliser avec d’autres continents qui, de surcroit, ne reposent plus dans la sphère d’un globe immobile. Les « règles » de base de cette méthode orientée vers la raison, qu’on appelle rationaliste depuis les Lumières, sont très connues. Elles sont répertoriées dans la deuxième partie du Discours sous le titre « principales règles de la méthode » (OL, 132-140), ainsi qu’en annexe des Principes de la philosophie (1647) 19 . En partant de la possibilité d’un (nouveau) commencement de la pensée philosophique ancrée dans le sujet humain, les sciences scolastiques, apparemment contradictoires, sont remplacées par une science unique et systématique appelée « sagesse humaine 20 ». Il s’agit, pour rappeler schématiquement le processus en quatre étapes, 1) de ne considérer comme vrai que ce qui est certain sans aucun doute et qui peut donc être clairement et distinctement reconnu, 2) de diviser chaque problème en parties d’un problème afin de les réduire en questions simples qui peuvent être résolues avec certitude, 3) de commencer l’enquête sur chaque situation avec les parties les plus simples et les plus facilement identifiables, et d’arriver par déduction, conformément à un bon ordre, à la connaissance des parties les plus complexes, et enfin 4) de vérifier les acquis par résumés 17 « Descartes schafft mit der Auslegung des Menschen als Subjectum die metaphysische Voraussetzung für die künftige Anthropologie jeder Art und Richtung. » Martin Heidegger, « Die Zeit des Weltbildes », dans Holzwege, Frankfurt, Klostermann, 2003, p. 99. 18 Hans Blumenberg, Die Genesis der kopernikanischen Welt, Frankfurt, Suhrkamp, 1981. 19 « Table des principes de la philosophie » (OL, 671-690). La première ébauche de la « méthode » se trouve dans les Règles pour la direction de l’esprit (1628, 1701, OL, 37-119). 20 « Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours la même » (Règle I, OL, 37). Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 82 des étapes de pensée sans négliger aucun aspect du problème. Dans cette structure fondamentale, qui contient in nuce le principe du langage formel de la philosophie analytique développée au XIX e siècle par Gottlob Frege et Georg Cantor, la méthode philosophique admet deux formes de « connaissance 21 »: tout d’abord une expérience immédiate, sous la forme d’une « intuition » événementielle et pré-linguistique; puis la dérivation de cette expérience immédiate, sous la forme d’une « déduction » par la médiation logique, qui, autant que possible, soit indépendante de sa constitution langagière 22 . Suivant l’interprétation philosophique, les acquisitions du cartésianisme ont été soulignées comme suit: la réduction de la diversité aristotélicienne à exactement deux substances, à savoir la pensée (res cogitans) et la matière (res extensa); la démythologisation du ciel et la mécanisation du monde en tant que séquence unique (créée par Dieu) de mouvements calculables mathématiquement ; le caractère absolu de la raison humaine, au-delà duquel ni le monde, ni l’être ne sont concevables; la justification du sujet humain en tant que fondement de la conscience (de soi) et d’une connaissance pensante qui suit les règles d’une méthode systématique propre ; l’établissement d’une vision anthropologique du corps humain (en tant qu’« homme machine » ou « machine animale ») selon le principe du contrôle et de la possibilité de réparation des mouvements physiologiques; enfin, l’analogie épistémologique entre les concepts de l’essence, de l’existence, de la vérité et de la réalité, garanties par Dieu, c’est à dire la première connaissance immédiate du moi et le présupposé métaphysique du monde. La philosophie cartésienne, écrit Ernst Cassirer, « constitue la science générale des relations existantes, dans la mesure où elles sont capables de formuler une expression exacte 23 ». Ce trait logique et mathématique des 21 « Nous parvenons à la connaissance des choses par deux chemins, à savoir, par l’expérience ou par la déduction » (Règle II, OL, 41). « Or, par méthode j’entends des règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent attendre » (Règle III, OL, 46). 22 « Par intuition j’entends […] la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons » (Règle III, OL, 43). « Par déduction, […] nous entendons tout ce qui se conclut nécessairement d’autres choses connues avec certitude » (Règle III, OL, 44). « Les premiers principes ne peuvent être connus que par intuition […] les conséquences éloignées ne peuvent l’être que par déduction » (OL, 45, indications dans le texte). 23 Ernst Cassirer, Descartes. Lehre - Persönlichkeit - Wirkung, Hamburg, Meiner, 1995, p. 20. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 83 maximes a été fortement critiqué en philosophie. Il a été vu comme l’hypostase d’une pensée logique formelle accomplissant une « réification », c’est-à-dire une « égalisation dogmatique de la connaissance mathématique avec la connaissance en général 24 », ou au contraire, il a été perçu comme une « ontologie du monde en manque d’herméneutique 25 ». Dans ce contexte d’interprétations contradictoires des clartés cartésiennes, j’aimerais souligner, sans approfondir les objections, certaines caractéristiques langagières des textes fondateurs du logicisme, afin de problématiser la dialectique entre la forme philosophique et la forme littéraire de transporter la pensée à travers le langage. À cette fin, il faut d’abord préciser que la condition fondamentale du cogito cartésien, à savoir la situation d’un sujet humain dans une solitude absolue et soumettant le monde environnant d’objets et de phénomènes à un doute universel, peut aussi servir de toile de fond à « l’expérience existentielle 26 » de la modernité littéraire. L’expérience d’un acte de création auto-constitutionnel et souverain, au moins depuis le romantisme, comme l’a expliqué Maurice Blanchot 27 , est un point commun aux littératures européennes. Le poète (ou le « moi lyrique ») chez Mallarmé, ainsi que le narrateur chez Proust reconnaissent la grandeur et la gravité ontologique de la page vide comme point de départ absolu d’un acte d’écriture existentiel et créatif. Dans ce contexte, il est important de considérer que le « point archimédien » de la philosophie de Descartes, à savoir l’assurance de la certitude absolue de son être précédant tout acte de verbalisation, se révèle à travers une hypothèse fondée sur une fiction de l’esprit. Car le sujet cartésien, afin de s’affirmer en tant que premier recours en deçà du doute universel, doit commencer par s’imaginer que le monde des perceptions sensorielles soit une illusion complète. Le sujet projette sa pensée à partir 24 Cf. Vietta, Neuzeitliche Rationalität, p. 32. La notion de « réification » (Verdinglichung) vient de Georg Lukács. Hegel, le grand défenseur de la philosophie systématique, prend à partie le fondement mathématique de la métaphysique cartésienne, dans laquelle il voit « l’évidence d’une connaissance naïve et défectueuse ». G.W.F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, Werke 3, Frankfurt, Suhrkamp, 1986, p. 44, ainsi que Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Werke 20, Frankfurt, Suhrkamp, 1986, p. 126. 25 Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967, p. 95. 26 Vietta, Neuzeitliche Rationalität, p. 21. 27 Maurice Blanchot, « La littérature et l’expérience originelle », dans L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 313-333. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 84 d’une situation qui ressemble à un songe, selon la version orale 28 , ou à un acte de fiction, selon la version écrite. Dans le Discours, Descartes « raconte » comment il en est venu à faire l’expérience que tout le monde devrait faire au moins une fois dans sa vie 29 : « Je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes » (OL, 147). C’est la phrase qui précède la célèbre introduction à la vérité du cogito : « Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensait, fusse quelque chose » (ibid.). À ce moment précis de l’enchâssement textuel du point archimédien, il s’avère que le moi du cogito n’est pas exclusivement un moi transcendantal au sens de Kant ou de Husserl, pouvant être assimilé à un « on » impersonnel - « on pense, donc on est 30 ». En effet, il relève aussi d’un narrateur personnel à la première personne du singulier, définissant une situation littéraire et se référant à un monde autofictionnel ou (proto-)autobiographique. Descartes présente l’origine de sa pensée tel un « drame intellectuel extraordinaire 31 ». Et il intègre, dans l’expérience intellectuelle dramatisée, la « fiction épistémologique » d’un « homme, ou d’un monde, rendu possible par les seules lois du mouvement 32 ». Le but philosophique de la « référence ambiguë au moi 33 » est de créer une constellation communicationnelle, dans laquelle le lecteur est invité à saisir, dans la pratique, une expérience universelle théoriquement dépersonnalisée 34 . Comme l’explique Descartes dans sa « réponse aux secondes objec- 28 Voir les trois songes qui accompagnent la découverte des « fondements d’une science admirable » selon le témoignage d’Adrien Baillet (Vie de Monsieur Descartes, Paris, Table ronde, 1992). 29 Cf. le premier Principe de la Philosophie qui dit « que, pour examiner la vérité, il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute, autant qu’il se peut » (OL, 671). 30 « ‘Je pense donc je suis’ peut se dire ‘on pense donc on est’. Cela ne change rien. » Alain Badiou, Bedingungen und Unendlichkeit. Ein Gespräch mit Gernot Kamecke, Berlin, Merve, 2015, p. 39. 31 Paul Valéry, Les pages immortelles de Descartes, Paris, Corréa, 1949, p. 15. 32 Bertrand Binoche et Daniel Dumouchel, « Introduction », dans Passages par la fiction : expériences de pensée et autres dispositifs fictionnels de Descartes à Madame de Staël, Paris, Hermann, 2013, p. 8. 33 Caldicott, « Disguises of the narrating voice », p. 35. 34 La philosophie de Descartes est une « philosophie de la subjectivité [qui] se veut objectivement telle, en ce qu’elle a la prétention de valoir pour toute subjectivité ». Jean-Claude Pariente : « La première personne et sa fonction dans le Cogito », dans Kim Sang Ong-Van-Cung (éd), Descartes et la question du sujet, Paris, P.U.F., 1999, p. 37. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 85 tions » des Méditations (OL, 366-389), ceci est la raison de son recours au genre de la ‘méditation’, inspirée des Soliloques d’Augustin 35 . Ni le Discours, ni les Méditations, ne doivent donc être compris dans le sens traditionnel d’un traité savant. Il ne s’agit pas d’une proclamation de résultats scientifiques, mais de la création d’une situation de communication aussi directe que possible, dans le but de faciliter la compréhension d’une formation exemplaire de connaissances. Descartes lui-même décrit, après coup, le procédé de la manière suivante : Je me suis efforcé de rendre [les vérités que je dirai] également utiles à tous les hommes ; et pour cet effet, je n’ai point trouvé de style plus commode, que celui de ces conversations honnêtes, où chacun découvre familièrement à ses amis ce qu’il a de meilleur en sa pensé (Recherche de la vérité, OL, 881). Faut-il donc dire que la disposition narrative du texte n’est pas extérieure à la présentation et à la médiation de la philosophie, mais « reflète systématiquement la compréhension de la philosophie de Descartes et de sa méthode 36 » ? Du moins, l’interaction entre la communication d’une certaine forme de subjectivité et l’exposition exemplaire de la connaissance objective selon les « règles de la méthode philosophique », témoigne d’un lien fondamental entre la forme et le contenu dans le Discours et les Méditations. Il existe donc, si l’on accepte la distinction préconisée par la « philosophie de la littérature », des « formes de connaissance essentiellement non propositionnelles » dans une philosophie qui représente précisément le paradigme du mode de « l’argumentation propositionnelle 37 » au début de l’époque moderne. Or, ce masque littéraire du texte, où l’intégration de séquences systématiques de la pensée a recours à un récit stylisé avec des traits autobiographiques, peut-il être expliqué autrement que par le fait que le mode nouveau d’une auto-compréhension méditative a dû développer une forme générique propre ? Formellement parlant, le narrateur à la première personne du singulier décrivant, au début de la deuxième partie du Discours, comment il a vécu l’expérience de l’illumination par une Scientia mirabilis dans la nuit du 11 novembre 1619 dans la région d’Ulm ou de Neubourg-sur-le-Danube, au sud de l’Allemagne, ne diffère pas des critères techniques de l’autobiographie sécularisée moderne, qui se développera au 35 On peut penser aussi au Journal des motions intérieures d’Ignace de Loyola. Cf. Amélie Oksenberg Rorty, « Experiments in philosophic genre: Descartes’ Meditations », dans Critical Inquiry 9 (1983), p. 548. 36 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 54. 37 Ibid., p. 55. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 86 XVIII e siècle avec Giambattista Vico, Diego de Torres Villarroel et Jean- Jacques Rousseau: J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé ; et, comme je retournais du couronnement de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entretenir de mes pensées. (OL, 132) Cet ego qui, dans la suite du même récit, sera absorbé dans la formule universelle « Je pense, donc je suis », par quels critères se distingue-t-il de cet autre précurseur - non philosophique, mais littéraire - de l’autofiction moderne, à savoir le moi du personnage de Don Quichotte de la Manche lequel, avec sa phrase non moins célèbre: « Yo sé quién soy 38 », a donné quelques années auparavant son expression prototypique au roman européen moderne? Descartes lui-même, dans la cinquième partie du Discours, exprime une position critique (voire scolastique) à l’égard de la « fiction poétique » appartenant au monde de l’illusion et devant être ainsi séparée de la réalité. Descartes s’imagine le monde créé par Dieu tel un monde d’ordre clair et calculable, et non tel « un chaos aussi confus que les poètes en puissent feindre » (OL, 155). Et comme l’essence de l’être divin prévaut sur l’existence douteuse des êtres dans le monde, la composition ontologique des différentes parties d’un tel ordre doit être par principe supérieur à sa « représentation » produite, par exemple, par un peintre « dans un tableau plat » (OL, 154). Cette position est liée à la vision (également scolastique) exprimée dans la première Méditation, selon laquelle la perception des choses au moyen de couleurs, de formes ou de mots a le statut d’une réalité purement médiatrice et doit donc être située au même niveau d’existence que les idées d’un rêve: « Il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable » (OL, 269). Le paradoxe de la création philosophique de Descartes consiste donc en ce que les rêves fassent justement partie de la situation de base dans laquelle est fondée une science qui, dans un deuxième temps, doit conjurer ces mêmes rêves 39 . C’est peut-être la raison pour laquelle les « songes » qui 38 Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha, Madrid, Real Academia Española, 2004, p. 58. 39 Cf. Gilbert Boss, « Le songe d’une poétique philosophique (Les rêves de Descartes) », dans Dialectica 47 (1993), p. 199-216. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 87 entourent le récit de la découverte du cogito disparaissent dans la version écrite. Les couleurs et les formes - ainsi que les mots - peuvent être si précis et fidèles à la réalité, que le fait représenté peut effectivement coïncider avec elle; cependant, la vérification de cette concordance incombe à l’entendement immédiat « intuitu », par le biais de la pensée pure. C’est pourquoi la poésie - ou la fiction littéraire - n’a théoriquement pas à être considérée dans le système de Descartes. Il existe une force intrinsèque permettant d’exprimer des faits clairement et distinctement sans avoir recours à des mots exacts ou à une langue particulière : J’estimais fort l’éloquence, et j’étais amoureux de la poésie; mais je pensais que l’une et l’autre étaient des dons de l’esprit, plutôt que des fruits de l’étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que basbreton. (OL, 129) La rigueur de cette position s’explique par le scepticisme de Descartes vis-à-vis de la perception sensorielle, qui selon la fameuse contemplation du morceau de cire chauffée par le feu d’une bougie, ne peut fournir aucune certitude absolue à la pensée : « A proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens » (Méditation seconde, OL, 283). Contrairement à Platon dans le Timée et le Cratyle, où les représentations langagières en tant que phénomènes sensoriels « participent » au monde des formes et des idées pures, la « nouvelle langue 40 » chez Descartes, considérée comme moyen idéal de la pensée, se dissout dans l’événement de la connaissance elle-même : « On ne peut déduire que des choses des mots » (Règle XII, OL, 88). En théorie, la question de la transposition littéraire de la pensée est, selon le philosophe, un problème secondaire, puisqu’elle peut être comprise telle une question phénoménologique pouvant être, en principe, résolue par la nouvelle méthode 41 . Par ailleurs, néanmoins, même si la poésie pour Descartes enveloppe la réalité sous le couvert d’une « fable » et représente 40 Lettre à Mersenne, 20 novembre 1629 (OL, 911). En principe, Descartes est d’accord avec le projet de Galilée de construire un langage abstrait, mathématique, pour rendre compte des affaires de la nature, mais « en y regardant de près » ce n’est pas important, « car il n’y a que deux choses à apprendre en toutes les langues, à savoir la signification des mots, et la grammaire » (OL, 911). 41 Cf. la lettre à Élisabeth, 18 août 1645 : « Sénèque n’a pas clairement entendu ce qu’il voulait dire ; car, d’autant qu’on conçoit mieux une chose, d’autant est-on plus déterminé à ne l’exprimer qu’en une seule façon » (OL, 1198). Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 88 ainsi « un danger constant pour le savoir philosophique 42 », il s’avère nécessaire que la communication de la pensée - orale ou écrite - s’appuie sur certaines formes poétiques. La fable de la découverte de la science merveilleuse peut être considérée comme faisant partie d’un « processus d’auto-confirmation 43 » de la pensée à travers les publications successives. Outre le choix générique du récit, le philosophe utilise tout un arsenal d’images et de métaphores sélectionnées qui reviennent régulièrement dans ses œuvres. Ce sont, pour ne citer que les plus importantes: le droit chemin du voyageur (rectum iter), la vision architecturale de l’urbaniste, le plan de construction d’une ville, le fil de Thésée menant au « labyrinthe » (OL, 52) de la connaissance, les termes provenant de la sphère des lumières, le « lumen naturale », la luminosité, l’illumination et la clarté, ainsi que les « images liées à l’œil 44 » et à la perspective, lesquels, dans le sens de l’optique géométrique, forment la « base physiologique 45 » de la philosophie cartésienne. Toutes ces images servent d’expression « comparative » pour « rendre compte » de manière « saisissable » de l’approche méthodique à la connaissance. Comme les analystes du style cartésien l’ont relevé, l’usage des images et des métaphores dans le Discours fait lui-même preuve d’une certaine proportionnalité, car « le niveau d’abstraction de la pensée augmente au même degré que le niveau d’expérience de l’auteur 46 ». En dehors de cela, par rapport à la perspective de la relation entre la pensée et le langage chez Descartes, il s’avère que l’utilisation d’images poétiques ne sert pas uniquement à la clarification (plus ou moins réussie) d’un accès méthodique aux connaissances scientifiques. La force dialectique de la relation repose aussi sur le fait que Descartes, indécis entre une volonté de rester incognito et un désir croissant de reconnaissance, choisisse le dispositif littéraire du récit méditatif également dans le but de cacher certains résultats de sa philosophie. Le Discours de la méthode, qui ne constitue, en principe, qu’une introduction méthodique aux traités scientifiques de La dioptrique (sur la réfraction de la lumière), [D]es météores (sur les arcs-en- 42 Cassirer, Descartes, p. 76. 43 Françoise Hildesheimer, Monsieur Descartes ou La fable de la raison, Paris, Flammarion 2010, p. 227-228. 44 Hensch, Über den Stil in Descartes’ Discours, p. 40. « La puissance poétique de Descartes apparaît souvent dans les correspondances qu’il sait établir entre le monde visible et le monde mental. » Cahné, Un autre Descartes, p. 113. 45 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 73. 46 « Der Abstraktionsgrad wächst im Discours in gleichem Maße wie die Erlebnisintensität des Verfassers. Diese hängt wiederum direkt mit der Ausdruckskraft des Sprachbildes zusammen. » Hensch, Über den Stil in Descartes’ Discours, p. 26. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 89 ciel et les étoiles filantes) et de La géométrie (sur le calcul des lignes courbes et le système de coordonnées cartésiennes), « remplace » le Traité du monde et de la lumière que Descartes retient compte tenu de la condamnation de Galilée en 1633. Sachant que sa physique est diamétralement opposée à la conception scolastique de la nature et du monde, Descartes tente - par prudence et aussi par loyauté envers la foi catholique, à laquelle il ne renonce pas durant son long exil dans la Hollande réformée - d’obtenir le placet de l’Église et des « messieurs les doyens et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris » (OL, 257). L’auteur explique ce camouflage de la pensée par le fait que, en raison du rejet dogmatique de l’Église catholique, il a dû restreindre les découvertes de la physique résultant de la nouvelle méthode. Alors que cette dernière aurait pu paraître séduisante à la métaphysique orthodoxe, grâce à la preuve ontologique de l’existence de Dieu, il était néanmoins dangereux de contredire la physique aristotélicienne. Ce jeu de cache-cache, qui découle de la contradiction entre la physique (inacceptable) et la métaphysique (éventuellement acceptable), est clairement énoncé dans les lettres de Descartes adressées à son confident, Marin Mersenne : Je vous dirai, entre nous, que ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma physique. Mais il ne faut pas le dire, s’il vous plaît ; car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les approuver 47 . La littérature philosophique remplit donc chez Descartes une fonction de camouflage stratégique, qui peut s’exprimer aussi bien au travers de la célèbre devise: « hoc mundi theatrum […] larvatus prodeo 48 ». C’est un procédé méthodique, opté par le philosophe de la clarté, de camoufler sa pensée alors qu’il s’agit de toucher les points délicats, non seulement de la théologie, mais aussi de la morale ou de la politique. Descartes n’aime pas nommer les penseurs qui ont influé sur sa pensée: Isaac Beeckman, François Viète, Michel de Montaigne etc. 49 . Il rechigne à tirer les conséquences de la 47 Lettre à Mersenne, 28 janvier 1641 (OL, 1114). Néanmoins, du point de vue théologique, le philosophe ne voit aucune raison de rejeter sa pensée : « Il n’y aura, ce me semble, aucune difficulté d’accommoder la théologie à ma façon de philosopher » (OL, 1112). 48 « Sur ce théâtre du monde […] je m’avance masqué ». Descartes, Cogitationes privatae, dans Œuvres, éd. Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Vrin, 1964-1974, vol. 10, p. 213. Cf. la lettre à Mersenne, avril 1634, où le thème est varié, en faisant allusion à un vers d’Ovide (Tristae III 4, 25) : « Le désir que j’ai de vivre en repos et de continuer la vie que j’ai commencée en prenant pour ma devise : bene vixit, bene qui latuit […] » (OL, 951). 49 Schildknecht, Philosophische Masken, p. 72. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 90 mathématisation de la conception du monde par peur d’une « Metaphysikverlust » (perte de la métaphysique) 50 . Il « traite » la politique de manière indirecte, à travers la métaphore du « prudent législateur 51 », laquelle, utilisant la force comparatrice du modèle de la bonne méthode, semble supposer l’idée d’une utopie rationaliste. Mais c’est uniquement par le choix du registre linguistique, par le biais stylistique, que l’on parvient à cerner la position de Descartes sur la politique qui, officiellement du reste, est exclue des sciences et demeure « un domaine réservé, enveloppé dans le secret d’État, hors de portée du jugement des particuliers et hors d’atteinte de la philosophie 52 ». Pour Descartes, la relation entre le contenu pur de la pensée et sa médiation langagière s’avère donc être une dialectique spécifique, entre des intentions de clarification et de dissimulation, entre une mascarade stratégique et une stylisation didactique de soi. Tel est le résultat de la tentative du philosophe, cherchant à remplacer la situation de communication classique de la présentation des faits par une communication herméneutique de l’explication de faits vérifiables selon le modèle de l’expérience subjective. L’auteur ne pose pas de manière explicite la problématique de la contradiction épistémologique entre la connaissance pure et les différentes formes de représentation de la pensée par le langage. Néanmoins, sous le conflit de représentations exprimé en premier plan entre la clarification et la mascarade, se trouve une dialectique implicite renvoyant au problème fondamental des relations entre la littérature et la philosophie. Dans les termes de Descartes, cette dialectique implicite s’éclaire un peu plus si l’on examine la portée de la notion de « pensée ». Car l’acte de penser - la pensée - est pour Descartes le concept de la seule chose ou de la seule circonstance qui existe sans aucun doute. Ceci est exprimé par la relation d’équivalence fondamentale du cogito : je n’existe que dans la mesure où je pense. Et parce que je pense, je sais que j’existe. Il en résulte cependant que tous les mouvements de l’existence humaine sont couverts par ce terme de « penser », c’est-à-dire, tout d’abord, l’entendement, le doute et la volonté, 50 Vietta, Neuzeitliche Rationalität, p. 8. 51 « Ainsi je m’imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s’étant civilisés que peu à peu, n’ont fait leurs lois qu’à mesure que l’incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu’ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur » (Discours de la méthode, 2 e partie, OL, 133). 52 Jean-Pierre Cavaillé, Le politique révoqué : notes sur le statut du politique dans la philosophie de Descartes, San Domenico di Fiesole, European University Institute 1986, p. 20. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 91 mais a posteriori aussi l’imagination, la sensation et le langage. Cette extension du terme de « penser » est explicitée dans les « définitions » qui se trouvent dans les « secondes réponses » aux objections des Méditations : Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous, que nous en sommes immédiatement connaissants. Ainsi toutes les opérations de la volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens, sont des pensées 53 . Vu sous cet angle, l’acte de penser en tant que tel, isolé et basé sur la notion d’une première intuition, sous-tend toute idée de contenu véhiculé par le langage : Par le nom d’idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées, par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées. En telle sorte que je ne puis rien exprimer par des paroles, lorsque j’entends ce que je dis, que de cela même il ne soit certain que j’ai en moi l’idée de la chose qui est signifiée par mes paroles. (OL, 390) Ce qui est dit dans les termes d’« idée » et de « pensée » est un phénomène événementiel et auto-constitutionnel. Il correspond par-là à une idée des sciences littéraires recherchée par l’esthétique du romantisme, qui consiste en un processus de verbalisation progressive de pensées déjà existantes, créées à l’origine par l’événement d’une inspiration immédiatement convaincante. Le cogito ressemble ainsi à la situation de l’« éblouissement » que rapporte Jean-Jacques Rousseau dans le récit autobiographique de ses Confessions, lorsque, à la fin de l’été 1749, sur le chemin de la prison de Vincennes afin d’y rendre visite à Diderot, il comprend subitement le fondement de toute sa théorie sociale 54 . Ainsi le problème de la relation entre la pensée et le langage comporte deux aspects qui forment un cercle. D’une part, le langage, en tant que 53 « Raisons qui prouvent l’existence de Dieu et la distinction qui est entre l’esprit et le corps humain disposées d’une façon géométrique » (OL, 390). La deuxième Méditation donne la définition suivante : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » (OL, 278). Par ce procédé de ‘subjectivation’, par ailleurs, Descartes suit le fondement ontologique - parménidien - de l’équivalence entre la pensée (humaine) et l’être (humain). Cf. Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988, p. 49. 54 « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c’est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières [...] ». Jean-Jacques Rousseau, Lettres à Malesherbes, dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1135. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 92 transformation subséquente des pensées en mots, est mis au défi par l’événement initial de telle sorte qu’il doit s’efforcer, ne serait-ce que de manière approximative, de « saisir » l’idée originale. D’autre part, les actes linguistiques - et donc toutes les facultés qui y sont associées, à savoir l’idéation, l’imagination, la perception sensorielle et la mémoire - font partie de l’activité pensante en tant qu’expérience existentielle humaine. A travers cette argumentation circulaire, qui est également la forme de la preuve ontologique de l’existence de Dieu 55 , il faut donc admettre qu’il existe une sorte d’effet rétroactif sur les choses de la part du pouvoir inhérent aux mots d’une langue. Comme il a été mentionné précédemment, il existe une force intrinsèque des phénomènes langagiers. Descartes assume ce point lorsqu’il déclare que le sujet, par sa volonté pure, ne peut pas forcer l’existence des choses qui se trouvent en dehors de lui. « Ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses » (OL, 313), écrit Descartes dans la cinquième Méditation concluant les arguments sur l’existence de Dieu. Cela induit, a contrario, que, sans les mots qui donnent au sujet pensant une certaine idée des choses existantes en dehors de lui, la pensée s’effondrerait. On peut conclure que les mots et les choses existent d’eux-mêmes dans une certaine mesure - en tant que créations de Dieu - et que, dans la mesure même où ils sont saisis par une perception sensorielle trompeuse, ils peuvent être considérés comme des connaissances vérifiables selon les règles de la méthode « pour bien diriger l’esprit ». Le problème du langage ne touche pas à l’existence des coordonnées de base de la pensée qui, malgré le doute fondamental, peuvent revendiquer une validité générale, ainsi que les notions d’espace, de mouvement et d’expansion et, indépendamment de celles-ci, les idées de situation, de mesure et de proportionnalité. Néanmoins, quand les idées émergent des « images de choses », leur véracité ou la correspondance entre l’idée et l’être est à vérifier par l’entendement subjectif 56 . La répercussion des mots sur la (re)connaissance des faits, qui deviendra - au plus tard avec le mouvement de l’art pour l’art - une condition fondamentale de la théorie esthétique moderne, se peut constater jusque 55 « Par le nom de Dieu j’entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les choses qui sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites » (OL, 294). 56 « Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idée […] Or la principale erreur et la plus ordinaire qui s’y puisse rencontrer, consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont semblables, ou conformes à des choses qui sont hors de moi » (OL, 286-287). Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 93 dans la construction des concepts cartésiens. Car, alors que la méthode par rapport aux choses simples consiste à laisser entraîner l’idée par la pure observation 57 , plus les choses sont compliquées, plus le pouvoir imaginatif joue un rôle décisif dans la cognition. En revanche, les choses les plus compliquées sont caractérisées par des contradictions qui doivent être surmontées, comme le souligne Descartes, soit en « reconnaissant » le sens correct des mots et des phrases, soit, si besoin est, en changeant la langue, pour qu’elle s’applique mieux à la signification des choses 58 . Dans ce contexte précis, il n’est pas contradictoire d’affirmer, comme le fait Descartes dans ses Cogitationes Privatae écrites en latin, que, de temps en temps, « les pensées les plus lourdes de sens se trouvent dans les écrits des poètes plutôt que dans ceux des philosophes ». La raison en est que les poètes ont écrit avec enthousiasme et imagination : « Nous avons en nous l’étincelle de la connaissance, comme dans une pierre à feu : les philosophes l’enflamment par la raison, les poètes, par l’imagination, pour qu’elle brille plus fort 59 ». Est-ce qu’on lit donc le fondateur de la philosophie rationnelle à rebours, si l’on comprend la constitution langagière des textes - les images stylisées de même que l’arrangement méditatif et autofictionnel du récit - comme une partie intégrante de l’explication de la philosophie moderne et de son sujet réflexif ? Je pense que ce n’est pas le cas. Si l’on considère la dialectique entre les aspects de clarification et de mascarade dans la représentation conceptuelle de la pensée en tant que problème phénoménal cohérent, deux voies se présentent pour solutionner la question ontologique. Car ontologiquement, le cogito implique de nommer le lieu à partir duquel le sujet pensant pense qu’il est : « ubi cogito, ibi sum 60 ». D’une part, le langage littéraire des écrits cartésiens a pour tâche d’illustrer les étapes des 57 « La méthode, dans les choses de moindre importance, n’est généralement que l’observation constante de l’ordre qui existe dans la chose elle-même, ou de celui qu’on a ingénieusement imaginé » (OL, 70). 58 Voir par exemple l’explication de « l’usage nouveau du mot intuition » selon la troisième Règle : « Je déclare ici d’une façon générale que je ne m’occupe pas du tout de quelle manière ces expressions ont été employées ces derniers temps dans les écoles, parce qu’il serait très difficile de se servir des mêmes noms en ayant des idées très différentes » (OL, 44). 59 « Mirum videri possit, quare graves sententiae in scriptis poetarum, magis quam philosophorum. Ratio est quod poetae per enthusiasmum et vim imaginationis scripsere: sunt in nobis semina scientiae, ut in silice, quae per rationem a philosophis educuntur per imaginationem a poetis excutiuntur magisque elucent. » Descartes, Cogitationes privatae, vol. 10, p. 217. 60 « La connexion de l’être et du lieu fonde la radicale existence de l’énonciation comme sujet ». Badiou, « Descartes/ Lacan », dans L’être et l’événement, p. 471. Gernot Kamecke PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 94 événements qui suivent l’inspiration immédiate, c’est-à-dire d’exprimer ce que cela signifie quand quelque chose est « clairement et distinctement » reconnaissable dans un monde. D’autre part, il a pour tâche de combler, par le pouvoir significatif propre des mots, les contradictions inhérentes à des pensées qui ne parviennent pas à s’orienter exactement dans le monde. Dans beaucoup de cas, ces deux aspects ne sont que les deux faces d’une même médaille. Au niveau du style de l’écriture cartésienne, au-delà des métaphores de l’illumination et du droit chemin, cette dialectique peut se retrouver jusqu’aux constructions chiasmiques des phrases 61 . Car le chiasme, l’emphase croisée des antithèses, est chez Descartes un principe dynamique du mouvement de rétroaction des contradictions conceptuelles, partant d’extrêmes respectifs pour aboutir à un centre figuratif, lequel peut être compris comme un espace vide où le langage, recouvert du pouvoir contrastant de la pensée, réagit à la représentation du contenu et fournit une certaine énergie d’expression. C’est exactement ce qui se passe dans le « récit » du cogito. Afin de conclure sur une perspective historique, on peut dire que, comme plusieurs critiques l’ont remarqué 62 , les moments fondamentaux de la méthode cartésienne peuvent être compris en tant que base conceptuelle des idéaux du classicisme français, tels que l’idéal esthétique de la vertu, la persévérance invincible, la primauté de la réflexion sur les passions, la bienséance et la rigueur des lois esthétiques fondées sur la recherche de la perfection. La « législation » de la poésie classiciste - L’art poétique de Nicolas Boileau - peut alors se ramener à la conception cartésienne de la raison, de la même manière que les grands projets de théâtre chez Pierre Corneille 63 ou la « prose littéraire » chez La Rochefoucauld, La Bruyère ou Fontenelle 64 . Néanmoins, avec les Lumières, à partir de Montesquieu, qui est aussi un grand lecteur de Descartes, commence une époque qui reprend la face 61 Le chiasme deviendra la figure emblématique du style de Jean-Jacques Rousseau, qui aborde le problème du langage et de la pensée un peu plus d’un siècle plus tard. Cf. Gernot Kamecke, « Poetologie der Privation. Zur Philosophie des literarischen Stils im Werk von Jean-Jacques Rousseau », dans Maud Meyzaud (éd.), Arme Gemeinschaft. Die Moderne Jean-Jacques Rousseaus, Berlin, B-Books, 2015, p. 188-212. 62 « Toute grande construction méthodique s’établit selon les règles cartésiennes ». Lanson, « L’influence de la philosophie cartésienne », p. 538. « Le genre classique français peut s’expliquer comme expression esthétique de la doctrine cartésienne ». Krantz, Essai sur l’esthétique de Descartes, p. III-IV. 63 Cassirer, « Descartes und Corneille », dans Descartes, p. 71-117. 64 Carlo Borghero, « Razionalismo cartesiano, anti-Rinascimento e classicismo », dans Interpretazioni, categorie, finzioni: narrare la storia della filosofia, Firenze, Le Lettere 2017, p. 6-15. Descartes narrateur littéraire PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0004 95 cachée de la philosophie en soulignant le pouvoir spécifique du langage inhérent à l’auto-conception d’une écriture souveraine. C’est avec elle que se développera la littérature moderne et post-moderne dont la pratique consiste à écrire des mots et des phrases qui répercutent à partir d’un événement et en viennent à nommer le lieu d’une projection initiale. Dans cette perspective, même après les Lumières, la pensée littéraire de la littérature s’avère être une projection cartésienne. PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 L’originalité de la description du système des eaux dans le Traité de l’immortalité de l’âme de Théophile de Viau J ÜRGEN K OHLS Le Traité de Théophile est passé, pendant longtemps, pour une œuvre sans grand intérêt parce que sans originalité 1 . Cependant, J.P. Chauveau et M. Folliard ont mis en évidence son apport esthétique et idéologique 2 . En analysant minutieusement comment Théophile a remanié le texte-source 3 « sous les auspices de l‘équivoque 4 », M. Folliard a définitivement donné une réponse positive à la question, longuement discutée depuis le procès contre Théophile 5 , de savoir si le Traité peut être réellement affilié au Libertinisme 6 . 1 C’était dû au fait que le Traité était considéré comme simple traduction ou paraphrase du Phédon de Platon. - Nous citons le Traité d’après l’édition critique de G. Saba, Théophile de Viau, Œuvres complètes, t. 1, H. Champion, Paris, 1999. 2 J.-P. Chauveau, « Le Traicté de l’Immortalité de l’Ame, ou la Mort de Socrate », dans Théophile de Viau, Actes du Colloque du CMR 17, offerts en hommage à Guido Saba, édités par Roger Duchêne, Paris et al., Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17, 65 », 1991, p. 45-61. (Pourtant sa constation que le Traicté est « une véritable, attentive, scrupuleuse traduction de Platon » (art. cit., p. 54) est trompeuse ; M. Folliard, « Le Traicté de l’immortalité de l’âme de Théophile de Viau, ou les voix du traducteur », dans Libertinage et philosophie au XVII e , no 11, Le Libertinage et l’éthique à l’Âge classique, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2009, p. 71-116. 3 Selon Folliard (art. cit., p. 74 et passim), c’est la traduction latine de Jean de Serres. 4 Id., art. cit. 5 Dans ce procès, Garasse et Molé ont essayé de le confondre en l’accusant du ‘crime’ d‘être libertin, son Traité devait servir de preuve. Cf. S. van Damme, L’épreuve libertine : morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 75 et 193. 6 Cf. J.-L. Bailly, « Modèles chez Théophile de Viau Prosateur », dans C. Balavoine et al., Le modèle à la Renaissance, Paris, Vrin, 1986, p. 143ss. ; Chauveau, art. cit., Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 98 Sur le plan poétique, la description du système des eaux dans le Phédon de Platon 7 a dû être pour Théophile d’un intérêt particulier 8 : elle lui offre un cadre propice pour déployer son univers d’images et sa fantaisie verbale ; et elle lui permet de développer sa conception de la nature. Pour souligner l’importance de son évocation des quatre grands fleuves, il l’a mise en relief en la versifiant 9 . Si l’on se propose de déterminer l’originalité de Théophile, il faut évaluer la différence avec le texte de référence qui pourrait être l’original grec, une traduction latine de M. Ficino respectivement de J. de Serres, ou une traduction française, p.e. celle de L. Le Roy qui suit de près Ficino. 10 Supposer, comme semble le faire encore A. Lanavère 11 , que Théophile ait utilisé le texte grec, nous paraît plus que problématique. 12 Dans le cadre de la description du Tartare, Théophile emprunte fundamentum-firmamentum au Fedone pour en faire la rime plate fondement-firmament. On y trouve d’autres emprunts directs, en particulier la métaphore centrale « vase 13 ». Un tel procédé rend plausible - ce qui a p. 46ss. ; Saba 277 ; van Damme, op. cit., p. 79 ; en particulier Folliard, art. cit. - On rencontre encore l’opinion que « […] the definition of libertin remains notoriously problematic ; » (A. Horsley, « Strategies of accusation and self-defence in the trial of Théophile de Viau (1623-1625) », dans Papers on French Seventeenth Century Literature, XLIII (2016), p. 165. 7 Platon, Phédon, présentation et traduction par M. Dixsaut, Paris 1991, p. 298-302. 8 Cf. Saba (XXXIV): « son imagination de poète avait été comme ‘allumée’ » ; pour s’en convaincre il suffit de prendre en compte la dernière partie de sa « paraphrase » qui traite « de manière suggestive des thèmes se rapportant à la nature. » (Saba XXXIV). Il ne donne pas plus de précisions sur la description des quatre grands fleuves. J. Kohls (Aspekte der Naturthematik und Wirklichkeitsauffassung bei Théophile de Viau, Saint-Amant und Tristan L’Hermite, Frankfurt, Peter Lang, 1981, p. 30ss.) en a relevé quelques caractéristiques. 9 « La seule partie du texte platonicien que Théophile a choisi de traduire directement et intégralement en vers, est le mythe de la terre et des quatre fleuves [...] » (Chauveau, art. cit. p. 58). 10 Chauveau (art. cit., p. 54s.) suppose que Théophile ait pu se servir de la traduction de Ficino ou de Jean de Serres et « à l’occasion » de celle de Le Roy. 11 « Bon helléniste, comme le prouve sa traduction paraphrasée et ornée de vers du Phédon de Platon [...] », A. Lanavère, « Théophile de Viau, imitateur des anciens », XVII e Siècle, 2011 (n o 251), p. 397. 12 Il est certain qu’il maîtrisait le latin. Il a même écrit des textes en latin, p.ex. Larissa dans Théophile, op. cit., p. 265-271. Par contre, nous ne sommes pas sûrs en ce qui concerne ses connaissances en grec. 13 Saba 107s.; Marsilio Ficino (Omnia divini Platonis opera […] Basileae, 1546, p. 517) traduit α et α α par uas pensile et Loys Le Roy (Le Phedon de Platon traittant de l’Immortalité de l’Ame […], Paris 1553, p. 218) par « vaisseau L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 99 déjà été montré 14 - le fait que le Fedone doit être considéré comme textesource du Traité 15 . Pour confirmer notre supposition que Théophile se rapporte vraiment à Ficino, il y a, dans la description des eaux, d’autres indices : le plus frappant se trouve dans l’évocation du Pyriphlégéton, du fleuve de feu, d’où sortent des coulées de lave dangereuses : « en tous les points où elles rencontrent la Terre, ses laves crachent sur elle des fragments. » (Dixsaut 301) - Ficino traduit : « cuius [sc. fluuii] riui quidam inde uelut euulsi quacunque terrarum contigerit manant » (Ficino 518) et d’après lui Le Roy: « fleuue » « dont sont tirez plusieurs ruisseaux, qui s’epandent par la terre » (Roy 221). Ficino (et encore plus Le Roy) minimise donc le phénomène. Théophile reprend cette idée et la renforce considérablement : il en brosse la description d’une nature idyllique qui est complètement contraire au texte grec. Une telle insertion lui permet d’établir un contraste très vif, d’un côté, entre le fleuve de feu 16 , et, de l’autre, le Cocite 17 . Ce procédé convient parfaitement à son programme stylistique des oppositions lequel est fondamental pour la description des eaux 18 et, en plus, à sa volonté d’évoquer un monde merveilleux : le spectacle très varié d’une nature qui se comporte comme un être vivant débordant de force et de vitalité. Avant d’aborder l’évocation du système des eaux, Platon résume brièvement ce dont Socrate vient de parler : « Telle est donc la nature de la Terre pensile » ; en revanche, Dixsaut 299, L. Robin (Platon, Œuvres complètes, t.IV, 1 re partie, Paris, 1957, p. 92) le traduisent par « oscillation » ; F. Schleiermacher (Platon, Phaidon […], bearbeitet von D. Kurz, griechischer Text von L. Robin und L. Méridier, deutsche Übersetzung von F. Schleiermacher, Darmstadt, 1974, p. 185) par « Schaukel » (balançoire). Dans la traduction de Ficino de 1522 (Platonis opera Marsilio Ficino traducta […], bei Badaeus, Basel), il y a, à la place de uas, suspendiculum (FO.CC.). 14 J. Kohls, op. cit., p. 31ss. 15 Il est étonnant que Saba, dans son édition critique du Traité, ne mentionne pas Ficino. 16 Le contraste très marqué avec la scène idyllique à la fin de la description du Pyriphlégéton ne se situe pas, comme chez Ficino, au niveau de la nature bordant le fleuve (« in locum erumpit ferum & asperum »), mais, ce qui est typique de Théophile, dans le fleuve lui-même, qui se comporte comme un être vivant très violent (« le cours d’abord fluctueux/ Est fier, grondant, impétueux,/ Et rien que son flot ne l’excite », Saba 109). 17 Théophile introduit donc une opposition supplémentaire à celle qui existe (déjà chez Platon) entre le Pyriphlégéton et le Cocyte. 18 Cf. Kohls, op. cit., p. 34s. - Chauveau (art. cit., p. 57) signale la « théorie des contraires », la « vision antithétique de l’âme prisonnière du corps et de l’âme dégagée de l’emprise des sens ». Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 100 dans son ensemble et de ce qui l’environne. » (Dixsaut 298). Ficino, en revanche, semble montrer une certaine tendance à considérer la nature comme une force, comme natura naturans : « Itaque uniuersam terram sic natura institutam, & quae circa eam sunt, similiter tradunt. » (Ficino 517). Après la description des eaux, Platon donne, à nouveau, une sorte de conclusion : « Voilà donc exposée la nature de ces différents lieux. » (Dixsaut 302). Et Ficino, également ici, s’éloigne de Platon dans la direction indiquée plus haut : « Cum uero haec ita natura disposita sint [...] 19 ». Théophile, de son côté, renforce encore cette tendance : « Le grand conseil de la nature/ L’ayant ainsi bien ordonné […] » (Saba 110). La nature donne l’impression d’agir en toute indépendance. Aussi trouvons-nous, à plusieurs reprises, une telle notion, dans le contexte qui précède la description des eaux : « [...] le pouvoir,/ Et la volonté de nature. » (Saba 105) - « […] une âme […] sort par la nécessité/ Du grand ressort de la nature/ Par qui tout est ressuscité. » (Saba 97s.) 20 . Chez Ficino, nous ne trouvons aucune indication à laquelle on pourrait rattacher une telle conception de la nature. Elle est vraiment l’originalité de Théophile 21 . Pour lui, cette force de la nature est incarnée par les eaux. Sa description est, contrairement à celle de Ficino (et de Le Roy) un texte poétique 22 . Il consiste en 16 strophes avec 10 octosyllabes et un agencement continu des rimes 23 ; riche en moyens prosodiques et rhétoriques, il se caractérise par une langue rythmée. Et avant tout : la veine poétique de Théophile abonde 19 Le Roy est ici plus proche de Platon que de Ficino : « Ces choses estans ainsi disposées [...] ». (Roy 224) 20 La notion de la nature comme force apparaît souvent, p.ex. : « Et le creux d’un séjour si beau/ Qui s’emplit de l’air et de l’eau/ Que toujours la nature y verse […] » (Saba 104). 21 Horsley (art.cit, p. 165) voit dans la poésie de Théophile beaucoup d’exemples pour « unorthodox views on Nature », mais il ne parle pas ici du Traité. 22 La constatation de Chauveau (art. cit., p. 54) qu’il y a une grande distance entre la « prose archaïque » de Le Roy et la « langue élégante et moderne du Traicté » se rapporte au Traité entier, mais pourrait être appliquée en particulier à la description du système des eaux. Folliard (art. cit., p. 76) parle de « rhétorique de la varietas » qui « s’inscrit dans un horizon d’attente mondain » par laquelle le Traité se distingue de son texte-source. - Y. Giraud, par contre, (« La facture du vers chez Théophile », dans Théophile de Viau, Actes du Colloque du CMR 17, op. cit. p. 86) veut appliquer aux « passages versifiés » du Traité ce que Théophile dit de sa manière de faire de la poésie en général : Il écrit « confusément », n’a pas le temps « de bien polir les vers ». En vérité, ce n’est rien qu’un topos. Et de toute façon, pour la description des eaux, ce n’est sûrement pas juste : « […] la partie finale en vers est souvent digne de ses poésies les plus réussies. » (Saba XXXV) 23 Une rime plate comme ‘pivot’ est entourée de rimes embrassées. L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 101 en une variété d’images, tandis que Ficino, prosateur philosophique, préfère, la plupart du temps, désigner les faits et évènements directement. En plus, il met en relief l’explication de certains phénomènes par des formules telles que « haec est causa », qui pour Théophile paraîtraient probablement trop lourdes 24 . Pour désigner le Tartare il emploie ‘vase’ immédiatement comme métaphore (Saba 107) et non pas, ce que fait Ficino, d’abord comme comparaison (Ficin 517) 25 . Quant au contenu, Théophile suit Ficino dans les grandes lignes. Mais, d’un côté, il raccourcit, simplifie ou supprime plusieurs éléments et d’un autre côté, il en développe certains pour leur donner plus d’importance ; ce qu’indique déjà le nombre des mots : 956 chez Théophile contre 743 respectivement 784 chez Ficino et Le Roy. On a l’impression qu’il ‘gonfle’ (surtout pour des raisons prosodiques) quelques données par des hyperboles, des mythologèmes et d’autres ‘décors mobiles’. Pourtant, on ne peut pas toujours déterminer avec certitude si quelque chose est un simple ‘remplissage’ ou a une fonction descriptive, par exemple quand « cyneus » (comme épithète de Cocyte) devient chez Théophile « entre bleu, rouge, & noir » (Saba 106) ; ce qui pourrait être dû à son intention d’augmenter, dans sa peinture, diversité et couleur 26 . La description du système des eaux fait partie du « Mythe du destin de l’âme après la mort » dont Schleiermacher souligne la structure en ajoutant des titres : « Le système des fleuves souterrains » est succédé par « Le destin des âmes après la mort 27 » et précédé par « La vraie terre 28 ». Celle-ci, l’homme ‘normal’ ne la connaît pas ; seulement le philosophe y a accès. Sur cette « plus excellente terre,/ Pleine de douceur et de paix » (Saba 100), l’homme mène une vie bienheureuse 29 . Théophile développe l’idée de la beatitudo de Ficino‚ per viam negationis à l’aide d’une énumération d’éléments du « paysage funèbre » : « prison, peste, poison, fers, précipices » 24 Cf. aussi : Quand Ficino explique pourquoi la terre reste fixe, il emploie « primo » que Théophile reprend dans la partie en prose (« premièrement » [Saba 99]), mais qu’il omet dans celle en vers. 25 Ficino emploie d’abord la comparaison veluti uas pensile et seulement plus tard id uas pensile (Ficin 517). Cf. aussi dans le passage cité in extenso (infra, p. 5) : velut in crateres par rapport à « vaisseaux » comme métaphore. - Les poètes français du baroque donnent, par rapport à la comparaison, « un rang de précellence à la métaphore ». (F. Hallyn, Formes métaphoriques dans la poésie lyrique baroque, Genève, Droz, 1975, p. 23). 26 Cocyte perd ainsi son « bleu glacé et terrible » (Dixsaut 176). 27 « La partie « géographique » et « hydrographique » du mythe est inséparable du thème de la destinée des âmes. » (Dixsaut 170) 28 Schleiermacher, op. cit., p. 171ss. 29 Id., op. cit., p. 183. Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 102 (Saba 106). Si l’on se rappelle le contexte du Traité, on croit percevoir des réminiscences autobiographiques 30 . Tandis que Ficino, comme Platon, insiste à marquer très nettement la séparation entre le pays des bienheureux et la sphère souterraine des eaux, Théophile estompe leur limite. À la différence de Ficino, il nous fait oublier que quelque chose se passe sous terre : il ne cherche pas d’indications qui puissent correspondre à per subterranea [loca] ou sub terra (inséré deux fois à court intervalle). A la rigueur, il emploie par exemple pour in locum inferiorem [delabitur] (Ficino 517) les adverbes déictiques là, ici, ici (Saba 106), qui conviennent tout à fait à la situation qu’il décrit : le spectateur semble regarder la scène à partir d’une position un peu élevée et fait remarquer certains phénomènes ; il est fasciné par le spectacle qui s’offre à sa vue. - Alors que Ficino souligne aussi que le système des eaux appartient à un autre monde que le nôtre : « quam sit regio a nobis culta - hiatum angustiorem habentia nostra hac regione - ampliora quam nostra. » (Ficino 517), Théophile se contente de dire : « Ils [sc. canaux respectivement fossés] diffèrent de ceux d’ici. » (Saba 106) Dans cette logique, il laisse également de côté la plupart des indications géographiques et topographiques 31 que Ficino, à l’égal de Platon, se plaît à donner sobrement et avec grande minutie. Prenons comme illustration le début de la description du système des eaux : esse praeterea in ipsa per eius concauitates loca in circulum multa, partim quidem profundiora, atque ampliora quam sit regio a nobis culta, partim uero profundiora quidem, sed hiatum angustiorem habentia nostra hac regione : esse & alicubi minus profunda, sed ampliora quam nostra.Haec autem omnia[sc.loca] sub terra sibi inuicem obuiare, atque irrumpere multis undique modis, tum per angustiora, tum per ampliora, discursusque habere & exitus quibus magna aquarum copia ex aliis in alia uelut in crateres confluat 32 . (Ficino 517) 30 Théophile se trouve dans une situation extrêmement difficile : exile, menace de mort (cf. Chauveau, op. cit., p. 50). 31 Ficino donne des indications topographiques précises. Théophile les omet complètement ou les résume : « par les chemins divers » ou « par mille recoins » (Saba 108). 32 Cf. la traduction de Le Roy : « Oultreplus y auoir es concauitez d’icelle plusieurs lieux en circuit, les vns plus profonds, et plus amples que la contrée ou nous habitons : les autres qui sont aussi plus profondz, mais ilz ont l’entrée plus estroitte que noste region, aucuns moindres en profondité : mais beaucoup plus larges que les nostres. Ces lieux s’entrerencontrer soubz la terre, & penetrer les vns dedans les autres en plusieurs manieres par leurs destroitz & largeurs : & auoir des L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 103 Que l’eau coule, Ficino en parle seulement à la fin. Si Théophile mentionne aussi différentes formes de cours d’eau, il le fait d’une façon très sommaire et surtout, il montre l’eau tout de suite en action : Des canaux de diverses sortes Retiennent des eaux là-dedans, D’où saillent des ruisseaux grondants, Par les plis de leurs veines tortes. [...] Là mille merveilleux ruisseaux Changent l’un l’autre de vaisseaux, Ils mêlent mille fois leur course, […] (Saba 106) Un pendant à ce petit tableau idyllique qui pourrait faire partie de la description d’un parc 33 , nous le rencontrons comme ‘corps étranger’ 34 - dans le cadre de l’évocation du Pyriphlegeton : Du sein de ses fangeux torrents Mille petits ruisseaux errants, Par des conduites incertaines, Reglissent dans ce lieu profond, Et par toute la terre font Des ruisselets et des fontaines. (Saba 109) Ces cours d’eau ont quelque chose de gai et d’enjoué ; en plus, ils donnent l’impression de ‘liquéfier’ le solide 35 . Avec cela, ils ne paraissent pas seulement en un mouvement perpétuel, mais aussi comme ‘dynamisés’. conduitz et issues, par lesquelles l’eau coule des vns aux autres, comme en quelques bassins. » (Roy 218) 33 Dans les deux cas, on pourrait croire qu’il s’agit de jeux d’eau installés dans une nature domestiquée. Ce qui y contribue à cette impression, c’est l’emploi répété de canaux, terme qui reprend concauitates. Ces canaux ont une forme variée, ils sont larges, étroits, profonds et « [L]eur embouchure est toute ronde. » Chez Ficino, il est vrai, nous trouvons aussi l’indication in circulum, mais celle-ci se réfère à la position des concauitates, non pas à leur forme. Des éléments d’un parc, on les a trouvés plusieurs fois, in concreto ainsi que métaphorice, et particulièrement parlants dans l’emploi de ‘vase’ pour désigner le Tartare qui, d’ailleurs, est aussi appelé canal. 