Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2020
4793
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. XLVII No. 93 2020 on French SeventePeape nth C rs entury Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Claude ABRAHAM - Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Madeleine DEFRENNE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Alain VIALA - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal . Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel e-mail: <rzaiser@gmx.de> phone: ++49-431-880-2262 ISSN 0343-0758 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XLVII (2020) Number 93 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Viola Andresen, Jasmin Garavello Béatrice Jakobs, Lydie Karpen, Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2020 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XLVII, 93 (2020) Sommaire V IRGINIE C ERDEIRA Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 : pratiques et stratégies de publication d’une polémique dans le Mercure François ......... 177 S ERVANE L’H OPITAL « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur au XVII e siècle ............................................................................................. 189 B ERTRAND L ANDRY In Service to Maternal Love: Madame de Sévigné’s Household................. 215 Y OHANN D EGUIN Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? .................. 231 R ALPH A LBANESE Silence et parole dans Tartuffe................................................................... 243 R ALPH A LBANESE Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire ................ 255 F RANCIS A SSAF Enchantement, désenchantement : des Plaisirs de l’île enchantée au déplaisir d’une mort inéluctable ........................................................... 267 J AMES F. G AINES The Cantique à Mme de Maintenon and the Outbreak of Émigré Satire in 1695............................................................................ 283 COMPTES RENDUS Nadia Cernegora, Emmanuelle Mortgat-Longuet, Guillaume Peureux (dir.) Arts de poésie et traités du vers français (fin XVI e - XVII e siècles) M IRIAM S PEYER ........................................................................................ 295 Flora Champy et Caroline Labrune (dir.) Médiations et construction de l’Antiquité dans l’Europe moderne V OLKER K APP ........................................................................................... 300 Alain Génetiot (dir.) Morales du poème classique V OLKER K APP .......................................................................................... 302 François Lecercle et Clotilde Thouret (dir.) La haine du théâtre. Controverses européennes sur le spectacle. Vol. 1 P ERRY G ETHNER ....................................................................................... 306 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 : pratiques et stratégies de publication d’une polémique dans le Mercure François V IRGINIE C ERDEIRA (A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ , CNRS, TELEMMe) Le Mercure François, un livre continu d’histoire politique du temps présent fondé en 1611 par l’imprimeur marchand libraire Jean Richer, illustre parfaitement le fonctionnement du « système multimédia » de l’Ancien Régime qualifié ainsi par Robert Darnton à propos des nouvelles et des médias à Paris au XVIII e siècle . En effet, le Mercure François est une collection de vingt-cinq volumes publiés à Paris entre 1611 et 1648 . Chacun d’entre eux est un recueil de pièces dont la plupart a déjà circulé dans l’espace public, en général sous 1 À propos du « système multimédia » décrit par Robert Darnton voir Robert Darnton, « An Early Information Society : News and the Media in Eigteenth-Century Paris », The American Historical Review, vol. 105, Issue 1, February 2000, p. 30. - Sur le Mercure François, il faut noter qu’il est est conservé à la Bibliothèque Nationale de France (BnF) mais aussi dans de nombreuses bibliothèques municipales classées en France. Le Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Histoire du Littéraire (GRIHL) de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) a numérisé vingt-quatre des vingt-cinq volumes du Mercure François conservés à l’École Nationale des Pontset-Chaussées grâce au travail de Cécile Soudan. Ils sont consultables à l’adresse suivante : http: / / mercurefrancois.ehess.fr/ , consulté le 13 octobre 2020. 2 Sur le Mercure François voir Virginie Cerdeira, « Le Mercure François entre écriture de l’histoire du temps présent et écriture de l’actualité politique », Claire Blandin, François Robinet, Valérie Schafer, Penser l’histoire des médias, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 69-70. Voir également eadem, « Écrire le passé en compilant le présent. Le Mercure François, atelier d’écriture du temps présent », Carnets [En ligne], Deuxième série - 2 | 2014, mis en ligne le 30 novembre 2014, http: / / journals.openedition.org/ carnets/ 1266, consulté le 13 octobre 2020. Ainsi que ead., « Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent », Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini (éds.), « À qui lira ». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. 222, 2020, p. 447-455. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 178 forme imprimée mais parfois également de manière manuscrite. L’une des spécificités du Mercure François est donc de republier des pièces et des informations pour la plupart déjà connues tout en leur donnant une forme inédite par leur proximité immédiate, parce que physique et matérielle, avec d’autres textes. L’autre grande caractéristique du recueil est de republier les événements à distance de leur déroulement et de leur conférer ainsi un caractère historique. Le décalage temporel peut aller de quelques mois à quelques années. Tout au long de sa publication, l’ouvrage affiche une fidélité et une loyauté sans faille à la politique du gouvernement sans qu’il soit possible de postuler une manipulation directe de la part du pouvoir, au moins jusqu’à la reprise de sa rédaction et de sa direction par Théophraste Renaudot à la fin des années 1630. Le dix-septième volume du Mercure François, publié à Paris par Estienne Richer en 1633 revient sur les événements politiques de l’année 1631, notamment sur les réactions qui ont suivi le double « coup d’État » de Louis XIII . En novembre 1630, au cours de la fameuse « journée des Dupes », le roi décide de maintenir le cardinal de Richelieu dans toutes ses responsabilités alors que la veille, sa mère, la reine Marie de Médicis, a décidé de remercier le cardinal. Il élève à ce moment-là le cardinal au rang de ministre principal de son gouvernement. Ce faisant, le roi fait un choix politique très fort et décide de favoriser le parti des « bons Français » incarné par le cardinal au détriment du parti des « dévots » autour de la reine Marie de Médicis et ses fidèles. En réalité, le coup d’État ne se résume pas tout à fait à la « Journée des Dupes » et, au mois de février 1631, le gouvernement royal s’organise pour piéger la reine-mère et ses fidèles au cours du fameux « coup de Compiègne » qui force la reine à quitter le territoire du royaume pour se réfugier à Bruxelles, où elle mourra en exil en 1642 sans être jamais revenue dans le royaume de France. Ces choix politiques, constituant un désaveu violent de Marie de Médicis par son fils, ne manquent pas de susciter des réactions. Une partie du personnel politique de l’époque, au premier rang desquels Gaston d’Orléans, le frère du roi, et ses soutiens récuse ces choix et se montre choquée par la méthode employée. La réaction du frère du roi est d’ailleurs de quitter Orléans pour se réfugier en Bourgogne, signifiant ainsi au monarque son désaccord . À côté du départ de l’héritier putatif de la couronne, une campagne de presse s’engage au cours de l’année 1631 pour 3 Sur la Journée des Dupes et ses suites voir notamment Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la Journée des Dupes, Paris, Gallimard, 2015. 4 Le Dix-septiesme tome du Mercure François ou suitte de l’Histoire de nostre temps sous le regne du Tres-Chrestien Roy de France & de Navarre LOUYS XIII, Première partie, Paris, Chez Estienne Richer, 1633, p. 142 (pour l’année 1631). Nous avons fait le choix de reproduire la typographie et notamment l’usage de l’italique ou encore des majuscules lorsque nous citons le Mercure François. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 179 dénoncer la journée des Dupes et le coup de Compiègne. Elle prend la forme d’un échange épistolaire ouvert entre Gaston d’Orléans et Marie de Médicis. Ces derniers représentent, en effet, le parti des dévots et cristallisent leurs reproches sur la personne du cardinal de Richelieu, considéré comme un usurpateur et un mauvais conseiller. En ce temps on ne voyoit à Paris que des lettres sous le nom de la Royne- Mere, & de Monseigneur Frere du Roy, pleines d’injures & invectives contre le Cardinal de Richelieu. Contre lesquelles sa Majesté estant à Fontaine-bleau le 26. jour de May, fit cette Declaration . En 1633, le Mercure François revient longuement, à la fois sur l’éloignement de la mère et du frère de Louis XIII du pouvoir et sur l’épisode de la campagne de presse suscité par la décision royale . L’épais dossier consacré par le Mercure François aux événements comme à ce qui s’en est dit et imprimé puise dans un large éventail documentaire. Les lettres d’acteurs politiques centraux côtoient les déclarations royales, les arrêts et leurs suppressions, les requêtes et autres manifestes . Le traitement des événements proposé par le Mercure François poursuit l’objectif de justifier la politique royale en défendant la personne du cardinal de Richelieu comme en témoigne par exemple la reproduction de la « Déclaration du Roy en faveur du Cardinal de Richelieu » ou encore la « Deffence du Roy & de ses Ministres contre le Manifeste que sous le nom de Monsieur on fait courre parmi le peuple ». La publication de ces discours contradictoires vise pourtant à orienter le lecteur dans une direction unique : celle prise par le roi. Il s’agit aussi de préparer les lecteurs à accepter la politique du cardinal et l’entrée ouverte dans la guerre qui en constitue le point central . La question de la participation du royaume de France à la guerre de Trente ans est aussi le nœud du désaccord entre les partis des « dévots » et celui des « bons Français ». Au cœur de la compilation de ces pièces, les rédacteurs du Mercure François se ménagent des interstices susceptibles de 5 Ibidem, p. 187 (pour l’année 1631). Voir aussi ibid., p. 139-142. 6 Ibid., p. 119-390. 7 La table des matières est particulièrement utile pour repérer la nature des documents convoqués par le Mercure afin de défendre la politique royale. Voir par exemple ibid., p. 119, 135, 140, 178, 183 ou encore 202. 8 Ibid., p. 187. 9 Ibid., p. 265. 10 Sur la justification de l’entrée en guerre du royaume de France contre celui d’Espagne dans le Mercure François voir Virginie Cerdeira, « Le Mercure François entre en guerre », Emmanuelle Cronier, Benjamin Deruelle (dir.), Argumenter en guerre. Discours de guerre, sur la guerre et dans la guerre de l’Antiquité à nos jours, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, Collection War Studies, 2019, p. 291-308. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 180 leur permettre de publier leur avis et la juste posture politique à adopter, selon eux. La publication du « Discours d’un vieil Courtisan desinteressé sur la Lettre que la Royne-Mere a escrite à sa Majesté apres estre sortie du Royaume » est une occasion pour eux de le faire. La rédaction de transition entre deux pièces collectées ou de leur remise en contexte leur permet également En nous focalisant sur l’une de ces transitions, nous nous proposons d’analyser les pratiques d’écriture mises à profit afin d’orienter favorablement l’opinion des lecteurs à l’égard de la politique royale, aux lendemains de la Journée des Dupes comme du Coup de Compiègne et à la veille de l’entrée en guerre contre l’Espagne. Le texte publié entre la « Déclaration du Roy en faveur du cardinal de Richelieu » et la « Lettre escrite sous le nom de Monsieur Frere unique du Roy au Parlement de Paris » sera analysé à cette aune . À cette fin, il s’agira d’examiner la façon dont le Mercure entend donner au lecteur le sentiment d’être objectivement informé ainsi que l’usage d’une rhétorique autour du repos public. Un lecteur visiblement bien informé : un enjeu politique Une des stratégies du Mercure François consiste à donner au lecteur le sentiment d’avoir accès à une information objective et neutre parce qu’exhaustive, susceptible de lui permettre de se forger sa propre opinion sur les événements, en faisant intervenir sa raison critique. Cette volonté est d’ailleurs très explicite dans plusieurs des volumes du Mercure préfacés . Ici, le recueil ne cache pas à son lecteur les attaques dont fut la cible le gouvernement royal en 1631, il lui décrit même avec minutie le mécanisme d’une campagne de presse sous l’Ancien Régime. La diffusion d’une campagne de presse polémique et dissidente Le récit livré par le Mercure François de la campagne de presse polémique laisse entrevoir le système multimédia décrit par Robert Darnton avec l’emboîtement de plusieurs médias et son fonctionnement à plusieurs échelles . La rédaction d’une requête signée par le duc d’Orléans et adressée au Parle- 11 Mercure François…op. cit., vol. XVII, partie I, 1633, p. 350-371 (pour l’année 1631). 12 Ibid., p. 187-194. 13 Ibid., p. 196-199. 14 Le texte se situe donc entre les pages 194 et 196 de la première partie du volume XVII du Mercure François, pour l’année 1631. 15 Voir « Le Libraire au Lecteur », Mercure François…op. cit., vol. II, 1613, [fol.3], r°-v°. Voir aussi « Au lecteur », ibid., vol. IV, 1617, [p. 3]. 16 Robert Darnton, « An Early Information Society…art. cit.» Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 181 ment de Paris est évoquée dès après la publication de la « Déclaration du Roy en faveur du cardinal de Richelieu » et démontre qu’à l’origine l’affaire se développe dans un espace de diffusion et de réception relativement restreint, sans qu’il soit possible de parler de caractère privé puisque le Parlement est une institution. Après sa suppression par le roi, les auteurs de cette requête décident d’avoir recours à d’autres moyens pour la diffuser et élargir ainsi son espace de diffusion . Désormais, les lecteurs de leurs arguments ne seront plus les seuls parlementaires. D’après l’auteur du Mercure, les polémistes multiplient les médias pour permettre au message de passer, il est question de « libelles, lettres, requeste, manifeste ». L’usage du pluriel et l’énumération de ces moyens de communication par le recueil donne l’impression d’une volonté délibérée de contrevenir aux ordres royaux de la part des auteurs de ces documents. En outre, le Mercure précise que toutes ces pièces ont été « imprim[ées] à Nancy en Loraine », ce qui signifie que non seulement les auteurs des libelles se sont servis de l’imprimerie afin de diffuser leur message à plus grande échelle que celle permise par une simple diffusion manuscrite, mais qu’en plus ils l’ont fait de manière clandestine comme le suggère la référence à la ville de Nancy, en Lorraine. Le Mercure insiste sur le fait que ces textes sont diffusés en dehors du royaume de France et qu’ils sont donc susceptibles de porter atteinte à la réputation et à l’autorité royale à l’échelle internationale puisque les polémistes les « envoyerent en France & aux autres Royaumes, Estats & Provinces voisines ». Mais les polémistes n’ont pas dédaigné la voie manuscrite pour diffuser leur désobéissance comme l’indique également le texte qui précise que les destinataires reçurent des textes : « tous escrits à la main ». En ce qui concerne la diffusion de la polémique en France, le Mercure propose de la décrire et de la dater de manière assez précise : « Ce fut donc au commencement du mois de Juin qu’ils semerent ces nouveaux Libelles par pacquets & commencerent par la Cour du Parlement […] ». À nouveau, la mention de paquets et l’usage du pluriel donne au lecteur l’impression que les auteurs de la polémique décident d’inonder un espace public d’une parole 17 Mercure François…op. cit., vol. XVII, partie I, p. 194 (pour l’année 1631). 18 Sur l’espace de diffusion des débats d’idées voir par exemple Cyril Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/ 1, n°25, p. 191-212. 19 Mercure François…op. cit., vol. XVII, partie I, p. 194. 20 Ibid., p. 194-195. 21 Ibid., p. 195. 22 Ibid. 23 Ibid. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 182 pourtant interdite par le roi. L’arrogance des polémistes va jusqu’à réitérer ce que le roi avait expressément interdit, puisqu’il a défendu la diffusion de la requête, en choisissant à nouveau pour destinataire privilégié les parlementaires parisiens. Les princes et seigneurs sont également choisis comme destinataires par les auteurs des libelles comme l’indique bien le texte . Il faut rappeler ici la fréquence des révoltes et rébellions princières sous le règne de Louis XIII, notamment dans les années 1614-1616 puis 1619-1620. Cellesci se manifestent bien souvent par un départ du prince de la cour, accompagné de ses hommes. Ce départ ostentatoire et visible est une manière pour les princes de signifier leur désaccord politique au roi. Choisir pour destinataires les courtisans est une façon de les inciter à la révolte, c’est en tout cas ce que suggère très fortement le Mercure François à ses lecteurs. C’est d’autant plus vrai que le frère du roi a décidé de s’éloigner du pouvoir, comme le recueil le rappelle un peu plus haut . Ainsi, la compilation décrit la façon dont les polémistes font en sorte d’élargir par cercles concentriques l’espace de réception de leurs propos, en commençant par le personnel administratif du royaume et les sphères du pouvoir. Autrement dit, le Mercure révèle au lecteur la façon dont les polémistes diffusent la dissidence et la désobéissance. L’extrait indique qu’après ces deux étapes, les polémistes prennent le parti de s’adresser directement aux sujets parisiens, dans le but de toucher toutes les catégories sociales et tous les ordres possibles, comme on le voit bien grâce à l’énumération proposée par le Mercure François : Peu après ils en envoyerent à Paris bon nombre imprimez à Nancy, qu’ils firent jetter secrettement aux offices du Louvre & autres grandes Maisons ; en la Salle & boutiques du Palais & grand Chastelet, sur les Barrieres des Sergens, dans les Eschopes & boutiques des Halles & marchez publics, afin d’animer le peuple à se souslever contre l’authorité souveraine . L’interprétation du Mercure François est encore plus explicite qu’à propos des libelles adressés au Parlement ou aux Princes du royaume : les polémistes ont pour seul objectif de diffuser leur propre désobéissance et de troubler le repos public. Ils sont arrogants et hardis, comme le rappelle le Mercure : « […] un Gentilhomme, qui eut la hardiesse de le porter en la Grande Chambre, à neuf heures au matin & parler au premier President, & aux Conseillers qui estoient au Siege […] ». Sous couvert de livrer avec une grande précision l’organisation de la diffusion de la polémique, le Mercure dénonce les polémistes 24 Ibid. 25 « Monsieur quitte Orléans et s’achemine en Bourgogne », ibid., p. 142. 26 Ibid., p. 195. 27 Ibid. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 183 d’avoir employé un grand nombre de moyens dans le seul but de désobéir au roi dont la volonté est rappelée au tout début du texte : « Encore que le Roy, par son Arrest du 12. May dernier eust supprimé la Requeste presentée au Parlement […] ». Honnêteté intellectuelle et mise en garde du lecteur Par la description qu’il fournit de l’organisation de la campagne de presse polémique organisée par les ennemis du cardinal de Richelieu en 1631, le Mercure François contribue, même à distance, à faire connaître l’existence de sujets susceptibles de s’opposer à la politique royale voire à troubler l’ordre public. On pourrait s’étonner de cette pratique de republication de la polémique, capable de la relancer. Pour autant, elle répond à une stratégie très subtile dont l’enjeu principal est la manipulation et l’orientation de l’opinion des lecteurs. Pour commencer, lorsque le dix-septième tome du Mercure est publié en 1633, la polémique est déjà connue des lecteurs. En conformité avec sa ligne éditoriale, le recueil prend le parti de relater de la manière la plus exhaustive possible la façon dont la campagne de presse s’est structurée. Le lecteur peut ainsi avoir l’impression que le Mercure se montre d’une grande honnêteté en lui donnant les moyens de se forger sa propre opinion sur les événements. Le choix de publier le texte de la Requête incriminée et, d’ailleurs, interdite par le pouvoir royal plaide en faveur du Mercure puisque l’ouvrage prend le parti de ne rien cacher des arguments des adversaires de la monarchie à ses lecteurs : « Voicy donc la Lettre escrite sous le nom de Monsieur au Parlement » et, plus haut, « […] il presenta un paquet dans lequel il y avoit les Lettre, Requeste é Manifeste suivans ». Dans ces conditions, les lecteurs ne peuvent pas prétendre avoir été privés d’une partie des arguments débattus. Donner au lecteur le sentiment d’être parfaitement informé est donc un enjeu politique. En réalité, cette republication ne coûte pas grand-chose au périodique dans la mesure où les arguments sont déjà connus des lecteurs. En outre, le Mercure François ne fait que reproduire la stratégie utilisée par le pouvoir afin d’éteindre la polémique. En effet, face à son incapacité à contrôler la diffusion de l’information, le pouvoir a préféré assumer la publicité de la polémique en prenant en charge la publication des arguments de ses adversaires afin de les contrer. La publication immédiate de la réponse du roi à la requête de son frère dans le même 28 Ibid., p. 194. 29 Ibid., p. 196. 30 Ibid., p. 195. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 184 média permet cette contre-attaque. Le Mercure François le rappelle très explicitement : Mais, pour renverser ses malicieux artifices & desabuser le peuple, le Magistrat donna permission d’imprimer ce Manifeste, & le vendre publiquement par les Colporteurs é crieurs d’Almanachs sur le Pont-Neuf afin de faire cognoistre à tout le monde le peu d’estime qu’on en faisoit : Et à la fin dudit Manifeste fut mis la response que le Roy escrivit à Monseigneur son Frere sur ce sujet . En réalité, le recueil fait exactement la même chose : la réponse du roi a été publiée par le Mercure François avant celle de la requête du duc d’Orléans dans « L’Arrest de suppression d’icelle requeste » comme l’indique le recueil : « Et que par la Declaration cy-dessus sa Majesté declaroit ». Ainsi, le périodique a pris la triple précaution de faire précéder les arguments des sujets désobéissants du roi de la propre déclaration du monarque, de répéter certains des arguments centraux de ce dernier (la déclaration royale a été publiée une première fois en intégralité avant d’être à nouveau citée au début de ce texte de transition ) et d’expliquer sa démarche en rappelant celle du pouvoir royal et de la justice au moment des faits. L’extrait proposé est à la fois une mise en garde des lecteurs et une préparation à la lecture d’un texte contrevenant à l’autorité monarchique. Le Mercure prévient son lecteur qu’il s’agit d’un texte dissident, et, ce faisant, lui fait passer le message qu’il risque de se rendre coupable de désobéissance s’il se laisse lui-même convaincre. Cette stratégie passe par la dénonciation des rebelles et par quelques autres précautions. Préserver le « repos de cet Estat » En dépit de la volonté manifestée par le Mercure François de convaincre son lecteur qu’il a toutes les cartes en main pour mobiliser pleinement et librement sa propre raison critique, le recueil procède dans le même temps à une dénonciation très explicite des fauteurs de troubles. Cette dénonciation est complexe à conduire car il s’agit dans le même temps de diffuser la parole du roi et de disculper le duc d’Orléans, dont on connait pourtant le rôle. 31 Ibid., p. 196. 32 Ibid., p. 183-184. 33 Ibid., p. 194. 34 Ibid., p. 183-184 et 194. 35 Ibid., p. 194. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 185 Semer le soupçon et disculper le duc d’Orléans Les stratégies et pratiques de publication du Mercure François en 1633 sont aussi dictées par l’évolution du contexte politique depuis le déroulement des événements en 1631. Même si la requête a été publiée sous le nom de Gaston d’Orléans, comme le texte l’indique à deux reprises , il convient tout de même de le disculper ou feindre de le disculper pour plusieurs raisons. La première c’est que le roi n’a toujours pas d’héritier et que son frère est donc encore, en 1633, l’héritier présomptif du trône. Il ne serait être question de l’impliquer directement dans l’organisation d’une telle tentative. C’est toujours le cas sous l’Ancien Régime et cela peut expliquer l’implication récurrente du frère du roi dans les complots. Pour ce faire, le Mercure François suggère que les polémistes ont instrumentalisé le nom du frère du roi. Ce ne serait pas lui le véritable auteur de la Requête : « Encores que le Roy, par son Arrest du 12 May dernier eust supprimé la Requeste presentée au Parlement, sous le nom de Monsieur le Duc d’Orléans, par Maistre Michel Roger […] ». On retrouve l’allusion quelques lignes plus loin : « Neantmoins les memes qui avoient escrit sous le nom de Monsieur […] ». Autrement dit, ce sont eux, les usurpateurs ou peut-être les conseillers du duc d’Orléans qui sont les véritables responsables et donc les ennemis de l’État. Cela ne pourrait être le prince du sang lui-même. C’est bien sûr une fiction, car le roi comme le personnel politique du royaume et les rédacteurs du Mercure François ne sont pas dupes mais ils sont contraints d’entretenir cette fiction pour préserver l’avenir du royaume dans le cas où Louis XIII n’aurait pas d’héritier mâle. Personne ne peut en revanche nier le départ du duc de la cour, en Lorraine en 1631 au moment où éclate la polémique, car personne ne l’ignore. Or, ce type de départ est typique du mécanisme des révoltes nobiliaires. Le duc s’est donc bien révolté . En outre, après son passage par la Bourgogne, il est parti à Nancy, la ville d’où ont étaient imprimés les paquets de libelles diffusés en France lors de la polémique . Il faut donc insister sur le fait que la décision ne vient pas de lui, mais de mauvais conseillers : « […] dressée à dessein par ceux qui avoient induit ledit Seigneur Duc à se retirer hors le Royaume 36 Ibid., p. 194 et 195. 37 Ibid., p. 194. 38 Ibid. 39 Sur la révolte du duc d’Orléans, voir, par exemple Michel de Waele, « Le prince, le duc et le ministre : conscience sociale et révolte nobiliaire sous Louis XIII », Revue historique, 2014/ 2, n° 670, p. 313-341. Voir aussi idem, « Conflit civil et relations interétatiques dans la France d’Ancien Régime. La révolte de Gaston d’Orléans, 1631-1632 », French Historical Studies, 2014, 37 (4), p. 565-598. 40 Mercure François…op. cit., vol. XVII, Partie I, p. 195 (pour l’année 1631). Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 186 […] ». Cette position très délicate tenue par le Mercure François s’explique aussi parce qu’au moment de la publication du dix-septième tome du Mercure, le duc d’Orléans s’est officiellement réconcilié avec son frère. Le périodique a donc une seconde raison de préserver la réputation du duc et de manipuler les événements, même s’il faut postuler que certains lecteurs au moins ne seront pas si crédules. Rappel et sacralisation de la parole royale Le Mercure François puise dans l’intégralité du champ lexical de la dissidence et de rébellion pour bien faire comprendre au lecteur qui est une menace pour la tranquillité de l’État. La compilation utilise ce vocabulaire à son propre compte mais se charge aussi de rappeler qu’elle rejoint-là la position royale. On note donc que la requête adressée au Parlement de Paris au mois de mai 1631 est qualifiée de : « calomnieuse, contraire au bien de son service, repos de ses sujets & seureté de son Estat ». Le Mercure prend la précaution de rappeler qu’il s’agit là de la sentence royale à propos du texte. Pour bien insister sur cette dénonciation, le Mercure cite à nouveau le texte de la déclaration, après l’avoir publiée une première fois puis en avoir rappelé le contenu : […] sa Majesté déclaroit, que les faits de ladite Requeste n’estoient veritables, ains du tout calomnieux contre tous ceux dont il se servoit en ses conseils, & notamment entre le Cardinal de Richelieu, des sinceres intentions duquel il estoit tres-asseuré, sçachant par une veritable experience, qu’il n’avoit autre but qu’à la grandeur & le bien du Royaume, en ayant esté en toutes occasions si fidellement & si utilement servy, que luy, ses successeurs, & tous ses sujets, n’en devoient jamais perdre la mémoire . Quelques lignes plus loin, le Mercure répète ces accusations et cite encore les paroles du roi : « lesquels sont qualifiez en la Declaration du Roy du titre d’ennemi du bien & repos de cet Estat ». Ces différents qualificatifs sont d’ailleurs directement liés à leurs pratiques et comportement à savoir la diffusion de la polémique depuis Nancy en direction du royaume de France mais aussi des États voisins . Il est d’ailleurs ensuite question de la « hardiesse » des sujets qui ont ouvertement désobéi au roi en participant à diffuser des textes jugés calomnieux et dangereux par le monarque. Après 41 Ibid., p. 194. 42 Ibid. 43 Ibid. 44 Ibid. 45 Ibid., p. 195. 46 Ibid. Une campagne de presse à Paris au début des années 1630 PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 187 quoi, à propos de la polémique, il est question de « malicieux artifices […] » dont la conséquence était un abus du peuple d’après le Mercure François. Ces formules entrainent plusieurs remarques en plus de celle de l’usage d’un vocabulaire très clair. La personne royale est non seulement rappelée mais aussi mise en valeur et sacralisée. Cela passe par une recomposition de la chronologie de la polémique puisque le Mercure publie d’abord la réponse du roi puis la requête du duc d’Orléans, par le recours à de nombreuses répétitions et enfin par l’usage de l’italique pour citer le texte et mettre en valeur la parole du roi . Tous ces rappels constituent également une menace aux sujets qui voudraient imiter les dissidents et polémistes en diffusant eux aussi des textes du même ordre, voire, en adhérant simplement aux idées diffusées. Ces sujets se rendraient à leur tour coupables de trouble à l’ordre public. En outre, le roi défend très explicitement le cardinal de Richelieu auprès de ses sujets et le Mercure fait de même auprès de ses lecteurs puisqu’il rappelle les […] sinceres intentions duquel il estoit tres-asseuré, sçachant par une veritable experience, qu’il n’avoit autre but qu’à la grandeur & le bien de son Royaume, en ayant esté en toutes occasions si fidellement & si utilement servy, que luy, ses successeurs, & tous ses sujets, n’en devoient jamais perdre la mémoire . De la sorte, le Mercure François fait passer le message à ses lecteurs qu’il doit faire confiance au roi et à la politique engagée, y compris du point de vue de la politique extérieure qui est celle d’une préparation de l’entrée ouverte du royaume de France dans la guerre de Trente ans, entrée effective en 1635, deux ans après la publication de ce volume du périodique. Le message est donc que pour être un bon sujet du royaume, il faut soutenir aveuglément le roi et le cardinal de Richelieu. Une prescription politique Le message du Mercure François permet aussi au lecteur d’identifier les bons sujets du royaume, ceux qui se montrent fidèles et loyaux en raison de leur bon comportement. Ce faisant, le Mercure publie une prescription politique auprès de ses lecteurs : voilà comment il faut se comporter pour être un bon sujet. Les véritables ennemis de l’État sont les conseillers du duc d’Orléans. Ce dernier n’est pas un mauvais sujet, il s’est d’ailleurs réconcilié avec le roi et a accepté de soutenir la politique royale. Ce soutien à la politique royal constitue le comportement du bon sujet de l’État comme on le prouve bien le rappel 47 Ibid. 48 Ibid., p. 194. 49 Ibid. Virginie Cerdeira PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0012 188 de la parole du roi. Il passe aussi par le refus de la polémique, comme l’indique très explicitement le Mercure François. Ainsi, les parlementaires parisiens et certains princes de sang ont fourni la preuve de leur loyauté : La Cour de Parlement ne voulut ouvrir ce paquet & l’envoya tel qu’elle l’avoit receu avec le porteur au Roy. Les Princes, Seigneurs, & autres ausquels ont avoit envoyé semblables paquets particulierement firent le mesme : de sorte que sa Majesté en receut quantité en mesme temps tous escrits à la main . Cette précision doit conduire à plusieurs analyses : l’usage du pluriel indique que les soutiens à la politique royale sont nombreux et qu’ils viennent à la fois des institutions administratives du royaume (le parlement), de la cour et de la noblesse de manière plus large (les princes et seigneurs). C’est une manière aussi de signifier l’échec essuyé par les sujets dissidents du royaume lorsqu’ils ont tenté de diviser les sujets du royaume par la diffusion de la polémique. Ce refus présente aux lecteurs un royaume et des sujets unis autour de leur roi et de sa politique, susceptible de les encourager à faire de même. C’est une preuve de la persistance de la loyauté des sujets du royaume à l’égard de Louis XIII et du cardinal de Richelieu. Enfin, cette précision permet au lecteur de comprendre que les véritables auteurs de la polémique ont pu être identifiés puisque le porteur des lettres a été conduit auprès du roi : c’est peut-être une manière de suggérer la véracité de la disculpation du duc d’Orléans. Ce texte de transition entre deux pièces du recueil, probablement écrit par l’un des compilateurs du Mercure, permet de noter la grande interdépendance des différentes voies de communication et d’information de l’époque : le manuscrit, l’imprimé, la reprise et la restructuration de la polémique dans un périodique acquis à la cause du gouvernement royal à distance des événements. Cela démontre aussi les enjeux politiques qu’il existe à contrôler la diffusion de l’information et à maîtriser si ce n’est empêcher la polémique. Cela prouve aussi la grande créativité du personnel politique du royaume et des professionnels de la communication et de l’information de l’époque lorsqu’ils se trouvent dans l’incapacité à contrôler cette diffusion : il s’agit de la reprendre à leur compte, de la republier pour détricoter un argumentaire, pour dénoncer, accuser et peut-être se servir de cette polémique à de nouvelles fins : menacer les sujets et les encourager à soutenir la politique d’entrer en guerre du royaume, par la dénonciation des désobéissants. 50 Ibid., p. 195. PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur au XVII e siècle S ERVANE L’H OPITAL En 2001, Sabine Chaouche proposait d’approcher le jeu du comédien au XVII e siècle à partir de traités de l’actio oratoire ; elle rassemblait quelques-uns de ces traités chez Champion 1 . Parallèlement, le metteur en scène Eugène Green développait une discipline de jeu nouvelle, en réaction au jeu naturalisant et psychologisant 2 , en s’appuyant principalement sur le traité de rhétorique de René Bary qui s’adressait à l’avocat comme au prédicateur, afin de construire le « corps » et la « parole baroque », dont la stylisation extrême s’approche du théâtre japonais. Or, l’effet de recueil de cette édition moderne ainsi que l’engouement pour le jeu baroque nous semblent malheureusement avoir fait écran pour bien saisir les enjeux de la comparaison du comédien et du prédicateur au XVII e siècle. Nous nous proposons ici de souligner ce qui, selon ces traités, différencie l’actio du comédien et celle de l’orateur chrétien qu’est le prédicateur. On distinguera parmi eux les auteurs les plus dévots (et souvent les plus quintilianistes) tels le dominicain espagnol Louis de 1 Sabine Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique (1629-1680), Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2001. Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, de l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2001. 2 Dans La Parole Baroque (Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Texte et Voix », 2001), les saillies contre le jeu du théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine font mieux comprendre les choix esthétiques d’Eugène Green. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 190 Grenade 3 , l’oratorien Gilles Du Port 4 , le jésuite Bretteville 5 ; et les auteurs les plus mondains, tels les rhétoriciens Richesource et Bary, le comédien Jean Poisson 7 . Entre les deux, le Traité de l’action de l’orateur du ministre protestant Michel Le Faucheur 8 , semble hybride, car réécrit et édité posthume par Valentin Conrart, premier secrétaire de l’Académie française. Après avoir reposé quelques distinctions, nous nous pencherons plus particulièrement sur la question de l’intensité mimétique dans la prédication et sur la sincérité du prédicateur. Distinguons… En mêlant des traités de langue française à l’intention du prédicateur et/ ou de l’avocat, protestants et catholiques, mondains et ecclésiastiques, 3 Louis de Grenade est un dominicain espagnol, prédicateur de la fin du XVI e siècle qui participe à la réformation de la prédication suite au Concile de Trente. On travaillera avec une traduction française de 1698, La Rhétorique de l’Église ou l’Éloquence des prédicateurs, à Paris, chez Jean Villette. Gilles Du Port se revendique de Louis de Grenade dès sa Rhétorique en 1675, ce qui laisse entendre une influence parmi les ecclésiastiques français. 4 Gilles Du Port (1625- 1690) a fait des études de droit, rentre à l’Oratoire à l’âge de 22 ans, où il devint prêtre, enseigna les humanités au Mans, à Avignon, et sortit de la congrégation en 1660. Son Art de prêcher de 1682 est une refonte de sa Rhétorique de 1675. Il ne s’adresse qu’aux prédicateurs. 5 Étienne Dubois de Bretteville (1650-1688) est un normand, ancien jésuite : rentré en 1667, il les quitte en 1678. Il a également écrit un Essai de sermons pour tous jours du Carême, publié de son vivant en 1685 et souvent réédité. L’Éloquence de la chaire et du barreau est publiée de manière posthume. 6 Richesource est un huguenot converti, devenu professeur de rhétorique, qui tient une Académie à Paris à l’intention des jeunes prédicateurs. Il aurait été le maître de Fléchier. Racine ne le tient pas en estime d’après une lettre à Boileau de 1692 (Œuvres complètes de Boileau, par A. Ch. Gidel, Paris, Garnier Frères, 1872, tome IV, p. 345.) 7 Jean Poisson est le fils du grand comédien Raymond Poisson, dit Belleroche. Il débute quant à lui à la Comédie Française en 1694, mais sans succès ; il finit sa carrière dans la Troupe française de l’Électeur de Saxe. 8 Ministre protestant connu pour ses brillantes prédications, professeur de théologie à Montpellier, notable pour avoir refusé les avances du cardinal de Richelieu, premier pasteur de Charenton, puis à Sedan, mort en 1657. Selon Cinthia Meli, dans un article dont notre réflexion constitue une extension (« Le prédicateur et ses doubles : Actio oratoire et jeux scéniques dans le Traité de l’action de l’orateur de Michel Le Faucheur », dans Le Temps des beaux sermons, cahiers du Gadges n°3, Genève, Droz, 2006), Le Faucheur faisait office d’incorruptible dans la communauté protestante. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 191 avec des traités explicitement à l’intention du comédien beaucoup plus tardifs (à partir de 1707) sous la même bannière, Sabine Chaouche conduit à nous faire oublier que les traités de la prédication et de la plaidoirie sont premiers. C’est ce que soulignait Marc Fumaroli dans L’Âge de l’éloquence (1981) : La place considérable que les rhétoriques ecclésiastiques accordent, de 1570 à 1625, aux techniques de l’actio et de pronuntiatio nous permet de formuler l’hypothèse suivante : c’est l’éloquence sacrée qui a joué le rôle moteur dans la renaissance d’une actio rhetorica au XVI e siècle, et c’est à partir de cette version ecclésiastique de l’actio que ses dérivations profanes (étiquette de Cour, art du comédien « réformé ») se sont développées 9 . Il est certes envisageable que des comédiens utilisassent ces traités avant même que Grimarest en 1707 décide d’en faire un ouvrage qui leur fût explicitement adressé, le Traité du récitatif. Mais Grimarest nous laisserait plutôt croire que les comédiens n’en ont cure, lorsqu’il dénigre l’action du comédien (entendons, le comédien professionnel) qui obéit à des « principes grossiers », « le plus souvent faux », lorsqu’il considère le Théâtre de son époque comme « négligé » et se propose de lui donner des « règles pour son art » 10 , dont la plupart sont effectivement reprises aux traités de rhétorique. Grimarest n’est pas descriptif comme le laisse entendre Sabine Chaouche pour justifier son assimilation du jeu du comédien avec l’actio de l’orateur : il est prescriptif. Par ailleurs, Grimarest s’adresse au comédien amateur, à l’homme de qualité qui se fait un « louable amusement » de monter « même des pièces entières » : il fait nécessairement glisser ses considérations du côté d’une actio compatible avec la civilité et l’honnêteté. De quand donc dater ce jeu du « comédien réformé », censé être proche de l’actio de l’orateur, s’il y en eut jamais un ? Le moindre des paradoxes est que la « déclamation baroque » de l’école Eugène Green, dans sa stylisation extrême et quasi-mécanique, est très efficace dans le comique, confirmant les analyses de Bergson, alors que, vraisemblablement d’après Sabine Chaouche, c’était le jeu du tragédien qui devait se rapprocher le plus de l’action de l’orateur… Les jésuites ont peut-être fourni une éducation empreinte des préceptes de Quintilien à une génération de nouveaux comédiens, que ce fût directement, ou indirectement, par le truchement de dramaturges issus de leurs 9 Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, 1994 [1980], p. 315. 10 Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest, Traité du récitatif dans la Lecture, dans l’Action publique, dans la Déclamation, et dans le Chant, Paris, Jacques Lefevre et Pierre Riboux, 1707, chap. VII , p. 187-188. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 192 rangs, comme Corneille et peut-être Molière 11 . L’éducation des Petites Écoles de Port-Royal, qui faisait la part belle à la lecture à haute voix, n’est probablement pas étrangère à la diction « chantante » (c’est-à-dire emphatique) de Racine et de la Champmeslé : le comédien Jean Poisson dans les Réflexions sur l’art de parler en public (1709) laisse en effet entendre que Racine avait une « déclamation » comme celle des collèges. Les comiques savaient aussi probablement parodier l’actio de l’orateur comme un style de « Geste » particulier, marqué par le mouvement didactique des mains et éventuellement des doigts. Sabine Chaouche cite ce passage du Berger extravagant de Sorel : C’est tout que l’action. Ôte ton chapeau, fais après une révérence à la mode, conduis tes yeux languissamment, et remuant la main droite par mesure, joins le second doigt au pouce, comme font les Orateurs en leurs déclamations 12 . Puis la remarque correspondante dans les Remarques sur les XIIII livres du Berger extravagant : Nos Orateurs joignent souvent le second doigt au pouce comme dit Lysis, et quand ils approchent leur main de leur bouche, il semble par cette action qu’ils tirent leur parole de leur estomac 13 … Faut-il en conclure que les comédiens font toujours comme les orateurs ou plutôt qu’ils peuvent parodier ponctuellement leur style ? Gardons-nous de croire, du fait du terme commun d’actio, que l’actio de l’orateur (éventuellement chrétien) et du comédien se confondent et désignent un même type de geste et de style dans la performance : l’actio en rhétorique se comprend par opposition à la compositio, l’art d’écrire un texte ; toute personne qui prononce un discours en public tombe donc sous cette catégorie ; même si elle se tient immobile et a une action froide, elle a toujours une action… Peut-être que le style du tragédien était plus proche du style de l’orateur du fait d’un jeu plus statique et plus sérieux. Mais il existe aussi une actio 11 Grimarest raconte que les auteurs dramatiques transmettaient ces règles à leurs acteurs, mais que depuis la mort de Molière, les auteurs sont mal reçus par les comédiens. Nous suivons la proposition de G. Forestier selon laquelle Molière aurait au moins fait son collège chez les jésuites, comme Ch. Perrault. Cependant le critique anonyme de la Vie de Molière dénie à Molière la connaissance des règles issues des traités de l’action de l’orateur. 