34 Celui-ci est dû à l’inexactitude de Ficino ; cf. supra, p. 3. 35 C’est ce que suggèrent les épithètes « errants » et « incertaines » ainsi que le verbe ‘reglisser’. La notion de l’écoulement est intensifiée par le procédé prosodique : la longue phrase ‘parcourt’ souplement les six vers pour aboutir à ceux reliés par enjambement. Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 104 La nature produit l’effet d’être peuplée d’êtres vivants avec, au cœur de la terre, le Tartare, le centre de force d’où part la vie intense. Comment faut-il imaginer le Tartare chez Platon ? Pour Baensch c’est « une trouée verticale » qui traverse tout le globe. Robin, de son côté, le voit comme « une cavité centrale », « une sorte de noyau aqueux 36 ». Ficino semble plutôt aller dans le sens de Baensch : le Tartare est « [hiatus] maximus » « perque uniuersam terram traiectus & patens », « barathrum stat sub tellure » ; Théophile, lui, met l’accent sur la notion de la ‘cavité’ : il parle du « centre de cette terre » (Saba 106) et répète plusieurs fois « cave » et « vase » (Saba 107). Mais, en vérité, Théophile ne se détache pas complètement de Ficino 37 . Dans ce vase géant, tel qu’on doit s’imaginer le Tartare chez Théophile, les eaux, planant , se trouvent en équilibre. Depuis le haut jusqu’à la base, L’un dedans l’autre reversés, Ces fleuves sont tous balancés Dans un profond et large vase, Qui penche indubitablement De tous côtés également. (Saba 106s.) Théophile reprend ici « [Flumina] sursum deorsumque ferri ueluti uase pensili quodam sub 38 terram posito », le développe en indiquant la consistence de l’eau et en accentuant qu’elle flotte librement : Cette masse d’eau passagère, Dans ce vase ainsi suspendu, Ni trop serré, ny trop fendu, N’est ni pesante, ni legère […] (Saba 107) À la différence de Ficino qui se contente de mentionner que l’eau coule dans le ‘réceptacle’ et en ressort (« In hoc utique receptaculum omnia confluunt flumina, atque inde rursus effluunt »), l’idée d’équilibre, chez Théophile, est essentielle. Pour la concrétiser il emprunte à Ficino (ce que nous avons déjà signalé) presque littéralement un fragment de phrase - « quod hic humor nec fundamentum habet nec firmamentum » - pour l’intégrer comme rime plate au milieu d’un dizain : « Cette humeur est sans fondement/ Comme aussi sans nul firmament. » (Saba 107) Théophile donne à fondement/ firmament une qualité poétique : leur long ‘corps’ 36 Dixsaut 405, note 354, p. 442. 37 « ce fossé d’Homère,/ De tout le globe se couvrant » (Saba 107) correspond à « barathrum stat sub tellure » ; et, nous nous souvenons, Ficino a introduit l’image du ‘vase’ dont Théophile fera un motif important. 38 Le Roy traduit sub par erreur avec sur (Roy 218). L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 105 sonore se termine avec un nasal à la fin des vers reliés avec enjambement et évoque ainsi la notion d’un mouvement qui se perpétue amplement. Cette impression est renforcée par le legato du rythme et par le contraste très marqué avec les vers suivants : Elle s’abaisse, elle se lève, Elle s’enfuit, elle revient, Elle s’élance et se retient, […] (Saba 107) Théophile amplifie ici l’indication de Ficino « eleuatur, & sursum deorsumque redundat » et renforce l’impression d’un grand dynamisme. Il y réussit grâce à certains moyens prosodiques : trois vers à deux ‘sommets’ se suivent, l’emploi anaphorique du pronom ‘elle’ souligne que toute l’activité part de « cette masse d’eau passagère », la diversité et la force de l’eau sont évoquées non seulement lexicalement mais surtout par la prépondérance du verbe dans chaque hémistiche. Le mouvement très rythmé de la phrase qui ‘court’ à travers les trois vers aboutit à la constatation que l’écoulement de l’eau est perpétuel : « Sans se donner jamais de trève ». Chez Ficino, nous ne trouvons rien de comparable. L’activité de l’eau est renforcée par celle de l’air et des vents : « Idemque facit aer & spiritus qui circa ipsum [sc. hic humor) uersatur. » (Ficino 517) - « L’air [...] Est aussi de même nature, » (Saba 107). Le Tartare, la force motrice, était jusqu’ici un peu comme le cœur au centre de la circulation des eaux, maintenant il est aussi les poumons de la nature. La remarque de Ficino « quemadmodum in respirantibus flatus continue expirat atque respirat » (Ficino 517) est concrétisée par Théophile : « L’air, comme il fait en nos poumons,/ Incessamment souffle et respire/ Et, poussé dans ces flots mouvants,/ Il y fait naître de grands vents, […]. » L’air se meut comme l’eau dans ce rythme : « [il] souffle et respire » : « Allant et revenant partout » ; « Soit qu’il aille ou qu’il se retire » (Saba 107). Si les deux contraires renforcent « siue influat siue effluat » (Ficino 517), nous ne trouvons, chez Ficino, aucun point de référence qui pourrait amener Théophile à prolonger105 l’image des « poumons » en forme d’une sorte de métaphore continuée : « Ce canal tire son haleine » - « la souffle » - « Resoufflant ce qu’il a puisé ». D’ailleurs ici il ne s’agit plus de « grands vents », mais, à nouveau, de « grand amas d’eaux » (Saba 107). Les champs sémantiques de l’activité des poumons et du cœur interfèrent. Sur le fond de la nature animée, des fleuves en général et du Tartare en particulier, grand nombre de métaphores empruntées au domaine de l’homme 39 , souvent ‘effacées’, paraissent ‘dynamisées’. Prenons comme 39 Le Tartare est un « canal avare » (Saba 108) ou « las » (Saba 107), un cours d’eau est « fâcheux », un autre « facile » (Saba 106) ; « ce fleuve rit, l’autre dort » (Saba Jürgen Kohls PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 106 exemple (dans le cadre de la description de cours d’eau qui se caractérisent par une certaine violence 40 ) la comparaison « Que tous ces fleuves vont ouvrant/ Comme le ventre de leur mere » (Saba 107) qui, plus tard, réapparaîtra comme métaphore « large creux de ce ventre » (Saba 108) et « [le Cocite] passe d’un plus raide cours/ Dans les entrailles de la terre. » (Saba 109). Pour un tel entrelacs sémantique nous ne trouvons, chez Ficino, rien de comparable. Pour apprécier pleinement l’importance que Théophile donne au Tartare, il nous faut dépasser le cadre de la description du système des eaux et nous arrêter à la façon dont sont décrits le « globe de la terre » et sa position dans l’espace. Cette description est manifestement si importante pour lui qu’il la donne d’abord en vers et ensuite en prose (Saba 99) ; ce faisant, il reprend « est terra in coeli medio » (Ficino 516) par une périphrase : « les cieux lui (sc. à cette masse […] ronde) sont à l’entour » (Saba 99) à laquelle on peut rapprocher « le centre de cette terre », qui est, chez Théophile, le Tartare. On est tenté d’établir d’autres parallèles : « Cette masse d’eau passagère,/ Dans ce vase ainsi suspendu […] » rappelle « Ceste masse ainsi suspendue » [Saba 100]). La terre, « cette masse ronde », est « ferme dans son séjour », elle semble flotter (« Les cieux […]/ La balancent de bout en bout » [Saba 99]) 41 , repose en elle-même (« en soi soutenue »). Le Tartare aussi se trouve, comme nous l’avons vu, dans un mouvement perpétuel (« sans se donner jamais de trève »), mais paraît dans un état de flottement et d’équilibre. Par une telle correspondance implicite avec le « globe de la terre », le Tartare semble s’étendre vers le cosmique. De toute façon, Théophile souligne ainsi la vigueur de la nature où les eaux ne donnent pas seulement un spectacle grandiose mais surtout se comportent comme des êtres qui agissent de leur propre gré. L’accusateur Molé, « qui porte tous ses efforts sur les doctrines impies et immorales contenues dans les œuvres de Théophile 42 » lui reprochait qu’« il n’avoit autre Dieu que la natture 43 ». 108). Dans le contexte de ces personnifications, nous pouvons voir aussi les métaphores de parties du corps, p.ex. « les plis de leurs veines tortes (sc. des ruisseaux) » ( Saba 106). 40 « Un grand amas d’eaux divisé/ Amplement nos terres abreuve […]. » Tandis que Ficino s’en tient à une remarque à peu près correspondante, Théophile ajoute des aspects qui accentuent la violence : « Un de ses bras fait des marais,/ Et l’autre arrache des forêts/ Pour y faire passer un fleuve. » (Saba 107) 41 Les fleuves aussi sont « tous balancés » (Saba 106). 42 van Damme, op. cit., p. 75 L’originalité de la description du système des eaux PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0005 107 Pour discuter du bien-fondé de cet argument, la description du système des eaux ne constitue pas une base suffisante ; elle prouve pourtant que dans son Traité, Théophile voit dans la nature une grande force indépendante douée de traits presque religieux : « [le] grand ressort de la nature,/ Par qui tout est ressuscité. » Mais ici le vocabulaire chrétien n’est pas « dans le sillage d’une lecture ficinienne de Platon 44 », il est plutôt son contraire 45 . 43 Cit. (d’après F. Lachèvre, Le procès du poète Théophile de Viau.[…], Paris 1909) par van Damme, op. cit., p. 75 44 Folliard (art. cit., p. 79) montre que Théophile suit, à maints égards, la « lecture chrétienne du Phédon » de Ficino. 45 Se pourrait-il que Folliard (art. cit., p. 86, note 76) le voie aussi ainsi ? PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle : des réécritures à la double intertextualité E LEONORA N APPA (U NIVERSITÀ DI T ORINO ) Plusieurs réécritures du mythe d’Ulysse marquent la scène du Grand Siècle non seulement pour le renom dont jouit Homère mais aussi et surtout, à notre avis, pour leur intertextualité double, c’est-à-dire autant en raison de leur relation à une édition, une traduction ou bien un texte autre tiré de la seconde épopée homérique qu’à une adaptation théâtrale précédente. L’étude que nous nous proposons de faire ci-dessous au moyen de collations et d’hypothèses est susceptible de remettre en cause le processus génétique de ces Odyssées dramatiques. 1. L’Odyssée d’Homère dans le théâtre du Grand Siècle L’Odyssée d’Homère prend son petit essor en France depuis le XI e siècle, par le biais d’une imitation poétique ou romanesque 1 . Rien qu’un petit essor en raison du peu d’intérêt que suscitent la langue grecque aussi bien que l’aède chez les gens de lettres des XVI e et XVII e siècles 2 , ‘encourageant’ plutôt 1 Cf. infra, au sein du chapitre 2, la légende de Raimond du Bousquet. 2 Sur l’apprentissage de la langue grecque et de l’Odyssée aux XVI e et XVII e siècles, cf. R. Bunker, A bibliographical study of the Greek Works and translations published in France during the Renaissance. The decade 1540-1550, New York, Columbia University Press, 1939, pp. 17-31 ; F. de Dainville, Naissance de l’Humanisme moderne, Paris, Beauchesne et ses fils, 1940, p. 45 et pp. 57-58 ; A. Lefranc, La vie quotidienne du temps de la Renaissance, Paris, Hachette, 1938, pp. 192-193 ; L. Delaruelle, « L’étude du grec à Paris (de 1514 à 1530) », Revue du Seizième siècle, 9, 1922, pp. 56-57 ; H.-E. Lantoine, Histoire de l’enseignement secondaire en France au XVII e siècle, Paris, E. Thorin, 1874 ; P.-D. Bourchenin, Étude sur les académies protestantes en France aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 110 le décodage du latin et de l’admiration pour Virgile et son Énéide. Du reste, du côté de l’apprentissage de l’Iliade et l’Odyssée en le milieu scolaire, « on peut croire qu’il s’agit plutôt de pages choisies à travers les deux poèmes homériques que de l’œuvre intégrale », d’autant plus que le grec « sans doute, ne fut point aussi étudié dans les collèges oratoriens que le latin et le français 3 ». Or, le retour d’Ulysse dans sa patrie captive quelques traducteurs, poètes et dramaturges de la Renaissance et du Grand Siècle : nous le trouvons sous forme de sonnet chez Du Bellay, d’allégorie chez son professeur, l’helléniste Jean Dorat 4 , et encore sous forme de ballet 5 ainsi que de pièce de théâtre. Ainsi le mythe d’Ulysse va-t-il gagner, au fil des siècles, de plus en plus d’indépendance par rapport à celui de Troie et donc à sa complétude 6 , ce qui lui permet de faire fonction de source pour ceux qui se livreront à son adaptation, rappelant bien que quand il s’agit d’Homère, il faut laisser tomber l’idée d’original ainsi que celle de fidélité car, comme le remarque Benoît de Sainte-Maure, « ne dist pas sis livres veir 7 ». Il va sans dire que cette infidélité augmente sur la scène dont la conditio sine qua non, la mimêsis, a pour effet que le texte source de toute adaptation dramatique est remanié d’après les conventions du théâtre et de l’époque. Cela se remarque notamment à l’âge d’or du théâtre, le Grand Grassart, 1882 ; A. Arnauld, Mémoire sur le règlement des études dans les lettres humaines, par Antoine Arnauld, Paris, A. Colin, 1886 ; C. Rochemonteix, Un collège de Jésuites aux XVII e et XVIII e siècles. Le collège Henri IV de La Flèche par le P. Camille de Rochemonteix de la Compagnie de Jésus, membre titulaire de la Société historique et archéologique du Maine, Le Mans, Leguicheux, 1889 ; G. Dupont-Ferrier, La vie quotidienne d’un collège parisien pendant plus de trois cent cinquante ans. Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand (1563-1920), Paris, E. Boccard, 1921, vol. I ; L. Cognet, Claude Lancelot : solitaire de Port-Royal, Paris, Sulliver, 1950 ; G. Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le seizième siècle, Paris, France-Expansion, 1972 (reproduction de l’éd. de Paris, Hachette, 1879) ; P. Lallemand, Histoire de l’éducation dans l’ancien Oratoire de France, Paris, E. Thorin, 1888. 3 A. Lefranc, La vie, op. cit., pp. 192-193 ; P. Lallemand, Histoire, op. cit., p. 260. 4 N. Hepp, Homère en France au XVI e siècle, « Atti della Accademia delle Scienze di Torino », II, vol. 96 (1961-62), pp. 424, 428. 5 Cf. infra la note n° 40. 6 Cf. infra le chapitre 2. 7 En rapportant les mots de Benoît de Sainte-Maure, nous n’oublions pas la racine latine de ses sources : Dictys de Crète et Darès de Phrygie, ce qui entraîne encore un éloignement de cette prétendue volonté de l’auteur grec. B. de Sainte-Maure, Le Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure : publié d’après tous les manuscrits connus par Léopold Constans, professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Paris, Firmin Didot, 1904, vol. I. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 111 Siècle, où tout dramaturge a de plus en plus affaire aux règles des trois unités ainsi que de la bienséance et de la vraisemblance, tirées de la Poétique d’Aristote par Scaliger et Castelvetro au XVI e siècle et fixées par l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre au XVII e . Homère, en particulier, est ‘victime’ de ces ajustements au goût classique. Il est « d’une condamnable luxuriance, et on a voulu lui faire la leçon au nom de la cohérence, de l’ordre et de la justesse 8 », s’écrient en premier les humanistes. À en croire les Arts Poétiques de Laudun d’Aigaliers et de Vauquelin de la Fresnaye plaçant l’imitateur au-dessus du créateur, c’est plutôt grâce au remaniement de Virgile que le poète grec captive l’auditoire français. En effet, hormis le ‘respect’ que manifestent à l’aède certains traducteurs de la Renaissance et du Grand Siècle, tels Jacques Peletier et Certon, il est possible de s’aviser que l’Odyssée fait déjà l’objet de nombreuses métamorphoses en traduction, par exemple chez Boitet et La Valterie dont les modi operandi s’approchent de ceux des auteurs des « belles infidèles 9 ». Aussi toute imitation théâtrale, par sa nature de traduction intersémiotique, ne permet-elle que de tirer des conjectures sur sa genèse. C’est le travail que nous envisageons de faire ci-dessous suite à des comparaisons entre nos adaptations du mythe d’Ulysse ayant fait ressortir une véritable chaîne intertextuelle : si, d’une part, Jacques de Champ-Repus semble tirer sa tragédie d’Ulysse (1600) de deux fables d’Hygin et d’un ouvrage espagnol, Charles-Claude Genest, d’autre part, nous donne l’impression de puiser sa Pénélope (1684) en particulier dans la pièce de Champ-Repus, sans mettre de côté les seules sources dont il nous fait part, à savoir Homère et Ovide. Si l’on tenait compte de la version de La Valterie, parue en 1681, un autre modèle viendrait s’ajouter aux trois précédents. Quoi qu’il en soit, le repérage d’un texte autre qu’une édition de l’Odyssée et un procédé de remaniement convenant au génie du dramaturge lui-même ainsi qu’à l’esprit classique sont des événements qui nous empêchent de tirer des conclusions sur le procédé employé par Genest au moment où il rédige son adaptation. Pourtant, nous postulons une intertextualité reliant ces deux pièces de théâtre puisque, premièrement, il est moins aisé de se risquer dans un texte déjà adapté par quelqu’un d’autre que dans une traduction et/ ou une imitation non dramatique, et que, secondement, non seulement la fabula mais aussi l’intrigue, c’est-à-dire les motifs, les personnages genestiens et certains mots que prononcent ceux-ci nous font retrouver un écho de l’intrigue, des personnages et de la parole des dramatis personæ chez 8 N. Hepp, Homère en France au XVI e siècle, op. cit., p. 494. 9 Cf. infra le chapitre 2. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 112 Champ-Repus. Cependant, en annonçant le travail que nous allons faire sur ce premier cas d’étude, nous n’avons qu’amorcé cette transtextualité 10 qui retient notre attention, les réécritures suivantes manifestant un véritable enchevêtrement textuel. Comme on le sait, la tragicomédie à machines d’Ulisse dans l’isle de Circé, ou Euriloche foudroyé (1648) de Claude Boyer « est assez parente des Travaux d’Ulysse de Durval et l’auteur s’est inspiré de son prédécesseur autant que de l’Odyssée pour la composer 11 ». Ce qui néanmoins ressort de nos rapprochements textuels, c’est le rôle de médiation que jouerait la Commedia dell’arte avant la composition de ces ouvrages tragicomiques. La pièce durvalienne, d’ailleurs, semble se rattacher aux chants X, XI et XII de l’Odyssée ainsi qu’à d’autres sources, auxquelles elle emprunterait de petits détails 12 . Nos investigations nous mènent à croire qu’un canevas italien de Basilio Locatelli paru sous le titre de La Nave (1622) pousse Jean-Gilbert Durval à se consacrer au mythe d’Ulysse. Il nous semble bien que des correspondances existent entre ce scenario et les deux pièces en question sur les plans de l’intrigue et de la langue. Et il y a plus. La dernière mais non la moindre, la comédie en trois actes et en prose d’Ulysse et Circé (1691), d’un auteur inconnu signant sous le sigle de L.A.D.S.M. et qui collabore avec l’Ancien Théâtre Italien, affiche elle aussi des ressemblances tantôt avec Durval tantôt avec Boyer. Or, cela n’a pas forcément pour effet que les dates auxquelles remontent la mise en scène et la parution des pièces de théâtre de Durval et de Boyer sont des termini post quem. Inutile de remarquer le succès que connaissent les Italiens dans la France du XVII e siècle et la parution de nombreuses adaptations françaises de lazzi, surtout pendant « l’heure espagnole du théâtre français 13 », s’inspirant de n’importe quels sujets, des comedias du Siglo de Oro aux mythes gréco-latins, en somme, de « commedie distese dagli antichi o moderni, ridotte a stilo di potersi 10 G. Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 8. 11 N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 504. Rappelons-nous que c’est Boyer lui-même qui avoue avoir tiré son ouvrage de celui de Durval ; dans le Programme précédant la mise en scène de sa tragicomédie, il persuade son lecteur à ne pas associer son merveilleux ouvrage à « une vieille Piéce intitulée, Les Travaux d’Ulysse… ». Cf. C. et F. Parfaict, Histoire du théâtre françois depuis son origine jusqu’à présent, avec la vie des plus célèbres poëtes dramatiques, des extraits exacts et un catalogue raisonné de leurs pièces, accompagnées de notes historiques et critiques, Paris, Le Mercier et Saillant, 1745- 49, vol. VII, pp. 209 à 211. 12 N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, op. cit., p. 279. 13 A. Cioranescu, Le masque et le visage : du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 275. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 113 rappresentare all’improvviso 14 ». C’est pourquoi nous imaginons que cette comédie fin-de-siècle de l’Ancien Théâtre Italien est l’effet d’un phénomène très répandu dans la Commedia dell’arte, à savoir l’héritage de répertoires précédents, de canevas tels que celui de Locatelli. Ce qui relie avant tout ces Odyssées dramatiques, c’est bien sûr le sujet commun sur lequel elles portent, mais il faut bien se demander pourquoi elles l’abordent de la même façon au niveau des motifs, de l’elocutio et de la dispositio. Le procédé d’adaptation impliquant des modifications de la source, surtout à l’époque « des Anciens et des Modernes », nos réécritures françaises devraient être tout à fait différentes les unes des autres, il n’est donc pas question de même édition ou traduction du poème grec comme point de départ pour nos dramaturges, soit d’un archétype commun en matière d’ecdotique, mais plutôt de même modèle théâtral. Autrement dit, les similarités faisant de ces pièces des cas d’étude s’inscrivent dans un cadre littéraire composé : d’un côté, de baroques rebelles aux règles qui s’imposaient petit à petit tout en changeant leurs sources à leur gré, et, d’un autre côté, de classiques soumis aux préceptes des doctes sacrifiant tout élément textuel originaire à un remaniement régulier. Et pourtant, parmi ces changements que demande toute imitation baroque ou classique et qu’on trouve, bien évidemment, chez nos dramaturges, l’on découvre également des traits communs entre la réécriture de l’Odyssée de Genest et celle de Champ-Repus, entre des ouvrages de Durval et de Boyer et le canevas de Locatelli et la comédie de l’Ancien Théâtre Italien. Ainsi donc, nous tâcherons de faire la lumière sur la genèse de ces pièces de théâtre à première vue indépendantes les unes des autres et qui pourtant manifesteraient une intertextualité double, c’est-à-dire, avec à la fois, soit 14 A. Perrucci, Dell’arte rappresentativa premeditata ed all’improvviso, testo, introduzione e bibliografia a cura di Anton Giulio Bragaglia, Firenze, Sansoni antiquariato, 1961, p. 232. On rappelle ici quelques adaptations françaises d’ouvrages gréco-latins susceptibles d’avoir eu recours à des canevas italiens : la tragédie de La Lucresse romaine (1637) d’Urbain Chevreau, proche de Lucrèce, ou l’adultère puni (1616) d’Hardy, entre autres, pouvant procéder à la fois de Tite-Live et du scénario Lucretia romana du recueil Casamarciano. De même, la comédie des Plaideurs (1668) de Racine se rattache aux Guêpes d’Aristophane et, à en croire Gambelli, à l’un des scenari de Dominique, à savoir Le théâtre sans comédie et les comédiens juges et parties, auquel aurait aussi fait appel Rosimond pour sa tragicomédie L’Avocat sans étude (1671) qui est « nearer to the Commedia dell’Arte than to a comedy of manners ». H. C. Lancaster, A history, op. cit., vol. II.1., III.2, pp. 67-71, 784 ; D. Gambelli, Arlecchino a Parigi, Roma, Bulzoni, 1993- 1997, vol. II.2, pp. 433-439 ; L. de Nardis, « Il ‘comico’ dei Plaideurs : tra Aristofane e Scaramuccia », dans Scritti in onore di Giovanni Macchia, Milano, Mondadori, 1983, vol. II, p. 83. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 114 une édition, une traduction ou un remaniement non théâtral de la seconde épopée homérique d’une part, et une réécriture dramatique française du XVII e siècle portant précédemment sur le retour d’Ulysse dans sa patrie de l’autre. Pour ce faire, force est d’aborder le contexte éditorial-traductif entourant le mythe d’Ulysse, dans un premier temps au Moyen-Âge, dans un deuxième temps à la Renaissance et dans un troisième et dernier temps au XVII e siècle. 2. Les éditions, les traductions et les adaptations du mythe d’Ulysse du Moyen-Âge au XVII e siècle La première Odyssée française remonte au X e -XI e siècle. Il s’agit d’un poème ou d’un roman 15 , dans son acception moderne, portant sur vingt-etun miracles de la vierge et martyre sainte Foy d’Agen qu’abrège un prêtre appelé Bernard et sur un autre complet, donné par le même écrivain mais sous la dictée d’un certain Wibert, soit un jongleur aveugle 16 . Le récit de Raimond du Bousquet que ce jongleur apprend à M. Bernard est composé des motifs suivants : du naufrage du héros à son déguisement en étranger lors de son retour à la patrie, en passant par la défaite de son rival, jusqu’au moment où il recouvre son château 17 . Voilà donc un texte affichant de nombreux renvois à l’épopée homérique par une mise en abyme, comme le montre notre aède français M. Wibert. Il existe assurément quelques changements par rapport à la source, à savoir les endroits et la période dans laquelle se déroulent les évènements, c’est-à-dire en France, en Afrique et en Espagne pendant la Reconquista, ainsi que quelques motifs, telle l’infidélité de la femme de Raimond, mais c’est justement l’essence de toute adaptation : le changement, l’écart. Changer, tout en gardant, cela va sans dire, les traits fondamentaux de son propre modèle. Aucune version latine de l’Odyssée n’existant encore, il est peu probable que cet auteur médiéval rédige ce poème ou roman d’Homère à la main ; il se pourrait plutôt que le métatexte 18 en question soit l’effet d’une remémo- 15 Cf. pp. 435-448 dans C. Fauriel, Histoire de la poésie provençale : cours fait à la faculté des lettres de Paris, Paris, Labitte, 1846, vol. I. 16 C. Fauriel, Histoire, op. cit., p. 438. 17 Cf. l’intrigue de la légende de Raimond du Bousquet dans C. Fauriel, Histoire, op. cit., pp. 440-445. 18 Les termes « prototexte » et « métatexte », forgés par Anton Popovič, sont aussi employés par Bruno Osimo pour remplacer les expressions « testo di partenza » (texte de départ) et « testo d’arrivo » (texte d’arrivée) qui considéreraient la Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 115 ration procédant de l’apprentissage des deux épopées de l’aède dans les écoles du Midi de la France subsistant jusqu’aux IV e et V e siècles 19 . Outre cette première réécriture, la littérature médiévale française compte beaucoup d’adaptations des aventures d’Ulysse. Si l’on songe, par exemple, au célèbre Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, voilà un cas, ou mieux, d’autres cas de remaniement du prototexte qui fait l’objet de notre étude 20 . Son titre, d’ailleurs, fait appel aussi bien à l’Iliade qu’à l’Odyssée. Voici le point de départ pour la naissance de nombreux intertextes 21 qui reposeront, ainsi, sur les traductions latines de Dictys de Crète et de Darès de Phrygie, augmentées par Benoît 22 . Ce sera aussi le début d’un éloignement de la source grecque, sur un plan ecdotique, en premier lieu, pour ce modèle dont se servent M. de Sainte-Maure et ses adaptateurs, en second lieu, pour une francisation et un ajustement du Roman et des remaniements qui en résultent à l’époque, comme l’attestent le lien imaginaire entre les villes de Troie et de Rome, un merveilleux composé de fées, de plantes ou d’animaux aux vertus magiques ou l’attitude d’Hector plus faible que celle d’Achille, ou encore le cadre courtois dans lequel ils rentrent. Ces adaptations du texte de M. de Sainte-Maure et les éditions de l’Odyssée qui vont se propager lors de la naissance de l’imprimerie 23 donnent le jour, bien entendu, à de « nombreux textes postérieurs traitant du mythe 24 », c’est-à-dire à d’autres prétendus hypotextes pour les écrivains du XVI e et du XVII e siècle. traduction comme un parcours géographique ou de santé. Prefazione dans B. Osimo, Manuale del traduttore. Guida pratica con glossario, seconda edizione, Milano, U. Hoepli, 2004, pp. XII-XIII ; Voir aussi le paragraphe que Bruno Osimo a intitulé « Prototesto e metatesto » dans A. Popovič, La scienza della traduzione. Aspetti metodologici. La comunicazione traduttiva, Milano, U. Hoepli, 2006, p. XVII. 19 C. Fauriel, Histoire, op. cit., p. 447. 