12 Sorel, Le Berger extravagant, Livre IV, cité par Sabine Chaouche, dans L’Art du comédien, op. cit., p. 66-67. 13 Sorel, Remarques sur les XIIII livres du Berger extravagant, cité par Sabine Chaouche, dans L’Art du comédien, op. cit., p. 66-67. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 193 tragique perçue comme un excès vicieux pour l’orateur, païen comme chrétien, si l’on en croit le discours de Panurgus dans les Orationes (1631) du père jésuite Louis Cellot : Ou encore en avez-vous vu d’autres, protégés par une réputation plus brillante, se lancer dans des discours plus véhéments, se frapper la tête, donner du poing sur leur pupitre, s’exclamer, se lamenter, suer des pieds à la tête, enfin recourir à tous les artifices de l’intimidation tragique pour secouer leur auditoire indifférent : en vain. Qui est sorti meilleur d’une prédication de ce genre 14 ? D’ailleurs, l’actio du comédien était déjà chez Quintilien et Cicéron à la fois un exemple et un repoussoir, chacun des rhétoriciens antiques ayant sa sensibilité sur ce point. Quintilien jugeait par exemple trop expressif pour l’orateur de taper sur sa cuisse ou de claquer des mains, quand ces gestes étaient au contraire prescrits par Cicéron. Le premier n’envisageait le théâtre que comme une propédeutique pour entraîner le jeune orateur, et selon un usage très circonspect 15 , alors que Cicéron pouvait donner en exemple à l’orateur adulte des acteurs célèbres de son temps. C’est dire qu’il est nécessaire de renouveler notre attention aux distinctions opérées par ces traités eux-mêmes, et ce d’autant que ces confusions ne sont pas sans conséquences : elles conduisent Sabine Chaouche à interpréter la « querelle de la moralité au théâtre » comme un « faux procès » intenté « consciemment » aux comédiens par les « religieux » : Bary dit vouloir s’adresser aux avocats et aux prédicateurs, dès le début de son ouvrage dans son avant-propos. Si, comme le prétendent les Pères de l’Église, l’orateur, investi de la parole divine, prononce son discours en ressentant les paroles qu’il a écrites et auxquelles il croit fermement, ces gestes devraient apparaître « naturellement » dans le cours du discours, selon cette loi qui implique que la passion agisse sur le corps et lui inspire ses gestes et sa mobilité. Tous les traités de l’action n’auraient plus lieu d’être. Or ce sont les religieux qui ont rédigé la plus grande partie des traités sur cette matière. Les accusations portées contre le comédien au moment de la querelle de la moralité du théâtre, contemporaine du traité de Bary, 14 Louis Cellot, Orationes, éd. Cologne, 1707, p. 301, cité et traduit par Marc Fumaroli dans « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtreˮ en France de Corneille à Molière », dans Héros et orateur, Genève, Droz, 1996, p. 474. Cette actio d’« intimidation tragique » rappelle encore celle que l’orateur utilise en vain dans la première partie du « Pouvoir des fables » de La Fontaine. 15 On a utilisé une traduction du XVII e siècle de l’abbé précieux Michel De Pure. Voir Quintilien, De l’Institution de l’orateur, par M. M. D. P., chez François Clouzier, 1663, p. 124. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 194 paraissent étonnamment de mauvaise foi si l’on se place du point de vue de l’esthétique de l’action. On a fait consciemment un faux-procès aux comédiens 16 . Une telle construction nous semble peu convaincante. Outre qu’elle range bien des tendances 17 sous le terme commode de « religieux », elle nous semble se tromper également sur la question du « naturel » et de son rapport à l’art au XVII e siècle. Les taxinomies qui relient une passion à une gestuelle ou une intonation ne sont pas présentées par ces textes comme des « mécanismes artificiels » 18 , encore moins comme un « code », qui s’opposerait au « naturel », mais bien plutôt comme des moyens de retrouver les principes premiers de la nature, que l’on ne retrouve qu’à force de tâtonnement, d’étude et de goût 19 . Le « naturel » est une valeur, même si le jeu ne nous paraîtrait pas effectivement naturel à nous modernes. Et loin de donner un code de jeu comme le laisse imaginer le jeu baroque d’Eugène Green, qui se fonde sur le traité le plus systématique de tous (et dont la réputation de l’auteur est sujette à caution 20 ), ces traités seraient plutôt comparables à des manuels de communication rappelant des principes 16 Sabine Chaouche, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, de l’action oratoire à l’art dramatique (1657-1750), op. cit., introduction au traité de René Bary, p. 191. 17 Laurent Thirouin, « Les dévots contre le théâtre, ou de quelques simplifications fâcheuses », dans Littératures classiques, Printemps 2000, 39, Littérature et religion, Paris, Honoré Champion, p. 105-121. 18 Le terme de « mécanique », employé de manière récurrente par S. Chaouche, est absolument absent des traités du XVII e jusqu’à Grimarest inclus. 19 Voir l’Abbé Bretteville, L’éloquence de la chaire et du barreau selon les principes les plus solides de la Rhétorique Sacrée et Profane, Paris, Denis Thierry, 1689, préface, n. p. : « Il en est de l’esprit sans Art, comme d’un Vaisseau en pleine mer sans Pilote ; il avance d’abord, mais après avoir erré quelque temps, il est emporté malgré lui ; et enfin il échoue, et se perd. » Ou encore Grimarest, Traité du récitatif, op. cit., p. 157 : « Ce sont justement les mouvements de la Nature que vous ignorez, Lecteur présomptueux et inquiet, qui justifient le soin que je prends de régler votre récit. » 20 René Bary, « conseiller et historiographe du roi », rhétoricien précieux, philosophe mondain, professeur de rhétorique, rangeait les périodes selon la première lettre de l’alphabet (ce qui rappelle singulièrement le professeur de philosophie du Bourgeois Gentilhomme), une méthode dont il s’enorgueillit (René Bary, Les Secrets de notre langue, seconde partie de la Rhétorique française, Paris, Pierre Le Petit, 1665, p. 199 et suivantes) et qui fut raillée par le critique du début du XVIII e siècle Balthazar Gibert, avec les gestes du « pêle-mêle » et du « pousse-à-bout », originalités de sa Méthode pour bien prononcer un discours qu’on ne retrouve pas ailleurs, ainsi que la manie de Bary de s’auto-encenser et de faire dans ses livres une publicité pour ses cours de vive voix. (Gilbert Balthasar, Jugements des savants sur les auteurs qui ont traité de la rhétorique avec un précis de la doctrine de ces auteurs, tome III, Paris, Pierre Alexandre Martin, 1719, p. 123.) « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 195 de bon sens sur la prise de parole en public, encourageant à l’intériorisation d’un habitus plus qu’à l’élaboration d’une esthétique. En effet, le sens de nombreux principes s’éclaire lorsque l’on a pratiquement devant soi, non des comédiens professionnels, mais des adolescents ou des comédiens amateurs, auxquels il faudrait faire réciter quelque chose : l’« immobilité fade », la « gesticulation » intempestive, le « babil » des mains, les yeux craintifs qui roulent de droite à gauche, trop baissés, ou au contraire tendus et exorbités, le piétinement d’un pied sur l’autre, le déplacement mal ménagé, la tête baissée et les épaules rentrées de la timidité ou au contraire la tête relevée de la morgue adolescente, l’articulation pénible, l’empressement de la peur de manquer de mémoire, ou au contraire la lenteur poussive ponctuée de grands silences qui disloque les périodes et empêche de saisir le mouvement d’un tour d’esprit, sachant comme dit Cicéron que « l’imagination de la peine d’autrui, nous fait de la peine à nous-même » 21 … sont autant de défauts que les traités de l’actio relèvent afin de les corriger. Mais Quintilien considérait que l’orateur ne devait pas pousser trop loin sa recherche dans l’actio, de peur de ressembler au comédien 22 . De même qu’il a pu être de bon ton dans les bonnes familles de faire faire de la danse classique aux jeunes filles, afin qu’elles en gardent plus tard un joli port de tête, sans pour autant en faire des danseuses étoiles 23 , de même il est de bon ton de faire faire un peu de théâtre aux plus jeunes, afin qu’ils y gagnent de l’aisance à l’oral… Mais dès que l’art du geste va plus loin que dégrossir ces défauts, on sort de la mesure propre à l’orateur. Enfin, la « querelle de la moralité » est loin de faire de « l’artificialité » du théâtre l’enjeu essentiel de la polémique : ce n’est pas tant l’hypocrisie ou l’artificialité de l’acteur qui dérange, que son pouvoir sur l’imagination et les affects, et de là sur la volonté. L’actio ne constitue pas plus une feinte dans les traités de la prédication : le geste et la prononciation sont considérés, comme les autres parties de la rhétorique, avec saint Augustin, comme des armes neutres qui peuvent défendre la vérité comme le mensonge 24 . Et comme Augustin, les ecclésiastiques s’attachent à préciser que recourir à des 21 Cité par Louis de Grenade, La Rhétorique de l’Église ou l’Éloquence des prédicateurs, op. cit., p. 359. 22 Quintilien, De l’Institution de l’orateur, op. cit., p. 71. 23 Voir ainsi l’analogie de Bretteville sur l’intérêt des lieux de la Rhétorique : « Un homme qui a appris à bien danser, marche d’un air noble, et avec bonne grâce, quoi qu’il ne fasse aucune réflexion aux règles qu’on lui a autrefois données. » (Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 8) 24 Saint Augustin, La Doctrine chrétienne / De Doctrina christiana, traduction de Madeleine Moreau, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, livre IV, II, 3, p. 322-323. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 196 techniques de l’actio n’est pas incompatible avec les mouvements de la grâce : l’éloquence seule ne peut avoir les effets de la grâce, elle ne peut qu’y préparer et disposer l’âme à la recevoir. L’étude de la rhétorique ne peut suppléer la prière ni la mise en œuvre concrète de la charité. Ainsi ces textes, loin d’assimiler le « Geste » du prédicateur et du comédien, montrent au contraire que l’« Action » peut varier à la fois dans son intensité mimétique et son degré de sophistication. Il est essentiel de ne pas traduire le principe rhétorique de convenance entre le geste, la voix et la parole en injonction positive à imiter vivement par la voix et par le geste. Le principe de convenance se traduit dans l’art oratoire moins par une injonction positive à illustrer ou incarner la parole que par une double négation : il s’agit de ne pas faire ce qui ne conviendrait pas. Jusqu’où le prédicateur, selon les traités, peut-il donc pousser l’imitation, dans le geste et la voix ? Et recourir au geste compromet-il donc sa « sincérité » ? De la pantomime au geste modéré qui « déclare en général la pensée » Si le mondain Richesource ne fait aucune difficulté à donner en modèle « feu Molière » 25 au futur prédicateur, car celui-ci excellait en « peintures » et « pantomimes », comme Cicéron s’inspirait de Roscius, le protestant Le Faucheur a une position plus quintilianiste lorsqu’il affirme qu’ « il ne serait pas convenable à la gravité d’un Orateur de faire comme ces anciens Pantomimes des Grecs et des Romains qui sans parler signifiaient toutes choses par leurs gestes » 26 . Les auteurs s’accordent tous pour condamner le mime qui fait voir des objets invisibles, dont les exemples renvoient toujours aux instruments de musique et aux armes ; ils s’opposent tous à saint François d’Assise qui osait imiter le geste du joueur de viole ; chez Du Port cette interdiction est faite au motif que de tels mimes prêtent à rire : Le geste de la main doit être conforme à la nature des choses dont on parle et des actions qu’on représente ; mais il ne faut jamais contrefaire les joueurs d’instruments, ou autres choses semblables qui peuvent exciter à rire, parce que ces sortes de représentations sont plus propres pour le théâtre que pour la Chaire 27 . 25 Richesource, L’éloquence de la chaire ou la Rhétorique des prédicateurs, seconde édition, Paris, Académie des orateurs, 1673, p. 338 et 387. 26 Michel Le Faucheur, Le Traité de l’Action de l’Orateur ou de la Prononciation et du Geste, publié par Valentin Conrart, Paris, Augustin Courbe, 1657, p. 224. 27 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, Paris, R. de Ninville et C. de Sercy, 1682, p. 268. Nous soulignons. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 197 La référence à ces gestes singuliers peut apparaître incongrue dans le contexte d’une prédication. Ainsi Le Faucheur condamne, sans motif explicite, les actions d’escrimer, de bander un arc, de tirer un coup de mousquet, de jouer des instruments de musique, « comme si vous aviez une épinette sous les doigts ou une harpe entre les mains » 28 , et l’on se demande bien pourquoi un prédicateur pourrait être amené à évoquer de tels objets. On comprend mieux cette interdiction quand elle est remise dans le contexte d’une relecture de Quintilien. Louis de Grenade condamne l’imitation dans la chaire, pourtant appréciée par les auditeurs, et renvoie à une réflexion du rhétoricien latin : Il reste encore un autre vice, que l’ignorance des auditeurs, et le plaisir qu’ils y prennent, fait passer pour une vertu ; c’est d’imiter et de contrefaire les paroles et les actions, ou plutôt la manière d’agir et de parler des autres, en partie par les gestes, et en partie par la voix, comme font les comédiens et les bouffons sur le théâtre. Quintilien met pour exemple de cette vicieuse imitation du geste, lorsque le discours tombant sur un médecin, ou sur quelque joueur de harpe, vous prenez en parlant l’air et les manières de l’un tâtant le pouls à un malade, et la posture de l’autre touchant et parcourant des mains les cordes de son instrument. Il faut dans l’action que l’Orateur s’éloigne extrêmement de ce vice ; car il y doit avoir une très grande différence de lui à un Acteur de Théâtre, ou à un danseur. Il faut qu’il ait un geste convenable, qui ne s’accommode pas tant au son qu’au sens des paroles, c’est-à-dire, selon l’expression de Cicéron, qu’il ne fasse pas voir à l’œil, ni toucher au doigt toutes choses par les contorsions de la main, comme celui des bateleurs, mais qui déclare en général la pensée. Et c’était aussi autrefois le geste des Acteurs un peu considérables 29 . Le geste de l’orateur, et partant du prédicateur, n’est pas là pour « faire voir à l’œil », ni « toucher au doigt toutes choses » : il n’est pas le mime qui donne à voir un objet ou une situation dont il est question dans une narration, mais « déclare en général la pensée ». Il a une fonction didactique et pragmatique, non représentative. Il se distingue du geste du conteur qui, par quelques gestes, donne à voir les circonstances concrètes du récit dans ses trois dimensions et donne à voir l’invisible, convention de jeu ludique effectivement plus propre à la farce qu’à la tragédie. Si Le Faucheur, Du Port et Louis de Grenade relèvent le geste mimétique comme un défaut, ils précisent que ce défaut est populaire dans la chaire, du fait de « l’ignorance des auditeurs », qui n’aiment « que ce qui les divertit et les fait rire » : 28 Michel Le Faucheur, op. cit., p. 224-225. Voir aussi Richesource condamnant le geste de l’Organiste et du Gladiateur, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 384. 29 Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 198 Pour moi je ne suis nullement surpris de voir, que les auditeurs applaudissent souvent à cette sorte d’imitation, sachant qu’ils n’estiment et qu’ils n’aiment, que ce qui les divertit et les fait rire, comme on estime et on loue un baladin, qui sait contrefaire au naturel la voix, l’action et les divers caractères des hommes. C’est néanmoins ce que blâment toutes les personnes savantes et éclairées, et les plus considérables par leur piété, dont nous devons bien plutôt suivre les sentiments, que rechercher les applaudissements du peuple. Ils n’estiment rien de si indigne de la gravité d’un Docteur de l’Église, et d’un Prédicateur de l’Évangile, que de faire comme les bouffons, toutes sortes de postures, et d’imiter ainsi les gestes et les manières d’agir et de parler des autres 30 . Et de fait, Richesource, le plus représentatif d’une vision mondaine, rhétorique et littéraire de la prédication, et qui dut faire école avec son Académie, défend notablement une position beaucoup plus mimétique. Certes il écrit dans un esprit proche des autres auteurs renvoyer l’usage des gestes « au jugement et à la modération », notamment ceux tirés des « Arts et des Disciplines Libérales », afin de « n’en pas abuser, à la façon des Farceurs qui se rendent trop populaires et trop expressifs » 31 . Il rappelle que le prédicateur, très classiquement, se tient entre deux extrémités : L’excès qui fait l’Action théâtrale ou tragique ou comique. Le Défaut qui rend l’Action morte ou languissante, pour ne pas dire, niaise ou ridicule 32 . Mais il montre en même temps un goût certain pour l’expressivité corporelle. Tous ses exemples posent la question d’un geste accompagnant une expression métaphorique de la Bible. Lorsque l’expression verbale est assez forte en elle-même, a fortiori lorsqu’elle évoque des choses « désagréables » comme des réalités corporelles (vomissement du chien, vautrement du pourceau), il y faut « bien peu de geste », celui-ci choquerait l’assistance. Il y a déjà assez de vivacité dans la métaphore pour que le geste n’ait pas besoin d’en rajouter. Mais lorsque la métaphore est moins vive, Richesource conçoit que le geste illustre le sens propre de l’expression figurée : Ainsi, si quelque Prédicateur devait parler du mérite de la Passion du Sauveur et de la grande disposition de Dieu à pardonner les péchés, dans la pensée du Prophète, qui dit que Dieu les rendra blancs comme la neige, fussent-ils rouges comme du vermillon, en les plongeant dans le sang de l’Agneau sans macule, pour peu qu’il fasse l’action des Teinturiers qui tiennent la pièce 30 31 Richesource, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 388. 32 Ibid., p. 338. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 199 d’étoffe des deux mains et qui la plongent dans la chaudière, il ne manquera jamais d’avoir un beau geste juste et judicieux 33 … Richesource propose aussi le geste du graveur avec son polissoir, du peintre avec son éponge. Ces gestes sont effectivement tirés des « Arts et des Disciplines Libérales », gestes extrêmement familiers, qui viseraient à rappeler le sens concret des métaphores bibliques et les imprimer mieux de cette manière dans les cœurs, au premier chef des artisans, parce qu’ils mettent en jeu leur mémoire corporelle. Un dernier exemple concerne le sens concret d’une métaphore hyperbolique : (…) ou si quelque Prédicateur voulait représenter ceux qui se jettent dans le dérèglement et qui se plongent dans les voluptés, il doit copier leur action et d’un demi-geste, pour ainsi dire, avancer les bras, la tête et le corps, comme hors de la chaire, que l’on appelle le semblant 34 . Richesource propose de donner une illustration concrète au mot « plonger », mais par un « demi-geste », car le prédicateur ne va pas aller plonger de la chaire ! Cependant, son demi-geste, esquissé, vise à actualiser dans le cœur de l’auditeur des impressions et des mouvements attenant au verbe : le danger, la rapidité, l’engagement entier du corps, la chute… Toutes ces impressions physiques viennent suggérer toute l’inconséquence et la témérité de ceux qui se « jettent » et se « plongent » dans les voluptés au regard de leur intégrité morale. On conçoit bien comment de tels gestes peuvent confiner au ridicule, par la trivialité ou la redondance didactique, mais aussi comment un tel geste, utilisé ponctuellement, sans esprit de système et avec jugement, peut avoir un intérêt pour effectivement « imprimer des mouvements » dans les cœurs des fidèles. Le cas de la prosopopée ou de ce que Richesource appelle l’éthopée 35 pose l’imitation sous l’angle de l’expressivité corporelle. Il ne s’agit pas à de pantomime qui « donne à voir » un objet, de geste qui actualise le sens concret d’une métaphore, mais de mimique ou de posture qui donnent à voir un personnage et son état d’esprit. Alors que Richesource critique en général la 33 Ibid., p. 388. 34 Ibid., p. 388. 35 « figure ou une manière de s’exprimer, par laquelle le Prédicateur, par le secours de la Prosopopée et du Dialogue, introduit quelque Personne et lui fait dire les sentiments soit de joie, soit de tristesse, soit d’irrésolution, soit de conseil ou de quelque sentiment. L’Esprit de cette Figure consiste à faire dire à une autre ce que nous pourrions dire, sentir, imaginer ou faire si nous étions dans l’état et dans la condition où se trouvent ceux à qui nous parlons, ou de qui nous parlons, ou pour qui nous parlons. » (Ibid., p. 324.) Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 200 posture de la tête rentrée dans les épaules, comme « vile et lâche », peu digne du prédicateur, il imagine la « peinture » suivante : (...) il est vrai que les Prédicateurs en peuvent user quelquefois, selon la nature des Peintures qu’ils veulent faire, des personnes qu’ils ont dessein de représenter ; comme s’ils avaient dessein de faire la peinture de saint Pierre lors que le Fils de Dieu le regarda, après qu’il l’eut renié, et qu’il le fissent pleurer, cette posture indécente de la tête, du cou et des épaules aurait une telle grâce dans cette peinture, que ce ne serait pas être habile Prédicateur, que de ne se servir pas de ces sortes de traits, qui se tirent de l’Éloquence du corps 36 . Richesource se propose donc simplement d’imiter ce à quoi devait ressembler saint Pierre après son reniement. L’exemple ne pose pas de problème moral puisque la disposition d’esprit de Pierre, amer pénitent, est une disposition que le prédicateur comme le fidèle doivent apprendre, ou du moins se reconnaître, et plus encore pratiquer. L’imitation corporelle est ici justifiée par le souci de toucher l’imagination et par celui de susciter une imitation corporelle et affective chez le fidèle, en miroir. Des études récentes des sciences cognitives sur les « neurones miroirs » montrent effectivement qu’en voyant un geste exécuté par un danseur, le cerveau du spectateur active les mêmes parties que s’il faisait ce même geste lui-même. Les auteurs du XVII e siècle parleraient de « disposition » similaire. Cependant Richesource conçoit aussi que l’on puisse « dans quelque rencontre, comme dans l’éthopée, où l’on fait parler le vulgaire », user même de « facéties » et « bouffonneries » condamnées par ailleurs : (…) il n’est rien qui relâche davantage le zèle, et qui refroidisse plus la dévotion que les facéties et les bouffonneries, que les railleries et les contes, les proverbes et les expressions triviales ou familières, et mêmes les vulgarismes, qui tiennent trop de la plaisanterie, comme si la Chaire de l’Évangile était quelque Tribune populaire et quelque Théâtre comique ; si ce n’est dans quelque rencontre, comme dans l’Ethopée, où l’on fait parler le vulgaire 37 . Mais il précise un peu plus loin : Et pour ce qui est des facéties verbales et corporelles, nous disons qu’il en faut user quelques fois, mais avec beaucoup de discrétion, parce qu’un bon mot bien souvent dit de bonne grâce et à propos a de merveilleux effets, mais il le faut prononcer avec beaucoup ou de feu, ou de mépris, ou du moins d’indifférence ; selon le sens qu’il porte, afin que le Peuple, qui ne peut 36 Ibid., p. 380. 37 Ibid., p. 34. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 201 s’empêcher d’en rire, reconnaisse sa faiblesse, par la gravité, l’ardeur, le mépris ou l’indifférence du Prédicateur 38 … Dans ce cas, l’action du prédicateur est comme double et ironique, tiraillée entre imitation du vulgaire et jugement du vulgaire, entre mimétisme et distanciation affirmée, dans un effet de mention. Le prédicateur se désolidarise de l’effet que sa propre facétie produit afin que le peuple « qui ne peut s’empêcher d’en rire », « connaisse sa faiblesse », car de son côté il reste grave, méprisant, en colère ou indifférent, ce qui marque qu’il regarde la même chose sous un autre angle et instrumentalise la facétie à d’autres fins que celle de faire rire. C’est d’ailleurs une stratégie habituelle des professeurs voulant signifier qu’ils sont au-dessus des railleries enfantines. Selon Richesource, ce qui fait la différence entre le prédicateur et le comédien tragique, c’est la modération et la fréquence de l’imitation ; avec le comédien comique, la modération, la fréquence et le contraste ironique. À l’opposé, Le Faucheur et Bretteville après lui 39 , ne considèrent le geste dans la prosopopée que dans une perspective négative, sous l’angle du geste qu’il ne faut pas faire. Ils font la remarque de bon sens suivante : Quand on use de quelque Prosopopée, et qu’on fait parler une personne, il faut prendre à garde de ne point faire de Gestes qui ne puissent venir en l’état auquel vous le représentez parlant : comme si vous représentez Jésus-Christ en la Croix, où il a les mains clouées, disant : Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? ou, Mon Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ; il ne faut pas les lui faire joindre, ni hausser vers le Ciel ; ou en récitant ces mots qu’il dit à sa bien heureuse Mère : Femme voici ton Fils, les lui faire prononcer comme s’il montrait St Jean avec le doigt 40 . Il serait fort comique et mal venu d’aller montrer du doigt Jean alors que Jésus est cloué en croix. Mais remarquons également qu’il serait aussi ridicule pour ces auteurs de mimer le Christ bras écartés les paumes fixées à une croix invisible. Faire une prosopopée du Christ en croix demande donc une neutralité de la gestuelle telle qu’elle ne se fasse pas remarquer, telle qu’on en oublie que le prédicateur a des mains. Le Faucheur explique ensuite pourquoi il est amené à faire une telle remarque : Il semble que le sens commun dicte assez cela à chacun, sans qu’il soit besoin de l’en avertir : mais j’ai estimé que vous êtes tellement accoutumé en parlant de prier Dieu, à joindre les mains, ou en indiquant une personne, à la montrer avec le doigt, qu’il y aurait danger qu’il ne vous arrivât, sans y penser, de le 38 Ibid., p. 35. 39 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 491. Bretteville réécrit le traité de Le Faucheur. 40 Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur, op. cit., p. 226-227. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 202 faire en cette occasion aussi bien qu’aux autres, si n’étiez averti de n’y prendre garde 41 . L’habitude du Geste, que Le Faucheur conseille d’assimiler à la fin du Traité, peut devenir un piège si l’on ne fait pas assez attention aux nouvelles situations d’énonciation qu’induisent les prosopopées. Cette remarque confirme que le geste de l’orateur tient ici d’un habitus, d’une seconde nature. Le prédicateur, qui est au moins diacre, et s’il n’est prêtre, assiste au moins à l’autel le célébrant, a la tendance naturelle à joindre les mains lorsqu’il prie. Il a aussi l’habitude laïque de désigner par la main ce qu’il désigne par la parole. Son geste ne doit pas trop gagner en vivacité dans la prosopopée car l’orateur ne doit pas vraiment imiter, mais son geste peut a contrario perdre en liberté lorsque la prosopopée met en scène une personne en incapacité de bouger les mains. Le geste du prédicateur tel que le défend Le Faucheur, Bretteville et Du Port n’est pas une pantomime ni un jeu de mimiques, mais doit pourtant « convenir à la nature des actions dont on parle ». C’est un geste de la main qui vient renforcer la parole en l’illustrant de manière redondante mais ponctuelle, car il faut éviter le « Babil » des mains, c’est-à-dire une gestuelle bavarde et finalement creuse, traditionnellement imputée aux Italiens (alors que les Allemands ont au contraire la réputation de rester trop froids). Dans ces prescriptions de Bretteville, on reconnaît une gestuelle de communication qui appuie sur des mots clés : Le mouvement de la main doit convenir à la nature des actions dont on parle. Il faut dire par exemple, Attirer, en retirant la main à soi ; repousser, en la jetant dehors ; Arracher, en séparant les mains ; unir, en les joignant ; Ouvrir, en les ouvrant ; serrer, en les serrant : Hausser, en les levant ; baisser, en les abaissant, etc. 42 . Cependant les auteurs semblent manquer de conviction dans l’exposition par écrit de ces prescriptions qui apparaissent pléonastiques : en témoigne le « etc. » de Bretteville. Ils se contentent souvent de signaler le contraire, à savoir le « solécisme » des mains, qui consiste à faire le contraire que ce que la parole indique, par exemple à montrer la terre lorsque l’on parle du ciel. Le Faucheur, Du Port, Louis de Grenade omettent notablement et totalement ces descriptions. Seul Bary les expose longuement et systématiquement. Et un geste qui illustrerait tous les mots est même pour le comédien Jean Poisson vicieux, étranger au comédien comme au prédicateur, il tient du scolastique : 41 Ibid., p. 226-227. 42 Bretteville, L’Éloquence de la chaire du barreau, op. cit., p. 490. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 203 On doit éviter cette Déclamation Scolastique, qui, avec des Tons et des Gestes trop étudiés, et si j’ose dire, Pédantesques, prétend exprimer jusqu’au moindre mot 43 . C’est une prétention didactique et exhaustive qui fait tomber dans ce défaut, alors que pour Poisson, il ne faut point trop d’art, et qu’« on ne doit pas même vouloir faire tout sentir dans un long Discours et dans un long Rôle » 44 . Quant au fameux mouvement des doigts, même Richesource déclare qu’« il est le moins ordinaire et le moins puissant dans les Chaires », et n’estime pas « qu’il soit fort nécessaire d’y insister beaucoup » 45 . Contrefaire sa voix ou mettre le ton ? Outre la pantomime, c’est la contrefaçon de la voix qui est généralement jugée vicieuse. Si chez Quintilien le ton doit convenir au contenu des paroles, l’orateur ne doit pas vraiment imiter le personnage qu’il fait parler dans une prosopopée : ne pas dire en riant quelque chose de triste, n’est pas se mettre à pleurer pour dire quelque chose de triste. Pour bien percevoir ces distinctions pratiques, on peut imaginer un étudiant s’adonner à la lecture d’un texte dramatique à l’oral d’un examen : que veut l’institution ? Le jeu peut paraître inconvenant, le manque de ton sera pénalisé. L’étudiant louvoie entre le risque de paraître excentrique dans ce cadre sérieux et celui de manquer de sensibilité littéraire. Les traités de la prédication relèvent une contradiction similaire entre la vivacité des figures de la prosopopée et de l’hypotypose avec la gravité et la majesté voulue par la chaire. Selon Gilles Du Port : Dans la prosopopée le Prédicateur pour montrer que ce n’est pas lui qui parle, doit changer de voix, et la conformer au caractère de ceux qu’il fait parler : que s’il introduit quelqu’un qui délibère, il parle bas ainsi qu’une personne qui ne veut pas être entendue ; mais s’il introduit quelqu’un qui se fâche, il élève sa voix et imite une personne irritée 46 . Le prédicateur doit montrer que ce n’est pas lui qui parle, la situation de parole de celui qui parle (la délibération), la passion de celui qui parle (la colère). Cependant, selon le même auteur, il est « visible qu’il y a une imitation qui choque la bienséance de la Chaire ». C’est un constat de l’expérience, difficile à faire comprendre à l’écrit : il est « visible » qu’une 43 Jean Poisson, Réflexions sur l’art du comédien, op. cit., p. 414. Nous soulignons. 44 Ibid., p. 418. 45 Richesource, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 386. 46 Gilles Du Port, op. cit., p. 264. Nous soulignons. On trouve le même type de remarque chez Le Faucheur, op. cit., p. 145-146 ; et chez Bretteville, op. cit., p. 475. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 204 certaine imitation dépasse la convention propre à la chaire. L’oratorien hasarde une explication : C’est encore un défaut ordinaire que dans le récit des choses l’action ne soit pas déréglée ni indigne de la sainteté de la chaire ; ce qui arrive lors qu’on veut rendre ces choses plus sensibles, ou les exprimer trop au naturel ; car il est visible qu’il y a une imitation qui choque la bienséance de la Chaire et blesse les auditeurs ; en un mot il faut prendre garde de tomber dans le défaut de ces Prédicateurs ; dont les discours ne sont que des narrations continuelles, sans preuves et sans réflexions Chrétiennes, ils ne cherchent qu’à plaire à leurs auditeurs, et non pas à les émouvoir et à les convertir 47 . Ce « défaut » est encore « ordinaire » : c’était une pratique courante. Ensuite, c’est la volonté de rendre les choses plus « sensibles » et de les exprimer « trop au naturel » qui fait sortir de la bienséance. La recherche de vivacité et de naturel, propre au souci de frapper les imaginations et de toucher les auditeurs, fait tomber dans l’art de plaire, et non de convertir les cœurs. On remarque enfin que ces types de prédications ne sont que « des narrations continuelles », où le prédicateur est effectivement plus proche d’un conteur que d’un pasteur. Alors l’action est potentiellement « déréglée » et « indigne » de la chaire. Les auteurs ne s’accordent pas sur le degré de conformité au caractère dans la prosopopée. Leur position semble dépendre de leur proximité avec Quintilien ou Cicéron : les Quintilianistes sont plus pour la retenue, les Cicéroniens plus expressifs. Quintilien, et Louis de Grenade après lui, décelaient une imitation vicieuse chez les comédiens eux-mêmes, lorsqu’ils contrefont une voix de vieillard ou de femmelette par une voix tremblante ou efféminée 48 . Une telle question fait d’ailleurs encore débat aujourd’hui selon les écoles de jeu : il y a ceux qui imiteront la vieillesse et ceux qui laisseront les spectateurs la projeter eux-mêmes. Conrart-Le Faucheur, plus cicéronien dans un passage, s’exclame au contraire « combien celle-là a dû être grave et légère, combien lâche et efféminée celle-ci ? » 49 lorsqu’il évoque les prosopopées de Cicéron dans l’oraison pour Celius, l’une faisant parler le vieillard Appius, l’autre le débauché Clodius. Bretteville ne reprend pas significativement cet exemple, alors qu’il est très proche de Le Faucheur dans ces pages : c’est sans doute le signe d’un parti pris pour la modération. De plus, il apparaît 47 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 136-137. 48 « Je trouve même à l’égard des Comédiens, qu’ils font très mal, lorsque rencontrant dans leur rôle le discours de quelque vieillard, ou de quelque femmelette, ils l’énoncent d’une voix tremblante et efféminée ; tant il est vrai, qu’il y a quelque imitation vicieuse dans ceux-mêmes, dont l’art n’est qu’imitation et que feinte. » Cité par Louis de Grenade, La Rhétorique de l’Église, op. cit., p. 394. 49 Michel Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur, op. cit., p. 146. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 205 qu’imiter un état ou une condition n’est pas imiter une passion. Cette première imitation extérieure semble plutôt dévolue au comédien comique. En effet, Jean Poisson en 1717 fait remarquer : Les Portraits ne doivent point être trop chargés : Il n’y faut point trop faire le Comédien ; je parle surtout pour la Chaire. Quelquefois nous sommes obligés de charger un peu nos portraits sur la Scène, mais autre part, c’est un défaut. On voyait, par exemple, autrefois des Prédicateurs, qui faisant le Portrait d’une femme mondaine, prenaient des Tons efféminés. Rien n’est plus ridicule 50 . En 1709, Poisson avait même écrit « ridicule et criminel ». La « charge » propre à l’action du comique est impropre chez le prédicateur. Poisson semble même s’y adonner à regret (« quelquefois nous sommes obligés de charger un peu ») sans doute parce que ce qui éloigne le plus le comédien d’un honnête homme et de sa délicatesse. Ainsi il semble que le prédicateur doive marquer un changement de voix et s’accorder à la passion dans les prosopopées mais ne pas « contrefaire ». Il ne doit pas non plus multiplier de telles figures. En effet, si chez Richesource, l’hypoypose, la prosopopée et l’éthopée sont les plus beaux ornements de la prédication 51 , l’abbé de Bretteville donne quant à lui des recommandations de modération 52 . Bien qu’il faille « représenter » les « horreurs des péchés » pour dissuader les fidèles de les commettre, et leur en inspirer de la haine, par une image qui impressionne vivement les cœurs, il faut aussi que le prédicateur « arrête » parfois son « imagination » dans les « portraits des mœurs » car les risques sont multiples dans les descriptions : celui de « plaire » par sa verve et de tomber dans les pièges de son amour propre en voulant « paraître bel esprit » ; celui de sortir de la gravité de la chaire. Dans le « portrait des mœurs », le prédicateur aussi doit se modérer. De multiples risques le guettent : celui de rendre aimables malgré soi les péchés dont on parle trop longuement et avec trop de naturel 53 ; celui de suggérer une trop grande expérience du péché comme ecclésiastique et finalement de contenter l’amour-propre du fidèle par la satisfaction qu’il a de voir « jusqu’où est allée la curiosité » 54 du prêtre... On reconnaît les différents griefs contre le théâtre 50 Jean Poisson, Réflexions sur l’art du comédien, dans Sept traités du jeu du comédien et autres textes, op. cit. p. 414. 51 Richesource, L’Éloquence de la chaire, op. cit., p. 160 et p. 314, 325. 52 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 236. Nous soulignons. 53 Ibid., p. 236. 54 « Quoiqu’on entende avec une confusion secrète la description de ses défauts, l’on est bien aise de voir jusques où a été la curiosité d’un Prédicateur. » Bary, Nouveau journal de conversations sur toutes les actions publiques des Prédicateurs, Paris, Jean Couterot, p. 120. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 206 dans la querelle de la moralité, car le comédien résume tous ces risques : il est celui qui ne cherche qu’à plaire pour sa propre gloire, celui qui rend aimables des passions même quand il en montre les ridicules ou les suites funestes, celui qui a pour réputation de connaître toutes les frasques de la condition humaine. Bary par la bouche de son Socrate dans son Nouveau Journal de conversations sur toutes les actions publiques des Prédicateurs note un risque supplémentaire dans les panégyriques des saints, genre par excellence narratif et descriptif : il est certes essentiel de décrire en détails les circonstances de la vie d’un saint ; mais il ne faut donner qu’une idée confuse de la première vie du saint avant sa conversion, et ne pas trop s’attarder sur la force des tentations dont le saint a été le vainqueur, car à vouloir trop montrer la force du saint, on en arrive à excuser les faiblesses des gens ordinaires et à les exposer à des tentations 55 . Le prédicateur, cerné par ces différents écueils, doit arraisonner son imagination et limiter les descriptions trop détaillées, alors même qu’il ne doit pas non plus s’adonner à une morale trop abstraite ni produire des panégyriques interchangeables. Bretteville conseille alors de laisser les détails de la théologie morale à la confession, dans un rapport individuel moins propice aux ruses de l’amour propre que la prédication publique. Et de laisser le genre satirique 56 qui épingle l’extérieur, aux comédiens : La Gravité de la Chaire et du Barreau demande qu’on évite les Descriptions des personnes, quant à l’extérieur ; c’est une figure qu’il faut laisser aux Comédiens 57 . Il laisse à Molière le soin de se moquer des divers « rubans » et « colifichets » dont sont ornés les petits marquis, et délaisse l’instruction qui passe par le relevé du ridicule extérieur. Ainsi, même si les auteurs montrent des nuances, le prédicateur se distingue du comédien en ce qu’il a une gestuelle moins mimétique et moins recherchée, évite la pantomime qui fait voir des objets invisibles et préfère une gestuelle très générale, qui peut suggérer le sens concret d’une métaphore, mais ne doit pas non plus se faire trop didactique ni redondante, car elle se distingue du scolastique et du pédant ; il fait encore un usage modéré de la prosopopée, où il montrera une actio discrète mais non contradictoire avec la situation du personnage évoquée. Il marquera légèrement le changement d’énonciation par un changement de voix et imitera la passion évoquée, mais sans contrefaire le caractère par sa voix la personne évoquée. Seul Richesource invite à une actio satirique, ironique et distanciée. Le prédicateur 55 Socrate dans Bary, Nouveau journal, op. cit., p. 233. 56 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit, p. 58. 57 Ibid., p. 228-230. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 207 peut enfin imiter une disposition physique, si elle correspond à une disposition de piété chrétienne. Cet usage du geste signifie-t-il qu’il manque de sincérité ? De la sincérité Le précepte d’Horace 58 selon lequel celui qui est ému lui-même émeut d’autant mieux l’auditoire ne doit pas être tout de suite confondu avec une injonction de sincérité ou de spontanéité. Il s’agit au contraire chez Quintilien 59 d’une conception active et réflexive de l’émotivité, qu’on peut influencer par un travail de l’imagination. Ce volontarisme est également visible dans les traités de la prédication par la forme pronominale réfléchie du verbe « exciter » : « s’exciter à » ou « exciter en soi-même », « s’exciter en soi-même », ou encore « faire naître en soi-même », « produire ». Ainsi chez l’abbé Bretteville : … il faut donc que l’Orateur fasse naître en lui-même les passions qu’il veut exciter dans les autres. Alors il lui sera facile de les exprimer d’une manière forte et efficace ; et les dispositions où il sera, lui serviront de préceptes pour régler les Inflexions de sa voix 60 . Gilles du Port explique cette nécessité de « s’exciter » soi-même par un rapport en miroir entre le cœur du prédicateur et celui des fidèles, et utilise une image frappante : (…) on a beau dire, c’est le cœur qui parle au cœur, la langue ne parle qu’aux oreilles. Saint Grégoire explique cela admirablement par l’exemple du coq, qui dit être la figure du Prédicateur, qui avant d’éveiller les autres par son chant et sa voix, s’excite lui-même par le battement de ses ailes 61 . Cette image du coq souligne non seulement la dimension volontariste de l’affectivité, mais aussi sa dimension corporelle et vocale : on peut s’aider du corps et de la voix pour susciter en soi des mouvements, comme d’ailleurs pour les contenir. Le geste a pour fonction d’éveiller en soi des émotions. C’est d’ailleurs ce que décrit d’Aubignac sur le jeu de Montdory cherchant à s’échauffer pour une demi-passion : (…) prenant diverses postures selon le sentiment qu’il devait exprimer ; ce qu’il faisait à mon avis, pour s’animer un peu et se mettre au point de bien 58 Horace, Art poétique, v. 102-103. 59 Quintilien, De l’Institution de l’orateur, op. cit., Livre VI, chapitre 2, p. 371-372. 60 Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 471. Nous soulignons. Voir aussi p. 487 et Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 147. 61 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 251-252. Nous soulignons. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 208 représenter une demi-passion, se tirant par ce moyen de la froideur naturelle avec laquelle il entrait sur la Scène, et se donnant à lui-même la retenue nécessaire pour ne se as emporter trop violemment 62 . On aurait tort de croire que cette utilisation du corps et de la voix pour éveiller son affectivité n’est que le fait des comédiens. Elle est au cœur des justifications de la vocalisation et des gestes dans le rituel à l’église 63 . L’affectivité n’est pas comprise comme une pure passivité et une pure réactivité, encore moins comme l’expression d’une intériorité stable, mais comme le produit d’une activité volontaire de l’imagination. « Sentir les mouvements » ne s’oppose ni au mensonge ni même à la sincérité, car la sensibilité est capable d’effectivement se mettre en branle pour le faux comme pour le vrai ; il suffit d’être « imaginatif ». Il faut « se figurer » les choses, « s’émouvoir soimême par la considération de son Sujet » 64 , et cela, « si nous le voulons », nous y « parviendrons facilement ». La volonté, en conduisant l’imagination, peut influer sur l’émotivité. On peut même s’y exercer : la sensibilité se travaille. Les traités rapportent alors deux exemples cicéroniens des comédiens Polus et Esopus, qui se servirent respectivement d’un fait réel pour nourrir leur jeu : l’un apporta sur scène l’urne contenant les vraies cendres de son fils pour jouer Electre portant les cendres d’Oreste, l’autre « se représent[a] » 65 en lui-même les malheurs de Cicéron pour jouer une tragédie sur l’exil de Télamon. Ces deux exemples sont censés, chez le Faucheur et Bretteville, mettre en évidence la plus grande force émotive du vrai par rapport au faux. À leur lecture, émerge un paradoxe : ce ne serait pas tant le comédien qui ment sur ce qu’il ressent, que le dispositif théâtral qui fait que comédien et spectateur ne pleurent pas sur la même chose. Alors que dans le secret de son imagination le comédien se pénètre d’un sujet réel qui lui tient à cœur, le spectateur s’émeut sur des fantômes, à moins qu’il ne pleure à son tour dans le secret sur des sujets qui lui sont propres et qui ont quelque rapport avec la fiction. À l’inverse le prédicateur et le fidèle sont relativement d’accord sur ce qu’il y a en jeu, car il peut y avoir des désaccords ; mais la convention veut 62 François Hédelin abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, édité par Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 405. Nous soulignons. 63 Voir les analyses très éclairantes de Monique Brulin sur la vocalité dans la prière au XVII e siècle, Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au XVII e siècle, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », 1998. 64 « Pour produire de pareils effets, il faut que s’émouvoir soi-même par la considération de son Sujet ; et lors que l’esprit sera pénétré de quelque vérité touchante, les yeux, aussi bien que le visage, feront parfaitement bien leur devoir. » (Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, op. cit., p. 487. Nous soulignons.) 65 Michel Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur, op. cit., p. 209. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 209 que l’on sache de quoi on parle vraiment et implique une prétention à la vérité. Ces exemples laissent aussi entendre que le prédicateur est similaire au comédien en ce qu’il doit aussi se « pénétrer » l’esprit d’abord de « quelque vérité touchante » 66 . Quelles sont donc ces vérités touchantes et comment s’en remplit-il l’imagination ? Gilles Du Port fait à cet égard un développement éclairant sur le rôle de la prière dans la préparation d’un sermon : Pour prêcher la pratique des Vertus, il ne faut point d’autre méthode que celle dont on se sert pour méditer ; car les mêmes considérations, les mêmes affections, et les mêmes résolutions qu’on a faites dans la prière, peuvent être employées dans le Sermon (…) Dans un Sermon on peut se servir de ces mêmes considérations pour en instruire les Fidèles, et si après s’être convaincu dans la prière de la nécessité de cette vertu, on a produit quelques saintes affections, en prêchant on doit tâcher d’imprimer dans les cœurs des auditeurs les mêmes affections, et comme on termine la méditation par quelque colloque affectif, qu’on a avec Dieu ; de pratiquer les exercices laborieux de la pénitence, on peut aussi conclure le Sermon par quelque apostrophe pleine de zèle en témoignant à Dieu au nom des Fidèles le regret que l’on a de l’avoir offensé, et on lui proteste de faire à l’avenir une véritable pénitence 67 . Le prédicateur est invité à suivre en miroir la méthode qu’il met en œuvre dans la méditation Dans sa prière il « produit » des « saintes affections » par la considération de ce qu’il doit prêcher, ici une vertu nécessaire, la pénitence. Il engage par la volonté son imagination à méditer sur ce sujet, par le corps il peut influer sur sa disposition, et de là sa sensibilité va se mouvoir. Il se « pénètre » de ce sujet, il en ressent déjà des mouvements de l’âme, des « affections », qui sont « saintes » et qu’il partagera ensuite avec les fidèles dans sa prédication en essayant de leur « imprimer » ces mêmes mouvements. Le terme « imprimer » est notablement le même que celui-ci qu’utilise Nicole pour parler des effets de la Comédie 68 . Et de même que le prédicateur termine sa méditation personnelle par des « résolutions », dans un « colloque affectif » avec Dieu, de même il terminera sa prédication par une apostrophe à Dieu qui engage le fidèle : la figure finale de l’apostrophe est conçue comme un mouvement qui engage les volontés, du prédicateur seul dans la prière, de 66 Bretteville, op. cit., p. 487. 67 Gilles Du Port, citant le Recueil des Conférences Ecclésiastiques du diocèse de Sens, L’Art de Prêcher, op. cit., p. 168-169. 68 Voir § 1 du Traité de la Comédie et l’analyse du mot « impression » par Laurent Thirouin dans les notes. La méditation peut également se lire comme l’équivalent de la répétition chez le comédien. C’est ce que suggère la scène de répétition dans le Saint-Genest de Rotrou. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 210 toute l’assemblée dans la prédication. La prière n’est pas seulement une demande de grâce, elle est une préparation intellectuelle, affective et spirituelle profonde, car il faut au prédicateur être « bien épris et profondément pénétré lui-même de l’amour des mystères et des vérités qu’il veut persuader ». Pour fonder ce rapport en miroir de la prière et de la prédication, Gilles Du Port se rapporte au verset de l’Évangile de Luc 6, 12 « en employant les jours entiers à la prédication, [Jésus] passait les nuits entières à la prière. » La bipartition du jour et de la nuit manifeste une étroite dépendance des deux activités du Christ. Augustin disait de même que le prédicateur est « homme d’oraison avant d’être orateur » 69 . Le prédicateur est invité à entrer dans cette même relation du Christ avec son Père par la prière. On comprend mieux la première définition que Gilles Du Port donne de la prédication : La Prédication n’est autre chose qu’un discours fait avec sincérité de la part de Dieu, devant Dieu et dans l’esprit de Jésus-Christ ; en effet lorsqu’on prêche, il faut entrer dans les desseins et dans les pensées du Sauveur, et annoncer l’Évangile sans aucun mélange d’erreur, d’avarice et de vanité, mais seulement pour la gloire de Dieu, le salut des hommes. Il ne faut pas faire un commerce honteux de ce qui doit être dispensé avec toute sorte de fidélité et d’innocence 70 . Par ailleurs les expressions « Entrer dans les desseins et dans les pensées » et « dans l’esprit de » marquent la nécessité pour le prédicateur d’essayer d’imiter Jésus-Christ. Cela suppose un travail d’assimilation et d’incorporation que permettent la méditation mais aussi l’eucharistie. Notons que nous avons ici des injonctions : autrement dit, rien n’assure le prédicateur qu’il est effectivement entré « dans les desseins » de Jésus-Christ, rien ne l’assure d’être dans ce qui est pour lui la vérité, rien ne l’assure de ne pas être la victime de son amour-propre et de ne pas se jouer la comédie à lui-même. La sincérité, conçue comme une « bonne volonté », n’est pas gage de vérité et de sincérité au sens de transparence, l’homme étant prompt à se tromper lui-même. La sensibilité n’est pas plus considérée comme un signe du vrai : les larmes ne prouvent rien. Peut-il être sûr d’avoir produit des « affections saintes » dans la méditation ? Non. La « dévotion sensible » est en effet un piège de l’amour propre comme un piège de l’entendement dans la prière. Charles Démia dans le Trésor ecclésiastique à la fin du siècle propose au jeune se préparant à l’état ecclésiastique la prière suivante : faites-moi bien distinguer les vrais mouvements de votre esprit d’une dévotion sensible, et découvrez-moi d’un côté la sainteté de l’état que je suis 69 Augustin, De Doctrina christiana, op. cit., Livre IV, chapitre XV, 32, p. 367. Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 6. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 211 prêt à embrasser, et de l’autre mes faiblesses et mes imperfections, afin que je ne me flatte pas, et que je ne prenne point un joug, qui m’accable 71 . Dans la prière, la manière de se rapprocher le plus de l’Esprit saint est de demander de savoir bien prier. La preuve la plus tangible d’une sainteté de la parole résidera dans la sainteté de la vie, dans la fermeté des « résolutions » que prend la volonté. Ainsi le cardinal Bona, cistercien italien et auteur ascétique, invite à se méfier de la sensibilité : La vraie dévotion et le solide plaisir de l’âme ne consistent pas dans un zèle ardent, dans une douceur sensible, dans des tendresses et des larmes. Les Turcs et les Infidèles sentent parfois toutes ces choses au milieu de leurs prières, et de leurs sacrifices. Mais elle consiste dans une prompte volonté de servir Dieu, et de s’abstenir de tout péché 72 . Le cœur de l’homme est en effet si retors qu’il est capable de se nourrir de ses propres larmes, dans le plaisir de faire jouer sa sensibilité et de se complaire dans l’image d’une personne sensible. Une contradiction apparaît lorsque le même Du Port écrit : On sait bien que dans le Dialogue un Prédicateur ne parle pas toujours selon ses propres sentiments, et que souvent au contraire, il est obligé de les quitter pour entrer autant qu’il peut dans les sentiments des personnes qu’il représente 73 . « On sait bien » et « il est obligé » marquent une concession de Du Port, qui ne semble pas en être très heureux. Il faut de plus préciser que « selon ses propres sentiments » n’est pas contradictoire avec « entrer dans les desseins du Sauveur » puisque le prédicateur lorsqu’il cherche à être en communion avec le Christ, fait adhérer sa propre volonté à celle du Christ. La difficulté tient en fait à ce que la même expression « entrer dans » (« les sentiments » ou « les desseins ») est utilisée à deux niveaux : pour parler de la configuration du prédicateur au Christ, pour parler techniquement de l’art de donner des points de vue autres dans les prosopopées, les dialogues et les éthopées. La trop grande vivacité de l’imitation n’apparaît pas seulement contraire à la modestie, la gravité et la majesté de la chaire, mais également potentiellement dissipatrice de l’Esprit saint nourri par la prière, car le jeu des passions trouble la configuration au Christ. Une première solution consiste d’abord dans la fréquence et la longueur des imitations : alors que le comédien entre Charles Démia, Trésor clérical…, par feu Charles Démia, Lyon, chez Jacques Certe, 1736 [1682], p. 45. Nous soulignons. 72 Giovanni Bona, Les Principes et les règles de la vie chrétienne (4 e édition), chez Jérémie Boüillerot, 1693, chap. 44, « Que la prière est nécessaire à tous les Chrétiens », p. 144. 73 Gilles Du Port, L’Art de prêcher, op. cit., p. 60. Servane l’Hopital PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 212 dans un rôle unique pour une ou deux heures, même s’il n’est pas toujours présent sur scène, le prédicateur entre dans les sentiments de plusieurs personnages qu’il représente occasionnellement, comme en passant ; c’est d’ailleurs ce qui le rend plus proche du conteur que du comédien. Ainsi, dans la querelle de la moralité au théâtre, ce sont en fait exactement pour des raisons similaires que les plus dévots condamnent le comédien et n’envisagent qu’un usage limité de l’imitation dans leur prédication. Le rapport du comédien à son texte est pensé sur le modèle du rapport quotidien du prédicateur aux Écritures dans la méditation, et non sur celui qu’il entretient avec les prosopopées et les dialogues de son sermon, et dont le prédicateur dévot fait d’ailleurs un usage très circonspect, ponctuel, bref, distancié, avec une actio modérément imitative. Les détracteurs du théâtre imputent au comédien la nécessité de devoir entrer dans les sentiments de son unique personnage comme il faut que le prédicateur entre dans les sentiments et le dessein du Christ. Certes ils oublient facilement que le comédien n’est pas continuellement sur scène pendant toute la pièce. Certes ils exagèrent peut-être l’exigence de l’art et la puissance de l’imitation fréquente. Mais c’est la même anthropologie et un même rapport au texte, qui peut d’un côté sauver le prédicateur et de l’autre damner le comédien. Bibliographie critique Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au XVII e siècle, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique », 1998. Sabine Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique (1629-1680), Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2001. Sophie Conte, Action oratoire et écriture du corps, de Quintilien à Louis de Cressolles, thèse de doctorat, 2000. Lucie Desjardins, Le corps parlant : savoirs et représentation des passions au XVII e siècle, Paris, Les presses de l’Université Laval, L’Harmattan, coll. « La république des Lettres », 2001. Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, Albin Michel, 1994 [1980]. Marc Fumaroli, « Le corps éloquent : une somme d’actio et pronuntiatio rhetorica au XVII e siècle », les Vacationes autumnales de p. L. de Cressolles », in DSS, n°132, juillet-septembre 1981. Marc Fumaroli, « Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio, rhétorique, théologie et “moralité du théâtreˮ en France de Corneille à Molière », dans Héros et orateur, Genève, Droz, 1996. Julia Gros de Gasquet, En disant l’alexandrin. L’acteur tragique et son art, XVII e - XX e siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2006. « Prêcher n’est pas jouer ». De l’actio du comédien et du prédicateur PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0013 213 Cinthia Meli, « Le prédicateur et ses doubles : Actio oratoire et jeux scéniques dans le Traité de l’action de l’orateur de Michel Le Faucheur », dans Le Temps des beaux sermons, cahiers du Gadges n°3, Genève, Droz, 2006. Philippe-Joseph Salazar, Le Culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 1995. Laurent Thirouin, L’Aveuglement salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris, Champion, coll. « Essais », 2007. PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 In Service to Maternal Love: Madame de Sévigné’s Household B ERTRAND L ANDRY (U NIVERSITY OF M OUNT U NION ) In early modern society, distinction between family and household was not clearly defined. Dictionaries loosely described both terms as people, including servants, living under the rule of the father. Maison, as Furetière defines it in his Dictionnaire, “signifie aussi le mesnage, les personnes qui composent une famille, qui habitent une maison […] 1 ”. Additionally, Furetière explains the word mesnage as “les personnes qui composent une famille”; and famille “se prend plus particulièrement pour un mesnage compose d’un chef & de ses domestiques, soit femmes, enfants, ou serviteurs 2 ”. In his groundbreaking work Familles: Parenté, maison, sexualité dans l’ancien régime, Jean-Louis Flandrin asserts that “c’est un anachronisme, répétons-le, de réduire la famille d’autrefois au père, à la mère et aux enfants. Les domestiques en faisaient partie, tous les textes de l’époque en témoignent 3 ”. However, if servants necessarily belonged to the household, they were treated differently. Family includes the multifaceted relationship between masters and servants in Seventeenth-Century France as Susan Broomhall explains: “[t]he pre-modern household was a critical social unit. It defined interactions and relationships both inside and beyond its walls. No relationship, be it created by ties of blood, marriage, social need or economics, can be devoid of emotional content 4 ”. Servants ran the sphere of manual work, but they also participated in the emotional realm within the household. 1 Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, 1695, p. 1239. 2 Ibid., p. 1309 & p. 830 3 Jean-Louis Flandrin. Familles: Parentés, maison, sexualité dans l’ancien régime, Paris, Seuil, 1995, p. 164. 4 Susan Broomhall, “Emotions in the Household”, dans Susan Broomhall (dir.), Emotions in the Household, 1200-1700, New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 1. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 216 The correspondence of Madame de Sévigné certainly reveals that she uses her servants in a fashion that corroborates Broomhall’s statement. Indeed, the letters suggest that the master-servant relationship could be more complex, in this case drawing servants into the service of the imagining and enactment of maternal love. A look at Madame de Sévigné’s household is necessary to understand how the servants of a Seventeenth-Century aristocrat performed their emotional task as they insert themselves into their mistress’s intimate connection with her daughter, the Comtesse de Grignan. To cultivate her good graces, they became emotionally involved in the mother-daughter passionate relationship and played an unconventional part in their mistress’s life as recipients of her emotions. The representation of Madame de Sévigné’s interactions with her servants suggests that they allow her to involve them in her life, and she uses them to assert control over the life of her daughter in order to live vicariously through her, which is one of the topoi in the letters. Servants relinquish their emotions to the marquise in an echo to Discours de la servitude volontaire by Étienne de La Boétie, who suggested that people voluntarily submit to an authority, in our case the maternal authority. They are brought into the narrative of the letters when they participate in their mistress’s endless quest for self-definition as a mother. Thus, Jeannette, one of the marquise’s Briton neighbors, and Elisabeth de Montgobert, Madame de Grignan’s secretary, are physically instrumental in contacting her daughter in times of emotional need. In addition to performing a regular schedule of daily tasks, some servants such as her officier, Michel Dubut, and her maître d’hôtel, Michel Lasnier, nicknamed Beaulieu, emotionally invest themselves in the carrying of Sévigné’s letters. Her two chambermaids, Hélène Delan and Marie, become a voice and a recipient of her feelings as does Monsieur Busche, a coachman. Finally, Pilois, her gardener, shows himself as an interested courtesan, albeit a sincere courtesan, as he understands the importance of Madame de Grignan in his mistress’s life. Sévigné’s letters become the witness of the many involvements and contributions servants accomplished in the letter writer’s life, brings them back to life and give them a voice to underline their importance. The Sévigné’s Household It is in an October 12, 1677 letter that Louison’s name is first mentioned: “Je suis là [à Livry] avec Marie et Louison, et je suis la compagnie de Mme de Coulanges qui y est établie depuis cinq semaines 5 ”. Louison’s first name 5 Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de. Correspondance II, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard (Éditions de la Pléiade), 1974, p. 579. In Service to Maternal Love : Madame de Sévigné’s Household PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 217 suggests that she is de la lie du peuple as memorialist Saint-Simon would put it. Her commoner’s name echoes those of Magdelon and Cathos, the Précieuses Ridicules that Molière labels “deux pecques provinciales” through the voice of his character La Grange. Louison would have remained anonymous because of her low birth if her mistress had not mentioned her name seven times in the thousands of letters she wrote. It is very little. It is for this very reason that it is not an easy task to accurately list all of Madame de Sévigné’s servants. However, it remains possible to obtain a clear idea of their position in the household. In her letters she regularly mentions fifteen men and women, some shared with the Grignans and other relatives. They worked mainly at her two residences, the Parisian town houses she rented throughout the years - and among them the famous Hôtel Carnavalet - and Les Rochers, the ancestral family seat in Brittany. As head of a household, Sévigné had many responsibilities, among them the management of her estates - with the help of her maternal uncles, and later her son Charles - and the supervision of numerous servants. In her book Domestic Enemies: Servants and Their Masters in Old Regime France, Cissie Fairchilds mentions the Sévigné household and adds precious information about domestic service and emotions: Master rarely mentioned their servants in the memoirs and letters. A good example is the famed letter writer Mme de Sévigné. She wrote literally thousands of letters to her beloved daughter, and few events in her life were too trivial to merit attention. Yet the thirty-odd servants who shared her household garnered only a handful of comments. And in this she was, I suspect, typical of men and women of the time. Perhaps this very silence is the key to masters’ attitudes toward their servants: they were indifferent to and almost oblivious of their existence 6. What seems quite a large number of servants to us as modern readers, was a modest figure for early modern aristocracy. Historian Jean-Pierre Gutton showed that the wealthiest families could own over one hundred servants. For instance, the duke and duchess of Gramont had one hundred and six, the illustrious ministerial Phélypeaux clan managed one hundred and thirteen, and the Grignans, as acting governors of Provence, kept eighty servants at their service. However, Fairchilds fails to appreciate the special relationships Sévigné had with some servants. She underlines that the letter writer did not mention her domestics as often as it could have been expected in a correspondence spanning almost fifty years. However, “thirty-odd” servants neces- 6 Susan Broomhall, “Emotions in the Household”, 2008, op. cit., p. 1. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 218 sarily “[…] created, constructed or obstructed forms of affective sociability 7 ” within the household. On June 16, 1651, Madame de Sévigné’s husband dies in a duel and leaves her both a widow and a head of the household. Michèle Longino pointed out in her book Performing Motherhood: The Sévigné Correspondence that: “[w]idows commonly assumed the paternal role within and without the family 8 ”. Taking control of her life, the marquise refuses to remarry and dedicates her life to her two children. Her daughter, Madame de Grignan, takes center stage in her letters when the latter marries and moves to Provence. Between February 4, 1671 and May 10, 1694, date of the last recorded letter of the correspondence, an epistolary bridge is built between mother and daughter to fill the void caused by Madame de Grignan’s departure. Head of the pyramid-shaped microcosm that represents her household, Sévigné occupies the role of the “tyrant”, described by La Boétie, whose power depends on the power of others. Her end goals are to “install the mirror” as Michèle Longino wrote and perform maternal love as she will build and imagine it. To achieve this, the marquise uses all resources within her power, and her servants play a substantial part to bolster her life purpose. “La Jeune Personne” and Mademoiselle de Montgobert Servants are not necessarily plebeian. Men and women of lesser nobility attached themselves to the service of wealthier, more influential aristocratic families to advance in society. Jean-Pierre Gutton noticed that this practice was done in the hope that they would use their master’s power and consideration to move up in the world 9 . The Correspondence reveals that at least two young “ladies” were in Sévigné’s service. The first one is a neighbor named Jeannette. Her last name is not known and is never mentioned. She is the granddaughter, on her maternal side, of a poor gentleman, Joachim de Marcillé. The young girl, that Sévigné nicknamed la jeune personne (the young person), served as a secretary at a time when the marquise was suffering from rheumatism in her hand and could not write. Although the young lady apparently did not receive any monetary wages - the Correspondence does not yield any information about it, the letter writer praises Jeannette in such a 7 Ibid., p. 1. 8 Michèle Longino, Performing Motherhood: The Sévigné Correspondence, Hanover, Hew Hampshire, University Press of New England, 1981, p. 7. 9 Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Aubier Montaigne, 1992, pp. 66-67. In Service to Maternal Love : Madame de Sévigné’s Household PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 219 fashion that the reader believes she had become quite indispensable to the marquise, as it is shown in a March 22, 1676 letter: [J]e me sers donc de ma petite personne pour la dernière fois. C’est la plus aimable enfant du monde ; je ne sais ce que j’aurais fait sans elle. Elle me lit très bien ce que je veux, elle écrit comme vous voyez, elle m’aime, elle est complaisante, elle sait me parler de Mme de Grignan ; enfin elle me prie de l’aimer sur ma parole 10 . This touching panegyric displays the young lady’s practical qualities highly regarded by the marquise. Jeannette reads and writes, but most importantly likes to talk about Madame de Grignan, stroking Sévigné’s ego and reinforcing her maternal fiber. Additionally, Jeannette quickly realizes how important this lady is. The jeune personne seems to deliberately harbor her mistress’ passion. Madame de Sévigné speaks highly about Jeannette who appears to briefly mirror the image of a younger Madame de Grignan. Broomhall’s observations on households is again enlightening here: the household offered a set of rules to order the emotional content of individuals, whether strangers or blood relatives. Often these rules imitated idealized family relationships. Scholars have noted how master-servant relations were often modeled on the advice literature for parent-child interactions, suggesting that societies attempting to find ways to locate interaction between unconnected individuals residing in the household in familiar emotional paradigms 11 . Jeannette disappears from the letters after March 1676 when Madame de Sévigné’s hand finally heals. Since nobody can replace Madame de Grignan, she is labeled an “article de rien du tout 12 ” when she is dismissed because her services are no longer required. Jeannette’s meteoric appearance in the letters highlights that even if she seems to be indispensable in times of need, she is quite disposable as her acquaintance is not crucial to Sévigné, her family, and her circle of fashionable, précieux friends. The most prominent servant featured in the Correspondence is undoubtedly Elisabeth de Montgobert. A brother of hers was a canon in the collegiate church of Grignan which probably explained why she became Madame de Grignan’s secretary. Born into a noble, though impoverished, family, her probable lack of financial means compelled her to become the countess’ companion to escape poverty. Familiarly called “Montgobert” in the letters, this young lady becomes very close to Madame de Grignan because of her position in her household. She quickly occupies an important place in the 10 Correspondance II, op. cit., p. 255. 11 Susan Broomhall, “Emotions in the Household”, op. cit., p. 4. 12 Correspondance II, op. cit., p.198. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 220 letters since Madame de Sévigné befriended Elisabeth to ask her for letters providing further intimate details and exclusive news about her daughter. Montgobert’s correspondence becomes paramount in the marquise’s daily routine as her own daughter’s letters because Madame de Sévigné obtains a double confirmation of what Madame de Grignan tells her in her own letters: “Montgobert m’a écrit des merveilles. Elle me conte si naïvement toute votre aventure, et je me fie si fort à la naïveté de son style, qu’encore que je ne doute point de ce que vous dites, cette confirmation m’a fait beaucoup plaisir 13 ”. On January 10, 1680 she adds: “la bonne Montgobert me parle fort de vous et de votre santé, et j’aime fort les détails qu’elle me conte; je ne puis m’en passer 14 ”. The last remark highlights Montgobert’s importance in Sévigné’s life. This confidence proves to be relative as a question raised on December 29, 1675 reveals that the marquise begins to suspect that her “spy” may hide some details from her: “Montgobert ne me dirait-elle pas toujours de vos nouvelles? 15 ”. Sévigné’s suspicion is real and legitimate since Elisabeth finds herself facing a delicate position: she is caught between a rock and a hard place, as the popular saying goes. The young woman needs to keep her promise to the letter writer and provide her with information, but she also has to uphold her loyalty and discretion toward her mistress. Montgobert must not compromise her own integrity either and must satisfy, and not antagonize, both ladies while heeding her own interest. The letter writer realizes the connivance between the two women and sometimes complains about the interferences it creates with her enactment of maternal love: “c’est une chose étrange qu’après vous avoir demandé six fois, et à Montgobert, des nouvelles de vos coliques, et comme ce mal se passe, et s’il est toujours réglé, vous n’ayez pas voulu m’en dire un seul mot ; je vous prie de me répondre 16 ”. Sévigné’s unhappy tone is clearly noticeable as she vehemently asks for an explanation that her daughter is apparently not willing to give her. While Madame de Grignan’s decision not to share news of her ailing health may seem commendable, it backfires as the marquise worries about not receiving any mention about a topic very dear to her. Mademoiselle de Montgobert suddenly disappears from the correspondence in 1680. Her relationship with her mistress had soured over the years. Roger Duchêne explains that the young secretary thought the comtesse did not like her anymore and was jealous of a chambermaid named Madelon 17 . Elisabeth is last mentioned in an October 1680 letter in which she seems, 13 Ibid., p. 738. 14 Ibid., p. 790. 15 Ibid., p. 203. 16 Ibid., p. 829. 17 Ibid., p. 1531. In Service to Maternal Love : Madame de Sévigné’s Household PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 221 according to Sévigné, to have reconciled with Madame de Grignan: “Montgobert m’écrit des merveilles de son raccommodement. Il me paraît que désormais rien n’est capable de la séparer de vous; il me semblait que je voyais ce fond et que c’était dommage qu’il fût couvert d’épines et de brouillard 18 ”. Sévigné proves to be wrong as Elisabeth de Montgobert eventually leaves the Grignans’ service. The loss she suffers is important because she loses precious, extra information about the comtesse’s life, but she never mentions it again perhaps for her daughter’s sake. The Officiers’ Emotional Investment If Jeannette and Elisabeth de Montgobert held a privileged position in the household, Madame de Sévigné’s servants are ranked according to a strict hierarchy. Michel Dubut and Beaulieu are respectively described as the marquise’s “officier” and “maître d’hôtel”, which proves their high status in her household. Although they primarily head the office - a room continuous to the kitchen where all things needed to serve meals and drinks were stored, according to Furetière’s Dictionaire - and the kitchen, they both assume various other responsibilities, as it is customary at the time 19 . Their efficiency and fidelity to the family are remarkable, although expected. Jean-Pierre Gutton asserts that “à l’égard du maître, tous ces domestiques doivent une obédience sans limite 20 ”. Beaulieu was the valet de chambre (bedchamber servant) to Sévigné’s uncle, abbot Christophe de Coulanges, before joining the letter writer’s household when an aging Coulanges came to live with his niece. Beaulieu obviously received a basic education since he could read, write, and count. Beaulieu’s and Dubut’s most interesting and pertinent service for this study was to send, collect, and forward any letter Madame de Sévigné addressed to Madame de Grignan. The men stepped out of their specialized roles to fulfill their mistress’s wishes and orders. However, Sévigné’s choice of her top servants to execute such an easy task underlines its importance in the marquise’s mind, as well as her deep appreciation of the two men she considers as allies to the building of her epistolary bridge. Some letters describe Dubut’s diligence to serve and content his mistress: 18 Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de. Correspondance III, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard (Éditions de la Pléiade), 1978, p. 50. 19 Cissie Fairchilds, Domestic Enemies: Servants and Their Masters in the Old Regime France, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1984, p. 24. 20 Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Aubier Montaigne, 1992, p. 17. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 222 vous pouvez mettre désormais, ma bonne sur vos paquets, à moi à Vitré, et une autre enveloppe à M. Riaux, commis au bureau général de la grand’poste, rue des Bourdonnais, à Paris ; c’est afin que la poste de Provence arrivant, il jette le paquet à celle de Bretagne, qui part le même jour. Dubut en a eu des soins admirables jusqu’ici 21 . Dubut’s soins admirables find an echo in his caring sympathy for his mistress. Madame de Sévigné greatly appreciates his logistics as she obviously counts on him to carry out this important task. In a November 20, 1675 letter, Dubut comforts his mistress when some letters she expected are delayed: “je n’ai point reçu de vos lettres, ma fille; c’est une grande tristesse. Dubut me mande que cela vient du mauvais temps 22 ”. Keen on bolstering the letter writer’s spirits, Dubut blames the weather, not Madame de Grignan, for the delay in the mail. He consequently buys into the rhetoric of sadness connected to a lack of provençale letters. The officier’s kindness toward Sévigné is touching, remarkable, and apparently genuine. In their book Interest and Emotion in Family and Kinship Studies: A Critique of Social History and Anthropology, Hans Medick and David Warren Sabean notice in their introduction that “the practical experience of family life does not segregate the emotional and the material [interest] into separate sphere but is shaped by both at once, and they have to be grasped in their systematic interconnection 23 ”. Beaulieu, and other servants, is emotionally invested in Sévigné’s service. On the other hand, the marquise relies on her servants to do this menial task that a lady of her rank and notoriety could not perform, as it was below her station. Servants submit to her emotional powers of persuasion as she herself depends heavily on servants to fashion her maternal persona when Madame de Grignan is away. All of the servants’ behaviors echo the writings of Étienne de La Boétie, in his essay, Discours de la servitude volontaire: Nous sommes ainsi faits que les devoirs communs de l’amitié absorbent une bonne part de notre vie. Il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les belles actions, d’être reconnaissants pour les bienfaits reçus, et de réduire souvent notre propre bien-être pour accroître l’honneur et l’avantage de ceux que nous aimons, et qui méritent d’être aimés. Si donc les habitants d’un pays trouvent parmi eux un de ces hommes rares qui leur ait donné des preuves d’une grande prévoyance pour les sauvegarder, d’une grande 21 Correspondance II, op. cit., p. 944. 22 Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de, Correspondance I, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard (Éditions de la Pléiade), 1971, p. 257. 23 Hans Medick et David Warren Sabean, “Interest and Emotion in Family and Kinship Studies: A Critique of Social History and Anthropology”, dans Hans Medick et David Warren Sabean (dir.), Interest and Emotion. Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 11. In Service to Maternal Love : Madame de Sévigné’s Household PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 223 hardiesse pour les défendre, d’une grande prudence pour les gouverner ; s’ils s’habituent à la longue à lui obéir et à se fier à lui jusqu’à lui accorder une certaine suprématie, je ne sais s’il serait sage de l’enlever de là où il faisait bien pour le placer là où il pourra faire mal ; il semble, en effet, naturel d’avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré du bien, et de ne pas en craindre un mal 24. These words apply to all servants connected to Sévigné’s motherhood as they involve themselves in the patterns the marquise puts in place to refine her role as a mother. Another male servant, Beaulieu, also mirrors Dubut’s role of letter carrier. Early in the Correspondence the marquise’s maître d’hôtel, Beaulieu, emerges as another very important servant. In 1674, he marries Hélène Delan, one of the letter writer’s favorite chambermaids. This marriage may not seem to be a coincidence as Jean-Louis Gutton points out: “les maîtres étaient sujets à deux tentations: soit de ne jamais marier un bon serviteur pour le garder dans la maison […], soit de le récompenser à bon compte en l’imposant pour mari à l’héritière d’un riche vilain 25 ”. Beaulieu is too indispensable and trusted to be lost to another master, and his marriage to Sévigné’s chambermaid anchors his position at the top of the household. An August 28, 1689 letter testifies of his rank within the household: “je n’ai point reçu votre lettre, ma chère bonne […] je ne puis même envoyer à la poste; Beaulieu est malade. J’en suis fort incommodée 26 ”. Writing from Les Rochers, the marquise certainly had a number of domestics physically able to bring her letters to and from the post office, but not all were necessarily trusted to undertake this important mission. She seems to heavily rely on Beaulieu when Dubut is absent or incapacitated. For some days, the epistolary bridge has collapsed between Brittany and Provence and she is greatly distressed by the situation, and probably less by her servant’s illness. However, it seems as if only Beaulieu can handle this precious cargo. The correspondence sheds light on another facet of Beaulieu’s paramount impact on his mistress’s filial obsession. He becomes an informant for the marquise, mirroring Montgobert’s role, as he recounts his meetings with the marquis de Grignan, Sévigné’s grandson. In turn, she relays to her daughter what her maître d’hôtel has seen and learned: “j’ai mandé à Beaulieu de me bien conter tout ce qu’il [le marquis] dira, fera, et comme il est de sa petite personne 27 ”. She herself 24 Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire. Singulier.eu, singulier.eu/ textes/ reference/ texte/ pdf/ servitude/ pdf. Accédé le 6 juin 2020, p. 3. 25 Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l’Ancien Régime, 1992, op. cit., p. 166. 26 Correspondance III, op. cit., p. 677. 27 Correspondance III, op. cit., p. 794. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 224 becomes an important, reliable, and inescapable source of information for Madame de Grignan whose son often fails to write to her about his whereabouts. Sévigné subtlety tells her daughter that letter writing is of great importance and that she must not herself forget to write to his mother. She puts her daughter in a dependent position that forces her to recognize that the marquise is an important and unavoidable person in her life. Intrinsically, she mirrors her relationship with her own mother, as the countess was rather an oppressive mother with her son as Jacqueline Duchêne showed in her book Françoise de Grignan ou le mal d’amour 28 . Sévigné therefore becomes an intermediary as she relays important information to her daughter about her grandson who often forgets to write to his mother. She mirrors the task she asked Elisabeth de Montgobert and Dubut to perform for her. Servants’ Voices Sévigné’s two principal chambermaids, Hélène Delan and Marie, also play noteworthy roles. Both women witness and quickly grasp the extent of the sorrow stemming from Madame de Grignan’s departure along with the importance of the letters in their mistress’ life. As chambermaids, they have immediate and close access to their mistress and are intimate witnesses to her deepest feelings. The marquise publicly and privately displays her passion for her daughter, and, unlike her contemporaries, she involves her servants in her most intimate moments, instead of excluding them. Two letters will illustrate this. The first letter was written on June 26, 1675 and underlines the level of intimacy some servants enjoyed: “Hélène baise précipitamment la plante de vos pieds, mais je crains qu’elle ne vous chatouille 29 ”. Sévigné highly appreciates Hélène’s playful familiarity with Françoise-Marguerite de Grignan and uses it to her advantage as she momentarily turns her daughter into the young Mademoiselle de Sévigné she misses so much. Undoubtedly Hélène’s role in the letter is an important one as she acts as a catalyst to a delightful trip down to memory lane. A male domestic named Demonville is the putative author of a second letter he wrote under Hélène and Marie’s dictation, which proves that both women could not write, and probably not read. This lack of skills did not stop them from interacting with their mistress, using one of her favorite means of communication. The letter is long lost, but the marquise talks about it at length in her June 21, 1680 letter. She even sends it to her daughter, as letters 28 Jacqueline Duchêne, Françoise de Grignan ou le mal d’amour, Paris, Fayard, 1995, pp. 261-62. 29 Correspondance I, op. cit., p. 743. In Service to Maternal Love : Madame de Sévigné’s Household PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 225 are commonly circulated. The chambermaids’ goal was to good-naturedly compose a letter to show support for a sulky and somewhat depressed Madame de Sévigné: mes femmes de chambre, me voyant occupée de ce beau chapelet, ont trouvé plaisant de m’écrire la lettre que je vous ai envoyée et qui a si parfaitement réussi qu’elles en ont été effrayées, comme nous le fûmes une fois à Fresnes pour une fausseté que cette bonne Scudéry avait prise trop âprement, vous en souvient-il? Elles me virent donc vous envoyer cette lettre, partagées entre pâmer de rire et mourir de peur. ‘Comment, disait Hélène, se moquer de sa maîtresse ! - Mais disait Marie, c’est pour rire ; cela réjouira Madame la Comtesse.’ Enfin elles ont tant tortillé autour de moi qu’ayant tâté et trouvé le terrain favorable, elles m’ont avoué qu’elles avaient fait écrire cette lettre par Demonville ; elles m’ont dit qu’elle était encore toute mouillée, que je devais bien la reconnaître pour une friponnerie plutôt que de vous l’envoyer, que depuis trois nuits elles ne dormaient pas, et qu’enfin elles me demandaient pardon. Voyez si vous ne reconnaissez pas votre mère à ces sottes simplicités, qui vous ont tant diverties à Livry et que je souhaite qui vous divertissent encore . Would this adventure appear in the Correspondence had it not involved a letter? It is not quite certain but what remains fascinating is the effect the letter creates on the marquise. Sévigné especially appreciates it since it reminds her of a rather amusing episode implicating her good friend Mademoiselle de Scudéry, a famous writer at the time and the epitome of préciosité and good taste. The content of the women’s letter is unknown, but Hélène and Marie turn into unsuspecting catalysts that prompt happy memories in Sévigné’s mind. The memories depict cherished past moments when Madame de Grignan, then Mademoiselle de Sévigné, was living with his mother. Cissie Fairchilds suggests that servants liked to mimic their master 31 , but the reader realizes that the two illiterate chambermaids understood the elite culture of letter writing and willingly participated in Madame de Sévigné’s everlasting sadness to be separated from her daughter. Momentarily, the marquise also gives the two women a voice through the narrative of her letters which themselves become evidence how she perceives herself as a mother. 30 Correspondance II, op. cit., p.981. 31 Cissie Fairchilds, Domestic Enemies: Servants and Their Masters in the Old Regime France, op. cit., p. 112. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 226 Monsieur Busche, a Recipient of Feelings In 1671 a coachman named Monsieur Busche takes a brief importance in the letters since he has the responsibility of driving Madame de Grignan’s coach in Provence, where she is going to join her husband for the first time. Fearful of the long and dangerous journey, Sévigné literally begs Monsieur Busche to be extremely careful: Hélas! Je le rencontrai dans la rue, ce M. Busche, qui amenait vos chevaux. Je l’arrêtai, et tout en pleurs je lui demandai son nom ; il me le dit. Je lui dis tout en sanglotant : ‘Monsieur Busche, je vous recommande ma fille, ne la versez point ; et quand vous l’aurez menée heureusement à Lyon, venez me voir et me dire de ses nouvelles. Je vous donnerai de quoi boire 32 . Unpaved roads could be in terrible shape and travelers’ safety depended on the weather. The risk of being overturned was real and could be sometimes deadly. An April 10, 1671 letter, Madame de Sévigné recounts that her friend Brancas’ coach was overthrown but he thankfully survived, highlighting the dangers of coach traveling: “toutes ses glaces étaient cassées, et sa tête l’aurait été s’il n’était plus heureux que sage 33 ”. Lured by easy money and probably moved by a mother’s tears, Monsieur Busche keeps his promises and does not fail to pay her a visit upon his return to Paris, probably manipulated by the sobbing marquise who knows the power of gold, as a March 6, 1971 letter reveals: “M. Busche m’est venu voir tantôt […]. J’ai pensé l’embrasser en songeant comme il vous a bien menée. Je l’ai fort entretenu de vos faits et gestes, et puis je lui ai donné de quoi boire un peu à ma santé 34 ”. Sévigné’s passion for her daughter drives her to use every avenue she can imagine, and she almost befriends, if not bribes, a coachman in this case, to obtain unique details about Madame de Grignan’s daily life. She appeals to Busche’s empathy as well as his self-interest. This episode underlines and heightens the marquise’s maternal love to the point of exacerbation, and near hysteria, as her tears witnessed, along with the coachman’s material interest in the matter. During a split second, Sévigné tuns into a Mater Dolorosa, in a Pieta-like scene, mirroring one seen in many churches in Early Modern France. She touched a simple man’s heart as she temporarily re-enacts, through him, the details of his trip, and imagines her daughter’s every moves and moods. 32 Correspondance I, op. cit., pp. 156-57. 33 Ibid., pp. 217-18. 34 Ibid., p. 176. In Service to Maternal Love : Madame de Sévigné’s Household PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 227 A Courtesan’s Attention Was there a transmission of knowledge between Sévigné’s servants? Did they talk among themselves to share their mistress’s likes and dislikes? This type of gossip undoubtedly happened. However, servants were probably careful not to commit faux pas and to keep the marquise in the highest of spirits as it is witnessed in the letters. Jacques Pilois, Sévigné’s gardener at her Briton estate, brings a pleasant contribution to her correspondence. His name surfaces in the letters when the marquise came to spend time in Brittany to save money as her finances were strained. Rustic Pilois does not appear to be subtle enough to match his mistress’s emotions with his own interests. However, he embodies solid peasant stock paired with common sense, and he instinctively knows where his interest is. He is a hard-working gardener who understands Sévigné’s vision for her estate grounds. Year after year, he expands and embellishes the grounds, assisting his mistress in planting trees, and creating new alleyways. When the letter writer takes long strolls and reminisces about her daughter, Pilois’ work is partially responsible for Sévigné’s joy and well-being. She appreciates this simple and uneducated man for his common sense and his lack of pretenses. He also knows that her mistress loves trees that she often describes in her correspondence as her children. A letter written on December 2, 1671 depicts Pilois’ apparently genuine happiness after the birth of the marquise’s grandson, Louis-Provence de Grignan : “mais rien ne m’a été plus agréable que le compliment de Pilois, qui vint le matin, avec sa pelle sur le dos, et me dit : ‘Madame, je viens me réjouir, parce qu’on m’a dit que Mme la Comtesse était accouchée d’un petit gars 35 ”. His rustic language touches Sévigné as deep if not deeper than the finest, most sophisticated conversation she would have in the fashionable Faubourg Saint-Honoré in Paris, because it is frank and devoid of artifice. She particularly enjoys when the subject deals with Madame de Grignan. On the other hand, Pilois can also be quite a courtisan, as his mistress realized and once recounted in an August 28, 1680 letter: “vous croyez que Pilois ne connaît pas votre nom? Détrompez-vous, ma bonne; il est trop courtisan, et me parle souvent de cette pistole que vous lui donnâtes dans le comble de l’affliction de la mort de sa vache, et que, sans cela, il était perdu 36 ”. Pilois has many reasons to praise both his mistress and her daughter. He undoubtedly feels genuine affection for the marquise and her family. However, of course his own self-interest inevitably prompted some actions and conver- 35 Ibid., p. 385. 36 Ibid., p. 1059. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 228 sations he had with his mistress. Pilois contributes to the marquise’s performance of motherhood, in his own simple ways. Louison’s stereotypical case will close this survey. She is probably the servant of the lowest rank in the Correspondence. Louison never reaches the status of Hélène and Marie. She is often associated with walks on the grounds of Les Rochers as someone who accompanies the marquise, not as companion like Mongobert: “C’est ce bois qui fait mes délices; il est d’une beauté surprenante. J’y suis souvent seule avec ma canne et avec Louison; Il ne m’en faut pas davantage 37 ”. Sévigné does not see Louison as a conversation partner either. She is out with the marquise because a lady would not go outside unaccompanied. Sévigné describes herself as “seule”, “avec sa canne et avec Louison” as she almost equates her servant to a prop, echoing the October 12, 1677 letter, in which only Madame de Sévigné is deemed good company to Madame de Coulanges. Conclusion In early modern society masters did not generally heed their servants, who they saw as mere commodities. Mentions of domestics and domesticity were undoubtedly considered as a trivial conversation piece for a salonnière such as Madame de Sévigné. However, the marquise mentions her servants in her letters more than was common at the time. Sévigné differs from her peers as she assigns them to the most unusual task, helping her with the performance of her maternal love. Domestics of higher social status, such as Jeannette and Elisabeth de Montgobert, have a physical role of writing letters, respectively, to and about Mme de Grignan, to alleviate Sévigné’s worries about keeping contact with her daughter and obtaining more information about her. Jeannette mirrors a younger version of her daughter, giving the marquise’s choice for a secretary an unexpected, though important, psychological turn. Elisabeth de Montgobert plays a fascinating game of balance and strategy between Madame de Grignan, her mistress, and the latter’s mother who is on friendly terms with her because she can provide her with unique information about her daughter. Montgobert becomes an ally to respect, consider, and cultivate. Their role remains ephemeral as both will disappear from the Correspondence once they are no longer needed. Servants play distinct roles according to their standing in the household. On top of the pyramid stand two men, trustworthy servants Dubut and Beaulieu who involve themselves physically as they mail, collect, and forward 37 Correspondance II, op. cit., p. 973. In Service to Maternal Love : Madame de Sévigné’s Household PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 229 letters addressed to Mme de Grignan, literally maintaining at arms’ length the epistolary bridge between the two women. Sévigné becomes heavily reliant on them as they involve themselves emotionally and seem to pledge an unbreakable oath of allegiance to the marquise’s construction of her maternal persona. Chambermaids Hélène and Marie’s role is paramount as they understand the importance of the aristocratic culture of letter writing and their easy access and intimacy with their mistress teach them to appreciate their mistress’s unconventional love for her daughter. They do not hesitate to forge a letter to alleviate Madame de Sévigné’s gloomy disposition when she misses her daughter. At the household bottom tier stand coachman Busche and gardener Pilois who have different roles in the Correspondence. Mirroring Beaulieu and Dubut’s roles, and to an extent Montgobert’s, baited with tears and money, Busche is drawn into Sévigné’s emotional world, conveying to the marquise intimate details about her daughter as he physically drives the Countess to Lyon and Provence. Pilois is empathetic, and also venal, a blend Sévigné seems to recognize as existing comfortably in the persona of this category of servant. As a courtesan, Pilois attends to his mistress’s ego in a kind of gesture of exchange for the money he had received from Madame de Grignan. In the very regimented and hierarchical household of the Seventeenth- Century, Sévigné offers her servants a superior place in her letters, a voice, and an existence that history would not otherwise have given them. Most importantly, she describes their feelings and emotions at a time when literary writing and developments in modes of self-expression are turning inward, more explicit interest in the psyche of the individual. She makes human beings out of these members of her household family. Her accounts also show servants involving themselves emotionally in the fashioning of their mistress’ motherhood and becoming voluntarily dependent in way that echoes Etienne de La Boétie’s philosophy on masters and servants in his book Discours sur la servitude volontaire. This study complements research on the history of emotions and the household with a detailed look at motherhood and correspondence in the work of a writer who has come to represent the prime exemplar of both. Moving from the general to the particular, I have tried to detail how a Sévigné’s vaunted invention and performance of motherhood grew as part of a network of interactions within her household. Servants are willing and sometimes unconscious tools the letter writer uses to crystallize her selfdefinition as a mother and her vicarious life through her daughter. Whatever their task may be, servants take a secondary place in the Correspondence following societal conventions, but a prime and original place in Sévigné’s performance of maternal love. Bertrand Landry PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0014 230 Bibliography Primary Sources Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de. Correspondance I, éd. Roger Duchêne. Paris, Gallimard (Editions de La Pléiade), 1971. Sévigné Marie de Rabutin-Chantal, marquise de. Correspondance II, éd. Roger Duchêne. Paris, Gallimard (Editions de La Pléiade), 1974. Marie de Rabutin-Chantal, marquise de. Correspondance III, éd. Roger Duchêne. Paris, Gallimard (Editions de La Pléiade), 1978. La Boétie, Etienne de. Discours sur la servitude volontaire. Singulier.eu, singulier.eu/ textes/ reference/ texte/ pdf/ servitude/ pdf. Accédé le 6 juin 2020. Works Cited Broomhall, Susan. “Emotions in the Household”, in Susan Broomhall (dir.), Emotions in the Household, 1200-1700. New York, Palgrave Macmillan, 2008. Duchêne, Jacqueline. Françoise de Grignan ou le mal d’amour. Paris, Fayard, 1985. Fairchilds, Cissie. Domestic Enemies: Servants and Their Masters in the Old Regime France. Baltimore, The John Hopkins University Press, 1984. Flandrin, Jean-Louis. Familles: Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société. Paris, Seuil, 1995. Furetière Antoine. Dictionnaire Universel contenant generalement tous les mots François tant vieux que modernes et les Termes de toutes les Sciences et des Arts. 1695. Gutton, Jean-Pierre. Domestiques et serviteurs dans la France de l’Ancien Régime. Paris, Aubier Montaigne, 1992. Longino, Michèle. Performing Motherhood: The Sévigné Correspondence. Hanover, New Hampshire, University Press of New England, 1991. Medick, Hans et Sabean David Warren. “Interest and Emotion in Family and Kinship Studies: A Critique of Social History and Anthropology”, in Hans Medick et David Warren Sabean (dir.), Interest and Emotion. Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 1-9. PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? Y OHANN D EGUIN (U NIVERSITE DE R OUEN N ORMANDIE ) Le succès des Caractères de La Bruyère a d’abord été un succès de scandale, largement accompagné par la publication rapide de clés qui alimentaient alors la lecture anecdotique de l’ouvrage et éloignaient les lecteurs d’une lecture morale 1 . Ce n’est cependant pas de cette réception-là dont la critique littéraire actuelle, ni la tradition scolaire, sont les héritières. Nous lisons aujourd’hui La Bruyère au filtre de lui-même, au filtre du discours métalittéraire qu’il produit en permanence et du programme de lecture qu’il nous offre dans autant de préfaces 2 , discours et même de quelques-unes de ses remarques, en particuliers dans le chapitre initial, « Des Ouvrages de l’Esprit ». « L’affirmation constamment renouvelée qu’il écrit un “Livre de Mœurs” 3 » s’associe, dans la préface au Discours prononcé à l’Académie française 4 , à une virulente dénonciation de toute lecture à clé : Mais puisque j’ai eu la faiblesse de publier ces Caractères, quelle digue élèverai-je contre ce déluge d’explications qui inonde la ville, et qui bientôt va gagner la cour ? […] J’ai peint à la vérité d’après nature, mais je n’ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-là dans mon Livre des Mœurs ; je ne me suis point loué au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants. 5 1 Louis van Delft, La Bruyère moraliste : quatre études sur les « Caractères », Genève, Droz, 1971, p. 34. 2 La préface aux Caractères mais également la préface au Discours prononcé dans l’Académie Française le lundi quinzième juin 1693, lui-même publié avec Les Caractères dans leurs dernières éditions. 3 Emmanuel Bury, « Introduction », dans La Bruyère, Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 23. Nous recourrons toujours à cette édition. 4 La Bruyère, éd. cit., p. 623-636. 5 Ibid., p. 615. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 232 La Bruyère affirme sa recherche de la vraisemblance, concède avoir emprunté des traits çà et là - « je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage 6 » - mais avoir ensuite inventé, à partir d’eux, ses Caractères. Il avance enfin l’argument du nom de ses personnages : pourquoi des « noms de l’ancienne histoire » ou « des lettres initiales », si c’était, en somme, pour que l’on cherche à contourner ces artifices, qu’on remplace le dépaysement ou la distance fictionnelle par l’historicisation ou l’application ? L’ouvrage doit se lire comme poésie et non comme histoire, et la diversité des clés proposées pour un même caractère est le meilleur gage de la généralité de la description éthique 7 synthétise ainsi Marc Escola. C’était creuser un fossé entre poésie et histoire, et enjoindre la critique littéraire à suivre la voie de la poétique - ce que l’on peut attendre d’elle, au demeurant - tout en laissant l’histoire de côté. En a résulté un massif impressionnant d’études consacrées au style de l’auteur, à son travail, à sa pratique d’écrivain, à sa morale, son éthique, son image, sa politique, ses sources, etc. Ce qui fut le mode de lecture privilégié au XVII e siècle et parfois encore jusqu’au XIX e siècle 8 , a été laissé de côté. La réception du texte par ses clés est indéniable, non seulement parce que le texte a une dimension référentielle importante - signalée par la mention de personnes réelles - mais aussi parce que le texte appelle cette réception, pour assurer son succès. Il faut reconnaître aussi que La Bruyère n’a pas fait tous les efforts possibles pour éviter les applications particulières et que souvent, au contraire, il paraît avoir cherché à les provoquer. De nombreux passages […] semblent avoir pour but d’attiser la curiosité. 9 Attiser la curiosité, c’est assurer le succès de l’ouvrage, réédité pour être certes enrichi, mais aussi pour être revendu, diffusé toujours plus largement. En nous fondant sur cette idée, nous chercherons à savoir dans quel cadre herméneutique peut s’insérer une lecture anecdotique des Caractères, une lecture de cet ouvrage comme recueil de petits faits vrais. Les remarques, envisagées comme memorabilia, c’est-à-dire comme « brefs développements narratifs construits à partir d’une sentence ou d’une action remarquables 6 Ibid., p. 117. 7 Marc Escola, « Notice : du bon usage des clés », dans Jean de La Bruyère, Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, éd. Marc Escola, Paris, H. Champion, 1999, p. 669. 8 Voir par exemple Paul Janet, « Les Clefs de La Bruyère », dans La Revue des Deux Mondes, t. 70, 1885, p. 833-872. 9 Paul Janet, art. cit., p. 834. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 233 attachées à un grand homme 10 » s’inscriraient non plus seulement dans un cadre moral, mais aussi dans un cadre mémoriel ; c’est en tout cas notre hypothèse. Il ne s’agit donc pas d’identifier des clés, il ne s’agit pas non plus de donner corps à la veine scandaleuse du récit, mais de le considérer non tant comme poésie que comme histoire, pour reprendre la terminologie employée par Marc Escola, ou mieux encore, de montrer dans quelle mesure cette poésie ne cesse jamais d’être historique, parce qu’elle est conçue comme une « mémoire artificielle » de ce siècle qu’est le XVII e siècle. Cette expression de « mémoire artificielle » est employée dans les arts de la mémoire mais aussi par un mémorialiste du début du XVII e siècle, lu à son époque : François de Bassompierre 11 . Ce dernier écrit que le récit de sa vie n’est rien d’autre qu’une « mémoire artificielle 12 » des événements dont il a été le témoin. C’est dire à quel point la remémoration est, aussi, de l’ordre de l’inventio rhétorique et de la description morale. C’est à partir de ce diptyque de l’invention et de la description que nous proposons d’envisager l’écriture de La Bruyère sous un angle à la fois anecdotique et mémoriel. Dans l’index des mots-clés du volume bibliographique 13 qu’il consacre à La Bruyère, Marc Escola ne signale que deux titres au mot-clé « anecdote » - les œuvres complètes de Chamfort, au XVIII e siècle et un article de Nodier, au XIX e siècle, consacré aux clés des livres satyriques. Deux titres également pour le mot-clé « histoire » - les Mémoires de La Fare publiés en 1716 et un article de 1887 consacré à « La Bruyère historien 14 ». En fait d’article, il s’agit plutôt du compte-rendu d’un ouvrage de 1886, La Bruyère dans la maison de Condé. Pour le mot-clé « mémoire », l’on ne trouve aucune occurrence. 10 Karine Abiven, « Le portrait par le “trait” ? Les memorabilia comme dispositif descriptif », dans Marc Hersant et Catherine Ramond (dirs.), Les Portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’âge classique, Leiden|Boston, Brill|Rodopi, 2018, p. 242. 11 Voir en particulier Elizabeth M. M. Woordrough, « Bassompierre’s “mémoire artificielle” », Seventeenth-Century French Literature, VIII , 1986, p. 88-99. 12 François de Bassompierre, Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France. XX. Bassompierre, Jean-Joseph-François Poujoulat et Joseph-François Michaud (éd.), Paris, Didier & cie, 1854, vol. 20/ 34, p. 7. 13 Marc Escola, Jean de La Bruyère, Paris, Rome, Memini, « Bibliographie des écrivains français », 1996. 14 Paul Lallemand, « La Bruyère historien », dans Le Correspondant, 10 décembre 1887, p. 887-901. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 234 Pourtant, la Bruyère n’est-il pas un peu mémorialiste ? Ce sera le premier temps de cette réflexion. Nous tenterons de voir dans un second temps Les Caractères comme théâtre ou comme labyrinthe de la mémoire. Les Caractères ou les Mémoires de ce siècle ? Les Caractères ne sont a priori pas des Mémoires. Il ne s’agit pas d’une autobiographie qui prendrait le parti de déployer le récit d’une vie de manière rétrospective, à la première personne, contenant aussi bien justification et glorification de soi. Les lieux communs des récits mémorialistes n’apparaissent pas dans Les Caractères comme ils apparaissent dans les Mémoires : pas de récit de l’enfance, pas d’éducation, pas même un narrateur tout à fait assimilable à l’auteur. Il nous faut objecter à la précédente affirmation : l’on trouve, dans Les Caractères, un lieu commun mémorial par excellence, un embryon de récit généalogique, dans la 14 e remarque « De Quelques Usages » : Je le déclare nettement, afin que l'on s'y prépare, et que personne un jour n'en soit surpris. S'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins ; si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de La Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France, qui suivirent Godefroy de Bouillon à la conquête de la Terre-Sainte : voilà alors de qui je descends en ligne directe. Cette remarque est souvent commentée comme celle qui révèle au lecteur, à la cinquième édition des Caractères, le nom d’un auteur qui n’apparaissait pas encore sur la page de titre du livre. Elle dit toutefois bien davantage que l’identité de l’auteur, ou si elle la dit, c’est à la manière des mémorialistes de la noblesse, que La Bruyère singe et dont il se moque sans doute au sein de ce pastiche. Dans les Mémoires, le récit généalogique, généralement placé au seuil du livre, permet l’entrée dans le récit personnel par le récit des hauts faits des ancêtres 15 . Ainsi l’identité du scripteur n’est jamais tout à fait distincte de celle de ses aïeux, dont il est une émanation, dont il est la somme et dont il endosse l’identité collective. En termes moraux, il s’agit de faire preuve de pietas, de respect filial envers les pères (et mères dans une moindre mesure) ; en termes nobiliaires, il s’agit d’assurer sa gloire par réflexion de celle du lignage. Cet « Usage » paraît bel et bien tourné en ridicule, par La Bruyère : « afin que l’on s’y prépare » souligne l’incongruité du fait ; « s’il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins ; si enfin je fais 15 Nous nous permettrons de renvoyer ici à nos propres travaux : voir Yohann Deguin, « Le récit généalogique : un lieu pas si commun », dans L’Écriture familiale des Mémoires, Paris, H. Champion, 2020, p. 247-288. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 235 belle fortune » signale que la grandeur de l’homme fera celle de sa lignée qui méritera alors qu’on la mentionne, et vice-versa (il vaudra encore davantage par sa naissance). Toutefois, la satire n’est pas totale, parce que pour incongrue que soit la remarque, elle est factuellement juste, historiquement avérée. Il y a bien eu un Geoffroy de La Bruyère qui prit part à la troisième croisade et qui mourut au siège de Saint-Jean d’Acre en 1191 16 (certes un siècle avant Godefroy de Bouillon). La Bruyère n’est ainsi guère différent, ni stylistiquement, ni historiquement, d’un Henri de Campion, qui écrit au seuil de ses Mémoires qu’« il est parlé d’un Nicol de Campion, qui suivit Robert- Courte-Heuze, duc de Normandie, à la conquête de la Terre-Sainte en 1092 17 ». Le procédé de brouillage de filiation est le même, de La Bruyère sur le mode pseudo-satirique à Campion sur le mode apologétique : il suffit qu’il existe un lointain homonyme pour en faire un ancêtre, sans avoir à prouver plus avant toute relation de parenté. Surtout, dès lors que « je » se révèle comme La Bruyère, la lecture de la première personne des Caractères comme élément polyphonique, ambigu, relevant d’une instance narrative instable, peut être mise en question. Rien n’indique vraiment que ce « je » n’est pas unifié, dans Les Caractères, comme étant celui de l’auteur. Le continuum qu’opère d’ailleurs ce dernier en assumant la première personne dans ses discours, préfaces, et préfaces aux discours, tend à offrir une lecture univoque d’un « je » sinon autobiographique - Les Caractères ne sont en aucun cas un récit de vie -, au moins mémoriel ou mémorial. Le caractère mémoriel du scripteur des Caractères confère à l’œuvre entière sa dimension historicisée. Si l’on pense aux pseudonymes, aux noms empruntés au théâtre, à l’antiquité, il faut aussi considérer que ces filtres ne sont pas toujours présents. L’un des noms clairement affichés nous paraît être une piste supplémentaire pour l’hypothèse d’une lecture mémorielle des Caractères : celui de Bussy-Rabutin, évoqué comme modèle du beau style dans la 32 e remarque « Des Ouvrages de l’Esprit ». Il y a, nous semble-t-il, une filiation littéraire entre les deux auteurs. Bussy-Rabutin, académicien comme aspire encore à le devenir La Bruyère, n’est pas tant connu pour ses œuvres que pour le scandale qu’il a causé en écrivant L’histoire amoureuse des Gaules, un roman à clé dont il niait d’abord la paternité. La chronique scandaleuse des affaires de la cour, sous noms empruntés, était forcément connue de La Bruyère. Comme le souligne Marc Escola 18 , ce n’est certainement pas pour le style de ce roman qu’est loué Bussy-Rabutin, associé dans la remarque au 16 La Bruyère, éd. cit., n. 2, p. 528. 17 Henri de Campion, Mémoires, éd. Marc Fumaroli, Paris, Mercure de France, 2002, p. 46. 18 Voir La Bruyère, Les Caractères, éd. Marc Escola, Paris, H. Champion, 1999. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 236 jésuite Bouhours : « Capys 19 qui s’érige en juge du beau style, et qui croit écrire comme Bouhours et Bussy-Rabutin ». Plutôt que pour son Histoire amoureuse des Gaules, c’est pour ses Mémoires, que le cousin de Sévigné avait à cœur d’envoyer par extraits à qui les réclamaient, et pour son immense commerce épistolaire, que Bussy-Rabutin est aussi connu. Ce dernier emblématise ainsi la tension entre un écrit scandaleux et un écrit historique, à valeur mémorielle, qui doit racheter les vices de sa jeunesse aux yeux d’un roi qui l’a châtié. Bussy-Rabutin avait en outre loué Les Caractères, et s’était trouvé parmi les premiers à le faire : […] Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu’il a donnés : il a travaillé d’après nature, et il n’y a pas une décision sur laquelle il n’ait eu quelqu’un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d’une longue expérience du monde, j’ai trouvé à tous les portraits qu’il a faits des ressemblances peut-être aussi justes que ses propres originaux, et je crois que pour peu qu’on ait vécu, ceux qui liront son livre en pourront faire une galerie. 20 La Bruyère connaissait ce jugement, émis avant la première publication de son ouvrage. L’éloge - certes court - que le moraliste fait de Bussy-Rabutin apparaît à la 4 e édition, alors même que La Bruyère ajoute ces lignes à sa préface : « […] je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure ; contre les froids plaisants et les lecteurs mal intentionnés 21 ». Ce discours sur les clés, réitéré - on l’a vu - dans la préface du Discours à l’Académie, apparaît bien tardif et surprend, en apparaissant dans la même livraison que celle qui voit Bussy-Rabutin, peut-être le premier à avoir fait une « application », érigé en modèle. Ce rejet des clés doit être vu comme une posture d’auteur davantage qu’un principe établi en amont de l’écriture. Comme l’écrit Christophe Schuwey, Les dénégations de La Bruyère ne sont donc pas le reflet d’un projet intime ni le mode d’emploi des Caractères, mais bien des ajustements nécessaires à sa nouvelle posture, en réaction à l’évolution de sa situation. 22 Prise pourtant comme mode d’emploi, il semble que la portée éthique des Caractères, ainsi que sa dimension apologétique, aient neutralisé toute possi- 19 Emmanuel Bury précise que « selon les clefs, Capys désignerait Edme Boursault », éd. cit., n. 1, p. 136. 20 Bussy-Rabutin, « Bussy au marquis de Termes, à Paris, 10 mars 1688 », dans Correspondance, éd. Ludovic Lalanne, Paris, Charpentier, 1859, t. 6, p. 122. 21 La Bruyère, « Préface », éd. cit., p. 118. 22 Christophe Schuwey, « L’Organe des Anciens ? Retour sur les rééditions des Caractères de La Bruyère » à paraître dans French Studies, n o 75-1, 2021. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 237 bilité d’une réception anecdotique et historique, qui gagnerait à être rétablie, ou à tout le moins considérée. Pour finir sur ce premier point, qui tend à poser des jalons pour justifier la lecture historicisée, anecdotique, mémorielle, des Caractères, il convient de mettre en avant la 118 e remarque de « De l’Homme », présente dès la première édition des Caractères. On peut y lire : Un vieillard qui a vécu à la Cour, qui a un grand sens et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable ; il est plein de faits et de maximes ; l’on y trouve l'histoire du siècle, revêtue de circonstances très curieuses, et qui ne se lisent nulle part ; l’on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs, qui sont toujours sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'expérience. La métaphore est presque trop évidente, qui va du recueil de maximes, de faits, de circonstances curieuses, de règles même, à ce vieillard dont les caractères sont le sens et la mémoire fidèle. Le vieillard est une mémoire vivante mais éphémère. L’âge est à la fois signalé pour signifier l’expérience vécue et sa fin. Il faut donc fixer le trésor inestimable de la mémoire, peutêtre en faisant des Mœurs de ce siècle une histoire du siècle. Certes, ils ne sont pas des Mémoires, mais ils sont bien, comme le suggère Bussy-Rabutin, la matrice d’une galerie, un assemblage de petits faits vrais autant que de règles pour la conduite. Ces Mémoires qui ne disent qu’à peine « je », qui refusent le récit de soi, font le récit de tous pour se préserver de l’amour-propre qu’il y aurait à se peindre soi-même. De cette manière, « l’observation réaliste des mœurs et l’ancrage dans le témoignage signalent une conception du récit plus proche de l’expérience concrète des sujets 23 ». Comme si, en somme, le caractère était bel et bien une anecdote, mais dont le filtre de l’expérience historique personnelle aurait été - par généralisation, par usage de la maxime, par effacement de noms - gommé. À ce stade de la démonstration, la dimension mémorielle de l’ouvrage pourrait encore sembler accidentelle : dans un texte de cette ampleur et de cette variété, il paraît normal de trouver des anecdotes, ces « petits faits vrais », pour reprendre le titre de la thèse de Karine Abiven, ou plus précisément des memorabilia qui ne seraient que des emprunts démotivés à l’histoire. Cette première réflexion se veut le cadre théorique dans lequel développer une seconde idée, et qui propose d’envisager Les Caractères comme théâtre de la mémoire. 23 Karine Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 158. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 238 Le théâtre de la mémoire de La Bruyère Avant tout, il convient de définir brièvement ce qu’est un théâtre de la mémoire et de voir brièvement dans quel cadre épistémologique il s’insère 24 . La mémoire est d’abord une faculté privilégiée des orateurs, et les arts de la mémoire se sont développés dans l’Antiquité en même temps que les arts de discourir. Il s’agit d’un ensemble de moyens et de méthodes mnémotechniques qui permettaient aux rhéteurs de se constituer une mémoire artificielle, « fondée sur des lieux et des images 25 ». Il s’agissait d’élaborer un système illustratif à portée mnémotechnique. À la Renaissance, ces arts de la mémoire de l’Antiquité se déploient encore dans la production encyclopédique, sous la forme de théâtres de la mémoire, ainsi que dans la production emblématique 26 . Le plus célèbre des théâtres de la mémoire est celui de l’humaniste Giulio Camillo, qui avait eu l’ambition d’ériger un théâtre de la mémoire sur un modèle vitruvien : Figure 1. Le théâtre de la mémoire de Giulio Camillo. Voir Frances A. Yates, op. cit. 24 Les arts de la mémoire relèvent d’un principe et de pratiques complexes à définir. Nous renvoyons donc vivement à Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975. 25 Frances A. Yates, op. cit., p. 18. 26 Voir Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique, Paris, H. Champion, 2000. Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 239 Dans un théâtre de la mémoire, le spectacle n’a pas lieu sur scène, mais dans les gradins de ce qui est en fait un amphithéâtre. Le spectateur se trouve sur la scène. Le principe ici est le suivant : 49 sections, soit 49 « lieux de la mémoire », s’organisent selon deux mouvements : verticalement, sept planètes ; horizontalement, sept degrés. Chaque lieu de mémoire est associé à une image, à une figure symbolique, mythologique, emblématique, qui suscite la mémoire d’une idée, d’un concept et qui présente une signification. Le spectateur, sur scène, pour peu qu’il puisse déchiffrer les symboles - volontairement hermétiques - voit se déployer, dans les gradins, un programme encyclopédique. Comme l’écrit Louis van Delft : […] la pièce maîtresse de toute l’entreprise [encyclopédique], la pierre angulaire, dont tout le succès est tributaire, c’est la memoria. C’est la mémoire qui est le moyen terme, le commun dénominateur, entre le theatrum des encyclopédistes et le « théâtre du monde » des moralistes. La chose n’est plus à démontrer : dans toute entreprise encyclopédique, le statut et la fonction de la mémoire sont primordiaux. D’un intérêt majeur : le rapport quasiment organique, dans les arts de mémoire à visée encyclopédique et totalisante de la Renaissance, entre memoria et theatrum. 27 On voit effectivement bien quelle relation s’engage entre les enjeux du texte du moraliste et la portée de ce théâtre de la mémoire. La question bien connue de l’optique de La Bruyère, telle que l’a élaborée Emmanuel Bury 28 trouverait peut-être à s’enrichir, mise en perspective avec ces arts de la mémoire, en tant que la place du spectateur, qui se voit lui-même dans les gradins depuis la scène, est précisément la gageure de La Bruyère, tout à la fois observateur et personnage de son théâtre du monde. Louis van Delft poursuit sa réflexion en établissant un rapport entre memoria et prudentia. Les lieux des arts de mémoire ont leurs équivalents chez les moralistes lorsque ceux-ci s’efforcent de mettre au point un art de la prudence. […] Les recueils des moralistes, dont l’une des principales finalités est de servir, suivant l’expression du temps, à la « conduite de la vie » […], sont eux-mêmes des manuels […], des aide-mémoires, des memento, c’est-à-dire l’équivalent existentiel, de l’ars memoriae des rhéteurs. 29 Les Caractères se présentent-ils, pour autant, comme un guide pour la conduite de la vie ? Louis van Delft n’envisage les recueils moraux comme arts de la 27 Louis van Delft, « Les recueils des moralistes comme encyclopédies existentielles et arts de mémoires », in Les Spectateurs de la vie, Hermann, 2013, p. 71-90. 28 Emmanuel Bury, « L’optique de La Bruyère », dans Bernard Roukhomovsky (dir.), L’Optique des moralistes de Montaigne à Chamfort, Paris, H. Champion, p. 249-267. 29 Louis van Delft, art. cit., p. 78. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 240 mémoire qu’en tant qu’ils sont des outils pédagogiques, d’où la nécessité d’une mnémotechnie. Cette conception des « recueils des moralistes comme encyclopédies existentielles et arts de mémoire » semble porter en elle des contradictions. Le théâtre de la mémoire de Giulio Camillo, pour être mnémotechnique n’est pas une œuvre didactique ou pédagogique. Au contraire, elle est un système hiéroglyphique, un théâtre qui est aussi labyrinthe. C’est qu’à la Renaissance, l’enjeu mémoriel n’est plus un enjeu seulement rhétorique, et s’il est bien encyclopédique, ce n’est pas dans sa valeur existentielle mais dans sa valeur historique. Aussi, Les Caractères, pour être un théâtre de la mémoire, fabriquent une mémoire d’archives. Dans Les Caractères, le « lieu » - l’espace symbolique au sein du théâtre - de mémoire semble être le cadre de la remarque. Les portraits et les maximes qui leur sont plus ou moins attachées sont autant d’imagines agentes, ces images agissantes, que les spécialistes de La Bruyère ont appelé portraits en actes, en actions ou encore en mouvement, qui emblématisent - au sens fort -, une idée à partir d’un événement. La Bruyère mobilise une mémoire anecdotique afin de transmettre, de loin en loin, une information. La question de la clé se résout alors aisément : on ne cherche pas à fabriquer la mémoire de la vie de tel ou tel personnage illustre, mais à fabriquer la mémoire de l’événement, de l’actualité qui se déploie et s’achève d’ailleurs pour devenir « ce siècle ». La mémoire de La Bruyère est une mémoire du temps présent - d’où aussi son énonciation au présent -, à la fois par le matériau qu’il utilise - et dont il explique les fondements dans sa préface - et parce qu’il recourt à une actualisation d’un système de mémorisation ancien pour fabriquer un labyrinthe mnémotechnique. Ce labyrinthe n’est ainsi pas différent de celui de la 13 e remarque « De la Ville » : Voilà un homme, dites-vous, que j’ai vu quelque part : de savoir où, il est difficile ; mais son visage m’est familier. Il l’est à bien d’autres ; et je vais, s’il se peut, aider votre mémoire. Est-ce au boulevard sur un strapontin, ou aux Tuileries dans la grande allée, ou dans le balcon à la comédie ? Est-ce au sermon, au bal, à Rambouillet ? Où pourriez-vous ne l’avoir point vu ? où n’est-il point ? S’il y a dans la place une fameuse exécution, ou un feu de joie, il paraît à une fenêtre de l’Hôtel de ville ; si l’on attend une magnifique entrée, il a sa place sur un échafaud […]. On voit bien ici combien les lieux contribuent à activer la mémoire, et si le propos de La Bruyère dans cette remarque est de dénoncer l’ubiquité de cet « homme », qui se trouve partout, ce n’est pas sans signaler, au passage, l’importance du « lieu » comme ancrage mémoriel. De là, la structure globale des Caractères devient une armature mémorielle, comme les colonnes du théâtre de la mémoire. Pour Louis van Delft, Les Caractères de La Bruyère : la possibilité des memorabilia ? PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 241 Point n’est besoin de longues analyses pour noter qu’il [le plan des Caractères] est peu ferme, agencé de façon passablement cavalière. Il porte indéniablement la marque, comme l’a relevé R. Garapon, de la vie des salons. 30 Précisément, si le plan n’a pas changé de la première à la dernière édition des Caractères, c’est qu’il est le cadre mémoriel dans lequel se déploie l’histoire vécue. « Aussi bien, l’ordre d’un livre comme Les Caractères n’a-t-il rien de ‘métaphysique’ : il épouse celui du vécu 31 ». Préciserons-nous : du vécu qui ne s’entend que comme mémoire artificielle, c’est-à-dire d’un vécu réinventé, translittéré. Le moraliste est en cela collectionneur : il recueille les vies et les figures, les dits et les écrits, pour les ordonner dans la mosaïque du récit divertissant autant qu’édifiant de la mémoire. La proximité des Caractères avec le genre des anas, ces recueils d’anecdotes dont les enjeux peuvent aussi être moraux, est alors remarquable : « la parole entendue, mémorisée, transcrite et imprimée, est la caractéristique la plus originale des anas anciennes et de certains de leurs épigones des années 1690 32 ». L’œuvre de La Bruyère relève de cette dynamique d’observation, de mémorisation, de transcription et d’impression - répétée, en l’occurrence. Francine Wild signale d’ailleurs un certain nombre de recueils d’anas comme « imitateurs de La Bruyère 33 », dès lors qu’ils intègrent des « "réflexions" à portée générale 34 », et qu’ils sont constitués de pièces diverses. Il faut aussi mesurer ce que La Bruyère doit aux anas qui lui sont antérieurs. En effet, le point commun de ces ouvrages, memorabilia, anas, Caractères, outre leur tendance à la forme brève, est résolument situé dans un rapport de l’individu à la mémoire, tout à la fois reçue et transmise efficacement, mais aussi toujours ouverte à une reconfiguration qui cherche à déshistoriciser cette mémoire, pour mieux la transmettre. Débarrassée d’allusions qu’on ne pourrait plus saisir, de noms voués à l’oubli, l’anecdote acquiert une dimension fictionnelle qui réfute - mais seulement en apparence - toute application, et assure ainsi un succès pérenne à l’ouvrage. Par ailleurs, l’association des anecdotes à des traits humains généraux, moraux, permet de limiter la vivacité des actions en les fixant par l’image qu’elles représentent. S’opère une tension entre la fixité de la remarque et la vivacité de l’anecdote, condensée et subduite, même, jusqu’à ne plus être qu’un trait, un caractère. Sous cette forme, nécessairement brève, 30 Louis van Delft, Le moraliste classique. Essai de définition, Genève, Droz, 1982, p. 257. 31 Ibid., p. 262. 32 Francine Wild, Naissance du genre des Ana (1574-1712), Paris, Classiques Garnier, 2006, p. 610. 33 Ibid., p. 43. 34 Ibid. Yohann Deguin PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0015 242 le récit a plus de facilité à circuler publiquement, à être répété, et donc à demeurer dans les mémoires. En définitive, cet article propose surtout des pistes, des hypothèses et un angle herméneutique à partir duquel il nous semble intéressant de considérer, désormais, les Caractères. Sans prétendre encore apporter une réponse tranchée au problème des anecdotes chez La Bruyère, il paraît clair que l’auteur a tâché d’euphémiser leur portée et de museler toute réception de son ouvrage par les anecdotes, en témoigne le sort qu’il fit aux clés. Le changement de position de La Bruyère a engendré un changement d’ethos de l’auteur, voire même un changement de posture 35 qui doit nous interroger. Le rapport de La Bruyère à la pratique des Mémoires, et à Bussy-Rabutin en particulier, aux topos de l’écriture mémorielle, nous met sur la voie d’une lecture des Caractères comme des Mémoires en formes brèves. Le mode de composition et de décomposition de l’ouvrage au fil de ses éditions est d’ailleurs assez caractéristique de la rédaction des Mémoires, souvent augmentés de documents, d’épisodes insérés, d’anecdotes nouvelles. Sans toutefois dire La Bruyère mémorialiste, nous avons pu constater que plusieurs dispositifs mémoriels et mnémotechniques sont à l’œuvre dans ses Caractères : certes, le théâtre de la mémoire ne saurait être un équivalent parfait et visuel des Caractères ; il n’en reste pas moins que les remarques proposent un système proche, d’images agissantes propres à susciter une sacralisation mémorielle autant qu’une réflexion morale, qui tiendrait plus du labyrinthe où se perdre et se retrouver que du théâtre organisé. La filiation, enfin, de la forme brève des Caractères avec les anas et plus généralement les recueils anecdotiques et mémoriels, mérite qu’on s’y attarde encore. De récents travaux proposent ainsi d’envisager les Caractères comme un périodique, dont chaque réédition constituerait une livraison nouvelle, augmentée à des fins commerciales 36 . Ces questions et celles que nous n’avons fait que soulever ici, et que nous offrons comme supports à une réflexion future et encore en gestation, permettraient sans doute d’envisager la modernité de La Bruyère à nouveaux frais, en imitateur peut-être plus direct d’un Segrais et d’un Bussy- Rabutin que d’un Théophraste. 35 Sur ces distinctions, voir Ruth Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, PUF, 2010 et Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007. 