20 Cf. B. de Sainte-Maure, Le Roman, op. cit., vol. I., pp. 293-322. 21 G. Genette, Palimpsestes, op. cit., pp. 8-9, 11-17. 22 T. Karsenti, Le mythe de Troie dans le théâtre français (1562-1715), Paris, H. Champion, 2012, p. 165. 23 Cf. le sous-chapitre « Éditions et traductions » faisant partie du chapitre « Les sources de la connaissance d’Homère au XVI e siècle » dans N. Hepp, Homère, op. cit., pp. 399-408. 24 T. Karsenti, Le mythe, op. cit., p. 165. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 116 L’avènement de l’imprimerie fait bien évidemment accélérer ce processus 25 . On assiste à la parution de nombre d’éditions de l’Odyssée, mais, quant aux françaises, il faudra attendre 1566 26 pour que l’Homère complet soit diffusé, puisque celles de la première partie du XVI e siècle ne sont que partielles 27 . Et pourtant l’on a affaire à une autre question : la traduction. D’un côté, il existe des versions latines des aventures d’Ulysse 28 , adressées à un public méconnaissant la langue d’Homère. De l’autre, les traducteurs se souvenant des efforts de La Pléiade pour la défense de la langue française se livrent à la traduction des éditions grecques, tels Jacques Peletier, qui ne se consacre qu’aux deux premiers chants de l’épopée dont il s’agit 29 , un certain Mousset, Octavien de Saint Gelays et Lancelot de Carle, dont les versions françaises ont été malheureusement perdues, comme nous l’apprennent des gens de lettres de renom, à savoir Agrippa d’Aubigné et Ronsard 30 . Au XVI e siècle, bien évidemment, il n’est pas question de propagation d’éditions grecques ni de versions françaises et il en va de même pour le Grand Siècle. Parmi les quelques éditions circulant en France, on trouve trois qui sont complètes et publiées avec l’Iliade, à savoir celle de Libert (1620) et deux se rattachant au texte établi par Henri Estienne (Genève, 1566, 1589) 31 , l’une grecque, l’autre gréco-latine (1622-1624) ; en outre, il existe quelques éditions partielles : en 1627, en 1642 et en 1674 paraît le chant I, vers 1630 les chants II à XXIV et en 1644 le chant VIII. 25 Voir le sous-chapitre « Éditions et traductions » faisant partie du chapitre « Les sources de la connaissance d’Homère au XVI e siècle » dans N. Hepp, Homère, op. cit., pp. 399-408. 26 Parmi les éditions complètes, il faut pour autant compter les textes intégraux de Neobar (1541), de la Vve G. Morel (1566) et de Prévosteau (1582). 27 Les éditions partielles dont il est question sont les suivantes : celles de 1530 de Gilles de Gourmont, qui sort le chant I, avec la Batrachomyomachie et les Hymnes, et de 1536 de Wechel, publiant les cinq premiers chants. 28 Il s’agit des textes en prose d’Andrea Divo (Paris, 1538) et de Raffaele Maffei (Lyon, 1541) et du texte en vers de Simon Lemnius (Paris, 1581). La version de Francesco Florido (Paris, 1545) n’est pas à retenir puisqu’elle n’est composée que des huit premiers chants. 29 Ces deux chants ont été insérés, premièrement, en 1547, dans ses Œuvres poétiques, deuxièmement, en 1570 et en 1574, au sein d’une édition composée de treize chants de l’Iliade traduits par Hugues Salel, troisièmement, en 1571 et en 1574, séparément, et dernièrement, en 1577 et en 1580, avec les Iliades de Salel et d’Amadis Jamyn, pour être supprimés, en 1584, par Jamyn lui-même. 30 Il s’agit, à nouveau, de traductions partielles, excepté celle de Lancelot de Carle. Cf. les notes n o 2, p. 406, et 2, p. 407 dans N. Hepp, Homère, op. cit. 31 N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, pp. 12-13. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 117 En ce qui concerne les versions françaises, les traducteurs du XVII e siècle semblent bien emprunter leurs prototextes aux humanistes. C’est sur les deux premiers chants en décasyllabes que traduit Jacques Peletier en 1547, réédités jusqu’à la fin du XVI e siècle, les chants I à III en alexandrins d’Amadis Jamyn (1584) 32 , republiés en 1605, ainsi que sur le récit de Dictys de Crète, la traduction latine de Raffaelle Maffei et l’édition d’Étienne de 1589 que repose sans doute la première des trois traductions du Grand Siècle, c’est-à-dire celle complète en alexandrins de Salomon Certon, parue d’abord en 1604 et enfin en 1615. Quant aux sources de la deuxième, celle de Claude Boitet, complète elle aussi et en prose, sortie en 1617 et éditée à deux reprises jusqu’en 1638, il faudrait notamment se tourner vers la version de Jean de Sponde (Bâle, 1583), comme l’attestent un commentaire de Boitet lui-même, où il avoue l’avoir eu sous la main, et la latinisation des noms propres 33 . Au regard de la troisième et dernière version, celle en prose de La Valterie, elle se fait attendre longtemps, jusqu’en 1681. Elle résulterait de l’Odyssée de Boitet ainsi que de celle d’Estienne ou de celle de Schrevelius qui paraît à Amsterdam en 1656 34 . Chez ces traducteurs de la Renaissance et du XVII e siècle, il est possible de remarquer les deux tendances que Jean-René Ladmiral nomme « sourcière » et « cibliste » 35 . En tête de sa version, J. Peletier nous fait part de ce respect envers Homère que poursuivent les « sourciers » comme lui, avouant qu’« il convient garder la majesté, et le naïf de l’ancienneté, pareillement exprimer les vertuz des adjectifs dont les mots sont vestuz, et bien garder en son entier l’objet de son Autheur, auquel on est subjet 36 ». C’est ce que tâche de garder Certon aussi, s’approchant de plus en plus de la « volonté » de l’aède, dans son édition de 1615, conformément au goût classique qui s’imposait. Les « ciblistes », bien au contraire, se font les porte-paroles de la restitution du sens. C’est le cas de Boitet, qui « n’est ni un fidèle interprète d’Homère, ni un bon écrivain 37 », et de La Valterie, s’étant inspiré de son prédécesseur, comme l’attestent quelques erreurs conjonctives, d’un point de vue ecdotique, reliant la copie à son original, ainsi que ses 90.000 mots 32 Cf. la note n° 29. 33 Le texte de Sponde exploite la traduction latine d’Andrea Divo (Paris, 1538). Cf. la note n o I, p. 403, N. Hepp, Homère en France au XVI e siècle, op. cit. 34 N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, op. cit., pp. 439, 442. 35 Les deux termes « sourcier » et « cibliste » ont été forgés par Ladmiral lors du colloque de Londres du 18 juin 1983. J.-R. Ladmiral, Sourcier ou cibiliste : les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2014. 36 Épistre au très crestien Roy, J. Peletier, Œuvres poétiques de Jacques Peletier du Mans, « Revue de la Renaissance », Paris, 1904, p. 8. 37 N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, op. cit., p. 232. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 118 environ contre les 137.000 de l’Odyssée. En d’autres termes, « plaire, telle est la devise des traducteurs français du XVII e siècle 38 ». Il faut donc rajouter une définition à celles de « sourcier » et de « cibliste » : celle de réécrivain. C’est justement à la réécriture, à la volonté d’habiller les Anciens à la française, qu’aboutit l’intention de rendre les Grecs et les Latins accessibles à tout le monde. C’est entre les classiques et les doctes de l’Académie française, les précieux des salons de Mme de Rambouillet, de sa fille Julie et de Mlle de Scudéry, qui « arbitrent les goûts et les manières, qui dispensent l’éloge et la critique 39 », que balance la littérature du XVII e siècle. Ces traductions devenant de plus en plus libres, celles des « perrotins » que Gilles Ménage considère comme de « belles infidèles », mais aussi et surtout les adaptations des ouvrages antiques 40 étant de véritables « trahisons » de leurs originaux, comme le demande tout remaniement. Cela concerne, bien évidemment, le théâtre, qui se fonde sur la mimêsis et, celui du XVII e siècle, aussi sur l’extravagance, la liberté de création, le mélange de tragique et comique, d’une part, et les trois unités d’Aristote, la bienséance et la vraisemblance, d’autre part, bref, sur toute une série d’éléments qui mènent à l’éloignement de son original. C’est pourquoi toute conjecture sur la source de telle ou telle réécriture, soit de la Renaissance, soit du Grand Siècle, demeure malheureusement floue (mais non pas impossible) à formuler. Nous allons nous en apercevoir lors de notre étude sur les adaptations dramatiques du mythe d’Ulysse au XVII e siècle, rappelant que l’Odyssée ellemême pose des problèmes philologiques suite au manque d’un original, ou mieux, à la présence d’un « original » mensonger, celui que fit mettre par écrit Pisistrate depuis les Noctes Atticae d’Aulu-Gelle 41 . 38 H. van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, Paris, Duculot, 1991, p. 48. 39 H. van Hoof, Histoire, op. cit., p. 47. 40 Pour ce qui est de la scène française de la fin du XVI e siècle, il existe des ballets qui font allusion à l’Odyssée par le biais de l’allégorie médiévale : le Ballet des Chevaliers François et Bearnois (1592), peuplé de « quatre nymphes de Diane, de Mercure et d’Amour » ainsi que de « quatre chevaliers, de deux François, et de deux Bearnois » ; les Balletz representez devant le Roy (1593), où l’on troyve des personnages tels que quelques « nymphes, Disne, Médée et Sybille », « Amour, Raison, deux chevaliers François et deux chevaliers Espagnols » ; et le Ballet comique de la Reyne (1581) dont Circé garde ses racines helléniques et gagne la magnificence française de fin XVI e siècle. La première pièce de théâtre traitant d’Ulysse est celle de J. De Champ-Repus (1600). Cf. N. Hepp, Homère en France au XVI e siècle, op. cit., pp. 470-472 ; C. Mazouer, Le théâtre français de la Renaissance, Paris, H. Champion, 2002, pp. 221-225. 41 D’après le philologue italien Luciano Canfora, cette tradition est la plus mensongère. Cf. L. Canfora, Il copista come autore, Palermo, Sellerio, 2002, p. 69. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 119 Il est temps de passer de la parole aux actes et d’aborder notre étude comparée sur les réécritures théâtrales de l’Odyssée du Grand Siècle. 3. Le rapport de Durval et de Boyer avec la Commedia dell’Arte Le lien de parenté entre la tragicomédie de Boyer et celle de Durval ayant déjà été établi 42 , notre investigation porte désormais sur le rôle que les Italiens ont joué avant la création de ces deux réécritures françaises de l’Odyssée. La comédie franco-italienne d’Ulysse et Circé 43 est un véritable mystère sur le plan ecdotique du fait de sa relation aux ouvrages de Durval et de Boyer, mais, avant tout, elle l’est en raison de sa genèse, puisque son auteur ne se manifeste que sous la forme du sigle L.A.D.S.M., dont le nom serait « La Selle », d’après les uns, ou « La Serre », d’après les autres 44 . Il s’agit d’une pièce en trois actes et en prose, jouée à l’Hôtel de Bourgogne en 1691 et faisant partie du recueil d’Evaristo Gherardi. Comme nous allons le remarquer ci-dessous par le biais de quelques extraits, elle présente des similarités tantôt avec la tragicomédie de Durval, tantôt avec celle de Boyer. La première tragicomédie française, jouée au commencement des années 1630 à Fontainebleau, présente des modifi- 42 Cf. supra, le chapitre 1. 43 Sur cette pièce de théâtre, cf. A. Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, contenant l’origine des différens théâtres de Paris ; le nom de toutes les Pièces qui y ont été représentées depuis leur établissement, et celui des Pieces jouées en Province, ou qui ont simplement paru par la voie de l’impression depuis plus de trois siècles ; avec des Anecdotes et des Remarques sur la plûpart : le nom et les particularités intéressantes de la Vie des Auteurs, Musiciens et Acteurs ; avec le Catalogue de leurs Ouvrages, et l’exposé de leurs talens : une chronologie des Auteurs, et des Musiciens ; avec une Chronologie de tous les Opéra, et des Pièces qui ont paru depuis trente-trois ans, Paris, C.A. Jombert, 1763 : cf. la note n o 1, p. 218 dans V. Fournel, Les contemporains de Molière, recueil de comédies, rares ou peu connues jouées de 1650 à 1680 avec l’histoire de chaque théâtre des notes et notices biographiques, bibliographiques et critiques, Paris, Firmin Didot frères, fils, et compagnie, 1863, vol. I ; E. Gherardi, Le théâtre italien de Gherardi ou le recueil général de toutes les Comédies et Scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, Genève, Slatkine Reprints, 1969 (fac-sim. de l’éd. de Paris, Briasson, 1741) vol. III, pp. 489-560 ; N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, op. cit., pp. 625-628. 44 Peut-être s’agit-il du dramaturge Jean-Puget de La Serre (1600-1655) ou de Jean- Louis-Ignace de La Serre (1662-1756), moins dramaturge que librettiste, mais ce ne sont que des possibilités. En tout état de cause, c’est un auteur qui collabore avec le Théâtre Italien. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 120 cations baroques convenant au gré de l’auteur et du public, Durval méprisant « les régles du Théatre, contre lesquelles il fut un des plus rébelles 45 ». Néanmoins, son écho est fort dès la scène d’exposition d’Ulysse et Circé lors de la fuite d’Arlequin et Mezzetin quittant la ville de Troie en feu. Chez Durval, ce sont Ulysse et ses compagnons qui fuient plutôt Antiphate et les Lestrigons, mais il ne faut pas oublier que, premièrement, adapter c’est changer et que, secondement, on a affaire ici à une tragicomédie française, d’une part, et à une commedia dell’arte, de l’autre, qui, bien qu’étant une pièce en trois actes, rentre dans un genre à part entière dont le mot-clé est comique : Arlequin : Viens, viens, Mezzetin, retirons-nous de tout ce fracas, laissons achever le combat à ceux qui ont besoin de réputation ; pour nous on nous connoit bien, je pense, retirons-nous avec le butin que nous avons fait. (Ulysse et Circé, I, 1). Ulysse : […] Mais qu’est-ce que j’entends sur ces monts solitaires ? Ha ! c’est un esquadron de barbares Corsaires, Qui vient fondre sur nous. Sauvons-nous sur les eaux, Et coupons les funins qui tiennent nos vaisseaux. (Les Travaux d’Ulysse, I, 3). Il est possible de trouver d’autres éléments reliant ces deux pièces dans la scène portant sur la transformation des camarades d’Ulysse : Ulysse : Las ! comment vous aymer en l’estat misérable Où sont mes compagnons au fonds de cet estable ? (Les Travaux d’Ulysse, II, 2). Ulisse : Sono riempito d’Horrore, vado per supplicar Circé di ritornargli nel loro primo essere. (Ulysse et Circé, III, 4). Ainsi que dans celle concernant l’invitation de Circé à Ulysse de demeurer dans son île et de la visiter : Circé : Or fus ce n’est pas tout, si vous avez envie De vostre temps, demeurez dans mes bois, Et sejournez ceans encore quelques mois. (Les Travaux d’Ulysse, II, 2). Circé : Allons, seigneur, faire un tour dans ces jardins, en attendant qu’on nous serve à manger. (Ulysse et Circé, II, 9). 45 C. et F. Parfaict, Histoire, op. cit., vol. IV, p. 511. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 121 Même si ce n’est qu’une partie des passages reliant ces deux textes, ces quelques éléments intertextuels avec ceux qui approchent la comédie franco-italienne en question de la pièce à machines de Boyer nous permettent de postuler une interposition italienne dans la création de l’une, ainsi que de l’autre, pièce de théâtre française. Si ces ressemblances entre les ouvrages de l’Ancien Théâtre Italien et de Durval ont trait à l’intrigue, celles entre la comédie franco-italienne et l’adaptation de Boyer concernent plutôt le paratexte. Ce sont leurs didascalies qui s’avèrent similaires : dans la dernière scène de la commedia dell’arte « le théâtre se change en un jardin magnifique. Des violons et des hautbois environnent le char d’Ulisse et de Circé, qui est au milieu du théâtre » (Ulysse et Circé, III, 11) presque à l’instar de la huitième scène du premier acte chez Boyer où « Ulysse et Circé dans un vaisseau avec toute sa suite, écoutent le concert des Syrenes » (Ulysse dans l’isle de Circé, I, 8). De même, le char volant de Circé figure aussi bien chez Boyer que chez les Italiens : l’un en fait état par l’intermédiaire de la didascalie « Circé, Leucosie dans un char volant » (Ulysse dans l’isle de Circé, V, 9), les autres laissent Circé adresser à Colombine les mots suivants : Circé : […] Tu as vu avec quelle rapidité sur un char volant, nous avons traversé les airs qui séparent mon île de ces terres […] (Ulysse et Circé, I, 3). Comme nous l’avons souligné plus haut 46 , sa date de mise en scène, 1691, contre les années 1630-1640 des pièces françaises précédentes, n’est pas forcément un terminus ante quem par rapport aux deux tragicomédies à machines, autrement dit, quoique cet ouvrage franco-italien soit composé et représenté sur la scène parisienne après les deux pièces françaises, il se pourrait à la fois qu’il procède de Durval et de Boyer et qu’il fasse fonction de source pour les pièces de ceux-ci. De quelle façon ? À l’aide de son ancêtre présumé qui va donc retenir le plus notre attention : le canevas de La Nave de Basilio Locatelli 47 . Dans ce scenario, il est possible de repérer non seulement les mêmes motifs que ceux indiqués plus haut mais aussi et surtout des mots très ponctuels qui vont revenir chez Durval, chez Boyer et 46 Cf. supra, le chapitre 1. 47 La Nave. Comedia pastorale, ms. 1211 de la Biblioteca Casanatense, vol. II, scenario 26 (cc. 215r-220r). Ce manuscrit porte le titre Della scena de soggetti comici et tragici di BLR et la date « In Roma MDCXXII » (c. 1r). F. Neri, Scenari delle maschere in Arcadia, Lapi, Città di Castello, 1913, pp. 69-76 ; pour la traduction française de ce canevas, cf. C. Bourqui, La Commedia dell’arte : introduction au théatre professionnel italien entre le XVI e et le XVII e siècles, Paris, SEDES, 1999, pp. 147-150. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 122 chez l’Ancien Théâtre Italien. Inutile de rappeler que, contrairement à sa prétendue version accomplie, La Nave n’est qu’un canevas, à savoir un texte dans lequel on ne trouve que des indications pour la mise en scène all’improvviso et que les Tables alphabétique et chronologique des pièces représentées sur l’Ancien Théâtre Italien sont demeurées inachevées 48 , ce qui fait que tout postulat sur cette médiation italienne en France reste malheureusement flou. Or, cela ne décourage pas nos hypothèses sur cet enchaînement d’intrigues grecque, italienne et française susceptibles d’être formulées à juste titre. L’un des aspects qui font partie de La Nave et qu’on retrouve dans les trois autres pièces est l’intervention du deus ex machina. Chez Locatelli, le Capitano […] invoca Marte che lo aiuti nelle armi […] (La Nave, I). Et juste après il […] resta invocando Giovi, che li dia il suo aiuto et favore […] (La Nave, I). D’autres personnages demandent l’aide du dieu dans l’acte trois : le Capitano et la Regina in mare dentro alla nave si lamentano gridando, et chiamando aiuto per la fortuna del mare, chiamano Giove in aiuto. (La Nave, III). Le magicien ayant fait s’enfoncer le navire dans l’eau, Pantalone, Gratiano et Zanni, eux aussi, […] dicono della malvagità del mago ; s’inginocchiano pregando Giove che punisca il mago […] (La Nave, III). Et c’est ce qui arrive chez Durval et Boyer : d’une part, Phaëtuse et Lampetie invoquent le Soleil et Iupiter pour venger les troupeaux que les compagnons d’Ulysse massacrent, d’autre part, Phaëtuse s’adresse à son père afin de punir un Euriloche amoureux et ravisseur : 48 Les registres concernant les pièces que jouent les Italiens en France au XVII e siècle s’étant perdus, la plupart des canevas se trouvent dans le Scénario de Domenico Biancolelli, le Théâtre Italien d’Evaristo Gherardi, l’Histoire de l’Ancien Théâtre Italien des frères Parfaict et les Mss. 9328 et 9329 ainsi qu’auprès des bibliothèques italiennes, dont beaucoup de scenari peuvent s’être perdus eux aussi. R. Guardenti, Gli Italiani a Parigi : la Comédie Italienne (1660-1697) : teoria, pratica scenica, iconografia, Roma, Bulzoni, 1990, vol. I, p. 28 ; N. B. du Gerard, Tables alphabétique et chronologique des pièces représentées sur l’Ancien Théâtre Italien depuis son établissement jusqu’en 1697 qu’il a été fermé, Paris, Prault, 1750. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 123 Les Travaux d'Ulysse α Ulysse et Circé Ulysse dans l'isle de Circé Lampetie : […] Mais vous, mon Géniteur, à qui rien n’est caché, Qui sans doute avez veu commettre ce péché, Que ne punissez-vous vous-mesme cet outrage ? […] (Les Travaux d’Ulysse, V, 5). Phaëtuse : Des mains de Iupiter cours arracher la foudre. Soleil, et si ma mère eut chez toy quelque rang Monstre-toy plus sensible aux affronts de ton sang. (Ulysse dans l’isle de Circé, V, 6). Cet évènement se termine par la même situation : le foudroiement du magicien, des galères d’Ulysse et d’Euriloche : Mago dalla torre è fulminato da un raggio […] (La Nave, III). Iupiter : […] Et qu’allant foudroyer les galleres d’Ulysse, Je ne fais en cela qu’un acte de justice […] (Les Travaux d’Ulysse, V, 5). Leucosie : Quels feux ! quels feux de joye en cet embrasement ? […] (Ulysse dans l’isle de Circé, V, 11). Ainsi donc, deux scénarios intertextuels se présentent résumés plus bas sous forme de pseudo-stemmata codicum. Il se peut donc que le canevas de La Nave ou un autre similaire ayant été perdu, qu’on considère ci-dessous comme un archétype, soit le point de départ de la tragicomédie des Travaux d’Ulysse de Durval, et, au travers de celle-ci, de l’adaptation de Boyer, aussi bien que de la comédie franco-italienne d’Ulysse et Circé qui, en même temps, s’inspirerait des tragicomédies françaises précédentes 49 ; ou alors, il est possible que le canevas de Basilio Locatelli, ou un autre dont les traces ont été perdues, n’inspire directement que Durval et que, dans un second temps, Boyer et l’Ancien Théâtre Italien tirent parti de celui-ci. 49 Le pointillé fait justement état de cette contamination supposée. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 124 Les Travaux d'Ulysse α Ulysse et Circé Ulysse dans l'isle de Circé 4. Le lien de parenté entre Charles-Claude Genest et Jacques de Champ-Repus Nous allons maintenant nous occuper de deux autres cas d’étude témoignant de cette intertextualité que nous avons appelée double. La tragédie de Pénélope 50 de Charles-Claude Genest, dont la première a eu lieu le 22 janvier 1684 au Théâtre de Guénégaud, semble bien afficher les mêmes traits structurels et linguistiques que la tragédie d’Ulysse de son prédécesseur Jacques de Champ-Repus, mise en scène à Rouen en 1600 et parue trois ans plus tard 51 . Sans exclure l’appel qu’aurait fait Genest à Ovide et à Homère, si l’on en croit ses mots 52 , nous allons donner appui à une intertextualité dramatique par le biais des vers les plus révélateurs. Certes, force est de retenir que l’usus scribendi de l’imitateur présumé est troublé par les mœurs de l’époque, en d’autres termes : Il n’étoit pas aisé de renfermer dans l’action d’un jour toute la matière d’un long Poëme épique, de conserver le merveilleux de la fable, en réduisant 50 C.-C. Genest, Pénélope, op. cit. ; C. et F. Parfaict, Histoire, op. cit., vol. XII, pp. 405-415 ; H.C. Lancaster, A history of French dramatic literature in the Seventeenth Century, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1929-1942, vol. IV.1, pp. 212-217 ; N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, op. cit., pp. 507-511 ; cf. s.v. « Pénélope » : C. de Fieux Mouhy, Tablettes dramatiques contenant l’abrégé de l’histoire du théâtre françois, l’établissement des théâtres à Paris, un dictionnaire des piéces, et l’abrégé de l’histoire des auteurs et des acteurs, dédiées à S.A.S. 4M. le Duc d’Orleans, Paris, S. Jorry, 1752 ; A. Léris, Dictionnaire, op. cit. 51 L’édition originale (1603) ayant disparu, la pièce n’est accessible qu’à travers la réédition de Marigues de Champ-Repus : Œuvres poétiques de Jacques de Champ- Repus, gentilhomme bas-normand. Publiées et annotées par Marigues de Champ- Repus, capitaine d’État-Major, chevalier de la Légion d’honneur, membre de plusieurs sociétés savantes, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1864. 52 « J’ay tâché de garder la véritable idée des Originaux. Je me suis servi autant que j’ay pû des pensées et des expressions d’Homère, et j’ay pris quelques traits d’Ovide […] ». Préface dans C.-C. Genest, Pénélope, tragédie, Paris, Jean Boudot, 1703. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 125 tout dans l’exacte vray-semblance ; de ne pas altérer les mœurs et le caractère des siècles antiques en les accomodant aux notres 53 . De plus, l’adaptation elle-même demande des modifications de sa source, sinon il ne serait pas question de remaniement mais de traduction. Ainsi s’agit-il de changements dus au souci de l’abbé pour les règles classiques, le même souci qu’on retrouve chez Champ-Repus, entre autres, qui est « de l’école de Ronsard et de Dubartas » et dont l’Ulysse annonçant l’esprit classique se distingue de l’œuvre des Jodelle, des Garnier et des Hardy par sa versification correcte et son respect de la forme et de la morale grecques 54 . C’est une tâche bien difficile que de restituer l’origine de ces réécritures de l’Odyssée : d’une part, bien qu’étant ‘fidèle’ à Homère, il paraît que Champ-Repus s’est fondé sur les Fables 125 et 126 d’Hygin ainsi que sur la littérature espagnole 55 ; d’autre part, Genest a prétendument puisé dans l’œuvre d’Homère et dans celle d’Ovide 56 et sacrifié tout ce qui n’était pas conforme aux unités, à la vraisemblance et à la bienséance. Malgré cela, notre rapprochement de ces deux réécritures soulève des questions. À en croire notre postulat sur la filiation de l’ouvrage de Genest, la scène d’exposition de sa tragédie portant sur la plainte de Pénélope procède de la première scène du troisième acte chez Champ-Repus. Bien que l’imitateur présumé décide de donner aussitôt la parole à son personnage éponyme, le contenu de cette tirade de la femme d’Ulysse, l’ordre des points qu’elle aborde ainsi que la façon dont elle se plaint de ses prétendants et de l’absence de son mari sont les mêmes. Les « tyrans », chez Champ-Repus, et les « persécuteurs », chez Genest, poussent Pénélope à s’écrier : Pénélope : Puis-je pas maintenant à bon droit le mal plaindre Que j’ay de ces tyrans, qui me veulent astraindre D’adorer leur beauté, leurs grâces et leurs yeux, Que j’ay plus en horreur que le fond stygieux ? Plutost je passeray l’infernale rivière Que je veuille obéir à leur vile prière. (Ulysse, III, 1), 53 Cf. la Préface dans C.-C. Genest, Pénélope, op. cit. 54 M. de Champ-Repus, Œuvres, op. cit., pp. XII-XIII. 55 N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, op. cit., p. 272 ; M. de Champ-Repus, Œuvres, op. cit., p. XVI. 56 Il faut bien remarquer que Genest ne donne que deux noms en tant que sources et qu’il tait l’édition, la traduction ou le type de texte qu’il a eu sous la main lors de la composition de sa Pénélope. Il se peut, qui sait, qu’il s’agisse de la traduction de La Valterie, parue trois ans avant la mise en scène de Pénélope. Cf. sa Préface dans C.-C. Genest, Pénélope, op. cit. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 126 Pénélope : Non, mes persécuteurs, non le sort en courroux Ne sçauroient me réduire au choix d’un autre époux, J’expireray plûtost ; cette Mer, moins barbare, Rejoindra par ma mort deux cœurs qu’elle sépare […] (Pénélope, I, 1), Tandis que ces premiers vers de Pénélope vont de pair avec ceux d’Ulysse, ceux qui suivent cette même réplique sont renversés dans l’adaptation. Or, ce qui retient notre intérêt, c’est que dans les vers que l’on vient de citer et dans ceux que l’on va mentionner les deux intrigues coïncident et s’éloignent de la fabula homérique : Marigues de Champ-Repus renvoie, en bas de page, premièrement aux chants XIX, XX et secondement au chant XVIII de l’Odyssée 57 ; c’est la même dispositio que suit Genest pour la tirade de son personnage, qui n’est renversée que sur le plan syntaxique. Après cette évocation de la mort comme seule issue, la Pénélope genestienne s’adresse à Neptune Pénélope : Tu n’as donc point voulu, toy que j’ay tant prié, Me rendre le dépost que je t’ay confié, Neptune ? Eh ! plust au sort que ta fureur avide Eust étouffé sous l’onde un Ravisseur perfide […] (Pénélope, I, 1), à l’instar de celle de Champ-Repus, Pénélope : Pourquoy, vieillard Neptun, quand Paris vint par mer La ravir contre droit, ne fis-tu abismer Son corsaire vaisseau, et que l’eau furieuse Tost ne l’engloutissoit en son onde écumeuse ? (Ulysse, III, 1), ce qui corrobore le lien de parenté entre ces deux pièces, appuyé aussi par la transposition verbe / nom « ravir » / « ravisseur » et qui indique que Champ-Repus se serait servi soit des Métamorphoses d’Ovide, rappelé par Marigues en bas de page ailleurs, soit d’une source autre, telles les Fables 125 et 126 d’Hygin et/ ou d’un ouvrage espagnol, remplaçant le nom grec de Poséidon par le nom latin de Neptune. Ce sur quoi nous insistons, postulant une double intertextualité, ce n’est pas la reprise du même sujet par ces dramaturges français, le sujet du voyage d’Ulysse, mais ce sont, premièrement, le remaniement et la mise en scène des mêmes motifs homériques, à savoir le séjour du roi d’Ithaque dans l’île de la magicienne Circé, chez Durval, Boyer et l’Ancien Théâtre Italien, et son retour à la patrie, chez Champ-Repus et Genest ; et secondement, 57 M. de Champ-Repus, Œuvres, op. cit., pp. 39-40. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 127 l’intrigue elle-même, en d’autres termes, la transformation de la fabula que réalise tel écrivain et qui correspond grosso modo à celle qu’accomplit tel autre, cela non seulement du point de vue de la structure et du contenu mais aussi et surtout de la parole. Certes, l’adaptation de plusieurs textes à la fois est une démarche très lourde, demandant plus de forces de la part de l’écrivain, mais l’exploitation d’une ‘réécriture’ quelconque, soit d’une traduction résolvant le problème linguistique, soit, mieux encore, d’une imitation dramatique, ce qui permet à un nouvel adaptateur d’éviter une traduction intersémiotique, est au fond une économie d’énergies. Ainsi donc, nos investigations ne nous font parvenir à aucune vérité absolue, mais plutôt à une prise de conscience sur ces réécritures françaises de l’Odyssée prétendument indépendantes. Bibliographie Œuvres françaises des XVI e et XVII e siècles Boyer, C., Ulysse dans l’isle de Circé, ou Euriloche foudroyé, tragicomédie représentée sur le théâtre des machines du Marais, dédiée à Monseigneur Le Prince de Conty, Paris, Toussainct Quinet, 1650. Champ-Repus, M., Œuvres poétiques de Jacques de Champ-Repus, gentilhomme bas-normand. Publiées et annotées par Marigues de Champ-Repus, capitaine d’État-Major, chevalier de la Légion d’honneur, membre de plusieurs sociétés savantes, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1864. Durval, J.-G., Les travaux d’Ulysse, trage-comédie tirée d’Homère et dédiée à Monseigneur le Duc de Nemours, Paris, Pierre Menard, 1631. Genest, C.-C., Pénélope, tragédie, Paris, Jean Boudot, 1703. Hédelin, F., La Pratique du théâtre. Œuvre très-nécessaire à tous ceux qui veulent s’appliquer à la composition des poëmes dramatiques, qui font profession de les réciter en public, ou qui prennent plaisir d’en voir les représentations, Paris, A. de Sommaville, 1657. Peletier, J., L’art poétique de Jacques Peletier du Mans (1555), publié d’après l’édition unique, avec introduction et commentaire, éd. A. Boulanger, Paris, Publications de la Faculté des lettres de l’Université de Strasbourg, 1930. Sainte-Maure, B. de, Le Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure : publié d’après tous les manuscrits connus par Léopold Constans, professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Paris, Firmin Didot, 1904, vol. I. Études critiques sur la littérature française Arnauld, A., Mémoire sur le règlement des études dans les lettres humaines, par Antoine Arnauld, Paris, A. Colin, 1886. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 128 Bourchenin, P.-D., Étude sur les académies protestantes en France aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Grassart, 1882. Cioranescu, A., Le masque et le visage : du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983. Cognet, L., Claude Lancelot : solitaire de Port-Royal, Paris, Sulliver, 1950. Compayré, G., Histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le seizième siècle, Paris, France-Expansion, 1972 (reproduction de l’éd. de Paris, Hachette, 1879). Dainville, F., Naissance de l’Humanisme moderne, Paris, Beauchesne et ses fils, 1940. Deierkauf-Holsboer, S. W., Le théâtre du Marais, Paris, Nizet, 1958, vol. II. Delaruelle, L., « L’étude du grec à Paris (de 1514 à 1530) », Revue du Seizième siècle, 9, 1922, pp. 56-57. Dupont-Ferrier, G., La vie quotidienne d’un collège parisien pendant plus de trois cent cinquante ans. Du collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand (1563- 1920), Paris, E. Boccard, 1921, vol. I. Fauriel, C., Histoire de la poésie provençale : cours fait à la faculté des lettres de Paris, Paris, Labitte, 1846, vol. I. Fournel, V., Les contemporains de Molière, recueil de comédies, rares ou peu connues jouées de 1650 à 1680 avec l’histoire de chaque théâtre des notes et notices biographiques, bibliographiques et critiques, Paris, Firmin Didot frères, fils, et compagnie, 1863, vol. I. Karsenti, T., Le mythe de Troie dans le théâtre français (1562-1715), Paris, H. Champion, 2012. Lallemand, P., Histoire de l’éducation dans l’ancien Oratoire de France, Paris, E. Thorin, 1888. Lancaster, H.-C., A history of French dramatic literature in the Seventeenth Century, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1929-1942, vol. IV.1, pp. 212- 217. Lantoine, H.-E., Histoire de l’enseignement secondaire en France au XVII e siècle, Paris, E. Thorin, 1874. Lefranc, A., La vie quotidienne du temps de la Renaissance, Paris, Hachette, 1938. Mazouer, C., Le théâtre français de la Renaissance, Paris, H. Champion, 2002. Parfaict, C. et F., Histoire du théâtre françois depuis son origine jusqu’à présent, avec la vie des plus célèbres poëtes dramatiques, des extraits exacts et un catalogue raisonné de leurs pièces, accompagnées de notes historiques et critiques, Paris, Le Mercier et Saillant, 1745-49, vol. VII. Peletier, J., Œuvres poétiques de Jacques Peletier du Mans, Paris, Revue de la Renaissance, 1904. Rochemonteix, C., Un collège de Jésuites aux XVII e et XVIII e siècles. Le collège Henri IV de La Flèche par le P. Camille de Rochemonteix de la Compagnie de Jésus, membre titulaire de la Société historique et archéologique du Maine, Le Mans, Leguicheux, 1889. Le mythe d’Ulysse sur la scène française du XVII e siècle PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 129 Études critiques sur Homère et la littérature gréco-latine Entanaclaz, A., Les métamorphoses d’Ulysse : réécritures de « l’Odyssée », Paris, Flammarion, 2003. Hepp, N., « Homère en France au XVI e siècle », Atti della Accademia delle Scienze di Torino, II, vol. 96 (1961-62). Hepp, N., Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968. Hepp, N., « Homère et la société française du XVII e siècle », Travaux de linguistique et de littérature, IV. 2. (1966). Études critiques sur la Commedia dell’arte et la dramaturgie étrangère Bourqui, C., La Commedia dell’arte : introduction au théâtre professionnel italien entre le XVI e et le XVII e siècles, Paris, SEDES, 1999. De Nardis, L., « Il ‘comico’ dei ‘Plaideurs’ : tra Aristofane e Scaramuccia », dans Scritti in onore di Giovanni Macchia, Milano, Mondadori, 1983, vol. II. Gambelli, D., Arlecchino a Parigi, Roma, Bulzoni, 1993-1997, vol. II.2. Gerard, N. B. du, Tables alphabétique et chronologique des pièces représentées sur l’Ancien Théâtre Italien depuis son établissement jusqu’en 1697 qu’il a été fermé, Paris, Prault, 1750. Gherardi, E., Le théâtre italien de Gherardi ou le recueil général de toutes les Comédies et Scènes françaises jouées par les Comédiens Italiens du Roi, Genève, Slatkine Reprints, 1969 (fac-sim. de l’éd. de Paris, Briasson, 1741), vol. III. Guardenti, R., Gli Italiani a Parigi : la Comédie Italienne (1660-1697) : teoria, pratica scenica, iconografia, Roma, Bulzoni, 1990, vol. I. Neri, F., Scenari delle maschere in Arcadia, Lapi, Città di Castello, 1913. Pavesio, M., Calderón in Francia. Ispanismo ed italianismo nel teatro francese del XVII secolo, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2000. Pavesio, M., « Le rôle de la commedia dell’arte dans la réception française de la Comedia au XVII e siècle », dans Le théâtre espagnol du Siècle d’Or en France : de la traduction au transfert culturel, sous la direction de Christophe Couderc, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012, pp. 53-65. Perrucci, A., Dell’arte rappresentativa premeditata ed all’improvviso, testo, introduzione e bibliografia a cura di Anton Giulio Bragaglia, Firenze, Sansoni antiquariato, 1961. Études linguistiques et traductologiques Bunker, R., A bibliographical study of the Greek Works and translations published in France during the Renaissance. The decade 1540-1550, New York, Columbia University Press, 1939. Canfora, L., Il copista come autore, Palermo, Sellerio, 2002. Dolet, É., De la manière de bien traduire d’une langue en autre, Lyon, É. Dolet, 1540. Eleonora Nappa PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0006 130 Genette, G., Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. Ladmiral, J.-.R., Sourcier ou cibiliste : les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2014. Osimo, B., Manuale del traduttore. Guida pratica con glossario, seconda edizione, Milano, U. Hoepli, 2004. Popovič, A., La scienza della traduzione. Aspetti metodologici. La comunicazione traduttiva, Milano, U. Hoepli, 2006. Van Hoof, H., Histoire de la traduction en Occident, Paris, Duculot, 1991. Zuber, R., Les « belles infidèles » et la formation du goût classique, Paris, Albin Michel, 1995. Dictionnaires dramatiques, historiques, biographiques Fieux Mouhy, C. De, Tablettes dramatiques contenant l’abrégé de l’histoire du théâtre françois, l’établissement des théâtres à Paris, un dictionnaire des piéces, et l’abrégé de l’histoire des auteurs et des acteurs, dédiées à S.A.S. M. le Duc d’Orleans, Paris, S. Jorry, 1752. Léris, A., Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, contenant l’origine des différens théâtres de Paris ; le nom de toutes les Pièces qui y ont été représentées depuis leur établissement, et celui des Pieces jouées en Province, ou qui ont simplement paru par la voie de l’impression depuis plus de trois siècles ; avec des Anecdotes et des Remarques sur la plûpart : le nom et les particularités intéressantes de la Vie des Auteurs, Musiciens et Acteurs ; avec le Catalogue de leurs Ouvrages, et l’exposé de leurs talens : une chronologie des Auteurs, et des Musiciens ; avec une Chronologie de tous les Opéra, et des Pièces qui ont paru depuis trente-trois ans, Paris, C.A. Jombert, 1763. Mongrédien, G., Dictionnaire biographique des comédiens du XVII e siècle ; suivi d’un Inventaire des troupes (1590-1710) d’après des documents inédits, Paris, C.N.R.S., 1961. PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France : le cas du Père Laberthonnière R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) L’histoire posthume des Pensées et la réputation de Pascal en tant que classique scolaire en France touchent à leur comble entre les années 1880 et 1920 1 . Si Pascal exerce une influence notable sur les Français, et particulièrement sur les catholiques à cette époque, c’est que l’auteur des Pensées fait partie intégrante du renouveau religieux ainsi que de l’histoire intellectuelle française lors de la période d’avant-guerre 2 . Il importe de signaler, à cet égard, l’importance du mouvement moderniste, qui bat son plein à cette époque particulière 3 . Intimement lié au processus d’adaptation du catholicisme au monde contemporain, le modernisme vise avant tout à 1 V. Giraud met en relief le statut de Pascal comme l’auteur classique le plus contemporain de cette époque (cf. « Pascal et la critique contemporaine, » 1-56; voir en particulier les pages 18-19, 22-25 in Livres et questions d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1907). 2 Dans la mesure où les « pascalisants » s’engagent alors dans un débat intellectuel, V. Giraud finit par mettre en évidence un véritable culte national de Pascal: « … en l’espace de moins de deux années, 1896-1897, il a paru jusqu’à cinq éditions nouvelles des Pensées et deux réimpressions ; en moins de six ans, de 1890 à 1905, six volumes, six études d’ensemble consacrées à Pascal ont vu le jour. Pascal serait-il donc en passe de détrôner Voltaire ou Molière dans cette ferveur et cette communauté d’admiration que l’on professe d’ordinaire pour le grand écrivain qui représente le mieux le génie d’une race ? » (Livres et questions d’aujourd’hui, 2). 3 Il convient de s’en remettre ici à la definition du terme « moderniste » proposée par E. Poulat: « En son sens le plus général, le modernisme peut se définir comme la rencontre, et la confrontation actuelles d’un passé religieux depuis longtemps fixé, avec un présent qui a trouvé ailleurs qu’en lui les sources vives de son inspiration » (Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Casterman, 1962, 15). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 132 gagner à l’Église les jeunes progressistes de la génération contemporaine 4 . S’intégrant dans la ligne du catholicisme libéral, le Père Laberthonnière représente ainsi le courant progressif du catholicisme français du début du XX e siècle. Nous voudrions nous interroger ici sur l’apport de Laberthonnière - « L’Apologétique et la méthode de Pascal » - à l’évolution de la critique pascalienne 5 . La crise moderniste a été marquée d’abord par une volonté de transformer le profil du catholicisme français et, notamment, la conception de la foi. Puisqu’il n’envisage pas les dogmes chrétiens comme la source exclusive de la vérité, le modernisme s’avère réfractaire à l’orthodoxie catholique, d’où son souci de faire place à l’apologétique traditionnelle. Cette crise au sein de la pensée catholique supposait par ailleurs une mise en opposition de la théologie et de la science ainsi que des tentatives constantes de réconcilier ces deux disciplines. On assistait alors à un antagonisme entre la notion d’une foi intransigeante et le principe du libre examen. De plus, étant donné la primauté du dogmatisme scolastique clérical qui visait à se défendre contre le scientisme et contre la laïcité sous la Troisième République, on avait affaire à la subordination de la philosophie à la théologie 6 . Soucieux de rajeunir l’image de l’Église, les catholiques libéraux et sociaux se sont mis à examiner les problèmes contemporains de théologie, de philosophie et de la réforme de l’Église afin de mieux la défendre 7 . Il s’agissait avant tout de réunir libertés modernes et discipline ecclésiastique. D’ailleurs, les découvertes du scientisme, spécifiquement dans le domaine de la philologie, de l’archéologie et de la paléographie, ont eu pour effet de mettre en question la validité historique des livres saints (439). Bref, la crise moderniste a fait ressortir à quel point les progrès des recherches scientifiques constituaient un danger réel pour l’Église (441). En effet, à en croire R. Marlé, le modernisme représentait « […] une crise qui, depuis la Réforme, fut sans doute la plus grave qu’ait traversée la conscience 4 Les théories modernistes s’adressent, en fait, à « la crise des croyances » propre à la jeunesse française au tournant du siècle (A. Houtin, Histoire du modernisme catholique, Paris, Chez l’auteur, 1913, 386). À cela s’ajoute le fait que l’Église se sentait obligée d’affirmer « sa continuité ecclésiastique et dogmatique » (396). 5 Voir ses Essais de philosophie religieuse, Paris, Lethielleux, 1903, 193-229. 6 En mettant la théologie rigoureusement à l’écart, Descartes a réussi à libérer la philosophie de la théologie (Discours de la méthode [première partie], Paris, Garnier-Flammarion, 1966). Contrairement à Descartes, Pascal rejette systématiquement la philosophie en tant que discipline (P. Sellier, éd., Pensées, Paris, Hatier, 1973, 12). 7 Voir A. Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, II, Paris, Flammarion, 1951, 438. La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 133 chrétienne. » 8 Laberthonnière, quant à lui, n’ignore pas les progrès de la science et de la laïcité: « Un monde intelligent s’est constitué en dehors du christianisme et contre lui 9 . » Il est évident que le mouvement moderniste a embrassé un ensemble d’individus disparates, « … de purs mystiques… des philosophes… et des rationalistes » (Houtin, 274). Toutefois, il ne faut pas méconnaître l’émergence d’un « néo-catholicisme » grâce à l’influence retentissante exercée par la thèse de Maurice Blondel (L’Action, 1893). Faisant écho à « la pensée tourmentée d’un Pascal, » Blondel insiste en particulier sur l’insatiabilité fondamentale de la volonté humaine 10 . En plus de Blondel, Laberthonnière et Le Roy faisaient figure de « modernistes philosophiques » et leur « philosophie de l’action, » volontairement anti-intellectualiste, ne s’accordait pas, à des degrés divers, avec l’orthodoxie traditionnelle. Compte tenu de l’encyclique Pascendi, qui a envisagé le modernisme comme « la synthèse de toutes les hérésies 11 , » le Saint-Siège s’appliquait à défendre le fonds dogmatique du catholicisme en condamnant plusieurs doctrines. Ne pouvant tolérer la substitution d’une philosophie d’action aux dogmes traditionnels, l’Église a condamné notamment les écrits du Père Laberthonnière et de Le Roy 12 . Du reste, une autre mesure disciplinaire prise par l’Église entre 1908 et 1913 a consisté à obliger les membres du clergé - de même que les modernistes laïques, tel Brunetière - à s’acquitter d’un serment anti-moderniste. En somme, la controverse moderniste en France ayant pour objet principal la pensée théologique, on assiste à la volonté profonde de la part de l’Église de réduire au silence les novateurs. Avant d’aborder « L’Apologétique et la méthode de Pascal, » il convient de dégager quelques traits saillants de la vie et de la doctrine philosophique et théologique de Laberthonnière. Né en 1860 à Chazelet, Lucien Laberthonnière est ordonné prêtre à l’Oratoire en 1886 et il est devenu professeur de philosophie l’année suivante au collège de Juilly ; il a enseigné aussi à l’École Massillon à Paris en 1887. Il était à la fois théologien, philosophe et 8 R. Marlé, éd., Au cœur de la crise moderniste, Paris, Éd. Montaigne, 1960, 9. 9 Cité par M. Rifaux, La Crise de la foi catholique, Paris, Plon, 1907, 21. 10 Se reporter à D. Parodi, La Philosophie contemporaine en France, Paris, Alcan, 1919, 302-303. 11 W. Collinge, Historical Dictionary of Catholicism, Toronto, Scarecrow Press, 2012, 293. Voici la diversité de reproches lancés contre le modernisme par l’Église romane : « kantisme, naturalisme, subjectivisme… mais aussi relativisme, agnosticisme, évolutionnisme, immanentisme… individualisme, rationalisme » (Poulat, 20-21). 12 Se reporter sur ce point à A. Vidler, The Modernist Movement in the Roman Church, Cambridge University Press, 1934, 187. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 134 historien. Loin d’être un théologien de métier, le Père Laberthonnière se montrait éclairé par la grâce de l’Évangile 13 . Jouissant d’une longue collaboration avec M. Blondel, il a dirigé la revue Annales de philosophie chrétienne, la plus ancienne des revues philosophiques en France, entre 1905 et 1913. Bien qu’il se soucie de renouveler la théologie chez le jeune clergé, il finit par s’exposer à la critique de divers théologiens, en particulier les thomistes 14 . Dès sa jeunesse, Laberthonnière confirme son désir de ne pas dissocier la religion et la philosophie et en même temps son attachement à la tradition augustinienne. Aussi reconnaît-il la place importante occupée par Pascal et par Maine de Biran dans son itinéraire intellectuel : Dès ma première jeunesse, […] des inquiétudes très vives avaient surgi en moi. Et tout de suite j’avais senti le besoin de poser philosophiquement le problème religieux, c’est-à-dire de ne pas séparer la religion de la philosophie, comme depuis le moyen âge, on tendait, ou plutôt on s’évertuait à le faire. Pascal et Maine de Biran me confirmèrent dans cette manière de voir ; et par là je rejoignais la tradition augustinienne (cité par E. Castelli, Laberthonnière, Paris, Vrin [1931], 6). Conformément à l’auteur des Pensées, il départage systématiquement les doctrines vraies et les doctrines fausses, ceci pour mettre en évidence la vérité chrétienne. Il se refuse aussi à envisager toute question philosophique en marge de cette vérité. À l’instar de Pascal, « philosophe chrétien, » le philosophe oratorien s’interroge particulièrement sur la possibilité de formuler une « philosophie chrétienne. » Il subit alors l’influence d’Émile Boutroux, professeur d’histoire de la philosophie et son maître à la Sorbonne 15 . Grâce à ses conférences sur Pascal (1896-97), Laberthonnière s’est aperçu de la primauté de l’irrationalisme et du sentimentalisme absolu. Il soutient en plus que l’intuition pascalienne relève de l’indéchiffrable. Dans cette optique, puisqu’il n’y a, selon lui, aucune cloison étanche entre le sentiment et l’intelligence, il faut reconnaître le caractère irréductible des raisons du coeur par rapport à la raison proprement dite. Ainsi, éveillé au souci primordial de la vie intérieure, Laberthonnière se rapprochait dès sa jeunesse de la pensée de Pascal 16 . 13 T. Friedel, éd., Pages choisies du Père Laberthonnière, Paris, Vrin, 1930, xvi. 14 Voir à cet égard J. Wilbois, « La Pensée catholique en France, » Revue de métaphysique et de morale, 15 (1907), 394. 15 Se reporter à É. Boutroux, Pascal, Paris, Hachette, 1903. Notons aussi qu’en mai 1900, Laberthonnière présente une conférence au cercle catholique de Luxembourg sur « Le caractère original de l’apologétique de Pascal. » 16 Laberthonnière se réfère aussi à la nuit célèbre en novembre 1654 où Pascal, dans un hymne de douleur et de joie, traduit son affirmation angoissée de la certitude métaphysique. À en croire T. Friedel, le philosophe souligne par là l’aspect vivant La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 135 Marqué par l’inquiétude religieuse, le Père Laberthonnière ne s’accordait pas avec la théologie scolastique établie. Allant à contre-courant de l’autoritarisme de l’Eglise officielle, qu’il désigne comme le « césarisme spirituel 17 , » il va sans dire que sa pensée a suscité de vives controverses. Il s’agissait, en somme, de polémiques au sujet de la nature du dogme chrétien et, par extension, de la portée du catholicisme social. Dirigée contre le modernisme, l’encyclique du Vatican s’en prend à Laberthonnière en septembre 1907 : deux de ses livres sont mis à l’Index en mars 1906 (Études de philosophie religieuse, 1903; et Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec, 1904). En effet, Laberthonnière est ainsi réduit officiellement au silence de 1913 jusqu’à sa mort en 1932. En somme, l’intransigeance de Pie X l’a amené à mettre fin à l’influence du mouvement moderniste dans l’Église 18 . Afin de dégager les éléments constitutifs de la physionomie spirituelle de Laberthonnière, il faut tenir compte du fait que son modernisme philosophique s’oppose au courant intellectualiste et trouve son origine dans les Pensées de Pascal. Examiner l’itinéraire intellectuel de l’oratorien, c’est d’abord situer l’apologétique laberthonnienne par rapport à celle de Pascal. De même que Pascal, l’auteur des Études de philosophie religieuse s’inspire nettement de saint Augustin, d’où l’influence donnée dans ses œuvres aux actions surnaturelles au sein de l’ordre naturel 19 . Fondée sur la rédemption et la notion de salut, l’approche pragmatique de Pascal se répercute aussi dans l’apologétique du Père Laberthonnière. Par ailleurs, d’après E. Castelli, Laberthonnière reprend à son compte le débat pascalien entre les sceptiques (Montaigne, les pyrrhoniens) et les dogmatiques (Epictète) en formalisant une opposition entre les idéalistes (cf. la tradition grecque) et les réalistes (cf. la tradition chrétienne) : Dans toutes les discussions entre sceptiques et dogmatiques, entre idéalistes et réalistes, c’est de l’être qu’il s’agit ; mais ce qui est directement en question, c’est pour les uns l’existence en soi de l’être, tandis que pour les autres, c’est la nature de l’être (12). Héritier spirituel de Pascal, le Père Laberthonnière soutient également qu’il n’existe aucune barrière entre la philosophie et la religion. Tous deux s’accordent en postulant que le but primordial de l’apologétique consiste à de cette certitude, qui s’inscrit, selon lui, dans sa notion du dogmatisme moral (37). 17 Voir M. d’Hendecourt, « Laberthonnière, » Revue de métaphysique et de morale, 65 (1960), 54. 18 Le Saint-Siège s’engage aussi à épurer le personnel des facultés et des séminaires ; il s’applique en plus à censurer toute publication catholique (Dansette, 459). 19 Se reporter ici à P. Sellier, Pascal et Saint Augustin, Paris, Colin, 1970. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 136 s’adresser ouvertement à autrui (56). À cela s’ajoute le fait que Laberthonnière, répugnant lui aussi aux abstractions et à la philosophie spéculative, s’avère être mû par la réalité humaine immédiate. À la suite de Pascal, il part de la vie elle-même et rejette catégoriquement les notions par trop théoriques : Le problème n’est donc pas abstrait et théorique, il est concret et pratique. Il se pose en nous par le fait seul que nous existons et que nous sommes capables de penser et de vouloir. Tel est le point de départ de Pascal et de Laberthonnière. Ils partent d’un fait, mais non d’un fait sensible, extérieur, comme les physiciens ou les historiens. Le fait dont ils partent, c’est la vie elle-même, la leur, et celle des autres qui se répercute dans la leur (E. Castelli, Laberthonnière, Paris, Vrin, 1931, 53). Il importe de faire remarquer, enfin, que Laberthonnière envisage le christianisme sous forme d’objet de connaissance, c’est-à-dire, le produit d’un développement historique. De même que Pascal, il affirme que le christianisme se définit comme une vérité historique. Si l’on admet que le thomisme représentait la doctrine officielle de l’Église sous la Troisième République, force est de reconnaître que le modernisme théologique cherchait à se séparer de l’aristotélisme thomiste qui remonte au Moyen Âge. L’opposition laberthonnienne au thomisme tient, selon l’avis de Laberthonnière lui-même, à l’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu au moyen de de la raison. Aussi s’en prend-il aux rationalistes catholiques qui apparentaient le dogmatisme catholique à une servitude intellectuelle. Contrairement à l’intellectualisme scientifique qui prônait une pensée abstraite pour atteindre Dieu, Laberthonnière a développé une apologie qui découle d’une philosophie de « l’action » (Wilbois, 393) 20 . Plus précisément, il prend vigoureusement à partie la doctrine thomiste dans la mesure où elle méconnaît l’idéal de charité et aboutit ainsi à une vision égocentrique de Dieu. Il va jusqu’à affirmer que saint Thomas « […] a fait plus de mal à l’Eglise que Luther » (Dansette, 454). Si les perspectives théologiques de Laberthonnière ont été perçues comme hétérodoxes par l’Eglise catholique, c’est qu’elles relevaient d’un anti-thomisme jugé subversif. Désireux de renouveler la théologie, le Père Laberthonnière esquisse une théorie du surnaturel et de la grâce. Il insiste notamment sur la complémentarité entre le don de la grâce que Dieu accorde à l’homme et le 20 Telle qu’elle se dégage de la pensée de M. Blondel, « l’action » peut se définir ainsi : « ‘L’action’, c’est la vie spirituelle intégrale, faite du jeu de toutes nos facultés, intelligence, sensibilité, volonté, qui ne se réalise pleinement que par Dieu » (Dansette, 447). La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 137 consentement qui met l’homme en Dieu. Dans cette optique, la foi se ramène à une confirmation de ce don offert par Dieu. D’où l’efficacité de la « méthode d’immanence » qui permet d’accomplir cette action. Du reste, Laberthonnière s’en prend aux scolastiques en ce sens qu’ils refusent catégoriquement le principe d’immanence, qui implique que les vérités chrétiennes sont réclamées de l’intérieur. Le philosophe oratorien souscrit ainsi à la complémentarité entre la révélation extérieure et la grâce intérieure. On ne saurait trop insister chez lui sur cette dialectique de la vérité immanente et la vérité transcendante (Wilbois, 399). L’immanence peut se ramener alors à la présence et à l’engagement de Dieu dans le monde, alors que la transcendance suppose le dépassement du monde par Dieu. Enfin, dans la mesure où la conscience moderne n’admet pas l’ordre transcendant (à savoir, la Révélation), il convient de se situer dans l’ordre immanent, qui s’avère acceptable aux yeux de la conscience moderne (Dansette, 447). Pour mieux comprendre l’anti-intellectualisme de Laberthonnière et son dégoût pour un rationalisme qui mène à une théologie abstraite, il faut se reporter brièvement à son Réalisme chrétien et l’idéalisme grec (1904). Si l’oratorien se livre à une mise en opposition profonde entre l’hellénisme et le christianisme, c’est pour discréditer des critiques qui envisagent la philosophie grecque comme le fondement des dogmes chrétiens. Il souligne alors la facticité sous-jacente au monde des idées : son recours à l’abstraction, son idéalisme et son salut transitoire. Etant donné, selon lui, la fausse réconciliation entre les deux doctrines, il n’est guère souhaitable de déprécier le christianisme en le ramenant à la philosophie grecque. Les Grecs finissent par valoriser l’abstraction en l’érigeant en instrument principal de vérité et de salut (15). Relevant de l’idéalisme, la philosophie d’Aristote et de Platon se nourrit d’ailleurs du rationalisme et des valeurs intellectuelles, contrairement à la perspective anti-intellectualiste de Laberthonnière (17). Lié à la pensée grecque, le cartésianisme aboutit au relativisme agnostique qui s’est formé dans les temps modernes. Se situant aux antipodes d’une abstraction, la doctrine chrétienne témoigne plutôt d’un caractère historique et réaliste. En effet, elle s’apparente à une philosophie de la vie. La trame de l’existence réelle s’oppose donc à la réalité d’un monde des idées. Tel que le conçoit Laberthonnière, le christianisme s’oppose à l’élément statique propre à l’idéal grec : Le christianisme se présente, non comme une dialectique abstraite, mais comme une doctrine constituée par des événements qui acceptent une place dans le temps : c’est une histoire (Castelli, 68). L’oratorien met en relief aussi la fausse opposition chez les Grecs entre la matière et l’idée (70). Au rapport logique sous-jacent au dualisme grec s’oppose le rapport métaphysique inhérent au christianisme. Enfin, loin de Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 138 l’image grecque d’un Destin aveugle, Dieu s’associe, d’après Laberthonnière, au dynamisme de l’existence. Force est d’accepter donc l’incompatibilité irréductible entre ces deux modes de pensée. Le Père Laberthonnière commence son étude des Pensées en faisant ressortir le but primordial de l’apologétique, à savoir, amener les incroyants à croire et, sur un autre plan, approfondir la foi des croyants « du dedans 21 ». Recourant à une métaphore cartésienne à propos du « chemin de la verité, » il fait une distinction entre « la vérité chrétienne » au sens objectif, et la formule subjective « notre vérité, » qui désigne l’intériorisation grâce à la méthode d’immanence: « […] de manière à ce qu’elle (= la vérité) vive en nous et à ce que nous vivions par elle » (194). D’après lui, Pascal réussit, par cette démarche apologétique à « […] ne laisser personne indifférent » (195) 22 . Laberthonnière présente alors deux méthodes par lesquelles on peut prendre connaissance du christianisme : la méthode empirique ou pragmatique selon laquelle la vérité chrétienne nous vient de l’extérieur, comme par hasard, et la méthode immanente d’après laquelle cette vérité est recueillie et intériorisée du dedans. Bien que la méthode soit parfaitement vraisemblable et, de plus, naturelle, le philosophe oratorien fait remarquer que Pascal excelle à synthétiser de façon méthodique la vérité chrétienne. Voici son apport principal à l’analyse de l’apologétique pascalienne, car celle-ci contribue de manière significative à l’évolution de la pensée chrétienne au cours des années : Or ce qui caractérise Pascal, c’est qu’il a eu cette idée-là. Il a conçu une apologétique sous une forme rigoureuse, pressante, scientifiquement ordonnée, où le Christianisme ne se présenterait que comme une explication de la vie. Et à ce titre, nous semble-t-il, il est une date dans le développement de la pensée chrétienne à travers les siècles (197). Situant le christianisme dans une perspective rigoureusement historique, Laberthonnière s’interroge sur le rôle particulier du Christ dans cette histoire. Grâce à une série de questions rhétoriques, il évoque les diverses interprétations de ses miracles. Ce faisant, il valorise l’aspect extraordinaire de la doctrine chrétienne, qui dépasse la compréhension humaine. En abordant cette religion de façon extrinsèque, il est normal de s’imaginer que le surnaturel et les vérités révélées finissent par prendre un caractère super- 21 « L’Apologétique et la méthode de Pascal, » in Essais de philosophie religieuse, Paris, Lethielleux (1903), 193. 22 Dans une note, Laberthonnière fait le bilan des études récentes consacrées à Pascal. Après avoir signalé la perspective de V. Giraud, qui affirme que la critique littéraire doit se ramener à une philosophie morale, il loue la méthode rigoureuse d’E. Boutroux, qui parvient à dégager la personnalité morale de Pascal (194-195). La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 139 stitieux et arbitraire (199). Une telle hétéronomie serait, bien entendu, à éviter. Au lieu d’être soumis à un maître autoritaire, mieux vaut chercher en Dieu une figure paternelle, voire aimante. Puisque la raison humaine s’avère inapte à comprendre des vérités surnaturelles, la révélation a pour objet de permettre à l’individu d’atteindre les « vérités naturelles, » ce qui mène à une volonté de rendre ces vérités vraisemblables. Ainsi, on peut facilement concevoir une image de la Trinité en réfléchissant à la forme d’un triangle avec trois dimensions dans l’espace. À titre d’exemple, Laberthonnière cite la pratique au Moyen Age de réconcilier le christianisme avec l’enseignement d’Aristote, et l’on songe au discrédit dont il charge cette démarche dans Le réalisme chrétien et l’idéalisme grec. D’autres apologétiques s’adressent aux problèmes tels que la formation de la terre et l’origine des espèces. On a affaire ici à des « apologétiques scientifiques » où l’on tâche également d’intégrer les découvertes de Darwin au sein des explications « savantes » (201). Après avoir loué l’originalité de Pascal, qui a su réconcilier des disciplines aussi disparates que la morale et les mathématiques, Laberthonnière déprécie cette fausse opposition entre la philosophie et la religion, deux ordres de vérités autonomes (210). Il démontre alors que Pascal tient à cette croyance primordiale : à la multiplicité de doctrines fausses s’oppose l’unique doctrine vraie, à savoir, le christianisme. Quant à ses réserves vis-àvis du dogmatisme et du scepticisme, l’auteur des Pensées a dû utiliser les philosophies d’Epictète (le stoïcisme) et de Montaigne (le pyrrhonisme) au sein de son apologie. Laberthonnière soutient aussi que la raison garde une place importante chez Pascal puisque le rationalisme encourage les hommes à se suffire à eux-mêmes (212). Sur un autre plan, il est nécessaire de ne pas envisager la Chute et la Rédemption en tant qu’hypothèses. Ce sont, au contraire, des vérités qui mettent en lumière l’énigme de la nature humaine, d’où la pertinence de la dialectique misère/ grandeur. En ce qui concerne le scepticisme de Pascal, il l’utilise afin de démasquer les illusions des incroyants, de là sa valorisation du christianisme en tant qu’unique science de l’homme. Cette citation fait penser à l’opinion de Laberthonnière sur l’idéalisme grec : « […] tout son scepticisme consiste à maintenir contre les incroyants ; en démasquant vigoureusement leurs illusions, que le Christianisme seul est la science de l’homme » (213). Pascal finit alors par rejeter l’idéal grec du rationalisme dans la mesure où cet idéal donne lieu à la présomption humaine. Bien que l’ascétisme pascalien ait représenté une réaction contre les casuistes de son époque, Laberthonnière met en question la thèse d’un jansénisme démesuré chez lui. De plus, il présente, sans trop insister, les points de divergence entre la philosophie de Pascal et celle de Descartes. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 140 Conformément aux scolastiques qui ont séparé la foi et la vie religieuse, Descartes opère une séparation rigoureuse entre ces deux domaines. De même, l’auteur du Discours de la méthode établit une distinction réelle entre la philosophie et la religion et affirme que l’homme doit recourir exclusivement à la raison. Toujours est-il qu’il considère la religion comme une forme d’autorité indépendante des démarches philosophiques. Il est évident que Laberthonnière déplore, chez Descartes, l’absence d’une pensée religieuse. Il estime que Pascal, en revanche, envisage la religion comme une réalité qui éclaircit les problèmes inhérents à la destinée humaine. Il affirme, plus précisément, que le dessein du christianisme consiste à s’interroger sur « le problème de la vie et de la destinée ». Malgré l’allure mystique de sa doctrine morale et théologique, il n’est pas juste, selon lui, de traiter Pascal d’illuminé et de fidéiste. Dans cette perspective, Pascal a le statut d’un « Descartes de l’apologétique » (215). « Je pense donc je suis » constitue alors une « réalité spirituelle et morale » qui aboutit à une mise en valeur d’une « discipline de l’esprit de la volonté » (216). Laberthonnière postule donc un rapport fondamental entre la philosophie cartésienne et l’apologétique pascalienne. À condition de recourir à la méthode d’immanence, on a tout intérêt alors à rattacher l’apologétique - « qui n’a rien d’abstrait » - à l’existence humaine (217). Soucieux d’unité, le catholicisme débouche sur une optique sociale et morale au tournant du XX e siècle, et l’on songe au rôle du catholicisme social et de la démocratie chrétienne : « […] (le catholicisme) se désindividualise pour se socialiser. » Par rapport au catholicisme, le protestantisme s’inscrit, selon Laberthonnière, dans une perspective plus fermée et limitée. Il se désagrège pour tomber, enfin, dans l’anarchie (222). Se situant aux antipodes de l’idéal protestant, Pascal témoigne des meilleures qualités de la catholicité ; il s’avère notamment anti-individualiste, d’où la portée de sa formule percutante, « le moi est haïssable. » Dans cet ordre d’idées, la foi et le salut l’emportent définitivement sur les tentations mondaines. Pascal relie alors le catholicisme à l’idéal de la solidarité humaine. On comprend ainsi, chez Laberthonnière, son refus tranchant de l’image romantique d’un Pascal tourmenté et en proie à la folie, image chère à Victor Cousin et à d’autres critiques de la deuxième moitié du XIX e siècle. La misère individuelle se répercutant sur la misère collective, l’insuffisance de cette image d’un Pascal romantique amène l’oratorien à faire ressortir ses qualités humaines. C’est ainsi qu’il met en relief sa solidarité avec Pascal apologiste : Ce n’est pas un docteur qui nous enseigne : il est avec nous dans le rang, il est l’un de nous ; c’est un frère en humanité qui nous prend par la main et par le cœur pour nous mener avec lui à la recherche de Dieu (224). La réception critique des Pensées et la crise moderniste en France PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0007 141 Répugnant de nouveau aux raisonnements par trop abstraits, Laberthonnière prend à partie « le dogmatisme intellectualiste » cher aux adversaires de Pascal. Grâce à l’efficacité de la méthode d’immanence, l’apologétique pascalienne, « achevée et définitive », se montre susceptible d’exalter la vérité chrétienne, qui fait naturellement partie intégrante de la pensée humaine. Aussi Pascal entend-il amener les hommes à réfléchir aux réalités immédiates de leur existence (226). Pascal apparaît aux yeux du philosophe chrétien comme un positiviste de la réalité intérieure, voire concrète de l’homme. Quoique son apologétique se heurte à la pensée moderne, les Pensées gardent encore leur actualité. Mû par le modernisme catholique, Laberthonnière termine son essai en signalant que la pensée pascalienne s’oppose avec vigueur aux protestants libéraux de la fin du XIX e siècle. Grâce aux vertus inhérentes au catholicisme, cette religion s’avère en mesure de s’adresser de manière significative à notre situation réelle. Conformément aux philosophes modernes, enfin, Pascal réussit à nous faire parvenir à l’idéal d’autonomie. Il convient de revenir, en guise de conclusion, à Victor Giraud, qui donne la mesure de la réception critique des Pensées au moment de la crise moderniste en France. Aussi envisage-t-il à la place de cette œuvre dans la sensibilité contemporaine des Français à cette époque 23 . D’après lui, Laberthonnière loue l’audace de Pascal, qui consiste à examiner en profondeur « les fondements de la religion » (603). Il signale aussi la dimension laïque de l’apologétique pascalienne, qui excelle à engager et éventuellement à convaincre « des ‘libertins’ réels et vivants » (604). Après avoir mis en valeur le renouvellement et le rajeunissement des méthodes apologétiques en France, V. Giraud exalte la précision de l’enquête psychologique de Laberthonnière, qui est parvenue à prendre contact avec la philosophie moderne en France. Pascal apologiste a le mérite, enfin, de faire descendre, selon lui, « l’apologétique du ciel sur la terre, » et dans le domaine de l’apologétique, sa gloire est telle qu’il peut, en définitive, se comparer favorablement au rôle de Socrate dans l’histoire de la philosophie 24 . 23 Il importe de noter que l’article de V. Giraud, « De la modernité des Pensées de Pascal, » apparaît dans les Annales de philosophie chrétienne (1906), 594-607, éditées, on l’a vu, par le Père Laberthonnière. 24 Je tiens à remercier Antony McKenna, Denis Grélé et Mort Guiney pour leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai. PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes de la Troisième République R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Pascal jouissait d’une popularité exceptionnelle en France au XIX e siècle, et l’on assiste à toute une gamme d’études qui vont de l’hagiographie de cet auteur à son refus polémique 1 . Les Pensées, on le sait, font l’objet d’analyses pluridisciplinaires depuis longtemps (littéraires, linguistiques, théologiques, etc.). Dans un article récent, nous avons examiné la réception critique des Pensées à travers un ensemble de critiques littéraires et d’éditeurs pendant la Restauration et le Second Empire 2 . En tenant compte maintenant de la primauté de la philosophie à partir de la génération postromantique en France, on s’aperçoit que cet état de fait s’explique par le rôle primordial joué par la classe de philosophie dans l’Université française et par la mise en place de l’agrégation de philosophie instaurée en 1825 et rétablie en 1863 3 . On considérait la philosophie alors comme la reine des disciplines académiques et même le couronnement des humanités. Cela tient en grande partie à l’importance attribuée à la classe de philosophie lors de la dernière 1 Les Pensées ont connu leur postérité spirituelle notamment à partir des années 1880 jusqu’aux années 1920. V. Giraud insiste à juste titre sur le rôle de Pascal comme l’auteur classique le plus contemporain à cette époque (« Pascal et la critique contemporaine, » 1-56 ; voir en particulier les pages 18-19, 22-25 in Livres et questions d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1907). De même, à en croire H. Busson, la postérité historique et socioculturelle des Pensées touche à son sommet dans la génération d’avant la Première Guerre (La Religion des classiques, Paris, PUF, 1948, 339). 2 « Critique universitaire et discours scolaire sur les Pensées de Pascal : de la Restauration au Second Empire (1817-1856), » à paraître dans Australian Journal for French Studies. 3 Voir à ce sujet J. Guitton, Regards sur la pensée française (1870-1940), Paris, Beauchesne, 1968, 57-58. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 144 année d’études secondaires 4 . Face à l’évolution des courants philosophiques en France au XIX e siècle, tels le positivisme, l’éclectisme et le spiritualisme, on peut discerner une tendance à réévaluer les Pensées de Pascal en fonction de ces courants 5 . Voilà ce qui rend compte, dans une grande mesure, du renouveau de la philosophie dans la France du Second Empire jusqu’à la fin de la Troisième République. À en croire J-L. Fabiani, « la tradition spiritualiste française » a marqué l’enseignement de la philosophie à l’École républicaine (76). De plus, le renouveau du spiritualisme aboutit à la redécouverte de Dieu et à une mise en valeur de la catholicité de la société française vers la fin du XIX e siècle. À cela s’ajoutent alors le dépérissement de l’idéal scientifique - c’est ainsi que Brunetière annonce « la faillite de la science » - et la réaction anti-intellectualiste de cette époque. On ne saurait trop insister sur l’influence considérable de Félix Ravaisson sur l’école spiritualiste française, c’est-à-dire, ses croyances morales et religieuses. En fait, Félix Ravaisson et Jules Lachelier sont des penseurs spiritualistes qui s’insèrent dans l’enseignement universitaire de la philosophie. Il importe de faire remarquer que tous deux ont exercé une influence notable sur de multiples générations d’enseignants 6 . Nous voudrions examiner tour à tour maintenant la perspective critique de trois philosophes français du XIX e siècle sur les Pensées de Pascal : Félix Ravaisson, Jules Lachelier et Frédéric Rauh. Nous visons plus particulièrement à mettre en lumière l’apport de ces penseurs non seulement à l’évolution du spiritualisme français mais aussi à l’histoire intellectuelle de la Troisième République. Né en 1813 à Namur, philosophe et archéologue français, Félix Ravaisson n’est jamais devenu « un philosophe de profession » puisqu’il n’a jamais exercé de fonction enseignante. Il a eu le mérite de remporter le concours général de philosophie en 1832 et le prix de l’Académie des sciences morales et politiques l’année d’avant. Il a joui aussi de plusieurs postes administratifs prestigieux : conservateur du département des antiquités au musée du Louvre, président du jury de l’agrégation de philosophie, inspecteur général de l’Enseignement supérieur et inspecteur général 4 Se reporter ici à J-L. Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Éd. de Minuit, 1988, 10. 5 Voir notre article sur la perspective éclectique de Victor Cousin (« Critique laïque et critique cléricale des Pensées de Pascal à l’époque romantique : les cas de Victor Cousin et de l’abbé Charaux, » Papers on French Seventeenth-Century Literature, XLV, 89 [2018], 409-421). 6 Selon D. Parodi, les écrits de Ravaisson s’apparentent à « […] des bréviaires de tous les jeunes philosophes » (La Philosophie contemporaine en France, Paris, Alcan, 1919, 201). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 145 des bibliothèques. Mû par la pensée d’Aristote et par l’esthétique de Léonard de Vinci, son esprit intuitif et synthétique l’amène à dépasser le dualisme cartésien, la finalité prenant définitivement le pas chez lui sur le mécanisme. Dans son Rapport sur la philosophie en France au XIX e siècle, Ravaisson distingue en philosophe deux grandes tendances, à savoir, le matérialisme et le spiritualisme, et l’on ne s’étonne pas que la réalité spirituelle l’emporte nettement chez lui sur la réalité matérielle 7 . Si l’on admet qu’une conception profondément spiritualiste sous-tend la pensée ravaissonienne, force est de reconnaître qu’il n’existe aucune cloison étanche, chez lui, entre la religion et la philosophie. Enfin, grâce à l’influence de Kant, Ravaisson met en question les principes qui soutiennent l’éclectisme de Victor Cousin, qui constituait la philosophie officielle sous la Monarchie de Juillet et même au-delà. Il met aussi en évidence l’échec du positivisme d’Auguste Comte. Dans son article « La Philosophie de Pascal, » Ravaisson revendique les Pensées en tant qu’illustration « d’une véritable philosophie, » c’est-à-dire, une synthèse chrétienne et philosophique 8 . Après avoir présenté l’histoire des doctrines philosophiques à partir des Platoniciens, qui situaient en Dieu « (l’)énergie absolue » de l’univers, il aborde l’idéal aristotélicien de perfection et de bonheur (400-401). Il montre alors que la métaphysique d’Aristote s’applique à désigner la matière des substances, d’où la distinction entre les premiers principes et les catégories secondaires. Conformément à Aristote, les Stoïciens et les Néoplatoniciens cherchaient à classer les divers genres de l’être (402-403). Ravaisson précise alors que l’existence parfaite réside dans la pensée et il s’ensuit que la connaissance de soi en est l’idéal. Partisan de la doctrine d’Aristote, Descartes, lui, postulait que l’âme était pourvue d’une conscience. En particulier, il se livrait à l’analyse des distinctions plus subtiles entre le corps et l’âme, ainsi qu’entre la matière et l’esprit. Ravaisson souligne le fait que Descartes reconnaît avant tout la dimension spirituelle de l’homme. Il précise aussi que c’est dans cette mise 7 D’après J. Guitton, « […] le spiritualisme est la forme moderne de la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme » (244). 8 « La Philosophie de Pascal, » Revue des deux mondes, LXXX (1884), 399. Après avoir noté que l’existence de Pascal aboutit à la retraite et à la pénitence, Ravaisson établit ainsi les « quatre phases de sa carrière, » à savoir, les sciences, la vie mondaine, les Lettres provinciales et les Pensées. Le philosophe insiste avant tout sur sa propre affinité spirituelle avec Pascal et sur la primauté de l’intuition et du cœur dans la recherche de la vérité. Voir à ce sujet D. Leduc-Fayette, « De la volonté-cœur : le Pascal de Ravaisson, » in Pascal au miroir du XIX e siècle, Paris, Mame, 1993, 51-66. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 146 en évidence cartésienne d’une spiritualité active que Pascal découvre « […] en germe toute la philosophie […] des Pensées » (404-405) 9 . Ravaisson soutient, d’abord, que Pascal privilégie la dimension esthétique et morale des phénomènes naturels. D’ailleurs, l’auteur des Pensées est passé à ses yeux des abstractions géométriques aux réalités physiques. Il se livre aussi à la déduction mathématique afin de mettre en évidence le rapport entre les figures et les nombres (405-406). Après avoir signalé le rôle du chevalier de Méré en initiant Pascal à la vie mondaine, le philosophe fait ressortir la nécessité d’effacer le moi en tant que présence mondaine, d’où l’importance de l’idéal de civilité 10 . Quant aux facultés de l’esprit chez Pascal, il démontre que la finesse suppose avant tout une souplesse intellectuelle : à la raideur géométrique s’oppose donc l’élasticité de la grâce. Alors que l’esprit de finesse est marqué par l’intuition, l’esprit de géométrie s’avère caractérisé par la déduction (407-408). Par ailleurs, contrairement à un mode de raisonnement particulier, seul l’esprit de finesse permet à l’individu de saisir immédiatement les réalités d’ordre esthétique et moral : Et Pascal semblablement, après avoir remarqué que, par l’esprit de finesse, on voit les choses tout d’un coup, d’un seul regard, et non par progrès de raisonnement : « Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse, mais il le fait tacitement, naturellement et sans art » (411). Catégorie esthétique par excellence, la beauté échappe ainsi à toute démonstration géométrique. Ravaisson s’adonne ensuite à un rapprochement évocateur entre la pensée esthétique de Léonard de Vinci et celle de Pascal (411). Puis, il envisage la division entre les disciplines scientifiques et les disciplines artistiques (c’est-à-dire, l’ensemble des humanités) en fonction de l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. D’autre part, il fait remarquer que c’est par le cœur qu’on saisit les premiers principes (416). Il convient de noter également que, d’après lui, les notions de jugement et de règle s’ajoutent à celle de l’esprit. Malgré le rôle primordial de la règle dans le domaine artistique, force est de ne pas s’écarter du naturel (412-413) 11 . 9 Toujours est-il que Ravaisson prend à partie quelques théories physiques chères à Descartes, telle « l’horreur du vide » (421). 10 D’après Dorothy Eastwood, Ravaisson envisage la notion de finesse pascalienne dans une perspective laïque. Elle soutient du reste que Pascal a emprunté cette notion au chevalier de Méré, qui prend à tâche de définir les règles de l’honnêteté mondaine (The Revival of Pascal. A Study of his Relation to Modern French Thought, Oxford, Clarendon, 1936, 61). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 147 Dans une boutade devenue célèbre, Pascal prône le goût de l’universel ainsi que son dédain du pédantisme : « Quand on voit le style naturel on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme » (675, 29). Le philosophe exalte alors l’efficacité de l’idéal de l’imitation et précise en plus qu’il vaut mieux imiter un modèle surnaturel, d’où la portée de l’idéal de l’imitatio Christi. Aussi la vraie morale doit-elle se conformer au modèle divin, « souverainement réel, souverainement vivant » (415). Ravaisson s’écarte alors de la perspective critique de V. Cousin en s’inscrivant en faux contre le pyrrhonisme supposé de Pascal (416). Il discrédite ainsi l’image d’un Pascal sceptique, voire irrationaliste et tourmenté par l’angoisse. Sur un autre plan, il reprend l’idéal aristotélicien de mediocritas (cf. in medio stat virtu) dans la mesure où ce mode de vivre permet à l’homme d’atteindre le repos (418). Abordant la conséquence principale du péché originel : « Le mal radical est le moi ; le moi devenu à lui-même sa fin, le moi ainsi érigé en dieu. Le moi est donc haïssable[…] » - le penseur spiritualiste met en lumière la dialectique grandeur/ misère, qui sert de fondement à la philosophie de Pascal : la grandeur découle, chez l’homme, de la prise de conscience de sa misère. Bien qu’il observe que l’idéal du sacrifice sous-tend la religion chrétienne et que c’est par la charité qu’on finit par anéantir le moi, il n’en demeure pas moins que la civilité dissimule mal la corruption radicale du moi (418-420). Dans cette optique, la haine de soi permet à l’homme, paradoxalement, d’aimer Dieu avec profondeur. Au demeurant, en raison du péché originel, l’incarnation et la rédemption représentent les dogmes chrétiens fondamentaux auxquels souscrit Pascal. Ravaisson s’inscrit aussi au dualisme chrétien, à savoir, l’union du corps et de l’âme. Cette union suppose la complémentarité entre la sensibilité et la volonté (423). Quant au but suprême de l‘apologie pascalienne, il s’agit avant tout pour lui d’« […] établir la vérité de la religion chrétienne. » Cette vérité laisse transparaître l’authenticité des « preuves, » c’est-à-dire, les miracles et les prophéties. Autant dire que Ravaisson ne tient aucun compte des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. À cela s’ajoute l’affirmation que la religion chrétienne s’avère raisonnable et l’apologiste fait ouvrir l’esprit des jeunes à ces preuves, c’est-à-dire, les vérités de la foi (424-425). Dans cet ordre d’idées, Pascal met en évidence la supériorité du christianisme par rapport aux religions antiques : « (Mieux informé de l’histoire de ces religions), Pascal ne les eût pas réduites à deux systèmes seuls, remplis l’un de l’idée de 11 On songe au propos de Destouches sur le naturel dans l’esthétique classique (« Chassez le naturel, il revient au galop ») (Le Glorieux in J. Truchet, éd., Théâtre du XVIII e siècle, I, Paris, Gallimard, 1972, 635). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 148 la grandeur de l’homme sans Dieu, et l’autre de sa bassesse » (426). Le philosophe met en relief, enfin, l’idéal chrétien de charité, qu’il envisage comme le postulat principal de l’apologétique de Pascal. En voie de conclusion, Ravaisson met en question l’erreur des adversaires de Pascal, qui jugent à tort que l’auteur des Pensées a déprécié les valeurs de l’intellect : « […] c’est une erreur que de le ranger parmi les contempteurs de l’intelligence. Nul, au contraire, n’en a mieux connu la nature et estimé plus haut la puissance » (427). Il cherche à corriger, de même, la lecture mal fondée des « ennemis » de Pascal : C’est une erreur aussi d’imaginer que le monde est apparu à Pascal comme voué au mal et à la douleur. Il a cru que la vraie science et la vraie religion, qui n’en diffère point, mettant en communication immédiate, au fond le plus reculé de l’âme, avec la divinité, faisaient participer, et dès cette vie, en attendant l’éternelle existence, à la divine félicité. Disciple de Kant, Jules Lachelier (1832-1918) a soutenu l’effort de Ravaisson pour fonder le mouvement néo-spiritualiste dans la philosophie française du XIX e siècle. Ayant remporté le prix du concours général en 1850, il a passé l’agrégation de lettres en 1855, puis de philosophie en 1863. Par la suite, il a disposé d’importantes tâches administratives, à savoir, l’inspection de l’académie de Paris en 1875 et l’inspection générale de l’instruction publique à partir de 1879. Avec Henri Bergson et Emile Boutroux, Lachelier a été un des grands disciples de Ravaisson. Il convient de faire ressortir ici l’influence notable de Lachelier grâce à son enseignement à l’Ecole Normale Supérieure entre 1864 et 1875 12 . En fait, il règne sur la pensée universitaire française entre 1870 et 1914 : à en croire J. Guitton, « […] pendant près de quarante ans, (Jules Lachelier) joua le rôle du directeur de la conscience française » (86). Par suite de la défaite de 1871, il se consacre à la reconstruction morale de la France. Dans cet ordre d’idées, la valeur institutionnelle de la religion sert pour lui à cimenter l’unité spirituelle de la république. La thèse de Lachelier, Le Fondement de l’induction, apparaît en 1871, et la question fondamentale qu’il pose, c’est celle de la notion de Dieu ou, plus précisément, l’argument ontologique qui sous-tend cette notion. Se définissant comme un esprit rationnel, il signale le rôle essentiel de l’induction dans le raisonnement philosophique qui se donne pour tâche la quête d’une 12 C’est ainsi que J-L. Fabiani met en relief son rôle à l’École Normale Supérieure : « (Jules Lachelier) a formé une génération entière de philosophes à l’École normale supérieure et il a contribué plus que tout autre sans doute, par sa longue présence au jury d’agrégation et par ses fonctions d’inspecteur général, à établir les normes du discours universitaire » (75). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 149 loi générale. Il juge que les bases de l’induction s’avèrent fondées sur la raison et sur la liberté. D’ailleurs, la vraie réalité se ramène, selon lui, à la vie intérieure : cette mise en valeur de la vie de l’esprit lui permet de conférer à la religion une notion morale élevée en ce sens que Dieu représente le fondement de cette morale 13 . Dans la mesure où le christianisme incorpore des vérités philosophiques, il s’avère donc apte à être vécu en tant qu’expérience morale ou esthétique. L’existence spéculative se ramenant chez Lachelier à un acte de foi, cette foi profonde sert alors à fortifier sa méditation philosophique 14 . Avant d’aborder l’examen attentif du pari de Pascal auquel se livre Lachelier, il convient d’insister sur la place importante du fragment du pari (11/ 418) dans l’ensemble des Pensées : il s’insère dans la partie démonstrative de l’Apologie et s’avère intimement lié aux grands problèmes de la destinée humaine. Dans ses « Notes sur le pari de Pascal, » Lachelier s’interroge sur le raisonnement qui soutient la problématique du pari 15 . Bien qu’il envisage Pascal comme précurseur de Kant, il signale que le pari pascalien dépasse le rationalisme kantien. Plus précisément, le philosophe accorde une dimension religieuse à la notion métaphysique de la liberté et son article sert avant tout à légitimer la foi morale 16 . Il importe de noter que Lachelier s’appuie sur l’édition d’E. Havet (1866), qui met en valeur l’idéal de la pensée indépendante 17 . Il commence par déclarer que l’enjeu consiste, 13 Se reporter sur ce point à G. Mauchassat, L’Idéalisme de Lachelier, Paris, PUF, 1961, 185. 14 Voir à cet égard G. Séailles, La Philosophie de Jules Lachelier, Paris, Alcan, 1920, 145. Séailles affirme, d’autre part, que Pascal envisage l’existence sous forme de pari, car on doit toujours réfléchir au décalage entre le réel et l’idéal : « La foi, c’est la raison s’exprimant tout entière dans la vérité suprême qui fait tout intelligible » (147). 15 « Notes sur le pari de Pascal, » Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 51 (1901), 625-639. 16 Se reporter ici à G. Mauchassat, 207. 17 Mû par le rationalisme, Havet estime que le Romantisme - « le siècle de Chateaubriand, de Goethe, de Byron » - prépare les lecteurs du XIX e siècle à mieux intérioriser les arguments de Pascal, notamment celui du pari (« Pensées » de Pascal, Paris, Dezoby et Mageleine, 1852, xliij). Faisant une distinction rigoureuse entre la philosophie et la religion, Havet soutient que les éditions de Condorcet et de Sainte-Beuve aboutissent à « […] une sorte de prise de possession des Pensées par la philosophie du dix-huitième siècle. » Cette observation s’applique tout particulièrement au XIX e siècle, car l’Université va tenter alors de reprendre possession des Pensées par la philosophie. Après avoir montré que l’influence de Pascal au XIX e siècle s’est faite sentir sur les deux plans, à savoir, clérical et laïque, Havet finit par juger que Pascal répond « […] aux ennemis de la raison » et tient à Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 150 pour l’homme, à sacrifier sa mise mondaine : le pari s’apparentant à une loterie, l’obligation de parier s’avère donc incontournable. D’ailleurs, le parti pris de ne pas parier se ramène à une deuxième « faute, » c’est-à-dire, « péché » puisque « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué » (626). Ayant affirmé la seule alternative qui se pose à l’homme, à savoir, celle de « la vie éternelle et du néant, » Lachelier met en évidence un passage incohérent sur le pari qui a été supprimé par les éditeurs de Port-Royal (1670) (627). Il s’engage alors dans une perspective mathématique des hypothèses se rapportant à l’argument du pari : « […] il reste, à chances égales, vie et bonheur, comme dans le cas précédent, plus la multiplication de ce bonheur par un infini, soit de degré, soit de durée » (628). Ensuite, il reproche à Pascal son recours à l’ellipse. Après avoir souligné la nécessité d’opter pour « un gain infini, » Lachelier se réfère à l’optique d’Havet sur l’argument du pari et il s’agit là d’une mise en opposition de la certitude et de l’incertitude du gain (629). Il observe du reste que les éditeurs de Port Royal se sont appliqués à renforcer l’argument de Pascal portant sur l’aspect « raisonnable » du christianisme. Ainsi, parier en faveur de l’existence de Dieu, c’est nécessairement témoigner de « la pratique de toutes les vertus » (630). Se livrant alors à une « critique du pari, » Lachelier met en évidence le sophisme inhérent à l’argument pascalien. Il précise alors qu’opter pour la vie éternelle consiste à unir notre âme avec un Dieu désormais visible, ce qui s’oppose en principe au rôle du deus absconditus. L’idée de l’immortalité de l’âme s’inscrit évidemment dans les prémisses de la tradition chrétienne. En postulant « le triomphe définitif de notre moi, » Pascal se situe ici aux antipodes de son « moi haïssable » (631). Lachelier émet alors des réserves sur le calcul des chances dans tous les cas et va jusqu’à se demander si le gain relève en fait de la réalité ou de la fantaisie ; ou bien, en quoi consiste, selon lui, le fondement du gain ? Enfin, le philosophe traite l’argument sur le gain de sophiste dans la mesure où il ne repose que sur une simple possibilité (633-634). D’autre part, il constate le manque de toute preuve sur un avenir ultra-terrestre. Toutefois, malgré la force de ses réserves, Lachelier affirme qu’il ne reste « […] sinon de croire, d’espérer ou, comme dit Pascal, de parier » (635). Le pari s’avère l’option la plus valable aux yeux des croyants et Lachelier finit donc par justifier le pari de Pascal. A en croire G. Mauchassat, le philosophe semble faire écho ici aux paroles de Pascal (216). En fin de compte, il convient d’envisager le bien, d’après Lachelier, sauvegarder l’indépendance de sa pensée hors de l’influence contraignante de l’autorité et de la force (lxiv). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 151 en fonction de termes qualificatifs et non quantitatifs. Démarche raisonnable, l’enjeu du pari aboutit, en dernière analyse, à l’immolation du moi : La question la plus haute de la philosophie, plus religieuse déjà peut-être que philosophique, est le passage de l’absolu formel à l’absolu réel et vivant, de l’idée de Dieu à Dieu. Si le syllogisme y échoue, que la foi en coure le risque, que l’argument ontologique cède la place au pari (636). Bien qu’Émile Boutroux ait été son maître réel, Frédéric Rauh envisage Ravaisson et Lachelier en tant que « maîtres de la philosophie universitaire 18 . » Né en 1861 à Saint-Martin-le-Vinoux (Isère), il a présenté sa thèse, Essai sur le fondement métaphysique de la morale, à la Sorbonne en 1890. Ayant été engagé à la fin du siècle dans l’affaire Dreyfus, il a affirmé ainsi la valeur de l’action politique propre à la philosophie. F. Rauh était professeur à Toulouse, puis à Paris, et il faisait preuve d’éloquence à la Société française de philosophie. Il est mort somme toute assez jeune en 1909. Philosophe moral et psychologue, F. Rauh insiste sur la primauté éthique des décisions, notamment sur le plan des engagements personnels. Fondée sur l’idéal de l’honnêteté mondaine, comme dans le cas de Ravaisson, sa philosophie morale se ramène à une confrontation de diverses valeurs de civilisation, valeurs à la fois scientifiques et artistiques. C’est ainsi qu’il envisage l’honnête homme comme « le véritable sage qui dispose du tact et du sens de la vie » […] et qui est par cela même universel. » S’apparentant au chrétien, l’honnête homme « […] ne nous prend pas pour des problèmes de géométrie » (334) 19 . Rauh moraliste vise avant tout à déceler un « fondement métaphysique » pour sa morale. Aussi l’homme moral se montre-t-il obligé, selon lui, de mesurer la portée particulière de ces valeurs. Par ailleurs, il a publié en 1894 La Méthode dans la psychologie des sentiments, où il s’agit d’une enquête sur les rouages de la vie intérieure ou, plus précisément, de la conscience individuelle. Il a contribué ainsi au développement de la psychologie expérimentale. D’après J-L. Fabiani, Rauh représente « […] la philosophie morale d’inspiration positiviste » (94). Il s’intéresse en plus aux tendances durkeimiennes de la sociologie. C’est en ces termes que C. Bouglé caractérise la personnalité morale de F. Rauh : « On a évoqué à son propos l’image qui fut appliquée à Lamennais : une flamme agile, allant et venant sur tout le domaine des théories et des expériences » (22). Dans cette optique, C. Bouglé considère ce philosophe comme un « pêcheur 18 C. Bouglé, Les Maîtres de la philosophie univeritaire en France, Paris, Maloine, 1938, 25. 19 Rauh reproche à Descartes, à cet égard, d’assimiler la métaphysique aux mathématiques. En plus, il prend à partie « la thèse scolastique et cartésienne » qui n’arrive pas à saisir l’individualité de chaque esprit (334). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 152 d’âmes, » un convertisseur peu dogmatique, voire un éveilleur de consciences incomparable (21, 36). Dans son article, « La Philosophie de Pascal, » Rauh s’insère dans la réaction anti-intellectualiste de la Troisième République 20 . Il soutient d’abord que Pascal prend à partie l’intellectualisme cartésien et s’attaque à la certitude géométrique prônée par l’auteur du Discours de la méthode. Ses observations sur la géométrie représentent, en fait, une composante principale de la doctrine philosophique des Pensées (337) : Pascal n’attribue aux conceptions mathématiques fondamentales qu’une valeur relative, au lieu que Descartes, tel du moins que Pascal se le représentait, y voyait le type absolu de toute vérité. Le fragment de l’Esprit géométrique est donc, en ce sens, aussi peu cartésien que possible (338). Dans cette perspective, en faisant ressortir la primauté de la « raison vivante » par rapport à la pensée spéculative, Pascal s’oppose à la notion païenne d’un Dieu géométrique. Relevant du monde du sage antique, la morale de Descartes fait nettement contraste avec la morale concrète de la charité et de l’amour chère à Pascal. La première phase de l’argument de Rauh repose sur cette mise en opposition entre une morale vivante et une morale contemplative, voire stoïcienne (341). Marqués par la scolastique médiévale, Descartes et Malebranche témoignent ainsi d’une foi dépourvue de lumière et « tenue pour anti-chrétienne » (342). Loin de transformer Pascal en protestant, Rauh estime que l’auteur des Pensées est mû par une « religion de l’amour » et par une foi réelle « en la personne historique du Christ. » À cela s’ajoute sa croyance d’après laquelle ceux qui n’ont pas la foi chrétienne s’avèrent en proie à une inquiétude douloureuse. A l’instar de Ravaisson, Rauh s’en remet aux preuves historiques de la vérité du christianisme, c’est-à-dire, les prophéties et les miracles. Il discerne aussi une dimension réformatrice de la pensée de Pascal qui, malgré l’importance primordiale du péché originel, admet un ordre moral dans l’univers. De plus, il évoque les effets de la théorie pascalienne de la grâce sans entrer pour autant dans une discussion théologique du problème. D’après lui, 20 « La Philosophie de Pascal, » Revue de Métaphysique et de Morale, 30 (1923), 307-344. Notons que la version originale mais introuvable de l’article de F. Rauh remonte aux Annales de la Faculté de Bordeaux, 2, 1892. S’adressant aux candidats des concours d’agrégation, A. Adam se réclame de la perspective critique de F. Rauh. Il souligne, du reste, le rôle institutionnel des auteurs canoniques et estime que l’étude de Rauh fait honneur à la gloire des Pensées : « Il faut […] que les candidats sachent qu’ils trouveront dans cet article l’interprétation la plus profonde de la pensée pascalienne, celle qui dégage le mieux la signification de cette pensée, en fait le mieux comprendre la grandeur » (« Sur les Pensées de Pascal, » L’Information littéraire, IX [1957], 8). La réception critique des Pensées de Pascal chez trois philosophes PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0008 153 Pascal parvient à ranimer l’homme moral en lui faisant accepter l’idée d’un Dieu vivant. Conformément à Lachelier, Rauh se réclame d’E. Havet : « Il dit : ‘c’est Dieu qui fait tout en moi, mais ce qu’il appelle Dieu, c’est précisément ce qu’il sent en lui de plus élevé et de plus pur’ » (343). Il s’en prend aussi à la raison des stoïciens marqués par un orgueil démesuré. Malgré ses réserves quant à la foi déficiente de Descartes, Rauh estime que Pascal demeure cartésien dans la mesure où il privilégie les idées claires et vise avant tout à l’idéal d’« une évidence brutale » (343). En dépit de son goût pour les « idées claires, » Pascal mathématicien fait ressortir la primauté du sentiment par rapport à l’idéal cartésien. Rauh en vient à citer cette formule du Christ souffrant - « J’ai versé telles gouttes de sang pour toi » - afin de mettre en valeur la prééminence du sentiment dans la pensée de Pascal : « Pour un mathématicien comme Pascal, il faut que le sentiment garde la précision de l’idée : la sensation, l’hallucination sont pour lui les substituts seuls possibles de l’idée claire » (344). Le philosophe souligne, enfin, la valeur heuristique de la foi chez Pascal qui s’accommode avec l’unité morale contradictoire inhérente à sa pensée. Il convient de faire remarquer, en guise de conclusion, que Ravaisson, Lachelier et Rauh ont tous contribué, à des degrés divers, à la mise en échec de l’éclectisme de V. Cousin et à la mise en question de l’intellectualisme cartésien. D’ailleurs, ils s’accordent tous sur le fait que la vraie connaissance relève avant tout de l’intuition, c’est-à-dire, en termes pascaliens, de l’esprit de finesse. Si l’on admet que le spiritualisme finit par constituer la philosophie officielle de la Troisième République, cela tient en grande partie à la floraison de la philosophie française entre 1890 et 1920, notamment dans l’enseignement secondaire et supérieur de cette époque. Grâce à leur insistance sur la vie intérieure, les penseurs catholiques se sont montrés alors sensibles à l’attrait du spiritualisme. Chose plus importante, peut-être, le renouveau du spiritualisme chrétien correspond à la mise en valeur de Pascal en tant que classique scolaire en France à partir des années 1880. Figure dominante dans l’orthodoxie chrétienne, l’auteur des Pensées a exercé une influence considérable auprès des philosophes tout au cours du XIX e siècle. En fin de compte, si la philosophie universitaire a fini par prendre la relève de la rhétorique vers la fin du siècle, cela s’explique par le rôle d’un corps professoral soucieux de promouvoir les valeurs idéologiques et morales de la Troisième République 21 . 21 Je tiens à remercier Denis Grélé et Mort Guiney pour leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai. Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0009 PP atric k D a ndr e y : Dix leçons sur le premier recueil des Fables de La Fontaine (1668). Paris, Hermann, 2019. 245 p. Depuis La fabrique des Fables (1991), Patrick Dandrey s’est fait reconnaître parmi les spécialistes de La Fontaine. Ce nouveau livre parfait l’approche précédente, dont la « prise synthétique sur les Fables dans leur totalité » est complétée ici par une lecture du premier recueil de 1668 « comme totalité parachevée et fermée sur elle-même, sans intention de prolongement » (91). Ce changement d’optique est thématisé dans la quatrième leçon, qui, en analysant « La poétique du recueil de 1668 » (89- 110), attribue au choix de la forme poétique deux fonctions : celle d’éveiller « l’esprit en l’exerçant à décrypter la métaphore, et par ce détour, le mener à la vérité » et celle de « l’endormir par le charme du songe […] qui endort l’esprit et l’âme pour mieux les éveiller […] en un sursaut de sagesse » (96). La première fable de ce recueil, « La Cigale et la Fourmi », illustre cette poétique quand la « Cigale, imprévoyante et impécunieuse, se mue en emprunteuse à taux fixe et mobile et veut induire sa voisine à se faire usurière » (107). Dandrey corrige ainsi « un contresens de lecture survenu dès le XVIII e siècle » (107) : la transformation en adjectif du substantif « prêteuse », désignant, selon le témoignage unanime des dictionnaires de l’époque, « un métier » (107). Les dix leçons s’enchaînent selon une logique qui structure admirablement tout le volume. L’introduction (6-17) jette un regard rapide sur les « Fables en leur temps » (5) en insistant sur « le génie du ‘tempérament’ » (14) de la génération 1660-1680. L’année 1668 invite à situer le fabuliste « entre Molière, Racine, Méré et Sévigné » (18). Remontant « Aux origines de la fable ésopique » (23-39), la première leçon oppose « le schématisme fonctionnel des fables grecques », associées au nom d’Ésope, au « laconisme travaillé des apologues de Phèdre », auquel La Fontaine atteste une « langue ramassée et cinglante » sans « confondre abusivement le schématisme fonctionnel des fables grecques avec le laconisme travaillé des apologues » (33) du poète latin. La deuxième leçon (« L’école des fables », 41-60) s’autorise du « prestigieux parrainage que fait à l’ouvrage de La Fontaine le nom du fils unique du roi » (41) pour rapprocher les Fables choisies de la « petite équipe des ‘conseillers’ réunis autour de Périgny […] qui avait appartenue à la ‘galaxie’ Fouquet » (42). On pouvait s’attendre alors à un renvoi aux travaux de Marc Fumaroli, absents même dans la bibliographie sélectionnée du volume. Contre ceux qui cherchent partout dans les Fables une critique du Roi-Soleil, il souligne que « le personnage du Lion ne propose guère […] la satire escomptée du culte monarchique, à travers l’image d’une cour gravitant autour d’un monarque abusant de son pouvoir et trompé par ses Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0009 158 courtisans » (200-201). Le récit des Amours de Psyché et de Cupidon, qui « consonne avec l’esthétique de La Fontaine durant la période Fouquet », est enrichi « d’un sertissage très courtisant » (43), qui y affleure lors de la promenade dans les jardins de Versailles. Si, malgré les éloges du roi et de Colbert, La Fontaine ne réussit pas à se recaser dans l’ancienne équipe de Fouquet s’occupant de l’éducation de ce prince, Dandrey explique cet échec par le fait que « l’auteur des Fables ne parvint pas à faire oublier celui des Contes » (44). D’après la « reconstitution de ‘génétique virtuelle’ » (72) de l’apologue dans la troisième leçon (« D’Ésope à Phèdre, ou vice versa ? », 61-87), « sa dette envers Phèdre, s’il en a une, sera passé par la traduction de Sacy » (74). La prosodie de La Fontaine diffère à un tel point de celle de Phèdre qu’elle constitue « l’emblème de leur divergence de choix esthétique » (78). Sa spécificité, « c’est d’être irrégulier » (78). La Fontaine « fut, dès l’origine, un poète ‘d’oreille’, pour qui la diversité des mètres constituait une sorte d’accompagnement musical intégré à l’écriture, sans avoir besoin de soutien instrumental ni vocal » (80). Ces données caractérisent tous les douze livres de Fables, dont les similitudes et les divergences entrent au premier plan à partir de la cinquième leçon. Dans le recueil de 1668, les vers de circonstances « À Monseigneur le Dauphin » permettent d’aborder « L’architecture du recueil » (111-126) dès qu’on s’aperçoit du « paradoxe d’offrir à ce prince », selon le paradigme du style sublime de l’éloge, « un ouvrage dont le registre est celui de la familiarité, de l’humilité, se rabaissant à niveau d’enfance » (112). Au lieu d’annoncer « le lot nouveau des pièces qu’elles introduisent », les fablesprologues manifestent la volonté de « constituer un moment de synthèse réflexive et de recul critique sur ce qu’a pu inspirer au lecteur le livre dont il vient d’achever la lecture » (116). Dans l’effort de fixer « Ordre et classement des fables » (127-146), la structure du livre I constitue un « exemple » (134) parmi d’autres. Dandrey propose de « remonter autant que faire se peut jusqu’à l’imaginaire du bon ordre et de la belle harmonie susceptible de réguler alors le principe de leur meilleure disposition » (130). Qualifiant La Fontaine de « poète des jardins », il identifie « un mouvement de déambulation, à mi-chemin entre la visite d’une galerie de tableaux et la promenade parmi les curiosités d’un site », dont « le jardin à la française constitue peut-être la plus fiable parmi les incarnations de cet imaginaire » (131). La perception de ce modèle permet de dégager une « structure binaire des fables, souvent groupées par deux se faisant écho l’une à l’autre, tout comme le livre I des Fables, séparé par le miroir central que lui fait « L’Homme et son image », développe de part et d’autre deux dizaines de pièces […] en écho et en communion de thèmes » (139). Notre critique juge Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0009 159 toutefois « bien difficile de descendre plus profond dans les principes d’organisation » (142). La polarité se retrouve dans la distinction de « Fables narratives, fables iconiques » (147-169), les premières modelées « sur la logique symbolique », les autres sur celle du « conte » (148). Les deux apologues qui concluent le recueil de 1668, servent parmi d’autres à exemplifier « la polarité iconique et la polarité narrative du genre de la fable » (155). Si La Fontaine s’inspire de « certaines formes cultivées de l’emblématique morale » de l’humanisme, il leur substitue « la sage naïveté du sens commun et la gaité raffinée des jeux d’esprit » (157) de sorte que la « poétique du badinage » constitue « le principe fondamental » (163) de l’esthétique de ses fables. Associant l’apologue et la métaphore dramatique, le recueil de 1668 donne la priorité au « modèle ancien du ‘théâtre du monde’ » tandis que les livres suivants préfèrent « le modèle nouveau du ‘spectacle du monde’ » (188). Les trois dernières leçons cherchent à dégager les principes structurant les fables. La huitième qui s’occupe du « fabuliste au travail » (171-189), reconnaît les emprunts de la composition littéraire aux « trois étapes de l’invention, de la disposition et de l’élocution » (171) de l’éloquence ancienne. Quant à l’invention, La Fontaine contamine « plusieurs versions plus ou moins dissidentes » (173) du traitement précédent d’un motif ou d’un texte. Dans « Le Chat et un vieux Rat », l’art de la disposition croise subtilement « deux formes de ruse : l’une active, celle du Chat, inventive et multiple, et l’autre passive, celle du Rat […] habile à déjouer les pièges de la ruse active » (181). L’élocution de la majorité des fables se ressource du genre dramatique en mettant « aux prises des parleurs » (186). La ménagerie littéraire des Fables, dont traite la leçon intitulée « Le carnaval des animaux » (191-210), profite du « charme de la métamorphose » (194) pour créer un « statut hybride, dynamique, au sens propre métaphorique, celui d’une créature double, invraisemblable et pourtant véritable » (197). Les Fables ont des similitudes avec les théories de la physiognomonie humaine et des animaux chez Marin Cureau de La Chambre ou de Charles Le Brun (206-207). Dans « La morale de l’histoire » (211-231), celle des Fables est mise en rapport avec celle de Descartes et des comédies de Molière pour conclure que La Fontaine substitue au « ressassement des maximes de sagesse […] l’exercice de leur juste application » (230). Selon Dandrey, « le tempérament, en pensée, en morale, en esthétique » détermine « son mode d’intervention dans l’œuvre en tant qu’auteur » (235). Cette thèse a fourni la base des développements de ce livre suggestif, dont la prise en considération d’éléments négligés par les prédécesseurs permet souvent d’innover. La précision philologique est un des atouts du livre. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 160 F F r a n ci s G oy e t e t D e lphin e D e ni s (dir.) : Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique. Édition critique dirigée par Francis Goyet et Delphine Denis. Paris, Classiques Garnier, « L’univers rhétorique 10 », 2020. 