36 C’est l’hypothèse que développe Christophe Schuwey, art. cit. PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 Silence et parole dans Tartuffe R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Tartuffe met en évidence une série continuelle de querelles, ce qui aboutit à un état profond de dissension familiale. On a affaire ici à de nombreux échanges discursifs animés : on s’emporte souvent facilement et on s’adonne parfois à des gestes de violence. Dans ce portrait d’une famille en crise, divers personnages tiennent à imposer leur point de vue. Au total, les personnages se trouvent dans une situation conflictuelle les obligeant à adopter une position tour à tour offensive ou défensive. Dans une atmosphère morale à tel pont tendue, on assiste d’ailleurs à de multiples cas d’interruption ou, plus précisément, une série de ruptures et de reprises du dialogue. Bref, on prend la parole pour ou contre Tartuffe, c’est-à-dire, pour l’attaquer ou bien pour le défendre. Le rapport de forces se ramène donc à ceux qui soutiennent le protagoniste dévot (Orgon et Mme Pernelle qui s’identifient par rapport à la génération antérieure) et ceux qui s’opposent à lui (les autres membres de la famille qui se définissent plutôt en fonction de la génération mondaine et contemporaine). À cela s’ajoute une mise en opposition entre les valeurs laïques et les valeurs dévotes. Cette dispute familiale sérieuse témoigne alors d’une division en deux clans, en deux factions impérieuses qui adhèrent à une conception particulière de la piété. G. Feyerolles met bien en relief cette opposition irrémédiable au sein de ce drame d’une famille aux abois : […] deux séries d’affrontements vont se succéder : la famille, contre son chef, ne tend qu’à l’expulsion de l’intrus (vv. 1121-1122) alors qu’en sens inverse Orgon fait tout pour le retenir (vv. 1123-1124) et chasse son fils au lieu du profiteur 1 . On assiste souvent, dans Tartuffe, à une communication secrète, soit sur le plan actif de celle qui parle, notamment Elmire (IV, 5, vv. 1389-1390), soit sur le plan passif de celui qui écoute, et l’on songe au cas de Damis (III, 4) et d’Orgon (IV, 5). Afin d’examiner la primauté de la parole dans cette comédie 1 Molière, Tartuffe, Paris, PUF, 1987, p. 42. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 244 et, plus particulièrement, le champ lexical des dramatis personae, il convient de noter que ce champ s’avère dominé par des termes nettement discursifs 2 . Ainsi, Tartuffe joue le rôle du directeur spirituel qui domine avant tout par la parole dévote qu’il communique à ses disciples. Toutefois, il importe d’envisager le fonctionnement de la parole par rapport au rôle considérable du nondit et du silence évocateur. Dans Tartuffe, le silence apparaît soit comme un objet d’imposition soit comme une décision calculée. Bref, le non-dit constitue un des détours privilégiés de la communication. Remarquons, sur un autre plan, que de nombreux entretiens se trouvent en quelque sorte piégés, et les personnages doivent s’assurer alors de la sûreté du lieu avant de s’engager dans une conversation. Par ailleurs, divers éléments de la mise en scène (porte, cabinet, table) se prêtent à des confidences interceptées. On vit alors, dans Tartuffe, sous l’impulsion d’intrigues secrètes. Dans la mesure où le conflit discursif sert à structurer les relations entre les personnages, nous voudrions, dans cet essai, nous interroger sur la stratégie rhétorique propre à l’ensemble des personnages dans cette polyphonie de voix discordantes. Pour examiner la valeur dramaturgique et psychologique de la prise de parole dans Tartuffe, il faudra sans doute tenir compte de ceux qui prennent l’initiative de la parole et, de même, de ceux qui se trouvent réduits au silence 3 . Mû par le désir de triompher verbalement, l’agresseur s’applique souvent à couper la parole à son interlocuteur. Ainsi, maître de la maison, Orgon coupe souvent la parole à Dorine, mais il se montre finalement incapable de la faire taire (II, 2). Dans cette perspective, désireux de faire ressortir la validité de son orthodoxie, Orgon s’applique à réduire au silence Dorine, Cléante et Damis. Conformément au Misanthrope, Tartuffe commence par un mouvement de fuite, où Mme Pernelle ne songe qu’à quitter le logis. Sa sortie impétueuse témoigne alors d’une volonté de se libérer de sa famille (I, 1, vv. 1, 9). Malveillante, Mme Pernelle s’applique à faire la leçon à tous les membres de la famille ; elle déplore en particulier les représentants de la jeunesse. Vieille bigote, elle s’avère radoteuse, entêtée et acariâtre, et se montre scandalisée par les divers types de comportement propres aux membres de la famille. S’inspirant du moralisme réactionnaire, elle prononce un jugement tranchant sur ces derniers. Se justifiant par l’anarchie morale qui règne dans la maison, Mme Pernelle excelle à réduire au silence, au moins momentanément, cinq membres de la famille l’un après l’autre, à savoir, Dorine, Damis, Mariane, Elmire et Cléante. Dans la mesure où l’existence théâtrale se définit en 2 Voir à ce sujet l’article éclairant de R. Tobin, « ‘Tartuffe,’ texte sacré, » Dramaturgie, Langages Dramatiques : Mélanges pour J. Scherer, Paris, Nizet, 1986, p. 375-382. 3 Se reporter ici à G-A. Gervais-Zaninger, éd., Le Tartuffe, Paris, Bordas, 2003, p. 204- 209. Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 245 fonction de leur usage de la parole, cette « Mère logorrhique qui s’expulse d’elle-même 4 », par ses brusques interruptions, tente d’anéantir autrui linguistiquement en les commandant à un mutisme ponctuel. En somme, fondée sur l’antagonisme familial, cette scène d’exposition apparaît comme une sorte de disputatio comique. Choquée par la démesure verbale de Dorine - « Voyez la langue ! » (v. 71) - Mme Pernelle fait preuve d’une volonté réitérée de réduire sa servante au silence. Par ailleurs, elle se plaint par la suite de ne pas pouvoir parler puisque Dorine tient à monopoliser la parole (v. 142) 5 . Alors que Dorine s’oppose à l’attaque discursive de la matriarche, Elmire reste assez silencieuse face à sa belle-mère. Ayant été critiqué à cause de son prêche mondain et ses longues tirades « raisonnables, » Cléante reproche à Mme Pernelle son vœu de faire taire les gens : « Hé, voulez-vous, Madame, empêcher qu’on cause ? » (v. 93). Défendant le droit de chacun à la parole, Cléante répugne ainsi à la tyrannie verbale de Mme Pernelle (v. 98). S’inscrivant dans la génération antérieure de Louis XIII, Mme Pernelle défend un mode de vie austère et vise à interdire les visites, les bals et les conversations qui font partie intégrante de l’éthique de l’honnêteté mondaine des années 1660 (v. 151). Profitant de son statut privilégié en tant que grand’mère de la famille, elle exploite le respect dû à son âge. Ainsi, c’est elle qui entend régler la maison lors de l’absence de son fils, le chef (supposé) de la famille. Plus précisément, elle cherche à réprimer les protestations familiales contre l’installation de l’intrus, Tartuffe, dans la maison. Mme Pernelle insiste, en particulier, sur la nécessité pour la maison de se montrer pieuse en écoutant le dévot car Tartuffe est, selon elle, le représentant sur terre du Ciel, autant dire, le porte-parole divin 6 . Puisque Mme Pernelle et son fils s’apparentent à des disciples de Tartuffe (vv. 197-198), seuls elle-même et son fils devraient avoir droit à la parole et tous les autres devraient les écouter respectueusement. D’après L. Riggs, Mme Pernelle s’emploie avant tout à faire la loi en jouissant d’une autorité discursive à leur égard au nom de valeurs morales indiscutables. S’identifiant avec le parti dévot, elle s’approprie le droit de sermonner et de s’en prendre au pluralisme discursif de ceux qui l’entourent. Dans la mesure où Tartuffe incarne la voix doxale de cette famille, Mme Pernelle s’applique à faire régner sur tous un absolutisme moral 7 . Il convient 4 Voir à ce sujet M. Deguy, « Un vrai Tartuffe ou l’espace domestique de la noirceur, » Critique, XX (1964), p. 406. 5 Mme Pernelle a dû garder le silence en raison de la tirade de la servante sur Orante, la prude : « Ma bru, l’on est chez vous contrainte de se taire » (v. 142). 6 Voir encore, sur ce point, R. Tobin, p. 27. 7 “Molière’s ‘Poststructuralisme’: Demolition of Transcendentalist Discourse in Tartuffe, » Symposium, XLIV (1990), p. 42-45. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 246 de montrer, toutefois, que la fin de la première scène illustre la solitude de Mme Pernelle au sein de la famille : elle connaît alors un échec verbal puisqu’elle s’arrête de parler après le ricanement de Cléante (v. 166). Elle se fâche, en un mot, de ne plus maîtriser la conversation. La première à interrompre Mme Pernelle (v. 13), Dorine résiste impertinemment à Orgon. Elle est à tel point indépendante envers le chef de famille qu’elle va jusqu’à le corriger et à le critiquer ouvertement (II, 2, vv. 515- 517) ; bref, elle pousse Orgon à s’emporter. De plus, c’est Dorine qui fait le portrait le plus extravagant du faux dévot (I, 2, vv. 179-210). En fait, elle joue un rôle discursif important au cours des deux premiers actes de la pièce, c’està-dire, avant l’arrivée de Tartuffe (III, 2), puisqu’elle excelle à défendre les intérêts de la famille. Dans le cas de Mariane qui, marquée par la docilité, témoigne de passivité auprès de son père, Dorine se voit obligée de prendre la relève de la jeune fille. Dans une scène de manipulation discursive, Orgon impose à sa fille une obéissance mimétique, et il s’agit ici d’une interrogation détournée de son but (II, 2). Mariane refuse d’abord de réitérer les mots de son père - « Pourquoi me faire dire une telle imposture ? » v. 450 - , mais Orgon l’interrompt et communique à sa fille sage et bienséante que sa décision de la marier à Tartuffe est irrévocable. Son despotisme finit par supprimer chez celle-ci tout pouvoir discursif. Exaspérée par le silence de Mariane, Dorine finit par lui reprocher son aphasie : « Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole … » (v. 585). Se livrant à un long silence à l’Acte II (1 et 2), Mariane s’avère inapte à communiquer ses vrais sentiments et préfère mourir à la possibilité de défendre ses intérêts. Désireuse d’aider Mariane à trouver sa voix, Dorine lui reproche son mutisme et, à l’instar d’Orgon, lui dicte les mots qu’il lui faut prononcer devant son père (II, 2, vv. 591-596). Bien que Mariane hésite à sortir de « la pudeur du sexe » (v. 634), sa servante use d’une stratégie rhétorique lui permettant de continuer son jeu afin de renforcer la résolution de Mariane. Il faut noter également que Dorine tient tête à son maître et finit par le contredire de manière systématique ; elle l’oblige donc à se défendre (II, 2). Conformément à Cléante, elle le traite de fou (v. 475). S’évertuant à argumenter avec la servante, Orgon se montre le plus souvent mû par la colère, d’où ses emportements successifs contre elle ; Dorine fait ressortir ainsi le décalage entre son idéal de la dévotion et sa fureur peu chrétienne (v. 552). Entêté, il refuse de se laisser convaincre par ses arguments. Après avoir coupé fréquemment la parole au chef de la famille, Dorine se tient immobilisée sans parler. Puis, ironiquement, elle ne peut plus s’empêcher de prendre la parole (vv. 555, 558-559, 569, 579). Quoiqu’Orgon lui défende de parler, elle prend ainsi une voie oblique afin de communiquer avec lui. Aussi l’emporte-t-elle sur Orgon sur le plan rhétorique : Dorine refuse de se taire Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 247 face à ses exhortations de plus en plus urgentes. Envenimé, Orgon finit par faire une tentative pour la gifler. Dans cette scène de farce comparable à celle d’Arnolphe face à ses valets (I, 2 ), les « discours insolents » de Dorine - qui continuent à le narguer - servent à forcer Orgon hors scène (vv. 583-584). À cet égard, F. Ledoux insiste sur le ton péremptoire et les colères démesurées du maître de la maison devant Dorine pour mettre en valeur son caractère impulsif 8 . Ainsi, contrairement à la voix orthodoxe des disciples de Tartuffe (Mme Pernelle et Orgon), Dorine - qui ne sait pas tenir sa langue - témoigne d’une voix hétérodoxe et contestataire. Aux yeux d’Orgon, elle fait preuve d’une voix indépendante, voire rebelle 9 . Pour mieux comprendre l’ampleur réelle sous-jacente à la dialectique silence/ parole dans Tartuffe, il convient de mettre en relief la complémentarité entre l’imposture (Tartuffe) et la crédulité (Orgon), c’est-à-dire, la relation fondamentale entre le fourbe et sa dupe. Si l’on admet que ces deux protagonistes s’avèrent intimement liés, c’est que tous deux font parade de la dévotion et ont recours en fait au même lexique dévot. 10 Dans la mesure où Orgon fonde son identité à partir de l’exemple de Tartuffe, il finit par être possédé par lui et par vivre en fonction de lui 11 . C’est ainsi que le père de famille abdique toute responsabilité paternelle. Du reste, l’alliance Tartuffe/ Orgon donne lieu à des abus discursifs, d’où la tentative d’Orgon de s’approprier sa fille sur le plan verbal (II, 2). Sous l’influence de Tartuffe, Orgon devient autre que lui-même : « … je deviens tout autre avec son entretien » (v. 275). La conversation avec son directeur a pour effet d’« aliéner » Orgon, qui déchiffre mal les signes frauduleux de la dévotion. Son hébétude remonte en fait à sa rencontre de Tartuffe dans l’église (I, 5). Malgré son courage à défendre le Roi lors de la Fronde, il s’est mis en proie à un état de stupeur. Cette première rencontre l’ayant profondément ému, il se montre alors vulnérable au théâtralisme dévot de Tartuffe (gestes de supplication, soupirs, prières ampoulées, etc.). Telle qu’elle est racontée par Orgon, dans la scène à l’église, on a affaire à la charité perçue en tant que spectacle. Après cette rencontre mystique, Orgon se montre, dès lors, imbu de la sainteté du faux dévot. Lorsque Cléante lui demande d’offrir une définition de la nature de son ami, il lui manque de 8 « Orgon est avant tout un impulsif : il fonce, il agit, il commande, il ordonne ; entêté, il n’admet aucune discussion » (Le Tartuffe, ou l’imposteur de Molière, Paris, Seuil, 1953, p. 20). 9 Se reporter ici à la perspective de L. Riggs, p. 49. 10 Voir sur ce point P. Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 383. 11 Voir à cet égard G-A. Goldschmidt, Molière ou la liberté mise à nu, Paris, Julliard, 1973, p. 63. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 248 termes pour le décrire : « C’est un homme … qui … ha ! … un homme enfin » (v. 272). Tout se passe comme si Tartuffe s’érigeait en objet de fascination aux yeux d’Orgon. P. Dandrey fait ressortir, à ce sujet, « … (le) désir passionnel et obsessionnel qui marque le comportement d’Orgon » (384). C’est ainsi que Tartuffe parvient à faire valoir sur son esprit l’image obsédante de la dévotion. Par suite de l’influence pernicieuse de son directeur, Orgon finit par se déshumaniser, et P. Dandrey signale à juste titre la conception pervertie qu’Orgon se fait de la direction de conscience : Fanatisme, disons-nous. En effet, l’adoration inconditionnelle qu’Orgon manifeste pour Tartuffe atteint un seuil d’étrange hystérie dans la scène de délation manquée où, après avoir voulu assommer son fils, il le chasse, le déshérite et ‘tout en larmes’ veut le poursuivre, tout en courant éperdu vers Tartuffe le supplier de demeurer chez lui (‘il y va de ma vie’) et de fréquenter sa femme (‘en dépit de tous’) 12 . Son amitié avec Tartuffe ayant pris la place des affections naturelles pour sa famille, Orgon s’avère en proie à un psychisme inquiétant, car il souffre d’une affectivité déficiente. Souffrant de l’angoisse existentielle d’être séparé de son idole - « Il y va de ma vie » (v. 1165) - Orgon aspire, en fin de compte, à une sécurité spirituelle infaillible. Pervertissant, chez Orgon, son état d’esprit, Tartuffe augmente ainsi sa ferveur chrétienne. Grand bourgeois dévot et sans doute récemment converti, il se montre obsédé par le salut de son âme. Ainsi, conformément à la démarche de M. Jourdain, Orgon entend en quelque sorte acheter sa place au Ciel. Aussi offre-t-il dès cette terre tous ses biens à son directeur spirituel en échange d’une promesse de paradis dans l’au-delà. La présence de Tartuffe chez lui permet à Orgon de se livrer à l’autoritarisme, d’où le rapport de défiance réciproque entre lui et les membres de sa famille. Enfermé en lui-même, il répugne le plus souvent à toute discussion et ses répliques sont fréquemment brusques. Désireux de mettre fin aux débats dans sa famille, il s’évertue à faire taire tous ceux qui l’entourent. Son but principal consiste alors à réprimer le discours d’autrui. Ainsi, le discours de l’imposture religieuse (III, 6) amène ce père répressif à maudire, chasser et déshériter son fils (III, 6). Faisant violence aux « sentiments humains » (v. 280), il va jusqu’à imposer à sa fille un mariage de pénitence (IV, 3, vv. 1303- 1305). Force est de faire remarquer aussi le caractère brutal de son langage vis-vis de Mariane : « Mortifiez vos sens avec ce mariage, / Et ne me rompez pas la tête davantage » (vv. 1305-1306). Il sacrifie alors le bonheur des siens à son amour exclusif pour Tartuffe. Quant à son beau-frère qui ose émettre un doute sur l’authenticité de Tartuffe, Orgon le traite de libertin (vv. 314- 12 “Orgon l’enthousiaste. Une critique du fanatisme ? , » XVII e siècle, 275 (2017), p. 324. Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 249 315) 13 . Si Orgon prend à partie le scepticisme de Cléante vis-à-vis du faux dévot et la condamnation que fait Damis de son idole, c’est que ceux-ci mettent en relief l’incapacité du « dirigé » à émettre la moindre réserve sur son directeur de conscience 14 . Remarquons, enfin, qu’Orgon s’effraie devant la philosophie éclairée de Cléante et témoigne d’indifférence face à sa plaidoirie (I, 5). Alors que toute la maisonnée parle de Tartuffe, il ne jouit d’aucune présence discursive aux deux premiers actes. Le héros éponyme fait preuve plutôt d’un langage corporel. À l’Acte III, 3, il s’agit, chez l’imposteur, d’un discours corporel frauduleux : « … jeûnes, prières, larmes » (v. 977) comprenant la génuflexion, les bras en croix sur la poitrine ou les mains croisées (III, 6). Dans ses deux entretiens avec Elmire, il recourt soit au lexique religieux (III, 3) soit précieux (IV, 5) dans ses tentatives de séduction. Ces diverses stratégies linguistiques servent à faire aboutir sa politique de dissimulation. Dans son premier entretien, le faux dévot s’avère subjugué par les charmes d’Elmire et lui voue une dévotion amoureuse. À ses yeux et à ses soupirs s’ajoute sa « voix » (v. 980). S’il déplore la vanité des « paroles » des « galants de cour » (vv. 989-990), cela tient, selon lui, à leur indiscrétion verbale. Il loue, par contre, la discrétion exceptionnelle d’Elmire en ce sens qu’elle lui confère une personnalité différente d’autres femmes. En faisant sa déclaration à Elmire, Tartuffe ne peut échapper aux termes qui relèvent de la dévotion, tels la « béatitude » (v. 958) et la « bénignité » (v. 1007), d’où sa maladresse verbale. Ainsi, le faux dévot se livre à un morceau d’éloquence en recourant à une rhétorique dévote, c’est-à-dire, le vocabulaire théologique. En faisant appel à la fois au lexique de la piété et à celui de la galanterie mondaine, il finit par exploiter les ressources de ces divers registres. Dans son deuxième entretien, Tartuffe se méfie des « propos si doux » d’Elmire (v. 1448), mais il en vient à les écouter avec douceur. Il laisse entendre, par là, qu’elle devrait confirmer la sincérité de son projet. S’il prône la vertu du silence, c’est que, d’après son raisonnement casuiste, le péché n’existe que dans la mesure où il s’extériorise : « Et ce n’est pas pécher que pécher en silence » (v. 1506). Malgré son désir d’être maître de lui-même, l’imposteur n’arrive pas à maîtriser ses gestes physiques en présence d’Elmire. De toute évidence, il est mû par la concupiscence de la chair, et son masque finit par se déplacer : c’est sa sensualité qui le trahit. En dépit de son discours pudibond, il s’avère en proie à des appétits voraces, telles la gourmandise et la lubricité. Bien qu’il s’engage dans l’ascétisme mystique, il se montre vulné- 13 D’autre part, Orgon accuse Valère d’être “un peu libertin” (vv. 524-525). 14 On songe à l’obéissance inconditionnelle du dirigé à l’égard du directeur spirituel dans la France de la Contre-Réforme. Voir à ce sujet P. Butler, « Orgon le dirigé, » in J. Cairncross, éd., L’Humanité de Molière, Paris, Nizet, 1988, p. 71-84. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 250 rable à la concupiscence de la chair. Pour en revenir à son exploitation du silence, il va de soi que Tartuffe envisage le silence comme une arme rhétorique 15 : il n’a qu’à laisser agir Orgon, qui prendra lui-même des décisions importantes. Il excelle, en un mot, à agir dans les coulisses… À la différence de Dom Juan, où l’hypocrite s’ouvre avec éclat (V, 2), Tartuffe ne fait jamais l’aveu de sa fausse dévotion. En effet, l’ambiguïté du protagoniste s’explique par le fait qu’il n’est l’objet d’aucun monologue où il pourrait sonder ses motivations réelles. S’il reste un personnage énigmatique et dangereux, c’est qu’il ne révèle jamais son identité profonde à un témoin. Bref, il ne s’adonne jamais à une profession de foi. De même que Tartuffe, le personnage d’Elmire ne manque pas d’une certaine ambiguïté. Elle garde le silence d’abord, on l’a vu, face à la remarque de Mme Pernelle à propos des bruits sur sa conduite morale (vv. 91-92). Puis, elle prend hardiment la parole aux Actes III et IV. Désireuse d’avoir un mot d’entretien avec Tartuffe (vv. 903-904), c’est elle qui organise le piège qui aboutira à l’expulsion éventuelle de l’imposteur. Après avoir fait preuve d’ironie verbale dans ses premières répliques à Tartuffe (III, 3, vv. 883, 891, 894), elle tient à ce qu’il soit tout à fait sincère et l’invite alors à ouvrir son cœur 16 . Etant donné la folie du père de famille, Elmire se trouve obligée de faire appel à des démarches secrètes (vv. 897-898), et l’on se rend compte de son goût du secret et de l’intimité privée. Dès le début, elle laisse transparaître l’idée d’une complicité qui les unit. Se livrant à une forme de marchandage, Elmire parvient à négocier avec Tartuffe, car elle arrive à une entente cordiale entre les deux parties. Dans la mesure où elle use du chantage afin de mieux contrôler les démarches de Tartuffe, son adresse linguistique lui permet de triompher sur le faux dévot. Comprenant sans peine la rhétorique de Tartuffe, elle lui répond par une question rhétorique (vv. 1001-1006). Si Elmire s’accorde pour taire le comportement honteux de Tartuffe, il s’agit là d’une tactique discursive. Loin de vouloir révéler le scandale, elle répugne à condamner Tartuffe ouvertement, ceci pour obliger celui-ci à abandonner le projet de mariage avec Mariane. Bien que le subterfuge rhétorique auquel recourt Elmire lui permette d’utiliser la discrétion et le silence pour combattre 15 Se reporter à ce sujet à R. Horville, qui rend compte de la valeur stratégique propre au silence du protagoniste : « Le silence est aussi pour (Tartuffe) une arme de choix ; il n’exige jamais rien, amenant insensiblement Orgon à proposer lui-même, se contentant, lorsque le bourgeois le fait son héritier s’écrier modestement : ‘La volonté du ciel soit fait en toute chose ! ’ » (v. 1182), Le Tartuffe de Moliere, Paris, Hachette, 1973, p. 41. 16 E. Thierry laisse entendre, à cet égard, qu’Elmire donne l’impression de vouloir provoquer chez Tartuffe la déclaration galante (« Le Silence d’Elmire, » Revue d’art dramatique, XII [1888], p. 195). Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 251 Tartuffe et préserver l’ordre familial, son comportement ne manque pas d’être problématique 17 . De surcroît, le « marché » entre Tartuffe et Elmire tourne mal en raison de la sortie intempestive de Damis de son cabinet (III, 4). Mû par le désir de publier largement la galanterie de Tartuffe, Damis s’applique fougueusement à faire éclater le secret partagé par Tartuffe et Elmire (v. 1021). De plus, il reste sceptique quant aux intentions de sa bellemère lors de son premier entretien avec Tartuffe. Scandalisé par ce secret, Damis se laisse diriger par l’idée d’une revanche familiale inconvenante. C’est ainsi qu’il a recours au lexique fanfaron afin de satisfaire son désir de vengeance contre Tartuffe (vv. 1023-1025 ; 1038-1039). Par ailleurs, il adopte un langage oblique en dénonçant l’imposture du faux dévot en s’adressant directement à son père. Laissant entendre que sa belle-mère garde des desseins secrets (vv. 1035-1036), Damis envisage le silence d’Elmire comme une forme de dissimulation qui fait violence à l’honneur de son père (Lalande, 135). Toutefois, sa dénonciation du héros éponyme n’aboutit pas puisque Damis n’arrive pas à détromper son père. Dans la scène suivante, Elmire se lamente de son manque d’influence sur son beau-fils (III, 5, vv. 1067-1072). Après avoir réprimandé Damis, elle se retire du conflit (III, 5). Elle finit donc par se réfugier dans le silence vis-à-vis d’Orgon. Du reste, son départ à l’Acte III - au moment où Damis va être chassé de la maison (III, 6) - nuit à la vraisemblance de la scène. À l’instar de Dorine, Elmire s’aperçoit du manque de maîtrise de soi chez Orgon. C’est ainsi qu’elle doit s’adresser à Tartuffe pour régler la situation malencontreuse de la famille 18 . Il va de soi qu’elle se trouve troublée par les paroles inciviles de son mari (IV, 3) et elle demeure stupéfiée par son aveuglement (vv. 1313-1314, 1338). À l’Acte IV, Elmire se rend compte que l’échange rationnel avec son mari est impossible. Grâce à la mise en scène réalisée par Elmire, Orgon finit par découvrir l’imposture de Tartuffe. Lors de son deuxième entretien, Elmire engage le faux dévot à réitérer sa déclaration 17 R. Lalande soutient à juste titre que le silence d’Elmire a pour effet de maintenir le rapport entre Tartuffe et Orgon : « Elmire’s silence can therefore be viewed as a conservative half measure that would still allow the men’s play world to remain intact. In the eyes of Orgon’s son Damis, however, her reticence is an offense, an insult to her husband’s honor. He is quick to pick up on the underlying connection between Elmire’s so-called reluctance to disturb her spouse’s peace of mind and the threat of outright duplicity and cuckoldry.” Intruders in the Play World : The Dynamics of Gender in Molière’s Comedies, Teaneck, NJ: Fairleigh Dickenson University Press, 1996, p. 135. 18 Voir à ce propos le jugement de G. Feyerolles : « Elmire, sachant que le principe de la volonté d’Orgon n’est pas en Orgon, décide de s’adresser à celui qui en est le premier moteur afin d’obtenir l’abandon du nouveau dessein matrimonial » (p. 64). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 252 (IV, 5). Face à l’agressivité sexuelle de Tartuffe, sa toux représente une forme oblique de communication. Par contre, le silence d’Orgon sous la table relève de son plaisir masochiste à témoigner de cet entretien ; la scène illustre d’ailleurs la passivité problématique du maître. Dans la mesure où Tartuffe a une confiance parfaite en la discrétion d’Elmire, J. Prest souligne le fait que le faux dévot et Elmire valorisent tous deux la vertu du silence (III, 3, vv. 1013-1017) 19 . Elle met en évidence aussi la complicité sous-jacente à la dynamique érotique dans Tartuffe 20 . Dans cette optique, garder un secret relève relèverait, chez Elmire, de la sournoiserie (143). Dans son analyse approfondie de la pièce, G. Declercq soutient qu’Elmire s’adonne à une « rhétorique persuasive » auprès d’Orgon 21 . Ainsi, selon lui, à la comédie de dévotion s’ajoute la comédie de séduction (82). G. Declercq fait ressortir alors la négociation problématique opérée par Elmire et Tartuffe. C’est ainsi qu’Elmire jure de garder son silence à condition que Tartuffe renonce à épouser Mariane. De plus, elle adopte une stratégie manipulatrice vis-vis du faux dévot (84). Il s’agit avant tout, pour elle, de manipuler le désir de Tartuffe. On comprend ainsi qu’Elmire a bel et bien préparé l’énonciation amoureuse du faux dévot. G. Declercq souligne à quel point l’art de l’équivoque est fondé sur la complicité linguistique entre Tartuffe et Elmire : Dans cette hypothèse, c’est l’ensemble du dialogue qui est à déchiffrer comme un jeu de rôles : dévot zélé, femme honnête et candide. L’entretien procède alors d’une singulière complicité conversationnelle, fondée sur l’art d’équivoquer : échange maîtrisé de propos à double sens, religieux et érotique, dont la déclaration de Tartuffe est l’acmé rhétorique (92). Tous deux recourant à l’équivoque, ce qu’ils cherchent avant tout, c’est la discrétion, cette qualité particulière servant à garder les secrets d’autrui : « Scénario d’une ‘ proposition indécente ‘ rendu possible par la conjonction rhétorique des deux douceurs, celle de l’hypocrisie dévote et celle de la mondanité galante, toutes deux soucieuses de discrétion » (96). Declercq met 19 Il convient de faire remarquer ici qu’Elmire met en question « l’injuste pouvoir » de son mari en tant que père de famille (vv. 1017-1019). 20 “Elmire and the Erotics of the Ménage à Trois in Molière’s Tartuffe,” Romanic Review, 102 (2011), p. 143. 21 “Equivoques de la séduction: Elmire entre honnêteté et libertinage, » Biblio 17, 181 (2009), 75. Dans cette même perspective, C. Mazouer offre le commentaire suivant : « Y aurait-il, non-dite, une tendance libertine chez cette jeune femme séduisante, assez libre et insatisfait ? … dans sa comédie, Elmire frôle l’équivoque et côtoie des parages dangereux pour son honnêteté » (C. Mazouer, éd., Molière. Théâtre complet, II, Paris, Garnier, 2018, p. 601). Silence et parole dans Tartuffe PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 253 en évidence, enfin, les éléments constitutifs de l’équivocité qui définit le rapport discursif entre Tartuffe et Elmire : La leçon de sophistique a donc aussi une fonction perlocutoire : elle provoque littéralement une maladroite incursion. En énonçant le code galant, Elmire anéantit le principe d’équivocité qui présidait au premier entretien, et exclut Tartuffe de l’espace galant afin qu’il se démasque (99). À la fin de l’Acte IV, Orgon se trouve dépossédé de l’objet de sa passion (= Tartuffe) et, par la suite, désaveuglé. Aussi cesse-t-il d’être fasciné par la parole du faux dévot. Tartuffe s’avérant momentanément interdit (vv. 1553, 1555), Orgon tâche de l’empêcher de se livrer à une défense de son comportement : « Allons, point de bruit ! ... / Ces discours ne sont plus de saison » (vv. 1553, 1555). Toutefois, il pense à tort qu’il va pouvoir faire taire à Tartuffe en l’expulsant hors de la maison 22 . S’appropriant le rôle du Roi, Tartuffe dénonce les récriminations d’Orgon et entend « punir » son « imposture » (v. 1562) puisqu’en fait il n’a plus le droit de parler « en maître » (v. 1557). Bref, le faux dévot s’applique à tirer vengeance contre Orgon et sa famille. Tartuffe ne joue plus double jeu devant Orgon et celuici, après avoir tout cru, finit par ne plus rien croire (V, 1, vv. 1604-1606). Marqué alors par la démesure, Orgon ne parvient pas à infléchir sa mère, qui reste aliénée (V, 3). On ne saurait trop insister sur la primauté de la parole royale à la fin de Tartuffe. Fondé sur la vérité, le discours royal entraîne le dénouement proprement dit : « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, / Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs, / Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs » (vv. 1906-1908) 23 . La fausseté inhérente à la parole de Tartuffe est miraculeusement perçue par le Roi (v. 1921). Remarquons d’ailleurs que le silence de l’Exempt (V, 7) 24 laisse transparaître une certaine ambiguïté puisqu’il semble justifier la tirade rancunière de Tartuffe (1879- 1884) et laisse croire à ce dernier qu’il est prêt à suivre ses ordres. N’oublions pas qu’il parle au nom du Prince et s’identifie, dès lors, par rapport à son 22 Se reporter, sur ce point, à G. Declercq, p. 97. 23 Voir à ce propos M. Fumaroli : « … la fin de Tartuffe élève la scène comique au rang d’une liturgie laïque où la parole mimétique tend à se confondre avec la parole d’autorité réelle du roi, et en échange reçoit d’elle la majesté souveraine de magistère laïc, rival victorieux du magistère ecclésiastique, libérant le roi de son emprise, » « … rhétorique, théologie et moralité du théâtre en France de Corneille à Molière, » in J. Garapon, et al., éds., L’Art du théâtre. Mélanges en hommage à R. Garapon, Paris, PUF, 1992, p. 347. 24 J. Guicharnaud soutient justement que le rôle d’Orgon sous la table et l’arrivée de l’Exempt constituent un « silence d’attente» (Molière, une aventure théâtrale, Paris, Seuil, 1963, p. 171). Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0016 254 devoir civique (V, 7, vv. 1863-1872). Du reste, quand il est arrêté par l’Exempt, le faux dévot se refuse à avouer son crime et s’engage plutôt dans un lourd silence jusqu’à la fin de la pièce (vv. 1904-1962). Somme toute, dans le contexte historique et politique du XVIIème siècle en France, il est évident que la cabale des dévots s’appliquait à réduire Molière au silence. Cependant, le triomphe de Tartuffe en 1669 a eu pour effet d’imposer silence aux dévots ennemis de la cabale. Dans la mesure où Molière prenait à partie l’influence néfaste d’une religiosité démesurée, Tartuffe représente, en dernière analyse, une prise de position moliéresque contre les faux dévots 25 . 25 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney pour leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai. PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Créée en 1669 à Chambord en tant que divertissement royal, Monsieur de Pourceaugnac est une comédie en prose en trois actes. Destinée à une noblesse de cour désireuse de railler les ridicules provinciaux, cette petite comédie offre, à l’instar de George Dandin (1668), des éléments de satire, de farce et de comédie-ballet marquée par la gaieté et l’euphorie ; à cela s’ajoutent certains éléments du rituel carnavalesque. Mue par une activité frénétique, la pièce témoigne de beaucoup de mouvement scénique. Elle se ramène, en fait, à une succession rapide de divertissements et d’actions dramatiques ou, plus précisément, à une série ininterrompue de fourberies et d’itérations facétieuses. L’intérêt dramatique se fixe sur le Limousin, Léonard de Pourceaugnac qui, se prétendant noble, entend faire bonne figure à Paris et se procurer une épouse parisienne. Vu que les courtisans se moquaient volontiers à cette époque de l’inculture des hobereaux de campagne 1 , on comprend sans peine que le protagoniste est confronté à diverses situations comiques au point de finir par se trouver dans un monde à l’envers. Dans la scène d’exposition, Nérine, une femme d’intrigue, montre combien le nom même du protagoniste, relevant d’une onomastique burlesque, prête à dérision et provoque, chez elle, une réaction affective : « Le seul nom de Monsieur de Pourceaugnac m’a mis dans une colère effroyable. J’enrage de Monsieur de Pourceaugnac (I, 2). » Son commentaire prépare alors les spectateurs pour l’arrivée d’un lourdaud au nom bouffon. Dès l’arrivée sur scène du protagoniste, elle fait valoir aussi, sur le plan physique, le spectacle comique qu’il représente. De plus, Nérine dénonce le Limousin en raison de son étrangeté puisqu’il s’avère à ses yeux hors norme. Aussi, elle 1 La primauté du « bel usage » de la cour de Louis XIV dans les années 1660 donne lieu à la volonté de mettre en ridicule tout ce qui sent la province, c’est-à-dire, les mœurs et la vie provinciale dans Monsieur de Pourceaugnac. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 256 signale qu’il fait violence aux règles de l’endogamie : « […] que ne prend-il une Limousine et ne laisse-t-il en repos les chrétiens ? » (I, 1) 2 . En tenant compte de l’attente théâtrale propre à cette entrée spectaculaire 3 , on s’aperçoit que la présence physique de Pourceaugnac - dont l’ampleur évoque un gros cochon - déclenche l’hilarité générale. En plus d’avoir une physionomie « mal bâtie, » le protagoniste fait preuve d’une mine malséante car son costume, garni de couleurs criardes, relève du mauvais goût 4 . D’ailleurs, entrant sur scène à reculons, se tournant « du côté d’où il vient, comme parlant à des gens qui le suivent, » il s’en prend aux « sottes gens » qui éclatent de rire dans les coulisses (I, 3). Malgré son ridicule, il reste imperturbable dans sa confiance de soi 5 . D’après F. Garavini, le nom « Pourceaugnac » évoque un aspect « anti-méridional » et, dans cette optique, le discours de Nérine provient d’un parti pris « anti-provincial » dans la mesure où il laisse entrevoir le chauvinisme grotesque des Parisiens à cette époque (I, 1) 6 . L’arrivée du protagoniste provoquant une situation de conflit, on assiste à la mise en place d’une coalition visant à éliminer l’intrus. C’est ainsi qu’Éraste recourt à des fourbes professionnels, Sbrigani et Nérine, qui disposent de « quantité de machines » afin de détruire le projet de mariage de la fille d’Oronte (Julie) et de Pourceaugnac (I, 1). Si l’on admet que le Limousin fait figure d’intrus à Paris, c’est aussi parce qu’il vient troubler l’amour partagé 2 Selon B. Rey-Flaud, dès le début de la pièce, on se trouve en présence d’un « univers chaotique, » c’est-à-dire, « un monde sans foi » (religion), « ni loi » (morale), Molière et la farce, Genève, Droz, 1996, p. 192. 3 On sait l’importance des « entrées spectaculaires » dans le théâtre de Molière, et le meilleur exemple est sans doute l’entrée de Tartuffe au troisième acte. Cette entrée en scène comble l’attente des spectateurs en ce sens qu’elle offre une image du comportement hyperbolique du faux dévot qui porte sa haire et évoque son autoflagellation (III, 2). Voir J. Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, 1963, p. 69-71 et p. 84-87. 4 D’après l’inventaire fait après la mort de Molière, voici une description du costume de Pourceaugnac lorsque Molière jouait le rôle : « Un haut-de-chausses de damas rouge, garnie de dentelle, un justaucorps de velours bleu garni d’or faux, un ceinturon à frange, un chapeau gris orné d’une plume verte. » 5 De même qu’Alceste, Pourceaugnac se montre fort sensible à la raillerie d’autrui. Ainsi, lors de la scène des portraits dans le salon de Célimène, Alceste s’écrie aux deux marquis qui ricanent : « Je ne croyais être/ Si plaisant que je suis » (Le Misanthrope, II, 6, vv. 773-774). 6 « La Fantaisie verbale et le mimétisme dialectal dans le théâtre de Molière. À propos de Monsieur de Pourceaugnac, » Revue d’Histoire littéraire de la France, 72 (1972), p. 806. Molière s’applique ainsi à évoquer la couleur régionale de Monsieur de Pourceaugnac car dans son théâtre, les villes de province sont, en général, considérées comme des « milieux peu éclairés » (p. 817). Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 257 des jeunes (Éraste et Julie). On a affaire à des intrigants urbains qui prennent le provincial pour victime désignée, et Pourceaugnac s’avère fort vulnérable à la malveillance parisienne. Un immense complot s’ourdit alors contre lui et toute une équipe de fourbes qui s’appliquent à le réduire à leur volonté en exploitant son manque de finesse. Étant donné la série de pièges que l’on lui tend, la situation du protagoniste s’inverse par cascades. Sbrigani, Éraste, Nérine et Julie (la fille d’Oronte) sont autant de mystificateurs qui excellent à faire croire au protagoniste qu’il se trouve dans une situation malencontreuse. Leurs fourberies s’enchaînent, d’ailleurs, avec une logique impitoyable et les intrigants cherchent à vilipender le caractère du protagoniste. En flattant Pourceaugnac, Sbrigani - « son faux nouvel ami, et feint ami de toujours 7 » - parvient d’abord à gagner sa confiance, à tel point que le héros comique finit ironiquement par lui témoigner de l’obligation (I, 3). Étant tombé facilement dans le piège de Sbrigani, sa confiance en cet intrigant napolitain se révèle mal placée puisqu’elle rend le protagoniste vulnérable à la tromperie d’autrui. Éraste, lui, faisant semblant de connaître toute la parenté de Pourceaugnac, va jusqu’à l’accabler de civilités à la manière de Dom Juan devant son créancier, Monsieur Dimanche (I, 4). Par crédulité, le protagoniste finit par faire confiance à Éraste et lui mentionne « mon neveu le chanoine. » Aussi l’intrigant lui rappelle-t-il le sentiment de sa parenté, renforçant ainsi son identité limousine. Remarquons aussi que l’on trouve de multiples références à la vie de province dans Monsieur de Pourceaugnac (I, 3- 4). Dans la mesure où Pourceaugnac reste encroûté à Limoges, il représente avant tout un provincial inadapté dont on peut se moquer : par rapport aux Parisiens, il apparaît, en effet, culturellement attardé. La comédie prend une allure lugubre aux scènes suivantes (I, 6-7) en ce sens qu’Éraste se met en contact avec un apothicaire bredouilleur qui fait l’éloge d’un médecin - « un homme expéditif » - capable de faire mourir ses clients en vitesse (I, 6). Désireux de guérir Pourceaugnac de sa folie, Éraste s’adresse alors à un premier médecin, qui entend livrer le protagoniste à un traitement méthodique qui exalte l’excellence des remèdes traditionnels, à savoir, les saignées et les purges. Après l’arrivée d’un deuxième médecin, Pourceaugnac, en proie au désarroi de la science médicale, se fait l’objet d’un examen qui provoque des références scatologiques propres à la comédie fécale du Malade imaginaire. Marquée par le pédantisme, la longue consultation médicale aboutit au diagnostic de « mélancolie hypocondriaque » (I, 8). À cette preuve définitive de cette diagnose clinique de folie s’ajoute « […] cette tristesse accompagnée de crainte et de défiance. » Bien que Pourceau- 7 Voir sur ce point P. Dandrey, Molière et la maladie imaginaire, Paris, Klincksieck, 1998, p. 17. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 258 gnac subisse un cauchemar médical, la danse de l’apothicaire et des médecins sert à transformer son inquiétude en fantaisie. Le discours médical représente donc un prélude au divertissement musical et l’irréel de la scène s’inscrit ici dans l’univers de la comédie-ballet 8 . Pourceaugnac va jusqu’à s’interroger sur son rôle à jouer et demande aux médecins : « Est-ce que nous jouons ici une comédie ? » (I, 8). Il semble en ce moment prendre conscience de la vérité qui l’enfonce dans l’illusion, mais il ne reste pas moins victime de cette mystification. Soucieux d’échapper aux médecins, le protagoniste met en cause l’illégitimité de l’institution médicale, apparaissant alors comme une sorte d’anti- Argan. S’avérant en proie à une espèce de tourbillon, il se désolidarise des Parisiens et fait preuve d’aliénation vis-à-vis de son entourage : « Que diable est-ce là ? Les gens de ce pays-ci sont-ils insensés ? Je n’ai jamais rien vu de tel, et je n’y comprends rien du tout » (I, 9). Tout se passe, toutefois, comme s’il ne pouvait s’empêcher de sombrer dans un état d’illusion. À la fin du premier acte, la scène est marquée par une bouffonnerie farcesque : dans un effet d’encerclement, Pourceaugnac se fait l’objet d’une poursuite sans relâche d’apothicaires, de musiciens et de matassins qui, armés d’énormes seringues et cherchant à lui administrer des clystères, visent à acculer le « malade » afin d’entrer dans son organisme par son postérieur. Aussi mettent-ils en cause son être physique et moral. Dans la mesure où la farce dramatise le rapport de l’homme avec son corps, il est évident que le corps de Pourceaugnac s’affiche ludiquement au cours de la pièce : le protagoniste couvre son derrière avec son chapeau pour se défendre de cet assaut médical 9 . L’examen médical s’apparente donc à une violence physique. Après cette attaque du protagoniste par le corps médical, le premier médecin constate que son patient souffre les affres d’une maladie déréglée : il s’agit, selon lui, « d’un cerveau démonté et d’une raison dépravée » (II, 1). Grâce à son raisonnement légaliste - il incrimine Pourceaugnac comme « déserteur de la médecine et infracteur de [ses] ordonnances » - tout se passe comme si la Médecine se ramenait à la Loi. Étant donné l’importance de ces deux institutions en France sous l’Ancien Régime, on peut discerner ici un rapport entre l’administration de la justice et celle de la médecine. Dans cette optique médicale, le raisonnement du protagoniste s’avérant délirant, il ne peut s’empêcher de croire qu’il y a des ennemis qui l’entourent de partout 10 . 8 Voir à ce propos C. Mazouer, Molière et ses comédies-ballets, Paris, Klincksieck, 1973, p. 144 et 147. 9 Selon P. Dandrey, cette poursuite médicale du héros à la fin de l’Acte I se ramène à une traque destinée à purger le gibier (p. 215). 