692 p. Cette édition critique rend de nouveau disponible un manuel dont l’importance est bien connue des spécialistes et dont la nécessité d’une édition critique se révèle dès le titre. Les catalogues des bibliothèques l’enregistrent généralement sous la version latine du nom « Jouvencius » et le premier traducteur français, Henri Ferté, utilise l’orthographe Jouvency, auquel est substitué ici la version plus correcte de « Jouvancy ». Dans leur introduction (9-25), Francis Goyet et Delphine Denis avertissent qu’ils ne connaissent qu’une unique copie de la première édition, publiée en 1710 à Rome, conservée dans la Bibliothèque nationale de la République tchèque. Elle y est attribuée au jésuite François Pomey, probablement parce que son nom est le seul figurant sur la page de titre (« olim À P. FRANC. POMEY è Societate JESU digestus »). Cette donnée à première vue étrange s’explique par le fait que Jouvancy exploite le Candidatus rhetoricae (1659) de son confrère Pomey, qui en avait édité en 1667 une version remaniée sous le titre de Novus Candidatus rhetoricae, à laquelle notre jésuite préfère l’ancienne. Rien d’étonnant dès lors que même l’édition servant de base à ce volume (Paris, Jean Barbou, 1712) et provenant de la Bibliothèque Universitaire de Gand y est attribuée par le catalogue à Pomey (28). Le nom de Jouvancy n’apparaît que sur la page de titre de « la première édition en France » (15), publiée en 1711 à Paris chez Barbou. Selon les éditeurs, Jouvancy revient « au plan de 1659 » (14) du Candidatus rhetoricae de Pomey pour pouvoir s’en tenir à l’ordre traditionnel des traités de rhétorique : « invention (I), disposition (II), « élocution », c’est-à-dire style (III) » (14). On s’étonne que l’action oratoire ne soit abordée que sommairement dans II, 5, 7, malgré son importance pour la prédication et le théâtre des jésuites. Jouvancy a ajouté environ « 150 000 signes » au manuel de Pomey duquel provient « à peu près 60% » de son livre tandis qu’il a supprimé « entre 400.000 à 500.000 signes » (14) du Candidatus. L’annexe I (643-644) visualise les ajouts et les emprunts de Jouvancy. Le traité de Jouvancy est traduit en 1892 par Henri Ferté, dont l’avantpropos est publié dans l’Annexe III (647-648). Cette version est reprise ici, mais purifiée d’un grand nombre d’erreurs et d’omissions. Les chevrons <> signalent l’insertion des passages omis par Ferté, les corrections de son texte ou l’ajout de traductions dues à l’équipe de cette édition critique. À titre d’exemple des interventions nécessaires, on peut mentionner la transfor- Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 161 mation constante par Ferté de « lieux rhétoriques » en « lieux communs de rhétorique », interprétation aujourd’hui caduque du concept qu’il fallait éliminer. Ferté présente sa traduction « à titre de document historique sur l’enseignement des Jésuites » (23). Puisque, selon lui, toute la partie VI du Candidatus « n’offre rien d’intéressant », il a supprimé « l’analyse de sept discours de Cicéron [selon lui] dépourvue de toute critique littéraire et historique » (648) ainsi qu’une « grande partie des nombreux exemples dont le manuel de Jouvancy émaillait son propos » (23). Une autre lacune regrettable est « l’analyse des cinq livres de lettres de Cicéron », qui, à en croire Ferté, « n’offre pas plus d’intérêt que l’analyse des discours du grand orateur latin » (639). Comme ce traducteur a raccourci le Candidatus de la moitié, son texte ne compte que « 242.000 signes », la présente traduction intégrale « 472.000 » (41) signes. À l’opposé de son prédécesseur du XIX e siècle, l’équipe procurant cette édition critique apprécie la finalité de la pédagogie rhétorique de notre jésuite qui se « distinguait de nos enseignements littéraires : on apprenait à lire, mais lire pour écrire et pour parler » (24). Depuis la redécouverte de l’ancien art oratoire, cette méthode critique littéraire ne cesse pas de trouver de plus en plus de partisans. L’ouvrage a été préparé par une équipe de spécialistes dont chacun s’est fait remarquer par des recherches oratoires et dont le niveau scientifique garantit la haute qualité des annotations, qui s’avéreront une source inépuisable aux travaux ultérieurs dans ce domaine. Une cinquantaine de pages denses est consacrée à l’introduction et à l’établissement des textes latin et français. Les deux directeurs de cette édition y constant deux « surprises » (19) : 1 e Jouvancy conclut la deuxième partie (II, 5) par des « Règles à observer dans chaque partie du discours » (131). Il y interpole le chapitre II, 1 de la version abrégée (1692) de son De ratione dicendi et docendi dont « certaines phrases ou paragraphes sont omis, d’autres ajoutés » (527, note 37) ; 2 e « on chercherait en vain dans le Candidatus une trace de la notion d’ethos » (20), parce que « les Jésuites du XVII e siècle se sont écartés de la tradition ouverte par La doctrine chrétienne de saint Augustin » (21). Ces deux remarques, qui situent ce manuel dans l’évolution de l’art oratoire, illustrent l’abondance d’informations mises à disposition de ceux qui voudraient se ressourcer de l’ancienne rhétorique. Une lecture intégrale de ce livre sera probablement l’exception par rapport à la recherche d’informations spécifiques. Le « Glossaire des termes de rhétorique » (663-670) facilite la consultation, l’index des noms de personnes (679-682) et des auteurs cités par Jouvancy (683-686) est aussi utile que les cinq Annexes (643-662) dont le cinquième (653-662) reprend l’« Analyse par Jouvancy de la Première Philippique de Démosthène » publiée par l’abbé d’Olivet en 1727 dans son édition de ce discours. Le texte Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 162 latin du manuel de Jouvancy et sa traduction, qui remplissent les pages 54- 498, sont annotés aux pages 499-642. Les différents responsables des sections respectives y éclairent soigneusement les options retenues pour le texte critique latin et pour leurs traductions ainsi que la place des énoncés dans la longue tradition de la rhétorique. Ils signalent régulièrement les emprunts de notre jésuite au Candidatus rhetoricae de Pomey, qui de son côté avait adapté « le De Arte rhetorica libri tres du jésuite portugais Cyprien Soarez, publié dès 1562 » (11). Le chapitre déjà mentionné sur les règles du débit oratoire résume par exemple « l’incipit du chapitre de Soarez (III, 56) » et de « Quintilien (X, 3, 1) » (546, note 157). On peut ainsi évaluer comment la rhétorique jésuite se ressource à la rhétorique grécoromaine. L’Annexe II (645-646) discute les affinités du Candidatus rhetoricae de Pomey et du manuel de Soarez. Il inclut l’Explanatio rhetoricae accomodata studiosae iuventuti publiée en 1659 à Liège par le jésuite Martin Du Cygne, « reprise actualisée et très abrégée » (645) de Soarez. À propos de l’Enthymène (II, 3), la définition et l’exemple de l’induction (127) « sont chez Pomey comme chez Du Cygne […] : tous deux le reprennent à Soarez » (525, note 24). Notre jésuite s’inspire particulièrement de son confrère belge dans les parties VI et VII ajoutées à Pomey où il attribue par exemple, dans l’analyse de la Philippe III, à l’orateur romain un « gaudet » (422) qui « ne vient pas du texte même de Cicéron aux § 1-2, mais de Du Cygne » (625, note 88). Une autre partie des interprétations de l’orateur romain se détachent de Du Cygne ou même le contredisent. Un autre modèle sont les Progymnasmata d’Aphthonius traduits « en latin au XVI e siècle par Agricola et autres, annoté[s] par Lorich (1542) » (579, note 2). Pomey et Jouvancy les reprennent mais le premier dans la première partie, le dernier dans la cinquième partie de son manuel. Grâce aux annotations, on peut évaluer cette adaptation d’un ouvrage prestigieux de la rhétorique gréco-romaine et ses métamorphoses par les jésuites. Comme cette édition est fort heureusement bilingue, le lecteur peut constamment avoir l’oeil sur le latin et le comparer à la traduction. Un cas extrême est l’ajout d’un « argument d’après le genre » (75). Dans l’original, la réponse de l’élève reste dans les généralités : « Virtutem colit ; ergo et Temperatiam […]. Amat Venetos, ergo et Patavinos » (74). Ferté traduit : « Paul pratique la vertu, il pratique donc la tempérance […]. Jean aime les hommes, il aime donc ses ennemis » (75). Le commentaire constate que l’exemple, « inventé par Ferté, fait écho à la parole christique » et il informe que Pomey écrivait : « Amat Gallos : ergo et Lugdunenses […] la France et Lyon » (504). Les notions latines, qui sont régulièrement signalées entre crochets droits, se prêtent à être mal entendues comme le « Locus a Praejudiciis » (110) traduit par « Lieux des Préjugés » (111). Une note met en Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0010 163 garde contre la confusion avec le sens moderne, que Ferté retient, tandis que Jouvancy s’occupe du « pré-jugement » (518, note 183). Ces notes sont particulièrement utiles quand elles nous confrontent avec le problème des intraduisibles. Voici un exemple frappant : « De quelle manière [ratio] doiton louer l’auteur d’une chrie ? » De deux manières [cautio] (293). La traduction est correcte mais l’original latin utilise deux termes qu’on ne peut rendre différemment en français. Les deux directeurs et leur équipe soulignent à juste titre que ce manuel pourra « enrichir nos propres méthodes d’analyse des textes de l’âge classique » en nous apprenant « à réemployer les techniques enseignées à la même époque » (24). Cette édition de L’Élève de rhétorique sera dorénavant indispensable à tous ceux qui s’occupent de l’art oratoire. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0011 164 F F r a n ç oi s L a s s e rr e : Corneille entre les lignes. Paris, L’Harmattan, « L’Univers théâtral », 2019. 190 p. Le petit Corneille entre les lignes de François Lasserre est comme un bilan et un manuel de ses études cornéliennes, manifestant encore son audace exploratoire, sa rigueur érudite et sa défense passionnée d’un auteur dramatique dont les deux grandeurs essentielles sont, pour lui, la défense des femmes et le génie technique inventif. Le petit livre renvoie souvent aux autres ouvrages du chercheur et à leurs démonstrations circonstanciées, ce qui lui permet ici une plus grande vélocité de parcours et de propos, pour, sinon « faire le tour » complet du Grand Corneille, du moins en brosser un beau portrait, qui servira d’utile viatique à l’étudiant. Le livre en trois parties pour ainsi dire juxtaposées présente d’abord les résultats de l’exploration d’une hypothèse qui méritait d’être poussée à un degré sérieux, celle d’un Corneille lecteur et « critique de Shakespeare », à l’époque de ses premières comédies, du Cid et, encore, de Pompée, dont le sujet rencontre les célèbres tragédies de Jules César et de Antoine et Cléopâtre. On sait que François Lasserre avait déjà exploré de façon intéressante et convaincante les connexions entre Corneille et le théâtre de Massinger, ou celui de Beaumont et Fletcher. Ici, l’étude vaut par son travail de contextualisation et par l’honnête probabilité de ses trouvailles. Il bâtit (ou confirme) en tout cas l’idée d’un pont par-dessus le détroit linguistique qui était encore censé il y a peu séparer radicalement les deux théâtres riverains de la Manche, en dépit (ou à cause) de Saint-Évremond, et surtout à cause de Voltaire, porteur de la légende du classicisme français et de l’illisibilité shakespearienne. Comme ailleurs pour Racine, François Lasserre ne cherche pas à « comparer » ni à hiérarchiser les deux auteurs, mais à identifier des emprunts éventuels et un possible jeu de dialogue qui définit la manière propre du second par rapport au premier. Le dessin comme « en repoussoir » de la dramaturgie cornélienne qui s’en dégage est d’ailleurs en soi intéressant, même s’il peut relever de cette « littérature comparée » que l’auteur n’apprécie guère. Son hypothèse d’un véritable dialogue de lecture (par exemple entre l’auteur de Roméo et Juliette et celui du Cid) est peut-être hasardeuse, aujourd’hui, en l’absence de preuves bibliothécaires : elle est en tout cas toujours intéressante d’un point de vue critique, et doit ouvrir, sans condescendance, un champ d’investigation universitaire (circulation des textes imprimés, copiés ou résumés, capacité linguistiques, occurrences épistolaires diffuses, ressemblances textuelles manifestes). Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0011 165 Elle l’est aussi parce qu’elle rappelle qu’un auteur « construit » sa manière et son œuvre ; non seulement Corneille construit son travail d’invention, de disposition et de style sur des lectures très précises, pour François Lasserre, mais il a eu droit à des coups d’essais avant ses coups de maître, reconnaissables cependant aux caractéristiques essentielles de son génie technique et méta-dramatique. Défendant avec vigueur l’idée que le « Grand Corneille » de la tradition scolaire, celui de Horace-Cinna-Polyeucte, n’est en fait qu’un produit de circonstance (celle d’obéir aux injonctions pressantes d’un ministère du théâtre) voire qu’un malentendu au regard de son génie fondamental, François Lasserre s’insurge encore dans les dernières pages du petit ouvrage contre le réflexe critique qui faisait toujours dire il y a peu que tel personnage des comédies était « déjà » cornélien, ou au contraire que, ne l’étant « pas encore », il n’était rien d’intéressant, voire que, ne « l’étant plus » tel personnage tardif tombait dans le non-sens. La deuxième partie du livre est de son côté consacrée à un de ces probables coups d’essais de Corneille, l’Alidor ou l’indifférent auquel il avait naguère consacré une édition critique publiée par Daniella Dalla Valle, en reprenant une vieille hypothèse d’Elisabeth Frazer, jadis moquée pour de mauvaises raisons. La « nouvelle présentation » qu’il en fait reprend et synthétise l’enquête stylistique et dramaturgique par laquelle se dessinait déjà, en creux, à la fois la méthode d’investigation lasserrienne et la technique dramatique cornélienne. La troisième partie du livre se consacre à un « Corneille défiguré » et à redresser un certain nombre de tors anciens mais obstinés de la critique. François Lasserre n’y parle pas véritablement de notre critique contemporaine mais il établit, du 17 e au 20 e siècle, deux grandes filiations dans les modes de défiguration, soit dépréciatives soit laudatives, d’ailleurs, du théâtre cornélien : la filiation docte et classicisante et la filiation républicaine et héroïsante. Les soixante pages du « Corneille défiguré » reprennent dans sa continuité l’œuvre assurée et publiée de Corneille en y mettant en relief les pièces et les principes qui apparaissent essentiels au critique. Dans les comédies premières, il met en relief la question du mariage des filles, qu’il relie à la biographie intime du dramaturge ; il fait ses grandes héroïnes de « Doris, qui pose la véritable question : pourquoi marie-t-on les filles par voie d’autorité ? » (p. 129) et non de « la très jeune veuve d’un vieillard, qui a la chance de pouvoir aimer librement » (p. 129), d’Amarante, la « jolie suivante délaissée des garçons » « parce qu’elle est pauvre » (p.130), ou encore d’Angélique, qui a « l’action toute entière ramassée dans » son personnage (p. 132) et non dans celui d’Alidor, maquignon qui au final Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0011 166 « hors-action, console la décompression des spectateurs par un peu de vent » (p.133). François Lasserre a de très beaux paragraphes sur « la fonction anthropologique de l’amour dans la société » (ibid.), qui élève et stabilise l’individu (comme l’Église le dit du mariage) et il rencontre à l’occasion l’esprit de l’idéologie romanesque, avec laquelle pourtant il est assez dur ailleurs, dans ses pages sur la pastorale ou celles sur Le Cid contre Roméo et Juliette. Dans les pages de la troisième partie sur Le Cid, il se concentre cependant plutôt sur l’affaire de L’Excuse à Ariste et sur sa contextualisation, pour laquelle il avait déjà mené un important travail (autour de Nicolas Gougenot : voir p. 136). Partisan convaincant d’une rédaction de 1634, et non de 1637, mais maladroitement publiée en 1637 et déclenchant la Querelle du Cid en fournissant à Scudéry (déjà blessé par l’affaire du portrait de Matamore) de quoi faire déborder son vase, François Lasserre est un peu dur aussi avec Georges Couton dans son reproche de « l’inattention » au texte (p. 141), mais son analyse est forte quand elle fait valoir aussi bien l’argument de la date de la pension mécénale de Richelieu que l’argument de l’expression « peu de popularité » devenue anachronique en 1637 ou que ceux de la ressemblance entre L’Excuse et L’Excusatio latine de 1634. À sa défense de la bonhommie de Corneille, on pourra objecter que l’orgueil professionnel du Normand n’est sans doute pas une légende injuste colportée « depuis trois siècles » pour trois vers de L’Excuse à Ariste qui auraient un peu dérapés par « maladresse fugitive » (p. 141), car en vérité on ne voir que cela, rhétoriquement parlant, dans le passage ; mais à sa chronologie des événements, on rend les armes une nouvelle fois avec le plaisir d’un lecteur de roman policier. Elle mérite que la critique universitaire en prenne acte dans ses bibliographies. Dans le développement sur Corneille peintre de « l’amour […], le vrai » (p. 144), pas celui du ton plaintif et des tendresses de l’amour content, François Lasserre laisse d’abord le sentiment de se battre contre des moulins critiques du passé, ceux de « la sous-estimation chronique de l’importance de l’amour » (p. 145) entretenue par le parallèle avec Racine, ceux de l’éloge républicain du héros citoyen, façon Gustave Lanson, et ceux de la critique freudienne à partir des années 60, se développant dans le cadre à la fois d’une modernisation non-latiniste des compétences grammaticales et poétiques du public et d’une réaction anarcho-critique aux valeurs de l’État (et donc à celles de l’amoureux citoyen). S’il fait bien de mettre de son parti Octave Nadal (1948), Paul Desjardins (1903), ou Joseph Pineau (1975), François Lasserre pourrait aussi se trouver en phase avec le renouveau actuel des études sur le théâtre romanesque. Cela pourtant ne devra pas détourner le lecteur du point essentiel de son argumentation qui est ailleurs que dans une époque critique donnée : il est dans une opposition qu’il ne Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0011 167 formule pas assez clairement, entre les partisans de la poésie d’image et ceux de la poésie d’action. Mais sur ce point justement, à défendre le caractère réellement amoureux des personnages cornéliens contre leur prétendue « raideur » de sentiment selon Lanson, François Lasserre oublie un peu que la notion de « surprise des sens » (p. 151), qu’il défend comme abondamment cornélienne, ne remplace pas, hélas, le discours et la poésie des épanchements. Et que cette poésie, certes statique, de l’émotion peut avoir, par la réalité interdite qu’elle décrit, convoque et fait entrer sur la scène, un effet dramatique et dynamique puissant, qui peut même gommer, à l’occasion, les imperfections dramatiques de l’action. Cette magie, par exemple de la pastorale, shakespearienne ou non, ne serait pas tant à blâmer pour défendre l’autre, celle de l’action agencée, qu’à reconnaître, et avec elle sa stratégie propre. En bref, l’argumentation gagnerait à distinguer « caractérisation » et « peinture » de l’amour, et à mieux pointer, ce faisant, le lieu spécifique de la mimesis amoureuse cornélienne, qui montre ce que l’amour fait faire (cela, François Lasserre le montre on ne peut mieux ! ) et non ce qu’il fait dire (qui est pourtant un des charmes extatiques du Cid), voire ce qu’il reproduit en musique des mots et en charmantes images des plaisirs de l’amour. Il ne dirait ce faisant pas autre chose que la thèse qu’il défend : que Corneille est dramaturge d’acteurs et non un chanteur de l’amour … même si le Un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte de Pauline, dans Polyeucte, est l’un des plus beaux vers d’amour de la littérature française. Mais si François Lasserre défend Corneille plutôt qu’il ne fait la part des choses en arbitrant, c’est qu’il sent toujours Corneille attaqué. Ainsi, c’est parce qu’il a servi naguère à rabaisser Corneille, on le sent bien, qu’il stigmatise dans l’amour « racinien » une idéologie et un comportement, un éthos, plutôt qu’une simple poétique musicale. Loin d’être neutre, dit-il, « l’intérêt racinien se polarise sur le discours narcissique […], une incomplétude de la relation amoureuse » (p. 155) et sa poésie sait l’usage et l’alliance des « mots toxiques » : regard + bouche, Vénus + proie, « je sens que je vous aime », etc. Plaidant contre la tendance toujours favorable à la poésie racinienne, il s’élève contre « l’idée d’une hiérarchie » entre les deux poétiques, qui relève pour lui du « parallèle de la carpe et du lapin » (p. 156). François Lasserre s’élève aussi contre d’autres railleries anti-cornéliennes, entretenues dans le passé par une érudition fautive ou plutôt, pour lui, faussée ; il plaide ainsi pour une continuité légitime entre la dénomination de tragicomédie et celle de tragédie, en particulier pour Le Cid, Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0011 168 expliquant que ce n’est pas en fraude que Corneille est passé à la tragédie, mais en toute cohérence philosophique avec son époque. Pour lui, comme pour tous ceux qui ont bien compris la théologique jésuite d’Œdipe, « la nouvelle notion du tragique est enracinée [sans jeu de mot ! ] dans le christianisme pour qui le destin aveugle n’existe plus [car] les méfaits de l’existence dépendent des responsabilités humaines [si bien que] la tragicomédie […] se découvre faite pour prendre la place et le nom de la tragédie » (p. 157). Mais, pour François Lasserre, la vision du monde cornélienne « va bientôt s’opposer à la réaction racinienne approuvée par le monde savant et par la mode » (ibid.) si bien que la « calomnie critique » d’un Corneille qui n’aurait pas écrit « des tragédies véritables » (ibid.) dure jusqu’à aujourd’hui. Comprenons que pour lui le tragique de la liberté reste moderne, comme définitivement Corneille, tandis que celui de la fatalité ne sera pas une « nouvelle » modernité mais une « réaction », un retour en arrière, dans la vieille ornière tyrannique du pessimisme et de l’impuissance, de l’irresponsabilité, façon Oreste (« Je me livre en aveugle au destin qui m’entraine »). À la prétendue Tragédie sans tragique dont la réputation condescendante dure encore ici ou là, en effet, malgré le changement des grilles d’évaluation, François Lasserre oppose un « tragique socio-politiquement responsable » (p. 159), dont « le théâtre des 20 e et 21 e siècles est tributaire » bien plus largement que de la conception fataliste. Mais s’il réfute l’absence de tragique dans la tragédie cornélienne, François Lasserre va aussi mener un examen paradoxal de la notion traditionnelle d’héroïsme cornélien. Sans trop revenir dans ce livre-ci sur sa célèbre démonstration concernant Horace, dont le héros n’est guère pour lui, dans la tradition même de Saint Augustin, qu’un « sale cul » assassin de sa sœur (conformément à l’acrostiche), c’est en prenant appui sur le personnage de César, tel que le présente La Mort de Pompée, qu’il veut montrer que l’héroïsme triomphant n’est qu’un épisode passager du théâtre cornélien, lié à l’écriture sous contrainte du moment Richelieu. Il montre, de connivence avec la lecture d’Antoine Soare, que la fameuse pompe des vers de cette tragédie, que Corneille signale lui-même, n’y est pas une fin en soi héroïque, et que les discours amoureux trop galants de César à Cléopâtre n’y sont pas des niaiseries malhabiles non plus, comme le croyait Voltaire, mais un « fait exprès » (p. 166) afin de montrer la déréliction de ces vertus héroïques, auxquelles, jusqu’à la mort de Richelieu, on l’avait obligé à faire croire. François Lasserre conduit ainsi bien longtemps après Paul Bénichou une nouvelle démolition du héros cornélien, mais cette fois voulue par Corneille lui-même, et sur le mode de la critique des pitoyables tendresses de l’amour content, à quoi s’adonne un maître du monde velléitaire et hypocrite. C’est que, pour François Lasserre (avec qui nous ne serions pas Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0011 169 tout à fait d’accord, évidemment), de façon générale Corneille n’est pas rivé à un type de caractères (et surtout pas à celui du « héros cornélien ») mais s’attache à construire des actions, et à faire, depuis le début, des « pièces comiques » (c’est l’intitulé générique de Mélite) bien tournées et bien agencées. François Lasserre rejoint donc ici Georges Forestier dans son combat pour le théâtre comme action « poïétique », au sens aristotélicien, et non comme peinture de caractères, préexistants aux nécessités de l’action : « il n’utilise des caractères que par opportunisme, pour faire passer des actions particulières » (p. 169). Ainsi, dit-il, « nous pensons pour notre part qu’il n’est pas possible de retenir les notions d’héroïsme cornélien ou de personnage cornélien typiquement héroïque » (p. 170). On ne peut avec davantage de clarté s’inscrire contre une tradition « picturale » mais aussi idéologique : celle du besoin des « grands hommes » ; en cela, le livre de François Lasserre participe bien de la modernité post-héroïque, mais aussi poststructuraliste et post-marxiste, telle qu’on l’entend à demi-mot : « l’une des raisons de la fixation historique sur le prétendu héroïsme cornélien est que notre réflexion se tourne trop volontiers vers le revendicatif et vers le décryptage des cadres de l’action, avec le souci peut-être inconscient de faire peser les responsabilités sur ces cadres, plutôt que sur les créatures vivantes. Corneille, lui, portait le fer dans le cœur du spectateur, à charge pour celui-ci de s’examiner et s’amender soi-même » (p. 172). Mais François Lasserre en veut aussi à la tradition de l’idéalisme cornélien, que « l’érudition a en effet entretenu […] avec une naïveté désespérée » (p. 173) à coup de « générosité » et de « sublimité » (p. 174). Ce sont elles qui mettent trop souvent le « héros » cornélien en contradiction avec la réputation qu’on lui veut faire. L’auteur, enfin, se fait le défenseur d’une acceptation nécessaire par le lecteur d’aujourd’hui (mais c’est vrai dès la fin du 17 e siècle ! ) des codes rhétoriques avec lesquels Corneille, en homme de son temps (c’est-à-dire de la première moitié du siècle), écrit. Il met en garde contre les perfidies d’un prétendu « naturel » qui le disqualifierait (p. 175) ; celui-ci n’est qu’un autre code, mais sur le critère duquel la critique (depuis Voltaire) a fondé un jugement de goût léonin, qui empêche de juger pour lui-même le travail dramatique. Il se range ici aux côtés de Ralf Albanese pour montrer, de façon très intéressante que c’est la surinterprétation de ces codes jugés « antinaturels » a posteriori qui a permis de « caser » Corneille dans le rôle de « gendarme » républicain pourvoyeur d’héroïsme, durant les deux siècles post-révolutionnaires (p. 176). À langage difficile et non-naturel, éthique difficile et héroïque, en effet. Pour terminer sa re-figuration, François Lasserre replace Corneillethéoricien dans la dimension à la fois modeste et précieuse du théoricien de Comptes rendus PFSCL XLVII, 92 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0011 170 sa propre pratique, car « l’objet des Discours et examens est limité » (p. 177). La seule généralité théorique à retenir de l’enseignement du Normand est que la pure théorie est bien hasardeuse. D’Aubignac fut mauvais auteur et Aristote, comme le dit « l’important » Avertissement du Cid, « est un pays inconnu pour beaucoup de monde » (p. 178). On retiendra quelques idées, longuement travaillées ailleurs par François Lasserre et ici résumées dans les dernières pages : que le vraisemblable dépend des mœurs de chaque époque et donc du contrat de la fable (qui définit ainsi l’autonomie de la fiction) ; que le « nécessaire d’enchainement » n’a rien à voir avec le « nécessaire de scène » (p. 182) ; que pour Corneille le premier acte de la pièce doit s’efforcer pour la beauté de l’ensemble de contenir « les semences de tout ce qui doit arriver » (p. 183). Enfin, que les « défauts » techniques soulignés par la complaisance de Corneille lui-même, dans ses examens, doivent faire penser qu’elle « souligne en creux les intentions de telle ou telle action dramatique » (p. 184) à l’origine de l’invention - comme la duplicité d’action de La Place royale ou d’Horace - si bien que « les aveux de cette espèce sont bienvenus pour nous aider à élucider la pensée civile du poète » (ibid.). Une intention démonstrative, devons-nous en déduire, l’emporte donc parfois sur l’efficacité de l’agencement, sans doute parce qu’elle y préside. En conclusion de l’ouvrage, la thèse de François Lasserre sur Corneille mal aimé est que « depuis l’origine, les informations fantaisistes ou extravagantes se sont accumulées avec prédilection sur la tête de Corneille, répandant de lui une image indigeste, au titre de son orgueil, de sa rusticité, de son amour de l’argent, de ses relations avec le pouvoir, des intentions morales et des contenus de ses pièces » (p. 185), et en particulier à cause des informateurs premiers, « Chapelain, d’Aubignac ou Voltaire » (p. 186). Ce sont d’eux qu’il faut délivrer Corneille car « ils refont surface à l’occasion » (ibid.) quand le dramaturge est « plié à l’usage des formes de la critique selon les doctes » (dont François Lasserre n’est pas, et qu’il faut distinguer des érudits, dont incontestablement il est), ou vu d’un œil privilégiant « la période Richelieu », trop atypique, ou « la doctrine classique » (p. 187) si favorable à Racine quand il s’agit de faire l’absurde parallèle du « lion avec le rossignol » (p. 188). Emmanuel Minel Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2020) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 64.00 € 82.00 Abonnement imprimé (1 an) € 64.00 € 82.00 Standing order print and online (1 year) € 72.00 € 103.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 72.00 € 103.00 Standing order e only (1 year) € 67.00 € 85.00 Abonnement en ligne (1 an) € 67.00 € 85.00 Single issue € 50.00 € 50.00 Prix de vente au numéro € 50.00 € 50.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 (7071) 979711 eMail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.de Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.de Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Derniers titres parus 92 216 Lucie D esjarDins / Marie-Christine P ioffet / Roxanne r oy (éds.) L'errance au XVIIe siècle (2017, 472 p.) 217 Francis B. a ssaf Quand les rois meurent (2018, 317 p.) 218 Ioana M anea Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer (2019, 203 p.) 219 Benjamin B alak / Charlotte T rinqueT du l ys (eds.) Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity (2019, 401 p.) 220 Bernard J. B ourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle (2019, 296 p.) 221 Marcella L eoPizzi (éd.) L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres (2020, 476 p.)