10 Etant donné que l’hypocondrie, au sens classique, s’apparente de nos jours à la paranoïa, à en croire J. Tartar, les médecins traitent Pourceaugnac de « paranoïaque Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 259 D’ailleurs, si Sbrigani affirme que Pourceaugnac se révèle bel et bien en proie à une contradiction interne - « C’est être bien ennemi de soi-même » (II, 1) - c’est que le comportement insensé du protagoniste sert à valider cette opinion. Se détachant progressivement de son identité limousine, il se situe alors au premier stade de son écroulement identitaire. Dans la mesure où il se montre tout à fait déplacé à Paris, son expérience de dépaysement finit par nuire à son sentiment d’identité personnelle 11 . Cette expérience troublante aboutit, chez lui, sinon à la perte de son identité du moins à une confusion d’identités assez problématique. Le spectacle d’un Limogeaud désireux de passer pour Parisien ne s‘accorde pas, évidemment, avec la morale provisoire de Descartes, qui soutient que la sagesse se ramène à « […] obéir aux lois et aux coutumes de [son] pays 12 . » Contrairement à la morale cartésienne, le provincial de Limoges envisage tout ce qui se passe à Paris avec les yeux de province. Ainsi, tout en s’en remettant à des références exclusivement limousines, il entend être reconnu comme gentilhomme. Or en faisant violence au bon goût parisien, il témoigne d’une transgression culturelle de premier ordre : on a affaire à un malappris irrémédiable. N’ayant pas place dans les salons mondains du XVII e siècle, cet intrus balourd enfreint le code de l’honnêteté mondaine. De plus, souffrant d’une lourdeur d’esprit congénitale, il fait piètre figure auprès de l’esprit urbain de l’honnête homme de cette époque. Tous ces éléments concourent, enfin, à la déconfiture grandissante de Pourceaugnac : son nom, son apparence, ses vêtements, ses manières, sa naïveté et sa présomption l’amènent à croire que le roi voudra bien l’accueillir, lui, « gentilhomme limousin » au Louvre. Contrairement à l’idéal de la civilité mondaine, il est foncièrement inapte à s’insérer dans le beau monde. Son manque profond d’élégance trouve son origine, d’après J. Brody, dans « une gaucherie physique instinctive 13 . » À cela s’ajoute le fait que l’identité culturelle de la France au XVII e siècle répugne à la fois aux bourgeois mus par le désir de mobilité sociale et aux étrangers, c’est-à-dire, les « infidèles » et les non-chrétiens - dont parlait Nérine - qui s’inscrivent dans l’altérité culturelle. agressif » (42). C’est par inquiétude dépressive qu’il se trouve obligé alors de se resituer. À l’instar d’Alceste, le protagoniste se montre alors « atrabilaire » et il lui faut purger la bile (Monsieur de Pourceaugnac, Paris, Hatier, 1985, p. 43). 11 Se reporter ici à S. Fleck, qui évoque à juste titre le dépaysement moral et psychologique du protagoniste (Music, Dance and Laughter. Comic Creation in Molière’s Comedy-Ballets, Paris, PFSCL, 1995, p. 81 et 88). 12 Discours de la méthode (Troisième Partie), éd. G. Rodis-Lewis, Paris, Garnier- Flammarion, 1966, p. 51. 13 « Esthétique et société chez Molière, » J. Jacquart, éd., Dramaturgie et société, I, Paris, CNRS, 1968, p. 315. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 260 L’imposture professionnelle des médecins se manifeste encore lorsque le premier médecin, conseillé par Sbrigani, exerce une influence tyrannique sur son malade en considérant sa maladie sous forme de réification, c’est-à-dire, comme une espèce de propriété, la réduisant en l’occurrence à « un meuble qui m’appartient » (II, 2). Pourceaugnac s’étant dès lors enfui, l’aspect morbide sinon meurtrier de ce médecin réside dans sa démarche judiciaire auprès d’Oronte, où il s‘applique à arrêter le protagoniste et se montre soucieux alors d’obtenir un résultat tangible : « … il faut qu’il crève, ou que je le guérisse » (II, 2). Il s’agit avant tout ici de mettre en question le projet matrimonial de Pourceaugnac en faisant croire à Oronte que le protagoniste est non seulement sérieusement malade, c’est-à-dire, vénérien, mais encore débauché, malhonnête et abâtardi. Déguisé en marchand flamand, Sbrigani arrive à confondre davantage Oronte en discréditant Pourceaugnac sur le plan financier. D’après le faux marchand, le protagoniste se serait progressivement endetté envers bon nombre de gens de commerce (II, 3), mettant ainsi en question sa probité. Se présentant en fourbe consommé, Sbrigani signale à quel point Pourceaugnac et Oronte, deux figures paternelles, s’avèrent tous deux vulnérables à la duperie. Après avoir été pris dans le tourbillon fantaisiste des « médecins habillés de noir, » Pourceaugnac semble recouvrir ses esprits et prendre conscience momentanément que l’on se joue de lui (I, 4). Sbrigani n’a aucun mal à dépeindre Julie comme une petite fille coquette et malhonnête propre à faire des cornards. En fait, il lui manque des termes suffisamment forts pour décrire la jeune femme que le héros éponyme entendait épouser. Sbrigani a préparé à la querelle les deux figures paternelles, et notre protagoniste perd l’envie de se marier devant l’évidence de son futur cocuage. Dans cette scène agitée, Pourceaugnac et Oronte s’engagent dans un conflit irrémédiable puisque leurs répliques successives mettent en relief les préjugés culturels opposant les Parisiens aux Limousins (II, 5). C’est alors le tour de Julie de jouer son rôle désigné de grande coquette en présence de son père et de Pourceaugnac. Faisant semblant de prendre goût pour son futur époux, elle fait preuve d’impudeur en lui faisant des caresses, mais le Limousin se montre offensé par les démarches de cette « égrillarde. » S’ensuivent alors de nouvelles insultes entre les deux barbons (II, 6) 14 . L’arrivée successive de Lucette, « contrefaisant une languedocienne, » et Nérine « en Picarde » fait ressortir, grâce au recours de leur dialecte respectif, une série de remontrances 14 À l’instar d’Arnolphe, Pourceaugnac fait figure de barbon moliéresque à la recherche d’une jeune femme, et tous les deux craignent, à des degrés divers, le cocuage. De même qu’Arnolphe, le Limousin jouit d’une forte présence scénique, apparaissant dans dix-sept scènes d’une comédie qui en comporte trente au total. Remarquons, enfin, que Molière a joué ces deux rôles farcesques. Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 261 vigoureuses de la part de ces deux femmes abandonnées, y compris les trois enfants de Nérine. Soucieuses de discréditer la notion que Pourceaugnac est un homme riche et honorable, ces nouvelles ennemies lui créent de fausses images de son moi, et la scène s’achève sur le désir du protagoniste de s’échapper du délire que l’on a ourdi autour de lui : « Au secours ! au secours ! Où fuirai-je ? Je n’en peux plus » (II, 9). Sa frustration atteint un tel degré que son comportement est, selon S. Fleck, de plus en plus marqué par « son incompréhension totale devant ce qui lui arrive 15 . » On discerne, chez lui, une volonté de s’enfuir d’une réalité progressivement insoutenable. Accusé en tant que mari polygame, il mérite, selon Oronte, d’être pendu. Par suite des manœuvres des intrigants, il se trouve dans un état de stupéfaction et d’engourdissement perpétuel. Aussi subit-il des entorses à son identité primordiale 16 . Dans un court monologue, Sbrigani, le meneur du jeu, souhaite alors bon débarras de « notre provincial » : « […] Il faudra, ma foi ! , qu’il déguerpisse » (II, 9). Face à ces fausses accusations, Pourceaugnac, fort agité et inquiet maintenant, ne peut que maudire Paris car « Il pleut en ce pays des femmes et des lavements. » Puisque Sbrigani lui évoque la menace d’une répression judiciaire, le protagoniste recourt à un lexique juridique afin de se protéger contre des récriminations éventuelles que l’on pourrait lui faire au tribunal. Comme Sbrigani reconnaît vite la formation juridique de Pourceaugnac qui l’attache à ce métier, le protagoniste se trouve obligé d’affirmer qu’il est plutôt gentilhomme et ne relève donc pas du « métier. » Désireux de se présenter en gentilhomme, il refuse catégoriquement de reconnaître son statut social, c’est-à-dire, la noblesse de robe, en raison de ses études de droit. Aussi se découvre-t-il malgré lui en ce sens qu’il ne peut s’empêcher de sentir sa pratique en tant qu’avocat. S’engager dans une profession telle que la pratique de la loi, c’est, dans la France du XVII e siècle, se mettre en état de dérogeance. Le travail du métier étant perçu à cette époque comme dégradant, l’idéal d’oisiveté aristocratique s’oppose nettement à ce type particulier de travail. Quoiqu’il s’évertue à nier son identité bourgeoise - « Non, point du tout. Je suis gentilhomme » (II, 10) - il s’avère incapable de déguiser sa roture. Après avoir pratiqué sans doute le métier de ses ancêtres, le protagoniste désire appartenir à une sphère sociale supérieure. Il convient, dans cette perspective sociocritique, de s’en remettre à l’analyse de J-M. Apostolidès, qui soutient que, soucieux avant tout de purger sa roture, Pourceaugnac se transforme, dès son arrivée à Paris, en pourceau puisque son argent doit lui faire gagner la qualité grâce à son marché avec Oronte. 15 L’ultime Molière. Vers un théâtre éclaté, Tübingen, Biblio 17, 2016, p. 74. 16 Voir à cet égard l’analyse lucide et approfondie de P. Dandrey, p. 17. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 262 S’avérant empêtré dans la roture, il lui est donc impossible d’échapper à sa bestialité naturelle 17 . On a affaire alors à un cochon qui aspirerait à devenir gentilhomme. Mû par une volonté mal fondée de changer d’identité, Pourceaugnac tient à s’approprier un rang bien supérieur à sa condition. Balourd, il se montre victime du décalage entre la fiction et la réalité. Comme on l’a vu, à maintes reprises on lui fait illusion à tel point qu’il reste en proie à une imagination chimérique. Force est de reconnaître, en plus, que son imagination est nourrie par une immense crédulité. En se croyant avec ferveur homme de qualité, le Limousin se livre à une image fallacieuse de lui-même. Il s’agit avant tout d’une illusion qu’il cultive volontairement. À en croire Rigal, il souffre d’une confusion réelle quant à sa condition sociale 18 . À l’instar de George Dandin, il s’imagine gentilhomme et se montre pris entre deux classes. Se faisant l’objet d’une raillerie impitoyable, il s’avère coupable d’une sottise exemplaire et subit par conséquent de multiples humiliations. D’autre part, notre protagoniste annonce M. Jourdain qui, lui aussi, se met à la recherche d’une nouvelle identité. Comme dans le cas de Jourdain, Pourceaugnac est l’objet d’une dislocation d’ordre identitaire. Force est de constater, toutefois, que Jourdain, grâce à son argent, s’en sort passablement bien puisqu’il atteint la dignité du Mamamouchi. Vers la fin de l’Acte II, Sbrigani témoigne d’une astuce qui permet de rattacher les avocats « chantants » à la comédie-ballet. Dans cette scène de farce où Pourceaugnac les bat, les deux avocats se livrent à un débat lors d’un divertissement musical. Les deux avocats-musiciens chantent à deux reprises que la polygamie est « un cas pendable 19 . » Comme dans le cas du lexique médical, Molière se moque ici du lexique juridique. C’est ainsi que le protagoniste se heurte à l’âpreté du système judiciaire. Notons, enfin, que le dénouement médical du premier acte donne lieu au dénouement légal de l’Acte II. Tous deux contribuent à la dimension farcesque de Monsieur de Pourceaugnac. Au demeurant, dans la mesure où les professionnels (médecins et avocats) participent à la danse, on assiste à l’engagement des classes professionnelles dans la déroute de Pourceaugnac. On ne saurait trop insister sur l’urgence, chez le Limousin, de se sauver à l’Acte III. Se trouvant dans une atmosphère cauchemaresque, il s’inquiète face à la possibilité d’être pendu. Sbrigani érigeant la justice parisienne en objet 17 Se reporter à J-M Apostolidès, « Le diable à Paris : l’ignoble entrée de Pourceaugnac, » in L. Van Delft, éd., L’Esprit et la Lettre, Tübingen, Gunter Narr, 1991, p. 70. 18 Voir E. Rigal, Molière, II, Paris, Hachette, 1908, p. 183. 19 C. Mazouer estime que les avocats musiciens finissent ainsi par « déréaliser » l’appareil de la justice (p. 191). Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 263 de terreur (III, 1), on a affaire à une véritable inversion de la justice dont Pourceaugnac est la victime désignée. L’intrigant napolitain précise que « dans ce pays-ci (Paris) […] ils commencent par faire pendre un homme, et puis ils lui font son procès » (III, 2). Ahuri, et craignant pour sa vie, le protagoniste se trouve donc obligé de se déguiser en femme afin d’échapper à une menace réelle. Dans la mesure où les Limousins apparaissent, selon Sbrigani, comme des « ennemis de la gentillesse, » ils se révèlent en proie à l’arbitraire de la justice (III, 2). Toutefois, Pourceaugnac, qui se croit toujours membre de la noblesse d’épée, s’évertue à justifier la vraie raison de son départ : il s’agit moins pour lui de la peur de la mort que celle de la disconvenance sociale car, affirme-t-il, « il est fâcheux à un gentilhomme d’être pendu » (III, 2). La pendaison serait à ses yeux un supplice indigne. Bien qu’il fasse cette démarche d’aristocrate « l’épée à la main, » il va sans dire que le protagoniste fait semblant de ne pas craindre la mort. Déguisé en « femme de qualité, » il se heurte ensuite à deux mercenaires suisses qui se préparent pour l’exécution de notre Limousin à la place de la Grève (III, 3) 20 . Ceux-ci étant par trop sensibles à son attrait physique, entendent « la » séduire. Après avoir été dupé et bafoué, on est sur le point de violer Pourceaugnac dans son être fictif. Un officier de police arrive et parvient à sauver cette « femme » de condition en détresse (III, 4). Mais l’Exempt, lui, ne se trompe pas sur l’identité réelle de Pourceaugnac et menace de l’emprisonner 21 . Ce qui renforce ici l’impression d’une « comédie noire, » c’est la mise en évidence de la vénalité de la justice puisque le protagoniste se trouve obligé de payer l’Exempt pour échapper à la prison 22 . Se lamentant de l’absence de toute justice à Paris - « Voilà une justice bien injuste » (III, 2) - il se rapproche de George Dandin et d’Alceste (cf. « J’ai pour moi la justice et je perds mon procès ! » (V, 1, v. 1492). Après cette expérience, il fait face, en fin de compte, à la médecine, à la justice et à la police. S’en prenant toujours à la capitale, le Limousin dénonce Paris et ses habitants comme des objets de malédiction. Comme le montre à juste titre J-M. Pelous, Sbrigani représente 20 Soulignant, dans Monsieur de Pourceaugnac, le mouvement impétueux de médecins, de femmes et de Suisses, G. Defaux affirme : « il pleut dans ce pays d’abord des lavements, ensuite des femmes, et enfin des Suisses » (Les Métamorphoses du comique : de la comédie morale au triomphe de la folie, Lexington, KY, French Forum Publishers, 1980, p. 255). 21 S’interrogeant sur la problématique de l’identité dans Monsieur de Pourceaugnac, P. Dandrey caractérise ainsi cette scène entre l’Exempt et Pourceaugnac : « Il cherche à se faire passer pour un autre - en l’occurrence une autre - parce qu’on le prend pour autre qu’il n’est » (p. 205). 22 Se reporter à cet égard à W. D. Howarth, Molière : A Playwright and his Audience, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 90. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 264 ironiquement « son unique sauvegarde contre un environnement hostile et déconcertant 23 . » En d’autres termes, Pourceaugnac ne s’est jamais aperçu du fait d’avoir été totalement joué par Sbrigani tout au cours de la pièce. Ayant examiné l’ensemble des fourberies dont le protagoniste a été victime, il importe de noter que le réalisme qui marque le début de la pièce (I, 1-4) donne lieu, à partir de l’arrivée de l’apothicaire et du premier médecin (I, 5-6), à l’univers de la mascarade qui finit par remplacer l’univers du monde réel. Dès lors, il est évident que Pourceaugnac s’enfonce de plus en plus au cours de la pièce, dans un monde d’illusions, ce qui aboutit, chez lui et aussi chez le spectateur, à un effritement de la raison. Il est à tel point stupéfait qu’il finit par sombrer dans la déraison. En plus, son image de lui-même se heurte de façon spectaculaire à celle qu’il devient en présence des intrigants. S’il se présente en victime d’une illusion qu’il a lui-même créée, c’est qu’il fait preuve d’une capacité exceptionnelle à s’abuser et sa crédulité se montre, en fait, hors-limite, jusqu’à la perte de son identité sexuelle 24 . Dans la mesure où Pourceaugnac témoigne d’une perception désaxée de la réalité, il éprouve une confusion réelle quant à la distinction entre la vérité et l’illusion, d’où son sentiment profond d’aliénation envers autrui. Dépourvu de toute réalité, il n’existe alors que dans son imagination. Comme on l’a vu, il lui est impossible d’échapper aux illusions qui l’entourent et finissent, en effet, par l’envelopper. Ainsi, on assiste au dénouement à la dissolution de son identité personnelle. N’arrivant pas à démontrer son identité réelle, Pourceaugnac s’abuse progressivement au cours de la pièce et s’avère réduit à d’autres identités. En fait, selon G-A. Goldschmidt, il souffre de l’anéantissement de son identité et, dans sa confusion, débouche sur une nullité existentielle 25 . Souffrant d’une division interne qui aboutit, chez Pourceaugnac, à un conflit entre son moi réel et son moi idéal, son dépaysement socioculturel à Paris est la conséquence de la transformation identitaire qu’il subit. Cette transformation tient sans doute à la perception éclatée de l’image qu’il se fait de lui-même. D’où le va-et-vient entre sa perception fondée du réel et sa perception mal fondée du réel. Toujours est-il que le protagoniste ne semble subir aucune prise de conscience de sa sottise et offre peu de réflexion critique face à ses tromperies. Ainsi, il sombre le plus souvent dans l’ignorance de soi. Quoiqu’il en soit, force est de reconnaître que se déguiser en gentilhomme et 23 Voir J-M. Pelous, « Monsieur de Pourceaugnac, un provincial dans le théâtre de Molière, » Études sur Pézenas et sa région, IV, 3 (1973), p. 24. 24 Par rapport à l’exploitation systématique de la crédulité de Pourceaugnac, on songe, de même, chez Molière, à la crédulité féminine et à l’extravagance vestimentaire des « pecques provinciales » dans Les Précieuses ridicules. 25 Molière ou la liberté mise à nu, Paris, Julliard, 1973, p. 166. Monsieur de Pourceaugnac, ou les enjeux d’une crise identitaire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 265 se déguiser par la suite en femme, c’est tenter, en dernière analyse, d’échapper réellement à son identité. Obligé de faire face à une multiplicité de fausses images de lui-même, Pourceaugnac se trouve mû par une volonté de fuite, qui augmente au cours de l’Acte II. Abasourdi, attaqué de toutes parts, il ne lui reste d’autre option que de se mettre à l’abri, c’est-à-dire, trouver un refuge sécurisant. C’est ainsi que J-M. Pelous identifie, à juste titre, « ce motif abstrait de la fuite » comme le principe qui éclaircit le mieux le comportement du héros éponyme. De plus, si l’on admet que Pourceaugnac éprouve une panique croissante face à un univers terrifiant, c’est qu’il se révèle dépourvu, dans ce milieu urbain, de famille et d’amis 26 . Ayant subi une crise identitaire à Paris où il a fait figure d’intrus, et son projet matrimonial ayant fait faillite, Pourceaugnac se réfugie, en fin de compte, à Limoges. Chose ironique, avant de partir, il se montre reconnaissant alors envers son sauveur, Sbrigani. Dans la mesure où il finit par être ignominieusement exclu de la capitale, on peut affirmer que la pièce met en évidence l’expulsion du bouc émissaire 27 . À cet égard, J-M. Apostolidès apparente l’exclusion du protagoniste à « la dégradation du provincial en porc 28 . » On a affaire ici à une sorte d’exorcisme, et la thématique de la purgation est intimement liée au projet de purification sociale, d’où la volonté d’extirper Pourceaugnac de la ville : Il s’en déduit que, sous couvert de vider l’animal, en l’occurrence le pourceau du surplus pathogène qui l’accable et le menace, la comédie propose en fait de purifier la société de sa présence polluante : tel est le rôle suggéré par l’eau bénite ‘lustral’ du clystère, caricature carnavalesque de la fonction dévolue à l’eau bénite dans l’ondoiement baptismal (Dandrey, 198). Force est d’éliminer le bouc émissaire, cet étranger burlesque, en vue de la régénération symbolique du monde. Notons, enfin, que le mariage éventuel d’Éraste et de Julie est fondé sur l’expulsion honteuse de Pourceaugnac. Ainsi, le dénouement célèbre le retour à la vie normale et la fuite de Pourceaugnac hors de Paris donne lieu à la réjouissance collective. L’univers carnavalesque sert alors à créer un désordre où les identités ne peuvent que se déstabiliser, et c’est ainsi que B. Rey-Flaud considère Monsieur de Pourceaugnac comme « une farce charivarique » : « Monsieur de Pourceaugnac n’est rien d’autre que la mise en scène de ‘la chasse à l’homme sauvage’ en quoi la pièce de Molière constitue proprement un charivari dramatique 29 . » 26 Voir sur ces points J-M. Pelous, p. 24-25. 27 Se reporter ici à Harold Knutson, Molière, an archetypal approach, Toronto, University of Toronto Press, 1976, p. 57. 28 Apostolidès, p. 73. 29 Voir B. Rey-Flaud, Molière et la farce, Genève, Droz, 1996, p. 185 et 179. Ralph Albanese PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0017 266 On assiste alors à la mise en place d’une traque destinée à attraper une bête sauvage. Aussi le charivari vise-t-il à transformer Pourceaugnac en homme sauvage digne d’être chassé de la Cité 30 . Le but primordial du carnaval consiste alors à exclure et, finalement, à expulser le perturbateur afin d’entraîner la remise en ordre de la société. Bien que Monsieur de Pourceaugnac illustre la dimension afflictive de ce rituel social en ce sens qu’il frappe le criminel dans son corps, il n’en demeure pas moins qu’il atteint le protagoniste tout aussi bien dans son esprit, d’où l’instabilité identitaire dont il témoigne au cours de la pièce 31 . 30 Voir à ce propos P. Dandrey, qui met bien en valeur les éléments constitutifs du rituel carnavalesque, p. 220-233. 31 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney de leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai. PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 Enchantement, désenchantement : des Plaisirs de l’île enchantée au déplaisir d’une mort inéluctable F RANCIS A SSAF (U NIVERSITY OF G EORGIA , A THENS ) L’entrée solennelle de Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse à Paris le 26 juin 1660 marque formellement la présence et la domination du corps politique de Louis XIV. Cette manifestation avait duré 5 heures au cours desquelles les corps constitués, Parlement, clergé, université, viennent rendre hommage aux souverains (Cornette 71). Mais ce n’est que le début : ma réflexion sur l’enchantement et le désenchantement, le plaisir et le déplaisir à la Cour de Louis XIV, se focalisera plutôt sur deux événements-clés du règne, séparés par plus d’un demi-siècle : Les Plaisirs de l’Île enchantée, du 7 au 13 mai 1664 et, du 10 août au 1 er septembre 1715, la dernière maladie et la mort de Louis XIV. Pareil regard peut sembler réducteur eu égard aux innombrables péripéties du règne, mais le premier constitue l’affirmation publique, péremptoire, spectaculaire de la puissance de la monarchie ; c’est formellement l’inauguration de l’absolutisme louisquatorzien. Le deuxième constitue la chronique des derniers jours de ce monarque dont le corps physique délabré abrite un corps politique qui va lutter jusqu’au dernier moment pour maintenir sa rémanence. Ces deux événements me paraissent encadrer de façon emblématique un règne qui consolide l’œuvre de Richelieu, c’est-à-dire la mise en place de l’État moderne. Dès 1661, la prise de pouvoir de Louis XIV fait de la notion d’enchantement une partie intégrante de la gloire du roi, socle de l’absolutisme ; cette gloire, il faut impérativement la manifester par un spectacle aussi public que permanent. Dans l’énorme somme de travaux dont le monarque a fait l’objet tout au long de son règne, on voit émerger un principe directeur : établir et faire fonctionner partout la machine à diffuser cette gloire. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 268 Pour célébrer la naissance du Dauphin 1 en 1661, Louis XIV avait organisé le Grand Carrousel, tenu devant le palais des Tuileries les 5 et 6 juin 1662. Il ne s’agissait pas seulement pour le jeune roi de parader, en costume d’empereur romain, avec un grand nombre de cavaliers, devant l’immense foule des spectateurs ; il avait aussi fait installer des fournils pour distribuer gratuitement du pain au peuple, manifestant ainsi sa munificence et ce non sans raison : plusieurs régions de France étaient à ce moment-là victimes de la famine (la « famine de l’avènement ») 2 . Deux ans plus tard, du 7 au 13 mai 1664, assuré alors de sa descendance, Louis XIV donne à Versailles la fête des Plaisirs de l’île enchantée, devant un public de 600 personnes ; l’événement était dédié aux deux reines : son épouse, Marie-Thérèse d’Autriche, et Anne d’Autriche, sa mère (belle-mère et tante de Marie-Thérèse). Le n° 60 de La Gazette du 21 mai 1664 consacre 16 pages (481-496) à l’événement ; y sont décrites les différentes festivités avec un grand luxe de détails. Notons à ce propos que la notion que la fête était officieusement dédiée à la maîtresse du roi, la duchesse Louise de La Vallière 3 , est erronée 4 . D’après la notice des Plaisirs de l’île enchantée dans l’édition Forestier des œuvres complètes de Molière, ce n’est qu’à partir de Voltaire, puis des romantiques du XIX e siècle, que cette idée a pris racine (Molière, Œuvres complètes T. 1 : 1392, n. 1). J.-M. Apostolidès 5 consacre aux Plaisirs de l’île enchantée 21 pages dans son ouvrage Le Roi-Machine. Tout au début, on trouve une importante remarque, qui définit d’emblée le pouvoir louisquatorzien : « À travers les thèmes des fêtes de Versailles de 1664 et de 1668, le jeune Louis XIV est invité à parfaire son image, à endosser totalement l’aura monarchique. » (93). Le duc de Saint-Aignan 6 a organisé la fête de 1664 et a choisi comme thème 1 Louis de France (1661-1711), dit le Grand Dauphin. 2 C’est la crise alimentaire qui a touché la France entre 1661 et 1662, suite à l’hiver rigoureux de 1660, résultant en de mauvaises récoltes. Le prix du blé quadrupla. Voir l’article de Thierry Sabot. 3 Françoise-Louise de La Baume Le Blanc, demoiselle puis duchesse de La Vallière (1644-1710) 4 Le site du Centre de Recherches du château de Versailles répète cette erreur. www.châteauversailles.fr 5 Il attribue la relation à André Félibien. Aucune des sources consultées ne confirme cela, alors que Félibien est présenté partout comme l’auteur avéré de la relation de la fête de 1668. 6 François Honorat de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan (1607-1687). Brillant militaire, fidèle à Louis XIV durant la Fronde, il est nommé par celui-ci en 1663 duc et pair de France, puis conseiller du roi. Il reçoit nombre de gouvernements. Protecteur des arts et des lettres, il entretient une volumineuse correspondance avec les hommes de lettres de son temps. Reçu à l’Académie française en 1663. Blessé cinq Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 269 central un épisode du Roland furieux de l’Arioste 7 ; Apostolidès met en relief le caractère éminemment littéraire de cette fête : « elle [la littérature] est la source où les seigneurs puisent pour représenter des pseudo-exploits qu’ils n’ont pas la possibilité d’accomplir en dehors du théâtre. En les invitant, le monarque les introduit dans l’univers de l’illusion. » (93-94). On pourrait mettre cela en contraste avec les très réels exploits militaires du duc de Saint- Aignan (1607-1687) lors de la Guerre de Trente Ans. Contraste paradoxal mais vrai cependant, et non pas seulement concernant les seigneurs de la Cour de Louis XIV, mais aussi ce dernier lui-même. L’enchantement implique une nécessaire mise en fiction du corps politique car celui-ci ne peut se concrétiser, s’expliciter, que dans le geste théâtral, à la fois fait pour être vu et inscrit en dehors du réel. C’est, au sens le plus strict du terme, la fabrication d’une utopie, indispensable cadre qui à la fois dissimule et révèle le réel. Peter Burke place Les Plaisirs de l’île enchantée aussi bien que le Divertissement de 1668 (et le carrousel des Tuileries de 1662) dans une entreprise systématique pour « fabriquer » Louis XIV, comme l’indique par ailleurs le titre de son ouvrage The Fabrication of Louis XIV (q. v.). Sans le dire explicitement, il suggère que les exploits « imaginaires » dont parle Apostolidès (supra) non seulement éloignent les courtisans de leur « base réelle », c’est-à-dire de leurs domaines en province, mais les assujettissent à la gloire du roi de façon indissoluble, ce qui confirme le fait que Louis XIV a sciemment recours à la mise en fiction, destinée à remplacer la réalité, non seulement dans les divertissements en eux-mêmes, mais en tant que métaphore de la vie quotidienne à la Cour et indispensable cadre de la persona politique de Louis XIV. Pour matérialiser et consolider son pouvoir, le monarque doit créer (ou recréer) un ordre identitaire à la fois fictionnel et réel, une hiérarchie pyramidale dont il est l’apex. C’est ce qu’explique en détail Apostolidès : les défilés, l’organisation générale de la fête constituent dans le temps et l’espace une mise en abyme systématique de cet ordre dont a besoin le monarque, appareil sémiotique que doivent non seulement reconnaitre tous les assistants, mais y adhérer. Apostolidès interprète le costume revêtu par Louis XIV comme une fusion pleinement consciente des deux corps du roi : « L’habit de pierreries rend visible l’aura monarchique et permet au roi de revêtir ses deux corps en même temps. » (96) Il définit ici le corps physique comme la richesse marchande de la nation (or, diamants) et le corps politique comme fois durant le Guerre de Trente Ans. Entre à l’Académie française en 1663. Voir l’article de Denis Lopez, Dictionnaire du Grand Siècle, p. 1376. 7 Ludovico Ariosto (1474-1533) compose son fameux poème Orlando furioso sur plusieurs années. La première version, en 40 chants, paraît en 1516. En 1532, un an avant sa mort, paraît la version définitive en 46 chants. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 270 les insignes (casque, cuirasse) de la fonction royale. Posons-nous cependant la question : la richesse de la nation que représentent le casque et la cuirasse chargés d’or et de pierreries incarne-t-elle vraiment le corps physique du roi ? Rappelons qu’un des attributs fondamentaux de la souveraineté du roi est de battre monnaie, au même titre que de rendre la justice ou de lever une armée. Or, la richesse d’un état moderne, mercantiliste, ne peut exister, s’accomplir que par ce suprême moyen d’échange qu’est la monnaie, ce qui fait du roi le premier « moteur » de l’économie, et ce d’autant plus que l’aloi, titre légal de la monnaie d’or et d’argent, qui est la proportion de métal précieux allié à des métaux plus communs, déterminait sous l’Ancien Régime la valeur d’échange de la monnaie. L’aloi incarne la loi. Dans ce cas, la richesse nationale doit ressortir au corps politique, tout comme la sémiotique militaire du casque et de la cuirasse. Si on examine le roi déguisé en Roger, force est de conclure que le corps physique est complètement occulté par le corps politique, que décrit le jurisconsulte anglais Henry de Bracton (v. 1210-v.1268) comme le roi en son conseil. Bien que les modalités de la monarchie française diffèrent substantiellement de celles de la monarchie anglaise, l’étalage des richesses dans Les Plaisirs de l’île enchantée a pour seul but de valoriser le corps politique du jeune Louis XIV. La remarque dans l’édition Forestier que Les Plaisirs de l’île enchantée n’étaient nullement dédiés à la duchesse de La Vallière (supra) confirme que c’est seul ce dernier qui fonctionne lors de ces festivités versaillaises. Il est aussi vrai que les arts, la musique, les spectacles sont (Apostolidès dixit) monopolisés par le pouvoir et redistribués à la minorité nationale, c’est-à-dire aux invités, qui sans doute ne comptaient parmi eux aucun roturier. C’est peut-être aussi une manière pour le roi à la fois d’affirmer sa victoire définitive contre l’aristocratie qui l’avait combattu de 1648 à 1653 et d’effacer des mémoires le 17 août 1661, date de la somptueuse fête qu’avait donnée en son honneur le surintendant Fouquet au château de Vaux. Un examen rapide du déroulement et des événements de Plaisirs de l’île enchantée révèle que nombre des activités de Vaux y sont reproduites, mais en plus somptueux : collation, feu d’artifice, loterie avec des prix de grande valeur, et même reprise des Fâcheux, comédie créée expressément par Molière à cette date pour le roi et commanditée par Fouquet. Il est évident que le jeune Louis XIV a l’intention par ce divertissement (et celui de 1668) d’établir ce qu’Apostolidès appelle une mythistoire, c’est-à-dire une reconstruction - et non pas une imitation - de l’imperium romanum en rassemblant les éléments qui ont survécu au Moyen Âge - et surtout à la Fronde - pour constituer une sémiotique de la monarchie absolue (Apostolidès 69-71). Encore que les représentations de Louis XIV en costume romain ne manquent pas, il est difficile d’imaginer qu’il avait donné Les Plaisirs de l’île enchantée dans le seul Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 271 but - ou même le but principal - de peindre dans les esprits des assistants l’image d’un empire romain ressuscité, dont il serait l’imperator. Ce qui semble plus vraisemblable, c’est que le jeune roi a voulu imposer l’artéfact d’un souverain moderne, dépassant tous les Anciens, topos d’ailleurs longuement exploité tout au long du règne par la machine à propagande louisquatorzienne. L’historien J.-Ch. Petitfils a très bien saisi l’importance de cette manifestation, qui exalte le corps politique du roi à travers les épreuves dont doit triompher Roger : C’était aussi une fête chevaleresque, assortie d’un rite initiatique : la métamorphose du héros Roger, joué par le roi, en un souverain parfait qui renonce aux jouissances faciles et immédiates, à travers une suite d’épreuves symboliques. Mutation alchimique en quelque sorte, suivie de celle de l’aristocratie guerrière, invitée une fois de plus à sortir de sa chrysalide de fer pour devenir noblesse de cour et de velours (293). Cette dernière remarque nous focalise sur la volonté du roi non seulement de se fictionnaliser lui-même par l’intermédiaire du héros de l’Arioste, mais aussi - surtout ? - d’assurer sa domination sur une aristocratie dont une grande partie, il n’y a pas si longtemps, guerroyait contre lui pour maintenir ses privilèges médiévaux. Il s’agit donc pour Louis XIV de moderniser les mentalités et de les faire passer formellement d’un état d’esprit médiéval à un état d’esprit moderne, c’est-à-dire qui accepte et soutient l’absolutisme, lequel devient alors notion à la fois mythique et historique, ne devant rien à l’Antiquité, sinon qu’elle lui sert de repoussoir. En plus de la relation officielle des Plaisirs de l’île enchantée (attribuée soit à Perrault soit à Félibien ; voir Apostolidès ou Forestier), il existe trois documents : la relation de Jacques Carpentier de Marigny (1615-1670), celle, manuscrite, d’André Philidor (v. 1652-1730), compositeur et copiste ordinaire du roi, et enfin celle du n° 60 de La Gazette de 1664. Ajoutons-y le manuscrit illustré de de Bizincourt, qui ne contient aucune description des festivités, mais un nombre important de poèmes, sonnets, épigrammes, dédiés au roi, aux deux reines et aux participants du spectacle. On commencera par la relation de La Gazette, relation dont le titre complet est Les Particularitez des divertissemens pris à Versailles, par Leurs Majestez. Cette entrée en matière souligne à la fois le caractère théâtral et historique de la performance. Notons comment l’auteur de l’article assimile Alcine à Louis XIV : [.…] La Magicienne Alcine que nous dépeint l’Arioste, arrestoit auprès d’elle, grand nombre de Chevaliers, tant par les charmes de sa beauté que par ses enchantemens […] cette magicienne se servoit des Tournois, des Festins, de la Comédie, & de la Musique, aussi bien que du pouvoir de ses Demons pour mieux captiver ses amans (481-482). Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 272 L’auteur enchaîne immédiatement sur les festivités offertes par le roi aux reines et aux autres invités. Cette déclaration est destinée à créer dans l’esprit des lecteurs une juxtaposition identitaire de la magicienne et du roi. C’est d’autant plus frappant qu’Alcine, ayant abordé en France, n’a d’autre souci que de rendre hommage à la reine (Marie-Thérèse sans doute). L’auteur tisse un récit où se mêlent fable et réalité, puisqu’il ramène l’attention du lecteur sur l’organisation des festivités par Saint-Aignan, lesquelles commencent le 7 mai par une course de bague, dont le thème est les jeux pythiques (jeux delphiques) tenus tous les quatre ans à Delphes et présidés par Apollon (Louis XIV, évidemment ! ). Cette thématique rappelle clairement la victoire du dieu sur le serpent Python, pour établir dans l’esprit des spectateurs les « victoires » de Louis XIV dans la Guerre de Trente Ans (Louis XIV n’a que dix ans en 1648 ! ), en particulier celle de Lens le 19 août, où Condé inflige une défaite si cuisante au Saint-Empire que Ferdinand III de Habsbourg (1608- 1657) n’a d’autre choix que de ratifier le second Traité de Westphalie 8 . Et n’oublions pas la Fronde ! Les courses de chars qui faisaient partie des jeux dans la Grèce antique sont remplacées par une course de bague, mêlant de façon syncrétique survivance médiévale, mythologie antique et rappel du Traité. Les relations de la fête comprennent la topographie du terrain. Voici la description qu’en fournit La Gazette : On avoit dressé sur les trois Avenues autant de grands Portiques de verdure, ornés d’Escussons, avec de hautes figures, & des Trophées qui les rendoyent fort superbes : & à l’entrée d’un Rond qui se forme au milieu de cette Allée, descendant du Chasteau, l’on avoit mis les hauts Dais pour les Reynes, avec des Echafaux pour toute la Cour (483). Marigny est encore plus détaillé : L’on arrive par la grande Allée, qui est au bout du Parterre, dans un rond fort spacieux, couppé par une autre Allée de mesme largeur ; ce lieu qui est à cinq ou six cens pas du Chasteau, fut choisi pour le plus propice à faire paroistre les premiers divertissemens du Palais enchanté d’Alcine. L’on avoit éleué dans les quatre Avenuës du Rond, de grands Portiques ornez au dehors et au dedans, des Armes, & des Chiffres de Sa majesté. L’on avoit mis le haut Dais justement à l’entrée du Rond & derriere en remontant dans l’Allée, l’on avoit arrangé les bancs en forme d’Amphitheatre pour deux cent personnes (10-11). La relation officielle, parue chez Robert Ballard en 1665, est la plus complète de toutes, et en même temps la plus accessible au public, vu qu’elle figure in extenso dans le T. 1 de l’édition Forestier (522-559 et 589-598). Y figurent les descriptions des première et troisième journées, la deuxième étant réservée à 8 Signé à Munster le 24 octobre 1648. Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 273 La Princesse d’Élide. Non seulement y sont rassemblées la description physique des lieux, mais aussi les pièces de vers dont fait état de Bizincourt. De cette façon, elle offre au lecteur la possibilité de se plonger dans l’enchantement, ce qui est le but de ce spectacle. Examinons le rapport de cette pièce avec les deux autres journées. La préface est tout à fait explicite : après la course de bague de la première journée, Roger et sa quadrille veulent divertir la reine (Marie-Thérèse) en donnant la comédie. Le premier intermède mêle prose, poésie lyrique et commedia dell’arte. La didascalie qui le clôt mentionne la musique et la danse qui l’accompagnent. Dans son article sur La Princesse d’Élide (q. v.), Marine Roussillon voit dans la pièce une innovation par rapport à des formes plus anciennes, notamment les ballets de Benserade : Avec La Princesse d'Élide, Molière remplace ce dispositif 9 par un jeu de miroir. La pièce renvoie toujours à la cour une image d'elle-même, elle met en abîme l'organisation des fêtes et permet· de nombreuses applications, mais elle peut être lue indépendamment de ces applications et diffusée largement. La pièce répond ainsi mieux que le ballet aux exigences de publicité de la politique de la gloire. (17) L’article se focalise sur la portée politique, non seulement de la représentation du 8 mai 1664, mais aussi des représentations en aval de cette date et de celle des versions imprimées à partir de 1665 10 . Il ne traite pas de la seule organisation des fêtes des Plaisirs de l’île enchantée : cette mise en abyme reflète l’ensemble de la fonction royale. On retiendra ce que dit au prince d’Ithaque, Euryale, son gouverneur Arbate sur l’amour et ses vicissitudes ; celui-ci reproche à son pupille son dédain pour l’amour. Sa deuxième réplique (vv. 15 à 44, p. 544 de l’édition Forestier) contient des vers alliant la beauté physique et l’amour au corps politique du roi, traits sur lesquels les politologues sont entièrement muets (ce qui est compréhensible). C’est le discours d’Arbate qui réalise ainsi la fusion des deux corps. Voici ce que dit le gouverneur au prince : Je dirai que l’Amour sied bien à vos pareils : Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage De la beauté d’une âme est un clair témoignage, Et qu’il est malaisé que sans être amoureux Un jeune Prince soit et grand et généreux : C’est une qualité que j’aime en un Monarque Et je crois que d’un Prince on peut tout espérer Dès qu’on voit que son âme est capable d’aimer. (vv. 20-28) 9 Les ballets de Cour de Benserade. 10 Paris : Loyson, 1665 et dans les Œuvres de Molière. Paris : Quinet, 1666. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 274 À 26 ans, Louis XIV est un beau jeune homme, certainement amoureux. Les vers de Molière, présentant un Euryale (légitimement) amoureux de la Princesse d’Élide doivent évoquer dans les esprits des spectateurs Louis amoureux de son épouse légitime, Marie-Thérèse, certainement pas de sa maîtresse la duchesse de La Vallière ! La grandeur et la générosité du roi dépendent selon Arbate de son inclination amoureuse. Je ne dis pas que Molière voulait donner des leçons à son patron, mais il semble clair que ce passage constitue une (discrète) métaphore de l’amour que le roi doit avoir à la fois pour la reine et pour son peuple. Concernant cette dernière, le légiste Cardin Le Bret (1558-1655) se penche sur la question du statut de celle-ci au chapitre 6 du Livre Premier de De la Souveraineté du Roy (q. v.). Ayant évoqué (avec pas mal de misogynie) les « malheurs » qu’apportent les femmes au gouvernement des états (Frédégonde [v. 545-v.597], Brunehaut [v. 547-613], Théodora [v. 500-548] - épouse de l’empereur Justinien - et d’autres), il loue les épouses des rois de France pour leur sagesse et leurs capacités de gouverner, mais en tant que régentes : Blanche de Castille (1158-1252), Blanche d’Evreux (1387-1441) 11 , Anne de France (1461-1522) 12 , etc. Anne d’Autriche (1601-1666) ne figure pas parmi les « sages » régentes pour la bonne et simple raison que la deuxième impression de l’ouvrage du sieur de Flacourt sort l’année même de la mort de Louis XIII et donc n’a pu inclure la reine régente 13 . L’implication est que la reine participe du corps politique du roi, mais jusqu’à un certain point seulement, et dans la mesure où le roi veut bien le lui permettre. Il note cependant qu’un outrage à la reine relève du crime de lèse-majesté. Analyser en détail La Princesse d’Élide est tentant mais dépasserait largement le cadre de cette étude. Passons directement au dernier acte, dont on pourrait dire qu’il préfigure en quelque sorte Le Jeu de l’amour et du hasard, avec les feintes auxquelles se livrent la Princesse d’Élide et le prince d’Ithaque, soit de l’un à l’autre, soit avec le Prince Iphitas, père de la Princesse. Il ne s’agit pas de déguiser le statut social, pais plutôt les sentiments et les attitudes. Notons aussi qu’il n’y a pas de véritable dénouement, puisque la Princesse demande du temps pour réfléchir, ce que son père Iphitas interprète comme un assentiment, chose qu’accepte Euryale. L’artificialité de la pièce entière est enchâssée dans l’irréel des Plaisirs de l’île enchantée, une mise en abyme dans la mise en abyme, en somme. Elle est soutenue par les intermèdes musicaux, à propos desquels il conviendrait de citer la musico- 11 Reine de Navarre à partir de 1429. 12 Plus connue sous le nom de Anne de Beaujeu. Régente du royaume de France de 1483 à 1491 et de 1494 à 1495. 13 La première édition avait paru en 1632, chez Toussainct Du Bray. La deuxième chez la veuve de Toussainct Du Bray. Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 275 logue Anne Piéjus, qui a rédigé la section pertinente de la notice : « […] l’air est à la fois la signature de l’influence de l’air de cour et, dans un contexte de détournement des codes, un ressort comique. » (1402) Marigny donne une description extrêmement détaillée de la conclusion de La Princesse d’Élide, tant des décors et des machines que de la musique (37-43). Il ne manque pas d’humour lorsqu’il dit que les chants et les danses sont un meilleur moyen de séduire les dames que d’aller se pendre par désespoir d’amour (42-43). L’irréel continue et même s’accentue dans la troisième journée, comme le fait voir la relation de La Gazette : Mais ce qui se passa en la 3, ne se peut exprimer que par des idées au-delà du vrai semblable : & ce fut alors, aussi, que les Spectateurs crûrent estre en une isle enchantée. Le Théatre de ces nouveaux miracles, estoit un Rondeau 14 qui est au bout de la mesme allée en Ovale (492-493) Suit une description minutieuse, avec les dimensions du terrain et des rochers qui l’encerclent. Ces rochers sont peuplés de toutes sortes de musiciens. Le ballet d’Alcine est lui aussi présenté en détail ; les personnages fantastiques ou exotiques ne manquent pas : géants, nains, Maures, monstres et esprits en tous genres, sans parler des chevaliers enchantés. Tout concourt à conforter l’irréel dont parle Apostolidès dans Le Roi-machine. Marigny est plus prosaïque ; il rapporte les propos du public concernant les trois baleines que chevauchent Alcine et ses compagnes : Comme l’on raisonne differemment sur toutes les choses de ce monde, le uns soutenoient que ces Monstres estoient vivants, que des Biscayins les avoient pris à la derniere Pesche, & les avoient amenez au Roy ; d’autres disoient que c’estoient des Poissons que l’on avoit jettez, il y a peu de temps, dans le Rondd’eau, & qui étoient devenus assez grans pour servir en cette occasion […] (47-48) Marigny ironise sur la beauté du palais d’Alcine, qu’on aurait pris pour l’invention de Vigarani 15 , dit-il, si l’on n’eût été prévenu que c’était un enchantement de la magicienne (49). Il n’en décrit pas moins avec une grande admiration le magnifique feu d’artifice qui suit la ruine du palais. Le détail de la description renforce l’impression d’éblouissement que devaient ressentir les spectateurs. La quatrième journée et les suivantes sont consacrées à une course de tête et divers amusements, dont la première version du Tartuffe, qui avait tellement scandalisé Anne d’Autriche qu’elle fit interrompre la représentation. Cinquante et un ans plus tard… 14 Ou « rond-d’eau ». Bassin de forme circulaire. 15 Carlo Vigarani (1637-1713), ingénieur de Louis XIV puis intendant des plaisirs de Sa majesté jusqu’en 1690. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 276 Depuis longtemps, le réel a pris le pas sur l’enchantement. Le jeune et fringant Louis XIV est devenu un vieillard dont la santé, précaire depuis des années, le condamne entre autres misères, à ne pouvoir se déplacer qu’en fauteuil roulant. Les mémorialistes, surtout Dangeau et Saint-Simon, n’ont pas manqué de commenter le déclin du monarque et la triste réalité qui sert de cadre au désenchantement de la Cour de Versailles. Le Mémoire du marquis de Dangeau sur ce qui s’est passé dans la chambre du roi pendant sa maladie (q.v.) 16 va du 25 août (jour de la Saint-Louis) au 1 er septembre. Il énumère tous les courtisans qui se pressaient dans ses appartements. La constance de Louis XIV devant la maladie suscite ces paroles admiratives : « Je sors du plus grand, du plus touchant et du plus héroïque spectacle que les hommes puissent jamais voir (13). » Dangeau décrit avec émotion l’état de dépérissement de Louis XIV, qu’il observe à son coucher ; le roi est devenu d’une maigreur squelettique par suite des ravages d’un diabète non soigné 17 . C’est au château de Marly, le 10 août 1715, que le roi ressent les premières attaques de la gangrène diabétique qui devait finir par l’emporter le 1 er septembre. En dépit de ce mal, impossible à enrayer, Louis XIV continue à exercer son « métier de roi », travaillant avec ses ministres alors que la gangrène de sa jambe progresse inexorablement. Il continue même à faire entrer le public pour assister à son dîner 18 . Dangeau et Saint-Simon 19 notent tous deux les signes - passagers mais significatifs - de confusion mentale que manifeste le roi en son déclin. Pour un récit réaliste, non dénué de sentiment toutefois, il nous faut avoir recours au journal tenu par les frères Jean et François Antoine, qui ont pris la succession de leur père Jacques 20 en tant que garçons de chambre et portearquebuse de Louis XIV. Profondément dévoués à leur maître, les Antoine ne se permettront jamais de porter un jugement direct sur les familiers de celuici, mais on peut à l’occasion deviner, voire constater clairement certaines attitudes provoquées par la présence ou les actions des membres de cet entourage, en particulier les médecins. Comparant le journal de Jacques Antoine sur la maladie et la mort de Louis XIII à celui rédigé par ses fils, on note dans ces chroniques de fin de vie une « modernisation » du sentiment religieux du troisième Bourbon par rapport au second, et qu’on pourrait poser 16 Il est tiré du T. 16 du journal. 17 Les détails que donne le journal des Antoine ne laissent aucun doute sur cette maladie 18 Ce que nous appelons aujourd’hui le déjeuner, le terme de souper étant réservé à l’époque au repas du soir. Encore en usage au Canada francophone. 19 Mémoires, T. XII, ch. 5. 20 C’est à lui qu’on doit le journal de la maladie et de la mort de Louis XIII. Voir Quand les rois meurent. Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 277 en parallèle à la modernisation de la conception de l’État de l’un à l’autre, traçant une (micro) évolution allant - du moins en fin de vie - du modèle christomimétique/ christocentrique au modèle juricentrique 21 . Les frères Antoine font suivre le titre du journal d’une évocation succincte des principaux événements du règne, à commencer par le mariage du jeune roi le 9 juin 1660 à St-Jean-de-Luz avec l’Infante Marie-Thérèse d’Autriche (1638-1683). Les nombreuses campagnes et voyages sont mentionnés en quelques lignes, se terminant bien entendu sur le « triste événement ». Nulle part ils n’évoquent cependant Les Plaisirs de l’île enchantée. Dès le début du journal, on constate très vite que les Antoine enfreignent immédiatement ce qu’ils avaient promis, c’est-à-dire de ne faire parler que le roi lui-même. Le discours extra-diégétique l’emporte de loin par la longueur sur les citations directes du roi. Mais en même temps, les auteurs sont sensibles au désenchantement qui gagne leur maître dès la fin de la guerre de Succession d’Espagne : Nous dirons qu’il y avoit désja quelques mois que le Roy commençoit à goûter les douceurs de la Paix qu’il avoit achetée par tant de travaux, de depenses et de sang se retiroit souv t . dans cette aimable solitude ; Lorsque frappé d’une grande debilité destomach, dont il avoit desja ressenty auparavant, quelques Legers (sic) atteintes il commenca, aussy bien que Salomon a eprouver que tout ce qui est en ce monde estoit perissable n’étant que vanité (NAF 5012, f°257/ 210) Dangeau n’évoquera que l’état physique lamentable du roi (14). Il ne s’agit pas seulement de la soif dévorante qui oblige ce dernier à absorber d’énormes quantités d’eau toute la nuit, mais aussi de l’angoisse et de l’inquiétude qui accompagnent ce symptôme auquel il ne s’attendait sans doute pas. En dépit de l’état avancé de la maladie qui ravage son corps physique, son corps politique continue de tourner à plein régime. Louis XIV tient conseil jusqu’à seize heures avec Michel Le Peletier de Souzy (1640-1725) , ministre pour les fortifications depuis le 21 juillet 1691. De là il passe chez Mme de Maintenon pour tenir un second conseil avec le chancelier ministre d’État pour la guerre Voysin 23 jusqu’à vingt-deux heures. Après, souper en grand couvert ; le texte souligne sa pâleur et son absence d’appétit, qu’on peut 21 Pour éviter toute équivoque, notons que, tout au long de son règne, Louis XIII a pratiqué une monarchie juricentrique, surtout dans ses guerres contre les huguenots. J.-Ch. Petitfils (q.v.) insiste sur le caractère purement politique de ces guerres, le roi ne cherchant pas à violer les consciences, mais à établir partout son autorité. 22 Michel Le Peletier de Souzy (1640-1725). Voir François Bluche. Dictionnaire du Grand Siècle (1466). 23 Daniel Voysin de la Noiraye (1654-1717). Secrétaire d’État à la Guerre en 1709 grâce à la protection de Mme de Maintenon. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 278 mettre en contraste avec sa légendaire gloutonnerie des années précédentes. Néanmoins, il passera encore une heure et demie dans son cabinet à s’entretenir avec les princes et les princesses du sang. Si le journal qualifie ce moment de « délassement », on peut toutefois y voir une manifestation du corps politique : le roi en tant que chef de la famille de France, affirmant sa présence chez les premiers parmi ses sujets. La routine quotidienne du roi ne change guère, en ces derniers jours de sa vie. De 16 à 18 heures, il travaille avec Pontchartrain (1674-1747) , qui a assumé la fonction de secrétaire d’État de la maison du Roi, puis avec Voysin chez Mme de Maintenon. Souper en public. Le roi se plaint à son archiatre (premier médecin) Guy-Crescent Fagon (1638-1718) qu’il n’a trouvé goût à rien, remarque qui souligne le contraste entre la déchéance progressive du corps physique et la volonté farouche de maintenir la viabilité du corps politique. Commentons la façon dont les Antoine voient le monarque fonctionner. Aux épisodes physiques (soif inextinguible, insomnie, perte d’appétit), il faut opposer l’inflexible volonté que met Louis XIV à poursuivre son « métier de roi ». Les auteurs dénombrent fidèlement les ministres, conseillers et secrétaires avec qui il se réunit chaque jour, durant plusieurs heures, pour vaquer aux affaires d’État, réalité, si peu réjouissante qu’elle soit, qu’il faut opposer aux enchantements de sa jeunesse. En même temps, intense et dévorante qu’il éprouvait en permanence a fortement frappé les Antoine : ils s’y réfèrent constamment. Ils notent même que le roi ne demandait jamais d’aliments (bouillon, panades, gelées), mais de l’eau en grande quantité (NAF 5012 f° 276). D’autres importants éléments qui contribuent au désenchantement qui règne à Versailles en cette « fin de partie » sont d’abord la rivalité entre Fagon et Georges Mareschal (1658-1736), premier chirurgien ; ensuite, les consultations avec les meilleurs médecins de Paris, mandés à Versailles pour essayer de trouver une thérapeutique capable de guérir la gangrène qui pourrit inexorablement la jambe gauche du roi. Ces consultations, d’où il ne résulte aucune mesure effective, tournent pour les Antoine en farce. Ils citent l’un des médecins appelés au chevet du roi : « Sire, nous Espérons avec l’aide de Dieu et des remèdes Vous donner un prompt soulagement et que cette maladie n’aura pas de suite ». Les garçons de chambre commentent : Admirable promesse si elle avoit eu quelque effet ; mais c’est Dieu qui frappe et qui guérit. Ces doctes prometteurs tatérent le poulx du malade avec Cérémonies les uns après les autres selon leur rang d’ancienneté ils luy trouverent 24 Ministre de la Marine de 1699 à 1715 et Secrétaire de la Maison du roi. Fils de Louis II Phélypeaux de Pontchartrain (1643-1727). Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 279 beaucoup de fiévre ; personne n’en doutoit ; la question étoit de la chasser et de pouvoir soulager le mal de sa Jambe, ils passerent tous pour cela dans le cabinet du Roy, ou l’on avoit coutume d’aller faire des consultations chacun d’eux y déploya son Eloquence pour approuver la conduite de M. Fagon, ou ils conclurent qu’il falloit Exécuter ce qui avoit esté résolu dans la consultation du Quatorze du mois touchant le lait d’anesse, et qui avoit esté differé jusques la pour des raisons que Monsieur Fagon allégua personne ne fut assez impoli pour le contredire (NAF 5012 f°281/ 224). Même dans ses pièces les plus satiriques des médecins de son époque, Molière (1622-1673) n’aurait pu imaginer pareille scène. L’aspect tout ensemble théâtral et rhétorique de cette « consultation » exclut toute légitimité scientifique. Sans conteste, la vedette de cette saynète est Fagon, que flagornent les autres médecins. Le lait d’ânesse faisait déjà partie de la pharmacopée hippocratique ; on voit que la médecine n’avait pas tellement progressé depuis le 4 e siècle avant notre ère. Disons à la décharge de Fagon que cette croyance en les vertus thérapeutiques du lait d’ânesse se prolongera jusqu’au début du XX e siècle. Les premiers mots du paragraphe suivant prêtent à sourire : « Cette ordonnance fut Executée sur le champ Le Roy prit du lait d’ânesse ensuite entendit la messe… » Pour maladroite et involontaire qu’elle soit, cette « rime » n’est pas sans évoquer (chez un lecteur attentif) à la fois l’incompétence des médecins royaux et le caractère théâtral de la religion de Louis XIV. En effet, les Antoine continuent en notant que la curiosité, plutôt que la dévotion, avait attiré à l’office plus de monde que d’ordinaire. Comment concilier curiosité et sollicitude ? « La Pâleur et l’abbatement sembloient se communiquer aux spectateurs. » NAF 5012 f° 281/ 224) C’est bien un spectacle, un spectacle de tragédie : le héros va mourir. Sa fin approchant porte en elle les topoï aristotéliciens de la terreur et de la pitié. Les médecins accumulent consultation sur consultation, prise de pouls sur prise de pouls, sans pouvoir trouver la moindre thérapeutique susceptible de soulager leur royal patient. Les Antoine s’étendent comme à plaisir sur ces détails ; il résulte de leurs propos une vision comique - peut-être pas tout à fait involontaire - que Molière, mort il y a plus de quatre décennies, n’aurait pas désavouée. Elle forme contraste avec la tragédie du roi mourant, évoquant (on s’en doute…) terreur et pitié parmi les spectateurs de sa déchéance physique. Je ne dis pas cela simplement pour conforter l’idée déjà bien ancienne de Versailles comme scène et de Louis XIV comme « roi-machine » (v. Apostolidès), mais bien parce que les choses se déroulent ainsi. Les médecins du roi ne sont pas ridicules à dessein ; nul doute qu’ils accomplissaient leur fonction avec le plus grand sérieux et les meilleures intentions, Fagon le premier. Mais pour le spectateur (et les Antoine sont aux premières loges ! ), ces formes rituelles, cet examen prétendument médical, Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 280 mais en fait réduit à un exercice de rhétorique, suivi de constatations d’impuissance répétées devant les progrès du mal, tout cela constitue au réel une satire du geste médical, et ce d’autant plus puissante que la satire moliéresque ne monte en épingle que des bourgeois obsédés (Argan) ou naïfs (Géronte), prêts à croire toutes les duperies d’un Purgon ou d’un Sganarelle. Le malade, bien réel ici, est le plus grand roi de l’Europe, véritablement aux portes de la mort, non pas entouré d’une nuée de médicastres de comédie, mais bien de membres en bonne et due forme de la Faculté, bien sérieux, et cependant tout aussi impuissants et dogmatiques que les caricatures moliéresques qui avaient jadis tant amusé Louis le Grand. Muselé par la déférence obligatoire envers un Fagon (protégé de Mme de Maintenon) farouchement opposé à l’amputation (à laquelle le roi consentait par ailleurs), Mareschal ne peut que frotter, bander et débander la jambe gangrenée sans apporter le moindre soulagement (bien entendu). Le 24 août constitue une date-charnière dans le progrès de la maladie du roi. En effet, la gangrène a tant progressé que la jambe est toute noire jusqu’au pied et que les nerfs sont morts. Le roi déclare qu’il ne souffre plus tant, et pour cause ! Son entourage n’est pas dupe. Même son ami d’enfance le maréchal de Villeroy 25 se rend compte que le mal est incurable. Les Antoine notent qu’il retourne dans son appartement les larmes aux yeux (NAF 5012 f° 287/ 227). La lecture du journal suggère que Louis XIV semble à la fois vouloir éviter de reconnaître sa souffrance en public et se montre beaucoup plus soucieux que son père de maintenir l’intégralité de sa fonction royale. Cela est sans doute une exagération et probablement contraire à ce qu’il ressentait vraiment, mais on dirait que Louis XIV « abdique » à un certain point son corps physique pour réserver ce qu’il lui reste d’énergie à maintenir son corps politique. Les Antoine ne s’y sont pas trompés : loin de focaliser leur récit exclusivement sur la détérioration progressive de sa santé, ils rapportent fidèlement aussi tout ce qui a trait à la fonction royale dans ses activités quotidiennes : conseils, apparitions avec les princes et les princesses, soupers en public - même si lui-même ne mange pratiquement rien - concerts, etc. Cela fait plus d’un demi-siècle que Louis n’est plus ce Roger en armure incrustée de pierreries, qui caracole devant un public en adoration ; la réalité a brutalement affecté le corps physique, mais le corps politique lutte pour se perpétuer. Louis sent sa fin approcher, alors que le ROI cherche à maintenir sa persona jusqu’au bout. Contrairement à Louis XIII, chez qui le salut prend 25 François de Neufville de Villeroy (1644-1730). Maréchal de France au printemps 1693, sa carrière militaire n’est qu’une suite d’humiliantes défaites qui lui valent le mépris du Régent, comme celui de Voltaire (Le Siècle de Louis XIV) Enchantement, désenchantement PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 281 un aspect obsessionnel et mélodramatique, la sensibilité religieuse du roi diffère assez de celle de son père et prédécesseur. Il sait qu’il va mourir et accueille cette certitude avec sérénité. Le 7 mai 1664, il n’existait aucun doute sur le véritable maître de la France. Ce 25 août 1715, plus de Roger scintillant de pierreries, mais un vieillard presque à l’agonie. C’est la fête de saint Louis, la dernière pour Louis XIV ; une foule de proches se précipite dans la chambre du roi : princes et princesses du sang comme légitimés, auxquels le roi tient un petit discours édifiant, leur recommandant à la fois de « vivre en paix ensemble » et de veiller sur le Dauphin. Encore que ne manquent pas les larmes chez ces personnages, on peut se demander : que pensaient-ils vraiment ? Il est évident qu’aucun d’entre eux ne savait à ce point qui gouvernerait la France (et donc les conséquences qui en découleraient). Le maître absolu l’est-il encore ? Si l’absolutisme s’était manifesté dans Les Plaisirs de l’île enchantée dans le contexte du mythe et de la fiction, l’inéluctabilité de la mort de Louis XIV cinquante et un ans plus tard crée un vide social et psychologique chez les habitants de Versailles. L’enchantement a pris fin. Bien sûr, on pourrait argumenter qu’il n’existait plus depuis longtemps, la santé déclinante de Louis XIV vieillissant et l’influence de Mme de Maintenon constituant des facteurs déterminants pour faire de Versailles une « île désenchantée », mais enfin, le monarque était toujours en vie et parfaitement déterminé à ne pas abandonner son corps politique, même sans ballets ni opéras. Notons cependant la brièveté du laps de temps entre la première observation (10 août) d’une rougeur sur la jambe gauche du roi et le progrès foudroyant de la gangrène jusqu’au 1 er septembre. Louis XIV est mort comme il a vécu : en public. Les témoins de sa mort la racontent de manière remarquablement succincte : le roi pousse quelques soupirs et deux petits hoquets et passe tranquillement de vie à trépas. Le moment exact du décès est huit heures et un demi-quart d’heure du matin (7 minutes 30 secondes), le 1 er septembre 1715. Le vide émotif et psychologique dont j’ai parlé plus haut s’accompagne d’un autre, littéral celui-ci : Versailles se vide après la mort du roi. Dans une lettre du 10 septembre 1715, la Palatine évoque la dispersion de la maisonnée royale, avec le jeune Louis XV emmené à Vincennes par son oncle le Régent. S’il pouvait persister un doute, le palais pourrait bien se voir à ce moment-là comme la matérialisation en pierre du corps politique de Louis XIV, ce qui avait toujours été l’intention de ce dernier. La disparition de son occupant lui enlève son sens, du moins pour le moment . À la mort de Louis XIII, le Château-Neuf de Saint-Germain s’était vidé aussi, puis au fil des ans, il a 26 Louis XV, encore mineur à 12 ans, ne s’y installera qu’en 1722. Francis Assaf PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0018 282 disparu (ou presque). Mais la matérialité du corps politique du Roi-Soleil a la vie dure, elle. Si à la fin de son règne culmine un désenchantement long de plusieurs décennies, son palais, par contre, perpétue dans la réalité et dans les esprits contemporains l’enchantement dont il avait voulu faire l’écrin de son pouvoir. Bibliographie Antoine, Jean & François. Journal historique de ce qui s’est passé pendant la derniére maladie du très-Glorieux Roy Louis Quatorze, d’Eternelle mémoire, etc. Paris, Bibliothèque nationale de France. Cote : NAF 5012 (manuscrit). Apostolidès, Jean-Marie. Le Roi-machine. Paris : Éditions de Minuit, 1981. Assaf, Francis. Quand les rois meurent. Tübingen : Narr/ Francke/ Attempto, 2018. Bizincourt. Les Plaisirs de l’île enchantée. Manuscrit, s.l.n.d. Bluche, François (éd.). Dictionnaire du Grand Siècle. Paris : Fayard, 1990. Burke, Peter. The Fabrication of Louis XIV. New Haven : Yale University Press, 1992. Cornette, Joël. Chronique du règne de Louis XIV. Paris : SEDES, 1997. Dangeau, Philippe de Courcillon, marquis de. 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This pamphlet was one of several that were published in England and Holland in 1695, following the retaking of the fortress of Namur by forces under the command of the British monarch William III. The event closely followed the publication in Paris by Boileau of his “Ode sur la prise de Namur” that celebrated the fall of the city to the French three years earlier. Boileau’s poem had led to a spate of artistic criticism from virtually all quarters (except, oddly, the University of Paris). In England and Holland, this criticism took the form of full-scale parody, often in railing verses that reproduced Boileau’s own end-rhymes with ridiculously distorted effect. 2 In the particular pamphlet in question, the “Cantique” occupies a place following two different railing parodies of the Boileau ode and preceding a satirical “Chanson sur le Chant de Léandre” and an epigram on the same theme. Like the other texts that accompany railing satires, the “Cantique” demonstrates how Boileau’s clumsy ode provided an excellent occasion for political criticism of the French royal family. The first stanza opens with extreme sarcasm by suggesting that, like her unconstrained mother, who had borne her child conceived by Charles 1 Vers à la louange du Roy, avec une satire contre Boileau-Despreaux et contre la Maintenon. London: Cailloué, 1695 (? ). British Library ref. T 2296 Political Tracts. I have not been able to verify the report of another copy in the library of Magdalen College. I have earlier referred to this outbreak of parody in my article, “The Triple Failure of Boileau’s Ode sur la prise de Namur” that appears in the December 2013 issue of the online journal L’Érudit franco-espagnol 4, 13-23. James F. Gaines PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 284 d’Aubigné in the prison of Niort, Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon was a woman who could not say “no” where sex was concerned. Incomparable Maintenon, Vous qui n’avez jamais dit non, Fille d’une mère si sage; 3 Grande Reine des perroquets, Digne de leur plus doux ramage, Recevez mes petits Bouquets. Now, the reading public in both Paris and London was certainly aware that Maintenon was no Ado Annie. There were more exaggerated examples of loose women who had a far greater claim to this accusation than she. Yet the story of Maintenon’s family origins was equally well known and easily lent itself to conflation. This initial hyperbole of licentiousness places the poem strictly across the boundary of political lèse majesté in a bold, insouciant fashion. It sets the parameters of vraisemblance in the “Cantique” at the extremes of fantastic and figurative language, opening the field for further outrageous statements and creating an expectation of total character denigration. Thus, by the standards of propaganda, the opening leaves the possibility for the image of the French royal family to become, with some justification, a kind of reductio ad absurdum. Precisely because the emerging concepts of propaganda allow - and even demand - that the rhetorical trope of exaggeratio overtly deny the limitations of conventional vraisemblance, the poet’s implicit announcement that “anything goes” does not necessarily violate the usually sacrosanct rationalism that applied to such genres as classical tragedy. Even within the usually more decorous theatrical world, those bounds would soon be challenged by a play that satirized Maintenon, La Fausse Prude, which would result in the expulsion of the Comédie Italienne from Paris. The sarcasm of the opening lines is repeated and strengthened at the stanza’s close by the use of “ramage” and “bouquet” in the sense of contrary metonymy, representing the common notions of cacophony and stench in satirical form. The first stanza also provides a retrospective association for la Maintenon’s sexual amorality through her association with the Caribbean and the still-occulted practice of piracy. She qualifies as “la reine des perroquets” because of her father’s exile to the Caribbean with the dubious distinction of being governor of the isle of Marie-Galante. That small island near 3 Jeanne de Cardilhac, who married Constant d’Aubigné after he murdered his first wife and her lover, served mainly as a cash cow for her husband and hardly deserved the epithet of sage. The satirist may be deliberately conflating Constant d’Aubigné’s two “criminal” wives. The Cantique à Madame de Maintenon and the Outbreak of Émigré Satire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 285 Guadeloupe was still devoid of legitimate settlers in the 1690’s due to the presence of pirates and to several Spanish attacks designed to repel them. Nevertheless, it continued to be used mainly by buccaneers well past the turn of the century, especially because of the feral cattle and pigs that provided a ready source of supplies. Barbecued meat (viande boucanée, after the Amerindian style of open-pit smoking) was needed for buccaneer cruises. A main rendez-vous point for the Spanish treasure fleet coming annually from Seville was the nearby island of La Désirade, often actually visible from Marie-Galante. Since the ships from Spain had not collected New World treasure yet, stragglers could be raided for the finished goods they carried from the continent or shadowed and attacked later when they had taken on loads of pearls from Isla Margarita or gold from the ports along the Spanish Main. The parrot was already a widely-known symbol for pirates, since these seafarers were virtually the only source for collectors of the popular birds in northern Europe, and retired buccaneers were known to routinely take one back to France, England, or Holland, where they were worth at least a year’s income. Besides the six years that the young Françoise d’Aubigné spent at Guadeloupe (the putative governor was afraid to take up residence on Marie- Galante itself! ), there is a second connection between piracy and Mme de Maintenon. In order to take that lofty title, she had bought the fief of Maintenon from an impoverished marquis, who went on to become quite a famous buccaneer in his own right. Continuing to use the now unwarranted appellation of Marquis de Maintenon, the disgraced Charles d’Angennes led several successful expeditions against the Spanish and became well-known throughout the archipelago and beyond, due to his free-spending ways. The second stanza renews this embarrassing Caribbean association through the mention of Peru, which may seem out of place at first, but which plays to early modern associations in an interesting way. Noble Relique du Pérou, 4 Beau choix d’un pauvre Loup-garou, 5 Beauté qu[e l]’on voit si vantée, Jeune tendron à cheveux gris: N’êtes-vous point épouvantée Des bruits qui courent à Paris ? 4 La Maintenon never visited South America. This may be an allusion to Incan mummies found in Peru that were a well-known conversation piece, as well as an unflattering reference to her physical appearance, foreshadowing stanza ten. 5 Reference to Maintenon’s first husband, Paul Scarron, a deformed invalid. James F. Gaines PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 286 Mummies had been discovered in Peru shortly after Pizarro’s conquest and had created a sensation across Europe through comparison and contrast with the mummies of Egypt. Their existence became inaccurately conflated in European thinking with the practice of native magic in the form of vaudou or gris gris, as would result in the early occult novel La Momie du Grand Pérou. So the association with Peru, though not strictly Caribbean, not only creates a possibility of physical comparison with mummies, which will be taken up in a later stanza, but also with magical domination, recalling the widely rumored suspicion that la Maintenon had somehow cast a spell over the King that caused the increasing bigotry of the latter half of his reign. This double occult aspersion is sustained within the stanza by the mention of la Maintenon’s monster-like former husband Paul Scarron, a deformed hunchback rather than a strict “loup-garou,” and by the reference to her own prematurely gray and presumably mummy-like hair. The rumors mentioned in the closing words of the second stanza provide a bridge to the third, for focus shifts from rumors about la Maintenon’s own behavior to the issue of Louis’s alleged disloyalty to her. Louis, ce renommé Guerrier, Qui ne masche que du Laurier; Qu’on fait tout blanc de son Epée, A bonne part à [c]es beaux dits; Pleurez, pleurez, tendre Poupée, Sur l’honneur de votre Amadis. Louis is rumored to be guilty both of disrespecting la Maintenon verbally and of “cuckolding” her with other mistresses. The clever use of the odd expression “blanc de son épée” is a double innuendo. It represents on the one hand the King’s professed (but false) fidelity to the lady, for the “sword” of his royal body is supposed to be unsullied by other romantic interests. On another level, it evokes his military cowardice, for he failed to take part personally in the defense of the fortress of Namur against the 1695 attack by the Grand Alliance. The evocation of “beaux dits” redoubles the mock epic sarcasm of “guerrier,” “laurier,” and “épée” in the preceding lines, sustaining the figure of hyperbole and the trope of exaggeratio. In contrast, la Maintenon herself is reduced to a poor “poupée,” for the putatatively powerful enchantress turns out to be no more than a pawn in the great political game of Versailles. Such a radical shift of imagery is possible here, since the author removed or at least attenuated the bounds of vraisemblance earlier in the first stanza. Conceding that la Maintenon still has some influence over domestic politics, represented by her leadership of Louis’s “chaste Sérail,” stanzas four and five mockingly suggest that she should use her power to erase the military The Cantique à Madame de Maintenon and the Outbreak of Émigré Satire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 287 embarrassment of the King at the retaking of Namur by suddenly transforming the defeated generals, and even the common soldiers, into great nobles. Puisque de son chaste Serail, Vous commandez tout l’Atirail; 6 Pour cacher un peu sa Déroute, Ne menagez point les Ecus, Donnez, et quoi que vous en coûte[,] Faites triompher les Vaincus. Bouflers est duc, faites le pair, Ce grand fracas est du bel air; Que Villeroi soit Connétable, Ennoblissez tous ses soldats; Ce prix est peu considérable Après de si fameux combats. In reality, François de Neufville, second duc de Villeroy, who surrendered Namur and later senselessly bombarded Brussels, was eventually awarded the Order of Saint Louis, but never became Constable of France. Similarly, on the southern front, Louis François de Boufflers, who was perceived by the international public as the loser at the siege of the Italian fortress of Casale was made a duke, but could never, because of his parentage, be made a pair de France. Exaggeratio continues through the poem’s lofty mention of a peerage and a constable’s post, both so elevated that it would make the rewards even more ridiculous. The sarcasm assures that such a price would indeed be not “peu considérable,” but totally inconsiderable. Stanzas six and seven change from the military register to a literary one by returning to the personality of la Maintenon’s first husband and his wellknown burlesque work La Gigantomachie. 7 The author of the “Cantique” suggests that even Scarron’s indirect portrayal of the gods’ ineptitude in war and statesmanship could prove too shocking for the lady, for such a comparison could topple the near-divine status of the Sun-King that she was so complicit in creating. Si de la perte de Casall, 8 Le Coeur vous faisoit trop de mal; Comme vous estes délicate, 6 A rather overt reference both to la Maintenon’s previous role as guardian of Louis XIV’s illegitimate children and to her patronage of the girls’ school at St.-Cyr. 7 Typhon ou la gigantomachie (Paris : Toussaint Quinet, 1648). 8 This does not refer to the 1693 victory of Marshall Nicolas Catinat over Victor Amadeus II of Savoy at Marsiglia, but rather to the retaking of the fortress of Casale by Grand Alliance troops under Victor Amadeus after a sham siege in 1695. James F. Gaines PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 288 Apelez à votre secours Les vers de votre Cul de jate, 9 Ils ont encore assez de cours. N’allez pas trop vous areter, A ce qui peut épouvanter, Passez la Guerre Gigantesque. 10 Le désaroi des plus grands Dieux, Quoi que peint d’une stille Burlesque, Pouroit bien efrayer vos yeux. By evoking the well-known works of Scarron, the anonymous author of the “Cantique” renews his links to the heritage of French anti-absolutist satire in the seventeenth century, stretching from the Satire Ménipée through the Mazarinades and to the more contemporary work of Bussy-Rabutin. The poet goes on to compare la Maintenon, in stanza eight, to the abandoned Dido of burlesque mock-epic. De la déplorable Didon N’examinez point le Lardon[,] 11 Soit dans Ovide ou dans Virgile[ ; ] Deffiez-vous du Coeur humain, Puisque toute chair est fragile, Votre amant peut être inhumain. He urges Mme de Maintenon not to pay too close attention to the damaging rumors or “lardons” that were circulating about her and the king, and then creates a striking contrast in tone with the phrase “Défiez-vous du cœur humain, / Puisque toute chair est fragile.” These words seem to echo familiar Salesian religious discourse. Implicity, then, the poet is suggesting that the real cause of la Maintenon’s vaunted public spirituality lies not in true piety, but in hypocritical efforts to cover up a reputation gone bad, rather like Arsinoë in Le Misanthrope. The ninth and tenth stanzas move on to a devastating physical portrait of Maintenon, adding to the previous allusions to her hair grey hair by emphasizing her sunken eyes and the lost charms Time has erased. The presence of appealing young ladies in her entourage could only result, states the poet, in fanning the fires of the King’s adulterous lust. Pourquoi lui montrer de si près Cet amas de jeunes atraits, 9 That is to say, the late Scarron. 10 Reference to Scarron’s burlesque poem, Typhon, op. cit. 11 Furetière gives as a secondary definition of lardon “donner son lardon a quelqu’un,” meaning to seek to make a raillery or injurious brocart about him or her. The Cantique à Madame de Maintenon and the Outbreak of Émigré Satire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 289 Craignez que votre complaisance, En multipliant ses désirs, En tentant sa persévérance N’ensevelisse vos plaisirs. Vous avez les yeux enfoncéz, Tous vos appas sont efacéz Semblable à l’antique Sibyle, Il ne vous reste que la voix, Cet agrément est fort utile; Mais il peut manquer quelquefois. Instead of the saintly comparisons Maintenon openly sought as patroness of the convent-like St. Cyr, the poet likens her to the pagan Sibyl to create an air of witchcraft. Thus, her supposedly oracular voice, instrumental in forming Louis’s policies against the Protestants, would implicitly come from the underworld rather than from Heaven, revealing her as a tool of Satan bent on persecuting the true Christians who had sought protection in the Refuges of London and Amsterdam. It is no coincidence that the poet proceeds in stanza eleven to evoke l’éminence grise himself, père La Chaise, who was widely portrayed by exiles and Protestants as an evil sorcerer, not too different from Tolkien’s Saroman, because of his obvious role in the Revocation of the Edict of Nantes. Pour revenir de si grands maux, Faites des efforts tous nouveaux; Vous avez le Père la Chaise, Consultez cet homme de bien, Il est héritier de la Fraise, De Simon le Magicien. Son Patron fût un grand Docteur, Ou plutôt un habile Acteur; C’est de lui qu’est venu l’usage De convertir les gros Pechez, En vertus du premier étage, Et voilà ce que vous cherchez. This alleged similarity between La Chaise and Simon the Magician, or Simon Magus, might seem far-fetched to our age, but would not have been judged obscure by the Biblically-savvy exiles who swarmed around London’s Seven Dials district. Simon Magus was mentioned in the Acts of the Apostles and other early Church documents as an antagonist and tempter of Saint Peter. He was the source of the term simony, for he had tried to buy Peter’s supernatural powers granted him by Christ. He was accompanied in some versions of the legend by a female accomplice named Helena or Athena who James F. Gaines PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 290 could be associated with Maintenon. In The Divine Comedy (XIX, 1), Dante also seems to accuse Simon of a form of pandering, which alludes here to La Chaise’s role in the king’s morganatic relationship with Maintenon. La Chaise, one of the most famous numismatists of the seventeenth century, also relates to Simon Magus’s legendary thirst for gold. The “fraise,” or ruffed collar, imputed in the forgoing lines to La Chaise, had become an iconographic symbol of miserliness, notably in Molière’s Harpagon. When the poem moves on to speak of La Chaise’s predecessor as confessor, focus apparently widens from Simon Magus to include an actual relative of La Chaise, Father Pierre Coton, the controversial Jesuit confessor of Henri IV and Louis XIII. Thus, both La Chaise and Coton are subtly linked by the poet to the practice of casuistry, which had been lambasted by Pascal with overwhelming effect in Les Lettres provinciales. Implying an ideological kinship with such a serious thinker and successful satirist is a skillful tactic that the anonymous author of the “Cantique” exploits to give weight to his increasingly damning accusations. The thirteenth stanza blasts casuistry as a Papal abomination, once again placing Maintenon in the cross-hairs of religious criticism and reminding the Protestant readership of her spiritual association with what Luther’s mighty hymn revealingly called “our ancient Foe.” Quand vous en auriez plus commis Que les Papes n’en ont remis; Il a pouvoir de les absoudre, Et si vous deviez l’en payer, 12 Vous pouriez bien vous y résoudre Sans qu’il vous falut trop prier. Not even the Pope, arch-enemy of the Reformation, has ever absolved (the author claims) as many sins as Maintenon has committed. Of course the émigrés in London and Amsterdam would be revolted by her disavowal of their church, regarded as their only true path to salvation. Such perceived betrayal and heresy would be even more damning in their eyes than her morganatic marriage or her conniving with Louis and La Chaise. According to the poet, the gravity of these errors would not, however, prevent the Pope from pardoning each and every offense, provided that she pays for it. Jesuit casuistry is thus compounded with medieval selling of indulgences, a practice long abandoned by the post-Trentine Catholic Church, but which, suggests the author, still goes on in more round-about fashion. The ironic double sense 12 The use of “l’en” here instead of “les” seems justified by the fact that she would be paying not for the sins themselves, but for the possibly bogus act of absolution, which has not been represented by a noun complement. The Cantique à Madame de Maintenon and the Outbreak of Émigré Satire PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 291 of “prier” in the last line, recalling prayer but signifying here the act of solicitation, reinforces the association of money and false piety meant to undermine Maintenon’s official image as a saintly woman. The Cantique closes simply in an appropriately off-handed fashion, with a rather disingenuous desire to spare la Maintenon further melancholy. The poet implies her complete mortification could only be the inevitable product of his comically moral “corrections.” He pretends to take the artistic high ground, assuming his lessons must have reached their mark. Instead of applying a coup de grace, the satirist retires disdainfully, leaving a bloodied but still animate royal carcass for others to finish off if they wish. Mais je me lasse de chanter, Et vous peut-être d’écouter; Faisons trêve à la Musique, Il est de certaines chansons Qui rendent fort mélancholique, Surtout quand ce sont des leçons. True to the end to his stated attitude of outrageous exaggeration, unlimited rhetoric and unabated fun, the writer thus adds a concluding flourish to his victory. After all, the point of the song is to be repeated in every salon and alley of London, if possible, so brevity is definitely a more important goal than any kind of intellectual prise de position. One must also consider, though, that the final reference to music serves a double purpose, harking back to the designation of the poem as a cantique. A canticle is inherently a religious song, often associated with the lives of saints, such as the Old French Cantique de Sainte Eulalie. It is noted in the brochure that this song is to be sung to the tune of “Sur l’Échelle du Temple.” This tune had been used for satiric purposes for decades, going back at least as far as the Fronde period. Its very title is suggestive, for the échelle in question was actually a place of high justice in the jurisdiction of the Temple district of Paris, where it had been used to expose criminals to public scorn, and bigamists in particular. 13 The selection of the melody was thus no accident, in that it focused attention back on Maintenon’s alleged life of religious crime. 14 13 The ladder or platform in question, no less than sixteen meters high, had been located in the medieval rue de Sainte-Avoye adjacent to the modern rue du Temple. 14 I am grateful to Buford Norman for tracing down information on the “Echelle du temple” tune in an article in the Revue des deux mondes, vol. VII, 1850, p. 1029, about Polichinelle, which states “L'air de ces couplets n'est pas moins remarquable que les paroles… un très bon juge en ces matières et en beaucoup d'autres, M. Edouard Fournier m’assure que c'est l'air très connu : on [le] chanta [pour] la plupart des mazarinades, et [il] était renouvelé de l'air des Rochelois, composé, diton, pour le cardinal de Richelieu”. The music in question, the “Air des Prévôts des James F. Gaines PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0019 292 The goal of propaganda is to achieve a desired standard of emotional arousal and a definite association of evil with a target character and then to move on. While it is true that the “Cantique à Mme de Maintenon” thus may justifiably be categorized in terms of prosody as a mediocre poem, it largely abandons any pretense to aesthetic excellence. One must remember the context in which it appeared, along with the parodies of Boileau’s failed “Ode sur la prise de Namur.” That poem, ironically coming not too long after the Art poétique that was supposed to consecrate an eternal standard of literary classicism, was attacked by other parodies as an unqualified embarrassment that denoted the practical downfall of poetic Classicism itself, all squabbles between Ancients and Moderns aside. To take up an image from the beginning of the “Cantique,” one might argue that the Age of Louis XIV and the initiative of Classicism had effectively mummified themselves. Why, then, blame a humble polemical ditty for derogating to an already decrepit non-political standard? The “Cantique” proposes no dishonor to the preceding aesthetic greatness of giants like La Fontaine or the younger Boileau himself. Instead, it may be viewed as a sign of its turbulent times, standing as Dancourt’s comedies do to the towering achievements of Molière. The émigrés of London and Amsterdam were themselves on the cusp of change, as proven by the praise for William III in other railing rhymes that accompany this text in the published brochure. While stopping short of turning his back on French Classical culture, the anonymous poet proves more than willing to affiliate himself with the forces opposed to the political Louis XIV and his view of the world. The fact that literature had also turned a corner and was entering an entirely new age was more obvious in some ways to the British public, even a Franco-British one, than to a Parisian intellectual world that would need a few hand grenades from the likes of Voltaire to impress them of their need for nouvelles lumières. marchands” is number 763 in the Clé du caveau, p. 324 of the 1811 edition, which is available on the web at http: / / archive.org/ details/ laclducaveau00cape. In Norman’s judgment: “It's a catchy tune, and works perfectly with octosyllables: short-short-short-long, short-short-short-long, etc..”. Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0020 Nadia Cernegora, Emmanuelle Mortgat-Longuet, Guillaume Peureux (dir.) : Arts de poésie et traités du vers français (fin XVI e - XVII e siècles) : langue, poème, société. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019, 423 p. Le renouveau poétique qui accompagne la fin des guerres de Religion en France s’accompagne de la composition de divers traités poétiques, tant imprimés que manuscrits. Cette production, vive, se poursuit tout au long du siècle. Tandis que les arts poétiques de la Renaissance se caractérisaient essentiellement par la promotion, puis la consécration, de la création poétique en vernaculaire, les traités du XVII e siècle vont, eux, œuvrer dans la perspective de la naissance d’une langue nationale, et bientôt classique, et de sa régulation grammaticale. Le collectif Arts de poésie et traités du vers français (fin XVI e - XVII e siècles) met au jour les multiples tensions qui caractérisent ces écrits métapoétiques du XVII e siècle. Comme le soulignent les quinze contributions, les arts poétiques sont à cette époque le terrain de divers affrontements littéraires et linguistiques, mais aussi sociales et politiques. À ce moment où la dignité de la poésie en français ne fait plus de doute, les traités participent, en outre, à la fondation d’un patrimoine poétique national, en particulier par le recours à de nombreux exemples, tant historiques que contemporains. Le volume dirigé par Nadia Cernegora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux est structuré en cinq parties. Les deux premières, « Continuités / Discontinuités » et « Héritages revisités » interrogent tout particulièrement la relation des traités poétiques du XVII e siècle avec leurs prédécesseurs, français, mais aussi antiques. Les parties trois et quatre, consacrées respectivement à « Art poétique et pensée de la langue » et « Théories et pratiques de la rime » adoptent une perspective davantage linguistique, cette dimension plus technique étant une particularité des arts poétiques du XVII e siècle. La cinquième partie, enfin, prend acte de l’ancrage des arts poétiques dans un contexte historique, littéraire et social précis. Les quatre contributions, dont trois sont consacrées à l’Art poëtique de Boileau (1674), proposent de lire les traités à la lumière de l’actualité et de prendre pleinement en compte les instances de réception contemporaines, dont notamment les mondains. À l’ouverture du volume, Jean-Charles Monferran propose une étude de l’évolution diachronique des traités. Il observe ainsi que les arts poétiques du XVII e siècle se caractérisent par une galantisation croissante. Les formes du discours théorique, qui n’est alors plus exclusivement destiné à un public érudit, se diversifient : les traités peuvent s’écrire en vers, en prose, voire en prosimètre, ils peuvent s’éloigner du registre didactique sérieux pour passer Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0020 296 par la fiction. Ces tendances partagées n’annulent cependant pas des divergences régionales, qui persistent, et J.-Ch. Monferran appelle alors à l’étude d’une « poétique diatopique ». La dimension régionale est déterminante dans l’Art poëtique françois (1605) de Jean Vauquelin de La Fresnaye auquel s’intéresse Nadia Cernegora. La singularité de ce traité « de la transition » (p. 55), observe-t-elle, ne réside pas seulement dans le fait que les perspectives théoriques exposées par ce contemporain de la Pléiade sont, en 1605, déjà révolues, mais surtout dans son hybridité. Dans une « tentative d’archéologie » (p. 55), Vauquelin fait de sa Normandie natale le berceau de la poésie française qui est alors investie d’une fonction politique. Par la valorisation du passé poétique « normandgaulois » médiéval et renaissant, il s’agit de contribuer à la fondation d’une nation à l’issue des guerres civiles. La dimension autobiographique du traité y participe : l’Art poëtique est l’œuvre d’un poète-magistrat qui en fait aussi un espace de légitimation et d’autopromotion. Autre « art poétique de transition » (p. 70), l’Académie de l’art poëtique (1610) de Pierre de Deimier constitue un tournant en raison de sa dimension grammaticale et d’un regard nuancé sur la poésie française. Par opposition à Vauquelin, qui idéalise un certain passé poétique, Deimier entretient, comme l’observe Nicolas Lombart, une relation ambiguë avec ses prédécesseurs. La relativité historique qu’il prône a part liée avec la langue : c’est elle qui doit régler et réguler la création poétique, et non inversement. « Raison » et « usage » sont ainsi les maîtres-mots de l’Académie de l’art poëtique françois, qui, partant, prend ses distances avec l’innovation radicale que prône Malherbe à la même époque. À l’ouverture du volet « Héritages revisités », Isabelle Luciani propose une étude des deux Discours sur la poésie de Nicolas Bergier. Ces textes, à destination familiale, sont pleinement l’œuvre d’un humaniste : le je auctorial s’y met en scène comme passeur de la culture et du savoir. En même temps, Bergier associe étroitement poésie et politique : c’est au pouvoir politique de promouvoir et de pousser à l’excellence l’homme de lettres. Mais le trait le plus frappant des Discours est leur filiation avec les Poetices Libri VII. Bergier traduit, adapte, réagence le propos de Scaliger parfois jusqu’à en changer la teneur et livre ainsi un témoignage éloquent de la circulation et de l’influence de l’œuvre de l’érudit agenais dans la France de la toute fin du XVI e et du début du XVII e siècle. Celle-ci constitue une étape déterminante dans la théorisation de l’épigramme, observe Michel Magnien. Bien qu’abondamment pratiqué à l’Antiquité, le genre ne sera théorisé que par les humanistes. Après une première tentative par l’Italien Robortello, qui lui dénie toute forme d’indépendance, c’est Scaliger qui pose des bases théoriques décisives et durables. Véritable Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0020 297 atome poétique, l’épigramme est la plus petite forme autonome, et se distingue par sa « profusion à l’infini » (p. 125). C’est encore Scaliger qui consacre Martial, au détriment de Catulle, comme modèle, et formule l’esthétique de la pointe. Pour une théorisation en français, très fidèle du reste à celle des Poetices Libri VII, il faudra attendre le Traité de l’épigramme de Guillaume Colletet (1653). Pour finir, M. Magnien s’interroge sur le silence théorique autour de l’épigramme entre Scaliger et Colletet. Rattachée par Sébillet à la création poétique de Marot, le genre n’aurait su retenir l’approbation des poètes de la Pléiade, qui vont lui préférer le sonnet, autre forme à pointe. La publication conjointe du Traité du sonnet et du Traité de l’épigramme par Colletet dans les années 1650 a donc valeur de réconciliation des deux genres. La satire a elle aussi connu une théorisation tardive : comme pour l’épigramme, les traités ne vont s’en emparer qu’à la Renaissance, alors que le genre lui-même est hérité de l’Antiquité. Les difficultés que pose le genre à la théorisation, surtout au XVII e siècle, diffèrent cependant, comme le montre la contribution de Pascal Debailly. Les obstacles sont au nombre de deux : l’assimilation, fautive, de la satire au satyre et au genre dramatique, et ce que P. Debailly appelle sa dimension « lyrique » : dans l’impossibilité de « faire de son “moi“ le garant de la réflexion morale, la satire en tant que genre ne peut que péricliter » (p. 144). La production boilévienne se lit dans ce contexte comme un plaidoyer pro domo : en pratiquant essentiellement la satire littéraire, Boileau allie théorie et pratique, alliance que l’on retrouve dans son Art poëtique aux touches satiriques indéniables. Son œuvre souligne donc, conclut P. Debailly, le lien intrinsèque entre les deux formes, qui toutes deux « se veulent des discours normatifs à vocation universelle » (p. 149). Les parties trois et quatre adoptent des perspectives plus linguistiques. Le volet « Art poétique et pensée de la langue » réunit trois études consacrées à la relation entre la théorie poétique et le développement progressif d’une norme linguistique nationale. Ainsi, Gilles Couffignal s’intéresse-t-il à l’exclusion progressive des dialectalismes de la langue poétique. Tandis que les théoriciens de la Renaissance ne critiquent que la prononciation régionale (Peletier du Mans), mais valorisent le lexique dialectal comme source d’enrichissement lexical, leurs successeurs de la fin du XVI e et du début du XVII e siècle l’envisagent comme inférieur à la langue nationale (Laudun d’Aigaliers) pour enfin l’exclure en tant que licence (Deimier). Pour l’auteur de L’Academie de l’art poëtique, la « norme linguistique, commune, doit précéder la poésie » (p. 164) et « déterminer l’activité littéraire » (p. 169). La raison et la norme linguistique affectent aussi la relation qu’entretiennent rime et épithète dans la poésie du XVII e siècle, comme l’observe Anne-Pascale Pouey-Mounou. Soumise au « bon usage », l’épithète est désormais mesurée à Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0020 298 l’aune de la convenance et de son rapport au sens. Dans ce contexte, le jeu entre rime et épithète est particulièrement virtuose chez Boileau : la satire boilévienne étant fondée, observe-t-elle, sur « une distorsion des épithètes stéréotypées et des placements respectifs du nom, de l’épithète, de la rime et du vers » (p. 187). Comme le montre Sophie Tonolo, l’œuvre de Richelet est elle aussi emblématique de la dimension linguistique de la théorie poétique. De fait, la Versification françoise (1671) et le Dictionnaire françois (1680) communiquent : les exemples poétiques abondent dans le dictionnaire, qui renvoie parfois explicitement au traité de vers. Or, en privilégiant parfois le goût sur la norme, le lexicographe souligne que le domaine de la poésie permet aussi d’observer les limites de la normalisation linguistique. Les contributions, plus techniques, d’Yves-Charles Morin et de Dominique Billy, complètent la réflexion sur la normalisation linguistique et la naissance d’une langue nationale. Le Promptuaire des unisons (1585) et l’Aprenmolire (1609) de Le Gaynard offrent ainsi « un témoignage unique de l’acclimatation en terre de Poitou […] du renouveau poétique associé à la Pléiade » (p. 211), note Y.-C. Morin. Les deux se caractérisent, de plus, par un intérêt tout particulier pour les normes de prononciation. Force est cependant de constater que le point de départ de Le Gaynard, le postulat de l’existence d’une norme unique de prononciation, est erroné, ce qui l’amène à proposer des appariements rimiques surprenants, et à considérer d’autres, trouvés par exemple chez Ronsard, comme des licences. Le statut même de licence est central dans l’analyse de la « rime normande » au XVII e siècle. D. Billy observe que les arts poétiques du XVII e siècle considèrent celle-ci seulement progressivement comme une irrégularité, dont la portée, de plus, varie : si, selon Tabourot (1587), elle concerne le [R], Odet de La Noue (1596) relève la différence d’aperture du [E]. Le premier à condamner la « rime normande » pour sa double irrégularité sera Richelet (1671), en invoquant l’instance de réception : « la lecture des vers […] ne donnerait satisfaction qu’aux lecteurs normands » (p. 285). Or, comme va le remarquer l’abbé de Mourgues (1685), la question de la réception est en fin de compte tributaire de la diction, tantôt ordinaire, tantôt conservatrice, sous l’influence de la déclamation de l’alexandrin encore courante à cette époque. La question de la réception devient centrale dans la cinquième et dernière partie de l’ouvrage, qui est consacrée à l’influence de l’actualité sur les arts poétiques. En interrogeant particulièrement la place accordée à la création poétique passée et contemporaine dans L’Escole des Muses (1652) et l’Art poëtique (1658), Sabine Biedma relève un ensemble d’incohérences entre ces deux ouvrages traditionnellement attribués à Guillaume Colletet. Alors que la paternité de celui-ci ne fait pas de doute pour l’Art poëtique, qui développe Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0020 299 une véritable histoire de la poésie française, force est de conclure que L’Escole des Muses, qui ne fait que proposer un catalogue d’exemples atemporels, ne saurait être une œuvre de sa plume. Le volume se clôt sur trois études de l’œuvre de Boileau. À la suite de plusieurs chercheurs américains, Emmanuel Bury appelle à la prise en compte de l’ensemble l’œuvre de Boileau pour comprendre l’Art poëtique. Ce texte, comme le Traité du sublime ou les Satires, témoigne d’une réflexion importante sur la langue française. Selon Boileau, conclut-il, la « littérature doit passer […] par l’affirmation d’une maîtrise et d’une conscience de la langue, dont la poésie offre les illustrations les plus réussies » (p. 334). Cet appel à la mise en réseau et en résonnance est pleinement réalisé dans la contribution de Delphine Reguig, qui se propose de replacer l’Art poëtique, « l’un des fétiches les plus encombrants de notre histoire littéraire » (p. 335) dans son contexte de publication d’origine. Les Œuvres diverses du sieur D*** de 1674 réunissent en effet aussi des satires et des épîtres, Le Lutrin et le Traité du sublime ainsi que plusieurs pièces paratextuelles. L’Art poëtique, situé au milieu du recueil, devient ainsi le médiateur entre les Satires d’une part, le Traité du sublime de l’autre. L’unité des Œuvres diverses, recueil dont la construction ne fait pas de doute, réside dans le questionnement constant sur la « grandeur poétique » (p. 348) qui est, elle, indissociable de l’effet produit sur le lecteur. C’est autour de ce lecteur contemporain de la publication que cristallise l’étude d’Alain Génetiot. Au cours de la seconde moitié du XVII e siècle, celui-ci n’est plus forcément un érudit, et les traités de se transformer en fonction : la poésie française est « après le théâtre, devenue un enjeu socio-esthétique » (p. 352). Aussi l’Art poëtique de Boileau est-il non seulement apprécié pour la pensée théorique qui s’y déploie, mais aussi, voire d’abord, pour la « séduction de ses vers » (p. 353). L’ancrage référentiel, ainsi que l’énonciation - un je qui exprime son goût, et qui recourt volontiers à la satire et aux mots d’esprit - permettent d’instaurer une connivence avec le public visé. La modernité de l’Art poétique réside, conclut A. Génetiot, dans cette ouverture du traité didactique à l’esthétique galante et au lecteur mondain. Si l’on peut éventuellement regretter qu’aucune contribution ne s’intéresse de près aux « fictions du parnasse » que J.-Ch. Monferran et A. Génetiot considèrent justement comme révélatrices de la mondanisation de l’art poétique, du fait d’un lectorat de plus en plus féminin notamment, le volume que nous proposent N. Cernegora, E. Morgat-Longuet et G. Peureux offre un dense et riche aperçu de la diversité de la production d’arts poétiques à la fin du XVI e et au XVII e siècle. La parution de ce panorama, qui invite à « pondérer la dimension normative » des arts poétiques pour attirer l’attention sur la place croissante qui revient à « la critique du goût » ne peut qu’être saluée. Miriam Speyer Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0021 300 Flora Champy et Caroline Labrune (dir.) : Médiations et construction de l’Antiquité dans l’Europe moderne, Littératures classiques, n o 101 (2020), 206 p. Les deux éditrices de ce numéro de Littératures classiques insistent dans leur introduction (9-22) sur le terme de « médiation » qui jusqu’à présent « n’a pas été théorisé dans le champ des études littéraires » (10) quoiqu’on le trouve à plusieurs reprises dans la traduction française de Literaturgeschichte als Provokation de Hans Robert Jauss. Elles attribuent à Ernst Robert Curtius le mérite d’avoir infirmé le jugement de Jacob Burckhardt qualifiant le Moyen Age de période d’obscurantisme. Elles auraient pu renvoyer également à la biographie : Marsile Ficin (1433-1499) de Raymond Marcel (Paris 1958), qui manque malheureusement dans la bibliographie sélective à la fin du numéro (169- 199). Marcel se base sur une documentation abondante pour récuser le préjugé promulgué par Burckhardt, et il analyse magistralement les présupposés et les mérites de Ficin, médiateur éminent de l’Antiquité pour l’Europe moderne, dont les traductions latines de Platon sont exploitées par Rousseau, par exemple dans l’épigraphe du Discours sur l’origine de l’inégalité, analysé par Flora Champy (voir p. 90, note 37). En lisant les œuvres de Platon dans la version latine de Ficin, Rousseau se conforme à la pratique courante dans le monde littéraire de l’Europe moderne, parce que « les éditions des textes antiques établies à la Renaissance sont utilisées jusqu’à la fin du XVIII e siècle » (14), et on pourrait ajouter que le manque de connaissance de la langue grecque nécessite le recours aux traductions latines, comme par exemple à celles de Ficin. En focalisant l’attention sur la théorie de la « médiation », les éditrices rapprochent ces données méthodologiques des théories de Foucault et Kristeva, et les collègues allemands qui s’inspirent des concepts de Jauss leur en savent certainement gré. Sergey Zanin constate que « l’Antiquité, comme exemple à suivre en matière de vertu et d’institutions, devient un lieu commun dans les ouvrages des écrivains de la fin du XVII e siècle (74) et il renvoie au Télémaque et aux Dialogues des morts de Fénelon. Il montre ensuite que Rousseau reprend dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes des propos des Instructions sur la morale de Fénelon, mais il précise que Rousseau rompt avec l’explication chrétienne de l’Antiquité par « la théologie pour développer une réflexion purement philosophique » (78), ce qui est correct, mais marginal par rapport à l’influence du Télémaque sur la vision de l’Antiquité au XVIII e siècle. Dans la bibliographie, on s’attendait à trouver au moins l’étude bien connue d’Albert Chérel Fénelon au XVIII e siècle en France (1715-1829) (Paris 1917), en vain. Voulant définir la notion de « médiation », les éditrices se distancient de Marc Fumaroli, qui, selon elles, « s’attache Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0021 301 surtout à l’aspect fédérateur d’une médiation en particulier » (11). Elles proposent par contre « d’explorer la multiplicité et l’importance des intermédiaires dans la constitution de la connaissance de l’Antiquité », ses « usages politiques » ainsi que « des facteurs concrets (éditions disponibles, pratiques d’enseignement, pratiques sociales) » (11). Elles auraient dû insérer, dans leur bibliographie sélective, l’étude fondamentale de Christoph Schmitt-Maaß Fénelons « Télémaque » in der deutsch-sprachigen Aufklärung (1700-1832) (Berlin 2018, 2 vols.), qui analyse précisément ces trois aspects en montrant admirablement comment l’ouvrage fénelonien sert de « médiation » à la construction de l’Antiquité dans la civilisation germanophone du XVIII e et des premières décennies du XIX e siècle. Le volume est divisé en quatre sections constituées respectivement de trois contributions. Il commence par « La fabrique des textes » (25-57), explore ensuite les « Médiations et systèmes de pensée » (60-92), se poursuit par « Exploiter l‘Antiquité » (95-127) et se termine par « L’Antiquité réinventée, aux marges du savoir » (131-162). Cette dernière est la seule section consacrée exclusivement au XVII e siècle, tandis que Rousseau, Diderot et les XVI e et XVIII e siècles occupent la plupart des autres contributions. Le spécialiste du XVII e siècle trouvera des articles sur les traités de noblesse, Malebranche, Madeleine de Scudéry et Guez de Balzac. Celui d’Adrien Aracil intitulé « Dieu permit que le Roy vint, vinquit ». Réflexions sur l’usage politique d’une imitation de César par Henri de Rohan (années 1610-1629) » (107-117) présente un exemple particulièrement fascinant de l’exploitation politique du prestige de la littérature antique. Les Mémoires de ce chef du parti huguenot se distinguent par leur « réécriture des Commentaires sur la guerre des Gaules » (109) de César. Le mémorialiste met en évidence « l’enchaînement d’événements qui ont conduit à la chute du parti huguenot » (111) en produisant, grâce à l’emploi de la troisième personne, « l’apparence réaliste de sa restitution des événements » (111). Caroline Labrune exalte les qualités littéraires de Thomas Corneille, vilipendé couramment au profit de son frère Pierre. On n’a qu’à comparer sa tragédie La Mort d’Annibal (1669) avec le Nicomède (1651) de Pierre Corneille, pour constater que Thomas s’est inspiré de la pièce de son frère. Malheureusement, on a négligé sa manière différente « d’accéder à l’histoire antique » (145), surtout sa source la plus proche : l’Histoire romaine de Scipion Dupleix. Labrune prouve que Thomas Corneille s’est « fondé » sur Dupleix et qu’il a « sélectionné ce qui, dans les diverses sources […], était susceptible de faire de son héros le plus grand des ennemis de Rome » (149-150). En se penchant sur cette « médiation » de l’Antiquité, elle met en évidence que La Mort d’Annibal est « une pièce original et autonome » (150). Volker Kapp Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0022 302 Alain Génetiot (dir.) : Morales du poème classique. Paris, Classiques Garnier, « Le Siècle classique 13 », 2019. 379 p. Alain Génetiot a le mérite de débarrasser le terrain de la poésie du siècle classique des clichés invétérés de la critique littéraire. Sa Poétique du loisir mondain (1997) surmontait les obstacles occultant les multiples bienfaits légués à la poésie par l’idéal du loisir mondain. Le genre encomiastique, accusé de flagornerie mesquine, fut réhabilité dans le colloque, organisé par lui et intitulé L’Éloge lyrique (2008), où les principes de la rhétorique encomiastique et les présupposées de sa visée épidictique furent revalorisés. La morale, cantonnée largement au domaine littéraire des moralistes, est maintenant récupérée dans ce colloque pour la poésie du siècle classique qui, loin de se contenter de la morale dominante ou de moraliser simplement, véhicule différentes morales dont l’interférence et les tensions constituent un de ses charmes. D’où le pluriel du titre Morales du poème classique. Au XVII e siècle, la « poésie morale traditionnelle cède […] la place à une poésie de la condition humaine où les topoi […] sont modélisés de façon plus souple, revisités et interrogés, par le passage d’une allégorie simple à une herméneutique complexe » (17). Selon Génetiot, le discours moral et anthropologique de la poésie classique « informe sa vision du monde et sa perception de la nature humaine et la place de l’homme dans la société » (19). Pour saisir ces spécificités, il faut mieux cerner ce qui la caractérise. Les contributions de ce volume discutent des éléments centraux de cette problématique. La première partie du volume envisage les « enjeux politiques du genre » (25- 120), tandis que « l’anatomie des passions » et ses dimensions sociales occupent la deuxième partie (121-210). La troisième partie retrace quelques « itinéraires spirituels » (211-286) et tout le volume culmine, dans la quatrième partie, dans les analyses des « deux poètes phares du règne de Louis XIV - La Fontaine et Boileau - qui sont précisément des poètes qui mettent en scène et interrogent les conduites morales » (20). Quant à La Fontaine, Jole Morgante traite les « Modalités du comique dans les Contes et nouvelles » (287), Charles-Olivier Stiker-Métral les « Figurations du fabuliste dans les Fables » (299). En ce qui concerne Boileau, Rainer Zaiser montre comment, dans ses Poésies diverses et épigrammes, il met en œuvre des sujets de morale selon « le principe poétique de la varietas » (314). Son apologue critiquant les partisans d’Épicure par un renvoie intertextuel à Le Bucheron et la Mort aurait dû figurer parmi les paratextes de Macarise (1664) de l’abbé d’Aubignac, mais il n’est publié que dans ses Œuvres (1701). Il y semble « corriger la fable lafontainienne par une stricte imitation de la fable homologue d’Ésope » (322). Selon Zaiser, « l’objectif de l’auteur est plutôt poétique que moralisateur » (323). À juste titre la communication Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0022 303 d’Emmanuel Bury est placée à la fin du volume parce qu’il émet « l’hypothèse que l’écriture poétique de l’humeur que Boileau pratique est une manière de prolonger l’écriture des moralistes » (330) et que, par conséquent, sa poésie « peut entrer dans le cadre des « moralistes » classique » (325). Bury reconnaît « dans la diversité des formes qu’elle a pu prendre, […] une parole de moraliste » (337), surtout dans les dernières années du siècle quand « le poète reprend des « lieux communs » de la philosophie morale dans ses ultimes satires et épîtres » (329). Dans la Satire IV par exemple, le pédant, le galant, le bigot, le libertin illustrent la réalité contemporaine du thème traditionnel de la folie et la satire se termine par un renversement de « la leçon érasmienne » servant de pointe : « Que le plus fou souvent est le plus satisfait » (332). Les Épître III et IV mêlent la topique horatienne à une espèce de « confidence personnelle » (333), qui alterne « avec les impératifs du negotium politique, auquel le poète savait sacrifier dans la grande poésie encomiastique de ses Odes » (333). Au début du volume, Patrick Dandrey et Stéphane Macé ouvrent des vastes perspectives qui dégagent l’horizon suggestif de la problématique sur laquelle ce colloque est centrée. Dandrey rappelle que « l’édification d’une persona libertine dans la transparence des poèmes de Théophile doit plus à la lecture orientée de Garasse qu’à la réalité disparate et dispersée d’une morale sinon d’une doctrine hétérodoxe » (43). L’intitulé de sa contribution « Théophile poète « engagé » ? » (42) invite à se pencher sur le « sens anecdotique et pratique » (44) de sa poésie, « engagée dans l’action et le service pour autrui, qui est une manière détournée de se servir soi-même » (44). Selon Dandrey, il existe « deux pôles entre lesquels sont tendus les engagements de Théophile, celui de la servitude imposée, celui de la liberté réclamée » (49). Le dernier pôle est beaucoup mieux étudié que le premier caractérisé par « une éthique discrète du service […] de l’éloge obligé » (53), qui obtient ici l’attention accrue qu’elle mérite. Véronique Ferrer situe également Théophile au sein de la mode des vers mondains. Sa désinvolture pourrait être « l’expression d’un malaise profond, lié aux crises d’une histoire sans concessions et aux déceptions d’un présent sans énergie » (279). Macé plaide pour une découverte « de la valeur esthétique » de la poésie encomiastique du premier XVII e siècle en s’ouvrant « aux accents d’une parole essentiellement collective » (54). Il relit les « corpus négligés » (68) des textes suscités par le siège de la Rochelle en 1628, qui « constituent une véritable transposition d’une scène matricielle assez proche de ce que pourrait être un lit de justice » (56). Grâce à la figure de l’allégorie, le Roi représentant la justice, Richelieu la fidélité renvoient au lit de justice. Macé saisit la mise en scène aussi bien que le programme narratif des textes anonymes et des épopées du Père Le Moyne ou de Samuel Martin, dont « le dernier tableau Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0022 304 décrit un triomphe à la romaine qui correspond à l’entrée victorieuse de Louis XIII dans la cité vaincue » (68). Ses analyses mettent en évidence « la cohérence d’un système de pensée qui nous est en grande partie devenu difficilement compréhensible, parce que nous en avons en grande partie oublié les codes » (68). Dans l’analyse de la Satyre Ménipée de Thomas Sonnet de Courval, un tel oubli produit une coquille amusante. Caroline Luccioni- Sauvage, plus familière des libertins que de la Bible, y écrit : « […] le fait d’associer lubricité et féminité s’enracine dans la théologie chrétienne qui rapporte la concupiscence au péché originel et attribue à ève (sic) la corruption morale et physique du genre humain » (135). Les contributions abondent en remarques suggestives. Philippe Chométy constate qu’« en dédiant un poème de science à un protecteur amateur de science, le poète scientifique contribue à construire l’ «éthos philosophique » […] du prince lettré […] et, de plus en plus dans la seconde moitié du XVII e siècle du monarque protecteur des sciences, des lettres et des arts » (74). Francine Wild dégage des épopées françaises du XVII e siècle « l’illustration des théories de la monarchie « absolue » alors développées par de nombreux penseurs ou jurisconsultes » parce que « l’ordre monarchique du ciel et celui de la terre se correspondent exactement » (158). Jean Leclerc rappelle que, bien que les arguments et les comportements libertines n’engagent pas forcément les auteurs des épopées burlesques, l’activité de traduire et de travestir des textes païens « appelle une pensée et une attitude […] moins inféodée aux contraintes de la morale et des dogmes du catholicisme » (190). Camille Venner lit les Epistres morales d’Antoine Godeau selon la poétique du genre en tant que « support d’une réflexion anthropologique permanente, interrogeant la manière de bien vivre dans le monde » (212). Godeau propose à « ses amis un modèle de vie qui concilie leur implication dans le monde et leur volonté d’être vertueux » (225). Anne Mantero décrit « le registre moral d’une Muse chrétienne de la nature sauvage ou habitée » (250) en demandant dans quelle mesure ces poésies « se soutiennent d’une conviction personnelle » (265). Elle détache la poésie rustique du XVII e siècle de celle du romantisme en insistant sur le point de vue rhétorique de la « construction » d’un éthos qui, à cette époque, est « la condition de possibilité d’une énonciation poétique » (265). Les contributeurs disposent de connaissances impressionnantes pour mettre en lumière la part des poètes traités. Volker Schröder se penche sur la production encomiastique de Mme Deshoulières et de sa fille, « héritière fidèle [de] la veine encomiastique de sa mère » (114). Richard Maber explicite que « Le Moyne avait pleinement conscience de l’importance et de l’originalité de ses perspectives poétiques et morales » (232) en analysant les devises faisant partie de son traité théorique De l’art des devises (1666). Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0022 305 Ce parcours à travers la poésie du XVII e siècle régale le lecteur d’une abondance d’informations remarquables. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0023 306 François Lecercle et Clotilde Thouret (dir.) : La haine du théâtre. Controverses européennes sur le spectacle. Vol. 1 : Controverses et polémiques. Littératures classiques n o 98 (2019). 202 p. In 2013 the editors of this collection founded at Paris-Sorbonne a research group entitled “Haine du théâtre” in order to study antitheatrical prejudice in a wider context than ever before. In particular, they wanted to expand the corpus to include defenses of drama as well as attacks, to include nontraditional sources such as legal and medical texts, to embrace as many countries as possible, and to situate the debates more fully in their social and political contexts, rather than viewing them purely within the history of ideas. One of their core projects was to produce an online database consisting of a bibliography complemented with editions (in modernized spelling) and translations of all the relevant source texts. They also sponsored a colloquium in 2014 and issued two volumes of studies stemming from that event. Volume 1 contains fourteen articles covering discussions and controversies from the period of the Roman Empire and from the 16 th through the 18 th centuries; the countries studied are France (with 4 articles), England (3), Spain (2), Germanspeaking regions and Japan (1 each). I shall limit myself here to the aspects mostly directly relevant to specialists in French drama. The first two articles deal with the prehistory of antitheatrical views. Guillaume Navaud shows how positions inherited from pagan Greek authors were adopted and reworked by Christian authors. Thus, Plato’s claim that (male) performers get contaminated by impersonating female or mad characters was transferred from a moral and pedagogical concern to a religious one (denaturing the person as created by God); inspiration of the poet or reciter by a daimon was converted into possession by a demon. Even when arguments from Plato were accepted without change, as in the denunciation of the subject matter of drama (immoral conduct, scandalous depiction of the gods), Church Fathers tended to give him little or no credit, unwilling to view a pagan writer as an authority. Anne Duprat, examining the most influential condemnation of drama by a Church Father (Tertullian’s De spectaculis from ca. 200), situates it in its original context and shows how radically it was reinterpreted in a later period. Tertullian had in mind not just plays that we would call literary, but also popular spectacles such as circuses and gladiator fights. Moreover, he was urging Christians to separate themselves from their neighbors by not participating in activities that played a large role in the social and cultural life of the Roman world. He also wanted Christians to view their lives as a spectacle with God as the true spectator, especially in their willingness to undergo martyrdom. One part of the treatise seen as especially relevant by writers of the early modern period was Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0023 307 Tertullian’s prophetic vision of an apocalyptic era when the elect would become spectators of the punishments meted out to the wicked; this was sometimes applied during the Reformation to the development of Christian sacred drama or to works dealing with the current religious strife. Two essays examine little-known texts in France that argued for or against the morality of drama. The earliest of these, dating from 1541, is the record of a lawsuit in which the Parlement of Paris sought to block production of a mystère, even though the organizers had already obtained royal approval. The arguments against drama included nearly all of the main charges found in later polemics, while the representative of the organizers denied that theatrical performances had any harmful effect on citizens. François Lecercle explains how a variety of circumstances caused the controversy to erupt at that moment: concerns over the professionalization of drama, which was becoming a lucrative activity; the intrusion of lay people into what had been the exclusive domain of the Church; worry about attacks from Protestants, who wanted to wrest control of Scripture from Church authority and also objected to religious imagery and ceremonies, including dramatic representation. One lasting legacy of that lawsuit was the demand by civil authorities that troupes make substantial contributions to designated charitable organizations. The earliest pro-theater texts to be printed, from the early decades of the seventeenth century, came from professional actors who responded to attacks, mostly from clergy, by either agreeing with them to a limited degree or by mocking them in subversive ways. Hugh Roberts notes how actors who delivered their defensive statements in live performance, including the celebrated farceurs Bruscambille and Guillot-Gorju, could count on solidarity with the well-educated part of the audience and hint at a shared tolerance for libertin views. The other articles devoted to France cover polemical episodes that are very well-known. Déborah Blocker, reexamining the arguments during the quarrel over L’Ecole des Femmes, notes that Molière and his main rivals spent relatively little time on morality-based defense (plays can be instructive and honnête), preferring to focus on the intrinsic goodness of pleasures connected with the body (laughter and food, with vague hints at sexuality), which suggests a rejection of religious views that condemn the senses outright. In L’Impromptu de Versailles Molière went further by noting that the king himself felt genuine pleasure at spectacles and that he and his subjects could appreciate the same works. Laurence Marie explores an intriguing instance where arguments originally intended as a critique of drama were appropriated by its supporters. Rousseau, the first to use the term sang-froid to describe the way actors operate, considered the act of performing innocent, rather than deliberatively deceptive, though he found the lack of empathy on Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0023 308 the part of both performer and spectator morally problematic; this also constituted a break with the traditional position that actors really felt the passions of the characters they portrayed. But Diderot would adopt the same concept in praise of actors: viewed on aesthetic grounds, emotional detachment leads to a more convincing representation of reality. In a comparative study of apologists in France and England, Clotilde Thouret explores a favorite technique for satirizing drama’s opponents: the théâtrophobes could depict either specific writers or a generic type. Accusing them of vices and flaws such as hypocrisy or melancholy allowed the defenders to devote less time to, or even avoid, giving proofs of drama’s merits. In England, unlike France, the apologists could claim to have patriotism on their side, since enemies of drama, going back to the 1640s, had been associated with sedition and regicide. The first of the studies just about England focuses on antitheatrical treatises from the Elizabethan era. As Nathalie Vienne-Guerrin demonstrates, the writers denounced what they saw as malicious satire (of humanity in general and of specific professions), the presentation of immoral behavior and the use of bad language, including blasphemy. Amusingly, the language utilized by the pamphleteers was itself frequently abuse-filled. The other two studies show how theatrical controversy could impact the writing or reception of individual plays. Zoé Schweitzer examines a curious instance where a playwright, trying to refute anti-theatrical views, ended up with a creative form of self-censorship. Charles Gildon, who argued simultaneously that plays can be schools of virtue, that it is possible to adapt the works of ancient authors to fit modern viewpoints, but that one must not go too far in accommodating public taste, drastically reworked the Medea of Euripides in his Phaeton in hopes of eliminating all the shocking elements of the original story. However, neither in his tragedy nor in his polemical preface did Gildon develop a coherent position. Yan Brailowsky’s discussion of the controversy surrounding the court performance of Jonson’s Masque of Blackness in 1605 shows that the issues were political and religious as much as aesthetic. Although much of the ire was directed to the presence of women on stage and to the daring costumes and makeup, those who commissioned the work (the king and queen) grasped the value of spectacle as pro-royal propaganda. The articles devoted to Spain indicate cases where arguments for or against the theater break out of the usual pattern. Anne Teulade, in an overview of discussions during the whole Golden Age period, notes that many of the writers, instead of rehashing the standard moral arguments, focus on political and pragmatic concerns. Given that monarchs had the power to close and reopen theaters and that lengthy closures were ordered following the deaths of members of the royal family, polemics were often addressed to the Comptes rendus PFSCL XLVII, 93 (2020) DOI 10.2357/ PFSCL-2020-0023 309 ruler and in many cases coincided with periods of closure. The writers were concerned with the effects of drama, not on individuals, but on society as a whole. Detractors listed the ways in which plays could harm the social order, while defenders claimed that plays could instruct both the nobility and the common people in areas such as history, good behavior, heroism and religious doctrine. Carine Herzig, concentrating on texts from 1672 and 1681 (a period between two of the major quarrels over drama), pinpoints the reorientation of arguments, from writers on both sides, toward the impact of specific current forms of Spanish drama, deemed either deleterious or useful to society. Marie-Thérèse Mourey, analyzing controversies in German-speaking lands, shows how the influence of Calvinists and pietists, linked to suspicion of art forms (especially opera and court ballet) imported from Catholic countries, was sometimes sufficient to shut down the theaters, but by no means always. While all of these articles contain interesting material, the main value of the collection is its demonstration that the historical and political approach to the polemical texts is a fruitful one. Perry Gethner Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2020) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 64.00 € 82.00 Abonnement imprimé (1 an) € 64.00 € 82.00 Standing order print and online (1 year) € 72.00 € 103.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 72.00 € 103.00 Standing order e only (1 year) € 67.00 € 85.00 Abonnement en ligne (1 an) € 67.00 € 85.00 Single issue € 50.00 € 50.00 Prix de vente au numéro € 50.00 € 50.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 (7071) 979711 eMail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.de Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.de Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature ISSN 0343-6397 Derniers titres parus 217 Francis B. A ssAf Quand les rois meurent (2018, 317 p.) 218 Ioana M AneA Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer (2019, 203 p.) 219 Benjamin B alak / Charlotte T rinqueT du l ys (eds.) Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity (2019, 401 p.) 220 Bernard J. B ourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle (2019, 296 p.) 221 Marcella L eopizzi (éd.) L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres (2020, 476 p.) 222 Mathilde B oMBArt / Sylvain C orniC / Edwige K eLLer -r AhBé / Michèle r oseLLini (éds.) « À qui lira. » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle (2020, 746 p.)
